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Un livre de révélation sur la réalité des lunettes trop chères
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LE SCANDALE DE L’OPTIQUE EN FRANCE
Pascal Perri
2013
2
Introduction — Vos yeux n’ont pas de prix,
mais ils ont un coût
La prunelle de nos yeux. C’est ce que nous avons de plus
précieux, au figuré… comme au propre. La vue est le sens auquel
nous tenons ordinairement le plus. Un sondage réalisé en 2012
dans 26 pays révélait que 70% des personnes interrogées
préféreraient perdre dix années de vie, ou même sacrifier l’un de
leurs membres, plutôt que de devenir aveugle. Essentiels à la vie,
nos yeux ont aussi une charge identitaire, esthétique et
symbolique énorme. C’est l’organe de la connaissance du monde,
mais aussi celui de la reconnaissance : il suffit de barrer les yeux
d’un visage pour le rendre anonyme…
Sans aller jusqu’au cas extrême de la cécité, il est évident que
mal voir est un handicap, qui cause a minima un profond inconfort
au quotidien. Or nous serons presque tous concernés, à un
moment ou à un autre de notre vie, par un problème de vue. Pour
certains, c’est une habitude prise dès l’enfance ; pour d’autres,
c’est un besoin qui apparaît l’âge venant, lorsque l’on s’aperçoit
qu’il faut tenir son livre de plus en plus loin pour déchiffrer le
moindre mot. Il existe évidemment aujourd’hui des possibilités
d’intervention chirurgicale pour rétablir une vue nette sans l’aide
d’une correction extérieure, mais ces technologies sont encore
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trop récentes pour convaincre tout le monde de prendre le risque
d’une opération, et d’ailleurs seul un nombre limité de personnes
ont les caractéristiques requises pour qu’elle soit possible.
Tôt ou tard, nous serons donc quasiment tous clients d’un
opticien. Il nous faudra acheter des « lunettes », c’est-‐à-‐dire des
verres correcteurs et une monture, et compléter cet achat parfois
de paires de lentilles de contact. Porter des lunettes est de nos
jours absolument banal. Tout au plus ces lunettes ajoutent-‐elles
une caractéristique, un signe distinctif permettant de décrire une
personne, au même titre que la couleur de ses cheveux ou sa taille.
Les lunettes sont même devenues une façon de poser son style,
d’exprimer sa personnalité. Elles sont dans certains cas un
accessoire de mode. Aucune prothèse ne s’étale avec autant de
complaisance et de diversité de formes. D’un objet avant tout
utilitaire, la mode a su faire un atout esthétique, un facteur
d’affirmation de soi. D’un simple moyen de mieux voir, on peut
dire que la pratique a fait un moyen de se faire mieux voir !
On ne s’étonnera pas qu’un objet aussi commun se trouve à tous
les coins de rue ou presque : le nombre de boutiques d’opticiens
en France est impressionnant : près de 12 000 sur tout le
territoire. C’est un commerce qui fait partie du paysage, avec le
boucher et le boulanger. Mais la comparaison avec la côtelette ou
la baguette s’arrête là : en matière de prix, les lunettes n’ont plus
rien d’un produit banal de consommation courante. Il faut
débourser 300 euros en moyenne pour des verres standards, 600
euros pour des verres progressifs : des sommes très importantes
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pour bien des Français, dont la moitié gagnent moins de 1675
euros par mois !
Pour beaucoup de gens, le coût élevé des lunettes est une sorte
de fatalité. Ne s’agit-‐il pas après tout de produits de haute
technicité ? L’aura médicale elles sont entourées n’en justifie-‐elle
pas le coût ? En somme, tout peut conduire le consommateur
lambda à croire que le prix des lunettes est une donnée contre
laquelle il n’y a tout simplement rien à faire : des coûts de
production que l’on imagine considérables d’un côté, un immense
service apporté qui « vaut » cette facture très salée de l’autre.
J’étais il y a encore peu de temps comme ce consommateur
moyen. Doté depuis longtemps d’une vue un peu floue, j’allais avec
résignation acheter mes lunettes chez l’opticien de mon quartier
où j’avais mes habitudes, après l’indispensable visite chez
l’ophtalmologiste. Au moment de passer à la caisse, je ne faisais
pas attention aux explications souvent complexes de mon
opticien, qui me faisait comprendre que, dans mon intérêt, la
facture était établie de façon à correspondre précisément au
niveau maximal des remboursements de ma mutuelle. La facture
me donnait des frissons sur le moment, mais j’étais assez vite
rassuré : c’est elle, ma mutuelle, qui allait en payer la majeure
partie, si bien que finalement l’opération serait presque
« blanche » pour moi.
Et puis, c’est dans ma nature, je me suis posé des questions.
Pourquoi cette facture ? Combien cela peut-‐il me coûter en
réalité ? Ma résignation s’est transformée en doute. Reportages
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révélant la logique et l’étendue des « optimisations de facture »
auxquelles j’avais pu assister moi-‐même comme client, publicités
proposant des lunettes à des prix incroyablement bas pour peu
qu’on les achète sur Internet, témoignages surprenants d’acteurs
du marché… La question n’était plus si claire dans mon esprit.
Le vrai déclic s’est produit lors d’un récent voyage aux Etats-‐
Unis. J’ai eu l’occasion, de façon fortuite, d’accompagner un ami
qui essayait ses nouvelles lunettes. Il n’avait pas eu à aller très loin
pour les acquérir : comme beaucoup d’Américains, il les avait
commandées de chez lui sur Internet. J’étais avec lui quand je l’ai
vu recevoir un paquet et l’ouvrir avec empressement. Imaginez
ma surprise de Français en le voyant sortir une paire de lunettes
flambant neuve, et l’essayer comme s’il se fût agit d’une écharpe
achetée par correspondance ! Mon étonnement s’est mué en
ahurissement quand il m’a avoué le prix qu’il avait payé pour ces
lunettes équipées de verres progressifs : 93 dollars, soit environ
71 euros !
Cela fait longtemps que je défends, à travers des livres et des
prises de parole dans les médias, l’intérêt du consommateur
contre tous les types de rentes et d’abus de position dominante. Je
tenais là le sujet idéal d’une nouvelle enquête. Il était urgent
d’aller voir de plus près ce qui se cachait vraiment derrière le
marché des lunettes.
J’ai donc mené mon enquête. Je suis allé rencontrer les gens du
métier, j’ai lu les articles, les études, regardé les reportages,
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consulté les sites étrangers. Toutes ces données sont publiques,
vous pouvez vous aussi les trouver.
Les faits sont là, indiscutables. Ils permettent de répondre à ces
questions que nous pouvons tous, porteurs de lunettes ou non,
légitimement nous poser, et qui sont liées : est-‐ce que les lunettes
coûtent plus cher en France qu’ailleurs ? Si oui, pour quelle
raison ? Est-‐ce que le remboursement par les mutuelles signifie
qu’elles ne coûtent pratiquement rien en fin de compte ? Qui paie
vraiment le prix ?
Ces interrogations vont bien au-‐delà de l’intérêt individuel :
c’est une question de santé publique au sens large. S’il y a danger,
il doit être dénoncé et le gouvernement doit prendre des mesures.
Si le coût élevé de l’optique est la conséquence d’un abus de la
part de certains intermédiaires, il faut aussi que les Français le
sachent. Au moment en effet où la crise de notre système de
solidarité révèle le risque de voir baisser l’ensemble de notre
couverture sociale (retraite, protection maladie, famille,
chômage…), le poids de l’optique pose problème. Les chiffres sont
affolants : 2 millions de personnes renonceraient chaque année en
France à des soins d’optique en raison de leur coût. La priorité de
nos dirigeants doit être de garantir l’accès de tous aux moyens
médicaux et paramédicaux qui permettent une bonne vision. Il
faut pour cela qu’ils soient bien informés.
Le but de cette enquête est de mettre au jour ce que certains ont
intérêt à garder caché, pour la protection de leurs profits et au
détriment de notre intérêt à tous. Je veux livrer dans ce petit livre
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une image sans concession et objective du marché de l’optique.
Parce que je sais, pour l’avoir vécu à m’intéressant à d’autres
secteurs, qu’il n’y a rien de tel que la lumière pour mettre le holà
aux petits arrangements de l’ombre. Nous avons toujours intérêt à
ce que l’information soit propagée, connue, commentée. Participer
à la diffusion des informations d’intérêt public est sans doute le
meilleur service que l’on puisse rendre à notre démocratie.
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Première partie — La France, le pays où
l’optique est plus chère
Nous sommes tous entrés un jour dans une boutique d’optique,
pour nous-‐mêmes ou pour accompagner un proche. En France, il y
en a à chaque coin de rue. L’opticien fait partie du décor de nos
villes et villages. Dans certains quartiers, ils sont si nombreux
qu’on se demande comment ils peuvent tous gagner leur vie. Et
pourtant pas la réalité économique de ce secteur. Que se passe-‐t-‐il
derrière la vitrine ? Et derrière le comptoir ? Comment fonctionne
le marché de l’optique, considérable, puisqu’il pèse près de 6
milliards d’euros en France ? Qui décide des prix, qui assume les
frais, qui réalise des profits, et de combien ? Quel est le coût réel
pour le consommateur, directement ou indirectement ?
Avant d’acheter notre prochaine paire de lunettes, il n’est peut-‐
être pas inutile d’en savoir plus... Ouvrons l’enquête, et
découvrons ensemble pourquoi la France est le pays où l’optique
est plus chère qu’ailleurs. Prenons le temps de savoir qui en
profite, et surtout qui en fait les frais.
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Voir clair en France : un luxe qui n’est pas à la
portée de toutes les bourses
Premier constat, première révolte qui a motivé cette enquête :
alors que le pouvoir d’achat est en berne et que les Français se
serrent la ceinture, les produits d’optique, qui ne devraient
pourtant pas être un luxe, coûtent les yeux de la tête. Pire, il existe
une « fracture sociale » de l’optique : les personnes les moins
aisées sont parfois obligées de se priver de lunettes en raison de
leur prix. Renoncer à voir clair pour cause de budget, cela n’a pas
la même signification que renoncer à une tablette numérique ou à
un écran plat. Ce n’est pas normal.
Un sondage OpinionWay1 montrait qu’en 2010 trois Français
sur quatre possédaient des lunettes. C’est peu de dire que le sujet
concerne une majorité d’entre nous ! Le paradoxe n’est pas mince
pourtant : ce bien tout à fait banal que nous sommes presque tous
amenés à nous procurer un jour prend des allures d’objet de luxe
si l’on regarde son prix.
Nos (très) chères lunettes
Acheter des lunettes aujourd’hui en France, c’est un
investissement ! Pour acquérir une paire de lunettes à verres
unifocaux — les plus simples, pour les pathologies légères —, il 1 Sondage OpinionWay réalisé pour Happyview.fr du 28 au 30 mai 2010 : le marché de
l’optique en France.
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vous en coûtera en moyenne autour de 300 euros. Si, l’âge aidant,
vous avez besoin de verres progressifs — c’est à dire de
corrections plus lourdes —, c’est 600 euros qu’il vous faudra
débourser en moyenne ! Récemment, le magazine Que Choisir
relevait des prix courant entre 91 et 722 euros !
Le budget français en matière d’optique est tout simplement…
le plus élevé d’Europe ! Record toutes catégories. En 2011, le
marché français de l’optique pesait pas moins de 5,7 milliards
d’euros. Si l’on considère que trois quart des Français ont des
problèmes de vue, cela correspond à une dépense moyenne de
118 euros par personne et par an. Et cela ne s’arrange pas : depuis
2000, les dépenses d’optique ont progressé de 30% ! Soit
beaucoup plus vite que le rythme de l’inflation et l’éventuel
accroissement du nombre de malvoyants.
Les Français ne sont pas totalement aveugles à cette hausse
continue du prix. Ils ne renouvellent d’ailleurs leurs lunettes que
tous les trois ans et demi. C’est le taux le plus faible parmi les
grands pays européens. Selon une étude réalisée par l’institut GfK
retail en 2010, 75% d’entre eux estimaient les payer trop cher. Il
faut les comprendre : acheter une paire de lunettes avec des
verres progressifs coûte l’équivalent d’un tiers du salaire moyen
net mensuel des Français (qui s’élève à 2081 euros). Pour une
ouvrière, dont le salaire moyen est inférieur (1 600 euros
environ), une paire de lunettes avec des verres progressifs
représente 45 % de son budget mensuel !
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Le plus choquant est surtout que ce fardeau pèse d’abord, et
comme toujours, sur les plus modestes. En matière de santé, on le
sait, les dysfonctionnements touchent avant tout les populations
fragiles. Quarante millions de Français reconnaissent porter des
lunettes, mais le taux d’équipement varie selon le niveau de vie.
