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CHRISTIAN MORISSETTE
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L’UNITÉ DE L’INTELLIGENCE HUMAINE SELONTHOMAS D’AQUIN
Mémoire présentéà la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l’obtention du grade de maître ès arts (M.A.)
FACULTÉ DE PHILOSOPHIE UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
AVRIL 2004
© Christian Morissette, 2004
RÉSUMÉ
Lorsqu’il traite de !’intelligence humaine dans le traité De l’âme, Aristote distingue deux principes intellectifs : l’intellect possible et l’intellect agent. Comment cette distinction de deux intellects se concilie-t-elle avec le fait d'une intelligence unique, et pourtant complète, en chaque homme? Thomas d’Aquin aide à résoudre cette apparente duplicité. Dans un premier temps, il faut savoir que la pensée humaine requiert, pour son intellection, un principe en puissance : l’intellect possible. La nécessité de pareil intellect apparaît à l’examen de son objet propre : l’universel. Toutefois, considérer le mode d’existence de l’universel fait apercevoir la nécessité qu'un autre principe intelligent intervienne en l’homme, un principe actif : l’intellect agent. Mais alors, comment sauvegarder l’unité de !’intelligence humaine? Comment concevoir une intelligence unique avec deux intellects? Ces deux intellects constituent en fait deux facettes d’une même réalité. Leurs actes sont complémentaires et peuvent s'effectuer tous les deux dans la même intelligence. La solution ultime de tout ce problème réside toutefois dans la mise en évidence de l’unité profonde de la personne humaine.
TABLE DES MATIÈRES
Page
RÉSUMÉ.................................................................................................................... i
TABLE DES MATIÈRES.......................................................................................... ii
INTRODUCTION....................................................................................................... 1
CHAPITRE I : L’INTELLIGENCE HUMAINE : INTELLECT POSSIBLE
l.lUn objet spécifique : l’universel......................................................................... 61.1.1 La perception sensible.............................................................................. 7
1.1.1.1 La réalité extérieure ........................................................................ 71.1.1.2 La représentation sensorielle .......................................................... 81.1.1.3 La faculté sensitive ......................................................................... 10
1.1.2 L’image interne ........................................................................................ 101.1.2.1 Le sensible et les facultés internes .................................................. 101.1.2.2 La singularité de la représentation interne ..................................... 12
1.1.3 L’universel, objet immatériel ................................................................... 131.1.3.1 La représentation intelligible .......................................................... 131.1.3.2 La faculté intellectuelle .................................................................. 14
1.2 Une opération passive : la spécification .............................................................. 151.2.1 Une faculté en puissance ......................................................................... 16
1.2.1.1 Nature de la connaissance : l’assimilation.................................... 161.2.1.2 La similitude en acte...................................................................... 171.2.1.3 La similitude en puissance ............................................................. 18
1.2.2 Un objet en acte ....................................................................................... 191.2.3 Une actualisation : la spécification.......................................................... 22
1.3 Une faculté proportionnée : l’intellect possible ................................................... 261.3.1 Immatérialité ............................................................................................ 271.3.2 Incorruptibilité ......................................................................................... 311.3.3 Indétermination ........................................................................................ 331.3.4 Accidentalité ............................................................................................ 35
CHAPITRE II : L’INTELLIGENCE HUMAINE : INTELLECT AGENT
2.1 Un objet en puissance : l’universel .................................................................... 402.1.1 Empirisme présocratique ......................................................................... 412.1.2 Idéalisme platonicien ............................................................................... 412.1.3 Réalisme aristotélicien ............................................................................. 45
2.1.3.1 Les erreurs de Platon : impossibilité de l’universel en acte ...........45
2.1.3.2 La théorie de l’intellect agent : !’universel en puissance ...............492.2 Une opération active : !’abstraction..................................................................... 51
2.2.1 La connaissance humaine provient du sensible ....................................... 522.2.2 Un objet connu mais non intellectuel : le sensible externe ..................... 542.2.3 Un objet intellectualisable : l’image interne ............................................ 552.2.4 Une opération qui intellectualise : 1 ’immatérialisation ........................... 56
2.3 Une faculté en acte : l’intellect agent................................................................... 602.3.1 Immatérialité ............................................................................................ 612.3.2 Incorruptibilité ......................................................................................... 622.3.3 Impassibilité ............................................................................................. 632.3.4 Actualité ................................................................................................... 65
CHAPITRE III : L’INTELLIGENCE HUMAINE : UNITÉ
3.1 Une seule intelligence, un seul intellect? ............................................................. 693.1.1 Avicenne et Alexandre d’Aphrodise : un intellect agent hors de l’âme 703.1.2 Thomas d’Aquin : l’intellect agent appartient à l’âme ........................... 723.1.3 Averroès : un intellect possible hors de l’âme ........................................ 753.1.4 Thomas d’Aquin : l’intellect possible appartient à l’âme ...................... 77
3.2 L’unité de l’homme .............................................................................................. 803.2.1 L’unité de !’intelligence ........................................................................... 81
3.2.1.1 Les intellects agent et possible, des parties de l’intelligence ........ 813.2.1.2 Les deux intellects, complémentaires dans leurs actions .............. 84
3.2.2 L’unité de l’âme et de la personne humaine ........................................... 873.2.2.1 L’âme humaine nécessite plusieurs facultés .................................. 873.2.2.2 L’âme est le principe unificateur................................................... 883.2.2.3 L’âme est un tout........................................................................... 903.2.2.4 L’action appartient au tout .............................................................. 91
CONCLUSION............................................... 95
99BIBLIOGRAPHIE
INTRODUCTION
2
Nécessité
Aristote écrivit de nombreux traités de philosophie naturelle. Un des plus importants, en
raison de son objet, est sûrement le traité De l’âme. Dans ce texte, aux chapitres quatre à sept
du troisième livre, Aristote traite de !,intelligence humaine. Il expose sa théorie de l’intellect
possible, de !,intellect agent et de !,intellect en acte. Cette théorie ne va pas nécessairement de
soi. En effet, !,intelligence est une faculté difficile à connaître; elle n’est pas directement
appréhendable par les sens, notre premier moyen de connaissance. Cependant, elle est, de
toutes les facultés humaines, celle qui distingue plus proprement l’homme de tout autre animal
et le fait participer à une vie différente. Il est impératif, dans ces conditions, de bien connaître
quelle est la nature de cette faculté, pour connaître l’être humain. Il ne convient donc pas que
la confusion s’installe, dans notre pensée, sur la nature de !,intelligence.1
Toutefois, des propos d’Aristote qui concernent !,intelligence, dans le traité De l’âme,
surgit un paradoxe. En effet, tout au début du cinquième chapitre du dernier livre de ce traité,
Aristote écrit : « Comme il y a dans la nature toute entière d’une part un principe qui fait
fonction de matière pour chaque genre de choses — et c’est ce qui est en puissance toutes ces
choses —, et d’autre part un principe causal et actif qui les produit toutes — telle la technique
par rapport à la matière —, il est nécessaire que dans l’âme aussi se trouvent ces
différences »2. À ce moment, le Philosophe introduit la faculté de l’intellect agent. Selon lui,
deux principes intellectifs coexistent dans l’âme humaine. Pourtant, Aristote maintient en
même temps qu’il y a qu’une seule intelligence en l’homme. Ainsi, dit-il, tout au début du
chapitre quatrième : « Venons-en à cette partie de l’âme par laquelle l’âme connaît et pense »3
et, au livre deuxième du même traité : « Quant à l’intellect et à la faculté spéculative, nous
n’avons pas encore d’évidence, mais il semble que ce soit un autre genre d’âme, et lui seul
peut être séparé, comme l’éternel du corruptible »4. Il n’est nullement question, dans ces
propos, d’une double intelligence. D’ailleurs, lorsque l’âme pense, il ne se produit pas deux
actes de compréhension ou d’intellection, mais un seul. De même, lorsqu’il parle de l’homme
1 Voir THOMAS D’AQUIN, Somme contre les Gentils, Éditions du Cerf, Paris, 1993, II, 61.2 ARISTOTE, De l’âme, trad. E. Barbo tin, Les Belles Lettres, Paris, 1989, III, 5, 430310-14.3 Ibid., III, 4, 429al0-ll.*/¿w¿,II, 2, 413b24-27.
3
comme d’un être rationnel, jamais Aristote ne prétend trouver en lui deux raisons. Tout cela
se trouve d’ailleurs confirmé par Thomas d’Aquin qui affirme, dans la Somme contre les
Gentils5, qu’il ne saurait y avoir trois âmes en l’homme, mais seulement l’âme intellective.6 Si
l’homme, donc, ne possède qu’une seule intelligence —j’entends non pas une intelligence
unique pour tous, mais qu’à chaque homme individuel appartient une intelligence propre, mais
unique —, comment pourrait-on lui reconnaître deux intellects : l’intellect possible et
l’intellect agent? Cela demande à être clarifié.
Mode
La pensée d’Aristote a ceci de particulier qu’elle a été abondamment lue et commentée
pendant la fin de l’Antiquité et pendant le Moyen Âge. Les commentateurs ne manquent donc
pas pour nous suggérer des éclaircissements sur la doctrine difficile de !'intelligence humaine :
Thémistius, Boèce, Alexandre d’Aphrodise, Simplicius, Averroès, Albert le Grand, Thomas
d’Aquin, pour ne nommer que ceux-là.
Il n'est pas possible, cependant, de consulter tous ces auteurs dans le cadre de ce bref
mémoire. Il nous faut sélectionner l’un d'eux et nous en tenir à lui. Thomas d’Aquin est tout
indiqué pour répondre à notre besoin. Ayant vécu à une époque relativement tardive, il a
intégré à sa pensée les trouvailles de ses prédécesseurs, en a relevé les erreurs, et a suggéré des
corrections pour elles. Thomas d’Aquin fut un auteur prolifique concernant les questions sur
l’âme et sur !’intelligence. Son jugement est particulièrement sûr.
Propos
Nous recourrons donc principalement à Thomas d’Aquin. Dans ce mémoire, c'est sa
pensée que nous nous proposons spécialement de mettre en lumière sur la question de
l’intellect humain. Nous ne considérons pas, cependant, que Thomas d'Aquin s'écarte
sensiblement d'Aristote, mais la clarté toute spéciale qu'il apporte à l'exposé aristotélicien
permet d'écarter des occasions que présente le verbe trop concis d'Aristote de nous engager sur
de fausses pistes. Thomas d'Aquin ne ressent pas le besoin de transformer la doctrine
aristotélicienne de l’intellect agent; plutôt, il rend plus accessible ce qui, chez Aristote, l'est
5 Voir Somme contre les Gentils, II, 58.
moins. Une telle chose est vraie pour le Commentaire au traité De l’âme, mais se vérifie
également dans la Somme Théologique, la Somme contre les Gentils, les Questions disputées
sur l’âme et aussi dans le Contra Averroistas. Il s’agit là des principaux textes dans lesquels
Thomas d’Aquin expose et clarifie la doctrine aristotélicienne des intellects agent et possible.
Nous découvrirons donc, à partir de ces traités, comment les conceptions d’Aristote sont
justifiables et se justifient.
Division
Le schéma d’ensemble demeure plutôt simple. D’abord, nous examinerons si
l’existence d’un principe intellectif est requis en l’homme. L’être humain est-il intelligent?
D'où nous en vient l’évidence? Il faudra partir de la connaissance sensible, comme Aristote le
fait lui-même, et remonter petit à petit vers un principe intelligent indéterminé et réceptif. La
considération de l'objet universel permettra de clarifier la question. Surgira alors la question
de la suffisance de ce principe : suffit-il pour expliquer une intellection complète? Nous faut-
il vraiment cet intellect qu’Aristote nomme agent ou sort-il gratuitement de l'invention
d'Aristote? Autrement dit, y a-t-il nécessité de le poser en l’homme? Platon, lui, n'a
nullement senti le besoin de pareil intellect dans sa théorie de la connaissance rationnelle.
Aucun besoin, quant à lui, de rien qui confère l'universalité et l’immatérialité à l'objet
intellectuel, dans la mesure où les universels existent déjà dans la réalité. Il les appelait
‘Idées’ ou paradigmes des réalités sensibles. Notre problème commandera de trancher sur
cette question de l'existence d'idées séparées. Une fois cela fait, nous arriverons au cœur du
problème : l'unité de l’homme. Comment se définit proprement !’intelligence présente en
l’être humain? C’est à ce moment précis que les textes de Thomas d’Aquin s’avéreront utiles.
Nous retrouvons, dans ces traités, certains passages clefs, qui permettront de faire saisir la
véritable nature de !’intelligence humaine. 6
6 Voir également Questions disputées sur l’âme, q.I, art. 11 et Somme Théologique, la, q.76, art.4.
CHAPITRE I
L’INTELLIGENCE HUMAINE : INTELLECT POSSIBLE
6
Lorsqu’il s’agit de connaître une faculté de l’âme, comment devons-nous procéder?
Convient-il d’examiner directement cette faculté, ou de considérer d'abord son activité, ou
encore de partir d'aussi loin que son objet, ce sur quoi elle porte? En tout, il faut procéder de
ce qui est déjà connu, vers ce qui ne l’est pas encore. Il faut expliquer l’inconnu par le connu.
En effet, l’inconnu, pour devenir connu, doit être ramené à quelque chose de déjà connu. Si,
au contraire, on tente d'accéder à ce qu'on ne connaît pas par quelque chose d’encore moins
connu, on n'explique pas, on obscurcit. Cette règle n'est pas nouvelle, elle est tout à fait
caractéristique de toute la tradition aristotélicienne, et souvent réitérée par Aristote même.
« La marche naturelle, c’est d’aller des choses les plus connaissables pour nous et les plus
claires pour nous à celles qui sont les plus claires en soi et plus connaissables; car ce ne sont
pas les mêmes choses qui sont connaissables pour nous et absolument. »7 L’intelligence, en
tant que faculté de l’âme, n’est connaissable que lorsqu’elle accomplit son opération,
intelliger, car rien de ce qui est en puissance n’est connaissable en tant que cela est en
puissance seulement. Il en va un peu comme pour une graine plantée en terre : tant qu’elle n’a
pas germé, elle demeure invisible, mais une fois que la plante a poussé, tout ce qu'il y avait de
potentiel et d'invisible dans la graine devient observable. De même, pour connaître l'existence
et la nature d'une faculté, il faut observer à quoi elle est en puissance : son activité. Connaître
l’activité d’une faculté, à son tour, autre potentialité, commande aussi de se tourner vers ce qui
lui donne perfection, vers ce qui est déjà réalisé et qu'elle tend à produire : son objet, pour une
faculté de connaissance. L’ordre approprié consistera donc d'aller de l’objet à l’activité, puis
de celle-ci à la faculté.
1.1 Un objet spécifique : l’universel
L’objet d’une faculté nous est mieux connu qu’elle. Cependant, l’objet de
!’intelligence ne nous est pas directement accessible. Comme nous le révèle Aristote, notre
connaissance débute avec les ensembles les plus mêlés et les réalités indistinctes8. Il en va
ainsi parce que nous saisissons premièrement le tout et le général et ensuite, par voie
d’analyse, les parties, les éléments et les principes des choses. En premier, le confus et ensuite
le distinct. C’est pourquoi Thomas d’Aquin note, qu’apercevant quelque chose au loin, « nous
7 ARISTOTE, Physique, trad. H. Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1996,1, 1,184al6-18.
7
percevons qu’il s’agit d’un corps avant de percevoir qu’il s’agit d’un animal, et cela avant de
percevoir qu’il s’agit d’un homme, et enfin qu’il s’agit de Socrate »8 9. Pour percevoir la
particularité de l’universel, il faut d’abord examiner l’objet de facultés plus manifestes, à
savoir les sens. Bref, pour connaître l’espèce intelligible, il convient de la distinguer d’un
objet de connaissance antérieur, l’espèce sensible.
1.1.1 La perception sensible
Est connu en premier ce qui est manifeste, et seulement ensuite ce qui est dissimulé,
dans la mesure, d'ailleurs, où ce qui est manifeste par lui-même l'éclaire. C’est en observant le
fonctionnement des facultés sensitives que nous deviendra manifeste la manière d’opérer de
!’intelligence. Aristote procède lui-même ainsi, examinant, en premier, l’opération des sens
pour apprendre quelque chose sur !’intelligence humaine. L’examen de la connaissance
sensible constitue la porte d’entrée qui permet d’atteindre la connaissance intellectuelle.
Ainsi, la connaissance que nous acquerrons sur la perception sensible éclairera notre
compréhension de 1’intellection. Portons d’abord notre attention sur la perception sensible.
1.1.1.1 La réalité extérieure
La sensation est une activité relative. En effet, il s’agit toujours de la sensation ‘de
quelque chose’. S’il n’y a rien à sentir, il est manifeste qu’il n’y aura aucune sensation. La
sensation est également une activité qui procède de la puissance à l’acte. C’est-à-dire que
l’homme passe d’un état potentiel de sensation, pendant lequel il ne perçoit rien de sensible, à
un état actuel où ses sens sont stimulés et appréhendent une réalité. Ainsi, lorsqu’un objet
affecte un sens, celui-ci subit un changement. Dans le cas de la sensation, l’objet qui stimule
le sens est une réalité extérieure. Le réel extérieur constitue ce ‘quelque chose’ de la
sensation. Toutefois, ce qui est perçu par le sens, ce n’est pas la réalité extérieure selon tout
son être et ses attributs.10 L’œil perçoit la couleur, l’ouïe le son, l’odorat l’odeur, le sens du
goût le goût et le toucher les qualités tactiles comme le chaud, le froid, le rude, le lisse, etc.
Autrement dit, la réalité extérieure est connue par les sens selon certaines caractéristiques
8 Voir ibid., I, 1,184321-23 et ss.9 THOMAS D’AQUIN, Commentaire à la Physique d’Aristote, trad. Y. Pelletier, I, leçon 1, §11.10 Voir Contre les Gentils, I, 3.
8
seulement. L’œil ne perçoit pas le cheval. Affirmer que l’œil voit un cheval constitue un
élargissement de langage. L’objet propre de la vision est la couleur. Certes, la vue perçoit de
l’objet certaines autres propriétés comme sa forme, sa figure, sa limite, mais, ce qui distingue
proprement ce que la chose est en elle-même, ce n’est pas la vue, mais une faculté plus élevée.
L’objet propre du sens, c’est donc la réalité extérieure, mais en tant qu’elle possède certaines
qualités ou propriétés qui peuvent induire un changement dans l’organe du sens. Ces qualités
sont les qualités sensibles capables d’affecter les sens. « Or le sens est une puissance passive
dont la nature est de pouvoir être modifiée par un objet sensible extérieur. L’objet extérieur,
cause de changement, est ce que le sens perçoit essentiellement. »1I
1.1.1.2 La représentation sensorielle
Trois éléments sont requis pour toute sensation : un objet sensible, une faculté sensitive
et un lien entre cet objet et cette faculté. L’objet propre de la sensation est la réalité extérieure
en tant que sensible. Pour que la sensation se produise, cependant, cet objet doit induire une
certaine modification dans la faculté sensible. Pour obtenir une connaissance sur la faculté
sensitive, il convient d’examiner comment se produit l’union entre l’objet et la faculté.
Autrement dit, comment se produit la représentation sensorielle. De la réception de l’objet,
nous pourrons tirer une conclusion sur la nature de la faculté qui reçoit cet objet, puisque
l’effet et la cause vont de pair et que l’un est source de connaissance pour l’autre, en raison du
principe de causalité.
La réalité extérieure perçue par le sens demeure toujours particulière ou individuelle. Il
ne s’agit pas de la pomme en général que palpe la main, mais de cette pomme-ci, ce n’est pas
la symphonie que perçoit l’ouïe, mais bien cette symphonie-ci. Il en va ainsi parce que les
réalités naturelles sont des réalités individuelles et non générales, en raison de leur matière.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin affirme que, s’il existait une blancheur séparée de tout corps,
elle serait nécessairement unique. « Ainsi telle blancheur ne se distingue de telle autre que
parce qu’elle se trouve en tel ou tel sujet. »12 Ce qui fait que deux individus sont dits être la
même chose ne peut pas venir de ce qu’ils ont de différent. Or ils sont différents
numériquement parce que cet individu-ci occupe ce lieu-ci avec ce corps-ci, c’est-à-dire cette
11 Somme Théologique, la, q.78, art.3, rép.
9
quantité-ci délimitée de matière distincte de telle autre. La matière est source d’individuation
parce que la quantité utilisée pour la formation de tel individu est numériquement différente de
celle utilisée pour la formation de tel autre individu.
Le sens perçoit la réalité particulière extérieure qui possède une matière. Toutefois,
cette matière physique n’entre pas directement dans la représentation sensorielle. Voici
comment une telle affirmation peut devenir évidente. Dans toute sensation, l’objet reçu dans
le sens n’est pas identique à l’objet physique extérieur. Il est reçu de manière intentionnelle.
Ainsi, ce n’est pas l’or qui est reçu dans l’œil, mais la forme de l’or, c’est-à-dire sa
représentation.* 13 En effet, si le sens recevait tout de manière physique, sans faire abstraction
de la matière, l’objet extérieur se trouverait dans le sens de la même manière qu’il est dans la
réalité, ce qui n’est pas le cas. Lorsque nous apercevons une pomme, nous n’avons pas une
pomme réelle et matérielle dans l’œil, mais bien plutôt l’image de cette pomme. Ainsi donc,
dans la sensation, c’est la forme intentionnelle de l’objet qui est reçue dans le sens. « En effet,
dans les activités de l’âme sensitive, le mouvement n’est pas présent selon un mode d’être
physique mais seulement selon un mode d’être spirituel; comme il est évident dans la vue,
dont l’acte ne se produit pas selon une manière d’être naturelle, mais spirituelle, car il se
produit par les formes sensibles reçues selon un mode d’être spirituel dans l’œil. »14
Toutefois, comme le sens a pour objet les réalités sensibles et extérieures, qui sont des
réalités singulières, la forme de la chose est reçue dans le sens sans sa matière propre, il est
vrai, mais non pas sans les conditions individuantes qui lui viennent de la matière.15 En effet,
ce n’est pas la couleur en général qui est connue par la vue, mais cette couleur-ci présente dans
cet objet-ci. Il se produit donc, au niveau du sens, une réceptivité selon deux aspects : l’aspect
formel et l’aspect matériel. La réceptivité sensible comporte un aspect formel parce que la
matière comme telle n’est pas reçue dans le sens. Ce n’est pas l’objet extérieur qui se trouve
directement dans l’œil, mais sa représentation. Toutefois, comme les qualités sensibles
requièrent un support matériel pour exister, elles doivent être reçues dans le sens avec un tel
'2Ibid., la, q.75, art.7, rép.13 Voir S. Th., la, q.84, art.l, rép.14 Commentaire au traité De l’âme, I, 10, trad. Vernier. Voir aussi II, 24, 424320.15 Voir Comm. De anima, II, 5, trad. Vernier, Questions disputées, q.I, art. 13, rép., S. Th., la, q.78, art.l, rép.
10
support, ce qui nécessite une matérialité de la réceptivité sensible. La forme de la chose est
reçue dans une matière, dans un organe corporel.
1.1.1.3 La faculté sensitive
L’être humain possède en lui une puissance sensitive, puisque l’objet extérieur à l’âme
induit, par certaines qualités, une modification en certaines facultés qui sont sensibles à ces
qualités. La connaissance des qualités sensibles des réalités extérieures à l’âme indique qu’en
la personne humaine se trouve présente une telle potentialité réceptrice de ces qualités. Cette
modification est de l’ordre de la représentativité, une représentativité qui ne fait pas
complètement fi de la matière et des conditions singulières des êtres. C’est pourquoi, la
faculté sensitive doit être la forme d’une matière ou, plutôt, d’un organe corporel. Autrement
dit, la matière doit entrer dans la composition de l’organe sensoriel, parce que celui-ci connaît
les réalités qui l’entourent de manière singulière, comme formes matérielles. De plus, le sens
subit l’influence de son objet, qui lui est comme imposé. La vue ne produit pas la couleur ni
l’ouïe, le son, ces stimuli proviennent d’un objet extérieur. Le sens se définit comme une
puissance passive qui peut être affectée par un objet sensible extérieur et qui requiert un
organe corporel pour accomplir son opération. Or l’effet est causé tant que la cause se trouve
présente. Une fois que le sensible n’affecte plus l’organe, il n’y a plus de sensation présente
parce que la cause efficiente disparaissant, l’effet disparaît également. Conclusion : le sens ne
peut plus retenir les impressions sensibles, une fois l’objet absent.
1.1.2 L’image interne
L’objet propre du sens externe c’est le sensible extérieur en tant que présent. Or nous
retrouvons en l’homme d’autres sensibles qui ne sont plus des qualités des objets extérieurs.
Ces sensibles, ce sont les sensibles internes. Voyons comment ils diffèrent effectivement par
nature des sensibles externes. Une telle démarche nous permettra de découvrir d’autres
facultés humaines intériorisées.
1.1.2.1 Le sensible et les facultés internes
En examinant toute l’étendue des connaissances humaines, nous pouvons constater
qu’il existe d’autres types de sensations et de connaissances, en l’homme, que les seules
11
sensations des sens externes. Lorsque la qualité sensible de l’objet extérieur n’affecte plus
l’organe du sens, celui-ci cesse de sentir. Le sens ne conserve pas la connaissance de l’objet,
une fois que celui-ci n’est plus présent. L’être humain, toutefois, démontre qu’il possède
encore une connaissance des réalités extérieures, même quand elles ne sont plus présentes à
ses sens. Ainsi, un homme peut se souvenir qu’un objet quelconque se trouve présent à tel
endroit, alors qu’il ne s’y trouve plus lui-même. Il en est ainsi, parce qu’il peut se représenter
l’image de cet endroit tout en ne s’y trouvant pas. Il possède en lui une faculté qui lui permet
de conserver des impressions sensibles, alors que les objets extérieurs se trouvent absents. Ce
sont ces impressions sensibles conservées qu'on nomme phantasme, du grec phantasma, ou
bien image interne. Cette image interne provient de la connaissance des sens, puisque toute
connaissance humaine provient du sensible16, mais cette image formée à l'occasion de la
perception de l’objet extérieur devient un objet intérieur, susceptible à son tour d'être perçu
intérieurement, mais par une faculté autre que le sens externe qui l'a formé, appropriée à se
laisser modifier par la nature toute particulière de cette image interne. Bref, les cinq sens
externes ne suffisent pas à expliquer que l’homme garde et perçoive cette image. Cela
nécessite une autre faculté et un autre substrat pour se réaliser, puisque « dans les êtres
corporels, recevoir et conserver se réfèrent à des principes divers »17. Cela est d’autant plus
vrai en ce qui concerne !’imagination humaine qu’elle atteint à une plus grande perfection. En
effet, !’imagination humaine non seulement conserve, mais également forme son objet et en
crée de nouveaux, en en associant deux ou plusieurs qu’elle possède déjà. Or, le sens externe
ne conserve pas l’impression sensible, comme il a été dit; encore moins est-il donc capable de
produire son propre objet. Si l’être humain est capable de produire une image interne et
qu’aucun sens externe ne peut produire un tel effet, c’est qu’une autre faculté existe en lui qui
produit cet effet. Le sens externe, pour sa part, demeure toujours une faculté passive qui
nécessite un sensible pour 1 ’accomplissement de son activité. En d’autres termes, le sensible
doit activer le sens, celui-ci ne peut pas se mettre à sentir uniquement de lui-même. Cette
16 Voir Méta., A, 1, 980a21-981a6 et Anal. Post., II, 19, 99b34 et ss.17 Voir S. Th., la, q.78, art.4, rép. Voir aussi plus loin où Thomas d’Aquin dit « obtenir et conserver ».
12
faculté, qui se distingue des cinq sens externes, se nomme imagination. Elle joue un rôle
primordial en vue de tout le processus cognitif intellectuel de l’homme.18
1.1.2.2 La singularité de la représentation interne
Bien que l’image interne constitue un objet différent du sensible externe, elle demeure
un objet marqué par la singularité et la matérialité. En effet, la relation que l’image entretient
avec deux réalités, la matière et le temps, montre qu’elle demeure une réalité singulière et
particulière La matière agit comme principe d’individuation, dans les réalités naturelles.19 20
« S’il existait une blancheur séparée de tout sujet, dit Thomas d’Aquin, elle serait
nécessairement unique. »2° L’image est une représentation interne de la réalité extérieure. Or
ce doit être une représentation à caractère matériel, sinon elle ne pourrait pas vraiment être une
image. En effet, lorsque quelqu’un s’imagine, se représente un objet dans son imagination, un
cheval, par exemple, il n’a pas en lui-même un vrai cheval, mais son image. Par ailleurs, ce
n’est pas non plus tout cheval qu’il se représente, mais ce cheval-ci, avec ces qualités-ci et ces
conditions individuantes-ci. L’homme ne peut pas prendre cette image qu’il possède dans son
imagination et l’appliquer à n’importe quel cheval, elle ne représente qu’un individu parmi
tant d’autres. Ainsi, un caractère matériel doit demeurer, d’une certaine façon, dans cette
représentation interne, non pas identiquement à ce que nous retrouvons dans la réalité, c’est-à-
dire qu’il ne s’agit plus d’une matière physique et naturelle, mais d’un autre type de substrat
matériel. L’objet des facultés internes et, notamment, celui de !’imagination, demeure ainsi un
objet singulier, particulier et individuel. Cet objet n’est pas tout à fait exempt d’une certaine
matérialité, puisqu’il n’existe pas sans conditions individuantes, c’est-à-dire sans certaines
caractéristiques qui déterminent un être à exister de manière individuelle et non
spécifiquement ou génériquement.
Une autre caractéristique présente dans l’image interne et dans l’acte de !’imagination
montre la singularité de cette image : le temps. L’image présente dans !’imagination
représente habituellement l’objet à un instant précis de son existence. Ainsi la durée peut
18 II y a trois autres facultés internes en l’homme que distingue Thomas d’Aquin: la mémoire, le sens commun et la cogitative. Il n’est pas nécessaire d’en traiter puisqu’il s’agissait seulement de montrer qu’il y a autre chose en l’homme que les seuls sens externes.|y Voir 5. Th., la, q.85, art.l, rép.20 Ibid., la, q.75, art.7, rép.
