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© Ginette Poirier, 2020
L'empreinte du large suivi de Saisie par l'insaisissable: le thème de la verticalité dans la poésie d'Emily
Dickinson
Mémoire
Ginette Poirier
Maîtrise en études littéraires - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
L’empreinte du large
suivi de
Saisie par l’insaisissable :
le thème de la verticalité
dans la poésie d’Emily Dickinson
Mémoire de maîtrise en études littéraires
Ginette Poirier
Sous la direction de :
Jean-Philippe Marcoux, directeur de recherche
Jean-Noël Pontbriand, codirecteur de recherche
ii
Résumé
La première partie de ce mémoire consiste en un recueil de poèmes intitulé « L’empreinte du
large ». Le saisissement a été au cœur de ma démarche d’écriture, en ce sens que la poésie
permet, dans un même élan, de saisir le langage et d’être saisi par lui, de créer et d’être créé,
d’élargir la conscience et d’être transformé par ce surcroît de conscience. Dans mon recueil,
l’intime côtoie l’universel, le quotidien interroge l’infini, l’ordinaire fait face au sacré. Ces
thèmes ont été inspirés par la lecture des poèmes de la grande poète américaine, Emily
Dickinson. La deuxième partie du mémoire est consacrée à un essai réflexif intitulé « Saisie
par l’insaisissable : le thème de la verticalité dans la poésie d’Emily Dickinson ». Dans cet
essai, j’explore le thème de la verticalité à partir des motifs de la montagne, de l’oiseau et de
l’arbre. L’objectif était de trouver dans le paysage dickinsonien les traces de la grande
capacité de la poète à se laisser saisir. La critique thématique, telle qu’appliquée par le
critique littéraire Jean-Pierre Richard, a fourni le cadre théorique et l’approche
méthodologique de l’essai.
iii
Abstract
The first part of this Master’s thesis is a collection of poems titled “L’empreinte du large”.
The approach I used was based on the poet’s capacity to take the language and, in the same
movement, to be taken by it. In my poetry, the intimate coexists with the universal; everyday
life questions the infinity; and the common faces the sacred. Theses themes were inspired by
the great American poet, Emily Dickinson. The second part of the Master’s thesis is devoted
to an essay titled “Saisie par l’insaisissable: le thème de la verticalité dans la poésie d’Emily
Dickinson”. In this essay, I explore the theme of verticality as symbolized and thematized
respectively by the mountain, the bird, and the tree. The objective was to find the signs of
Emily Dickinson’s capacity to be astonished. The theory of thematic criticism, as applied by
the literary critic Jean-Pierre Richard, provides a conceptual framework and a methodology
for the essay.
iv
Table des matières
Résumé .............................................................................................................................. ii
Abstract ............................................................................................................................ iii
Remerciements .................................................................................................................. v
PARTIE I – L’empreinte du large ...................................................................................... 1
Prologue ............................................................................................................................ 1
PARTIE II – Saisie par l’insaisissable : le thème de la verticalité dans la poésie d’Emily
Dickinson ........................................................................................................................ 74
Prologue .......................................................................................................................... 75
Introduction ..................................................................................................................... 77
État de la question et corpus visé ...................................................................................... 80
Cadre théorique et méthodologie ...................................................................................... 83
La verticalité dans le motif de la montagne ...................................................................... 87
La verticalité dans le motif de l’oiseau ............................................................................. 94
La verticalité dans le motif de l’arbre ............................................................................... 97
La verticalité dans la triade montagne-oiseau-arbre ........................................................ 100
Conclusion ..................................................................................................................... 104
Bibliographie ................................................................................................................. 107
v
Remerciements
Je voudrais remercier M. Jean-Philippe Marcoux, qui a généreusement accepté d’assumer la
codirection de la partie réflexive de mon projet de recherche. Je lui suis particulièrement
reconnaissante d’avoir compris, dès le départ, que ma démarche était d’abord celle d’une
poète allant à la rencontre d’une autre poète. Ses commentaires, toujours avisés et stimulants,
ont enrichi mon essai sur Emily Dickinson. M. Jean-Noël Pontbriand, en tant que codirecteur
pour la partie création, m’a accompagnée dans la recherche de ma voix poétique. Les
nombreuses heures qu’il a passées à me guider, avec une infinie patience, et son don pour
faire surgir le poème m’ont permis de réaliser le rêve d’écrire un premier recueil de poésie.
vi
Mais je porte accroché au plus haut des entrailles
À la place où la foudre a frappé trop souvent
Un cœur où chaque mot a laissé son entaille
Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy, Sable mouvant
PARTIE I – L’empreinte du large
1
Prologue
Je reviens à toi, grand-maman, avec ton œil de capitaine qui sait que la terre est bien là,
derrière l’horizon. Je reviens à ton silence qui n’était pas une absence, mais la plénitude
d’une voix chargée d’espace. Je reviens à tes rides qui couraient sur ton visage comme des
sources vives, à tes mains jointes au-dessus des champs de blé juste avant la moisson. Je
reviens à ta berceuse qui reprenait le rythme des saisons sur ta galerie, à ton foyer que tu
n’habitais plus que par ton ombre discrète et le travail patient.
Je reviens à toi pour reprendre le fil et réapprendre mon nom.
2
tu viendras d’aussi large que la mer
ô toi que je ne connais pas encore
je t’accueillerai chargée de silence
mes yeux seront assez grands
pour retenir toutes les vagues
une vie surgira à travers tes mots
toute simple dans son besoin de naître
3
avance entre les paroles
afin de retrouver l’élan
qui dévoile le matin
puise à même le vent
les secrets du pommier
jusqu’à cet espace en toi
qui n’a jamais cessé de frémir
4
m’éveiller géante
comme un océan
inassouvi
une odeur d’iode pétrit ma peau
remplit mon ventre
un chant m’appelle
et me dissout
5
il y a longtemps que mes lèvres débordent
trop de mirage
trop de chagrin
l’eau morte ne pourrira pas dans mes veines
un cri dans mes côtes
avant d’arriver à cette langue
remplie de chevreuils et de rivières
capables de remonter la chair
il y a si longtemps que j’attends
parfois je m’assois au milieu des choses
et je cherche comment nommer
les fleurs promises
que je n’ai pas eu le temps de traverser
sous l’innommable soleil de janvier
jamais je n’aurais cru qu’une si petite cage
contienne autant de poussière
6
on dit qu’un jardin ne se mesure pas
aux gouttes de pluie qu’il peut recevoir
et qu’il n’y a pas d’éternité
dans l’envol de l’oiseau
on dit qu’un visage ne nous quitte pas
sans qu’une île ne renaisse ailleurs
et que l’étoile n’oublie jamais
le rêve où elle s’est cassée
on dit qu’un vieux chemin n’ajoute rien
aux années qui passent
et que le printemps se fatigue parfois
de labourer le langage
on dit que le vent
on dit que le miroir
on dit que le cœur
7
le premier paysage
enfermé dans l’œil des bêtes
le corps habitable
dans la largeur du vent
la morsure des ans
je reçois tout l’horizon
la flamme innocente
la première fièvre
calée au fond d’une barque
un grand fleuve dans les bras
lourd et chaud comme une poitrine nue
au bord de la défaite
je consens à ce qui frémit
8
je crie montagne sans pouvoir la saisir
m’épuise sur des voyelles fragiles
demain pour défier la mort
il y aura en moi une maison à bâtir
et toutes les marques du temps
ma voix trace un chemin
9
cette fontaine n’est ni une chute
ni une plainte
mais un espace liquide
où lentement je me noie
cet œil n’est ni le mien
ni celui d’un autre
mais un continent endormi
il est celui des songes
et des fontaines
dévorant le secret des entrailles
10
proche de cet endroit désert
au plus près de l’intime
un phénix transmue la mémoire
en prière incandescente
il ramène toujours
l’écho des étoiles
la chair connaît mieux
le lieu de notre naissance
11
Crayon entre les doigts, gros plan sur l’origine. Il y eut une odeur, puis une autre, l’aurore se
levait, le va-et-vient des vagues. À l’intérieur d’un coffre, un enfant cherchait la clé : la brise
le guidait. Parmi le chœur des oiseaux, parmi le brouhaha du quotidien, une seule
respiration...
12
j’ai demandé de remonter
jusqu’à ce terrain vierge
où rien n’a encore été dit
où tournent encore d’anciens chevaux
que j’apprenais jadis
à dessiner sur la buée de la vitre
la mémoire m’attend
le temps que je revienne
du sentier où j’aimais m’égarer
13
je me penche sur une photo
senteur de varech dans ma paume
mes mollets se couvrent d’écume
il arrive que l’enfance
inachevée
nous attende
le soir venu
elle surgit
aux abords du sommeil
14
au milieu de l’été
une rivière venait au monde
tout près de toi
tu appartenais aux mouettes
aux marées
dans la poche de ton imperméable jaune
tu glissais un coquillage
le caressais du bout des doigts
il te suffisait d’affronter les vagues
pour croire en ton pouvoir
t’inventer un royaume
15
à l’ombre des briques rouges
il n’y a pas de place pour le parfum des cèdres
debout dans un ciel de craie
une petite fille respire le vent
seule en compagnie de l’automne
sous la pèlerine
des cailloux ont des arômes de sucre d’orge
et de rideaux fleuris
16
chaque matin
ma mère recommençait le jour
il y avait le lilas
le jasmin
le géranium
qui réclamaient leur lot de rosée
un papillon s’affolait
dans la poussée d’un rayon
son tablier rempli de saveurs
et de choses à faire
je ne me lassais jamais d’écouter ses pas
me raconter toujours la même histoire
chaque matin
je savais la noirceur vaincue
par les gestes de ma mère
17
bâtis sur le roc
les toits faisaient le guet
dans l’âcre fumée de l’usine
nous cherchions un autre rêve
un vieux lilas n’en finissait plus de mourir
nous rongions la bordure des châssis
apprenions à déchiffrer
l’intérieur des choses
à taire les secrets des murs
nos rêves avaient la couleur de la cendre
18
il n’y a plus que la lucarne
pour retenir le jour
la lampe a tracé son périmètre
le cœur ne tressaille plus au moindre murmure
quelques passants brisent l’air
tout est suspendu au bout d’un fil
19
Le poète sculpte le mystère des choses. Selon la pierre choisie, deviner une silhouette et
transpercer – paumes tendues – un murmure sous les os. Il n’y a pas de manuel – ce sont des
objets familiers –, on peut les palper, s’y abreuver. Les choses espèrent, en secret, une parole.
Et le dévoilement, si elle arrive, de leur origine. Ni passants ni savants dans cet univers. Une
goutte de pluie sur un caillou, et tout se tait.
20
septembre est bien peu de chose
quand il suffit d’un papillon
pour déranger
on peut oublier que la perle
a déjà inspiré l’Orient
qu’à l’extrémité du blanc
la grive rencontre parfois un toit
qui calme son âme inquiète
et que le sentier ressemble maintenant
à un vieil amant muet
je découvre une table dressée
bien assez grande
pour que le fleuve y fasse son lit
l’histoire n’a pas besoin de nous
pour arrondir un galet
21
s’effacer jusqu’à l’impénétrable
à l’heure où le paysage se dissout
la rumeur s’éteint
tout est à dire
je ne sais plus rien de l’aube
comment conjurer l’exil
où trouver un point d’ancrage
qui veillera sur moi maintenant
22
on a déjà vu des éclairs mourir de froid
des ondes s’enflammer en plein désert
mais où vont toutes nos envies de cathédrale
quand il n’y a plus personne
pour lire notre lettre
il ne suffit pas de connaître l’alphabet
pour franchir l’étroit mystère
qui nous sépare des premières clartés
23
l’aube est une barque
qu’on aperçoit en clignant des yeux
une robe de soie grège
qu’on hésite à revêtir
de peur qu’elle ne s’évanouisse
au bout du paysage
24
le jardin dort
les heures fuient
et la terre s’abreuve
dans la lueur bleutée d’un grand chêne
dans le bruissement de l’ordinaire
je me suis cassée l’aile
existe-t-il un ruisseau
pour mes lèvres tremblantes
y aura-t-il assez de brise
pour porter une étincelle
jusqu’à moi
25
chaque nuit reçoit la douleur
d’une forêt sauvage
si le bois vieilli dans l’armoire
revenait hanter
il n’y aurait que moi
pour reconnaître ses nœuds
parmi les cicatrices
celui qui voit par hasard
ne sait rien de ce qui se passe
dans l’herbe haute
26
les ténèbres glissent
sur le sol dur et noir
comme une pierre fossile
je cherche ton souffle parmi les débris
j’arrive à peine à t’entendre
une flamme vacille
où s’enfuient ton regard
et toutes les larmes du monde
écho venu d’une autre saison
je ne reconnais plus ce corps
qui s’agrippe à ma vie
27
la lampe n’arrive pas à tout préserver
dans le lent parler du soir
je résiste
28
comment me raconter quand la sève s’est tarie
pourtant
une seule étincelle
et je reviendrais d’aussi loin que la mer
et entendrais la vie battre à ma tempe
29
J’ai marché jusqu’à la clameur des villes. Un regard brisa mon élan. Venant du fond des âges,
un tison sur le trottoir. On aurait dit un trou dans l’hiver. Le froid recula… un demi-pas. Le
printemps se faufila.
