Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE, médecin de … · 2010-08-13 · le souvenir...

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Le rôle fondamental d'Amédée LEFÈVRE,

médecin de la Marine (1798-1869),

en médecine du travail

et en histoire de la médecine *

par le D r Michel VALENTIN et le Médecin-Général Pierre-Marie NIAUSSAT

Amédée Lefèvre, un n o m banal , ignoré de l ' immense major i té des Français , inconnu des médecins , m ê m e des toxicologues, évoquant à peine le souvenir d 'une stèle ou d'un por t ra i t p o u r les médecins de la Marine ayant servi à Rochefort ou à Brest. . . C'est pou r t an t celui d 'un h o m m e qui sauva des mill iers de vies, en lu t t an t obs t inément et mé thod iquemen t pen­dant des années cont re un fléau alors terr ible , et toujours redoutable , le sa tu rn i sme méconnu . De tels p récurseurs , dans le sens nouveau de l 'histoire et, selon Fernand Braudel , « l ' intérêt de leur vie ne s'en t rouve pas amoindr i ». Car ils sont les ja lons qui pe rme t t en t de comprendre et de marque r « l 'éclatement des enveloppes anciennes ». En re t raçan t l 'histoire d 'une vie en t iè rement consacrée à servir la Marine, r iche aussi bien en actes de courage qu 'en recherches scientifiques et techniques de p remie r plan, ce n 'est pas le souci complaisant d 'écrire une monographie qui nous motive, mais celui de m o n t r e r les é tapes d 'une pensée et d 'une action qui préfi­gurent la médecine du travail et l 'ergonomie. Si l 'on ajoute qu 'Amédée Lefèvre fut aussi un his tor ien t rès en avance sur son temps p a r la place qu'il donnai t aux problèmes sociaux, les ra isons de cet te é tude ne seront que plus justifiées.

* Communication présentée à la séance du 9 juin 1979 de la Société française d'histoire de la médecine.

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Médecin-Général Inspecteur A. Lefèvre

(Portrait de la salle des Actes de la Direction du service de Santé de l'Arron­dissement marit ime de Rochefort.)

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Né à Paris le 4 ju in 1798, il avait passé son enfance à Rochefort où son père était e m b a r q u é comme commis aux vivres sur le vaisseau le Foudroyant. L'émouvant dossier conservé aux Archives du Service h is tor ique de la Marine nous apprend que « Lefèvre père , dont les chefs disent beaucoup de bien », l'avait fait e m b a r q u e r comme mousse , à 12 ans .

Novice t imonier sur YElbe, puis sur le Foudroyant, il p rend par t aux dures patroui l les de l 'escadre de l 'Atlantique cont re les Anglais, et passe avec succès le concours d'élève aspirant , devant un ju ry i t inérant prés idé pa r Monge. Mais une cor respondance de son père en 1813, et la réponse hauta ine de « Monseigneur le Ministre » nous app rennen t que, malgré sa réussite, « on n'a pu le recevoir, le n o m b r e des admis ayant été l imité ». Les événements de 1815 le t rouvent e m b a r q u é sur le Duc d'Angoulême, et c'est dans l 'entrepont de ce vaisseau qu'il p r épa re les examens d 'admission dans la carr ière vers laquelle il se sent ma in t enan t a t t i ré , celle du Service de santé de la Marine. Le 19 janvier 1816, il est admis à l 'Ecole de médecine navale de Rochefort , p a r un ju ry comprenan t Tuffet, Rejou et Jean-Baptis te Clémot, qui seront tous les trois m e m b r e s cor respondants de l 'Académie de médecine à sa formation. Car l 'Ecole de Rochefort , p remiè re é tape des é tudes médicales des élèves-médecins dont le cursus était alors en t recoupé par des emba rquemen t s , jouissai t , plus encore que celles de Brest et de Toulon, d 'une excellente et t rès ancienne réputa t ion .