13
s’introduire dans les imaginations humaines et montrer leur particularité. L’image de telle
personne ne la représente pas pour toute sa vie, mais à un instant précis de celle-ci, lorsqu’elle
avait vingt ans, par exemple. Avec l’image interne, nous demeurons dans le domaine du
matériel et du singulier. Cette image-ci représente cet objet-ci et non cet autre, à ce moment-ci
et non cet autre moment. Cela est tellement vrai qu’il existe certaines réalités intangibles ou
immatérielles que l’être humain ne saurait se représenter avec une image. Qui peut imaginer
l’amour ou la philosophie, par exemple? L’imagination peut se représenter un traité de
philosophie ou le symbole de la philosophie, mais non pas la philosophie elle-même. Cela est
dû au fait que l’image interne ne saurait s’affranchir pleinement de la matière ou du temps, au
risque de ne plus être une image.21
1.1.3 L’universel, objet immatériel
Dans l'examen des différentes facultés cognitives, la première que nous avons rencontrée
est le sens externe qui porte son attention sur les qualités sensibles des êtres. Ensuite, nous est
apparue une faculté qui forme une extension des sens externes, !’imagination, et qui est moins
manifeste qu’eux, plus ‘cachée’ en l’homme. Cette faculté, avons-nous remarqué, ne se
dégage pas complètement de la matière et des conditions individuantes. Notre expérience
nous révèle-t-elle un objet qui échappe à ces facultés? Avons-nous conscience de connaître un
objet d'une nature inaccessible à ces facultés sensibles externes et internes, de sorte qu'il nous
faudra admettre en nous l'existence d'une faculté différente, adaptée à l'appréhension de pareil
objet?
1.1.3.1 La représentation intelligible
Il est indéniable qu’il existe en l’homme une connaissance d’un ordre différent,
distincte de celle du sens et de celle de !’imagination. En effet, chaque être humain est apte à
se représenter un objet sans ses conditions individuantes et sa matière. L’homme peut se
former une représentation de la réalité connue applicable à toutes les réalisations individuelles
de cette même réalité. Ainsi, lorsque nous apercevons un arbre, nous pouvons le palper ou
l’étreindre. Une fois hors de sa présence physique, nous pouvons encore nous en former une
21 Pour la particularité de la cogitative qui ne s’élève par à l’universel voir S. Th., la, q.78, art.4, rép. et la, q.86,
14
représentation, représentation qui demeure toutefois une image de cet arbre-là à ce moment-là.
Cependant, nous expérimentons en nous-mêmes que nous connaissons autre chose sur l'arbre
en question : ce que c’est, ce qui le fait tel, même si cela demeure confus, au début. Une fois
formée cette représentation, nous pouvons l’appliquer à tous les arbres, même à ceux que nous
apercevons pour la première fois, aux espèces sylvestres que nous ne connaissons pas encore.
Nous sommes capables d’agir ainsi parce que nous pouvons connaître une réalité en la
dégageant de tout ce qui la rend singulière.22 Cette représentation procède un peu comme une
photographie que nous pourrions utiliser pour connaître tous les individus d’une même espèce.
Ainsi, la représentation de l’homme est cette photographie qui permettrait de connaître tous les
êtres humains, celle de l’arbre, celle se rapportant à tous les arbres. Ce qui s’oppose de la
sorte au singulier et ne prend en considération que les caractéristiques propres d’une espèce ou
d’un genre se nomme universel. L’être humain expérimente en lui-même qu’il se façonne une
représentation universelle lui permettant de connaître tous les individus d’une même espèce,
en laissant de côté ce qui les caractérise comme individus, et en ne prenant en considération
que ce qui les unit et fait en sorte qu’ils soient la même chose spécifiquement. Cette
connaissance diffère de l’image interne, puisque celle-ci demeure une représentation
singulière de la réalité imaginée, tandis que l’universel représente les choses de façon
commune. Ainsi, une personne qui aperçoit un animal quelconque venir vers elle sait qu’il
s’agit de tel animal précisément, alors que ce peut être la première fois qu’elle aperçoit cet
individu animal en question. La même situation se produit également pour toute espèce de
réalités naturelles qu’elle ne connaîtrait pas encore et que, par conséquent, elle serait bien
embêtée de dire laquelle elle peut être. L’être humain peut ainsi ne pas considérer les
accidents de la chose en question et à s'en tenir à ce qui est commun à toute son espèce.
1.1.3.2 La faculté intellectuelle
Pareille connaissance universelle, portant sur un objet si distinct de tout ce que peut
appréhender le sens, interne comme externe, commande chez l'homme une faculté appropriée.
Pour connaître une faculté, il faut regarder son opération, et pour connaître celle-ci, examiner
art.l, so 1.2 et C. G., H, 60.22 Voir S. Th., la, q.85, art.l, rép. « Il lui est donc propre de connaître une forme qui existe individuée dans une matière corporelle, mais non de connaître cette forme en tant qu’elle est dans telle matière. »
15
son objet, disions-nous. Or comme une différence formelle d’objet entraîne une différence de
facultés, la faculté maintenant requise, que nous nommerons intelligence, doit être d'une autre
nature que !’imagination et le sens.23 « Ce n’est pas n’importe quelle différence dans les
objets qui est principe de distinction des puissances de l’âme, mais une différence affectant
cela même à quoi la puissance est de soi ordonnée. »24 Le sens est ordonné aux qualités
sensibles présentes dans les réalités extérieures, !’imagination est ordonnée aux images
particulières et singulières de certaines réalités matérielles25, la faculté dont il est question
maintenant est ordonnée, elle, à tout le domaine de l’être et de ses différences. Cette faculté
« regarde son objet sous l’aspect général de l’être »26. En examinant les propriétés de son
objet, V intelligible, de même qu’en observant son activité, Y intellection, nous parviendrons à
connaître les propriétés de l’intelligence. Nous devons partir du plus connu pour aller vers
l’inconnu. Or avant de connaître une réalité dans son état potentiel, l’homme la connaît dans
son état actif, car la puissance en elle-même est inconnaissable, c’est seulement lorsqu’elle est
mise en mouvement qu’elle peut être appréhendée.27 Examinons comment !’intelligence
accomplit son opération.
1.2 Une opération passive : la spécification
Comme l’homme appréhende une notion commune des choses, il faut qu’existe en lui
une faculté qui soit en mesure de la connaître. Pareillement, la connaissance des qualités
sensibles des êtres corporels présuppose que l’homme qui les connaît possède une puissance
qui puisse appréhender ces qualités. D’une certaine manière, nous pouvons dire que le
sensible détermine le sens, il lui fait sentir une qualité précise. Le concept intelligible,
comparable en cela à l’espèce sensible, détermine !’intelligence en lui faisant connaître la
nature d’une réalité précise.
23 Voir S. Th., la, q.80, art.l, sol.2 et la, q.79, art.7, rép. et la, q.77, art.3, rép.24 Ibid., la, q.77, art.3, rép.25 Je réduis ou simplifie toutes les puissances intermédiaires entre le sens et !'intelligence à la seule imagination. Cela est suffisant pour mon propos.26 5. Th., la, q.79, art.7, rép., voir également la, q.78, art.l, rép. et la, q.79, art.2, rép. « L’opération intellectuelle a pour objet l’être universel. »
7 Voir¿ Th., la, q.87, art.l, rép.
16
1.2.1 Une faculté en puissance
L’intelligence humaine n’opère pas constamment. En effet, il y a des moments de la
journée où l’homme ne cogite pas. S’il peut arriver que nous pensions pendant le sommeil,
nous devons toutefois affirmer qu’une telle opération ne saurait être constante. Ainsi,
!’intelligence passe par une série alternante de pensée et d’absence de pensée. Toute réalité
qui cesse et reprend ainsi son opération procède d’un état de puissance à un état d’activité. Or
ce qui se trouve dans un état de puissance demande qu’une certaine impulsion puisse le sortir
de cette situation.
1.2.1.1 Nature de la connaissance : l’assimilation
La connaissance est une opération intentionnelle.28 Connaître, c’est se représenter en
soi-même la réalité connue. C’est établir un certain lien ou une certaine union entre la réalité
connue et le sujet connaissant. La connaissance se réalise par l’assimilation du connaissant et
du connu. Ce lien toutefois doit être intentionnel, c’est-à-dire que l’objet connu est présent
dans la faculté de connaissance par une intention seulement, il ne s’y trouve pas tel qu’il existe
en dehors de l’âme, dans la réalité.29 De même que le sens connaît l’être extérieur par la
représentation sensible, la faculté intellective, pour connaître son objet, doit utiliser elle aussi
une représentation.
Il faut que l’âme qui opère soit unie à son objet. Il est donc nécessaire que la réalité extérieure, objet de l’opération de l’âme, soit en relation avec elle à un double point de vue. — 1 : En tant qu’elle est apte à être unie à l’âme et à se trouver en elle par sa ressemblance. À cet égard, il y a deux genres de puissances : la puissance sensible, relative à un objet moins universel, à savoir, le corps sensible; la puissance intellectuelle, relative à l’objet absolument commun à tout, qui est l’être universel. —2 : En tant que l’âme est inclinée et en tendance à cette réalité extérieure. Il y aura encore là deux genres de puissances : la puissance appétitive ... et la puissance motrice.30 *
28 Sur l’intentionnalité de la connaissance, voir le texte de Édouard Pisters, La nature des formes intentionnelles d'après saint Thomas d’Aquin.2v « En dehors des formes qui constituent, modifient ou complètent un sujet, en dehors de l’existence qui posedans la réalité une essence possible, la scholastique connaît des formes qui n’ont aucune fonction constituante ni réalisante mais qui jouent simplement une fonction représentative. » PISTERS, Édouard, La nature des formes intentionnelles d’après saint Thomas d’Aquin, p.13..n S. Th., la, q.78, art.l, rép׳1
17
Ainsi, dans la connaissance, trois éléments doivent entrer en jeu : ce qui est connu,
l’objet, ce qui connaît, le sujet, et ce par quoi l’objet est connu, la représentation sensible ou
intelligible, dépendamment qu’il s’agisse du sens ou de !’intelligence. Une représentation qui
prend en considération les conditions individuantes de la réalité connue, sa matière et ses
accidents sera, il va de soi, différente de celle qui n’en tient pas compte. Les Présocratiques
affirmaient que « le semblable est connu par le semblable »31. Ils étaient déjà conscients que
la connaissance se produit par assimilation, ce qu’Aristote admettait également puisqu’il
affirme, au traité De l’âme : « Nous dirons à nouveau que l’âme est, en un sens, tous les
êtres »32. Toutefois, cela peut s’entendre de deux manières, car il est possible d’être toutes
choses effectivement, c’est-à-dire en acte présentement, ou de l’être en puissance seulement,
c’est-à-dire de pouvoir le devenir.
1.2.1.2 La similitude en acte
Aristote, pour éviter de reproduire les erreurs de ses devanciers, expose fréquemment,
dans ses textes, leurs positions, et prend la peine de montrer où et pourquoi ils se sont trompés.
Le traité De l’âme ne s'écarte pas de cette pratique d’Aristote. En effet, presque tout le
premier livre est consacré à la présentation et à la réfutation de propos inadéquats de ses
prédécesseurs. Cette façon de faire présente un grand avantage, les propos des Présocratiques
demeurent, la plupart du temps, assez rudimentaires. Les précisions d'Aristote complètent ces
propos et aident à débuter la réflexion sur une base solide. Les Présocratiques croyaient que,
s’ils parvenaient à découvrir les principes et les éléments de la connaissance, ils en
révéleraient la nature profonde.33 Ils partaient avec l’idée que le semblable est connu par le
semblable.34 Ils se fourvoyèrent toutefois dans leurs raisonnements lorsqu’ils crurent que,
pour connaître une réalité, les éléments mêmes qui la constituaient hors de l’âme, devaient être
présents identiquement en l’âme. « Les anciens philosophes ont pensé que la similitude de
l’objet connu devait être dans l’être connaissant selon une manière d’être physique et
identique à celle qu’elle possède en elle-même. »35 Ainsi, suivant le principe que chaque
Voir De /'âme, 1,1, 405bl5.III,8,431b21.
33 Voir Comm. De anima, I, 3, 403b24, trad. Vernier.34 Voir ibid., I, 4, 404b8. Saint Thomas dit qu’ils atteignent cela comme en songe!35 Ibidem.
18
philosophe postulait être à la base de toute la réalité sensible, il en constituait pareillement
l’âme. Il s’agissait, pour eux, dans une pensée qui demeurait très matérialiste, de poser une
similitude actuelle entre l’âme et les principes et éléments des réalités naturelles. Par exemple,
Thaïes de Milet croyait que le principe de la vie était l’eau. L’âme principe de vie en l’homme
devait être constituée d’eau; mais elle le devait aussi pour connaître, car le semblable connaît
le semblable. Toutefois, comme Aristote Ta montré, cette position est intenable. Cette
similitude en acte est inadmissible. Pour en prendre conscience, il suffit de constater que, dans
les réalités physiques, ne se rencontrent pas uniquement les éléments de ces réalités, mais
également la proportion de chacun dans le mélange, la forme de la chose, etc. Devons-nous
dire que ces réalités-là se retrouvent également dans l’âme ou !’intelligence qui connaît? Si
non, il n’y aurait connaissance que des éléments, ce qui n’est pas conforme à l’expérience, car
l’être intelligent peut appréhender autant le tout que les parties, la forme que la matière. Si
oui, comme tout cela se trouverait actuellement dans !’intelligence, l’être pensant posséderait
littéralement toutes ces réalités, comme telles, dans son âme, de la même manière qu’elles
existent dans le monde, ce qui n’est manifestement pas le cas.36 * Donc, si nous ne pouvons pas
convenir que !’intelligence soit effectivement toute chose, alors que la nature même de la
connaissance se révèle être celle de l’assimilation, il faut chercher ailleurs une solution
intermédiaire. Cette solution, c’est celle qu’Aristote propose dans son traité De l’âme.31
L’âme, en tant que faculté de connaissance, que ce soit par le sens ou !’intelligence, est, d’une
certaine manière, toutes choses. C’est l’expression d’une certaine manière (pôs) qu’il faut
retenir. L’âme est d’une certaine manière toutes choses, entendre : l’âme est toutes choses en
puissance, avant même de les connaître, c’est-à-dire, elle est apte à se les représenter toutes.
1.2.1.3 La similitude en puissance
Le fait que !’intelligence ne soit pas constamment en train de penser et qu’elle ne
possède pas la similitude de toutes choses actuellement réalisée révèle qu’elle est une faculté
en puissance. Elle est, comme le dit Aristote, une tablette sur laquelle il n’y a rien d’écrit,
avant qu'elle ne connaisse. «C’est en puissance, d’une certaine manière que l’intellect est
% Sur tout cela voir Comm. De anima, I, 12, trad. Vernier, notamment 409b25, également S. Th., la, q.84, art.2, rép.^ Voir De /'ámg, III, 8, 431b21.
19
identique aux intelligibles, mais il n’est en entéléchie aucun d’eux avant de penser. Il doit en
être comme d’une tablette où rien ne se trouve inscrit en entéléchie. »38 Si !’intelligence est
une tablette vierge, c’est qu’elle ne possède pas, en elle, des idées innées de toutes choses,
mais apprend petit à petit tout ce qu’elle sait au fur et à mesure qu’elle appréhende les réalités
qui l’entourent. En outre, le fait que l’homme ne se trouve pas continûment en train
d’intelliger montre bien également cet état de puissance de !’intelligence. En effet, toute
opération est une activité; lorsqu’il n’y a plus d’opération, il n’y a plus d’activité proprement
dite. Or à l’acte est corrélative la puissance. Si une chose n’est pas actualisée, c’est-à-dire en
train d’opérer ou d’agir, c’est qu’elle est en puissance. Quand l’homme pense, il y a
assimilation de l’objet pensé et de la faculté pensante, mais lorsqu’il ne pense plus, il n’y a
identité qu’en puissance seulement, l’objet peut être connu, mais il ne l’est pas présentement.
Donc, est présente en l’être humain, une faculté nommée intelligence, qui reçoit un objet
propre, l’universel. Toutefois, comme la pensée humaine ne se trouve pas constamment en
train d’accomplir son activité, cet objet ne s’y trouve pas continûment présent comme pensé,
ce qui fait de cette faculté une faculté en puissance. Elle possède la similitude de tout être,
mais de manière inachevée avant d’accomplir son opération propre.
1.2.2 Un objet en acte
Une fois établi que !’intelligence est une faculté indéterminée, il faut voir comment elle
peut s’actualiser, c’est-à-dire comment elle opère pour arriver à connaître son objet. Aristote
nous révèle, dans la Physique, que le mouvement est l’activation de ce qui se trouve en
puissance, en tant que tel39, c’est-à-dire en tant que le point de départ est l’état
d’indétermination dans lequel se trouve ce qui change, car l’état de détermination, ou acte, ne
constitue pas vraiment un mouvement ou une propension au mouvement, mais plutôt un
achèvement, un aboutissement du changement. Le mouvement est le passage d’un certain état
à un autre. Pour ce, il est nécessaire qu’il y ait quelque chose qui change, le mobile, quelque
chose qui le fasse changer, le moteur, et ce en quoi le mobile se change, le but qu’il s’agit de
réaliser. Selon cette explication du mouvement, rien ne peut se mouvoir par soi-même40
4"/W., III, 4, 429b30-430a2.III, 1, 201al0-ll.
40 Voir, entre autres, C. G., I, §13.
20
puisqu’il faudrait que cela soit en même temps moteur et mobile, sous le même rapport.
Autrement dit, ce qui est en puissance ne peut pas se mouvoir soi-même, puisque la puissance
équivaut à une privation d’être. En effet, ‘être en puissance’, c’est en quelque sorte se trouver
dans une situation de non-être. Or le non-être ne peut rien faire ni produire, puisqu’il n’est
rien. Seul l’être peut agir. L’acte est un autre terme pour désigner l’existence réalisée. Cela
étant dit, aucun mouvement ou aucune opération ne peut se produire par lui-même et être sa
propre cause. L’intellection est plutôt une opération qu’un mouvement, puisqu’elle est un
changement dans l’être parfait, tandis que le mouvement physique s’apparente à un
changement dans l’être imparfait, comme nous le montre Thomas d’Aquin.41
Le mouvement qui a lieu dans les choses corporelles, et dont il est traité dans la Physique, va de contraire à contraire. Par conséquent, il est manifeste que sentir, si on dit que c’est un mouvement, est une autre espèce de mouvement que celle dont il est traité, Physique, III, 1. Ce mouvement-là, en effet, est l’acte de ce qui est en puissance, car il s’écarte d’un contraire et, tant qu’il se meut, il n’atteint pas l’autre contraire, qui est le terme du mouvement, mais il y reste en puissance. En outre, comme tout ce qui est en puissance est, en tant que tel, imparfait, ce mouvement-là est l’acte d’un être imparfait. Tandis que ce mouvement-ci est l’acte d’un être parfait : il est en effet l’opération du sens déjà réduit en acte par son espèce. Car sentir ne convient au sens qu’à la condition qu’il soit déjà en acte. Aussi est-ce un mouvement absolument différent du mouvement naturel. Pareil mouvement se dit proprement une opération, comme sentir, concevoir et vouloir.42
Cette distinction entre opération et mouvement repose sur une différenciation entre actes
premier et second. Il y a plusieurs façons d’être en puissance et d’être en acte. Une réalité
peut se trouver dans un état d’acte premier ou d’acte second. L’acte premier d’un œil, par
exemple, consiste à devenir un œil pleinement fonctionnel, à partir d’une matière
indéterminée. Une fois cette réalisation achevée, la matière qui a servi à produire l’œil se
trouve déterminée et n’est plus en puissance à réaliser autre chose, une oreille, par exemple.
Après sa formation, cependant, l’œil se trouve encore dans une situation de puissance, mais
non pas comme au commencement. Il demeure en puissance à un autre perfectionnement, à
son acte second. Cet acte consiste, pour l’œil, à voir. De même, un homme peut être en
puissance à devenir médecin, parce qu’il ne possède pas encore cette science. Une fois qu’il
l’a apprise, il en possède la connaissance et il n’est plus en puissance sous ce rapport.
Voir C. G., II, 82.42 Comm. De anima, III, leçon 12, §766, trad. Y. Pelletier.
21
Toutefois, il demeure en puissance par rapport à un autre acte, à savoir, utiliser cette
connaissance pour guérir les malades. Cet acte diffère du précédent et se présente comme
Γachèvement de l’être. En ce qui concerne la puissance, la même chose se produit. Une
réalité peut être en puissance d’une double manière. Premièrement, quand cette réalité peut
devenir quelque chose, mais ne Test pas encore. Ainsi, l’homme ne peut pas voler par ses
propres moyens, il n’est pas en puissance à cet égard. Mais il est en puissance à devenir
médecin. Deuxièmement, quand une réalité possède son acte premier, mais se trouve en
puissance à réaliser un acte ultime, comme la pratique d’une activité. Or le mouvement
naturel concerne plus particulièrement ce qui est pure puissance, tandis que l’opération vise ce
qui possède déjà !’actualisation d’une première détermination, mais se trouve en puissance à
une activité ultérieure. Qu’il s’agisse du mouvement naturel ou de l’opération, la même
conclusion s’impose cependant, rien ne peut passer de la puissance à l’acte par soi-même.43 Il
faut que se trouve présent un être qui puisse activer, c’est-à-dire réaliser, ce qui était en
puissance auparavant. Ainsi en va-t-il pour la chaleur : un corps froid ne se réchauffe qu’à la
condition qu’une cause efficiente, qui est chaude, agisse sur lui. La même situation s’impose
pour l’opération. Le sens ne s’active pas à la sensation par lui-même. Le visible, ou plutôt la
couleur, doit affecter l’œil pour que celui-ci voie quelque chose. Bref, une faculté
indéterminée comme !’intelligence nécessite un moteur qui puisse la tirer de son état de
puissance pour l’amener à un état actuel d’intellection.
Pour Aristote, l’opération de l’intellect possible et celle du sens demeurent très
semblables, si ce n’est que !’intelligence connaît l’universel et le sens le singulier. Dans le
traité De l’âme, les comparaisons se rencontrent fréquemment entre le fonctionnement de
!’intelligence et celui du sens, notamment en ce qui concerne le sens de la vue.44 Ce n’est pas
un hasard, par ailleurs, si le vocabulaire explicatif de !’intellection est issu, en grande partie,
du vocabulaire qui sert à qualifier l’activité de la vue. Or ce qui active la vue, c’est la couleur.
Dans le cas de l’intellect, les choses sont similaires et son objet, l’intelligible, est sa cause
efficiente. Dans l’exemple de la vue, aussitôt que la couleur parvient à l’oeil, celui-ci voit, il
n’y a pas d’intermédiaire. L’opération intellective s’apparente à la vue; une fois que
l’intelligible se trouve présent dans !’intelligence, celle-ci pense, puisque l’intelligible réalisé 41
41 Voir S. Th., la, q.79, art.3, rép. et la, q.84, art.4, obj.3 et Comm. De anima, III, leçon 10, §740.
22
dans !’intelligence forme une union ou assimilation avec elle.44 45 L’intelligible est apte par lui-
même à affecter !’intelligence, de même que la couleur est capable par elle-même d’affecter
l’œil, pour produire une sensation. L’intelligence et son opération ne contredisent pas la
doctrine aristotélicienne du mouvement, mais s’y conforment. Selon cette doctrine, aucune
réalité ne peut être à la fois mobile et moteur. S’il existait un mobile moteur de soi-même, ce
mobile devrait comporter deux parties irréductibles l’une à l’autre. Il est impensable donc
qu’un être se meuve lui-même.46 Cela est tout à fait incompatible avec la théorie de l’acte et
de la puissance, dans un premier temps, de même qu’avec le principe de non-contradiction,
dans un second temps, puisqu’une réalité ne peut pas être, en même temps, et sous le même
rapport, en acte et en puissance. Si donc elle est cause efficiente et mobile, une partie d’elle
sera cause efficiente et une seconde, mobile, et il ne sera pas possible de les réduire à une
seule et unique réalité. Ainsi, ce qui est mû reçoit son mouvement d’autre chose, car « rien ne
passe de la puissance à l’acte sinon par un être en acte »47. Donc, ce qui pousse !’intelligence
à s’activer pour penser, l’intelligible, doit exister dans un état actif et réalisé, comme la
couleur réalisée met en acte la vue. Ce processus d’actualisation, qu’il est possible de nommer
spécification, est ce qui fait que !’intelligence connaît. Voyons comment !’intelligence devient
‘spécifiée’ par son objet.
1.2.3 Une actualisation : la spécification
Nous avons constaté que l’intellect possible est une faculté en puissance à son objet et
que tout ce qui se trouve dans cette situation requiert un agent qui lui permette d’accomplir
son opération. Nous avons vu également que l’intelligible remplit cette fonction à l’égard de
!’intelligence. Il n’y a pas d’autre intermédiaire entre l’objet pensé et !’intelligence que
l’intelligible. À lui seul, il suffit comme cause efficiente, comme la couleur pour la vue. Se
trouvent présents un mobile, l’intellect possible, et un moteur, l’espèce intelligible, les deux
éléments requis à tout mouvement. Lorsque cette espèce intelligible s’introduit dans
!’intelligence celle-ci pense puisque « c’est une même chose que la science en acte et son
44 Voir, entre autres De l’âme, III, 4, 429315-18.Voir De fame, III, 8, 431625-26.Voir C. G., I, 13.
47 S. Th., la, q.84, art.3, rép.
23
objet »48 *. Il n’y a pas d’intermédiaire puisque l’intelligible n’est réalisé en acte qu’en tant
qu’il est pensé par l’intellect. Être intelligible en acte, cela veut dire être pensé actuellement.
De même n’est vu que ce qui affecte l’œil. Tant que cet objet ne l'affecte pas, il n’est pas vu,
mais visible. Donc, dans la pensée, « l’intellect en acte et l’intelligible en acte ne font, 49qu un » .
Dans 1’intellection cependant, il y a deux aspects à différencier en ce qui concerne
l’objet. Il y a d’un côté ce qui est connu, la chose comme telle, et, d’un autre côté, ce au
moyen de quoi elle est connue ou appréhendée, !’intelligible.50 Ce qui est connu, ce doit être
premièrement l’être saisi par les sens et représenté dans l’intelligible.51 L’intelligence connaît
la réalité appréhendée au moyen de l’intelligible. Celui-ci ne devient connu que par la suite,
lorsque !’intelligence réfléchit sur son propre acte de connaissance. L’intelligible, moyen de
connaissance, ne peut pas être ce qui est premièrement connu. Il en va ainsi parce que, si ce
que !’intelligence connaît, ce n’est pas l’objet réel extérieur, mais sa représentation, c’est-à-
dire l’intelligible, il n’y aurait de sciences que celles des intelligibles, puisque « les objets que
nous comprenons et les objets des sciences sont identiques »52. Ainsi disparaîtraient toutes les
sciences autres que la logique et la philosophie rationnelle. Ensuite, si l’être intelligent ne
connaissait que ses propres espèces intelligibles, il ne pourrait plus juger de l’adéquation entre
sa représentation et la réalité, ce qui annulerait jusqu'au principe de non-contradiction.
L’intelligence ne pourrait juger alors que de sa seule modification. Ce que chacun jugerait
serait vrai. En outre, nous serions condamnés à ne plus pouvoir sortir du sujet pensant. Ainsi,
nous devons conclure que c’est bel et bien l’être extérieur à l’âme qui est connu et non sa
représentation intelligible. Toutefois, cet objet réel qui est saisi n’est pas connu par
!’intelligence premièrement avec toutes ses conditions individuantes, ses accidents et sa
matière.
"*De /'âme, III, 5, 430al9-20..C. G.,II, 55, §10 et II, 59, §5״"5<l « Il suit qu’il faut distinguer du côté de l’objet deux modes d’existence : l’existence naturelle, physique, que les choses possèdent en dehors du connaissant et indépendamment de lui; l’être intentionnel qu’ils acquièrent dans et par le connaissant. » PISTERS, Edouard, La nature des formes intentionnelles d’après saint Thomas d’Aquin,p.21.51 L’intelligence appréhende l’universel à travers le sensible. C’est sans doute pourquoi O. Hamelin a vu dans l’intellect une sorte d’extension du sens. «C’est que la sensation en tant qu’elle s’applique à son objet, abstraction faite des circonstances particulières qui l’accompagnent n’est qu’un autre nom de l’intellect. » HAMELIN, O., La théorie de l’intellect d’après Aristote et ses commentateurs, p.9.
24
Toute puissance réceptrice qui est l’acte d’un corps reçoit la forme sous un mode matériel et individuel; car la forme est reçue selon le mode d’existence de ce qui la reçoit. Or, la forme de la réalité intellectuellement connue n’est pas reçue dans !’intelligence de la manière qu’on vient de dire, mais, au contraire, sous un mode immatériel et universel. Autrement, !’intelligence ne connaîtrait pas l’immatériel et l’universel, mais seulement le singulier, comme fait le sens.52 53
L’objet de !’intelligence, c’est la réalité extérieure dans son être propre et distinctif, son
essence, non pas son essence concrète réalisée dans une matière, mais l’essence en tant
qu’universelle et immatérielle.54 Connaître la réalité extérieure de cette manière, en tant
qu’immatérielle, cela permet de connaître tous les individus d’une même espèce, parce que ce
qui distingue un individu d’un autre ne vient pas à !'attention, mais seulement ce qui fait qu’un
individu est spécifiquement identique à un autre. « L’âme intellectuelle connaît la réalité dans
son essence, sous un mode absolu, la pierre en tant que pierre. La forme de la pierre se trouve
donc dans l’âme intellectuelle sous un mode absolu, selon sa seule raison formelle. »55
L’intelligence connaît l’objet réel, mais non pas directement dans sa singularité.56 Elle connaît
la réalité extérieure et se la représente dans une notion universelle et immatérielle,
l’intelligible, qui, lui, la détermine. C’est pourquoi dans les êtres naturels et sensibles, ceux
qu’appréhendent les facultés humaines qui tirent leur connaissance du sensible, « ce n’est pas
tout à fait identique, la chose et ce que la chose est »57, c’est-à-dire la réalité concrète et
l’essence de cette réalité conçue comme universelle et immatérielle. L’intelligence
appréhende l’objet réel, mais ce qu’elle connaît de lui, c’est ce qu’il est. C’est l’essence de la
chose, représentée dans une notion commune.
Ainsi, ce que !’intelligence connaît, c’est l’objet réel; elle le connaît cependant au
moyen d’une ressemblance. « Pareillement, la forme requise pour l’action immanente est une
ressemblance de l’objet. Aussi la ressemblance de la réalité visible est-elle la forme par
laquelle la faculté visuelle voit, et la ressemblance de la réalité connue par !’intelligence, c’est-
52S. Th., la, q.85, art.2, rép.53 S. Th., la, q.76, art.l, obj.3.54 « D’autre part, puisque pour le Stagirite, tout savoir débute, en vertu d’une nécessité ontologique du sujet connaissant humain, par la sensation, la mission de !’intelligence sera de décortiquer cette sensation afin d’y trouver encloses les essences des objets matériels. » DE CORTE, Marcel, La doctrine de l’intelligence chez Aristote, pp. 192-193.55 S. Th., la, q.75, art.5, rép.56 Voir ibid., la, q.86, art.l, rép.37 Comm. De anima, III, leçon 8, §706.