30
à l’heure où tout devient possible
la soif meurt
autour de l’âme
rien ne nous appartient
si on ne sait pas nommer
cette fraction de seconde
où la vie s’engouffre
sans laisser de trace
31
je trébuche contre une maison
existe-t-il un endroit pour me reposer
sans miroir
où les murs connaîtraient mon prénom
et la saison qu’il fait
au plus profond de moi
32
en dépliant la main
croiserai-je le sentier
où tout dire dans un frisson
je commence par un signe
que je croyais perdu
un signe presque mort
sur la paroi d’une caverne
je découvre un peu du soleil
qui m’a vu naître
33
tu conserves en toi tant d’océan
tu prends un peu de sable
y mêles ta salive
graves au flanc des rochers
des lettres fragiles que personne ne regarde
entre l’os et la vie
tu peux périr
t’évanouir au moindre remous
34
je connais bien ce glacier
où les paupières basculent
dans une avalanche de prières muettes
je baptise ton absence
exorcise une ultime frayeur
le sol se nourrit par le sang
35
tu figes à proximité de l’aube
telle une mince couche de glace
qui nous sépare de l’intime
nous demeurerons bien pauvres
nous interrogerons une ligne imaginaire
et ne saurons jamais à quelle seconde
un peu de toi est venu brouiller l’obscurité
il ne reste de la nuit
que le noir de nos prunelles
un soupçon de clarté au bout des doigts
36
je me prendrai par la main
doucement
dans une langue neuve
tremblante d’infini
inexorablement envahie
je me pétrirai
telle une glaise chaude
mon corps entier dans un souffle
37
j’attends le signal pour rompre le pain
reprendre contact avec les sens
l’aube coule dans ma gorge
le sang se réveille
l’arôme du café remplit la pièce
le miel et ton regard
embrasent le matin
38
dans l’arrondi du pain
l’ordinaire se lève
autour de l’aurore
tamise les chagrins
glisse une odeur de muguet
dans la doublure d’un manteau
verse un peu de lait
pour les mots
le ciel prend si peu de place
derrière les rideaux
39
l’écho casse sous mes doigts
un zeste de mandarine m’enveloppe
dans un grand éclat de rire
un gamin traverse la foudre
et j’engrange le présent
l’heure rompt les amarres
je laisse ma voix escalader les toits
40
voici le moment de saisir
parmi les tisons
le souffle qui régénère
les bras chargés de poussières
et de racines brûlées
tu enfermes le soleil au creux de ton épaule
en baissant un peu le cou
41
je suis une branche accrochée
à la paroi d’une ombre
qu’adviendra-t-il de moi
où iront mes rêves évanouis
je n’ai pour certitude
que la chaleur dans ma gorge
une tasse de porcelaine bleue entre les mains
42
dès que tu traverses la foudre
une entaille qui te protégeait de la mort
se répand sur tes épaules
tu cours comme un petit
quêtant dans les yeux de sa mère
l’assurance que demain reviendra
43
quand tu ne sais plus
dans quel détour
te perdre
dans quelle chevelure
renaître
quand tu ne sais plus
où jeter tes bras
trop grands
il te reste une île au ventre mauve
44
Les eaux craquent. On risque quelques pas. Regards brouillés et mains jointes. Puis, tout
redevient blanc. On dirait une plaine recouverte d’espérance.
Pendant un moment, on demeure privés de paroles tendues, avec en soi un rêve un peu fou,
qui n’a rien à voir avec le firmament, mais dont on sait qu’il porte le réel plus loin que le réel,
même s’il est aussi fragile que nos gestes lents d’après-tempête.
45
l’enfance nue sur les épaules
en quête d’un premier signe
où reconnaître mon existence
nomade roué de petits matins tristes
je ne demande qu’un peu de temps
pour apprendre la terre
j’écoute sa respiration
et même quand elle se tait
j’écoute encore
oui je veux l’entendre
46
les prunelles lourdes de cendres et de ferrailles
j’écris d’un seul trait
hors d’haleine
j’écris un très vieux chant
la bouche pleine de sel et de printemps
j’écris la morsure du nordet et des glaces
comme on se hâte de rentrer chez soi
j’écris
47
attendre la prochaine lune
en fermant les yeux
laisser un peu de vide entre les marées
et déverrouiller la porte pour l’inconnu
regarder au pied des falaises
le froissement des ombres
les paupières au bord du ciel
arriver à soi
48
tout devient plus lent
lorsque j’arrive
ma maison est une pomme
qui s’ennuie de l’arbre
qui l’a portée
49
dans l’air
une faim encore debout
comme un couteau chauffé à blanc
une faim qui flambe
et donne un soupçon de désir
à la parole naissante
50
sous le feuillage une odeur de noisette
des récits d’anciennes tribus
bruissent dans le nordet
avant de disparaître
entre le roc et l’heure fauve
l’hiver dans ton cou dévore
ce qu’il te reste de feu
51
dans l’air salin du fleuve
des coquilles désertes sur la grève
les oies blanches ont effacé
la lisière de l’horizon
l’univers n’a plus rien à nous dire
seule une flamme nous parvient
fragile vestige d’une parole calcaire
52
La terre gémissait : « Prisonnière des eaux, je me désagrège dans une musique anonyme,
magma de paroles vaines et de notes étrangères, m’agrippant en vain à une langue captive.
Je grave, déracinée, des lettres dans l’opacité des falaises. »
53
j’ignore si le rocher se souvient
du feu qui l’a fait surgir du néant
garde-t-il dans ses entrailles
la douleur des étoiles
la cruelle beauté du ciel
rêve-t-il à une autre rivière
à une autre soif
reconnaît-il parfois
l’écho de nos ancêtres
54
un fracas
de roches carbonisées
d’arbres décapités
une montagne jaillit du chaos
comme une réponse à la mort
elle combat la rouille
tranche ce qui la blesse
pulvérise le calcaire des océans
et je garde en mon sein
les reliques d’une autre planète
55
quelle est cette fleur
creusant sous ma peau
des racines rouges
comment dire la plainte du sang
remonter au lieu de la première douleur
apprendre à nommer ce qui se terre
redevenir habitable
comment remplir le vide
jusqu’à la mère
56
j’ai une entaille qui brise ma chair
lentement
une béance un œil sur le lointain
rongé par la soif
avant que le jour se lève
j’ai une entaille à mon flanc
d’avoir trop aimé le vent
57
j’appelle un être
sans peau ni visage
dans la chair encore triste
de mes solitudes entrouvertes
étendue un instant à même l’aurore
une onde me conduit dans une autre clarté
58
ça brûle
et ce n’est pas encore dimanche
tu tiens sur tes épaules
un pan de ciel à nommer
tu marches la tête haute
et le désir ouvert
une fissure entre tes phalanges
un ruissellement sur ta peau
ça brûle
59
posé au bord de l’abat-jour
ton visage tombe du côté de la lune
tes os rouillent à petit feu
sans rien saisir de l’instant
seuls demeurent un cri venu du ventre
et un peu de pluie sur la joue
60
le désir est une lame
dans l’œil perdu de la fenêtre
la source creuse un chemin
jusqu’à l’os
calme les blessures
je pénètre le chant de l’engoulevent
la dernière note explose
comme un pur cristal
sous mes doigts
entre les feuilles et la lune
un air monte du violon
puis se tait
j’entends battre ton cœur
tout près de mon épaule
61
un géranium rougit la nappe blanche
personne n’entend la cassure
qui brûle et garde au chaud
et le désir survit
charge ma chair
d’un besoin d’éternité
62
ton visage penché vers moi
ton pâle et triste visage
disparaît doucement
efface tout
même les larmes sur tes joues
63
j’écarte un peu de vent
au milieu des braises
accroche ma fièvre à l’herbe haute
ton nom roule dans ma paume
le temps file sans toi
64
entre chien et loup
le sol s’affaissait
quelqu’un tombait
dans un bruit mou de manteau mouillé
je ne t’ai pas reconnu
quelque chose scintillait dans la brunante
était-ce un ruban de satin
la mémoire est si fragile
je cherche des traces
de ce qui demeure enfoui
dans le noyau des pierres
65
quel mouvement de l’âme
a fait jaillir notre étonnement
un paysage se désagrège
privé de toute fulgurance
nous pleurons le passage perdu
dans l’arrière-saison
dans quelle solitude
l’arbre s’est-il éloigné de nous
de quel côté du monde
la neige s’est-elle levée
quel est l’écho capable de ralentir
la chute de l’enfance
nous ne saurons jamais
dans quel lointain
la lumière a creusé ses racines
66
une lueur et puis plus rien
un nuage vient de s’enfuir
une ombre frémit à tes côtés
tu es si fragile la nuit
peut-être vaudrait-il mieux détourner la tête
mais quelque chose t’enveloppe
et tu restes là
le cou un peu cassé
cherchant à quelle distance
se trouve l’étoile
67
la neige surprend le regard
avant de rejoindre le ruisseau
j’affronte le cri des mouettes
épouse la dérive des glaces
debout
le poids des roches dans la poitrine
je soulève l’hiver
68
tu me parles avec des mots de gares brumeuses
d’ailleurs troublés
des mots où l’immobile vacille
tu me parles avec une voix de granit
de plaines inutiles
et de troupeaux égarés
tu me parles avec des lèvres rongeuses
des lèvres de champs calcinés
de ventres estropiés
tu me parles avec des corps ensanglantés
jetés pêle-mêle
tu me parles avec la pluie acide dans les yeux des femmes
tu me parles avec les rides sur les joues des enfants
et leur regard troué
par intermittence
69
des femmes brûlent d’avoir voulu déployer
des ailes trop lourdes
pour un si petit lointain
dans le coin d’un pays
une rose se referme autour d’ici
il n’y a pas de ville pour accueillir
tous les espoirs brisés des amantes tristes
aucune bouche n’arrive à boire
tous les pleurs qui tombent des lits
partout dans le monde des femmes meurent
d’avoir voulu aimer
un si petit jardin
70
on penche un peu le cœur
l’oreille tendue contre la porte
au-dessus des cendres encore chaudes
des visages défilent
quelques fantômes se détachent
la nuit est arrivée sans nous
quelqu’un appelle derrière la vitre
personne n’entend
c’est une autre journée qui disparaît
71
mais où vont tous ces désirs
en quête d’une respiration
dans quelle profondeur glisse
ce qu’on croyait saisir
derrière le miroir
la nuit creuse en nous
l’immobile illusion
de ne plus être seuls
72
demain je retournerai dans le chant
qui m’a vu naître
je marcherai sur des coquillages oubliés
le pleur des mouettes comme un marin fidèle
toute l’enfance emportée par le large
je m’extirperai du silence
avec ce qu’il me faut pour aimer
un fleuve se réveillera dans mon ventre
des enfants leur visage contre le mien
je borderai tous mes frères
il fera chaud
je nous couvrirai de sable
comme on s’enfonce
dans la profondeur d’une poitrine
73
si je ne trouve pas le chemin des cimetières
j’ouvrirai un livre qui parle de chez nous
des manteaux serrés autour des corps meurtris
si je ne trouve pas la frontière entre la mer et les glaces
j’ouvrirai le regard jusqu’à la défaite des roses
jusqu’à la nostalgie où nous nous tenons enlacés
si je ne trouve pas dans quel pays disparaît l’enfance
j’ouvrirai à grands coups de mémoire
la langue de mon père
et le lit de ma mère
PARTIE II – Saisie par l’insaisissable :
le thème de la verticalité dans la poésie d’Emily Dickinson
75
Prologue
Le 7 juin 2019, j’ai eu le bonheur de participer à l’activité ‘a mighty room’ organisée
par le Emily Dickinson Museum à Amherst, au Massachusetts. Le musée occupe le lieu de la
maison paternelle, dénommée le Homestead, où a vécu Emily Dickinson une grande partie
de sa vie. Pendant deux heures, seule dans la pièce qui était sa chambre à l’époque, j’ai
écrit1 à l’endroit même qui lui a inspiré ce poème :
De douces heures ont péri ici, C’est une chambre timide –
Entre ses murs ont joué des espoirs
Aujourd’hui en friche dans la tombe2.