Les hauts revenus en sont équipés à 71%, alors que seuls 55% des
bas revenus le sont. Difficile de penser que les personnes qui
moins d’argent ont une meilleure vue que les autres… La
conclusion s’impose : il existe une « fracture sociale » dans l’accès
aux produits d’optique. Une frange de la population doit renoncer
à porter des lunettes faute de moyens suffisants. Autant de
personnes qui vivent dans l’inconfort et parfois le danger
engendré par une mauvaise vue. Au total, selon l’Irdes2, il y aurait
près de 2 millions de Français dans ce cas. On comprend dès lors
que les sondages indiquent que le montant du remboursement et
le rapport qualité-‐prix sont les éléments les plus importants pour
les clients dans leur décision d’achat !
Comment ça marche ? La structure du marché de l’optique
Pourquoi les lunettes sont-‐elles si chères ? Et pourquoi ne
sommes-‐nous pas bien remboursés ? Avant de répondre à ces
questions, essentielles, il faut d’abord comprendre comment est
organisé le marché de l’optique en France, quels en sont les
acteurs et les logiques, car c’est ce fonctionnement spécifique qui
est à l’origine de la formation des prix.
2 Institut de Recherche et Documentation en Economie de la Santé.
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Chacun d’entre nous connaît la boutique de l’opticien de sa rue
ou de son village. En-‐dehors de quelques chanceux à la vue
impeccable — ce qui dure malheureusement rarement avec l’âge
et l’utilisation intensive des écrans d’ordinateurs… — c’est un
passage obligé.
Mais cette boutique n’est que la partie émergée de l’iceberg :
elle constitue ce que l’on appelle le côté « aval » de la chaîne de
valeur, le dernier maillon d’une logique beaucoup plus longue qui
débute loin en amont avec les fabricants de verres et de montures.
Les verres représentent presque 60 % du chiffre d’affaires du
secteur, ce qui n’est pas rien : il faut prendre le temps de s’y
intéresser, car c’est un élément déterminant pour comprendre le
marché et le coût du produit final.
Produire des verres est en soi une opération très technique et
complexe. Les verres optiques sont ce qu’on appelle des
« dispositifs médicaux » : ce ne sont pas des médicaments, mais ils
participent d’une démarche médicale. Leur fabrication implique
un certain nombre d’étapes : filmage, blocage, détourage,
ébauchage, doucissage, polissage, toutes assorties d’un contrôle
rigoureux.
A chaque œil doit correspondre la bonne correction, prescrite
indiquée par le médecin ophtalmologiste lorsqu’on lui rend visite :
s’il n’existe que quatre grands types de défauts visuels — la
myopie, l’astigmatisme, l’hypermétropie et la presbytie —, les
verres sont tous différents et presque uniques pour correspondre
aux yeux auxquels ils sont destinés. Certains verres corrigent tous
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les problèmes avec un foyer simple : on les appelle les verres
unifocaux (ils représentent 62 % des ventes) ; d’autres corrigent
spécifiquement la presbytie : ce sont les verres progressifs, que
l’on acquiert avec l’âge (représentant 34 % des ventes), autrefois à
double foyer qui permettent de voir net de près comme de loin3.
La population française (et européenne) vieillissant, on voit bien
l’intérêt qu’il y a à fabriquer ces verres progressifs qui coûtent
plus cher !
A chaque verre correspond aussi toute une série de traitements.
La paire de lunettes que vous achetez peut avoir des verres
teintés, désépaissis, antireflet, antirayures… et toutes ces options
s’affinent avec le temps et la technologie. L’innovation est un
enjeu essentiel du secteur : quoi de plus similaire, au premier
abord, que deux verres ? Innover, c’est se distinguer.
Pour s’approvisionner en verres correcteurs, les opticiens
s’adressent à des industriels verriers. Ne boudons pas notre
plaisir : le leader mondial est un Français, Essilor. L’entreprise
domine le marché européen et américain des verres organiques.
Elle représenterait environ 40% du marché mondial et jusqu’à
90 % en France au début des années 2000. Essilor a produit 245
millions de verres en 2008. Cela signifie aussi qu’il se vend dans le
monde près de 670000 verres Essilor par jour, soit près de 30000
par heure, soit environ 470 par minute ou 8 par seconde !
3 Il existe un troisième type de verre qui représente environ 4% du marché : les verres
mi-‐distance.
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Pour que vous continuiez à préférer ses verres à d’autres,
Essilor a choisi un créneau parfait : créer sans cesse de nouveaux
modèles de meilleure qualité. Face à la concurrence, il y a
généralement deux stratégies envisageables : soit baisser les coûts
(c’est la course aux prix), soit innover pour que votre produit
devienne différent (c’est la course à la qualité). Essilor vient ainsi
d’inventer les verres anti-‐buée pour permettre aux gens de passer
du dehors glacial à une ambiance d’intérieur sans retirer leur
paire de lunette embuées par la condensation.
Cette stratégie fonctionne : Essilor est le leader incontestable du
secteur. Le groupe français a ainsi un chiffre d’affaires dans les
verres optiques près de cinq fois supérieur à celui de son plus
proche concurrent, le groupe allemand Zeiss, qui devance lui-‐
même d’une courte tête le groupe japonais Hoya.
Les verres ne font cependant pas toute la paire de lunettes. Il
reste à y joindre son principal élément esthétique : la monture. Là
aussi, le consommateur se voit proposer un très large éventail de
choix, depuis des paires relativement abordables jusqu’aux
lunettes de luxe. Il faut reconnaître cependant que dans le
domaine de l’optique, le luxe a tendance à se banaliser : dans
chaque magasin et même dans les contextes les moins glamour
(parapharmacie…), on trouve désormais des paires siglées par les
grandes marques et maisons de couture.
Le marché des montures, qui représente environ un quart du
chiffre d’affaires du secteur, est dominé par le groupe italien
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Luxottica. Les consommateurs ignorent probablement jusqu’à son
nom, mais il produit les montures par dizaines de millions dont
certaines de marques très connues du grand public : Ray-‐Ban,
Oakley, Chanel, Dolce Gabbana, Prada … Ce monstre du secteur est
confronté à la concurrence d’un second acteur : Safilo, entreprise
italienne elle aussi mais contrôlée par un géant néerlandais. Le
groupe Hal détient en effet des chaînes telles que Grand Optical ou
Grand Vision avec leurs milliers de points de vente. Safilo, comme
Luxottica, produit des montures pour des grandes marques : Dior,
Hugo Boss, Diesel, Armani …
Pour être complet, il faut parler aussi des paires de lunettes
solaires qui, même si elles ne sont pas toutes « correctrices » —
c’est à dire « à la vue » de celui qui les portent —, sont aussi
souvent produites par des marques… et parfois des marques très
chères. Elles sont d’ailleurs l’archétype de la paire de lunettes
devenue accessoire de mode !
Une fois fabriquées, c’est à dire une fois assemblés les verres à
la vue du client et les montures qu’il a choisies, ces lunettes sont
distribuées en France par 23 000 opticiens pour les corrections
optiques et plus largement pour d’autres produits comme les
lunettes de soleil — jusque dans les supermarchés et dans tous les
lieux touristiques, en particulier à la mer et à la montagne.
En France, on compte aujourd’hui environ 12 000 points de
vente d’optique. Mais tous les magasins n’appartiennent pas à la
même catégorie. Comme souvent dans la distribution de détail,
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l’organisation des enseignes est différente : alors que certaines
détiennent l’ensemble des boutiques, d’autres proposent aux
opticiens de les franchiser (le propriétaire de la boutique loue le
droit d’utiliser l’enseigne et se conforme à ses règles) ou encore
relèvent de réseaux mutualistes. Dans le secteur de l’optique, une
grande partie des indépendants sont en fait regroupés dans des
centrales d’achat : cela leur permet d’avoir un peu plus de poids
pour négocier les prix de leurs fournitures et leur assure un
certain nombre de services subordonnés.
Le gouvernement actuel aimerait bien encourager les réseaux
mutualistes dans le secteur de l’optique. La Mutualité Française,
évidemment, milite activement dans ce sens, alors que ses
concurrents freinent des quatre fers. Dans une telle organisation,
le principe est simple : si vous achetez vos lunettes dans un
magasin du réseau de votre mutuelle, elle vous remboursera
mieux. Pour les complémentaires, l’avantage est clair : maîtriser
les coûts… c’est-‐à-‐dire les réduire. Nouvel indice que dans le
secteur de l’optique les prix sont trop élevés ? Le président de la
Mutualité, Etienne Caniard, semble le penser et il désigne même
des coupables : les opticiens, qui gonfleraient artificiellement les
prix… C’est une accusation grave.
La distribution en boutique est en réalité dominée par quelques
grandes enseignes : Optic 2000, Afflelou, Krys, Les Opticiens
Mutualistes… Tout le monde ou presque les connaît : il faut dire
qu’ils ne lésinent pas sur la publicité : entre le chanteur Antoine et
ses chemises à fleurs, Johnny Hallyday et son rugissant refrain ou
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Antoine de Caunes et son tutu-‐costume, les opticiens misent sur
des pubs chocs pour attirer l’attention. Et se différencier.
Les réseaux d’opticiens dominent un marché pour le moins
concentré : 7 enseignes seulement assurent 52% du marché. Optic
2000 représente à elle seule 11% de l’activité. Or, en économie, on
sait qu’un secteur très concentré est le signe d’une concurrence
faible et peu intense qui ne permet donc pas de faire réellement
baisser les prix pour les consommateurs. La ministre de la Santé
Marisol Touraine le constatait d’ailleurs elle-‐même en octobre
2012 : « Le secteur des opticiens est trop concentré et ne permet
donc pas d’avoir des prix accessibles », déclarait-‐elle.
Voici donc de premiers indice : les plaintes de la Mutualité
Française, l’inquiétude de la ministre de la santé… Mais ce n’est
que le début de nos investigations. Il nous faut creuser davantage.
Un marché opaque où les marges restent un sujet tabou
Evidemment, ce n’est pas chose facile que d’aller lever un secret
bien gardé et de mettre au jour des vérités qui dérangent.
Le premier obstacle auquel cette enquête se heurte, c’est que le
marché est très opaque. La structure même de l’offre rend les
comparaisons extrêmement difficiles, pour l’expert comme pour le
consommateur : chaque paire de lunettes, met en jeu des milliers
de combinaisons possibles entre une profusion de montures et
des verres qui ont eux même des centaines de références et une
dizaine d’options de traitement différentes.
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C’est d’autant plus difficile que si le prix des montures est
affiché en magasin, le prix réel des verres, lui, n’est mentionné que
dans le catalogue du professionnel qui se garde bien de le montrer
au client. L’Autorité de la concurrence, l’institution indépendante
qui est en charge de veiller au bon fonctionnement des marchés et
qui sanctionne les entreprises qui trichent pour s’en mettre plein
les poches sur le dos du consommateur, l’a relevé dans une de ses
enquêtes : en matière d’optique, il est impossible de comprendre
quoi que ce soit sans l’aide d’un vendeur professionnel. D’ailleurs,
les opticiens n’annoncent jamais le prix des verres : « Ça dépend »
est la réponse courante. Des options, bien sûr… mais pas
seulement. Cette complexité a un grand avantage pour les
« tenants du secret » : elle empêche les comparaisons, elle brouille
les pistes.
Elle permet aussi d’entretenir la dynamique justifiant d’aller en
boutique : puisque le marché est tel que vous ne pouvez rien
comprendre par vous-‐même, vous êtes contraint d’aller voir un
opticien. Cette aide qu’il vous procure est-‐elle tout fait
bienveillante ? Nous verrons que ce n’est pas certain.
Résumons donc les premiers pas de notre enquête. A ce stade,
nous avons déjà établi certains faits : les prix de l’optique en
France sont excessivement chers et les consommateurs, surtout
les plus fragiles, en sont pénalisés ; il y a très peu d’acteurs au
niveau de la production comme de la distribution ; certains
acteurs de référence (président de la Mutualité Française,
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ministre de la Santé, Autorité de la concurrence) doutent du bon
fonctionnement concurrentiel de ce marché ; la formation des
prix, enfin, est tellement confuse qu’elle constitue une solide
barrière pour les curieux qui voudraient comprendre les choses.
Toutes ces observations mettent la puce à l’oreille. Poursuivons en
observant que la concurrence théoriquement apportée par les
nouveaux entrants du secteur que sont les distributeurs via
Internet semble pour l’instant faible : l’entrée sur le marché
s’avère apparemment difficile.