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à-dire l’espèce intelligible, est la forme par laquelle !’intelligence connaît. »58 Donc, ce n’est
pas tout à fait identique, ce qui est connu et ce par quoi )’intelligence le connaît. Ce qui est
connu, c’est ce que la réalité appréhendée est en elle-même, non l’espèce intelligible. Celle-ci
est plutôt le moyen qu’utilise l’intellect pour connaître.59
Il est facile, à partir de ce moment, de comprendre comment !’intelligence peut
connaître plusieurs réalités. L’explication de tout phénomène moins connu doit permettre de
rendre compte de ses propriétés. Si une définition ne fait pas connaître les propriétés et même
les accidents de ce qu’elle vise à définir, ce n’est pas une définition adéquate, nous fait savoir
Aristote.60 Par exemple, expliquer la réalité de l’âme comme une harmonie est inadéquat,
parce qu’une telle approche ne permet pas de faire connaître plus pleinement les activités et
les accidents de l’âme. « En effet, à quelle harmonie appartiendra-t-il de sentir, aimer ou haïr,
et comprendre? »61 Cela n’est pas évident. Le cas est similaire ici. Si nous adoptons une
certaine conception de !’intelligence, il faut que cette conception permette de rendre compte
des propriétés de son activité. L’intelligence, qui est une faculté en puissance, nécessite une
représentation intelligible pour se mettre en mouvement. La représentation qui se trouve dans
!’intelligence, représente la chose dans ce qu’elle est, son essence. Ultimement, l’essence est
identique à la forme, puisque celle-ci permet à la chose d’exister, d’être ce qu’elle est. « Dans
l’être matériel, tout ce qui est actualité, positivité, détermination, se rapporte à la forme. Tout
ce qui est indétermination, potentialité, divisibilité, et par conséquent, quantité, se rapporte au
principe matériel. »62 Si !’intelligence connaît la réalité extérieure dans son essence, c’est-à-
dire sa forme, il sera aisé d’expliquer la multiplicité des connaissances. En effet, pour toutes
les espèces de réalités, la forme est différente. Le fait que toutes les réalités soient différentes
les unes des autres résulte proprement de leur forme. Ainsi, comme l’espèce intelligible est
une représentation de la forme : à forme différente, intelligible différent. Qui plus est, comme
!’intelligence qui pense et l’intelligible pensé ne font qu’un, la forme de l’intelligible devient
w S. Th., la, q.85, art.2, rép.59 Outre, S. Th., la, q.85, art.2, voir également la, q.76, art.2, so 1.4 et C. G., Il, 75.611 Voir De l’âme, I, 1, 402b25-403a2. «Le principe de toute démonstration, en effet, c’est l’essence : aussi, toutes les fois que les définitions ne permettent pas la connaissance des propriétés ni même une conjecture aisée àleur sujet, est-il clair que toutes ces définitions sont dialectiques et sans valeur. » fil Comm. De anima, I, 9, 408al, trad. Vernier.62 NICOLAS, Marie-Joseph, Somme Théologique, la, q.76, art.l, note 2.
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celle de l’intellect dans l’acte de pensée.63 Ainsi, il est légitime d’affirmer que l’espèce
intelligible informe, c’est-à-dire donne une forme à l’intellect. L’intelligible ‘spécifie’
l’intellect en lui fournissant une forme correspondante à la réalité pensée. Ainsi donc, à
chaque fois qu’un intelligible différent ‘spécifie’ !’intelligence, celle-ci conçoit une réalité
différente. En outre, comme !’intelligence appréhende son objet par l’espèce intelligible, tout
ce qui peut être représenté par une seule espèce peut être compris par une seule intellection.64
La multitude des formes est ainsi responsable de la multitude des intelligibles qui affectent
l’intellect.
1.3 Une faculté proportionnée : l’intellect possible
De cette connaissance sur 1’intellection et sur l’intelligible, il est possible de parvenir à
une connaissance des propriétés de !’intelligence humaine. En effet, nous connaissons les
facultés de l’âme par leurs activités et celles-ci par leurs objets, puisque la puissance est en
vue de l’action et celle-ci proportionnée à l’objet appréhendé. Dans un ordre convenable, il
importe de partir de ce qui est plus manifeste pour nous afin de parvenir à ce qui l’est moins,
puisque cela demeure caché et obscur. Après avoir examiné l’objet de !’intelligence et son
opération, regardons maintenant la faculté comme telle. Pour bien comprendre les propriétés
attribuées à !’intelligence, cependant, il faut exposer la nécessaire proportion qui existe entre
le moteur et le mobile, entre la puissance et l’acte, entre la faculté de l’âme et son objet.
Thomas d’Aquin répète souvent, dans les textes qui traitent de l’âme, et notamment dans
la Somme Théologique, qu’il doit exister une proportion entre le moteur et le mobile, entre la
faculté cognitive et son objet.65
Il est évident qu’il existe une proportion entre ce qui meut et ce qui est mû, l’agent et le patient, et semblablement entre la forme et la matière; en effet n’importe quelle forme ni ne convient à n’importe quel corps, ni ne lui est unie, tout agent n’agit pas sur tout patient, n’importe quel moteur ne meut pas n’importe quel mû, mais il est nécessaire * 6
f’3 Voir PISTERS, É., La nature des formes intentionnelles, p.22 : « Ce qui précède nous permet de comprendre en général le rôle et la nature des espèces ou des formes intentionnelles. Elles ne sont rien d’autre que l’objet dans son existence psychique. »^VoirV 7%., la, q.85, art.4. ,Voir S. Th., la, q.80, art.2, rép., la, q.88, art.l, sol.3, la, q.85, art.l, rép., la, q.76, art.5, obj.l, la, q.86, art.2 י־6rép., C. G., II, 50, §5, Comm. De anima, I, 8, trad. Vernier.
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qu’il y ait entre eux un genre commun et une proportion en vertu desquels celui-là est apte par nature à mouvoir, celui-ci à être mû.66
C’est la raison pour laquelle « chaque âme pénètre en un corps propre, bien plus l’âme
elle-même se forme un corps idoine »67. L’âme d’un homme ne peut pas entrer dans un corps
qui ne lui est pas proportionné, c’est-à-dire qui ne lui convient pas proprement. Or cette
nécessaire correspondance de la forme avec la matière, de l’acte avec la puissance, mène à une
importante conséquence en ce qui concerne l’objet et la faculté qui le reçoit. En effet, tout ce
qui reçoit autre chose le reçoit de la façon dont il existe : « Il est évident que tout être est reçu
dans un autre selon le mode de celui qui le reçoit »68. Tout est donc question de proportion
dans les facultés de connaissance. Si la vue n’est pas affectée par le son, c’est parce qu’elle
n’est pas apte à le recevoir. La constitution de la vue étant ce qu’elle est, elle ne se trouve pas
proportionnée au son, elle n’est pas disposée de telle sorte que ce sensible puisse produire, en
elle, un changement qui le fasse connaître. Ce principe de correspondance apporte une grande
aide à la connaissance des facultés de l’âme humaine, notamment de celles qui sont plus
cachées et moins connaissables. En examinant l’objet et l’activité d’une faculté, nous
parvenons à une connaissance de ses propriétés, en raison de cette nécessaire proportion. En
effet, si l’objet doit être proportionné à la faculté qui le reçoit, de la connaissance que l’homme
possède de l’objet, il se forme une idée de ce à quoi la faculté doit ressembler. De même en
va-t-il pour l’activité d’une faculté, car « la puissance comme telle est ordonnée à l’acte »69.
De l’intelligible et de 1’intellection, nous pouvons déduire une connaissance sur les propriétés
de l’intellect possible. Nous insisterons sur quatre de ces propriétés : l’immatérialité,
!’incorruptibilité, la potentialité et le fait d’être une faculté de l’âme.
1.3.1 Immatérialité
L’intellect possible doit être un principe de connaissance immatériel, selon ce que nous
savons de son opération et son objet. De 1’intellection en premier. En effet, « pour connaître
des objets, il ne faut rien posséder en soi de leur nature; car ce qu’on posséderait ainsi par
66 Comm. De anima, I, 8, trad. Vernier.67 Voir ibidem.08 S. Th., la, q.75, art.5, rép., voir également C. G., II, 50, §5.*'S. ΤΆ.., la, q.77, art.3,rép.
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essence empêcherait de connaître les autres réalités »70. Anaxagore affirmait déjà, à son
époque, que Γintellect doit être ‘sans mélange’, afin de pouvoir dominer.71 Nous pouvons
constater cela également avec les autres facultés de connaissance, en particulier les sens, qu’ils
doivent être dépouillés de ce dont ils ont la connaissance. Ce qui, dans l’œil, saisit la couleur
doit, pour s’y trouver apte, ne pas être coloré. « De même un liquide prend la coloration du
verre où il est versé. »72 II en va également ainsi pour le sens de l’ouïe qui requiert un certain
silence pour entendre, pour qu’il n’y ait pas confusion ou gêne entre un bruit présent dans
l’ouïe et le son provenant d’une réalité extérieure. Ainsi, puisque l’intellect peut connaître
tous les corps, il est nécessaire qu’il soit dépouillé de toute nature corporelle. Si l’intellect
était une faculté corporelle, les qualités qu’il posséderait empêcheraient la connaissance
d’autres réalités corporelles, comme une couleur dans la pupille de l’œil, teintant les objets
visibles tous d’une même coloration. En outre, du fait que l’intellect est en puissance à
connaître ces objets avant de les appréhender, ainsi que le sens, il ne peut rien posséder en lui
avant de connaître, ni espèce intelligible, ni une quelconque réalité corporelle.73
L’objet propre de l’intellect est la réalité extérieure représentée au moyen du concept. Si
!’intelligence était une faculté dans laquelle se trouvait de la matière, les formes ne seraient
pas reçues en elle de façon universelle et immatérielle, mais de manière singulière et
matérielle. En effet, la matière n’est disposée qu’à recevoir une seule forme, celle qui lui
donne d’exister actuellement. Toute autre forme reçue dans une matière déjà informée doit
chasser cette première forme. « Aucun corps ne peut recevoir la forme substantielle d’un autre
corps sans perdre sa propre forme par corruption. »74 D’ailleurs, si cela se produisait, il
s’ensuivrait que !’intelligence qui penserait une réalité deviendrait exactement cette réalité
même, ce qui n'est pas le cas. Le sens, qui reçoit les formes dans une matière, ne connaît que
les réalités singulières, mais ce n’est pas le cas de l’intellect, qui s’élève jusqu’à connaître
l’universel.75 Donc, l’intellect possible n’est pas un corps, parce qu’il est apte à intelliger
toutes les réalités corporelles et qu’ainsi il doit en être dépouillé. En d’autres termes, il ne doit
711 Ibid., la, q.75, art.2, rép.71 Voir fragment B 12.72 S. Th., la, q.75, art.2, rép.71 Voir Comm. De anima, III, 1, 429318, trad. Vernier.7' C. G., Il, 49.75 Voir les nombreux arguments en C. G., II, 49-50.
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pas posséder une nature déterminée parmi les natures corporelles, pour connaître toutes les
réalités physiques. Encore moins est-il possible qu’il soit mêlé au corps et possède un organe,
par lequel il opérerait.
Non seulement l’intellect n’est pas un corps, mais il est également impossible qu’il
connaisse au moyen d’un organe corporel, pour les mêmes raisons qu’auparavant.76 Si
l’intellect connaissait de cette manière, c’est-à-dire aidé par un organe corporel, les qualités et
les accidents de cet organe, qui lui reviendraient en vertu de sa corporalité, interféreraient avec
!’intellection de tous les corps. « L’intellection en effet, comme le Philosophe le prouve dans
le De anima, n’est pas un acte accompli par un organe corporel. Car on ne pourrait trouver un
organe corporel capable de recevoir toutes les natures sensibles. »77
Que !’intelligence soit immatérielle découle également de la considération de son
objet, l’intelligible. En effet, l’espèce intelligible représente ce qu’est la chose, sans les
conditions qui la rendent singulière. Or ces conditions prennent leur source dans la matière,
« par suite, il est clair que la nature de la connaissance s’oppose à la nature de la
matérialité »78, puisque la matière détermine la chose à une seule forme. Le concept ou
intelligible se présente comme une représentation applicable à tous les individus d’une même
espèce. Une telle chose est possible parce que l’espèce intelligible ne tient pas compte de ce
qui les fait des individus distincts, mais prend en considération seulement ce qu’ils ont de
commun et qui fait que chaque individu est la même chose qu’un autre de même espèce.
Puisque la matière cause l’individuation des substances corporelles, l’intelligible doit être
quelque chose d’immatériel, la seule façon, pour lui, de pouvoir représenter tous les individus
d’une même espèce. D’ailleurs, cela chacun peut également l’apercevoir de manière intuitive.
Est-ce que le concept de la couleur rouge est rouge? Est-ce que le concept du chaud ou de la
chaleur est chaud? Ces questions paraissent incongrues, parce que chacun perçoit
intuitivement qu’il s’agit de quelque chose d’immatériel, dépouillé de qualités sensibles.
Puisque l’universel possède l’immatérialité, l’intellect possible doit posséder également cette
propriété, car une proportion est nécessaire entre l’objet et la faculté. Si l’espèce intelligible
est une réalité immatérielle, la faculté qui la reçoit doit l’être également. « L’intelligible est la
76 Voir S. Th., la, q.75, art.2, rép.77 Q. D. De anima, q.I, art. 14, rép.
30
perfection propre de l’intellect : aussi l’intellect en acte et l’intelligible en acte ne font qu’un.
Par conséquent, ce qui convient à l’intelligible en tant qu’intelligible, cela doit convenir à
l’intellect en tant que tel : car une perfection et l’objet propre de cette perfection sont du même
genre. »78 79 Certes, Thomas d’Aquin use de cet argument pour montrer !’incorruptibilité de
!’intelligence, mais rien n’empêche de l’utiliser pour prouver son immatérialité, d’autant plus
que ces deux caractéristiques s’appellent l’une l’autre. Donc, l’intellect est une réalité
immatérielle.80
Finalement, l’homme est constitué de deux éléments principaux : une matière et une
forme, comme toute réalité naturelle. Si l’intellect n’est pas matériel, c’est qu’il doit être un
principe formel ou quelque chose de la sorte. Mais encore plus, il ne peut pas être n’importe
quel type de forme. Il doit être une forme subsistante81 et non pas une forme matérielle. La
différence entre forme matérielle et forme subsistante réside dans le fait que celle-là, une fois
le composé dissout, ne peut plus subsister, parce que son existence est tout à fait dépendante
de son union avec une matière. Elle est tout à fait absorbée dans la matière. Pour sa part, la
forme subsistante subsiste même lorsque l’union avec la matière se trouve dissoute. Elle est
apte à subsister sans le composé, puisque son être n’est pas issu du composé, mais elle le
possède en elle-même.82 Elle n’est pas tout à fait absorbée par la matière. Un être, ou plutôt
une forme, qui nécessite l’usage d’une matière ou d’une réalité corporelle pour exécuter son
opération, ne peut exister et opérer sans ce corps. Ainsi en va-t-il pour la faculté sensorielle.
Ce qui voit, ce n’est pas la forme de l’œil uniquement, ni sa matière, mais le composé des
deux, le tout. De la façon dont un être existe, de cette manière il pourra opérer. Or, il a été
montré que l’intellect pense sans organe corporel et sans corps; donc, il peut exister sans le
corps. « Le principe intellectuel — en d’autres termes l’esprit, !’intelligence, — possède par
lui-même une activité à laquelle le corps n’a point de part. Or rien ne peut agir par soi qui
n’existe pas par soi. Car seul agit l’être en acte; en conséquence un être n’opère que de la
78 S. Th., la, q.84, art.2, rép.7*C. G., II, 55, §10.80 Pour certaines remarques intéressantes, voir MANSION, A., L’immortalité de l’âme et de l’intellect d’après Aristote. Surtout en ce qui concerne le problème des rapports entre l’intellect et l’âme quant à l’immatérialité.81 « Or, le principe pensant possède l’être par lui-même, et il est subsistant, comme on l’a dit. » S. Th., la, q.76, art.l, obj.5.82 Voir S. Th., la, q.76, art.l, sol.5.
31
manière dont il existe. »83 Rien de ce qui possède une dépendance envers la matière pour
opérer ne peut en être séparé, sinon cette réalité ne pourra plus agir et produire son activité.
C’est pourquoi Thomas d’Aquin donne l’exemple de la chaleur : « Ainsi ne dit-on pas que ce
qui chauffe, c’est la chaleur, mais ce qui est chaud »84, parce que la chaleur est une propriété
des corps et ne saurait exister indépendamment de tout corps, comme dans le vide. Elle
requiert un support matériel. Ainsi, nous constatons que l’intellect est indépendant du corps
dans son opération propre, tandis que d’autres facultés comme le sens et !’imagination ont
besoin du corps pour agir.
1.3.2 Incorruptibilité
Dans les réalités naturelles constituées d’une forme et d’une matière, la corruption
se produit quand l’union de ces deux éléments se dissout et quand la forme associée à la
matière, inévitablement, s’évanouit. La réalité naturelle se corrompt, parce que la matière qui
est la sienne perd sa forme. En effet, la matière est puissance, elle ne devient déterminée que
quand la forme l’actualise, pour en faire un composé d’espèce déterminée. La forme étant
séparée de la matière, celle-ci n’est plus actuellement ce qu’elle était avant que la forme ne
disparaisse.85 La situation diffère toutefois, pour une forme matérielle ou pour une forme
subsistante. La forme matérielle, comme la forme d’une chaise, par exemple, n’est pas ‘ce qui
possède l’être’, dans le composé, mais c’est celui-ci, une fois formé, qui possède l’être. La
forme matérielle est plutôt ‘ce par quoi’ le composé en vient à exister. La forme subsistante,
pour sa part, possède une opération par elle-même à laquelle le corps ne communique pas, elle
est donc ‘ce par quoi’ le composé existe, mais est également ‘ce qui possède l’être’.
L’âme communique à la matière corporelle l’être par lequel elle est une réalité subsistante; ainsi l’âme intellectuelle ne forme avec cette matière qu’un seul être, en sorte que cet être qui est celui du composé tout entier est également l’être de l’âme.
*7'Ibid., la, q.75, art.2, rép.84 Ibidem.85 « Toute corruption s’explique par la séparation de la forme et de la matière : corruption pure et simple par séparation de la forme substantielle; corruption relative par séparation d’une forme accidentelle. La forme demeurant, la chose garde nécessairement son être; par la forme, en effet, la substance devient proprement réceptrice de ce qui constitue l’être. Mais là où il n’y a pas composition de forme et de matière, il ne saurait y avoir séparation de ces deux principes. Donc pas de corruption. Or nous avons vu qu’aucune substance intellectuelle n’est composée de matière et de forme. Donc aucune substance intellectuelle n’est corruptible. » C. G., II, 55, §1.
32
Cela n’arrive pas pour les formes qui ne sont pas subsistantes. En conséquence, l’âme humaine conserve son être, le corps étant détruit, ce qui n’est pas le cas des autres formes.86
« En conséquence, lorsque l’âme quitte le corps, on ne parle plus d’animal ou d’homme,
si ce n’est de la manière équivoque dont on parle d’un animal peint ou sculpté. »87 Or une
forme qui est subsistante ne peut pas se corrompre. En effet, ce qui convient de soi à une
chose en est inséparable. Par exemple, on ne peut pas enlever au nombre d’être pair ou impair
ou au cercle d’être rond, ces propriétés conviennent, de fait, à leur nature.88 Il ne peut pas
arriver, comme dans le cas de la matière et de la forme, que la propriété soit séparée de son
sujet. Le cercle ne peut pas devenir carré, il ne peut être autre chose que rond. Pour la forme
subsistante, la situation est identique, puisqu’à toute réalité subsistante qui est une forme,
l’être convient de soi. En effet, toute forme est un acte, parce que toute chose possède l’être
par la forme; l’être est consécutif à la forme. Dans les réalités corporelles, la forme matérielle
peut être séparée de la matière et ainsi cesser d’exister, mais la forme subsistante ne peut pas
être séparée d’elle-même, cela n’a aucun sens. Ainsi, quand l’homme meurt, le composé perd
son existence, parce que la forme se sépare de la matière du corps, mais la forme subsistante,
l’âme intellective, ne peut pas ‘mourir’, puisque l’être ne lui est pas dû en vertu d’autre chose,
ce qui est le cas du composé humain, mais l’être lui convient en tant que tel. L’être naturel
perd son existence lorsque la forme se sépare de lui, mais la forme ne peut pas se séparer
d’elle-même, donc l’être ne peut se séparer de la forme subsistante.89
Au demeurant, il existe un autre moyen de montrer !’incorruptibilité de l’intellect. En
effet, « générations et corruptions sont les passages de certains états à leurs contraires »90.
Cela ne peut pas se produire dans le cas de l’intellect, à savoir, qu’il passe d’un état contraire à
l’autre. Tout ce qui est reçu dans l’intellect l’est au moyen de l’espèce intelligible, et celle-ci
est la perfection de !’intelligence et non son contraire. Même les réalités contraires sont reçues
dans l’intellect non pas comme des contrariétés, mais comme des réalités complémentaires,
car les contraires se connaissent l’un par l’autre, puisqu’ils sont de l’ordre de la privation et de
S. Th., la, q.76, art.l, sol.5.S. Th., la, q.76, art.8, rép. Voir aussi C. G., II, 72 et Comm. De anima, II, leçon 1, §226. Voir Q. D. De anima, q.I, art. 14, rép.Voir ibidem.S. Th., la, q.75, art.6, rép.
Mû
K7
MH
K9y»
33
la possession. Un contraire est la possession de ce dont l’autre est la privation et l’un est
connu par l’autre, c’est-à-dire, par celui qui est en acte. Nous pouvons le constater également
en nous apercevant que tout ce qui est reçu dans !’intelligence l’est à sa manière. Tout ce qui
est reçu dans un sujet récepteur l’est à la manière de ce sujet. Or toutes les espèces
intelligibles sont du même genre. Comme l’intellect ne peut être amené à un état contraire au
sien, il ne peut se corrompre.91 Donc, l’intellect possible, en plus d’être immatériel, est
également incorruptible.
1.3.3 Indétermination
Si l’intellect est une réalité immatérielle et incorruptible, en quel sens est-il juste alors
de parler d’affection ou de passion, dans le processus d’intellection? En effet, ‘pâtir’ ou ‘être
affecté’, c’est proprement subir un dommage ou un changement de la part d’un agent.92 Un
être pâtit « quand il perd quelque chose qui lui convient naturellement ou selon sa propre
inclination »93. L’agent enlève au patient une forme qu’il possédait déjà. La passion est un
passage d’un contraire à un autre sous l’action d’un agent contraire. Comment l’intellect
possible peut-il subir une affection au moment de 1’intellection, lui qui est une réalité simple et
impassible, qui ne peut être corrompue? L’intellect possible semble posséder deux propriétés
contradictoires : d’abord, il est incorruptible, ensuite, il subit, dans la connaissance, une
certaine affection, sous l’influence de l’intelligible qui le perfectionne. Qu’il subisse un
changement, d’ailleurs, ne doit pas être mis en doute, parce qu’il ne se trouve pas
constamment en train d’intelliger, mais alterne de la puissance à l’acte.
Est-il possible que le mot ‘passion’ soit équivoque? Thomas d’Aquin nous enseigne
qu’il y a trois sens à donner au verbe ‘pâtir’.94 Le premier signifie ce qu’il faut entendre
proprement par ‘passion’, c’est-à-dire la corruption ou le retrait de quelque chose qui
convenait au patient, celui-ci se trouvant ensuite dans un état moins parfait. Voilà la situation
d’un homme en santé qui tombe malade, sous l’effet d’une quelconque maladie. Le second
sens désigne tout changement ou affection, que le sujet s’en trouve pire ou mieux. C’est le cas
91 II est encore possible de parvenir à ce résultat par d’autres voies. Thomas d’Aquin en présente une autre tirée de l’appétence dans la Somme Théologique et plusieurs autres dans la Somme contre les Gentils, II, 5592 Voir S. Th., la, q.79, art.2, rép. et Comm. De anima, II, leçon 11, §365.93 S. Th., la, q.79, art.2, rép.94 Voir S. Th., la, q.79, art.2, rép.
34
du malade qui recouvre la santé.95 Le dernier sens, celui dont il est proprement question dans
le cas de l’affection sensitive ou intellectuelle, désigne le fait « de recevoir l’acte auquel on
était en puissance, sans que rien soit ôté »96. Il n’est plus vraiment question alors du passage
d’un contraire à un autre, mais il peut s’agir d’un perfectionnement. Ainsi en va-t-il pour
l’intellect possible qui, lorsqu’il reçoit en lui la forme intelligible, s’en trouve perfectionné.
En fait, avec ce dernier sens, nous avons affaire à tout autre chose, qui convient en propre aux
facultés cognitives et à l’intentionnalité de la connaissance. Aristote avait déjà présenté cette
distinction dans le traité De l’âme, lorsqu’il traitait du sens, s’apercevant qu’il y a quelque
chose de différent entre la passion comme telle et l’opération cognitive. « Et ce même passage
[passage de la puissance à l’acte dans la connaissance] ou bien n’est pas une altération (car
c’est un progrès de l’être en lui-même et vers son entéléchie), ou bien constitue un autre genre
d’altération. »97 Ainsi donc, il est vrai d’affirmer que !’intelligence est une faculté en
puissance, en tant qu’elle est affectée par un objet, mais incorrect d’affirmer que cette
‘affection’ est identique à la passion proprement dite, à savoir le passage, pour un patient, d’un
contraire à un autre, sous l’action d’un agent. L’intellect possible se trouve en puissance,
parce qu’il se compare à une tablette sur laquelle il n’y a encore rien d’écrit98 et qui nécessite
un apport extérieur pour penser. Il peut donc subir une affection, parce qu’il est indéterminé
au principe, et qu’il a besoin d’être perfectionné, mais il est impassible en vertu d’une autre
propriété, à savoir, parce qu’il est une forme immatérielle, qui ne subit pas la corruption.
Il convient toutefois de faire une distinction entre l’opération du sens et celle de
!’intelligence. Le sens est également une faculté en puissance, qui a besoin d’être affectée par
son objet. D’une certaine manière, le principe sensitif est impassible, d’une certaine façon,
non. En effet, le sens n’est pas affecté par soi, mais par accident, par son sensible, c’est-à-dire
que l’objet du sens le perfectionne et l’actualise, mais il ne le fait pas passer d’un contraire à
l’autre, il ne le détruit pas. Comme tel, au sens premier du terme ‘pâtir’, la faculté sensitive ne
pâtit pas de soi, sous l’effet de son sensible. Pour le dire autrement, la sensation n’est pas une
passion qui comporte corruption du sens et où le sens pâtit comme le malade, sous l’effet de la
95 Voir ibidem.96 Ibidem.99 De/'âme, II, 5, 417b6-7.98 Voir Comm. De anima, III, leçon 9, §722.
35
maladie. Toutefois, il peut pâtir par accident, en tant que la proportion de son organe peut être
affectée." Cela se produit lorsqu’un sensible excessif affecte l’organe du sens. Alors peut se
produire une détérioration de cet organe, qui perd la proportion nécessaire pour fonctionner
proprement. C’est ainsi qu’une lumière trop vive, comme celle du soleil par exemple, peut
endommager la rétine de l’œil, ou encore, un son excessif ou répétitif laisser des séquelles
dans T oreille. Ces altérations doivent trouver leur origine dans la matérialité du principe
sensitif. Cependant, en ce qui concerne !’intelligence, une telle destruction est impossible.
L’intelligence est impassible par soi, au premier sens du terme ‘pâtir’, et également par
accident. En effet, l’intellect n’opère pas au moyen d’un organe corporel, cela est tout à fait
impossible; donc il est également impensable qu’il subisse une altération de la proportion de
son organe. L’intellect possible est donc impassible, en tant qu’il ne peut pas pâtir sous l’effet
d’un contraire, mais il demeure une faculté en puissance en tant qu’il procède d’un état
d ’ indétermination à un état déterminé, au moment de son opération.
Quant à l’être qui, partant de la pure puissance, apprend et reçoit la science de la part de l’être en entéléchie et capable d’enseigner, il faut dire ou bien qu’il ne pâtit pas, lui non plus — on Ta noté —, ou bien qu’il existe deux sortes d’altération : Tune est un changement vers les dispositions privatives, l’autre va dans le sens des dispositions positives et de la nature du sujet.* 100
1.3.4 Accidentalité
L’être humain possède un corps et une âme, l’âme intellective. Nous avons constaté
également qu’en l’homme se trouve !’intelligence. Il est possible alors de se demander si
!’intelligence est l’âme intellective même ou autre chose? Autrement dit, l’intellect est-il
l’essence même de l’âme?101 La réponse est négative. En effet, Thomas d’Aquin nous dit :
« Le principe immédiat de l’opération peut être l’essence même de la réalité qui opère, lorsque
son opération elle-même est identique à son existence »102. Or, l’opération intellectuelle n’est
pas l’existence même de l’homme, sinon il cesserait d’exister en cessant de penser, ce qui n'est
pas le cas. Aristote a défini l’âme comme « l’acte premier d’un corps naturel possédant la vie
"" Voir ¿W., III, leçon 7, §687.™De/'áme, II, 5, 417Ö12-16."" Titre de l’article premier de la question 79, de la prima pars.™S. TL, la, q.79, arU, rép.
36
en puissance »103 (ê psukhê estin entelekheia ê protê sômatos phusikou dunamei zôên
ekhontos). En l’homme, il y a quelque chose qui lui permet d’exister tel qu’il est. Cela ne
peut pas être la matière, car celle-ci, sans une détermination, n’est rien. Comment imaginer
une matière sans disposition, sans forme? La forme et la matière sont des principes
qu’Aristote distingue par la pensée, mais ils sont, en fait, inséparables. Dans le composé
toutefois, l’existence provient de la forme qui permet à la matière d’exister. L’âme qui est une
forme est, dans son être propre, un acte. Autrement dit, l’âme considérée sous le rapport de
son essence est un acte. Être en acte, c’est exister pleinement. C’est l’âme qui fait exister
pleinement le composé humain. C’est elle qui lui donne son achèvement. Donc, être en
puissance à recevoir une forme intelligible ne peut pas convenir à l’âme en tant qu’âme, c’est-
à-dire dans son essence, car sous ce rapport nous venons de voir qu’elle est un acte. Par
conséquent, !’intelligence, qui est en puissance à recevoir l’espèce intelligible, ne peut pas être
l’essence de l’âme intellective, puisque alors elle serait un acte. L’intelligence est donc autre
chose, en l’âme, que l’essence. Tout cela est d’ailleurs confirmé par ce que Thomas d’Aquin
nous dit. En effet, selon ce qui est écrit dans la Somme contre les Gentils, « une perfection et
l’objet propre de cette perfection sont du même genre »104. L’intelligible n’est pas une
substance et dès lors !’intelligence non plus. Donc, pour l’âme, « être encore en puissance à
un autre acte [en l’occurrence T intellection] ne lui convient pas sous le rapport de l’essence,
c’est-à-dire comme forme, mais sous le rapport de sa puissance »105.