Le poème étant non daté, Emily Dickinson a pu écrire ces vers au début de son activité
poétique tout comme à son apogée. Cependant, ce qui ne fait pas l’ombre d’un doute, c’est
qu’ils me rejoignent aujourd’hui comme s’ils étaient murmurés à mon oreille.
En janvier 2019, donc plusieurs mois avant que je décide de me rendre à Amherst,
j’avais écrit un court poème en hommage à Emily Dickinson. La veille de la séance
d’écriture, le musée présentait une soirée micro ouvert. Je me proposais donc d’y participer
et d’y lire la traduction anglaise de mon poème. Des retards sur la route m’empêchèrent
d’arriver à temps pour le micro ouvert, et mon projet tomba à l’eau. Le lendemain, après
une visite au cimetière pour saluer Emily, je me rendis au musée avec une heure d’avance.
Je me joignis alors à une visite guidée du Homestead qui s’apprêtait à commencer. Une fois
le groupe entré dans la chambre d’Emily, sans aucune préméditation de ma part, je
demandai à la guide si je pouvais dire mon poème, en lui expliquant ma déconvenue de la
veille. Et là, au pied du lit où elle a rendu son dernier souffle, je récitai ces vers :
1 Le poème écrit à cette occasion se trouve à la page 20 de la partie création de ce mémoire. 2 Emily Dickinson, Poésies complètes, édition bilingue, traduction et présentation par Françoise Delphy,
Paris, Flammarion (Poésie), 2009, p. 1351.
76
Emily mon amie
ma sœur
tout entière contenue dans ta robe blanche
dans la nuit de ta chambre minuscule
tu lances du haut de tes milliers de poèmes
un souffle qui traverse l’éternité
jusqu’à moi
Emily mon amie
ma sœur
en quel soleil as-tu puisé cette fleur extrême
et nécessaire
que tu fais glisser du silence de ta fenêtre
comme un astre nouveau
offert au monde3
Par quelle voie ces mots sont-ils arrivés sur ma page ? Comment m’ont-ils conduite au
pied de son lit ? Prémonition ? Hasard ? Je ne crois. J’aime à penser que c’est la voix
d’Emily Dickinson qui s’est fait entendre pour nous livrer ce message écrit en 1884, deux
ans avant sa mort : « Montre-moi l’Éternité, je te montrerai la Mémoire4 ».
3 Emily my friend
my sister
complete contained in your white dress
in the night of your tiny room
from the height of your thousands of poems you throw a breath across eternity
reaching me
Emily my friend
my sister
from what sun did you take this extreme
and necessary flower
that you slide along the silence of your window
as a star offered
to the world 4 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1279.
77
Introduction
Le saisissement a été au cœur de notre démarche d’écriture. L’hypothèse qui nous a
servi de point de départ est que la poésie permet, dans un même élan, de saisir le langage et
d’être saisi par lui, de créer et d’être créé, d’élargir la conscience et d’être transformé par ce
surcroît de conscience. Or, comme l’a écrit le critique Pierre Nepveu, « si Emily Dickinson
est radicalement poète […], c’est que jamais elle ne cesse de se saisir elle-même avec le plus
complet étonnement5 […]. » La poète offre elle-même une définition très éclairante de cet
état :
L’Émerveillement – n’est pas précisément de savoir
et pas précisément non plus de ne pas savoir –
C’est un état à la fois beau et désolé Qui ne l’a pas ressenti n’a pas vécu6 –
C’est par sa présence au monde que la poète peut capter, de la fenêtre de sa chambre dans le
Homestead, tout ce qui se passe dans l’immensité de l’univers et dans l’infiniment petit. Elle
se laisse éblouir autant par la majesté d’un pin que par la fragilité d’un brin d’herbe. Sa grande
réceptivité devant les grands et les petits mystères de la vie font d’elle un témoin attentif et
sensible ; elle embrasse tout, le paradis et l’agonie, la joie et la douleur, l’infime et l’infini.
Selon Dominique Fortier, « [Emily Dickinson] écrit pour témoigner : ici a vécu une fleur,
trois jours de l’an 18**, tuée par une ondée un matin. Chaque poème est un minuscule
tombeau élevé à la mémoire de l’invisible7. » Mais il ne faut pas confondre sa capacité
d’émerveillement avec la naïveté de l’enfant. Constamment, elle cherche à comprendre le
monde, tant céleste que terrestre, et n’hésite pas à le mettre au défi de lui apporter des
réponses. Cependant, aucune velléité chez elle de changer l’ordre des choses. Pierre Nepveu
écrit à son sujet : « Il s’agit d’être là, de saisir ce qui a lieu, dans l’acte de pensée le plus
entier, le plus fervent8 […] ». Pour Emily Dickinson, la nature est un immense champ de
symboles qui s’offre à l’imagination ; il lui suffit d’être présente à ce qui se déroule sous
ses yeux.
5 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », dans Liberté, vol. 28, no 2 (1986), p. 51. 6 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1101. 7 Dominique Fortier, Les villes de papier, Québec, Alto, 2018, p. 116. 8 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », op. cit., p. 52.
78
En ce sens, les thèmes de notre recueil se retrouvent dans la poésie dickinsonienne :
l’intime côtoie l’universel, le quotidien interroge l’infini, l’ordinaire fait face au sacré. La
partie réflexive de notre mémoire s’inscrit donc dans le prolongement de la voie tracée par
le volet création alors que les vers d’Emily Dickinson ont servi de point de départ pour nous
mettre en « état de poésie », prête à nous laisser saisir par ce qui advient.
Notre objectif est de suivre la poète dans sa création, avec une distance suffisante
pour avoir un « deuxième regard », celui-là critique, sur l’univers qu’elle a créé, mais assez
près pour entendre son souffle. Pour ce faire, nous proposons dans cet essai une critique
thématique de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson à partir du thème9 de la verticalité. Ce
thème s’est imposé lors d’une visite précédente à Amherst, à l’été 2016, au cours de laquelle
nous avons pu constater que la maison familiale, le Homestead, était construite sur un
monticule surplombant la rue principale. De la chambre d’Emily Dickinson, située au
premier étage, nous avons eu l’occasion de contempler la chaîne de montagnes, les
Berkshires, paysage qui a nourri le regard de la poète. C’est donc à partir du motif de la
montagne que nous sommes entrée dans son œuvre. Nous avons également abordé, quoique
dans une moindre mesure, ceux de l’oiseau et de l’arbre. À travers ces motifs inscrits dans le
langage même de la poésie dickinsonienne, nous avons cherché à retrouver les traces de la
grande soif d’infini qui habitait la poète, de son désir d’absolu, de cette impulsion qui lui
faisait lever les yeux vers le sommet d’un arbre ou d’une montagne, qui élevait son regard
vers l’au-delà. Citons quelques-uns de ses vers :
Mes fortes Madones – continuez de Chérir –
La Nonne Rebelle – sous la Colline – Dont l’adoration – est pour vous –
Dans sa prière vespérale – Quand le Jour
S’éteint au Firmament –
Elle lève le Front vers Vous10 –
9 La définition des notions de « motif » et de « thème » n’est pas clairement établie. Elle peut varier d’une
école de pensée à l’autre et, parfois, chez les critiques d’une même mouvance. Pour les fins de notre étude,
nous avons retenu la terminologie de Mattias Aronsson, exposée dans sa thèse de doctorat en études romanes,
« La thématique de l’eau dans l’œuvre de Marguerite Duras », soutenue en 2006 à Göteborgs Universitet
(Suède), [en ligne], p. 19-21.
https://biblioteca.ucm.es/data/cont/media/www/pag-61249/La%20tem%C3%A1tica%20del%20agua.pdf
[Consulté le 11 novembre 2019]. 10 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 697.
79
Voilà qui nous semble révéler – de façon fort émouvante d’ailleurs par la sincérité du
propos – l’élan créateur qui traverse l’ensemble de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson. Qui
plus est, sa vie personnelle témoigne de sa grande capacité à se laisser saisir entièrement, et
ce, jusqu’à l’incandescence11. La poète se décrivait elle-même comme « une âme chauffée à
blanc12 ». En effet, la poète fut littéralement submergée par un état d’intense excitation
poétique qui a atteint son paroxysme entre 1861 et 1863.
De l’âge de 30 ans jusqu’à son décès en 1886, Emily Dickinson a vécu en quasi
recluse dans le Homestead. Ce retranchement par rapport à la vie sociale a conduit maints
chercheurs à étudier la question de l’espace dans son œuvre sous l’angle de l’enfermement,
de l’isolement, de l’esseulement. Notre point de vue a été diamétralement opposé puisque
que nous avons suivi la piste de l’ouverture, du dépassement et de l’infinité tracée par la
symbolique de la montagne. Celle-ci représente le sacré, l’élévation vers le spirituel
contrairement à l’herbe, par exemple, qui recouvre le sol. Nous pourrions décrire la verticalité
comme le mouvement qui nous amène à lever les yeux vers le ciel – par exemple, regarder
le sommet d’une montagne, le vol d’un oiseau ou la cime d’un arbre – par opposition à
l’horizontalité qui porte notre regard à s’abaisser vers la terre. La montagne offre également
l’image d’une continuelle transformation puisque qu’elle n’est jamais tout à fait la même
selon l’heure du jour ou de la saison. C’est un lieu non balisé, en expansion, contrairement à
la rue avec ses codes stricts et sa structure sociale. La montagne est un lieu où Emily
Dickinson pouvait se projeter hors de la société puritaine qui l’étouffait, un lieu d’écriture
imaginaire où épancher sa soif d’infini. Lire Emily Dickinson, c’est certes entrer en contact
avec une âme torturée par l’angoisse de la mort, mais également avec une âme qui aspire à
l’élévation tant spirituelle qu’intellectuelle. La même réflexion se prête à l’oiseau et à l’arbre.
Pour chacun des motifs analysés – la montagne, l’oiseau et l’arbre –, nous tenterons de
conclure notre analyse en repérant un élément qui offre un contraste susceptible d’éclairer le
propos : la montagne versus le volcan, l’oiseau versus la mouche, l’arbre versus l’herbe.
11 Gil Pressnitzer, « Emily Dickinson. La recluse incandescente », dans Esprits Nomades, [en ligne].
http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/dickinson/disckinson.html [Texte consulté le
11 novembre 2019]. 12 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 377.
80
L’écriture était pour Emily Dickinson sa façon d’interroger l’univers. Nous nous
proposons donc d’étudier le thème de la verticalité en recherchant dans son œuvre les traces
tangibles qui témoignent de cet appel vers le haut. Ce faisant, nous croyons être en mesure
de mettre en relief la question du saisissement qui caractérise la poète. Autrement dit,
lorsqu’elle contemple un élément naturel, les rôles sont inversés : la poète devient objet sous
le regard de cet élément – qu’il soit montagne, oiseau ou arbre –, lequel devient sujet qui la
réifie à son tour13. Cela, le poète Christian Bobin l’illustre de bien jolie façon en parlant
d’Emily Dickinson : « Les enfants savent tout du ciel jusqu’au jour où ils commencent à
apprendre des choses. Les poètes sont des enfants ininterrompus, des regardeurs de ciel,
impossibles à élever14. » L’originalité et la pérennité de l’œuvre poétique d’Emily Dickinson
sont les conséquences d’une vie consacrée à résister au conformisme de l’époque et à
préserver farouchement sa capacité d’émerveillement.