Lunettes vendues en ligne : prometteur mais encore
peu développé en France
Avec Internet, nous vivons un bouleversement sans précédent
de l’économie, de la société, de nos manières de consommer et de
vivre. Dans le commerce, les changements sont très profonds :
réduction du nombre d’intermédiaires, explosion de la diversité
de l’offre, adaptation de l’acte d’achat aux nouveaux modes de vie
des consommateurs — possibilités d’achat à toute heure, de
n’importe quel lieu, livraison à domicile, sans avoir besoin de se
déplacer —, transparence des marchés et baisse des prix sont
quelques unes des conséquences les plus manifestes de la
révolution numérique pour le consommateur. De nouvelles façons
d’acheter apparaissent, plus rapides et moins chères, en raison
même du modèle économique de la vente en ligne et de la
diminution des frais fixes afférents.
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Cette révolution n’est évidemment pas un long fleuve tranquille.
Au contraire, c’est un bouillonnement. D’idées. De créations.
D’innovations. De disparitions aussi. C’est la fameuse
« destruction créatrice » dont parlait l’économiste Joseph
Schumpeter : des emplois sont supprimés dans la distribution
traditionnelle « en dur », des business models traditionnels
perdent leur rentabilité, mais d’autres emplois et d’autres business
models s’épanouissent, plus en phase avec leur époque, créateurs
d’emplois et souvent d’emplois valorisés.
Ces changements peuvent provoquer des incompréhensions et
des oppositions farouches, surtout de la part de ceux qui ont le
plus à perdre. Souvent, les acteurs en place s’y opposent
violemment de manière publique ou médiatique. La logique est
toujours la même : les perdants ne sont pas forcément nombreux,
mais beaucoup plus visibles et clairement identifiés sur la scène
publique ; les gagnants sont la majorité de demain, mais ils sont
plus diffus dans la société et n’ont pas les mêmes relais pour faire
entendre leur voix. . Ils n’ont pas non plus la capacité à se fédérer
en raison de leur émiettement.
L’optique ne fait pas exception à la règle. De nouveaux acteurs
du Net font leur entrée sur le marché, et ils font trembler les
entreprises en place.
Des lunettes livrées à domicile
Beaucoup de Français l’ignorent encore mais il est aujourd’hui
possible d’acheter des lunettes et des lentilles de contact en ligne,
21
sans passer par la case « magasins », tout en étant bien sûr pris en
charge par des opticiens qui ont exactement les mêmes diplômes
que ceux qui nous reçoivent dans les boutiques physiques. Des
sociétés d’optique en ligne proposent en effet désormais les
mêmes équipements qu’en boutique mais sur site Internet.
La pratique est assez nouvelle en France : elle ne représenterait
à ce jour que 0,1 % à 2 % du secteur de l’optique selon les sources.
Le marché de l’optique en ligne en France est né en septembre
2008. C’est à cette date que la Commission européenne a
admonesté la France afin qu’elle change sa réglementation. Pour
Bruxelles, la loi française qui empêchait la vente de lunettes sur
Internet était en effet contraire à la liberté d’établissement et de
prestation de services, principes fondateurs de l’Union
européenne. Autrement dit, il s’agissait d’un obstacle injustifié
puisque les opticiens du Net sont des opticiens comme les autres,
sauf qu’ils opèrent « en ligne » et pas « en dur ».
Concrètement, ils présentent leurs produits comme beaucoup
de sites de vente en ligne sous forme de catalogues. Les lunettes
peuvent être essayées en ligne (au moyen de simulations 3D
utilisant la caméra de l’ordinateur) et elles sont expédiées ensuite
aux clients. Dans tous les cas, c’est donc bien « chez l’opticien »
que se fait la vente. Seul change le « canal de vente ».
Le succès de l’optique en ligne à l’étranger
Alors qu’ils sont autorisés par la législation nationale et
européenne, le nombre de sites d’optique en ligne est encore
22
limité en France. On en compte une dizaine tout au plus, pour plus
de trente en Allemagne ou plus de cinquante aux Etats-‐Unis et en
Grande-‐Bretagne. Chez nos voisins européens, le recours à
l’optique en ligne est courant depuis longtemps : l’Irlande le
permet depuis 2003, l’Allemagne depuis 2002, la Belgique depuis
1998…
A bien regarder ce qui s’est passé dans les pays voisins, on peut
être surpris par le retard français en la matière. Aux Etats-‐Unis,
l’optique en ligne est clairement devenu un relais de croissance
solide pour l’ensemble du secteur. La part des ventes en ligne ne
cesse d’ailleurs de s’accroître : en 2000, elle était presque
inexistante, d’à peine 1% du marché. Aujourd’hui, elle pèse 10%
du secteur. Entre 2011 et 2012, la vente en ligne a explosé de
40 % ! Une véritable révolution. Il faut dire que là bas comme en
Allemagne ou en Grande-‐Bretagne, les clients ont bien compris ses
bénéfices. En 2004, une étude économique publiée par le
gouvernement américain (la Federal Trade Commission) sur la
vente de lentilles de contact sur Internet relevait que « les
avantages économiques de la vente en ligne sont bien connus ». Cela
a le mérite d’être clair.
A l’étranger, le développement du secteur de l’optique en ligne a
aussi permis à de nouvelles entreprises de croître et de créer des
emplois. Prenons l’exemple emblématique du site canadien
Coastal Contact, qui a été lancé en 2000 au Canada, puis, le succès
étant au rendez-‐vous, s’est internationalisé dès 2004. Aujourd’hui,
Coastal Contact propose ses services dans 150 pays à travers
l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie : la petite entreprise est
23
devenue le premier distributeur d’optique en ligne au monde ! Le
succès de Coastal Contact a été fulgurant : 153 millions de dollars
de chiffre d’affaires en 2011, et une activité supplémentaire de
45,8 millions de dollars entre mai 2011 et mai 2012. Au Canada, le
site détient une part de marché de 60% dans l’optique en ligne.
Aux Etats-‐Unis, il représente 40% du secteur. Cette réussite
témoigne de la satisfaction des clients, qui se constate aisément
par ailleurs : entre autres indices, la société a plus de 577 000
« like » sur Facebook. Sur sa page, 77% des commentaires laissés
par les clients sont des remerciements ou des compliments, 13%
sont des demandes d’information. Restent 10% de réclamations
ou de critiques ; c’est finalement peu. Au demeurant, le Better
Business Bureau américain (sorte de Direction générale de la
concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes),
qui a répertorié environ 927 000 plaintes en 2011, n’en a
enregistré que 25 qui concernaient Coastal Contact, dont 23 ont
été résolues. En 2011, sur toute l’année et pour tous les Etats-‐
Unis, il n’y a donc que 2 clients qui se sont déclarés non satisfaits à
la suite de la réponse de l’entreprise ! Belle performance.
Les lunettes meilleur marché sur Internet
Pourquoi ce succès ? La raison est simple : les prix sur le Net
sont bien plus bas qu’en boutique pour des produits équivalents.
Nous allons revenir plus en détail sur cette différence de prix,
après avoir élucidé une question préalable essentielle : si les prix
sont plus bas, les produits sont-‐ils vraiment équivalents, ou sont-‐
24
ils de moins bonne qualité ? Pour le savoir, nous avons mené notre
petite enquête.
Concernant la qualité des verres, il apparaît assez vite que ce
sont les mêmes producteurs qui fournissent les sites en ligne et
les boutiques. Essilor approvisionne ainsi, par exemple, les sites
américains 39 Dollar Glasses, ou les sites britanniques Metsuki et
Eyewearbrands. En France, les témoignages recueillis auprès des
opticiens du Net vont dans le même sens : les sites internet
seraient fournis par les grands du secteur, mais ceux-‐ci
refuseraient que leur nom soit communiqué, pour ne pas
compromettre leurs relations commerciales avec les opticiens
« en dur », qui verraient cette collaboration d’un mauvais œil.
C’est pourquoi que les sites comme Sensee, Direct Optic et
Happyview se contentent de formules énigmatiques déclarant
qu’ils travaillent « avec un verrier de renommée mondiale parmi les
leaders sur le marché européen dont le site de production est basé
en région parisienne » (Sensee), que leurs verres sont « fabriqués
par un verrier leader français » (Direct Optic) ou qu’ils
proviennent d’ « une société française leader de la fabrication de
verres ophtalmiques » (Happyview). Quand on sait qu’Essilor
représentait près de 90 % du marché en 2001 selon l’Autorité de
la concurrence, cela laisse a priori peu de doutes.
Quant à la qualité des montures, elle ne fait pas question
puisqu’on retrouve sur ces sites les mêmes marques et références
standard qu’en boutique.
25
Côté montage, c’est à dire pour assembler les verres et les
montures, les sites doivent employer, en France en tous cas, des
opticiens diplômés comme ceux présents en boutique, et sont
tenus de respecter les mêmes normes de qualité et de conformité
européennes et internationales.
Et les prix alors ? Sont-‐ils vraiment plus bas qu’en boutique ? Il
n’existe pas à notre connaissance, compte tenu d’une part de
l’immensité de l’offre, d’autre part du manque de transparence sur
les prix que nous évoquions plus haut, de comparaison
systématique des pratiques tarifaires. Aussi, la consultation et la
mesure par échantillons restent les moyens les plus efficaces de se
faire une idée. Là encore, nous avons mené notre enquête.
Ce qui semble se dégager à l’étranger, c’est qu’Internet dispose
d’un avantage prix indéniable. Aux Etats-‐Unis, des lunettes aux
verres unifocaux sont jusqu’à 53% moins chères en ligne qu’en
magasin (par exemple si l’on compare Eyewearbrands à
LensCrafters). Au Royaume-‐Uni, Eyeexperts vend ses lunettes
jusqu’à 73% moins cher que les magasins Boots. Dans ce pays, sur
la dizaine de sites que nous avons visités, la différence est en
moyenne de 33%, au profit d’Internet. Un tiers en moins, ce n’est
pas rien.
En France, les résultats sont similaires. Pour les besoins de
l’enquête, nous avons établi une comparaison entre deux
enseignes de magasins et des sites en ligne. A chaque fois, j’ai
souhaité voir combien coûterait une paire de Ray-‐Ban (modèle
5228) avec des verres unifocaux. Il en ressort que les sites en ligne
26
proposaient des verres 37,4% moins chers que dans les magasins
de l’enseigne 1. L’offre la moins compétitive en ligne reste 21%
moins chère qu’en magasin. Pour une même paire, un internaute
qui ferait ces comparaisons pourrait économiser jusqu’à 171
euros !
Ces rapides relevés de terrain montrent que les prix pratiqués
sur Internet sont bien inférieurs à ceux des magasins. D’après
Marc Adamowicz, le fondateur du site d’optique en ligne
Happyview, ils seraient plus bas de 75 % en moyenne. A qualité
égale, cela peut s’expliquer par plusieurs raisons, liées au modèle
même de l’économie du Web : les sites en ligne n’ont pas besoin
d’acheter des boutiques ni, dès lors, d’en assurer l’entretien. Les
coûts fixes sont donc naturellement réduits.
Les lunettes en ligne sont-elles mauvaises pour la santé ?
Les adversaires de l’optique en ligne ont bien compris que le
meilleur moyen de freiner la concurrence du Net était de
décrédibiliser les sites auprès du grand public. Si les
consommateurs craignent de s’abîmer la vue en achetant leurs
lunettes en ligne, il y a peu de chances qu’ils prennent le risque,
même en payant beaucoup moins cher. Nous sommes là au cœur
du problème. Les lunettes vendues par les opticiens en ligne sont-‐
elles véritablement de la même qualité que celles délivrées en
boutique ? Pourrait-‐il réellement y avoir un risque pour la santé ?
Il est évidemment essentiel d’en avoir le cœur net.
27
Première étape et passage obligé de l’investigation sur ce point :
qu’en pense le législateur ? Quel que soit le domaine où il se
prononce, le critère sanitaire et la protection des citoyens est
systématiquement l’une de ses premières priorités. Ce qui est
légal ou non est un signal solide pour évaluer la dangerosité d’une
pratique.
Outre les différentes législations nationales (Allemagne,
Belgique, Etats-‐Unis, Grande-‐Bretagne, etc.) qui l’autorisent
explicitement, l’Union européenne, comme nous l’avons vu plus
haut, autorise et même favorise la vente de produits d’optique en
ligne. La Cour de justice de Luxembourg a eu l’occasion d’en faire
la démonstration en différentes circonstances.
Le droit de l’Union européenne repose sur un principe simple :
un produit allemand doit pouvoir être consommé en France, et un
produit français en Italie. Les pays membres se font confiance.
C’est vrai pour les voitures mais aussi pour les lunettes. Si un Etat
a des doutes, il peut introduire des limitations aux échanges qui
peuvent être justifiées, notamment, par des questions de santé
publique. En clair, si le gouvernement français dispose d’éléments
montrant que l’optique en ligne est dangereuse, il peut lui imposer
des restrictions proportionnées aux risques. S’il ne le fait pas …
c’est qu’il considère que ces risques n’existent pas.