L’intelligence doit être quelque chose de l’âme, car elle n’est pas matérielle. Autrement
dit, elle ne peut pas appartenir au principe matériel de l’être humain, mais doit appartenir au
principe formel qu'est l’âme. Pour comprendre ce qu’est !’intelligence, il faut distinguer entre
deux genres de formes : la forme substantielle et la forme accidentelle. La forme substantielle
donne l’être à une réalité de manière absolue, c’est-à-dire qu’elle la constitue tout entière dans
son être. La forme accidentelle, l’accident, donne l’être, mais sous un certain mode
seulement, à savoir, elle donne à l’être d’exister de telle ou telle façon.106 La destruction de la
forme accidentelle ne corrompt pas entièrement le sujet, mais uniquement ce selon quoi elle
"" De Pâme, II, 1, 412327-28.C. G., II, 55, §10.
105 S. Th., la, q.77, art.l, rép.1116 Voir S. Th., la, q.76, art.4, rép.
37
lui donnait d’exister. Cela n’est pas le cas avec la forme substantielle qui, une fois séparée du
composé, lui enlève l’être de manière absolue. Or, il ne peut pas y avoir plusieurs formes
substantielles dans un même être, car il n’y a pas de plus et de moins dans la catégorie de la
substance. Ce qui s’ajoute par la suite vient compléter cet être qui avait d’abord été donné par
la forme substantielle. Dans le cas de l’être humain, l’âme est cette forme substantielle. C’est
elle qui donne au tout d’exister, mais également à toutes les parties.107 En effet, non
seulement l’âme donne à l’homme d’être une substance, mais elle cause également en lui une
multitude d’accidents propres.108 C’est de ce côté qu’il faut chercher la nature des facultés
cognitives humaines. Les facultés sont des formes accidentelles causées par l’âme. La faculté
complète la substance de l’homme, elle lui donne une certaine caractéristique. Les facultés
sont des formes accidentelles qui s’ajoutent à la substance de l’homme et la complètent.
Donc, en tant qu’essence, l’âme intellective est un acte, elle n’est en puissance par rapport à
une autre opération que sous le rapport de la puissance d’agir. L’âme donne au corps sa forme
et l’actualise, sous ce rapport elle est comme un acte ultime, qui est le terme de la
génération.109 Pour être en puissance à recevoir un certain objet, l’intelligible par exemple, il
faut qu’elle le fasse au moyen d’une autre forme.
L’âme est source des facultés humaines. Cependant, les différentes puissances trouvent
leur origine en elle de manières différentes. En effet, comme certaines facultés nécessitent un
organe corporel pour fonctionner, leur sujet propre doit être le composé humain. Mais pour
l’intellect, qui est immatériel, seule l’âme suffit comme sujet. Platon pensait que les
différentes puissances de l’être animé se retrouvaient dans différentes parties localisées du
corps. Aristote affirmait lui aussi une multiplicité de puissances, mais il s’interrogeait pour
savoir si elles étaient distinctes par leur sujet ou seulement en définition?110 Pour certaines
facultés, la réponse va de soi. Toutes les virtualités de l’âme ne sont pas présentes dans toute
la personne humaine. En effet, la puissance visuelle est dans l’œil, et la puissance auditive
dans l’oreille. Pour l’intellect, la situation est différente, parce qu’il n’est pas la forme d’un
organe corporel. Pour distinguer l’intellect d’autres facultés, il faut alors procéder par l’étude
1117 Voir S. Th., la, q.76, art.8, rép.1()s Voir ibid., la, q.77, art.6 et 7.1119 Voir ibidem.1111 Voir 51. Th., la, q.76, art.8.
38
de son objet. Une localisation sensible n’est plus possible. Une faculté se distingue d’une
autre par son activité, et comme ce qui détermine la ‘qualité’ de l’opération est son terme, à
savoir l’objet, puisque l’opération cognitive se produit en vue de saisir son objet, celui-ci sera
l’ultime référence pour distinguer les puissances cognitives. Toutefois, ce n’est pas une
différence d’objet matériel et physique qui est la source de distinction, mais une différence
d’objet formel, c’est-à-dire sous quel angle il est appréhendé.111 En effet, !’intelligence et la
vue peuvent avoir pour objet une même réalité, mais comme les deux l’envisagent sous un
rapport différent, l’une comme vrai, l’autre comme visible, ces facultés se distinguent l’une de
l’autre.112 Donc, en plus de l’essence de l’âme viennent s’ajouter certaines facultés par
lesquelles opère l’âme. L’intellect possible est une de ces facultés et c’est en raison de sa
présence qu’on nomme l’âme humaine ‘âme intellective’.
En résumé, la présence en l’être humain d’un concept universel et immatériel permet de
conclure qu’il existe en lui une faculté qui peut le recevoir, c’est l’intellect possible. En
examinant de plus près son activité, 1’intellection, et son objet propre, l’intelligible, et
comment l’un est responsable de l’autre, dans la spécification, nous pouvons connaître les
propriétés qui conviennent à !’intelligence, à savoir l’immatérialité, !’incorruptibilité,
l’affection, au sens d’un perfectionnement, et le fait d’être une faculté et non l’essence de
l’âme. Forts de ces découvertes, il convient maintenant de revenir à la réalité de l’espèce
intelligible pour voir, en elle, une potentielle source d’interrogations. En effet, la présence en
l’homme de l’intelligible doit soulever une question primordiale : comment vient-il à se
trouver en lui? En d’autres termes, comment l’intelligible est-il donné lorsque !’intelligence
appréhende l’objet extérieur, sur lequel porte son attention?
111 Voir & Th., la, q.77, art.3, rép.112 Voir ibidem.
CHAPITRE II
!/INTELLIGENCE HUMAINE : INTELLECT AGENT
40
Pour se mouvoir, tout mobile nécessite une réalité qui lui fournisse une impulsion : un
moteur. Ainsi, un bloc de ciment demeure inerte tant qu’une force suffisante ne lui est pas
appliquée pour le déplacer. Le moteur donne au mobile quelque chose qui le fait changer :
une force, une activation. Le moteur et le mobile sont des réalités corrélatives. Le mobile
n’agit que dans la mesure où le moteur lui donne d’agir. Or !’intelligence se trouve, comme
nous avons pu le constater, dans la situation d’un mobile : en effet, !'intelligence humaine est
d'abord ignorante, face à son objet le plus naturel, elle ne s'y identifie qu'en puissance, elle
n'est au départ rien de déterminé avant de connaître, elle n’est au départ qu’intellect possible.
En tant que possible, l'intellect a besoin d'un objet qui agisse sur lui comme moteur pour le
faire passer de son état de puissance à un état actif de pensée. Le moteur est responsable du
mouvement de son mobile et, de même, ce qui sera responsable du mouvement de l’intellect,
Γ intellection, sera sa cause motrice. Nous avons vu précédemment que, dans 1’intellection, ce
rôle est joué par l’intelligible, qui s’introduit dans l’intellect et qui, en l’affectant, entraîne la
connaissance de l'objet. L’intelligible agit comme cause motrice de !’intelligence. À la
ressemblance du sensible perçu, il est apte à transmettre à la faculté indéterminée une
activation. Toutefois, même ceux des penseurs qui ont aperçu ce besoin incontournable de
notre intelligence ne se sont pas entendus sur le mode d’existence de cet indispensable moteur
intelligible.
2.1 Un objet en puissance : l’universel
L’explication aristotélicienne de la connaissance humaine décrit bien comment la
personne humaine appréhende d’abord les réalités sensibles du monde environnant, au moyen
des facultés sensitives, et, ensuite, une notion commune, au moyen de !’intelligence. Pour
Aristote, l’universel provient de la connaissance sensible, mais il ne se trouve pas dans les
réalités physiques et dans !’intelligence humaine de la même façon. Pour mettre en lumière
comment cette explication de la connaissance intellectuelle est la plus conforme aux faits,
examinons quelques autres avenues possibles. Nous constaterons alors comment Aristote
propose une solution intermédiaire entre un empirisme trop matérialiste qui empêche la
connaissance intellectuelle et un idéalisme de type platonicien, qui ne tient pas tout à fait
compte des données de l’expérience concrète.
41
2.1.1 Empirisme présocratique113
Selon Aristote, dans le traité De l’âme114, les premiers penseurs grecs ne distinguaient
pas entre la connaissance sensible et la connaissance intellectuelle et réduisaient toute forme
de connaissance à la première seulement. Pour ces penseurs, le concept universel ne possédait
aucune réalité, tout être se trouvait dans un flux perpétuel, dans un changement continuel.
C’est ainsi que Héraclite affirma « qu’on ne peut entrer deux fois dans le même fleuve »115.
Dans cette mouvance permanente des réalités sensibles, comment élaborer une connaissance
sûre et stable? Si tout est constamment en mouvement et en changement, comment l’homme
pourrait-il connaître quelque chose avec certitude, puisque toute réalité s’anéantit et change
avant que l’esprit ait pu juger de sa nature.116 Il n’y aura de science d’aucune réalité. Le
principe de non-contradiction serait alors nul, et ce que chacun jugera être tel sera
effectivement tel pour lui. 11 n’y aura plus d’étalon de référence auquel ‘mesurer’ toute
connaissance, pour reconnaître sa fausseté ou sa vérité. Il n’y aura plus moyen de comparer
les connaissances entre elles, car aussitôt qu’une personne appréhendera une réalité, celle-ci
sera déjà autre, prise qu’elle sera dans une mouvance continuelle. Cette explication de la
connaissance niait toute possibilité d’une connaissance intellectuelle sérieuse, Platon l’a bien
aperçu.
2.1.2 Idéalisme platonicien
En raison des conséquences que cela entraînait, il était inconcevable pour Platon que
tout soit dans un changement continuel. Cette position ruinait toute possibilité d’une
connaissance rationnelle sérieuse, en même temps qu’elle était contraire aux faits. L’homme
connaît, derrière les apparences des réalités matérielles, quelque chose de stable. Ce fut la
découverte de Platon, et sans doute avant lui de Socrate, qu’il existait une permanence dans la
connaissance intellectuelle. Platon, comme plus tard Aristote117, admettait une différence
entre sens et intelligence. Un homme, pris universellement, demeure toujours identique, peu
importe le nombre d’hommes concrets qui existent individuellement. Apercevant cette
113 Sur tout ce développement, voir Métaphysique, A, chapitre 6 et Somme Théologique, la, q.84, art.l et 6.Voir De Pâme, III, 3, 427a21-22.
115 Fragment 91; voir Méta., Γ, 5, 1010al4 et A, 6, 987a32-35.116 Voir S. Th., la, q.84, art.l, rép.
42
permanence derrière la mouvance de la connaissance sensible, Platon fut donc amené à
reconnaître une connaissance d’un autre ordre : la connaissance universelle. Cependant,
comme il ne pouvait pas non plus se résigner à penser que cette notion commune, cet
universel, existe dans les objets sensibles individuels118, puisque ces deux réalités ne sont pas
du même ordre, l’une changeante et l’autre immobile, il crut devoir postuler que les universels
existent séparément des réalités sensibles, dans un monde des Idées, expression en soi
malhabile, puisqu’une réalité immatérielle ne peut, comme telle, occuper un lieu. « Après
eux, Platon, voulant sauvegarder la certitude de la connaissance intellectuelle, admit
l’existence d’un autre genre de réalités que les corps, réalités séparées de la matière et du
mouvement, qu’il nommait ‘espèces’ ou ‘idées’. »119 Autrement dit, voyant que la
connaissance intellectuelle se distinguait de la connaissance sensible, Platon postula que
l’objet susceptible d'affecter !’intelligence devait lui être proportionné et devait par conséquent
exister dans la réalité de la même manière qu’il existerait dans !’intelligence, c’est-à-dire
comme un intelligible capable d'affecter !’intelligence sans transformation préalable, comme
une réalité immobile et immatérielle.120
Selon Platon, les Idées permettent de sauvegarder la permanence de la connaissance
rationnelle parce qu’elles remplissent deux rôles fondamentaux. Tout d’abord, elles ont pour
fonction d’être les paradigmes des réalités sensibles. Ainsi, ces dernières reçoivent leur
existence d’une participation aux Idées, desquelles elles tirent leur espèce, leur modèle. De
tous les chevaux individuels, par exemple, il existe un modèle unique dans ce monde des
Idées, l’idée même de cheval, qui comprend toutes les caractéristiques permettant à un cheval
d’en être un, le ‘cheval en soi’. À tout ce qui existe dans le monde sensible correspond
également une chose en soi. Ces Idées possèdent plus de réalité, plus d’existence, que leurs
représentations sensibles, puisqu’elles ne sont pas soumises au changement. Elles sont moins
évanescentes que les réalités sensibles qui, elles, passent et se corrompent. De ce
paradigmatisme découle la seconde fonction que Platon accordait aux Idées.
"7 Voir De Pâme, ΠΙ, 3, 427b6 VoirMé&z., A, 6, 987b6-7.
111J S. Thla, q.84, art.l, rép.1211 Voir ibidem.
43
En effet, non seulement les réalités sensibles participent des Idées, desquelles elles
reçoivent leur constitution, mais en plus, pendant son opération, Eintelligence doit porter son
attention sur elles, pour apprendre quelque chose sur ces mêmes réalités physiques. Puisque
les Idées représentent l’être profond de tout le réel, c'est en les appréhendant que l’esprit peut
comprendre la constitution profonde du réel. En effet, pour saisir une réalité, il ne faut pas
s’arrêter à considérer seulement ses accidents et ses qualités, mais aller jusqu’à son être
profond. Or les Idées sont responsables, pour Platon, de cet être profond des réalités sensibles,
puisqu’elles en sont le modèle, c’est donc elles qu’il faut connaître pour se représenter les
réalités sensibles. « Les formes séparées étaient participées par notre âme et par la matière
corporelle; par notre âme, afin de connaître; par la matière, afin d’exister. Ainsi, la
participation à l’idée de pierre ferait que la matière corporelle devient ‘cette pierre’, et, de
même, que notre intelligence connaît la pierre. »121 L’intellection réside alors dans la
contemplation des Idées, ce qui de soi s'ensuit. En effet, de même que le sens reçoit du
sensible propre une certaine actualisation, une certaine détermination, de même, l’intellect doit
contempler les Idées, qui sont intelligibles de soi, pour en être informé et ainsi connaître les
réalités matérielles. En d’autres termes, si ce qui est à même de produire la sensation, le
sensible, doit être reçu dans le sens, encore plus ce qui est à même de produire la connaissance
intellectuelle, l’idée, doit être reçu dans !’intelligence. Il est plus conforme à la nature de
!’intelligence d’ailleurs, que celle-ci se tourne, pour connaître, vers ce qui est intelligible par
soi plutôt que vers ce qui n’est intelligible qu’en puissance seulement, à savoir les réalités
sensibles extérieures à l’âme. Bref, ce qui est immatériel, comme les Idées, est plus
connaissable pour l’intellect, parce que plus conforme à sa nature et pouvant l’affecter sans
intermédiaire.
Cependant, toute cette explication pose problème, comme l’a bien remarqué Aristote. Si
!’intelligence connaît les réalités sensibles au moyen des Idées, comment se fait-il que
l’homme ne connaisse pas toutes choses directement? En effet, si les réalités sensibles ne sont
pas le moyen de connaissance par lequel l’être humain parvient à connaître l’universel, mais
bien plutôt le contraire, que c’est en connaissant d’abord une réalité immatérielle que l’homme
parvient ensuite à connaître les réalités physiques, comment se fait-il alors que l’homme naisse
S. Th., la, q.84, art.4, rép.121
44
avec une intelligence semblable à une tablette sur laquelle il n’y a encore rien d’écrit?122
Pourquoi a-t-il besoin de sensation? Pourquoi doit-il commencer sa connaissance par
!'observation sensible des choses extérieures? Il est plutôt difficile de concilier le fait que
!’intelligence connaisse directement les Idées avec l’expérience que nous faisons de connaître,
en premier lieu, le sensible, pour ensuite nous élever vers la connaissance intellectuelle. Sans
doute Platon dirait-il toutefois que le dialogue du Ménon éclaircit cette ambiguïté. Selon ce
dialogue, l’homme possède normalement une connaissance innée des Idées, mais lors de
quelque accident historique, il l’a cependant oubliée. Il doit donc user de la connaissance
sensible pour se remémorer, peu à peu, cette connaissance des Idées, puisque les réalités
matérielles sont des représentations de ces Idées. L’homme connaît ainsi par réminiscence.
La preuve en est, soutient Platon, qu’un homme quelconque, ignorant une discipline, les
mathématiques par exemple, est apte à fournir de justes réponses à des questions posées avec
méthode, sur cette discipline même.123 S’il ne possédait pas une connaissance préalable des
réalités intelligibles, il ne pourrait guère fournir une réponse juste, sur des sujets et des
disciplines qu’il ne connaît pas encore. Il est donc clair, en conclut Platon, que toute
connaissance intellectuelle résulte de la réminiscence; l’homme se remémore peu à peu cette
connaissance universelle qu’il possédait déjà avant de l’avoir oubliée. Nous pouvons alors
nous demander pourquoi l’homme a oublié ce qu’il connaissait déjà.
Platon croyait que l’existence de l’homme était celle d’une âme entretenant avec le corps
la même relation qu’un pilote avec son navire.124 Dans ces conditions, le corps est un obstacle
pour l’âme, parce qu’il l’empêche de vaquer pleinement à la contemplation des Idées. L’âme
est une réalité spirituelle et, par elle-même, elle aspire à connaître les réalités spirituelles, mais
comme elle est, suite à quelque malheur, unie au corps, qui, lui, est tout tourné vers les réalités
matérielles, elle est empêchée de considérer uniquement les Idées. L’effort de connaissance
fait par l’âme se trouve donc canalisé à travers le corps vers l’appréhension des réalités
matérielles. De cette union de l’âme et du corps, il résulte une condition imparfaite pour
l’âme. Non unie au corps, elle se trouverait dans une meilleure position. Dans ces conditions,
le rôle de la sensation se réduit à celui d’un stimulus permettant à l’âme de se remémorer la
122 Voir De l’âme, III, 4, 43031-2.123 Voir S. Th., la, q.84, art.3, obj.3.124 Voir entre autres, Alcibiade, 130a-c, où Platon affirme que l’homme est son âme.
45
connaissance des Idées, seule vraie et stable connaissance. « Car cette excitation ne serait
nécessaire à l’âme que dans la mesure où elle est, selon les Platoniciens, comme endormie et
sans mémoire, en raison de son union avec le corps. En ce cas, les sens n’auraient d’autre
utilité pour l’âme intellectuelle que de supprimer les obstacles qui proviennent de cette
union. »125 Le mode d’union que Platon propose entre l’âme et le corps constitue donc, pour
cette première, un préjudice qui la prive de connaître ce que vraiment elle est faite pour
connaître, la réalité intelligible par elle-même.
2.1.3 Réalisme aristotélicien
Aristote connaissait fort bien la pensée platonicienne, puisqu’il avait étudié plusieurs
années à l’Académie de Platon. Il était bien placé pour observer les limites de !’explication
platonicienne de la connaissance intellectuelle. Or Aristote nous enseigne, dans quelques-uns
de ses textes, en particulier dans la Métaphysique, que les propos de son maître sur la
connaissance universelle sont incompatibles avec les faits de l’expérience commune. Voyons
d’abord comment Aristote réfute cette interprétation platonicienne de la connaissance, et
ensuite, comment il propose certaines solutions au problème de la connaissance intellectuelle.
2.1.3.1 Les erreurs de Platon : impossibilité de l’universel en acte
Dans un premier temps, le type d'union de l’âme et du corps postulé par Platon ne peut
convenir. L’homme ne peut pas être une âme se servant d’un corps.126 En effet, si l’homme
était une âme se servant d’un corps, il serait comme un pilote dans son navire, comme un
moteur par rapport à un mobile. Or un pilote ne forme pas, avec le navire qu’il gouverne, une
réalité unique; il s’agit toujours, au contraire, de deux réalités distinctes, possédant chacune
leur existence propre. Il n’y a pas de véritable unité entre les deux. L’âme serait une entité
complète se servant d’une autre entité complète déjà réalisée, le corps. En effet, si l’âme n’a
pas pour fonction d’informer le corps, comme dans la théorie aristotélicienne, il faudra qu’une
autre forme permette au corps d’exister. L’âme serait, ainsi que le corps, un être complet.
125 ■S'. Th., la, q.84, art.4, rép.'2* Voir C. G., II, 57 etA/c!6We, 130a-c.
46
Comment alors former des deux un être unifié?127 L’homme ne serait pas vraiment un. Tout
ce qui existe cependant doit être un, car « toute réalité possède l’être de la même manière
qu’elle possède l’unité »128. Deux êtres complets en eux-mêmes ne peuvent constituer une
réalité unique. La même chose est vraie du moteur et du mobile. Dans le cas où l’âme serait
seulement un moteur et le corps un mobile, celle-là n’aurait pas pour rôle de fournir une forme
au corps, puisque ce n’est pas là le rôle du moteur vis-à-vis du mobile. Pourtant, l’âme doit
être ce qui donne la vie à l’être humain. Elle lui permet d’exister, puisqu’elle est la forme du
corps et qu’un corps sans forme n’est rien. Or le moteur n’accomplit pas une telle chose à
l’égard de son mobile, il ne lui donne pas d’exister absolument, mais seulement d’être mû.
Dans un second temps, la connaissance humaine ne se produit pas par réminiscence,
comme le pensait Platon. En effet, ce que l’homme connaît par nature il ne l’oublie pas, ainsi
les premiers principes. Ce qui est naturel, ce qui provient de la nature d’une réalité, lui est
intimement uni et ne s’en sépare pas tant que persiste cette nature. De plus, si l’homme
possède une connaissance innée de toutes les Idées, mais qu’il l’a oubliée, par l’union de son
âme avec son corps, il est difficile de comprendre pourquoi l’âme est ainsi liée au corps,
puisqu’il s’agit d’un désavantage pour elle.
Dans l’hypothèse où l’âme aurait une connaissance naturelle de toutes choses, il ne semble pas possible qu’elle en arrive à oublier cette connaissance au point d’oublier qu’elle la possède. Personne n’oublie ce qu’il connaît naturellement, par exemple, que le tout est plus grand que la partie, et autres évidences. Cela paraît encore moins acceptable si l’on admet que l’union de l’âme et du corps est naturelle.129
Finalement, l’Idée platonicienne ne peut pas être une substance. Aristote ne nie pas que
l’universel, ou Idée, existe, mais il nie qu’il soit une réalité subsistante, existant de manière
immatérielle dans la réalité. En effet, si l’Idée est une réalité subsistante en elle-même et par
laquelle les réalités sensibles existent, à savoir en y participant, et s’il y a une Idée de tout ce
qui est objet de science, c’est-à-dire de tout ce que !’intelligence peut connaître de manière
universelle, immatérielle et immuable, il s’ensuivra qu’il existera une Idée non seulement de
127 «The modems, St. Thomas’ contemporaries began to understand from Aristotle’s De anima and Metaphysics the meaning of saying that a given being is one substance or one being. In the case of a composite being, you could not say that it was made up of two whole or complete beings, since this would be philosophical nonsense. » PEGIS, Anton C., St. Thomas and the Unity of man.128 S. Th., la, q.76, art.l, rép.129 S. Th., la, q.84, art.3, rép.
47
ce qui est une substance, mais également, une Idée du relatif, une Idée de la qualité, etc.130 Le
problème devient alors le suivant : « comment l’idée d’une chose qui n’est pas une substance
pourrait-elle être substance »131? En effet, l’Idée représente cela même qu’est intimement
l’être dont elle est le modèle. La qualité est une qualité et non pas une substance. Si l’Idée
représente l’essence même de la chose, son être profond, il est légitime de s’attendre à ce que
l’Idée de la qualité soit également une qualité et l’Idée de la quantité, une quantité. Ainsi, ce
qui fait que la blancheur se retrouve dans différents objets vient d’une participation du blanc,
mais le blanc, en tant que séparé, n’est pas une substance, mais une qualité.
L’universel, en tant qu’universel, réunit les caractéristiques communes de plusieurs
individus.132 Si l’universel est une substance et qu’il constitue la substance des réalités
sensibles, tel que le postule Platon, dans sa théorie du paradigmatisme, il sera soit substance de
tous les individus dont il représente l’espèce ou le genre, soit substance d’aucun. Qu’il soit la
substance de tous les individus cependant ne peut convenir, puisque les êtres dont la substance
est une sont aussi un seul et même être.133 Autre inconséquence : dans cette situation, il y
aurait substance de substance. En effet, dans un homme particulier se rencontre une espèce et
un genre, respectivement homme et animal. Selon la théorie de Platon, ces deux réalités,
homme et animal, sont également des Idées et existent par soi, l’homme en soi et l’animal en
soi. Or l’homme particulier, Socrate, par exemple, est à la fois animal et homme. Il y a donc
en lui, en plus de sa substance qui le fait exister en tant qu’individu, la substance de l’animal et
celle de l’homme. Pour le genre, cette explication est également source d’invraisemblances.
L’animal en soi se trouve participé par tout ce qui possède la nature d’animal. Dans cette
situation toutefois, pour former toutes les espèces animales, le genre doit participer, en même
temps et sous le même rapport, à des accidents contraires, comme la rationalité et
!’irrationalité. Qu’est-ce qui garantira alors l’unité du genre et que celui-ci demeure vraiment
un élément commun? Le genre sera multiple et non plus un.
™ Voir Meüz., A, 9, 990616 et 23-24.131 B RÉHIER, Émile, Histoire de la philosophie, I, p.170.™ Voir Méfa., Z, 13.™ Voir ibid., Z, 13, 1038614-15.
48
La théorie des Idées de Platon n’est donc pas exacte, ni même cette pensée selon
laquelle les Idées sont la cause des réalités sensibles par participation.134 Thomas d’Aquin
notait d’ailleurs qu’il est étrange que la substance d’une chose soit séparée de ce dont elle est
la substance.135 « Il paraît ridicule, alors que nous cherchons à connaître des réalités présentes
à notre expérience, de recourir à d’autres réalités qui ne peuvent être la substance des
premières, puisqu’elles en diffèrent quant à l’existence. Par conséquent, le fait de connaître
ces substances séparées ne nous permettrait pas de juger des choses sensibles. »136 II semble
bizarre que la forme même des réalités sensibles subsiste sans matière137, en tant qu’Idées
platoniciennes, puisqu’il est dans la nature même de la forme d’une réalité physique d’être
unie à une matière. Si cette forme existait séparément, ces réalités existeraient de manière
incomplète et inachevée.
L’explication platonicienne de la connaissance intellectuelle n’est pas conforme à la
réalité. Les universels ne sont pas ces entités subsistantes en elles-mêmes qui seraient
participées, dans un premier temps, par les réalités sensibles et, dans un second, par
!’intelligence humaine, afin de connaître ces réalités présentes à notre expérience sensorielle.
L’intelligence ne connaît pas d’une manière innée les réalités intelligibles, ni ne connaît en se
tournant vers des intelligibles séparés, comme le prétendait Platon. Aristote explique la
connaissance d’une façon plus appropriée à l’expérience commune en qualifiant l’âme de
tablette sur laquelle rien n’est encore écrit.138 L’homme apprend, peu à peu, après de longs
efforts, à connaître les réalités matérielles qui l’entourent, toujours en partant de ce qui est plus
concret et simple, pour aller vers ce qui est plus abstrait et complexe. Cherchons alors une
solution intermédiaire entre un idéalisme qui ne tient pas vraiment compte du réel et un
empirisme qui réduit tout à la seule connaissance sensible.
134 Voir Méta., A, 9, 992324-28. « D’une façon générale, alors que la Sagesse a pour objet la recherche de la cause des phénomènes, c’est précisément ce que nous laissons de côté (car nous [les Platoniciens] ne disons rien de la cause d’où vient le principe du changement), et, dans la pensée d’expliquer la substance des êtres sensibles, nous posons l’existence d’autres espèces de substances. Mais quant à expliquer comment ces dernières sont les substances des précédentes, nous nous contentons de paroles creuses : car participer, comme nous l’avons dit plus haut, ne signifie rien. »
VoirMAa., A, 9, 991bl-3.136 S. Th., la, q.84, art.l, rép.137 Voir S. Th., la, q.84, art.4, rép.™ Voir De /'âme, III, 4, 429b30-430al.
49
2.1.3.2 La théorie de l’intellect agent : Γuniversel en puissance
L’objet propre de !’intelligence dans la vie présente est l’essence de la réalité
matérielle.139 En effet, nous avons constaté que l’objet de !’intelligence est l’objet matériel en
tant qu’il peut être représenté dans une notion commune qui fait connaître ce qu’il est tout
simplement, dans son être profond. Or essence est le terme technique qui veut signifier ce que
la chose est en elle-même. L’essence vise à exprimer l’intimité de l’être, ce que la chose est et
qui ne saurait en être retranché. Il s’agit de la nature profonde d’un être. L’essence est ce qui
fait qu’un être précis est cet être même, distinct de tout autre. C’est ce qu’il est dans son être
intime, qui lui est propre et le distingue de tout ce qui n’est pas lui. Dans toute réalité
physique, par exemple, il existe des propriétés qui peuvent changer sans que la nature de la
chose ne change, ce sont les accidents. Un homme peut avoir les yeux bleus ou bruns, le teint
blanc ou basané, cela ne change pas le fait qu’il s’agisse toujours d’un homme. Il y a par
contre un noyau de propriétés et de caractéristiques, dans tout être, qui ne peuvent changer
sans que sa nature profonde ne change, sans qu’il ne soit plus la même chose. L’intelligence
appréhende directement ce qu’est la réalité présente à sa connaissance et se la représente, en
elle-même, dans un concept immatériel et universel. Ce concept constitue une notion
commune applicable à tous les individus d’une même espèce. Il représente l’objet connu sans
ses accidents et ses conditions particulières, il représente donc ce que la chose est en elle-
même, dans son être profond, c’est-à-dire son essence. Connaître comment l’universel existe
dans la réalité revient ainsi à connaître comment l’essence existe dans cette même réalité. Or
l’essence n’est pas séparée de la réalité dont elle est l'essence. Aristote l’a montré en réfutant
l’idéalisme platonicien. Il est parvenu à cette conclusion dans la Métaphysique. En effet, au
sixième chapitre du livre Z, Aristote s’interroge pour savoir si chaque être est identique à son
essence, ou bien s’il s’agit là de réalités différentes?140 Aristote utilise l’exemple du Bien. Le
Bien est responsable de la bonté des êtres en lesquels il se trouve, ainsi que la chaleur est
responsable du réchauffement d’un corps et le blanc, de la coloration blanche d’un objet. Une
cause produit un effet semblable à elle, parce qu’elle transmet à l’être une détermination
qu’elle possède déjà. Le Bien est ce qui rend un autre être bon. Une réalité qui cause en un
Voir S. Th., la, q.88, art.3, rép., la, q.87, art.2, sol.2, la, q.85, art.8 et la, q.84, art.7.Voir Méta., Z, 6.