État de la question et corpus visé
L’œuvre d’Emily Dickinson a été abondamment étudiée, et ce, sous presque tous les
angles. Mentionnons d’emblée que nous nous sommes concentrée sur la littérature de langue
française comme champ d’investigation de notre recherche. Nous croyons ainsi pouvoir
cerner l’entièreté de notre sujet tout en tenant compte des limites que nous impose la
rédaction d’un mémoire comportant un volet création. La thèse de Françoise Delphy sur
Emily Dickinson15, publiée en 1984, s’est avérée une source d’information fort utile eu égard
à notre recherche, car non seulement s’agit-il d’une étude approfondie des thèmes de la poésie
dickinsonienne, mais l’auteur a également puisé des pistes de réflexion auprès de
thématiciens tels que Jean-Pierre Richard, Georges Poulet et leur précurseur, Gaston
Bachelard.
13 Aurélie Guillain, « Le saisissement à l’approche de l’infini : le scandale dans Old Man (dans ‘If I Forget
Thee, Jerusalem’, 1939) et ‘As I Lay Dying’ (1930) de William Faulkner », dans Revue française d’études
américaines, Paris, février 2004, no 99, p. 46. 14Christian Bobin, La dame blanche, Paris, Gallimard (L’un et l’autre), 2007, p. 36. 15 Françoise Delphy, Emily Dickinson, Paris, Didier Érudition, 1984, 597 p.
81
De son côté, dans des ouvrages publiés en 1993 et en 2009, Christine Savinel s’est
plutôt attachée aux formes que prend le discours poétique de Dickinson comme autant de
figures métaphoriques du secret16 et du manque17, à commencer par l’impact de la
non-publication de ses poèmes sur son écriture18. Au Québec, Charlotte Melançon a publié
en 2006, aux Éditions du Noroît, un recueil de quatre essais19 abordant les principaux
ingrédients qui ont contribué à nourrir le « mythe » Emily Dickinson, notamment sa réclusion
et l’adoption du blanc comme unique couleur de vêtement. Il y est question également de son
amour des oiseaux, de leur omniprésence dans sa poésie et de la vaste correspondance que la
poète entretenait avec ses amis. En effet, 1 050 lettres écrites de sa main ont été conservées.
De plus, la revue Liberté a publié en 1986 un dossier, sous la direction de François Hébert,
qui lui a été consacré20. Au sommaire y figurent des articles de Charlotte Melançon, de Pierre
Nepveu, de Robert Melançon et de Jacques Brault, pour n’en nommer que quelques-uns.
Soulignons les livres des poètes Christian Bobin21 et Claire Malroux22 ainsi que celui, tout
récemment, de la romancière Dominique Fortier23 ; ces ouvrages ont tracé un portrait sensible
et intimiste de la vie de la poète et de son œuvre, textes qui ont ouvert la voie à notre entrée
dans le monde de Dickinson. Finalement, la pièce de théâtre « Émilie ne sera plus jamais
cueillie par l’anémone », texte du poète et dramaturge Michel Garneau, a été jouée à l’Espace
Go du 11 septembre au 13 octobre 1990. Une mise en lecture de ce texte a été présentée le
22 octobre 2019 dans le cadre du festival Québec en toutes lettres, événement auquel nous
avons eu le bonheur d’assister. Il s’agit d’une fabulation tirée de la vie et de l’œuvre d’Emily
Dickinson, qui a le mérite d’avoir évité les lieux communs suscités trop souvent par le
parcours singulier de la poète24.
16 Christine Savinel, Emily Dickinson et la grammaire du secret, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2009,
287 p. 17 Christine Savinel, Poèmes d’Emily Dickinson, au rythme du manque, Paris, Presses universitaires de
France, 2009, 159 p. 18 Entre 1850 et 1866, seuls dix poèmes d’Emily Dickinson furent publiés, tous anonymes et probablement à
son insu. En 1878, le poème “Success is counted sweetest” est publié dans l’anthologie A Masque of Poets,
toujours de façon anonyme. Tiré de “The Publication Question” [en ligne].
https://www.emilydickinsonmuseum.org/publication_question [Texte consulté le 11 novembre 2019]. 19 Charlotte Melançon, La prison magique, Montréal, Éditions du Noroît (Chemins de traverse), 2006, 196 p. 20François Hébert [dir.], dossier « Emily Dickinson », dans Liberté, vol. 28, no 2 (1986), 160 p. 21 Christian Bobin, La dame blanche, op. cit., 119 p. 22 Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité : Emily Dickinson, Paris, Gallimard, 2005, 290 p. 23 Dominique Fortier, Les villes de papier, op. cit., 192 p. 24 Le film « A Quiet Passion », réalisé par Terence Davies, est paru au Québec en 2017 sous le titre « Emily
Dickinson : L’histoire d’une passion ». Ce film, essentiellement biographique, fait très peu de cas de la poésie
82
Notre objectif est d’ajouter modestement un nouvel éclairage sur une poésie qui a
traversé le temps et dont la voix singulière résonne encore aujourd’hui. Le thème de la
verticalité dans l’œuvre de Dickinson n’ayant pas été exploré, du moins de façon explicite et
approfondie, nous tenterons d’offrir un autre parcours parmi tous ceux qu’il aurait été
possible d’emprunter. D’ailleurs, le critique Jean-Pierre Richard ne dit-il pas que « chaque
lecture n’est jamais qu’un parcours possible, et d’autres chemins restent toujours ouverts. Le
chef-d’œuvre c’est justement l’œuvre ouverte à tous les vents et à tous les hasards, celle
qu’on peut traverser dans tous les sens25. » Cette définition correspond parfaitement à
l’œuvre poétique d’Emily Dickinson puisque ses poèmes ont été analysés, scrutés, soupesés
sous tous les angles, sans que leur substance ait été complètement extraite. Une interprétation
n’a de cesse d’en entraîner une autre, et ce, depuis 1890, date de la première publication de
ses poèmes. Par cet essai, nous désirons ajouter notre pierre à l’exploration de l’infinitude de
la poésie dickinsonienne.
Nous avons choisi comme corpus l’édition bilingue Poésies complètes26. Au total,
1 789 poèmes, écrits de 1850 jusqu’à son décès en 1886, sont regroupés dans cette édition,
dont Françoise Delphy a assuré la traduction. À ce jour, il s’agit de la seule publication de
l’œuvre poétique complète traduite en langue française. Celle-ci est fondée sur l’édition
définitive établie par Ralph W. Franklin en 1999. Bien qu’il existe plusieurs anthologies des
poèmes d’Emily Dickinson, notre choix de corpus a été motivé par une caractéristique
importante de notre approche méthodologique, à savoir la critique thématique selon
Jean-Pierre Richard, laquelle considère comme essentiel de prendre en compte l’œuvre
entière afin d’en traduire avec justesse la cohérence interne. Mais avant d’entreprendre
l’analyse proprement dite des poèmes, il importe de préciser en quoi consistent le cadre
théorique et la méthodologie retenus.
d’Emily Dickinson. Mentionnons également le film « Wild Night with Emily », réalisé par Madeleine Olnek,
sorti aux États-Unis en 2018. Par ailleurs, le service par abonnement Apple TV+ a lancé en novembre 2019
une série télévisée de dix épisodes sous le titre « Dickinson ». 25 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, Paris, Seuil (Points), 1955, p. 10. 26 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., 1 469 p.
83
Cadre théorique et méthodologie
La notion de saisissement comporte une certaine proximité avec celles de
l’étonnement, de l’émerveillement et de la fascination, ce qui conduit inévitablement à
s’interroger sur la question du sublime. Nul doute que la définition élaborée par Emmanuel
Kant concernant le beau et le sublime27, laquelle a servi de point de départ à plusieurs
penseurs par la suite, a nourri en amont notre recherche. Néanmoins, notre propos n’était pas
d’analyser la poésie d’Emily Dickinson selon un point de vue philosophique ou purement
théorique. Nous avons plutôt opté pour la critique thématique telle que pratiquée par
Jean-Pierre Richard parce qu’elle forme un tout avec les volets création et recherche de notre
mémoire, et qu’elle cimente en quelque sorte ses différentes composantes.
Même si Jean-Pierre Richard s’inscrit dans la mouvance de la Nouvelle critique28, son
nom est plutôt associé à l’École de Genève29. Cependant, celui-ci s’en est graduellement
distancé pour emprunter une voie singulière et originale, voie qui a laissé son empreinte sur
la critique littéraire des 50 dernières années. Disons-le d’entrée de jeu, Jean-Pierre Richard
n’est pas un théoricien de la littérature ; il ne se réclame d’aucune appartenance à un
mouvement d’idées ni à une doctrine. Inutile de chercher un traité contenant les lignes
globalisantes de sa démarche à partir desquelles les œuvres seraient susceptibles d’être
analysées. Comme le mentionne Hélène Cazes30, c’est surtout dans les préfaces de ses livres
et, parfois, au détour d’un commentaire que le lecteur trouvera quelques repères.
Cela dit, Richard n’en est pas pour autant hermétique aux grands courants qui ont
traversé son époque. De son aveu même, il doit aux recherches de Gaston Bachelard sur
l’imaginaire, et plus particulièrement celles explorant le champ de la rêverie, les outils
d’analyse qu’il a pu mettre au service des textes étudiés, et ce, en refusant catégoriquement
27 Emmanuel Kant, « Critique de la faculté de juger esthétique », première partie de Critique de la faculté de
juger, trad. par A. Philonenki, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1986, p. 49-177. 28 La Nouvelle critique désigne un courant littéraire qui a vu le jour en France à la suite de l’essai Sur Racine,
publié par Roland Barthes en 1963. 29 Les principaux critiques associés à l’École de Genève sont Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges
Poulet, Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard. Pour un aperçu de leur approche respective,
voir Danièle Racelle-Latin, « La critique thématique », dans Revue des langues vivantes, vol. XIV, no 3, 1975,
p. 261-281. 30 Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, Paris, Bertrand-Lacoste (Référence), 1993, p. 8-17.
84
toute généralisation, car, selon lui, chaque œuvre est unique et exige une lecture qui lui est
spécifique. Richard invitait d’ailleurs les critiques à la prudence dans l’utilisation des facteurs
de récurrence :
Malgré leur incontestable utilité, ces études (statistiques) ne sauraient cependant
conduire à des vérités définitives. D’abord parce que le thème déborde souvent en extension le mot. […] construire un lexique de référence, c’est supposer que d’un
exemple à l’autre la signification des mots demeure fixe31.
Cependant, si une étiquette devait absolument être donnée à Jean-Pierre Richard, ce serait
sans doute celle de critique de la subjectivité. En ce sens, il rejoint la pensée du critique
Georges Poulet qui a exploité le champ de la phénoménologie pour élaborer une critique
fondée sur l’expérience du temps et de l’espace32. À l’instar de ce dernier, Richard prend le
parti pris d’une relation basée sur la sympathie entre deux consciences, à savoir celle de
l’écrivain et celle du critique. Son mode opératoire est donc d’entrer en intimité avec l’auteur
d’une façon qui ne relève ni de l’explication ni d’une interprétation unique et globalisante.
Alors que le structuralisme était en plein essor, Jean-Pierre Richard s’est plutôt penché, dans
une écoute attentive et discrète, sur les échos et les résonnances de l’expérience vécue au
moment de la lecture. À la faveur d’un motif récurrent, il procède par petites touches, au gré
des sonorités, prêtant attention aux réminiscences de l’inconscient, jusqu’à dévoiler tout le
paysage de l’œuvre. Son approche en est une de rêverie sensuelle où les mots sont humés,
palpés, goûtés, avec l’objectif de se laisser saisir par le texte et construire par lui.
