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MaryHigginsClark
Jet’aidonnémoncœur
ROMANTraduitdel’anglaisparAnneDamour
AlbinMichel
PourJohnConheeney,monadmirablemari,
etnosmerveilleuxenfantsetpetits-enfants,avectoutmonamour.
1
C’étaitlepressentimentd’undrameimminentetnonleventdunord-est qui avait poussé Natalie à regagner le New Jersey dès la premièreheure ce lundi-là. Elle avait espéré trouver refuge dans la confortablemaisondeCapeCod,quiavait jadisappartenuàsagrand-mèreetdontelle était aujourd’hui propriétaire,mais laneige fonduequi frappait lescarreauxn’avaitfaitqu’accroîtrelaterreurquis’étaitpeuàpeuemparéed’elle. Et, lorsqu’une panne de courant avait plongé la maison dansl’obscurité, elle était restée étendue sur son lit, immobile, certaine quechacundesbruitsqu’ellecroyaitentendreprovenaitd’unintrus.Quinzeansaprèsledrame,elleétaitconvaincued’avoirdécouvertpar
hasardl’identitédeceluiquiavaitétranglésonamieJamie,àl’époqueoùellesétaienttouteslesdeuxdejeunesactricesdébutantes.Etilsaitquejesais,pensa-t-elle,jel’aivudanssesyeux.Le vendredi soir, il était venu avec un groupe d’amis à la dernière
représentationd’Un tramwaynomméDésir, à l’OmégaPlayhouse.EllejouaitBlancheDuBois,lerôleleplusdifficiledesacarrière,quiluiavaitapportéleplusdesatisfaction.Lescritiquesavaientétéélogieusesàsonégard,maislapiècel’avaitépuiséesurleplanémotionnel.Exténuée,elleavaitfaillinepasrépondreaucoupfrappéàlaportedesaloge.Maiselleavait fini par ouvrir, et ils s’étaient tous pressés autour d’elle pour laféliciter–soudain,elle l’avait reconnu. Ilapprochaitde lacinquantaineaujourd’hui,sonvisages’étaitempâté,maisc’étaitbienl’hommedontlaphotoavaitdisparuduportefeuilledeJamiequandonavaitretrouvésoncorps. Jamie s’était toujoursmontrée trèsmystérieuse à son sujet, ellel’appelaitJess,disaitquec’étaitle«petitnom»qu’elleluidonnait.J’ai été tellement stupéfaite quand on nous a présentés que je l’ai
appelé«Jess»,sesouvintNatalie.Toutlemondeparlaitàlafois,jesuiscertainequepersonnenel’aremarqué.Maisluim’aentendueprononcersonnom.Àquiseconfier?Quimecroirait?Maparolecontrelasienne?Mon
souvenird’unepetitephotocachéedans leportefeuilledeJamie?C’estparhasardque je l’avaisdécouverte.Ellem’avaitdemandéde luiprêter
macarteVisaetj’avaisbesoindelarécupérer.Elleétaitsousladoucheetm’avaitditdelareprendredanssonportefeuille.C’estalorsquej’avaisvulaphoto,glisséesousdescartesdecrédit.Jamienem’avaitpasditgrand-choseàsonpropos,hormisqu’ilavait
vaguementessayéd’êtrecomédienetqu’ilétaitentraindedivorcer.J’aitentédelapersuaderquec’étaitunehistoirevieillecommelemonde,sesouvint Natalie, mais elle ne m’écoutait pas. Les deux jeunes femmespartageaientunappartementdansleWestSidejusqu’àcefunestematinoùJamieavaitétéétrangléealorsqu’ellefaisaitdujoggingdansCentralPark. On avait retrouvé son portefeuille à côté d’elle, son argent et samontre avaient disparu, ainsi que la photo de Jess. Je l’ai signalé auxpoliciersmaisilsn’yontpasprêtéattention.PlusieursagressionsavaienteulieulemêmematindansleparcetilsétaientsûrsqueJamieétaitunevictimeparmilesautres,bienqu’ellefûtlaseuleàavoirperdulavie.Ilétaittombédestorrentsd’eaudurantlatraverséedeRhodeIslandet
duConnecticut,maisunefoissurlaPalisadesParkwaylapluies’étaitpeuàpeucalmée.Plusloin,lesroutesétaientdéjàsèches.Sesentirait-elleensûretéchezelle?Ellen’enétaitpascertaine.Vingt
ansplus tôt,devenueveuve,saNew-YorkaisedemèreavaitvendusansregretlamaisonetachetéunpetitappartementprèsduLincolnCenter.Il y avait un an, lorsqueNatalie etGregg s’étaient séparés, elle avait
apprisquelamodestemaisonoùelleavaitgrandi,danslenordduNewJersey,étaitànouveauàvendre.«Natalie,l’avaitavertiesamère,tufaisunegraveerreur.Jepenseque
tuastortdenepasdonnerunesecondechanceàtonmariage.Seréfugieràlamaisonn’ajamaisétéunesolutionpourpersonne.Onnerecréepaslepassé.»Natalie savaitqu’ellen’avaitaucunechancede fairecomprendreàsa
mèrequ’ellenepourraitjamaisêtrelafemmequiconvenaitàGregg.«Jen’ai pas été loyale envers lui quand je l’ai épousé, dit-elle. Il lui fallaitquelqu’unquisoitunevraiemèrepourKatie.J’ensuisincapable.L’annéedernière je suis restée absente de lamaison pendant sixmois en tout.Cela ne peut pas marcher. Lorsque j’aurai quitté Manhattan, je suispersuadéequ’ilcomprendraquenotremariageestvraimentfini.—Tul’aimestoujours,avaitinsistésamère.Etluit’aimeaussi.—Celanesignifiepasquenoussoyonsfaitsl’unpourl’autre.»Je sais que j’ai raison, pensa Natalie en avalant la boule qui restait
coincéedanssagorgechaquefoisqu’elleselaissaitalleràpenseràGregg.Elleauraitvoulupouvoirluiparlerdecequis’étaitpassélevendredisoir.
Queluidirait-elle?«Gregg,quedois-jefaire?JesaisquiatuémonamieJamie,mais jen’aipas lamoindrepreuvepourétayercettecertitude.»Non,ellenepouvaitpaslemêleràtoutça.Illuidemanderaitdereveniravecluietellerisquaitdecéderàsesprières.Bienqu’elleluiaitmentienracontantqu’elles’intéressaitàunautrehomme,lescoupsdetéléphonedeGreggn’avaientpascessépourautant.En quittant la route nationale pour s’engager dans Walnut Street,
Natalieeutsoudainenvied’uncafé.Elleavaitroulésansarrêtet ilétaithuit heuresmoins le quart. À cette heure-là, en temps normal, elle enauraitdéjàavalédeuxtasses.LaplupartdesmaisonsdeWalnutStreetàClosteravaientétédémolies
pour faire place à de nouvelles constructions de luxe. Natalie disait enplaisantantqu’aujourd’huideuxhaiesdedeuxmètresdehauts’élevaientdepartetd’autredesamaison, lamettantcomplètementàl’abridesesvoisins.Desannéesauparavant,ilyavaitd’uncôtélesKeeneetdel’autrelesFoley.Àprésent, ellene connaissaitmêmepas lenomdes gensquihabitaientprèsdechezelle.Uneimpressiondedangerlasaisitaumomentoùelles’engageaitdans
l’alléeetactionnait la télécommandepourouvrir laportedugarage.Lavoyant se relever, elle secoua la tête. Gregg avait raison de dire qu’elles’identifiait à chacune des héroïnes qu’elle interprétait. Avantmême lechocdesarencontreavecJess,elleavaitlesnerfsenpelote,toutcommeBlancheDuBois.Ellepénétradans legarage, s’arrêta,maissansraisonparticulièrene
refermapasaussitôt laporte.Elledescenditde la voitureet, laissant laportièreouverte,entradirectementdanslamaisonparlacuisine.Deux mains gantées l’attirèrent à l’intérieur, la firent pivoter et la
jetèrent à terre. Le heurt de sa tête contre le sol se répercuta dans soncrâneenondesdouloureuses,maiselleeutletempsdevoirqu’ilportaitunimperméableetdesprotège-chaussuresencaoutchouc.«Non!cria-t-elle.Pitié.»Ellelevalamainpourseprotégerdupistolet
qu’ilpointaitverssapoitrine.Ledéclicducrandesûretéréponditàsaprière.
2
À huit heures moins dix, ponctuelle comme à son habitude, SuzieWalshquittalaRoute9Wetpritladirectiondelamaisondesapatronne,CatherineBanks.Ellefaisaitleménagedepuistrenteanschezcetteveuvede soixante-quinze ans, et arrivait à huit heures tous les matins pourrepartiraprèsledéjeuner,àtreizeheurestapantes.Mordue de théâtre, Suzie s’était réjouie le jour où la célèbre actrice
Natalie Raines avait acheté la maison voisine de celle de Mme Banks.Natalie était son actrice préférée. Deux semaines plus tôt, après l’avoirvuejouerlorsd’unetournéeexceptionnelled’UntramwaynomméDésir,elle avait décrété que personnemieux qu’elle n’aurait su interpréter lafragilehéroïnedelapièce,BlancheDuBois,pasmêmeVivienLeigh.Avecses traits délicats, son corps svelte et sa cascade de cheveux blonds,Natalieétaitl’incarnationdeBlanche.Suzie n’avait jamais parlé à Natalie Raines. Elle espérait toujours
tombersurelleausupermarché,maisenvain.Chaquefoisqu’ellearrivaitàsontravaillematin,ouqu’elleenrepartaitaudébutdel’après-midi,elles’arrangeaitpourpasserdevantlamaisondel’actrice,s’obligeantàfaireundétouravantderegagnerlanationale.Le lundimatin, Suzie faillit voir son rêve se réaliser. En longeant la
maisondeNatalie,elle lavitsortirdesavoiture.Ellepoussaunsoupir.Lavuedesonidole,mêmebrève,suffisaitàilluminersajournée.Àuneheuredel’après-midi,aprèsunaurevoirchaleureuxàl’adresse
deMme Banks, munie d’une liste de courses pour le lendemain, Suziemonta dans sa voiture et fit marche arrière dans l’allée. Elle eut unmoment d’hésitation. Elle n’avait pas une chance sur un milliond’apercevoirlacomédiennedeuxfoisdanslamêmejournéeet,enoutre,elle était fatiguée. Pourtant, cédant à l’habitude, elle bifurqua sur sagaucheetralentitaumomentoùellepassaitdevantlamaisonvoisine.Elle pila. La porte du garage de Natalie Raines était relevée et la
portièredesavoitureducôtéconducteurouvertecommelematin.Orelle
n’étaitpasdugenreànerefermernisongaragenisavoiture.Jedevraispeut-êtrem’occuperdemesaffaires,pensaSuzie,maisc’estplusfortquemoi.Elle roula dans l’allée, s’arrêta et descendit. Hésitante, elle pénétra
danslegarage.Ilétaitétroitetelledutrepousserlaportièreduvéhiculede la comédienne pour atteindre la porte de la cuisine. Elle compritaussitôtqu’ilyavaitquelquechosed’anormal.Unrapidecoupd’œilàlavoitureluiavaitsuffipourrepérerunportefeuillesurlesiègedupassageretunevalisesurleplancher,àl’arrière.Ellefrappaàlaportedelacuisine,attendit,puis,cédantàlacuriosité,
tourna la poignée. La porte n’était pas fermée à clé. Sachant qu’ellerisquait d’être poursuivie pour intrusion, Suzie ne put néanmoinss’empêcher d’entrer. Elle poussa un hurlement. Natalie Raines gisaitrecroquevillée sur le sol, sonpull blanc à torsadesmaculé de sang. Sesyeuxétaientfermésmaisunfaiblegémissementsortaitdeseslèvres.S’agenouillantàcôtéd’elle,Suziesaisitsontéléphoneportabledanssa
poche et composa le 911. « 80 Walnut Street, Closter », cria-t-elle àl’opérateur. «NatalieRaines, on lui a tiré dessus.Vite.Dépêchez-vous.Ellevamourir.»Ellelâchaletéléphone.CaressantlescheveuxdeNatalie,ellemurmura
doucement :«MadameRaines,n’ayezpaspeur.Tout irabien. Ils vontenvoyer une ambulance. Elle sera là dans une minute. Je vous lepromets.»Lesonquisortaitdes lèvresdeNatalies’arrêta.Uninstantplustard,
soncœuravaitcessédebattre.SadernièrepenséefutlaphrasequeprononceBlancheDuBoisàlafin
delapièce:«J’aitoujoursdépendudelabontédesautres.»
3
Elle avait rêvé de Mark la nuit dernière, un de ces rêves confus,troublants, où elle entendait sa voix et errait à sa recherche dans unevastemaisonsombreetcaverneuse.EmilyKellyWallaceseréveillaaveclasensationd’oppression familièrequis’emparait souventdesonespritaprèscegenrederêve,maisdéterminéeàsesecouercejour-là.EllejetaunregardàBess,lebichonmaltaisquesonfrèreJackluiavait
offertàNoël.Lapetitechiennedormaitprofondémentsurl’autreoreilleret sa vue lui apporta un réconfort immédiat. Elle se glissa hors du lit,dans l’air frisquet de la chambre à coucher, s’empara de la confortablerobedechambrequ’ellegardaitàportéedemain,pritBessdanssesbrasetdescenditl’escalierdelamaisondeGlenRock,dansleNewJersey,oùelleavaitvéculaplusgrandepartiedesestrente-deuxannées.Après lamortdeMark, tuétroisansplustôtparunebombesurune
routeenIrak,ellen’avaitplusvouluvivredansleurappartement.Unanaprès,alorsqu’elleseremettaitdesonopération,sonpère,SeanKelly,luiavaitachetécettemodestemaisondestylecolonial.Veufdelonguedate,ilétaitsurlepointdeseremarieretd’allers’installerenFloride.«Emily,lui avait-il dit, c’est une acquisition raisonnable. Pas d’emprunt. Desimpôtsmodérés.Tuconnaislaplupartdesvoisins.Faisunessai.Ensuite,si tupréfèresaller t’installerailleurs, tupourrasvendre lamaisonet tuaurasunapportsubstantiel.»Mais l’essai avait été concluant, songea Emily en se hâtant vers la
cuisine, Bess sous le bras. Je suis heureuse ici. La cafetière électriqueréglée à sept heures siffla, la prévenant que le café était prêt. Sonpetitdéjeuner se composait d’un jus d’orange frais, d’unmuffin grillé et dedeuxtassesdecafé.Emportantlasecondetasseavecelle,Emilyremontarapidementàl’étagepourprendreunedoucheetsechanger.Unpullàcolrouléneuf,rougevif,ajoutaunenotedegaietéautailleur-
pantalon gris anthracite qu’elle avait acheté l’année précédente. Unetenueparfaitepourletribunal,pensa-t-elle,etunbonantidoteautempscouvertde cettematinéedemars et à sonméchant rêve.Ellehésitauninstantàlaissersescheveuxbrunsflottersursesépaules,puisdécidade
lesporterrelevés.Unpeudemascara,unetouchederougeà lèvres.Enfixantsespetitesbouclesd’oreillesenargentlapenséeluivintqu’ellenesedonnaitplusjamaislapeinedesefarder.Quandelleétaitmalade,ellenesortaitjamaissanssemettreunpeudeblushsurlesjoues.De retour au rez-de-chaussée, elle fit sortir Bess dans le jardin à
l’arrièredelamaison,l’embrassapuisl’attachadanssonpanier.Vingtminutesplustard,savoiturepénétraitdansleparkingdupalais
dejusticeducomtédeBergen.Bienqu’ilfûtàpeinehuitheuresetquart,leparkingétaitdéjààmoitiéplein.Substitutduprocureurdepuissixans,Emilysesentaittotalementchezelledèsqu’elledescendaitdesavoitureetfoulaitlebitumejusqu’autribunal.Avecsalongueetmincesilhouette,elleétaitinsensibleauxregardsadmiratifsquilasuivaienttandisqu’ellese faufilait habilement entre les voitures qui arrivaient. Son esprit étaitdéjàconcentrésurladécisionquedevaitprononcerlegrandjury.Depuisplusieursjours,lejuryavaitrecueillidiversesdépositionsdans
l’affairedumeurtredeNatalieRaines,l’actricedeBroadwayquiavaitétéassassinée dans sa maison presque deux ans auparavant. Bien que lessoupçons se soient toujours portés sur lui, son ex-mari, GreggAldrich,n’avaitétéarrêtéquetroissemainesplustôt,quandunsupposécompliceavait soudain fait surface.On s’attendait à ce que le jury prononce soninculpationtrèsrapidement.C’est lui l’assassin, j’en suis sûre, se dit Emily alors qu’elle pénétrait
dans le palais de justice, parcourait la galerie voûtée et, négligeantl’ascenseur, grimpait au troisième étage. Je donnerais n’importe quoipourrequérircontrelui,pensa-t-elle.Le département du procureur, dans l’aile ouest du palais de justice,
abritait quarante adjoints, soixante-dix inspecteurs et vingt-cinqsecrétaires. Emily composa le code de sécurité d’une main, poussa laporte,saluad’unsignelastandardiste,puisretirasonmanteauavantdegagner le box dépourvu de fenêtre qui lui servait de bureau. Unportemanteau branlant, deux armoiresmétalliques grises, deux chaisesdépareillées pour l’audition des témoins, un bureau vieux de cinquanteans et son propre fauteuil pivotant en composaient le mobilier. Desplantesdisposées au-dessusdes classeurs et surun coinde sonbureauévoquaient,disait-elle,l’espoird’unel’Amériqueverte.Elleaccrochasonmanteau,s’installadanssonfauteuiletpritledossier
qu’elle avait examiné la veille au soir. L’affaire Lopez, une scène deménage qui s’était transformée en meurtre. Deux jeunes enfants,désormais sansmère, et un père enfermé dans la prison du comté. Et
monjobestdelefaireincarcérer,pensaEmilyenouvrantledossier.Leprocèsdevaits’ouvrirlasemainesuivante.À onze heures quinze son téléphone sonna. C’était Ted Wesley, le
procureur. « Emily, puis-je vous voir uneminute ? » Il raccrocha sansattendrederéponse.Edward«Ted»ScottWesley,leprocureurducomtédeBergen,était
indéniablement bel homme. La cinquantaine, un mètre quatre-vingt-cinq, il avait ce port remarquable qui non seulement le faisait paraîtreplus grand qu’il n’était, mais lui donnait un air d’autorité qui, commel’avait écrit un journaliste, «mettait en confiance les gens honnêtes etdémontaitceuxquiavaientdesraisonsdenepasdormirlanuit».Sesyeuxd’unbleufoncéetsonabondantecheveluresombre,àpeine
parseméedequelquesfilsgris,complétaientl’imaged’unhommehabituéàcommander.Aprèsavoirfrappéàlaporteentrouverte,Emilyentradanslebureauet
s’immobilisa,étonnéedesentirleregarddeTedlascruteravecattention.Il finit par dire d’un ton froid : « Bonjour, Emily, vous semblez en
forme.Vousêtesd’attaque?»Cen’étaitpasunequestionen l’air.«Plusque jamais»,dit-elled’un
airdétaché,quasiindifférent,toutensedemandantpourquoiilinsistait.«Tantmieux.Carlegrandjuryvientd’inculperGreggAldrich.—Ilsl’ontfait!»Ellesentituneboufféed’adrénalinel’envahir.Bienqueladécisiondu
jury ne fût pas une surprise pour elle, Emily n’ignorait pas quel’accusation reposait essentiellement sur des présomptions et que leprocès ne serait pas gagné d’avance. « J’enrageais de voir ce type citédanstoutesleschroniquesmondaines,côtoyerlescélébritésdumomentalorsqu’ilavaitlaissésafemmeseviderdesonsang.NatalieRainesétaitune grande actrice. Mon Dieu, quand elle entrait en scène, c’étaitmagique.— Ne vous laissez pas émouvoir par la vie privée d’Aldrich, dit
doucement Wesley. Mettez-le à l’ombre pour de bon. Ce procès est levôtre.»C’étaitcequ’elleavaittantespéré.Néanmoins,illuifallutunmoment
pour enregistrer ce que sonpatron lui disait. C’était le genre de procèsqu’en général un procureur tel que Ted Wesley se réservait. Sondéroulementferaitlesgrostitresdesjournauxetilavaituneprédilectionpourlesgrostitres.
Il souritdevant sonair étonné.«Emily, gardez-lepour vous, j’ai étépressentiparlanouvelleadministrationpourunposteimportantquiseravacant à l’automne. C’est une proposition qui pourrait m’intéresser, etNan serait ravie de vivre àWashington. Comme vous le savez, elle y agrandi.Jenevoudraispasmetrouveraubeaumilieud’unprocèssicettenominationseconfirmait.Enconséquence,Aldrichestàvous.»Aldrich est à moi. Aldrich est à moi. C’était l’affaire dont elle avait
toujoursrêvéavantd’êtreobligéed’interrompresacarrièredeuxansplustôt.De retourdans sonbureau,Emilyhésita à appeler sonpère,puis yrenonça.Illuirecommanderaitdenepastravaillertropdur.C’étaitaussicequediraitJack,soninformaticiendefrèrequitravaillaitdanslaSiliconValley. Et, de toute façon, Jack est en route pour son bureau en cemoment,sedit-elle.Iln’estquehuitheurestrenteenCalifornie.Maistoi,Mark,Mark,jesaisquetuseraissifierdemoi…Elle ferma les yeux un instant, soulevée par une immense vague
d’émotion,puissecoualatêteetsaisitledossierLopez.Unefoisencore,elleenlutattentivementchaqueligne.Vingt-quatreanschacun,séparés,deux enfants ; il était revenu la supplier de reprendre la vie commune,elle était sortie comme une furie de l’appartement, avait essayé de ledépasser dans l’escalier demarbre usé du vieil immeuble. Il prétendaitqu’elle était tombée. La baby-sitter qui les avait suivis hors del’appartement jurait qu’il l’avait poussée. Mais de là où elle était, ellen’avait pas une bonne vision de la scène, se dit Emily en examinant laphotodel’escalier.Le téléphone sonna. C’était Joe Lyons, l’avocat commis d’office qui
défendaitLopez.«Emily,jevoudraisvenirdiscuteravecvousdel’affaireLopez. Vos services se trompent. Il ne l’a pas poussée, elle a trébuché.C’étaitunaccident.—Cen’estpascequeditlababy-sitter,réponditEmily.Maisparlons-
en.Venezàtroisheures.»Tandisqu’elleraccrochait,Emilyregardalaphotodel’accuséenpleurs
le jourdela lecturedel’acted’accusation.Unsentimentd’incertitudelasaisit.Elledevaitadmettrequ’elleavaitdesdoutesconcernantcegarçon.Sa femme était peut-être réellement tombée après tout. Peut-êtres’agissait-ild’unaccident.Jemesuismontréesidure,songea-t-elle.Jecommenceàmedemandersi jen’auraispasdûêtreavocatede la
défense.
4
Plustôtdanslamatinée,lorgnantàtraverslesfentesdesvieuxstoresde sa cuisine, Zachary Lanning avait regardéEmily prendre son rapidepetitdéjeuner.Lemicroqu’ilétaitparvenuàinstallerendoucedansunplacardau-dessusduréfrigérateurlejouroùdesouvriersavaientoubliéderefermerlaporteàcléluipermettaitd’entendrelesmotsdouxqu’ellemurmurait à son petit chien, couché sur ses genoux pendant qu’ellemangeait.J’avais presque l’impression qu’elle me parlait, se remémora Zach
hilaretandisqu’ilempilaitdescartonsdansl’entrepôtoùiltravaillaitsurlaRoute46,àquarante-cinqminutesenvoituredelamaisonqu’illouaitsousunnomd’empruntdepuisqu’ilavaitfuil’Iowa.Iltravaillaitdehuitheurestrenteàdix-septheurestrente,unhoraireparfaitementadaptéàsesbesoins.IlpouvaitobserverEmilytôtdanslamatinéeavantdepartirpoursontravail.Quandellerevenaitlesoir,pendantqu’ellepréparaitsondîner,illavoyaitànouveau.Elleavaitdelacompagnieparfois,etils’enirritait.Elleluiappartenait.Ilétaitsûrd’unechose:iln’yavaitpasd’hommedanssavie.Ilsavait
qu’elle était veuve. S’ils se rencontraient dans la rue, elle se montraitaimable mais distante. Il lui avait signalé qu’il était bon bricoleur sijamaiselleavaitbesoind’undépannage,maisilavaitsuimmédiatementqu’elleneferaitjamaisappelàlui.Commetouteslesautresdurantsavieentière,ellel’avaitrejetéaupremiercoupd’œil.Ellenecomprenaitdoncpasqu’ilveillaitsurelle,qu’illaprotégeait.Elleneserendaitpascomptequ’ilsétaientfaitsl’unpourl’autre.Maisleschosesallaientchanger.Fluet,detaillemoyenne,avecsescheveuxblondassesetsespetitsyeux
bruns,Zach,àcinquanteans,étaitlegenredepersonnageanodinquelaplupartdesgensnesesouviennentpasd’avoirjamaisrencontré.Qui eût imaginé qu’il était la cible d’une chasse à l’homme à travers
toutlepaysaprèsavoirsixansplustôtassassinédesang-froidsafemme,sesenfantsetsabelle-mère?
5
« Gregg, je vous l’ai déjà dit et je vais le répéter pendant les sixprochains mois parce que vous avez besoin de l’entendre. » RichardMooreneregardaitpassonclientassisàcôtédeluidanslavoituretandisque son chauffeur parvenait tant bien que mal à éviter la foule desjournalistes qui se pressaient dans le parking du palais de justice ducomtédeBergen,lesmitraillantdequestionsetdephotos.«Cetteaffairerepose sur la déposition d’unmenteur qui est, de surcroît, un criminelprofessionnel, poursuivitMoore. C’est pathétique. » La veille, le grandjury avait délivré l’acte d’accusation. Le bureau du procureur en avaitavertiMooreetilavaitétéconvenuqu’Aldrichseprésenteraitcematin.Ils venaient de quitter la salle d’audiencedu jugeCalvin Stevens qui
avaitcitéGreggàcomparaîtreaprèsson inculpationet fixé lacautionàunmilliondedollarsquiavaitétéversésur-le-champ.«Alorspourquoilejurya-t-ilvotél’accusation?demandaGreggd’un
tonmorne.— Il existe un proverbe chez les avocats. Le procureur a le pouvoir
d’inculper un sandwich au jambon s’il en a envie.Obtenir unemise enexamen n’a rien de sorcier, surtout s’il s’agit d’un procès à sensation.L’acte d’accusation signifie avant tout que les preuves sont suffisantespourpermettreauprocureurd’allerplusloin.Lesmédiasontdonnéuneplacedisproportionnéeàl’affaire.Natalieétaitunestaretleseulfaitdelamentionner fait vendre. Et à présent, voilà cet escroc notoire, JimmyEaston,prisenflagrantdélitdansuncambriolage,quiprétendquevousl’avezpayépourtuervotrefemme.Lorsqueleprocèsseraterminéetquevousaurezétéacquitté,lepubliccesserades’intéresseràvous.—Demêmequ’ilnes’estplus intéresséàO.J.Simpsonquandilaété
acquitté de l’assassinat de sa femme ? demanda Aldrich d’un ton oùperçaitl’ironie.Richard,voussavezcommemoiquemêmesiunjurymedéclare innocent–etvousêtesbeaucoupplusoptimistequemoisurcepoint–,cetteaffaireneserafiniequelejouroùletypequiatuéNataliefrapperaàlaporteduprocureurpoursemettreàtable.Enattendant,jesuislibresouscaution,jen’aiplusdepasseportetnepeuxpasquitterle
pays,cequiestépatantpourquelqu’undemaprofession.Sanscompterquej’aiunefilledequatorzeansdontlepèreestcitétouslesjoursdanslesmédiasetsurleNetetrisquedel’êtrependantlongtemps.»RichardMoore ne chercha pas à le rassurer. Gregg Aldrich était un
homme intelligent et réaliste, pas le genre à accepter des paroles deconsolation lénifiantes. Moore savait que l’accusation présentait desérieusesinsuffisancesetdépendaitd’untémoinqu’ilétaitsûrdepouvoirmettreendifficultépendant l’interrogatoire.MaisAldrichavait raison :quelque soit leverdict, le faitd’avoirétéaccusédumeurtrede sonex-femme n’empêcherait pas certains de le croire à jamais coupabled’assassinat.Pourtant,pensaMooreavecunemouedésabusée,jepréfèrele voir obligé d’affronter cette situation plutôt que d’imaginer qu’ilpourraitcroupirenprisonaprèsavoirétécondamné.Ets’ilétaitl’assassin?GreggAldrichluicachaitquelquechose.Moore
en était convaincu. Il ne s’attendait certes pas à un semblant deconfessiondelapartdesonclient,maisl’inculpationàpeineprononcée,ilcommençaitàsedemandersicettedissimulationreviendraitlehanterdurantleprocès.Moore regarda par la fenêtre. C’était une journée de mars morose,
conformeàl’humeurquirégnaitàl’intérieurdelavoiture.BenSmith,ledétective privé, et chauffeur occasionnel, qui travaillait pour lui depuisvingt-cinq ans, était au volant. D’après la légère inclinaison de sa tête,Moore savait qu’il n’avait pas perdu un mot de sa conversation avecAldrich. L’ouïe exceptionnellement fine de Ben était un atout dans sonmétier,etMoorefaisaitsouventappelàluipourserafraîchirlamémoireaprèss’êtreentretenuavecsesclientsenvoiture.Suivirent quarante minutes de silence. Puis ils s’arrêtèrent devant
l’immeuble de Park Avenue où habitait Gregg Aldrich. « C’est ici, dumoinspourlemoment,ditAldrichenouvrantlaportière.Richard,c’esttrès aimable à vousdem’avoir conduit à l’aller et au retour.Comme jevous l’ai dit, j’aurais pu vous donner rendez-vous quelque part et vousépargnerdetraverserlepontàdeuxreprises.—Nevousinquiétezpas,detoutefaçon,j’avaisl’intentiondepasserle
restedelajournéeaubureaudeNewYork»,ditMoore.Iltenditlamain.«Gregg,souvenez-vousdecequejevousaidit.—C’estgravédansmonesprit»,ditAldrich,d’un ton toujoursaussi
morne.Leportiertraversarapidementletrottoirpourtenirouvertelaportede
la voiture. En le remerciant d’un murmure, Gregg Aldrich regarda
l’homme dans les yeux et y décela l’excitation à peine dissimulée quecertains éprouvent quand ils voient de près les protagonistes d’un faitdiversàsensation.J’espèrequeçat’amuse,sedit-ilamèrement.Dansl’ascenseurquilemenaitàsonappartement,auseizièmeétage,il
se demanda comment toute cette histoire avait pu arriver. Pourquoiavait-il suiviNatalieàCapeCod?Etétait-ilallédans leNewJerseyenvoiturelelundimatin?Ilsavaitqu’ilétaittellementdésemparé,épuiséetfurieuxenrentrantchezluiqu’ilétaitsortifairesonjogginghabitueldansCentralParkets’étaitensuiteaperçuavecstupéfactionqu’ilavaitcourupendantdeuxheuresetdemie.Avait-ilvraimentcourutoutcetemps-là?Ilserendaitcompteavecterreurqu’iln’enétaitpassûràprésent.
6
Emily s’avouaitque lamortdeMarket lamaladiequi l’avait ensuitefrappée l’avaient anéantie. Si on ajoutait lemariage de son père et soninstallationenFlorideetlefaitquesonfrèreJackavaitacceptéunjobenCalifornie, le tout représentait une série de chocs émotionnels quin’avaientrienarrangé.Elle avait fait bonne figure quand son père et son frère s’étaient
inquiétésdel’abandonneràcettepériodedesavie.Ellen’ignoraitpasquel’achatdelamaisonparsonpère,avecl’approbationchaleureusedeJack,avaitétéunmoyend’apaiserleurconscience.Ilsn’avaientaucuneraisondesesentircoupables,pensait-elle.Maman
estmortedepuisdouzeans.PapaetJoansevoientrégulièrementdepuiscinq ans. Ils vont tous les deux avoir soixante-dix ans. Ce sont desamoureux du bateau à voile et ils ont le droit de vouloir en faire toutel’année. Quant à Jack, il n’était pas question qu’il laisse échapper ceposte.IldoitpenseràHelenetàleursdeuxpetitesfilles.Cependant,Emilysavaitquel’éloignementdesonpère,desonfrèreet
des siensne l’avait certes pas aidée à s’accoutumer à la perte deMark.Bien sûr, elle s’était réjouiede se retrouverdans cettemaison.L’aspect«retouraubercail»étaitréconfortant.Maislesvoisinsquirestaientdel’époquedesonadolescenceavaientaujourd’hui l’âgedesonpère.Ceuxquiavaientvenduleurmaisonavaientétéremplacéspardesfamillesavecde jeunes enfants. La seule exception était le petit bonhomme sanshistoiresquilouaitlamaisonàcôtédelasienne.Illuiavaitproposésesservicesdebricoleuraucasoùelleauraitbesoindefairedesréparations.Sa première réaction avait été de le repousser. Elle n’avait
certainementpas envied’un voisin cherchant à s’imposer sousprétextequ’il pouvait être utile. Mais les mois passant, et ses rencontres avecZacharieLanningse limitantauxmomentsoù ilsentraientousortaientenmêmetempsdechezeux,Emilyavaitfiniparneplusfaireattentionàlui.Unefoisenchargedel’affaireAldrich,elledutconsacrerlespremières
semainesàexaminerledossier.Ellesetrouvatrèsrapidementobligéede
quittersonbureauàcinqheures,deseprécipiterchezellepours’occuperdeBess,etderegagnerlepalaisjusqu’àneufoudixheuresdusoir.Lesexigencesdesontravailluiconvenaient.Ellesluilaissaientmoins
detempspours’appesantirsursonchagrin.EtpluselleenapprenaitsurNatalie,plusellesesentaitproched’elle.Toutesdeuxétaientretournéessurleslieuxdeleurenfance,Natalieàcaused’unmariagebrisé,Emilyàcaused’uncœurbrisé.Emilyavaittéléchargéunequantitéd’informationsconcernant la vie et la carrière deNatalie. Après avoir cru queNatalieétait une vraie blonde, elle avait découvert qu’elle était brune et avaitchangédecouleurversl’âgedevingtans.Encontemplantlespremièresphotos,ellefutfrappéeparsapropreressemblanceavecl’actrice.Lefaitque les grands-parents de Natalie fussent originaires du même comtéirlandais que les siens l’amena à se demander si elles n’avaient pasappartenu à la même famille à la mode irlandaise, quatre ou cinqgénérationsplustôt.Malgrél’intérêtqu’elleportaità lapréparationd’unenouvelleaffaire,
Emily constata vite que faire la navette entre son bureau et samaisonpours’occuperdeBess luiprenait tropde temps.Etelleétaitpleinederemordsàlapenséedelalaissertouslesjoursseule,souventtardlesoir.Quelqu’un d’autre l’avait noté. Zach Lanning avait commencé à
préparer son jardin en vue des plantations de printemps. Un soir, ilattenditqu’elleeûtramenéBessdesapromenadeetl’aborda:«MadameWallace,dit-il,détournant légèrement le regard, j’ai remarquéquevousêtespresséederentrerchezvousàcausedevotrechien.Et jevoisbienquevousreparteztoujoursàlahâte.J’ailudanslejournalquevousétiezchargée de ce procès dont tout le monde parle. Je suppose que c’estbeaucoup de travail. Ce que je voulais vous dire, c’est que j’aimebeaucoupleschiens,maisquemonpropriétaireyestallergiqueetnemepermetpasd’enavoirun.Alors,jeseraistrèscontentqueBess–jevousai entendue l’appeler Bess –me tienne compagnie lorsque je rentre demontravail.Sivotremaisonestbâtiesurlemêmemodèlequelamienne,vous avez une galerie fermée et chauffée à l’arrière. Vous pourriez ylaisserlepanierdeBessetmeconfierlaclé.Cequimepermettraitdelafaire sortir, de la nourrir et de l’emmener ensuite faire une bonnepromenade.Monjardinestclosdemursetellepourraycourirpendantquejem’occupedemesplantations.Ensuite,jelaramèneraichezvousenprenantsoinderefermerlaportederrièremoi.Ainsi,vousn’aurezpasàvous faire de souci pour elle. Je crois que nous nous entendrions trèsbien,Bessetmoi.
— C’est vraiment très gentil de votre part, monsieur. Laissez-moi yréfléchir.Jesuisunpeupresséeaujourd’hui.Jevousferaisignedansunoudeuxjours.Vousêtesdansl’annuaire?—Jen’aiqu’unportable,répondit-il.Jevaisvousnoterlenuméro.»EnregardantEmilydémarrer,prêteàregagnersonbureau, ilcontint
avec peine son excitation. Une fois qu’il aurait la clé de sa galerie, iln’aurait aucunmal à prendre une empreinte de la serrure de la ported’entrée. Il était certain qu’elle allait accepter son offre. Elle avait unevraie passion pour cette boule de poils sans intérêt. Et une fois àl’intérieur, j’irai dans sa chambre et fouillerai dans ses tiroirs, se dit-ilavecjubilation.Jeveuxtouchertoutcequ’elleporte.
7
AliceMillsredoutait laperspectived’êtreappeléeà témoignerdevantlacour.Lapertedesonuniqueenfant,NatalieRaines,l’avaitlaisséeplusincrédulequ’amère.«Commenta-t-ilpu lui faire ça ?»– telle était laquestionqu’elleserépétaitsanscessependantlajournée,etquilahantaitlanuit.Danssonrêverécurrent,elletentaitd’atteindreNatalie.Ilfallaitqu’ellelaprévienne.Quelquechosedeterribleallaitluiarriver.Maislerêveseterminaitencauchemar.Tandisqu’Alicecouraitdansle
noir, elle trébuchait et tombait. L’odeur légère du parfum de Nataliemontaitalorsàsesnarines.Sanslevoir,ellesavaitqu’elleavaitbutésurlecorpsdesafille.C’estalorsqu’elleseréveillaitetseredressaitbrusquementsursonlit:
«Commenta-t-ilpuluifaireça?»hurlait-elle.Au bout d’un an, le cauchemar était devenumoins fréquent,mais il
avait repris de plus belle avec l’inculpation de Gregg et la frénésiemédiatiqueautourduprocès.C’estpourcetteraisonqu’enrecevantàlami-avril un appel du substitut du procureur, Emily Wallace, qui laconvoquaitàunentretienlelendemainmatin,elleavaitdécidédepasserlanuitdanslefauteuilconfortableoùilluiarrivaitsouventdesomnolerdevant la télévision. Si jamais le sommeil la gagnait, elle espéraitseulements’assoupiretnepassombrerdanssonhabituelcauchemar.Sonplanéchoua.Elle se réveilla enprononçant lenomdeNatalie et
resta sans dormir pendant le restant de la nuit, songeant à sa filledisparue,serappelantqueNatalieétaitnéeavectroissemainesd’avance,le jourde son trentièmeanniversaire.Naturellement, aprèshuit ansdemariageoùelle sedésespéraitdenepasavoird’enfant, lanaissancedeNatalieavaitétéundonduciel.PuisAlice se remémora la soirée, quelques semainesplus tôt, où ses
sœurs avaient voulu l’emmener au restaurant pour fêter son soixante-dixièmeanniversaire.EllesredoutaientdementionnerlenomdeNatalie,maisj’aiinsistépourporteruntoastàsamémoire,sesouvintAlice.Noussommesmêmeparvenuesàplaisanter.«Croyez-moi,Natalien’auraitpasaccepté que l’on célèbre son quarantième anniversaire, avait-elle dit.
Souvenez-vous,elledisaitque,danslemondeduspectacle,ilvautmieuxresteréternellementjeune.»Et lavoilà jeuneà jamais,pensaAliceavecunsoupirense levantde
sonfauteuil.Ilétaitseptheuresdumatin,ellesebaissapourenfilersespantoufles. Ses genoux arthritiques étaient toujours plus douloureux lematin.Elleseredressaavecunegrimace, traversa leséjourdesonpetitappartementdela65eRueOuest,fermalesfenêtresetrelevalesstores.Commechaquefois,lavuedel’Hudsonluiremontalemoral.Natalieavaithéritédesonamourpourl’eau.C’estpourquoielleallait
sisouventàCapeCod,mêmepourquelquesjours.Alice resserra la ceinturede sa robede chambre.Elle appréciait l’air
frais,mais la température avait chuté pendant la nuit et il faisait froiddanslapièce.Elleremontalethermostat,alladanslacuisineetsaisitlacafetière.Elleétaitrégléesurseptheuresmoinscinq.Lecaféétaitpassé,satasseposéeàcôtésurlecomptoir.Elle savait qu’elle aurait dû grignoter un toast,mais elle n’avait pas
faim.Qu’allait lui demander le procureur ? se demanda-t-elle en allants’asseoiravecsatasseàlatableducoinsalleàmangerd’oùelleavaitlaplusbellevuesurlefleuve.Quepuis-jeajouteràcequej’aidéjàditauxinspecteursilyadeuxans?QueGreggdésiraituneréconciliationetquejepoussaismafilleàl’accepter?Quej’aimaisbeaucoupGregg?Quejeledétesteaujourd’hui?Que je ne comprendrai jamais comment il a pu faire une chose
pareille?Pourl’interview,Alicechoisituntailleur-pantalonnoiretunchemisier
blanc. Une tenue que sa sœur lui avait achetée pour les funérailles deNatalie.Elleavaitmaigridepuisdeuxansetsavaitqueletailleurflottaitsurelle.Maisquelleimportance?Elleavaitcessédeteindresescheveuxqui étaient maintenant tout blancs et ondulaient naturellement, luiépargnantdenombreusesséanceschezlecoiffeur.Lapertedepoidsavaitcreusé les rides de son visage, mais elle n’avait plus le courage d’allerdansuninstitutdebeauté,commeleluiconseillaitjadissafille.L’entretienétaitprévuàdixheures.Àhuitheures,Alicesortitdansla
rue,dépassaleLincolnCenter,s’engouffradanslemétroetprit la lignequidesservait la garedesbusdePortAuthority.Durant le court trajet,ellepensaàlamaisondeCloster.UnagentimmobilierluiavaitconseillédenepaslamettresurlemarchétantquelenomdeNatalieapparaissait
tous les jours dans la presse. « Attendez un peu, avait-il suggéré. Puisrepeignez l’intérieur. Un coup de blanc donnera une impression defraîcheuretdenetteté.Ensuite,seulement,nouslamettronsenvente.»Alice savait que cet hommen’avait pas voulu semontrer grossier ou
insensible.C’étaitjustel’idéequ’ontireuntraitsurlamortdeNataliequiluiétait insupportable.Lorsquesonexclusivitéavec l’agenceviendraitàexpiration,ellenelarenouvelleraitpas.Quand elle arriva au terminal de Port Authority, il grouillait comme
tous les joursdegensquicouraient,entraientetsortaientde lagare,seruaientverslesquaisousehâtaientàl’extérieurpourattraperleurbusouhéler un taxi. Pour Alice, cet endroit, ainsi que beaucoup d’autres, luirappelaitlepassé.ElleserevoyaitfendantlafouleavecNatalieàlasortiedel’écolepourserendreàdesauditionspourdesspotspublicitairesàlatélévisionquandelleétaitencoreàlamaternelle.Même alors, les gens s’arrêtaient pour la regarder, se souvint Alice
pendantqu’elle faisait laqueuepouracheterunaller-retourNewYork-Hackensack,dansleNewJersey,oùsetrouvaitlepalaisdejustice.Alorsque lesautrespetites fillesavaient lescheveux longs,Natalie lesportaitcourts avec une frange. C’était une fillette ravissante et on ne voyaitqu’elle.Maisilyavaitdavantage.Ellerayonnaitd’uneauraparticulière.Auboutdetantd’années,sespasauraientdûlaporternaturellement
vers la porte 210 où était stationné le bus pour Closter, mais Alice sedirigealentementverslaporte232,etattenditlebuspourHackensack.Uneheureplustard,ellegravissait lesmarchesdutribunalducomté
deBergen. Plaçant son sac sur le tapis roulant du contrôle de sécurité,elle demanda timidement où se trouvait l’ascenseur qui l’amènerait autroisièmeétagedanslebureauduprocureur.
8
AumomentoùAliceMillsdescendaitdubus,àcentmètresdupalaisde justice,Emily relisait sesnotesenprévisiondesa réunionavecBillyTryon et Jake Rosen, les deux inspecteurs qui avaient suivi l’affaireNatalie Raines depuis ses débuts. Ils faisaient partie des agents de labrigade du procureur qui avaient été appelés par la police de Closterlorsqu’elleétaitarrivéechezNatalieetavaitdécouvertsoncorps.TryonetRosenétaientassisenfacedubureaud’Emily.Commechaque
foisqu’ellesetrouvaitenleurprésence,Emilys’étonnaducontrastequiexistaitentre lesdeuxhommes.JakeRosen, trenteetunans,unmètrequatre-vingts,minceetmusclé,descheveuxblondscoupéscourt,étaitunenquêteur intelligent, débrouillard et consciencieux. Elle avait travailléavec lui plusieurs années auparavant, à l’époque où ils étaient tous lesdeuxaffectésàlasectiondesmineurs,etilss’étaientbienentendus.Àladifférencedecertainsdesescollègues,ycomprisBillyTryon,Jaken’avaitjamaisparugênéd’êtresouslesordresd’unefemme.Tryon était d’une autre espèce. Emily et d’autres femmes du bureau
avaient toujours perçu chez lui une hostilité à peine voilée. Toutess’indignaient du fait que, pour la seule raison qu’il était le cousin duprocureur Ted Wesley, aucune critique formulée contre lui, mêmejustifiée,n’aitjamaisétésuivied’effet.C’était un fin limier, Emily en convenait. Mais il était de notoriété
publique que ses méthodes pour obtenir une inculpation n’étaient pastoujours orthodoxes.Au fil des années, denombreuses plaintes avaientété déposées par des prévenus qui niaient farouchement avoir fait lesdéclarations verbales qu’il citait dans ses dépositions sous sermentdevant le tribunal. Même si tout inspecteur doit affronter ce genre degriefaucoursdesacarrière,ilétaitnéanmoinsévidentqueTryonenétaitbienplussouventl’objetqued’autres.Il avait été aussi le premier à réagir quand Jimmy Easton avait
demandé à parler à quelqu’un du bureau du procureur après avoir étéarrêtépourcambriolage.Emily espérait que son visage ne trahissait pas l’aversion qu’elle
éprouvait pour Tryon pendant qu’elle le regardait, affalé sur sa chaise.Avecsonvisageburiné,sachevelurehirsuteetsespaupièresmi-closes,ilparaissait plus âgé que ses cinquante-deux ans. Divorcé, il s’estimaitirrésistible et elle savait que certaines femmes en dehors du bureau letrouvaient,eneffet,séduisant.Sonantipathies’étaitaccrueenapprenantqu’il répandait le bruit qu’elle n’était pas de taille à requérir dans ceprocès. Cependant, après avoir étudié le dossier, elle dut admettre queRosen et lui avaient fait un excellent boulot d’enquête sur les lieux ducrime.Elle ne perdit pas de temps en préliminaires. Elle ouvrit le premier
dossierdelapileposéesursonbureau.«LamèredeNatalieRainesseraicid’unmomentàl’autre,dit-elled’untonferme.J’ailuvosrapportsetlapremièredéclarationquevousavezrecueilliedesapartlesoirdelamortdeNatalie,ainsiquesadépositionécritequelquesjoursplustard.»Elle les regarda l’un après l’autre. « D’après le rapport, sa première
réactionfutdenierqueGreggAldrichaitpuavoirquelquechoseàvoirdanscemeurtre.— C’est exact, confirma calmement Rosen. Mme Mills a dit qu’elle
aimaitGreggcommeunfilsetavaitsuppliéNataliedeseréconcilieraveclui. Elle estimait que sa fille travaillait beaucoup trop et aurait aimé lavoirseconsacrerdavantageàsaviefamiliale.— On imagine qu’elle aurait aimé le tuer, dit Tryon d’un ton
sarcastique. Mais non, elle était inquiète et bouleversée pour lui et sagamine.— Je pense qu’elle comprenait le sentiment de frustration d’Aldrich,
dit Rosen en se tournant vers Emily. Leurs amis que nous avonsinterrogés ont tous déclaré que Natalie était une obsédée du travail.L’ironiedanscettehistoireestquelemotifdumeurtrepourraitvaloiràl’assassinl’indulgencedujury.Mêmesaproprebelle-mères’apitoyaitsursonsort.Ellenelecroyaitpascoupable.—Quandluiavez-vousparlépourladernièrefois?demandaEmily.—Nous l’avons appelée juste avant que lesmédias fassent état de la
dépositiond’Easton.Nousnevoulionspasqu’ellel’apprennepareux.Elleaétéhorriblementchoquée.Auparavant,elleavaittéléphonéàplusieursreprisespoursavoirsil’enquêteavaitapportéquelquechosedenouveau,ditRosen.— La pauvre vieille avait envie de parler à quelqu’un, l’interrompit
Tryond’unevoixneutre,alorsonluiaparlé.— C’est gentil de votre part, dit Emily sèchement. Je lis dans sa
déclarationqueMmeMillsamentionnélemeurtredelacolocatairedesafille, Jamie Evans, dans Central Park, quinze ans avant la mort deNatalie.Luiavez-vousdemandésiellepensaitqu’ilpuisseyavoirunlienentrelesdeuxcrimes?— Elle a dit que c’était impossible. Que Natalie n’avait jamais
rencontré le petit ami de sa copine. Elle savait qu’il étaitmarié et soi-disant sur lepointdedivorcer.Natalieavaitpoussé sonamieà rompreparcequ’elleétaitsûrequ’illamenaitenbateau.Elleavaitvuparhasardsaphotodanssonportefeuilleet,enapprenantqu’ellen’yétaitplusaprèslemeurtre,elleapenséquecen’étaitpeut-êtrepasunecoïncidence,maislespolicierschargésdel’affairenel’ontpascrue.Uneséried’agressionsavaienteulieudansCentralParklemêmejour.LeportefeuilledeJamieEvansétaitsurlesol,sescartesdecréditetsonargentavaientdisparu,samontre et ses boucles d’oreilles aussi. Les flics ont pensé qu’elle avaittentéderésisteretqu’on l’avait tuée.Quoiqu’ilensoit, ilsn’ont jamaistrouvé qui était le petit ami et, pour conclure, ils ont décrété qu’ils’agissaitd’unvolquiavaitmaltourné.»Le téléphone sonna.Emily décrocha. «Emily,MmeMills est arrivée,
annonçalaréceptionniste.—Trèsbien.Nousl’attendons.»Rosenseleva.«Permettez-moid’allerl’accueillir,Emily.»Tryonnebougeapas.Emily le regarda.« Il nous faudrauneautre chaise, dit-elle.Pouvez-
vousallerenchercherune?»Tryon se leva sans se presser. « Avez-vous vraiment besoin de nous
deux pour cette réunion ? J’ai à terminer mon rapport sur l’affaireGannon. Je ne pense pas que grand-maman va nous apporter desélémentsnouveaux.—Elles’appelleMmeAliceMills.»Emilynesedonnapaslapeinede
masquer son irritation. « J’aimerais que vousmontriez un peu plus deconsidérationàsonégard.—Calmez-vous,Emily.Cen’estpaslapeinedemefairela leçon.»Il
plantasonregarddanslesien.«N’oubliezpasquejetravaillaisdéjàdansceservicequandvousétiezencoresurlesbancsdel’école.»IlsortitdelapièceaumomentoùRosenyentrait,accompagnéd’Alice
Mills.Emilyfutaussitôtfrappéeparlechagrinquimarquaitlevisagedesa visiteuse, le léger tremblement de son cou, le fait que son tailleurflottait surelle.Elle seprésenta, exprimases condoléances, et l’invitaà
s’asseoir.Puis ellepritplacedans son fauteuil et expliquaà lamèredeNatalie Raines qu’elle était chargée d’instruire le procès et n’aurait decessequeGreggAldrichnesoitcondamnéetquejusticenesoitrendueàNatalie.«Etjevousenprie,appelez-moiEmily,conclut-elle.—Merci,ditdoucementAliceMills.Jedoisvousdirequelesgensde
votre service se sontmontrés très attentionnés. Je voudrais seulementqu’ilspuissentmerendremafille.»LesouvenirdeMarkluidisantaurevoirpourladernièrefoistraversa
l’esprit d’Emily. « J’aimerais en avoir le pouvoir », répliqua-t-elle,espérantnepasmontrersonémotion.Pendant l’heure qui suivit, sur le ton de la conversation, sans hâte,
Emilypassaenrevuelesdéclarationsqu’AliceMillsavaitfaitesdeuxansplus tôt.Consternée,elle constata trèsviteque lamèredeNatalieavaitencoredumalàcroireàlaculpabilitédeGreggAldrich.«Quandonm’arapporté les propos d’Easton, j’ai été stupéfaite et anéantie, mais enmême temps soulagée de connaître la vérité. Cependant, plus j’enapprendssurcethomme,plusj’hésite…»Silejuryalemêmesentiment,jesuiscuite,pensaEmily,etellepassa
audeuxièmesujetqu’ellevoulaitaborder:«MadameMills,lacolocatairedeNatalie,JamieEvans,aétévictimed’unmeurtredansCentralParkilya plusieurs années. Est-il vrai que Natalie soupçonnait sonmystérieuxpetitamid’enêtrel’auteur?—JamieetNatalie sontmortes»,ditAliceMillsensecouant la tête,
refoulant ses larmes. « Toutes les deux assassinées… Qui aurait puimaginerunetragédieaussiépouvantable?»Ellesetamponnalesyeuxavec un kleenex et poursuivit : « Natalie avait tort. Elle avait vu parhasardlaphotodecethommedansleportefeuilledeJamie,maisc’étaitaumoinsunmoisavantqu’ellenesoittuée.Jamieatrèsbienpus’enêtredébarrassée elle-même. Je pense que Natalie a eu la réaction que j’aiaujourd’hui. Jamie et elle étaient très proches. Il lui fallait quelqu’un àaccuserdelamortdesonamie,àfairepayer.— Tout comme vous voulez faire payer Gregg Aldrich ? demanda
Emily.—Jeveuxfairepayersonmeurtrier,quelqu’ilsoit.»Emily détourna les yeux du visage douloureux de son interlocutrice.
C’était l’aspectdesa fonctionqu’elleredoutait leplus.Ellesavaitque lacompassionqu’elleéprouvaitenverslafamilled’unevictimelapoussaitàse surpasser au tribunal. Mais aujourd’hui, pour une raison qu’elle
ignorait, le chagrin dont elle était témoin la touchait au plus profondd’elle-même.Ellesavaitaussiquelesmotsseraientimpuissantsàapaiserladouleurdecettemère.Maisjepeuxl’aider,songea-t-elle,enluiprouvantetendémontrantau
juryqueGreggAldrichestlemeurtrierdeNatalieetméritelasentencelaplussévèrequ’unjugepuisseprononcer:laprisonàvie.Elleeutalorsungestequi lasurpritelle-même.AumomentoùAlice
Mills s’apprêtaitàpartir, elle fit rapidement le tourde sonbureauet laserradanssesbras.
9
SurlebureaudeMichaelGordon,auquatorzièmeétageduRockefellerCenter,s’entassaitunepilede journauxenprovenancedesquatrecoinsdupays,unspectaclehabituelàcetteheurematinale.Avant la finde lajournée,ilauraitparcourulaplupartd’entreeuxetrepérélescrimeslesplus intéressantspour sonémissionquotidiennedusoir,Courtside,surChannel8.Ancienavocatde ladéfense,Michaelavaitcarrémentchangédevieà
l’âge de trente-quatre ans, après avoir été invité dans ce mêmeprogrammeàfairepartiedugrouped’expertsquianalysaient lesprocèscriminelsencoursàManhattan.Sescommentairespénétrants,sonsensde la répartie et sonphysiquedebel Irlandaisbrunenavaient fait l’undes participants les plus en vue du groupe. Puis, quand l’ancienanimateur avait pris sa retraite, on lui avait proposéde le remplacer etaujourd’hui, deux ans plus tard, son émission était l’une des pluspopulairesdupays.NéàManhattan,MikehabitaitunappartementsurCentralParkWest.
Bienquecélibatairetrèsdemandéetsubmergéd’invitations,ilpassaitdenombreuses soirées chez lui, à écrire un ouvrage de commande quitraitaitdesgrandsprocèscriminelsduvingtièmesiècle.Ilavaitdécidédeconsacrerlepremierchapitreàl’assassinatdel’architecteStanfordWhitepar Harry Thaw en 1906 et de conclure par le premier procès d’O.J.Simpsonen1995.C’était unprojet qui le passionnait. Il en était arrivé à penser que la
plupartdescrimesétaientmotivéspar la jalousie.Thawavaitété jalouxdelaliaisondeWhiteavecsafemmequandelleétaittrèsjeune.Simpsonnesupportaitpasquel’onvoiesonépouseavecunautre.Et Gregg Aldrich, un homme qu’il avait admiré et aimé comme un
frère ?Michael avait été un ami proche de Gregg et de Natalie, avantmême leur mariage. Il avait rendu un hommage émouvant à la jeunefemmelorsdesesobsèques,etsouventinvitéGreggetsafilleKatiedansson chalet du Vermont pour des week-ends de ski pendant les deuxannéesquiavaientsuivilamortdeNatalie.
J’ai toujours estimé que la police s’était montrée trop hâtive encataloguantGreggcomme«suspect»,pensaMichaelenjetantunregarddistrait au journal posé sur son bureau. Ce que je crois aujourd’hui ?Franchement,jenesaispas.Greggluiavaittéléphonélejourmêmedesoninculpation.«Mike,je
supposequetuvasparlerduprocèsdanstonémission?—Oui.—Jevaistefaciliterlatâche.Jenetedemandepassitucroisounonce
queraconteEaston.Jepenseseulementqu’ilvautmieuxéviterdenousvoiravantlaclôtureduprocès.—Tuassansdouteraison,Gregg.»Avaitsuiviunsilenceinconfortable.Ils s’étaient donc peu vus durant les six mois écoulés. Ils s’étaient
croisés au théâtre ou à des cocktails, se contentant de se saluerrapidement. L’ouverture du procès devait avoir lieu le 15 septembre, lelundisuivant.Mikesavaitqu’ilenrendraitcomptecommeàsonhabitudeenrapportanttouslessoirslespointsfortsdestémoignages.Suivraitundébatavecsongrouped’expertsjudiciaires.C’étaitunechancequelejugeaitautorisélaprésencedecamérasàl’intérieurdelasalled’audience.Lesextraits filmés du déroulement des débats attiraient toujours lestéléspectateurs.ConnaissantGregg,ilétaitcertainqu’ilgarderaitsonsang-froidquelles
que soient les accusations portées contre lui par le procureur.Mais lesémotions de Gregg étaient enfouies au plus profond de lui. Àl’enterrement, il était restéd’uncalme imperturbable.Plus tarddans lasoirée,enprésencedelamèredeNatalieetdeMichael,ilavaitéclatéensanglots,puis,embarrassé,étaitsortiprécipitammentdelapièce.Il était indéniable qu’il avait aimé follement Natalie. Mais cette
manifestation de désespoir était-elle l’expression d’un pur chagrin, duremords,delaterreurdepasserlerestedesavieenprison?Miken’étaitsûr de rien à présent. Curieusement, le souvenir de Scott Petersonaffichantdesphotosdesa femmedisparue,alorsqu’il l’avaitassassinéeavantde jeter soncorpsdans lePacifique, lui revenaità l’esprit chaquefoisqu’ilpensaitàcettesoiréeoùGreggs’étaiteffondré.«Mike.»Sa secrétaire l’appelait sur l’interphone. Brusquement tiré de ses
pensées,Michaelrépondit:«Oh,euh,oui,Trish.—KatieAldrichestici.Elleaimeraitvousvoir.—Katie!Biensûr.Faites-laentrer.»
Mikeselevarapidementetfitletourdesonbureaupouraccueillirlablondeadolescentedequatorzeansquisejetaitdanssesbras.«Katie,tum’asmanqué.»Illasentittremblercontrelui.«Mike,j’aisipeur.Dis-moiqu’ilsnevontpascondamnerpapa.— Katie, ton père a un bon avocat, le meilleur. Tout repose sur le
témoignaged’unescroc,unreprisdejustice.— Pourquoi sommes-nous restés sans te voir pendant six mois ? »
demanda-t-elleenscrutantsonvisage.Mike laconduisit jusqu’auxfauteuilsconfortablesdisposésdevant les
fenêtresquidonnaientsurlapatinoireduRockefellerCenter.Ilattenditqu’ilsfussentassispourluiprendrelamain.«Katie,c’estladécisiondetonpère,paslamienne.—Non,Mike.Quandilt’afaitcettesuggestionautéléphone,c’étaitune
manière de te tester. Il a dit que si tu avais cru en son innocence, tun’auraispasacceptésaproposition.»Mikesesentithonteuxdevantlereprocheetlapeinecontenusdansle
regarddeKatie.«Katie,jesuisjournaliste.Jenedoispasêtreinformédusystème de défense de ton père et si je venais chez vous, j’entendraisinévitablementdeschosesquejenesuispascenséconnaître.Danslecasprésent, mes auditeurs ont le droit de savoir que j’ai été, je le suistoujours, un ami proche de ton père, mais ils doivent aussi êtreconvaincusquejem’abstiendraideluiparlerjusqu’àlafinduprocès.— Peux-tu influencer l’opinion publique pour que, s’il est acquitté –
elleeutuninstantd’hésitation–,quandilseraacquitté,lesgenssachentqu’ilestinnocentetaétéinjustementaccusé?—Katie,lepublicdevrasefaireuneopinionparlui-même.»Katie Aldrich retira ses mains des siennes et se leva. « Je devrais
retourner à Choate pour le semestre d’automne, mais je n’irai pas. Jeprendraidescoursparticuliers.Jeveuxassisterauprocèstouslesjours.Papaabesoindequelqu’unquilesoutienne.J’avaisespéréquetuyseraistoiaussi.Papaatoujoursditquetuétaisunavocatformidable.»Sansattendresaréponse,ellesehâtaverslaporte.Aumomentoùelle
posaitlamainsurlapoignée,elleseretournaverslui:«J’espèrequetonémissionseraunsuccès,Mike.Danscecas,jesuissûrequetuaurasdroitàunebelleprime.»
10
Pendant les quelques jours qui précédèrent l’ouverture du procès,Emilysesentitraisonnablementoptimistesurledéroulementdelaphasepréparatoire.L’étés’étaitécoulédansunbrouillard.Enjuillet,elleavaitpuprendreunesemainedevacancespourallervoirsonpèreetsafemmeJoanenFloride,ensuiteelleavaitpassécinqjoursenaoûtavecsonfrèreJacketsafamilleenCalifornie.Elles’étaitréjouiedelesvoirtous,maissespenséeslaramenaientsans
cesse auprocès.En juillet et août, elle avaitméticuleusement interrogéles dix-huit témoins qu’elle appellerait à la barre et pratiquementmémoriséleursdépositions.L’intensité de la phase préparatoire avait été un tournant dans son
accoutumancedouloureuseà lamortdeMark. Il luimanquait toujoursautant,maisellenesetorturaitplusdouzefoisparjouraveccettephrasequiabsorbaittoutesonénergie:«Siseulementilétaitencoreenvie,siseulementilétaitencoreenvie.»En revanche, c’était le visage de Gregg Aldrich qui occupait le plus
souvent son esprit quand elle rencontrait les futurs témoins. Enparticulier lorsque les amis deNatalie racontaient son désarroi, quandelle vérifiait les messages de son téléphone portable et y trouvaitinvariablementunappelouuntextedeGregglasuppliantdeluiaccorderunenouvellechance.«Jel’aivueplusd’unefoiséclaterensanglots,luiavaitrapportéLisa
Kent,unedesesprochesamies.Elleétaittrèsattachéeàlui,etmême,jesuissûrequ’ellel’aimaitencore.C’étaitleurmariagequinemarchaitpas.Elle avait espéré pouvoir le garder comme agent, mais elle s’était viterendu compte qu’il était beaucoup trop épris d’elle pour qu’ils puissentcontinueràêtreencontacttoutletemps,mêmes’ils’agissaitseulementd’unerelationprofessionnelle.»EmilyétaitsûrequeLisaferaitunexcellenttémoin.Tard dans l’après-midi du vendredi, trois jours avant l’ouverture du
procès, TedWesley la fit venir dans son bureau. Dès le premier coupd’œil,ellevitqu’ilcontenaitdifficilementsasatisfaction.
«Fermezlaporte,dit-il.J’aiunenouvelleàvousannoncer.—Laissez-moideviner.VousavezeudesnouvellesdeWashington.—Ilyaunquartd’heure.Vousêtes lapremièredubureauàêtreau
courant. Le Président va annoncer demain que je serai son nouveauministredelaJustice.—Ted,c’estmerveilleux.Quelhonneur!Etpersonnenelemériteplus
quevous.»Ellesesentaitsincèrementheureusepourlui.« Je ne pars pas tout de suite. Le Sénat doit validerma nomination
dans quelques semaines. Je suis plutôt content que les choses sedéroulentainsi.J’aienvied’êtredans lesparagesaumomentduprocèsAldrich.Jeveuxvoircetypecondamné.—Moiaussi.C’estunechancequ’Eastonaitdessouvenirsaussiprécis
delasalledeséjourdeGreggAldrich.Mêmesil’ontientcomptedesonpassé,jenevoispascommentMoorepourratirersonclientdelà.—Etilyacetappelqu’AldrichapasséàEastondepuissonportable.Je
medemandequelle explicationvaendonnerMoore.»Wesley s’inclinaen arrière dans son fauteuil. « Emily, vous devez savoir qu’il y a euquelques grincementsdedentsdans le service lorsque je vous ai confiécetteaffaire.Je l’ai faitparceque jepensequevousêtesà lahauteuretquejevoussaiscapabledeconvaincrelejury.»Emily eut un sourire ironique. « Si seulement vous pouviezme dire
comment transformer cette canaille d’Easton en un témoin crédible, jevous en serais éternellement reconnaissante. Nous lui avons acheté uncostumebleumarinepourseprésenteràlabarredestémoins,maisnoussavons très bien qu’il aura l’air déguisé quand il l’aura sur le dos. Enallant m’entretenir avec lui à la prison, j’ai remarqué que ses cheveuxavaient perdu leur couleur acajou, mais il n’est pas plus sortable pourautant.»Wesley fronça les sourcils d’un air songeur. « Emily, jeme fiche de
l’apparence d’Easton. Vous avez la description qu’il a faite du séjourd’Aldrich, et vous avez l’appel téléphonique que ce dernier lui a passé.Mêmes’ilfaituneffetminable,onnepeutrienchangeràcesdeuxfaits.—AlorspourquoiMooreporte-t-ill’affaireaupénal?Ilsn’ontjamais
cherchéaucunarrangement,ycomprisaprès l’apparitiond’Eastondansle décor. J’ignore où ils ont l’intention d’aller comme ça, et si Eastontiendralecouppendantlecontre-interrogatoiredeMoore.—Nouslesauronsbientôt»,ditWesleyd’untonradouci.Emilyperçutunchangementdanssavoixeteutl’impressiondelireses
pensées.Ilcommenceàredouterqu’Aldrichpuisseêtreacquitté,pensa-t-elle.Ceneseraitpasseulementunéchecpourmoi.Ceserait interprétécommeuneerreurdejugementdesapartdem’avoirconfiél’affaire.Paslameilleurefaçond’obtenirlaconfirmationduSénat.Après avoir félicité à nouveau Wesley pour sa nomination, Emily
rentra chez elle. Mais le lendemain à la première heure, elle était deretouràsonbureaupourrévisersesnotes,etellefinitparypasserlaplusgrandepartieduweek-end.HeureusementqueZachestlà,pensa-t-elleàplusieursreprisesdurant
ces quelques jours. Elle se rappelait sa réticence à la pensée de lierconnaissance avec lui au début et s’avouait aujourd’hui soulagée etreconnaissante de pouvoir lui confier Bess. Il s’en était même occupépendantqu’elleavaitprisquelques joursdecongé,prétextantqu’ilétaitinutiledemettreBessenpensiondansunchenil.«Noussommesdevenuscopains,luiavaitditZachdesonairtimideet
embarrassé.Elleseraensécuritéavecmoi.»Mais ledimanchesoir,enrentrantchezelleàvingt-deuxheures,elle
s’étonnadetrouverZachdanslagalerieavecBesssurlesgenouxentrainderegarderlatélévision.«Nousnoustenonscompagnieelleetmoi,expliquaZachensouriant.