Il passe deux ans de fructueuses é tudes à l 'Hôpital mar i t ime , remarqua­b lement organisé pour l 'enseignement avec ses laboratoires , ses cabinets d 'anatomie, son ja rd in bo tan ique et sa bibl iothèque de 6 000 volumes, conservée p a r Guil laume de Nassau-Sieghen, chirurgien de 2° classe et pr ince du Saint-Empire . Obtenant son p remie r galon en 1818, il embarque sur la gabar re l'Isère vers les côtes d'Afrique et la Guyane. Là, il est détaché en mission d 'exploration avec le pha rmac ien Stanislas Banon, professeur de l 'Ecole de Toulon, connu pour ses idées bonapar t i s tes , avec lequel il r emon te la rivière Mana, r a p p o r t a n t de mult iples observat ions et des collections d 'histoire naturel le p o u r le Muséum. N o m m é chirurgien de 2 e classe, le l" r avril 1823, il r en t re à Rochefort chargé de cours de bo tan ique médicale et de la prévôté de l 'Ecole, c'est-à-dire de la surveil lance pédagogique des élèves. Il commence ainsi ses fonctions d 'enseignement dans lesquelles il excellera toute sa vie.

En 1825, il pa r t au Levant sur le br ick le Marsouin, et cet te campagne lui pe rme t de p répare r , à p ropos des « Maladies les plus f réquentes dans les Echelles du Levant », une thèse qu'il passera à Montpell ier le 18 sep tembre 1827.

Chirurgien de l r" classe en 1828, il rejoint sur la frégate l'Atalante le corps expédi t ionnaire qui sout ient les Grecs dans leur lu t te p o u r l ' indépen­dance. Le 19 sep tembre 1828, la poudr iè re de Navarin, déjà célèbre pa r les épouvantables combats de 1827, subi t une série d'explosions en chaîne qui en t ra înent de lourdes per tes . Au cours de cet te ca tas t rophe , le courage et le dévouement d'Amédée Lefèvre furent tels que le général Schneider et l 'amiral Rosamel demandèren t pour lui la Légion d 'honneur , dont la croix lui fut remise au début de 1831.

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L'Hôpital marit ime de Rochefort au XIX e siècle.

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Rent ré en France, mar i é en 1834 avec la fille d 'un médecin de Bordeaux, il est en service à l 'Hôpital mar i t ime de Rochefort lorsqu' i l est envoyé quelques semaines à Toulon, pour l 'épidémie de choléra. Il envoie en 1835 un impor t an t mémoi re sur L'asthme à la Société de médecine de Toulouse qui lui décerne sa médai l le d'or. S'il l 'avait écrit , c'est qu'il étai t lui-même as thmat ique . Mais son auto-observation pleine d ' intérêt nous m o n t r e aussi qu'il supposai t déjà, au cont ra i re de bien des pathologistes de son époque, que l'étiologie de l ' as thme n 'étai t pas liée à des lésions organiques respira­toires ou cardio-vasculaires, mais à un dérèglement du système nerveux vago-sympathique en t ra înan t des phénomènes spasmodiques : « Les lésions organiques sont les effets et non la cause de l ' as thme ma l soigné. »

Puis sa passion de l 'enseignement va le r ep rend re p o u r de longues années lorsqu' i l est n o m m é , au concours de 1836, professeur à l 'Ecole de médecine navale de Rochefort . D 'abord t i tulaire de la chai re de mat iè re médicale, il p r e n d r a celle de pathologie in te rne et d'hygiène, en 1846, alors p r o m u médecin en chef, et ga rdan t ce pos te jusqu 'en 1854. Pendant 18 ans, il va se consacrer à ses é tudiants , publ ian t de mul t ip les ouvrages, en par t icul ier su r l 'épidémiologie de la fièvre typhoïde et de la pht is ie pulmonai re , sur la méningi te cérébro-spinale, sur la sa lubr i té de la région de Rochefort infestée encore p a r des marécages , sur les perfora t ions d 'ulcères gas t r iques aussi . Le choléra qui éclate en 1850 lui donne à la fois u n nouveau sujet d 'é tude et l 'occasion de se dévouer au point que, là encore, ses chefs lui font obteni r la rose t te d'officier à t i t re exceptionnel et le grade de p remie r médecin en chef, en 1851.