139140
50
être un effet doit posséder en elle-même une capacité à produire cet effet. Le Bien, pour
causer la bonté des êtres, doit lui-même être bon. Or ce qui fait qu’un être est ce qu’il est lui
vient de son essence, l’essence du Bien est donc dans le Bien même et non dans une Idée
séparée. Bref, si l’essence du Bien était séparée du Bien, plus rien ne serait bon, puisque ce
qu’est le Bien, l’essence du Bien, se trouverait séparée de tout. La substance même et son
essence ne sont donc pas deux choses séparées, mais la même et unique réalité. L’essence du
Bien est identique au Bien. Or si l’essence du Bien est bonne, qu’est-ce qui empêche alors
d’affirmer la même chose de l’être physique, à savoir qu’il est lui-même sa propre essence?141
Il faut en conclure que l’essence se trouve dans la réalité concrète dont elle est l’essence.
Toutefois, l’essence qui se trouve dans les réalités matérielles n’existe pas à la manière d’une
notion commune. L’essence représente ce qu’est la chose en elle-même. Mais les réalités
matérielles sont des réalités singulières, des individus, et non des genres ou des espèces. Si
l’essence existait en tant qu’universelle, comme notion commune, dans les réalités physiques,
celles-ci seraient des réalités universelles et non singulières, puisque l’essence exprime ce que
tout être est proprement. Si l’essence est universelle, la réalité dont elle constitue l’essence
sera elle-même universelle. Or les réalités physiques sont singulières et par conséquent leur
essence n’existe pas en elles comme une notion commune et universelle. Dans les êtres
sensibles, se mêlent à l’essence et les accidents et la matière et les conditions singulières.
Nous avons vu que l’universel représente ce que l’objet connu est en lui-même. Cet
universel est applicable à tous les individus d’une même espèce parce qu’il ne tient pas
compte des caractéristiques individuantes, telles la matière et les accidents. Autrement dit,
l’universel est une représentation de l’essence. Celle-ci, toutefois, ne se trouve pas de la
même manière dans !’intelligence, au moyen de la représentation universelle, et dans les
réalités naturelles. Dans !’intelligence, l’essence est représentée sans les conditions
singulières de la chose, mais elle n’existe pas ainsi dans le monde environnant, puisque ce
monde n’est pas rempli d’espèces et de genres, mais d’individus. C’est la même essence qui
est connue par !’intelligence et qui est responsable de l’existence des êtres sensibles, mais en
tant qu’elle est connue par !’intelligence, elle est universelle et, en tant qu’elle se trouve dans
les êtres concrets, elle est environnée de principes individuels, d’accidents et de matière.
Voir üwi, Z, 6,1031631.
51
La nature réelle, à qui il arrive d’être connue, abstraite, universalisée n’existe que dans les singuliers. Mais le fait même d’être connue, abstraite, universalisée, est dans !’intelligence. Pareillement, l’humanité connue par !’intelligence n’existe que dans cet homme-ci ou cet homme-là. Mais que l’humanité soit connue sans les conditions individuelles, ce qui est le fait même de !’abstraction, et de quoi résulte l’idée universelle, cela lui arrive en tant qu’elle est perçue par !’intelligence, dans laquelle se trouve la ressemblance de l’essence spécifique, et non celle des principes individuels.142 *
C’est pourquoi Aristote dit, au traité De l’âmeu3, que l’animal pris comme universel ou
bien n’est rien du tout ou bien est donné ensuite. L’universel n’est rien, entendre : l’universel
n’existe pas comme entité séparée dans la réalité qui nous entoure. Il est donné ensuite, c’est-
à-dire : il existe uniquement dans !’intelligence et est tiré des êtres qui, eux, sont présents
concrètement dans la réalité.
2.2 Une opération active : !’abstraction144
Dans cet état des choses, si !’universel n’existe pas en tant qu’universel dans la réalité, il
est nécessaire de poser en l’homme une faculté, autre que l’intellect possible, qui puisse
produire cette notion immatérielle et universelle. En effet, l’intelligible réalisé met en
mouvement l’intellect possible, mais l’intelligible n’existe pas déjà, dans la réalité, de la façon
dont il existe dans l’intellect.145 L’intellect possible ne peut pas produire son propre objet,
puisque rien ne se meut sans une réalité qui lui fournisse une impulsion. Un mobile ne se met
pas en mouvement tant qu’une force motrice n’agit pas sur lui. Pour acquérir une
connaissance de cette autre faculté, examinons tout d’abord quel est son rôle. En observant
son activité, !’abstraction, nous pourrons déterminer quelles propriétés elle possède, puisque
l’effet révèle toujours quelque chose sur sa cause.
142 5. Th., la, q.85, art.2, sol.2..De/'âme, I, l,402b7״"144 Pour une étude plus approfondie de !’abstraction, voir BLANCHE, F. A., La théorie de l’abstraction chez saint Thomas d’Aquin, ainsi que l’imposante étude de Germaine Cromp, Les sources de l’abstraction de l’intellect agent.145 Voir Commentaire au traité De l’âme, III, leçon 10, §731 : « Aristote est conduit à établir un intellect agent pour exclure l’opinion de Platon, qui soutenait que les quiddités des choses sensibles sont séparées de la matière et intelligibles en acte; aussi ne lui était-il pas nécessaire d’établir un intellect agent. Mais comme Aristote soutient que les quiddités des choses sensibles sont dans la matière, et qu’elles ne sont pas intelligibles en acte, il lui a fallu établir un intellect qui les abstraie de la matière, et ainsi les rende intelligibles en acte. » (Trad. Y. Pelletier)
52
2.2.1 La connaissance humaine provient du sensible
Reconnaître la présence d’un intellect agent en l’homme devient incontournable lorsque
nous observons que l’être humain connaît, en premier, les réalités sensibles et que, par
conséquent, il appréhende l’universel à travers les réalités sensibles. De nombreux faits
rendent compte de la véracité de cette thèse.
D’abord, si l’homme connaissait directement les réalités intelligibles, comme le
prétendait Platon, un individu auquel il manquerait un sens pourrait tout de même avoir une
connaissance de l’objet de ce sens, puisqu’il pourrait alors porter son attention directement
vers les intelligibles pour connaître ce que le sens ne lui permet plus de connaître. Mais ce
n’est pas là ce que nous constatons; les aveugles de naissance ne possèdent pas la science des
couleurs et des formes, ni les sourds de naissance celle des sons et des syllabes, si ce n’est en
tant que ces derniers peuvent les visualiser, mais non les prononcer.146 Les sourds ne
produisent pas de sons articulés, ni ne prononcent les syllabes, mais seulement des sons
inarticulés.
Ensuite, !’intermittence de la pensée, dont chaque homme fait l’expérience, tend à
montrer le rôle crucial de !’imagination et de la préparation des images dans Γintellection
humaine. En effet, si !’intelligence, pour comprendre, se tourne vers certaines substances
séparées qui sont intelligibles de soi, comme celles-ci ne subissent aucun changement,
comment expliquer alors que la personne humaine ne pense pas continûment et sans arrêt ces
intelligibles? L’origine de cette intermittence doit être cherchée en une autre réalité que
!’intelligence, puisque l’intellect possible est toujours apte à penser et que l’intellect agent est
invariable, dans son activité, comme nous le verrons bientôt. Un phénomène d’ordre sensitif
ou imaginatif doit expliquer cette alternance de la pensée humaine.
De même, il est évident que si Platon avait raison, et que nous nous tournions vers les
intelligibles pour connaître, « plus les objets seraient intelligibles en eux-mêmes, mieux nous
les comprendrions. Ce qui est évidemment faux : les réalités pour nous les plus intelligibles
sont celles qui touchent de plus près les sens : or de soi elles sont les moins intelligibles »147.
Ce qui est plus intelligible de soi n’est pas identique à ce qui est plus intelligible pour nous.
"" VoirS. 7%., la, q.84, art.3, rép. et C. G., If 83, §11.
53
Le plus intelligible en soi correspond à ce qui est le plus dégagé de la matière et tout à fait en
acte. Toutefois, il ne s’agit pas là de ce que nous connaissons en premier.
Il est également très malaisé de rendre compte de la pertinence de l’union de l’âme
intellective avec le corps, si cela n'est pas nécessaire à l’âme pour qu'elle tire du sensible sa
connaissance. L’âme intellective est une forme subsistante, puisque l’intellect n’est pas la
forme d’un organe corporel, pour pouvoir connaître toutes les natures sensibles. Ainsi donc,
le corps ne lui sert de rien, si elle peut déjà appréhender les natures intellectuelles sans son
secours.
Le corps paraît tout à fait nécessaire à l’âme intelligente pour l’opération propre à celle- ci, qui est de penser. Car, pour son existence, elle ne dépend pas du corps. Si l’âme était apte par nature à recevoir les espèces intelligibles par l’influence des principes séparés, et non à l’aide des sens, elle n’aurait pas besoin du corps pour son acte intellectuel. C’est donc en vain qu’elle serait unie au corps.148
La participation du corps est nécessaire en raison de la faiblesse de !’intelligence humaine.
Celle-ci possède une puissance si faible qu’elle ne peut pas avoir pour objet la réalité
intelligible de soi, mais doit tirer du sensible un intelligible qu’elle-même fabrique.
Que l’être humain tire sa connaissance du sensible devient encore évident par
l’expérience que chacun fait de la manière dont il connaît. L’homme doit toucher, manipuler,
regarder, ce qu’il veut comprendre. De même, lorsqu’il désire apprendre quelque chose, il
doit se former, dans son imagination, des images de ce qu’il veut saisir, se représentant ce
qu’il examine au moyen d’exemples concrets.149 En outre, l’homme ne sent pas qu’il
comprend les choses du premier coup, ni qu’il se tourne vers certaines réalités séparées
intelligibles de soi, pour connaître. Il saisit d’abord un certain aspect de la réalité qu’il désire
connaître, ce qu’elle est. Ensuite, il associe à cette première représentation autre chose, qu’il
voit y convenir, des accidents, des propriétés, etc. L’intelligence humaine fonctionne par
composition et division.150
Que l’homme appréhende d’abord son objet à travers la connaissance sensible cadre
bien également avec ce qu’Aristote mentionne sur les premiers principes. En effet, tout
"" C. G., II, 77.7%., la, q.84, arL4, rép.
Voir & 7%., la, q.84, art.7, rép.
54
énoncé n’est pas démontrable, c’est-à-dire n’est pas issu d’un raisonnement. Un raisonnement
est « un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d’autre que ces
données en résulte nécessairement par le seul fait de ces données »150 151. Dans tout
raisonnement, il y a des énoncés de base et une conclusion issue de ces énoncés. Or les
énoncés desquels est tirée la conclusion doivent être plus évidents qu’elle, sinon le syllogisme
ne fait rien connaître de nouveau. Il va de soi, toutefois, que tout énoncé ne peut pas être issu
d’un énoncé antérieur, puisque, s’il en allait ainsi, il faudrait procéder à l’infini, dans la
recherche des principes. Les premiers énoncés sur lesquels sont basées les premières
conclusions doivent être évidents de soi, ils sont indémontrables. Ces premiers énoncés sont
les premiers principes de la connaissance, ils sont indémontrables et rien n’est plus évident
qu’eux. Aussitôt que les termes qui expriment ces principes sont compris, les principes sont
acceptés, de fait, comme vrais, tels le principe de non-contradiction ou le principe suivant
lequel un tout est toujours plus grand qu’une de ses parties. Puisque ces principes ne
proviennent pas d’un syllogisme intellectuel faisant intervenir des prémisses plus manifestes,
il faut qu’ils soient comme la conclusion de constatations de !’intelligence sur une
connaissance ou des observations antérieures. Or ce qui est antérieur à la connaissance
intellectuelle, c’est !’observation sensible.
Ainsi, la connaissance humaine tire son origine de la connaissance sensible. Le sens
connaît un objet particulier et !’intelligence un objet universel et immatériel. Examinons
comment l’homme peut produire, à partir des réalités sensibles, un tel objet.
2.2.2 Un objet connu mais non intellectuel : le sensible externe
« Tout être existe dans un autre selon le mode de cet être où il est. »152 L’intelligence,
qui est immatérielle pour connaître toutes les réalités sensibles, reçoit en elle la nature de ces
réalités de manière universelle et immatérielle. Dans ces conditions toutefois, l’intellect
humain ne peut pas saisir directement les réalités singulières et contingentes. En effet, ce qui
rend ces réalités singulières, ce sont, avant tout, la matière et les conditions individuantes.153
150 Voir S. Th., la, q.85, art.5.151 Prem. Anal., I, 1, 24bl8-19.
7%., la, q.89, art.2, rép.153 Voir ibid., la, q.86, art.l, rép.
55
Or !,intelligence connaît tout de manière immatérielle. Ainsi donc, la réalité sensible
extérieure ne peut être connue directement par l’intelligence, mais seulement par des facultés
qui prennent en considération la matière et ses propriétés. Connaître ces réalités appartient en
propre au sens. Le sensible externe, puisqu’il n’est pas dépouillé de la matière en laquelle il
réside, peut être connu par le sens et les facultés sensibles, mais non pas directement par
!,intelligence. D’ailleurs, la nature de la matière s’oppose à toute connaissance, parce que,
dans le composé physique, la matière détermine la forme à être une seule chose, un seul être.
Or connaître, c’est justement pouvoir devenir toutes choses, par une certaine similitude. Bref,
!’intelligence connaît la nature de ce qu’elle appréhende, c’est-à-dire ce qu’est la chose de
manière commune. Cependant, cette nature commune n’existe pas dans la réalité, en tant que
commune, mais seulement en tant qu’individuelle et singulière, à savoir dans cet individu-ci
ou cet individu-là. En tant qu’elle est particulière, la nature de l’espèce n’est pas connaissable
par !’intelligence. Celle-ci ne connaît donc pas directement les singuliers. « Or ce qui est
intelligible n’existe pas dans la nature des choses, en tant qu’intelligible. En effet, notre
intellect possible connaît son objet comme étant un, tout en concernant le multiple. Un tel
objet n’est pas donné dans la nature des choses. »154 Donc, le sensible externe est
connaissable par le sens, mais il n’est pas encore intellectualisable, puisque subsiste en lui la
matière et les données particulières, qui répugnent, en soi, à 1’intellection.
2.2.3 Un objet intellectualisable : l’image interne
Dans la connaissance du sens, l’objet est connu seulement lorsqu’il est présent au sens.
Il y a cependant, entre le sens et l’intelligence, entre l’espèce sensible et l’espèce intelligible,
un autre objet : l’image interne. Cet objet est beaucoup plus maniable que le sensible externe.
D’abord, parce qu’il peut être produit au souhait de !’imagination, ensuite, parce qu’il est plus
spirituel que le sensible externe. « Les formes imaginées, qui sont plus spirituelles, sont plus
dignes que celles immergées dans la matière sensible. »155 L’image interne est plus spirituelle
au sens où elle est moins proche de la matière physique. L’image demeure toutefois un objet
particulier, parce qu’elle ne peut faire fi des conditions individuantes de la chose. Elle
constitue cependant la base de !’intellection humaine, en tant qu’elle crée un lien entre la
154 Q. D. De anima, q.I, art.4, rép.
56
réalité sensible extérieure, qu’elle représente, et la nature commune connue par !’intellection,
qui en provient. Les sensibles sont aux sens ce que les images sont à !’intelligence, pour
Aristote. « Lorsque l’on pense, la pensée s’accompagne nécessairement d’une image, car les
images sont en un sens des sensations, sauf qu’elles sont sans matière. »,56 Le phantasme
n’est pas encore intelligible parce que se trouvent toujours présentes, en lui, les
caractéristiques qui rendent une réalité singulière. Ils demeurent cependant intellectualisâmes
en tant qu’ils ne demandent que la participation, la lumière, de l’intellect agent pour être
rendus intelligibles. Ils constituent la source immédiate de la connaissance intellectuelle,
mais, puisque s’y mêle encore quelque chose d’apparenté à la matière, ils ne peuvent
imprégner directement leur ressemblance dans l’intellect possible, puisque celui-ci ne reçoit la
similitude des réalités qu ’ immatériellement.
C’est possible parce que les formes de !’imagination et du sens sont du même genre : en effet, les deux sont individuelles. Et ainsi les formes qui sont dans le sens peuvent imprimer dans !’imagination, en mouvant celle-ci, des formes quasiment homogènes. Mais les formes de l’imagination, parce qu’individuelles, ne peuvent causer les formes intelligibles, puisque ces dernières sont universelles.155 * 157
L’image interne est ainsi ‘intellectualisable’, mais elle n’est pas encore intelligible en
acte. Elle est à la base même de 1’intellection, en tant qu’elle demeure une représentation de la
réalité matérielle.
2.2.4 Une opération qui intellectualise : l’immatérialisation
Pour penser, l’intellect possible doit recevoir en lui une similitude de la forme de l’objet
pensé. Or il lui est impossible de produire par lui-même cette assimilation, puisqu’un être en
puissance ne s’active pas de lui-même, mais nécessite l’action d’une cause efficiente, la
puissance étant un état contraire à l’acte. L’actualisation de l’intellect possible provient de
l’intelligible, qui meut l’intellect à penser. Or celui-ci n’existe pas comme universel et
immatériel dans les réalités sensibles, même s’il en provient. Un autre principe intellectif que
l’intellect possible doit ainsi se trouver en l’homme pour produire, à partir de l’image, une
notion intelligible.
155 S. Th., Ia-IIae, q.80, art.2, obj.3.15í’ De l’âme, III, 8, 432a9-10, voir également III, 7, 431al4.157 Q. D. De anima, q.I, art.4, sol.l.
57
L’action de l’intellect agent est inobservable en soi, puisqu’elle est une opération et non
un mouvement sensible. Elle ne peut être observée que dans ses effets. Lorsqu’il s’avère
impossible de connaître une cause directement, il convient d’observer son effet propre.
L’effet et la cause sont des réalités corrélatives et l’un fait connaître sur l’autre certaines
caractéristiques. Or l’effet propre de l’intellect agent consiste à rendre immatériel ce qui était
matériel.
Aristote, qui fut le premier à reconnaître la nécessité de poser un intellect agent en
l’homme, se contente de peu de mots pour expliquer son fonctionnement. Dans son traité De
l’âme158, il compare l’effet de l’intellect agent à celui de la lumière sur les couleurs. En effet,
pour lui, la couleur a besoin, pour être visible, que le milieu qui l’entoure, le diaphane, soit
activé par la lumière. Celle-ci permet alors, par son action, à la couleur de devenir visible
pour l’œil. Ainsi en est-il du phantasme par rapport à l’intellect agent. Celui-ci permet aux
phantasmes de devenir des intelligibles réalisés qui puissent modifier l’intellect possible.
Même si cette analogie avec le rôle de la lumière fait saisir la nature du rôle de l’intellect
agent, elle ne dit pas précisément comment il produit son action. Qu’est-ce que cette
illumination apporte aux images, pour qu’à partir d’elles, soit produite l’espèce intelligible?
Thomas d’Aquin nous fournit, sur ce point, un complément de réponse apprécié. En effet,
dans une question de la Somme Théologique, Thomas d’Aquin se demande si l’intellect
possible peut connaître directement le singulier. Il n’en est rien, parce que tout ce que connaît
l’intellect doit être immatériel, et qu’aucun corps ne saurait être reçu dans une réalité
immatérielle. Or ce qui rend une réalité singulière, ce sont justement sa matière et ses
propriétés individuantes. Ainsi donc, la forme des réalités sensibles ne peut pas imprégner
directement une similitude dans l’intellect, parce que s’y mêlent matière et conditions
particulières. Ainsi, pour connaître la nature commune de plusieurs individus d’une même
espèce, il faut manifestement se dégager de cette matière. L’abstraction, l’opération qui
consiste à rendre immatériel une réalité, se produit lorsque n’est plus considéré ce qui rend une
réalité singulière et matérielle. L’abstraction est l’action propre de l’intellect agent. Celui-ci
possède cette habileté à considérer une chose en la dégageant d'autres, en raison de son
immatérialité. En d’autres termes, si une réalité singulière n’est pas intelligible en raison de sa
58
matière, et si une faculté peut considérer la nature de cette réalité sans s’intéresser à sa
matière, elle pourra permettre à cette réalité d’imprégner sa similitude dans !’intelligence.
« L’intellect agent opère cette abstraction dans la mesure où nous sommes capables de
considérer les essences spécifiques en laissant à part les conditions individuelles, et ce sont les
ressemblances de ces essences qui informent l’intellect possible. »* 159 L’intellect agent peut
produire ce résultat parce qu’il est lui-même immatériel et que tout agent produit un effet
semblable à soi.160 L’intellect agent opère une immatérialisation de l’image interne.
Le problème est maintenant de savoir comment l’intellect agent peut opérer une telle
immatérialisation sans induire en erreur. En effet, quiconque considère une réalité et la
connaît autrement qu’elle n’existe commet une erreur. « En ce sens, il est impossible qu’un
esprit connaisse une même chose mieux qu’un autre. Si elle était comprise autrement qu’elle
n’est, soit en mieux soit en pire, il y aurait erreur, et non compréhension. »161 Si !’intelligence
connaît l’espèce d’une chose sans la matière, elle paraît se tromper, car cette espèce, ou nature,
n’existe pas de cette façon, à savoir sans matière, dans la réalité. L’intelligence est-elle donc
en erreur, ou non, lorsqu’elle abstrait de la réalité physique la notion commune et immatérielle
de l’objet considéré? L’intelligence ne se trompe pas si nous considérons bien les deux sens
possibles du mot abstraction.
Le premier sens implique la composition et la division, lorsque nous distinguons une
chose d’une autre, lorsque deux réalités ne sont pas identiques, mais séparées. Ainsi, nous
pouvons considérer d’abord l’homme; ensuite, son métier, musicien ou architecte. Partant de
là, nous pouvons associer une caractéristique avec une autre et former l’homme musicien ou
l’homme architecte, ou les distinguer et dire : ‘cet homme n’est pas musicien’ ou ‘n'est pas
architecte’. Ce premier mode d’abstraction peut conduire à l’erreur, parce qu’il peut ne pas
prendre en considération le fait que les réalités extérieures à l’âme ne sont pas divisées et
composées de la manière dont le pense !’intelligence. Ainsi, ce mode d’abstraction est fautif
.Voir De /’âme, III, 5, 430314-17 ך159 S. Th., la, q.85, art.l, sol.4. Voir également sol.l : « De même, ce qui appartient par définition à l’espèce d’une réalité matérielle quelconque, une pierre, un homme, un cheval, peut être considéré sans les principes individuels, qui n’appartiennent pas à la définition de l’espèce. Procéder ainsi, c’est abstraire l’universel du particulier, ou l’espèce intelligible de l’image, c’est-à-dire considérer la nature de l’espèce, sans considérer les principes individuels présentés pas les images. »16115. Th., la, q.6, art.l, rép. Voir aussi la, q.13, art.5, rép. et C. G., I, 8.
& 7%., la, q.85, art.7, rép.
59
si, en divisant et en composant, il fait croire que les choses sont effectivement séparées, alors
qu’elles ne le sont pas en fait.162 Voici un fruit coloré, il est possible de séparer, par
abstraction, le fruit de la couleur, c’est-à-dire de considérer la couleur séparément du fruit.
Mais si !’intelligence fait comme si la couleur du fruit existait sans son support, elle commet
une erreur, puisque ces réalités n’existent pas ainsi séparées. La couleur n’existe pas
indépendamment du fruit qu’elle colore.
L’abstraction peut également désigner, il s’agit là de son second sens, l’opération qui
consiste à considérer un objet particulier, sans faire attention à un autre.163 Il y a erreur
lorsque !’intelligence sépare une réalité d’une autre en faisant croire qu’elles existent de cette
façon hors de l’âme, mais il n’y a pas erreur lorsqu’elle porte son attention sur un objet, sans
en considérer un autre, lorsque cet autre n’est pas essentiel à la considération du premier.
Ainsi, dans l’exemple du fruit, l’homme peut considérer la couleur et ses propriétés sans
nécessairement considérer le fruit, puisque celui-ci n’entre pas dans la définition de la couleur.
L’intelligence peut considérer une espèce déterminée et ses propriétés en laissant de côté ce
qui n’appartient pas à la définition de l’espèce appréhendée, sans faire erreur, puisque cela
n’est pas pertinent à la considération des propriétés.164 Il y a donc une différence entre séparer
deux choses qui ne le sont pas en réalité, et considérer les principes essentiels d’une réalité
sans prendre en compte ce qui s’y ajoute, de manière accidentelle.
Donc, quand on dit que !’intelligence est dans l’erreur lorsqu’elle connaît une réalité autrement qu’elle n’est, on dit vrai si l’on rapporte le terme ‘autrement’ à la réalité connue. Car !’intelligence est dans l’erreur lorsqu’elle pense qu’une chose existe autrement qu’elle n’est. L’intellect serait dans l’erreur s’il abstrayait hors de la matière l’espèce de la pierre, pour faire croire qu’elle n’existe pas dans la matière, selon la thèse de Platon. — Mais on ne dit pas vrai, si ‘autrement’ est rapporté à celui qui comprend. Il n’est pas erroné d’admettre que le mode d’être de celui qui comprend effectivement est différent du mode d’être de la réalité existante. Car l’objet pensé est immatériellement en celui qui comprend selon la nature de !’intelligence, mais non pas matériellement à la manière d’une réalité matérielle.165
162 Voir ibid., la, q.85, art.l, sol.l.'"Voir¿W.,etC. G.,11,75.m Voir BLANCHE, F. A., La théorie de l’abstraction chez saint Thomas d’Aquin, p.239 : « Mais lorsqu’un élément n’est pas inclus dans une essence, ou que celle-ci n’en dépend pas pour sa constitution, quelque étroite que puisse être l’union, et quand il y aurait rapport nécessaire, l’esprit demeure libre d’opérer la division, tant qu’il se tient dans le domaine des concepts. »105 S. Th., la, q.85, art.l, sol.l.
60
Finalement, mentionnons que, dans !’abstraction, l’objet sur lequel agit proprement
l’intellect agent est l’image interne. Est ainsi évitée l’erreur qui pourrait porter à croire que cet
être sur lequel agit l’intellect agent n’est autre que l’intellect possible. En effet, quelqu’un
pourrait croire, puisque l’opération de l’intellect agent est comparée, par Aristote, à celle d’un
artisan vis-à-vis d’une matière, l’intellect possible166, que celui-là a pour fonction de mouvoir
celui-ci, sans intermédiaire. Si tel était le cas toutefois, l’homme pourrait penser toujours. De
plus, les facultés sensibles et !’imagination ne seraient aucunement requises à 1’intellection, ce
qui n’est pas le cas. D’ailleurs, cet intermédiaire qu’est l’image permet de rendre compte de
!’intermittence de la pensée, puisque l’image a besoin d’être préparée pour être apte, par la
suite, à fournir l’espèce intelligible.167
Est également évitée l’erreur qui conduit à penser que l’intellect agent possède en lui
toutes les espèces intelligibles. En effet, si l’intellect agent possédait en lui toutes les espèces
intelligibles, à quoi pourraient bien servir les images des réalités sensibles? Elles n’auraient
plus alors aucun rôle à jouer. Ainsi donc, pour penser, l’homme nécessite une faculté
indéterminée, l’intellect possible, une faculté active, l’intellect agent, et un objet qui provienne
des images. « Cela exige non seulement la présence de l’intellect agent, mais encore celle des
images et un état favorable des puissances sensibles. »168 L’importance jouée par les facultés
sensibles et !’imagination ne doit pas être négligée dans 1’intellection humaine. Il en va ainsi
en raison de la faiblesse naturelle de cette intelligence.169
2.3 Une faculté en acte : F intellect agent
À partir de ces considérations sur le rôle de l’intellect agent et sur !’abstraction, il nous
sera plus facile de dégager les propriétés de cet intellect, puisque l’effet laisse connaître, sur sa
cause, certaines propriétés, bien qu’il ne la fasse pas connaître parfaitement.
Lorsqu’Aristote se propose d’examiner les propriétés de l’intellect agent dans le traité
De l'âme™, un seul argument lui suffit pour montrer qu’il est séparable, impassible, sans
mélange et en acte par essence. Cet argument, c’est celui-ci : « Toujours, en effet, l’agent est
166 Voir De l'âme, III, 5, début du chapitre.167 Voir C. G., II, 76.IM S. Th., la, q.79, art.4, sol.3.m Voir ibid., la, q.89, art.l.
61
supérieur au patient et le principe à la matière »171. S’il est juste d’affirmer de l’intellect
possible qu’il n’est pas la forme d’un organe corporel, c’est-à-dire qu’il est immatériel, ainsi
qu’impassible et incorruptible, il le sera d’autant plus de l’intellect agent, puisque toujours
l’agent est plus noble que le patient. S’ajoutera, en plus des ces propriétés, celle d’être
continuellement en acte, puisque seul ce qui se trouve déjà en acte peut faire qu’autre chose le
devienne. Voilà donc pourquoi l’intellect agent est une faculté immatérielle, incorruptible,
impassible et en acte essentiellement.
L’agent est plus noble que le patient, par ailleurs, parce que l’agent existe d’une manière
plus parfaite que le patient. En effet, être en puissance relève à la fois d’un certain non-être et
d’une certaine existence, tandis que l’acte est pleinement existence. Un être qui est en
puissance, un patient, n’est pas tout à fait accompli, mais il est apte à devenir accompli. En ce
sens, le terme ‘puissance’ ne signifie pas un pur manque d’être, mais un certain manque d’être
relatif à un aspect précis. C’est pourquoi l’acte précède toujours la puissance, que ce soit
chronologiquement ou logiquement, de façon absolue.172 Bien que cet argument de
l’antériorité et de la plus grande noblesse de l’acte sur la puissance soit suffisant pour rendre
compte des propriétés accordées à l’intellect agent, il est possible d’avancer d’autres
arguments plus précis comme preuves que tel est effectivement cet intellect.
2.3.1 Immatérialité
Nous avons vu précédemment que l’intellect possible est dit immatériel, parce qu’il est
apte à connaître toutes les natures sensibles et corporelles, et qu’un tel principe de
connaissance doit être dépourvu des propriétés des réalités qu’il appréhende. C’est pourquoi
la vue est exempte de couleurs et l’oüïe de sons, afin que ces qualités n’interfèrent pas avec
leur opération. La fonction de l’intellect agent consiste à rendre intelligible en acte ce qui ne
l’était qu’en puissance, les réalités sensibles. Ces réalités sont inintelligibles, parce qu’elles
comportent un élément matériel et des attributs matériels. Le rôle propre de l’intellect agent
.Voir De l'âme, III, 5״7''7'/¿)¿¿,m, 5, 430318-19.172 Cela n’est pas vrai toutefois d’un même être, car au sein d’un même individu la puissance précède l’acte. Un homme possède la science en puissance avant de l’avoir en acte. De même pour Thomas d’Aquin, un homme est animal avant d’être pleinement un homme. Toutefois, absolument parlant, l’acte est toujours premier. Voir entre autres C. G., II, 78, §6.