Par ailleurs, des normes internationales très fermes encadrent
l’activité de production et de vente de produits d’optique, quel que
soit le canal emprunté : plusieurs normes ISO définissent les
exigences relatives aux propriétés des verres, aux montures et au
28
montage… Toute la chaîne est très encadrée, justement parce que
la correction de la vue est un enjeu de santé publique. Ces règles
sont évidemment appliquées par les opticiens en boutique comme
en ligne.
Un site qui vend légalement des lunettes ou des lentilles de
contact est tenu par d’autres obligations encore. En particulier,
l’article L.4362-‐9 du Code de la santé publique impose la présence
d’un opticien pour toute vente de produits d’optique : pour vendre
des corrections optiques, il faut avoir un brevet de technicien
supérieur opticien-‐lunetier ou un brevet professionnel d’opticien-‐
lunetier. Une nouvelle fois, ces règles s’appliquent évidemment
aux opticiens en boutique comme en ligne.
Tous les distributeurs d’optique sont donc légalement obligés
d’offrir les mêmes garanties de qualité, qu’elles concernent la
formation des professionnels, les verres, les montures ou le
montage des lunettes.
Passons maintenant au point qui nous préoccupe légitimement
le plus : est-‐ce que nous mettons notre vue en danger si nous
achetons nos lunettes en ligne ? Le verdict est rassurant, pour nos
yeux et pour nos portefeuilles.
Ecoutons en effet ce qu’en dit le corps médical. En France
comme à l’étranger, les praticiens confirment que la prise de
mesure est une question de confort visuel et en aucun cas de santé
pour nos yeux. De plus, les équipements vendus en ligne ne
présentent pas plus de risques que ceux vendus en boutique, dans
la mesure où, rappelons-‐le, il s’agit des mêmes produits, préparés
29
par des opticiens qui ont la mêmeformation, suivant les mêmes
normes de conformité.
En avril 2012, sur le site du Figaro, le président du Syndicat
national des ophtalmologistes de France, le docteur Jean-‐Bernard
Rottier, expliquait relativement à la prise de mesure et au
montage des verres qu’« il n’y a aucun risque d’abimer l’œil et de
contracter une pathologie oculaire ». Cette affirmation est
corroborée par celle du professeur Joseph Colin, chef du service
ophtalmologie du CHU de Bordeaux, en novembre 2012 sur le site
du magazine Votre Beauté : « Aucune étude épidémiologique
n'existe sur le sujet. On sait juste que 5 à 10 % des patients ne sont
pas à l'aise avec des lunettes ou ne les tolèrent pas, que celles-ci
soient vendues ou non sur Internet. Si elles sont mal centrées, elles
peuvent engendrer un inconfort, mais en aucun cas une
pathologie ».
Au Canada, la chaîne de télévision CBC News diffusait en février
2012 une enquête consacrée aux lunettes. Elle comparait deux
paires identiques, l’une achetée chez LensCrafters, le plus grand
distributeur physique de lunettes au Canada, et l’autre chez
ClearlyContacts (Coastal Contacts), distributeur en ligne — pour
trois fois moins cher. Dans le cadre de ce reportage, le professeur
Ralph Chu, diplômé de la Northwestern University Medical School
de Chicago, très sollicité aux Etats-‐Unis et dans le monde pour son
expertise en matière de chirurgie réfractive et d’opération de la
cataracte, était amené à examiner les deux paires. Sa conclusion
était sans appel : les lunettes étaient identiques et ne présentaient
évidemment ni l’une ni l’autre aucun risque pour la santé.
30
Reprenons. Le secteur de l’optique en ligne est donc beaucoup
plus développé à l’étranger qu’il ne l’est en France. Dans le reste
du monde comme chez nous il semble proposer des lunettes
moins chères, offrant aux consommateurs la possibilité
d’économiser des sommes d’argent importantes. Internet serait
donc une solution pour réduire les coûts exorbitants de l’optique
en France. Mais alors, comment expliquer que le secteur se
développe encore si peu dans notre pays ? Pour comprendre en
profondeur la raison pour laquelle le marché et les prix se
maintiennent, il nous faut passer au second volet de cette enquête.
31
Seconde partie — Dans les coulisses d’un
marché opaque
Le tableau que nous venons de brosser est assez étonnant. Voilà
un marché assez peu concurrentiel, concentré de bout en bout,
que les nouveaux entrants ne parviennent pour l’instant pas à
pénétrer significativement et qui livre une addition très salée aux
consommateurs finaux. Doivent-‐ils se résigner à payer cher leurs
lunettes ou à ne pas en acheter ? Comment comprendre ce qui se
se passe en coulisse ?
En projetant un peu de lumière dans ce marché opaque, nous
allons découvrir des agissements pour le moins troubles. A l’heure
où la société a plus que jamais besoin de calculer ses dépenses au
plus juste, des ressources considérables sont captées par
quelques-‐uns.
32
Un secteur très réticent à voir arriver de nouveaux
acteurs
C’est un phénomène classique : lorsqu’un nouvel entrant vient
perturber le fonctionnement serein, routinier — et ô combien
rentable — d’un secteur, les acteurs qui profitaient de cette
tranquillité de rentiers s’y opposent fermement. Le secteur de
l’optique n’est pas différent des autres.
Des attaques violentes contre les nouveaux entrants
La première attaque contre les opticiens en ligne est venue des
producteurs de verres. Aux dires de certains pure players du Net,
ils refuseraient de les fournir en matériel. Marc Adamowicz
explique ainsi qu’il ne peut pas citer le nom de son fournisseur de
verres car il a « un contrat moral » avec lui : « Si je le cite, c’est fini
entre nous ! ». Pourquoi ? Un autre acteur du Web explique que les
producteurs de verres craignent les représailles des opticiens en
boutique. Un autre encore nous souffle que s’ils baissent leurs
prix, Essilor, Zeiss et Hoya feront moins de profit.
Pour se justifier de traîner les pieds, Essilor affirmait dans un
communiqué de 2011 ne pas vouloir vendre de verres aux sites
d’optique en ligne pour des raisons de « santé visuelle » : « Nous
avons décidé de ne pas associer les verres de marque Essilor aux
sites de vente de lunettes en ligne » ; « La santé visuelle des Français
ne peut être assurée qu’au travers d’une filière intégrant les
33
professionnels de l’optique que sont les ophtalmologistes et les
opticiens (…) Aujourd’hui, la vente à distance ne permet pas de
garantir ces services ». Etonnante déclaration quand on sait que les
sites de vente en ligne emploient des « professionnels de
l’optique » au même titre que les autres modes de distribution.
Etonnante déclaration quand on sait que dans le même temps
Essilor fournit très officiellement plusieurs sites d’optique : en
France, les distributeurs en ligne Confort Visuel et Simply Optic se
targuent sur leurs sites de vendre des verres Essilor ; à l’étranger,
les sites américains 39 Dollar Glasses et Frames Direct, ou les sites
britanniques Metsuki et Eye Earbrands proposent des verres
unifocaux et progressifs Essilor authentifiés par le symbole
d’Essilor sur le verre et un certificat d’authenticité. Etonnante
déclaration enfin, quand on sait que d’autres sites Internet
français sont a minima servis en partie par Essilor, comme nous
l’avons relevé plus haut.
Du côté des opticiens traditionnels, on ne peut pas dire que les
critiques fassent dans la dentelle… L’argument le plus efficace
pour éloigner le consommateur d’un produit comme l’optique,
c’est d’attaquer sur le thème de la santé, par exemple en instillant
le doute concernant la qualité des lunettes. Les acteurs de la vente
en ligne se plaignent de faire l’objet d’un dénigrement de la part
des opticiens en magasin. En surfant sur les forums d’opticiens —
par exemple acuité.fr ou opticienlunetier.fr —, on trouve des
propos qui dépassent les limites du dénigrement… Pour
décrédibiliser la vente en ligne, certains semblent prêts à tout…
L’un conseille à ses confrères : « Dites à vos clients que les lunettes
34
achetées sur Internet provoquent 60% de cas de cécité » ; un autre
ajoute : « On m’a donné un truc aussi, expliquer que les lentilles
vendues sur Internet sont fabriquées à la base pour des pays où la
législation sur les conservateurs n’est pas la même ». On peut même
lire des échanges entre opticiens qui expliquent qu’ils montrent à
leurs clients des images terrorisantes d’yeux gravement malades,
avec liens et photos pour faciliter le travail de leurs collègues, en
prétendant que les lésions ont été causées par des produits
achetés en ligne !
En novembre 2012, la société Novacel a lancé une campagne de
publicité qui visait clairement à jouer la carte anti-‐Internet : on y
voyait en effet une femme en train de mettre une paire de lentilles
qui partait en flammes. L’image, saisissante, était accompagnée
d’un slogan clair : « Êtes-vous certain de vouloir jouer avec le feu ?
Acheter ses lentilles de contact chez son opticien, c’est l’assurance de
ne pas avoir de mauvaises surprises ». Le message est insidieux :
sans affirmer clairement que les lentilles achetées en ligne sont
dangereuses, il suggère qu’elles pourraient l’être... Ce genre de
publicité est conçue pour déclencher l’anxiété d’un consommateur
qui, devant le caractère technique du produit, est contraint de s’en
remettre à un professionnel.
L’argument de santé publique est de très loin celui qui est le
plus utilisé contre le canal Internet. C’est le plus efficace, on le
comprend bien, puisqu’il s’agit de la prunelle de nos yeux ! Il est
décliné de multiples façons : doutes sur la qualité des verres
utilisés, sur la qualité des montures, sur la précision du montage,
sur la qualité des mesures d’écart pupillaire…
35
« C’est toujours la même histoire » : quelques leçons tirées du
passé et d’autres secteurs
Quiconque s’est intéressé à l’évolution des nombreux secteurs
où la concurrence est intensifiée subitement sait que ces
phénomènes de dénigrement sont assez habituels. Le cas de
l’optique n’offre à vrai dire aucune surprise. C’est toujours la
même histoire : celle d’acteurs se reposant sur leur situation sans
chercher particulièrement à baisser les prix ni à innover et qui
sont mécontents que des empêcheurs de tourner en rond
viennent perturber leur tranquillité. Les réactions sont violentes,
parfois malhonnêtes : l’acteur en place a en effet intérêt à étouffer
rapidement le nouveau concurrent ; cela lui coûtera moins que de
renouveler son modèle économique.
Cette bagarre n’est pas spécifiquement française, loin s’en faut.
Les marchés étrangers de l’optique ont connu exactement les
mêmes phénomènes. L’exemple de l’affaire Glasses Direct en
Grande-‐Bretagne l’illustre bien.
Tout commence en 2005, quand le fondateur de Glasses Direct,
James Murray Wells, est attaqué en justice par Boots et
Specsavers : les deux principaux réseaux d’opticiens du pays
accusent le distributeur en ligne de constituer un « risque pour la
santé publique ». L’intelligence et la force de Murray Wells ont été
de prendre tout de suite la mesure de l’attaque : le procès n’était
qu’un prétexte pour diffuser l’idée que les produits proposés en
ligne n’étaient pas de qualité équivalente ; or chacun sait que le
temps judiciaire est long : d’ici que la vérité soit faite, l’image de
36
Glasses Direct aurait été durablement ternie au point que
l’entreprise n’y aurait sans doute pas survécu. Son fondateur a
donc rapidement riposté, à travers une contre-‐campagne de
communication particulièrement agressive. Murray Wells a fait
diffuser des publicités frappées d’un slogan « Ne vous faites pas
tondre » (Don’t get fleeced), montrant notamment des moutons
entrant avec obéissance dans un magasin Specsavers. Difficile de
suggérer plus clairement aux consommateurs que les opticiens les
volent... Largement relayée par les média, cette campagne a reçu
le soutien de l’opinion publique et conduit les opérateurs
traditionnels à abandonner leur action en justice. Boots et
Specsavers font désormais de la vente en ligne…
En 2007, près de 2 millions de personnes avaient visité le site
de Glasses Direct, qui enregistrait près de 100 000 commandes. Le
succès de cette entreprise ne s’est pas démenti depuis lors : avec
70 salariés et 40 millions de livres de chiffre d’affaires en 2010,
son dirigeant Murray Wells est un chef d’entreprise heureux. Il a
reçu des mains du Premier ministre Gordon Brown le prix
Enterprising Young Brits du Daily Mail qui récompense les jeunes
entrepreneurs talentueux. C’est dire combien l’optique en ligne est
devenu un commerce « banal » outre-‐Manche. Il y a d’ailleurs
aujourd’hui, comme on l’a vu, cinq fois plus de sites d’optique en
ligne au Royaume-‐Uni qu’en France…
37
Le jeu trouble des complémentaires santé
Revenons au cœur du problème : les lunettes coûtent
excessivement cher en France alors même qu’avec le jeu des
remboursements elles paraissent presque gratuites. La clé de ce
paradoxe est entre les mains d’acteurs sur lesquels nous ne nous
sommes pas encore penchés : ceux de la santé, et en particulier les
complémentaires (mutuelles, institutions de prévoyance, sociétés
d’assurance), qui jouent un rôle essentiel.