Quatre mots reflètent à eux seuls l’essence de cette expérience : saisissement,
cohérence, paysage et bonheur. Tout d’abord, le mot « saisir » revient constamment dans les
commentaires de Jean-Pierre Richard. Pour lui, la lecture critique n’a d’autre but que de saisir
l’instant où se construisent l’homme, l’écrivain et l’œuvre.
Nous savons maintenant que toute conscience est conscience de quelque chose, que l’homme a cessé d’être nature, île, prison, essence. Nous savons qu’il se définit par
ses contacts, par sa façon de saisir le monde et de se saisir par rapport à lui, par le
style de la relation qui l’unit aux objets, aux autres hommes, à lui-même33.
31 Jean-Pierre Richard, L’univers imaginaire de Mallarmé, Paris, Seuil, 1961, p. 25. 32 Georges Poulet, Études sur le temps humain, Paris, Plon, 1950, 409 p. 33 Jean-Pierre Richard, Poésie et profondeur, op. cit., p. 9.
85
Le saisissement permet donc à la critique de retrouver « le moment premier de la création
littéraire34 ». C’est à partir de ce moment qu’intervient un élément clé de la critique
richardienne : la cohérence interne de l’œuvre. C’est là que se traduit avec le plus de force
la grande rigueur qui guide la critique dans ses interprétations. Car, s’il y a un refus de toute
théorie ou système qui se construirait en dehors de l’œuvre, il n’y a pas pour autant place à
la superficialité et à l’improvisation. D’où la nécessité de prendre en compte l’ensemble de
l’œuvre ainsi que la vie de l’écrivain pour mettre au jour la sensation fondatrice du texte.
C’est ici que la notion de paysage vient ancrer le texte dans sa cohérence. Dans son parcours
à travers les mots, la critique littéraire recherche des motifs – dans cet essai la montagne,
l’oiseau et l’arbre –, lesquels vont permettre de dégager le thème, soit ici la verticalité.
Mentionnons au passage que, selon Pierre Belisle, le point de départ de ce parcours est
arbitraire et strictement fonctionnel ; ce qui importe est la rencontre entre deux consciences,
entre deux sujets, d’où jaillira la sensation qui fut à l’origine du texte35. Et cette rencontre est
toujours heureuse. Bonheur de la création pour l’écrivain, bonheur de la critique lorsqu’elle
arrive à saisir le moment premier de la création :
La notion de bonheur, récurrente lorsque le thème s’organise en un paysage, recouvre le sentiment d’euphorie et de réussite de l’identité. […] elle traduit l’harmonie
profonde de l’instant intemporel et originel où la conscience se reconnaît dans ses
objets : le paysage en est à la fois la recherche par la création et le souvenir36.
Comment Jean-Pierre Richard procède-t-il pour retrouver ce moment premier
de création ? Tout d’abord, il laisse la plus grande place à l’œuvre elle-même. Souvent,
il ouvre et clôt son analyse avec une citation37. Mais celle-ci n’est pas là pour appuyer
une argumentation ou servir d’exemple. Au contraire, elle nourrit et fait naître le
commentaire. Qui plus est, le critique entremêle ses mots à ceux de l’auteur créant
ainsi une forme d’osmose. Autant que faire se peut, il se tient en retrait ; par exemple,
il utilise régulièrement des incidentes (« me semble-t-il », « si je puis dire », etc.). À
aucun moment il ne prétend détenir la vérité sur l’œuvre ; il cherche plutôt à mettre au
jour une des interprétations possibles.
34 Idem. 35 Pierre Bélisle, « Sur la critique de Jean-Pierre Richard », dans Liberté, vol. 12, no 1, p. 131-139. 36 Hélène Cazes, Jean-Pierre Richard, op. cit., p. 91. 37 Ibid., p. 39-40.
86
La critique thématique selon Jean-Pierre Richard nous est donc apparue
particulièrement prometteuse pour étudier l’œuvre poétique d’Emily Dickinson. En
effet, sa poésie et sa vie personnelle étaient intrinsèquement liées et ont fini par ne
faire qu’un. On peut même avancer qu’elle vivait une relation quasi « organique » avec
la poésie. Mais plus important encore, Richard considère l’œuvre comme une aventure
spirituelle, ce qui correspond parfaitement à la quête qui a animé la poète toute sa vie
et à laquelle notre essai va tenter de faire écho.
Pour les besoins méthodologiques de notre analyse, nous avons retenu deux
aspects de la critique thématique, à savoir le saisissement et le paysage, que nous avons
mis en lien afin de faire ressortir comment le saisissement se manifeste à travers le
paysage dickinsonien. Pour ce faire, nous avons adopté la méthodologie suivante :
nous avons dans un premier temps recensé, parmi les 1 789 poèmes de notre corpus,
ceux qui en portent la trace ; dans un deuxième temps, nous avons regroupé ces poèmes
autour, respectivement, des motifs de la montagne, de l’oiseau et de l’arbre ; nous
avons aussi réuni les poèmes dans lesquels les trois motifs apparaissent dans un même
texte ; enfin, dans un troisième temps, nous avons dégagé de ce rapport mathématique
les poèmes les plus pertinents à une critique thématique afin de mettre en relief le
thème de la verticalité.
Finalement, Jean-Pierre Richard n’est pas seulement un critique, mais aussi un
critique écrivain. En ce sens, lire ses études sur des poètes tels que Baudelaire,
Rimbaud, Reverdy, Jaccottet, pour n’en nommer que quelques-uns, a enrichi notre
démarche de création. Ainsi, notre recueil de poèmes, l’essai sur Emily Dickinson et
la critique thématique richardienne sont autant de volets qui assurent l’homogénéité
de notre mémoire.
87
La verticalité dans le motif de la montagne
La chambre d’Emily Dickinson se trouvait au 1er étage, plus précisément à l’angle
sud-ouest de la maison. Elle comportait donc plusieurs fenêtres, ce qui en faisait un
observatoire idéal tant pour contempler le paysage au loin que pour observer le va-et-vient
de la rue. Nous pouvons imaginer la poète, tel que mentionné auparavant, assise à sa petite
table d’écriture, contemplant les Berkshires de sa chambre. La distance avec le paysage est
dans un premier temps purement physique. La vitre, par définition, sert de ligne de
démarcation entre le dehors et le dedans ; elle marque l’oscillation entre « extériorisation de
la conscience et intériorisation de l’univers38 ». C’est aussi une protection contre ce qui nous
dépasse et pourrait nous consumer en entier, un dernier rempart en quelque sorte entre soi et
le monde. La poète pressentait bien les dangers auquel sa soif d’absolu l’exposait. On pourrait
lui « arracher l’œil » et son cœur risquerait de se fendre si elle pouvait posséder les
montagnes, les forêts, les oiseaux, autant d’éléments qui conduisent inexorablement à
l’immensité du ciel :
C’est tellement plus sûr – de deviner – avec seulement mon âme Sur la vitre
Où les autres créatures posent les yeux –
Sans les protéger – du Soleil –39
À la fois bouclier et miroir, la fenêtre de sa chambre permet donc à la poète d’observer le ciel
tout en communiant avec lui. Dans un autre poème, elle écrit :
Vue par un œil Souffrant –
La Joie – apparaît comme un tableau – Qui gagne en beauté – puisqu’il est impossible
À quiconque d’en profiter –
La montagne – vue d’une certaine distance
Prend des teintes – Ambrées –
Qu’on se rapproche – l’Ambre s’esquive – un peu
Et Ce qui reste – ce sont les Cieux40 –
38 Christine Savinel, Poèmes d’Emily Dickinson, au rythme du manque, op. cit., p. 51. 39 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 303-305. 40Ibid., p. 505-507.
88
Nous voici intimement entraînée dans le sillage d’Emily Dickinson. Celle-ci est subjuguée
par la couleur dorée dont est auréolée la montagne41. La répétition « ambrées/ambre » dans
deux vers successifs traduit cet état d’esprit. On sent bien son désir d’aller toucher à cet or,
mais plus elle s’en approche, plus il lui échappe. Cependant, son désir inassouvi ne la laisse
pas avec une absence. Bien au contraire, le rapprochement amorcé lui offre en guise de
récompense la proximité avec les « cieux ». Il s’agit là d’un paradoxe puisque les lois de la
perspective voudraient que, plus on s’approche de la montagne, moins on peut apercevoir le
ciel. Or, c’est à l’immensité de l’au-delà qu’est convoquée la poète. Dans un de ses premiers
poèmes, écrits en 1858, elle associe la montagne à l’or : « Je n’ai jamais parlé de l’or enfoui /
Qui repose – sur la colline – ». Il s’agit là d’un « trésor », d’un « butin fabuleux », de « lingots
les plus beaux ». Mais cette richesse est enfouie dans un espace dont seule la poète a la clé,
ce qui représente pour elle un dilemme : « Faut-il garder le secret – / Faut-il le révéler42 – ».
Cet espace n’est rien de moins que l’immensité de l’au-delà, avec son appel d’idéal, d’éternité
et de transcendance, d’où jaillit l’écriture.
L’écart que perçoit Dickinson entre elle et le paysage vient donc de l’écriture elle-
même : le mot « montagne » n’est pas la montagne elle-même, mais sa représentation. Aussi
près du réel que puisse être l’image poétique, elle sera toujours une imitation de la vie.
Incapable d’aller plus loin que la maison familiale, Emily Dickinson recourt à la poésie pour
se « rapprocher » du ciel, de l’au-delà, les mots lui servant d’une certaine façon de courroie
de transmission pour tenter de saisir la réalité. Car il s’agit bien d’une tentative. En nous
tenant à une certaine distance, nous pourrions prendre la mesure d’un versant, mais il
demeurera toujours impossible d’embrasser l’entièreté d’une montagne d’un seul coup d’œil.
Cette impossibilité, ce manque pour reprendre le terme de Christine Savinel43, est au cœur
de la vision poétique d’Emily Dickinson.
Cependant, si écrire est certes perdre un peu de la beauté du réel, le silence qui s’ensuit
ouvre paradoxalement la porte à l’extase :
41 Sur les 147 termes faisant référence à la montagne, 116 évoquent de près ou de loin le ciel. 42 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 49. 43 Christine Savinel, Poèmes d’Emily Dickinson, au rythme du manque, op. cit.
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Je n’ai pas envie de peindre – un tableau –
Je préfère être celle
Dont l’impossibilité scintillante S’installe – délicieuse44 –
Ainsi, plus l’objet est impossible à saisir, plus il « gagne en beauté ». Il devient le « tableau »
rêvé. Et à l’automne, c’est bien un tableau que lui offre la montagne :
Au loin du Jaune ourlait le Ciel
Taillé dans un Jaune plus Jaune
Jusqu’à ce que le Safran vers le vermillon glisse
Sans couture visible45 –
Dans ce court poème de quatre vers ayant au total pas plus de 26 mots, la couleur est nommée
cinq fois. La répétition du mot « jaune » est non seulement audacieuse, mais aussi
particulièrement efficace pour traduire l’effet jubilatoire que provoque la vue de la montagne
automnale. Lire ce poème, c’est retrouver la sensation de peindre soi-même un tableau : il
apparaît sous nos yeux en une succession de taches de couleur lancées joyeusement sur la
toile. Mais le caractère ludique du poème laisse place au dernier vers à une certaine gravité,
comme si la réalité du ciel, avec tout son poids, venait s’y déposer. Le spectacle de la
montagne drapée de ses couleurs comporte une part de mystère qui échappe à la poète. Son
œil ne voit aucune trace d’une quelconque « couture », et son âme cherche en pure perte la
main du créateur. Pourtant, cette « impossibilité » de comprendre est « scintillante » et
provoque chez elle quelque chose de délicieux, qui « s’installe » à demeure, signe d’un
engagement profond et d’un gage de pérennité. Cet engagement, elle le maintiendra jusqu’à
sa mort. Un an avant son décès en 1886, Emily Dickinson écrit : « Prenez-moi tout, mais
laissez-moi l’Extase46 ». Ce vers est ni plus ni moins que le cri de la poète réclamant sa
montagne, son oxygène.
Serait-ce à dire que la privation, corollaire de « l’impossibilité », est à la source
même du bonheur ? S’il en est ainsi, la vie de recluse qu’a choisie Emily Dickinson prendrait
tout son sens et se situerait aux antipodes de l’existence malheureuse que lui ont trop souvent
attribuée les critiques de son œuvre. Françoise Delphy souligne à juste titre :
44 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 317. 45 Ibid., p. 1321. 46 Ibid., p. 1287.