J’aipenséquevousétiezalléedîneravecdesamis.»Emilys’apprêtaitàrépondreque,sachantqu’elletravailleraittarddans
lasoirée,elleavaitemportéunsandwichetdesfruitsàsonbureau,maiselle se reprit. Elle ne lui devait aucune explication. C’est alors qu’ellecomprit que dans son isolement, même inconsciemment, Zachs’intéressaitnonseulementàBess,maisàelle.C’étaitunsentimentdéplaisantqui,surlemoment,luidonnalachair
depoule.
11
Ledimanche soir avant l’ouverture duprocès,RichardMoore et sonfilsCole, qui l’avait aidé àpréparer ladéfense, avaientdîné avecGreggAldrich et sa fille Katie dans le restaurant du club de l’immeuble oùhabitaitGregg.Ilsavaientretenuunepetitesalleoùilspourraientparlerlibrement et, par lamême occasion, protéger Gregg de la curiosité desautresconvives.Brillant conteur,Mooreparvint à arracher àGregg etKatiequelques
sourires,voireunoudeuxrires,pendantqu’onservaitleshors-d’œuvre.Et c’estuneKatie visiblement rassérénéequi se levaavant ledessert etdemanda lapermissionde s’enaller.«J’aipromisàpapade faire tousmesdevoirss’ilmepermettaitderestericietd’assisterauprocès.Jedoiscommencersanstarder.»«Quelsérieuxpoursonâge,ditMooreàAldrichaprèsledépartdela
jeunefille.Vousl’avezvraimentbienélevée.—Ellemesurprendtouslesjours,ditdoucementAldrich.Ellem’avait
ditqu’ellenes’attarderaitpaspourledessertparcequ’elleétaitsûrequenousaillionsàdiscuterdecertainsdétailsdedernièreminute.Jesupposequ’elleavaitraison,non?»RichardMooreregardasonclientassisenfacedelui.Aucoursdessix
moisécoulésdepuissoninculpation,Greggavaitvieillidedixans.Ilavaitmaigriet,bienquesonvisagesoittoujoursaussibeau,ilsemblait lasetavaitdescernesprofondssouslesyeux.Cole, leportraitdeRichardenplus jeune, s’étaitplongédès ledébut
dans toute l’affaire et avait fait part à son père de son inquiétudeconcernantl’issueduprocès.«Papa,ilfautluifairecomprendrequ’ilestdesonintérêtdenégocieravecleprocureur.Pourquois’yest-iltoujoursrefusé?»C’était une question que Richard Moore s’était souvent posée et il
croyait tenir la réponse.GreggAldrich n’avait pas seulement besoin deconvaincre le jury, mais lui-même, de son innocence. Une seule foisGreggavaitfaitallusionàsastupéfactionquandilétaitrentréchezluilematin de la mort de Natalie et s’était rendu compte qu’il avait couru
pendantplusdedeuxheures.Ilsemblaitnepascomprendrecequis’étaitpassé. Est-ce parce qu’il repoussait la pensée d’avoir tué Natalie qu’ils’était inconsciemment blindé contre le souvenir ? J’ai déjà observé cegenrede réaction, songeaRichard.Cole etmoi sommes alors convenusqu’ilavaitprobablementassassinéNatalie…Le serveur s’approcha de leur table. Renonçant au dessert, ils
commandèrentuncafé.RichardMoores’éclaircit lavoix.«Gregg,dit-ildoucement,jeneseraispasloyalenversvoussijen’abordaispasunefoisde plus le sujet. Je sais que vous n’avez jamais voulu entendre parlerd’arrangement avec le procureur,mais il n’est sansdoutepas trop tardpour l’envisager.Vousrisquezdepasser le restedevos joursenprison.Maisjepensesincèrementqu’ilsnesontpassûrsd’euxdanscetteaffaire.Jepensequejepourrais lesameneràenvisagerunepeinedevingtans.C’est long, jesais,maisvousauriezunpeuplusdesoixanteansàvotrelibérationetilvousresteraitencorebeaucoupd’annéesdevantvous.—Vingtans!s’écriaGregg.Seulementvingtans!Pourquoinepasles
appeler tout de suite ? Si nous attendons, ils risquent de ne plus nousoffrirunarrangementaussiavantageux.»Son tonétait cassant. Il reposabrusquement sa serviette sur la table
puis,voyantleserveurrevenirdanslasalle,fituneffortpoursecalmer.Quandilsfurentànouveauseuls,sonregardallatouràtourdeRichardàColepourfinirparsefixersurRichard.«Noussommeslàtouslestroisdansnos costumesdemarque,dansune salle àmangerprivéedeParkAvenue, et vous me proposez, pour m’éviter de mourir en prison, d’ypasser les vingt prochaines années de ma vie. C’est le marché qu’ilsaccepteraientdansleurgrandegénérosité.»Ilsoulevasatasse,avalasoncaféd’untrait.«Richard,j’iraiauprocès.
Il n’est pas question que j’abandonnema fille. Il y a une simple petitechosequejevoudraisrappeler:j’aimaisNatalie!Iln’yapaslamoindrepossibilitésurterrequej’aiepuluifaireunechosepareille.Etcommejevousl’aiditclairement,j’ail’intentiondetémoigner.Maintenant,sivousvoulezbienm’excusertouslesdeux,jevaisessayerdeprendreunpeuderepos. Je serai à votre cabinet demain à huit heures, et nous nousrendronsensembleautribunal.Maindanslamain,j’espère.LesMoore, père et fils, se regardèrent, puis Richard prit la parole :
«Gregg, jenesoulèveraipluscettequestion.Nousallons leurmener laviedure.EtjevousprometsdemettreEastonenpièces.»
12
Le 15 septembre s’ouvrit le procèsde l’État contreGreggAldrich.Leprésidentétaitl’honorableCalvinStevens,unvétérandescoursd’assises,le premier Afro-Américain nommé à la Cour supérieure du comté deBergen,considérécommeunjuristesévèremaisjuste.Aumomentoùlasélectiondujuryallaitcommencer,Emilytournala
têteendirectiond’Aldrichetdesonavocat,RichardMoore.Elleavaitsudès ledébutqu’Aldrichavaitchoisi l’hommequi ledéfendrait lemieux.Avecsasilhouetteminceetsonabondantechevelurepoivreetsel,Moore,à soixante-cinq ans, était un homme extrêmement séduisant.Élégammentvêtud’uncostumemarine,d’unechemisebleuclairetd’unecravateàmotifsdiscrets,ilrespiraitlaconfianceensoi.Emilysavaitquec’était le genre d’avocat qui adopterait une attitude aimable etrespectueuseenverslesjurésetqu’ilsl’apprécieraient.Ellesavaitaussiqu’ilsecomporteraitdemêmeenverslestémoinsqui
ne représenteraient aucune menace pour son client et se montreraitféroceenvers lesplusredoutables.Elleétaitparfaitementaucourantdesessuccèsdansdesprocèsoùl’Étatavaitétéforcé,ainsiqu’elleleseraitbientôt,d’appeler,àlabarredestémoins,descriminelspatentéscommeJimmy Easton, qui prétendrait avoir été engagé par le prévenu pourcommettrelemeurtre.Près de Moore se trouvait son fils et associé, Cole Moore, qu’elle
connaissaitetappréciait.Coleavaitétépendantquatreanssubstitutduprocureurdanslemêmeservicequ’elleavantderejoindresonpèrecinqans plus tôt. C’était un bon avocat et le père et le fils formaient uneformidableéquipededéfenseurs.Aldrichétaitassisdel’autrecôtédeRichardMoore.Laperspectivede
passersavieenprisondevaitleterrifier,maisilsemblaitcalmeetmaîtredelui.Àquarante-deuxans,ilétaitdevenul’undesagentsartistiqueslesplus en vue dumilieu. Il était apprécié pour son esprit brillant et soncharme, et on comprenait sans peine pourquoi Natalie Raines étaittombée amoureuse de lui. Emily savait qu’il avait une fille de quatorzeansd’unpremiermariageetqu’ellevivaitavecluiàManhattan.Lamère
delajeunefilleétaitdécédéejeuneet,d’aprèslesinformationsqu’Emilyavait recueillies, ilavaitespéréqueNataliesaurait la remplacer.C’était,selon lesamisde l’actrice, l’unedesraisonsde l’échecde leurmariage ;même eux reconnaissaient que pour elle rien ne comptait plus que sacarrière.Ilsserontdebonstémoins,sepersuadaEmily.Ilsmontrerontaujury
combienAldrichs’étaitsentiblesséetfrustréavantdeperdrelatêteetdelatuer.Jimmy Easton. C’était de lui que dépendait l’issue du procès.
Heureusement, certainsélémentscorroboraient sadéposition.Plusieurstémoins fiables viendraient déclarer qu’ils l’avaient vu en compagnied’AldrichdansunbartroissemainesavantlemeurtredeNatalie.Mieuxencore, se rappela Emily, Easton avait décrit avec précision la salle deséjourde l’appartementd’AldrichàNewYork.VoyonscommentMooreallaits’entirer!Malgré tout, parvenir à une condamnation ne serait pas une mince
affaire.Lejuges’étaitadresséauxjurésetlesavaitavertisqu’ils’agissaitd’un procès criminel et qu’en tenant compte des délais de sélection dujuryetdesdélibérationsilpourraitdurerquatresemainesenviron.Emily jeta un coup d’œil derrière elle. Plusieurs journalistes étaient
massés au premier rang de la salle d’audience, et elle avait vu lesphotographeset cameramen filmer l’arrivéed’Aldrichetde sesavocats.Elle savaitqu’une fois le jury constituéetquandMooreet elle auraientprononcé leurs déclarations liminaires, la salle serait bondée. Le jugeavait autorisé la retransmission du procès à la télévision, et MichaelGordon,leprésentateurdel’émissionCourtsidesurlecâble,s’apprêtaitàlacommenter.Lagorgesèche,elleavalasasalive.Emilyavaitvingtprocèscriminelsà
son actif et en avait gagné la plupart,mais celui-ci était de loin le plusspectaculaire de tous. Elle se dit encore une fois : Ce n’est pas dans lapoche.Le premier juré potentiel, une vieille dame aux airs demamie, était
appelépar le juge. Il luidemanda, sansque le jurypuisse l’entendre, sielles’étaitdéjàfaituneopinionsurl’accusé.«Ehbien,VotreHonneur,puisquevousmeposezlaquestionetqueje
suisunepersonnehonnête,jepensequ’ilestcoupableetarchicoupable.»Moore n’eut pas à intervenir. Le juge Stevens parla pour lui. Polimentmaisfermement,ilditàladame,visiblementdéçue,qu’elleétaitrécusée.
13
Lafastidieusesélectiondujuryetlesprestationsdesermentdurèrenttrois jours.Lequatrième, le juge, les jurés, lesavocatset l’accuséfurentréunis. Le juge Stevens annonça aux jurés que les avocats allaientprononcerleurdéclarationliminaire.Illeurcommuniqualesinstructionsgénérales et expliqua que, madame le procureur ayant la charge de lapreuve,c’étaitàelledecommencer.Prenantunelongueinspiration,Emilyselevadesachaiseets’avança
verslesjurés.«Bonjour,mesdamesetmessieurs.CommelejugeStevensvousenainformésprécédemment,jem’appelleEmilyWallaceetjesuissubstitut du procureur du comté de Bergen. Je suis chargée de vousprésenter,afinquevouspuissiezenprendreconnaissanceetlesévaluer,lespreuvesrassembléesdansl’affaireÉtatcontreGreggAldrich.Commele jugeStevens vous l’a égalementprécisé, ceque je vaisdire àprésentainsiquecequeM.Moorediraensuitedanssadéclarationliminairen’apas valeur de preuve. Les preuves seront fournies par les témoins aucoursdeleursdépositionsetparlespiècesàconvictionvenantàl’appuidesdépositions.Lebutdemadéclarationliminaireestdevousdonnerunpoint de vue général de l’accusation, afin qu’au fur et à mesure destémoignages vous compreniezmieux comment telle ou telle dépositions’inscritdansl’argumentationd’ensembledel’État.« Lorsque tous les témoins auront été entendus, je m’adresserai à
nouveauàvous–dansmonréquisitoire–etàcestade, jevouspriedemecroire, je serai enmesured’affirmerque les témoinsde l’État et lespiècesà convictionmatériellesprésentéesdémontrentau-delàdudouteraisonnablequeGreggAldrichabrutalementassassinésafemme.»Pendant les quarante-cinq minutes qui suivirent, Emily détailla
méticuleusement l’enquête et les circonstances qui avaient conduit àl’inculpationdeGreggAldrich.Ellerappelaque,audiredetous,NatalieRaines et Gregg Aldrich avaient été très heureux au début des cinqannéesde leurmariage.Elleparlades succèsd’actricedeNatalie et durôleéminentjouéparAldrichquandilétaitsonagent.Elleexpliquaquelestémoignagesprouveraientquepeuàpeu,lesimpératifsdelacarrière
deNatalie,ycomprisleslonguesséparationsduesauxtournées,avaientcréédefortestensionsdanslecouple.Baissant la voix, elledécrivit la frustrationgrandissanted’Aldrich, sa
déception qui s’était muée en un profond ressentiment devant lesabsences répétées de Natalie. Avec compassion, elle rappela que lapremièrefemmed’AldrichétaitdécédéequandKatien’avaitquetroisansetqu’ilavaitespéréqueNatalie joueraitauprèsd’elle lerôledesecondemaman. Katie avait sept ans quand ils s’étaient mariés. Emily indiquaqu’elleappelleraità labarredesamisducouplequi témoigneraientdesproposamersqueGreggtenaitsurNatalie,luireprochantdeseconsacreruniquement à sa carrière et de ne plus leur offrir aucune présenceaffective.Elle informa ensuite le jury que Natalie et Aldrich avaient signé un
accord prénuptial garantissant l’indépendance de leurs patrimoines.Néanmoins, souligna-t-elle, une grande partie des revenus de Greggprovenaientdesonactivitéd’agentpoursafemme.Quand,unanavantsamort,Nataliel’avaitquitté,elleluiavaitdéclaréqu’elleéprouvaittoujoursuneprofondeaffectionpourluietdésiraitqu’ilcontinueàêtresonagent.Cependant,àmesurequeletempspassait,Nataliefutconvaincuedevantl’animositéd’Aldrichqu’uneséparationdéfinitivedevenaitnécessaireetilsetrouvaconfrontéà lapertesubstantielledesrevenusprovenantdesaprincipalecliente.Emily rappela que les témoignages confirmeraient que Gregg avait
demandé àmaintes reprises à Natalie de reprendre la vie en communmais qu’elle l’avait toujours repoussé.Qu’après leur séparation,Natalieavait racheté lamaisondesonenfanceàCloster,dans leNewJersey,àune demi-heure de voiture de l’appartement de Manhattan que Greggcontinuaitd’habiteravecsafille.EmilyajoutaqueNatalieétaitheureusedanscettemaison,qui luipermettaitd’êtreàproximitéduquartierdesthéâtresdeNewYork,maisderesteràunecertainedistancedeGreggsurleplanphysiqueetémotionnel.LestémoinsrappelleraientqueGreggenavaitététrèsaffligémaisqu’ilespéraittoujoursquesonmariagepouvaitêtresauvé.Emilypoursuivit:lapreuveseraitapportéequeGreggAldrich,deplus
en plusmalheureux, s’étaitmis à suivre Natalie. Le vendredi qui avaitprécédé lamortde l’actrice, survenuedans lamatinéedu lundi, il avaitassisté à la dernière représentation d’Un tramway nommé Désir àBroadway, assis au dernier rang demanière à passer inaperçu. Il avaittoutefoisété reconnuparquelquespersonnesqui racontèrentqu’il était
restéimpassiblependanttoutlespectacleetavaitétéleseulànepasseleverpourlesapplaudissementsdelafin.Tandis que les jurés écoutaient avec une profonde attention, leur
regardpassantd’Emilyàlatabledeladéfense,Emilycontinua:«Lalistedes appels téléphoniques de Natalie montre que le samedi 14 Gregg areçu ce qui allait être l’ultimemessage de sa femme.D’après ce qu’il adéclaré à la police après la découverte du corps, Natalie lui auraitannoncé qu’elle allait passer leweek-enddans samaisondeCapeCod.Elleauraitajoutéqu’elleavaittoujoursl’intentiondeleretrouverlelundiàtroisheurespourlapassationdepouvoirschezsonnouvelagent.»Emilyrapportaqu’Aldrichavaitexpliquéàlapolicequecetteréunion
avaitpourbutd’examineravec lenouvelagent, enprésencedeNatalie,les contrats et les offres en suspens. Gregg l’avait reconnu, Natalie luiavaitditdanssonmessagequ’ellevoulaitêtreseulependantleweek-end,lesuppliantdenechercheràlajoindresousaucunprétexte.Emily se tourna alors vers Gregg, comme si elle voulait le défier.
« Gregg Aldrich lui a obéi, dit-elle en haussant la voix. Bien qu’il aitinitialementniéavoireud’autrescontactsavecNatalieavantsamort,lapolice lui amis sous le nez la liste des enregistrements qu’elle n’a pastardéàobtenir.Unedemi-heureaprèscetappeltéléphonique,ilaeneffetutilisésacartedecréditpourlouerunevoiture,uneberlineToyotavertfoncé,qu’ilaconservéependantdeuxjoursetaveclaquelleilaparcouruuntotalde1085kilomètres.Lalocationestunélémentcrucialparcequel’accusé est déjà propriétaire d’une voiture, qui pendant ce temps estrestéedanslegaragedesonimmeuble.»Setournantànouveauverslesjurés,Emilysoulignaquelekilométrage
avaituneimportancecapitale,unaller-retourdeManhattanàCapeCodreprésentant865kilomètres.GreggAldrichavaitfiniparadmettres’êtrerenduauCapeaprèsqu’unvoisindeNataliel’avaitvupasserdevantchezluilesamedisoirauvolantd’uneToyotavertfoncé.«Etquelle explicationa-t-il trouvée? Il voudrait faire croireau jury
qu’ilavaitfaittoutcetrajetdansleseulbutdesavoirsisafemmepassaitle week-end avec un autre homme. Aldrich voudrait aussi vous faireavalerques’ilavaitréellementvuquelqu’unavecelle,ilauraitrenoncéàsestentativesderéconciliationetacceptéledivorce.»Emily leva lesyeuxaucielethaussa lesépaules.«Tout simplement,
fit-elle. Après l’avoir suppliée de revenir, le même homme qui l’avaitlittéralement traquée en utilisant une voiture de location destinée à lefairepasserinaperçuallaittoutlaissertomberetrentrergentimentchez
lui.Ilavaitcomptésanslaprésenceduvoisinquil’avuauvolantdecettevoiture.«GreggAldrichvit surungrandpied. Il existede trèsbonshôtels à
CapeCod,maisilachoisiunmotelbonmarchéàHyannis.Ilareconnuêtre passé devant lamaisondeNatalie à deux reprises le samedi,maissansyremarquernivoiturenipersonne.Ilarecommencé ledimanche,trois fois, la dernière à huit heures du soir.Natalie était apparemmentseule. Il a prétendu avoirmis cinq heures pour rentrer à New York ets’êtremisaulitaussitôt.Ils’estréveillélelundiàseptheuresdumatinet,à sept heures vingt, il est sorti faire son jogging matinal dans CentralPark,acouruoumarchépendantplusdedeuxheures,avantderendrelaToyotaàl’agencedelocation,àsixruesdesonbureau,àdixheures.»Lavoixd’Emilyprituntonencoreplusironique:«Etquelleraisona-
t-ildonnéeà lapolicepourexpliquerqu’il avait louéunevoitureplutôtqued’utiliserlasienne?Iladéclaréquecelle-ciavaitdépasséladatederévision et qu’il ne voulait pas rajouter davantage de kilomètres aucompteur. » Elle secoua la tête. «Une excuse pathétique. Je vais vousdire ce que je pense : Gregg Aldrich a loué une voiture queNatalie nerisquaitpasdereconnaîtresiparhasardelleregardaitparlafenêtre.Ilnevoulaitpasqu’ellesachequ’ill’espionnait.»Elles’interrompituninstant.«Maisilconnaissaitbienseshabitudes.
Natalie n’aimait pas conduire dans les embouteillages. Elle préféraitroulertardlesoiroutrèstôtlematin.Considérezdoncqu’AldrichsavaitqueNatalieseraitderetourchezelleàClosteraudébutouaumilieudelamatinéedulundietqu’ils’estrendusurplacedanslebutdel’aborderdefront.Ilestarrivéavantelle.Vousentendrezladépositiondelafemmedeménage d’une voisine, Suzie Walsh, qui a vu Natalie descendre de savoiture dans son garage quelquesminutes avant huit heures. Elle vousdira que cinq heures plus tard, à treize heures, quand elle est passéedevant lamaisondeNatalie,elleavuque laportièrede lavoitureétaitouverte, cequi lui aparuanormal.Elle vousdiraaussiqu’elle adécidéd’entrerdanslamaisonetatrouvéNatalieétenduesurlesol,mourante.Lesinspecteursvousinformerontqu’iln’yavaitaucunsigned’effractionmais, d’après lamère deNatalie, sa fille cachait une clé de la porte deserviceàl’intérieurd’unfauxrocherplacédanslejardinàl’arrièredelamaison.Laclén’yétaitplus.Et,détail intéressant,GreggAldrichsavaitoùtrouvercetteclé,carc’estluiquiavaitachetécerocherdécoratifpourNatalie.»Emily continua : « L’État reconnaît n’avoir trouvé aucune preuve
matérielle reliant Gregg Aldrich à la scène du crime. C’est pourquoi,durantlesdeuxpremièresannéesdecetteenquête,malgrél’existencedefortes présomptions, le bureau du procureur du comté de Bergen areconnu que les soupçons portés sur Aldrich ne suffisaient pas àl’inculper. Il n’a été arrêté qu’il y a six mois, quand est survenu unélémentnouveauenlapersonnedeJimmyEaston.»C’estmaintenantquevasejouerlapartielaplusdifficile,pensaEmily
enavalantunegorgéed’eau.«Je commencerai àdécrireM.Eastonenvousprévenantqu’il s’agit
d’un ancien criminel. Il a été plusieurs fois condamné et incarcéré aucoursdesvingtdernièresannéespourdesinfractionsmajeures.Pasplustardqu’ilyasixmois,ilarécidivé.Ils’estintroduitdansunemaisondeRidgewood,maisonl’arattrapéalorsqu’ils’enfuyaitavecdesbijouxetdel’argent. La police avait été prévenue du cambriolage par une alarmesilencieuse. Interrogé au commissariat local, il a vite compris qu’ilrisquaitunelonguepeinedeprison.C’estalorsqu’ilaannoncéàlapolicequ’il détenait une information de première importance concernant lemeurtredeNatalieRaines.Desinspecteursdubureauduprocureursontaussitôtvenuslequestionner.»Les jurés écoutaient tous avec attention. Emily perçut leur réaction
négative quand elle détailla les condamnations d’Easton pourcambriolage, vol, faux en écriture et vente illicite de drogue. Avantd’exposer ce qu’il avait dit aux inspecteurs, elle précisa qu’elle savaitpertinemment qu’aucun jury n’ajouterait foi aux propos d’Easton sansqu’une preuve additionnelle vienne les confirmer. Et que cette preuveexistait.Emily déclara sans ambages qu’Easton ne coopérait pas par bonté
d’âme. En échange de son témoignage, le bureau du procureur avaitacceptédelimiteràquatreanssonincarcération,sixansdemoinsquelapeine à laquelle il aurait été condamné comme récidiviste. Elle leurrappelaquedesaccordsdecettenatureétaientparfoisnécessairespourobtenirdes informationsconcernantuneaffaireplusgrave.Elleprécisaqu’Eastonferaitnéanmoinsdelaprison,maisqu’iltireraitbénéficedesacoopération.Ellerepritsonsouffle.Elleétaitconscientequelesjurésneperdaient
pasunmotdecequ’elledisait.Elleleurrapportaqu’EastonavaitdéclaréauxinspecteursavoirrencontréparhasardGreggAldrichdansunbardeManhattantroissemainesavantlemeurtredeNatalieRaines.Selonlui,Aldrich avait bu plus que de raison et semblait très déprimé. Il avait
engagélaconversation,alorsqu’ilsétaientassisaucomptoir,etprétenduqu’ilvoulaitsedébarrasserdesafemme.Eastonavaitexpliquéàlapolicequ’ilvenaitd’êtrelibérésurparoleetn’arrivaitpasàtrouverdutravailàcause de ses condamnations antérieures. Il habitait dans une chambrelouéeàGreenwichVillageetvivaitdepetitsboulots.« Mesdames et messieurs les membres du jury, Jimmy Easton a
informé Aldrich de son passé de criminel et ajouté qu’il était disposé,pourunprixconvenable,às’occuperdesonproblème.Aldrichluiaoffertcinqmilledollarsenacompte,plusvingtmilleunefoislecrimecommis.Vous entendrez M. Easton témoigner que l’accord a été conclu et queM.Aldrichluiafournidenombreuxdétailsconcernantl’emploidutempsde Natalie et l’endroit où elle habitait. Vous apprendrez également,mesdamesetmessieurs,quelesenregistrementstéléphoniquesfontétatd’un appel du portable d’Aldrich vers celui d’Easton. Vous apprendrezqueJimmyEastons’estrendudansl’appartementdeGreggAldrich,dontil décrira l’intérieur en détail, et qu’il a accepté les cinq mille dollarsd’acompte.Cependant,M.Easton vousdira qu’il a par la suite eupeurd’êtrearrêtéetdepasserlerestantdesavieenprison.Ilvousdiraqu’ilaécritunelettreàM.Aldrichpourl’informerqu’ilnepourraitpasdonnersuite à leur accord. Mesdames et messieurs, ma thèse est que,tragiquement pour Natalie Raines, c’est à ce moment-là que GreggAldrichadécidédesechargerlui-mêmedelatuer.»Emilyconclutenremerciantlesjurésdeleurattention.Lorsquelejuge
leur annonça que M. Moore allait maintenant s’adresser à eux, elleregagna lentement sa place. Elle adressa un signe de tête presqueimperceptibleàTedWesley,assisaupremierrang.Jesuiscontentequece soit terminé, pensa-t-elle. Cela s’est plutôt bien passé. Maintenant,écoutonscequeMoorevadiredenotretémoin-vedette.Moorese leva, secouant la têteavecaffectationcommes’ilvoulaiten
chasserlesstupiditésqu’ilavaitdûentendre.Ilremercialejuge,s’avançavers les bancs du jury d’un pas mesuré et s’inclina légèrement sur labarre.Comme de bons voisins bavardant par-dessus la clôture, se moqua
Emily.C’estsamanièredeprocéder.Parlerentreamis.«Mesdamesetmessieurs,jem’appelleRichardMooreetjereprésente
Gregg Aldrich. Pour commencer, nous voudrions vous remercier deconsacrer plusieurs semaines de votre vie privée pour siéger à ce banc.Nous vous en sommes reconnaissants. C’est aussi d’une extrêmeimportance.Voustenezlittéralementl’aveniretlaviedeGreggentrevos
mains.Le choixdes jurésapris longtemps, etquand j’aidéclaréque lejuryétait “satisfaisant”, j’aivouludirequeGreggetmoisavionsque lespersonnesquienfaisaientpartieseraientjustes.Etc’esttoutcequenousattendonsdevous.« Le procureur vient de passer près d’une heure à décrire ce qu’elle
présente comme l’ensemble des preuves dans ce procès. Vous l’avezentendue tout comme moi. Il n’y a eu aucune inculpation dans cetteaffaire pendant presque deux ans.Durant cette période la police savaitseulementqueGreggetNatalie,commebiend’autrescouples,étaiententrain de divorcer. Et comme beaucoup d’hommes dans ce genre desituation,Greggavaitlecœurbrisé.Jevousprometsqu’iltémoigneraaucoursduprocès.Ilvousdira,ainsiqu’ill’aracontéàlapolicelongtempsavantd’êtrearrêté,qu’ilestalléàCapeCodparcequ’ilvoulaitsavoirsisafemme entretenait une liaison. Il voulait savoir si poursuivre sestentativesderéconciliationenvalaitlapeine.«Vousapprendrezqu’ilaconstatéqu’elleétaitseule,puisqu’elleavait
quittéCapeCodetregagnéNewYork.Ilneluiajamaisadressélaparole.«LesubstitutWallaceasoulignélefaitqueGreggAldrichétaitsortile
matindel’assassinatdeNatalie.Vousapprendrez,eneffet,quelejoggingfait partie de ses habitudes quotidiennes. Le bureau du procureurvoudraitvousfairecroireque,cematin-làenparticulier,ilétaitparvenuà se rendre en voiture dans le New Jersey à l’heure de pointe, à tuerNatalieetàreveniràNewYorkàtravers lesmêmesencombrements, letout en deux heures. Il voudrait vous faire croire qu’il a assassiné lafemme dont il savait qu’elle n’avait d’aventure avec personne et aveclaquelleilvoulaittoujoursdésespérémentseréconcilier.Voilàengrosenquoi consistaient les preuves jusqu’à l’arrivée de Jimmy Easton. Cecitoyenmodèle,cesauveurduprocès,estunhommequiapassélestroisquarts de sa vie d’adulte en prison, et l’autre quart en libertéconditionnelle.»Mooresecoua la têteetcontinua,sarcastique :«JimmyEastonaété
arrêté pour la énième fois alors qu’il s’enfuyait après un cambriolageperpétré dans une maison du comté. Une fois de plus, il avait violél’intimitéd’unfoyerfamilialqu’ilavaitmisàsac.Heureusement,l’alarmesilencieusea alerté lapolice et il a étépris.Mais toutn’étaitpasperdupour Jimmy Easton. Il a trouvé en la personne de Gregg Aldrich unmoyen d’échapper à une lourde peine de récidive. Vous allez entendrecomment ce menteur pathologique, ce sociopathe, a transformé sarencontre fortuite avecGreggAldrichdansunbar où ils ontdiscutéde
baseballenunsinistreprojetd’assassinatdelafemmequeGreggaimait.VousapprendrezcommentGreggasoi-disantoffertàcetinconnuvingt-cinq mille dollars pour commettre ce crime. Vous apprendrez aussiqu’Easton a accepté cette proposition avant d’être pris de remords,apparemmentpourlapremièrefoisdesamisérablevie,etderenonceraumarché.«Tellessontlesinsanitésquel’Étatvousdemanded’avaler.Tellessont
les preuves à partir desquelles on vous demande d’anéantir la vie deGregg Aldrich. Mesdames et messieurs, je vous propose maintenantd’entendre ladépositiondemonclient,qui vousexpliquerademanièresatisfaisantepourquoiEastonaétéàmêmededécriresasalledeséjouretlaraisondel’appeltéléphoniquequiluiaétéadressé.»SeretournantetpointantundoigtversEmily,Mooretonna:«Pourla
première fois en plus de vingt confrontations avec la justice, Eastontémoignepourl’État,aulieud’êtrepoursuiviparlui.»Comme Moore regagnait son siège, le juge s’adressa à Emily :
«Madameleprocureur,veuillezappelervotrepremiertémoin.»
14
Dèsl’instantoùelleavaitdécouvertNatalie,SuzieWalshétaitdevenueune célébrité parmi ses amis. Elle racontait à qui voulait l’entendrequ’elleavaiteuunpressentimentenvoyantlaportièredelavoitureetlaporte du garage de Natalie ouvertes, exactement comme elles l’étaientcinqheuresauparavant.«Quelque chosem’a poussée à aller jeter un coup d’œil,malgréma
crainted’êtrearrêtéepour intrusion, racontait-elled’un tonhaletant, etquandjesuisentréeetquej’aivucettefemmesibellequigisaitsurlesol,gémissant,sonpullblanctoutcouvertdesang,croyez-moi,j’aisentimoncœurs’arrêterdebattre.Mesdoigtstremblaienttellementencomposantle911quej’aicruquejen’arriveraisjamaisàpasserl’appel.Etalors…»Sachant que la police tenait lemari de Natalie, Gregg Aldrich, pour
suspect et qu’il risquait d’êtremis en examen, Suzie s’était rendue unedemi-douzainedefoisautribunalducomtédeBergenlorsques’ytenaitunprocèsd’assises,dans lebutde se familiariser avec l’environnementau cas où elle serait un jour appelée à témoigner. Elle trouva lesdélibérations passionnantes, mais nota que certains témoins parlaienttropetétaient incitéspar le jugeàrépondreauxquestionssansdonnerleur opinion personnelle. Suzie savait qu’elle aurait du mal à en faireautant.Quand,auboutdedeuxans,GreggAldrichfutformellementaccusédu
meurtre de Natalie, et que Suzie sut qu’elle allait être appelée àtémoigner,elleeutavecsesamiesdelonguesdiscussionssurlegenredetenuequ’elleporteraitàl’audience.«Tuseraspeut-êtreenpremièrepagedesjournaux, luidit l’uned’elles.Àtaplace, jem’achèteraisuntailleur-pantalon en tweed noir oumarron. Je sais que le rouge est ta couleurpréférée,maisc’estunpeutropgaipourdécrirelespectaclequetuasvucejour-là.»Suzie avait trouvé ce qu’elle cherchait en solde dans son magasin
préféré.Untailleur-pantalondetweedmarrontisséderougefoncé.Nonseulementc’étaitsacouleurfavorite,maiselleluiportaittoujourschance.Le fait que par ailleurs la coupe du tailleur amincissait sa silhouette
plutôtrebondieluidonnaconfianceenelle.Malgré tout, et bien qu’elle fût passée entre lesmains du coiffeur la
veille,Suziesentitsonestomacsenoueraumomentoùellefûtappeléeàlabarre.Elleposasamainsur labibleet juradedire lavérité, toute lavérité,rienquelavérité,avantdeprendreplacesurlachaisedestémoins.Laprocureur,EmilyWallace,étaitréellementravissante,pensaSuzie,
et elle paraissait très jeune pour requérir dans une affaire aussiimportantequecelle-ci.Unesortedebienveillancesedégageaitd’elleet,aprèslespremièresquestions,Suziecommençaàsedétendre.Elleavaitsi souvent raconté toute l’histoire à ses amis qu’il lui était facile derépondresanshésiter.Suiteauxquestionsd’Emily,Suzieexpliquaqu’elleétaitentréedansle
garage, avait vu le portefeuille et la valise de Natalie Raines dans lavoitureetfrappéàlaportedelacuisine.S’apercevantqu’ellen’étaitpasfermée,ellel’avaitouverteetétaitentrée.Elleseretintd’expliquerqu’ellen’avaitpasl’habituded’entrerchezlesgenssansyêtreinvitée,maisquec’étaitdifférentcettefois-là,enraisondecequ’elleavaitvu.Contente-toiderépondreàcequ’ontedemande,pensa-t-elle.PuisEmilyWallacelapriadedécrirecequ’elleavaitdécouvertdansla
cuisine.«Je l’ai vue immédiatement.Si j’avais faitdeuxpasdeplus, j’aurais
butésursoncorps.—Quiavez-vousvu,madameWalsh?—J’aivuNatalieRaines.—Était-elleencoreenvie?—Oui.Ellegémissaitcommeunpetitchatblessé.»Suzie entenditun sanglotdans la salle. Son regard seporta versune
femme, au troisième rang, qu’elle reconnut d’après des photos paruesdanslapresse.C’étaitlatantedeNatalieRainesquisortaitunmouchoirdesapocheetleportaitàseslèvres.Suzievitlevisagedelavieilledamedevenirlivide,maisellen’émitplusaucunson.Suzierapportaalorsqu’elleavaitappelé le911ets’étaitagenouilléeà
côtédeNatalie.«Sonpullétaitmaculédesang.J’ignoraissiellepouvaitm’entendremaisjesaisquelesgensquiparaissentinconscientspeuventparfoiscomprendrecequevousditessivous leurparlez.Alors, je luiaiditqu’onallaitlatirerdelà,qu’uneambulanceétaitsurlepointd’arriver.Etsoudainelleacesséderespirer.—L’avez-voustouchée?— J’ai posémamain sur son front et l’ai caressé. Je voulais qu’elle
sente qu’elle n’était pas seule. Elle devait avoir tellement peur, je veuxdire, étendue là, souffrant horriblement, et sachant qu’elle était sansdouteentraindemourir.Croyez-moi,j’auraisététerrifiéeàsaplace.—Objection.»RichardMooreselevad’unbonddesonsiège.«Objectionaccordée,ordonnalejuge.MadameWalsh,bornez-vousà
répondre à la question sans y ajouter de commentaire. Madame leprocureur,veuillezrépéterlaquestion.—L’avez-voustouchée?demandaànouveauEmily.— J’ai posé ma main sur son front et je l’ai caressé », reprit
prudemmentSuzie,effrayéeparl’avocatdeladéfense.Mais quand vint le tour deMoore, il se contenta de poser quelques
questions et se montra très amical. Elle eut un moment d’embarraslorsqu’il lui fallutavouerqu’ellepassaitpresquetous les joursdevant lamaisondeNatalieRaines en rentrant de son travail,même si elle étaitobligéede faireundétour.Elle remarqua le sourirede certainsdans lasalleaumomentoùelleditqueNatalieétaitsonidoleetqu’ellecherchaittouteslesoccasionsdel’apercevoir.« Quand avez-vous vu Natalie Raines pour la dernière fois avant
d’entrerdanssamaison?demandaMoore.—Commejel’aidit,lematinmême,alorsqu’ellesortaitdesavoiture.—Pasd’autresquestions»,déclaraMoored’untondéfinitif.Suzie fut presque déçue que ce soit fini. En quittant le banc des
témoins,ellefixaintentionnellementGreggAldrich.Belhomme,jugea-t-elle. Je peux comprendre qu’une femme, même aussi séduisante queNatalie Raines, soit tombée amoureuse de lui. Il a l’air si triste. Quelcomédien!C’estàvousdégoûter.Elle espéra qu’il saisirait le regard de mépris qu’elle lui lança en
sortant.
15
À cause de sa longue amitié avec Gregg Aldrich, et parce que lereprochedeKatie l’avaitpiqué au vif,MichaelGordon s’était attenduàêtreparticulièrementaffectéparleprocèsdel’ÉtatduNewJerseycontreGregg Aldrich. Cependant, il n’avait pas imaginé qu’il éprouverait enmême temps le sentiment presque fataliste que non seulement Greggétait coupable, mais qu’il allait être condamné pour le meurtre de safemme.Commeprévu,leprocèsavaitunretentissementnational.Natalieavait
été une comédienne renommée, nominée à l’Academy Award. Gregg,habitué des manifestations du tout-Broadway, était bien connu deslecteurs de la presse people qui se passionnaient pour les célébrités dumondedu spectacle.Après lamortdeNatalie, il avait été la cible toutedésignéedespaparazzis.Chaquefoisqu’ilaccompagnaituneactriceàunecérémoniequelconque,larumeurcouraitqu’ilavaituneliaisonavecelle.Lesmagazines populaires s’en étaient donné à cœur joie, soulignant
qu’ilétaitconsidérécommesuspectdumeurtre.Michael savait que la personnalité de Gregg donnait un poids
particulier au procès. Mais s’y ajoutait un élément inattendu : lesjournaux se concentraient aussi sur la jeune et jolie procureur, EmilyWallace,etsurl’habiletéaveclaquelleellemenaitsonréquisitoirecontreAldrich.Ancienavocat,ilneluiéchappapasqu’Emilyéliminaittoutepossibilité
que le meurtre de Natalie ait été commis sans préméditation. Lesdépositions des inspecteurs de son bureau, Billy Tryon et Jake Rosen,furentextrêmementclairesetprécises.Ils déclarèrent qu’aucune effraction n’avait été constatée dans la
maisondeNatalieRaines.Onn’avaitpastouchéausystèmed’alarme.Uncambrioleur professionnel aurait pu ouvrir le petit coffre-fort de lachambre de Natalie avec un simple ouvre-boîte, mais aucun signe nemontraitqu’ons’enétaitapproché.Toutsemblaitindiquerquel’assassinétaitsortiparlaportedeserviceetavaittraversérapidementlacouretlepetitboisàl’arrièrepourgagnerlarue.Ilavaitpludurantlanuitet,selon
lesdeux inspecteurs, ilportaitprobablementdesprotège-chaussuresencaoutchouc car il n’avait pas été possible de prendre une empreintecorrecte. Ils avaient tout de même relevé deux traces spécifiques à unendroitoù l’herbeétaitparticulièrementmolle.Lataillede lachaussureétaitcompriseentre42et44.GreggAldrichchaussaitdu43.L’enregistreurdudispositifdesécuritéavaitétéconsignécommepièce
àconviction.L’alarmeavaitétémiseladernièrefoislevendredi13mars,à seize heures. On l’avait coupée à onze heures trente le même soir,comme en témoigna l’installateur, et elle n’avait pas été rebranchée, cequisignifiaitquelamaisonétaitrestéesanssurveillancependantleweek-endetlelundimatinquandNatalieRainesavaitététuée.Àlabarre, lamèredeNatalie,AliceMills,déclaraquesafillecachait
undoubledesescléssousunfauxrocherdans lacour,à l’arrièredesamaisondeCloster.«Greggconnaissaitl’existencedecerocher,affirma-t-elle. C’est lui qui l’avait offert àNatalie.Quand elle vivait avec lui, ellepassaitsontempsàperdreououblierlaclédesonappartement.Lejouroù elle s’est installée à Closter, il lui a conseillé d’avoir un autre jeu àportéedelamainsiellenevoulaitpassetrouveràlaportedesamaisonparunenuitglaciale.»L’exclamationquiéchappaensuiteàAliceMillsfutretiréedesminutes
duprocès,maistoutlemondedanslasalleavaitpul’entendre.Éclatantensanglots,leregardfixésurGregg,elles’étaitécriée:«Vousvousêtestoujours montré si protecteur avec Natalie ! Comment avez-vous puchangerautant?Commentavez-vouspulahaïràcepoint?»Le témoin suivant était un employé de chez Brookstonemuni d’une
copiedelafactureprouvantqueGreggavaitréglél’achatdufauxrocheravecsacartedecrédit.La déposition dumédecin légiste fut froide et précise. Parlant de la
position du corps, il déclara que Natalie Raines avait été attaquée dèsqu’elleavaitfranchilaporte.Unebosseàl’arrièreducrânelaissaitpenserqu’elleavaitétéjetéeàterre,puisquel’assassinavaittiréàboutportant.« La balle n’a pas touché le cœur. La mort a été provoquée par unehémorragieinterne.— Si elle avait été secourue immédiatement après avoir été blessée,
aurait-ellesurvécu?s’enquitEmilyWallace.—Absolument.»Ce soir-là, les débats de l’émission Courtside roulèrent sur Emily
Wallace.
« Le regard qu’elle a lancé à Aldrich après sa dernière question aumédecin légiste était du pur théâtre, commenta Peter Knowles, unprocureur à la retraite.Elle voulait que les jurés comprennentqu’aprèsavoirtirésurNatalie,Aldrichauraitencorepuluisauverlavie.Aulieudequoi,ill’alaisséeseviderdesonsang.— Je n’en crois rien, dit avec force Brett Long, un criminologue.
Pourquoi aurait-il couru le risque que quelqu’un entre dans la maisonaprèssondépartetaillechercherdusecours?Non.Aldrich,ouceluiquil’atuée,apenséqu’elleétaitmorte.»C’étaitexactementlaréflexionquesefaisaitMichaelGordon.Pourquoi
ne l’ai-jepasdit toutde suite ? sedemanda-t-il.Est-ceparceque jeneveuxpasoffriràGreggmêmeunsoupçondesoutien?Suis-jetellementsûrdesaculpabilité?Aulieudeserangeràl’avisdeBrettLong,ildit:«EmilyWallacealedondedonneràchaquejurél’impressionqu’elleluiparleenparticulier.Noussavonstousàquelpointc’estefficace.»Àlafindeladeuxièmesemaineduprocès,lesauditeursfurentinvités
àdonnerleuravisconcernantl’innocenceoulaculpabilitédeGreggsurlesite deCourtside. Le nombre de réponses dépassa les prévisions, avecsoixante-quinzepourcentdesvotesenfaveurd’unverdictdeculpabilité.Quandunmembredugroupedediscussion le félicitadu succèsde sonémission, Michael se souvint du reproche de Katie lui prédisant uneprimepoursonsuccès.Les mailles du filet semblaient se resserrer chaque jour davantage
autour de Gregg et Gordon éprouvait le sentiment de plus en plusprofondd’avoirabandonnésonami,voired’aider l’opinionà sedressercontre lui. Et les jurés ? se demanda-t-il. Ils étaient censés se teniréloignés de la couverture médiatique du procès. Michael se demandacombien d’entre eux regardaient son émission le soir et s’ils étaientinfluencésparlesvotesdupublic.Greggregardait-ilCourtsideenrentrantchezlui?Probablement.Ilse
demandait aussi si Gregg avait lamême réaction que lui devant EmilyWallace–l’impressiontroublantequequelquechoseenelleluirappelaitNatalie.
16
ZacharyLanningsavaitqu’ilavaitfaituneerreur.Iln’auraitjamaisdûsetrouverdanslagaleried’Emilyentrainderegarderlatélévisionquandelle était rentrée. Une lueur inquiète avait traversé son regard en levoyant,etellel’avaitremerciédes’êtreoccupédeBessd’untontrèsfroid.C’étaituniquementàcauseduprocèsqu’ellen’avaitpasmisfinàleur
arrangement,mais il était certainqu’ellene tarderaitpasà trouveruneexcuse pour se débarrasser de lui. Pire, peut-être mènerait-elle uneenquête à son sujet. Elle était procureur, après tout. Il ne fallait paséveillersaméfiance.ZacharyLanning,ilavaitpriscenompendantleslongsmoisoùilavait
échafaudéunplanpoursevengerdeCharlotte,desamèreetdesenfants.Ils’efforçaitdenejamaispenseràsesautresnoms,mêmes’ilsrefaisaientparfoissurfacependantsonsommeil.À Des Moines il s’appelait Charley Muir, électricien et pompier
bénévole.Charlotteétaitsatroisièmefemme,maisellen’ensavaitrien.Ilavait dépensé ses économies pour lui acheter une maison. Charley etCharlotte, deux prénoms qui s’accordaient bien. Puis, au bout de deuxans, elle l’avait mis dehors. Sa mère était venue vivre avec elle et lesenfants.Elles’étaitinstalléechezmoi,sedisait-il,alorsqu’ellenevenaitjamais nous rendre visite quand j’étais là. Charlotte avait demandé ledivorceetlejugeluiavaitattribuélamaisonetunepensionparcequ’elleprétendait avoir abandonné une bonne situation pour s’occuper desenfants et lui faire la cuisine. Charlotte était une fiefféementeuse. Ellen’avaitjamaisaimésontravail.Il avait ensuite découvert qu’elle sortait avec un des pompiers de la
caserne, Rick Morgan. Il avait entendu Rick dire que Charlotte l’avaitquittéparcequ’elleavaitpeurdelui,qu’ilétaitbizarre…Il avait adoré voir EmilyWallace passer tout son été à instruire un
procèsdestinéàfairecondamneruntypequiavaittuésafemme.Leplusfortestqu’ellevayarriver,songea-t-il,carelleestsacrémentintelligente.Pasassezpourtantpourdevinerquej’aituécinqpersonnesd’uncoup!Ilétaitfierdevoirlenometlaphotod’Emilydanstouslesmédias.Ilavait
presquel’impressionquelesélogesluiétaientadressés.Personnen’estplusproched’ellequemoi,pensait-il.Jelissese-mails.
Jefouilledanssonbureau.Jetouchesesvêtements.Jelisleslettresquesonmariluiécrivaitd’Irak.JeconnaisEmilymieuxqu’elleneseconnaîtelle-même.Maismaintenant,ildevaitsedébrouillerpourdissipersessoupçons.Il
fitletourduquartierettrouvaunegaminequicherchaitàgagnerunpeud’argentensortantdel’école.Etlevendredideladeuxièmesemaineduprocès,ilattenditleretourd’Emilyets’approchad’elleaumomentoùelledescendaitdesavoiture.«Emily, jesuisdésolé, j’aiététransférédansl’équipequitravaillede
seizeàvingt-troisheuresà l’entrepôt,mentit-il.C’estuncoupdurpourBess.»Lesoulagementquetrahitleregardd’Emilyl’emplitderancœur.Puis il lui parla de cette jeune écolière, non loin de chez elle, qui étaitprête à le remplacer pour s’occuper de Bess au moins jusqu’àThanksgiving, avant que ne commencent les répétitions de la pièce dethéâtredel’école.«C’esttrèsgentildevotrepart,Zach,luidit-elle.Maisjevaisavoirdes
horairesplusraisonnables,jen’auraisansdouteplusbesoind’aide.»Elleauraitpuaussibienajouterlemot«jamais».Zachcompritqu’elle
nelaisseraitpluspersonneentrerchezelleensonabsence.« Très bien, voici quandmême son numéro de téléphone, au cas où
vous changeriez d’avis, et vos clés. » Zach poursuivit sans la regarder,d’untonpresquetimide:«Jeregardecetteémission,Courtside,touslessoirs.Vousêtes formidable.J’attendsavec impatiencedevoir commentvousalleztraitercesalaud,Aldrich,quandilseraà labarre.Ildoitêtreredoutable.»Emilyleremerciaavecunsourireetenfouitlaclédanssapoche.Tout
estbienquifinitbien,pensa-t-elleenmontantlesquelquesmarchesquimenaientàlaported’entrée.Jecherchaisunmoyendemettrefinàcettesituationetcepauvregarçonl’afaitpourmoi.Zachlaregardas’éloignerenplissantlesyeux.Emilyl’éjectaitdesavie
aussisûrementqueCharlottel’avaitmisàlaportedechezlui.Leschosesnesepassaientpascommeill’avaitprévu,ilavaitespéréqu’ellelaisseraitlagamined’àcôtés’occuperdesonchienetseréjouiraitensuitedelevoirrevenir.C’étaitfichu.La fureur qui s’était emparée de lui à d’autresmoments de sa vie le
submergeaànouveau.Ilpritsadécision.C’esttontour,Emily,décida-t-il.Jenesupportepasqu’onmerepousse.Jenel’aijamaissupportéetje
nelesupporteraijamais.Une fois à l’intérieur, Emily se sentit inexplicablement inquiète et
referma à clé derrière elle. Elle alla dans la galerie, sortit Bess de sonpanieretseditqu’elleferaitbiendechangerlaserruredecetteporte.Pourquoiai-jeuntelsentimentd’appréhension?sedemanda-t-elle.Ce
doitêtreleprocès.J’aitellementévoquéNataliequej’ail’impressiondem’identifieràelle.
17
Depuis le début des débats, Gregg Aldrich avait pris l’habitude derejoindredirectement lecabinetdesonavocatenquittant le tribunaletd’y rester une ou deux heures à passer en revue les dépositions destémoinsdel’accusationquiavaientétéappelésàlabarrecejour-là.Puisune voiture le ramenait chez lui. Katie, quimontrait toujours lamêmedétermination à l’accompagner au tribunal, avait accepté de regagnerdirectement l’appartement dès que l’audience s’interrompait, à seizeheures,etd’yretrouversonprofesseurparticulier.Elleavaitaussiaccepté,àlademandedesonpère,depasserdetemps
en temps la soirée avec des amis qui étaient en classe avec elle àManhattanavantqu’ellenesoitinterneàChoate,dansleConnecticut.Quand elle était à la maison, ils regardaient ensemble Courtside.
Revoir les principaux moments du procès accompagnés descommentaires du groupe de discussion plongeait aussitôtKatie dans lacolèreetledésespoir.« Papa, pourquoi Michael ne prend-il jamais parti en ta faveur ?
demandait-elle. Il était si gentil quand nous allions skier avec lui, et ildisaittoujoursquec’étaittoiquiavaisfaitlacarrièredeNatalie.Pourquoineledit-ilplusmaintenant,quandcelapourraitt’êtreutile?— Nous allons lui apprendre, répliquait Gregg. Nous n’irons plus
jamaisfairedeskiaveclui.»Et il brandissait son poing en direction de la télévision, feignant
l’indignation.«Oh,papa,s’écriaitKatieenriant,jeparlesérieusement.—Moiaussi»,disaitGregg,d’untonpluscalme.Ildevaits’avouerquelessoirsoùKatiesortaitavecsesamisétaientun
répit pour lui. Pendant la journée, sa présence affectueuse, quand elleétait assise quelques rangs derrière lui au tribunal, lui apportait unréconfortaussienveloppantqu’unecouverturechaudeetdouillette.Maisilluiarrivaitparfoisd’avoirtoutsimplementenvied’êtreseul.Etcesoir,justement,Katiedînaitdehors.Greggluiavaitpromisdese
fairemonterunrepasparleclubdel’immeublemais,aprèssondépart,il
seversaundoublescotchavecdesglaçonsets’installadanslebureau,latélécommandeàlamain.Ilavaitl’intentionderegarderCourtside,maisauparavantilvoulaitretrouverunsouvenir.Pendantleurréunionquelquesheuresplustôt,RichardetColeMoore
l’avaientavertiqueJimmyEastonseraitappeléàlabarrelelendemainetquel’issueduprocèsreposaitsursacrédibilité.«Gregg,lepointcrucialdesadépositionsesitueraaumomentoùildiravousavoirretrouvédansvotreappartement,luiavaitditRichard.Jevousledemandeànouveau:ya-t-ilunepossibilitéqu’ilsoitjamaisvenuchezvous?»Greggs’étaitemporté:«Jen’aijamaisreçucementeurchezmoietne
meposezpluscettequestion.»Maiscepointlehantait.CommentEastonpeut-ilprétendreêtrevenuici?Est-cequejedeviensfou?sedit-il.Ilavalaunegorgéedewhiskyets’armadecourageavantderegarder
Courtside, comme tous les soirs. Mais l’effet apaisant du pur malts’évanouit aussitôt. Soixante-quinze pour cent des téléspectateurs quiavaientréponduausondagesurleNetlecroyaientcoupable.Soixante-quinze pour cent ! se répéta-t-il, incrédule. Soixante-quinze
pourcent!Un extrait de la vidéo du procès apparut à l’écran, montrant Emily
Wallace au moment où son regard avait croisé le sien. Comme autribunal, l’expressionde dédain et demépris dans ses yeux le figea surplace.Touslesspectateursdel’émissiondevaientleconstatercommelui.Un accusé est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire, se dit-il.Ellesedébrouilledrôlementbienpourprouverquejesuiscoupable.Incontestablement,ilyavaitquelquechosechezEmilyWallacequile
troublait. Un des invités deCourtside avait qualifié sa présentation de«purthéâtre».Ilaraison,pensaGregg,ilbaissalevolumedusonet,lesyeux fermés,palpadanssapoche la feuilledepapierpliée, semblableàtoutescellessurlesquellesilgriffonnaitpendantl’audience.Ils’étaitlivréàdescalculs:lavoituredelocationavait24300kilomètresaucompteurquandill’avaitprise,et1085deplusquandill’avaitrendue.Untotalde865kilomètrescorrespondaitàl’aller-retourdeManhattanàCapeCod.IlavaitfaitcinqfoisletrajetquiséparaitlemoteldeHyannisdelamaisonde Natalie à Dennis entre le samedi après-midi et le dimanche soir.Environ 32 kilomètres chaque fois. Ce qui représentait un peu plus de160kilomètres.Ilmerestaitjusteassezdekilométragepourallerjusqu’àlamaisonde
Natalie le lundimatin, la tuer et être de retour àManhattan à l’heureprévue,pensaGregg.Aurais-jepucommettreunacteaussiabominable?
Ai-je jamais couru pendant plus de deux heures d’affilée ? Étais-jedéboussoléaupointdeneplusavoiraucunsouvenir?Aurais-jepulalaisserseviderdesonsang?Il ouvrit les yeux et augmenta le volume. Son ancien ami intime
MichaelGordondisait:«Demainauralieuunvéritablefeud’artificeautribunal, quand le témoin-vedette de l’État, Jimmy Easton, viendratémoignerqu’ilaétéengagéparGreggAldrichpourassassinersafemmedontilétaitséparé,lacélèbreactriceNatalieRaines.»Gregg appuya sur le bouton d’arrêt de la télécommande et finit son
verre.
18
«VotreHonneur,l’ÉtatappelleJamesEastonàcomparaître.»Laportedelacelluledutribunals’ouvrit.Eastonensortitets’avança
lentementverslabarre,encadréparlesagentsdepolice.Àsavue,Emilyserappelaunedesexpressionsfavoritesdesagrand-mère:«Lafarinedudiablenefaitpasdubonpain.»Jimmyportaitlecostumebleumarine,lachemiseblancheetlacravate
àpetitsmotifsqu’Emilyavaitpersonnellementchoisispour le jouroùilse présenterait devant la cour.Malgré ses protestations, il s’était laissécouper les cheveux par le coiffeur de la prison et, néanmoins, commeEmilyenavaitfaitlaremarqueàTedWesley,ilavaittoujoursl’apparenced’untaulard.Grâceà sa longueexpériencedes tribunaux, il savait cequiviendrait
ensuite.Ils’arrêtaenarrivantdevantlebancdujuge.LejugeStevensluiordonnaalorsdedéclarersonidentité,puisd’épelersonnomdefamille.«JamesEaston,EASTON.—Veuillezleverlamaindroiteetprêterserment.»L’hypocrisie affichée sur le visage d’Easton quand il jura de dire la
vérité, toute la vérité et rien que la vérité provoqua une vague dericanementsparmil’assistance.Bravo, pensa Emily, consternée. Pourvu que le jury reste impartial
devantmontémoin-vedette.LejugeStevensfrappaplusieurscoupssecsdesonmarteauetmenaça
d’expulsionetd’interdictiond’assisterauxaudiencessuivantesquiconqueréagiraitverbalementoupargestesàladépositiond’untémoin.UnefoisEastoninstallédanssonsiège,Emilys’avançalentementvers
lui,levisagegrave.Sastratégieétaitdel’ameneràévoquerd’embléesescondamnations anciennes et l’accord qu’il avait conclu avec elle. Elleavait décrit son passé criminel dans son exposé liminaire et voulait enfinir avec cette question. En attaquant le sujet de front, elle espéraitmontrer aux jurés qu’elle entendait être honnête avec eux et que sontémoin,endépitdelalisteinterminabledesesdélits,méritaitd’êtrecru.Je marche sur un fil, pensa-t-elle, et peut-être va-t-il céder. Mais
Easton réagit aussi bien qu’elle pouvait l’espérer aux questionssuccessives qu’elle lui posa d’un ton neutre. Le ton humble, le gestemesuré, il ne fit pas mystère de ses nombreuses arrestations etcondamnations.Puis,ilajoutainopinément:«Maisjen’aijamaistouchéuncheveudepersonne,madame.C’estpourquoijen’aipaspuexécuterlemarchépasséavecM.Aldrichettuersafemme.»RichardMooreselevad’unbond.«Objection.»Bravo, Jimmy ! pensa Emily. Même si la remarque est retirée des
minutes,lesjurésl’aurontbeletbienentendue.La matinée était déjà avancée quand Easton avait commencé sa
déposition. À midi vingt, voyant qu’Emily s’apprêtait à interroger sontémoin sur ses relations avecGregg Aldrich, le juge Stevens intervint :«MadameWallace, l’interruptionhabituelledudéjeunerapprochant, jeproposequenoussuspendionslaséancejusqu’àtreizeheurestrente.»Excellent,pensaEmily.Ilyauraainsiunlapsdetempssuffisantentre
les déclarations de Jimmy sur son passé et sa déposition concernantAldrich.Merci,monsieur le juge. Impassible, elle attendit à la table duprocureurqu’Eastonsoitreconduitjusqu’àsacelluleparlesagentsetquelesjurésaientquittélasalle.PuisellegagnarapidementlebureaudeTedWesley. Il avait assisté à l’audience pendant toute la matinée et ellevoulait connaître son opinion sur la manière dont elle avait conduitl’interrogatoired’Easton.Depuis l’annonce, deux semaines plus tôt, de sa nomination à la
fonctiondeministredelaJustice,lesmédiass’étaientlivrésàunevaguede commentaires, la plupart très élogieux. Pourquoi en aurait-il étéautrement ? seditEmily en sehâtantdans le couloir.Ted avait étéunavocat renommé, très actif dans les cercles républicains, avant d’êtrenomméprocureur.Enentrant,ellevitsursonbureauunepiledecoupuresdepressedont
elleaurait juréqu’ellesconcernaientsanomination.Et ilétaitclairqu’ilétaitd’excellentehumeur.«Emily,dit-ilenl’accueillant,approchez-vous.Regardez-moiça.—J’aipresquetoutlu.Vousavezunepressefabuleuse.Félicitations.—Vous ne vous débrouillez pasmal non plus. Vousm’avez presque
délogédelaunedesjournauxtantvousmenezcetteaffaireavecbrio.»Ilavaitfaitmonterdessandwichsetducafépourdéjeunersurplace.
«J’aicommandéunjambon-fromagepourvous.Etducafénoir.Çavousva?—C’estparfait.»
Ellepritlesandwichqu’illuitendait.«Maintenantasseyez-vousetdétendez-vousun instant. Jedoisvous
parler.»Emily venait justededéballer son sandwich.Y avait-il dunouveau ?
Elleleregardad’unairinterrogateur.«Jevaisvousdonnerunconseil,Emily.Vousn’avezpasvouludireque
vous aviez eu une transplantation cardiaque il y a deux ans. Personnedansleservicen’ignorequevousavezsubiuneopérationducœuret,biensûr, vous êtes restée en convalescence pendant plusieurs mois. Maiscommevousavezétéextrêmementavarededétails,jepenseêtreleseuliciàsavoirqu’ils’agissaitd’unetransplantation.—C’estvrai»,ditdoucementEmilyenouvrantlesachetdemoutarde
qu’ellepressasursonsandwich.«Ted,voussavezquelamortdeMarkm’aanéantie.J’étaisunevraieloque.Lesgensontétémerveilleux,maistoute cette compassion m’étouffait. Puis, moins d’un an plus tard,lorsqu’ilafallusubitementremplacermavalveaortique,toutaétédemalenpis.Aubureau,ons’attendaitàcequejeresteabsentependanttroismoisdetoutefaçon.Aussi,quandlavalvealâchéetquej’aieulachancede pouvoir bénéficier immédiatement d’une transplantation, je suisretournéetranquillementàl’hôpitaletjen’airacontéqu’àquelquesrarespersonnes,dontvous,cequiétaitarrivé.»Ted se pencha en avant dans son fauteuil, laissant de côté son
sandwich, et la regarda avec une profonde sollicitude. « Emily, jecomprends parfaitement, et j’ai toujours su pourquoi vous n’avez pasvoulu enparler. J’ai vu votre réaction, il y a sixmois, quand je vous aidemandésivousvoussentiezd’attaquepourvouschargerdecetteaffaire.Jesaisquevousnevoulezpaspasserpourquelqu’undefragile,danstousles sens du terme. Mais parlons franchement. Vous requérez dans unprocèstrèsmédiatiséetvousêtesentraindedevenircélèbre.LesdébatssontcommentéstouslessoirsdansCourtsideetvotrenomconstammentcité. On ne parle que de vous. Ce n’est qu’une question de jours avantqu’ils se mettent à fouiller votre passé et, croyez-moi, ils finiront partrouver.Voussuscitezunvéritableintérêtentantquepersonne.EntrelatransplantationetladisparitiondeMarkenIrak,vousallezêtrelaciblefavorite des journalistes, même s’ils se montrent favorables à votreégard.»Emilybutunegorgéedecafé.«Votreconseil,Ted?— Soyez prête. Attendez-vous aux questions et ne vous laissez pas
démonter. Que vous le vouliez ou non, vous êtes aujourd’hui un
personnagepublic.—Oh,Ted,c’est toutceque jedéteste,protestaEmily.Jen’ai jamais
souhaité parler de tout ça. Vous savez que certains individus peuventvous rendre la vie difficile quand vous faites partie du bureau duprocureuretquevousêtesunefemme.»Enparticulierdesindividuscommevotrecousin,pensa-t-elle.« Emily, vous n’avez pas cherché à ce que je vous facilite la tâche à
causedevosproblèmesdesanté,etpourcelajevousaiadmirée,croyez-moi.— Il y a autre chose, dit posément Emily.Mark ne s’attendait pas à
mourir.Ilétaitcertainderevenir.Ilnourrissaittellementdeprojetspournous et notre avenir. Nous avions même discuté des noms que nousdonnerions à nos enfants. Aujourd’hui, je suis pleinement consciented’êtreenviegrâceà lamortdequelqu’und’autre.Quelleque soit cettepersonne,elleaussidevaitnourrirdesprojetsetdesespoirspourl’avenir.C’estunechosequej’aidumalàaccepter.—Cequejepeuxcomprendre.Maisécoutezmonconseil.Soyezprêteà
êtreinterrogéelà-dessusaussi.»Emilymorditdanssonsandwichetseforçaàsourire.«Pourchanger
desujet,vousavezl’airdepenserquejusqu’icijemesuisbiendébrouilléeavecJimmyEaston.— Je regardaisRichardMoore se tortiller sur sa chaise pendant que
Jimmy Easton exposait son passé et l’arrangement qu’il a conclu avecnous.Vousluiavezcoupél’herbesouslepiedendéballanttoutlepaquetenpremièrepartie,Emily.Vousêtesparvenueàconvaincre le juryqu’àvosyeuxEastonestunecrapulemaisque,danscetteaffaire, ilnementpas.»Emily mangea encore quelques bouchées de son sandwich et
enveloppa le reste. «Merci, Ted. J’espérais avoir votre approbation. »Elle hésita, avala avec difficulté. « Et merci pour tout le reste… votresoutien quand j’ai perdu Mark… quand j’ai été malade… et merci dem’avoirconfiécetteaffaire.Jenel’oublieraijamais.»TedWesleyseleva.«Vousavezamplementméritétoutlesoutienque
jevousaiapporté,dit-ilavecchaleur.Et jevaisvousconfierunechose,Emily, si vous faites condamnerAldrich, je ne serais pas étonnéque lenouveauprocureurvousoffrelepostedepremiersubstitut.Celan’auraitrien d’anormal. Retournez là-bas et vendez Easton au jury. Faites-leurcroireàtousqu’ils’estrangédesvoitures.»Emily se leva de sa chaise en riant. « Si j’y arrive, c’est que je suis
capabledevendrede laglaceàunEsquimau,commeondit.Àbientôt,Ted.»