L’argent ou la vue, il faut choisir !
Le remboursement des lunettes par la Sécurité sociale est très
faible. A titre d’exemple, la monture est remboursée à 60% sur la
base d’un tarif fixé à 2,84 euros, ce qui correspond à la somme
astronomique de… 1,70 euro. Pour les verres, les choses sont à
peine plus avantageuses. Le montant remboursé varie selon la
correction, mais grosso modo la Sécurité sociale prend en compte
60% d’un tarif plutôt bas : il varie entre 2,29 euros et 24,54 euros
selon l’ampleur des corrections. Dans le meilleur des cas, c’est
donc 14,7 euros qui sont remboursés par verre.
Reste alors à prendre en charge une somme importante.
Sachant qu’il s’agit d’une dépense conséquente, de nombreux
Français ont une réaction apparemment rationnelle en choisissant
une complémentaire de santé pour prendre en charge leurs achats
de lunettes et lentilles de contact. Cependant, certains renoncent
38
aux soins : avoir une mutuelle efficace et complète est une
gageure.
En 1980, 31% des Français n’avaient pas de complémentaire
santé, contre 10% aujourd’hui. Cette évolution générale cache là
encore une disparité selon les revenus : d’après une enquête de
l’IRDES de 2008, les ménages aux plus bas revenus (moins de 870
euros par mois) étaient 11,6% à ne pas avoir de mutuelle, contre
2,8% pour ceux qui disposent de plus de 1 997 euros par mois.
Traduction : les Français les moins riches sont aussi les moins
bien couverts. La conséquence est imparable : la proportion de
nos compatriotes qui renoncent à une meilleure prise en charge
de leurs dépenses de santé — et donc probablement à une partie
de ces dépenses et des soins correspondants — est certes en
régression depuis trente ans, mais l’IRDES estime tout de même
que près de 2 millions de Français renoncent encore chaque année
à des soins d’optique pour des raisons financières. Ce n’est pas
acceptable.
Avoir une complémentaire, surtout une bonne, n’est
évidemment pas à la portée de tout le monde. Pour préparer ce
livre, nous nous sommes livré à une petite enquête. En voici
quelques résultats.
Nous avons comparé les offres et les forfaits de 15 mutuelles :
GMF, MAIF, Groupama, Apreva, La Mutuelle Générale, AG2R La
Mondiale, Smatis, Macif, Axa, Allianz, Direct Assurance, MMA,
MGC, MGEN et La Mutuelle de France Plus.
39
Nous avons utilisé le profil type d’une femme célibataire de 35
ans, parisienne, salariée et affiliée au régime générale.
Cette enquête ne prétend bien sûr pas établir une vérité
statistique sur les mutuelles mais elle donne des pistes
fournissant une illustration concrète de la réalité de l’univers
complexe des complémentaires santé.
Premier constat : l’offre des mutuelles est prolifique et
difficilement comparable : chaque « pack » proposé a ses propres
caractéristiques, ses niveaux de remboursement selon les types de
soins. De quoi avoir le tournis.
Deuxième constat : être remboursé intégralement est très rare.
Ainsi, seul un tiers des mutuelles observées remboursent
totalement les verres unifocaux ou progressifs pour des achats
hors de leur réseau agréé… Les Français qui ont un contrat avec
les autres doivent donc systématiquement payer le solde de leur
poche…
Le Troisième constat : être bien remboursé coûte très cher !
Pour obtenir le remboursement intégral d’une paire de verres
unifocaux à 300 euros auprès des mutuelles qui en offrent la
possibilité, il faut s’acquitter de 69 euros par mois en moyenne.
Autrement dit, en quatre mois, vous avez payé l’intégralité de vos
verres. Pour une paire de verres progressifs à 400 euros (la
moyenne des prix de ces équipements étant, rappelons le, à 600
euros), il faut débourser cette fois 75 euros par mois ! En outre,
l’analyse des prestations de ces mutuelles montre que si vous
voulez 100 euros de remboursement de plus par an, il vous faudra
40
en moyenne payer 25,65 euros de plus par mois, soit… 307,8
euros par an ! La bonne affaire !
Au final, c’est un « non-‐choix ». Quelle que soit l’option retenue,
il faut payer, en cotisations à la mutuelle, ou en soldes restant à
charge. A moins de renoncer à ses lunettes : pappelons d’ailleurs
qu’en 2012, le « reste à charge » a augmenté de 4,7% par rapport à
l’année précédente.
« Eyes wide shut » : pourquoi les complémentaires ferment
les yeux
Le monde des complémentaires santé est étonnant : d’un côté,
certaines dénoncent avec véhémence les fraudes et les abus de
certains opticiens (on le verra plus loin) ; de l’autre elles
continuent à rembourser les montants parfois impressionnants
des lunettes. En rendant « solvables » une partie des
consommateurs, elles permettent aux opticiens de prospérer…
Mais, en réalité, leur intérêt dépasse largement la perception de
cotisations particulièrement élevées.
Quiconque prend le temps de regarder les plaquettes
publicitaires des mutuelles constatera qu’elles se vantent toutes
de bien rembourser les frais d’optique. C’est même un de leurs
axes de communication favoris, celui qu’elles mettent en avant
dans leurs spots télévisés. En marketing, on appelle cela un
« produit d’appel » : celui dont le grand succès est utilisé pour
attirer et fidéliser les clients, pour les « capter », en somme. Le
41
produit permet de vendre aux clients les autres produits de
l’entreprise. Les sondages montrent d’ailleurs que près d’un
Français sur cinq a choisi sa mutuelle justement au regard des
remboursements des frais d’optique.
L’enquête que nous avons menée auprès de nos 15
complémentaires santé montre que la couverture optique est
concédée par les mutuelles en échange d’une baisse globale des
autres prestations. Ainsi, si vous choisissez l’option du très bon
remboursement optique, le « pack » que l’on vous propose est
souvent dégradé dans d’autres domaines. En clair, si vous voulez
être bien remboursé pour vos lunettes, vous devez renoncer à une
bonne prise en charge en cas d’hospitalisation par exemple.
Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple d’une des
complémentaires analysées, que nous appellerons « C » pour
éviter toute mise à l’index. Dans son offre, les prestations sont
proposées par « pack » (l’un pour les soins courants, le second
pour l’hôpital et le dernier pour le dentaire et l’optique), qui sont
notés de 1 à 5, les notes correspondant à une gradation de la
qualité de la couverture. Pour un budget de 60 euros par mois —
soit tout de même 720 euros par an ! —, le consommateur a
plusieurs choix … pas très enthousiasmants. Soit il opte pour une
couverture de niveau 3 pour l’optique, mais alors les deux autres
packs ne sont proposés qu’au niveau 2 ; soit il choisit une
couverture de niveau 3 pour les packs soins courants et hôpital …
et alors le pack optique ne sera que de niveau 2. Passer du niveau
3 au niveau 2 du remboursement médical n’est pas anodin : le
consommateur est moins remboursé du coût de sa chambre
42
d’hôpital, ses radiographies ne sont plus prises en charge, ni ses
vaccins d’ailleurs… En clair, choisir un bon forfait optique pour 60
euros par mois, c’est renoncer à la prise en charge d’autres soins
de santé importants.
Si les prix de l’optique baissaient, les complémentaires santé ne
risqueraient-‐elles pas de voir des clients partir ou exiger d’être
mieux remboursés sur d’autres prestations ? Comme le note
Christian Saout, président du Collectif interassociatif pour la
santé, le meilleur signe que les mutuelles ne cherchent pas
vraiment à mettre fin aux abus est qu’elles remboursent sans
sourciller les offres du type « trois paires pour le prix d’une ».
Prêter la main à ces opérations, c’est accepter de payer le prix de
trois paires là où on n’en a besoin que d’une.
La tendance actuelle des complémentaires à former des réseaux
de soins ne semble pas totalement aller non plus dans le sens des
consommateurs. De quoi s’agit-‐il ? Depuis plusieurs années, les
assurances et les mutuelles ont développé des accords particuliers
avec un certain nombre d’opticiens, permettant aux clients qui
vont dans ces points de vente agréés d’être un peu mieux
remboursés par leur complémentaire. Par exemple, si vous
achetez pour 500 euros de monture plus verres, vous aurez 161,5
euros de « reste à charge » si vous allez chez n’importe quel
opticien, mais seulement 112,60 euros si vous choisissez un
membre du réseau de soins de votre mutuelle.
Ces réseaux permettent de faire baisser les tarifs de 20 à 50%
— preuve au passage de l’importance des marges ! —. Mais, selon
43
Christian Py, de la Mutualité Française, le reste à charge est encore
de 100 à 200 euros dans 35% des cas. Ça demeure cher…
De plus, ces réseaux de soins posent un problème : en théorie, la
liberté de choix du consommateur pour ses soins — qu’ils s’agisse
d’optique, de soins dentaires ou de médecine générale — est un
principe intangible. Ces réseaux de soins constituent aux yeux de
nombreux professionnels, notamment ceux de l’optique, une
violation de ce droit : n’est-‐ce pas en effet un moyen d’obliger le
consommateur à aller dans une boutique plutôt qu’une autre ?
C’est pour cette raison d’ailleurs que, théoriquement, les réseaux
de soins sont interdits aux mutuelles depuis un arrêt de la Cour de
cassation de 2010.
L’autre problème de ces réseaux de soins est le processus
entièrement arbitraire et unilatéral qui préside à leur
constitution : les professionnels qui ne sont pas choisis, alors
même qu’ils satisfaisaient aux critères exigés, n’ont aucun moyen
de protester. Le développement de réseaux de soins, en
s’intensifiant, peut faire perdre une part importante de leur
clientèle aux opticiens qui n’ont pas l’heur d’en faire partie. On
pourrait presque parler de concurrence déloyale…
D’ailleurs, les opticiens critiquent eux-‐mêmes l’effet de ces
réseaux pour le consommateur puisque, dénoncent-‐ils à travers la
voix du Syndicat des opticiens sous enseigne, la baisse du reste à
charge est en réalité annulée par la hausse parallèle des
cotisations. Toujours cette même idée en somme : les lunettes ne
sont remboursées que dans la mesure où nous les avons déjà
44
payées à travers nos mensualités ! Si l’achat de lunettes est
relativement indolore pour les consommateurs, c’est que leur prix
est en fait prélevé à doses homéopathiques, à travers les
cotisations. Cela n’enlève rien au coût supporté in fine. Qui est trop
lourd, il faut le répéter.
Le jeu des mutuelles semble donc pour le moins trouble.
L’optique leur permet d’attirer des clients qui ont absolument
besoin d’elles pour faire leurs achats de lunettes…
Mais pour boucler le cercle vicieux du prix très élevé, il faut
faire intervenir les autres acteurs de l’optique que sont les
fabricants et les opticiens.
45
La cuisine douteuse des professionnels de
l’optique : pourquoi vous payez si cher
On dit qu’il n’est jamais souhaitable d’aller voir dans les
cuisines d’un restaurant. Dans le cas de l’optique, l’adage se
vérifie : l’état de la cuisine est franchement alarmant, pour le
consommateur comme pour le citoyen. On y trouve de belles
traces qui laissent penser que des pratiques condamnables — au
sens juridique et moral du terme — sont probablement répandues
parmi les professionnels du secteur, depuis la production jusqu’à
la distribution des lunettes.
Un marché faussé dès la production ?
Dès l’amont, c’est à dire dès le niveau de la production des
verres et des montures, certaines observations éveillent le
soupçon.
Nous l’avons vu, il y a en réalité très peu d’acteurs. Pourquoi
est-‐ce un indice important ? Parce que la présence de plusieurs
acteurs est un signe de bon fonctionnement concurrentiel lequel
tend à assurer un juste prix au client. Par exemple, qu’est-‐ce qui
empêche le bar du coin de vendre son café à 5 euros ? La
concurrence d’autres cafés. Dans le monde réel, l’existence
d’autres entreprises offrant le même type de produits est la
limitation la plus efficace à la tendance « naturelle » à
46
l’augmentation des prix. C’est même la principale vertu de la
concurrence. Peu d’acteurs en revanche, peu d’offres
substituables, et l’on peut redouter l’absence de concurrence et le
niveau élevé des prix pratiqués.