90
Il est tout à fait remarquable que le mot « mélancolie », mot si fréquent aux époques
romantiques et victoriennes, soit totalement absent du vocabulaire de Dickinson. En
revanche on retrouve les extrêmes « agonie » et « extase » presque à chaque page. Comment expliquer cette absence du mot « mélancolie » ? Peut-être est-ce parce que
la mélancolie est un sentiment mou, un sentiment d’impuissance, de décadence,
révélateur d’une absence de dynamisme très fin de siècle, inconcevable pour
Dickinson47.
Dans l’impossibilité de saisir entièrement le « tableau », les vers de Dickinson nous disent
que c’est l’insaisissable qui donne sa valeur à la poussée créatrice et, par le fait même, qui
nourrit le désir inextinguible sous-jacent à sa poésie.
À la dimension spirituelle se greffe la relation affective qu’entretient la poète avec le
ciel, lequel s’incarne dans la montagne. Cette relation en est une où se retrouvent le lointain
et le proche, la transcendance et l’intimité, l’autorité et l’affection.
Le Mont était assis sur la Plaine Dans son énorme Chaise.
Observant tout,
Enquêtant, partout –
Les Saisons jouaient autour de ses genoux
Comme des Enfants autour d’un Aïeul – Il est le Grand-père des Jours
L’Ancêtre, de l’Aube48 –
Emily Dickinson chérit ces montagnes si près du ciel. En fait, à son correspondant, Thomas
Wentworth Higginson, qui lui demande quels sont ses compagnons, elle répond que ce sont,
outre son chien Carlo et le couchant, les collines49. Cet amour relève presque du sentiment
filial de l’enfant vis-à-vis son père où la crainte côtoie la tendresse. D’un côté, elle perçoit le
pouvoir de l’au-delà, supérieur, omniprésent, inquisiteur, auquel nul ne peut échapper, mais
qui nous inspire pourtant le plus grand respect : « mes fortes madones50 », « mon vestige de
Gibraltar51 », « vous ne me mentez pas52 ». D’un autre côté, ce pouvoir est bienveillant : on
peut jouer « autour de ses genoux », il y a quelque chose de familier et d’un peu bon enfant
47 Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 220. 48 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 861. 49 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, traduction et présentation par Claire Malroux, Paris,
José Corti (Domaine romantique), 2012, p. 286. 50 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 697. 51 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, op. cit., p. 296. 52 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 695.
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dans ce mont aux allures de grand-papa. Incidemment, cette image représente peut-être pour
Emily le contrepoids à l’austérité paternelle et au manque de chaleur dans la relation avec
son père, Edward Dickinson, qu’elle adorait par ailleurs.
La montagne est également le lieu d’où surgit les premières lueurs de l’aube. Emily
Dickinson dormait peu et écrivait souvent la nuit. Nous pouvons facilement l’imaginer devant
la fenêtre de sa chambre à se demander :
Y aura-t-il vraiment un « matin » ? Existe-t-il cette chose qu’on appelle le « Jour » ?
Pourrais-je le voir du haut des montagnes
Si j’étais aussi grande qu’elles ?
A-t-il des pieds comme les Nénuphars ?
A-t-il des plumes comme un oiseau ?
Le rapporte-t-on de pays fabuleux Dont je n’ai jamais entendu parler ?
À l’aide Savant ! À l’aide Marin ! À l’aide Homme Sage venu des Cieux !
S’il te plaît dis à un petit Pèlerin
Où se trouve l’endroit nommé « matin » 53 !
Est-il possible d’affirmer que ces interrogations trahissent une angoisse ? Alors que rien
encore ne laisse deviner un autre matin, ne serait-ce pas plutôt le signe d’une impatience
joyeuse, quasi enfantine, devant ce qui peut advenir à tout moment ? Les deux premières
strophes du poème sont composées d’une suite de questions énoncées avec naïveté ; elles
nous rappellent les pourquoi sans fin d’un enfant curieux. Quant à la dernière strophe, elle
est ponctuée d’exclamations qui traduisent la hâte d’obtenir une réponse. Cette position
d’humilité devant ce qui est plus grand qu’elle est accentuée par la répétition de « à l’aide »
et par la demande introduite par « s’il te plaît » ; il en est de même par les dénominations
« Savant » et « Homme sage venu des Cieux » attribuées à l’interlocuteur. Le contraste est
encore plus grand par l’identification de l’auteur « à un petit pèlerin ». Sachant qu’Emily
Dickinson s’est souvent reconnue dans la gent ailée, le terme « pèlerin » fait évidemment
référence à un oiseau. Par ailleurs, l’idée de pèlerinage se retrouve dans un autre poème : « Je
grimpe la Colline de la Vie avec mon petit Baluchon54 ». C’est une expérience difficile : la
53 Ibid., p. 139. 54 Ibid., p. 887.
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pente est « abrupte », il y a du « découragement », chaque « pas » demande un effort. En
d’autres mots, le chemin qui mène au ciel est une épreuve. Deux ans avant sa mort, dans un
poème daté de 1884, elle écrira :
Quitter un monde connu
Pour un qui émerveille encore Est comme l’adversité pour l’enfant
Qui a vue sur une colline,
Derrière la colline il y a la sorcellerie Et tout l’inconnu,
Mais le secret compensera-t-il
D’avoir à grimper tout seul55 ?
L’idéal, l’absolu, l’infini sont autant de carburants pour alimenter une âme en
incandescence56. Mais le secret du trésor dont la poète est la dépositaire (réf. à la p. 88)
comporte un lourd tribut à payer : celui d’être seule dans la dure ascension vers le ciel.
Dans une lettre à sa grande amie Susan Gilbert, elle écrivait : « les Montagnes, intimes
la Nuit et arrogantes à Midi57 ». Les montagnes paraissent donc moins insaisissables dans la
noirceur, plus proches de l’âme, à égale distance entre le rêve et la page blanche. Dans
l’intimité de la nuit, dans le silence feutré de la maison, il y a tout le champ de l’art poétique
pour la poète qui, en 1860, soit au début de sa période d’intense activité créatrice, en a fait sa
maison :
J’habite le Possible – Maison plus belle que la Prose –
Aux plus nombreuses Fenêtres –
Et mieux pourvue – en Portes58 –
Elle ajoutera en 1865, c’est-à-dire à la fin de cette période d’intensité, qu’elle a « l’errance,
pour foyer59 ». Habiter cette maison qu’est la poésie, « maison plus belle que la prose », c’est
devenir assez grande pour voir surgir un nouveau jour « du haut des montagnes ». Pour Emily
Dickinson, l’écriture poétique est essentiellement un acte de foi. Et pour la poète recluse,
c’est également un espace sans murs ni frontières, d’où elle peut interroger l’univers en toute
55 Ibid., p. 1281. 56 Gil Pressnitzer, « Emily Dickinson. La recluse incandescente », op. cit., [en ligne]. 57 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, op. cit., p. 133. 58 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 441-443. 59 Ibid., p. 887.
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liberté, faisant fi des diktats de la tradition littéraire et des principes religieux du puritanisme
ambiant.
À cet égard, le volcan occupe une fonction particulière dans la poésie dickinsonienne.
Le volcan y est évoqué 16 fois sous les termes suivants : Vésuve, Etna, Pompéi, Ténérife,
Chimborazo, Popocatépetl, volcan, lave, cratère, volcanique. Incidemment, il y a tout lieu de
croire qu’Emily Dickinson ait appris l’origine volcanique des Berkshires60 dans ses cours de
géographie suivis au collège Mount Holyoke. À chaque fois que le volcan est évoqué, le
poème laisse entrevoir un feu qui couve, une force près de la passion et de la sensualité. Le
volcan est en quelque sorte l’envers de la montagne, le lieu du désir, de l’interdit et de la
passion contenue :
Ma vie était – un Fusil chargé – Posé dans un Coin – jusqu’au Jour
Où le Propriétaire passa – m’identifia –
Et M’emporta – […]
Et chaque fois que je parle pour Lui
Les Montagnes immédiatement répondent –
Et quand je souris, une lumière si cordiale
Luit sur la Vallée –
Que c’est comme si le visage du Vésuve Laissait sourdre son plaisir61 –
L’hypothèse d’un « fusil chargé » comme étant la parole libérée par la création poétique se
justifie si on considère qu’entre 1862 et 1865, Emily Dickinson a écrit pas moins de
849 poèmes, ce qui représente près de la moitié de toute son œuvre, et ce, sans tenir compte
de la centaine de poèmes non datés62. Or, le poème a été écrit en 1863, soit en plein milieu
de l’explosion créatrice. Il traduit un état d’effervescence qui rappelle l’éruption d’un volcan,
réponse de la montagne à un trop-plein. Dans une véritable logorrhée, tout ce qui veut être
dit fait contrepoids à l’enfermement du milieu ambiant. L’écriture poétique agirait donc
comme une catharsis, une soupape de sécurité capable d’endiguer la nature passionnée de la
poète.
60 Mary Adele Allan, Around a Village Green, Northampton, Massachusetts, Krausher Press, 1939, p. 65.
Cité dans Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 309. 61 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 715-717. 62 Ibid., p. 1375-1376.
94
Contrairement à la montagne inaccessible que la poète observe de sa fenêtre, il y a
tout près un autre versant, un autre volcan, d’où peut surgir une flamme violente :
Il est des Volcans plus près d’ici
Je grimpe une marche de Lave À n’importe quel moment si l’envie me prend
Je peux contempler un Cratère
J’ai le Vésuve à la Maison63 –
L’idée de verticalité est présente avec les mots « grimpe une marche », mais plutôt que lever
les yeux vers le ciel, c’est au fond d’un cratère que le regard se tourne. « Le vide s’appréhende
verticalement64 », affirme Claire Malroux. On sent tout l’esprit de la « nonne rebelle » qui
n’a pas peur de regarder les deux versants de l’au-delà : l’extase et l’agonie, le paradis et la
tombe. Et ce « Vésuve à la maison » pourrait bien être le poème lui-même. À Thomas
Wentworth Higginson, elle avouait que la poésie la laissait « nue et calcinée65 ». L’écriture
s’avère donc pour Emily Dickinson aussi insaisissable que la montagne derrière sa fenêtre
et, du même souffle, aussi intime que le feu intérieur qui nourrit son univers poétique.
La verticalité dans le motif de l’oiseau
Dans le paysage dickinsonien, l’oiseau, symbole par excellence de la liberté, est très
présent66. Comme nous le verrons plus loin, l’oiseau, à l’instar de la montagne, touche au
ciel. Le suivre dans son ascension élève le regard et l’âme :
L’Être est un Oiseau Semblable au Duvet
Qu’une Douce Brise fait flotter
Sur l’Ensemble des Cieux67 –
Les deux premiers vers évoquent le proche, le sensuel, l’intime. Au premier abord, ce duvet
semble à portée de main. En effet, il fait penser à un oisillon, à un caneton, à un petit qui ne
63 Ibid., p. 1297. 64 Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 205. 65 Cité dans ibid., p. 186. 66 Sur les 333 termes faisant référence à l’oiseau, 227 expriment avec plus ou moins de force l’idée de
verticalité. 67 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 439.
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vole pas encore. On imagine la poète ayant envie de toucher le duvet du bout des doigts ou,
mieux encore, de se laisser caresser par lui. Mais rien n’est plus insaisissables que des plumes
poussées par le vent, comme l’écrit la poète dans les deux vers suivants. Et les voilà flottant,
ces plumes, non pas vers ou sous les cieux, mais au-dessus d’eux, dans l’éternité du paradis,
inatteignable. Emily Dickinson fait de l’oiseau, et notamment du merle d’Amérique qu’elle
affectionnait particulièrement, « une des plus belles métaphores de sa poésie : symbole de
création, de liberté, de renouveau du langage, il incarne le poète américain par excellence68 ».