62
consiste donc à faire devenir immatériel ce qui ne Γétait pas. « De plus, on trouve dans l’âme
une efficience productrice d’immatérialité qui abstrait les images elles-mêmes des conditions
matérielles. Et ceci appartient à l’intellect agent. »173 Dans ces conditions, l’intellect agent
doit effectivement être une réalité immatérielle. En effet, tout agent produit un effet semblable
à soi;174 le feu qui est chaud réchauffe, la blancheur rend l’objet blanc. Si l’intellect agent
possède pour fonction, dans l’âme humaine, de rendre intelligible ce qui ne l’est pas, en
accomplissant une ‘immatérialisation’, c’est que cette faculté est elle-même immatérielle.
Aucun agent ne rend quelque chose immatériel, s’il n’est pas lui-même immatériel. La nature
de la notion universelle permet donc de savoir comment se caractérise la faculté qui la produit.
2.3.2 Incorruptibilité
L’immatérialité est une propriété à laquelle est inévitablement associée !’incorruptibilité.
La raison en est que la corruption provient, dans les réalités de la nature, de la présence, en
elles, de la matière. En effet, la corruption consiste en la séparation de la forme et de la
matière.175 Si la forme qui se sépare du composé est un accident, la corruption n’est que
relative, puisque le tout ne se trouve pas corrompu en entier, mais seulement suivant une de
ses caractéristiques. Par contre, si c’est la forme substantielle qui se sépare de la matière, la
réalité qui était composée de ces deux principes n’existe plus. Or nous venons de constater
que l’intellect agent est une faculté immatérielle; ainsi donc, elle ne saurait se corrompre. En
toute réalité en laquelle ne se trouve pas de matière, la corruption ne saurait non plus trouver
place. Il est également possible de parvenir au même résultat en observant l’objet de
!’intelligence. En effet, dans le paragraphe précédent, l’immatérialité de l’espèce intelligible
avait révélé celle de l’intellect agent. De même que l’intelligible est immatériel, il est
également incorruptible, car il s’agit d’une représentation de l’objet en laquelle n’entrent pas
les conditions individuantes propres à cet objet. « L’ouvrier vaut mieux que son œuvre, dit
Aristote. Mais l’intellect agent met en acte les intelligibles, comme on l’a vu. Puis donc que
les intelligibles en acte, en tant que tels, sont incorruptibles, à bien plus forte raison l’intellect
173 Q. D. De anima, q.I, art.5, rép.174 Voir entre autres C. G., II, 97 et I, 8.'77 C. G., II, 55. Voir aussi II, 79.
63
agent sera-t-il incorruptible. »176 Le concept représente l’objet d’une manière atemporelle. En
effet, l’intelligible ‘homme’ fait connaître tous les hommes individuels, qu’ils soient passés,
présents ou futurs. Le temps n’affecte pas l’espèce intelligible, celle-ci ne saurait donc être
corruptible, car toute corruption se produit dans le temps, puisqu’elle est le terme d’un
mouvement.
2.3.3 Impassibilité
En ce qui concerne ces deux premières caractéristiques, l’intellect agent est similaire à
l’intellect possible. En effet, ils sont tous les deux immatériels et incorruptibles. Ces qualités
ne souffrent pas vraiment de plus ou de moins. Une chose est incorruptible ou elle ne l’est
pas, elle ne peut pas être plus ou moins incorruptible. En ce qui concerne !’impassibilité
cependant, l’intellect agent diffère de l’intellect possible. Comme il existe plusieurs façons
d’être ‘passible’, il est possible, par conséquent, d’être différemment en puissance. L’intellect
possible subit une certaine affection parce qu’il reçoit en lui l’espèce intelligible, à laquelle il
est en puissance avant de penser. Toutefois, cette ‘passivité’ n’est pas identique à la passivité
qui se définit comme une réception accompagnée d’une certaine corruption pour le patient.
C’est pourquoi l’intellect possible peut, à la fois, être incorruptible et subir un changement,
sans qu’il n’y ait contradiction dans les termes, car il ne peut être corrompu par aucune chose,
pas même par l’espèce intelligible, mais il peut toutefois la recevoir, ce en quoi consiste sa
perfection. C’est précisément sur ce point que l’intellect agent diffère de l’intellect possible.
En effet, l’intellect agent, lui, est tout à fait impassible. Cette faculté de l’âme humaine n’est
pas même passible, au sens d’une réception qui serait un perfectionnement, comme dans le cas
de l’intellect possible. « Toute corruption a lieu du fait qu’un être subit une certaine passion :
la corruption elle-même est une passion. Or nulle substance intellectuelle ne peut subir une
passion telle qu’elle entraîne la corruption. »178 Voilà !’impassibilité de l’intellect possible,
qui ne peut être corrompu, mais peut toutefois être perfectionné. Or cela n’est pas même
possible pour l’intellect agent, puisqu’il ne reçoit absolument rien en lui, pas même l’espèce
/W., II, 79.Voir ¿W., II, 55, §7./W., §8.
176
177
178
64
intelligible. Son rôle s’apparente à celui de l’ouvrier qui produit l’espèce intelligible. Aussi
l’intellect agent est-il tout à fait impassible.
Ce caractère d’impassibilité totale qui appartient à l’intellect agent apporte une preuve
supplémentaire de son immatérialité et de son incorruptibilité. En effet, l’intellect possible est
une faculté immatérielle, ainsi que l’intellect agent. Toutefois, le premier possède une certaine
ressemblance avec la matière, puisqu’il est en puissance à recevoir la forme de l’objet connu,
comme la matière est en puissance à recevoir la forme substantielle ou accidentelle. Sur ce
point, l’intellect agent diffère de l’intellect possible. C’est pourquoi, d’une certaine façon,
l’intellect agent peut être conçu comme une faculté plus immatérielle que l’intellect possible,
non pas qu’il y ait divers degrés d’immatérialité, une réalité possède l’immatérialité ou ne la
possède pas, mais parce qu’il ne possède pas cette ressemblance avec la matière, que possède
l’intellect possible. « L’intellect agent est plus noble que l’intellect possible, pour autant que
la vertu active est plus noble que la passive, et plus séparé, pour autant qu’il s’éloigne
davantage de la ressemblance à la matière. »179 Si l’intellect possible est immatériel parce
qu’il n’est pas la forme d’un organe corporel, à bien plus forte raison le sera aussi l’intellect
agent qui ne possède aucune ressemblance, quelle qu’elle soit, avec la matière et avec la
puissance. Ainsi est éloignée, avec l’intellect agent, l’ambiguïté qui pouvait encore subsister
en parlant de l’intellect possible, ambiguïté qui consiste à attribuer à ce dernier l’immatérialité
tout en ne lui niant pas ce pouvoir d’être en puissance à recevoir l’espèce intelligible, ainsi que
la matière, la forme substantielle. L’intellect agent ni n’est une faculté matérielle, ni ne
possède une quelconque ressemblance avec la matière.
La situation est la même en ce qui concerne !’incorruptibilité. En effet, la manière dont
l’intellect possible est incorruptible, tout en étant principe réceptif, paraît contradictoire. Nous
avons constaté que la solution résidait dans l’équivocité du terme passion, qui peut signifier la
réception d’une forme à laquelle le sujet récepteur est en puissance, sans qu’il n’y ait
corruption. Avec l’intellect agent, la confusion n’est plus du tout possible, puisque cet
intellect est tout à fait impassible et n’a pas pour fonction de recevoir en lui les espèces
intelligibles des réalités sensibles et matérielles. L’intellect agent possède donc, ainsi que
l’intellect possible, l’immatérialité, !’incorruptibilité et !’impassibilité. Toutefois, ces
65
propriétés lui appartiennent d’une manière plus parfaite, sans qu’il ne puisse y avoir confusion
dans les termes.
2.3.4 Actualité
Il existe toutefois une propriété qui appartient à l’intellect agent qu’il ne partage pas
avec l’intellect possible : sa parfaite actualité. L’intellect possible, tantôt pense et tantôt ne
pense pas. Il en va ainsi parce qu’il ne possède pas en lui l’espèce intelligible avant de penser.
L’intellect agent doit la produire à partir des images. «L’intellect agent ne met pas les
espèces intelligibles en acte pour comprendre lui-même par elle, car il n’est pas en puissance.
Mais le but de cette actualisation est d’amener l’intellect possible à comprendre. »18° Or, dans
ce processus, l’intellect possible passe d’un stade d’indétermination à un stade de
détermination, c’est-à-dire qu’il ne pense pas et ensuite, sous l’effet de l’intelligible, il se met
à penser. L’intellect agent, lui, se trouve constamment en train de penser, ou plutôt, en train
de faire son opération. Il ne peut pas cesser d’agir. Il en est ainsi parce que, s’il cessait d’agir,
une autre cause motrice devrait lui donner une impulsion pour qu’il puisse faire son activité.
Cette seconde cause efficiente serait-elle toujours en train de mouvoir ou non? Si non, il
faudrait encore faire intervenir une autre cause qui puisse activer cette seconde. Le processus
serait infini, ce qui ne saurait être, puisque d’une infinité de causes ne peut résulter un
mouvement fini ou une opération. L’infini ne se traverse pas en un temps fini, il empêche tout
mouvement. Toutefois, si nous disons de la seconde cause qu’elle se trouve déjà continûment
en acte, il n’y aura pas de raison valable pour ne pas prétendre la même chose de l’intellect
agent en premier lieu. Ainsi donc, l’intellect agent ne peut être que continuellement en train
de réaliser son activité, sans que la puissance n’intervienne d’une quelconque façon dans ses
propriétés. L’actualité de l’intellect agent s’oppose donc à la puissance caractéristique de
l’intellect possible. Toutefois, cela n’est pas sans soulever cette difficulté dont nous parlions
un moment ci-dessus. En effet, si l’activité de l’intellect agent ne souffre aucune
discontinuité, il faut que quelque chose explique !’intermittence de la pensée humaine, car là
où le moteur meut, le mouvement ne cesse pas tant que la cause efficiente n’a pas cessé d’agir.
Cette intermittence de la pensée ne peut pas provenir, comme telle, de l’intellect possible, car
m Q. D. De anima, q.I, art.5, sol. 10.
66
aussitôt que l’espèce intelligible est présente, l’intellect possible pense. Il n’y a pas
d’intermédiaire, et l’intellect possible ne saurait opposer un obstacle à l’espèce intelligible.* 181
La solution doit résider dans !’actualisation des phantasmes et prouve a fortiori leur nécessité
dans la pensée. La pensée humaine passe par une alternance de pensée et d’absence de pensée
parce que les images contenues dans !’imagination ont besoin d’être préparées avant que
l’intellect agent puisse agir sur elles. « L’intellect agent exerce toujours son activité en tant
qu’il est en lui, mais les images ne sont pas toujours intellectualisées; elles ne le sont que
lorsqu’elles s’y trouvent préparées. »182 Ce rôle préparatif revient à certaines facultés
inférieures, notamment à la cogitative, aussi appelée intellect passif.
Comme, par cette faculté [la cogitative], unie à !’imagination et à la mémoire, les images sont préparées à recevoir l’influence de l’intellect agent qui actualise les intelligibles, et que certaines techniques préparent la matière à l’action de l’ouvrier principal, c'est pour cette raison que la dite faculté est appelée intellect ou raison.183
Si l’objet sur lequel agit l’intellect agent se trouve absent, il ne pourra plus exécuter son
opération. La préparation ou le manque de préparation des phantasmes permet donc
d’expliquer pourquoi, bien que l’intellect agent soit toujours en acte, l’être humain n’intellige
pas tout le temps. Ces précisions sur la préparation des images ouvrent d’ailleurs la porte sur
une meilleure compréhension de la fonction de l’intellect agent. En effet, l’intellect agent,
dans !’abstraction, accomplit, en fait, deux tâches : d’abord, une certaine illumination des
phantasmes et ensuite une production de l’espèce intelligible.184 L’illumination agit comme
une préparation des phantasmes afin qu’ils puissent s’élever à un niveau supérieur, d’où ils
pourront fournir l’espèce intelligible.185
C. G., II, 76, §2.181 Voir DE CORTE, Marcel, La doctrine de l’intelligence chez Aristote, p.45 : « Or du fait de Γindivisibilité de l’acte d’intellection, au moment même où l’intelligible est donné en acte, cet intelligible en acte fait passer à l’acte la potentialité de l’intellect, sans succession temporelle et dans l’instantanéité même du noeîn. ».o C. G., II, 76, §6״183 Ibid., 60. Voir aussi II, 73, §5 : « La puissance cogitative n’a de rapport à l’intellect possible - par lequel l’homme fait acte d’intellect - que par un acte qui prépare les images à devenir actuellement intelligibles, grâce à l’intellect agent, et susceptibles de parfaire l’intellect possible. »184 Que l’espèce intelligible soit produite par l’intellect agent ne fait aucun doute pour saint Thomas : « Et c’est en ce sens qu’on dit l’espèce intelligible abstraite des images; mais cela ne signifie pas qu’une même forme, qui était d’abord dans les images, se trouve ensuite dans l’intellect possible à la manière dont un corps, pris dans un lieu, est transporté dans un autre. » S. Th., la, q.85, art.l, sol.3. Pour une étude intéressante sur l’illumination de l’intellect agent et la métaphore de la lumière, voir ג18GUILLET, J., La « lumière intellectuelle » d’après saint Thomas.
CHAPITRE III
L’INTELLIGENCE HUMAINE : UNITÉ
68
Les développements précédents à propos de Γ intellect possible et de Γ intellect agent
font resurgir la difficulté annoncée dès le départ. L’être humain est formé d’une âme et d’un
corps, comme toute réalité naturelle vivante. L’âme donne au corps sa forme et lui permet
d’exister. En l’homme, il n’y a qu’une seule âme, l’âme intellective186, qui assume toutes les
fonctions comparables à celles des vivants inférieurs privés de raison, végétaux et animaux,
animées chez eux par leurs âmes respectives. L’âme intellective informe tout le corps et
chacune de ses parties. S’il en allait autrement, elle ne serait guère une forme substantielle,
mais seulement une forme accidentelle, comme la forme de la maison, qui ne donne pas
d’exister proprement à toutes les parties, mais seulement au tout.187 De même qu’il n’y a
qu’une seule forme ou âme en chaque homme, de même il n’y a qu’une seule intelligence en
chacun. Or nous venons de découvrir que l’être humain requiert deux principes intellectifs
pour accomplir pleinement son acte d’intellection. Faudra-t-il remettre en question le fait que
chaque homme ne possède qu’une seule intelligence? ou cela reste-t-il vrai, mais d'une
intelligibilité qui requiert quelques distinctions supplémentaires? Il est malaisé d’éviter
l’apparence de paradoxe en cette question. Tantôt l’élévation de la perfection de !’intelligence
semble requérir son unité :
L’âme humaine est la forme la plus élevée en perfection. Sa puissance dépasse si fort la matière corporelle qu’elle possède une activité et une faculté où cette matière n’entre en aucune façon. Cette faculté, c’est !’intelligence.188Notre intelligence connaît les réalités matérielles en les abstrayant des images.189 Tout ce qu’une intelligence peut comprendre au moyen d’une seule forme intelligible, elle peut le comprendre simultanément.190
Tantôt la nature de son opération paraît commander l’existence de deux principes irréductibles
l’un à l’autre :
L’intellect agent et l’intellect possible se distinguent en tant que puissances. Car, par rapport à un même objet, la puissance active qui met l’objet en acte doit être un principe distinct de la puissance passive qui est modifiée par l’objet en acte.191 Il n’y a pas d’autres différences à introduire dans !’intelligence que celles de l’intellect possible et de l’intellect agent.192
Voir C. G., Il, 58187 Voir ibidem, II, 62.188S. Th., la, q.76, art.l, rép.189 Ibidem, la, q.85, art.l, rép.190Ibid., la, q.85, art.4, rép.191 Ibid., la, q.79, art.7, rép.192 Ibidem.
69
Il y a vraiment là difficulté. L’intelligence humaine peut-elle être une et multiple à la fois? Le
principe de non-contradiction qu’Aristote présente dans la Métaphysique affirme qu’il «est
impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même
sujet et sous le même rapport »193. Une même réalité, !’intelligence, ne peut pas être en même
temps et sous le même rapport, à la fois en acte et en puissance. Faisons-nous fausse route en
plaçant, en même temps, dans !’intelligence, deux principes opposés : l’intellect possible et
l’intellect agent?
3.1 Une seule intelligence, un seul intellect?
La solution la plus simple pour résoudre ce problème consisterait à exclure de la
substance de l’âme intellective l'un des deux intellects. En effet, aucun besoin, dans ce cas, de
clarifier la fâcheuse cohabitation de deux intellects dans la seule et unique substance de l’âme.
Pour penser, l’homme nécessite deux intellects, l’intellect agent, pour produire l’intelligible, et
l’intellect possible, pour le recevoir. Mais faut-il vraiment que ces deux intellects soient
également présents dans l’âme? Pour opérer sa pensée, l’homme ne pourrait-il pas compter
sur un intellect existant en dehors de son âme? Son intellect ne doit-il pas, de toute façon, être
séparé de la matière pour pouvoir tout comprendre, impassible et simple?194 Pour bien nous
représenter la situation de !’intelligence humaine, examinons deux suggestions proposées par
des commentateurs d’Aristote au cours des siècles. Même si elles s’en inspirent, ces
interprétations ne correspondent pas à la pensée véritable d’Aristote, telle que l’a exposée
Thomas d’Aquin. La présentation de ces différentes exégèses aura toutefois comme avantage
de rendre manifeste comment !’interprétation thomiste de la noétique aristotélicienne est la
plus juste et la plus conforme à la réalité car, pour apprécier la justesse d’une position, il faut
examiner comment celle-ci résout les objections et les impossibilités qu’apportent certaines
solutions concurrentes.
™Mefa.,r,3,1005619-21.194 Voir C. G., II, 59, S. Th., la, q.84, art.4, rép. et surtout, De l’âme, III, 5, 430317.
70
3.1.1 Avicenne et Alexandre dAphrodise : un intellect agent hors de l’âme
Deux philosophes post-aristotéliciens, Alexandre d’Aphrodise195 et Avicenne196, ont fait
de l’intellect agent une substance séparée, extérieure à l’âme humaine. Averroès fut, semble-t-
il, également de cet avis.197 Cette théorie prend sa source dans les propos mêmes d’Aristote
dans le traité De l’âme. Il s’agit, en fait, d’une interprétation de la pensée aristotélicienne
basée sur certains passages et notions difficiles d'interprétation. Nous avons vu
précédemment, lorsque nous avons discuté de !’impassibilité de l’intellect agent, que celui-ci
est impassible d’une manière plus parfaite que ne l’est l’intellect possible. Il est d’ailleurs
quelquefois qualifié de ‘plus séparé’ : « L’intellect agent est plus noble que l’intellect possible,
pour autant que la vertu active est plus noble que la passive, et plus séparé, pour autant qu’il
s’éloigne davantage de la ressemblance à la matière. »198 Doit-on entendre, à travers ces
propos, que l’intellect agent est si séparé qu’il constitue, en fait, une substance intelligente
extérieure à l’âme et non pas une partie de celle-ci, qui est forme d'un corps, c’est-à-dire d’une
matière? Qu’est-ce qu’être plus séparé? Aristote nous dit, dans le traité De l’âme, que
l’intellect possible est séparé pour pouvoir tout comprendre, pour ne pas se mélanger à une
quelconque nature corporelle.199 Or les principales propriétés de l’intellect possible
conviennent également à l’intellect agent. Celui-ci diffère, toutefois, du premier, parce qu’il
se trouve constamment en train d’opérer, de faire son activité. L’homme possède une
intelligence changeante qui pense et, le moment d’après, ne pense plus. Elle est similaire au
sens : elle se trouve ne puissance et nécessite l’aide d’un apport extérieur pour s’activer. En
comparant l’intellect possible à la faculté visuelle, nous parvenons à nous représenter son
fonctionnement. Cela est moins facile pour l’intellect agent qui se trouve constamment en
train d’accomplir son action. À quoi le comparer? Cette plénitude de l’acte donne occasion
de voir l’intellect agent comme une substance séparée agissant du dehors sur !’intelligence
humaine, pour lui permettre de penser. À quoi comparer l’activité ininterrompue de l’intellect
agent? Quel être existe continûment tel qu’il est? La constance de l’acte caractéristique de
l’intellect agent fait indubitablement penser à ce qu’Aristote mentionne sur !’intelligence
Voir C. G., II, 62.196 Voir S. Th., la, q.79, art.6, rép. et C. G., II, 74.197 Voir S. Th., la, q.88, art.l, rép.1ys Questions disputées sur l’âme, q.I, art.5, sol. 10.
71
divine dans la Métaphysique. En effet, Aristote affirme, à propos de cette intelligence, qu’elle
est ‘pensée de la pensée’200 et que, en tant que premier moteur, elle se trouve constamment en
acte, ne variant aucunement de la puissance à l’acte. Avicenne, Alexandre et Averroès ont pu
interpréter les propos d’Aristote sur l’intellect agent comme une identification de celui-ci avec
la substance divine ou encore avec une substance intelligente séparée.
Le rôle propre de l’intellect agent suggère la même interprétation. Le rôle de l’intellect
agent se compare à celui de la lumière vis-à-vis des couleurs : elle leur donne une existence
telle qu’elles provoquent une activité dans l’œil, faculté passive. Or la lumière n'est d’aucune
façon une partie du sens de la vue et, de toute façon, l’acte de voir ne consiste aucunement à
illuminer les couleurs, mais plutôt à recevoir leur espèce sensible. Dans le cas de
!’intelligence, la situation semble similaire. Penser, au sens propre du terme, se produit
lorsque le principe connaissant reçoit en lui une similitude de la réalité à connaître. En fait, il
semble que le rôle de l’intellect agent s’apparente plus à celui d’un instrument extérieur qu’à
celui d'une partie de !'intelligence. L’intellect agent permet à l’espèce intelligible d’exister.
La pensée ne peut pas se produire sans que l’intelligible ne reçoive cette existence; toutefois,
l’acte propre de penser ne semble pas consister à produire l’intelligible, mais plutôt à le
recevoir et à en être informé par l’union qui se crée alors entre le principe connaissant et la
réalité connue. Or cela constitue l’action propre de l’intellect possible. L’intellect agent
pourrait-il accomplir son opération comme une substance séparée? Cela changerait-il quelque
chose pour !’intellection humaine? Pendant la vision, l’œil nécessite l’apport de la lumière
pour voir, mais cette lumière n’a pas besoin d’être produite par lui, nécessairement, pour qu’il
voie et, en fait, elle ne l’est nullement. Donc, si l’intellect agent agit de manière instrumentale
dans le processus d’intellection, ainsi que la lumière dans la vision, peut-être n’est-il pas
requis non plus que ce principe intellectif soit une partie de l’âme; peut-être en est-il séparé et
agit-il du dehors. C'est ce que pensaient Avicenne et Alexandre. Cela semble bien résoudre
notre problème : si l’intellect agent est, en fait, une certaine intelligence séparée qui aide
l’homme à penser, mais ne fait pas partie de lui, il paraît plus facile de comprendre que
l'homme n'ait qu'une seule intelligence. L’intelligence humaine n'a plus besoin alors d'être à la
Voir De /'áme, III, 4, 429b5 ™ Voir Mé&z., A, 9,1074b34.
72
fois agente et patiente, puisqu'elle se réduit au seul intellect possible et que l’intellect agent, en
tant que cause instrumentale, reste extérieur à l’âme.
3.1.2 Thomas d'Aquin: l’intellect agent appartient à l’âme
La position avicennienne et alexandrine sur l’intellect agent est cependant impossible,
comme l’a montré Thomas d’Aquin. Elle constitue une interprétation erronée des propos du
Stagirite, qui ne tient pas compte de toute la profondeur de la pensée aristotélicienne. Cette
interprétation est également contraire aux faits. L’intellect agent est une faculté qui ne passe
pas d’un état potentiel à un état actuel de pensée, mais accomplit sans intermission son
activité. Si l’intellect agent était une substance séparée, hors de l’âme, l’être humain ne
contrôlerait pas sa propre pensée, mais penserait uniquement lorsque cette substance séparée
accomplirait son action. Or l’activité de penser est une action immanente et l’homme
l’exécute lorsqu’il le désire. Avec un intellect agent séparé et accomplissant sans cesse son
opération, l’être humain ou bien devrait penser incessamment, ou bien ne serait plus maître de
cette activité, puisqu'il n'exerce aucun contrôle sur les substances séparées. « Si l’intellect
agent est une certaine substance séparée, son action doit être continuelle et ininterrompue, ou
du moins il faut dire qu’elle n’est pas continuée ou interrompue à notre gré. »201
L’intelligence humaine diffère toutefois du sens de la vue, auquel elle est souvent
comparée, sur ce point. La lumière nécessaire à la vision n’est pas produite à la demande de la
vue. Au contraire, celle-ci n’a aucun pouvoir sur la lumière. Se trouvant dans une obscurité
complète, il lui devient impossible de voir quelque chose. Un homme dont les paupières sont
maintenues de force ouvertes, n’est plus libre de voir ou de ne pas voir ce qui se présente à ses
yeux. La vue ne produit pas son propre objet, il lui est imposé du dehors.
Notre intelligence ne se trouve pas dans la même position puisque, comme nous l’avons
constaté, elle produit son propre objet, à partir des images internes. Elle appréhende
l’universel à travers les réalités sensibles que lui présentent les sens et les facultés internes.
Elle doit donc posséder, à la fois, un principe en puissance et un principe en acte pour
accomplir son opération. Notre intelligence diffère également du sens de la vue en raison de
la position qu’elle occupe parmi les facultés humaines. Elle forme, avec une autre faculté qui
73
lui est indissociable, notre volonté, une équipe responsable du libre arbitre. D’ailleurs,
Thomas d’Aquin, dans la Somme Théologique, en examinant le libre arbitre, conclut que son
acte propre, le choix, est un acte de la volonté, mais il ne manque pas de faire remarquer qu’il
est difficile de trancher sur cette question, à savoir, si le choix est un intellect qui désire ou
bien un appétit qui juge.202 En d’autres termes, la faculté de l’intelligence se situe au cœur du
libre arbitre, ce qui n’est pas le cas du sens de la vue. Ce qui est proprement humain en
l’homme, ce sont !’intelligence et la volonté. Un homme aveugle demeure tout de même un
homme, mais qu’un être humain existe sans intelligence ni volonté est impensable.
L’intelligence, pour être libre, doit être à même de produire son propre acte. Il ne peut pas lui
être imposé. C’est pourquoi Thomas d’Aquin affirme « qu’aucun être n’agit que par une
certaine vertu qui réside formellement en lui »203, exposant ainsi que !’intelligence, pour être
libre dans son action, doit posséder les instruments requis à cet effet, soit un principe
indéterminé et un principe actif.
Ainsi, si, en l’homme, n’était pas présent l’intellect agent, la nature intellectuelle en lui
serait incomplète.204 La nature donne toujours les instruments nécessaires pour que chaque
être puisse accomplir son acte propre. Or T intellection constitue l’acte propre de l’être
humain. Si l’homme ne possède pas, comme une partie de son âme, l’intellect agent, il
possédera une nature intellectuelle inachevée. Cela est d’autant plus invraisemblable que
l’intellect agent est plus noble que l’intellect possible, puisque l’agent est toujours antérieur et
plus parfait que le patient. Dans cette perspective, l’homme manquerait de la principale partie
de son intelligence. Il est donc nécessaire que, en chaque homme, soit présente une cause
propre à chacun, qui lui permette de tirer du sensible des connaissances universelles, puisqu’il
s’agit là du premier moment de tout acte d’intellection humaine. La vue diffère en cela de
!’intelligence. La lumière n’a pas à être une partie de la vue. Il en va ainsi parce que la vue
n’est pas une action immanente au même titre que T intellection. La volonté n’a pas d’emprise
sur les couleurs et la production lumineuse extérieure à l’âme. Elle ne peut pas voir s’il n’y a
C. G., II, 76, §5.™ Voir & 7%., la, q.83, art.3, rép.
C. G., II, 76, §13.204 Pour un complément sur l’impossibilité de placer en dehors de l’homme l’intellect agent, voir VERBEKE, G., L’unité de l’homme : saint Thomas contre Averroès, où l’auteur montre qu’en faisant de l’intellect agent une
74
rien à voir. Elle ne produit pas l’objet extérieur ni son illumination (sauf, bien entendu, par
des fins artificielles). L’intellection, toutefois, est une action immanente en tant qu’elle est
exécutée au souhait de la volonté. Il ne faut pas entendre cette affirmation, cependant, au sens
où l’être humain comprendrait ce qu’il veut lorsqu’il veut, mais au sens où, lorsqu’il désire
porter !’attention de son intelligence sur un objet de pensée, il peut le faire.
Pour certains philosophes, cette intelligence, distincte de l’âme humaine par sa substance, est l’intellect agent qui, comme en éclairant les images, les rend intelligibles en acte. Mais, à supposer qu’il existe un tel intellect agent séparé, il faut néanmoins dans l’âme une puissance dérivée de cette intelligence supérieure, et par laquelle l’âme fasse passer l’intelligible à l’acte. C’est la même chose dans les êtres de la nature arrivés à leur perfection : en plus des causes universelles, il y a en chacun de ces êtres leurs vertus propres, dérivées de ces causes. Ce n’est pas en effet le soleil seul qui engendre l’homme :il y a dans l’homme une puissance génératrice qui lui est propre; et de même dans tous les animaux parfaits. Or, il n’y a rien de plus parfait parmi les êtres de la nature que l’âme humaine. Elle doit donc avoir en elle-même une puissance dérivée de !’intelligence supérieure, au moyen de laquelle elle puisse illuminer les images.205
Finalement, !’intellection humaine se produit lorsqu’il y a illumination des images par
l’intellect agent et qu’une espèce intelligible informe l’intellect possible. Ainsi, si l’action de
l’intellect agent n’a pas lieu, aucune intellection humaine n’est possible.206 Mais si l’action de
l’intellect agent est celle d’une substance séparée et non celle d’une partie de l’âme humaine,
il s’ensuivra que l’être humain subira bien plutôt 1’intellection qu’il n’en sera l’auteur. En
effet, si l’opération propre de l’homme dépend d’un principe extérieur et distinct, cette action
ne lui appartiendra pas comme telle, mais elle appartiendra en propre à l’intellect agent et
constituera comme une passion pour l’être humain. « Tout être qui ne peut se livrer à son
opération propre qu’en raison de la motion reçue d’un principe extérieur, est bien plutôt sujet
passif du mouvement que l’auteur de son propre mouvement. »207 Cela ne cadre guère avec le
fait que !’intelligence pense au gré de la volonté. L’être humain contrôle sa propre pensée. Il
peut porter !’attention de son intelligence sur l’objet qu’il désire connaître, même s’il ne le
saisit pas instantanément. Il est alors impensable de faire de l’intellect agent un principe
séparé; il doit être une partie de l’âme, au risque de compromettre le libre arbitre de l’homme.
partie séparée, non seulement on enlève à l’homme d’être le principe de son acte le plus propre, mais également on ruine l’intégrité de la personne humaine et sa perfection.21,5 S. Th., la, q.79, art.4, rép.206 Dans l’état de la vie présente, ce dont il est question présentement.^ C. G., H, 76, §14.