Toute entreprise a naturellement tendance à vouloir maximiser
ses profits, c’est-‐à-‐dire à occuper le plus possible le terrain et à
vendre le plus cher possible à ses clients. Mais il faut le faire sans
tricher : il existe des organismes chargés spécialement de veiller à
ce que la concurrence soit saine et effective, comme l’Autorité de
la concurrence en France.
En effet, face à une concurrence qui les obligerait normalement
à baisser leurs prix, les entreprises peuvent être tentées de
fausser le jeu concurrentiel pour neutraliser ce problème. Par
exemple, dans certains cas, le faible nombre d’acteurs peut les
inciter à s’entendre entre eux pour limiter la concurrence et
s’assurer ainsi des rentes : c’est ce qu’on appelle les « ententes » et
autres « cartels », et c’est totalement illégal. L’entente peut porter
sur les prix (tous les acteurs se mettent d’accord pour fixer des
prix communs ou compris dans des fourchettes définies
ensemble), sur les quantités (pour rationner la production, faisant
ainsi augmenter les prix) ou encore sur les marchés
géographiques (« à toi tel pays, à moi tel autre ») … Il existe de
nombreuses combinaisons ! L’Autorité de la concurrence française
en sanctionne régulièrement dans différents secteurs. En mars
2012, elle a infligé de lourdes amendes aux fabricants de farine :
en ayant organisé une entente, ils ont renchérit les prix au
consommateur. C’est aussi ce que les opérateurs de téléphonie
47
mobile en France avaient fait, et ce pour quoi ils ont été
lourdement condamnés.
Le secteur de l’optique pourrait bien être le théâtre de
pratiques similaires. Il en présente en tous cas certaines
prédispositions. Premier élément, on l’a déjà souligné : il
comporte très peu d’acteurs, et il est plus facile de discuter à trois
qu’à plusieurs dizaines (le risque de dénonciation étant alors plus
fort). Deuxième élément, il existe — au moins dans le cas de la
production de verres —, un acteur beaucoup plus gros que les
autres qui peut donc plus facilement leur imposer sa loi. A ce
stade nous en sommes toujours aux conjectures, car ce n’est pas
parce que le contexte s’y prête que les gens fraudent… Mais,
dernier élément beaucoup plus tangible, les producteurs de verres
… ont déjà été condamnés pour des pratiques
anticoncurrentielles ! Hoya, Essilor et Zeiss ont été pris en flagrant
délit d’entente en 2010 : le Bundeskartellamt (l’Autorité de la
concurrence allemande) les a condamné pour avoir régulièrement
augmenté leurs prix de manière concertée !
En clair, les producteurs de verres d’optiques semblent avoir un
certaine expérience des arrangements afin que les prix ne
baissent pas. Si l’on en croit certains témoignages de
professionnels du secteur, ils ne s’arrêteraient pas là.
On constate par ailleurs que les producteurs de verres ont
adopté une stratégie dite d’« intégration verticale », qui consiste à
acquérir progressivement des positions dans l’ensemble de la
chaîne de production, de l’amont à l’aval. Ainsi, ils développent
48
leur production de verres à proprement parler, mais aussi
désormais toutes les étapes jusqu’au consommateur final. S’ils
n’entrent pas vraiment dans la distribution de lunettes — ce que
fait en revanche déjà Luxottica —, ils se mettent à faire d’autres
« types » de lunettes, comme celles dites « prémontées », vendues
sans ordonnance. En somme, la stratégie est simple : partout où
vous irez, vous tomberez sur leurs produits ou leurs services. Rien
de condamnable… sauf si cette occupation du terrain se double de
pratiques anticoncurrentielles avérées pour verrouiller le secteur.
Il n’y aurait pas tant d’opticiens si nous payions le juste prix
Voilà pour l’amont. Qu’en est-‐il maintenant de l’aval, c’est à dire
du côté de la distribution, des boutiques et des opticiens ?
L’optique est un secteur particulièrement dynamique, dont rien
ne semble devoir arrêter la croissance. Depuis 2002, il crû chaque
année au minimum de 3 % en volume et de près de 2 % en chiffre
d’affaires. C’est énorme ! Imaginez que la France ait pu avoir une
telle croissance... Qu’on comprenne bien : en plein cœur de la
crise, on a continué à vendre toujours plus de lunettes, en dépit de
leur prix prohibitifs. Il y a de quoi rendre un opticien heureux !
Autre motif de satisfaction pour la profession : cette augmentation
ne devrait pas prendre fin de sitôt. La population française vieillit
en effet continûment, et plus de 90 % des plus de 50 ans ont
besoin de corrections optiques. Selon les projections de l’Insee, les
Français de plus de 60 ans devraient représenter presque un tiers
de la population nationale en 2050, contre un quart aujourd’hui.
De quoi avoir les yeux qui brillent pour les opticiens.
49
Au niveau de la distribution, il faut relever un fait étonnant : en
France, on compte un point de vente d’optique pour 5400
habitants, contre un pour 15 000 aux Etats-‐Unis. Trois fois plus,
donc, par habitant. Pour le dire simplement, là où nous avons
trois boutiques, il pourrait aussi bien n’y en avoir qu’une.
Comment expliquer cette différence ? Comment les deux
boutiques supplémentaires peuvent-‐elles se financer ?
En trente ans, le nombre de magasins d’optique a plus que
doublé, passant de 5000 à près de 12 000 points de vente. Dans le
même temps, la population n’a augmenté que d’un quart… A
croire que la vue des Français s’est considérablement dégradée.
De la même façon que la stratégie de distribution de Coca-‐Cola est
d’être tellement omniprésent qu’aucun consommateur ne doive
être à moins de deux cent mètres d’une canette de la précieuse
boisson, on a l’impression que le maillage des opticiens est conçu
pour qu’il soit possible d’acheter des lunettes sans avoir à
marcher plus de deux minutes. Douze mille points de vente, c’est
énorme ! Au Royaume-‐Uni, qui a pourtant une population
équivalente à la nôtre, il y en a 7000, c’est à dire 5000 de moins.
Pour un achat qui n’a lieu en moyenne en France que tous les trois
ans et demi, il semblerait très supportable de devoir aller se
déplacer un peu plus loin qu’en bas de chez soi.
En tout cas, les boutiques d’opticiens semblent particulièrement
rentables : elles ont un taux de marge exceptionnel de près de 60
% ! Traduction : quand vous payez 100 vos lunettes, celles-‐ci n’ont
généralement pas coûté plus de 40 à l’achat pour le vendeur.
50
Figure 1 : La progression du marché de l’optique (de 2006 à 2012) (source : GfK, Note Regards de mars 2012)
Pourtant, un magasin constitue une charge financière
importante. D’après l’étude économique de l’Institut Xerfi sur les
opticiens, le coût moyen d’ouverture d’une boutique est de 403
000 euros, ce qui n’est pas rien. Les points de vente d’optique sont
souvent situés en centre ville, on imagine sans peine que les loyers
sont élevés, sans compter les taxes qui s’y attachent. De surcroît,
ils nécessitent des installations et un matériel bien spécifique
pour la préparation et la présentation des produits. Quant aux
opticiens, ce sont des travailleurs qualifiés, dont le salaire
représente évidemment un coût, une masse salariale non
négligeable. Tous ces éléments indiquent plutôt des frais fixes
importants et chaque nouvelle boutique implique des dépenses
supplémentaires constantes. Cela rend d’autant plus intrigante la
prolifération des magasins d’optique...
Sur le papier donc, le marché de l’optique apparaît
particulièrement dynamique. A première vue, on serait tenté de se
réjouir : un secteur dont le nombre de points de vente augmente
chaque année avec une hausse générale du chiffre d’affaires, c’est
une bonne chose. Qui n’aurait pas envie d’applaudir des deux
mains à une activité qui continue d’accroître ses recettes au plein
51
cœur de la crise ? Qui… si ce n’est celui qui déciderait de regarder
d’un peu plus près le fonctionnement de cette curieuse « poule
aux œufs d’or » ? Car les fruits de cette croissance ne profitent pas
à tous, et surtout pas au consommateur…
Regardons le phénomène de plus près. Pour quelle raison y a-‐t-‐
il autant d’opticiens en France ? Comment les boutiques d’optique
parviennent-‐elle à rentrer dans leurs frais, alors qu’elles assument
des charges importantes et qu’elles sont très nombreuses à jouer
sur un même terrain ? Cette question est essentielle.
Il n’y a pas trente-‐six réponses possibles. Premier cas de figure,
les opticiens français travaillent plus que leurs homologues
européens, avec un volume d’activité nettement plus important,
c’est à dire beaucoup plus de clients et de visites. Cela supposerait
que les Français aillent plus souvent chez l’opticien que leurs
voisins, ou qu’ils aient une vue plus dégradée. Or, ce n’est pas le
cas : les Français ont la même vue que les citoyens des pays
comparables (Allemagne, Etats-‐Unis, Espagne, etc.), avec une
moyenne de trois quarts de la population portant des corrections
optiques (lentilles de contact ou lunettes). Qui plus est, rappelons
le, ils ont un taux de renouvellement de leurs équipements
optiques parmi les plus bas d’Europe. Le nombre de boutiques ne
se justifie donc pas par un effet volume.
Soit, seconde hypothèse, si elles ne vendent pas davantage en
quantité, elles réalisent plus de chiffre d’affaires pour vivre, c’est-‐
à-‐dire en vendant plus cher ou en réalisant des marges plus
importantes.
52
C’est cette piste qu’il faut creuser, et comprendre. Quiconque a
fait un peu d’économie a une nouvelle fois un petit doute : un
secteur qui est capable de détenir un pactole inexpliqué ? Cela
ressemble fort à une rente de situation… Une rente peut être
légale — par exemple, vous n’avez pas d’autre choix pour poster
une simple lettre que de passer par La Poste. Mais l’existence
d’une rente peut aussi provenir de pratiques anticoncurrentielles
ou frauduleuses.
L’optimisation de facture : une fausse facture ni plus ni
moins
Si vous êtes déjà allé chez un opticien, il est possible que vous
connaissiez la scène qui va suivre. Vous arrivez avec votre
ordonnance, on vous a fait essayer différentes montures et vous
choisissez celle qui vous plaît. Pour les montures, on l’a dit, le jeu
est relativement transparent : les prix sont affichés. Puis vient le
moment de choisir les verres. L’aimable opticien vous fait asseoir
et vous propose une série d’options.
Si vous faites attention, vous remarquerez que l’opticien vous
demande systématiquement si vous avez une complémentaire
santé et, si oui, quel est votre plafond de remboursement.
L’opticien n’a alors pas de mal à vous convaincre que vous avez
tout intérêt à « profiter » au maximum de ce plafond, puisque vous
y avez « droit » du fait de votre contrat et de vos cotisations. Et
voilà qu’il vous propose plusieurs options qui vont venir renchérir
le coût de vos verres, pour parvenir à un montant totat « collant »
53
parfaitement à votre plafond d’assurance : verre aminci, antireflet,
antirayure, antisalissures, incassable, photochromique, etc.
Souvent, cela ne suffit pas, alors le vendeur peut s’orienter vers
d’autres pratiques plus insolites : comme les montures sont en
général moins bien remboursées par les complémentaires santé
que les verres, l’opticien va vous expliquer qu’il va, « dans votre
intérêt », « gonfler » le prix des verres pour baisser sur la facture
celui des montures, ce qui vous permettra d’être mieux couvert.
On comprend mieux qu’il soit impossible de comprendre
comment fonctionnent les prix au détail …
L’enveloppe va progressivement monter jusqu’à votre plafond.
L’opticien y a tout intérêt : c’est autant d’argent qui rentre dans sa
caisse. Le consommateur, lui, est convaincu qu’ainsi il optimise
son achat : il va bénéficier de toutes les options possibles pour pas
grand-‐chose, puisque la mutuelle paie.
Est-‐il conscient qu’il se fait avoir ? Nous avons vu que la
mutuelle rembourse les frais d’optique … grâce à l’argent qu’elle a
prélevé sur ses clients. Le consommateur paie donc deux fois : une
fois, en direct, le reste à charge à l’opticien, une autre fois de
manière indirecte à travers sa mutuelle.
Dans certains cas, le vendeur va même plus loin : pour profiter
vraiment jusqu’au dernier centime du plafond de le
complémentaire santé du client, les opticiens proposent parfois de
« truquer » le prix des produits : la paire à 200 euros en réalité
sera facturée sur le papier à 250. Le consommateur n’y voit pas
54
d’inconvénients : le tout reste compris dans le forfait de sa
mutuelle. Le professionnel est ravi : sa marge s’est appréciée… En
rétribution de cet arrangement, il propose au client un « cadeau »
qui n’apparaîtra pas sur la facture. Le client ressort donc avec un
produit qui n’est théoriquement pas remboursé mais qui ne lui
aura rien coûté.