19
Sans s’en douter, Jimmy Easton eut exactement le même déjeunerqu’Emily, un sandwich jambon-fromage et du café noir. À la seuledifférencequ’ilseplaignitauprèsdugardiendesacelluledenepasavoirassezdemoutarde.«Ons’ensouviendrademainsivousêtesencorelà,ricanasongeôlier.
Nousnevoudrionssurtoutpasquevoussoyezinsatisfaitdenotrecuisine.—Jesuissûrquevousenparlerezauchef,grommelaJimmy,etvous
luidirezaussique,laprochainefois,ilajouteunerondelledetomate.»Iln’obtint pas de réponse. Hormis le manque de moutarde, Jimmy sesentaitplutôtsatisfaitdesaperformance jusque-là.Enrécitant toussesdélitsantérieurs,ilavaiteul’impressiondeseconfesser.«Bénissez-moi,mon père, parce que j’ai péché… Il y a plus ou moins une trentained’années que je n’ai pas mis les pieds dans un confessionnal. J’ai étéarrêté dix-huit fois, emprisonné trois fois pour un total de douze ans.Puis,voilàsixmois,j’aicambrioléquatremaisonsenunesemaineetétéassezstupidepourmefaireprendreàlaquatrième.Maisj’aitoujourssuquej’avaisunatoutdansmamanche.»Bien entendu, ce n’était pas à un prêtre qu’il avait raconté cette
histoire.Enréalité,ils’étaitmisàtabledevantl’inspecteurdubureauduprocureur,etc’étaitpourcetteraisonqu’ilsétaienttousauxpetitssoinspourlui,alorsqu’ilauraitdûenprendrepourdixansauminimum.Jimmy avala la dernière goutte de son café. Peut-être devrait-il
préciseràcegardienquifaisaitlemalinqu’ilaimeraitbienenavoiruneplusgrandetassedemain.Etunpetitoignonauvinaigre,sedit-ilavecunricanement.Ilregardalapenduleaumur.Ilétaitpresquetreizeheures.Le juge serait de retour dans une demi-heure. « La cour, veuillez vouslever.»Pourquoipas :«JimmyEaston,veuillezvous lever»?Dans lasoiréeilyauraitsûrementdesdétenuspourregarderCourtsideetlevoirapparaître à l’écran. Il allait faire de son mieux pour leur offrir unchouettespectacle.Jimmyselevaettapacontrelesbarreauxdesacellule.«Jeveuxaller
auxchiottes»,cria-t-il.
Àtreizeheurestrenteprécises,ilétaitderetouràlabarre.Aumoment
des’asseoir,ilsesouvintdesinstructionsd’EmilyWallace.«Tenez-vousdroit. Ne croisez pas les jambes. Regardez-moi. Ne vous avisez pas defairelemarioledevantlejury.»Mais je parie qu’elle n’a pas regretté de m’entendre déclarer à
l’improvisteque jen’avais jamais fait lemoindremalàpersonne,pensaJimmy.L’airsérieux, ilse tournaversEmilyWallace.Quandellevenaitl’interrogerenprison,elleavaitparfois lescheveuxrelevés.Aujourd’huiils tombaient sur ses épaules, parfaitement coiffés, lisses comme unecascade.Elleportaituntailleurbleufoncé,quirappelaitlacouleurdesesyeux.Pasdedoute, c’étaitunebellenana.Des types lui avaientditquec’étaitunedureàcuirequandelleavaitdécidédevousfairelapeau,maiscen’étaitpaslecasaveclui,deçailétaitsûr.«MonsieurEaston,connaissez-vousleprévenu,GreggAldrich?»Jimmy serra les lèvres, retenant la réponse qu’il aurait formulée en
d’autrescirconstances:«Tuparlesquejeleconnais.»Aulieudequoi,ilréponditd’unevoixmesurée:«Oui,jeleconnais.—Quandavez-vousrencontréM.Aldrichpourlapremièrefois?—Ilyadeuxansetdemi,le2mars.—Àquelleoccasionavez-vousrencontréM.Aldrich?—J’étaisauVinnie’s-on-Broadway.Unbardela46eRueàManhattan.—Quelleheureétait-il?—Environdix-huitheurestrente.Jeprenaisunverreetletypesurle
tabouret à côtédemoim’ademandéde luipasser les cacahuètes et lesamandessalées,ceque j’ai fait.Mais j’aiprisdeuxoutroisamandesaupassage,et ilm’aditquec’étaitcequ’ilpréférait luiaussi,ensuitenousnoussommesmisàbavarder.—Vousêtes-vousprésentésl’unàl’autre?—Ouais.Jeluiaiditquejem’appelaisJimmyEastonetilm’aditqu’il
s’appelaitGreggAldrich.—M.Aldrichest-ildanscettesalle?—Etcommentqu’ilestlà.Jeveuxdire,oui.— Auriez-vous l’obligeance de le désigner du doigt et de décrire
brièvementlafaçondontilesthabillé?»Jimmy montra la table de la défense. « C’est celui qui est assis au
milieu entre les deux autres hommes. Il porte un costume gris et unecravatebleue.— Les minutes du procès rappelleront que M. Easton a identifié
M.Aldrich»,ditlejugeStevens.Emilypoursuivitsoninterrogatoire:«Est-cevousquiavezengagéla
conversationavecM.Aldrich,monsieurEaston?—Jediraisplutôtqu’Aldrichacommencéàmeparler. Il étaitdéjàà
moitiébourré…—Objection!s’écriaMoore.— Objection accordée », dit le juge, avant d’ajouter : « Monsieur
Easton,répondezuniquementàlaquestionquiestposée.»Jimmyfeignitunaircontrit.«D’accord.»Ilsurpritleregardd’Emily
etajoutahâtivement:«VotreHonneur.»« Monsieur Easton, retracez-nous fidèlement, je vous prie, la
conversation que vous avez eue avecM.Aldrich. »Nous y voilà, pensaEmily.C’esticiquetoutsejoue.«Ehbien,vousvoyez,commençaJimmy,nousavionsbuunverreou
deux et nous avions tous les deux le moral à zéro. En général, je neracontepasquej’aifaitdelaprison,voussavez,c’estplutôtgênant,maisj’avais cherché du boulot toute la journée et je n’avais essuyé que desrefus. J’ai dit à Aldrich que c’était dur pour un type commemoi de seréformer,mêmes’ilenavaitl’intention.»Jimmysetortillasursonsiège.«Etc’estmonintention»,assura-t-ilà
l’auditoire.«CommentGreggAldricha-t-ilréagiàcequevousluidisiez?—D’abord,ilariendit.Ilasortisontéléphoneportableetcomposéun
numéro. Une femme a répondu. Quand elle a su que c’était lui quiappelait, elle est entréeen rage.Jeveuxdirequ’elle criait si fortque jepouvais l’entendre. Elle hurlait : “Gregg, fiche-moi la paix.” Puis elle asansdouteraccroché,et j’aibienvuqu’ilétait furax.Ils’est tournéversmoietadit:“C’étaitmafemme.Jelatueraissijepouvais.”—Pourriez-vousrépéter,monsieurEaston?—Ils’esttournéversmoietadit:“C’étaitmafemme.Jelatueraissije
pouvais.”—GreggAldrichadit:“C’étaitmafemme,jelatueraissijepouvais”,
reprit lentement Emily, désireuse de laisser les mots s’imprimer dansl’espritdesjurés.—Ouais.»EmilylançaàladérobéeunregardàGreggAldrich.Ilsecouaitlatête
comme s’il n’en croyait pas ses oreilles. Elle voyait des gouttes detranspirationseformersursonfront.Mooreluimurmuraquelquesmots,cherchantvisiblementàlecalmer.Inutile,pensa-t-elle.Jen’ensuisqu’au
début.«MonsieurEaston,quelleaétévotreréactionenentendantcespropos
delapartdeM.Aldrich?—Jemesuisrenducomptequ’ilétaitdrôlementsecoué.Jeveuxdire
horsdelui.Ilétaitécarlateetiladonnéungrandcoupsurlebaravecsontéléphone,maisj’aicruqu’ilplaisantait.Alors,justepourplaisantermoiaussi, je lui aidit : “Je suis fauché.Pourvingtmilledollars, je le fais àvotreplace.”—Ques’est-ilpasséalors?—Untypeestentrédanslebar,ilaaperçuAldrichets’estdirigédroit
surlui.—M.Aldrichvousa-t-ilprésentéàcethomme?—Non. Il est seulement resté le temps de dire qu’il avait vuNatalie
dansUntramwaynomméDésiretqu’elleétaitsuperbe.C’estlemotqu’ilaemployé,superbe.—CommentaréagiM.Aldrich?— Il lui a dit sur un tonplutôt agacé queNatalie était superbe dans
toussesrôles,puisilluiatournéledos.L’autreajustehaussélesépaulesetils’estdirigéverslasalledurestaurant,jel’aivurejoindredesgensàunetable.— Vous êtes-vous rendu compte que cet homme parlait de Natalie
Raines?—C’estcequej’aitoutdesuitecompris.J’aimealleraucinémaetjel’ai
vuedanslefilmpourlequelelleaéténomméepourlesOscars.Etj’aivulesaffichesduTramway.»Emily but une gorgée d’eau. « Monsieur Easton, après cette rapide
rencontre,quevousaditM.Aldrich?—Je luiaidit, justepourplaisanter : “Ditesdonc,votre femmec’est
Natalie Raines. Mon prix pour la supprimer du paysage vientd’augmenter.”—Commenta-t-ilréagi?—Ilm’aregardésansunmotpendantuneminute,puis iladit : “Et
quelestvotreprixàprésent,Jimmy?”—Qu’avez-vousrépondu?—Toujoursenplaisantant, j’aidit : “Cinqmille toutdesuiteetvingt
millequandj’auraifinileboulot.”—Etqu’aditM.Aldrich?— Il a dit : “Laissez-moi réfléchir. Donnez-moi votre numéro de
téléphone.”Jeleluiainotésurunboutdepapier,ensuitejemesuislevé
pourpartir,maisj’aieuenvied’allerauxtoilettesavant.Jesupposequ’ilacruquej’avaisdéjàquittéleslieuxcar,moinsdecinqminutesplustard,alors que j’étais en train deme laver lesmains,monportable a sonné.C’étaitAldrich.Iladitqu’ilacceptaitmonoffreetquejedevaismerendreàsonappartementlelendemainpouryprendrelescinqmilledollarsenliquide.—M. Aldrich vous a demandé de venir le lendemain. C’est-à-dire le
3mars,n’est-cepas?—Oui,versseizeheures.Iladitquelafemmedeménageseraitpartie
àcetteheure-là.Ilaajoutéqu’ilm’attendraitàl’angledesonimmeubleetqu’ilmeferaitmonterchezluipourqueleportiern’aitpasàm’annoncer.Ilm’arecommandédeporterdeslunettesnoiresetunchapeau.C’estcequej’aifait,etilétaitlà,aucoin.Puisilalaisséd’autrespersonnessortird’un taxi et entrer dans l’immeuble, et nous sommesmontés avec ellesdansl’ascenseur.—Vous êtesdoncallédans sonappartement et il vous adonné cinq
milledollarspourtuerNatalieRaines.—C’estça,etilm’aindiquéoùellehabitaitdansleNewJersey,etses
horairesauthéâtre.— Pouvez-vous décrire l’appartement de M. Aldrich, monsieur
Easton?—Ilestsituéauseizièmeétage.Superluxueux.Voussavez,seulement
deuxappartementsparétage.Ungrandhalld’entrée.Lapiècedeséjourpeinte dans une sorte de blanc, avec une énorme cheminée demarbreornéed’unequantitédesculpturesaucentre.Jemesouviensqu’ilyavaitundeces tapisd’Orient,dansdescouleurs rougeetbleu.Etuncanapébleu,faceàlacheminée,desfauteuilssansbrasdechaquecôté.Ilyavaitaussi un autre petit divan sous la fenêtre et plein de tableaux sur lesmurs.—Combiendetempsyêtes-vousresté?—Paslongtemps.Ilnem’apasdemandédem’asseoir.Jevoyaisqu’il
étaitdrôlementnerveux.Puis ilaouvert le tiroird’unepetite tableprèsdudivan,enasortil’argentetcomptécinqmilledollars.—Qu’avez-vousfaitensuite?—Je luiaidemandécomment je toucherais lerestede l’argentaprès
avoir fait le travail. Il a dit que la police l’interrogerait probablementaprèsladécouverteducorps,étantdonnéqu’ilsétaientenpleindivorce,etqu’ilm’appelleraitune semaineplus tardd’un téléphonepublicpourme donner rendez-vous au cinéma au coin de la 57e Rue et de la
TroisièmeAvenue.— C’était l’arrangement convenu quand vous avez quitté Gregg
Aldrich?—Ouais.Maisaprèsj’airéfléchi.JemesuisditqueNatalieRainesétait
tellementcélèbrequeçaferaitunfoindetouslesdiabless’il luiarrivaitquelquechose.Çafourmilleraitdeflicspartoutetjerisquaisdefinirmavieenprison.Enfait,quandj’aiempochélescinqmilledollars,jesavaisquej’iraissansdoutepasjusqu’aubout.Jenesuispasuntueur.—Commentavez-vousannoncéàM.Aldrichquevousrenonciez?—Jeluiaiécritunelettreoùjedisaisquejenepensaispasconvenir
pour le jobqu’ilm’avait confiéetque je le remerciaisde l’acomptenonremboursablequ’ilm’avaitversé.»L’éclatderirequiparcourutlasalleprovoqual’agacementdujuge,qui
réitéra sesmises en garde contre toute forme demanifestation. Puis ilpriaEmilydepoursuivre.«Qu’avez-vousfaitdescinqmilledollars,monsieurEaston?—Commed’habitude.Jelesaiclaquésaujeu.— Quand avez-vous posté la lettre dans laquelle vous renonciez au
projetd’assassinerNatalieRaines?—Le12marsaumatin,adresséeàGreggAldrichàsonappartement.
Je l’ai mise à la boîte près de la pension où je loge dans GreenwichVillage.—Pourquoiluiavez-vousécrit?—Parcequ’ilm’avaitditdenepasluitéléphoner,quelui-mêmeavait
faituneerreurenm’appelantlapremièrefois.Etjesavaisqu’ilrecevraitlalettre.Voussavezcequ’ondit:nilatempêtenilapluienil’obscuritén’empêchent le facteur de faire sa tournée. Et je dois admettre qu’ilm’apportetoujoursmesfactures.»Jimmyneputs’empêcherdesetourneravecunsourireverslesjurés,
espérant qu’ils apprécieraient sa petite plaisanterie. Il savait qu’ilsbuvaientsesparoleset ilseréjouissaitdenepasêtre l’accusé,pourunefois.«Cettelettredanslaquellevousrenoncezàvotreengagementdetuer
Natalie Raines a été postée le 11mars », reprit lentement Emily en setournantverslesjurés.Elleespéraitqu’ilsferaientleursproprescalculs.GreggAldrichavaitdoncreçulalettrelevendredi13oulesamedi14.Elleespéraitaussiqu’ilsserappelaientsonexposéliminaire.Lesoirdu
vendredi13,GreggavaitassistéàladernièrereprésentationdeNatalieetlestémoinsquil’avaientaperçuavaientdéclaréqu’ilsetenaitaudernier
rang, le visage impénétrable, et qu’il avait été le seul à ne pas se leverpourapplaudir.Lesamedi14mars,ilavaitlouéunevoitureetsuivisonex-femmeàCapeCod.Elle attendit un long moment, puis se tourna vers le juge Stevens.
«Pasd’autresquestions,VotreHonneur.»
20
Richard Moore se leva lentement. Pendant les deux heures quisuivirent,aprèsavoir repasséenrevue le longpassécrimineldeJimmyEaston, il entreprit d’attaquer sa déposition. Mais Emily nota avecsatisfactionqueplusEastonrépondait,plusilrenforçaitleurposition.Moore s’efforçait de donner une interprétation différente des faits
relatés par Easton : que Gregg avait rencontré Jimmy au Vinnie’s-on-Broadway,qu’ilavaittéléphonéàNatalieenprésencedeJimmy,qu’uneconnaissance, Walter Robinson, était venue faire l’éloge del’interprétationdeNataliedansleTramway,etquepeuaprèsGreggavaitappeléJimmysursontéléphoneportable.Mais, malgré toute son habileté, Richard Moore ne parvenait pas à
déstabiliser Easton ni à le pousser à la contradiction. À sa question :« N’est-il pas exact que Gregg Aldrich et vous n’avez eu qu’uneconversationanodineàproposdesport?»Jimmyrépondit :«Sipourvous le fait de me demander de tuer sa femme est une conversationanodine,c’estsûr.»À la question deMoore : « N’est-il pas vrai que, dans un bar aussi
bruyant,ilvousauraitétéimpossibled’entendrecequeNathalieRainesaditàGregg?»laréponsedeEastonfut:«C’étaituneactrice.Ellesavaitcommentprojetersavoix.C’estétonnantquelebartoutentiernel’aitpasentenduel’invectiver.»Jimmyestauxanges,pensaEmily.Ilserégaledetenirledevantdela
scène.Elles’inquiétaitpourtantdelevoirdevenirtropbavard,obligeantle juge Stevens à lui rappeler avec une irritation grandissante de selimiterauxquestionsquiluiétaientposées.«Quantàl’appelquevousauraitpasséGreggAldrich,n’avez-vouspas
vous-mêmedéclaréàGreggquevousaviezégarévotreportable?Neluiavez-vous pas demandé d’appeler votre numéro afin de faire sonnerl’appareil et de le localiser ? N’est-ce pas ainsi que les choses se sontpassées?—Absolumentpas.Jen’aijamaiségarémonportable,répliquaJimmy.
Jelegardetoujoursaccrochéàmaceinture.Jevousl’aidit,ilm’aappelé
pendantquejemelavaislesmainsdanslestoilettes.»Emily savait que la visite d’Easton à l’appartement était la partie la
plusdélicatede l’argumentation.Leportierne l’avaitpasvu.La femmede ménage ne l’avait pas vu. S’était-il vraiment rendu chez Gregg ?L’argentluiavait-ilétéremis?Avait-ilensuitedécidédenepasexécuterlecontrat?C’étaitsaparolecontrecelledeGregg.LesmagazinesavaientpubliéplusieursinterviewsdeNataliedanscet
appartement à l’époque où elle y habitait, et certains comportaient desphotosdelasalledeséjour.EmilyétaitcertainequeMooreseserviraitaumaximum de ces photos pour prouver qu’il était facile d’avoirconnaissancedeladispositionetdel’ameublementdel’appartement.Elle ne se trompait pas.Mooremontra à Easton toutes les pages où
apparaissait lasalledeséjourdeGregg,puis luidemandadedécrireaujurycequ’ilvoyait.Les réponses d’Easton furent une récapitulationmot pourmot de sa
dépositionprécédente.« Vous avez rencontré Gregg Aldrich par hasard dans ce bar, dit
sèchementMoore.Voussaviezquiétaitsafemme.Puis,quandelleaétéassassinée,vousavezconcoctécettehistoirepourvousenservircommemonnaied’échangelejouroùvousseriezànouveauarrêté.»Méprisant,ironique,Moorepoursuivit:«Maintenant,lisezlesphrases
soulignées dans cet article à propos de Gregg Aldrich et de NatalieRaines.»IltenditàJimmyunexemplairedeVanityFair.Pas ébranlé une secondepar les accusationsdeMoore,Easton sortit
des lunettesde sapoche.«Lesmirettes sontplus cequ’elles étaient»,expliqua-t-il.Ils’éclaircitlavoixavantdelireàvoixhaute:«NiGreggniNatalien’ont jamaisvouluavoirdedomestiqueàdemeure.Leurfemmedeménagearriveàhuitheuresdumatinetrepartàquinzeheurestrente.S’ilsnesortentpaslesoir,ilsdînentauclubdeleurimmeubleousefontmonterleurrepas.»IlposalemagazineetregardaMoore.«Etalors?— N’est-il pas exact que quiconque ayant lu cet article sait que la
femme deménage n’était plus là à seize heures, heure à laquelle vousprétendezêtreentréchezAldrich?—ParcequevouscroyezquejelisVanityFair?»Unefoisencorelesspectateurséclatèrentderire,etunefoisencorele
jugelesadmonesta.Ilétaitvisiblementfurieux; ilprévintquesicelasereproduisait,ildemanderaitàl’agentdepolicedutribunald’expulserlesrieurs.
Le coup final fut porté aux efforts de Moore visant à faire passerEastonpourunmenteurlorsqu’illuidemandad’examinerànouveaulesphotos de la salle de séjour et de lui signaler s’il y avait dans la piècequelquechosequin’yapparaissaitpas.Jimmycommençaparsecouerlatête,puiss’exclama:«Oh,attendez.
Vous voyez cette petite table près du canapé ? » Il lamontra dudoigt.«C’estlàqu’Aldrichrangeaitl’argentqu’ilm’adonné.Jenesaispassiletiroirgrincetoujoursautant,maisc’estsûrqu’ilfaisaitdubruitquandill’aouvert.Jemesouviensd’avoirpenséqu’ildevraitlefairegraisser.»Emilyjetauncoupd’œilàGreggAldrich.Sonvisage était d’une tellepâleurqu’elle sedemanda s’il n’allait pas
s’évanouir.
21
Parcequ’ilavaitmentiàEmilyenluidisantqueseshorairesdetravailavaient changé, Zach songea qu’il ne fallait ni qu’elle le voie ni qu’elleaperçoivesavoiturequandellerentraitdutribunal.Or,maintenantquele procès avait débuté et que l’audience était suspendue à seize heures,elle arrivait plus tôt chez elle, entre dix-sept heures trente et dix-huitheures.Cequil’obligeaitàerrerdehorsensortantdesontravailjusqu’àlatombéedelanuit,espérantqu’elleneleverraitpasmettresavoitureaugarage.Uneraisondepluspourladétester.Dès qu’il lui avait rendu sa clé, elle avait fait poser un verrou sur la
portede la galerie à l’arrièrede lamaison. Il s’en était aperçuquand ilavait tenté de s’introduire chez elle, une semaine environ après avoircessé de s’occuper deBess. Il s’était fait porter pâle à son travail parcequ’ilavaitunbesoinirrésistibledetoucherlesvêtementsd’Emily.Ilavaitessayéd’entrerdanslamaisonunmatinaprèssondépartetenavaitdoncétéempêchépar lenouveauverrou.Cequ’ellen’avaitpas imaginé,c’estqu’il avait fait faire un double de la clé de la porte principale, mais ilhésitaitàs’enservir.Ilsavaitqu’ilétaithasardeuxdesemontrerdevantchezelle.Ilyavaittoujourslerisquequ’unvoisinl’aperçoive.Son seul moyen de garder le contact avec elle désormais était de
l’entendre parler à Bess le matin dans sa cuisine. Il avait envisagéd’installerunmicroouunecaméraàdiversendroitsdelamaison,maisyavaitrenoncé:c’étaittropdangereux.Sielles’enapercevait,lamoitiédubureauduprocureurdébouleraitchezelleetsonneraitaussitôtchezlui.Ilétaitpresquecertainqu’ellen’avaitjamaisremarquéleminusculemicroplacéau-dessusdesonréfrigérateur.Horsdesonchampdevision.Garderprofilbas,serappelaitZach.Toujoursprofilbas.Cequisignifie
quelemomentvenu,serépétait-il,jepourraifairecequej’aiàfairepuisdisparaître. J’y suis parvenu dans l’Iowa, le Dakota du Nord et leNouveau-Mexique.Charlotte,Lou,Wilma.LouetWilman’avaientpasdefamilledanslesparagesquandils’étaitdébarrasséd’elles.Quand viendrait l’heure d’Emily, il lui faudrait disparaître du New
Jersey.Ilsemitàréfléchiràl’endroitoùiliraits’installer.Unmatin,verslafindelatroisièmesemaineduprocès,pendantqu’il
lasurveillaitàtraversleslamellesdesstoresvénitiens,ZachvitEmilyseverser sa première tasse de café puis se lever subitement. « Bess,l’entendit-il dire, pas de temps à perdre. C’est le grand jour. Gregg vaveniràlabarrepoursoncontre-interrogatoire.Jevaisenfairedelachairàpâté.»Enpassantdevant le réfrigérateur, avantde sediriger vers l’escalier,
elleralentitlepasetajouta:«C’estcomplètementstupide,Bess,maisilm’arrivedeleplaindre.Je
doisperdrelatête.»
22
RichardMooresavaitque le jouroù il feraitvenirGreggAldrichà labarre,Emilyarriveraittôtautribunal.Ilétaitdoncsurplaceàseptheuresdu matin quand elle poussa la porte du palais de justice. On était levendredi3octobre.Emily comprit sur-le-champ la raison de sa présence. Elle l’invita à
entrer dans son bureau et lui proposa un café. « Si vous tombez aumomentoùonvientdelepréparer,ilestbuvable.MaissivousêtesaccroauxStarbucksouauxDunkin’Donuts,oubliez.»Mooresourit.«Avecpareillerecommandation,jenesaispascomment
résister,maisnonmerci,Emily.»Lesouriredisparutaussivitequ’ilétaitapparu. « Emily, ce que je vais dire à présent restera entre ces quatremurs,d’accord?—D’accord,apriori.Maisceladépenddecequevousavezàmedire.—Monclientclamequ’ilestinnocent.Iln’estpasaucourantdenotre
entretienetseraitsansaucundoutefurieuxs’ill’apprenait.Maisvoilàcequi m’amène : la possibilité de plaider coupable pour meurtre avecpréméditation en échange d’une peine de vingt ans est-elle toujoursd’actualité?»Le souvenir deGreggAldrich, pâle et bouleversé, surgit dans l’esprit
d’Emily mais elle secoua la tête. « Non, Richard, dit-elle avecdétermination.Encetinstant,pouruncertainnombrederaisons,ellenel’estpas.Pourcommencer,silapropositionavaitétéacceptéeparAldrichquand elle lui a été faite il y a quelques mois, je n’aurais pas eu àsoumettre lamèredeNatalieà l’épreuvedouloureusedu témoignage.»Moorehochalatête,commes’ils’étaitattenduàcetteréponse.Conscientedeladuretédesonton,Emilys’interrompit:«Permettez-
moid’allermechercheruncafé.Lacafetièreestdanslecouloir,jerevienstoutdesuite.»À son retour, elle fit en sorte de dissimuler son émotion. «Richard,
vousconnaissezlasommedetravailnécessairepourpréparercegenredeprocès. J’y ai passé douze heures par jour pendant des mois etaujourd’hui, j’ai d’autres affaires qui s’accumulent, attendant que je
puisse m’en occuper. Au point où nous en sommes, je veux que cetteaffairesoittranchéeparlejury.»Richard Moore se leva. « Très bien, je comprends. Et, je le répète,
GreggAldrichnem’apasautoriséàfairecettedémarche.Iljurequ’ilestinnocent et veut que le jury l’acquitte. L’acquitte ? En fait, il veut êtreinnocenté.»Innocenté!Ildoitêtrefou,pensaEmily.Ilferaitmieuxd’espérerqu’un
des jurés le croieet fasseobstacleàunverdictà l’unanimité.Aumoinsaurait-il quelquesmois de liberté avant l’ouvertured’un secondprocès.Sans la moindre ironie, elle dit : « Je doute sincèrement que GreggAldrichsoitinnocenté,parcejuryouunautre.—Vousavezpeut-êtreraison»,réponditMoored’unairsombre.Àla
porte,ilseretourna:«Àpropos,jereconnaisqu’Eastonaétémeilleuràla barre que jenem’y attendais,Emily.Et je vous félicite sincèrement,vousavezfaitdubontravail.»RichardMoore était connu pour être avare de compliments. Flattée,
Emilyleremercia.«Jedoisvousavouerque je suis contentdevoirbientôt la finde ce
procès.Çan’apasétéfacile.»Iln’attenditpassaréponse.
23
Le3 octobre,GreggAldrich se leva à cinqheures dumatin. Sachantqu’ilallaitêtreappeléàdéposer,ils’étaitcouchéinhabituellementtôtetn’avait pas tardé à le regretter. Il avait dormi pendant une heure, puiss’était réveilléetavaitensuiteplusoumoinssomnolé jusqu’aumomentoùils’étaitlevé.Il fautque j’aie les idéesclaires,pensa-t-il.Jenepeuxpastémoigner
dans cet étatd’abrutissement. Je vais aller courirdans leparc, celamefera du bien. Il releva les stores et ferma la fenêtre. Elle donnait surl’immeuble de l’autre côté de la rue. On n’a jamais une très belle vuedepuis Park Avenue, se dit-il. De la Cinquième Avenue, vous voyezCentral Park. D’East End Avenue, vous voyez l’East River. Ici, vousdonnez sur des immeubles habités par des gens comme vous, des gensquiontlesmoyensdepayerdesprixastronomiques.LavueétaitplusbelleàJerseyCity,pensa-t-ilamèrement.J’apercevais
la statuede la Liberté depuis notre ancien appartement.Mais, après lamortdemaman, j’ai voulupartir sans attendre.Maman s’était forcée àrester en vie jusqu’à ce que j’obtienne mon diplôme à St. John’sUniversity. Je suis heureux qu’elle ne soit pas là aujourd’hui, qu’ellen’assistepasàl’audience,conclut-ilensedétournantdelafenêtre.Il faisait frais dehors et il choisit un training léger. En l’enfilant, il
songeaquelesouvenirdesamèreluirevenaitsouventàlamémoirecestemps-ci.Ilserappelaavoirinvité,aprèssamort,quelques-unsdeleursprochesvoisins,commeLorettaLewis,àvenirfaireleurchoixparmilesmeublespeunombreuxquioccupaientleursixièmesansascenseur.Pourquoicettepenséesoudaine?sedemanda-t-il.ParcequeRichard
Moore va appeler Mme Lewis à témoigner que j’ai été un fils« merveilleux », toujours prêt à aider les gens âgés de l’immeuble. Ilpensecréerainsiuncourantdesympathieenmafaveur.Avecmonpèredécédé quand j’avais neuf ans, ma mère qui a lutté contre un cancerpendant des années, moi-même obligé de financer mes études àl’université,Mooreadequoi lesfairepleurer.Maisquelrapportavec lamortdeNatalie?Moorecroitquecesélémentspeuventamenerlejuryà
douterquej’aieétécapabledetuerNatalie.Quisait?À cinq heures vingt, après avoir avalé une tasse de café instantané,
GreggouvritlaportedelachambredeKatieetlacontempla.Elledormaitprofondément, pelotonnée sous la couette, ses longs cheveux blondsétalés sur l’oreiller. Comme lui, elle aimait dormir dans une chambrefraîche.Maislaveille,ill’avaitentenduepleurerdanssonlitetétaitallélavoir.
« Papa, pourquoi cet horrible Jimmy Easton raconte-t-il tous cesmensongessurtoi?»avait-ellegémi.Il s’était assis sur son lit et avait posé unemain rassurante sur son
épaule.« Ilmentparcequ’ilpasserabeaucoupmoinsde tempsenprisonen
inventantcettehistoire,Katie.—Mais,papa,lesjuréslecroient.Jevoisbienqu’ilslecroient.—Ettoi,tulecrois?—Non,biensûrquenon.»Elles’étaitredresséed’unmouvementvif:
«Commentpeux-tumedireunechosepareille?»Elleétaitchoquée.Etj’étaisbouleversédeluiavoirposécettequestion,
serappelaGregg.Maissij’avaisvul’ombred’undoutedanssonregard,jenem’en serais jamais remis.Katieavaitmis longtempsà s’endormir. Ilespéraqu’elleneseréveilleraitpasavantseptheures.Ilsdevaientpartirpourletribunalàhuitheuresmoinsvingt.Il sortit de l’appartement, commença à courir le longdes deux blocs
quileséparaientdeCentralParkets’engageadansl’alléenordduparc.Ilavait beau s’efforcer de mettre de l’ordre dans ses pensées avant detémoigner,lepassénecessaitdedéfilerdanssatête.Mon premier boulot dans le show-business consistait à placer les
spectateurs au Barrymore, se remémora-t-il, mais j’ai été assez malinpourtraînerchezSardi’setdansd’autresbarsdethéâtres,jusqu’aujouroù Doc Yatesm’a offert de venir travailler dans son agence. Et à celleépoque,j’avaisdéjàrencontréKathleen.Kathleen tenait un petit rôle dans La Mélodie du bonheur au
Barrymore. Ce fut le coup de foudre. Nous nous sommes mariés lasemaineoù j’aiaccepté le jobquemeproposaitDocYates.Nousavionstouslesdeuxvingt-quatreans.Plongé dans ses souvenirs, Gregg courait en direction du nord,
ignorantleventmordantetlesautresjoggeursmatinaux.Nousavonseuhuitansdevieheureuse,songea-t-il.Jegrimpaisrapidementleséchelonsà l’agence. Doc avait fait de moi son poulain. Kathleen travaillait
régulièrement mais, dès qu’elle a été enceinte, elle m’a annoncéjoyeusement : « Gregg, quand notre enfant sera né, je resterai à lamaison.Tuserasl’uniquesoutiendelafamille.»GreggAldrichsouritmalgrélui.Ces années-là avaient été si tendres, si remplies. Apprendre ensuite
queKathleensouffraitdumêmecancerduseinquiavaittuésamère,laperdreen trèspeude temps,revenirde l’enterrementpourretrouver lapetite Katie de trois ans qui sanglotait en appelant samaman, tant dedouleurluiavaitparuintolérable.Le travail avait été le seul remède et, les premières années après la
disparitiondeKathleen, il s’y était attelé presque sans relâche.Dans lamesure du possible, il s’était arrangé pour travailler chez lui le matin,jusqu’àcequeKatieailleàlamaternelle.Puisilavaitorganisésonemploidu temps pour être avec elle à la fin de l’après-midi. Il n’assistait auxpremièresetauxcocktailsavecsesclientsques’ilavaitpuconsacrerassezdetempsàsafilleavantdesortir.EtquandKatieavaiteuseptans,ilavaitfaitlaconnaissancedeNatalie
auxTonyAwards.Elleétaitunedesactricesnominéesetportaitunerobedusoirvertémeraudeetdesbijouxqui, luiavait-elleconfié, luiavaientété prêtés par Cartier. « Si je perds ce collier, promettez-moi de metuer»,avait-elleplaisanté.Promettez-moidemetuer.Greggsentitsonestomacsecontracter.Ellen’avaitpasremportéleprixcesoir-làetletypequil’accompagnait
s’étaitsoûlé.J’airamenéNataliechezelledansleVillage,sesouvint-il.Jesuismontéprendreun verre et ellem’amontré la piècequ’on lui avaitproposée.Jelaconnaissaisetjeluiaiditdenepasl’accepter,qu’elleavaitétérefuséeparlamoitiédesgrandesactricesdeHollywoodetquec’étaitunscénariominable.Ellem’aditquesonagentlapoussaitàsigneretjeluiairépliquéqu’elleferaitmieuxdequittersonagentdanscecas.Surce,j’aiterminémonverreetluiaidonnémacarte.Deux semaines plus tard, Natalie m’appelait pour me demander un
rendez-vous. Et ce fut le début d’une idylle échevelée qui atteignit sonapogéeàl’Actor’sChapeldeSt.Malachy.Troismoisaprèsnotrepremièrerencontre,nousétionsmariés.J’étaisalorsdevenusonagent.Durantlesquatreannéesdenotremariage,j’aifaittoutcequiétaitenmonpouvoirpourlapropulserausommetdesacarrière.Maisjecroisavoirtoujourssuquenotrecouplenedureraitpas.IlfitletourduRéservoiretsedirigeaverslesud.Quelleétaitlapartde
l’amourdansmondésirdemeréconcilieravecelleetquelleétaitcellede
l’obsession ? J’étais obsédépar elle, c’est vrai.Mais j’étais aussi obsédéparl’idéedereconquérircequej’avaiseu,uneépousequim’aimait,unebonne mère pour Katie. Je ne voulais pas perdre Natalie et toutrecommencerdezéro.EtpuisjenevoulaispasqueNataliegâchesacarrièreetc’étaitcequi
étaitentraind’arriver.LéoKearnsestunbonagent,mais ilessayaitdefairedel’argentavecelle,exactementcommesonpremieragent.Pourquoi l’ai je suivie à Cape Cod ? Qu’avais-je en tête ? À quoi
pensais-jelematinoùelleestmorte?Greggnes’étaitpasrenducomptequ’ilavaitatteintCentralParkSouth
etrepritladirectiondunord.Enrentrantchezlui,iltrouvaKatiehabilléeethorriblementinquiète.
«Papa,ilestseptheuresetdemie.Nousdevonspartirdansdixminutes.Oùétais-tu?—Septheuresetdemie!Katie.Jesuisdésolé.J’avais latêteailleurs.
J’aiperdulanotiondutemps.»Ilpritunedoucheenvitesse.C’estcequiestarrivélematindelamort
de Natalie, réfléchit-il. J’avais perdu le sens de l’heure. Et pas plusqu’aujourd’huijenesuisalléenvoituredansleNewJersey.Pourlapremièrefois,ilenétaitcertain.Enfin,presquecertain,sereprit-il.
24
Àneufheures,Emilyappelalepremierdesesdeuxtémoinsàcharge.Eddi Shea, un représentant de la compagnie de téléphone Verizon,confirmaquedeux ans et demi auparavant, selon leurs archives,GreggAldrichavaitcherchéàjoindreNatalieRainessursontéléphoneportableàdix-huitheurestrente-huit,avantd’appelerJimmyEastonlemêmesoiràdix-neufheuresdix.LedeuxièmetémoinétaitWalterRobinson,unfinancierdeBroadway
quiavaitparléàGreggauVinnie’s-on-Broadwayetsesouvenaitd’avoirvuEastonassisaubaràcôtédelui.Quand Robinson eut quitté la barre, Emily se tourna vers le juge :
«VotreHonneur,l’accusationenaterminé.»En se rasseyant à la table du procureur, elle constata que la salle
d’audienceétait comble.Elle reconnutquelquesvisages familiersparmil’assistance,desgensdontlesnomsapparaissaientrégulièrementenpage6duNewYorkPost.Commed’habitude, leprocèsétait filmé.Laveille,elle avait été abordée dans les couloirs par Michael Gordon, leprésentateurdeCourtside,quil’avaitcomplimentéesurlamanièredontelle avait mené son réquisitoire et l’avait invitée à participer à sonémissionaprèslafinduprocès.«Jenesuispassûredepouvoiraccepter»,avait-elle répondu.Mais
plustardTedWesleyluiavaitditqu’ilseraitimportantpoursaréputationd’êtreinvitéeàuneémissionnationale.«Emily,sij’aiunconseilàvousdonner,c’estdeprofiterdetoutelapublicitéquivousestofferte.»On verra, pensa-t-elle, en tournant son regard vers la table de la
défense. Gregg Aldrich portait un costume de bonne coupe, marine àfines rayures,unechemiseblancheetunecravatebleuetblanc. Il étaitmoinspâlequelaveilleetellesedemandas’ilavaitfaitdujoggingavantdevenir. Ilparaissaitaussiplusassuré.Jemedemandeenquoi ilpeutavoirconfiance,sedit-elle,avecunpincementd’inquiétude.Aujourd’hui, sa fille Katie était assise au premier rang derrière son
père. Emily savait qu’elle n’avait que quatorze ans, mais elle semblaitétonnammentmûre, assise là, le dos bien droit, l’expression grave, ses
cheveux blonds répandus sur ses épaules. Elle est vraiment très jolie,pensaEmilyunefoisdeplus.Jemedemandesielleressembleàsamère.«MonsieurMoore,appelezvotrepremiertémoin.»Pendant les trois heures qui suivirent, Moore cita des témoins de
moralité etdes témoinsde faits.Lepremier,LorettaLewis, avait été lavoisine de Gregg dans sa jeunesse. « Vous n’auriez pu trouver jeunehommeplusgentil»,dit-elleavecconviction,lavoixvoiléeparl’émotion.« Il faisait tout pour sa mère. Elle n’était pas en bonne santé. Il semontraittoujoursattentionné.Jemesouviensd’unhiveroùilyaeuunepanne d’électricité dans notre immeuble, il est allé d’un appartement àl’autre,nousétionsunevingtained’occupants,frappantauxportes,munidebougies.Ils’estmêmedébrouillépourquetoutlemondeaitchaud.Lelendemain, sa mère m’a raconté qu’il avait apporté ses proprescouverturesàMmeShellhorn,parcequelessiennesétaienttroplégères.»Une des anciennes nounous de Katie déclara au jury qu’elle n’avait
jamaisconnudepèreplusdévoué:«J’airarementvu,mêmedansunefamille où les deux parents sont présents, un père consacrer autant detempsetd’amouràsonenfantqueM.Gregg.»Elle était restée chez les Aldrich pendant quatre des cinq années où
GreggetNatalieavaientvécuensemble.«NatalieRainesétaitdavantageune amie qu’une mère pour Katie. Quand elle était à la maison, ellel’autorisaitàsecoucherplustardqu’àl’habitude,ousiellel’aidaitàfairesesdevoirs,elleluidonnaitlesréponsesaulieudelapousseràréfléchiraux problèmes posés. M. Gregg essayait de l’en empêcher, mais sansjamaissefâcher.»LenouvelagentqueNatalieavait engagéavant samort,LéoKearns,
étaitun témoin-surprisede ladéfense.Sonnomfigurait sur la listedestémoins,maisEmilynes’attendaitpasàcequeRichardMoorel’appelle.Kearns déclara que Gregg et lui avaient une conception radicalementdifférente de la direction que devait prendre la carrière de Natalie.«NatalieRainesavaittrente-huitans,expliqua-t-il.Certes,elleavaitéténominéepour lesAcademyAwardsdans la catégorieMeilleureActrice,maisc’étaittroisansauparavant.Denosjours,troppeudegensvontvoirdespiècesdeTennesseeWilliamspourqueNataliecontinueàoccuperlepremierrang.Elleavaitbesoindetournerdansdesfilmsd’actionavecdegrosbudgetsdepromotion.C’étaitlemoyendefaireparlerd’elle.Natalieétait une grande actrice, mais personne n’ignore que le tournant de laquarantainedanslemondeduspectaclepeutêtrelecommencementdelafin,àmoinsd’êtreunevraievedette.
—Vousétiezentraindedevenirl’agentdeNatalieRaines,doncdeleremplacer, avez-vous jamais senti de l’animosité de la part de GreggAldrichàvotreégard?demandaMoore.—Non,jamais.Seulenousséparaitnotreconceptiondelacarrièrede
Natalie.—Aviez-vousdéjàétéenconcurrencepourunclient?—Deuxdemesclientsétaientjadispasséschezlui.Puisl’undessiens
estvenuchezmoi.Pourluicommepourmoi,c’étaitlarègledujeu.Greggestunprofessionnelhorspair.»La secrétaire d’Aldrich, Louise Powell, témoigna que dans toutes les
circonstances,mêmelesplustendues,Greggneperdaitjamaissoncalme.«Jene l’ai jamaisentenduélever lavoix», jura-t-elle.Elleparladesesrelations avec Natalie. « Il était fou d’elle. Je sais qu’il lui téléphonaitsouventaprèsleurséparation,maisilenfaisantautantquandilsétaientmariés. Elle m’a dit un jour qu’elle aimait le voir aussi prévenant. Jepensequecesappelsétaientsamanièredeluimontrerqu’ilétaittoujourséprisd’elle.Natalieavaitbesoind’attentionetGregglesavait.»Àmididix,aprèsqueLouisePowelleutquittélabarre,lejugeStevens
demandaàMoores’ilavaitd’autrestémoins.« Mon prochain et dernier témoin sera M. Gregg Aldrich, Votre
Honneur.—Danscecas, l’audienceestsuspendueetnousreprendronsàtreize
heurestrente.»Les témoins s’étaient montrés plutôt bons, reconnut Emily. Elle
apportaunsandwichetducafédanssonbureauetfermalaporte.Ellesesentaitsoudainfléchirsurleplanémotionnel.Jemeprépareàlamiseàmortetvoilàquejecommenceàleplaindre,pensa-t-elle.Lefilsaimant,le père célibataire, le garçon à qui s’offre une deuxième chance debonheuretquivoittouts’écrouler.Qu’ilaitorganisétoutesonactivitéenfonctiondel’emploidutempsde
safillenecorrespondévidemmentpasàl’imagedel’agentplay-boyquejemefaisdelui.SiMarketmoiavionseulebonheurd’avoirunenfant,meregarderait-
il de la manière dont Katie regarde son père ? Elle le connaîtcertainementmieuxquepersonne.Son sandwich avait un goût de carton. Est-ce à ça que ressemble la
nourriture d’un détenu ? se demanda-t-elle. La veille, après avoirreconduitEaston en prison, le garde lui avait raconté comment Jimmy
avaitréclaméunsecondcafé.Commetémoin,ilaétéformidable,pensaEmily,maisiln’estpasfacile
àmanipuler.GreggAldrich avait paru au bord de l’évanouissement quand Jimmy
avait parlé du tiroir qui grinçait. Cette preuve avait établi la crédibilitéd’Easton.Ç’avaitétélecommencementdelafin,cequiallaitdéciderdelamanièredontAldrichpasseraitlesvingtprochainesannéesdesavie.PourtantunequestionnecessaitdetourmenterEmily.PourquoiGregg
était-il devenu si pâle quand Jimmy avait parlé du tiroir ? Parce qu’ilsavait que tout était fini pour lui, ou parce qu’il lui paraissaitinvraisemblablequeJimmyEastonaitpusesouvenirdecedétail?M’en serais-je souvenue moi-même ? se demanda Emily, imaginant
Eastondansl’appartementdeParkAvenueentraindesigneruncontratpour accomplir unmeurtre – et d’attendre avec cupidité les cinqmilledollarsquiallaientluiêtreremis.Repoussant avec agacement ces interrogations, Emily ramassa les
notesqu’ellecomptaitutiliserpoursoncontre-interrogatoire.
25
Pasàpas,RichardMooreamenaGreggAldrichàraconterl’histoiredesa vie, sa jeunesse à Jersey City, son installation àManhattan après lamort de sa mère, sa brillante carrière d’agent de théâtre, son premiermariageetledécèsdesafemme,puissonmariageavecNatalie.«Vousêtesrestésmariésquatreans?demandaMoore.—Presque cinq ans en réalité.Nous étions séparés,mais pas encore
divorcés, lorsque Natalie est morte, un an après avoir quitté notreappartement.—Commentdécririez-vousvotrerelationavecvotrefemme?—Trèsheureuse.—Danscecaspourquoivousêtreséparés?—C’étaitlechoixdeNatalie,paslemien»,expliquaGreggd’unevoix
calme,l’airdétenduetvisiblementconfiant.«Elleavaitdécidéquenotremariagebattaitdel’aile.—Pourquelleraisonavait-ellepenséceci?— À trois reprises, durant notre mariage, elle avait accepté un rôle
dans un film ou une pièce de théâtre qui l’obligeait à rester absentelongtemps.Ilestvraiquecesséparationsm’attristaient,mais jeprenaisfréquemment l’avion pour la voir. Katie m’avait accompagné à une oudeuxoccasions,quandelleétaitenvacances.»S’adressant directement aux jurés, il poursuivit : « Je suis agent de
théâtre, et doncparfaitement conscientqu’une actrice célèbrepeut êtrecontraintede s’absenterpendantde longuespériodes.Les rares fois oùj’ai conseilléàNataliede refuserun rôlequi l’auraitobligéeàpartir entournée,c’étaitparceque j’estimaisque lapiècene luiconvenaitpas,etnonparcequejevoulaislavoirresteràlamaison,àmeprépareràdîner.C’étaitellequil’interprétaitainsi.»Tu parles, pensa Emily en notant rapidement la question qu’elle
poseraitàAldrichlorsqueviendraitlemomentducontre-interrogatoire:N’était-ellepasdéjàunestarcapabledegérer sacarrièreavantdevousrencontrer?« Cette situation a-t-elle créé des tensions dans votre foyer ?
demandaitMoore.— Oui. Mais pas pour la raison que Natalie imaginait. Je le répète,
lorsque jedoutaisde laqualitéd’un scénario, elleme soupçonnaitd’entirerargumentpour lagarderprèsdemoi.M’aurait-ellemanqué?Biensûr. J’étais sonmari, son agent et son plus grand admirateur, mais jesavaisquej’avaisépouséunecomédiennecélèbre.Cen’estpasparcequeje ne voulais pas la voir s’éloigner que je m’opposais à certains descontratsqu’ellevoulaitsigner.—Vousn’arriviezpasàleluifairecomprendre?—C’étaittoutelaquestion.Ellesavaitquenousétionstristes,Katieet
moi,de la voirpartir et elle avait finipar imaginerque tout seraitplusfacilesinousnousséparionsenrestantamis.— Au début, après votre séparation, est-il exact qu’elle vous avait
demandédedemeurersonagent?—Au début, oui. Je crois sincèrement queNataliem’aimait presque
autant que je l’aimais, et qu’elle voulait rester proche de nous. Je suisconvaincu qu’elle était malheureuse de notre séparation. Quand j’étaisencoresonagentetqu’àlafindenosréunionsdetravailnousrepartionschacundenotrecôté,c’étaitdevenudouloureuxpourtouslesdeux.»Etdouloureuxpourvotreportefeuilleaussi,quandvousl’avezperdue
commecliente?notaEmilysursoncalepin.«DenombreuxamisdeNatalieontdéclaréqu’elleétait troubléepar
vos fréquents appels téléphoniques après votre séparation, dit Moore.Pouvez-vousnousdonnerdesexplications?—C’estexactementcequevousaditmasecrétaire,LouisePowell,ce
matin, répondit Aldrich. Natalie m’accusait peut-être de la poursuivre,mais je pense qu’elle était animée de sentiments contradictoiresconcernantnotredivorce.Lorsquenousvivionsensemble,elleaimaitquejel’appelleleplussouventpossible.»Moore l’interrogeaàproposdu tiroirqui grinçaitdans lequel Jimmy
EastonprétendaitqueGreggconservaitl’argentqu’ildevaitluiverserenacomptepourtuerNatalie.«Cemeublese trouvedans lasalledeséjourdepuisqueKathleenet
moil’avonsachetédansunevente,ilyadix-septans.Legrincementétaitdevenuunsujetdeplaisanteriedanslafamille.Nousavionsdécrétéqu’ils’agissaitd’unmessagevenantdel’au-delà.CommentJimmyEastonenaentenduparler,jel’ignore.Iln’ajamaismislespiedsdanscettepièceenmaprésenceet,autantquejesache,iln’yestjamaisentré.»MoorequestionnaGreggsursarencontreavecEastonauVinnie’s-on-
Broadway.« J’étais seul et je buvais un verre au bar. Je broyais du noir, je le
reconnais.Eastonétaitassissurletabouretvoisindumienetils’estmisàmeparler.—Dequoiavez-vousparlé?—Nous avonsparlédesYankees etdesMets.La saisondebase-ball
étaitsurlepointdedébuter.—Luiavez-vousditquevousétiezmariéàNatalieRaines?—Non,bienentendu.Celaneleregardaitpas.— Pendant que vous étiez dans ce bar, a-t-il découvert qu’elle était
votrefemme?—Oui.WalterRobinson,unfinancierdeBroadway,m’aaperçuetest
venume parler. Il voulait seulementme dire qu’il avait trouvé Nataliemerveilleuse dans le Tramway. Easton l’a entendu et a compris quej’étaislemarideNatalie.Ilm’aditqu’ilavaitludanslemagazinePeopleque nous étions sur le point de divorcer. Je lui ai dit poliment que jen’avaispasenvied’endiscuter.»Moore l’interrogea sur les appels téléphoniques qu’il avait passés à
Natalie sur sonportablepuis àEaston le soirde leur rencontre aubar.«J’aiappeléNataliepourluidirebonsoir.Ellesereposaitdanssaloge.Elleavaitmalà la têteet elle était fatiguée.Ellen’apasappréciéd’êtredérangéeeta,eneffet,élevélavoix,commeM.Eastonl’arapporté.Mais,ainsiquejel’aidit,elleétaitsujetteàdessautesd’humeur.Laveille,elleavaitpassévingtminutesau téléphoneàmeraconterqu’elle supportaitmalnotreséparation.»Moore luidemandadeparleralorsde l’appel téléphoniqueadresséà
Easton.Emily sentit son estomac se nouer. Quel genre d’explication Aldrich
allait-il inventer ? Son avocat avait fourni une hypothèse durant lecontre-interrogatoire, mais Gregg n’avait fait aucune autre déclarationaprèsladépositiond’Easton.Ellesavaitquecetélémentpouvaitdéciderdel’issueduprocès.« Peu après m’avoir interrogé sur Natalie, Easton a déclaré qu’il
s’absentaitpourallerauxtoilettes.Jemefichaiscomplètementdecequ’ilpouvait faire,particulièrementaprèssonallusionàNatalie.J’avais faimet j’ai décidé de commander un hamburger et de le manger au bar.Environ cinq minutes plus tard, Easton a réapparu et m’a dit qu’iln’arrivaitpasàretrouversontéléphoneportableetpensait l’avoirégarédanslebar.Ilm’ademandésijevoulaisbienl’aiderenlefaisantsonner
pourqu’ilpuisserepérerl’appareil.»Greggs’interrompitetregardaendirectiondujury.«Ilm’adonnéson
numéro et je l’ai composé. Je l’entendais sonner dans mon téléphonemais nulle part dans le bar. Je l’ai laissé sonner une quinzaine de foispourluilaisserletempsdefaireletourdelasalleetdelelocaliser.Jemesouviens qu’il n’y avait pas de répondeur. Au bout de trente secondes,Eastonadécrochéetm’aremercié.Ilm’aditqu’ill’avaittrouvédanslestoilettes.Jenel’aiplusjamaisrevunientendujusqu’àcequ’ilsoitarrêtépour ce cambriolage et qu’il raconte à la police cette histoirerocambolesque.—À votre avis, quelqu’un d’autre l’a-t-il entendu vous demander de
composersonnuméro?— Je ne crois pas. Il y avait beaucoup de bruit. Je ne connaissais
personne dans l’assistance. Easton a déballé ses invraisemblablesmensongesdeuxansplustard.Jenesauraismêmepasàquidemanders’ilsesouvientdequelquechose.—Àpropos,M.Eastonvousa-t-iljamaisrévéléqu’ilétaituncriminel
récidivisteetqu’ilavaitdumalàtrouverdutravail?—Absolumentpas!s’écriaGregg.—Levendredi13mars,ilyadeuxansetdemi,continuaMoore,vous
êtesallévoirNatalieàladernièrereprésentationd’UntramwaynomméDésir.Destémoinsontcertifiéquevousétiezassisaudernierrang,l’airfigé, et que vous ne vous êtes pas joint à l’ovation qui lui a été faite.Commentl’expliquez-vous?— Je n’avais pas eu l’intention de voir la pièce,mais j’avais entendu
tant d’éloges de son interprétation que je n’avais pu résister. J’avaisdélibérément acheté un billet au dernier rang. Je ne voulais pas queNataliemevoie car je craignaisde laperturber. Jeneme suispas levépour l’applaudir parce que j’étais littéralement chaviré. Je venais deconstaterànouveausonextraordinairetalentd’actrice.—Vousa-t-elletéléphonélelendemainmatin?— Elle m’a laissé un message sur mon portable, elle disait qu’elle
partaitàCapeCod,qu’elleseraitànotrerendez-vousdulundimatin,etmepriaitdenepaslarappelerpendantleweek-end.—Commentavez-vousréagiàcetappel?—J’avouequej’aiétébouleversé.Nataliem’avaitdéjàlaisséentendre
qu’ellefréquentaitunautrehomme.Ilétaitimportantpourmoidesavoirsi c’était vrai. J’ai donc décidé d’aller en voiture à Cape Cod. Si je latrouvaisavecquelqu’un, j’étaisrésoluàmerésigneretàyvoir la finde
notremariage.»Emilynotasursonbloc:Luidemanderpourquoiiln’apasengagéun
détectiveprivépourlesavoir.« Pourquoi avez-vous loué une voiture, une Toyota verte, pour vous
rendreàCapeCod,alorsque lavôtre,uneMercedes-Benz,étaitdans legaragedevotreimmeuble?—Ehbien,parcequeNatalieauraitfacilementreconnumavoiture.La
plaqued’immatriculationcomportaitnosdeuxinitiales.Jenevoulaispasqu’elleouquelqu’und’autresachequejelasurveillais.—Qu’avez-vousfaitenarrivantauCap,Gregg?— J’ai pris une chambre dans un petit motel, à Hyannis. Nous
connaissonsbeaucoupdegenslà-basetjenevoulaispasmetrouvernezànezaveceux.JevoulaisseulementsavoirsiNatalieétaitseule.—Vousêtesdoncpassédevantsamaisonàplusieursreprises?—Oui.Desannéesauparavant,legarageavaitététransforméensalle
de jeux et personne ne s’était donné la peine d’en faire construire unnouveau.Iln’yavaitaucunendroitoùgarerunesecondevoiture.Lorsquejesuispassédevantlamaison,iln’yavaitquelasiennedansl’alléeetj’aicomprisqu’elleétaitseule.»Etsielleavaitramasséquelqu’unenchemin?notaEmily.Comment
peut-onassurerqu’elleétaitseulepourlaseuleraisonqu’iln’yavaitpasd’autrevoiture?«Qu’avez-vousfaitensuite,Gregg?demandaMoore.—Jesuispassédevantsamaison le samediaprès-midietànouveau
tarddanslasoirée,puistroisfoisledimanche.Savoitureétaittoujourslaseule garée dans l’allée. Le temps était resté couvert pendant ces deuxjoursetilyavaitdelalumièreàl’intérieur,j’enaiconcluqu’elleétaitlà.Ledimanchesoir, j’ai repris laroutepourManhattan.Onannonçaitungrosorageetjevoulaisêtrerentréàtemps.—À cemoment-là, aviez-vous décidé de poursuivre vos efforts pour
vousréconcilieravecNatalieRaines?—Surlaroutederetour,jemesouviensd’avoirpenséàunephraseque
j’avaislue.Jecroisqu’elleestdeThomasJefferson,maisjen’ensuispassûr.Qu’importe,lacitationestcelle-ci:”Jenesuisjamaismoinsseulquequandjesuisseul.”— “Jamaismoins seul que quand je suis seul.” Avez-vous pensé que
cettemaximes’appliquaitàNatalie?demandaMoore.—Oui.Etsurlarouteduretour,ledimanchesoir,jecroism’êtrefaità
cetteréalité.
—Àquelleheureêtes-vousarrivéchezvous?—Versuneheuredumatin.J’étaismortdefatigueetjemesuiscouché
aussitôt.—Lelundimatin,qu’avez-vousfait?—JesuisallécourirdansCentralPark.Ensuite,j’airendulavoiturede
location.—Àquelleheureêtes-voussortipourfairedujogging?—Environseptheuresetquart.—Etvousavezrendulavoitureàdixheurescinq.—Oui.—N’est-ce pas inhabituel de votre part de courir aussi longtemps le
matin?— En général, je cours pendant à peu près une heure et parfois je
termineenmarchant.Etilm’arriveaussi,quandjesuisplongédansmesréflexions,deperdrelanotiondutemps.»Tuparles,pensaEmily.«Est-ilfréquent,monsieurAldrich,quevousperdiezainsilanotiondu
temps lorsque vous courez ou marchez ? demanda Moore d’un tonbienveillant.— Il n’y a pas de règle. Mais cela peut m’arriver quand je suis
préoccupé.»Gregg se souvint que cela avait été le cas lematinmême. J’ai quitté
l’appartementavantcinqheuresetdemieetjesuisrentréàseptheuresetdemie,sedit-il.J’aidûprendreunedoucheetmechangerenvitessepourarriver au tribunal à l’heure. Mieux vaut ne pas en parler au jury. Ilspenseraientquejesuiscomplètementcinglé.Il n’y a pas de règle.Mais c’est arrivé le jour de lamort deNatalie,
pensaEmily.Pratique.La question suivante concernait la réaction de Gregg Aldrich à
l’annoncedelamortdeNatalie.« Je ne pouvais pas y croire. Cela me paraissait impossible. J’étais
anéanti.—Qu’avez-vousfaitquandvousavezapprislanouvelle?—J’aiquittémonbureauimmédiatementetsuisalléchezlamèrede
Natalie. »Gregg regardaAliceMills, qui était assise au troisième rang.Bienquelestémoinssoientengénéralcontraintsàl’isolement,onl’avaitautorisée, après qu’elle eut fait sa déposition, à assister à la suite duprocès. « Nous étions sous le choc, effondrés. Nous avons pleuréensemble. La première pensée d’Alice a été pour Katie. » La voix lui
manqua.«EllesavaitàquelpointKatieetNatalies’aimaient.Elleavouluque j’aille l’annoncer sans tarder àma fille, avant qu’elle ne l’apprenneparquelqu’und’autre.»Seizeheuresallaientsonner.Moores’éterniseafindelaisserauxjurés
un sentiment d’apitoiement qui occupera leur esprit pendant le week-end,pensaEmily.Déçue de ne pouvoir commencer son interrogatoire contradictoire
avant le lundi, ellemit néanmoins unpoint d’honneur à conserver uneattitudeimpassible.
26
Cesoir-là, les invitésdeCourtside convinrentqueGreggAldrichs’enétait bien sorti et que, s’il tenait bondurant le contre-interrogatoireduprocureur, il avait une chance raisonnable de mettre le jury dansl’impasse,voired’obtenirl’acquittement.« Le verdict, dans ce cas, repose sur le témoignage d’un escroc »,
rappelaauxparticipantsBernardReilly,un jugeà laretraite.«TrouvezuneexplicationplausibleaufaitqueJimmyEastonaitétéaucourantdugrincement de ce satané tiroir et les jurés pourront invoquer le douteraisonnable.TouslesautrestémoignagesimpliquantEastonreviennentàopposersaparoleàcelled’Aldrich.»LejugeReillysourit.«J’aisouventengagé la conversation avecdes typesdansdes bars, et si l’und’eux seprésentait enaffirmantque je lui avaisdemandéde tuerma femme, ceserait sa parole contre la mienne. Et je dois vous dire que j’ai trouvécrédible l’explication donnée par Aldrich de son coup de téléphone àEaston. » Michael Gordon sentit soudain l’émotion le gagner, et il serendit compte qu’une partie de lui-même espérait encore voir son amiinnocenté.« Je vais vous parler franchement », déclara-t-il presquemalgré lui.
«QuandJimmyEaston a surgi denulle part, j’ai sincèrement cruqu’ildisaitlavérité,etqueGreggAldrichavaitcommiscecrime.J’aiconstatémoi-même à de nombreuses occasions à quel point Gregg était fou deNatalieetbouleverséparleurrupture.J’aivraimentcruqu’ilavaitperdulatêteetl’avaittuée.»Gordonregardalesvisagesinterrogateursautourdelui.«Jesaisque
c’est une première pour moi. Ma règle de conduite a toujours été dedemeurerneutrependantunprocès et, dans le cas présent, jem’y suisconformé.Commejel’aiditdèslepremierjour,GreggetNatalieétaientdesamisproches. Jeme suis intentionnellement tenuéloignédeGreggdepuis son inculpation, mais après l’avoir entendu témoigner, et avoirexaminélesautresdépositions,jeregretteaujourd’huiauplusprofonddemoi-mêmed’avoirdoutédelui.JesuisconvaincuqueGreggditlavérité.Jecroisqu’ilestinnocentetquecetteaccusationportéecontreluiestune
vraietragédie.—DanscecasquiatuéNatalieRaines,àvotreavis?demandaReilly.— Il est possible qu’elle ait surpris un cambrioleur, suggéraGordon.
Même si rien n’a été dérobé, l’intrus pourrait avoir pris peur et s’êtreenfuiaprèsl’avoirtuée.Ilpeutaussis’agird’unadmirateurprisdefolie.Beaucoupdegensontdansleurjardindecesfauxrochersquiserventdecachetteàclés.Unprofessionnelauraitcherchés’ilyenavaitun.— On devrait peut-être demander à Jimmy Easton s’il en a déjà
trouvé»,suggéraBrettLong,lecriminologue.Un éclat de rire général accueillit ces paroles et Michael Gordon
rappelaauxtéléspectateursquelelundi,EmilyWallace,lajeuneetbellesubstitut du procureur, procéderait au contre-interrogatoire de GreggAldrich. « Il sera le dernier témoin de la défense. Ensuite, quand lesavocatsaurontprésentéleursconclusionsetqueleprésidentdutribunalaura donné ses instructions aux jurés, l’affaire sera entre leurs mains.Lorsque lesdélibérationscommenceront,nouseffectueronsunnouveausondagesurnotresiteInternet.Assurez-vousdepeserlepouretlecontreetvotez.Mercid’avoirregardéCourtside.Bonnenuit.»Il était dix heures. Après avoir échangé quelques mots avec les
membres du groupe de discussion, Michael regagna son bureau etcomposaunnuméropourlapremièrefoisdepuisseptmois.QuandGreggrépondit,ildemandabrièvement:«Tuasregardé?»LavoixdeGreggAldrichétaitrauque.«Oui.Merci,Mike.—Tuasdîné?—Jen’avaispasfaim.—OùestKatie?—Aucinémaavecunedesesamies.— Jimmy Nearie reste ouvert très tard. Personne ne viendra t’y
importuner.Qu’endis-tu?—Pourquoipas,Mike.»Enraccrochant,MichaelGordonserenditcomptequ’ilavait lesyeux
humides.J’auraisdûlesoutenirdepuisledébut,sereprocha-t-il.Ilal’airsiseul
etdésemparé.