75
Donc, faire de l’intellect agent une substance séparée ne fournit pas sa solution au problème
qui nous préoccupe.
3.1.3 Averroès: un intellect possible hors de l’âme
L’intellect agent doit être une partie de l’âme humaine et il n’y a qu’une seule
intelligence en l’homme. L’intellect possible devra-t-il alors sortir de l’âme humaine, exister
séparément du corps humain? Il existe une thèse, développée principalement au Moyen Âge,
par un penseur arabe du nom d’Averroès, selon laquelle l’intellect possible de l’homme serait,
en fait, une intelligence séparée, unique pour tous les hommes, située hors de l’âme. Averroès
tire cette conclusion d’une interprétation de passages du traité De l’âme qui, lus en eux-
mêmes, hors de leur contexte d'ensemble, paraissent bien signifier ce qu’effectivement
mentionne Averroès.
En effet, !’explication aristotélicienne de 1’intellection, au troisième livre du traité De
l’âme, suggère facilement !’interprétation averroïste d'un intellect possible unique pour tous
les hommes, séparé quant à la substance. Tout au début de son traité, Aristote se demande si
l’âme peut exister ou non hors du corps.208 Au livre dernier, il conclut qu’une des parties de
l’âme, l’intellect, est séparée et qu’ainsi l’âme humaine peut subsister sans le corps. Que
l’intellect soit séparé, Aristote le dira tout d’abord de l’intellect possible209, puis de l’intellect
agent210. L’intelligence est impassible et sans mélange211, c’est-à-dire que, pour accomplir son
activité, elle ne requiert pas d’organe corporel, contrairement au principe sensitif. Ce qui se
retrouve dans cette situation est situé hors du corps, puisque cela n’est pas associé à un organe.
Ce qui n’est pas uni au corps ou à une de ses parties ne peut pas être en lui, mais doit en être
dissocié. L’intellect possible a ainsi tout le portrait d'une substance séparée. Or ce qui est
séparé de toute matière est unique, comme une blancheur séparée serait unique.
2118 Voir De l’âme, I, 1, 403al0-ll : « Si donc il existe un acte ou une affection de l’âme qui lui appartienne en propre, celle-ci pourra exister à l’état séparé. »
09 Voir De l’âme, III, 4, 429b5 : « La faculté sensitive, en effet, n’est pas indépendante d’un organe corporel, tandis que l’intellect est séparé. »2111 Voir ibidem, III, 5, 430317 : « Et cet intellect est séparé, sans mélange et impassible, étant acte par essence. »2" Voir ¿W., III, 4, 429318.
76
Dans un autre texte, le Philosophe affirme que « l’intelligence seule vient d’ailleurs »212,.
c’est-à-dire que !’intelligence ne se forme pas par la génération matérielle de l’homme, en
même temps que son corps, mais vient d’un principe intelligent supérieur. Cela paraît
légitimer également l’affirmation suivant laquelle l’intellect est un principe extrinsèque à
l’homme et non une forme unie à une matière.
La démonstration qu’utilise Aristote, au quatrième chapitre du troisième livre du traité
De /’âme213, pour manifester la nature immatérielle de !’intelligence, semble aussi évoquer un
intellect possible qui ne serait pas la forme d'une matière. En effet, pour connaître toutes les
natures sensibles, l’intellect possible doit en être dépourvu, sinon la nature corporelle qu’il
posséderait l’empêcherait de connaître les autres natures sensibles.214 Ainsi la présence d’une
couleur dans la pupille de l’œil teinterait toute vision de cette même couleur, empêchant, du
coup, le principe sensitif de recevoir toutes les espèces de la couleur. Mais, si !’intelligence
est sans mélange et impassible, il ne faut pas dire qu’elle est mélangée au corps, comme une
forme. La matière et la forme s’associent pour former le composé naturel. Ni l’une ni l’autre
n’est, à proprement parler, la chose même, seul le composé est vraiment un être complet.
L’homme, ce n’est ni l’âme seule ni le corps seul, mais l’union des deux en un être unique.
Cependant, dans le composé, la forme s’associe à la matière, elle participe ainsi, d’une
certaine manière, de la nature de la matière.215 De deux choses l’une : ou bien l’intellect
possible n’est pas une forme immatérielle et ne connaît donc pas toute nature sensible, ou bien
il est séparé, ainsi qu’une substance séparée, afin que la matière ne lui soit unie d’aucune
manière. Averroès aurait-il donc raison? L’intellect possible n’entrerait pas en constitution
avec la matière, il en serait séparé et se situerait hors de l’âme humaine.
De surcroît, selon Averroès, si l’intellect possible est une partie de l’âme et celle-ci la
forme du corps, l’intellect sera une forme matérielle et sa réceptivité sera celle de la matière et
de la forme matérielle. La vue est la forme de l’organe de l’œil. Seules les réalités
particulières peuvent toutefois être vues. Si l’intellect possible est la forme du corps, sa
réceptivité sera comparable à celle de la vue; il ne comprendra que les réalités singulières, ce
De la génération des animaux, 736b27.Voir De /'áme, III, 4, 429315-29.Voir C G., II, 59, §2.Voir ibidem.
212
21.1
214
215
77
qui n’est pas le cas, puisque l’intellect possible connaît les choses de manière immatérielle et
universelle.216 Là encore, l’interprétation averroïste marque des points, tant que nous
n'arrivons pas à expliquer autrement comment la forme intellectuelle peut être unie au corps
humain tout en possédant une faculté immatérielle qui n’informe pas un organe corporel.
Finalement, la façon dont les individus humains sont multipliés au sein de la même
espèce paraît encore légitimer les dires d’Averroès. La présence, dans les réalités naturelles,
de la matière rend possible l’existence de plusieurs individus d’une même espèce. En effet,
« il est inconcevable qu’une forme séparée ne soit pas unique en chaque espèce. S’il y avait
une blancheur séparée de tout sujet, elle serait nécessairement unique, ainsi telle blancheur ne
se distingue de telle autre que parce qu’elle se trouve en tel ou tel sujet »217. Puisqu’il existe
plusieurs individus humains, il est nécessaire que leur multiplication provienne de la matière,
car, par leur forme, ils se rejoignent. Or, si la cause disparaît, l’effet également. Donc, si la
multiplication des âmes et des intellects possibles provient de la matière, une fois celle-ci
disparue, par la corruption de la mort, il ne restera plus qu’une seule âme et qu’un seul
intellect possible pour tous les hommes.218 Cela ne va pas. C’est donc qu’à l’origine il n’y
avait qu’un seul intellect possible séparé et unique pour tous. En effet, il n’y a que deux
possibilités : soit toutes les âmes sont détruites à la mort, soit il n’en demeure qu’une. Qu'elles
soient toutes détruites est impossible, puisque l’intellect est immatériel et, par conséquent,
incorruptible. La conclusion d’Averroès semble s'imposer, à savoir, qu’un seul intellect
possible demeure après la mort. Mais alors, comment expliquer ce passage d’une multitude
d’intellect à un seul? Il est bien plus aisé d’affirmer que l’intellect a toujours été unique que
de tenter d’expliquer comment de plusieurs réalités immatérielles il n’en demeure qu’une.
Tous ces arguments finissent par conférer une certaine vraisemblance aux thèses averroïstes.
3.1.4 Thomas d'Aquin : l’intellect possible appartient à l’âme
Quelque apparence que les positions averroïstes revêtent de s'accorder avec les propos
aristotéliciens, elles ne le font pas, de fait. Thomas d’Aquin montre bien que l’averroïsme, en
faisant de l’intellect possible une substance séparée unique pour tous les hommes, est non
216 Sur tout l’argument voir C. G., II, 59, §3.217 S. Th., la, q.75, art.7, rép.218 Voir., entre autres, C. G., II, 80, §1.
78
seulement contraire à la pensée d’Aristote, mais également contraire à la vérité. Nous verrons
en deux temps comment l’averroïsme est une position intenable : d’abord en général, dans ses
fondements mêmes, ensuite en particulier, par rapport à chaque argument présenté au
paragraphe précédent.219
En l’homme, P intellection ne vient d’aucun autre principe que de l’intellect possible.
En effet, 1’intellection se produit lorsqu’une espèce intelligible se trouve présente dans
l’intellect possible. Si celui-ci est séparé de l’âme humaine, quant à sa substance, c’est-à-dire
s’il est un autre être que l’homme, son action, 1’intellection, sera sienne et non celle de
l’homme. « Impossible, en effet, quand une substance opère quelque opération ou action, que
cette opération soit celle d’une autre substance qu’elle-même. »22° L’intellect possible
représente la cause propre et principale de Γintellection; s’il est séparé, l’homme se trouvera,
dans cette position, comme un instrument au service de l’intellect possible. L’action de la
cause principale n’est pas numériquement identique à celle de l’instrument : la première meut,
la seconde est mue et peut mouvoir autre chose.221 Par exemple, quelqu’un promène, au
moyen d’un bâton, un cerceau sur le sol. La main meut le bâton, celui-ci est mû et meut le
cerceau, ce dernier, par contre, est seulement mû. Ainsi donc, l’intellect possible fera acte
d’intellection, tandis que l’homme sera mû à Γintellection. Celui-ci sera bien plutôt intelligé
que la cause de Γintellection.222 Or l’homme se porte à la considération des objets
intellectuels lorsqu’il le désire. Il doit donc posséder en lui, comme une partie de lui-même, le
principe responsable de la pensée : l’intellect possible. De plus, aucun être n’agit que par une
certaine vertu qui réside formellement en lui.223 En effet, la cause efficiente ne peut pas
exécuter son action sans son instrument : ainsi le joueur de flûte ne peut pas jouer sans sa
flûte, ni le cithariste sans sa cithare. La fausseté de l’averroïsme se révèle aussi par une
argumentation que présente Thomas d’Aquin dans la Somme Théologique224. Si l’intellect
possible est unique et séparé, nous aurons beau multiplier autant que nous le voudrons les
219 Pour une réfutation en profondeur, voir le De unitate intellctus contra averroistas de Thomas d’Aquin.220 Questions disputées sur l’âme, q.I, art.2, rép.221 Voir ibidem.222 C’est ce que Thomas d’Aquin fait remarquer au chapitre 76, du deuxième livre de la Somme contre les Gentils : « Tout être qui ne peut se livrer à son opération propre qu’en raison de la motion reçue d’un principe extérieur, est bien plutôt sujet passif du mouvement que l’auteur de son propre mouvement. »™ Voir C. G., II, 76, §13.224 Voir S. Th., la, q.76, art.2, rép.
79
causes instrumentales, il n’y aura qu’un seul acte d’intellection. Tous les hommes penseront
la même chose et en même temps. Ainsi, si plusieurs hommes se partageaient un seul oeil,
plusieurs pourraient voir, mais il est évident qu’ils verraient tous le même objet et en même
temps. Donc, tout être qui se livre à une opération propre doit posséder en lui-même une
cause propre pour accomplir cette opération. L’intellect possible n’est pas une substance
séparée ni n’est unique pour tous, mais il est en l’homme comme une partie de son âme.225
En ce qui a trait aux quatre arguments présentés précédemment, ils tiennent à peu près
tous leur vraisemblance d’une interprétation fragmentaire des propos d’Aristote et d’une
mécompréhension de la différence entre l’âme, principe de vie, et ses facultés. L’intellect
n’est pas identique à l’âme intellective. Les intellects agent et possible sont des parties, des
facultés de l’âme intellective qui, elle, pour sa part, informe tout le corps.
Elle est en effet séparée en tant que principe d’intellection; car la faculté intellectuelle n’est pas la vertu d’un organe corporel à la manière dont la faculté de voir est l’acte de l’œil. Penser, en effet, est un acte, qui ne peut s’exercer comme ‘voir’, par un organe corporel. Néanmoins l’âme qui possède cette puissance intellectuelle est unie à la matière, en tant qu’elle est la forme du corps, et le terme de la génération humaine.226
Ainsi, il convient de nuancer la manière dont nous disons de l’intellect qu’il peut être
‘séparé’ : il est séparé en tant qu’il ne nécessite pas d’organe corporel pour accomplir son acte
propre, mais il demeure une faculté de toute l’âme intellective. En fait, toute cette explication
découle de la particularité de l’âme humaine, certes forme subsistante, unie à une matière,
mais non pas absorbée pleinement par la matière, en vertu de sa perfection.227 L’âme
intellective, bien que forme du corps humain, s’élève au-dessus de la matière par une de ses
facultés : !’intelligence. Thomas d’Aquin montre ainsi la particularité de l’âme humaine et
225 Averroès avait tenté d’éluder cette question en prétendant que ce qui fait la variété des pensées humaines venait du fait que différents phantasmes étaient présents en différents hommes. Il faisait du phantasme le lien entre l’intellect et l’homme. Thomas d’Aquin a montré !’impossibilité de cette thèse et comment cette solution ne résout rien. Voir, entre autres, C. G., II, 59, §2: «Si l’espèce comprise en acte est forme de l’intellect possible, comme l’espèce visible en acte est forme de la puissance visuelle ou de l’œil lui-même, il existe une analogie entre l’espèce intellectuelle par rapport aux images d’une part, et d’autre part l’espèce visible en acte par rapport à l’objet coloré situé en dehors de l’âme. Aristote lui-même fait cette comparaison dans le De anima. Dans ces conditions, le lien qui unit l’intellect possible par la forme intelligible à l’image qui est en nous, ressemble à celui qui unit la faculté de voir à la couleur qui est dans la pierre. Mais ce lien ne fait pas que la pierre voie, mais seulement qu’elle soit vue. »22h S. Th., la, q.76, art.l, sol.l.227 Voir S. Th., la, q.76, art.l, sol.4 et Q. D. De anima, q.I, art.l, rép. et C. G., II, 68 : « Bien que forme et matière constituent un seul être, il n’est cependant pas nécessaire que toujours la matière épuise l’être de la forme. Au
80
résout les trois premières objections qu’Averroès présentait contre l’aristotélisme véritable.
L’intellect est séparé, mais non pas l’âme intellective, ce qui fait que celui-là peut recevoir
l’universel et les réalités immatérielles.
Le quatrième argument que nous avons présenté postulait que, si la cause disparaissait,
l’effet disparaîtrait également, ce qui est vrai en soi. Il était fautif toutefois lorsqu’il affirmait
que la multiplication des corps humains était la cause de celle des âmes. En effet, nous avons
vu que l’âme intellective, en tant que forme subsistante, possède en elle-même son être,
indépendamment du corps. Si l’être de l’âme dépendait de la matière, celle-ci serait la cause
de sa multiplication, mais ce n’est pas le cas ici.228 « Par conséquent, la multiplication des
âmes suit la multiplication des corps, mais la multiplication des corps n’est pas cause de celle
des âmes. »229 Ainsi donc, l’intellect possible, de même que l’intellect agent, demeurent des
facultés de l’âme, présentes en elle et non pas séparées. Il faut donc chercher une autre
solution au problème de l’unité, puisque cette tentative d’exclure une des deux facultés de
l’âme ne nous a pas encore permis d’élucider la question. Comment donc expliquer en l’âme
la présence de deux intellects?
3.2 L’unité de l’homme
Tout être qui existe doit être un, et tout ce qui est un existe, puisque « l’unité se dit de la
même manière que l’être »230. Cela se comprend ainsi : tout être est soit composé, soit simple.
Il est manifeste que ce qui est simple est un, puisqu’il ne contient pas de parties et est indivis.
Quant au composé, il n’existe que quand toutes ses parties sont réunies en un tout231, et non
pas lorsqu’elles sont divisées. Ainsi un homme qui vient à l’existence doit être un, il doit être
une substance. Il existe, en son sein, un principe d’unité qui rassemble en un tout toutes ses
parties. En ce qui concerne la personne humaine, l’unité se trouve à un double niveau,
d’abord, à un stade plus global, en tant que l’homme est un et ce, en raison de son âme et, à un
contraire, plus la forme est noble, plus elle dépasse ontologiquement la matière : ce que manifeste l’étude de l’activité des formes, révélatrices de leurs natures. »228 Sur tout cela voir C. G., II, chapitres 80-81.229 Ibidem, chapitre 81.™C. G., II, 56.211 Voir S. Th., la, q.ll, art.l, rép.
81
stade plus précis, au sein même de son intelligence. Examinons en premier comment nous
pouvons déceler une unité de facultés en Eintelligence humaine.
3.2.1 Unité de l’intelligence
L’action propre de l’homme consiste à penser, ce pourquoi les deux principes
nécessaires à cette opération, les intellects agent et possible, doivent procéder de l’âme et en
être des parties. Ces deux intellects doivent s’unir dans l’unique substance de l’âme humaine.
Cette union des deux intellects pose problème, toutefois, parce qu’elle semble contrarier
le principe de non-contradiction qui stipule qu’une même réalité, à savoir l’âme humaine, ne
saurait être en même temps et sous le même rapport, acte et puissance, par rapport au même
objet.232 C’est pourtant ce qui se produit dans !’intelligence si s’y trouvent un intellect qui
joue un rôle actif face aux intelligibles et un autre intellect qui joue un rôle passif face aux
mêmes intelligibles.
3.2.1.1 Les intellects agent et possible, des parties de !’intelligence233
À première vue, impossible de sortir de cette impasse, puisque l’acte et la puissance sont
effectivement des attributs contraires et ne sauraient convenir à la seule et unique intelligence
humaine. Toutefois, en examinant avec plus de précaution la nature des deux intellects en
question, nous pouvons nous apercevoir, aidés des propos d’un penseur comme Thomas
d’Aquin, qu’en fait, il n’est pas contraire au principe de non-contradiction de placer en
!’intelligence deux facultés aux activités contraires, puisque, en vérité, elles ne se trouvent pas
en acte et en puissance à l’égard du même objet. Or « rien n’empêche qu’une réalité soit d’un
certain point de vue en puissance par rapport à une autre, et en acte d’un autre point de
vue »234. L’intellect agent se trouve en acte par rapport à son objet d’une manière telle que
l’intellect possible n’y peut être en puissance et vice versa. En effet, l’intellect agent se trouve
en acte par rapport aux images pour en produire l’espèce intelligible, mais l’intellect possible
n’est pas apte à produire un tel effet, car il ne peut rien produire de lui-même. Tout ce qui se
232 La vraie formulation se présente ainsi chez Aristote, Méta., Γ, 3, 1005bl9-21 : « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps, au même sujet et sous le même rapport. »233 Sur tout ce développement, voir Q. D. De anima, q.I, art.5, rép.; Commentaire De anima, III, leçon 10, §738; S. Th., la, q.79, art.4, sol.4; C. G., II, chap. 77 et Compendium theologiae, I, chapitres 87-88.™ C. G., II, 77.
82
meut d’un état de puissance à un état d’acte ne peut le faire que sous l’action d’une cause
efficiente. De même, l’intellect possible est apte à recevoir une détermination présente dans
les images, alors que cela n’est guère possible à l’intellect agent, qui ne procède pas d’un état
de puissance à un état d’activité. Donc, si l’intellect agent accomplissait son action sur le
même objet auquel l’intellect possible se trouve en puissance, il serait inconcevable de
retrouver ces deux facultés dans la même intelligence. C’est parce que l’intellect possible se
trouve en puissance à l’espèce intelligible déjà réalisée et l’intellect agent en acte face à la
matérialité présente dans les images non abstraites, qu’il est possible de les réunir tous les
deux en l’intelligence humaine. Il s’agit de deux propriétés différentes que possèdent ces
facultés : l’immatérialité et 1 ’indétermination. L’intellect agent est immatériel, pour rendre
autre chose identiquement immatériel. Il est une réalité immatérielle qui entretient une
relation avec l’image présente dans !’imagination, c’est-à-dire une représentation matérielle du
sensible, dont n’a pas encore été abstraite une espèce intelligible. L’intellect possible, pour sa
part, se trouve en puissance à une détermination présente dans les images, à savoir la nature
des réalités sensibles, mais non pas en tant qu’elle se trouve encore en celles-ci, mais en tant
que dépourvue des conditions individuantes et matérielles. Ainsi, l’intellect agent est une
réalité immatérielle productrice d’immatérialité, face à un objet matériel, tandis que l’intellect
possible, une réalité indéterminée qui nécessite la détermination des natures abstraites des
réalités sensibles. L’intellect agent se trouve réalisé par rapport aux images et l’intellect
possible irréalisé par rapport à l’espèce intelligible.
Si donc on considère les images elles-mêmes par rapport à l’âme humaine, on les trouve sous un premier aspect en puissance, en tant qu’elles ne sont pas abstraites des conditions individuantes, alors qu’on peut les en abstraire; et, sous un autre aspect, en acte, en tant qu’elles sont les similitudes de réalités déterminées. On trouve donc dans l’âme une potentialité par rapport aux images selon qu’elles sont représentatives de réalités déterminées. Et ceci appartient à l’intellect possible qui est, pour ce qui lui revient, en puissance à tous les intelligibles, mais se voit déterminé à ceci ou cela par l’espèce abstraite des images. De plus, on trouve dans l’âme une efficience productrice d’immatérialité qui abstrait les images elles-mêmes des conditions matérielles. Et ceci appartient à l’intellect agent, pour autant que l’intellect agent est, en un certain sens, une sorte de pouvoir participé d’une substance supérieure, à savoir Dieu.235
235 Q. D. De anima, q.I, art.5, rép.
83
Ainsi, il n’y a plus d’inconséquence à ce que !’intelligence possède, en elle-même, ces
deux facultés. En effet, elle possède l’intellect possible en raison de son ignorance originelle
et l’intellect agent en raison, premièrement, de son immatérialité et, deuxièmement, de sa
faiblesse en tant que puissance intellective236, faiblesse qui l’oblige à tirer du sensible toute sa
connaissance. Il s’agit, en fait, de deux caractéristiques d’une même réalité : !’intelligence, en
tant que forme subsistante, peut rendre autre chose immatériel, par sa faculté de l’intellect
agent, puisque tout agent produit un effet semblable à soi, cependant, en tant que forme
indéterminée, dépourvue de toute espèce de connaissance lors de la génération humaine, elle
est apte, par sa faculté de l’intellect possible, à recevoir une détermination.
D’ailleurs, ces deux facultés n’entrent pas en relation avec le même objet.237 L’intellect
agent accomplit son action sur l’image interne. L’intellect possible, lui, est affecté par
l’espèce intelligible immatérielle et abstraite des phantasmes. Les images contenues dans
!’imagination ne peuvent, en tant qu’elles s’y trouvent, avoir aucun effet sur cet intellect. Ce
qu’interdisait le principe de non-contradiction est ainsi évité, car même si !’intelligence
possède en même temps une actualité et une potentialité, ce n’est pas sous le même rapport et
face au même et unique objet.
Un exemple sensible aidera à la compréhension, puisque nous ne pouvons nous
représenter un phénomène immatériel qu’à l’aide d’une image sensible, !’imagination ne
parvenant pas à dépasser la réalité corporelle.238 Imaginons un œil qui, contrairement à l’œil
humain, n’aurait pas besoin d’une lumière extrinsèque pour voir, mais posséderait en lui-
même une source lumineuse permettant d’éclairer les objets qu’il désirerait regarder. Il
posséderait un principe actif, pour produire une lumière et un principe passif, pour recevoir
l’espèce visible ainsi éclairée. Il serait, sur ce point, comparable à !’intelligence. Pendant la
vision, ces deux actes, illumination et réception, se produiraient. Cependant, avec le principe
par lequel l’œil éclairerait les objets, il ne pourrait pas voir en même temps. Imaginons
comme une lampe très brillante sise au fond de l’œil, en la rétine. La fonction de la lampe
serait d’éclairer et non pas de recevoir la couleur. De même, le principe récepteur de la vision
2% Voir S. Th., la, q.89, art.l, rép.237 L’inconséquence résidait dans le fait d’avoir une même réalité qui possède deux attributs contraires, en même temps. Cela est évité parce que les deux intellects ne concernent pas la même réalité, un le phantasme et l’autre l’espèce. Ils ne sont donc pas en acte et en puissance par rapport au même objet.׳
84
ne servirait en rien pour illuminer les objets extérieurs. Ces deux principes agiraient de
concert, ils seraient complémentaires, mais ils ne formeraient qu’un seul œil.
3.2.1.2 Les deux intellects, complémentaires dans leurs actions respectives
Il en va ainsi également en ce qui concerne !’intelligence. En effet, quelqu’un pourrait
objecter que, s’il y a effectivement deux intellects en !’intelligence humaine, il se produira
deux intellections, à chaque fois que l’homme pense.238 239 Cependant, cela n’est pas conforme à
ce que nous observons, car pour une seule intellection, sont requises et l’action de l’intellect
agent et celle de l’intellect possible. Les deux moments de 1’intellection, !’abstraction et la
spécification, sont des activités complémentaires et non pas opposées. Ainsi, dans notre
exemple de l’œil, au paragraphe précédent, le même œil produirait, par deux propriétés, une
seule vision. L’intelligence produit, au moyen de deux facultés ou instruments, un seul acte
d’intellection, puisque ni !’abstraction seule, ni la spécification seule ne constitue la pensée.
Penser, ce n’est pas seulement abstraire de l’image l’espèce intelligible, ni seulement recevoir
cette dernière, mais bien plutôt abstraire l’espèce intelligible, pour ensuite la recevoir.
Des deux intellects, le possible et l’agent, découlent deux actions. Car l’acte de l’intellect possible est de recevoir les intelligibles, et l’acte de l’intellect agent est d’abstraire les intelligibles. Cependant, il ne s’ensuit pas qu’il y ait une double intellection dans l’homme, car, pour une unique intellection, il faut que concourent l’une et l’autre de ces actions.240
L’intelligence humaine, qui est une, possède, en vertu de son immatérialité, une actualité
qui lui permet de tirer d’une représentation matérielle des choses une représentation
immatérielle, il s’agit de l’intellect agent. Elle possède également, en vertu de son
indétermination, une potentialité à être déterminée par les natures des réalités sensibles, et
c’est l’intellect possible. De même qu’au sujet d’un œil qui userait de deux instruments pour
accomplir son opération il ne faudrait pas douter qu’il est un, en tant qu’il s’agit d’un œil
unique qui utilise ces deux instruments, de même ne faut-il pas douter que !’intelligence
humaine est une et que c’est elle qui produit son acte d’intellection au moyen de deux facultés.
Tout être qui agit doit être un. Cela ne veut pas dire qu’il n’ait pas de parties par lesquelles il
238 Thomas d’Aquin donne cet exemple entre autres, C. G., II, 77 et Q. D. De anima, q.I, art.5, rép.239 Voir Q. D. De anima, q.I, art.4, obj.8.240 Ibid., q.I, art.4, sol.8.
85
agit, mais qu’il n’accomplit pas son activité en tant que divisé en parties, mais seulement en
tant qu’il demeure un tout unifié.
Cette interprétation est d’ailleurs confirmée par deux passages tirés de textes majeurs
de Thomas d’Aquin sur l’âme, qui ne laissent subsister aucun doute sur l’unité de
!’intelligence. Il y a bien quelque chose qui unifie les deux facultés que sont les intellects
agent et possible. Dans !’intelligence qui pense, qui accomplit son activité d’intellection, se
trouvent rassemblés et l’intellect agent et l’intellect possible.241 Le premier extrait se retrouve
dans les Questions disputées sur l’âme.
Ces mots du Philosophe : cela seul est séparé et immortel et perpétuel, ne peuvent s’entendre de l’intellect agent car il avait dit auparavant que l’intellect possible est séparé. Mais ils doivent s’entendre de l’intellect en acte d’après le contexte des propos antérieurs. En effet, l’intellect en acte comprend l’intellect possible et agent. Et de l’âme, cela seul est séparé, perpétuel et immortel qui contient l’intellect agent et l’intellect possible, car les autres parties de l’âme ne sont pas sans le corps.242
Le second extrait se retrouve dans la Somme contre les Gentils. Il est très similaire au
premier. Nous pouvons constater qu’il s’agit, en fait, d’élucider la même interrogation.
Reste donc que cette formule s’applique à ce qui les enveloppe tous les deux, c’est-à- dire cet intellect en acte dont il est question; car dans notre âme est séparé, n’utilisant pas d’organe, cela seul qui appartient à l’intellect en acte, à savoir cette partie de l’âme par laquelle nous comprenons d’une manière actuelle, partie qui comprend et l’intellect possible et l’intellect agent.243
La nature fournit toujours aux réalités naturelles ce qui leur est nécessaire pour
accomplir leur opération propre, sans quoi ces réalités seraient imparfaites. dL’homme a pour
241 II n’y a pas d’autre façon de comprendre ici l’expression ‘intellect en acte’ que comme !’intelligence faisant son acte, au risque d’amener Thomas d’Aquin à se contredire, lui qui dit en S. Th., la, q.79, art. 10, rép. : « Parfois, en effet, ils admettent quatre intellects : agent, possible, à l’état d’habitus, intellect réalisé en acte. Parmi ces quatre, l’intellect agent et l’intellect possible sont des puissances distinctes. Ainsi, distingue-t-on en toute réalité puissance active et puissance passive. Si l’on considère les trois dernières dénominations, elles s’opposent entre elles d’après l’état de l’intellect possible : il est parfois seulement en puissance, et on le nomme possible; il est parfois en acte premier, l’acte de savoir, et alors on le nomme intellect à l’état d’habitus; parfois enfin, il est en acte second, ce qui est penser, et alors on le nomme intellect réalisé. »242 Q. D. De anima, q.I, art.5, sol.4 : « Ad quartum dicendum quod verba illa Philosophi, quod hoc solum est separatum et immortale perpetuum, non possunt intelligi de intellectu agente; nam et supra dixerat, quod intellectus possibilis est separatus. Oportet autem quod intelligantur de intellectu in actu secundum contextum superiorum verborum, ut supra dictum est. Intellectus enim in actu comprehendit et intellectum possibilem et intellectum agentem. Et hoc solum animae est separatum et perpetuum et immortale, quod continet intellectum agentem et possibilem; nam ceterae partes animae non sunt sine copore. »
86
opération propre Γintellection, qui est l’opération de !’intelligence. Nous avons vu que
1’intellection ne consiste ni à abstraire l’espèce intelligible du sensible seulement, ni seulement
à recevoir une détermination de cette espèce, mais à un concours de ces deux actions, puisque
la spécification sans !’abstraction est impossible et !’abstraction sans la spécification ne sert de
rien. Les principes de ces activités doivent donc être des parties de la réalité à laquelle il
appartient de penser. Or il appartient à !’intelligence d’intelliger. Donc, ces divisions, les
intellects agent et possible, se retrouvent en l’intelligence.243 244 L’intelligence ressemble à une
tablette sur laquelle il n’y a encore rien d’écrit avant de penser. Elle possède donc une
potentialité à devenir spécifiée par l’espèce intelligible. Toutefois, comme il s’agit d’une
forme qui doit tirer du sensible sa connaissance, elle nécessite l’usage d’un principe qui
l'habilite à accomplir cette action. En son sein, doit se tenir une actualité productrice
d’immatérialité. L’intelligence est ainsi composée des deux parties nécessaires à la production
de son activité. Une réalité composée ne peut néanmoins exister que lorsque toutes ses parties
sont présentes en son tout et lorsqu’elle peut utiliser ces parties pour accomplir son opération.