Il y a ainsi des pratiques qui franchissent les limites de légalité.
Au cours de notre enquête, on nous a raconté que dans une ville
d’Ile de France, un opticien s’entendait avec quelques
ophtalmologistes peu scrupuleux pour faire de fausses
ordonnances : le client est remboursé par la Sécurité sociale d’une
consultation qu’il n’a pas payée et achète une paire de lunettes
dont il n’a pas besoin au prix du plafond de sa mutuelle… En
réalité, il ne reçoit pas des lunettes mais un cadeau — un lecteur
mp3 par exemple — et l’opticien met l’argent dans sa poche et
dans celle des médecins complices.
C’est cette gamme de pratiques que les observateurs,
journalistes ou mutuelles, désignent sous le vocable
d’« optimisation de facture ». Qu’est-‐ce en réalité ? Nous serions
tenté de dire que c’est un jeu sur les mots, exactement comme
celui qui affirme : « Ce n’est pas du piston, ce son des relations ».
En clair, l’« optimisation de facture » n’est rien d’autre qu’une
fausse facture. Malheureusement, cette pratique ne semble pas
être rare. Marianne Binst, directrice de Santéclair, une société
spécialisée dans la gestion du risque santé, déclarait ainsi
récemment que cette « fraude à la mutuelle » est un « grand
classique » qui représente près de 80% du contentieux du secteur.
55
En 2012, le réseau Santéclair a d’ailleurs exclu 40 opticiens de son
réseau, pour « négligences répétées » et des « cas de fraude
manifeste ».
Les mutuelles sont excédées. Le président de la Mutualité
Française s’en prend régulièrement aux opticiens : dans un article
de La Tribune, il s’agaçait des pratiques des opticiens : « Ce sont les
opticiens qui disent ‘combien vous rembourse votre mutuelle ?’ et
qui vont au maximum ». Dans un article sur ces questions, le
magazine Challenges estimait en 2010 que « devant la
généralisation de la fraude, la DGCCRF4 est débordée » !
Preuve que ces pratiques ne sont pas totalement isolées, la cour
d’appel de Paris a condamné la société Alain Afflelou à payer 1,1
millions d’euros à un concurrent pour avoir systématisé de telles
fraudes ! Optical Center estimait qu’il s’agissait d’une concurrence
déloyale, ce que la justice a reconnu. Pour le prouver, le plaignant
a fait réaliser lui-‐même des opérations de testing avec des clients
« mystères ». Le réseau d’opticiens a ainsi pu apporter la preuve
que les magasins Afflelou testés pratiquaient allégrement
l’optimisation de facture : la cour d’appel note sans ambages que
« les pratiques relatées constituent des fautes dans la mesure où
elles contreviennent à des interdictions légales » et qu’elles « ne
sont pas le fait ponctuel d’un magasin Afflelou mais caractérisent
des pratiques unifiées au sein de l’ensemble du groupe, que les
magasins soient des franchises ou des succursales ». Au final, ces
4 Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des
fraudes.
56
méthodes illégales « drain[ent] une clientèle importante, source de
revenus considérables ». Le pire, c’est que la cour note qu’un cas
identique a été relevé dans au moins une boutique du réseau
Optical Center…
Les opticiens semblent donc mettre en œuvre, à une échelle non
négligeable, des pratiques illégales leur apportant des « revenus
considérables ». Posons la question de façon brutale — car il faut
sans doute, quand l’argent de la solidarité est en cause, s’autoriser
la franchise. Est-‐ce que la France pourrait compter autant
d’opticiens si ces pratiques, au-‐delà de la limite de la légalité,
n’avaient pas lieu ? La réponse est clairement que non. Le plus
grave dans tout cela, c’est que les consommateurs ont l’impression
de ne pas payer : mais c’est complètement faux ! En réalité, ce sont
eux les dindons de la farce.
L’illusion du gratuit : en fait, on paie ses lunettes trois fois !
La réalité est que le secteur repose sur une vaste illusion, qui
consiste à croire que des produits puissent être distribués
« gratuitement ».
Comme votre opticien est sympathique — et parce que vous
connaissez évidemment les publicités télévisées qui vantent ces
démarches —, il vous propose souvent avec votre achat une
seconde paire moins chère voire carrément gratuite. Parfois, il
s’agit de secondes lunettes de vue, parfois, c’est une paire de
lunettes de soleil qui est offerte… Souvent, le choix est limité à une
57
gamme plus réduite mais qui propose de bonnes imitations — les
fausses « Aviator » font paraît-‐il fureur !
Le consommateur a l’impression de vraiment faire une affaire.
Mais tout cela est étrange. On peut imaginer que sur une paire à
prix réduit l’opticien fasse toujours une marge qui lui permet de
survivre (d’ailleurs la vente à perte est interdite) ; mais sur les
paires gratuites ? Soit les opticiens sont les seuls commerçants au
monde qui distribuent gratuitement leurs produits … soit il y a
anguille sous roche.
On peut avancer deux explications. La première, c’est que la
seconde paire est de qualité tellement médiocre que son coût est
effectivement presque nul et qu’elle ne mérite même pas d’être
vendue, comme le corrobore une étude du magazine Que Choisir5
qui expliquait que les paires offertes sont souvent de qualité
inférieure. Pourtant, nous avons confiance dans la probité et le
dévouement des opticiens à assurer notre santé visuelle. Ensuite,
ces secondes paires sont souvent proposées « à notre vue » : elles
ont donc alors elles aussi des verres spécifiques et travaillés, et
ont forcément été payées à un moment ou à un autre, sous une
forme ou une autre ! Comme les opticiens ne sont pas a priori des
philanthropes dépensant une fortune personnelle cachée, cette
dernière option est économiquement la plus vraisemblable. Un
économiste célèbre, Milton Friedman, disait « Un repas gratuit, ça
n’existe pas. »
5 UFC-‐Que Choisir, Prix des lunettes, le flou artistique, Avril 2008.
58
La réponse à ce mystère du gratuit est bien peu sympathique
pour le consommateur : les opticiens se font de l’argent sur son
dos. Lorsque le client a l’impression de profiter pleinement de son
forfait, il ne se rend pas compte qu’il se fait le complice de son
propre appauvrissement.
Pour bien suivre, il faut comprendre qu’en économie c’est
toujours le consommateur qui paie au final. C’est vrai pour les
impôts par exemple : l’entreprise les répercute sur les prix de
vente et c’est nous qui les payons. De même, lorsqu’on achète ses
lunettes, on paie trois fois.
Le montant du remboursement de la Sécurité sociale varie
selon l’âge de l’assuré et la correction qu’il demande. Or la
Sécurité sociale doit être financée (tant bien que mal) : l’argent ne
vient pas de nulle part ! C’est le premier paiement qu’effectue tout
consommateur, de manière indirecte puisque la Sécurité sociale
est financée ensuite collectivement.
Le consommateur est ensuite remboursé par sa mutuelle.
Comme nous l’avons rappelé plus haut, ce remboursement varie
fortement selon notre complémentaire. Mais là aussi, ce n’est pas
gratuit : il a bien fallu cotiser à cette mutuelle ! C’est le deuxième
paiement, à nouveau indirect, à travers ce que nous versons à
notre mutuelle.
Le troisième et dernier paiement est, lui, direct : c’est le reste à
charge qui, comme son nom l’indique, représente la somme qui
reste à payer par le consommateur en direct à l’opticien. Il n’est
59
pas négligeable : selon une enquête Ipsos de septembre 2012, il
atteint 210 euros en moyenne.
Assurance maladie 15 euros
Complémentaire 270 euros
Reste à charge 210 euros
Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que quand votre opticien
vous propose d’utiliser le plafond de votre forfait (disons 600
euros) en ajoutant des options à vos verres et montures (qui ne
coûtaient sinon « que » 450 euros), il vous fait payer cet ajout par
l’intermédiaire de votre mutuelle. Le consommateur ressent
moins douloureusement la note, mais c’est bien sa poche qui se
vide. En toute logique, on peut supposer que s’il n’avait pas
dépensé plus de 450 euros, sa mutuelle aurait économisé 150
euros … et n’aurait donc pas eu besoin de les lui facturer ! Ce n’est
pas négligeable : les montants remboursés par les mutuelles
représentent près de 55 % du prix des paires de lunettes !
Un pactole de 900 millions d’euros !
Une façon simple d’évaluer le « surplus » du secteur de l’optique
en France est de le comparer aux pays étrangers.
Si l’on se livre à un calcul très simple qui consiste à rapporter le
chiffre d’affaires global du secteur de l’optique dans chacun des
grands pays au nombre de porteurs de lunettes, on obtient
d’étonnantes disparités ! Ainsi, le chiffre d’affaires moyen par
60
consommateur de lunettes est de 105,8 euros en Allemagne et de
60,6 euros en Espagne … contre près de 115,6 euros en France !
Pays
Marché de
l’optique en 2007
(milliards
d’euros)
Nombre de
porteurs de
lunettes
(en millions)
Chiffres
d’affaires par
consommateur
(en euros)
Allemagne 5,4 51,2 105,8
Espagne 1,7 27,9 60,6
France 4,4 38,4 115,6
Italie 3,4 37 90,9
Royaume-‐
Uni 3,5
37,5 92,9
Amusons-‐nous à nous livrer à un nouveau calcul : si le chiffre
d’affaires par tête était le même en France que dans les autres
pays, quel serait le montant du marché total ? En somme, quelle
est cette marge que les opticiens français réalisent et que leurs
homologues européens ne font pas ?
Si le secteur de l’optique en
France avait une dépense par tête équivalente à celui de … :
l’Allemagne l’Espagne l’Italie le
Royaume-‐
Uni
… son chiffre d’affaires global serait de … (milliards
4,1 2,3 3,5 3,6
61
d’euros)
Si le secteur optique français était semblable à celui de
l’Allemagne, son chiffre d’affaires serait réduit de 378 millions
d’euros (4,4 milliards moins 4,1 milliards), de 2,1 milliards dans le
cas de l’Espagne, et ainsi de suite. En moyenne, le marché français
était donc surévalué de près de 900 millions d’euros en 2007 ! De
quoi financer en effet quelques boutiques en plus…
Surévaluation du marché français par
rapport aux pays voisins en 2007
(millions d’euros)
Allemagne 378,3
Espagne 2 114,0
Italie 949,8
Royaume-‐Uni 870,9
Cette somme correspond à l’amende record payée par Microsoft
pour avoir triché en matière de concurrence. C’est l’équivalent de
52 440 années de SMIC. C’est surtout l’équivalent du budget
optique annuel total de 7,6 millions de Français.
62
Si la première partie nous a mis la puce à l’oreille, avec de
premiers doutes sur le secteur de l’optique en France, la seconde a
renforcé et confirmé les soupçons. Résumons les indices dont
nous disposons à ce stade de notre enquête. Au niveau de la
production de verres et de montures, le faible nombre d’acteurs
laisse à penser qu’il y aurait des incitations à tricher… et d’ailleurs
c’est déjà le cas à l’étranger. En outre, les stratégies de
concentration et d’intégration pourraient constituer des
verrouillages du secteur. Au niveau de la distribution, côté
opticiens, les marges exceptionnelles et la croissance incroyable
du nombre de boutiques, au beau milieu de la crise, ne laissent pas
d’étonner. Cette méfiance est évidemment accrue quand on sait
que des fraudes à la mutuelle sont régulièrement dénoncées. Au
final, comme toujours en économie, c’est le consommateur qui en
fait les frais en payant de sa poche, et à son insu puisqu’il se croit
« protégé » par sa mutuelle, des paires de lunettes beaucoup trop
chères. Une première évaluation indique même que si le marché
français fonctionnait comme ses principaux homologues
étrangers, les consommateurs finaux pourraient économiser 900
millions d’euros par an en moyenne.
Y aurait-‐il une « arnaque généralisée » sur le marché de
l’optique en France ? Les prix y sont très élevés, plus que dans les
pays étrangers comparables. Cela peut résulter d’un manque de
concurrence au niveau de la production de verres et de montures,
63
qui est très concentrée. Le marché français est incroyablement
dynamique au niveau de la distribution, produit toujours plus de
boutiques et serait aujourd’hui surévalué de près d’1 milliard
d’euros par rapport à nos voisins. Les complémentaires santé
semblent elles aussi s’accommoder d’un système qui, mutatis
mutandis, accroît leur revenu. Au final, tout le monde est au moins
implicitement complice d’un mécanisme qui rapporte à tous, sauf
au consommateur. Malgré les articles de presse, les reportages et
les enquêtes de plus en plus nombreux qui tirent la sonnette
d’alarme6, personne n’est disposé à remettre en cause cet état de
fait qui nuit au pouvoir d’achat des Français et plus largement à
l’économie nationale.