27
Un verre de vin à la main, Emily regardait Courtside. Il a raison,pensa-t-elleenécoutantlescommentairesdujugeàlaretraite.Lesuccèsdeceprocèsdépenddesdépositionsd’untémoinquiestaussipeufiablequ’unêtrehumainpeutl’être.Elle était épuisée et abattue. Elle chercha à se raisonner. Je sais
pourquoi,sedit-elle.J’étaisgonfléeàbloc,prêteàm’attaqueràAldrich.Puis RichardMoore s’est débrouillé pour faire témoigner la voisine deJersey City, la secrétaire, la nounou, qui ont toutes déclaré que GreggAldrichétaitunsaint.J’aieuraisondelesignorer.Sij’avaistentédelescontrecarrer,j’auraiscommisuneénormeerreur.LéoKearns, l’autreagent?Aurais-jedûensavoirplussur lui?Peut-
être.Personnenesemontreaussialtruisteenperdantunclient.Agentdethéâtreestsûrementunmétieréprouvant.Kearnslui-mêmeaditqueçaressemblaitàunmatchdetennis–zéropartout.GreggAldrich.Ladouleurinscritesursonvisagequandilparlaitdesa
premièrefemme…Jedevienssentimentale,pensaEmily.J’aidevinéchezluilegenredechagrinquej’aiéprouvéàlamortdeMark.Unechansondesonenfanceluirevintenmémoire:«Là-hautsur la
montagne l’est un nouveau chalet. /Car Jean d’un cœur vaillant. / l’arebâtiplusbeauqu’avant.»GreggAldrichavaittentédereconstruiresavie. Il s’était remarié. Il avait étévisiblement trèsamoureuxdeNatalie.Puis, quand elle a été assassinée, à son chagrin se sont ajoutées lesaccusationsdelapolicequil’asoupçonnédel’avoirtuée.Elle avalad’un trait le restede son verrede vin.BonDieu, qu’est-ce
qu’il me prend ? se demanda-t-elle, consternée. Ma tâche est depoursuivrecetype.Et, à la fin de Courtside, voilà que Michael Gordon déclarait son
soutien à Aldrich. Sachant qu’il était considéré comme un analysteimpartial,Emilyfutatterrée.Puis elle prit une résolution : s’il est représentatif des gens qui
regardent cette émission et s’il symbolise lamanière dont un jury peutréagir,alorsjesaiscequ’ilmeresteàfaire.
28
«Ça alors ! » s’exclama IsabellaGarcia à l’adresse de sonmari, Sal,alorsqu’ils étaient tousdeux assisdans leurpetit living-roomde la 12e
RueEstàManhattan.ElleregardaitCourtsideavecunintérêtpassionnéetavaitpeineàencroiresesoreilles.MichaelGordonvenaitdedéclareràses invités que dorénavant il croyait à l’innocence de Gregg Aldrich.Néanmoins,surmontantsonpremiermouvementdestupéfaction,elleditàSalqu’àlaréflexionlapositiondeGordonluiparaissaitpleinedebonsens.Sal était en train de boire une bière et de lire la page des sports.
Exceptépour lesnouvelleset lesmatchsdebaseballetde football, il sedésintéressaitdelatélévision,etavaitl’habitudedecouperlesonquandillisait.Laveille,iln’avaitpasprêtéattentionàIsabellalorsqu’elleluiavaitdit
devenirvoir lesvidéosmontrantcetescroc,JimmyEaston,en traindetémoigneràlabarre.Unbrefcoupd’œilluiavaitsuffipourquecevisageluiparaissevaguementfamilier.Maisilétaitincapabledesesouveniroùilavaitpurencontrercethommeet,detoutefaçon,ils’enfichait.Maintenantquel’émissionétaitterminée,Isabellaavaitenviedeparler
etSalreposadocilementsonjournal.AprèsavoirregardéCourtside,elleaimaitexprimersonopinionsurledéroulementdelajournéeautribunal.Malheureusement, samère, âgée, faisait une croisière auxAntilles avecplusieursdesesamies,veuvescommeelle,etn’étaitdoncpasdisponiblepourleurshabituellespalabresautéléphone.«JedoisdirequeGreggs’enesttiréàmerveille,commença-t-elle.Tu
sais, il a l’air très gentil. Pourquoi Natalie l’a quitté, c’est franchementincompréhensible.Sielleavaitéténotrefille,jeluiauraisditdes’asseoircalmement et de méditer cette parole d’un sage : “À la fin de sa vie,personne n’a jamais déclaré : J’aurais aimé passer plus de temps aubureau.”—Elleétaitsurscène,pasdansunbureau»,fitremarquerSal.Ondiraitquel’issueduprocèsdépenddel’opiniond’Isabella,pensa-t-
il, partagé entre l’amusement et l’agacement, regardant à la dérobée la
femmeaveclaquelleilétaitmariédepuistrente-cinqans.Elleseteignaitdepuisdesdécennies,sibienqu’ellepouvaitsevanteràl’âgedesoixanteansd’avoirlesmêmescheveuxnoirdejaisquelejourdeleurrencontre.Sasilhouettes’étaitunpeualourdie.Elleavaitunperpétuelsourireauxlèvres et il remerciait Dieu qu’elle ait si bon caractère. Son frère étaitquantàluimariéàuneharpie.«Scène,bureau,c’estdupareilaumême»,répliquaIsabella,balayant
d’ungestelaremarquedeSal.«EtKatieestunesijoliegamine.J’adorelavoirdanslesextraitsqueMichaelnousmontreàl’écran.»Isabella avait unemanière très personnelle de citer les gens comme
s’ils étaient,ouavaient été,desamisproches,pensaSal.Quandelle luiracontaitquelquechose,illuifallaitparfoisplusieursminutesavantdeserendre compte qu’elle ne parlait pas d’un intime. Michael Gordon,l’animateurdeCourtside, était simplement«Michael ».NatalieRaines«Natalie».Et,naturellement,leprésuméassassinétaitaffectueusementnommé«Gregg».Àdixheuresmoinsvingt, Isabella était toujoursaussi en forme.Elle
disaitquec’étaitunechancequeSuzie,lafemmedeménagedesvoisinsdeNatalie,aitcherchéàsavoircequiétaitarrivéàlamalheureuseactriceet l’ait trouvée mourante sur le sol de sa cuisine. « Je ne sais pas sij’auraiseulecouraged’entrerdanscettecuisine»,conclutIsabella.Penses-tu ! faillit répondre Sal. Pour Isabella, uneporte fermée était
une invitationàvoir cequ’il yavaitde l’autre côté. Il se leva.«Bon, jesuissûrquetuluiauraisportésecourssil’occasions’étaitprésentée,dit-ild’un ton las. Maintenant, je vais me coucher. Nous avons undéménagement demain dans la matinée à Staten Island. Des gens quipartents’installeràPearlRiver.En se mettant au lit, un quart d’heure plus tard, le nom de Jimmy
Easton lui revint brusquement à l’esprit. Pas étonnant que ce typemeparaissefamilier,sedit-il.Ilatravaillépournousoccasionnellementilyadeuxans.Pastrèsfiable.Iln’estpasrestélongtemps.
29
Lesamedimatin,commechaquejour,ZachobservaEmilyentraindeprendre son petit déjeuner. Il était déjà huit heures trente. Elle s’étaitaccordé deux heures de sommeil supplémentaires. La veille, elle étaitpartiedechezelleàsixheurestrente.Aujourd’hui,elleavaitprisletempsdeboireunesecondetassedecaféenlisantlejournal.Sachienne,Bess,était sur ses genoux. Il détestait cet animal. Il l’enviait d’être si proched’Emily.Quand elle monta s’habiller dans sa chambre, il se sentit comme
toujours horriblement frustré de ne pouvoir ni la voir ni l’entendre. Ils’attardaàlafenêtreunevingtainedeminutes,jusqu’aumomentoùillavitouvrirlaportièredesavoiture.Ilfaisaitchaudencedébutd’octobreetelleportaitunjeanetunpull.Elles’habillaitdécontractépouralleraubureauleweek-end.Ilétaitsûrqu’elleallaittravailleràsonprocès.Ilavaitorganisésajournéejusqu’àsonretour–lespremièresfeuilles
commençaient à tomber et il passa la matinée à les ratisser et à lesentasser dans de grands sacs en plastique que la benne municipaleramasseraitplustard.Zachétait certainqu’Emilyne rentreraitpaschezelleavant la finde
l’après-midiauplustôt.Aprèsledéjeuner,ilallaenvoitureàlapépinièrelocaleetchoisitdiversesplantesdesaison.Ilavaituneprédilectionpourles chrysanthèmes jaunes et décida d’en border l’allée qui menait auperron, tout en sachant qu’il ne resterait pas assez longtemps pour enprofiter.Tandis qu’il chargeait les fleurs dans un chariot, il eut envie d’en
acheterquelques-unespourEmily.Ellesferaientbeleffet le longdesonallée. Son travail ne lui laissait pas le temps de s’occuper d’elle-même,encoremoinsdesonjardin,pensa-t-il.Maisilsavaitqu’elleprendraitmallemoindregested’amabilitédesapart.Etalors…Qu’importe,aufond,conclut-ilenpayantàlacaisse.Ellen’auraitpas
le tempsd’enprofiter,ellenonplus ! Il sereprochaitencored’avoirétéassez stupide pour s’être attardé chez elle l’autre soir. L’avoir trouvéinstallédanssagalerieenrentrantavaitmisfinà leuramitiénaissante.
Depuis,ellel’évitaitcomplètement.Il seconsolaità lapenséed’avoir subtiliséuneravissantechemisede
nuitdanslederniertiroirdesacommode.Ellenes’enapercevraitmêmepas.Ilyenavaitaumoinshuit,rangéesaumêmeendroit,et,d’aprèscequ’ilavaitvudanssacorbeilleàlinge,elledormaitengénéralvêtued’unlongT-shirt.Il refit le court trajet jusqu’à sa maison plongé dans ses réflexions.
Fendantcesdeuxdernièressemaines,depuisqu’ilavaitcomprisqu’Emilyl’avaitdéfinitivementrejeté,ils’étaitpréparéàquitterleNewJersey.Dèsqu’ill’auraittuée.Samaison était louée aumois. Il avait annoncé au propriétaire qu’il
partirait le 1er novembre. Il avait aussi donné sonpréavis à l’entreprisequi l’employait. Ilavaitracontéà tout lemondequesavieillemère,quivivait en Floride, avait de gros problèmes de santé, et qu’il voulait serendreauprèsd’elle.Zachsavaitqu’illuifaudraitdisparaîtreimmédiatementaprèslamort
d’Emily,avantqu’onnedécouvresoncorps.Ilsavaitquelesflicsiraientenquêtercheztoussesvoisinsetqu’ilavaitétévuentraindepromenersonchien.Ilétaitaussipossiblequ’Emilyaitracontéàsafamilleouàsesamisque le typequihabitait lamaisond’à côté luiparaissaitbizarreetqu’ellen’était pas rassurée.Vouspouviez leur faire confiancepour toutrapporteràlapolice.Il serappelacommentCharlotte,sa troisièmefemme, l’avaitmisà la
portedechez lui.Aprèsquoi,elleavaitdéclaréàsonnouveaupetitamique Zach était cinglé et qu’elle avait peur de lui. Tu avais drôlementraisond’avoirpeurdemoi,majolie,gloussa-t-il.Jeregretteseulementdenepasm’êtreoccupéenmêmetempsdemonex-meilleurcopainquiétaitdevenutonboyfriend.Au total, il avait acheté vingt-six cageots de chrysanthèmes. Il prit
plaisir à les planter pendant le reste de l’après-midi. Comme il l’avaitprévu,Emilyfutderetourversdix-septheures.Elleluifitunsignedelamain en descendant de sa voiture, mais se hâta de rentrer dans samaison.Elle avait l’air fatiguée et stressée. Il était pratiquement sûr qu’elle
passeraitlasoiréechezelleetseprépareraitàdîner.Ill’espérait.Mais,àdix-huitheuresvingt,ilentenditsavoituredémarrerets’approchadelafenêtrequidonnait sur le côtéde samaison, à tempspour la voir fairemarche arrière dans l’allée. Il eut aussi le temps de remarquer qu’elleportait un chemisier de soie, un collier de perles et de grandes boucles
d’oreilles.Elles’étaitfaitebelle,pensa-t-ilavecamertume.Elleallaitsansdoute
dîneravecdesamis.Aumoinsétait-ellepartietouteseule,preuvequ’ellen’avait pasde chevalier servant. « Jene veuxpersonned’autredans savie,grommela-t-il.Personne!»Ilsentit lanervosité legagner. Il savaitqu’il lui faudraitmoinsd’une
minute pour découper un carreau afin d’aller l’attendre chez elle. Lesystèmed’alarmene lui poserait aucunproblème.C’était unmodèledebasebonmarché.Illedébrancheraitfacilementdel’extérieur.Pastoutdesuite,sedit-il.Iln’étaitpastoutàfaitprêt.Ildevaittrouver
une autre voiture et louer un petit logement en Caroline du Nord.Beaucoup de gens venaient s’y établir et avec une nouvelle identité, ilpourraitsanspeinesefondredanslamasse.DéterminéàécarterEmilydesonespritpendantunmoment,ilallaà
la cuisine, sortit les hamburgers qu’il avait achetés pour son dîner etalluma la télévision. Il y avait un choix attrayant de programmes lesamedisoir,notammentFugitiveHunt,quicommençaitàneufheuresdusoir.Àdeuxreprises,durantlesdeuxannéespassées,ilsavaientprojetéune
séquence le concernant. Il s’était moqué des portraits-robots travaillésnumériquementquiétaientcensésressembleràcequ’ilétaitaujourd’hui.«Ilsontencoredesprogrèsàfaire»,avait-ilricané.
30
TedWesley avait invitéEmily à dîner à son domicile le samedi soir.«Nousseronspeunombreux,avait-ilexpliqué.Nousvoulonsprofiterdelaprésencedecertainsdenosmeilleursamisavantdedéménager.»SesnouvellesfonctionsàWashingtondébutaientle5novembre.Emily
savaitquelamaisondeSaddleRiveravaitdéjàétémiseenvente.C’était lapremière foisqu’elleétait invitéeàdînerchezTedetNancy
Wesley.Ellen’imaginaitpasqu’elle ledevait à l’attention favorablequeluiavaientaccordéelesmédiasdurantleprocès.Tedaimaitêtreassociéàdesgensquiétaientsouslesprojecteursdel’actualité.Desgensbrillants!Quejegagneouquejeperde,lesjournauxavecmaphotoservirontà
tapisser les poubelles la semaine prochaine, pensa-t-elle en traversantSaddleRiver.Elles’engageadansFoxwoodRoad.Si jeperds, jepourraiattendre une éternité avant d’être réinvitée, songea-t-elle avec un petitsourireironique.LamaisondeTedétait l’unedesplus vastesdemeuresquibordaient
cette rue sinueuse. Il ne l’avait certainement pas achetée avec sontraitementdeprocureur,pensaEmily.Biensûr,avantd’êtreprocureur,ilavaitétéassociédans leprestigieuxcabinet juridiquedesonbeau-père,maisEmily savait que c’était sa femme,Nancy, qui avait de la fortune.Son grand-pèrematernel avait créé une chaîne de grandsmagasins deluxe.Emilysegaraprèsdelarotondeàl’extrémitédel’allée.Latempérature
avait fraîchi et elle respira profondément en descendant de la voiture.L’airpur lui fit dubien. Jen’aimêmepaspu sortir assez souventpourm’aérer lespoumons,pensa-t-elle.Puisellehâta lepas.Ellen’avaitpasprislapeined’emporterunevesteets’enmordaitlesdoigts.Maiselle se félicitaitd’avoirchoisi sonchemisierdesoie impriméde
couleursvives.Lafatigueaccumuléemarquaitsonvisageetlehautcoloréainsiqu’unmaquillagehabileenmasquaientunpeuleseffets.Lorsqueceprocèsseraterminé,quandbienmêmeunepiledepapiersm’attendraitsurmonbureau, jeprendraiquelques joursde congé, sepromit-elle ensonnantàlaporte.
Ted vint lui ouvrir en personne, la fit entrer, puis déclara d’un tonadmiratif : « Vous êtes particulièrement en beauté ce soir, madame lesubstitut.—C’estaussimonavis»,renchéritNancyWesley.Elle avait accompagné son mari jusqu’à la porte. Blonde et mince,
prochedelacinquantaine,elleétait l’imagemêmedequiestnéricheetprivilégié. Mais son sourire était sincère, et elle prit les deux mainsd’Emilyentrelessiennesenposantunrapidebaisersursajoue.«Nousn’avonsinvitéquetroisautrespersonnesàsejoindreànous.Jesuissûrequ’ellesvousplairontVenezfaireleurconnaissance.»Emily jeta un rapide coup d’œil dans le hall d’entrée en suivant les
Wesley.Impressionnant.Unescalierdemarbreàdoublerévolution.Unegalerie. Un lustre ancien. Et j’ai choisi la tenue adéquate, se dit-elle.Comme elle, Nancy Wesley portait un pantalon de soie noire et uncorsagedesoie.Laseuledifférenceétaitquecedernierétaitbleupastel.Troisautrespersonnes,pensaEmily.EllecraignaitquelesWesleylui
aientréservéuncélibatairecommevoisindetable.C’étaitarrivéplusieursfois au cours de l’année passée dans d’autres circonstances. Maisl’absence de Mark était encore si vive que ces initiatives lui étaientpénibles, douloureuses. J’espère être un jour à nouveau disponible,songea-t-elle,maispasencore.Elle réprimaunsourire.Mêmesi j’avaisétéprête,sedit-elle,jusqu’icilesprétendantsn’ontpasététerribles!Elle vit avec soulagement que les trois autres invités dans le salon
étaientuncoupled’unecinquantained’années,assissurlecanapéprèsdela cheminée, ainsiqu’une femmeplusâgée, installéedansun fauteuil àoreilles. Elle reconnut l’homme, Timothy Moynihan, un acteur quiinterprétaitunchirurgienimportantdansuncélèbrefeuilletontélévisé.TedleprésentaàEmily,ainsiquesafemmeBarbara.Après les avoir salués, Emily s’adressa en souriant à Moynihan :
«Dois-jevousappelerdocteur?—Jenesuispasdeservice,Timferal’affaire.—Pareilpourmoi.Jevousenprie,nem’appelezpas“procureur”.»Tedsetournaalorsversl’autreinvitée:«Emily,jevousprésenteune
denostrèschèresamies,MarionRhodes–médecinpsychologue.»Unmomentplustard,assiseaumilieudupetitgroupe,unverredevin
àlamain,Emilycommençaàsedétendre.Toutestsiraffiné,pensa-t-elle.Ilexistevraimentuneviehorsdel’affaireAldrich,mêmesicen’estquepourunsoir.Quand ils pénétrèrentdans la salle àmanger et qu’Emily vit la table
superbementdressée,ellepensaaupotageetausandwichquiavaientsisouventconstituésondéjeuneraubureauetauxplatsàemporterquiluiavaienttenulieuderepasgastronomiquedurantcesderniersmois.Le dîner était délicieux et la conversation à la fois agréable et
distrayante. Tim Moynihan était un conteur accompli et il leur narraquelques anecdotesde coulisses.Ravie,Emily lui fit remarquerque seshistoiresvalaientmillefois la lecturedeschroniquesmondainesdanslapresse.ElledemandacommentTedetluis’étaientrencontrés.« Nous partagions une chambre à l’université Carnegie-Mellon,
expliquaWesley. Tim est diplômé d’art dramatique,mais, croyez-le ounon,j’aimoi-mêmejouédansquelquespièces.Mesparentsnevoulaientpasentendreparlerd’unecarrièred’acteur,parcraintedemevoirmourirdefaim.J’aidoncdécidédefairedesétudesdedroit,maisjepensequemesrarespetitsrôlesauthéâtrem’ontaidédansmesplaidoiriesd’avocat,ainsiquedansmonrôledeprocureur.— Emily, Nancy et Ted nous ont demandé de vous épargner tout
commentaire sur votre procès ce soir, dit Moynihan. Mais laissez-moiseulementvousdirequeBarbaraetmoil’avonssuiviavecassiduitédansCourtside.Lesvidéosoùvousapparaissezprouventquevousauriezétéunegrandeactrice.Vousavezuneprésenceetuneaisanceremarquables,etilyaautrechose–lafaçondontvousposezlesquestionsetréagissezauxréponsesest toutà faitéclairantepour lesspectateurs.Jevaisvousdonner un exemple : le regard méprisant que vous avez jeté à GreggAldrich à plusieurs reprises durant la déposition d’Easton étaitparticulièrementéloquent.— Ted va peut-être me fusiller si j’aborde ce sujet », dit Barbara
Moynihanavecunelégèrehésitation.«Maisvousn’avezsansdoutepasappréciéd’entendreMichaelGordondéclarerqu’ilcroyaitGreggAldrichinnocent.»EmilysentitqueMarionRhodes,lapsychologue,attendaitsaréponse
avec intérêt. Mais, bien qu’il s’agisse d’une réunion amicale, elle nepouvaitoublierquesonhôteétaitleprocureurducomté,sonpatron.Ellechoisit sesmotsavecsoin :«Jen’auraisnipunivoulurequérir
contreGreggAldrichsanslaconvictionqu’ilavaittuésafemme.Leplustragique,pourlui,poursafilleetpourlamèredeNatalieRaines,estqu’ilaimaitNatalie.Mais je suis certaineque leDrRhodesavuquantitédepersonnes, par ailleurs parfaitement respectables, accomplir des actesterriblessousl’emprisedelajalousieoudeladépression.»Marion Rhodes acquiesça. « En effet, Emily. D’après ce que j’ai
entendudireoulu,NatalieRainesétaitsansdouteencoretrèsattachéeàsonmari.S’ilsavaientconsultéunconseillerpsychologique,etcherchéàrésoudre les problèmes provoqués par les fréquentes séparationsqu’exigeaientlestournéesdeNatalie,leschosesauraientsansdouteprisunautretour.»Ted Wesley regarda sa femme et dit soudain avec une franchise
surprenante:«GrâceàMarion,c’estainsiqueleschosessesontpasséespour nous. Quand Nancy et moi avons eu des problèmes, voilà desannées,ellenousaapportél’aidenécessaire.Sinousnousétionsséparésalors,imaginezlegâchis.Nosfilsneseraientpasnés.Nousneserionspassur le point de nous installer à Washington. Et Marion ne serait pasdevenuenotrepluschèreamie.—Parfois,danslecasd’untraumatismeémotionneloulorsquenaîtun
conflitquimenaceunerelationimportante,ilpeutêtreutiledetravailleravec un bon thérapeute, ditMarion Rhodes. Bien entendu, on ne peutrésoudre tous les problèmes et toutes les relations ne peuvent, ni nedoivent,êtresauvées.Maisilexistedesdénouementsheureux.»Emily eut le sentiment dérangeant que Marion Rhodes faisait cette
remarque à son intention. Ted l’aurait-il invitée non pour qu’ellerencontreunhomme,maisunepsychothérapeute?Aussi étonnantquecela paraisse, elle n’en éprouva aucun ressentiment. Elle était certainequeTedetNancyavaientmislesautresaucourantdelamortdeMarketdesonopération.EllesesouvintqueTedluiavaitunjourdemandésielleavaitparléàunmédecindesépreuvesqu’elleavaittraversées.Elleavaitréponduqu’elleétaittrèsprochedesafamilleetavaitdetrèsbonsamis.Elleavaitajoutéquepourelle,commepourbeaucoupdeceuxquiavaientsubiundeuil,lameilleurethérapieétaitletravail.Untravailacharné.Tedapeut-êtreégalementditàMarionquemonpèreetmonfrèreont
déménagé,songea-t-elle.EtTedsaitaussiqu’aveclachargedetravailquim’incombe, j’aipeude tempsà consacreràmesamis.Sansdoutea-t-ilété touché par tout ce qui m’est arrivé. Mais si je perds ce procès, ilsseront nombreux à lui reprocher deme l’avoir confié.On verra alors àquelpointiltientàmoi.Lasoiréeseterminaàdixheures.Emilyavaithâtederentrerchezelle.
La brève escapade dont elle avait profité pendant ces quelques heuresétaitfinie.Elleavaitbesoind’unebonnenuitdesommeilpourserendretôtlelendemainmatinàsonbureau.Àlabarre,GreggAldrichavaitfaitbonneimpressionetelleappréhendaitsoncontre-interrogatoire.Son contre-interrogatoire seulement ?Ou bien craignait-elle aussi le
verdict?Ou redoutait-elle d’avoir fait une erreur effroyable et que quelqu’un
d’autreaittuéNatalieRaines?
31
Lesamediàvingtetuneheures,Zachs’installadanssonpetit living-room,àunendroitd’oùilpouvaitsurveiller l’alléed’Emily,etallumalatélévisionpour regarderFugitiveHunt.Deuxbières l’aidèrent à calmersesnerfs,maislesheurespasséesàjardineretplanterdeschrysanthèmesl’avaientépuisé.Àsonretourdutribunaletquandelleétaitressortiepeuaprès,avait-elleremarquélesfleursjaunesquiembellissaientsonallée?Lamusiquede fonddesonémission favorite retentit.«Cesoirnous
diffuseronstroisséquencesconsacréesàdesaffairesanciennes,annonçaleprésentateurBobWarner.Lapremièreferalepointsurlesrecherchesengagées depuis deux ans pour retrouver un homme connu lors de sadisparition sous le nomdeCharleyMuir. Vous vous rappelez peut-êtrenos deux séquences précédentes – l’une immédiatement après lesmeurtresdeDesMoines,dansl’Iowa,ilyadeuxans,etuneautrel’annéedernière.«LapoliceprétendqueMuiravaitmal supporté sondivorceet était
devenufouderageenapprenantquele jugeattribuait leurmaisonàsafemme.Onditquec’estcequi l’apousséàassassinernonseulementsafemmeetlesenfantsqu’elleavaiteusd’unprécédentmariagemaisaussisabelle-mère.Quandonadécouvertlescorps,ilavaitdéjàdisparusanslaisserdetraces.« La suite de l’enquête a révélé qu’il est probablement l’auteur de
l’assassinatdedeuxautres femmes,sapremièreetsadeuxièmeépouse.La première, LouGunther, estmorte dans leMinnesota il y a dix ans.L’autre, Wilma Kraft, dans le Massachusetts, il y a sept ans. Durantchacundecestroismariages,ilautiliséuneidentitédifférenteetmodifiéà chaque fois son apparence.Dans leMinnesota, il était connu sous lenom de Gus Olsen, et dans le Massachusetts se faisait appeler ChadRudd.Onignoresonvéritablenom.»Warner s’interrompit un instant puis le ton de sa voix changea :
«Restezavecnouspour lasuitedecettehistoire invraisemblable.Nousvousretrouvonsjusteaprèslapublicité.»Ils ne lâchent pas prise, pensa Zach avec mépris. Mais il faut
reconnaîtrequ’ilssontparvenusàmemettrelesdeuxautresaffairessurledos.Ilsn’enétaientpaslàladernièrefois.Onvavoirquelletêtejesuiscenséavoiràprésent.Pendantlapausepublicitaire, ilallachercheruneautrebière.Ilavait
hâtede voir lesphotosqui allaient apparaître à l’écran,mais se sentaitmalgrétoutnerveux.Qu’ilsaientfaitlelienaveclesdeuxautresmeurtresl’inquiétait.Sabièreàlamain,ilserassitdevantsonposte.L’émissionreprenait.
Warner commença par montrer des photos de la troisième femme,Charlotte, avec ses enfants et sa mère, suivies de celles de Lou et deWilma.Ildécrivitleursmortsviolentes.Charlotteetsafamilletuéesparballes.LouetWilmaétrangléestouteslesdeux.ÀlaconsternationdeZach,Warnerexhibadesphotosfourniesparles
familles des victimes. Prises sur une période de dix ans, pendant sesdifférentsséjoursdans leMinnesota, leMassachusettset l’Iowa,elles lemontraienttantôtbarbu,tantôtglabre,aveclescheveuxlongsoucourts.Portant soit d’épaisses lunettes, soit des lunettes à fine monturemétallique ou bien sans lunettes. Les photos indiquaient aussi que sonpoidspouvaitfluctuer.Ilétaitàunmomentefflanqué,àunautreplutôtjoufflu,puisànouveaumaigre.Warner continua en montrant des images de Zach vieillies à
l’ordinateur, avec plusieurs variantes possibles de son visage, de sescheveux,desonpoidsetdeseslunettes.Zachfuthorrifiéàlavuedel’uned’elles,quiétaitétonnammentprochedesonapparenceactuelle.Iltentade se rassurer : les spectateurs de l’émission les voient toutes à la fois,personnenepourraitmereconnaître.«En raisonde ses emplois antérieurs, lesprofileurs criminelsduFBI
supposentqu’ilpourraitactuellementtravaillerdansunentrepôtouuneusine, poursuivitWarner. Il a aussi été employé peu de temps chez unélectricien. Son seul hobby connu est son goût pour le jardinage.Nousavons des photos des maisons qu’il a habitées et nous allons vous lesmontrer.Toutestroisontétéprisesenautomneet,commevouslevoyez,il a une prédilection pour les chrysanthèmes jaunes. Il en plantaittoujours dans les bordures des allées ou les chemins d’accès à sesmaisons.»Zach jaillit commeunboulethorsde son fauteuil. Seprécipitant au-
dehors,ils’emparad’unebêcheetsemitàarracherlesfleurs.Conscientque la lampe de la galerie éclairait les abords de la maison, il allal’éteindre.Plongédans lapénombre,haletant, ildéterra frénétiquement
toutes les plantes et les jeta dans des gros sacs de plastique. Emilyrisquaitderentrerchezelleetilnevoulaitpasqu’ellelevoieatteléàcettetâche.Mais sans doute avait-elle remarqué ses nouvelles plantations et elle
s’étonnerait donc qu’elles aient disparu. À la première heure lelendemain, il irait acheter des fleurs d’une couleur différente pour lesremplacer.Commencerait-elle à se poser des questions ? Entendrait-elle
quelqu’undanssonbureauparlerdecetteémission?Évoquerait-on leschrysanthèmes ? Et si un des types avec lesquels il travaillait ouquelqu’un du voisinage voyait cette photo minable, calculerait-il qu’ilvivaitettravaillaiticidepuisjustementdeuxans–depuissondépartdeDesMoinesexactement?Zachavaitàpeinefinid’arracher les fleursqu’Emilys’engageaitdans
l’allée. Il s’accroupitdans l’ombreet la regardadescendrede lavoiture,gagner rapidement l’entrée de samaison et s’engouffrer à l’intérieur. Yavait-ilunechancequ’elleait vu cetteémission làoùelleavaitpassé lasoirée ? Même si elle n’y a jeté qu’un bref coup d’œil, son instinctprofessionnel aura été éveillé, songea-t-il.Oubienellene tarderapasàfairelerapprochement.Il devait hâter ses préparatifs et se tenir prêt à partir plus tôt que
prévu.
32
Michael Gordon finit par passer la plus grande partie du week-endavecGregg etKatie. Le vendredi soir, chezNeary,Gregg s’étaitmontréinhabituellementdisert.Écartantd’ungestelesexcusesdeMichaelquisereprochait d’avoir douté de son innocence, il avait dit : « Mike, j’aibeaucouppenséàquelquechosequim’estarrivéàl’âgedeseizeans.J’aieuunhorribleaccidentdevoitureet suis restéen réanimationpendantsix semaines. Je n’ai aucun souvenir de cette période. Ma mère m’aensuiteracontéque,pendantlestroisdernièressemaines,jen’avaiscessédelessupplierdedébranchertousmestuyaux.Ellem’aditquejeprenaisl’infirmièrepourmagrand-mèrequiétaitmortequandj’avaissixans.—Tun’enasjamaisparlé,ditMichael.— Qui aurait envie d’évoquer une expérience aussi proche de la
mort?»Greggavaiteuunsourireunpeuameretajouté:«Ilyaassezdemalheurdanslemondepournepasaccablerlesautresavecunehistoirevieilledeplusdevingt-sixans.Changeonsplutôtdesujet.—Àconditionquetumangescequetuasdanstonassiette,répondit
Mike.Tuasperducombiendekilos?—Justecequ’ilfautpourêtreàl’aisedansmesvêtements.»Tôtdans lamatinéedu samediMichael était venu chercherGregg et
KatieenvoitureetlesavaitemmenésdanssonchaletduVermont.IlétaitencorebeaucouptroptôtpourpouvoirskiermaisGreggetKatieétaientallés faire une longue promenade dans l’après-midi tandis queMichaeltravaillait à son livre consacré aux crimes les plus importants duvingtièmesiècle.Ils avaient dîné à Manchester. Comme toujours, le Vermont était
nettementplusfroidqueNewYorketlaflambéedanslacheminéedelasalle à manger de la confortable auberge les avait tous réchauffés etréconfortés.Plus tard,aprèsqueKatie,un livre sous lebras, futallée se coucher,
Gregg alla rejoindre Michael dans son bureau où il s’était remis àtravailler.«JecroismerappelerquetuécrisunchapitresurHarryThaw,lemillionnairequia tué l’architecteStanfordWhiteauMadisonSquare
Garden?—Eneffet.—Ill’atuédevantunefouledegensetaensuiteplaidélafolie,n’est-ce
pas?»MichaelsedemandaoùGreggvoulaitenvenir.«Oui,maisThawadû
passeruncertaintempsdansunasile,dit-il.—Lorsqu’ilenestsorti,ils’estinstallédansunegrandemaisonsurle
lacGeorge,sijemesouviensbien?—Allons,Gregg,pourquoicesquestions?»Gregg enfonça ses mains dans ses poches. Il donnait soudain une
étrange impressiondevulnérabilité.«Mike,aprèsmonaccident, j’aieudelonguespériodesdetotaleamnésie.Ellesontdisparu,maisdepuis jene perçois plus le temps comme avant. Je peux être tellement absorbéque je ne me rends pas compte si une, deux ou trois heures se sontécoulées.—C’estcequ’onappellelacapacitédeconcentration.—Merci.Maiscelam’estarrivé lematinoùNatalieestmorte.C’était
un jourdemars. Il faisaithorriblementmauvais.C’estunechosed’êtreassisàsonbureauetdenepassentirlajournéefiler.C’enestuneautred’êtredehorsparuntempsdechien.Toutcequejesais,c’estquejen’aipas pu tuerNatalie. C’est impossible.MonDieu, je l’aimais tellement !Mais jevoudrais tantavoirgardé lesouvenirdecesdeuxheures.Jemerappelle seulement avoir rendu la voiture de location. Si j’ai vraimentcourupendantdeuxheures,est-cequej’étaisdansuntelétatd’angoissequejen’aiesentinilefroidnilafatigue?»Attristé par le trouble et le doute qu’il lisait sur le visage de Gregg,
Michaelselevaetsaisitsonamiparlesépaules.«Gregg,écoute-moi.Tuasfaituneimpressiontrèsfavorablehieràlabarre.Jet’aicruquandtuasparlédecesalauddeJimmyEastonetdesraisonspourlesquellestuappelaisNataliesisouvent.Jemesouviensdet’avoirvuaumilieud’uneconversationpianotersurtontéléphoneetluidiredeuxoutroismots.—“Natalie,jet’aime”,ditGreggd’untonmorne.Findumessage.»
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Emily s’accorda de dormir jusqu’à sept heures et demie le dimanchematin.Elleavaitl’intentiond’êtreàsonbureauàhuitheuresetdemieetd’ypasserlajournée.«Tuasététrèspatienteavecmoi.Jesaisquejet’ainégligée, mon pauvre chou ! » s’excusa-t-elle en soulevant Bess del’oreilleràcôtéd’elle.Elleavaithâtedeboiresoncafémais,envoyantleregardimplorantdelapetitechienne,elleenfilaunjeanetunblousonetannonça:«Viens,Bess,tunevaspastecontenterdujardinaujourd’hui,onvafaireunevraiepromenade,toietmoi.»Bessagitajoyeusementlaqueuetandisqu’ellesdescendaientl’escalier
et qu’Emily s’emparait de sa laisse et luimettait son collier. Elle glissauneclédanslapochedesonblousonetsedirigeaversl’entréeprincipale.Depuisqu’elleavaitfaitposerunverrousurlaportedelagalerie,ilétaitplusfaciledesortirdececôté-là.S’efforçant de retenir le chien qui gambadait allègrement, elle
parcourut les quelques mètres qui menaient à l’allée. Soudain elles’immobilisa, regarda autour d’elle avec stupéfaction. « Que s’est-ilpassé ? » se demanda-t-elle tout haut, en voyant la terre fraîchementretournée à l’endroit où, la veille encore, elle avait admiré la nouvelleborduredechrysanthèmes.Peut-êtreétaient-ilsbourrésdeparasites.Quisait?C’estétrange,ila
plantétoutescesfleursdanslajournéed’hier.Quandlesa-t-ilarrachées?Elles y étaient quand je suis partie chez lesWesley. Je neme souviensplus si elles s’y trouvaient encore à mon retour. Il était dix heurespassées.Elle sentit la chienne tirer sur sa laisse etbaissa les yeux.«Désolée,
Bess.D’accord,onyva.»Bess choisit de tourner à droite sur le trottoir, ce qui obligeait sa
maîtresseàpasserdevant lamaisondeZach. Ilest sansdoutechez lui,pensa-t-elle,savoitureestdansl’allée.Sicetypen’étaitpasaussibizarre,j’irais sonnerà saportepour luidemanderdes explications.Mais jeneveuxpasluidonnerl’occasiondemecollerànouveau.L’image de Zach en train de se balancer dans le rocking-chair de sa
galerie lui revint à l’esprit. J’ai éprouvé davantage qu’un sentiment demalaise,sedit-elle.Enréalité,ilm’afaitpeur.Etilmefaittoujourspeur,s’avoua-t-elleenrepassantdevantlamaison
desonvoisinà sonretour,unquartd’heureplus tard.J’étais tellementabsorbéeparceprocèsquej’aimisuncertaintempsàm’enapercevoir.
34
«VoicilejourquefitleSeigneur»,pensaamèrementGreggAldrichenregardantparlafenêtredesachambrelelundimatin.Ilpleuvaitàversemais,detoutefaçon,ilneseraitpasallécourir.J’espèrenepasêtreassezstupidepourperdre lanotiondu tempsun jour commeaujourd’hui, sedit-il,maisautantnepasprendrederisques.Ilavaitlagorgesèche.Laveilleausoir,ilavaitprisunsomnifèreléger
et dormi sept heures d’affilée.Malgré tout, il ne se sentait pas reposé,plutôtgroggymême.Uncaféserrévayremédier,sepromit-il.Ildécrochasarobedechambredanslapenderie,enfilasespantoufles
etparcourutlecouloirrecouvertdemoquettejusqu’àlacuisine.L’odeurducaféluiremontalemoral.Le week-end avec Michael dans le Vermont l’avait remis sur pied,
reconnut-ilenprenantsatassehabituelledansleplacardau-dessusdelacafetièreélectrique.ParlerdumatinoùNatalieétaitmorte,decelapsdetempsoùilavaitcourupendantdeuxheuressansmêmeressentirlefroid,l’avait rasséréné. Ensuite, Michael lui avait recommandé d’adopteraujourd’huiàlabarrelamêmeattitudequevendredi.EnrevenantduVermont laveille, ilavait insisté :«Montre lamême
détermination, Gregg. Tes réponses étaient tout à fait crédibles. Tu asentendu le juge Reilly dire dans mon émission que s’il engageait laconversationdansunbar avecunparfait inconnuqui racontait ensuitequ’il avait conclu unmarché avec lui pour tuer sa femme, ce serait laparoledecetypecontrelasienne.ToutlepaysaentenduReillyfairecettedéclaration,etjesuisconvaincuqu’unbonnombredegensontpensélamêmechose.Michael s’était tuun instant avantde continuer : «C’est le genrede
situation dans laquelle n’importe qui peut accuser autrui de n’importequoi. Et n’oublions pas que JimmyEaston a obtenu une compensationconsidérablepour témoignercontre toi. Iln’aplusà redouterdevieillirenprison.»J’ai faitremarqueràMichaelqu’ilomettaitunpetitdétail important,
pensaGregg.Lafemmedujugen’avaitpasétéassassinée.
Avoir confiance en soi, songea-t-il avec amertume. Je n’en ai plusaucune. Il se versaune tassede café et laportadans la sallede séjour.Kathleenet luiavaientachetécetappartementquandelleétaitenceintede Katie. C’était culotté de ma part de m’engager à payer de tellescharges,serappela-t-il,mais,àcetteépoque,j’étaissûrdemonavenir,dedevenir un grand agent. Bon, j’ai réussi, très bien, et où cela m’a-t-ilmené?Kathleenétaittoutexcitéequandilavaitfalluchoisirlespeintures,les
meubles et les tapis. Elle avait un goût inné et un vrai talent pourdénicher les bonnes affaires. Elle disait en riant que, comme lui, ellen’étaitpasnéecoiffée.Ils’attardadanslasalledeséjour,perdudanssessouvenirs.Si elle avait vécu, je ne serais jamais tombé amoureux de Natalie,
pensa-t-il.Etjen’iraispasautribunalpourtenterdepersuaderlesjurésque je ne suis pas unmeurtrier.Une vague de nostalgie le submergea.Kathleen. Il ressentait soudain un immense besoin, physique etémotionnel, de sa présence. « Kathleen, murmura-t-il, veille sur moiaujourd’hui. J’ai peur. Si je suis condamné, qui prendra soin de notreKatie?»Ilrestaunlongmomentlagorgeserrée,luttantcontreleslarmes,puis
se mordit la lèvre. Reprends-toi, mon vieux ! Va préparer le petitdéjeunerdeKatie.Sielletevoitdanscetétat,ellevas’effondrer.Ensedirigeantvers la cuisine, ilpassadevant la tabledans laquelle,
selon Jimmy Easton, il avait gardé les cinq mille dollars de l’acompteverséavantlemeurtredeNatalie.Ils’immobilisa,ouvritd’uncoupsecletiroir,etlegrincementqueJimmyEastonavaitsibiendécritluidéchiralesoreilles.D’ungesterageur,Greggrefermabrutalementletiroir.
35
«Paréepourlabagarre,j’espère.»Emily leva les yeux. Il était sept heures et demie, et elle était à son
bureau.L’inspecteurBillyTryonsetenaitdansl’embrasuredelaporte.Jen’aime décidément pas cet homme, pensa-t-elle, agacée par lacondescendancequ’elledécelaitdanssonton.«Puis-jefairequelquechosepourvouscematin,Emily?Jesaisque
c’estunjourcrucial.—Jepensequetoutseprésentebien,Billy.Merci.— Comme l’aurait dit Elvis, “c’est maintenant où jamais”. Bonne
chanceavecAldrich.J’espèrequevousallezl’anéantir.»EmilysedemandasiTryonluivoulaitvraimentdubienous’ilespérait
qu’elleallaitseramasser.Pourl’instant,elles’enfichait.J’ypenseraiplustard,sedit-elle.Tryon ne semblait pas prêt à partir. « N’oubliez pas que vous vous
battezaussipourJakeetmoi,dit-il.Onamistoutelagommedanscetteenquête.Etcetype,Aldrich,estuntueur.Onlesaittous.»Voyantqu’il s’attendait àdes compliments,Emily répondit à regret :
«JesaisqueJakeetvousaveztravailléduretj’espèrequelesjurésserontdevotreavis.»Ilafiniparsefairecouperlescheveux,sedit-elle.Ildevraitallerchez
le coiffeur plus souvent. Il fallait reconnaître que lorsqu’il était moinsdébraillé, Tryon avait une allure de dur à cuire qui pouvait séduirecertainesfemmes.Larumeurcouraitqu’ilavaitunenouvellepetiteamie,unechanteusedecabaret.Pourquoin’enétait-ellepassurprise?Elleserenditcomptequ’illaregardaitavecattentionluiaussi.«Vousvousêtesfaitebellepourlescamérasaujourd’hui,Emily.Vous
êtessuperbe.»Cematin,cédantà lasuperstition,Emilyn’avaitpasmis la jupeet la
vestequ’elleavaitprévudeporter.Elleavaitdécrochédanssapenderieletailleur-pantalon gris anthracite et le pull à col roulé rouge vif qu’elleportaillejouroùTedWesleyluiavaitconfiél’affaire.«Jenemesuispasfaite belle, répliqua-t-elle d’un ton sec. Ce tailleur a deux ans et je l’ai
souventportéautribunal.—Bon,j’essayaisdevousfaireuncompliment.Vousêtesquandmême
superbe.—Jesupposequejedevraisvousremercier,Billy,maisvousvoyezbien
quejesuisentraindereliremesnotes.Dansunpeuplusd’uneheure,jevais tenter de faire condamner un assassin. Si vous n’y voyez pasd’inconvénient…—D’accord,d’accord.»Avec un sourire et un grand geste de lamain, il tourna les talons et
sortit,refermantlaportederrièrelui.Emilysesentitsoudaindécontenancée.Jenemesuispashabilléepour
les caméras, tout demême !Non, certainement pas ! Le pull rouge esttrop voyant ? Non. Ça suffit. Je vais devenir fada comme Zach si jecontinue.Ellerepensaàladisparitiondeschrysanthèmes.Iladûpasserlaplusgrandepartiedusamediàlesplanter.Ilsétaientmagnifiques.Ethier,quandjesuissortiepromenerBess,ilsn’étaientpluslà.Ilnerestaitque la terre retournée. Pourtant à mon retour du tribunal, à dix-septheures, l’allée était bordée de pensées et d’asters. Je préférais leschrysanthèmes, se dit-elle encore. Ce type est vraiment loufoque. À laréflexion,j’aieudelachancedeletrouverentraindeseprélasserdansmagalerieàdixheuresdusoir.C’étaitunavertissement!Sanspluspenseràsa tenuenià sonvoisin,Emilyse replongeadans
l’étude des notes qui lui serviraient quand elle procéderait au contre-interrogatoiredeGreggAldrich.L’audience commença à neuf heures précises. Le juge Stevens pria
GreggAldrichdegagnerlabarredestémoins.Il portait un costumegris foncé,une chemiseblanche etune cravate
noiretgris.Onjureraitqu’ilvaàunenterrement,pensaEmily.Jeparieque c’est Richard Moore qui lui a conseillé de s’habiller ainsi. Il veutdonneraujuryl’imagedumariaccablédechagrin.Maissij’aimonmotàdire,celanevapasluiserviràgrand-chose.Elle jetaunregardrapidepar-dessussonépaule.Undespoliciersdu
tribunal lui avait dit que la foule se pressait dès l’ouverture des portesdansl’espoird’assisteràl’audience.KatieAldrichétaitassiseaupremierrang, derrière son père. De l’autre côté de l’allée centrale, Alice Mills,accompagnéedesesdeuxsœurs,setenaitderrièreEmily.Emilyl’avaitsaluéeavantdeprendreplaceàlatabledel’accusation.Le juge Stevens nota pour la forme que le témoin avait déjà prêté
serment,puisannonça :«Madame leprocureur, vouspouvezprocéderaucontre-interrogatoire.»Emily se leva : « Merci, Votre Honneur. » Elle s’avança jusqu’à
l’extrémitédubancdesjurés.«MonsieurAldrich,commença-t-elle,vousavezdéclaréquevousaimiezprofondémentvotrefemme,NatalieRaines.Est-ceexact?—C’estexact,réponditGreggAldrichcalmement.—Etvousavezdéclaréavoirétésonagent.Est-ceexact?—C’estexact.— Et en tant qu’agent, vous aviez droit à quinze pour cent de ses
revenus.Est-ceexact?—C’estexact.—Etest-iljustededirequeNatalieRainesétaituneactricereconnue,
jouissantd’unevraiecélébrité,avantetdurantvotremariage?—C’estjuste.— Et est-il exact que, si Natalie avait vécu, tout semblait indiquer
qu’elleauraitcontinuéàconnaîtrelesuccès?—J’ensuiscertain.—Etn’est-ilpasvraiqu’àpartirdumomentoùvousn’étiezplusson
agent,vousn’auriezpluseudroitàunepartiedesesrevenus?—C’estvrai,maisj’étaisunagentréputéavantd’épouserNatalie,etje
lesuistoujours.—MonsieurAldrich,jenevousposeraiplusqu’uneseulequestionsur
ce sujet. Vos revenus ont-ils substantiellement augmenté lorsque vousavezépouséNatalieetêtesdevenusonagent?Ouiounon?—Augmenté,oui,maispassubstantiellement.— Bien, avez-vous actuellement un client aussi renommé que l’était
NatalieRaines?—J’aicertainsclients,notammentdesmusiciens,quienregistrentdes
disquesetquigagnentbeaucoupplusd’argentquen’engagnaitNatalie.»GreggAldrichhésita:«Nousparlonsd’unautregenredesuccès.Natalieétaitdestinéeà reprendre le titre jadisdécernéàHelenHayes, celuide“FirstLadydelascèneaméricaine”.—Souhaitiez-vousvraimentqu’ellesoitconsidéréedelasorte?—Natalieétaituneactricemagnifique.Elleméritaitcetteconsécration.—Parailleurs,lefaitquesacarrièrel’obligeaitàpartirentournéepour
delonguespériodesvousattristait,n’est-cepasmonsieurAldrich?N’est-il pas vrai que vous vouliez à la fois qu’elle ait du succès et qu’elle soitprésenteàlamaison?»
Aufuretàmesurequ’ellehaussait le ton,Emilyserapprochaitde labarredestémoins.«Commejel’aidéclaréicietleredisaujourd’hui,monseulsouciétait
queNatalie accepte des rôles qui, àmon avis, risquaient de nuire à sacarrière.Biensûr,ellememanquaitquandelleétaitabsente.Nousétionstrèsamoureuxl’undel’autre.—Naturellement.Maisn’est-ilpasvraiquecesfréquentesséparations
vousmettaientdansuntelétatqueNatalieenfutbouleversée,aupointdedéciderderompre?—Ce n’est pas du tout la raison pour laquelle elle a voulu que nous
nousséparions.— Alors, si vous étiez tellement accommodant sur son emploi du
temps,quelleautreraison,àpartvotreavisprofessionnelconcernantlesrôlesqu’elleacceptait,l’apousséeàchangerd’agent?Pourquoivousa-t-ellesuppliédeneplusl’appeler?Pourquoia-t-ellefiniparl’exiger?»Toutenassénantsesquestions,Emilyavaitconsciencequel’assistance
voyait Gregg Aldrich perdre contenance. Ses réponses devenaienthésitantes.Ilévitaitdelaregarder.«Natalievousatéléphonépourladernièrefoislesamedi14marsdans
la matinée. Laissez-moi vous rappeler les mots exacts que vous avezemployés en relatant cet appel lors de votre déposition sous serment.(Elle consulta le papier posé devant elle et lut :) “Elle m’a laissé unmessagesurmonportable,elledisaitqu’ellepartaitàCapeCod,qu’elleseraitcommeconvenuànotrerendez-vousdu lundimatin,etmepriaitdenepaslarappelerpendantleweek-end.”»Emily regarda fixement Gregg. « Elle voulait que vous la laissiez
tranquille,n’est-cepas,monsieurAldrich?—Oui.»DesgouttesdesueurperlèrentsurlefrontdeGregg.«Maisau lieuderespectersonsouhait,vousavezsur-le-champ loué
unevoitureetvousl’avezsuivieàCapeCod,n’est-cepas?—J’airespectésonsouhait.Jeneluiaipastéléphoné.— Monsieur Aldrich, ce n’est pas ce que je vous ai demandé. Vous
l’avezsuivieàCapeCod,n’est-cepas?—Jen’avaispasl’intentiondeluiparler.Ilétaitnécessairequejesache
sielleétaitseule.—Etilétaitnécessaired’utiliserunevoituredelocationquepersonne
nereconnaîtrait?— Comme je l’ai expliqué la semaine dernière, répondit Gregg, je
voulaismerendresurplacediscrètementetjenedésiraisnilatroublernimeretrouverensaprésence.Jevoulaisseulementm’assurerqu’elleétaitseule.—Danscecas,pourquoinepasavoirengagéundétectiveprivé?—Celanem’estjamaisvenuàl’esprit.J’aispontanémentdécidéd’aller
à Cape Cod. Jamais je n’aurais engagé quelqu’un pour espionner mafemme.Cetteseulepenséemerévolte,ditGreggd’unevoixtremblante.— Vous avez déclaré que le dimanche soir vous aviez la conviction
qu’elleétaitseule,n’ayantvuaucuneautrevoituredansl’allée.Commentpouviez-voussavoirqu’ellen’avaitpasprisquelqu’unenroute,avantquevous n’arriviez ? Comment pouviez-vous être certain qu’elle était seuledanslamaison?»Gregghaussalavoix:«J’enétaissûr.— Comment pouviez-vous en être aussi sûr ? C’était la question qui
importaitlepluspourvous.Pourquoicettecertitude?—J’airegardéparlafenêtre.Jel’aivueassise,seule.C’estainsiqueje
l’aisu.»Stupéfaite devant cette révélation, Emily comprit aussitôt qu’Aldrich
venait de commettre une lourde erreur. RichardMoore le sait commemoi,pensa-t-elle.«Vousêtesdoncdescendudevoiture,vousaveztraversélapelouseet
regardéparlafenêtre,c’estça?—Oui,réponditAldrichd’untondedéfi.—Parquellefenêtreavez-vousregardé?—Parlafenêtredubureau,surlecôtédelamaison.—Etquelleheuredujouroudelanuitétait-ilalors?—C’étaitjusteavantminuit,lesamedisoir.—Vousvouscachiezdoncdanslesbuissonsprèsdelamaisondevotre
femme,aumilieudelanuit?—Jeneconsidéraispasleschosesdecettemanière»,réponditGregg,
ne cherchant plus à lutter. Il se pencha en avant dans sa chaise. « Necomprenez-vous pas que je m’inquiétais pour elle ? Ne pouvez-vouscomprendreque,sij’avaisconstatéqu’elleavaittrouvéquelqu’und’autre,j’auraisadmisquejedevaism’éloigner?—Alors,qu’avez-vouspenséenlavoyantseule?—Elleparaissaitsivulnérable.Elleétaitpelotonnéecommeuneenfant
surlecanapé.—Etcommentpensez-vousqu’elleauraitréagisielleavaitaperçuune
silhouetteàlafenêtreàcetteheuretardive?
—J’aiprisgardedenepasmemontrer.Jenevoulaispasl’effrayer.—Avez-vouseulacertitudealorsqu’elleétaitseule?—Oui,toutàfait.— Alors pourquoi êtes-vous repassé devant sa maison à plusieurs
reprises le dimanche ? Vous l’avez admis lorsque la défense vous ainterrogé.—Jemefaisaisdusoucipourelle.—Tâchonsd’y voir clair,ditEmily.Enpremier lieu, vousnousdites
que vous vous êtes rendu sur place avec une voiture de locationuniquementpoursavoirsielleétaitseule.Puisvousnousditesquevousavezétérassurésurcepointenregardantparsafenêtreàminuit,aprèsvous être caché dans les buissons. Maintenant, vous nous dites que ledimanche,bienqu’étantsûrqu’elleétaitseule,vouspassezetrepassezenvoiture aux alentours de samaison plusieurs fois dans la journée et lasoirée.C’estbiencequevousnousavezdéclaré,n’est-cepas?—Jevousaiditquejem’inquiétaisàsonsujetetquec’étaitpourcette
raisonquej’étaisrestéledimanche.—Etqu’est-cequivousinquiétaittant?— Je m’inquiétais de l’état émotionnel de Natalie. La voir
recroquevilléesursoncanapéétaitlesignequ’elleétaitperturbée.—Avez-vous songéque c’était peut-être à causede vousqu’elle était
perturbée,monsieurAldrich?—Oui, j’yaipensé.C’estpourquoi,commeje l’aidéclarévendredi, je
me suis résigné au fait que tout était fini entre nous. C’est difficile àexpliquer, mais c’est ainsi. Si j’étais la cause de son trouble, je devaisrenonceràelle.— Monsieur Aldrich, vous n’avez pas trouvé votre femme en
compagnied’unautrehomme.Puis,sur lecheminduretour,pourvousciter,vousdécidezqueNatalieétaitundecesêtresquinesont “jamaismoinsseulsquelorsqu’ilssontseuls”.Êtes-vousentraindedireàlacourque,detoutefaçon,seuleoupas,vousl’aviezbeletbienperdue?—Non,cen’estpascequejeveuxdire.—Monsieur Aldrich, ne serait-il pas plus honnête de dire qu’elle ne
voulaitplusdevous?Etque,siquelquechosed’autrelatroublait,ellenes’était pas tournée vers vous pour l’aider ? N’est-il pas vrai qu’elle nedésiraitplusvivreavecvous?—Jemesouviensd’avoirpensé,surlecheminduretourduCap,qu’il
étaitinutiled’espérerquenouspuissionsnousretrouver.—Enavez-vousétéattristé?»
GreggAldrich regarda franchementEmily. «Bien sûr que j’en ai étéattristé.Maisj’airessentiautrechose,uneimpressiondesoulagementàl’idée que c’était bel et bien fini. Je neme consumerais plus pour elledésormais.—Vousnevousconsumeriezplusd’amourpourelle.Était-celàvotre
résolution?—Onpeutledirecommeça,oui.—Etvousn’êtespasalléchezellelelendemainpourlatuer?—Nonetnon.Absolumentpas.—MonsieurAldrich,dèsladécouverteducorpsdevotrefemme,vous
avezétéinterrogéparlapolice.Nevousa-t-onpasdemandédedonnerlenom d’aumoins une personne qui aurait pu vous avoir vu courir dansCentralPark,jevouscite,entre“septheuresquinzeenvironetdixheurescinqquandj’airendulavoituredelocation”?—Jene regardaispasautourdemoi ce jour-là. Il faisait froidet il y
avait du vent. Par un temps pareil, les marcheurs et les joggeurs sontemmitouflés. Certains ont un casque sur la tête. Il ne s’agit pas d’uneréunionentreamis.Lesgenssontconcentréssureux-mêmes.—Diriez-vousquevousêtes resté concentré survous-mêmependant
deuxheuresetdemieparunejournéefroideetventeusedemars?—J’aicouruplusieursfoislemarathondenovembre.Etj’aidesclients
quisontdesjoueursdefootballprofessionnels.Ilsdisenttousque,quellequesoit la températureambiante, l’adrénalinequiafflueaumomentoùilscommencentàjouersupprimetoutesensationdefroid.Jenel’aipaséprouvéenonpluscematin-là.—MonsieurAldrich, laissez-moivousprésenterunautrescénario.Je
penseplutôtque ce lundimatinvousavez euunepousséed’adrénalinequand, comme vous l’avez vous-même reconnu, vous avez admis quevotre femme, Natalie Raines, était perdue pour vous. Je présume que,sachant qu’elle serait de retour chez elle durant la matinée, vous êtesmontédansvotrevoituredelocation,avezfaitletrajetd’unedemi-heurejusqu’àCloster,prislaclédanslacachettequevousconnaissiezetl’avezattendue dans la cuisine. N’est-ce pas ainsi que les choses se sontpassées?—Non.Non.Jamaisdelavie.»Leregardétincelant,Emilypointasondoigtverslabarredestémoins.
D’unevoixforteetsarcastique,elledit:«Vousaveztuévotrefemmecematin-là,n’est-cepas?Vousaveztirésurellepuis,supposantqu’elleétaitmorte,vousl’avezabandonnée.VousavezregagnéNewYorketpeut-être
courudansCentralPark,dansl’espoirquequelqu’unvousverrait.N’est-cepaslavérité?—Non,c’estfaux!—Puis,unpeuplustard,vousêtesallérendrelavoiturequevousaviez
louée pour espionner votre femme. C’est vrai, n’est-ce pas, monsieurAldrich?»GreggAldrich s’était levé. « Je n’ai jamais fait demal àNatalie ! Je
n’auraisjamaispuluifairedemal!s’écria-t-il.—Maisc’estcequevousavezfait.Vousl’aveztuée!»criaàsontour
Emily.Moores’était levé.«Objection,VotreHonneur,objection.Ladéfense
harcèleletémoin.—Objectionaccordée.—Madame le procureur, ne vous laissez pas emporter, et répétez la
questionsousuneautreforme.»LetondujugeStephenstrahissaitsonirritation.«Avez-voustuévotrefemme,monsieurAldrich?demandaEmilyplus
doucement.— Non… non…, protesta Gregg Aldrich, d’une voix brisée. J’aimais
Natalie,mais…—Maisvousvousétiezavoué…,commençaEmily.—Objection,VotreHonneur ! tonnaMoore.L’accusationne le laisse
pasl’accuséterminersesréponses.—Objectionaccordée,ditlejugeStephens.MadameWallace,vousêtes
somméedelaisserletémointerminersesréponses.Jeneveuxpasavoiràvouslerépéter.»Emilyacquiesçad’unsignedetête.EllesetournaànouveauversGregg
Aldrich.D’unevoixplusbasse,elledit:«MonsieurAldrich,n’êtes-vouspas allé à Cape Cod parce que Jimmy Easton avait renoncé à sonengagementd’exécutervotrefemmeàvotreplace?»Gregg secoua la tête,désespéré.« J’ai rencontré JimmyEastondans
unbar,jeluiaiparléquelquesminutesetjenel’aiplusjamaisrevu.—Maisvousl’avezpayépourlasuivreetlatuer.N’est-cepasainsique
leschosessesontpassées?—Jen’aipasengagéJimmyEastonpourlatuer,jamaisjen’auraispu
fairedemalàNatalie!»protestaGregg,lesépaulessecouéesdesanglots,lesyeuxremplisdelarmes.«Vousnepouvezdoncpascomprendreça?Quelqu’unpourrait-illecomprendre?»Ils’effondra,lavoixbrisée.
« Votre Honneur, puis-je demander une suspension de séance ?demandaMoore.— Nous allons interrompre l’audience pendant un quart d’heure,
ordonnalejuge,pourpermettreautémoinderetrouversoncalme.»Quand la cour se réunit à nouveau, Gregg Aldrich avait repris ses
esprits. Il regagna sa place à la barre des témoins, pâle maisapparemment résigné à endurer la suite du contre-interrogatoireaccablantd’Emily.« J’ai seulement quelques questions supplémentaires, Votre
Honneur»,ditEmilyensedirigeantversletémoin.Elles’arrêtadevantluiet,pendantunlongmoment,leregardaavecintensité.«MonsieurAldrich, interrogépar ladéfense,vousavezreconnuqu’il
existedanslasalledeséjourdevotreappartementdeNewYorkunetabled’appoint dont l’undes tiroirs produit un grincement particulier quandonl’ouvre.—Oui,c’estexact,réponditGreggAldrichfaiblement.—Est-il justededirequeJimmyEastonadécritavecprécisioncette
tableetcebruit?—Oui,maisiln’estjamaisvenuchezmoi.—MonsieurAldrich,vousnousavezditquece tiroirétaitdevenuun
sujetdeplaisanteriedansvotrefamilleetquevousdisiezqu’ils’agissaitd’“unmessagedel’au-delà”.—C’estexact.— À votre connaissance, M. Easton a-t-il jamais rencontré aucun
membredevotrefamille?—Autantquejesache,non.— Avez-vous des amis en commun avec M. Easton qui auraient pu
plaisanteràproposdecetiroirensaprésence?—Autantquejesache,nousn’avonsaucunamicommun.—MonsieurAldrich,pouvez-vousexpliquerd’unefaçonoud’uneautre
commentJimmyEastons’esttrouvéenmesurededécrirecemeubleetlebruitdutiroirs’iln’estjamaisentréchezvous?—Jemesuiscreusélacervellepourdécouvrircommentilavaitpule
savoir.Jen’enaipaslamoindreidée.»LavoixdeGreggsebrisaànouveau.« Une chose encore. Dans les articles qui ont paru dans divers
magazinesàproposdeNatalie,cetiroira-t-iljamaisétémentionné?— Non, personne n’en a jamais parlé », répondit Gregg d’un ton
désespéré.S’agrippantauxbrasdesonsiège,ilsetournaverslejury.«Je
n’aipastuémafemme,s’écria-t-il.Jenel’aipastuée.Jevousensupplie,croyez-moi.Je…je…»Incapabledepoursuivre, ilenfouitsatêteentresesmainsetsemità
pleurer.Ignorant la silhouette effondrée derrière la barre des témoins, Emily
ditd’untonfroid:«VotreHonneur,jen’aipasd’autresquestions»,puisregagnasaplaceaubancdel’accusation.RichardMooreetsonfilséchangèrentquelquesproposàvoixbasseet
choisirentdenepasposerdequestionssupplémentaires.RichardMooreseleva:«VotreHonneur,ladéfenseenrestelà.»LejugesetournaversGregg.«MonsieurAldrich,vouspouvezquitter
labarredestémoins.»D’unairlas,Greggselevaetmurmura:«Merci,VotreHonneur»,et
lentement,commesichaquepasluicoûtait,regagnasaplace.Le jugeStevens s’adressa àEmily : «Madame le procureur, désirez-
vousfaireuneréfutation?—Non,VotreHonneur»,réponditEmily.Le juge se tourna alors vers le jury. « Mesdames et messieurs, les
auditions sont terminées. J’ordonne une suspension de quarante-cinqminutespourpermettreauxavocatsdefinaliserleursconclusions.Selonlesrèglesdecettecour, ladéfenseparleraenpremier,puis leministèrepublic. Suivant le tempsqueprendra le résumédes arguments, je vouscommuniqueraimesinstructionsfinalessoittarddansl’après-midi,soitdemain matin. Lorsque j’aurai terminé, nous choisirons au hasard lessuppléantsetlesdouzejurésdéfinitifscommencerontleurdélibération.»
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Quand la cour se réunit à nouveau dans l’après-midi, Emily avaitterminélarévisiondesesarguments.Mooreaététrèsbon,pensa-t-elle,mais il s’estheurtéà laquestiondu tiroir.Elleétaitplutôtoptimisteenquittant lasalled’audience,pratiquementcertainequeGreggAldrichseretrouveraitbientôtencellule.Ladécisionseraitentrelesmainsdesjurésle lendemain. Combien de temps prendront-ils pour délibérer ? sedemanda-t-elle.Enespérantqu’ilssedécident.Ellefrissonnaàlapenséede se retrouver avec un jury dans l’impasse et d’être obligée de toutrecommencerdezéro.Surlecheminduretour,elles’arrêtaausupermarché,avecl’intention
d’acheter quelques produits de base comme du lait, de la soupe et dupain.Mais,enpassantdevantlerayondelaboucherie,elles’arrêta.Aprèstous les plats préparés qu’elle avait ingurgités cesmois-ci, l’envie d’unsteak accompagné de pommes de terre au four lui parut soudainirrésistible.Elleemportasesachatsàlacaisse,sesentantpeuàpeugagnéeparla
fatigue.Quandelles’engageadanssonallée,unquartd’heureplustard,ellen’étaitpluscertained’avoirl’énergienécessairepourfairegrillersonsteak.LavoituredeZachn’étaitpaslà.Ellesesouvintdel’avoirentendudire
que ses horaires de travail avaient changé. Les nouveaux parterres defleursavaientétédétrempésparlapluiebattante.Leurvuelatroubla.Pendantqu’elledéballaitsescourses,ellelaissaBesss’ébattrequelques
minutes dans le jardin, puis monta dans sa chambre, enfila un vieuxtrainingdecotonetunT-shirtàmancheslonguesets’allongeasursonlit.Bess vint la rejoindre et se blottit sous la courtepointe avec elle. « J’aibien mené la bataille, Bess. Il ne reste plus qu’à attendre la suite »,murmura-t-elleenfermantlesyeux.Elledormitpendantdeuxheuresetfutréveilléeparsaproprevoixqui
gémissait:«Non,pitié…jevousenprie,non…»Elleseredressad’unbond.Est-cequejedeviensfolle?Dequoiétais-je
entrainderêver?