C'était un h o m m e de ca r ru r e puissante et de démarche lourde, comme ses por t ra i t s nous le mon t ren t , avec un regard plein de bonté . Ses é tudiants , qui avaient un culte pour lui, l 'appelaient parfois avec une inconsciente ironie « Sa turn in Lefèvre ». Car depuis des années , avec une obst inat ion et un acha rnemen t qui devaient plus t a rd confondre ses adversaires , il se penchai t sur le d r a m e de ce qu 'on appelai t alors « la colique sèche », faisant des centaines de vict imes dans les équipages et les é tats-majors des navires en campagne, et il soutenai t envers et cont re tous que le sa tu rn i sme en était la cause. Membre cor respondan t de l 'Académie de médecine depuis 1841, il lui faudra plus de vingt ans pour abou t i r à l 'effondrement des thèses refusant depuis des siècles une telle étiologie. Car la po lémique du p lomb remonte à la nuit des t emps .

Certes, depuis l 'Antiquité, d 'Hippocra te à Dioscoride, à Pline et à Paul d'Egine, de Rhazès ou Avicenne à Fernel ou aux médecins de la Renaissance, on connaissai t la toxicité professionnelle de ce méta l , avec ses douleurs a t roces , ses paralysies, ses t roubles ur ina i res . Milon, médecin d 'Henri IV ; Citois, a rch iâ t re de Richelieu ; Charles Le Pois à Pont-à-Mousson, soupçon­naient le rôle du p lomb dans les « coliques de Poi tou », que les Anglais comme Sydenham appelaient « coliques du Devonshire ». Le Hanovr ien Stockhusen, dans une é tonnan te recherche expér imenta le sur les « Hu t t en Katze », affirmait leur origine sa turn ine . Mais d 'aut res , co mme Jean Riolan, pensaient à des causes différentes, et appela ient parfois ce syndrome la « colique végétale ». E t Tronchin s'y laissera p rendre , dans le seul livre qu' i l

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ait publié, De colica pictonum, à la grande colère de Bouvart . Bordeu, Astruc, ennemis pou r t an t aussi de Tronchin, n 'osent pas non plus affirmer l 'unicité en t re la colique sa turn ine et la colique sèche, que reconnaî t ron t p re sque les cliniciens anglais au tou r de Sir George Baker , vers 1770.

Au début du X I X e siècle, Mérat , au teur de La colique métallique, croit toujours à des causes mul t ipes où le p lomb n'est pas le seul agent. Dans la Marine, pour t an t , cer ta ins avaient vu clair, se faisant les par t i sans de l 'opinion de Joseph-Jacques Gardane, qui avait t radu i t S tockhusen en 1776 et soutenai t que les coliques sèches à bord des vaisseaux étaient dues au p lomb et à ses p répara t ions : « Cette maladie a t t aque plus les états-majors , car les demeures des officiers sont tou jours peintes à neuf au début des campagnes ; les symptômes en sont les mêmes que dans la maladie des pe in t res avec la const ipat ion, les ré t rac t ions muscula i res et les paralysies . »

Mais à l 'époque d'Amédée Lefèvre, la théorie sa turn ine est à nouveau ba t t ue en brèche : pa r exemple, Segond la t ra i te « d 'e r reur choquan te ». Guépra t te déclare à l 'Académie de médecine, encore en 1857, que la « colique végétale » n'a rien à voir avec le p lomb. Malgré les thèses unicistes de Raoul, de Mauguin, de Mauduyt , médecins de la Marine, l ' i l lustre Fonssa-grives, médecin en chef et futur professeur à Montpellier, a u t e u r d 'un grand Traité d'hygiène navale, est réso lument cont re l 'opinion qui ra t t ache la colique sèche à l ' intoxication sa turnine , et Rochard, Directeur du Service de santé , publie un art icle int i tulé : De la non-identité de la colique sèche et de la colique de plomb.

Alors, pendan t des années , Lefèvre, qui deviendra en 1854 Directeur du Service de santé à Brest et y cont inuera ses recherches , accumule les documents , les expériences, avec une mé thode nouvelle qui sera celle de la future médecine du Travail .

On minimisai t la présence du p lomb à bord : il d émon t r e que, sur un vaisseau de 90 canons, on pouvait décompte r 13 226 kilos de p lomb à por tée des mains des équipages ou au contact des boissons ou des a l iments : tuyaux, bassins , revêtements , fours de cuisines, et m ê m e les 32 hublots des cabines d'officiers en p lomb pur . De plus, on util isait chaque année 5 000 kilos de céruse et 900 kilos de min ium de p lomb, sans compte r la l i tharge, les mast ics , les siccatifs, les vernis .