6 Voir par exemple l’émission Etat de santé sur LCP du 6 avril 2013.
64
Conclusion — Ouvrons les yeux ! L’optique
chère n’est pas une fatalité
Non, les lunettes chères ne sont pas une fatalité. D’aussi bonne
qualité qu’elles soient, rien ne justifie qu’elles représentent un
poste budgétaire majeur pour un ménage moyen. A l’heure du
pouvoir d’achat en berne et des efforts individuels et collectifs
constamment exigés des Français, il est temps que les décideurs et
les médias en prennent pleinement conscience. Rappelons-‐nous
qu’en 2011, la dette sociale de la France s’élevait à 209 milliards
d’euros. Cette dette représente la somme de tous les emprunts
que notre système de santé a dû réaliser chaque année pour
continuer à fonctionner, et qui continue à s’accroître
inexorablement : le seul régime général de la Sécurité sociale avait
en 2011 un « trou » de 17,4 milliards d’euros, trou que nous
devons combler par de l’emprunt que devrons rembourser nos
enfants. Notre système de santé doit clairement se remettre en
cause pour recréer les conditions de sa viabilité, c’est-‐à-‐dire de
son équilibre financier. Les dépenses d’optique doivent être
placées en tête de la liste des postes à réexaminer.
65
La santé est déjà suffisamment chère pour ne pas lui ajouter un
poids injustifié, dû à des structures de marché inadaptées, pire,
biaisées par une poignée d’acteurs qui en tirent avantage. Les
sacrifices nécessaires pour équilibrer les comptes publics et les
fins de mois des Français sont suffisamment lourds pour ne pas y
ajouter des privilèges qui perdurent aux dépens du plus grand
nombre, au profit de quelques uns.
Il faut en finir avec les arguments de mauvaise foi et les alibis de
santé publique qui continuent à protéger les rentes des acteurs en
place, rentes que chacun de nous paie in fine de sa poche. Rien ne
serait plus souhaitable qu’un vrai débat faisant une fois pour toute
la lumière sur la chaîne de valeur de l’optique, du producteur de
verres à l’opticien distributeur. Qui pourrait s’y opposer ?
Comment justifier une telle opacité ? Est-‐ce être « ultra-‐libéral »
que de penser que l’intérêt des citoyens, des consommateurs et,
puisqu’il s’agit de vue, des patients passe avant celui de quelques
groupes bien organisés ?
En vérité, le moment est venu que les choses changent sur ce
marché, comme elles ont changé, par exemple, sur celui de la
téléphonie mobile avec l’arrivée d’un acteur tel que Free obligeant
les autres à baisser leurs prix. Dans le cas des lunettes, nous le
répétons, à partir du moment où il est établi que la qualité de
l’optique en ligne est irréprochable et que la santé des clients n’est
pas menacée, il n’est pas acceptable qu’il y ait encore des obstacles
au développement de l’offre et de la demande sur Internet.
66
Prôner la concurrence et l’ouverture à des acteurs en ligne ne
signifie pas souhaiter la mort des opticiens en boutique ? S’il est
évident que le nombre d’opticiens est excessif, il reste que l’avenir
de ce secteur réside dans la coexistence des canaux de
distribution.
Comme dans beaucoup de domaines d’activité, l’arrivée
d’Internet va certainement entraîner une reconfiguration du
marché et des prestations, mais une reconfiguration créatrice.
Vente en ligne et boutiques offrent des prestations
complémentaires, pour des clients aux moyens et aux attentes
différents. Contrairement aux idées reçues, l’une ne s’oppose pas
aux autres : elles s’alimentent dans une dynamique cumulative. Le
Web par exemple « lève » de nouveaux réservoirs de clients qui
pour des questions de coût renonçaient à l’achat en boutique. La
consultation Internet peut aussi préparer l’achat en magasin. On
parle aujourd’hui de stratégie cross canal pour désigner les
synergies entre les magasins corporels et leur site Internet. Les
boutiques peuvent à l’inverse fournir des services haut de gamme
à ceux qui souhaitent un conseil plus pointu et qui sont prêts à le
rétribuer. Les études et sondages montrent d’ailleurs que la
dimension « conseil » est une justification énorme pour que le
consommateur se déplace. L’optique en ligne ne signifie pas la
mort du marché traditionnel, c’est une dynamique gagnant-‐
gagnant : aux Etats-‐Unis par exemple, elle s’est développée
rapidement, et pourtant le secteur de l’optique en général ne s’est
jamais porté aussi bien. Le marché global a crû de 11% depuis
2009, pour un chiffre d’affaires de près de 30 milliards de dollars
67
en 2011 – quand le numéro 1 américain et mondial de l’optique en
ligne Coastal Contacts réalise un chiffre d’affaires de… 150
millions de dollars… Pas de quoi faire paniquer un marché deux
cents fois plus lourd.
Pour un économiste, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’une
concurrence plus forte se traduise par un marché plus dynamique.
Rappelons en effet que les prix élevés du marché non
concurrentiel excluent de fait un certain nombre de
consommateurs qui n’ont pas les moyens d’accéder aux produits.
Avec la baisse générale des prix induite par la concurrence, les
revenus les plus modestes peuvent à nouveau « rentrer sur le
marché » comme disent les économistes. Ce sont des
consommateurs « en plus », qui boostent le secteur. Dans le cas de
l’optique, c’est autant de Français qui n’auront plus à renoncer à
bien voir parce que les lunettes sont trop chères.
Une dynamisation de la concurrence, au final, avantage toujours
le consommateur en multipliant les options pour lui. Si Marc
Adamowicz a raison, les prix des verres unifocaux devraient
passer de 300 à 75 euros et les verres progressifs de 600 à 150
euros. Quelle économie… Puisque environ 65 % des Français
portent des lunettes (soit 39 millions de personnes) et qu’ils les
renouvellent tous les trois ans (62 % unifocaux et 34 %
progressifs7).
Cela signifie qu’ils pourraient économiser jusqu’à 3 milliards
d’euros par an, soit près de 290 euros par consommateur. Mieux 7 Les 4% restants sont des verres mi-‐distance.
68
qu’un plan de relance ! Evidemment, l’hypothèse de base de ce
calcul à savoir des prix moins chers de 75% sur le Net, est
optimiste ; mais même une baisse des prix de moitié inférieure à
cette estimation serait déjà un énorme coup de pouce pour le
pouvoir d’achat.
Les premiers signes du dynamisme et de l’innovation entraînés
par la concurrence sur le marché de l’optique commencent
d’ailleurs à se voir, si l’on y regarde bien. Le positionnement
marketing en pleine évolution des opticiens traditionnels en dit
long sur leur volonté d’asseoir leur avantage concurrentiel sur des
bases plus subjectives que la simple santé. En remplaçant par
exemple Johnny Hallyday dans ses publicités par Karl Lagerfeld,
Optic 2000 adopte un axe de communication marketing qui
privilégie ouvertement la dimension luxe de ce produit de grande
consommation. Les lunettes vont devenir réellement des produits
comme les autres, pour lesquels chaque marque tente de
développer un « territoire » symbolique propre. Miser sur la
valeur subjective apportée par l’image du luxe, c’est clairement
faire le choix d’un prix encore élevé. C’est, du point de vue
marketing, tout à fait cohérent si l’on considère que les boutiques
savent qu’elles ne pourront jamais rivaliser avec les prix des
lunettes en ligne, en particulier du fait des charges des fonds de
commerce. En tout cas, même si des niches de lunettes hauts de
gamme subsistent, il y a fort à parier qu’une grosse partie du
marché s’orientera tout de même vers des offres moins chères. A
condition que la concurrence deviennent tout à fait loyale et que
69
les barrières psychologiques au déploiement d’offres plus
compétitives soient levées.
Tôt ou tard, le marché français de l’optique s’ouvrira à
davantage de concurrence. Une fois encore, Internet a changé les
règles. Certains secteurs ont du retard à l’allumage, mais
patience… Le numérique n’est pas simplement une révolution
technologique, c’est une révolution économique au long cours.
Toutes les idées qui fondent la science économique, comme celles
de l’entreprise corporelle, de l’acte de commerce ou de la zone de
chalandise doivent être repensées avec le Web.
L’offre désintermédiée a élargi le marché. Elle a plus rarement
cannibalisé le marché en dur, sauf pour ceux qui trompaient les
consommateurs. Dans nos sociétés européennes frappées par la
crise du pouvoir d’achat des classes moyennes, le marché a
tendance à se bipolariser. Il ressemble à un grand U. A l’entrée,
des produits simples et efficaces, moins chers, répondant à une
demande d’usage sans chichi. C’est là que se trouve l’offre
Internet. De l’autre côté, sur la partie droite du grand U, des
produits ou des services très fortement valorisés. Le prix disparaît
derrière la valeur. Le commerce corporel peut naturellement
exprimer sa différence sur ce segment de marché. Entre ces deux
barres du grand U, la demande est déprimée. On trouve là les
produits ou les services des gammes moyennes et intermédiaires.
Avec le développement d’une offre sur Internet, les deux options
sont clairement identifiées. D’un côté Internet a vocation à
proposer des prix plus bas, de l’autre les boutiques se spécialisent
peu à peu dans le service et les conseils. Nous n’irons pas jusqu’à
70
dire que les magasins en dur vont devenir des musées, mais nous
croyons dans le pluralisme de l’offre commerciale. Dans le secteur
des biens culturels, le déploiement du cross canal (magasin +
commerce en ligne) a dopé les ventes et amené aux produits
culturels une nouvelle clientèle. Ce qui est vrai partout doit l’être
aussi dans le secteur de l’optique. Aux préoccupations naturelles
de pouvoir d’achat s’ajoute ici la question centrale de l’efficacité
de la dépense publique. La santé, disent les campagnes de
communication des organismes sociaux, est un bien commun.
Raison de plus pour la protéger.
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Table des matières
Introduction — Vos yeux n’ont pas de prix, mais ils ont un coût ............................. 2
Première partie — La France, le pays où l’optique est plus chère ............................ 8 Voir clair en France : un luxe qui n’est pas à la portée de toutes les bourses............9
Nos (très) chères lunettes.....................................................................................9 Comment ça marche ? La structure du marché de l’optique .............................11 Un marché opaque où les marges restent un sujet tabou..................................17
Lunettes vendues en ligne : prometteur mais encore peu développé en France.....19 Des lunettes livrées à domicile ...........................................................................20 Le succès de l’optique en ligne à l’étranger........................................................21 Les lunettes meilleur marché sur Internet..........................................................23 Les lunettes en ligne sont-‐elles mauvaises pour la santé ? ................................26
Seconde partie — Dans les coulisses d’un marché opaque.....................................31 Un secteur très réticent à voir arriver de nouveaux acteurs ...................................32
Des attaques violentes contre les nouveaux entrants........................................32 « C’est toujours la même histoire » : quelques leçons tirées du passé et d’autres
secteurs....................................................................................................................35 Le jeu trouble des complémentaires santé..............................................................37
L’argent ou la vue, il faut choisir !.......................................................................37 « Eyes wide shut » : pourquoi les complémentaires ferment les yeux...............40
La cuisine douteuse des professionnels de l’optique : pourquoi vous payez si cher 45 Un marché faussé dès la production ?................................................................45 Il n’y aurait pas tant d’opticiens si nous payions le juste prix.............................48 L’optimisation de facture : une fausse facture ni plus ni moins .........................52 L’illusion du gratuit : en fait, on paie ses lunettes trois fois ! .............................56 Un pactole de 900 millions d’euros ! ..................................................................59
Conclusion — Ouvrons les yeux ! L’optique chère n’est pas une fatalité.................64
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Quatrième de couverture
« J’ai mené cette enquête comme une opération coup de poing, scandalisé de découvrir que les lunettes sont en France beaucoup plus chères qu’ailleurs en Europe. Chaque année, c’est presque 1 milliard d’euros de trop perçu qui sont pris dans la poche des consommateurs. L’optique n’est pas un secteur comme les autres. Il engage l’argent des Français et celui de la sécurité sociale et des mutuelles. Et c’est sur ce terrain que prospèrent les ententes tarifaires, les abus de position dominantes et les petites combines. Au moment où la France est appelée à faire des économies sur tous les fronts, il est inconcevable que cette grande arnaque reste sans réponse ». P. Perri. Défenseur infatigable des consommateurs, Pascal Perri mène une enquête serrée et rigoureuse. Il met en évidence le jeu d’ententes entre les « tenants de la rente » sur le marché (réseaux d’opticiens, fabricants de verre, mutuelles), et leur influence sur le régulateur pour protéger leurs intérêts. Enfin, il évalue l’impact concret de ces « arrangements » sur le consommateur et offre du coup de nouvelles pistes d’économies.
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