Le souvenir lui revint. Elle était terrorisée, et tentait de repousserquelqu’unquil’agressait.Elle s’aperçut qu’elle tremblait, sentit que Bess à côté d’elle était
sensibleàsonagitation.L’attirantcontreelle,elleditdoucement:«Jesuiscontentequetusois
là,monchien.Cerêveétaitsiréel.Etvraimenteffrayant.Jeneconnaisqu’une seule personne qui pourrait avoir envie deme tuer, c’est GreggAldrich,maisjen’aipaspeurdelui,certainementpas.»Unepensée lui traversa soudain l’esprit.Natalienonplusn’avaitpas
peurdelui.Elleaussipensaitqu’ilneluiferaitjamaisdemal.MonDieu,quem’arrive-t-il?sedemanda-t-elle, irritée.Elleconsulta
leréveil. Ilétaithuitheuresmoinsdix.L’heuredesepréparerundînerdécent,de lire le journalqu’ellen’avaitpaseu le tempsdeparcouriret,ensuite,deregarderCourtside.Aprèstoutcequis’estpasséaujourd’hui,voyonssiMichaelGordonest
toujoursaussisûrdel’innocencedesoncopain.
37
«Unmauvais jourpourGreggAldrich»,commençaMichaelGordond’un air sombre tandis que le générique de Courtside se déroulait surl’écran.«Luiquiétaitapparuassuréetcrédiblevendredidernier,lorsdesa première audition, a produit une impression toute différenteaujourd’hui.L’assistancel’aentenduavecstupéfactionavouerqu’ils’étaitcaché à minuit près de la maison de sa femme à Cape Cod et l’avaitespionnéependantqu’elleétaitseule.Etcelaenvirontrente-deuxheuresavantqueNatalieRainessoitassassinéedans lacuisinedesarésidenceduNewJersey,qu’elleavaitregagnéeàsonretourdeCapeCod.»LesmembresdugroupedediscussiondeCourtsideacquiescèrent.Le
jugeBernardReillyqui, levendredisoir,avaitaffirméqu’àsonavisunerencontredehasarddansunbarpouvaitaboutiràdesaccusationssansqueue ni tête, reconnut qu’il était profondément troublé par lecomportement de Gregg Aldrich au cours de son contre-interrogatoire.«J’aisouffertpourRichardMoorequandAldrichaavouéqu’ilavaitcollésonnezàlafenêtredubureau,àminuit.Jesuisprêtàparierqu’iln’avaitpasmissonavocataucourant.»GeorgetteCassotta, une criminologue, intervint : «Croyez-moi, cette
imageafaitcourirunfrissonparmilesfemmesdujury.Etjesuisprêteàparierqueleshommesont,euxaussi,fortementréagi.GreggAldrichestpassédel’étatdemariinquietpoursafemmeàceluidevoyeur.Etlefaitd’êtrerevenudevantlamaisonalorsqu’ilavaitadmisque,dèslesamedisoir,ilavaitcomprisqu’elleétaitseule,risquedescellersondestin.—Ilyaeuunautrepointfavorableàl’accusationaujourd’hui,ajoutale
jugeReilly.EmilyWallaces’estmontréetrèsefficacedans la façondontelleaabordé laquestiondugrincementdutiroir.ElleaoffertàAldrichtoutes les occasions de fournir une raison expliquant comment Eastonpouvaitavoireuconnaissancedel’existencedecettetableetdesontiroir.Iln’apuendonneraucune.Mooreetluidevaientsedouterqu’elleallaits’engouffrer dans la faille. Le problème est qu’il n’est pas apparuseulement incapable de fournir une explication plausible. Il est apparucommeunhommeprisaupiège.
—Maiss’ilestréellementinnocent,ditGordon,ets’iln’aeffectivementaucune explication, n’est-ce pas la réaction d’un homme acculé etdésespéré?—Jepenseque lameilleurechancedeGreggAldrichseraitqu’unou
deux jurés aient la même interprétation que vous et que le jury soitbloqué, répondit le jugeReilly.Jenevoispas lesdouze jurésvoternoncoupable,franchement,non.»Avantlafindel’émission,MichaelGordonrappelaauxtéléspectateurs
que,dèsquelejugeStevensauraitcommuniquésesinstructions,lesjuréscommenceraient à délibérer. « Probablement vers onze heures, dit-il.C’estalorsquevouspourrezvotersurnotresiteInternetetdiresi,àvotreavis, Gregg Aldrich sera déclaré coupable ou non du meurtre de safemme.Danslecasoùiln’yauraitpasd’unanimitédansunsensoudansl’autre, le jury sera dans l’impasse, ce qui entraînera l’ouverture d’unsecondprocès.«Jedoutequenousayonsunverdictàtempsdemainpourlejournal
télévisédu soir, continuaMichael.Vouspouvez voter jusqu’à laminuteoùlejuryferasavoiraujugeStevensqu’ilarendusonverdict.S’iln’yapasdeverdictdemainsoir,nousdonneronslesrésultatsduvoteenl’étatactueldeschoses.Etmaintenant,bonnenuitàtous.»
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«Ças’estmalpasséaujourd’hui»,ditIsabellaGarciaàSal,sonmari,d’unevoixmorne,tandisqueMichaelGordonsouhaitaitbonnenuitauxtéléspectateurs.«C’estvrai,vendredisoirencore,Michaeldéclaraitqu’ilcroyaitenl’innocencedeGregg.Etcesoir,levoilàquiadmetqueGreggamaljoué.»Sal regardapar-dessus ses lunettes.«Joué?Je croyaisquec’étaient
lesacteursquijouaient.—Tusaistrèsbiencequejeveuxdire.Jeveuxdirequ’iln’apasdonné
l’impression d’être innocent. Il s’est troublé, s’est emmêlé dans sesexplications. Il s’est mis à pleurer quand Emily Wallace l’a harcelé àpropos de JimmyEaston et du tiroir qui grinçait. Il doit semordre lesdoigtsdenepasl’avoirfaitréparer,cetiroir.Et,pouraggraversoncas,ils’estmisàbafouilleretonadûdemanderunesuspensiondeséance.J’aipitié de lui mais, honnêtement, je dois dire qu’aujourd’hui il a donnél’impressiond’êtreaudésespoird’avoirtuésafemme.»Conscientqu’Isabellaétaitdéterminéeàavoiravec luiunediscussion
sérieuseàproposduprocès,Salserésignaàrepliersonjournal.Ilposaàsafemmeunequestiondontilsavaitqu’elleappelleraituneréponsetrèsdétaillée,etunminimumdecommentairesdesapartàlui:«Situfaisaispartiedujury,Bella,àl’heurequ’ilest,commentvoterais-tu?»Pensive, elle secoua la tête. «Voyons…C’est difficile…Cette histoire
estsitriste.QuevadevenirKatie?Maissij’étaismembredecejury,enmon âme et conscience, Sal, même si j’ai le cœur brisé, je voteraiscoupable. Vendredi, il a donné des explications crédibles de ce quipouvait sembler suspect, même à quelqu’un d’inexpérimenté. Cettehistoiredetiroirm’ennuyait,maisilestévidentpourtoutlemondequeJimmyEastonestunmenteurprofessionnel.Aujourd’hui,quandilsontpassé les vidéos dansCourtside, j’ai cru voir un homme en train de seconfesser. Enfin, pas comme quelqu’un qui avoue un acte dont il serepent,maisplutôtquiexpliquecomment leschosessesontpassées, tucomprendscequejeveuxdire.»SalpensaitàJimmyEaston.
Isabella ne le quittait pas du regard, et il espérait que son visage netrahissaitpasl’inquiétudequelenomdeJimmysoulevaitenlui.Iln’avaitpasditàsafemmequeRudySlingluiavaittéléphonédansl’après-midi.Prèsdetroisansplustôt,sonéquipeavait fait ledéménagementdesesvieuxamisRudyetReeney,quiquittaientleurappartementdela10eRueEstpourYonkers.«Disdonc,Sal,est-cequetuasregardécetteémission,Courtside,sur
cegrosbonnetd’uneagencedethéâtrequiaassassinésafemmedansleNewJersey?avaitdemandéRudy.— Je ne la regarde pas vraiment, mais Bella n’en manque pas une
miette.Etalors,c’estmontourdetoutentendre.—CeJimmyEastonfaisaitpartiedetonéquipequandtuasfaitnotre
déménagementàYonkers,ilyatroisans.—Jenem’ensouvienspas.Onengageaitparfoisuntypeenplusquand
onétaitsurchargés,avaitrépliquéSal,prudent.—Sijet’enparle,c’estàcausedecequeReeneym’aditcematin.Elle
m’arappeléque,lorsdenotredéménagement,tunousavaisditdefermerlestiroirsavecunadhésifsinousn’avionspasbesoindelesvider.—C’estvrai.Jemesouviens.—Voilà où je veux en venir : quand ce type, JimmyEaston, était en
traind’ôterlesadhésifsdesmeublesdelachambre,Reeneyl’asurprisentrain de fouiller. Elle a vérifié qu’il ne manquait rien, mais a toujourspenséqu’ilcherchaitquelqueobjetdevaleuràvoler.C’estpourçaqu’elleet moi nous avons retenu son nom. Tu ne t’occupais pas de notretransport,cejour-là.Tutesouviensquejet’aitéléphonépourtediredeteméfierdelui?—Jenel’ai jamaisreprisparlasuite,Rudy.Toutcequejepeuxdire
aujourd’hui,c’est:etalors?— Alors rien, je suis d’accord, mais c’est quand même intéressant
qu’un type qui a travaillé pour toi fasse les gros titres des journaux etprétendeavoirétéengagéparGreggAldrichpourtuersafemme.Reeneyse dit qu’il a peut-être eu l’occasion de livrer quelque chose dans sonappartement,qu’ilaouvertcetiroirets’estaperçuqu’ilgrinçait.»Eastonestundesnombreuxtypesquej’aipayésaunoir,réfléchitSal.
« Rudy, dit-il, je t’ai fait un bon prix pour ce déménagement, n’est-cepas?—Tuasétéunprince,Sal.Tun’aspasdemandéuncentimed’acompte
etasattendudeuxmoisavantd’êtrepayé.— Et je n’ai jamais rien livré à Park Avenue dans l’appartement de
M. Gregg Aldrich, conclut Sal d’un ton sec. Rudy, tu me rendrais ungrandserviceenneparlantàpersonnedecetEaston.Jevaisêtrefranc.Jel’aipayéaunoir.Jepourraisavoirdesennuis.—Biensûr,biensûr,réponditRudy.Tuesunami.Detoutemanière,
c’estsansdoutesansimportance.J’aipenséquetuauraispeut-êtreunechance de jouer les héros et, qui sait, d’obtenir une récompense si tupouvais leur dire qu’Easton avait fait un déménagement pour toi dansl’appartementd’Aldrich.Et tusaisàquelpoint Isabellaaimeraitvoir taphotodanslejournal.»Maphotodanslejournal!Ilnemanqueraitplusqueça!s’indignaSal,
effrayé.SaconversationavecRudyluirevintbrusquementenmémoiretandis
qu’Isabella finissait d’expliquer comment Emily, la substitut duprocureur,avaitmisGreggenpiècesàlabarre.«Onauraitditunangeexterminateur»,dit-elle.Àcepointdesonrécit,ellepoussaunsoupir,allongealesjambessurle
pouf placé devant son fauteuil et continua : « La caméra se tournaitparfoisversAliceMills,lamèredeNatalie.Oh,ilfautquejetedise,Sal.LevéritablenomdeNatalieétaitMills,maiselle trouvaitquecen’étaitpasunbonnomdescèneetavaitchoisides’appelerRaines,enhommageà Luise Rainer, une actrice qui avait remporté deux Academy Awardsd’affilée, ce qui n’était jamais arrivé. C’était dans le magazine Peopleaujourd’hui. Elle ne voulait pas prendre le même nom, mais désiraitquelquechosed’approchant.»
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Lelundiaprès-midi,aprèsledésastreauquelilsvenaientd’assisterautribunal, Cole Moore et son père marchèrent ensemble jusqu’à leursvoitures respectivesdans le parkingdupalais de justice. «Robin et toipourriezvenirversdix-huitheurestrenteàlamaison?suggéraRichard.Nousprendronsunverreavantdedîner.Nousenavonsbesointous lesdeux.—Excellente idée»,ditCole.Enouvrant laportièrede lavoiturede
son père, il ajouta : « Tu as fait tout ce que tu pouvais, papa,mais nebaisse pas les bras. Je pense que nous avons encore une chanceraisonnabled’arriveràunblocagedujury.— Nous avions une chance raisonnable jusqu’à ce qu’il avoue s’être
conduit comme un voyeur, dit Richard en colère. Je n’arrive pas àcomprendrequ’ilneme l’ait jamaisdit. Il auraitpuaumoinsenparlerpour que nous trouvions une explication. Nous l’aurions briefé et iln’aurait pas été aussi déstabilisé. Je me demande ce qu’il m’a cachéd’autre.—Moiaussi,ditCole.Àtoutàl’heure,papa.»À dix-neuf heures, Richard, Cole et leurs épouses, Ellen et Robin,
étaientàtableetcommentaientleprocèsd’unairsombre.Durantleursquaranteannéesdemariage,Ellenavaittoujoursétéune
aideprécieusepourRicharddanslesaffairesdontilassuraitladéfense.Àsoixante et un ans, avec ses cheveux gris argenté, un corps mince desportive et des yeux noisette, elle était encore très séduisante.Aujourd’hui, son regard trahissait l’inquiétude. Elle savait le poids quereprésentaitceprocèspoursonmari.C’estunebénédictionqueColel’aitassisté,sedit-elle.Robin Moore, vingt-huit ans, avocate spécialisée dans l’immobilier,
étaitmariée avec Cole depuis deux ans. Elle secoua sa crinière auburnavec irritation. « Je suis certaine qu’à unmoment ou un autre dans lepasséEastonaeuaccèsàcetappartement.Pourmoi,c’estdecetélémentquedépendra la condamnationou l’acquittement.Cemalheureux tiroirseralepointdefrictiondurantlesdélibérations.
—C’estaussimonavis,approuvaRichard.Commevouslesaveztous,notre détective, Ben Smith, a passé au peigne fin les antécédentsd’Easton.Pendantlespériodesoùiln’étaitpasenprison,iln’ajamaiseud’emploi régulier.Mais,quandsescambriolagesne lui rapportaientpasassez,iltravaillaitaunoir.— Robin, nous avons la liste de tous les magasins qui faisaient
régulièrement des livraisons dans l’appartement de Gregg, ajouta Coled’un air abattu. La blanchisserie, le teinturier, le supermarché, ledrugstore, que sais-je encore. À les entendre, personne n’a jamaisemployéJimmyEaston,déclaréounon.»Ilsoulevasonverredepinotnoiretbutunegorgée.«Jenecroispas
qu’il ait travaillé pour l’un des commerçants du voisinage. S’il a jamaispénétrédans cet appartement, ç’a étéà l’occasiond’une livraison isoléepour une entreprise qui l’a payé au noir. Et souvenez-vous que nousn’avons pas pu montrer la photo d’Easton à la femme de ménaged’Aldrich quand il a été arrêté, il y a sept mois, et a débité toute sonhistoire. Elle avait déjà pris sa retraite et elle est morte un an aprèsl’assassinatdeNatalie.—Y a-t-il unepossibilité pourqu’il ait effectuéun cambriolagedans
l’appartement?»RichardMoore secoua la tête. « La sécurité y est trop stricte. Et si
JimmyEastonétaitmalgrétoutparvenuàentrer, ilauraitcertainementpiquéquelquechose,etlevolneseraitpaspasséinaperçu.Croyez-moi,ilneseraitpasreparulesmainsvides.—Onneparlequedeçaauclubdegolf,naturellement,ditEllen.Tu
sais que jenedivulgue jamais riende confidentiel,Richard,mais il estparfoisutiled’entendrelesréactionsdesautres.—Etquellessontcesréactions?»demandaRichard.L’expression de son visage indiquait qu’il savait déjà ce qu’elle allait
dire.«TaraWolfsonetsasœur,Abby, faisaientunepartieavecnoushier.
Tara adéclaréque l’imagedeGreggAldrichplongeant samaindans letiroir et comptant les cinq mille dollars d’acompte pour supprimerNataliel’écœurait.Elleespèrequ’ilseracondamnéàperpétuité.—EtquepensaitAbby?demandaSusan.— Abby était, au contraire, fortement convaincue de l’innocence
d’Aldrich. Elles étaient tellement prises par leur discussion qu’ellesn’arrivaientpasàseconcentrersurlejeu.MaisAbbym’atéléphonétoutàl’heure,justeavantquetunerentresàlamaison.Aprèsavoirentendula
retransmission de la journée d’aujourd’hui, elle a changé d’avis.Désormais,elleaussilecroitcoupable.»Lesilencerégnaunmomentautourdelatable,puisRobindemanda:
«SiGreggAldrichestdéclarécoupable,lejugelelaissera-t-ilrevenirchezluipourréglersesaffairesavantquelacondamnationsoitprononcée?—Jesuispersuadéque le jugerévoquera immédiatementsamiseen
liberté sous caution, répondit Cole. Papa a tenté, à plusieurs reprises,d’amenerGreggàenvisager cetteéventualitéetàprendreunminimumdedispositionsenfaveurdeKatie.— Chaque fois que j’ai abordé ce sujet, il m’a interrompu, expliqua
Richard avec résignation. Il fait l’autruche et refuse d’envisager lesconséquencesd’unecondamnation.Silejuryrendsonverdictdemain–mais jedoutequecelaseproduiseaussirapidement–, jenesaismêmepass’ilaprisdesmesurespourquel’onreconduiseKatiechezelledepuisletribunal.Pire, jedoutequ’ilaitdemandéàquelqu’undeprendresoindecettepauvregosse.Greggestenfantunique,commel’estKatieetcommel’étaitlamèrede
Katie. Et, à l’exception de quelques cousins en Californie, ils n’ont pasd’autrefamille.—QueDieuvienneenaideàcettepetite,dittristementEllenMoore.
QueDieuleurvienneenaideàtouslesdeux.»
40
EnsortantdustudioduRockefellerCenter,MichaelGordonserenditàpiedchezGreggàl’angledeParkAvenueetdela66eRue.Unedistancede presque deux kilomètres,mais il marchait vite et, après la pluie, lasensationdel’airfraisethumidesursonvisageluiétaitagréable.En quittant le tribunal, Gregg lui avait dit : « Je vais dîner à
l’appartement avecKatie ce soir, nous serons seuls tous les deux. C’estpeut-êtreladernièrefois.Veux-tuvenirlorsquetonémissionserafinie?J’aibesoindeteparler.—Biensûr,Gregg.»Mikeavaitfailliprononcerquelquesmotsderéconfortmais,envoyant
lafatigueetlatristessedesonami,ils’étaitabstenu.C’eûtétémalvenu.L’expression de Gregg était assez éloquente. Il savait qu’il avaitsérieusementcompromisseschances.Natalie.Levisagedelajeunefemmeétaitprésentàl’espritdeMichaelGordon
tandisqu’iltraversaitParkAvenueetsedirigeaitverslenord.Quandelleétaitheureuse,elleétaitdrôle,chaleureuseetdecharmantecompagnie.Mais si elle était déprimée parce qu’une répétition se passait mal, ouqu’elle sedisputaitavec sonmetteurenscènesur la façond’interpréterunrôle,alorselledevenaitimpossible.Greggavaiteuunepatienced’angeavecelle.Ilétaitsonconfidentetsonprotecteur.Et n’était-ce pas le message qu’il avait tenté de faire passer en
racontant avoir regardé par la fenêtre du bureau ? N’était-ce pasl’explication qu’il avait voulu donner quand Emily Wallace lui avaitdemandéavecinsistancepourquoiilavaitcontinuéàtournerautourdelamaisonledimanche?Quelsmotsavait-ilemployéspourluirépondre?Ilavaitdit:«Jem’inquiétaisdel’étatémotionneldeNatalie.»Laconnaissant,c’étaittoutàfaitjustifié.EmilyWallaceavait fortement impressionnéGregg. Il l’avait reconnu
pendant leweek-endqu’ils avaientpassédans leVermont.Et cen’étaitpas uniquement parce qu’elle ressemblait à Natalie, même si,effectivement, il y avait une certaine similitude. Michael l’avait
remarquéeaussi.Elles étaient toutes deux ravissantes. Avec de très beaux yeux et des
traits parfaitement dessinés. Mais Natalie avait les yeux verts et ceuxd’Emily étaient bleu foncé. Toutes deux étaient élancées, mais EmilyWallaceavaitplusieurscentimètresdeplusqueNatalie.De son côté, Natalie avait un port si gracieux et se tenait si droite
qu’elleparaissaittoujoursplusgrandequ’ellenel’étaitenréalité.Lemaintiend’Emilyluiconféraituneautoritécertaine.Etellesavaità
laperfectionuserdesonregardpourconvaincresonauditoire.Sescoupsd’œil en coulisse en direction des jurés, comme si elle était conscientequ’ils partageaient son dédain pour les réponses hésitantes de Gregg,étaientdupurthéâtre.MaispersonnemieuxqueNatalien’avaitjamaissuvousdécocherune
œillade.Une pluie fine s’était remise à tomber et Michael pressa le pas. Au
tempspour le spécialistemétéode la chaîne,pensa-t-il.Celuiquenousavionsavantétaitplusfiable.Ouavaitdavantagedeflair.Ilseditaussiqu’EmilyetNatalieavaientunautretraitcommun:leur
démarche. Emily se déplaçait entre le banc des jurés et la barre destémoinscommeuneactricesurscène.À mi-chemin de chez Gregg, le crachin se transforma en averse.
Michaelsemitàcourir.Leportierl’aperçutetluiouvritlaporte.«Bonsoir,monsieurGordon.—Bonsoir,Alberto.—MonsieurGordon,jen’aipasvuM.Aldrichcesoir.Etjeneseraipas
de service demain matin quand il partira au tribunal. Voulez-vous luitransmettremesmeilleurssouhaits?C’estunvraigentleman.Jetravailleicidepuisvingtans.Bienavantqu’ilne s’installe.Dansmon travail,onapprend à connaître les gens. C’est une honte si cementeur de JimmyEastonarriveà fairecroireaux jurésqueM.Aldrich l’a faitentrerdanscetimmeuble.— C’est aussi mon avis, Alberto. Il ne nous reste qu’à croiser les
doigts.»Entraversantlehallaudécorraffinéetenpénétrantdansl’ascenseur,
Michaelsesurpriteffectivementàcroiserlesdoigtspourqu’undesjurésaumoinsaitlemêmesentimentqu’Alberto.Gregg l’attendait à la porte quand l’ascenseur s’arrêta au seizième
étage.Ilregardal’imperméableruisselantdesonami.«Ilsn’ontdoncpasdequoitepayeruntaxidanstastation?demanda-t-ilavecunsemblant
desourire.—J’ai fait confiance à lamétéo et j’ai décidéde venir àpied.Erreur
fatale!»Michaeldéboutonnasonimperméableets’endébarrassa.«Jevaislesuspendredansladouche,proposa-t-il.Jeneveuxpasmouillerleplancher.—OK.JesuisavecKatiedanslebureau.J’étaissurlepointdemeservir
mondeuxièmescotch.—Tantquetuyes,verse-moimonpremier.—C’estcommesic’étaitfait.»Quand Michael entra dans le bureau quelques instants plus tard, il
trouvaGregginstallédanssonfauteuilclubetKatie, lesyeuxgonflésdelarmes,assiseà côté sur lepouf.Elle se levaet courutvers lui.«Mike,papacroitqu’ilvaêtrecondamné.—Allons,calme-toi,ditdoucementGreggenselevant.Mike,voilàton
verre.»Ildésignaitunetableprèsducanapé.«Revienst’asseoir,Katie.»Elleobéitetseglissacettefoiscontreluidanssonfauteuil.«Mike,jesuisquasimentsûrquetut’escreusélacervellepourtrouver
quelque chosede réconfortant àmedire. Je vais t’éviterde le faire, ditGreggcalmement.Jesaisque leschosesseprésententplutôtmal.Et jesaisquej’aieutortderefuserlapossibilitéd’unecondamnation.»Mikehochalatête.«Jen’avaispasl’intentiond’aborderlesujetavec
toi,Gregg,maisc’estvrai,jesuisinquiet.— Ne te fais pas de reproches. RichardMoore a essayé deme faire
entendre raison pendant desmois et je l’ai envoyé sur les roses. Alorsabordons le sujet maintenant. Accepterais-tu d’être le tuteur légal deKatie?—Biensûr.Ceseraitunhonneur.—Naturellement,celanesignifiepasqueKatiedevrahabiteravectoi.
Non,ceneseraitpasopportun,mêmesielledoitpasser laplusgrandepartiedestroisprochainesannéesàChoate.Desamism’ontproposédel’accueillir chez eux, mais il n’est pas facile de trouver la solution lameilleurepourKatie.»Katie pleurait sans bruit, et les yeux de Gregg étaient humides,
pourtantsavoixrestaitferme:«Surleplanfinancier,j’aipasséquelquescoups de fil ce soir en rentrant du tribunal. J’ai parlé à deux de mesprincipaux collaborateurs à l’agence. Ils seraient prêts à me racheterl’affaire un bon prix. Cela signifie que j’aurais assez d’argent pourfinancer un pourvoi. Richard et Cole ont fait tout ce qu’ils pouvaient,mais j’ai eu l’impression en quittant le tribunal aujourd’hui qu’ils me
regardaient d’unœil différent. Il faudra peut-être que j’engage d’autresavocatslaprochainefois.»Il entoura plus étroitement sa fille de son bras. « Katie possède un
fondsquiluipermettradevivreconfortablementjusqu’àcequ’ellesortediplôméed’unegrandeuniversité,sic’estcequ’ellesouhaite.»Michael eut l’impression de voir un homme en phase terminale en
traindefairesontestament.IlsavaitaussiqueGreggn’avaitpasfinideluiexposersesplans.«J’aiassezd’argentpourconservercetappartementpendantaumoins
deux ans. D’ici là, j’espère être de retour. Peut-être… » Michaell’interrompit:«Gregg,jecomprendsqu’ilseraitinopportunqueKatieviennehabiter
chezmoi,maisellepourraittrèsbienvivreiciseulequandelleneserapasau collège. » Puis il ajouta précipitamment : « Et je n’approuve pas lescénariocatastrophequetudécris.— Elle ne sera pas seule, répondit Gregg. Je connais une femme
merveilleusequil’aimebeaucoupetdésires’occuperd’elle.»Michael lui lança un regard étonné. Gregg lui paraissait soudain
reprendredupoildelabête.«Mike,jesaisqu’auxyeuxdelamajoritédesgensquiassistaientàl’audienceetdelamajoritédesspectateursdetonémission,j’aifaituneimpressionépouvantable.Maisunepersonne,unepersonnequicomptebeaucoup,m’acru.»Greggjouaaveclescheveuxdesafille.«Allons,Katie,courage.Nous
avons le vote de quelqu’un quimalheureusement ne fait pas partie dujury,maisdontl’opinionsignifieénormémentpournous.Elleaassistéàtouslesdébatsdepuislepremierjour.Detousceuxquiétaientprésents,c’est celle qui était le plus concernée sur le plan émotionnel par larecherche de la justice pour Natalie. » Un instant stupéfait, Michaelattendit.«AliceMills a téléphonépendantquenous étions en traindedîner.
Elle m’a dit qu’elle avait compris ce que je tentais désespérémentd’expliquerpendantquej’étaisàlabarreaujourd’hui.Elleestconvaincueque je cherchais réellementàm’assurerqueNatalieallaitbienetnonàl’espionner.Ellepleuraitetm’aditquenousluiavionsmanqué,Katieetmoi,etqu’elleregrettaitamèrementd’avoircru,mêmeuninstant,quejepouvaisavoirfaitdumalàNatalie.»MikeconstataunchangementvisiblechezGregg;unesortedecalme
l’avaitenvahi.«Alicem’aditqu’elleavaittoujoursconsidéréKatiecommesapetite-
fille. Si je suis condamné, elle veut rester avec elle. Elle veut s’occuperd’elle. Je lui ai dit qu’elle était un ange. Nous avons parlé quelquesminutes.Aliceestd’accordpours’installerici,sileschosestournentmal.—Gregg,jenesuispastellementétonné,ditMichael,lavoixenrouée
parl’émotion.J’airegardéAlicequandelleatémoigné,etjel’aiobservéetous les jours au tribunal. J’ai vu combien elle était déchiréeintérieurement.Sondésirde t’aiderétaitpresquepalpablequandEmilyWallaces’acharnaitsurtoi.—Tuvaspeut-êtremecroirefou,Mike,poursuivitcalmementGregg,
mais ce qui m’a tellement bouleversé aujourd’hui, c’est que j’avaisl’impressiond’êtreentraind’expliqueràNataliepourquoijel’avaissuivieàCapeCod.»
41
Zachavait concoctéunehistoirepourexpliqueràEmilyetà certainsvoisinsindiscretsetcurieuxpourquoi ilavaitremplacélesfleurs le longde l’allée. Il dirait que c’était la première fois qu’il plantait deschrysanthèmes,quecela luiavaitprovoquéunecrised’asthmeetqu’undesesamislesavaitarrachés.Ilétaitpratiquementsûrquepersonnenel’avaitvulefairelui-même.C’étaituneexcusetoutàfaitcrédible,sedit-il,unpeunerveux.Entout
cas,c’étaitlameilleureidéequ’ilavaitputrouver.Lemardimatin,ilépiaitEmilyentraindeprendresonpetitdéjeuner,
unpeuavantseptheures.Commeàsonhabitude,elleparlaitàsonchien.Lemicroqu’ilavait installéau-dessusduréfrigérateurfonctionnaitmal,maisilentendaitnéanmoinslaplusgrandepartiedecequ’elledisait.« Ce matin, après avoir écouté les instructions du juge, les jurés
devrontdélibérer,mapetiteBess.Jesuisàpeuprèscertainequ’ilsvontcondamner Gregg, et j’aimerais pouvoir m’en réjouir. Or, je ne peuxm’empêcherd’envisagerl’autreaspectdeschoses.Savoirquetoutreposesur la déposition de Jimmy Easton neme plaît guère. J’aurais préféréavoirunetraced’ADNpourprouverqueGreggAldrichestcoupable.»Sijamaisjecomparaisunjourdevantuntribunal,leprocureurn’aura
pasceproblème,pensaZach,sesouvenantdel’épisodedeFugitiveHunt.Leprésentateuravaitparlédel’ADNquiétablissait le lienentreluiet lesmeurtresdesestroisfemmes.La voix d’Emily se mit à grésiller puis devint presque inaudible. Il
essayaenvaind’augmenterlevolumedurécepteur.Jesuisentraindelaperdre, grommela-t-il. Il faut que jeme débrouille pour retourner chezelleetarrangerlemicro.IlattenditdevoirEmilypartirautribunalàhuitheuresmoinsvingt,
puisilpritsavoiturepourserendreàsontravail.MadelineKirk,lavieilledame qui habitait de l’autre côté de la rue en face de chez lui, était entraindebalayer son trottoir. Il lui adressaunpetit gestede lamainensortantàreculonsdesonallée.Elleneluiréponditpas,maisdétournalatêteetregardaailleurs.
Encore une qui le repoussait. Toutes les mêmes, pensa Zachamèrement.Cettevieillecarnerefuseraitmêmedemedonnerl’heure.Illuisemblaitqu’uneoudeuxfois,pourtant,elleavaitfaitunpetitsignedetêtedanssadirection.Il appuya sur l’accélérateur et la voiture passa à toute allure devant
Madeline Kirk. Soudain, un frisson d’angoisse le parcourut. Peut-êtreavait-ellevucetteémission?Ellen’ariend’autreàfaire.Ellevitseuleetsemble ne jamais avoir de visiteurs. Peut-être a-t-elle remarqué leschrysanthèmesquandje lesaiplantés?Peut-êtres’est-elledemandéoùilssontpassés?Était-elle capable d’appeler la télévision et de leur faire part de ses
soupçons?Ouréfléchirait-elleavant?Ellenedevaitpasêtredugenreàparleràn’importequiautéléphone.Ilroulaittropvite.Ilnemanqueraitplusquejemefassearrêter,sedit-
il nerveusement. Ralentissant pour respecter la limite des quarantekilomètresà l’heure, il se remémora l’attitudedédaigneusedeMadelineKirk.Sadécisionétaitprise.
42
Lemardimatin,àneufheures,lejugeStevenscommuniquaaujurysesinstructionslégales.Ilprécisa,commeill’avaitfaitlorsdelasélectiondesjurés,queGreggAldrichétait accuséd’intrusionaveceffractiondans lamaisondeNatalieRaines,dumeurtredeNatalieRaines,etdedétentionillégaled’armeàfeu.Illeurrappelaque,pourcondamnerGreggAldrich,ils devaient être convaincus à l’unanimité de sa culpabilité au-delà dudouteraisonnable.«Jevaisvousexpliquercequesignifiel’expression“au-delàdudoute
raisonnable”,continua-t-il.Celasignifieque,pourcondamnerleprévenu,vousdevezêtreintimementconvaincusdesaculpabilité.Sivousnel’êtespas,alorsvousdevezledéclarernoncoupable.»Emilyécoutalejugeexpliqueràquiincombaitlachargedelapreuve.Vous devez être intimement convaincus que Gregg Aldrich est
coupable, se dit Emily. En suis-jemoi-même intimement convaincue ?Ai-jeundouteraisonnable?Jen’ai jamaiséprouvépareil sentimentaucoursd’unprocès.Jen’aijamaispousséunjuryàcondamnerquelqu’unsans être absolument sûredemoi.Mais la vérité est que tantôt, j’ai undouteraisonnableàproposd’Aldrich,ettantôtaucun.Elleleregarda.Pourunhommequiavaitmanifestéunteldésarroila
veille, et qui risquait de se retrouver enfermé dans une cellule le soirmême si un verdict était rapidement prononcé, il paraissaitremarquablementmaître de lui. Il était vêtu d’une veste de sport, avecunechemisebleueetune cravateà rayuresbleueset rouges,une tenueplus décontractée que celles qu’il avait portées jusqu’alors pendant leprocès.Elleluiseyait,reconnut-ellemalgréelle.LejugeStevenscontinuaàs’adresserauxjurés:«Vousdevezpeseret
évaluer avec attention la crédibilité de chaque témoin. Vous devezconsidérer lamanièredont ilsontdéposéetvousdemanders’ilsontunintérêtpersonneldansl’issuedeceprocès.»Il s’interrompit un instant, avant de reprendre d’un ton plus grave :
« Vous avez entendu la déposition de Jimmy Easton. Vous êtes aucourantdesonpassécriminel.Vousavezapprisqu’ilacollaboréavecle
procureuretqu’ilen tireraunbénéfice,sous la formed’une importanteréductiondepeine.»Emilyobservait lessepthommeset lessept femmesassissur lebanc
du jury.Deuxd’entreeuxseraient choisisauhasardcommesuppléantslorsque le juge aurait terminé. Lesquels ? Elle espéra que le sortdésignerait le juré numéro quatre et le numéro huit. Les deux femmesavaienteuunmouvementdereculaumomentoùlejugeavaitévoquélaréduction de peine de JimmyEaston. Elles l’imaginaient probablementen train de cambrioler leur propre maison. Emily doutait fort qu’ellesaientcruunseulmotdecequ’ilavaitdit.Son attention revint au juge Stevens. Elle lui était reconnaissante
d’avoirparlédeJimmyEastond’untonneutre.Silesjurésdécelaientlaplus petite nuance de désapprobation au sujet de son témoignage, celapouvaitêtrepréjudiciable.«Vousdevrezconsidérercetteréductiondepeine,disaitlejuge,ainsi
quetouteslescirconstancesannexes,aumomentd’évaluerletémoignagede Jimmy Easton. Sa déposition doit être examinée avec soin. Commecelles des autres témoins, vous pouvez la croire intégralement, ou larejeter intégralement. Ou la croire partiellement. Encore une fois,mesdames et messieurs, le jury est seul à pouvoir en déterminer lacrédibilité.»La salle d’audience n’était qu’à moitié pleine ce matin. Il n’y a rien
d’excitantpourlesspectateursàécouterlesinstructionslégalesdélivréesaux jurés, pensaEmily. La vraie scène se joue lors des témoignages aucoursdel’audience–etàl’instantdécisif,quandleverdictestrendu.LejugeStevenssouritaujury.«Mesdamesetmessieurs, j’ai terminé
l’exposédemes instructions légales.Vientmaintenant lemomentoù jesais quedeuxd’entre vous vont être très déçus.Nous allons choisir lessuppléants. Vos cartes de jurés ont été déposées dans cette boîte et lagreffière va en sélectionner deux au hasard. Si votre nom est appelé,veuillez venir vous asseoir au premier rang et je vous fournirai desinstructionscomplémentaires.»Emilypriapourquesortentlesnumérosquatreethuit.Lagreffière,unpetitefemmed’unecinquantained’années,l’air impassible et professionnel, fit tourner la boîte, puis souleva lecouvercle,détourna leregard,afinque les jurésaient l’assuranceque lasélection se faisait bien au hasard, et tira la première carte. « Jurénuméroquatorze,lut-elle.DonaldStern.»«MonsieurStern,veuillezvousasseoiraupremierrangdelasalle,lui
indiqua le juge. La greffière va à présent désigner le deuxième
suppléant. » Détournant à nouveau la tête, la greffière tira la secondecarte.«Jurénumérodouze,DorothyWinters,lut-elle.—MadameWinters, veuillez vous asseoir au premier rang », dit le
juge.DorothyWinters, visiblement frustrée, se leva à contrecœur du banc
desjurésensecouantlatêteetvints’asseoiràcôtédeDonaldStern.J’aiéchappéaupireenétantdébarrasséedecettefemme,pensaEmily.
ÀvoirlasympathieaveclaquelleelleregardaitàprésentGreggetKatie,elleauraitsansdouteprislatêtedespartisansdel’acquittement.Emily écouta distraitement le juge s’adresser aux suppléants, leur
signifiantqu’ilsrestaientimpliquésdansleprocès.Ilexpliquaquesil’undes jurés tombaitmalade ou, par suite d’une obligation familiale, étaitdans l’incapacité de continuer à siéger, il était important que lessuppléantssoientàmêmededélibérer.« Il vous est interdit de discuter du procès entre vous ou avec
quiconque jusqu’à la conclusiondesdébats.Vouspouvez resterdans lasallecentraledujuryauquatrièmeétagependantquelesdélibérationssepoursuivent.»Pourvuqu’aucunjurén’aitdeproblèmeetqueDorothyWintersnesoit
pas appelée à délibérer, se dit Emily. À moins que je me trompecomplètement à son sujet, elle aurait fini par mettre le jury dansl’impasse.EtRichardMoore comme son fils l’ont compris. Ils fontunevraietêted’enterrement.Le jugeStevens s’adressa alors au jurénuméroun,unhommed’une
quarantained’années,à lasilhouettemassive,avecundébutdecalvitie.«MonsieurHarvey,lerèglementdelacourstipulequelejurénumérounpréside le jury. Vous serez responsable de la bonne marche desdélibérationsetdelaproclamationduverdictquandlejuryseraarrivéàunedécision.Lorsquecelle-ciseraprise,vousmeferezparvenirunenoteparl’intermédiairedel’officierdepolicedutribunalquiseraenfactionàla porte de la salle des délibérations.N’indiquez pas dans cette note lateneurduverdict,mais seulementquevousêtesarrivésàunedécision.Leverdictseraproclaméparvousdanslasalled’audienceenprésencedupublic.»Lejugeconsultasamontre.«Ilestàprésentonzeheuresquinze.Un
déjeuner vous sera servi à midi trente. Aujourd’hui, vous pourrezdélibérer jusqu’à seize heures trente. Si vous n’avez pas abouti à unverdictàcemoment-là,et j’insistepourquevouspreniez tout le tempsraisonnablementnécessairepourjugeravecimpartialitélesdeuxparties,
jevouslibéreraipourlanuitetvousreprendrezvosdélibérationsdemainmatin,àneufheures.»Il se tourna vers Emily : « MadameWallace, toutes les dépositions
sont-ellesprêtesàêtremisesàladispositiondesjurés?—Oui,VotreHonneur,toutestprêt.—Mesdamesetmessieurs,vouspouvezdésormaisvousrendredansla
chambre des délibérations. L’officier de police va vous apporter lesdépositions. Dès qu’il aura quitté la pièce, vous pourrez commencer àdélibérer.»Presqued’unseulmouvement,lesjurésselevèrentetserendirenten
file dans la pièce contiguë à la salle d’audience. Emily les regardaattentivement,cherchantàdécelersicertainsjetaientunregardderrièreeux, sympathique ou hostile, en direction de Gregg Aldrich. Mais ilsregardaienttousdroitdevanteuxsanslaisserdevinerleurspensées.Le juge rappela rapidement aux avocats et à Gregg Aldrich qu’ils
devaientêtreàladispositiondujurydanslesdixminutesàleurdemandeoupourlalectureduverdict.«Laséanceestsuspendue»,conclut-ilenfrappantlégèrementdesonmarteausurlepupitre.Lesspectateursquiétaientencoredanslasalleseretirèrentlentement.
EmilyattenditqueRichardetColeMoore,GreggAldrichetKatiesoientsortis,puiss’apprêtaàsontouràpartir.Danslecouloir,ellesentitqu’onla tirait doucement par la manche et se retourna. C’était la mère deNatalie,AliceMills.Elleétaitseule.«MadameWallace,puis-jevousparler?—Biensûr.»Emilysesentitpleinedecompassiondevant lavieilledameauxyeux
rougis. Elle a beaucoup pleuré, pensa-t-elle. Quel calvaire pour elle deresterjouraprèsjourassisedanslasalleàécoutertoutça.«Allonsdansmonbureau,proposa-t-elle.Nousprendronsunetassedethé.»L’ascenseurétaitbondé.Emilysurpritlesregardsétonnésdesgensen
lavoyantaveclamèredeNatalieRaines.Ensedirigeantverssonbureau,elledit:«MadameMills,jesaisque
ce procès a été une véritable épreuve pour vous. Je suis sincèrementheureused’envoirlafin.—MadameWallace…,commençaAliceMills.—Jevousenprie, appelez-moiEmily.Je croyaisquec’était entendu
entrenous.—C’estvrai,réponditAliceMills.Devotrecôté,appelez-moiAlice.»Seslèvrestremblaient.
«Jevaispréparerlethé,ditEmily.Commentlepréférez-vous?»Lorsqu’elle revint deuxminutes plus tard, AliceMills avait retrouvé
soncalme.Avecunmurmurederemerciement,ellesaisitsatasseetbutunegorgée.Emilyattendit.Visiblement,lamèredeNataliecherchaitcommenten
veniràcequ’ellevoulaitdire.«Emily,jenesaiscommentm’exprimer.Jen’ignorepasquevousavez
accompliuntravaildifficileetquevousvoulezque justicesoitrendueàNatalie.EtDieusaitquemoiaussi.Maishier,lorsquevousavezinterrogéGregg Aldrich, jeme suis rendu compte qu’il faisait une trèsmauvaiseimpression sur beaucoup de gens. Pourtant je voyais les chosesdifféremment.»Emily sentit sa gorge senouer.Elle avait cruqu’AliceMills venait la
féliciter de ses efforts pour obtenir la condamnation de Gregg.Manifestement,cen’étaitpaslecas.« Je me suis souvenue de toutes ces répétitions où Natalie était
tellementangoisséeouperturbée.Greggseglissaitensilencedanslasalleet laregardait.Souvent,ellenes’enapercevaitmêmepasparcequ’ilnevoulaitpasladistraireoul’interrompre.Àd’autresoccasions,quandelleétaiten tournée, ilabandonnait toutetprenait l’avionparcequ’il savaitqu’elleavaitbesoind’êtrerassurée.Hier,àlabarredestémoins,quandila voulu expliquer ce qui l’avait poussé à aller à Cape Cod, j’ai comprisqu’ilavaitagicommeill’avaittoujoursfait.IlprotégeaitNatalie.—Mais lescirconstancesétaient totalementdifférentesalors !C’était
avantqueNataliesesoitséparéedeluietaitdemandéledivorce.—Greggn’ajamaiscesséd’aimerNatalieetn’ajamaiscessédevouloir
laprotéger.LeGreggquiétaithierà labarredestémoinsétait leGreggquej’aitoujoursconnu,Emily.J’airéfléchi,passétouslesfaitsenrevue,jusqu’àavoirlatêtevide.IlestabsolumentimpensablequeGreggaitpufairedumalàNatalie,qu’il l’ait laisséemourir.J’enresteraiconvaincuejusqu’aujourdemamort.—Alice,réponditdoucementEmily,jevousledisavectoutlerespect
quej’aipourvous:lorsquesurvientunetragédiedecettenature,etqu’unmembre de la famille est accusé, sa culpabilité est souvent presqueimpossible à accepter. C’est à la fois terrible et d’une grande tristesse,maisdanslecasd’uncrimecommecelui-ci,ilauraitmieuxvaluqu’ilsoitcommisparunétranger.Danscecas,lafamilletoutentièredelavictimepeutfaireface.— Les autres cas neme concernent pas, Emily. Si Gregg est déclaré
coupable, je vous supplie de reprendre l’enquête.Ne voyez-vous pas cequicrèvelesyeux?JimmyEastonment.»AliceMillsselevaetluijetaunregarddedéfi.«Etjesuissûrequevouslesavezaussi,Emily!»lança-t-elle.
43
Lemardi soir,MichaelGordon ouvrit les débats en rappelant que lejurys’étaitséparéaprèslapremièrejournéededélibérationssansaboutiràunverdict.«Nousallonsàprésentvouscommuniquerlesrésultatsdesvotes effectués sur notre site Internet, et nous saurons si nostéléspectateursestimentGreggAldrichcoupableounoncoupable.»Son regard fit le tour des autres membres du groupe. « Très
franchement, je crois que nous aurons des surprises. Hier soir, aprèsavoir entendu Aldrich répondre aux questions du procureur, il nous aparuparticulièrementmaladroitetnousavonsestiméquelesrésultatsduvotepencheraientfortementenfaveurdelaculpabilité.»Visiblementréjoui,Gordonannonçaquequarante-septpourcentdes
quatre cent mille participants avaient déclaré Aldrich non coupable.«Seulementcinquante-troispourcentsontprêtsà lecondamner,dit-ilavecemphase.—Aprèstantd’annéespasséesàfairecemétier,vouscroyezavoirune
bonne idée de la manière dont les gens réagissent et, en réalité, vousobtenezcegenrederésultat,ditlejugeReillyensecouantlatête.Maisilyaautrechose.Àforce,lemétiervousapprendaussicettevérité:onn’estjamaissûrderien.—SiEmilyWallaceestentraindenousregarder,ellenedoitpasêtre
ravie.Unefaiblemajoriténesuffitpasdevantunecourd’assises,ajoutaMichaelGordon.Unverdictdoitêtreunanime,douzevoixpouroudouzevoixcontre.—Etsilesjuréspensentcommenosspectateurs,nousnousdirigeons
toutdroitversunnouveauprocès.»
44
Lesjurésreprirentleursdélibérationslemercredimatinàneufheures.Emily tenta en vain de se concentrer sur quelques-unes des autresaffairesqu’elleavaitàtraiter.SaconversationdelaveilleavecAliceMillsluiavaitvaluunenuitagitée.Àmidi,elleserenditàlacafétériadupalaispouracheterunsandwich
etlemangerensuitedanssonbureau.Elleregrettaimmédiatementdenepas avoir demandé à un ou une collègue de le faire à sa place. GreggAldrich,safille,AliceMills,RichardetColeMooreétaientinstallésàunetabledevantlaquelleelledevaitpasserpouratteindrelecomptoir.«Bonjour »,murmura-t-elle, s’efforçant de ne croiser aucun regard,
maiselleneputs’empêcherdevoirlevisageéplorédelajeuneKatie.Elleneméritepascela,pensaEmily.Aucuneenfantdequatorzeansne
lemérite.Elleestassezintelligentepourcomprendrequenouspouvonsêtre invités d’une minute à l’autre à regagner la salle d’audience et àentendre un verdict qui risque d’envoyer son père en prison pour lerestantdesavie.Ellecommandaunsandwichàladindeetunsodalight.Deretourdans
son bureau, elle entama son sandwich puis le reposa. La vue de KatieAldrichluiavaitôtétoutappétit.Alice Mills. Les pensées d’Emily revinrent à la vieille dame. Si elle
s’étaitmontrée aussi convaincuede l’innocencedeGregg lorsque je l’airencontrée lapremière fois,aurais-jeagidifféremment? sedemanda-t-elle.Cette possibilité l’inquiéta. Billy et Jake avaient mené l’enquête
presque seuls, y compris l’interrogatoire de Jimmy Easton et lavérification des détails de son récit. Il était certain que Gregg Aldrichl’avait appelé au téléphone et tout aussi certain qu’Easton avait décritavecprécisionlasalledeséjourd’Aldrich.Maisilyavaitd’autrespointsdesonrécitquin’étaientpasvérifiables.
Gregg Aldrich, par exemple, avait nié avec force avoir jamais reçu unelettred’Eastonleprévenantqu’ilrevenaitsurleurmarchéconcernantlemeurtredeNatalie.
Easton n’est pas du genre à écrire une lettre, songea Emily. Elle levoyait plutôt laissant un message laconique sur le téléphone portabled’Aldrich pour le prévenir qu’il quittait la ville et n’était plus à mêmed’offrirsesservices.Mais peut-être ne souhaitait-il pas se lancer dans des explications si
jamaisGregg décrochait. Il ne pouvait savoir à l’avance qu’il tomberaitsursonrépondeur.C’estpourquoiilavaitécritunelettre.J’ai fini mon réquisitoire, se rappela-t-elle. Que justice se fasse. Il
existeunequantitédeprésomptionscontreGreggAldrich.Quelquesoitleverdictdujury,jel’accepterai.Àseizeheures,lejugeStevensrenvoyalesjurésdansleursfoyers,leur
rappelant qu’ils ne devaient discuter des débats ni entre eux ni avecpersonned’autre.Ilsontdélibérépendantpresquedouzeheuresàprésent,seditEmily
envoyantlesvisagessévèresdesjurésquisortaientl’unaprèsl’autredela salle. Leurmine sombre n’a rien d’étonnant. J’espère seulement quenous aurons un verdict vendredi après-midi. Elle eut un souriredésabusé.AprèsavoirregardéCourtsidelaveilleetapprislesrésultatsduvote,elleredoutaitquelesjurésseretrouventpendantleweek-endfaceàleur famille et à des amis avides de leur offrir leurs commentaires etconseils.RichardMoore s’attarda dans la salle d’audience après que Cole eut
accompagné Gregg et Katie vers la sortie, suivis d’Alice, quelques pasderrièreeux.IlsedirigeaversEmily.«Lesjurésnousfontmariner,fit-ilremarquerd’untonamical.—Eneffet.Maisj’aitoujourspenséqu’illeurfaudraitplusieursjours.—Jecroisqu’AliceMillsestvenuevoustrouverhiersoir.—C’estexact,réponditEmily.C’estunedamecharmanteetelleavécu
uncauchemar,maisjesuiscontentequ’ellenefassepaspartiedujury.»RichardMooreeutunpetitrire.«Sansblague.»Lapointed’humourdisparut.«Emily,croyez-moi.Vousavezchoisile
mauvaischeval.Vousobtiendrezpeut-êtreunecondamnation,maisnouscontinueronsàcherchercommentEastonaobtenusesinformations,enparticuliersurcesatanétiroir.Ilexistesûrementuneautreexplication.— Richard, vous avez défendu Gregg d’une façon formidable. J’ai
requis contre lui avec une totale bonne conscience. Si de nouvellespreuves recevables étaient produites, je serais la première à vouloir enêtreinformée.»
Ilssortirentensembledelasalle.«Àdemainmatin,ditMoore.—Àdemain.»Arrivée dans son bureau, elle trouva une note posée en évidence.
« Emily, rendez-vous à dix-huit heures trente chez Solari. C’estl’anniversaire deBilly Tryon et nous l’avons invité à dîner. TedWesleypassera un moment avec nous. » La note était signée Trish, l’une desenquêtricesdubureau.Trish avait ajouté un post-scriptummoqueur : « Vous serez rentrée
chezvousàtempspourregardervotreémissionpréférée–Courtside!»Laperspectivedeparticiperàl’anniversairedeBillyTryonn’avaitrien
de réjouissant,maisellenepouvaitpas refuser, surtouten sachantqueTedWesley,dontTryonétaitlecousin,yferaituneapparition.Il est presque dix-sept heures, songea-t-elle. Puisque je suis coincée
aveccetteinvitation,jeferaismieuxderentrertoutdesuitepournourrirBessetlafairesortir.Etjepourraiparlamêmeoccasiontroquertailleuretescarpinscontreunetenueplusconfortable.Uneheureplustard,aprèsavoirpromenéBesspendantvingtminutes,
rempli son écuelle et changé l’eau de son bol, Emily monta dans sachambre. Bess avait manifesté un besoin si pressant de sortir à sonarrivéequ’ellen’avaitpaseuletempsdesechanger.
45
L’inspecteurBillyTryonétaitvisiblementravidefêtersoncinquante-troisièmeanniversairechezSolari,lerestaurantàlamodesituéàl’angledelaruedupalaisdejusticeducomtédeBergen.Unbraspasséautourdelachaiseoùétaitassisesadernièreconquêteendate,lajeuneDonnaWoods,ilsedisaitheureuxdepouvoiréchapperpendantunmomentàlatensionduprocèsdeGreggAldrichetàl’attenteduverdict.« Jake et moi on a passé des heures sur cette affaire, se vanta-t-il.
Dommagequ’iln’aitpaspusejoindreànouscesoir.Sonfilsaunmatchdejenesaisquoi.— Je croyais que tu ne t’entendais pas avec Jake, protesta Donna.
Pourquoiaurais-tuvouluqu’ilvienne?»Notant avec satisfaction le regard noir que Tryon jetait à sa petite
amie, Emily éprouva aussitôt de la sympathie pour Jake. J’aurais bienaiméavoirunenfantqui aitunmatchce soir,pensa-t-elle. Jevoudraisêtren’importeoùsaufici.Les autres convives étaient deux substituts du procureur, deux
inspecteursseniors,etl’enquêtriceTrishFoley,quiavaitdéposédanssonbureaul’invitationàcedîner.Trish est très gentille, pensaEmily,mais elle ignoremes sentiments
enversBillyTryon.Jesuissûrequ’ellem’ainvitéeparcequ’ellesaitquejem’inquièteduverdictquerendralejury.Elleacruqu’unesortiemeferaitdubien. J’aurais cent fois préféré rester chezmoi avecBess, soupira-t-elle.Ellen’avaitpasvuTedWesleydela journéemaissavaitqu’ilétaitau
bureau.Elles’étaitétonnéequ’ilnesoitpaspassé luidirebonjour.Celaneluiressemblaitpas,illefaisaittoujoursquandunjuryétaitentraindedélibérersuruneaffairedecetteimportance.Encoreembarrassépar la remarquemalvenuedeDonna,BillyTryon
tentadechangerdesujet:«Allons,Emily,cessezdevousenfaire.Quandvous avez un tel citoyen modèle comme témoin-vedette, obtenir unverdict de culpabilité est une simple formalité, fit-il, histoire deplaisanter. N’avez-vous pas apprécié l’histoire de la lettre qu’Easton a
envoyée à Aldrich, le prévenant qu’il renonçait à leur accord maisconservait “l’acompte non remboursable ?” C’est moi qui lui ai soufflél’idéedecettephrase.L’assistanceabienri.—Vousluiavezsoufflél’idée!s’exclamaEmily,stupéfaite.—Bon,vouscomprenezcequejeveuxdire.Quandjel’aiinterrogéla
premièrefois,ilm’aracontéqu’ilavaitécritàAldrichqu’ilneluirendraitpas l’argent. Je lui aidit enplaisantantque c’étaitune sorted’acomptenon remboursable. Et c’est comme ça qu’il a présenté la chose dans sadéposition.»«Bonsoir,toutlemonde.»TedWesleyapprochaunechaiseets’assit.
Personne ne l’avait vu arriver, mais il était clair qu’il avait entendu laremarquedeBilly.«Parlonsd’autrechose,dit-ilbrusquement.Inutiledecréerdesproblèmes.»Joyeux anniversaire, Billy, pensa Emily, railleuse. Elle observa le
visageduprocureur.Quelquechoseletracassait.Jepariequ’ilaregardéCourtsidehiersoir.Etilnepeutseréjouirdevoirquepresquelamoitiédes spectateurspensentque ses servicesaccusentun innocent.Cen’estpasl’imagerêvéepourunfuturministredelaJusticedesÉtats-Unis, lepersonnagedel’Étatchargédurespectdelaloidanstoutlepays.Il ne lui avait pas échappé que Ted s’était adressé à l’ensemble des
convives, sans qu’elle ait droit à ses marques d’attention habituelles.J’auraisdûm’yattendre,serappela-t-elle.Tedestamicalquandtoutvabien, pas seulement envers moi, mais envers la plupart des gens. SiAldrichestcondamné,jepeuxêtrecertainequesonhumeurseremettraaubeau–souriresetmotsdoux.Trish s’efforça de rétablir l’humeur joyeuse que l’intervention de
Donnaavaitgâchée.«Alors,Billy,quedésires-tupourtonanniversaire?demanda-t-elled’untonenjoué.— Ce que je désire ? Voyons un peu. » Tryon tentait visiblement
d’évitertouteallusionàJimmyEaston.«Jevoudraiscontinueràfairecequ’ilfautpourpincerlessalauds.Gagneraulotopouravoirunappartdeluxe sur ParkAvenue. Et aller voirmon cousin àWashington quand ilseraministredelaJustice.»IlregardaTedavecunsourire.«Jevoudraissavoircequejeressentiraienposantlespiedssurtonbureau.»Ted Wesley n’était visiblement pas d’humeur à plaisanter.
«Malheureusement,jenepeuxm’attarderpluslongtemps.Profitezbiendevotresoirée.»Surce,ilselevaets’éloignarapidement.Lerepasétaitdélicieux.Peuàpeu,Billysemblaoubliersacolère.IlprécisaqueDonna,qui ne buvait que du soda, conduirait au retour et se versa quatre
généreuxverresdevin.Puisarrivalegâteaud’anniversaire,serviaveclecafé.Aumomentoù
ils s’apprêtaient à partir, Trish leur annonça que le procureur l’avaitappelée durant l’après-midi et lui avait dit de mettre la note sur soncompte.Billy sourit : « C’est mon cousin, mon meilleur copain depuis
l’enfance.»Et vous êtes une source d’embarras pour lui, pensa Emily. J’espère
seulement que vous ne finirez pas par être un boulet. Elle étaitprofondément troublée par ce qu’elle avait appris au cours du dîner.D’abord, qu’il était à couteaux tirés avec son équipier, Jake Rosen,excellentenquêteuràl’éthiqueirréprochable.Ensuite,qu’ilavaitsouffléàEaston une phrase à citer au jury pour expliquer qu’il ne voulait pasrendrel’argent.Etpourfinir,ilyavaitcesouhaitdepouvoircontinuerà«fairecequ’il
fautpourpincerlessalauds».«Fairecequ’ilfaut»,pensa-t-elle.Qu’est-cequecelasignifiait?
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Le jeudi matin à onze heures quinze, Emily reçut un appel de lasecrétairedujugeStevensl’avertissantquelejuryavaitenvoyéunenoteaujuge.«Est-celeverdict?demandaEmilyanxieusement.—Non,cen’estpas leverdict, répondit lasecrétaire.Le jugeStevens
voudraitvousvoir,aveclesMoore,danssonbureaud’icicinqminutes.—Trèsbien.J’arrivetoutdesuite.»Emily passa rapidement un coup de téléphone au bureau de Ted
Wesleypourl’avertir.Teddécrochaenpersonne.«Leverdict?—Non.Maispeut-êtreunedemandedevérification,oul’annonced’un
jury bloqué. Dans ce dernier cas, je suis sûre que Moore demanderal’ajournementpourdéfautd’unanimité…»Ilneluilaissapasletempsdepoursuivre:«J’espèrequevousvousy
opposerez.Ilsnedélibèrentquedepuisdeuxjours,aprèsdessemainesdeprocès.»Emily s’efforça de dissimuler son irritation : « C’est mon intention.
J’argumenterai pour qu’il leur soit demandé de poursuivre lesdélibérations. De toute manière, je ne pense pas que le juge Stevenspuisseacceptercettedemandeaussivite.—Ilestbeaucouptroptôtpourqu’ilsjettentl’éponge,eneffet.Jevous
retrouvesurplace.»Quelques minutes plus tard, Emily, Richard et Cole Moore étaient
réunisdanslecabinetdujugeStevens.Le juge leur lut lanotequ’ilavaità lamain :«VotreHonneur,nous
souhaitons écouter à nouveau les dépositions de Jimmy Easton et deGreggAldrich.Merci.»Lanoteétaitsignéedujurénuméroun.«J’aiavertilagreffière,quiseraprêtedansquinzeminutes,ditlejuge
Stevens. Les deux témoins ont fait des dépositions assez longues, et jepensequelarelecturevaoccuperlerestedelajournée.»Emilyet lesdeuxavocatsacquiescèrentd’unsignedetête.Toustrois
remercièrentlejugeetsortirent.TedWesleysetenaitprèsdelatableduprocureur. « Il va y avoir une relecture des témoignages d’Easton et
d’Aldrich,luiannonçaEmily.Çarisquededurer.»Il parut soulagé. « Bon, c’est mieux qu’un jury bloqué. Si cela doit
prendre la journée, et que le juge les renvoie chez eux, vous n’aurezsûrementpasdeverdictaujourd’hui.Trèsbien,jefile»,dit-ilvivement.Les jurés étaient assis à leur banc, profondément attentifs. La
déposition de Jimmy Easton vint en premier. Emily se crispa enentendantlagreffièreliresesréponsesdésinvoltesàproposdel’acomptenon remboursable. C’est soi-disant la déposition d’Easton, mais je medemandequellepartBillyTryonyapris,sedit-elle.Lalecturedeladépositiond’Eastons’achevaàtreizeheuresquinze.Le
jugeannonçaunesuspensiondequarante-cinqminutespourledéjeuneret la reprise de la séance à quatorze heures pour la lecture de ladépositiondeGreggAldrich.Plutôtqued’avoirà traverser lacafétériaetdetomberànouveausur
Gregg, Katie et Alice Mills, Emily demanda à une jeune stagiaire dubureau d’aller lui chercher un bol de soupe.Dans son bureau, la portefermée, elle se rasséréna à la pensée que la déposition avait été lueposémentetd’untonprofessionnelparlagreffière.Cequicontrastaitbeaucoupavecl’impertinencedeJimmyEastonlors
desontémoignage.Onpouvaitseulementespérerquecertainsjurés,quiavaient pu, avec raison, être rebutés par son comportement,reconnaîtraient qu’il y avait beaucoup d’éléments substantiels dans cequ’il avait dit et de nombreux détails qui concordaient. Elle croisa lesdoigts.À treize heures cinquante, elle prit l’ascenseur pour gagner la salle
d’audience. Elle savait qu’il lui serait pénible d’entendre à nouveau letémoignagedouloureuxdeGreggAldrich.Elleseditaussiquesielleavaitété favorablement impressionnée par la lecture claire et précise dutémoignage d’Easton, Aldrich bénéficierait à son tour des mêmesavantages, la lecture de sa dépositionne reflétant plus le désarroi dontavaientétéempreintessavoixetsonattitude.Chacun ayant regagné sa place, la lecture reprit à quatorze heures
précises.Avecuneextrêmeconcentration, les juréssemblaientabsorberchaque mot que la greffière prononçait. L’un d’eux jetait parfois unregardversGreggAldrichouAliceMills,quisetenaitdésormaisàcôtédeKatieetpassaitsouventsonbrasautourdesépaulesdelajeunefille.Ellemontreainsiaujuryqu’elleachangéd’avis,constataEmily.Etles
jurésl’ontprobablementvuecesderniersjours,quandilsrentraientchezeux,encompagniedeGreggetdesesavocatsdanslehall.Celarisque-t-il
d’influencerlesindécis?Demain,lesdélibérationsaboutirontsansdouteàunverdictouàune
impasse,pensaEmily.Ellesavaitd’expériencequedes jurésquiontétéretenus hors de chez eux plusieurs jours et qui viennent d’écouter lafastidieuserelecturedesdépositionslesplusimportantesserontenclinsàs’accorder sur un verdict ou, à l’inverse décideront qu’ils ne peuvents’entendreaussivite.La greffière termina sa lecture à seize heures cinq. « Très bien,
mesdames etmessieurs, la séance est suspendue jusqu’à demainmatinneufheures»,annonçalejugeStevensaujury.Emilys’apprêtaitàpartirquandellesurpritleregardd’AliceMills.Elle eut la nette impression qu’Alice l’observait depuis un long
moment.C’estalorsqu’ellevitlamèredeNatalieposersesmainssurlesépaules
deGreggenungestequiluiparutétrangementfamilier.Refoulantleslarmesquiluipiquaientsoudainlesyeux,Emilysehâta
de quitter la salle d’audience, s’efforçant de chasser l’inexplicablenostalgie qui l’avait envahie à la vue du visage désespéré de ces troisêtres:Alice,GreggetKatie.
47
«Quandvont-ilssedécider,àvotreavis?»demandaGreggAldrichàRichard Moore le vendredi matin alors qu’ils reprenaient leurs placesdésormaistropfamilièresàlatabledeladéfense.«Aujourd’hui,d’unmomentàl’autre»,réponditsonavocat.ColeMooreopinaduchef.ÀneufheurespréciseslejugeStevensouvritlaséance.Ildemandaque
les jurés soient conduits à leur banc et que l’on fasse l’appel. Puis ilordonnalareprisedesdélibérations.En les voyant regagner la chambre du jury, Gregg fit remarquer :
«Richard,levotedestéléspectateursdel’émissiondeMichaelGordonarévéléquequarante-septpourcentd’entreeuxétaientdemoncôté.Est-cequevousl’avezregardée?—Non,pashier,Gregg.—Jedoutequevousvoustrouviezunjourdansmasituation,maissi
celaarrivait,etsiMichaelyconsacraitsonprogramme,jevousconseilledeleregarder.Vousdécouvrirezl’étrangeimpressiond’êtredouble.Vousêtesceluiqu’onjetteauxlionset,enmêmetemps,unspectateursurlesgradinsquipariesurvoschancesdecourirplusvitequ’eux.Enfait,c’estunposted’observationtrèsintéressant.»Ce que je dis n’a ni queue ni tête, pensa Gregg. Je suis au bout du
rouleau.Curieusement,j’aidormicommeunloirlanuitdernière,maisjemesuisréveilléavecl’horriblepressentimentquej’allaisêtrecondamné.Depuisledébut,j’aihâted’entermineravectoutça,maisaujourd’huijesupplieDieuquelejurysoitincapabledeprendreunedécision.Sijesuisdéclaré coupable, un renvoi pourrait prendre des années, et il est clairque Richard considère que mes chances de gagner en appel sontminimes.Uncriminelreconnucoupable.Onvousattribueunnuméro,n’est-cepas?Jeveuxretrouvermavied’avant,sedit-il.Jeveuxmeleverlematinet
aller travailler. Je veux conduire Katie à l’école et la regarder jouer aufootball.Jeveuxallerfaireunepartiedegolf.J’aiàpeinejouécetétéet
les rares fois où j’ai accompli un parcours, j’étais incapable de meconcentrer.Le juge quittait son banc. Gregg jeta un coup d’œil à la table du
procureur.EmilyWallaceétaitrestéeassise.Aujourd’hui,elleétaitvêtued’unevestevertbouteillesurunpullnoiràcolroulé,avecunejupenoire.Ellecroisaitlesjambessouslatableetelleportaitdeschaussuresàhautstalons.Leur claquement lorsqu’elle était entrée lapremière foisdans lasalle d’audience lui avait rappelé celui des talons de Natalie qu’ilentendaitdanslesilencedel’appartementquandellerentraittardaprèslespectacle…À moins d’aller la retrouver au théâtre, je veillais toujours en
l’attendant, se souvintGregg. Si je somnolais, le bruit de sespas sur leplancherdel’entréemeréveillait.Puis je nous préparais un verre et quelque chose à grignoter si elle
avaitfaim.Jelefaisaisvolontiers,bienqu’elles’inquiétâtdem’obligeràresterdebout,disantquecen’étaitpasjuste.Natalie, pourquoi te faisais-tu tant de souci pour des broutilles ?