Dans les machines à vapeur , c'est pa r tonnes qu'i l faudrai t compte r .

Il fait rechercher le p lomb dans les cuisines dist i l latoires, dans les réservoirs d'eau douce, ces « charn iers » à s iphons de méta l doux remplis parfois, sous les t ropiques , d 'eau vinaigrée ou addi t ionnée de jus de ci t ron acide, dans les filtres eux-mêmes dont le d iaphragme lui para î t suspect . E t les résul ta ts sont tels qu'il fait p r é p a r e r pa r les pharmac iens en chef Vincent et Her land des Manuels s imples d 'analyse p ra t ique p e r m e t t a n t aux médecins emba rqués de déceler le p lomb ou ses sels dans les l iquides ou les a l iments , et aussi dans les objets usuels : car l 'étain renferme parfois ju squ ' à 50 % de p lomb, le zinc des caisses à eau plus de 3 %, enfin les poter ies de Lannilis souvent utilisées dans la vaisselle sont , elles aussi , plombifères et leurs émaux instables l ibèrent du p lomb avec les acides.

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Toutes ces consta ta t ions , chiffrées ou prouvées, dont les p remières remon­tent à 1846, se re t rouvent dans un des chapi t res de l 'ouvrage essentiel qu'il publ ie chez Baillière en 1859, r ep renan t son r appo r t au Ministre de p lus de 400 pages, sous le t i t re : Recherches sur les causes de la colique sèche observée sur les navires de guerre français. Si l 'on a joute à ce livre fonda­menta l les art icles pa ru s dans la Gazette des Hôpitaux, les Archives de Médecine navale, la Gazette médicale et les Archives d'Hygiène publique et de Médecine légale, ou les notes et communica t ions présentées à l 'Académie des sciences et à l 'Académie de médecine, de 1858 à 1864, on peut reconst i tuer toute la démarche construct ive et obst inée poursuivie p a r Amédée Lefèvre.

Il a commencé pa r faire un h is tor ique aussi détaillé que consciencieux, n 'omet tan t j amais de ci ter object ivement ceux qui ne pensent pas co mme lui à une étiologie p u r e m e n t sa turn ine .

Il a m o n t r é aux ingénieurs, au commandemen t , aux médecins , la pré­sence insoupçonnée et considérable du p lomb à bord, comme nous l 'avons résumé plus haut .

Il a repr is la relat ion détaillée des plus récentes « épidémies » de colique sèche avec leur cortège t ragique : sur les 250 r appor t s qu'il a uti l isés, le carac tère de gravité des épreuves subies pa r les équipages éclate au grand jour . En Guyane, alors que la maladie n'existe pas à te r re , il y eut 203 cas à bord de l'Africaine, soit les t rois qua r t s de l 'équipage d 'un ba teau dont les « charn iers » étaient en p lomb. Ceux-ci sont encore c la i rement en cause sur l'Erigone qui compta 407 cas, les seuls indemnes é tan t les mate lo ts ne buvant pas l'eau de ces réservoirs . Su r deux frégates naviguant de conserve, la Sybille et la Constanline, seule celle-ci, dont les s iphons sont en zinc p lombé, compte de nombreux cas de « colique sèche ». Enfin, p a r m i tant d 'autres , le cas le plus d r ama t ique est celui du ba teau sarde la Domingua, dont les 23 hommes d 'équipage et les 45 passagers sont tous a t te in ts de t roubles digestifs gravissimes et de paralysies, après avoir util isé l 'eau de boisson p répa rée pa r une machine dist i l latoire dont la chaudière avait été r écemment « é tamée ». A la suite du décès de trois d 'ent re eux, le consul de France, Berthelot , consul ta pa r le t t re Amédée Lefèvre, qu'il connaissai t . Celui-ci lui répond auss i tô t de faire rechercher p a r les médecins qui soignent les malades débarqués l 'existence du liséré gingival de Bur ton . Car là aussi , sur le plan clinique, l 'action de Lefèvre fut décisive, faisant r en t re r dans la p ra t ique couran te un signe que beaucoup ignoraient ou négligeaient.