Nécessairement donc, les intellects agent et possible se trouvent dans la substance de l’âme
humaine.245
243 C. G., II, 78, §8 : « Relinquitur ergo quod dicatur de eo quod comprehendit utrumque, scilicet de intellectu in actu, de quo loquebatur : quia hoc solum in anima nostra est separatum, non utens organo, quod pertinet ad intellectum in actu; idest, illa pars animae qua intelligimus actu, comprehendens possibilem et agentem. »244 Voir C. G., II, 76, §11 : « Dans la nature de tout être qui agit, se trouve un principe suffisant pour Γopération naturelle de cet être. Si cette opération consiste dans une action à exercer, ce principe est actif, comme c’est le cas pour les puissances de l’âme végétative dans les plantes; si cette opération consiste à recevoir, nous avons alors un principe passif, comme les puissances sensitives des animaux. Mais l'homme est le plus parfait de tous les êtres qui agissent ici-bas. Son opération propre et naturelle est de comprendre, opération qui ne s’accomplit pas sans une certaine passion (ou un certain pâtir), pour autant que l’intellect reçoit une impression de l’intelligible, ni non plus sans une action, dans la mesure où l’intellect rend les intelligibles en puissance, intelligibles en acte. Dans la nature humaine se trouveront donc nécessairement un principe propre de cette action et un principe propre de cette passion : l’intellect agent et l’intellect possible, et ni l’un ni l’autre ne devront être réellement séparés de l’âme humaine. »245 C’est également là l’opinion de M. De Corte, exégèse moderne d’Aristote. Voir, La doctrine de l’intelligence chez Aristote, p.54 : « En termes plus précis, l’intellect agent et l’intellect possible forment deux entités réellement distinctes en tant qu’ils sont agent et patient, c’est-à-dire en tant que facultés, mais ils forment une seule et même substance indivise en tant qu’ils sont intelligence. » Egalement, p.60 : « Les fonctions de l’intellect agent et de l’intellect possible sont assurément distinctes puisque l’un assume la représentation en tant que connaissance de l’être représenté et l’autre en tant qu’immatérialisation de cet être, mais l’intellect possible et l’intellect agent distincts à l’endroit de l’être représenté s’unifient quant à l’être même de la représentation, et plus profondément encore quant à leur être substantiel de forme immatérielle. »
87
3.2.2 L’unité de l’âme et de la personne humaine
L’intelligence, en tant que faculté de l’âme, doit être une. Il existe pourtant une unité
plus profonde, en l’être humain, que celle de !’intelligence; il s’agit de l’unité de la personne
humaine, de l’homme comme un tout. Il existe une multiplicité au sein même de cette
personne, en ses nombreuses facultés. Cela n’empêche en rien, cependant, le fait que
l’homme soit un. Il y a bel et bien un principe unificateur de toute la personne humaine. Dans
cet ensemble unifié toutefois, l’action n’appartient pas identiquement au tout et à la faculté.
3.2.2.1 L’âme humaine nécessite plusieurs facultés
L’homme possède en lui-même de nombreuses facultés : les sens externes, l’appétit
sensible, le sens commun, la cogitative, !’imagination, la mémoire, !’intelligence, la volonté,
etc. Toutes ces facultés proviennent de l’âme et prennent en elle leur source.246 Si l’âme ne
possédait qu’une seule et unique faculté, la question de l’unité ne se poserait guère.
Cependant, l’âme fait surgir en la personne humaine une multitude de facultés, en raison de sa
finalité. Aristote a établi dans l’Éthique à Nicomaque247 que le bonheur, la finalité de la vie
humaine, réside dans l’opération de sa faculté la plus noble, à savoir !’intelligence. Le
bonheur réside, pour l’homme, dans une activité théorétique, qui n’est autre que la recherche
et la contemplation de la vérité. Mais, en raison de sa faiblesse, !’intelligence humaine doit
tirer du monde sensible sa connaissance intellectuelle. C’est pourquoi toute une panoplie de
facultés externes248 et internes est requise afin que !’intelligence puisse accomplir son acte
propre. Toutes les facultés cognitives inférieures à !’intelligence, telles les sens, !’imagination,
la cogitative, ont pour fin principale d’amener celle-là à réaliser sa fin propre, qui est
d’intelliger.
.Voir & TA., la, q.77, art.6, rép י"*247 Voir Éth. Nie., X, 7, 1177al0-18 : « Mais si le bonheur est une activité conforme à la vertu, il est rationnel qu’il soit activité conforme à la plus haute vertu, et celle-ci sera la vertu de la partie la plus noble de nous-mêmes. Que ce soit donc l’intellect ou quelque autre faculté qui soit regardé comme possédant par nature le commandement et la direction et comme ayant la connaissance des réalités belles et divines, qu’au surplus cet élément soit lui-même divin ou seulement la partie la plus divine de nous-mêmes, c’est l’acte de cette partie selon la vertu qui lui est propre qui sera le bonheur parfait. Or que cette activité soit théorétique, c’est ce que nous avons dit. »248 ‘Externes’ au sens de ‘tournées vers l’extérieur’.
88
Ces considérations montrent également Γ importance de la matière pour que soit
constituée une personne humaine complète, puisqu’il y a certaines facultés qui doivent être la
forme d’un organe corporel, telles la vue ou l’ouïe. Ces facultés ne sauraient exister sans le
corps; elles ont, par conséquent, comme sujet propre, le composé humain formé d’une âme et
d’un corps.
3.2.2.2 L’âme est le principe unificateur
La personne humaine est constituée de deux principes élémentaires : sa matière et sa
forme. La matière ne peut pas jouer le rôle unificateur de la personne humaine, cela apparaît
avec évidence à qui considère la matière, en tant que telle. Qu’est-ce en effet que la matière?
Pour le savoir, il faudrait la considérer seule, sans la forme, c’est-à-dire sans aucune forme,
disposition ou détermination. Ce qui se trouve dans cet état, sans détermination et sans forme
aucunes, demeure une pure puissance. Or, cela est inconnaissable qui est en puissance
seulement, puisque la puissance s’apparente au non-être et que celui-ci est inconnaissable, il
va sans dire. La matière en tant que matière, dépourvue de toute forme, serait inconnaissable
et ne pourrait nullement exister.249 La matière sans la forme est seulement apte à devenir
quelque chose, mais n’est encore rien de déterminé. « La matière première reçoit de la forme
son être substantiel. Il fallait donc qu’elle fût créée sous une forme, faute de quoi elle n’aurait
pas existé en acte »25°. Ainsi, la matière et la forme doivent exister simultanément dans les
réalités sensibles, puisque la matière sans la forme n’est seulement qu’une pure puissance, et
la forme sans support matériel n’est pas réalisée. En fait, ces deux éléments peuvent être
considérés séparément l’un de l’autre uniquement par l’esprit, par abstraction, lorsqu’il ne
prend qu’un élément à la fois en considération.
Le principe unificateur de la personne humaine doit ainsi être cherché dans la forme
puisque celle-ci, par sa présence, donne à la matière d’exister et d’être support, et non
inversement. La matière peut être principe d’individuation et, dans un certain sens, d’unité,
mais pas au même titre que la forme et aussi complètement qu’elle.251 La matière est principe
Voir S. Th., la, q.84, art.2, rép. : « Or quelque chose ne peut être connu selon qu’il est en puissance, mais selon qu’il est en acte, selon Aristote, au point que la puissance elle-même n’est connue qu’au moyen de l’acte. »
& TA., la, q.84, art.3, sol.2.251 Voir BOBIK, J., La doctrine de saint Thomas sur l’individuation des substances corporelles. Article fort éclairant sur l’individuation des substances naturelles. Il y a en fait trois principes d’individuation dans les
89
d’individuation en tant que cette quantité de matière-ci, responsable de l’unité de cet individu-
ci, est différente de cette matière-là. Or cette matière-ci est délimitée de cette matière-là par la
forme, sinon elle ne serait pas distincte de toute autre. Autrement dit, la séparation d’une
quantité de matière d’avec une autre provient de la forme qui donne ses limites à la matière,
qui lui fournit une détermination. Ainsi, même s’il est vrai de dire que la matière joue un rôle
au niveau de !’individualité de la personne, la forme demeure le principe unifiant ultime. La
matière seule n’est que pure puissance, elle ne peut donc pas jouer le rôle d’unification. Bref,
il y a, d’un côté, un principe d’indétermination responsable de l’individuation, la matière, et
d’un autre côté, un principe de détermination, la forme. Demander si ces deux principes sont
uns revient à se questionner pour savoir si la cire et son empreinte sont uns.252 Dans ce tout de
la personne humaine, sont présents deux principes : mais ni l’un ni l’autre ne constitue
l’homme tout entier, ni la matière seule, ni la forme seule, mais la forme unie à la matière
qu’elle détermine. Toutefois, la forme apporte avec elle toute une série de facultés, dont
certaines ont pour sujet le corps et d’autres, l’âme seule, comme !’intelligence.253 La forme
demeure ultimement la source de toutes les distinctions qui se rencontrent en la personne
humaine, puisque d’elle seule viennent toutes les déterminations et toutes les actualisations.
En d’autres mots, ni la matière ni la forme seule ne constituent toute l’espèce humaine,
l’homme possède cependant toutes ses facultés et puissances en vertu de sa forme. Celle-ci
agit comme une fin, puisque tout se fait en vue de la forme, mais également comme cause
efficiente, puisqu’elle mène à l’état d’achèvement tout le corps, en donnant à chacune de ses
parties d’exister réellement. L’âme agit aussi comme sujet récepteur, pour les facultés qui ne
nécessitent pas d’organe corporel, telles la volonté et !’intelligence.254 Ainsi donc, la personne
humaine se trouve constituée de deux principes, dont l’un, la forme, est responsable de son
unité, ce qui n’est pas vrai de l’autre, la matière.
substances corporelles : la matière première, la forme substantielle et la quantité. « Parce que cet individu matériel participe à la ‘matière première’, principe ultime de potentialité dans l’ordre matériel, il a en lui-même une ‘capacité de recevoir’ et sa forme substantielle et les nombreuses formes accidentelles, parmi lesquelles se trouve la quantité. Tel est le rôle de la matière première. — Parce que cet individu a sa propre ‘forme substantielle’, il a en lui-même une ‘exigence formelle’ vis-à-vis de l’extension tridimensionnelle. Tel est le rôle de la forme substantielle dans sa fonction de corporéité. — Parce que cet individu a la ‘quantité’ qu’il possède en fait, il est rendu ‘réellement distinct de tous les autres’ individus corporels. Tel est le rôle de la quantité, qui, seule de tous les accidents, a dans sa nature d’individuer son sujet. »™ Voir De /'âme, II, 1,41266-8.253 Voir S. Th., la, q.77, art.5, rép.
90
Si la personne humaine possède une multitude de facultés, pour être un principe
unificateur, la forme doit agir comme un tout, c’est-à-dire réaliser l’unité de cette multitude en
un ensemble. La forme dispose et ordonne tout. Or il doit appartenir à ce qui dispose, c’est-à-
dire crée l’ordre des parties, d’être unificateur et non à ce qui est disposé, puisque cela est
passif qui est disposé.
3.2.2.3 L’âme est un tout
Aristote donne comme une des définitions du tout, dans la Métaphysique254 255, « ce qui
contient les choses contenues, de telle façon qu’elles forment une unité ». Ce qui joue ce rôle
en la personne humaine, nous avons vu que ce doit être la forme, puisque la forme contient et
délimite la matière et non le contraire.256 L’âme intellective nécessite toutefois plusieurs
facultés pour être à même d’accomplir son opération, elle comporte donc plusieurs parties.
Thomas d’Aquin nous indique qu’existent trois types de touts257, suivant les trois types de
divisions possibles. Il y a d’abord le tout quantitatif, le tout logique et finalement, le tout
potentiel. L’âme ne peut pas être un tout quantitatif, puisque la quantité ne convient
qu’indirectement aux formes. L’âme humaine ne se situe pas dans cette catégorie de tout.
Elle nécessite une variété d’organes corporels pour accomplir ses diverses activités. Le tout
logique, pour sa part, convient en propre aux formes, de même que le tout potentiel. Tous les
deux se trouvent selon toute leur essence dans chaque partie du corps. Ainsi le tout logique
qu’est le genre se trouve entièrement dans chacune des espèces, sans division. Ce n’est pas
une partie du genre qui se trouve dans le cheval et une autre dans l’homme, mais toute
l’animalité est présente en chaque espèce. Cela est vrai également du tout potentiel, bien qu’il
diffère du tout logique. Il en diffère parce que ses différentes puissances ou facultés ne sont
pas présentes dans toutes les parties du corps indistinctement, mais dans certaines seulement.
254 Voir ibid., la, q.77, art.7, rép.^ VoirMe&z., Δ, 26,1023627.256 Voir S. Th., la, q.76, art.3, rép. : « Pour le même motif, au livre I du traité De l’âme, s’opposant aux philosophes qui admettent plusieurs âmes pour le corps, il demande quel est le principe qui les enveloppera toutes, c’est-à-dire qui en fera un seul être. On ne peut répondre que c’est l’unité du corps, car c’est l’âme qui contient le corps et lui donne son unité, bien plutôt que le contraire. »257 Voir S. Th., la, q.76, art.8, rép.
91
Le tout potentiel se définit comme ce qui est « divisible du point de vue de l’étendue de sa
vertu en puissance d’action »258.
Un exemple fera mieux comprendre. Prenons l’âme intellective. Elle se trouve
présente selon toute son essence dans chaque partie du corps. En d’autres termes, elle informe
toutes ses parties. S’il n’en allait pas ainsi, il s’agirait d’une unité d’ordre accidentel
seulement, comme dans le cas de la maison. L’architecte donne à la maison, comme tout, sa
forme, mais il ne fait pas de même avec chaque partie. Le bois, la pierre reçoivent leurs
formes propres de la nature et non de l’architecte. Dans le cas de l’homme, il s’agit d’une
unité d’ordre substantiel. L’âme se trouve selon toute son essence dans chacune des parties,
mais non selon toute sa vertu d’action, c’est-à-dire ses facultés, car la vue ne se trouve que
dans l’œil et l'ouïe que dans l’oreille. Sa puissance d’action est localisée dans différentes
parties du corps, pour les facultés qui ont pour sujet le composé humain, c’est pourquoi l’âme
humaine est un tout potentiel.
3.2.2.4 L’action appartient au tout
Il y a en l’homme une multitude de facultés, nous l’avons mentionné. Ces facultés
sont unies dans la seule substance de l’âme. Dans ces conditions toutefois, à qui appartient-il
d’agir : à l’âme ou à la faculté? Imaginons, pour nous faciliter la tâche, une cause efficiente et
un instrument : par exemple, un homme et une scie. Un homme désire couper une branche
dans un arbre. Comme il ne possède pas, en son propre corps, un instrument capable de
produire un tel effet, il doit recourir à un instrument extérieur, conçu pour un tel ouvrage.
L’homme utilise une scie pour scier le bois. Dans cette situation, qui scie? Si nous prenons le
terme ‘scier’ au sens propre, comme ‘l’action qui consiste à sectionner le bois’, c'est
l’instrument qui scie. En effet, l’homme ne tranche le bois par aucune partie de son corps. Ce
qui touche le bois en propre, et lui fait subir une passion, c’est la scie proprement dite.
Toutefois, la scie seule ne peut pas agir. Elle nécessite un agent principal qui lui fournisse une
motion active. Cet agent principal n’agit pas seul non plus, car il ne possède pas en soi la
potentialité nécessaire pour scier, ce pourquoi il doit recourir à un instrument. En fait, ce qui
scie, à parler proprement, ce n’est ni la scie seule, ni l’homme seul, mais l’un avec l’autre. Ce
258 Ibidem.
92
qui accomplit l’action, c’est la cause efficiente au moyen de l’instrument. Ce qui scie, c’est
proprement l’homme au moyen de la scie.
Dans le cas de la personne humaine, il en va pareillement. Il appartient d’agir à qui il
appartient d’être. « Le sujet d’une puissance d’opération, c’est ce qui est capable d’agir; car
tout accident exprime la nature de son sujet propre. Or c’est le même être qui est capable
d’agir et qui agit. Le sujet de la puissance est donc l’être qui possède l’opération de cette
puissance. »259 Prenons encore une fois un exemple, celui de la vue. L’œil seul voit, et non
aucune autre partie du corps humain. Toutefois, l’œil seul ne peut pas voir. Un œil qui se
trouverait séparé du corps ne pourrait plus rien voir. L’œil a besoin d’être présent dans un
ensemble unifié qui lui permette de voir, autrement il ne peut plus accomplir son activité.
Ainsi, c’est bien l’œil qui voit, mais uniquement lorsqu’il demeure une partie fonctionnelle du
tout qu’est la personne humaine. C’est pourquoi, bien qu’il soit juste de dire que l’œil voit, il
serait encore plus juste de dire que l’homme voit avec son œil, car l’action appartient à ce qui
est apte à agir. L’œil retranché du corps n’est plus apte à ne rien voir. Aristote avait
d’ailleurs, dans le traité De l’âme260, soulevé une question similaire, en se demandant si le
mouvement de l’âme était possible sans les passions. Est-ce l’âme qui éprouve chagrin, joie
ou colère? Il serait plus juste de dire que c’est l’homme par son âme, c’est-à-dire au moyen de
l’âme qui lui donne ces déterminations. Ainsi en va-t-il avec les facultés cognitives présentes
en l’homme. La personne humaine voit par le sens de la vue, qui lui vient de l’âme et qui est
la forme de l’œil. L’être humain, le composé de matière et de forme, accomplit, au moyen des
facultés qui sont présentes en lui, en vertu de l’âme, ses opérations. La vision doit être
rapportée à l’œil comme à sa cause instrumentale et à l’âme comme à sa cause principale,
puisque l’âme est le principe et la fin de toutes les opérations humaines. Ainsi, c'est bien la
personne humaine qui agit, mais au moyen de ses facultés.
En ce sens, on ne peut pas dire que l’œil ou la main subsistent par soi, et par conséquent qu’ils aient une activité propre. C’est au tout que sont attribuées les opérations des parties, considérées comme moyen d’action. On dira en effet que l’homme voit avec l’œil, et palpe avec la main; mais, en un autre sens, que l’objet chaud réchauffe par sa chaleur. Car, à parler en rigueur, la chaleur ne chauffe en
™ & 7%., la, q.77,art.5,rép.™ Voir De Pâme, I, 4, 408a35-bl8.
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aucune manière. On dira donc que l’âme pense, comme on dit que l’œil voit, mais il serait plus exact de dire : l’homme pense avec son âme.261
Le cas de l’âme intellective est cependant particulier. Elle cause deux types de facultés
en l’homme, certaines qui se trouvent dans le composé, comme les puissances qui ont besoin
d’un organe corporel pour produire leur activité, telles les puissances sensibles, !’imagination,
la mémoire sensible, et d’autres qui se trouvent dans l’âme seule, puisqu’elles n’ont pas à être
la forme d’un organe pour accomplir leur acte propre, telles !’intelligence et la volonté. Ainsi,
nous ne pouvons pas dire que c'est l’âme proprement qui voit, mais plutôt que c'est le
composé, car la vue est un acte conjoint du corps et de l’âme. Par contre, c'est bien l’âme qui
pense, avec !’intelligence, car, pour faire son acte propre, !’intelligence n'a pas à être la forme
d’un organe. Toutefois, il serait plus juste de dire, avec Thomas d’Aquin262, que c’est
l’homme qui pense, avec son âme, car non seulement !’intelligence a besoin, d’une certaine
façon, du corps pour intelliger, à savoir en tant que les images présentes à !’imagination sont
nécessaires à l’intellect agent pour produire l’espèce intelligible263, mais également parce que
l’âme n’est qu’une partie de l’homme et non pas l’être entier. Bref, il existe, en l’être humain,
un double principe d’unité : d’abord l’âme, ultimement, l’homme entier, pris comme un tout
unique. En bout de ligne, c’est à la personne humaine à qui il convient d’agir et à qui doit être
rapportée toute opération.
Finalement, cela confirme la solution apportée au problème de l’unité de !’intelligence
humaine. Nous avons constaté que !’intelligence humaine est une parce que, d’un côté, elle
peut rendre autre chose immatériel comme elle, et que, d’un autre côté, elle est une forme
immatérielle indéterminée qui requiert une détermination de la part de l’espèce intelligible;
deux aspects qui n’empêchent pas l’unité de subsister. Cette unité se manifeste aussi dans le
fait que, pour produire une seule intellection, doivent inévitablement concourir deux
opérations, une abstraction et une spécification. Toutefois, !’intelligence ne constitue qu’une
partie de la personne humaine et non l’être complet. L’intelligence s’insère dans un ensemble
plus complexe qui possède lui-même, finalement, une unité, puisque tout ce qui existe doit
être un. Il ne faut donc pas, le plus proprement, dire que !’intelligence pense, car dire cela
& 7%., la, q.75, art.2, soL2.262 Voir ibidem,263 Voir pour de plus amples développements, Commentaire De anima, I, leçon 2.
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c’est poser que !’intelligence puisse penser sans être une partie de l’homme, comme si une scie
pouvait scier seule, sans l’aide d’un agent principal. Il faut bien plutôt affirmer que l’homme
pense avec son intelligence, qui est l'une de ses facultés. Cette unité de la personne humaine
se remarque d’ailleurs, finalement, dans la forte imbrication que possèdent, entre elles, les
diverses facultés.264 L’intelligence ne peut pas penser sans l’apport de !’imagination, or celle-
ci est également dépendante de l’apport des sens et, particulièrement, du sens de la vue. Il faut
bien retenir néanmoins que, bien que l’opération de !’intelligence puisse être considérée à part
par la raison, elle appartient à l’être entier, à savoir l’homme, qui, lui, est apte à intelliger,
parce qu’il possède en lui non seulement la faculté qui proprement intellige, !’intelligence,
mais toutes les autres facultés connexes et sous-jacentes qui rendent cette opération possible.
Non seulement !’intelligence est une, mais encore plus, elle se trouve dans un tout un.
2(4 Voir De CORTE, La doctrine de l’intelligence chez Aristote, p. 87 : « L’épistémologie aristotélicienne suppose d’ailleurs une coopération vitale de toutes les facultés cognoscitives, depuis la plus humble jusqu’à la plus élevée : sensation, imagination, mémoire, intelligence unissent leurs efforts et s’épaulant l’une l’autre déterminent l’apparition du concept. »
CONCLUSION
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L’homme est un vivant situé à la croisée de deux mondes : à la tête du monde sensible,
par son intelligence, et à l’orée du monde spirituel, en raison de la faiblesse de cette
intelligence. Par son corps, l’être humain possède une ressemblance avec les êtres naturels et
corporels, par son âme intellectuelle, une ressemblance avec les êtres du monde spirituel. De
nos jours cependant, cette idée de la position centrale de l’être humain par rapport à tout
l’univers tend à disparaître au profit de celle selon laquelle l’homme n’est seulement qu’un
primate un peu plus évolué. La pensée est devenue intrinsèquement associée au cerveau. La
supériorité de l’être humain sur le règne animal apparaît alors comme une sorte d’hégémonie
injustifiée. Les défenseurs des droits des animaux aimeraient bien mettre sur un pied d’égalité
les hommes et les autres animaux. Tout cela tend à reléguer au second plan le fait que la
personne humaine participe à une vie spirituelle qui la définit proprement. L’homme possède
une intelligence, ce qui n’est pas le cas des autres animaux. Même si ceux-ci démontrent un
comportement intelligent, ce ne peut être en vertu d’une intelligence intrinsèque, au sens
propre du terme.
La nature humaine est cependant constituée de telle sorte que, même si l’homme
possède une intelligence, cette intelligence se trouve liée, d’une certaine façon, à son corps.
L’intelligence humaine fut contrainte de passer par !’intermédiaire des sens, pour acquérir une
connaissance sur le monde qui l’entoure. Or ce n’est pas la même chose ‘être sensible en soi’
et ‘être intelligible en soi’. La réalité sensible, c’est la réalité qui, par certaines qualités, peut
induire une action dans les organes des sens. Est intelligible toutefois ce qui peut informer
!’intelligence. Rien n’informe cependant une réalité immatérielle qu’une forme immatérielle.
Donc, en tant que sensibles et corporelles, les réalités naturelles sont inintelligibles, puisque se
trouve présente, en elles, la matière. Il s’ensuit que, pour devenir intelligibles, les réalités
corporelles doivent être dépouillées de certains de leurs attributs. Comme la nature ne fait rien
en vain et fournit toujours aux réalités naturelles ce qu'il leur faut pour réaliser leur acte
propre, il fallait indubitablement que se trouvent présents, en l’homme, deux principes
intellectifs. En d’autres termes, parce que l’homme appréhende l’intelligible à travers les
réalités sensibles, qui sont sensibles par soi et non intelligibles en soi, il nécessitait deux
facultés : une pour produire l’intelligible et une autre pour recevoir cet intelligible. En
!’intelligence humaine, il y a donc un intellect récepteur et un intellect acteur.
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L’élément récepteur de 1’intellection humaine se révèle à !’attention lorsque l’être
humain découvre en lui la présence, quelquefois insoupçonnée, de la notion universelle. Le
principe actif, pour sa part, devient manifeste lorsqu’est examinée la nature même de
l’universel présent à la pensée humaine. Quant à l’unité de ces deux principes, elle se
manifeste par l’étude de la substance.
En effet, dans les réalités naturelles, trois concepts entrent enjeu de manière très intime :
la substance, la quantité et la qualité. Ainsi, l’homme est avant tout une substance, mais il
possède aussi une quantité déterminée, en vertu de la matière de son corps, et certaines
qualités. Ces trois éléments peuvent être considérés à part l’un de l’autre, par abstraction.
(C’est d’ailleurs ce qui se produit dans le cas des figures géométriques où la quantité est prise
en considération, sans la qualité.) De nos jours toutefois, nous sommes habitués à tout
quantifier, même ce qui n’est pas quantifiable, la qualité par exemple. Cela entraîne un effet
fâcheux : souvent il nous est difficile de bien distinguer la substance de la quantité, de
constater que la substance n’est pas identique à la quantité, ni celle-ci identique à la substance.
Il nous devient difficile de bien comprendre la notion de substance, qui demeure toujours très
abstraite. C’est en examinant la notion de quantité et en l’identifiant bien qu’il peut alors
devenir possible de faire surgir l’idée de substance.
La substance demeure sous-jacente à la quantité. Celle-ci présuppose toujours la
substance, mais l’inverse n’est pas vrai. La substance et la quantité ne sont pas une seule et
même chose, même si elles se trouvent, dans les réalités naturelles, toujours entremêlées. En
examinant l’exemple du changement quantitatif, il est possible de saisir intuitivement la
distinction entre ces deux notions. Durant la croissance, les dimensions d’un homme, de son
corps plutôt, se modifient, mais cet homme, dont les quantités changent, demeure identique.
Cela, Aristote le montre bien dans ses Physiques en observant qu’il doit y avoir quelque chose
qui demeure identique avant, pendant et après le changement. La substance peut exister avant
la quantité, mais non la quantité sans la substance. Quand un élément change alors qu’un
autre demeure inchangé, c’est qu’ils ne sont pas une seule et même chose. Même si ces
réflexions demeurent rudimentaires, il est possible d’y entrevoir que la substance et la quantité
sont deux notions distinctes. Une fois laissée de côté la quantité, il ne peut demeurer que la
substance, qui peut subsister sans le secours d’aucune autre chose (d’où son nom), ce qui n’est
pas vrai de la quantité, qui nécessite toujours, comme support, la substance. Or les nombres et
98
les grandeurs voilà qui appartient à la quantité, s’il n’y a plus de quantité, il n’y a plus de
division possible, puisque ce qui implique division implique partie et grandeur. Aux confins
de l’être, il y a donc substance et unité. En d’autres termes, la substance est indivisible parce
qu’elle est, pour parler bizarrement, étrangère à la quantité et à la division. La substance est
une. Ainsi, là où il n’y a pas de quantité, il ne saurait y avoir de division, à proprement parler.
Or, en l’homme, il existe deux types de facultés, celles qui sont la forme d’un organe ou
d’une partie du corps et celles qui ne sont la forme d’aucune partie du corps. L’intelligence
fait partie de celles-ci. En fait, pour être plus précis, il existe deux facultés proprement
immatérielles en l’homme : !’intelligence et la volonté. Ainsi, même s’il y a une distinction
logique à faire entre l’intellect agent et l’intellect possible, !’intelligence ne saurait être scindée
en deux. Elle est une réalité immatérielle. La difficulté de concevoir la véritable nature de
!’intelligence, ainsi que son unité, provient du fait qu’aucune réalité immatérielle ne saurait
être représentée, dans son être intime, au moyen d’une réalité matérielle. Qui veut se
représenter, dans son imagination, l’unité de !’intelligence, alors que celle-ci possède une
faculté potentielle et une faculté active, ne saurait parfaitement y parvenir. Ce qui transcende
la quantité et la matière est indivisible en soi. L’intelligence transcende la matière puisqu’elle
est immatérielle. Elle est donc indivisible.
L’unité de la personne humaine se montre de la même façon. La forme du corps
humain, l’âme intellective, est principe d’unité. Elle est également immatérielle. Il ne saurait
donc être question de division proprement dite, dans son cas. L’homme est divisible en raison
de son corps qui possède des dimensions. Mais la personne humaine, en tant que substance,
est indivisible parce que, bien qu’elle ne saurait exister sans quantité, la quantité ne constitue
pas son être propre. Il n’est pas possible de séparer un homme en deux. Il ne saurait exister
un demi-homme. Par contre, un demi-corps d’homme, cela peut exister. Il faut apercevoir la
différence qui existe entre une propriété, la divisibilité, qui provient de la présence de la
quantité, par le biais du corps, en l’homme, et une autre, l’unité, due à la substance indivisible.
Dans toute substance naturelle, il n’y a qu’une forme substantielle unique. Est ainsi résolue la
question qui se présentait à nous au commencement. Tout ce qui existe doit être un. L’Être et
l’Un, deux termes interchangeables. La scholastique a connu ces attributs sous le nom de
transcendentaux. L’Être, l’Un, le Vrai, le Beau, le Bon, tous attributs qui, au-delà des
catégories aristotéliciennes, rejoignent l’ensemble des êtres.
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