En effet, la voix de l’oiseau et ses multiples résonnances, tel le chant « le plus triste »,
« le plus doux », « le plus flou69 »), correspondent au langage poétique chargé de
réminiscences. C’est dans ces termes que Dickinson expose sa vision poétique :
C’est Lui – le Poète – Qui Dévoile, les Images –
Et Nous qui – par Contraste – Héritons –
D’une éternelle Pauvreté70 –
Semblable à l’oiseau qui fait découvrir un pan du ciel sans permettre pour autant d’y entrer,
le poète est celui qui lève un peu du voile cachant le réel, mais ce n’est qu’un reflet qui est
révélé. Emily Dickinson reste avec « une éternelle Pauvreté », sa soif d’absolu nourrie par le
manque. En fait, écouter la voix du poème n’est pas sans risque :
L’oreille peut briser le cœur humain
Au vif comme un javelot.
On voudrait que le cœur ne soit pas Si dangereusement près de l’oreille71.
Tout comme le chant de l’oiseau, la voix poétique peut faire surgir la joie ou la tristesse,
l’extase ou la douleur. Emily Dickinson écrit au « vif » de son être, à partir du moindre
tressaillement intérieur provoqué ici par le trille d’un merle, là par la perte d’un être cher.
Écrire avec le cœur « dangereusement près de l’oreille » exige de la poète une attention
soutenue à soi-même et une conscience aiguisée du monde, et ce, au prix du plus total
engagement.
68 Charlotte Melançon, La prison magique, op. cit., p. 112. 69 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1353. 70 Ibid., p. 423. 71 Ibid., p. 1355.
96
Emily Dickinson possédait l’art de glisser, dans un poème, du concret à l’abstrait, de
l’immense au minuscule. Ainsi en est-il du vol de l’oiseau et de celui de la mouche. Alors
que le premier s’envole vers le ciel et le paradis, la mouche représente une réalité près de la
terre et de ses contingences. Mentionnons que la poète s’est souvent comparée à un
moucheron comme dans ce poème :
Un Moucheron qui aurait eu aussi peu –
À manger que moi – serait mort de faim –
[…] Je n’avais pas non plus – comme le Moucheron –
Le privilège de m’envoler
Pour me chercher à Dîner72
C’est d’une faim d’infini dont il est question dans ce poème. La poète oscille entre
l’infiniment petit de la miette à l’infiniment grand des cieux73. Alors que l’élan vertical de
l’oiseau évoque le bonheur auquel on aspire dans l’au-delà, la mouche avec ses zigzags
effleurant horizontalement le sol devient, dans un des plus beaux et singuliers poèmes
d’Emily Dickinson, le dernier rempart contre la mort :
J’entendis bourdonner une Mouche – à ma mort – Le Silence dans la Chambre
Était comme le Silence de l’Air –
[…]
Je léguai mes Souvenirs – Cédai Toute part de moi
Cessible – et c’est alors
Qu’une mouche s’interposa –
Avec un Bourdonnement Bleu – incertain – trébuchant –
Entre la lumière – et moi74 –
La mort se déroulait normalement : le silence, l’esprit qui capitule, le corps qui cède. Puis,
un événement dérisoire, absurde, vient s’interposer. Le bourdonnement inopiné de la mouche
fait obstacle un moment à l’inéluctable, sans toutefois ramener la personne à la vie. Le
critique Pierre Nepveu écrit :
La grandeur d’Emily Dickinson est toute là : dans cette façon qu’elle a de saisir la
limite de la conscience, en dehors de tout pathos, de tout mélodrame. Habiter le
monde, reconnaître l’ordre des choses devient alors chez elle le contraire du
72 Ibid., p. 421 73 Françoise Delphy, Emily Dickinson, op. cit., p. 449. 74 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 551-553.
97
conformisme : dans cet espace enclos, la conscience sévit à l’excès, avec une sorte
d’allégresse et parfois un humour teinté de préciosité75.
Comme l’oiseau se tient à la frontière entre la terre et le ciel, la mouche de ce poème est en
quelque sorte une plongée en apnée jusqu’à la frontière qui sépare la vie de la mort. C’est
tout le génie d’Emily Dickinson qui se révèle dans cette métaphore. Du bourdonnement d’une
simple mouche, la poète réussit à saisir cette fraction de seconde où s’engouffre l’éternité.
La verticalité dans le motif de l’arbre
L’arbre est également un élément représentatif, quoique de façon moins prégnante,
du vertical présent dans la poésie d’Emily Dickinson76. Dans un poème de 25 vers – ce qui
est plutôt long pour ce maître de l’ellipse et de la concision – la poète fait l’éloge du pin
qu’elle contemple de sa fenêtre :
De ma Fenêtre j’ai comme Paysage
Juste une Mer – avec une Tige – Si l’Oiseau et le Fermier – considèrent que c’est un « Pin » –
C’est leur Affaire –
Ce pin, elle le décrit comme étant une « péninsule vertigineuse », à mi-chemin entre la terre
et le ciel, qui « inspire notre foi – ». Quand le vent traverse l’arbre, c’est la voix du divin
qu’elle entend. Et la poète de se demander dans la dernière strophe :
Ce Pin à ma fenêtre était-il un « Membre De la Royale » Infinité ?
Ces Intuitions – sont des introductions à Dieu –
Qu’il faut par conséquent – révérer77 –
Pour reprendre le propos de Charlotte Melançon, « l’arbre définit d’abord une spiritualité de
l’invisible78 ». L’oscillation entre le dehors et le dedans, entre l’extase et l’agonie, se retrouve
dans le motif de l’arbre, visible par son feuillage et invisible par ses racines. Le poète Philippe
Jaccottet décrit l’arbre comme étant « quelque chose qui se nourrit du sol pour mieux s’élever
75 Pierre Nepveu, « Emily Dickinson : l’existence en danger », op. cit., p. 55. 76 Sur les 157 termes apparentés à l’arbre, 98 évoquent la verticalité. 77 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 783-785. 78 Charlotte Melançon, La prison magique, op. cit., p.158.
98
vers la légèreté des hauteurs en éclairant, en animant ce qui l’entoure79. » Ainsi, rompant
avec les mœurs religieuses de son temps, c’est par le monde sensible qu’Emily Dickinson se
tourne vers l’au-delà :
« Le Ciel » – c’est ce que je ne peux attraper !
La Pomme sur l’Arbre – Pour autant qu’elle – pende – inatteignable –
Ça – c’est « le Ciel » – pour Moi80 !
La poésie dickinsonienne est le reflet constant à la fois d’un esprit libre-penseur bien ancré
dans le concret de la vie et d’une attitude de vénération devant le sacré. Claire Malroux
mentionne avec justesse : « Pour aussi profondément que l’on pénètre dans la chambre
intime, parfois au cœur du vide, jamais on ne perd de vue la planète et ses irisations, comme
vues de loin ou d’une cime81. » Emily Dickinson voit le monde qui l’entoure comme un
paysage de signes. C’est pourquoi son univers poétique, quoique réduit physiquement à la
maison paternelle, et à la fin de sa vie à sa chambre, a une telle portée universelle. Plus son
espace rapetissait, plus son œuvre poétique prenait de l’ampleur, et ce, non seulement en
quantité mais également dans sa thématique dont la verticalité est un des aspects82. De sa
petite chambre, c’est tout un continent que la poète contemplait :
Il n’est besoin pour donner grand air à l’existence –
Que de se souvenir Que le Gland par terre
Est l’œuf dans lequel les forêts
Préparent leurs Cimes83 !
Il y a dans ce poème un glissement de sens qui part du minuscule pour rejoindre le vaste. On
reconnaît ici l’art où excellait Dickinson de transformer l’infiniment petit en un espace aux
frontières illimitées.
Ce glissement de sens opère également à l’inverse. Le motif de l’herbe, à propos de
laquelle la poète a beaucoup écrit, est le pendant de l’arbre, tout comme le volcan l’est par
79 Philippe Jaccottet, L’Effraie, Paris, Gallimard, 1955, p. 76. 80 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 273-275.
81 Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 21.
82 À son décès, la sœur d’Emily Dickinson, Lavinia, a trouvé dans les tiroirs de la commode de son aînée des
centaines de poèmes, dont certains reliés dans des cahiers cousus à la main. La poète avait donné l’instruction
de détruire à sa mort sa correspondance, mais aucune concernant ses poèmes. C’est grâce à ce silence que
nous pouvons aujourd’hui lire sa poésie. 83 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 63.
99
rapport à la montagne et la mouche, à l’oiseau84. Parfois, l’herbe apporte à la vie un côté
inoffensif, insouciant, voire rassurant. Alors qu’elle devait prendre soin de la maisonnée en
raison de la maladie de sa mère, la poète écrivait à une amie qu’elle aurait voulu être « un brin
d’herbe ou un bébé pâquerette85 ». Et plus tard, elle écrit dans un poème :
L’Herbe a si peu à faire,
Une Sphère de simple Vert – N’ayant qu’à couver les Papillons,
Et tenir compagnie aux Abeilles
Et se balancer tout le jour sur de jolies chansons […]
L’Herbe a si peu à faire,
Je voudrais être – Foin86 –
Il est révélateur qu’elle ait adopté avec ses proches le surnom de Daisy, sachant que la
pâquerette est une fleur des champs parmi les plus communes. C’est dans ces termes que la
poète établit elle-même le contraste entre la montagne et l’herbe :
On dit que l’Himalaya s’est penché
Vers l’humble Pâquerette87 –
Ainsi, à la majesté qu’incarne le pin et aux réflexions sur la vie spirituelle que sa
contemplation suscite, le brin d’herbe oppose la légèreté et le jeu : « couver les papillons »,
« tenir compagnie aux abeilles » et « se balancer tout le jour ». Mais l’herbe pousse aussi sur
les tombes et, à ce moment, il n’y a plus de place pour l’insouciance :
Nous ne jouons pas sur les Tombes– Parce qu’il n’y a pas de Place –
En outre – ce n’est pas plat – ça penche88
Sous l’ironie qui teinte ce poème, c’est un regard oblique que la poète plonge vers l’en deçà,
dans cet espace où « sous le gazon » se terre une « insécurité » qui provoque l’effroi89. Ce
regard traduit une verticalité à l’inverse du mouvement vertical vers l’au-delà provoqué par
la contemplation de l’arbre. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’objet de la quête
84 Emily Dickinson tenait un herbier qui comptait plus de 400 espèces. Charlotte Melançon, La prison
magique, op. cit., p. 133. 85 Cité dans Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, op. cit., p. 71. 86 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 353-355. 87 Ibid., p. 437. 88 Ibid., p. 559. 89 Ibid., p. 1329.
100
spirituelle demeure insaisissable. Seule l’écriture permet à la poète d’entrebâiller la fenêtre
qui la sépare du sacré.
La verticalité dans la triade montagne-oiseau-arbre
Nous avons jusqu’ici abordé le thème de la verticalité en utilisant chacun des motifs
de la montagne, de l’oiseau et de l’arbre pris individuellement. Or, nous avons recensé une
douzaine de poèmes dans lesquels les trois motifs sont exploités, ce qui renforce le thème de
la verticalité dans le paysage dickinsonien. Nous avons retenu des extraits de trois d’entre
eux, qui nous sont apparus particulièrement riches de sens en ce qui concerne le saisissement.
Dans le poème suivant, nous retrouvons Emily Dickinson, assise à sa table d’écriture, avec
des interrogations qui nous rappellent celles exprimées deux ans plus tôt (réf. à la p. 91) :
Comment les vieilles Montagnes s’écoulent avec le Soleil couchant
Comment les Sapins du Canada flambent – Comment le Hallier Obscur est drapé d’Escarbilles
Par ce Sorcier de Soleil –
Comment les vieux Clochers manient l’Écarlate
Jusqu’à une Circonférence parfaite –
Ai-je la lèvre du Flamant
Pour oser le raconter90 ?