Pourquoi étais-tu si peu sûre de toi, incapable de reconnaître que jet’aimais,quej’aimaism’occuperdetoi?Jetant à nouveau un regard en direction de la table du procureur,
Greggvit s’approcherd’EmilyWallace l’undes inspecteursqui l’avaientinterrogé une première fois après lamort deNatalie et à nouveau septmoisauparavant,aprèsl’arrestationd’Easton.Tryon. Et quel était son prénom ? Ah, oui, Billy. Quand il s’était
présentéàlabarredestémoins,ilseprenaitmanifestementpourJamesBond.Gregglevitposerunemainsurl’épauled’EmilyWallace,ungestedefamiliaritéqu’ellen’appréciapas,àvoirsonfroncementdesourcils.Illuisouhaitesansdoutebonnechance.Regardonsleschosesenface.
Si je suis condamné, ce seraunevictoirepour elle commepour lui.Unsuccès de plus à leur actif. Je parie qu’ils iront célébrer leur victoireensemble.Ladécisionvaêtrepriseaujourd’hui.Jelesais.Richard et ColeMoore prirent leurs serviettes. En route pour notre
refugehabituel,lacafétéria!pensaGregg.À onze heures trente, ils étaient assis à une table près du comptoir
quand le téléphone de Richard Moore sonna. Gregg et Katie étaientoccupés à jouer aux cartes. Alice Mills essayait en vain de lire un
magazine,ColeetRichardexaminaientdesdossiers.Richard répondit, écoutapuis jetaun regardautourde la table.« Ils
ontrenduleurverdict,dit-il,allons-y.»Emily reçut l’appel tandis qu’elle tentait à nouveau de se concentrer
surune autre affaire en cours.Elle repoussa sesdossiers et appelaTedWesley.Puis,sestalonsrésonnantsurlesoldemarbre,elles’élançadanslecouloir,préférantprendrel’escalierplutôtquel’ascenseur.En arrivant au quatrième étage, elle constata que la nouvelle s’était
déjà répandue : le verdict allait être prononcé. Les gens se pressaientpour trouverunsiègedans lasalled’audience.Elleatteignit laporteaumomentoùGreggAldricharrivaitdeladirectionopposéeàlasienne.Ilsfaillirentseheurter.Leursregardssecroisèrent,puisAldrichluifitsignedepasserdevantlui.ElleeutlasurprisedevoirTedWesleys’asseoiràcôtéd’elle,àlatable
duprocureur.Ils’attendàunecondamnation.Etiloccupelaplace.EllenotaqueTedavaitprisletempsdechangerdevesteetdecravate.Prêtàaffronterlescaméras,sedit-elle,avecunzested’amertume.LejugeStevensapparutetannonçaofficiellementcequetoutlemonde
savait déjà. «Messieurs les avocats, j’ai reçu il y a quinzeminutes unenote annonçant que les jurés avaient rendu leur verdict. » Il se tournaversl’officierdepolice:«Faitesentrerlejury.»Les jurés regagnèrent leur place sous le regard de l’assistance
impatiente.Le juge Stevens s’adressa au président du jury, Stuart Harvey :
«MonsieurHarvey,voudriez-vousvousleverjevousprie?Lejurya-t-ilrendusonverdict?—Oui,VotreHonneur.—L’a-t-ilrenduàl’unanimité?—Oui,VotreHonneur.»Onauraitentenduunemouchevolerdanslasalle.LejugeStevensregardaGregg.«Accusé,levez-vous.»Levisageimpassible,GreggAldrichseleva,ainsiqueRichardetCole
Moore.Le juge demanda : « À la première question, à savoir l’inculpation
d’effraction,laréponseest-ellecoupableounoncoupable?—Coupable,VotreHonneur.»Unfrissonparcourutl’assistance.S’ilestjugécoupabled’avoirpénétré
danslamaisondeNatalie,alorsilestbonpourlereste,pensaEmily.Ceseratoutourien.
«À ladeuxièmequestion, inculpationd’homicide, votre réponseest-ellecoupableounoncoupable?—Coupable,VotreHonneur.»«Non…non…»KatieAldrichbonditdesonsiègeàcôtéd’AliceMills
etavantquepersonnen’aitpul’arrêter,fitletourdubancdeladéfenseetseprécipitadanslesbrasdesonpère.LejugeStevenslaregarda,luifitgentimentsignederegagnersaplace,
attendit qu’elle eût obéi, puis se tourna vers le président du jury :« Concernant la troisième question, détention d’une arme à feu avecintentioncriminelle,votreréponseest-ellecoupableounoncoupable?—Coupable,VotreHonneur.»EmilyvitGreggAldrichseretourneretessayerderéconfortersa fille
en larmes. Au milieu du brouhaha qui s’était élevé dans la salle ellel’entenditdire:«Katie,net’inquiètepas.Cen’estquelepremierround.Jetelepromets.»Le juge, d’un ton ferme mais compatissant, s’adressa à Katie :
«MademoiselleAldrich,jedoisvousdemanderdereprendrevotrecalmepourquenouspuissionsclorelaséance.»Katiesecouvritlabouchedesesdeuxmainsetposasatêtesurl’épaule
d’AliceMills.«MonsieurMoore,désirez-vousquelesjuréssoientinterrogés?—Oui,VotreHonneur.—Mesdamesetmessieurs, votreprésidentaannoncéquevousaviez
déclaré l’accusé coupable sur tous les chefs d’accusation, dit le juge. Àl’appelde sonnom,que chacund’entre vousveuille indiquer s’il a votécoupableounoncoupable.—Coupable.—Coupable.—Coupable…—Coupable…—Coupable…»Deuxfemmespleuraientendonnantleurréponse.Gregg Aldrich, le visage mortellement pâle, secoua la tête d’un air
incrédule en entendant le dernier juré prononcer le mot qui lecondamnait.D’un ton plus sec, le juge Stevens confirma que le verdict avait été
rendu à l’unanimité. Il ordonna à l’officier de police d’accompagner leprésident du jury dans la salle des délibérations, d’en rapporter lesélémentsdepreuveetdelesremettreauxavocats.
Quand ils furent de retour, une minute plus tard, Emily vérifiarapidementlesélémentsfournisparleministèrepublicetRichardMooreen fitautantpourceuxprésentéspar ladéfense.Tousdeux indiquèrentqu’ilsavaienttoutrécupéré.Pour la dernière fois, le juge s’adressa au jury : « Mesdames et
messieurs, en rendant votre verdict, vous avez rempli vos obligationsdans le cadre de ce procès. Je vous remercie, au nom de l’institutionjudiciaireetdetousceuxquiontparticipéàceprocès.Vousavezmontréuneextrêmeattention.Jevousrappelleque,selonlesrèglesdecettecour,il est interdit à toute personne impliquée dans cette affaire de vousquestionnersurvosdélibérationsdurantleprocèsouvotrerôledanssonissue.Jevousrecommandeégalementdenepasdivulguerlecontenudecesdélibérations.Nedites rienque vousne souhaiteriezpas révéler enprésencedesautresjurés.Unefoisencore,merci.Vousêteslibres.»Alors que les jurés s’apprêtaient à partir, Alice Mills se leva
brusquement et s’écria : « Je ne vous remercie pas. Vous vous êtesgrossièrement trompés, toussansexception.Ma filleaétéassassinéeetabandonnée alors qu’elle était mourante, mais sonmeurtrier n’est pasdanscettesalle.Mongendre,GreggAldrich,estinnocent.Iln’yestpourrien.»Hors d’elle, Alice désigna Emily : « Votre témoin est unmenteur et
vouslesavez.Jel’aivusurvotrevisagehier.Etneditespaslecontraire.Voussavezquetoutceciestunemascaradeet,auplusprofonddevotrecœur,vousavezhonted’yavoirprispart.Emily,pourl’amourduciel!»Le juge frappa de sonmarteau sur son pupitre. «MadameMills, je
comprends que vous soyez accablée et bouleversée, et j’en suisprofondément navré. Mais je vous demande instamment de restersilencieusependantquelesjurésquittentlasalled’audience.»Visiblementébranlésparl’incident,lesjuréssortirent.Il restait une formalité à accomplir.Emily se leva.«VotreHonneur,
M.Aldrichaétéreconnucoupabledetroischefsd’accusation:effraction,détentiond’armeàfeuethomicide.Ilsaitqu’ilestpassibled’unepeinedeprisonàperpétuité,et leministèrepublicsoutientqu’ilexisteunrisqueréel de fuite. L’accusé dispose de moyens financiers suffisants. Leministèrepublicproposederévoquersamiseenlibertésouscaution.»Richard Moore, le teint blême, prit la parole. Sachant que ses
arguments seraient inefficaces, il demanda que Gregg Aldrich soitautoriséàretournerchezluijusqu’àsacondamnationafindemettresesaffairespersonnellesenordreetdeprendre lesdispositionsnécessaires
enfaveurdesafille.«Jedoisadmettrecommeleministèrepublicquelesrisquesd’évasion
sont réels, répondit le juge Stevens. M. Aldrich devait s’attendre à ceverdict et aurait dû prendre les précautions nécessaires avantaujourd’hui.Lasentenceseraprononcéele5décembreàneufheures.Lamise en liberté sous caution est révoquée. M. Aldrich est en étatd’arrestation.»Mortellement pâle,GreggAldrich obéit à la demande de l’officier de
policeetplaçasesmainsderrièresondos.Il resta impassiblequand lesmenottesserefermèrentsursespoignets.Aumomentoùonl’emmenaitdanslacelluledutribunal,deuximages
segravèrentdanssonesprit:l’expressiontroubléed’EmilyWallaceetlesouriresatisfaitduprocureurTedWesley.
48
Emilynese joignitpasà lacélébrationde lavictoire levendredi soirchezSolari.Prétextantqu’elleétaitépuisée,elleditàTedWesleyqu’ellesouhaitait l’inviter à dîner avec Nancy avant leur départ pourWashington.Bienquesafatiguenesoitpasfeinte,ellenesupportaitpasla pensée de fêter un verdict qui avait anéanti non seulement GreggAldrich,maissafilleetlamèredeNatalieRaines.«Voussavez,quetoutceciestunemascaradeet,auplusprofondde
votre cœur, vous avez honte d’y avoir pris part. » L’accusationbouleversantequeluiavaitlancéeAliceMillsautribunalluirevenaitsanscesse à l’esprit comme un écho. Sa compassion pour elle se mêlait decolère. J’ai consacré sept mois à ce procès, pensa-t-elle en quittant letribunal. Dieu soit loué, les médias avaient quitté les lieux et aucunjournalistenel’approchapendantqu’elletraversaitleparking.Jevoulaisquejusticesoitrendueàunefemmequiaenchantétantde
gens par son talent et a été abattue par un intrus alors qu’elle rentraitchezelle,pensa-t-elle.«Jesaisauplusprofonddemoncœur…»QuesaitAliceMillsdemoncœur?Cen’estmêmepas lemien.Mon
proprecœuraétéplacédansunecuvettesurunetabled’opération,avantd’êtrejeté.Les larmes qu’elle avait refoulées depuis la sortie d’Alice Mills se
mirent à couler au moment où elle montait dans sa voiture. Elle sesouvintdelaréflexiond’unjournalistedanslabousculademédiatiquequiavaitsuccédéauverdict:«Vousallezêtrecélèbre,Emily.Toutlemondevaécrireàvotresujet.J’ignoraisjusqu’àcematinquevousaviezsubiunetransplantationcardiaque.J’aientendudesgensenparler.EtjenesavaispasnonplusquevotremariétaitmortenIrak.Jesuisvraimentdésolé.»Mavievaseretrouverétaléedanslesmédias.Seigneur,jemefichede
cette histoire de transplantation,mais je donnerais tout pour retrouverMarkàlamaison.Jeseraiscapabledesupportern’importequois’ilétaitavecmoiencemoment…Quandellearrivachezelleetouvrit laported’entrée, lesaboiements
frénétiquesqui l’accueillirentdepuis lagalerie luiremontèrent lemoral.CourantversBess,ellepensaavecgratitudeàl’amourinconditionnelquesonpetitchienluiavaittoujoursporté.
49
Le vendredi soir, neuf heures après l’annonce du verdict, lorsqueCourtside débuta, Michael Gordon projeta en ouverture les vidéospoignantes de la lecture du verdict et des interventions véhémentes deKatieAldrichetd’AliceMills.«Leprogrammequenousallonsvousoffrircesoirestexceptionnel,annonça-t-il.Vousentendreznonseulementlesopinionsdenosdistinguésexperts,maislesréactionsdedeuxmembresdujury,lessuppléantsquin’ontpusiéger,ainsiqueletémoignagedelapersonnequiasecouruNatalieRainespeuavantsamort.»Les experts – le juge à la retraite Bernard Reilly, l’ancien procureur
PeterKnowleset lacriminologueGeorgetteCassotta–s’étonnèrentquele jury ait pu rendreun verdict à l’unanimité.GeorgetteCassotta laissaentendrequ’ellen’avaitpascrucetteunanimitépossible,étantdonnélesproblèmesquesoulevaitlapersonnalitédeJimmyEaston.Dorothy Winters, la jurée déçue d’avoir été écartée, n’attendit pas
d’êtreinvitéeàs’exprimer.«Jesuisfurieuse,dit-elle.Celaneseraitpasarrivé si j’avais faitpartiedu jury.Riennem’aurait jamais fait changerd’avis.JepensequelejugealaisséleprocureurharcelerM.Aldrichalorsque le malheureux tentait désespérément d’expliquer pourquoi il étaitallé à Cape Cod. Si vous voulezmon avis, il était bien trop gentil avecNatalie.Jenecroispasqu’ellel’aitbientraité.Touttournaitautourdesacarrière,maisilcontinuaitàluiêtreattaché,toujoursprêtàprendresoind’elle.»Lejurénumérotrois,NormanKlinger,uningénieurd’unequarantaine
d’années, secoua la tête.«Nousavonsétudié cetteaffaire sous tous lesangles, dit-il catégoriquement.QueGreggAldrich ait été trop gentil ounonavecNatalien’estpaslevraiproblème.JimmyEastonestpeut-êtredétestable,maistoutcequ’iladitaétécorroboré.»SuzieWalsh s’était sentie transportée quand elle avait reçu un appel
téléphonique lui demandant de participer à l’émission. Elle s’étaitprécipitéechezlecoiffeur,s’étaitoffertdessoinsdebeauté.Soinsqu’elleregretta en arrivant au studio où elle apprit qu’une maquilleuse allaits’occuper d’elle. J’aurais pu faire l’économie du coiffeur, regretta-t-elle
aprèsqu’oneutatténuésonmaquillageetrefaitsonbrushing.MichaelGordonluiposalapremièrequestion:«MadameWalsh,vous
avezétéladernièrepersonneàvoirNatalieRainesenvie.Quelleestvotreopinionsurleverdict?— Au début, j’ai vraiment cru qu’il était coupable, dit-elle avec
détermination.Maisensuite,jemesuisrenducomptequequelquechosen’avait cessé deme tracasser tout au long du procès. Vous comprenez,elle était encore en vie quand je l’ai découverte. Elle n’a pas ouvert lesyeux mais elle gémissait. Je pense qu’elle a compris que j’appelais lessecours.Sielleavait connuceluiquiavait tiré surelle, jeveuxdire sonmari,elleauraitmurmurésonnom,vousnecroyezpas?Pourmoi,ellesavaitqu’elleétaitentraindemourir.Danscecas,elleauraitdûvouloirquel’auteurducrimesoitpuni,non?Absolument!»DorothyWintersl’approuvaavecvéhémence.«MadameWalsh,vousn’êtespassanssavoirquetouscespointsont
été discutés en détail par le jury, lui dit Klinger. Vous affirmez vous-mêmequeNatalieRainesétaitentraindemourir.Vousditesqu’ellen’ajamaisouvertlesyeux.Lefaitqu’ellegémissaitnesignifiepasqu’elleétaitenétatdecommuniqueravecvous.—Elleétaitconscientedemaprésence.J’ensuiscertaine,insistaSuzie.
Et,detoutefaçon,jenecroispasquequelqu’unpuissegémirquandilestinconscient.— Je ne dis pas qu’elle était totalement inconsciente.Mais elle était
gravement atteinte et, encore une fois, je ne pense pas qu’elle ait étécapabledecommuniquer.—Ilsétaientséparésdepuisplusd’unan.Peut-êtreyavait-ilunautre
homme dont personne ne connaissait l’existence, s’obstina DorothyWinters. N’oublions pas qu’elle avait laissé entendre à Gregg Aldrichqu’elle sortait avec quelqu’un d’autre. C’est la raison pour laquelle ils’étaitrenduàCapeCod.Pourenavoir lecœurnet.Elleapeut-êtreétévictimedugested’undément?Sonnumérodetéléphoneétaitsurlalisterouge,mais n’importe qui pouvait trouver son adresse et samaison encherchantsurInternet.Cen’estpassorcier.— L’avocat de la défense n’a pas beaucoup évoqué l’existence
éventuelle d’un autre homme dans sa vie, fit remarquer Donald Stern,l’autresuppléant.Siuntelhommeexistait,mêmes’iln’étaitpasprésentàCapeCod, il pouvait très bien connaître la disposition de lamaison duNewJersey.Franchement,jepenchaisencorepourlaculpabilité,maissij’avais assisté aux délibérations avecMme Winters, j’aurais pu changer
d’avis.Et,après l’avoirentendueici, jesuiscertainqu’elle,enrevanche,n’auraitpaschangé.»Après cet échange, Michael Gordon souligna l’incroyable coup du
destin qu’avait représenté le tirage au sort des deux jurés suppléants :«GreggAldrichestenprisoncesoir,risquant laperpétuité.SiDorothyWintersavaitparticipéauxdélibérations,lejuryauraitétédansl’impasseetilseraitentraindedînerchezluiavecsafille.—Lavieestpleinederebondissementsetdedétoursquipeuventavoir
des conséquences énormes, reconnut le juge Reilly. Lorsqu’un greffiertire des noms au hasard, éliminant ainsi deux jurés des délibérations,l’issuedecertainsprocèsd’assisespeutenêtrechangée,commenouslevoyonsaujourd’hui.»Lorsqu’ilregagnasonbureauaprèsl’émission,MichaelGordontrouva
unbilletàcôtédesontéléphone:«Michael,unefemmeatéléphoné.N’apasvouludonnersonnom.Iln’yavaitpasd’identificationdel’appelant.Veut savoir si une récompense serait versée en échange d’informationssur une personne pour laquelle travaillait Jimmy Easton quand il s’estrendu dans l’appartement d’Aldrich. Est-ce que ça vous intéresse pourvotreémissiondelasemaineprochaine?»
50
Avec un sentiment d’urgence, Zach passa presque tout son samedi àchercher une voiture. Il évita d’aller chez un concessionnaire où unemasse de documents seraient communiqués au service desimmatriculations. Il préféra répondre à plusieurs petites annonces ettéléphoneràdespropriétairesdevéhiculesd’occasion.Il avait vu les informations à la télévision, la veille au soir, et lu le
journal du matin. Ce n’étaient partout que photos et commentairesconcernant le verdict du procès Aldrich. Qu’Emily soulève autantd’intérêt l’inquiétait. Il craignait qu’un journaliste décide d’écrire unarticlesurelleet laprenneenphotodevantsamaisonàunmomentoùlui-mêmesetrouveraitdehors,danslechampdel’objectif.Jerisquealorsdeme retrouver en première page des journaux, se dit-il. Et quelqu’unpourraitmereconnaître.Ilfautquejemetienneprêtàpartir.Ladernièreannonceà laquelle ilavaitréponduproposaitexactement
cequ’ilcherchait.Unecamionnettemarronfoncé,vieilledehuitansmaisdansunétatcorrect.Legenredevéhiculequin’attirepasl’attention.Quevousneregardezpasdeuxfois.Justecommemoi,pensa-t-ilamèrement.Le propriétaire, Henry Link, vivait à Rochelle Park, une petite ville
voisine.C’étaitunhommed’uncertainâgequiaimaitbavarder.«C’étaitlavoituredemafemme,Edith,expliqua-t-il.Elleestdansunemaisondesantédepuis sixmois. J’ai toujours espéréqu’elle pourrait revenir cheznous,maisjesaisquecen’estpaspossible.Entoutcas,nousavonsprisdubontempsaveccettevoiture.»Il fumait la pipe. L’air dans la petite cuisine sentait le vieux tabac.
«Oh,nousnesommespasallésbienloin,fit-ilremarquer.C’estpourquoielleasipeudekilomètres.Nousallionsnousbaladerlelongdel’Hudsonquandilfaisaitbeau,trouvionsunendroitoùpique-niquer.Ellecuisinaitlemeilleurpouletfritetpréparaitlameilleuresaladedepommesdeterredumonde.Et…»Zach était assis à la table de la cuisine depuis un quart d’heure, à
écouter Henry lui raconter interminablement sa vie avec Edith. Ne
pouvant s’attarder plus longtemps, il se leva brusquement «MonsieurLink,dansvotreannoncevousdemandezquatremilledollarspourvotrecamionnette,enl’état.Jevousproposetroismilledollarsenliquide,toutde suite. Jem’occuperai de rendre la plaque et de toutes les formalitésd’immatriculation.Vousn’aurezpasàvousensoucier.—D’accord»,ditHenry,constatantquesonauditeurlefuyait,comme
les autres. « C’est correct, étant donné que vous payez cash. Merci devous occuper des formalités. J’ai horreur de ces longues queues aubureau des immatriculations. Quand désirez-vous la prendre ? Je nepense pas que vous conduisiez deux voitures à la fois. Comptez-vousreveniravecunami?»Jen’enaiaucun,pensaZachet,sij’enavaisunseul,ilneseraitpasau
courant. « Laissez-la dans l’allée et donnez-moi les clés. Je me feraiconduireplustarddanslasoiréeetviendrailaprendre.Jen’auraimêmepasbesoindesonneràvotreporte.»HenryLinkaccepta,réconforté.«Parfait.Commeça,j’aurailetempsdesortirlesaffairesd’Edithdela
voiture.Parexemple,samédailledesaintChristopheaccrochéeaupare-soleil. À moins que vous ne vouliez la garder. Il l’a protégée desaccidents.»Fronçant les sourcils, il se reprit :«Non, je regrette.Voussavez,jecroisqu’ellemetueraitsijeladonnais.»
51
Emily regarda Courtside au lit, appuyée contre les oreillers. Sesréactions, en écoutant les commentaires de chacun des participants,allaientdel’inquiétudeàlaconsternation–inquiétudedeconstaterqu’ilplanait un tel doute à propos du verdict, et consternation en s’avouantqu’elle-mêmeaurait souhaité laprésencedeDorothyWintersparmi lesjurés.Si elle avait participé aux délibérations, je serais en train de tout
reprendredezéro.Est-cevraimentcequejesouhaitais?sedemanda-t-elle.Elleéteignitlalumièreàlafindel’émission,maislesommeilfutlongà
venir. Une profonde tristesse l’habitait. Elle songea aux innombrablesrapportspsychiatriquesqu’elleavaitlusdepuisqu’elletravaillaitdanscebureau,dans lesquelsunmédecinanalysait ladépressiond’unprévenu.Beaucoup des symptômes décrits étaient ceux qu’elle avait ressentisaujourd’hui.Abattement,larmesetunetristesseomniprésente.Etlacolère.JemesuismiseàlaplacedelamèredeNatalie,j’aiessayé
decomprendre l’épreuvequ’elleavait traversée.Commenta-t-ellepusedresserainsicontremoiaujourd’hui?À minuit, elle ouvrit le tiroir de la table de nuit et y chercha le
somnifère léger qu’elle prenait parfois en cas d’insomnie. Elle sombradans le sommeil au bout de vingt minutes, mais non sans s’êtrereprésentéGregg dans saminuscule cellule, qu’il partageait sans douteavecunautredétenucondamnéaussipouruncrimedesang.Àseptheures,elleseréveillapourfairesortirBessquelquesminutes,
puisremontadanssachambreavecelleetserendormit.Àdixheures,lasonnerie du téléphone la réveilla pour de bon. C’était l’inspecteur JakeRosen.«Emily,jevousairegrettéehiersoir,maisjecomprendsparfaitement
quevousayezeuenviederentrerchezvous.Jesuisdésoléquelamèredela victime vous ait si violemment agressée.Ne vous laissezpas abattre.Vousavezfaituntravailformidable.—Merci,Jake.Comments’estpasséelasoirée?
—Àlavérité,ilvalaitmieuxquevousnesoyezpaslà.Jesaisquevousn’avezpasunepassionpourBilly.»Complètement réveillée à présent, Emily l’interrompit : « C’est le
moinsqu’onpuissedire.»Jake eut un petit rire. « Je sais. Quoi qu’il en soit, il a joué les
matamores hier soir, jusqu’à ce que Ted Wesley finisse par lui dired’arrêterdeboireetdesetaire.»Aussitôtenalerte,Emilydemanda:«DequoiparlaitBilly?— Il se vantait du travail formidablede coachingqu’il avait fait avec
JimmyEaston. Il a racontéqu’il vous avait pratiquement refilé l’affairesur un plateau d’argent. Ce n’est pas mon habitude de parler de cettemanière,Emily,maisl’egodecetypen’aplusdelimites.»Emilys’assitetpassasesjambespar-dessusleborddulit.«Ilatenule
même genre de discours à son dîner d’anniversaire l’autre soir. Jake,l’avez-vousjamaisentenducommuniquerdesinformationsàEaston,ousavez-vouss’ill’afait?—Quand Jimmy Easton a été arrêté, je suis arrivé au commissariat
deux minutes après Billy, répondit Jake. Billy parlait aux types de lapolicelocaleetjecroisqu’iln’avaitpasencorevuEaston.J’étaisprésentquandils’estentretenuavec luiunmomentplustard.Jenel’airienvufaire de répréhensible. Autant que je sache, par la suite je me suistoujourstrouvélàchaquefoisqueBillyaparléàEaston.—Jake,noussavonstouslesdeuxqueBillyestconnupourmettreles
motsquiluiconviennentdanslabouchedesgensquandçapeutl’aideràdémontrersonpointdevue.Êtes-vouscertainqu’iln’estjamaisrestéseulavecEaston?—Pratiquement sûr.N’oubliezpas,Emily,Billy estunvantardetun
hâbleur, mais il a un long passé d’enquêteur criminel. Il a un instinctformidableetilsaitoùchercher.— D’accord, Jake, n’en parlons plus. Peut-être suis-je en train de
devenirparanoïaque.Oualorsj’aitropregardéCourtside.»Jake se mit à rire. « Regardez plutôt Fugitive Hunt, ce soir. Ils
devraient appeler l’émissionWacko Hunt. C’est une vraie chasse auxcinglés.Jen’arrivepasàcroirequ’unetellequantitédedingoscourentlesrues.Contentd’avoirparléavecvous,Emily.—Moiaussi,Jake.»Aprèsavoir raccroché,Emilyallaprendreunedouche.Ense séchant
les cheveux, elle organisa sa journée. Je vais voir si je peux obtenir unrendez-vous chez le coiffeur et la manucure, songea-t-elle. J’ai été
tellement occupée par mon travail que mes cheveux me tombentpratiquement dans les yeux. Ensuite, j’irai chezNordstrom acheter descollants et dumaquillage. Je jetterai un coup d’œil aux vêtements. J’aibesoindedeuxtailleurs.Avant de préparer son café, elle alla au bout de l’allée chercher le
journal dumatin. Elle le rapporta dans la cuisine et l’ouvrit, sachant àquois’attendre.UnephotodeGreggAldrich,effondréaprèsl’annonceduverdict,emplissaitlehautdelapremièrepage.Emilyeutunmouvementd’agacementàlavuedelaphotodubasquimontraitAliceMills,levisagetorturé,pointantundoigtverselle.Elle parcourut l’article puis jeta rageusement le journal sur le sol.
Comme elle l’avait prévu, ils avaient exploité au maximum l’allusiond’AliceMillsàsoncœur,rappelantsonpassémédical.Dégoûtée,elles’obligeaàchassercettepenséedesonespritet,touten
buvant son café accompagné d’un toast, elle prit rendez-vous chez lecoiffeur. Ils avaient eu une annulation à midi et pouvaient s’occuperd’elle.«Enfinunebonnenouvelle,Bess,dit-elle.Jevaismefairecouperlescheveux.Àlalongue,jefinissaisparteressembler.»Quatreheuresplustard,Emilys’engageaitdansleparkingdeGarden
State Plaza et poussait la porte de chezNordstrom. La chance est avecmoi,pensa-t-elle,quarante-cinqminutesplustard,entendantsacartedecréditàlacaissière.«Ilssontàvous»,dit lafemmeavecungrandsouriretoutenpliant
soigneusementtroistailleursavantdelesdisposerdansungrandsac.«Merci beaucoup, répondit aimablementEmily. Je vais vraiment en
profiter.»Elleavaitdéjàchoisisescollants.Ensedirigeantensuiteverslerayon
desproduitsdebeautéaurez-de-chaussée,ellesentitqu’onluitapaitsurl’épauleetseretourna.«Emily,jesuiscontentedevousvoir.Nousnoussommesrencontrées
chezlesWesleylasemainedernière.JesuisMarionRhodes.»C’était lapsychologueinvitéecommeelleàcedîner.Emilysesouvint
decequesamèreluidisaittoujours:lesgensquevousn’aviezvusqu’uneseule fois étaient en général incapables de se rappeler votre nom oul’endroitoù ilsvousavaient rencontrés.LamèredeMarionavaitdû luifairelamêmeréflexion.Aujourd’huiMarionétaitenpantalonetcardigan,maiselleavaitcette
élégance indéfinissable qui avait frappé Emily. Son sourire était aussichaleureuxquesavoix.Lajeunefemmefutsincèrementcontented’être
tombéesurelle.« Vous avez eu une dure semaine, Emily. J’ai lu le déroulement du
procèsdanslesjournaux.Tedm’aditcombienilétaitfierdutravailquevous aviez accompli.Mes félicitations, vousdevez être satisfaite d’avoirobtenuunverdictdeculpabilité.»Emilysentitleslarmesluipiquerlesyeux.«Avez-vousvulejournaldu
matinaveclaphotodelamèredeNatalieRainespointantsondoigtversmoietm’accusantdesavoirdanslefonddemoncœurqueGreggAldrichestinnocent?»MarionétaituneamieprochedesWesleyetavaitdûentendreparler
pareuxdesatransplantationcardiaque.«Jesais,Emily.J’ailulejournal,eneffet.Cen’estpasfacilequandil
vousarrivecegenredechose.»Trop émue pour répondre, Emily se contenta de hocher la tête. Elle
avaitconsciencequelapsychologuel’observaitavecattention.Marionouvritsonsac,fouillaàl’intérieuretenretirasacarte.«Emily,
j’aimerais que vousm’appeliez. Si nous parlions de temps en temps, jepourraispeut-êtrevousaider.»Emilyacceptasacarteetparvintàsourire.«JemesouviensqueTeda
dit à ce dîner, pour reprendre sesmots, que vous leur aviez permis, àNancyetlui,detraverserunepériodedifficileilyaplusieursannées.Jedois avouer que je me sens plutôt accablée en ce moment. Je voustéléphonerailasemaineprochaine.»
52
DesannéespasséesàéchapperàlapoliceavaientapprislaprudenceàZach. Il rentra chez lui après avoir quitté la cuisine enfumée deHenryLink,dînatôtetréfléchitàlamanièrederetournerlà-baspourprendrelavoiture.Iln’étaitpasquestiond’appeleruntaxi.Ilseferaitrepérer.Ildécidadoncdefaireàpiedunkilomètreetdemijusqu’àFairLawn
puisdeprendreunbus jusqu’àGardenStatePlaza,àParamus.De là, ilparcourutleshuitcentsmètresquileséparaientdelamaisondeLink,àRochellePark. Ilespéraitqu’HenryLinkne leverraitpasetnesortiraitpaspourluifairelaconversation.Mais Henry ne se manifesta pas quand il ouvrit la portière de la
camionnetteetfitdémarrerlemoteur.EnarrivantàlaRoute17,iltournaen direction du sud et se dirigea vers le Turnpike, l’autoroute qui leconduirait à l’aéroport de Newark, où il laisserait la voiture dans leparking longuedurée.Sonplanétaitdeprendreensuiteun taxi jusqu’àFairLawnetderegagnersamaisonàpied.Il était vingt heures quarante-cinq quand il arriva dans sa rue. Il
observa attentivement lamaison de cette vieille fouineuse deMadelineKirk.Ilsupposaitqu’elleavait lamêmedispositionquelasienne,cequisignifiaitque la fenêtrequ’ilvoyaitencemomentéclairéeétaitcelledubureau près de la cuisine. Elle est sans doute en train de regarder latélévision, se dit-il, peut-être d’attendre le début de FugitiveHunt quicommenceàvingtetuneheures.Je me demande s’ils ont actualisé la partie qui me concernait la
dernière fois ? Est-ce qu’ils vont mentionner d’autres tuyaux qui leurauraientétécommuniqués?Zachs’apprêtaitàtournerdanssonallée.Maisils’arrêta.SiMadeline
Kirkavaiteffectivementregardél’émissionlasemaineprécédente,elleneleur avaitpas fourni lamoindre information, sinon il auraitdéjà eu lesflics sur le dos.Mais si elle s’était tâtée et que des éléments nouveauxapparaissaient, elle aurait peut-être envie de les appeler. On n’étaitjamaissûr…Et lui, il avait besoin d’être sûr.Mais d’abord, il lui fallait des gants
pournepaslaisserd’empreintesdigitales.Ilseprécipitachezlui,trouvadesgantsdecuirdanslapenderiedel’entréeetlesenfila.Ilfaisaitsombredanslarue,cequiluipermitdeseglisserlelongdes
haiesépaissesquiséparaientlamaisondeMadelineKirkdesavoisine.Ils’accroupit au niveau de la fenêtre latérale, jeta un coup d’œil dans lebureau, puis leva la tête avec précaution au-dessus de l’appui de lafenêtre.Safrêlesilhouetteenveloppéed’unpeignoirpar-dessussachemisede
nuit,MadelineKirkétaitassisedansunfauteuilélimé,unecouvertureaucrochet sur les genoux. Il repéraun téléphone,un crayonetun calepinposéssurlapetitetabledeboisprèsd’elle.Ilvoyaitdistinctementl’écrandelatélévisionetlevolumeétaitsifort
qu’ilentendaitàpeuprèstout.IlétaitprèsdeneufheuresetlamusiquedugénériquedeFugitiveHuntretentit.Soninstinctneletrompaitpas.Ilsavaitqu’elleallaitnoterlenuméro
d’appel spécial. S’il restait à l’extérieur et qu’elle commençait à lecomposer,ilnepourraitpasl’arrêteràtemps.Ilespératrouverunefenêtreouuneportemal fermée.Sefaufilant le
longde la façade, ilnevitaucunfilélectriqueraccordéauxfenêtresquiaurait indiqué laprésenced’unealarme.De l’autrecôtéde lamaison, ildécouvrit cequ’il cherchait, une fenêtre à guillotinedu rez-de-chausséerelevéedequelquescentimètres.Unregardàl’intérieurluimontraqu’elledonnaitdansunepetitesalledebains.Lachanceétaitaveclui.Etlaporteétaitfermée,sibienqu’ellenepourraitpaslevoirpénétreràl’intérieur.Nil’entendre.Siellerèglelevolumeàuntelniveau,elledoitêtreàmoitiésourde.Ilseservitdesoncouteaudepochepourdécouperlamoustiquairede
lafenêtre.Desécaillesdepeintureduvieilencadrementtombèrentsurlesolaumomentoù,plaçantsesmainsgantéesdansl’entrebâillementdelafenêtre,illarepoussaverslehaut.Quandellefutremontéeaumaximum,il sepenchaenavant, semit sur lapointedespieds, saisit l’appuiet sehissaàtraversl’ouverture.Àpasde loup, il parcourut le petit couloir quimenait aubureau.Le
fauteuil deMadeline était placé de telle façon qu’il se trouvait derrièreelle.FugitiveHuntavaitcommencéetl’animateur,BobWarner,présentait
les dernières informations concernant Zach : « Nous avons reçu desdouzaines d’indications depuis la semaine dernière. Et jusqu’à présentaucune d’entre elles n’a permis d’aboutir à un résultat. Mais nous
sommestoujourssursapiste.»Des portraits-robots, y compris celui qui lui ressemblait de façon
effrayante, étaient projetés à l’écran. « Regardez-les attentivement,insistait Bob Warner. Et souvenez-vous que ce type aime planter deschrysanthèmes jaunes autour de sa maison. Voici à nouveau notrenumérospéciald’appel.»Tandis que le numéro apparaissait en bas de l’écran, Zach entendit
MadelineKirkdiretouthaut:«J’avaisraison,j’avaisraison.»Aumomentoùelle tendait lamainpoursaisir lecrayonet lecalepin
sur la table, Zach lui tapa sur l’épaule. « Vous savez quoi,ma vieille ?C’estvraiquevousaviezraison.Dommagepourvous.»Tandis que Madeline laissait échapper un cri d’horreur, les mains
gantéesdeZachserefermèrentautourdesagorge.
53
MichaelGordonavaitprojetédepasserleweek-enddansleVermontetdeseconsacreràsonlivre,maisildécidaderesteràManhattanàcausedeKatie.Ilsavait,enoutre,qu’iln’arriveraitpasàseconcentrersur lescrimescélèbresduvingtièmesièclequandunseulcrime, l’assassinatdeNatalie,absorbaittoutesonattention.Ilfallaitqu’ilappellesonbureau.Qu’ilrésolvecettehistoirederécompense.Tout cela avait-il un sens ? Quelqu’un était-il vraiment capable de
fournirlapreuvequeJimmyEastons’étaittrouvédansl’appartementdeGreggpouruneraisonoupouruneautre?Il s’agissait peut-être de l’appel d’un déséquilibré. D’un autre côté,
Gregg et RichardMoore avaient toujours imaginé que si Easton s’étaitintroduitdansl’appartement,c’étaitpouryfaireunelivraisonoupourlecompted’uneentreprisedeservices.Etlarécompense?pensaitMichaeltoutens’entraînantaugymnasede
l’AthleticClubdeCentralParkSouth.Dès l’instantoù jeprononcerai lemot de récompense à l’antenne, nous aurons des centaines d’appelsbidon.Ets’ils’agitd’undéséquilibré, leseul faitd’enparleréveilleradefauxespoirschezGreggetKatie.Ilcontinuadecourirsurletapisroulantsanscesserderéfléchir.C’est
avecstupéfactionqu’ilavaitlucematindanslejournalqu’EmilyWallaceavaitsubiunetransplantationcardiaque.Sonéquipeavaitsoigneusementrédigésabiographie,dansl’idéedel’inviteràCourtside,pourtantcefaitleur avait échappé. Naturellement, ils avaient appris que son mari,capitainedansl’armée,avaitétévictimed’unattentatàlabombesuruneroute,enIrak,troisansauparavant.Il savait qu’après le verdictRichardMoore s’était rendu àNewYork
pours’entreteniravecGreggetKatie.Ilauraitpumettreparécritcequ’illeuravaitdit.Il leuravaitpromisdefaireappel.Rappeléqueprèsdelamoitié des gens qui avaient répondu au sondage deCourtside votaientpourGregg,noncontrelui.Leproblèmeétaitqu’àcestade,Mooren’avaitaucunargumentassez fortpour formerunpourvoi.Ladécisiondu juge
n’avaitpasétécontroversée.Mais si cette histoire de récompense était crédible, si quelqu’un
détenait lapreuvequeJimmyEastonétait entrédans l’appartementdeGreggavantlamortdeNatalie,alorsRichardMoorepourraitdemanderlaréouvertureduprocès.Quellesommefallait-iloffrirenrécompense?Cinqmille?Dixmille?
Vingt-cinq mille ? Ces pensées tournaient dans sa tête tandis qu’il sedirigeaitverslesvestiaires.Aprèsavoirquittélegymnase,MichaelGordondéjeunaaugrilduclub.
Il s’assit à une table près de la fenêtre et contempla Central Park.L’automneétaitàsonapogéeavecsesfrondaisonsécarlates,orangéesetdorées. Les calèches étaient prises d’assaut.C’était le genrede journée,ensoleillée mais rafraîchie par une légère brise, qui attirait joggeurs,promeneursetpatineurs.S’iln’yaniappelfavorableninouveauprocès,Greggnelongeraplus
jamaiscetteruepourvenirmeretrouveràmonclub,pensaMike.Dansl’étatactueldeschoses,ilseracertainementexcluàlaprochaineréunionduconseild’administration.Lemoindredesessoucis,naturellement.Tout en commandantunhamburger etunverredevin, ilnepensait
qu’à l’énormité de ce qui était arrivé à son ami. Je savais qu’il risquaitd’être déclaré coupable, songea-t-il, mais quand je l’ai vumenotté, j’aireçuunvrai coupà l’estomac.Etaujourd’hui, en regardant la foulequiprofitedeCentralPark,jepeuximaginercequereprésentepourunêtrehumaind’êtreprivédeliberté.J’offrirai la récompense en mon propre nom, décida-t-il. Je vais
l’annoncer sur le site Internet. Elle sera suffisamment importante pourapaiser les scrupules d’un mouchard qui hésiterait à dénoncer lapersonnequiaemployéEastonsansledéclarer.Vingt-cinqmilledollars.Unetellesommeattireral’attentiongénérale.
Aveclesentimentprofondd’avoirprislabonnedécision,Michaelattaqualehamburgerqueleserveuravaitdéposédevantlui.Le samedi soir, avant d’aller dîner avec des amis, il téléphona chez
Gregg.AliceMillsluirépondit.«Lorsquenoussommesrentréeshiersoir,KatieétaitsibouleverséequeRichardMooreaappeléunmédecindesaconnaissance qui habite l’immeuble voisin. Il lui a fait parvenir unsédatif.Elleadormijusqu’àmidi,s’estréveilléeets’estremiseàpleurer.Maisquelques-unesdesesamiessontvenues la réconforteretelle s’estsentieunpeumieux.Ellesl’ontemmenéeaucinéma.
— Je vous invite demain à déjeuner toutes les deux, dit Michael.Connaissez-vouslesheuresdevisiteàlaprison?—Richardnous indiqueraquand ilnousserapossibledevoirGregg.
Katietientabsolumentàembrassersonpèreavantderetourneràl’écoledansquelquesjours.Retrouverunesortederoutineluiferadubien.—Etvous,commentallez-vous,Alice?—Physiquement,pasmalpourquelqu’unquivaavoirsoixanteetonze
ans.Surleplanémotionnel,jen’aipasbesoindevousledire.Jesupposequevousavezvulesjournauxcematin?—Oui.»Michaelsedoutaitdecequiallaitsuivre:« Mike, je ne suis pas fière de la sortie que j’ai faite contre Emily
Wallaceautribunal.Jen’aipaspumecontrôler.Etiln’étaitcertainementpasdansmesintentionsdefaireallusionàsoncœur.— J’ignorais moi-même qu’elle avait subi une transplantation,
réponditMike.D’aprèscequ’onm’adit,peudegensétaientaucourant.Onluiad’abordremplacéunevalveaortique;latransplantationasuivide si près que même ses amis n’ont pas réalisé qu’elle avait subi uneseconde opération. Et, apparemment, elle est restée très discrète à cesujet.—Jeregrettesincèrementd’avoirmentionnésoncœurquandjem’en
suispriseàelle.Mais jereste toujoursconvaincuequ’EmilycroitGregginnocent.—Onnediraitguère,àlamanièredontellel’aharceléàlabarre.—Elleessayaitdeseconvaincreelle-même,etnonlejury,Michael.—Alice,franchement,c’estpeut-êtreallerunpeuloin.—Jepeuxcomprendrevotreréaction.Richardaparlédefaireappel.
CelaaréconfortéKatie,maisycroit-illui-même?»Michael Gordon préféra attendre le déjeuner du lendemain pour la
mettreaucourantducoupdetéléphoned’unéventuelnouveautémoin.«Danslescirconstancesactuelles,jenepensepasqu’ilyaitdesraisonssérieuses permettant de se pourvoir en appel, Alice. Mais nous allonsoffrir une récompense pour toute information pouvant conduire àl’ouverture d’un nouveau procès. Je vous en dirai davantage demain.Restons-enlàpourl’instant.—D’accord.Bonsoir,Michael.»Michael referma son portable. Il y avait quelque chose dans la voix
d’Alicequ’iln’avaitpasremarquéaudébut.Ilsavaitquoimaintenant:lacertitudeinébranlablequ’EmilyWallacecroyaitenl’innocencedeGregg.
Secouantlatête,ilfourraletéléphonedanssapocheetsedirigeaverslaporte.Au même moment, seule dans l’appartement de Park Avenue, Alice
Mills pénétra dans la chambred’amis qu’elle occupait désormais, et oùelle avait parfois séjourné lorsqueGregg etNatalie étaientmariés. Elleouvrituntiroiretregardalaphotod’EmilyWallacequ’elleavaitdécoupéelematindanslejournal.Lesyeuxbrillantsdelarmes,ellesuivitd’undoigttremblantlecontour
ducœurquiavaitsauvélavied’Emily.
54
SarencontrefortuiteavecMarionRhodes,lesamediaprès-midi,avaitremontélemorald’Emily.D’unefaçongénérale,elleétaitplutôtréservée,peu encline à partager ses problèmes. Mais elle s’était instantanémentsentie en confiance avec Marion, la semaine précédente commeaujourd’hui,etelleétaitimpatientedeparleravecelle.Letéléphonesonnaitaumomentoùellerentraitetellefutcapablede
répondred’unevoixpresqueenjouée.C’étaitsonpèrequil’appelaitdeFloride.Illuiavaitenvoyéunmailde
félicitationspourleverdictetluidemandaitdeluitéléphonerquandelleenaurait letemps.Elleavaiteul’intentiondelefairelaveille,maisellesavaitqu’ilpercevraitsondésarroietn’avaitpasvoulul’inquiéter.Ensuite, après avoir lu les journaux du matin, elle avait à nouveau
reportésonappel.« Emily, je suis tellement heureux pour toi. C’est une belle réussite.
Commentsefait-ilquetun’aiespasprévenutonvieuxpèrehiersoir?J’aipenséquetudevaisêtreentraindefairelafête.—Papa,jeregrettevraiment.J’avaisl’intentiondelefairemais,quand
je suis arrivée à la maison, je n’ai pas eu la force de décrocher letéléphone. Je suis allée directement me coucher. Je pensais l’appeleraujourd’hui pendant que je faisais des courses,mais j’avais oubliémonportable.Jeviensjustederentrer.CommentvaJoan?— Très bien.Mais les articles parus dans la presse nous inquiètent.
NouslesavonslussurleNet.Noussavonsquetun’asjamaisvouluparlerdelatransplantation.Et lamèredecetteactrices’estmontréevraimentinjusteàtonégard.»Elletentadelerassurer.«C’estvrai,j’aiétéunpeusecouée.Maistout
va bien à présent, papa, et je suis vraiment désolée pour cette pauvrefemme.—J’espèrequetuvastereposermaintenantqueceprocèsestterminé,
etpeut-êtretedistraireunpeu.Tusaisquetupeuxsauterdansunavionetveniriciquandtuveux.Joanteprépareradelabonnecuisine,pascesdéplorablesplatsàemporterdonttutenourris.
—JeviendraivousvoirpourThanksgiving,papa,c’estpromis,maissitu voyais l’état de mon bureau en ce moment, c’est un désastre. J’aitellementdedossiersenretard.—Jecomprends,Emily…»Jesaiscequivasuivre,pensa-t-elle.«Emily, j’hésite toujoursà teposer laquestionparceque jesaisque
Mark te manque. Mais cela fait trois ans maintenant. Est-ce que tut’intéressesàquelqu’un?—C’estgentilde t’en inquiéter,papa.Laréponseestnon,mais jene
dispasquecelan’arriverapas.Depuisquej’aieulachargedeceprocès,ilyaseptmois,j’aiàpeineeuletempsd’allerpromenerBess.»Emilysesurpritelle-mêmeenajoutant,presquemalgréelle:«Jesais
quetroisanssesontécoulés,papa,etjesaisquemaviedoitcontinuer.JecommenceàcomprendrequesiMarkmemanque,j’aiégalementbesoindequelqu’unavecquipartagermavie.Etc’estcequejeveuxretrouver.—C’estbondet’entendreparlerainsi,Emily.Jetecomprends.Après
lamortdetamère,jen’avaisjamaispenséquejeregarderaisunjouruneautrefemme.Maisonsesenttrèsseulauboutd’unmoment,etlorsqueJoanestarrivéedansmavie,j’aiétésûrdenepasmetromper.— Tu ne t’es pas trompé, papa. Joan est un amour. Et c’est
réconfortantpourmoidesavoirqu’elles’occupesibiendetoi.—Tuasraison,machérie.Bon,onsereparledansquelquesjours.»Aprèsavoirraccroché,Emilyécouta lesseptmessages laisséssurson
répondeur. L’un provenait de son frère Jack. Les autres d’amis qui lafélicitaient de l’issue du procès. Plusieurs étaient accompagnésd’invitationsàdînerprochainementetl’unepourlesoirmême.Deuxdeses amis exprimaient affectueusement leur surprise d’apprendre qu’elleavait subi une transplantation alors qu’ils croyaient qu’il s’agissait d’unproblèmedevalveaortique.Elle décida de rappeler Jack et l’amie qui l’avait invitée pour le soir.
Les autres pourraient attendre le lendemain. Elle tomba sur la boîtevocaledeJack,laissaunmessage,puisappelaKarenLogan,uneancienneélèvedelafacultédedroit,mariéeetmèrededeuxenfants.«Karen,j’aivraimentbesoindeme reposer ce soir,maisprenons rendez-vouspoursamediprochainsitueslibre.— Je n’avais rien prévu d’autre qu’un plat de pâtes, Emily. Mais je
voulaist’inviterdetoutefaçonsamediprochain.»Ilyavaitunenuanced’excitation dans sa voix : « Nous aimerions t’emmener dans un bonrestaurant avec quelqu’un qui a très envie de te rencontrer. C’est un
chirurgienorthopédiste, ila trente-septanset figure-toiqu’iln’a jamaisétémarié.Ilestbrillantmaistrèssimple,etbelhommedesurcroît.»EmilydevinaqueKarenseraitagréablementsurpriseparsaréponse:
«Pourquoipas?D’accord.»Ilétaitpresquedix-huitheures.EmilyallapromenerBesspendantdix
minutes, luidonnaàmangeretdécidad’allerchoisirdeux filmschez leloueurdevidéos.FugitiveHuntestbienladernièrechosequej’aieenviederegardercesoir,décréta-t-elle.J’aurais l’impressiond’êtreencoreentrain de travailler. Et je vaism’acheter un de ces « déplorables plats àemporter»quihorrifientpapa,pensa-t-elleensouriant.Ellenevitpaslesecondfilm.Àvingt-deuxheures,incapabledegarder
les yeux ouverts, elle alla se coucher. Le filmqu’elle avait regardé étaitcorrect, sans plus. Elle avait plus ou moins somnolé pendant laprojection. Elle se réveilla à huit heures et demie, surprise, etreconnaissanteàBessdel’avoirlaisséedormir.Onétaitle12octobre,unjouranniversaire.Septansplustôtelleavait
rencontréMarkàunefêtedonnéeaprèsunmatchdebaseballauGiantsStadium. Elle s’y était rendue avec son petit ami dumoment qui avaitinvitéquelquescamaradesdel’universitédeGeorgetown.L’und’euxétaitMark.Il faisait inhabituellement froid pour la saison, se souvint Emily en
sortant du lit et en enfilant sa robe de chambre. Je n’étais pas assezcouverte. Mon copain était tellement pris par le jeu qu’il n’avait pasremarquéquejegrelottais.Markavaitôtésavesteetinsistépourquejelamette.Commejefaisaisminederefuser,ilavaitajouté:«SachezquejeviensduDakotaduNord.Pourmoi,ilfaitpresquechaud.»C’estplustardqu’elleavaitapprisqueMarkavaitpassélaplusgrande
partie de son enfance en Californie. Son père sortait deWest Point etavait fait une carrièremilitaire. Comme lui,Mark avait fait des étudesd’ingénieur et, quand il s’était installé à Manhattan en sortant del’université, il s’était inscrit dans le corps de réserve de l’armée. LesparentsdeMarkvivaientàprésentdansl’Arizonaetn’avaientpasrompulecontactavecelle.Nousavonsétémariéspendanttroisans,etiln’estpluslàdepuistrois
ans, pensa Emily en descendant l’escalier pour entamer sa routinematinale,sortirlechienetbrancherlacafetière.Unepartieduproblèmeviendrait-elle de là, du besoin de retrouver l’impatience délicieuse aveclaquelleonattendlafindelajournéepourretrouverquelqu’unquivous
aimeetquevousaimez?Sansdoute.Dimanche matin. Je n’ai plus beaucoup assisté à la messe depuis
quelquetemps,songeaEmily.Ilss’étaientinstallésdansunappartementàFortLeeaprès leurmariage.Markavaitpris ladirectionduchœurdeleuréglise.Ilavaitunevoixsuperbe.C’estunedesraisonspourlesquellesj’y vais si rarement, reconnut-elle. Lorsque nous nous y rendionsensemble,ilsetenaittoujoursprèsdel’autel.«Jem’avanceraijusqu’àl’auteldeDieu,lajoiedemajeunesse…»Ellesentitleslarmesluimonterànouveauauxyeux.Non.Pasdepleurs.Uneheureplustard,elleassistaitàlamessededixheurestrenteàSt.
Catharine.Ellevitavecsoulagementquelechefdechœurétaitunejeunefemme.Lesprièresetlesréponsqu’elleavaitsisouventprononcésdanssonenfanceluirevinrentaisémentauxlèvres:«IlestdigneetjustedeTeloueretdeTeremercier«CarTueslapuissanceetlagloire…»Pendantlamesse,elleprianonseulementpourMarkmaiss’adressaà
lui : Je suis reconnaissante au ciel d’avoir vécu ces années de bonheuravectoi,nousavonsétésiheureux.Auretour,elles’arrêtapourfairedescoursesausupermarché.Gladys,
safemmedeménage,luiavaitlaisséunelonguelistequiseterminaitparunenotedésespérée:«Emily,jesuisàcourtabsolumentdetout.»Ilyaune autre chose que j’ai sans cesse repoussée et que je vais faire dèsaujourd’hui, décida Emily en payant à la caisse et en demandant à unemployéquelquescartonsvides.JevaisemballerlesvêtementsdeMarketlesdonner.Ilsnemeserventàrienalorsqu’ilsseraienttellementutilesàd’autres.Incapablede se séparerde cequi avait appartenuàMarkquandelle
avait quitté Fort Lee pour la maison de Glen Rock, elle avait mis sacommode dans la petite chambre d’amis et suspendu ses costumes etmanteaux dans la penderie. Elle se remémora les moments, durant lapremière année, où elle enfouissait son visage dans une de ses vestes,cherchantàretrouverunetracedesalotionaprès-rasage.Deretourchezelle,elleenfilaunjeanetunpulletmontalescartons
danslachambred’amis.Elleplialesvestesetlescostumes,s’efforçantdenepaspenserauxoccasionsoùMarklesavaitportés.Lorsqu’il ne resta plus rien dans la commode et la penderie, elle se
rappelaqu’ilyavaitautrechosedontellevoulaitsedébarrasser.Ellealladans sa chambre,ouvrit le tiroirdubasde sa commodeet en sortit les
chemisesdenuitendentellequ’elleavaitreçuesencadeauxdemariage.Elle les ajouta au dernier carton puis, impatiente de ne plus voir cesvêtementsemballés,ellefermalaportedelachambred’amisetdescenditaurez-de-chaussée.Bess, toujours prête à faire un tour, fit des bonds en voyant Emily
détacher la laisse de la patère de la galerie. Avant de sortir, la jeunefemmejetaunrapideregarddecôtépours’assurerqueZachn’étaitpasentraindebricolerderrièresamaison.Bienqu’iln’yeûtaucunetracedesa présence dans les parages, elle se dépêcha de traverser la rue.Quelques mètres plus loin, elle longea la maison de Madeline Kirk, lavieilledamesolitairequ’elleapercevaitseulementquandellerelevaitsoncourrier oubalayait son allée.Elle est si seule, pensaEmily. Jene voisjamaisaucunevoituredanssonalléeindiquantqu’elleadelacompagnie.Depuisdeuxansquej’habiteici,onpourraitdirelamêmechoseàmon
sujet,ajouta-t-elle,déconfite.«Ilesttempsqueçachange,Bess,poursuivit-elleàvoixhaute,tandis
qu’elles’éloignaitavecsachiennedanslarue.Jeneveuxpasfinircommecettepauvrefemme.»Elles se promenèrent pendant près d’une heure. Emily avait
l’impressiond’avoir les idéesplus claires.Qu’importe si les gens saventque j’ai subi une transplantation. Je n’en ai pas honte. Et commel’opérationaeulieuilyadeuxansetdemi,jenepensepasqu’onpuissemeregarderenimaginantquejevaispasserl’armeàgauche.Quantà lasortied’AliceMills,quim’areprochédesavoiraufondde
mon cœur que Gregg Aldrich est innocent, il est vrai qu’il a l’air dequelqu’undebienetquejesuisnavréepoursafille.Jevaisexaminerunefoisdeplus sondossieravantde le classer.Mais iln’aaucunargumentpourinterjeterappel.Dans la soirée, tout en regardant le second film qu’elle avait loué,
pendantqu’ellemangeaitdescôtesd’agneauetunesaladesurunplateau,ellecherchaàserappelercequil’avaittracasséequandelleavaitemballéseschemisesdenuit.
55
De sa fenêtre, Zach avait vu Emily traverser la rue avec Bess. Il nes’étaitpastrompéenprésumantqu’ellenevoulaitpasprendrelerisquedelerencontrer.Attendsunpeu,l’avertit-ilinpetto,attendsunpeu.La satisfaction qu’il avait ressentie à étouffer le dernier souffle de
MadelineKirkavaitfaitplaceàlacertitudequ’iln’avaitplusbeaucoupdetempsdevant lui.Elle l’avait reconnu.Peut-êtreparcequ’elleavaitnotéque l’homme recherché plantait des chrysanthèmes jaunes dans sesmaisons.Mais,mêmesansconnaîtrel’histoiredesfleurs,quelqu’unàsonboulotoudanslevoisinagepouvaitl’identifiergrâceauportrait-robotquiluiressemblait.Et le lendemain ou le surlendemain un voisin remarquerait que le
journaldeMadelineKirkétaitrestédevantsaporteouquesoncourrierétaittoujoursdanssaboîte.Ilavaitpenségagnerdutempsenretirantlejournaletlecourrieràlafaveurdel’obscurité,maisledangerdesefairerepérer luiavaitparu tropgrand.Etquisait,desparentsattendantsondécès dans l’espoir d’hériter de la maison pourraient s’agiter euconstatantqu’ellenerépondaitpas.Mêmes’ilsvivaientàl’autreboutdupays, ils risquaient d’appeler la police et demander qu’on aille jeter uncoup d’œil chez elle. Dès l’instant où les flicsmettraient leur nez danscette affaire, ils remarqueraient l’ouverture découpée dans lamoustiquaire et les écailles de peinture sur le sol. Personne ne croiraitquelavieilledameétaitpartiedesonpleingré.Aprèsl’avoirtuée,ilavaitenveloppésoncorpsdansdegrandssacsde
jardinage qu’il avait attachés avec de la ficelle. Il l’avait porté dans lacuisine et avait pris les clefs de sa voiture dans une soucoupe sur lecomptoir.Ill’avaitalorstransportédanslegarageetplacédanslecoffre.Ensuite, ilavaitparcouru lamaison, trouvédesbijouxdevaleurethuitcentsdollarsen liquidecachésdans le réfrigérateur. Ilavaiteuunpetitsourirenarquoisenl’imaginantentraind’enveloppersesdiamantsetsonargentdansdupapierd’aluminium.Puis, s’assurant que le trottoir devant la maison était désert et
qu’aucunevoituren’étaitenvue,ilavaittraversélarueenvitesseetétait
rentréchezlui.Avantd’allersecoucher, ilavaitmissesvêtementsdansun sac, emballé sa radio et sa télévision et avait porté le tout dans savoiture. Son instinct lui disait qu’il lui restait très peu de temps.Quelqu’un allait venir s’enquérir de la vieille dame dans les prochainsjours,etondécouvriraitsoncorpsdanslavoiture.Partoutoùils’étaitinstallé,ils’étaitdébrouillépourtrouverdutravail,
etilavaittoujourseuuneréserved’argent.Àprésent,aprèsl’achatdelavoiture,illuirestaitencoreprèsdedix-huitmilledollars,assezpourvivrejusqu’à ce qu’il se soit installé à nouveau. Sur Internet, en utilisant unnouveau nom d’emprunt, il avait réservé dans un motel près deCamelbackMountainenPennsylvanie.Àquelquesheuresderoute,illuiserait facile de revenir ici dansunequinzainede jours, quand la policeauraitcessédefouillertousazimuts.Satisfait de son plan, Zach avait dormi comme une souche. Le
dimanche matin, il s’était plu à regarder Emily aller et venir dans sacuisine, se délectant de la voir aussi inconsciente des plans qu’il avaitconcoctés à son intention. Quand elle avait quitté sa maison, vers dixheures quinze, il s’était demandé si elle retournait à son bureau, maisavaitréfléchiqu’elleétaittropbienhabilléepourça.Peut-êtreallait-elleàl’église?Cen’étaitpasunemauvaiseidée.Elle ignoraitàquelpointsesprièresluiseraientutiles.Justeavantqu’ilenfinisseavecelle,MadelineKirkavaitappeléDieuausecours.«Oh…monDieu…aidez-moi.»Iln’avaitplusuneminuteàperdre.Iltéléphoneraitàsonpatrondèsle
lendemainmatinet luidiraitque l’étatde samèreavait empiréetqu’ildevaitpartirenFloridesur-le-champ.Ilajouteraitqu’ilavaitétéheureuxdetravaillerpourluietquetoutlemondeluimanquerait.Ilraconteraitlamêmehistoireà l’agencede locationen lesprévenantqu’il laisserait lesclés à un clou dans le garage. Peu leur importerait. Le loyer était payéd’avance jusqu’à la fin dumois, et ils seraient bien contents de le voirquitterleslieuxplustôtetdepouvoirpréparertranquillementlamaisonpourleprochainlocataire.Naturellement,aprèsavoirdisparu,illuifaudraitreveniraumoinsune
foispours’occuperd’Emily.Detoutefaçon,qu’unspectateurdeFugitiveHuntleuraitrefiléounondesinformations,dèsqu’ilsauraienttrouvélecorpsdeMadelineKirketconstatésondépartprécipité,ilsnetarderaientpasàfairelelienaveclereste.Charlotteetsafamille,WilmaetLou…Emily Wallace est dans tous les journaux aujourd’hui, songea-t-il.
J’ignorais qu’elle avait eu une transplantation cardiaque. Je lui auraismanifesté de la sympathie si elle s’était confiée àmoi.Mais elle n’en a
rien fait. Dommage que son nouveau cœur soit destiné à s’arrêter debattresitôt.Passantenrevuetouteslespiècespours’assurerden’avoirrienoublié
saufcequ’ilavaitl’intentiondelaisser,Zachquittasamaisondelocationetrefermalaportederrièrelui.Enmontantdanssavoiture,iljetaunregardauxnouvellesfleursqu’il
avait plantées le longde l’allée.Elles s’étaient biendéveloppées enunesemaine. Si j’avais un peu plus de temps, se dit-il en riant, je lesdéplanteraisetremettraisleschrysanthèmesàleurplace!Unbontourjouéauxdétectivesamateursducoin.
56
Le lundimatin,LukeByrne, l’avocat commisd’officepour ladéfensedeJimmyEaston,allaà laprisonducomtédeBergenpours’entreteniravecsonclient.Aprèsleverdictrendulevendredidansl’affaireAldrich,le juge Stevens avait prévu que le jugement de Jimmy Easton sedéroulerait à treize heures trente ce jour-là. « Jimmy, je voudraisseulement réviser avec vous ce que nous allons dire au tribunal tout àl’heure»,indiquaByrne.Eastonluiavaitlancéd’unairrevêche:«Vousavezconcluunaccord
minable,etj’ail’intentiondem’enplaindreaujuge.»Byrne le regarda, stupéfait.«Unaccordminable ?Vousplaisantez ?
On vous a coincé alors que vous vous enfuyiez d’unemaison avec desbijouxplein lespoches.Àquelgenrededéfensevousattendiez-vousdemapart?—Jeneparlepasdel’inculpation.Jeparledelacondamnationqu’ils
veulent me coller. Quatre ans, c’est beaucoup trop. Je veux que vousparliez à ce procureur et que vous lui disiez que j’accepte cinq ans deprobationavecdéductiondelapeinedéjàaccomplie.— Oh, je suis sûr queMme Wallace va sauter sur cette proposition,
répliquaByrne.Jimmy,vousaveznégociéquatreans.Sinonvousauriezécopédedixansentantquerécidiviste.Lemomentdenégocierestpassé.Quatreans,ç’aétéleurderniermot.—Nemeditespasquevousnepouviezpasobtenirmieuxquequatre
ans. Il leur fallait Aldrich. Si vous aviez été plus coriace, j’aurais puobtenirlaprobation.Ilsm’auraientremisenlibertéaujourd’hui.— Si vous voulez que je demande au juge la liberté sur parole, je le
ferai.Maisjepeuxvousassurerqu’ilnel’accorderajamais,àmoinsqueleprocureurn’y consente.Et je peux vous garantir qu’elle diranon.Vousallezfairevosquatreans,unpointc’esttout.— Jeme fiche de ce que vousme garantissez, gronda Easton. Vous
allezdireàEmilyWallacequesijen’obtienspascequejeveux,personnenelaféliciterapluspoursesqualitésdeprocureur.Pasquandilsaurontentenducequej’aiàraconter.»