L'histoire de ce signe essentiel de l ' imprégnat ion sa tu rn ine est elle-même t rop impor t an te pour que nous la relat ions complè tement au jourd 'hui , et nous p renons déjà date pour une communica t ion qui lui sera en t iè rement réservée. Qu'il nous suffise seulement d'en fixer les cur ieuses étapes : si Henry Bur ton (1799-1849), médecin de l 'hôpital Saint-Thomas de Londres , en fit une r emarquab le descript ion à la séance du 14 janvier 1840 de la « Royal Médical and Chirurgical Society », s'il fut le p remie r à en comprendre tout l ' intérêt pa thognomonique , d 'autres au teurs l 'avaient déjà décri t quelques années auparavant , p robab lement sans qu'il le sût, en par t icul ier des au teu r s français : Tanquere l des Planches, dans son Traité des maladies de plomb, paru en 1839, signale que « le p r emie r signe de la présence du p lomb dans

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l 'économie » est une teinte b leuâ t re de la por t ion des gencives la plus voisine des dents , « dans une é tendue d 'une à deux lignes » (page 3, t ome I) . E t il a joute (page 19) que cet te colorat ion est le p lus souvent, chez les ouvriers qui travail lent le p lomb, le « t ra i t carac tér i s t ique de l 'action pr imit ive de ce poison ». Dans son his tor ique, enfin, il cite Grisolle. Or, il semble que ce soit celui-ci, né à Fré jus en 1811, m o r t à Paris en 1869, m e m b r e de l 'Académie de médecine qui, dans sa thèse de 1835, ait le p remie r décri t (pages 35 et 36), chez les ouvriers cérusiers a t te in ts de colique de p lomb, « une colorat ion no i râ t re du collet des dents et de la por t ion cor respondante des gencives », qu'il regarde c o m m e un dépôt de sulfure de p lomb. Mais, dans le chapi t re qui a t rai t au diagnostic, il n 'en repar le plus, a lors que Tanquere l des Planches, et su r tou t Bur ton , élargissent s ingul ièrement la signification de ce signe, le dern ier concluant sa longue communica t ion en le regardan t comme « un salutaire aver t i ssement de l 'approche probable des plus sérieuses complicat ions appor tées pa r le p lomb sur le système nerveux », « a friendly warning of the probable approach of the more serious effects of lead on the nervous system ».

Mais il faudra bien des années p o u r que ce signe, de Bur ton , de Tan­querel ou de Grisolle, devienne réel lement opérat ionnel .

L'un d 'entre nous a r écemment insisté sur ce point capital , dans une communica t ion au Congrès des Sociétés savantes de Bordeaux, de 1979 : ce fut Lefèvre qui appr i t aux médecins de la Marine à rechercher le liséré gingival dans les cas suspects de sa tu rn i sme. Dans son mémoi re à l 'Académie des sciences du 26 novembre 1860, il insiste obs t inément sur ce signe, re t rouvé 28 fois sur 28, sur YAchéron, et 54 fois su r 60 à Macao. Tous les malades de la Domingua le présenta ient . Par contre , sur les navires dont on remplace les « charniers » soudés au p lomb p a r des réservoirs t ra i tés à l 'étain pur , non seulement la maladie disparaî t , mais encore on ne t rouve plus de mate lo ts p résen tan t le liséré gingival. Alors Cras, élève de Lefèvre, et futur médecin-général , peut écr i re dans sa thèse, en 1863 : « Le liséré de Bur ton n'a qu 'une signification : le p lomb. »

Maintenant Lefèvre, devenu Directeur à Brest depuis 1854, peut enfin faire appl iquer des mesures préventives draconiennes , grâce à sa posi t ion d'officier général ayant la confiance ent ière de son minis t re . Celui-ci, l 'amiral Hamelin, a ler té pa r le Préfet mar i t ime , impose aux ingénieurs et au comman­dement des réformes profondes et s imples :

1° L'usage du p lomb à bo rd doit ê t re proscr i t au max imum, et les sur­faces p lombées doivent ê t re recouvertes , p o u r éviter les contacts .

2° La céruse doit ê t re remplacée pa r le b lanc de zinc, le min ium pa r des sels non toxiques, les tuyaux de p lomb pa r du cuivre, du verre , du fer, du caoutchouc, de la porcelaine dure , les alliages au p lomb p a r de l 'étain pu r .