Cependant, l’impatience joyeuse qui caractérisait précédemment la succession de questions
de Dickinson s’est estompée pour faire place à une forme de gravité. Le temps a passé, les
montagnes ont vieilli, les clochers aussi. Ce n’est plus l’espérance d’un matin qui habite la
poète, mais le poids d’un monde où, inéluctablement, les sapins offrent une dernière flambée
avant que « le feu se retire » dans la nuit. Le choix de « hallier » au troisième vers ouvre sur
une double signification se rattachant à la fois à l’arbre et à l’oiseau. Il s’agit d’un terme
surtout employé pour définir un buisson touffu, mais il désigne aussi le filet de chasse pour
attraper le petit gibier telle la caille. Dans un sens métaphorique, le hallier fait allusion aux
dogmes et aux lois91. Dans le qualificatif « obscur » qui lui est accolé, on peut y percevoir
90 Ibid., p. 291-293. 91 Le Trésor de la Langue Française informatisé (TLFi), [en ligne] http://www.stella.atilf.fr (Consulté le
11 novembre 2019).
101
une poète rébarbative à la rigidité des préceptes religieux et sociaux de son époque. Toutefois,
le hallier, tout comme l’ensemble du poème, est traversé de fulgurance : « escarbilles »,
« écarlate », « saphir », « flambeau ». Ce moment des dernières clartés, Emily Dickinson se
demande si elle pourra les sauver de l’oubli avec sa « lèvre de flamant ». Les derniers vers
font référence à de grands peintres italiens de la Renaissance :
Ce sont les Visions qui effleurèrent Guido –
Titien – se tut à jamais –
Dominiquin fit tomber son crayon – Paralysé, d’Or –
Pour la traductrice Françoise Delphy, la comparaison « à son avantage » avec ces peintres
est un exemple de la fausse modestie dont faisait parfois preuve Emily Dickinson. Ce pourrait
être aussi, d’après elle, un trait de l’humour caustique de la poète qui se moque ainsi de ceux
faisant étalage de leurs connaissances92. Pour notre part, nous y voyons plutôt l’illustration
parfaite du saisissement tel qu’il se manifeste devant une peinture représentant un monde en
lien avec la nature visible et sensible. Dans ces vers, la poète est submergée par la beauté
fugace du paysage, impossible à saisir entièrement. Et pourtant, le poème est là, couché sur
la page, faible écho que l’écriture a réussi à arracher à la disparition. L’évocation du flamant,
qui réussit à voler malgré sa pesanteur, doté d’un long bec courbé, unique chez les oiseaux,
représente la poète désirant s’extirper du poids de la contingence pour s’élever avec des mots
tracés d’une plume singulière comme autant de grands coups d’ailes vers l’au-delà. Mais ce
désir ne suffit pas :
J’ai eu ta Lettre, et les Oiseaux –
Les Érables ne savaient pas que tu arrivais – Je t’assure – ils ont rougi jusqu’aux Oreilles –
Mais Mars, pardonne-moi – mais
Toutes ces Collines que tu m’as laissées à Peindre –
Il n’y avait pas de Pourpre qui convenait – Tu avais tout pris avec toi93 –
La couleur pourpre, depuis toujours associée à la religion, notamment catholique et
anglicane, conserve une aura de sacré. C’est le symbole de la royauté. En faisant le choix de
92 Guido Reni, dit le Guide (1575-1642), Le Titien (1477-1576) et Domenico Zampieri, dit le Dominiquin
(1581-1641). Voir la note de Françoise Delphy dans Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 1361. 93 Ibid., p. 1085.
102
se vêtir uniquement de blanc, Emily Dickinson endosse l’uniforme d’une autre religion,
d’une autre royauté : celui de la poésie94.
Finalement, un poème nous semble offrir la quintessence des différents aspects
explorés dans cet essai, poème dont un extrait a d’ailleurs servi à amorcer notre critique
thématique (réf. à la p. 87) :
Avant qu’on ne m’arrache l’œil –
J’aimais autant voir clair
[…] Mais si on me disait, Aujourd’hui,
Que je pourrais avoir le Ciel
Pour moi, je vous dis que mon Cœur
Se fendrait, poussé par mon immensité –
Les Prés – à moi –
Les Montagnes – à moi – Toutes les Forêts – des étoiles à Discrétion –
Autant de midis, que je pourrais en prendre –
Entre mes yeux finis –
Les Mouvements des Oiseaux qui Plongent –
La Route d’Ambre du Matin –
À moi – pour les regarder quand l’envie m’en prendrait, Cette nouvelle me foudroierait95 –
Ces vers expriment bien toute la soif d’absolu qui animait Emily Dickinson. On y sent le
frémissement d’un être en proie à une extase quasi métaphysique, qui aime « autant voir
clair », dont le « cœur se fendrait » s’il pouvait « avoir le ciel ». L’avidité de la poète, traduite
par la répétition de « à moi », correspond à « l’immensité » du ciel. Mais son désir ne peut
être satisfait ici-bas, car s’il l’était, elle serait « foudroyée ». Gilles Farcet écrit à ce propos :
Emily fait corps avec l’instant […] Le paradis se gagne par une adhésion sans réserves
[sic] à la seconde présente. […] Située à la pointe de l’extra-vagance et de la
singularité, cette extase, paradoxalement, semble bien abolir l’individualité, ou plutôt l’élargir aux dimensions de l’univers96.
En adoptant un mode de vie basé sur une ascèse de l’effacement (par exemple : réclusion,
robe blanche, surnom Daisy, identification à une mouche), Emily Dickinson se fait le
94 Ce choix vestimentaire correspond approximativement au moment où Emily Dickinson se retire du monde,
soit vers 1860. Voir l’essai « Une petite robe blanche », dans Charlotte Melançon, La prison magique, op. cit.,
p. 15-58. 95 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p.303. 96 Gilles Farcet, « L’individualisme cosmique », dans Liberté. vol. 28, no 2 (1986), p. 74.
103
réceptacle de tout ce qui vibre dans l’univers, intime ou infini, et dont la pulsation résonne
dans la scansion de ses vers. Par ce choix de l’effacement, elle devient en quelque sorte
l’incarnation même de la poésie.
Ce dernier poème de la triade est un condensé du paysage dickinsonien en adéquation
avec le parcours que nous avons suivi. Le thème de la verticalité s’y déploie à la faveur de la
montagne, de l’arbre et de l’oiseau. On y retrouve le ciel, le matin et l’ambre, cet or qui fuit
dès que la poète veut s’en approcher. Mais dès le premier vers, il est question du regard. C’est
un regard fixé sur l’invisible, qui ne détourne pas les yeux de l’essentiel. C’est le regard
d’Emily Dickinson qui, même au risque d’avoir « l’œil arraché », se laisse saisir par
l’insaisissable.
104
Conclusion
Nous avons exploré dans cet essai le thème de la verticalité en mettant en relation les
manifestations du saisissement avec le paysage dickinsonien, et ce, à travers les motifs de la
montagne, de l’oiseau et de l’arbre. Ce parcours nous a permis de pénétrer dans un langage
poétique enraciné dans la capacité ontologique de l’être humain à s’émerveiller.
Contemporaine du poète et philosophe Ralph Waldo Emerson, Emily Dickinson a
certainement été influencée par ses écrits, particulièrement par le transcendantalisme dont il
était le chef de file97. L’idée maîtresse de ce mouvement, à la fois littéraire, philosophique et
spirituel, était le self-reliance, à savoir la capacité de prendre appui sur soi, et la conviction
que la nature et l’homme sont essentiellement bons, chacun étant un miroir l’un pour l’autre.
Cette influence explique, dans une certaine mesure, qu’Emily Dickinson ait été autant le sujet
que l’objet de sa poésie. La poète cultivait une qualité de présence à ce qui se passait au-
dedans comme au-dehors, une attitude qui, comme nous l’avons vu, pouvait la conduire à
l’extase. Cette intimité avec soi-même et avec le monde, qui se manifestait par l’utilisation
fréquente du « je », a servi d’inspiration pour toute une génération de poètes de la deuxième
moitié du 20e siècle98. Puisant aux sources de leur vécu personnel, ces poètes dits
confessionnalistes comptaient parmi leurs rangs Robert Lowell, Sylvia Plath99, Anne Sexton
et John Berryman, pour n’en nommer que quelques-uns.
Alors qu’Emily Dickinson est reconnue comme l’une des plus grandes poètes
américaines de tous les temps, elle est par contre méconnue dans le monde francophone en
dehors des cercles restreints du milieu littéraire. De prime abord, l’intérêt pour celle que
97 Bien qu’Emerson ait donné plusieurs conférences à Amherst et qu’il ait même dormi une nuit chez son frère Austin, il n’est pas avéré qu’Emily Dickinson se soit entretenue avec lui. Cependant, il ne fait aucun
doute qu’elle connaissait ses écrits à propos desquels elle a pu avoir des échanges avec ses amis. Dans Gilles
Farcet, L’individualisme cosmique, op. cit., p. 70. 98 Le pronom personnel « je » est utilisé 1 682 fois dans les 1 789 poèmes d’Emily Dickinson. Dans Françoise
Delphy, Poésies complètes, op. cit., p. 1. 99 La filiation est encore plus forte quand on sait que la mère de Sylvia Plath était une fervente admiratrice
d’Emily Dickinson. Voir l’article de Anne Jamison, « Emily Dickinson and Her Literary Descendants: A
study of how a great American poet shaped women’s poetry in 20th-century America », dans The Common
Reader. A Journal of the essay, 2018, [en ligne].
https://commonreader.wustl.edu/c/emily-dickinson-and-her-literary-descendants/
(Consulté le 24 novembre 2019).
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d’aucuns considèrent comme un personnage de roman, intérêt qui remonte tout au plus à une
trentaine d’années, résulte en grande partie de la curiosité qu’éveille sa vie singulière.
Cependant, la traduction récente de ses poèmes et de sa volumineuse correspondance
contribue à détourner les réflecteurs de l’anecdote pour éclairer ce qui est essentiel : une
poésie riche, lumineuse et résolument avant-gardiste. Dans une lettre à son correspondant
Thomas Wenworth Higginson, Emily Dickinson écrivait :
Comme si je demandais à l’Orient S’il me destine un Matin
Et que levant ses Vannes pourpres
Il me fracasse d’Aube100 !
Les « vannes pourpres » évoquent le véritable déluge de mots qui a jailli entre les doigts de
la poète, un déluge capable de la « fracasser d’aube ». 1789 poèmes et un millier de lettres
sont autant de vagues qui continuent de se déverser sur notre monde. Jorge Luis Borges écrit
à son sujet : « Pour moi, Emily Dickinson, aujourd’hui, c’est une voix claire […], ce n’est
pas une paisible poussière, non… c’est une voix vivante qui continue et continue et qui nous
parle101. » La vacuité qui prévaut actuellement dans notre société exige que nous puissions
entendre une voix claire, capable de s’élever pour interroger l’immensité du ciel, animée par
une foi qui va au-delà des apparences et, dans un même souffle, apte à capter le murmure de
l’âme.
Cet essai a cherché à apporter un germe de réponse, non au mystère entourant la vie
d’Emily Dickinson, mais à celui qui est au cœur même de sa poésie, à la fois proche et
insaisissable. Dans ce parcours, nous avons tenté de suivre l’itinéraire qu’emprunte le
thématicien Jean-Pierre Richard dans l’étude des œuvres littéraires. Une des caractéristiques
de la critique richardienne est, comme nous l’avons vu précédemment, de laisser le plus de
place possible à la voix de l’auteur. C’est dans cet esprit que Richard commence très souvent
son exploration par une citation tirée des mots mêmes de l’œuvre et la termine de la même
façon. Pour respecter le cadre théorique qui a servi d’armature à notre travail et, également,
100 Emily Dickinson, Lettres aux amies et amis proches, op. cit., p. 288. 101 Jorge Luis Borges, Entretiens sur la poésie et la littérature, suivi de Quatre essais sur J. L. Borges, trad.
de l’anglais par François Hirsch, Paris, Gallimard (NRF essais), 1990, p. 20.
106
parce que ce poème a été à l’origine de notre projet de recherche, nous laisserons donc la
voix d’Emily Dickinson livrer un dernier message :
Ceci est ma lettre au Monde
Qui jamais ne M’a écrit –
Simples Nouvelles racontées par la Nature – Avec une tendre Majesté
Elle confie son Message À des mains que je ne vois pas –
Par amour pour Elle – Doux – compatriotes –
Jugez-Moi – avec tendresse102
102 Emily Dickinson, Poésies complètes, op. cit., p. 485-487.
107
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