Refusantdeprolongerladiscussion,LukeByrnefitsigneaugardequ’ildésiraitpartir.Ilparcourut lesdeuxblocsqui leséparaientdupalaisde justiceetse
rendit directement au bureau d’Emily. « Vous avez un instant ? »demanda-t-il.Emilylevalatêteetsourit.Lukeétaitundesmeilleursavocatscommis
d’office du tribunal. Un mètre quatre-vingt-huit, des cheveux couleurcarotteetunealluredécontractée,ildéfendaitaumieuxsesclients,maisrestaittoujourscordialetprofessionnelaveclesprocureurs.«Entrez, Luke. Comment allez-vous ? »Emily couvrit de lamain le
dossierqu’elleétudiait.«Envérité,Emily,leschosespourraientallermieux.Jeviensdevoir
votretémoin-vedetteàlaprisonetjel’aitrouvéd’unehumeurdétestable,c’est le moins qu’on puisse dire. Il me reproche de l’avoir trahi ennégociantquatreans.Jesuiscensévousfairesavoirqu’ilveutcinqansdelibertésurparoleetqu’ilveutsortirdeprisondèsaujourd’hui.—Vousplaisantez?— Je le souhaiterais. Et ce n’est pas tout. Il insinue qu’au cas où il
n’obtiendraitpassatisfaction,ilad’autreschosesàdirequipourraientserévélerfâcheusespourvous.Ilnem’adonnéaucunautredétail.»LukeByrnevit lastupéfactionet l’inquiétudesepeindresur levisage
d’Emily.« Je vous remercie de ces avertissements, Luke. Il peut dire tout ce
qu’ilveut.Ilaurasesquatreans.Etjesuiscontented’êtredébarrasséedelui.—Moiaussi,ditLukeensouriant.Àplustard.»À treize heures trente, menotté et vêtu de la tenue orange des
prisonniers, JimmyEaston fut introduit dans la salled’audience.Aprèsque lesavocatseurentcomparu, le jugeStevensdonna laparoleàLukeByrne.« Votre Honneur, la déposition de Jimmy Easton a joué un rôle
primordial dans la condamnation de Gregg Aldrich pour le meurtreodieuxdesafemme.Lesjurésontvisiblementajoutéfoiàcetémoignage.L’État a accepté que la sentence soit limitée à quatre années. VotreHonneur,M. Easton a déjà passé huitmois en prison, qu’il a trèsmalvécus. Il a été victime de l’ostracisme de nombreux détenus qui luireprochent d’avoir coopéré avec le procureur et il craint toujours qu’ilss’enprennentàlui.»
Byrnemarquaunepauseetpoursuivit:«VotreHonneur,jedemandeque M. Easton soit mis en liberté conditionnelle avec déduction de lapeinedéjàservie.Ilaccepted’êtresoumisàunesurveillanceétroiteetdeseconsacreràdestravauxd’intérêtgénéral.Jevousremercie.—MonsieurEaston,vousavez ledroitdeparlerenvotrenom,dit le
jugeStevens.Désirez-vousfaireunedéclaration?»Le visage empourpré, Jimmy Easton prit une profonde inspiration.
«Onm’amenéenbateau,VotreHonneur.Monavocatn’arienfaitpourmoi.S’ilnes’étaitpaslaisséimpressionneretavaitcontinuéàsebattre,onm’aurait accordé la liberté conditionnelle. Ils avaient besoin demoidanscetteaffaire.J’aifaitcequej’étaiscenséfaireetmaintenantonmefaitpasseràlatrappe.»LejugefitunsignedetêteversEmily:«Madameleprocureur,vous
avezlaparole.—VotreHonneur,ilestabsurdedelapartdeM.Eastondeprétendre
qu’il a été mené en bateau. Notre première offre était de six ans dedétentionet,aprèsdelonguesnégociations,nousavonsoffertquatreans.NouspensonsqueM.Easton,qui aun lourd casier judiciaire,doit êtrecondamnéàlaprison.Sonavocatn’auraitrienpufairedepluspournouspersuaderde lui accorder le régimede liberté conditionnelle.Cen’étaitpasenvisageable.»LejugeStevenssetournaversJimmyEaston:«MonsieurEaston,j’ai
euàm’occuperdevotreaffairedepuisledébut.Lespreuvesaccumuléescontrevousdanscecambriolagesontaccablantes.Votreavocatanégociéavecopiniâtreté.Onvousaproposéetvousavezacceptéunenégociationqui vous assure une condamnation beaucoup plus légère que dansn’importe quelles autres circonstances. L’État, il est vrai, a tiré unavantagesubstantieldevotrecoopération.Mais jenevousconsidèreenaucun cas comme susceptible de bénéficier de la liberté conditionnelle.Vous serez incarcéré pendant une durée de quatre ans au départementcorrectionnel.Vouspouvezinterjeterappelsivousn’êtespassatisfaitdecettesentence.»Aumomentoùl’officierdepoliceleprenaitparlebraspourl’emmener
hors de la salle, Jimmy Easton se mit à hurler : « Pas satisfait ? Passatisfait? Jevais vousmontrerà tous ceque ça signifiedenepasêtresatisfait!Vousallezvoir!Vousentendrezbientôtparlerdemoi.Etçanevapasvousplaire.»
57
Le lundi matin, Phil Bracken, le contremaître de l’entrepôt de PineElectronicsurlaRoute46,écoutad’unairconsternéZacharyLanningluiannoncerau téléphonequ’ildevaitquitter sonposteplus tôtqueprévuparcequesamèreétaitmourante.« Je regrette vraiment, Zach, à la fois d’apprendre la mauvaise
nouvelle, et parce que tu fais du bon boulot ici. Si tu veux revenir, tutrouverastoujoursuneplace.»C’était lavérité,pensaPhilenraccrochant.Zach faisait toujoursbien
sontravail,nesortaitjamaisfumerunecigarette,rangeaitlamarchandiseàsaplace,etnonsurlemauvaisrayoncommecertainsdecescrétinsquitravaillaienticidansl’attented’unmeilleurjob.D’un autre côté, il devait admettre qu’il y avait quelque chose chez
Zach qui le mettait mal à l’aise. Peut-être le fait qu’il semblait tropintelligent pour cet emploi. J’ai toujours eu cette impression avec luisongea-t-il. Et on ne le voit jamais bavarder ni aller prendre une bièreavec les autres au changement d’équipe. Et pourtant, Zach lui avait ditqu’ilétaitdivorcéetn’avaitpasd’enfants;iln’avaitdoncpasàsepresserpourretrouversafamille.BettyTepperétaitemployéeàlacomptabilité.Quandelleavaitappris
que Zach était célibataire, elle l’avait invité à une ou deux réunionsamicales, mais il avait toujours trouvé une excuse pour se défiler.Apparemment,sefairedesamisnel’intéressaitpas.Je n’ai plus qu’une chose à faire, se dit Phil. Dans les circonstances
économiquesactuelles,ilyatoujoursunedouzainedegarsprêtsàsautersurcegenredeboulotrégulieravecpleind’avantages.MaisZachLanningétaitquandmêmeuntypebizarre,pensa-t-il.Ilne
meregardaitjamaisenfacequandjeluiparlais.Onauraitditqu’ilétaittoutletempsentraindevérifierquepersonnenes’approchaitdelui.Ralph Cousins, un des nouveaux employés, s’arrêta au bureau après
avoirpointéàseizeheures.«Phil,tuasuneminute?—Sûr.Quesepasse-t-il?»
Pas une autre démission, espéra Phil. Ralph, un Afro-Américain devingt-troisans,faisaitpartiedel’équipedejouretsuivaitdescourslesoiràl’université.Ilétaitintelligentetonpouvaitcomptersurlui.«Phil,ilyaquelquechosequimetrottedanslatête.C’estàproposde
cetype,Lanning.—Sic’estàproposdeLanning,laissecourir.Iladémissionnécematin.—Iladémissionné!répétaRalph,unenoted’excitationdanslavoix.—Ilavaitl’intentiondepartiràlafindumois,expliquaPhil,surprisde
saréaction.Tunelesavaispas?Ildevaitallers’installerenFloridepours’occuperdesamère.Maiselleestmouranteetilestparticematin.—Jesavaisquej’auraisdûsuivremoninstinct.J’espèrequ’iln’estpas
troptard.—Quelinstinct?—JeregardaisFugitiveHuntl’autresoiretj’aiditàmafemmequele
portrait-robotdutueurensériemefaisaitvraimentpenseràLanning.—Allons,Ralph,cetypen’estpasplusuntueurensériequetoioumoi.—Phil, enmaidernierunpeuavant la fêtedesMères,onaparléde
nosmères. Ilm’aditqu’iln’avait jamaisconnu lasienne,qu’ilavaitétéplacé dans plusieurs familles d’accueil. Il t’a menti. Je parie qu’il adécampé parce qu’il a peur que quelqu’un l’identifie après avoir vul’émission.— J’ai regardé cette émission une ou deux fois. Je pense que tu
débloques, mais si tu as raison, pourquoi ne les as-tu pas appelésaussitôt?Ilsoffrenttoujoursunerécompensepourdesinformations.—Jenel’aipasfaitparcequejen’enétaispassûr,etquejenevoulais
paspasserpourunimbécile.Etpuisjevoulaist’enparlerd’abord.Parcequesilapolicevenaiticil’interrogeretqu’ondécouvraitquecen’étaitpaslui, je craignais de t’attirer des ennuis. Mais je vais les appelerimmédiatement.J’ainotélenumérosamedisoir.»TandisqueRalphCousinssortaitsontéléphoneportable,BettyTepper
entraentrombedanslebureaudePhil.«Qu’est-cequej’apprends?ZachLanningestparti?—Cematin»,réponditsèchementPhil.Bien qu’effaré à la pensée d’avoir peut-être côtoyé un tueur en série
pendant deux ans, il s’irritait malgré lui que Betty soit incapable defrapperavantd’entrerdanssonbureau.Elle n’essaya pas de cacher sa déception. « Je pensais que j’allais
arriver àmes fins et qu’ilmedemanderait de sortir avec lui.C’était untype à l’air modeste, mais j’ai toujours eu la sensation qu’il y avait
quelquechosedemystérieuxetd’excitantchezlui.—Tuaspeut-êtreraison,Betty,oui, tuaspeut-êtreraison»,ditPhil
pendantqueRalphCousinscomposaitlenumérodeFugitiveHunt.Dèsqu’ilfutenligne,Ralphcommençaàraconter:«Jesaisquevous
recevezunequantitéd’informations,mais jecroisqueCharleyMuir,untypequitravaillaitavecmoi,estletueurensériequevouscherchez.»
58
LundimatinàYonkers.ReeneySlingsedisputaitavecsonmari,Rudy,cequin’avaitriend’inhabituel.C’étaitellequiavaittéléphonéetposélaquestiondelarécompenseaubureaudeCourtsidelevendredisoir.Rudys’étaitmisenrognequandelleluiavaitracontécequ’elleavaitfait.«Salestmonami,avait-ilfulminé.Souviens-toidelafaveurqu’ilnous
afaite.Notredéménagementn’apresqueriencoûté,etonaeudeuxmoispourlepayer.Combiendegensnousauraienttraitésainsi,àtonavis?Etc’esttafaçondedire“merci,Sal”?»Reeney avait fait remarquer que Sal avait une quantité de gars qui
travaillaient pour lui au noir et qui seraient capables eux aussi de serappelerJimmy.«L’und’entreeuxpourraitlivrerlamêmeinformation,et s’il y a une récompense, c’est lui qui la touchera. S’il y en a une,pourquoinepasenprofiter?»Rudybutunegorgéedebière.«Jevaistedirepourquoi.Jelerépète:
Salestmonami.Etjeneveuxpasêtreceluiquiluiattireradesennuis.Ettoinonplus.»La tension entre eux avait duré tout le week-end. Puis, le dimanche
soir,Reeneyavait jetéun coupd’œil au sitedeCourtsideet appris queMichael Gordon allait annoncer durant l’émission du lundi soir l’offred’une récompense de vingt-cinq mille dollars. Versée pour touteinformation visant à prouver que Jimmy Easton avait eu accès àl’appartementdeGreggAldrichensonabsenceavantlamortdeNatalieRaines.« Vingt-cinq mille dollars ! s’était écriée Reeney. Ouvre les yeux et
regarde autour de toi. Tout tombe en ruine. Combien de temps encorevais-jedevoirvivreainsi?Jesuisgênéed’inviternosamis.Imaginetouslesaménagementsquenouspourrionsfaireavecunesommepareille.Etpeut-êtreengarderassezpours’offrirunvoyagecommeceluiquetumeprometsdepuisdeslustres.—Reeney,sinousleurdisonsqueJimmyEastonatravaillépourSal,
ilsvontdemanderàvoirsacomptabilité.JedoutequeSalsesouviennemêmedunombredefoisoùill’afaitbosser.Iln’aqu’unemployéàtemps
plein. Il paie les autres en liquide quand il en a besoin pour un travailparticulier.Saln’ajamaisrientransportédansl’appartementd’Aldrich.Ilmel’aditlui-mêmeleweek-enddernier.—Qu’attendais-tu qu’il te dise ?Qu’il serait ravi de voir les services
fiscauxdébarquerchezlui?»Ensecouchant,ledimanchesoir,ilsétaientencorefurieuxl’uncontre
l’autre.Lelundimatin, larésistancedeRudycommençaitàfaiblir.«Jen’aipasbiendormicettenuit,Reeney,seplaignit-il.— Je t’en fiche que tu n’as pas dormi, lui rétorqua sa femme. Tu as
ronflé toute la nuit.Avec la quantité de la bière que tu as bue, tu étaiscomplètementcuit.»Ilsprenaientleurpetitdéjeunersurlatabled’angledelacuisine.Rudy
sauçait le restedesesœufsauplatavecunmorceaude toast.«Cequej’essayedetedire,situmelaissaisparler,c’estqu’ilyaquelquechosedevraidanstonraisonnement.Enentendantmentionnercetterécompense,n’importe quel type ayant travaillé pour Sal et rencontré Easton va segrouillerd’appeler lenuméro spécialdeCourtside. Si Sal doit, de toutefaçon, avoir des ennuis, pourquoi se priver de cet argent ? Et si ondécouvre que Jimmy Easton n’a jamais rien livré chez Aldrich, alorsCourtsideneverserapasunrondetnousn’achèteronspasdenouveauxmeubles.»Reeney se leva d’un bond et courut vers le téléphone. « J’ai noté le
numéro.»Ellesaisitunboutdepapieretcomposalenuméro.
59
Accusédemeurtre,considérécommeundétenuàhautrisque,GreggAldrich fut incarcérédansuneminuscule cellule individuelle.L’horreurdelasituationneluiapparutpasimmédiatement.Dèssonarrivéeàlaprison,aprèsleverdict,ilavaitétéphotographiéet
on avait pris ses empreintes digitales. Il avait troqué sa veste et sonpantalondechezPaulStewartpourlacombinaisonvertpâlefournieauxprisonniers. Samontre et son portefeuille avaient été inscrits dans sondossiernouvellementouvertetluiavaientétéretirés.Ilavaiteuledroitdegarderseslunettesdelecture.Une infirmière était venue l’interroger sur lesmaladiesphysiquesou
mentalesdontilavaitpusouffriretsurlesmédicamentsqu’ilprenait.Il était à peu près quatorze heures le vendredi quand, encore sous
l’effet du choc du verdict, il avait été emmené dans sa cellule. Sachantqu’iln’avaitpasprisdedéjeuner,ungardeluiavaitapportéunsandwichàlamortadelleetunsoda.Greggl’avaitremerciéaveccourtoisie:«Merci,c’estaimabledevotrepart!»Le lundimatin,Gregg se réveilla à l’aubedansunbrouillard total. Il
n’avait aucun souvenir du temps passé depuis qu’il avait mangé cesandwich, le vendredi. Tout était flou. Il contempla le décor lugubreautourdelui.Commentcelaa-t-ilpum’arriver?s’étonna-t-il.Pourquoisuis-jeici?Natalie,Natalie,pourquoias-tupermisquecelam’arrive?Tusais que je ne t’ai pas tuée. Tu sais que je te comprenais mieux quepersonned’autre.Tusaisquejevoulaisseulementtevoirheureuse.J’auraisvouluquetumesouhaiteslamêmechose.Ilseleva,s’étira,et,soudainconscientqu’ilnecourraitprobablement
plus jamais dans Central Park ni sans doute ailleurs, il se rassit sur sacouchetteetsedemandacommentilpourraitsurvivreàcettesituation.Ilenfouitsonvisagedanssesmains.Dessanglotsconvulsifs lesecouèrentpendantplusieursminuteset,vidédesesforces,ilserallongea.
Jedoismeressaisir,sedit-il.Maseulechancedesortirdecepiègeestde faire la preuve que Jimmy Easton ment. Quand je pense qu’il estincarcéréquelquepartdanscemêmebâtiment!Luimérited’yêtre.Pasmoi.Aprèsleverdict,RichardMooreétaitvenuluiparlerpendantqu’ilétait
encoredanslacellulededétentiondutribunal.Richardavaitessayédelerassurer en lui promettant d’interjeter appel dès que la sentence seraitprononcée.« En attendant, je vais donc vivre sous le même toit que cette
ordure?»avaitdemandéGregg.Richard avait répondu que le juge Stevens venait de rendre une
ordonnancede« séparation»demanière à lui éviter tout contact avecEastondanslaprison.« Il ne va pas y rester longtemps, de toute façon, lui avait assuré
Richard. Il sera jugé lundi après-midi. Dans une quinzaine de jours, ilseratransférédansuneprisond’État.»Tantmieux, seditGregg, horsde lui à la penséedu tort que Jimmy
Eastonluiavaitcausé.Sij’enavaisl’occasion,jecroisquejeletuerais.Il entendit le bruit de la clédans la serrure. « Je vous apporte votre
petitdéjeuner,Aldrich»,ditlegarde.Àquatorzeheures trente,RichardMoore,accompagnéd’ungardedu
palaisdejustice,apparutàlaportedelacellule.Gregglevalesyeuxd’unair surpris. Il ne s’attendait pas à voir Richard aussi tôt. Il compritaussitôtquequelquechosedepositifvenaitd’arriver.Richard alla droit au but : « Gregg, je viens d’assister à la
condamnationd’Easton.Commejevousl’avaisdit,jepensaisquetoutsedérouleraitsansproblèmeparticulier.Àpartquelquesremarquesdesonavocat et d’EmilyWallace, et l’inévitable discours bidon du bonhommesur son désir de se réformer, jem’attendais à la routine habituelle. Ehbien,celan’apasétélecas.»N’osant s’autoriser une lueur d’espoir, Gregg écouta Richard lui
racontercequis’étaitpassé.«Jepeuxvousassurerqu’EmilyWallaceaététrèsébranlée,Gregg.QuandEastonahurléqu’ilauraitbeaucoupdechosesàdire, jecroissavoircequi luiatraversé l’esprit.Elleacomprisqu’Eastonestuntypeméprisableettotalementimprévisible.Ettouslesjournalistesprésents l’ontcomprisaussi.Ceseradanstousles journauxdedemain.SiEmilyWallacenedemandepaselle-mêmeuncomplémentd’enquête,lapressiondesmédiasval’ycontraindre.»Puis,devantlasouffrancequiemplissaitlesyeuxdeGregg,ilrésolutde
luiparlersansattendredelarécompenseannoncéeparMichaelGordonsursonsiteetdel’appeltéléphoniquequiavaitsuivi.C’estunGreggAldrichrassérénéquiregardaRichardMoorequittersa
cellule.Bientôt,ilseraitdehors–aveclui.
60
TedWesleyn’avaitpasappréciélasortiedeJimmyEastonautribunal.En apprenant qu’Emily avait su à l’avance qu’il exigerait sa mise enlibertéconditionnelle,sacolèreéclata:«Qu’est-cequeçaveutdire?Neluiavez-vouspasditclairementdèsledébutqu’ilferaitdelaprison?Etpourquoi ne m’avez-vous pas prévenu avant sa comparution devant lejuge?—Ted,réponditcalmementEmily,jeluiavaisclairementexpliquéque
la conditionnelle était hors de question dans son cas. On vient de memettreaucourantdesasortieetjenepensepasqu’ilsoitinhabitueldelapart d’un prévenu de chercher un meilleur arrangement à la dernièreminute.»Sontonpritunaccentdéterminé:«Maisjepeuxvousdireunechose.
J’ail’intentiondereprendretoutecetteaffairedezéro.Jevaisenretracerchaque étape. Je savais depuis le début que Jimmy Easton était unecrapule,maisilestbienpirequejenepensais.C’estunevraiepourriture.Si tout ce qu’il a dit à la barre est vrai, il nous crache à la figureuniquementparcequ’ilneveutpasallerenprison.Maiss’ilamenti,c’estuninnocentquicroupitdansunecellule.Et,danscecas,nousavonssurlesbrasunassassinenlibertéquiatirésurNatalieRainesetl’atuée.—Emily,l’assassinquiatirésurNatalieRainesetl’atuéeestdansune
cellule,àdeuxblocsd’ici,etilsenommeGreggAldrich.Vousn’avezpassignifié clairement à Easton qu’il allait faire un séjour à l’ombre. Enconséquencelesmédiasvontgambergersurcequ’ilad’autreàdire.»TedWesleydécrochasontéléphone,signequel’entretienétaitterminé.Emily regagnasonbureau.Ledossierdans lequelelle s’étaitplongée
pendantune grandepartie de lamatinée contenait le rapport depoliceinitial d’Old Tappan, la ville où Jimmy Easton avait été arrêté. Il étaitbref. Le cambriolage avait eu lieu à vingt et une heures trente le20février.Aucommissariatdepolice,pendantqu’ilétaitprisencharge,Eastonavaitdéclaréqu’il détenaitdes informations concernant l’affaireRaines.C’est alors que Jake Rosen et Billy Tryon sont accourus pour
l’interroger, pensa Emily. Une chance qu’Easton ait décidé de parler.Pour lebureauduprocureur, le fait que l’affairedumeurtredeNatalieRainesn’aitjamaisétéélucidéeaprèsdeuxansd’enquêteétaitunevraiesource d’embarras. Si Easton lisait les journaux, il devait savoirqu’Aldrichétait le seul suspect. Il l’avait rencontrédansunbar.Était-ilpossiblequ’il ait échafaudé le restede cettehistoire avec l’aidedeBillyTryon?Contrairement à Tryon, Jake aurait été incapable de fabriquer de
fausses preuves. Il avait dit qu’il était présent lors du premierinterrogatoire de Jimmy Easton au commissariat de police, mais qu’ilétaitarrivéunpeuplustardqueTryon.Je me fiche que Ted Wesley me vire pendant qu’il en a encore le
pouvoir, se dit Emily. Je vais tout reprendre depuis le début. Puis elleprononçaàvoixhautecequ’elleavaittentédenier:«GreggAldrichestinnocent.J’ai tout faitpour le fairecondamnerensachantaufondqu’ilétaitinnocent.»Les paroles rageuses d’Alice Mills lui revinrent comme un écho :
«Voussavezquetoutceciestunemascaradeet,auplusprofonddevotrecœur;vousavezhonted’yavoirprispart.»J’aihonte,pensaEmily.Vraimenthonte.Elles’étonnad’enêtresisûre.
61
Isabella Garcia n’arrivait pas à accepter la condamnation de GreggAldrich.Levendredietlesamedi,elleavaitàpeinefermél’œildelanuit.Voilàunan,elleavaitregardéundocumentairesurlesprisonstarddanslasoirée,etlapenséequeGreggétaitenfermédansunedecescagesluiétaittoutsimplementinsupportable.«MêmelamèredeNataliecroyaitenlui,alorspourquoicescrétinsde
jurés ont-ils écouté cet horrible escroc ? Si j’avais fait partie du jury, ilseraitmaintenantchezluiavecsafille»,répétait-elleàSal.Le samedi soir, il finit par exploser : « Belle, peux-tu temettre une
chose dans la tête ? J’en ai par-dessus les oreilles de cette histoire. Çasuffit. Tu comprends ?Ça suffit. »Et il sortit furieux de l’appartementpourfaireunelonguemarche.De son côté, la mère d’Isabella, Nona Amoroso, surnommée Nonie,
âgée de quatre-vingts ans, voulait connaître les moindres détails del’affaire.Sonbateaude croisièreavait accosté ledimanchematinàRedHook,dansleNewJersey.Isabellaétaitalléel’attendreet,surletrajetduretour,ellesneparlèrentqueduprocès.QuandIsabellaladéposaàsonappartement, au coin de leur rue, elle dit : «Maman, je sais que tu esfatiguée, mais viens dîner à la maison ce soir. Tu nous as beaucoupmanqué.Etsurtout,neparlepasdecetteaffaire.Commejetel’aidit, ilsuffitdelamentionnerpourqueSalsemetteenboule.»Voyant l’air dépité de sa mère, elle ajouta hâtivement : « J’ai tout
arrangé.Salaungrosdéménagementàeffectuerdemain.Ildoitpartiràlapremièreheureetauraenviedesecouchertôtcesoir.Jetepréviendraidès qu’il sera endormi, probablement vers vingt-deux heures. » Ellen’ajoutapasqu’elleluidemanderaitprobablementconseilàproposd’unedécisionimportantequ’elledevaitprendre.« Je meurs d’impatience, j’ai hâte de tout savoir », lui répondit sa
mère.Noniearrivapourledîneravecunsacpleindephotosprisesparelleet
sesamieset,nepouvantparlerduprocès,elleentrepritdeleurracontersacroisièreparlemenu.
«Olga etClertie ont eu lemal demer dès le premier jour et ont dûporterundecespatchsantinauséeuxderrière l’oreille.J’enaidemandéunparprudence,maisjen’enaipaseubesoin…«Lacuisineétaitdepremierordre.Nousavonstousprisdeskilos…Ils
nousproposaientàmangernuitetjour…«Et j’ai vraiment apprécié leurs conférences. Particulièrement celles
surlafauneetlafloremarines…Tusais…lesbaleines,lespingouins,toutça…»Sal, qui accueillait en général les histoires interminables de sa belle-
mère avec bonne humeur, ne parvenaitmême pas à faire semblant del’écouter. Isabella fit de son mieux pour paraître intéressée et admiramêmesincèrement laphotoqui représentait samère rayonnanteà côtéducapitaine,vêtuedesabellerobeneuve.«Vousvoulezdirequecepauvrehommedoit se fairephotographier
avec tous les passagers ? demanda Sal d’un ton incrédule, se joignantmomentanément à la conversation. Un de ces jours, le capitaine serapeut-êtretentédesauterpar-dessusbord,sedit-il.«Oui-oui.Naturellement,lescouplesetlesgroupesposentensemble.
Mais les filles etmoinous voulions avoirdesphotos individuellespourqu’ellespuissentresterdansnosfamillesquandnousneseronspluslà»,expliquaNonie.Je les comprends, pensa Sal. Aucune des « filles » n’avaitmoins de
soixante-quinzeans.Après le dessert et une deuxième tasse de café, il suggéra : «Nonie,
vous devez être fatiguée après votre voyage. Et je dois me lever tôtdemain matin. Si vous voulez, je vais vous raccompagner chez vousmaintenant.»Isabellaetsamèreéchangèrentunregardcomplice.« C’est très gentil, Sal, accepta Nonie. Vous avez besoin de vous
reposeretmoiaussi.J’aihâtederetrouvermonlit.»Unpeuplustard,peuavantvingt-deuxheures,Isabellavérifiaquela
portedelachambreétaitferméeetSalplongédansunprofondsommeil,puiselleallas’installerdanssonfauteuil,lesjambesallongéessurlepouf,etappelasamèreautéléphone.L’heure et demie qui suivit fut consacrée à passer en revue tous les
arguments qui avaient été exposés au jury. Plus elles parlaient, plusNonie semontrait convaincuequeGregg avait été la victimed’un coupmonté, plus Isabella sentait l’angoisse l’étreindre. Sal a beau le nier, jesuis presque sûre que Jimmy Easton a travaillé pour lui, se disait-elle.
Ellefinitparconfiersessoupçonsàsamère.«TuveuxdirequeJimmyEastonpourraitavoirétéemployéparSal?
s’exclamaNonie. Sal a-t-il jamais fait une livraisondans l’immeubledeGregg?— Il faisait des transports pour un antiquaire qui a fait faillite. Je
supposequ’iln’yapasassezdeclientspourcegenredechoses.Jen’enraffole pas moi-même. Mais je sais que ces livraisons se faisaientgénéralement dans ces immeubles de luxe de l’East Side, réponditIsabellad’un ton inquiet.C’estpourquoiSaln’aimepasque jeparleduprocès…Ilapeur,soupira-t-elle.Depuisdesannées,ilfaittravaillerdestypesdifférentsquandilabesoind’étoffersonéquipe.Illespaietoujoursau noir. Il ne veut pas s’embêter avec toute la paperasserie s’il doit lesinscriredanslacomptabilité.—Sansparlerdel’assurancemaladie,ajoutaNonie.Celaluicoûterait
une fortune. Tu sais comment va lemonde, les riches deviennent plusrichesetlesautresseserrentlaceinture.Ilm’afallufairedeséconomiespouraccomplircevoyageaveclesfilles.»Nonies’éclaircitlavoixpendantquelquessecondes:«Excuse-moi,ce
sontmesallergies.Ilyavaituneodeurcurieusesurlebateauetc’estsansdouteellequilesaréveillées.Quoiqu’ilensoit,machérie,jenevoudraispas que Sal ait des ennuis avec les impôts. Mais si Jimmy Easton atravaillépour lui etqu’il est entrédans cet appartementpour faireunelivraison,celaexpliqueraitpourquoiilleconnaîtsibien.—C’estcequimetorturedepuisuncertaintemps.»Isabellaétaitprèsdefondreenlarmes.«Chérie,tunepeuxpaslaisserquelqu’uncroupiraufondd’uneprison
alorsquelesimplefaitd’ouvrirlabouchepeuttoutchanger.Deplus,si,grâceàvousdeux,GreggAldrichest libéré, je tepariequ’ilrempliraunchèquedèslelendemainpourcouvrirlesarriérésd’impôtsdeSal.Dis-le-lui.Dis-lui qu’il doit faire ce qu’il faut, sinon c’estmoi qui le ferai à saplace.— Tu as raison, maman, dit Isabella. Je suis contente de t’en avoir
parlé.—EtdisàSalqu’ilpeutmefaireconfiance.Jemevanted’avoirlatête
surlesépaules.»BellesavaitquejamaisSalneseconfieraitàsamère.Sal partit tôt le lundi matin. Chargée du chariot dans lequel elle
transportaitlelingesale,Isabelladescenditausous-soloùétaitsituéelapetitecavequidépendaitdeleurappartement.C’estlàqueSalconservait
les cartons contenant les archives des vingt dernières années de sonentreprisededéménagement.Ellesavaitqu’ildétestaitlapaperasse,maisilavaitaumoinsindiquélesannéessurlescartons.Elleréfléchit:NatalieRainesestmorteilyadeuxansetdemi.Jevais
prendrecettedatecommepointdedépartetrepartirenarrière.Ellemitdans le chariot les deux cartons correspondant aux deux années quiavaientprécédélemeurtreetpritl’ascenseur.Deretourdanssonliving-room,ellecommençaàinspecterlepremier
carton. Quarante-cinq minutes plus tard, elle avait trouvé ce qu’ellecherchait.Salavaitconservéunreçupourlalivraisond’unlampadairedemarbre à « G. Aldrich » à l’adresse qu’elle avait entendu mentionnerplusieurs fois à la télévision. Le reçu était daté du 3mars, treize joursavantlamortdeNatalieRaines.Le reçu à la main, Belle se laissa tomber sur une chaise. Elle avait
gardéentêtetouteslesdatesimportantesdel’affaireetsesouvenaitquele3marsétait le jouroùEastonprétendaitavoir rencontréGreggdanssonappartementetreçul’acomptepourassassinerl’actrice.Unfrissonlaparcourutàlavuedelasignatureparfaitementlisiblede
lapersonnequiavait réceptionné le lampadaire.HarriettKrupinsky.Lafemme deménage des Aldrich qui avait pris sa retraite quelquesmoisplustard,etétaitmortesubitementenvironunanaprèsl’assassinatdesapatronne.Aufondd’elle-même,BelleétaitcertainequeJimmyEastonavaitfait
cettelivraison.CommentSalpouvait-ilêtreaucourantetcontinueràseregarder dans une glace ? Quel cauchemar devaient vivre ce pauvrehommeetsafille!Poursuivant ses recherches, elle ne mit pas longtemps à trouver la
preuve irréfutable qu’Easton avait travaillé pour Sal. C’était un petitcarnetd’adresses froisséquicontenaitdeuxdouzainesdenoms.Elleenreconnutcertains:desgensquiavaienttravailléoccasionnellementpourSal.Iln’yavaitpasd’entréeàlalettreEmaisenhautdelapagedesJétaitgriffonnélenomdeJimmyEaston,suivid’unnumérodetéléphone.Anéantieparsadécouverte,parlesmensongesdeSal,etinquiètedela
façondontilprendraitleschoses,Isabellarangealesarchivesdansleursboîtesmaisconservalereçuetlecarnetd’adresses.Elleremitlescartonsdans le chariot et les redescendit au sous-sol. Puis, décidant que, siquelqu’undevait téléphoner, il valaitmieuxque ce soitSalqui le fasse,elles’affaladanssonfauteuiletappelasamère.«Maman, dit-elle, la voix brisée, Salm’amenti. J’ai fouillé dans ses
archives. JimmyEastonabien travaillépour lui et il y aun reçud’unelivraisonàl’appartementd’AldrichtreizejoursavantlamortdeNatalie.—MonDieu,Isabella.Jecomprendsmaintenantl’attitudedeSal.Que
vas-tufaire?—DèsqueSalserarentré, jevais lemettreaucourantdequeceque
j’ai découvert et lui dire que nous allons appeler le numéro spécial deMichaelGordon.Ettusaisquoi,maman?JepariequeSalserasoulagé,d’une certaine façon. C’est un bon garçon, il est simplement mort defrousse. Moi aussi. Maman, tu crois qu’ils pourraient mettre Sal enprison?»
62
TomSchwartz,leproducteurdeFugitiveHunt,appelaleprocureurducomté de Bergen le lundi peu après seize heures. Il fut mis encommunication avec la secrétaire et lui dit qu’il devait parler auprocureurdetouteurgenceàproposd’untueurensériedontilsavaientrécemment diffusé le portrait-robot et qui se trouvait peut-être dans lecomtéàl’heureactuelle.Dix secondes plus tard, Ted Wesley était au téléphone. « Monsieur
Schwartz,quelleestcettehistoiredetueurensérie?—Nousavonsdebonnesraisonsdecroirequel’informationquivient
denousparvenirpermettraitde localiseruntueurensérie.Connaissez-vousnotreémission?—Oui,maisjenel’aipasregardéecesderniersjours.—Dans ce cas, si vous pouvezm’accorder quelquesminutes, je vais
vousrésumerl’essentiel.»TandisqueSchwartzrappelaitl’histoiredumeurtrierconnuendernier
lieusouslenomdeCharleyMuir,etlaraisonpourlaquellelecollèguedetravailpensaitqueMuiretZacharyLanningétaient lamêmepersonne,TedWesley imaginait déjà les retombéesmédiatiques positives qu’il entireraitsisonbureauparvenaitàcapturerlefugitif.«VousditesquecetindividuhabiteGlenRock.Avez-voussonadresse?—Oui,selonnotreinterlocuteur,lorsqueLanningaannoncécematin
à son patron qu’il quittait son travail, il a mentionné qu’il partaitimmédiatementpourlaFloride.Ilapeut-êtredéjàfilé.—J’envoienosinspecteursàl’instant.Jevousrappellerai.»Wesley raccrocha et pressa le boutonde l’interphone. «Dites àBilly
Tryondevenirdansmonbureau.EtappelezleprocureurdeDesMoines.—Toutdesuite.»En attendant, Wesley tapotait avec impatience ses lunettes sur son
bureau. Glen Rock était une petite ville aisée et tranquille. Emily yhabitait, ainsi que d’autres employés du bureau. Il prit l’annuaire dutéléphone derrière lui. L’informateur avait précisé l’adresse de ZacharyLanning:624ColonialRoad.
LesyeuxdeWesleys’agrandirentquand ilouvrit l’annuaireetvérifial’adressed’Emily.Ellehabitaitau622ColonialRoad.MonDieu,sic’estbienletypeenquestion,elleaunpsychopathepourvoisin,sedit-il.AumomentoùleprocureurdeDesMoinesl’appelait,BillyTryonentra
brusquementdanssonbureau.Vingtminutesplustard,Tryon,JakeRosenetlesvoituresdepolicedu
commissariat de Glen Rock arrivaient devant la maison que ZacharyLanningavaithabitéependantdeuxans.Unpoliciersonnaàlaporte.Nerecevant pas de réponse, il chercha le numéro de téléphone de l’agentimmobilier responsable de la location et l’appela pour obtenirl’autorisationd’entrer.« Vous pouvez entrer, bien sûr, répondit l’agent. Quand Lanning a
téléphonécematin,ilm’aditqu’ilaccrocheraitlesclésàuncloudanslegarage.Pourquoilerecherchez-vous?—Jenesuispasautoriséàvousl’indiquerpourlemoment,monsieur,
réponditlepolicier.Merci.»Ils trouvèrent la clé dans le garage et pénétrèrent prudemment à
l’intérieurpuis,l’armeaupoing,sedispersèrentdanslamaison,fouillantchaquepièce,chaquependerie.Ilsnetrouvèrentpersonne.Billy Tryon et JakeRosen parcoururent à nouveau toutes les pièces,
cherchant un indice susceptible de révéler vers quelle destinationLanning était parti,mais il n’y avait rien,même pas un journal ou unmagazinedanstoutelamaison.«Faisvenir l’équipescientifiquesur-le-champ,ordonnaTryon.Nous
devrions pouvoir relever des empreintes et vérifier qu’il s’agit bien denotreoiseau.—J’espèrequenousentrouverons,fitJakeRosen.Cetypesembleêtre
unmaniaquedel’ordre.Iln’yapasunetracedepoussièrenullepart,etviseunpeul’alignementdesverresdanscettevitrine.—Ilsortpeut-êtredeWestPoint,lançaTryonironiquement.Jake,va
direaux typesdeGlenRockd’aller sonnerauxportesdans la rueetdevérifiersi lesvoisinssaventquelquechoseàsonsujet.Assure-toiquelapolice municipale soit informée que nous avons lancé un avis derecherchesursavoitureetsaplaqueminéralogique.»Tryonregardaautourdelui.Unpetitappareilsurl’appuidelafenêtre
de la cuisine attira son attention. Puis il s’étonna d’entendre un chienaboyer comme s’il se trouvait dans la cuisine. Le son provenait del’appareilquifonctionnaitcommeuninterphone.Il jetauncoupd’œilpar la fenêtre.TedWesley luiavaitditqu’Emily
habitaitlamaisonvoisinedecelledeLanning.Encemomentmême,ellesortait à lahâtede sa voiture et remontait l’alléequimenait à saported’entrée.Voilàpourquoilechienaboie,pensa-t-il.Il laregardaouvrir laporteetpénétrerà l’intérieur.Puis il l’entendit
distinctementappelersonchien.«Jake,cria-t-il,viensvoir.Cetypeavaitposéunmicrodanslamaison
d’Emilyetécoutaittoutcequ’elledisait.»«Viens,Bess,disaitEmily.Jevais te fairesortirenvitesse. Ilyadu
remue-ménagechezcedétraquéquis’estoccupédetoipendantquelquetemps.»«Bonsang»,murmuraJakeenentendantclairementlavoixd’Emily.
Ilécarta les lamellesdustore.«Regarde,Billy.Ilplongeaitdirectementdanslacuisined’Emily.Ettusaiscequejepense?Àvoirsabaraque,ils’agitd’untypesuper-organisé.Iln’apasoubliéd’enleversonappareil.Ill’a laissé exprès pour que la police le trouve et qu’Emily en apprennel’existence. » Ils entendirent la porte de la galerie s’ouvrir, et Emilyappelersonchienpourlefairerentrer.UnpolicierdeGlenRockentradanslacuisine.«Onestsûràquatre-
vingt-dix pour cent que Lanning est le type en question, dit-il ens’efforçantdecontenirsonexcitation.J’airegardél’émissionl’autresoir.Ils ont dit que CharleyMuir avait une passion pour les chrysanthèmesjaunes.Onvientd’entrouverdessacs-poubelleentiersdanslegarage.Ilsembleraitqueluiaussiaitregardél’émissionetsesoitinquiétéausujetdesfleurs.»IlsvirentEmilytraverserl’allée.Ellelesrejoignitdanslacuisine.«Ted
Wesleyvientdem’appeler,ilm’aditquevousenquêtiezsurcetindividu.Il m’a mise au courant de quelques détails. Vous parliez dechrysanthèmesdanslegarage?Monvoisinlesaplantésilyaunpeuplusd’une semaine, puis il les a arrachés et remplacés par d’autres fleursvingt-quatreheuresplustard.J’aitrouvéçabizarre,maisilestvraiqu’ilsecomportaittoujoursdemanièretrèsétrange.—Emily,ditdoucementJake,nous sommespratiquement certainsà
présentqueZacharyLanningest le tueur en sérieCharleyMuir. Il fautaussiquenousvousdisionsautrechosequirisquedevousperturber.»Emily se raidit. « Cela ne peut pas être pire que ce que je viens de
comprendre.Auprintempsdernier, ilm’a proposéde promenerBess àmaplace l’après-midi.Je la laissaisenferméedans lagaleriependant lajournéeetjeluienavaisdonnélaclé,uniquementcelle-là,pascelledelaportede lacuisine.Maisunsoir, je l’ai trouvé installédans lagalerieet
j’aieupeur.J’aiaussitôtcessédeluiconfiermonchien.J’aiinventéuneexcuse,maisj’aibiensentiqu’iln’ycroyaitpasetqu’ilétaitcontrarié.»Sesyeuxs’agrandirentetellepâlit.«Jesuiscertaineàprésentqu’ilest
entré dans la maison la semaine dernière. Un soir, à mon retour, j’airemarqué qu’une de mes chemises de nuit dépassait du tiroir de lacommode de ma chambre. Et j’étais certaine de l’avoir rangéecorrectement.»Elle s’interrompit. « Oh, mon Dieu. Je sais maintenant ce qui m’a
tracassée hier quand j’ai emballé mes chemises pour les donner. Il enmanquaitune!Jake,dites-moicequevousvouliezm’apprendre.»Jakemontralafenêtre:«Ilavaitplacéunmicrochezvous,Emily.Nousvousavonsentendueparleràvotrechienilyauninstant.»L’énormité de l’intrusion de Lanning dans son existence la rendit
littéralement malade. L’estomac retourné, elle sentit ses jambes sedérobersouselle.Soudain,unpolicierdeGlenRockentraprécipitammentdanslapièce.
« Il semble y avoir eu un cambriolage en face, dans la rue. Lamoustiquaired’une fenêtreà l’arrièrede lamaisonaétédécoupéeet lavieilledamequihabitelànerépondpas.Onyva.»Tryon,RosenetEmilys’élancèrentàsasuite.Unautrepolicierenfonça
la porte. Quelques minutes leur suffirent pour avoir la certitude queMadelineKirkn’était pasdans lamaison. «Allons voir dans le garage,ordonna Tryon. Il y a une clé de voiture dans une soucoupe sur lecomptoir de la cuisine. » À quelques pas derrière les policiers, Emilyremarqua le châle de Madeline en chiffon sur le sol du bureau. Ellesursauta en voyant le carnet sur la table, près du fauteuil. Les motsFugitive Hunt y étaient inscrits. Un stylo posé en travers. Certaine àprésent qu’unmalheur était arrivé à sa voisine, elle suivit les policiersdanslegarage.Ilsétaiententraindefouiller l’intérieurdelavoituredeMadelineKirk.«Ouvrezlecoffre»,ordonnaBillyTryon.Au moment où le couvercle se levait, une odeur nauséabonde se
répandit. Tryon défit lentement la ficelle qui maintenait les sacs dejardinage ensemble et en souleva un. La rigidité cadavérique avait figél’expressiondeterreursurlevisagedelavieilledame.« Oh, mon Dieu, gémit Emily. La malheureuse. Cet homme est un
monstre.—Emily,ditdoucementJake,vousavezeudelachancedenepasfinir
delamêmemanière.»
63
MichaelGordonserenditdirectementàsonbureaulelundiaprès-midiaprèsavoirassistéàlacondamnationdeJimmyEaston.Àvoirlesvidéoslemontranten traindemenacer leprocureuretd’insinuerqu’il en saitbienplusqu’iln’enadit,onpeutêtre sûrque l’émission feraun tabac,pensa-t-il. Cherche-t-il à intimider la cour parce qu’on ne lui a pasaccordé la liberté conditionnelle ou s’apprête-t-il à lâcher une bombe ?Lesexpertsvontpouvoirs’endonneràcœurjoietoutàl’heure.Sasecrétaire,Liz,vint l’informerqu’ilsavaient reçucinquanteetune
réponses sur leur site depuis qu’ils avaient promis une récompense devingt-cinqmilledollarsledimanchesoir…«Vingt-deuxémanentdepiqués,Mike.Deuxd’entreeuxdoiventavoir
lamêmebouledecristal.Ilsvoientunhommebrun,vêtudesombre,entrain d’observer Natalie Raines au moment où elle arrive chez elle envoiturelematinoùelleaététuée.»Ellesourit.«Vousn’allezpascroirelerestedel’histoire.Ilslevoient
qui attend Natalie, un pistolet à la main. Et c’est là que leur visions’arrête. Apparemment, quand ils toucheront la récompense ils serontcapablesdedistinguersonvisageetdedécrirelepersonnageendétail.»Mikehaussalesépaules.«J’étaiscertainquenousattirerionsunbon
nombredecinglés.»Liz résuma rapidement les appels. « Dix ou douze prétendent que
JimmyEastonlesavolésouescroqués.Ilssedisenteffarésqu’unjuryaitpu condamner Gregg Aldrich sur la foi de son témoignage. Certainsdéclarent vouloir se présenter au tribunal quand la condamnationd’Aldrich sera prononcée et déclarer au juge qu’Easton est unmenteurpathologique.— C’est bon à savoir, mais ça ne nous aide pas beaucoup. Et cette
femme qui a appelé vendredi soir et qui se demandait s’il y aurait unerécompense?Avons-nousdesesnouvelles?—J’aigardélemeilleurpourlafin,ditLiz.Ellearappelécematin.Elle
affirmequ’ellepeutrévéler,preuveà l’appui,pourquitravaillaitJimmyetlesraisonsdesaprésencedansl’appartementd’Aldrich.Elledemande
s’ilnousestpossibledeverserlaprimesurunesortedecomptesécuriséafind’êtreassuréedepouvoirlatoucher.—A-t-elledonnésonnometunnumérodetéléphoneoùilestpossible
delajoindre?— Non, elle a refusé. Elle veut d’abord vous parler. Elle ne fait
confiance à personne d’autre et a peur qu’on lui vole son information.Elleveutaussisavoirsivousl’inviterezàvotreémissionenmêmetempsqueGreggAldrichlorsqu’ilsortiradeprisongrâceàsesrévélations.Jeluiaiditquevousalliezrentrerd’uneminuteàl’autreetqu’ellepouvaitvousrappeler.—Sicettefemmenousapporteunepreuveconcrète,Liz,jel’inviterai
naturellement sur le plateau deCourtside. J’espère seulement qu’il nes’agitpasd’unetorduedeplus.»Soudain,Michaelregrettad’avoirmisKatieetAliceaucourantdecet
éventuelnouveautémoin.Ilsesouvintdeleurréactionenthousiaste.« Voilà. C’est tout ce que j’ai, dit Liz d’un ton enjoué. Attendons la
suite.—Neprenez aucunappel jusqu’à ceque cette femme semanifeste à
nouveau.Etpassez-la-moitoutdesuite.»Liz avait à peine regagné son bureau que le téléphone sonna. Par la
porteouverte,Michael l’entenditdire:«Oui, ilestderetour, jevouslepasse.Nequittezpas,jevousprie.»Lamainsur lerécepteur, ilattendit lasonnerie indiquant letransfert
del’appel.« Michael Gordon à l’appareil. On m’a dit que vous détenez une
informationconcernantl’affaireAldrich.—Jem’appelleReeneySling,monsieurGordon.Jesuis trèshonorée
de vous parler. J’apprécie beaucoup votre émission. Je n’aurais jamaispenséêtreunjourconcernéeparunedesaffairesquevoustraitez,mais…—Enquoiêtes-vousconcernée,madameSling?— Je détiens une information importante concernant l’emploi du
temps de JimmyEaston à l’époque oùNatalie Raines a été assassinée.Mais jeveuxavoir l’assurancequepersonnene touchera laprimeàmaplace.— Madame Sling, je vous garantis personnellement, et vous
confirmerai par écrit que, si vous êtes la première personne à nousfournir cette information capitale et qu’elle a pour résultat uneréouvertureduprocèsouuneordonnancedenon-lieu,vousbénéficierezde la récompense. Sachez néanmoins qu’au cas où quelqu’un d’autre
fourniraitunrenseignementsupplémentaire,lasommeseraitpartagée.— Supposons que mon tuyau soit beaucoup plus important.
Qu’arrivera-t-ildanscecas?Oh,unmoment,jevousprie.Monmariveutmedirequelquechose.»Michaelentenditdesvoixétoufféessanspouvoirdistinguercequ’elles
disaient.«Monmari,Rudy,ditquenousvous faisons confiancepour trouver
unesolutionéquitable.— Il est juste de se poser la question, fit remarquer Michael. Nous
répartirons la récompense en fonction de la valeur de chaqueinformation.—Celameparaît correct,dit-elle.Rudyetmoi sommesprêtsàvenir
vousvoirquandvousvoudrez.—Demainmatinàneufheures?—Entendu.—Etn’oubliezpasd’apporter tous lesdocumentspouvantétayervos
dires.—Certainement,réponditvivementReeney,sûredésormaisdetoucher
laprime.—Àdemaindonc,ditMichael. Je vouspassema secrétairequi vous
communiqueranotreadresseetlesindicationsnécessaires.»
64
Jimmy Easton retrouva la prison du comté de Bergen après sacondamnation. Paul Kraft, le directeur l’attendait. « Jimmy, j’ai unenouvelle pour toi. Tu vas quitter ta gentille petite taule.Nous allons tetransféreràlaprisondeNewarkd’iciquelquesminutes.—Pourquoi?»demandaJimmy.Ses nombreuses expériences lui avaient appris qu’un transfert dans
une prison d’État après une condamnation prenait normalementplusieursjours,voireplusieurssemaines.«Ehbien,tun’assansdoutepasoubliéquetuaseuquelquesennuis
aveclesgarsd’icipouravoircoopéré.—C’estcequemonavocataessayédedireaujugependantleprocès,
répondit Jimmy avec impatience. Je ne suis jamais tranquille. Harcelésansarrêtparcequej’aiaidéleprocureur.Commesilesautresn’étaientpasprêtsàenfaireautantpourobteniruneréductiondepeine!—Cen’estpastout,Jimmy,poursuivitKraft.Nousvenonsderecevoir
deux appels anonymes en l’espace d’une demi-heure. Il semble qu’ils’agisse chaque fois du même type. Il a dit que tu ferais mieux de laboucler,sinon…»Voyant l’expression alarmée de Jimmy, il ajouta : « Jimmy, ça peut
êtren’importe qui. Probablementundingodeplus. La sortie que tu asfaite au tribunal aumoment de ta condamnation est déjà diffusée à laradioetsurInternet.Avec lesproblèmesquetuaseusà laprison,pluscesmenacesautéléphone,onajugépréférabledetefairesortird’icisansattendre.Pourtapropresécurité.»Il était clair qu’Easton était sincèrement effrayé. « Jimmy, parle
franchement. Je te le demande pour ton bien. Tu sais qui a passé cesappels,hein?—Non,non,jenesaispas,bafouillaJimmy.Untimbré,sûrement.Kraft n’en crut rien, mais n’insista pas davantage. « On va vérifier
d’aprèslenumérod’identificationd’appel,dit-il.Net’enfaispas.—Nepasm’enfaire?C’estfacileàdire.Jepeuxvousgarantirqueces
communicationsproviennentd’unportable avecune carte prépayée. Je
connais bien la question. J’en ai utilisédesdouzainesmoi-même.Vouspassezuncoupde fil important,puisvous jetez leportable.Essayezunjour.— Très bien, Jimmy. Allons récupérer tes affaires. Ils sont déjà
prévenusàNewark.Ilsvonttoutfairepourqu’ilnet’arriverien.»Uneheureplus tard,menottéet enchaînéà l’arrièred’un fourgonde
transport, Jimmy regardaitd’unairmorosepar la fenêtre. Ils roulaientsur le Turnpike à la hauteur de l’aéroport de Newark. Il vit un aviondécoller et s’élever dans le ciel. Je donnerais n’importe quoi pour êtredanscejet,oùqu’ilaille,sedit-il.Il se souvint de la chanson de John Denver : « Leavin’ On a Jet
Plane…»J’aimeraispartir…Jenereviendraisjamais.Jerecommenceraisailleurs.Alors que le fourgon atteignait la porte de la prison et passait le
contrôle,Jimmyavaitdéjàconcoctésonprochaincoup.L’avocatd’Aldrichaétésalementduravecmoiauprocès,songea-t-il,
maisilvaêtreravid’avoirdemesnouvellesdemain.Quand j’aurai fini de vider mon sac, il ne regrettera même pas que
l’appelsoitenPCV.
65
Le lundi, après avoir quitté Glen Rock tôt dans lamatinée, ZacharyLanningserenditdirectementàl’aéroportdeNewark.Iltrouvauneplacedans le parking longue durée, à quelques mètres seulement del’emplacementoùilavaitlaissélacamionnetteachetéeàHenryLink.Entransportantsesaffairesd’unvéhiculeà l’autre, il espérait seconfondreaveclesvoyageursquitrimballaientleursvalises.Ilavaiteupeurenvoyant lavoitured’unvigilepasseràproximitéau
momentoù ilsortait le téléviseurde lamalle,mais l’hommen’avaitpassembléyprêterattention.Zach finitde transférer sesderniersbagages,puis ferma la voiture à clé. Il avait les nerfs à vif. Le vigile pouvaits’étonnerdevoirquelqu’un transporterun téléviseuret s’imaginerqu’ilavaitétévolédansunevoitureenstationnement.Ilrisquaitdereveniretdevouloirfaireunevérification.MaisLanningsortitduparkingsansproblème.IlregagnaleTurnpike
etpritladirectiondeCamelback.Àhuitheuresmoinslequartils’arrêtasur une aire de repos et c’est alors seulement qu’il téléphona à sonemployeuret à l’agent immobilierpour lesprévenirqu’ilne reviendraitpas.La circulation était trèsdense sur l’autoroute et il était presqueonze
heuresquandilarrivaaumoteletseprésentaaubureaudelaréception.Enattendantque l’employéait finideparlerau téléphone, il regarda
autourdeluietretrouvasoncalme.C’étaitexactementlegenred’endroitqui lui convenait. Plutôt décrépit, à l’écart des grands axes, sans doutepeu bruyant. La saison de ski n’avait pas encore débuté. Les gens quivenaientlàcherchaientlecalmeetlatranquillité,etlapossibilitédefairedesmarchesdanslanatureàl’automne.L’employé, un vieux bonhomme engourdi, lui tendit la clé d’un
bungalow.«Jevousaidonnéundesplusagréables,dit-ilaimablement.C’estpasencorelasaisonetiln’yapasgrandmonde.Danssixsemaines,ceserabondé.Nousaccueillonsbeaucoupdeskieurs,surtoutpendantlesweek-ends.—C’estparfait»,réponditZach.
Il prit la clé et fit mine de s’en aller. Il n’avait aucune envie depoursuivrelaconversationetdevoircethommes’intéresseràlui.L’employéplissalesyeux.«Vousavezdéjàséjournéici,ilmesemble.
Votre visage m’est familier. J’y suis, dit-il avec un petit rire, vousressemblezunpeuàcetypequiatuétoutessesfemmes.Ilsenontfaitunportrait dansFugitiveHunt, la semaine dernière. Je me suis amusé àfairemarchermon beau-frère l’autre jour. Il lui ressemble encore plusquevous.»L’hommeritdeboncœur.Zachs’efforçad’enfaireautant.«Jen’aieuqu’uneseulefemmeetelle
vittoujours.Etsilechèquedesapensionaunjourderetard,j’aidroitàuncoupdefildesonavocat.— Sans blague ? s’exclama l’autre. Moi aussi, je verse une pension
alimentaire.C’estvraimentdégueulasse.LetypedeFugitiveHunt a tuésa dernière femme parce qu’elle avait obtenu la maison à la suite dudivorce.Ilapétélesplombs,maisdansunsensjeleplains.—Moiaussi,marmonnaZach,impatientdepartir.—Àtitred’information,luiditl’employé,onsertledéjeuneràpartirde
midi.Lacuisineestfranchementtrèsbonne.LebungalowdeZachétaitleplusprochedupavillondelaréception.Il
consistaitenunegrandepièceavecdeuxlitsdoubles,unecommode,undivan,un fauteuil etune tabledenuit.Une télévisionàécranplat étaitinstalléeau-dessusdelacheminée.Ilyavaitunepetitesalledebainsavecunecafetièreélectriquesurlecomptoir.Zachsavaitqu’ilneseraitpaslongtempsensécuritéici.Ilsedemanda
si quelqu’un avait déjà remarqué la disparition de Madeline Kirk. EtHenry Link ? Il avait gobé son histoire, cru qu’il s’occuperait desdémarchesauprèsduregistredesimmatriculationsetluiferaitparvenirlespapiersdansquelquesjours.Maissupposonsqu’ilaitregardéFugitiveHunt le samedi soir lui aussi ? Supposons qu’il ait trouvé que jeressembleàCharleyMuir?Zach ferma les yeux. Dès l’instant où on aura découvert le corps de
MadelineKirk, ilyauraunregaind’intérêtdanslesmédiaset jeseraiànouveaulepersonnage-vedettedecettefoutueémission,s’inquiéta-t-il.Ilsesentitsoudainlas.Ildécidades’allongeretd’essayerdedormirun
peu.Àsonréveililconstataqu’ilétaitdix-huitheures;prisdepanique,ilsaisitlatélécommandeposéeprèsdulitetallumalatélévision.Peut-être parleraient-ils de lui, ou Madeline Kirk, aux infos ? C’est
possible,sedit-il.Camelbackn’estqu’àdeuxheuresducomtédeBergen.
Lejournalcommençait.Leprésentateurannonça:«Nousapprenonsqu’unfaitdiverssanglantaeulieuàGlenRock,dansleNewJersey,oùune vieille femme a été sauvagement assassinée. Selon la police, lemeurtrier serait un voisin qui habitait dans la rue en face de chez elle.Ellelesoupçonneaussifortementd’êtrelemêmeindividuquiacommisprécédemment au moins sept meurtres et dont le portrait-robot a étédiffusélasemainedernièredansl’émissionFugitiveHunt.»Leprésentateurpoursuivit:«Uneinformationprovenantd’undeses
collègues a déclenché une descente de police chez lui. Mais,apparemment,l’hommevenaitdes’enfuir.C’estalorsquelesrecherchesdans lesenvirons immédiatsontaboutià ladécouverted’uneeffractionchezuneveuvedequatre-vingt-deuxans,MadelineKirk.S’inquiétantdesasécurité, lapoliceaenfoncé laporteetn’apas tardéàdécouvrir soncorpsdissimulédanslecoffredesavoituredanslegarage.»J’enétaissûr,pensaZach.Undesmecsdel’entrepôtavul’émissionet
m’a reconnu.L’abrutide la réceptiona remarquéque je ressemblaisauportrait-robot.Etquesepassera-t-ils’ilregardel’émissiondecesoir?Ilsvontendiredavantagesurmoi,sansparlerdesjournauxdemain…Il sentit sa gorge se nouer en entendant le présentateur annoncer
qu’après la publicité il projetterait lesphotos et lesdifférentsportraits-robotsquiavaientétédiffusésdansFugitiveHunt.Je ne peux pas rester ici, se dit-il. Si le réceptionniste voit ça, il ne
penseraplusàsonbeau-frère.Mais,avantdefiler,ilfautquejesachesijepeuxtoujoursutiliserlacamionnettesansêtreinquiété.HenryLinkapeut-êtredéjàfaitcertainsrapprochementsetappelélapolice.Utilisant un des mobiles à carte prépayée qu’il avait en stock, Zach
demanda aux renseignements le numéro de Henry Link. Après latransaction, il avait jeté la petite annonce sur laquelle se trouvait sonadresse. Par chance, Link était dans l’annuaire. Se mordantnerveusementlalèvre,ilattenditd’êtremisenrelation.IlavaitutilisélenomdeDougBrownlorsqu’ilavaittéléphonéàHenry
Link. Il avait aussipris laprécautiondeporterdes lunettesde soleil etunecasquettedebaseball,lejouroùils’étaitprésentéchezlui.Ileutsoninterlocuteurenligne.«Allô.»Ilreconnutlavoixrocailleuse
d’HenryLink.«Allô,monsieur.DougBrownàl’appareil.Jevoulaisseulementvous
prévenirquej’aiapportélespapiersdelavoiturecematinauregistredesimmatriculations.Vousdevriezrecevoirtouslesdocumentsparlapostedanslesprochainsjours.Lacamionnettemarcheàmerveille.»
LavoixdeLinkn’avait riend’amical : «Mongendre était furieux, ilm’a reproché de vous avoir laissé faire toutes les démarches. Ilm’a ditquejerisquaisd’êtrepoursuivisijamaisvousaviezunaccidentavantquece foutudocument, la carte grise, soit établi à votrenom.Et, en ce quiconcernelesplaquesd’immatriculation,ilprétendquec’étaitàmoidelesrendre.Etildemandeaussipourquoivousm’avezpayéenliquide.»Zach sentait l’angoisse le gagner. Il avait l’impression qu’un filet se
refermaitsurlui.« Jen’ai eu aucunproblème avec le registre cematin. J’ai rendu les
plaquesetilsm’ontremislanouvellecartegrise.Ditesàvotregendrequeje suis un type correct. Je devais y aller, de toute façon, pour faireimmatriculerlacamionnetteàmonnometj’étaiscontentdevousrendrece service. J’ai vraiment été peiné d’apprendre que votre femme étaitdansunemaisondesanté.»Zach humecta ses lèvres avant de poursuivre : « J’avais apporté du
liquidepouréviterlesproblèmes.Ilyatellementdegensquirefusentleschèques ! Si votre gendre était si soupçonneux, pourquoi n’était-il pasprésentquandvousm’avezvendulacamionnette?—Jesuisvraimentdésolé,ditHenryLink,visiblementébranlé.Jesais
que vous êtes un type correct. Mais depuis qu’Edith est enmaison desanté, ma fille et sonmari me croient incapable dem’occuper demesaffaires.Nousavonsconcluunmarchéhonnêteetvousavezprislapeinede vous chargerde la paperasse et deme tenir au courant aujourd’hui.Lesgensnesemontrentpasaussiserviablesdenosjours.Jevaisdireàmongendrecequej’enpense.—Heureuxd’avoirpuvousaider,monsieurLink.Jevousrappellerai
d’ici à deux ou trois jours pourm’assurer que vous avez bien reçu lesdocuments.»Jevaispouvoirrouleraveclacamionnettependantdeuxjours,pensa
Zach en refermant son portable.QuandHenry Link constatera qu’il nereçoit pas les papiers, le gendre se rendra au Registre desimmatriculations.Etaussitôtaprèsiliratrouverlapolice.Machanceestpeut-êtreentraindetourner.Mais,avantd’êtrepris,il
fautquejeretournem’occuperd’Emily.
66
IsabellaGarciaétaitdanstoussesétatsàlapenséed’affronterSalàsonretour. Les rares occasions en trente-cinq années de mariage où ilss’étaientsérieusementdisputés,c’étaitquandellerefusaitdecéder.Maisils’agissaitd’autrechoseaujourd’hui.Laperspectived’attirerdesennuisàSalluiétaitinsupportable.Ilétaitdix-septheuresquandelle l’entenditpousser laporte.Ilentra
danslapièce,l’airépuisé.Iltravaillesidur,pensa-t-elle.«Bonsoir,chérie»,dit-ilenposantunbaisersursa joueavantdese
dirigerversleréfrigérateurpouryprendreunebière.Il vint la retrouver dans le séjour, ouvrit la canette, se laissa tomber
dans son fauteuil habituel et déclara qu’il était mort de fatigue. « Jeregarderaiunpeulatélévisionaprèsdîner,etensuite,hop,aupieu.—Sal,ditdoucementIsabella,jesaisquelajournéeaétélongue.Mais
jedoistedirecequej’aifaitcematin.IlfallaitquejesachesiouiounonJimmyEastonavaittravaillépourtoi,alorsj’aidécidéd’allervérifierdanslescartonsquisontrangésàlacave.—Bien,dit-ild’untonrésigné.Etqu’as-tudécouvert,Bella?—Tusaiscertainementcequej’aidécouvert,Sal.J’aitrouvéuncarnet
d’adresses avec le nom d’Easton et un reçu pour une livraison dansl’appartementd’AldrichpeudetempsavantlamortdeNatalieRaines.»Elle fut décontenancée par l’attitude de Sal. Il l’écoutaitmais évitait
sonregard.«Lesvoilà,Sal.Regarde.TusavaisqueJimmyEastonavait travaillé
pour toi. Dis-moi la vérité. » Pointant son doigt vers le reçu, elledemanda:«Est-cequ’ilafaitcettelivraison?»Salenfouitsonvisagedanssesmainsetditd’unevoixbrisée:«Oui,
Bella. Il était avec moi. Nous sommes entrés tous les deux dansl’appartement.Etilestpossiblequ’ilaitfouillédanscetiroir.»Belleregardalesmainscalleusesetcrevasséesdesonmari.«Sal,dit-
elledoucement,jesaispourquoituétaissitourmentécestempsderniers.Je saispourquoi tuaspeur.Mais tu comprends, commemoi,quenousdevons aller tout raconter. Nous ne pourrons jamais vivre en paix
sinon.»Ellese levadesonfauteuil, traversalapièce,entouraSaldesesbras,
l’étreignit, puis se dirigea vers le téléphone. Elle avait noté le numérod’appeldeCourtside.Quandelle obtint la communication, elleditd’untrait : « Je m’appelle Isabella Garcia. Mon mari Sal Garcia a uneentreprisededéménagement.J’ailapreuvequele3mars,ilyadeuxansetdemi,lejouroùJimmyEastonprétendavoirrencontreGreggAldrichchezlui,ils’ytrouvaitenréalitéavecmonmaripourlivrerunlampadaireancien.»Son interlocuteur lui demanda de rester en ligne, puis demanda :
«MadameGarcia,aucasoùnousserionscoupés,puissevousdemandervotrenumérodetéléphone?—Biensûr»,réponditIsabellaavantdeleluicommuniquer.Moins d’une minute plus tard une voix familière se fit entendre :
«MadameGarcia,iciMichaelGordon.Onmeditquevousdétenezpeut-êtreuneinformationessentielleconcernantl’affaireAldrich.—C’estexact.»Isabellarépétacequ’elleavaitditprécédemmentpuis
ajouta : «Monmari payait Jimmy Easton sans le déclarer. C’est pourcetteraisonqu’iln’arienosédire.»Une énorme vague d’espoir submergea Mike. Il resta un moment
silencieuxavantdepouvoirparler:«MadameGarcia,oùhabitez-vous?—Dansla12eRue,entrelaDeuxièmeetlaTroisièmeAvenue.— Vous et votremari pourriez-vous prendre un taxi et venir àmon
bureau?»IsabellajetaunregardimplorantàSaletluifitpartdelademandede
Mike.Ilhochalatête.« Nous serons là aussi vite que possible, dit-elle àMike. Mais mon
mari aimerait prendre une douche et se changer d’abord. Il a fait undéménagementdansleConnecticutaujourd’hui.—Bienentendu.Ilestdix-septheurestrente.Pensez-vouspouvoirêtre
iciversdix-neufheures?—Certainement.Saln’enapaspourplusdedixminutes.»Et il fautque jem’habillemoi aussi, pensa Isabella.Qu’est-ceque je
peux me mettre sur le dos ? Je vais demander son avis à maman.Maintenantqu’elleavaitenfintéléphoné, lesoulagementl’emportaitsurlacrainted’unredressementfiscalpourSal.« Madame Garcia, prenez bien soin de ce reçu. Vous savez qu’il
constitue une preuve irréfutable. Vous pourrez bénéficier de larécompensedevingt-cinqmilledollars.