3° De sévères mesures d'hygiène doivent ê t re adoptées : soins de pro­pre té , lavage et lotions f réquentes des mains , des pieds, de la bouche et des dents , in terdict ion de p r e nd re les repas dans la salle des machines , sur­veillance par t icul ière et détect ions f réquentes des récipients dest inés à l 'eau de boisson ou aux al iments , contrôle, enfin, des pe in tures , vernis, mas t ics en par t icul ier .

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De plus, dans la dépêche qu'il adresse aux autor i tés mar i t imes de Brest , l 'amiral Hamel in ajoute quelques mo t s personnels : « Je ne te rminera i pas cet te démarche sans vous demande r de vouloir bien témoigner à M. Lefèvre l ' intérêt avec lequel j ' a i accueilli son travail . »

Bien d 'autres au tor i tés aura ient pu se jo indre au min is t re de la Marine pour r endre à Lefèvre ce jus te hommage : car il a la rgement dépassé le cadre naval dans ses mul t ip les t ravaux contre le sa tu rn i sme : il a signalé, nous l 'avons dit, le danger des poter ies usuelles mal cuites, il a a ler té les industr ie ls sur le rôle toxique des poussières dans les ateliers, en par t icul ier dans le man iemen t des cont repoids des mét ie rs textiles. Il a spécialement insisté sur les r isques subis pa r les impr imeur s .

Bientôt, tout au moins dans la Marine, son long effort va por t e r ses fruits : le 13 août 1862, il peut annoncer à l 'Académie de médecine : « Depuis qu 'on a pr is des précaut ions à bord , la maladie a déjà sensiblement diminué. » Long­temps encore, pour tan t , les adversai res de l'étiologie sa turn ine res te ront insensibles à ce que Fonsagrives appelle toujours « la sa turnophobie » d'Amédée Lefèvre.

Commandeur de la Légion d 'honneur , il est proposé pa r le Préfet mari­t ime au grade d ' Inspecteur . Ses notes por t en t une suite d'éloges que nous devons citer : « Dignité, capacité, sagesse, bienveillance, fermeté dans le commandemen t , supér ior i té des connaissances, élévation de ses sent iments , vénérat ion de ses inférieurs.. . » Mais il n 'est pas n o m m é , et il p r end sa re t ra i te en 1863, qu i t t an t Brest p o u r se re t i re r à Rochefort .

Alors, pendan t quelques années, cet h o m m e infatigable et p o u r t a n t tou­jou r s malade, va se consacrer à un travail r emarquab le : il écri t une Histoire du Service de santé dans la Marine militaire, qui pa ra î t r a en 1867, chez Bail-lière. Et ce livre de 500 pages in 8°, garni de mult iples p lans et de tableaux, peut faire p rofondément réfléchir les his tor iens actuels . Car, à t ravers l'his­toire d'un Corps mêlé à trois siècles d 'événements navals et mil i taires sur tous les g rands théâ t res d 'opérat ions dans le monde , dans un milieu où le service désintéressé et dangereux s'alliait à d ' innombrables recherches scien­tifiques t rop ignorées, Amédée Lefèvre étudie sans cesse les s i tuat ions sociales des groupes et des Corps en présence, mate lo ts et colons lointains, travail­leurs des arsenaux et jeunes é tudiants des Ecoles de médecine navale, officiers de vaisseau et médecins . Il fait une pa r t considérable aux crises sociales et poli t iques qui dé te rminen t le sor t mora l et matér ie l d 'un échan­tillon carac tér is t ique de la société française du X V I I e siècle au X I X e siècle. Il y a, dans cet ouvrage profondément détaillé et r iche de références précises, un souffle de puissante réflexion et de large visée qu 'on re t rouve dans les é tudes his tor iques les plus modernes , comme par exemple la r emarquab le thèse de le t t res de Jacques Léonard, soutenue à Rennes en 1967, sur Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835, où le nom d'Amédée Lefèvre est si souvent cité.

Il mouru t à Rochefort , le 12 décembre 1869, précédant de peu dans la tombe son fils, également médecin de la Marine. Une stèle, à l 'Hôpital mar i t ime , por te l ' inscription : « Au Directeur A. Lefèvre, la Marine reconnaissante - Extinct ion du sa tu rn i sme. »

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Médecin-Général Inspecteur Amédée Lefèvre

(Médaillon bas-relief de l'hôpital marit ime de Rochefort.)

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En 1877, dans la deuxième édit ion de son Traité d'hygiène navale, son grand adversai re Fonssagrives avoue, enfin, s 'être t r o m p é : « Je reconnais avec bonheur l ' immensi té des services rendus pa r Lefèvre... Je suis fixé main­tenant su r la cause saturnine. . . C'est que les choses ont été éclairées d 'un jour nouveau... » Et en 1886, à l 'Ecole de médecine navale de Brest , le médecin en chef Ber t r and accueille ses élèves ainsi : « Comme les contes de fées qui ont cha rmé no t re enfance, le récit que je vais en t r ep rendre pour ra i t commencer en ces t e rmes : il y avait u n e fois ! car de la p ré t endue endémie qui en fait le thème, il ne res te plus rien, grâce à Lefèvre, p lus r ien qu 'un souvenir et une leçon... »

B I B L I O G R A P H I E

1. Archives du Service historique des Armées, Marine. Dossier d'Amédée Lefèvre. 2. Répertoire des travaux des médecins et pharmaciens de la Marine française de 1698

à 1873 par C. Berger & H. Rey. Paris, 1874. 3. J. LEONARD. — Les officiers de Santé de la Marine française de 1814 à 1835. In 8°,

333 p., Klincksieck, Paris, 1967. 4. G. MAISONNEUVE. — « Eloge d'Amédée Lefèvre », ïn Archives de médecine navale,

Paris, 1872. 5. P.M. NIAUSSAT. — Les coliques sèches dans la Marine au XIXe siècle : Amédée

Lefèvre et son combat contre une tenace erreur médicale. 104e Congrès national des Sociétés savantes, avril 1979.

6. J. PONTY. — Amédée Lefèvre. Thèse de Bordeaux, 1895. 7. QUESNEL. — « Eloge funèbre de Lefèvre », in Archives de médecine navale. Paris,

1870. 8. M. VALENTIN. — « Trois précurseurs oubliés... » in Archives des maladies

professionnelles, T. 33, n° 4/5, p . 213 à 218, Masson, Paris, 1972. 9. M. VALENTIN. — « Théodore Tronchin... » in Archives des maladies professionnelles.

T. 38, n° 9, p. 845 à 856, Masson, Paris,' 1977. 10. M. VALENTIN. — Travail des hommes et savants oubliés. 21 x 27, 329 p., Docis, Paris,

1978 (p. 234 à 240). 11. A. LEFEVRE. — De l'asthme, in 8°, Paris, 1847. 12. A. LEFEVRE. — Recherches sur les causes de la colique sèche, in 8°, Baillière, Paris,

1859. 13 à 16. — A. LEFEVRE. — Communications à l'Académie des sciences des 26 novembre

et 9 octobre 1862, et à l'Académie de médecine du 13 août 1862. 17. A. LEFEVRE. — De l'emploi des cuisines distillatoires dans la Marine, in 8U, Paris, 1862. 18. A. LEFEVRE. — « Nouveaux documents concernant l'étiologie saturnine de la colique

sèche », in Archives de médecine navale, Paris, 1864. 19 à 21. A. LEFEVRE. — Articles sur le saturnisme dans La Gazette des hôpitaux

(29 juillet et 14 octobre 1858) et La Gazette médicale de Paris (1861). 22. A. LEFEVRE. — « Nécessité d'établir une surveillance sur la fabrication des poteries

communes vernissées au plomb », in Annales d'hygiène publique, Paris, 1861. 23. A. LEFEVRE. — Histoire du Service de santé de la Marine, in 8°, 500 p., Baillière,

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in 8°, 2 tomes, 552 + 552 p., Ferra, Paris, 1839. 25. A. GRISOLLE. — Essai sur la colique de plomb. Thèse n° 189, Paris, grand in 8",

84 p., Didot jeune, Paris, 1835. 26. H. BURTON. — « On a remarkable effect upon the human gums produced by the

obsorption of lead », extrait de Medico-chirurgical transactions, published by the Royal Medical and Chirurgical Society of London, Second series, Volume the fifth, Longman and Co, London, 1840, p. 63/79.

27. (à paraître) . — M. VALENTIN et P.M. NIAUSSAT. — La sombre histoire du liséré de Burton.

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