— Oh, mon Dieu, murmura Isabella. J’ignorais qu’il y avait unerécompense.»
67
Lelundiàdix-huitheures,Emily,tenantBesssouslebras,sedirigeavers sa voiture. Tous les abords de sa maison étaient interdits à lacirculation.Desrubansdeplastiquejauneprotégeaientlestroissitesoùopéraitlapolice–lamaisondeMadelineKirk,lasienneetcellequ’avaitlouéeZach.Lefourgondumédecinlégistestationnaitauborddutrottoir.Desvoituresdepoliceétaientarrêtéestoutlelongdelarue.Traumatisée par la mort de sa voisine, par la pensée que Zachary
Lanningnesecontentaitpasdel’espionnermaiss’introduisaitchezelleàladérobée,elleavaitditàJakeRosenqu’elleavaitbesoindes’aérer.Enl’accompagnant jusqu’à sa voiture, Jake tenta de la rassurer : « Jem’occuperai de tout, Emily. » Elle n’ignorait pas qu’ils passeraient samaison au crible pour y relever des empreintes, rechercher la présenced’autres appareils électroniques, d’indices que Zach aurait pu laisserderrièrelui.«Essayezderetrouvervotrecalme,luiditdoucementJake.C’estune
bonne idée d’aller faire un tour pendant une ou deux heures. Lorsquevous reviendrez, je vous tiendrai au courant de ce que nous auronsdécouvert. Sans rien vous cacher. » Il sourit. «Et je vous promets quevousretrouverezvotremaisonenordre.— Merci, Jake. Je veux savoir s’il avait dissimulé des caméras ou
d’autres appareils chez moi. N’essayez pas de me ménager. » Elle luiadressaunpetitsourireforcé.«Àtoutàl’heure.»Elleserenditdirectementaupalaisdejustice.Deuxsacsdetoilevides
sous le bras, s’efforçant de retenirBess qui tirait sur sa laisse, elle pritl’ascenseur. Il ne restait qu’une douzaine de personnes dans tout leservice.Dans le couloir qui menait à son bureau, elle croisa deux jeunes
enquêteurs qui avaient entendu les nouvelles, ils lui exprimèrent leurécœurementdevant le crimeodieuxdeLanning et s’indignèrentde sonintrusionchezelle.Puisilsluidemandèrents’ilspouvaientl’aider.Emilylesremercia.«Toutvabien.Jevaisresterchezmoipendantun
jouroudeux.Jeveuxfairechangertouteslesserruresetfaireposerune
nouvellealarme,forcément.Jen’aipasl’intentiondem’attarderici.Ilyadesd’affairesquej’ai laisséesenplanàcauseduprocèsAldrich.Jevaistravaillerchezmoipendantqu’onfaitlestravauxnécessaires.—Peut-onvousaideràportervosdossiersjusqu’àvotrevoiture?»—Volontiers.Jevouspréviendraiquandjeseraiprête.»Emilypénétradanssonbureauet ferma laporte.Elleavait, eneffet,
unequantitédedossiersenretard,maisilsdevraientattendreencoreunpeu.Elle avait décidé d’emporter chez elle la totalité des documents
concernantleprocèsAldrich.Elleavaitprislesdeuxsacsàceteffet.Ellenevoulaitpasquequelqu’unpuissevoircequ’ilyavaitdedans.Elleavaitl’intention de reprendre toute l’affaire depuis le début, d’étudierminutieusement chacune des centaines de pièces et de chercher siquelquechoseavaitpuluiéchapper.Réorganiser ses dossiers et les mettre dans les sacs lui prit une
trentainedeminutes.L’undesplusépaisl’intéressaitparticulièrement.IlcontenaitdescopiesdesrapportsdelapolicedeNewYorkconcernantlemeurtredansCentralPark,vingtansauparavant,deJamieEvans,l’amiedeNatalieRainesquipartageaitsonappartementàcetteépoque.C’était une histoire ancienne. Elle n’a peut-être pas retenu
suffisamment notre attention, pensa-t-elle en regardant ses collèguesemporterlessacsjusqu’àsavoiture.Sur le chemin du retour, Emily se demanda si elle serait capable de
trouverlesommeildanssamaisoncesoir,voiredanslesprochainsjours.La violation de son intimité et le sentiment d’humiliation étaient déjàhorriblementdésagréables,sedit-elle,lagorgeserrée.Maislapenséequece psychopathe deZachary Lanning courait encore dans la nature étaitproprementterrifiante.Pourtantelleavaitbesoindeseretrouverchezelle.Aumomentoùelle s’arrêtaitdanssonallée, ellevitJakesortirde sa
maisonpour l’accueillir.«Emily,nousavons fini.Lesbonnesnouvellesd’abord:iln’yavaitnicamérasnimicrosautresqueceluiquiétaitcachédans la cuisine. Lamauvaise nouvelle c’est qu’il y a des empreintes deLanning dans toutes les pièces et qu’elles correspondent à celles deCharleyMuir.Nousavonsmêmetrouvésesempreintesdansl’atelierdusous-sol.—Dieumerci, iln’y avaitpasde caméras,ditEmily, soulagée sur ce
point. J’ignore comment je l’aurais supporté.Le reste est suffisammentdéplaisant. Je n’arrive pas à croire qu’il soit allé au sous-sol et ait
manipulé les outils demonpère.Quand j’étais petite, papapassait sontempsàbricoler.Ilétaittrèsfierdesonatelier.— Il reste un point à discuter, Emily. Nous savons vous etmoi que
Lanningsebaladeenlibertéetquec’estunfou.Etunfouquiestobsédéparvousdesurcroît.Sivousavezvraimentl’intentionderesterici,nousseronsobligésdeposterunpoliciervingt-quatreheuressurvingt-quatrejusqu’àcequ’ilsoitarrêté.—Jake,j’yaibeaucoupréfléchipendantcesdeuxheuressansarriverà
medécider.Jecrois,néanmoins,quejevaisresterchezmoi.Mais jenerefuse pas la présence d’un policier à l’extérieur. » Elle eut un pâlesourire. « Et pouvez-vous lui demander de surveiller en particulierl’arrièredelamaison?Lanningaimaitentrerparlagalerie.—Bien sûr. La police deGlenRock s’assurera que l’agent en faction
fasseenpermanenceletourdelamaison.—Merci,Jake.Jemesensdéjàbeaucoupmieux.IlfaudraqueBesssoit
présentée à chacun des policiers afin qu’elle n’aboie pas comme unemalade.»Voyant les sacs sur le siège arrière de la voiture, Jake demanda s’il
pouvaitlesporteràl’intérieur.Elleavaittouteconfianceenlui,maispréféranepasl’informerdeleur
contenupourlemoment.«Merci.Ilssontplutôtlourds.J’airapportédesdossiersquejedésireexaminer.Jeneretourneraipasaubureaupendantdeuxoutroisjours.Jeveuxêtresurplacequandonviendrachangerlesserrures et cette piètre alarme que Lanning a pu court-circuiter aussifacilement.»
68
L’inspecteur Billy Tryon regagna le palais de justice le lundi à vingtheures trente pour y déposer certaines des pièces à conviction qu’ilsavaient recueilliesdans lamaisondeMadelineKirk. Ilétait restésur lascèneducrimedepuisledébut,àfairelanavetteentrelestroismaisons,supervisantleshommesquirecherchaientdesindicesmatériels.IlavaitpassélaplusgrandepartiedesontempsdanslamaisondeMadelineKirketdanslegarage.Après avoir parlé à Emily dans la cuisine de Lanning, il n’avait pas
souhaité la rencontrer à nouveau. En la voyant partir vers dix-huitheures, il avait demandé à Jake Rosen où elle allait. Jake lui avaitréponduqu’Emilyavaitseulementdéclaréqu’elleallaitfaireuntour.Tryonauraitpariéqu’elleétaitretournéeàsonbureau.SoncousinTed
lui avait racontéqu’après la sortiede JimmyEastonau tribunal,Emilyl’avaitavertiqu’ellecomptaitrevoirendétailchaquephaseduprocès.Furieux,TedavaitditàBillyqu’ilavaitfailliluiinterdiredecontinuerà
perdresontempssurcetteaffaire,mais ilavaitcraintqu’ellenedéposecontre lui une plainte pour violation du code d’éthique. « Si elle enarrivait là, je n’aurais aucune chance d’être le prochain ministre de laJustice»,avait-ilconcluavecamertume.De sonpointd’observation, dans lamaisondeMadelineKirk,Tryon
attendit leretourd’Emily.Ellerevintversdix-neufheures trenteet il lavits’entretenirànouveaudansl’alléeavecJakeRosen.Leur apparente connivence n’était pas de son goût. Puis il vit Jake
transporterdeuxgrossacsdanslamaison.QuandJakeressortit,Billylehéla:«Qu’est-cequ’ilyadanscessacs?—Emily vaprendredeux jours de congé et elle voulait avoir sous la
maincertainsdossierspourytravaillerchezelle.Enquoiçateconcerne?—Jen’aimepassonattitude,c’esttout,rétorquaBilly.Bon,jemetire.
Je vais apporter aubureau les preuvesquenous avons recueillies, puisregagnermespénates.»Sur le trajet, Billy Tryon ne décolérait pas. Elle va essayer de faire
casser le verdict et deme faire porter le chapeau, se disait-il. Je ne la
laisseraipasfaire.Pasquestionqu’ellemedétruise.Niqu’elledétruiseTed.
69
Aussitôt après son entretien téléphonique avec Isabella Garcia,MichaelGordoncomposalenumérodeRichardMoore.«Salut,Mike.»Mooresemblaitavoirlemoral.«Jevousaiaperçuau
tribunaltoutàl’heure,maisjen’aipaseuletempsdevenirvousparler.Dèsquelacondamnationd’Eastonaétéprononcée,jemesuisprécipitéàlaprisonpour l’annonceràGregg.Ilavaitbesoind’entendreunebonnenouvelle,etj’ail’impressionque,pourlapremièrefoisdepuisleverdict,ilyaunsemblantd’espoir.—Ehbien,cen’estpeut-êtrequ’undébut,ditvivementMichael.C’est
la raison pour laquelle je vous appelle. Je viens d’avoir une femme autéléphonequim’acommuniquéuneinformationausujetd’Easton.Sielleditlavérité,cetteaffairevaexploser.»Quand il lui eut rapporté sa conversation avec Isabella Garcia, la
réactiondeRichardfutcellequ’ilattendait:«Mike,sicettefemmeestcrédible,etsielleestenpossessiondureçu
etducarnetd’adresses,jepensepouvoirfairelibérerGreggsouscautionpendantqu’onrelancel’enquête.»LavoixdeRichardprituneintonationvibrante:«Etsinousavonstouteslespreuvesnécessaires,jepensequ’iln’y aura pas de nouveau jugement. Je serais étonné qu’EmilyWallacedemandelaréouvertureduprocès.ElleadresseraplutôtunerequêteaujugeStevenspourqu’ilinvalideleverdictetannulelacondamnation.— C’est aussi mon point de vue, dit Michael. Ces gens vont arriver
d’uneminute à l’autre.Nous saurons très vite où cela nousmène. S’ilsdétiennentvraiment lespreuvesqu’ilsprétendentavoirenmain, jevaisles inviter sur le plateau deCourtside ce soir, et j’aimerais que vous ysoyezenmêmetempsqu’eux.— Mike, je viendrais volontiers, mais je dois avouer que j’ai des
sentimentsmitigésàleurégard.Jenesuispascertaindepouvoirgardermoncalme.Naturellement, jeserai ravipourGreggsi tout tourneaussibien.Mais,d’unautrecôté,jesuisscandaliséquecetypeaitgardépourlui cette information pour la seule raison qu’il avait peur d’unredressementfiscal.C’estpourlemoinshonteux.
— Écoutez, Richard, je comprends votre sentiment. Il aurait dû semanifesterbienplustôtetjesuissûrquevousledirezdevivevoix.Maissivousparticipezàl’émissionetquevousl’agressez,celan’aideraenrienGregg. Vous ne voudriez pas voir se défiler en public quelqu’un qui,jusqu’ici,aeupeurdeparlerpouruneraisonouuneautre.—Jevois cequevousvoulezdire,Mike.Jenevaispas l’agresser.Je
vaispeut-êtremêmel’embrasser.Maisvousnem’ôterezpasdelatêtequec’estdégoûtant.—C’estencoreplusdégoûtantsiJimmyEastonainventécettehistoire
surcommande»,luirappelaMichael.Mooreserécria:«EmilyWallacen’auraitjamaisfaitunechosepareille!— Je ne dis pas qu’elle l’a fait personnellement, mais réfléchissez :
quand la vérité va éclater, une plainte sera déposée pour parjure àl’encontred’Easton,non?—Sûrement.—Richard,croyez-moi,siunmembredubureauduprocureuroudela
police luiacommuniquédes informationspourétofferson témoignage,Eastonn’hésiterapasàledénoncer.Ensuite,iljureraqu’onl’amenacédelapeinemaximalepoursoncambriolages’iln’acceptaitpasdementiràlabarredestémoins.—Jesuisimpatientdevoirça!s’exclamaMooreavecvéhémence.— Je vous rappellerai après avoir parlé au couple Garcia. BonDieu,
j’espèrequenoustenonslebonbout!»Peu avant dix-neuf heures, Isabella et Sal Garcia se présentèrent au
bureaudeMichael.Pendant lademi-heurequisuivit,enprésenced’unejeune assistante de production faisant office de témoin, il écouta leurrécit.«C’étaitunlampadaireenmarbre,expliquaGarcianerveusement.Un
type qui tenait une petite boutique de restauration d’antiquités dans la86e Rue me demandait parfois d’effectuer des livraisons pour soncompte. Jimmy Easton travaillait pour moi ce jour-là. Nous avonsapportélelampadaireensemble.«Lafemmedeménagenousaditdeledéposerdanslasalledeséjour.
Letéléphoneasonnéàcemoment-là.Ellenousademandédepatienteruneminuteetelleestalléedanslacuisinepourrépondreàl’appel.J’aidità Jimmy d’attendre son retour pour lui faire signer le reçu. Jem’étaisgaré en double file et j’avais peur d’attraper une contravention. Je l’ai
donc laissé seuldans lapièce. Jene saispas combiende temps il y estresté. Puis, la semaine dernière, j’ai reçu un appel de mon ami RudySling.»Rudy Sling, se souvint Michael. C’est sa femme, Reeney, qui a
téléphoné en disant qu’elle pouvait nous dire pour qui Jimmy avaittravaillé.«Rudym’arappeléqu’à l’époqueoùj’avaisfaitsondéménagementà
Yonkers,Eastonfaisaitpartiedemonéquipe,etquesafemme,Reeney,l’avaitsurprisentraindefouillerdansunecommode.MonidéeestqueJimmyapuouvrircefameuxtiroirquigrinçaitàlarecherchedequelquechoseàdéroberpendantquej’allaisjusqu’aucamionetquelafemmedeménageétaitau téléphonedans la cuisine.»Salavalanerveusement sasaliveetsaisitleverred’eauqueLizluiavaitapporté.ReeneySlingetsonmaridoiventvenirdemainmatin,pensaMichael.
Ils pourront confirmer cette histoire. Tous les éléments du puzzlecorrespondent.Tandisquecetespoirfaisaitsonchemindanssonesprit,illuivintl’idéesaugrenuequeGreggetluipourraientànouveaujouerauhandballàl’AthleticClub.SalGarciaavalalecontenudesonverred’untraitetsoupira:«Voilà,
jecroisquec’est tout,monsieurGordon.Vousensavezautantquemoisurcettelivraison.Mais,pourvousprouverquecen’estpasunehistoirebidon, j’ai retrouvé les reçus d’autres livraisons que j’ai effectuées pourcetantiquaire.»Mikeexaminalereçuportantlasignaturedelafemmedeménageetle
carnetd’adressesoùfigurait lenomdeJimmyEaston.Puis ilparcourutduregardladouzained’autresreçusqueluiavaitapportésSal.Tout y est, se dit-il, tout y est. À peine capable de contenir son
excitation,illeurindiquaqu’ilaimeraitlesvoirparticiperàsonémissionlesoirmême.«Biensûr,dit Isabella.Heureusementque je t’aiobligéàmettre ton
plus beau costume et une cravate, Sal, et quemamanm’a conseillé deportercetailleur!»SalGarciasecoualatêteavecvéhémence.«Non,jen’iraipas.Bella,tu
m’asconvaincudevenir iciet je l’ai fait,mais jeneveuxpasapparaîtredans cette émissionetque tout lemondememéprise.Pasquestion. Jen’iraipas!—Tuiras,Sal,ditIsabelleavecfermeté.Beaucoupdegensauraienteu
peur, eux aussi, d’avoir des ennuis en disant la vérité. Tu n’es pasdifférentd’eux.En réalité, tu serasunbonexemple à leurs yeux.Tuas
commisunefauteettularépares.J’enaicommisunemoiaussi.J’étaissûredepuisplusd’unesemainequeJimmyEastonavaittravaillépourtoietj’auraisdûfouillerplustôtdanscescartons.Sinousavionsagicommeilfallait,toietmoi,ceprocèsauraitprisfinavantqueGreggAldrichaitété déclaré coupable. La plupart des gens essaieront au moins decomprendre.Etjevaisparticiperàcetteémission,quetuviennesounon.—MonsieurGarcia,intervintMichael,j’espèrequevousallezchanger
d’avis.VousvoustrouviezchezGreggAldrichavecEastonlejourmêmeoù, suivant son témoignage sous serment, Easton dit l’avoir rencontrépour organiser le meurtre de sa femme. Il est essentiel que les gensl’entendentdirectementdevotrebouche.»Sal regarda l’expression inquiète, mais décidée, d’Isabella et vit les
larmesqu’elletentaitderefouler.Elleétaitmortedepeur.IlsétaientassiscôteàcôtesurlecanapédubureaudeMichaelGordon.Ilpassasonbrasautourdesesépaules.«Situpeuxsupportercequinousattend,alorsjelepeuxmoiaussi,dit-iltendrement.Jenevaispastelaisseryallerseule.—Formidable!s’exclamaMikeenselevantprécipitammentpourleur
serrer la main. Je parie que vous n’avez pas encore dîné. Je vaisdemanderàmasecrétairedevousconduireà lasallederéunionetellevousferaapporterquelquechoseàmanger.»Lorsqu’ilseurentquittésonbureau,ilappelaRichardMoore:«Venez
vite.Richard,cesgensdisentlavérité.LereçudelalivraisonaétésignéparlafemmedeménagedeGregg,cellequiestmorte.J’enpleureraisdejoie.—Moiaussi,Mike,moiaussi.»RichardMooreavaitlavoixenrouée.
«Voussavezquoi?Jerecommenceàcroireauxmiracles.Jeparsdansdeuxminutes, jenedevraispasmettreplusd’uneheurepourarriverenville.Jeserai làavantvingtetuneheures.»Puissavoixsebrisa :«Jevaisd’aborddemanderàColed’alleràlaprisoninformerGregg.EtjevaisappelerAliceetKatie.—Jeregrettedenepasêtrelàquandellesapprendrontlanouvelle»,
ditMichael,serappelantl’instantterribleoùlemot«coupable»avaitétérépétédouzefoisdevantlacour.«J’aiunautrecoupdetéléphoneimportantàpasser,ditRichard,d’un
tonplusferme.EmilyWallace.Etvousvoulezmonavis,Mike?Jepensequ’elleneserapassurprise.»
70
Zachary Lanning éteignit la télévision à la fin de la séquence qui leconcernait. Revoir le portrait-robot l’avait terrifié tant il étaitressemblant.Ilnepouvaitpass’attarderuneminutedeplus.C’étaittropdangereux.Ilavaitremarquéunepetitetélévisionàlaréception,etlevieilemployén’avaitpasl’airparticulièrementoccupé.S’ilétaitencoredanslebureau à dix-huit heures, il avait très bien pu regarder l’émission. Àmoins qu’il ne soit chez lui en cemoment, assis devant son poste. Detoute façon, à la vuede ceportrait,mêmeuncerveau ralenti comme lesienrisquaitdesemettreàgamberger.La camionnette était garée dans le parking gratuit, à côté de la loge.
Heureusementqueleréceptionnisteneluiavaitpasdemandélenumérode sa plaque d’immatriculation quand il s’était inscrit. Si les flicsdébarquaientaumotel,lepremiervenupourraitleurindiquerlamarqueetlacouleurdelavoiture,maisildoutaitquequelqu’unsesouviennedunumérominéralogique.Passant fébrilement en revue les choix qui s’offraient à lui, Lanning
décidadebaisser lesstores,d’allumerquelques lampesetdequitter leslieux. Il donnerait ainsi l’illusion d’être encore là, du moins jusqu’aulendemain.Il enrageait à la pensée que, si cet imbécile d’employé ne l’avait pas
remarqué, le bungalow lui aurait offert une sécurité relative pour aumoinsquelquessemaines.Lemieuxmaintenantétaitd’allerenCarolineduNord,detrouverunendroitoùcrécheretdereveniràGlenRockpours’occuper d’Emily dans quelques mois, quand l’excitation seraitretombée.Maisquelquechose luidisaitque lachanceétaiten trainde tourner.
Oùqu’ilailledésormais,ilrisquaitàtoutmomentdevoirunevoituredepolice débouler derrière lui, sirène et gyrophare en action, le forçant às’arrêtersurlebas-côtédelaroute.Il songea àCharlotte qui avait demandé le divorce et trouvéun juge
pour décider que lamaison lui revenait. Il pensa à Lou etWilma, aveclesquellesils’étaitmontrésibonetquitoutesdeuxl’avaientabandonné.
Àprésent,Emily savait sûrementqu’il l’avait espionnée etqu’il avaitfouillésamaison.Ilespéraitqu’elleavaitcomprispourquoiilavaitlaissélemicro en place dans sa cuisine. C’était unmessage pour la prévenirqu’ilreviendrait.IlsereprésentaitlasituationàGlenRockencemoment.Bienentendu,
sedit-il,Emilyestgardéeparunpolicierpostéàl’extérieur,aucasoùjeréapparaîtrais. Mais qui peut affirmer que je ne vais pas la trouverailleursquechezelle?Etquipeutdireque jenereviendraipas traînerdanslecoin?Zachavait laissé toutes sesaffairesdans la camionnette.Aumoment
où il se mettait au volant, décidé à traverser le nord du New Jerseyjusqu’auNewYorkThruwayetàtrouverunmoteldansundecesbledsendormissurlarouted’Albany,unepenséeréjouissanteluivintàl’esprit.Ilavaitemportéavecluilachemisedenuitd’Emilyqu’ilavaitdérobée
dans sa commode la semaine précédente. Visiblement, elle ne l’avaitjamaisportée.Dommage,sedit-il.Ce serait peut-être agréable de la luimettre autour du cou, une fois
qu’elleseraitmorte.
71
Emilybaissalesstoresdelacuisineetmitdel’eauàbouillirpourlespâtes.Unenourritureénergétique,sedit-elle.C’estcequ’ilmefaut.MerciàGladys qui fait tout pour que je nemeure pas de faim. Sa femmedeménageapportaitparfoisdesboîtesenplastiqueavecdelasaucetomatefaitemaison,oudupotageaupouletqu’ellemettaitdanslecongélateur.Encemoment,lasaucepourlespâtesdécongelaitdanslefouràmicro-ondes.En attendant, Emily prépara une salade et la plaça sur le plateau
qu’elleporteraitdanslasalledeséjour.Cesoir,ellen’avaitpaslecouragede se plonger dans le dossier Aldrich. Elle était trop nerveuse. Je suispassée devant lamaison deMadelineKirk hier après-midi, se répétait-elle,etmesuissouvenuedemarésolutiondenepasfinirreclusecommeelle.Aumomentoùjeformulaiscesouhait,elleétaitenveloppéedansdessacsdejardinageetenferméedanslecoffredesavoiture.Ladouceurde cette journéed’automneavait faitplaceau froidde la
nuit.Enpyjamaetrobedechambre,elleavaitmontélethermostatdelachaudière,sanspourautantparveniràseréchauffer.QuedisaitMamie?se demanda Emily. « Je suis glacée jusqu’aux os. » Après toutes cesannéesjecomprendsenfincequ’ellevoulaitdire.Bess dormait sur un coussin dans la cuisine. Emily sortit du four le
painitalienetseversaunverredevintoutenjetantuncoupd’œilàsapetite chienne, commepour s’assurerqu’elle était toujours là. Si ce foufurieux de Lanning tente de revenir, Bess m’avertira ; elle aboiera detoutessesforces.Etpuisilyalepolicierenfactiondevantlamaison,biensûr.Mongardeducorpspersonnel,pensa-t-elle.Justecequ’ilmefallait.EtsiBessseréjouissaitdevoirZachLanning?Ellepourraitcroirequ’il
venait dans l’intention de l’emmener faire un tour. C’est lui qui s’étaitoccupéd’ellequandEmilyétaitalléevoirsonpèreetsonfrère.Envoisincomplaisant.Ellefrissonnaausouvenirdel’hommeassisdanslagalerieplongéedans l’obscurité, avecBess sur les genoux. J’ai eude la chancequ’ilnemetuepascettenuit-là,pensa-t-elle.L’odeuralléchantedelasaucemarinaraserépanditdanslacuisineet
les spaghettis étaient cuits. Emily les égoutta dans une passoire, entransféraunepartiedansungrandbol,sortitlasaucedumicro-ondesetlarépanditgénéreusementsurlespâtes.Elleportaleplateaudanslasalledeséjour,ledéposasurlatablebasse
devant son fauteuil et s’assit. Bess se réveilla et vint la rejoindre entrottinant. Il était dix-neuf heures quarante-cinq. Elle allait chercherquelquechosedevalableàregarderavantqueCourtsidenecommence.IlyauraitdesdiscussionsaniméesàproposdelasortiedeJimmyEaston.Etensuite,certainement,delongscommentairessurZachLanning.JimmyEastonetZachLanning.Untandemintéressant,sedit-elleen
enroulant les spaghettis autour de sa fourchette.Michael Gordon étaitprésentautribunalaujourd’hui.Ilvasansdoutemontrerunevidéodeladéposition d’Easton. « J’ai fait ce que j’étais censé faire. »Dans quellemesuresontémoignageluiavait-ilétésoufflé?Desonfauteuil,ellevoyaitlessacscontenantlesdossiersAldrichque
Jakeavaitdéposéscontrelemurdelasalleàmanger.Jem’yattaqueraidèsdemainàlapremièreheure,décida-t-elle.Le téléphone sonna. Pendant un court instant, Emily fut tentée de
laisserlerépondeurprendrelemessage,puisellepensaquec’étaitpeut-être son père qui l’appelait. Il a sans doute entendu les nouvellesconcernantMadelineKirketilsetourmentepourmoi.Maisc’étaitRichardMoore :«Emily, j’aiapprisqu’untueurensérie
avait assassiné votre voisine, et Cole m’a dit qu’il vous harcelait vousaussi.C’estinquiétant.Vousdevezêtreplutôtsecouée.—Onpeutledirecommeça,Richard,oui,jesuissecouée.Unpolicier
gardelamaisonnuitetjour.— C’est ce que j’espérais. Emily, vous devriez regarderCourtside ce
soir.—C’étaitmon intention. Je supposequ’onyparlerademon témoin,
JimmyEaston.—Toutel’émissionleconcerne,maisilyadavantagequecequis’est
passé au tribunal. Mike va faire venir un type qui peut prouver queJimmyafaitunelivraisondansl’appartementdeGregglejourmêmeoùilditavoirtouchél’argentducontrat.»Emilyrestaunlongmomentsanspouvoirprononcerunmot.Puiselle
ditdoucement:«Sic’estlecas,jeveuxvoircethommedansmonbureaudèsdemainmatin.Jeveuxvoircettepreuveet,sielleestvalable,GreggAldrich sera relâché sous caution, et on reprendra l’affaire à partir dezéro.
—C’estcequejem’attendaisàvousentendredire,Emily.»Uneheureplustard,ayantàpeinetouchéàsondîner,unbraspassé
autourdeBess,EmilyregardaCourtside.Quandl’émissionfutterminée,ellealladanslasalleàmanger,allumalalumièreets’emparadupremierdossier.Ellenesecouchapasdetoutelanuit.
72
Lemardimatin,lesdétenusdelaprisond’Étatseprésentèrentàseptheuresau réfectoirepour lepetitdéjeuner.JimmyEastonavaitàpeinefermé l’œil. Certains prisonniers l’avaient déjà traité de balance. « Tuseraiscapabledevendretamère,Jimmy,luiavaitcriél’und’eux.—C’estdéjàfait»,avaitdéclaréunautre.JevaisappelerMooredèsqu’ilsmedonnerontaccèsàun téléphone,
pensa Jimmy. Quand je cracherai le morceau, je sais qu’on tentera dem’accuser de parjure. Ils voudront me faire tomber, mais ils auronttoujours besoin de mon témoignage. Moore leur conseillera de semontrer compréhensifs. Et lorsque j’aurai réussi à ridiculiser le bureauduprocureur,lestaulardsrirontunboncoupetmefoutrontlapaix.Il n’avait pas faim, mais il avala quand même son petit déjeuner.
Floconsd’avoine,pain, jusd’orange et café. Iln’adressapas laparole àsesvoisinsdetable.Ilsneluiparlèrentpas.Tantmieux.De retour dans sa cellule, il se sentit mal fichu. Il s’allongea sur sa
couchettemais lesbrûluresd’estomacne se calmèrentpas. Il ferma lesyeuxetremontasesgenouxsursapoitrine,sentantladouleur,semblableàdescharbonsardents, luidéchirer lesentrailles.«Gardien,appela-t-ilfaiblement.Gardien.»JimmyEastoncompritqu’ilavaitétéempoisonné.Sadernièrepenséefutquesapeineavaitétéréduite.
73
Lemardimatinàneufheuresune réunion se tintdans lebureauduprocureur TedWesley. Accompagnés de Richard et ColeMoore, Sal etIsabellaGarciaétaientvenusrépéterleurhistoire.RichardavaitprésentéàWesley et à Emily le reçu et le carnet d’adresses que lui avait remisGarcia.« Nous apporterons également les déclarations enregistrées sous
serment d’un couple qui habite à Yonkers, Rudy et Reeney Sling, ditRichard.LorsqueJimmyEastonaparticipé à leurdéménagementdansleurnouvellerésidenceàYonkers, ilyapresquetroisans,MmeSlingl’asurprisentraindefouillerdanslestiroirs,manifestementàlarecherchedequelquechoseàvoler.»Touslesparticipantsdel’émission,laveille,avaientététrèsaimables,
pensa Isabella,mais elle avait été outrée d’apprendre queReeney avaitessayédemettreàprofitlefaitqueJimmyEastonavaittravaillépourSal.Voilà ce qu’on appelle des amis ! Quand je pense que Sal leur apratiquementfaitcadeaudeleurdéménagementquandilsontdûquitterleur appartement et qu’ils nepouvaient paspayer !EtMichaelGordonm’aditqueReeneyallaittoucherunepartiedelarécompenseparcequele fait de savoir que Jimmy Easton a tenté de les voler est uneinformationprécieuse.Çaprouvequec’estunehabitudechezlui.EmilyWallaceétaitencoreplusjolieenvraiqu’àlatélévision.Quand
onpenseàtouslesmalheursqu’elleaeus,lapauvre,songea-t-elleencore.Perdre son mari à la guerre. Obligée de subir une transplantationcardiaque.Seretrouvervoisined’untueurensériequi l’espionnait.Elledoitêtredrôlementforte.J’espèrequ’ellevapouvoirsereposer.Elles’estdémenéepour faire accuserGreggAldrich,mais cen’était pas sa faute.Elle faisait son boulot. Et elle a été si gentille avec nous. Quelqu’und’autreseraitfurieuxd’avoirtanttravailléàceprocèspourrien.En tout cas, il y a quelqu’unde furieux,décréta-t-elle : le procureur.
Elle ne le trouvait pas sympathique. Il nous a à peine regardés quandnoussommesarrivés.Onaurait cruquenousétionsdescriminels.Elleavait entendu dire qu’il allait être nomméministre de la Justice. Et le
voilà qui fusillait Emily du regard parce qu’elle lui demandait sonautorisation pour aller trouver le juge Stevens et faire relâcher GreggAldrichsouscaution.J’aimeraisbeaucouprencontrerGreggAldrich,pensaIsabella.Maisil
nous en voudra sans doute terriblement, même si nous avons fini parparler.Peut-êtredevrais-jeluiécrireunelettred’excuses?Ouluienvoyerunedecesjoliescartespostalesavec«Jepenseàvous»?LeprocureurWesleydisait:«Nousconsentironsaurétablissementde
la caution. Cependant,Richard,même si JimmyEaston amenti sur saprésencedansl’appartementd’Aldrich,celanesignifiepasquecedernierneluiapasproposédetuerNatalieRaines.»C’est absurde, pensa Isabella. Elle vit que cette dernière remarque
avait mis RichardMoore hors de lui, car il était devenu tout rouge. Ilrépliqua : « Je doute que personne de sensé puisse croire que JimmyEaston ait livréun lampadaire à quinzeheures chezGreggAldrich et ysoitretournéuneheureplustardpourtoucherunacomptesuruncontratpourmeurtre.—Peut-êtrepas, répondit sèchementWesley.Maisn’oubliezpasune
chose:avantqu’Eastonneseprésente,GreggAldrichétaitleseulsuspectdans cette affaire et, en ce qui me concerne, il reste toujours l’uniquesuspect–etlebon.»Il ne veut pas admettre qu’il s’est trompé, pensa Isabella, puis elle
regardaEmily se lever.Elle était si gracieuse.Cette veste rouge allait àraviravecsescheveuxbruns.Elleportaitunpullàcolrouléendessous.L’opération du cœur avait-elle laissé une cicatrice importante ? sedemanda-t-elle.EmilysetournaversIsabellaetSalGarcia:«Jesaisqu’ilvousafallu
ducouragepourvenirnoustrouver.Jevousenremercie.«Je suis sûreque le jugeStevens est à sonbureau,poursuivit-elle à
l’intention de Richard Moore. Nous pouvons aller le trouverimmédiatementetlemettreaucourant.JevaistéléphoneràlaprisonetleurdemanderdefairevenirM.Aldrichtoutdesuite.Puisnouspourronsfaireinscrireladécisionconcernantlamiseenlibertésouscaution.»Sontonchangeaquandelles’adressaauprocureur:«Commevousle
savez, j’ai l’intentiondeprendredeux joursdecongé.Jeserai chezmoipendantlaplusgrandepartiedutempssivousavezbesoindemejoindre.Vouspouvezaussimecontactersurmonportable.»Isabella remarqua que le procureur faisait mine de ne pas l’avoir
entendue.
Franchement,jedétesteraistravaillerpourlui,pensa-t-elle.
74
Àdixheuresetdemie, le jugeStevensremitGreggAldrichen libertésous caution.Quarante-cinqminutes plus tard, après avoir téléphoné àAlice et Katie, Gregg prenait un café dans un bistrot près du tribunal.«Combiendetempssuis-jerestélà-bas,Richard?Environquatre-vingt-dixheures?Jenemesouviensmêmepasduweek-end,maiscefurentlesheureslespluslonguesdemonexistence.—Jecomprends,ditRichardMoore.Maisvousn’yretournerezjamais,
Gregg.Vouspouvezenêtrecertain.Greggavait l’airfatigué.«Vouscroyez?Rienn’estsûr.Jevaisêtreà
nouveau le principal suspect dans l’assassinat de Natalie. La policecontinuera àme soupçonner. Qui empêchera le premier venu de venirraconteruneautrehistoiretordue?N’oubliezpasquejenepeuxtoujourspasexpliquerlesdeuxheuresquej’aipasséesàcourirlematindelamortdeNatalie.Jen’aiaucuntémoinquim’aitvudansleparc.Supposonsquequelqu’unduNewJerseyviennesoudainraconterqu’ilm’avuàCloster,cematin-là,danslesparagesdelamaisondeNatalieoudanssonallée.Qu’arrivera-t-il?Unautreprocès.»Inquiet,RichardMooreleregardaattentivement.«Gregg,voulez-vous
direquevouspourriezvousêtrerendudansleNewJerseycejour-là?—Non,biensûrquenon.Jeveuxdirequejesuisencoreterriblement
vulnérable.Ilestpossiblequej’aierencontréquelqu’undeconnaissancependant que je courais, mais je ne me suis aperçu de rien tant je metourmentaisausujetdeNatalie.J’étaisdansuntelbrouillard.—Gregg,cessezdevoustorturerenimaginantquequelqu’unvasortir
denullepartetraconterqu’ilvousavuprèsde lamaisondeNataliecematin-là.»RichardMoorelui-mêmeneparaissaitpastrèsconvaincu.C’étaitpeu
probable,maisilfallaits’attendreàtout.« Richard, écoutez-moi bien, dit Gregg. J’ai déclaré à la barre qu’en
regardantpar la fenêtrede lamaisondeCapeCod j’aipuconstaterqueNatalie semblait particulièrement anxieuse. Elle était recroquevillée enpositionfœtalesurlecanapé.EnrentrantàNewYork,j’étaistrèsinquiet
àsonsujettoutenm’avouantquej’étaisprêtàrenonceràelle.J’étaislasdes drames perpétuels. Je me rappelais même combien j’avais étéheureuxavecKathleenetpensaisquec’étaitcegenrederelationque jevoulaisretrouver.—Vous auriez peut-être dû lementionner à la barre, dit doucement
Richard.—Queleffetauraiteuunetelleréflexion?Richard,j’aieuletempsde
réfléchir dans cette cellule. Supposons que Natalie ait eu peur dequelqu’un ? Certes, personne n’a jamais vu l’homme qu’elle prétendaitfréquenter et peut-être n’existe-t-il même pas. Peut-être l’avait-elleinventépourm’obliger à cesserde l’appeler.Mais supposonsqu’elle aitvéritablementconnuquelqu’un,etquecequelqu’unl’aitattenduequandelleestrentréechezelle?—Oùvoulez-vousenvenir,Gregg?—Jevaisvousledire.Jeneroulepasprécisémentsurl’oret,sansvous
offenser, vousn’êtes pas bonmarché.Mais il y a ce détective privé quitravaillepourvous,BenSmith,n’est-cepas?—Eneffet.—Jevoudraisl’engager,luiouunautrequevousmerecommanderiez,
pourreprendrecetteaffairedezéro.J’aiétélesuspectnuméroundepuissuffisammentde temps.Jene serai libreque le jouroù lemeurtrierdeNatalieseradémasquéetoùjeseraiinnocenté.»Richard Moore avala la dernière goutte de son café et demanda
l’addition.«Gregg,toutcequevousditesàproposdevotrevulnérabilitéestexact.Et,parailleurs,lorsqueBenacherchéàsavoiravecquiNataliepouvait sortir, il a fait chou blanc. Mais, si les Garcia retenaient uneinformationvitale, ilestpossiblequequelqu’und’autreen fasseautant.Nousallonscommenceràchercherdèsaujourd’hui.»Greggluitenditlamainpar-dessuslatable.«Jesuisheureuxquevous
soyezdemonavis,Richard.Sinon,nousn’aurionsplusjamaisbudecaféensemble.Etmaintenant,jeveuxrentreràlamaison,embrassermafilleetAlice,etprendrelapluslonguedouchedemavie.J’ail’impressionquel’odeurdecettecellulemecolleàlapeau.»
75
Je devrais être fatiguée mais il n’en est rien, songea Emily ens’engageant sur le West Side Highway dans Manhattan. Il existeprobablement un lien entre la mort de Natalie et le meurtre de sacolocataire, Jamie Evans, dans Central Park voilà presque vingt ans.D’aprèslapolice,Jamieaétévictimedel’agresseurquiavaitattaquétroisautresfemmesdansleparcàpeuprèsàlamêmeheure.Maiselleaétélaseuleàêtreassassinée.ÀaucunmomentAliceMillsn’acruqu’ilpouvaityavoirunlienentre
lesdeuxmeurtresetiln’yenaprobablementpas.Natalien’avaitjamaisrencontré l’homme avec qui sortait Jamie. Elle avait vu sa photo uneseule fois et n’était même pas sûre qu’elle se trouvait encore dans leportefeuilledeJamiequandelleaététuée.Deuxansetdemiplustôt,autoutdébutdel’enquêtesurlemeurtrede
Natalie, Billy Tryon s’était rendu au bureau du district attorney deManhattanpourconsulter ledossierdel’affaireEvansetdéterminers’ilpouvaitexisterunrapport,mêmelointain,entrelesdeuxaffaires.Ilavaitphotocopié les documents essentiels et les avait rapportés dans leNewJersey. Ils comprenaient le portrait d’un suspect possible, établi par leprofileurde lapolicesuivant ladescriptionfaiteparNataliede laphotoqu’elleavaitvuedansleportefeuilledeJamie.Le dessin représentait un hommed’environ trente-cinq ans avec des
cheveux blonds assez longs. Il était plutôt séduisant dans le genreintellectuel,avecdessourcilsépaisetdeslunettessansmonture,desyeuxbrunsenamande.Le bureau du district attorney était situé en bas deManhattan, au 1
HoganPlace.Emilygarasavoituredansunparkingvoisinets’yrenditàpied à travers les rues encombrées. Elle avait pris rendez-vous partéléphone avec le directeur de la police, qui avait chargé l’inspecteurSteveMurphy,unancienduservice,desortir ledossierJamieEvansetd’aiderEmilyquandelleseprésenterait.Danslehall,unemployéprévintMurphyquivérifial’heuredurendez-
vous.Emily eut alors l’autorisation de franchir la sécurité. L’inspecteur
l’attendaitàlasortiedel’ascenseuraudixièmeétage.Lacinquantaine,levisageavenant,lescheveuxcoupésenbrosse,il l’accueillitavecunlargesourire.«Vousn’avezdoncpasassezdecrimesdansleNewJersey,pourvenir
résoudrecheznousdesaffairesvieillesdevingtans?»luidemanda-t-ilenriant.Ilplut aussitôt àEmily.«Nous enavonsplusqu’iln’en fautdans le
New Jersey, répliqua-t-elle. Vous êtes les bienvenus pour résoudre lesnôtresdèsquevousvoudrez.—J’aimisledossierEvansdansundenosbureauxprèsdelasalledes
inspecteurs.—Parfait.—J’yaijetéuncoupd’œilpendantquejevousattendais,ditMurphy
en marchant à côté d’elle dans le couloir. À l’époque, on a cru qu’ils’agissaitd’unvolquiavaitmaltourné.Cettefemmeadûrésister.Troisautres avaient été agressées dans le parc à peu près à lamême heure.Evansfutlaseuleàêtreassassinée.—C’estbiencequej’avaiscompris.—Nousyvoici.Cen’estpasluxueux.—Jepeuxvousassurerquecheznousnonplus.»Emily suivitMurphy dans une petite piècemeublée d’un bureau qui
avait connu des jours meilleurs, de deux chaises branlantes et d’unclasseur.« Le dossier Evans est sur le bureau. Prenez votre temps. Nous
pourronsfairedesphotocopiesdecequivousintéresse.Jereviensdansuneminute.J’aiquelquescoupsdefilàpasser.—Jevousenprie.Jevousprometsdenepasêtretroplongue.»Emily ne savait pas vraiment ce qu’elle cherchait. Je suis comme ce
juge qui essayait de prendre une décision dans une affaire depornographie, se dit-elle. Il avait dit : « Je suis incapable de définir lapornographie,maisquandjetiensuncas,jelesais.»Elle parcourut rapidement la liasse des rapports de police.Elle avait
déjà lu bon nombre d’entre eux qui se trouvaient dans le lot que BillyTryonavaitrapporté.JamieEvansavaitétéattaquéetôtdanslamatinéeetétranglée.Soncorpsavaitététraînédepuislapistedejoggingetcachéderrièred’épaisbuissons.Samontre,soncollier,sonpendentif,sabagueavaientdisparu.Sonportefeuillenecontenaitplusniargentnicartesdecrédit et avait été abandonné dans l’herbe, à côté d’elle. Ses cartes decréditn’avaientjamaisétéutilisées.
À l’époque du meurtre, Natalie Raines avait fourni à la police unedescriptiondel’hommedontelleavaitvuuneseulefoislaphotodansleportefeuilledeJamie.Sonamieluiavaitconfiéqueceluiqu’ellevoyaitensecret étaitmarié,mais qu’il lui avait promis de divorcer.Natalie avaitdéclaréqu’àsonaviscetindividu,qu’ellen’avaitjamaisrencontréetdontelleignoraitlenom,menaitJamieenbateau.Natalieétaittellementpersuadéequecefiancémystérieuxpouvaitêtre
l’assassindeJamieque lapolice l’avaitconvoquéeaubureaududistrictattorneyafinderéaliserunportrait-robot.Jusque-là, rien de nouveau, se dit Emily. J’ai déjà vu tout ça. Mais
quandellearrivaauportraitréalisépar leprofileur,elleneputréfrénerunsursaut.Ledessinquise trouvaitdans ledossierqueBillyTryon luiavait communiqué dans le New Jersey n’était pas le même que celuiqu’ellevoyaitdansledossierdeNewYork.Cethomme-làétaitséduisant,jeune,avecdesyeuxbleus,unnezdroit,
unebouchebiendessinéeetuneabondantechevelurebrune.C’était un portrait qui présentait une nette ressemblance avec Billy
Tryon,enplusjeune.Emilylefixa,stupéfaite.Enbasdudessinonlisait:«Estpeut-êtreconnusouslesurnomdeJess.»Steve Murphy était de retour. « Vous avez trouvé une piste à
explorer?»Emily s’efforça de garder une voix détachée en désignant le dessin :
«Jesuisconsternéemaisjecrainsquemesdossiersaientétémélangés.Ce n’est pas le portrait que j’ai en ma possession. Je suis sûre quel’original, réalisé par votre dessinateur, est conservé quelque part chezvous.—Certainement.Voussavezcommentçasepasse.Onfaitexécuterle
dessinetensuiteonentiredescopies.Nouspouvonsvérifierparrapportàl’original.Pasdeproblème.Mais,àmonavis,s’ilyaeuuneerreurdeclassement,elleadûseproduirechezvous.J’étaisiciquandcettepauvrefilleaété tuée.Ceportraitestbienceluiquise trouvaitdans ledossier.Désirez-vousphotocopierautrechose?—L’ensembledespièces,sivousn’yvoyezpasd’inconvénient.Murphy lui lança un regard étonné. «Voyez-vous quelque chose qui
pourraitnousaideràrésoudrecetteaffaire?demanda-t-ilvivement.—Jenesaispasencore»,réponditEmily.Y avait-il d’autres éléments dans le dossier Evans que Billy Tryon
n’avait pas rapportés ? s’interrogea-t-elle en attendant les copies. Billypouvait-il être ce mystérieux fiancé que Natalie soupçonnait d’avoir
assassiné son amie ? Billy Tryon avait-il jamais rencontré NatalieRaines?Et, dans l’affirmative, était-ce la raison qui l’avait incité à fabriquer
l’histoire de JimmyEaston et à faire condamnerGreggAldrich pour lemeurtredeNatalie?Tout commenceàprendreun sens, seditEmily.Cen’estpasun joli
tableau,maislesélémentsdupuzzlesemettentenplace.
76
Oùmieuxsecacherquechezsoi?L’idéefrappaZachLanningcommeuncoupdetonnerre.Lancésàsarecherche,lesflicsdevaientavoirprislamaisond’assaut.Illesimaginait,l’armeaupoing,craignantpourleurvie,visitant toutes les pièces et, finalement, déçus de ne pas avoir ferré lepoisson.S’il n’avait craint que le gendre trop curieux d’Henry Link aille le
dénoncer à la police au sujet de la camionnette, il se serait attardé unmomentdanscemotelminableàcinquantekilomètresaunorddeGlenRock.Ilavaitdormiàpeuprèsconvenablementets’étaitsentiplutôtensécurité. Le propriétaire, un vieux binoclard au pas traînant, ne feraitjamaislerapprochemententreluiet leportraitquiétaitapparusursonpetitpostedetélévision.Maisàquoibonseraconterdeshistoiresquand lacamionnetteavait
sûrementétésignaléeetquetouslesflicsàcentkilomètresàlarondelarecherchaient?Il lui restait la possibilité de descendre d’une traite en Caroline du
Nord et de tenter de se fondre dans la foule des nouveaux arrivantsdésireux de s’installer dans l’État. Cependant, le besoin de retrouverEmily était irrésistible. Il allait dormir ici ce soir, décida-t-il, payerquelques jours d’avance et laisser la camionnette sur place. Demainmatin, il prendrait un bus jusqu’à PortAuthority, àNewYork, puis unautrepourGlenRockàlanuittombée.Il se glisserait à l’arrière des maisons au voisinage. Avec un peu de
chance, le double de la clef qu’il avait gardé fonctionnerait encore. Ilpourrait entrer par la porte de derrière et attendre. Lamaison d’Emilyétaitcertainementgardée.Ilconnaissaitlaroutine.Etelleavaitsûrementfaitchangerlesserrures.MaiselleouvraittoujourslaportedelagaleriepourlaissersortirBessuneoudeuxminutesavantd’allersecoucher.Naturellement,Bessaboieraitenlevoyant.Maisilseseraitmunides
biscuitsdontelleraffolaitetilenjetteraitunoudeuxsurlesol.Letempsdes’introduireàl’intérieur.C’étaitunbonplan.
Etilsavaitqu’ilpouvaitleréaliser.
77
Emily rentra directement chez elle en sortant du bureau du districtattorney. Je dois faire preuve de la plus grande prudence, pensa-t-elle,être absolument sûre de moi. Page par page, mot par mot, elle allaitcomparer les rapports établis par Billy Tryon deux ans et demiauparavant et ledossier complet sur lemeurtrede JamieEvansqu’elleavaitenmain.Les dessins sont complètement différents. SteveMurphy a confirmé
qu’unseulportraitavaitétéréalisépendantl’enquêteetquec’étaitceluiquej’aivucematin,récapitula-t-elle.CombiendecomptesrendusTryona-t-ilnégligéderapporter?Quevais-jedécouvrird’autre?En s’engageant dans sa rue, elle constata que le cordon de sécurité
entouraittoujourslamaisondeMadelineKirk,maisavaitétéôtédevantla sienneet celledeZachLanning.Qui serait lenouveau locataire ?Detoutefaçonilnepourraitêtrepirequeleprécédent.Ellefitunsignedelamainaupolicierenfactiondanslavoiturelelong
dutrottoir,s’avouantqu’elleétaitrassuréeparsaprésence.Leserrurieret lesspécialistesde l’alarmeviendraientplus tarddans la journée.Elles’était arrangée pour se réserver quelques heures tranquilles afind’étudierledossierAldrichavantleurarrivée.L’appel téléphonique de Richard, la veille au soir, a tout changé,
songeaEmilyendescendantdevoiture.Avant,jen’auraisjamaisimaginéque jemeretrouveraiscematindans lebureaudeTedWesley,àexigerqueGreggAldrichsoitmisenlibertésouscaution.EtlorsquejesuisalléeàNewYork,jen’auraisjamaispensédécouvrirqu’undemesinspecteursavaitfalsifiéunepreuve.Dans lamaison, elle fut accueillie bruyamment par Bess. « Tu peux
aboyeraussi fortque tuveux,dit-elleenprenant lapetitechiennedansses bras. Non, nous n’allons pas nous promener. Je vais te faire sortirquelquesminutesdanslejardinetceseratoutpourlemoment.»Elledéverrouillalaportedelagalerieetrestadeboutsurlesmarches
pendant que Bess courait derrière lamaison, faisant crisser les feuillesmortes sous ses pattes. La journée avait débuté sous un brillant soleil,
maisletempssecouvraitàprésentetuneodeurdepluieimprégnaitl’air.Emily attendit cinqminutes puis appela : « Un biscuit, Bess ? » Ça
marchait à tous les coups, remarqua-t-elle en voyant la chienne seprécipiteràl’intérieur.Aprèsavoirsoigneusementreferméleverrou,elleluitenditlebiscuitpromisetbranchalabouilloire.Un café lui donnerait un bon coup de fouet. Sinon, je risque de
m’endormir,sedit-elle.Etj’aifaim.Jen’airienmangéhiersoir.L’appeldeRichardm’atenulieudedîner.Grâce à ses achats du dimanche, le réfrigérateur était plein. Elle se
prépara un sandwich au jambon et au fromage, un café, et s’assit à latable de la cuisine. À la seconde tasse, stimulée par la caféine, elle sesentitl’espritclair,prêteàaffrontercequil’attendait.Ellesavaitcequ’ellerisquaitenattaquantbilleentêteBillyTryonau
sujet du portrait-robot qu’il avait apporté de New York. Il exploserait,hurlerait, dirait que ce n’était pas celui qu’il avait mis dans le dossierAldrich, qu’un abruti de sous-fifre avait dû faire une erreur declassement. Mais pourquoi notre bureau aurait-il un second dessinémanant du district attorney deManhattan, portant lamême date quel’autre,sicen’étaitpasBillyquil’avaitrapporté?Elle réfléchit : il pourrait rétorquer que le portrait que j’ai entre les
mainsoffrepeut-êtreunecertaine ressemblanceavec lui,maispasplusqu’avec quantité d’autres individus. Il pourrait aussi prétendre que ledessinateur avait travaillé sur la base d’une description émanant d’unefemmequin’avaitjamaisrencontrélapersonnedontelleparlait.Sijem’adresseàTed,alorsquelasortiedeJimmyEastonautribunal
l’a rendu furieux, ilme répondra probablement que je les ai intervertismoi-même.J’aiconsidérétoutesleshypothèses,conclutEmily.Pouruneraisonou
une autre,Billy a ôté la copie dudessin original quand il a rapporté ledossierdans leNewJerseypuis s’est arrangépour le remplacerparunsecond.C’estunefalsificationdepreuves.Ilnes’attendaitcertespasàcequejemerendeàNewYorkpourconsulterledossier.Maisc’estcequej’aifait.J’ignorequelleseral’issuedecetteaffaire,maisquandj’enauraifini,je
reprendraichacundesdossiersqu’ilatraitésetdanslesquelsdesplaintesontété formuléescontre lui.Quecelaplaiseounonàsoncousin,notrefuturministredelajustice.Onsonnaàlaporte.Besssemitàaboyer.Emilylapritdanssesbrasetallaouvrirlaporte.
C’était le serrurier, un homme d’une soixantaine d’années habillé d’unjean et d’un sweatshirt de l’équipe de football desGiants. « Si j’ai biencompris,vousvoulezquejevérifietout,map’titedame,lesportesetlesfenêtres.—Oui,c’estbiença.Etjevoudraisquevousposiezlesserrureslesplus
sûresquiexistent.—Riendeplusnormal.C’estcequedemandentlesgensparlestemps
qui courent. Vous pouvezme croire. Regardez ce qui est arrivé à votrevoisinedel’autrecôtéde larue.Lapauvrevieille.Ilparaîtquelecingléqui l’a tuée est entré par une fenêtre de derrière, pas sorcier. Et ellen’avaitmêmepasd’alarme.—Jevaisenfaireinstallerunenouvelledèsaujourd’hui,ditEmily.Le
techniciendevraitarriverd’unmomentàl’autre.Jevoulaisquemapetitechienne vous rencontre tous les deux afin qu’elle ne vous dérange paspendantvotretravail.»Le serrurier regarda Bess. « Autrefois, un chien qui aboyait était
considérécommeuneprotectionlargementsuffisante.(Ilsebaissapourluicaresserlatête.)Salutlechien,tunemefaispaspeur,tusais.»Emilyregagnalacuisineetmitlesassiettessalesdanslelave-vaisselle.
Puis, fuyant la compagnie du serrurier qu’elle soupçonnait d’être unbavardimpénitent,ellemontadanssachambreetfermalaporte.Tandisqu’elleenfilaitunpantalonetunpull,ellerepritlecoursdesesréflexions.EnquoiBillyTryonétait-illiéàJimmyEastondansl’affaireAldrich?Etétait-ilimpliquédanslamortdeJamieEvans?Sepouvait-ilqu’ilaitétélemystérieuxfiancédeJamie?Ilressemble
indiscutablementàl’hommequeNatalieadécritauprofileurdelapolice.Il a divorcé deux fois. On dit que ses deux femmes avaient fini par selasserdesesaventures.JamieEvansétaitunejeuneactrice.Et,d’aprèslarumeur, il choisit sespetites amiesdans le show-business, récapitula-t-elle. J’ai pu le constater moi-même, j’en ai rencontré une la semainedernière.Billy a été chargé de conduire l’enquête sur le meurtre de Natalie
Rainesdepuisledébut.Quandonadécouvertquel’amiedeNatalieavaitété assassinée des années auparavant, il s’est débrouillé pour aller lui-mêmeàNewYorkconsulterledossier.S’il a tué Jamie Evans, songea encore Emily, il a dû être pris de
paniqueà lavueduportrait.Et iladécidédeluiensubstituerunautreavantderapporterledossier.La sonnette retentit ànouveau.Cette fois, c’était l’hommequi venait
changer l’alarme. Après avoir fait les présentations qui s’imposaient àBess,Emilyserenditcomptequ’ellen’arriveraitpasàtravaillerchezellece jour-là. Je suis moulue, se dit-elle. Je devrais prendre rendez-vouspourunmassage.Jenesaismêmepasparoùcommencer.Jepeuxtoujoursessayerde
savoirsiBillyajamaisutilisélesurnomde«Jess».Il y a aussi une autrequestionà élucider. SiNatalieRaines semblait
véritablementaussi inquièteque l’aditGreggAldrichquand il l’avueàCapeCod,sepourrait-ilqu’ellesoitalléeseréfugierdanssamaisonaprèsladernièrereprésentationduTramway?Pastantpourseretrouverseulequeparcequ’ellevoulaitéchapperàquelqu’unquiluifaisaitpeur?Une seule personne pourrait m’aider à répondre à cette question,
pensaEmily.LamèredeNatalie.Jeneluiaijamaisvraimentdemandésielle avait été surprise que Natalie parte pour Cape Cod aussisoudainement.Sontéléphoneportablesonnaaumomentoùelles’apprêtaitàappeler
AliceMills.C’étaitJakeRosen.«Emily,nousvenonsd’avoirunappeldeNewark.JimmyEastonestmort.—Quoi?JimmyEastonestmort!Comment?»IlluisemblaitencoreentendreJimmydireaujugevingt-quatreheures
plus tôt qu’il avait peur de retourner en prison parce que les autresdétenushaïssaientlesmouchards.«Ilssontpratiquementcertainsqu’ilaétéempoisonné.L’autopsie le
confirmera.»Jakemarquaunepause,puisreprit:«Emily,cettehistoirevafaireunbaroufdetouslesdiables,vouslesavezcommemoi.Certainsvontcroirequelesdétenussesontchargésdeleliquiderparcequ’ilavaitcoopéréaveclajustice.D’autrespenserontquequelqu’uns’estchargédel’empêcherdeparlerdansl’affaireAldrich.—Etilsaurontraison,ditEmily.Beaucoupd’accuséscoopèrentpour
bénéficierde réductionsdepeine et ilsne finissentpasassassinéspourautant.Jake,jesuisprêteàparierqueBillyTryonaquelquechoseàvoirlà-dedans.—Bonsang,Emily,soyezprudente.Vousnepouvezpasrépandreun
bruitpareil!»Jakeparaissaitàlafoisstupéfaitetinquiet.«Entendu, réponditEmily.Mettonsque jen’aie riendit.Mais j’ai le
droit de le penser. Jake, tenez-moi au courant de tout ce que vousapprendrez. Je suppose que je devrais venir au bureaumais je préfèreresterici.Jesuisplustranquillepourtravailler.Aurevoir.»
Emily raccrocha et s’apprêta à composer le 411. Elle savait que lenuméro d’Alice était dans l’annuaire de Manhattan mais elle préféraitappelerlesrenseignementsplutôtquederedescendrelechercherenbas.Ellen’en eutpasbesoin.Elle se rappela soudainque c’était le212-555-4237!Ellepressalestouches,sefélicitantdesamémoire.Àmoinsquejenetombesurleteinturier!Letéléphonesonnatroisfoisavantquelerépondeursedéclenche.«Ici
AliceMills.Vouspouvezmejoindreau212-555-8456.»EllesetrouvaitprobablementavecKatie,chezGregg,pensaEmily.Ellenepouvaits’empêcherderevoirlejouroùAliceMillsétaitvenue
danssonbureauets’étaitassiseenfaced’elle,vêtuedesontailleurnoir,l’airdésespéré,maisgardantsadignité.J’aipassémonbrasautourdesesépaulesaumomentoùelleestpartie,sesouvintEmily.Jenevoulaispasqu’ellesouffre.Avec un sourire ironique à la pensée de téléphoner chez un accusé
contrelequelellevenaitderequériretdontleprocèsn’étaitpasterminé,Emily entendit la voixmétallique du répondeur indiquer qu’il n’y avaitpersonneetqu’onpouvaitlaisserunmessage.«Alice,c’estEmily.Ilfautabsolumentquejevousparle.Àlabarre,GreggaditqueNatalieluiavaitparuinquiète.Vousn’avezfaitaucuncommentaireàcesujet.Maispeut-être avez-vous un avis. Je me souviens qu’elle est partie à Cape Codaussitôtaprès ladernièrereprésentationduTramway.Jesaisqueceuxquitravaillaientavecelleonttoustémoigné,maisjevoudraisexaminerànouveaucepointparticulier.Ilpeuts’agird’unélémentimportant.»ParexemplequeBillTryonsortaitavecuneactricequi jouaitdans la
pièce,qu’ilavaitrencontréNatalieparhasardcesoir-là.Etqu’ellel’avaitreconnuaprèsdenombreusesannées.Son portable sonna. C’était la secrétaire de Ted Wesley. D’une voix
nerveuse,elledit:«Emily,leprocureurveutvousvoirdanssonbureauimmédiatement.Et il vouspriede rapporter tous les dossiers que vousavezemportéschezvous.»
78
Trois quarts d’heure plus tard, Emily, Billy Tryon et Jake Rosen seretrouvaientdans lebureaudeTedWesley.Pâlede rage, cedernier lestoisait avec un mépris non dissimulé. « Je peux vous dire que je n’aijamais vu une accumulation d’actions plus lamentables, désorganisées,irresponsables,inefficacesquecellesquevousavezmenéestouslestrois.Billy,as-tuvraimentaidéJimmyEastonàmettreaupointlerécitqu’ilaserviavectantdeconvictionàlabarredestémoins?—Non,Ted,enaucunemanière.»LetonetlecomportementdeBilly
étaient déférents. « Mais pour être précis, quand Easton m’a dit sonintention d’écrire à Aldrich pour le prévenir qu’il n’honorerait pas leurcontrat,maisneluirendraitpaslescinqmilledollarspayésd’avance,j’aisuggéréuntrucdugenre“Vouspouvezlesconsidérercommeunacomptenonremboursable.”Ilarietrépétéplustardcettephraseàlabarre.—Jeneparle pasde ça, l’interrompit sèchementWesley.Est-ce que
cela signifie qu’il avait déjà concocté toute l’histoire qu’il t’a débitée, etquetouslesdétailsvenaientdelui?—Absolument,réponditBillyavecénergie.Ted,considéronslesfaits,
mêmesiEmilys’yrefuse.Immédiatementaprèssonarrestationàlasuitedu cambriolage, Easton a dit à la police locale qu’il détenait desinformations sur l’affaire Aldrich. Ils nous ont appelés et je suis alléaussitôt surplace.Tout cequ’il a raconté tenait la route. Il a rencontréAldrich au bar. Aldrich l’a bien appelé sur son téléphone. Il a décritl’intérieurdesonappartement.Etilsavaitmêmequeletiroirgrinçait…—Ilétaiteneffetaucourantpourletiroir,rétorquaEmily.M.Garciaa
révélé qu’il avait fait une livraison avec Easton dans l’appartementd’Aldrichetqu’àunmomentEastonétaitrestéseuldanslapièce.Ilapuvouloir ouvrir ce tiroir pour y chercher quelque chose à piquer etentendrelegrincement.«Etlalettrequ’ilasoi-disantenvoyée,continua-t-elle.Celledontvous
admettezluiavoirsoufflécertainstermes?Enêtes-vousl’initiateur?Ellea donné une meilleure impression de Jimmy et plus de poids à sonhistoire.»
Sans laisser à Billy le temps de répondre, Wesley s’adressa à JakeRosen:«VousétiezlàquandEastonaétéarrêté.Qu’avez-vousàdire?— Monsieur, j’ai assisté à la plus grande partie de la première
rencontre au commissariat d’Old Tappan, répondit Jake. Billy n’a pasdonnélamoindredirectiveàJimmyEaston.»JakesetournaversEmily.«Jevaisêtre franc,Emily. Ilya toujourseudes frictionsentreBillyetvous.Mais jepensequ’encemomentvousvousmontrez injusteenverslui.—C’est tout ce que je voulais savoir, Jake.Merci. Vous pouvez vous
retireràprésent»,ditWesleyd’untonsec.Quand la porte se fut refermée derrière Jake,Wesley se tourna vers
Emily:«Ilmesembleétabliqu’Eastonn’apaseubesoindeconseilspourmettre au point sa déposition. Il n’en a pas eu besoin, pour la simpleraisonqu’ildisaitlavéritésurcequis’étaitpasséentreAldrichetlui.Etaujourd’hui,dufaitdevotretotaleabsencedejugement,parcequevousn’avez pas ajouté foi à sa crainte de retourner en prison après avoircoopéré,ilestmort.Sansmentionnerlefaitqu’Aldrichestenlibertésouscaution et que notre procès est probablement compromis. Pourquoi nepas avoir accepté que la condamnation d’Easton soit limitée au tempsdéjàpasséenprison?Toutauraitpuêtreévité.—Parcequec’étaituncriminelprofessionneletqu’ilauraitcontinuéà
s’introduire par effraction chez les gens, répondit fermement Emily. Etquecettefois,quelqu’unauraitpulepayercher.»Elle se redressaetpoursuivit :«Et il y aunautreélémentquevous
n’avezpas considéré.Le juryavait entenduqu’il allait être condamnéàquatreans.Sij’avaisaccepté,parlasuite,quelacondamnationselimiteautempsdéjàeffectué,Mooreauraitdéposéunerequêtepourl’ouvertured’unnouveauprocès, arguantdu faitque je savais etqueJimmysavaitdepuisledébutquesapeineseraitréduiteetquelesjurésauraientdûlesavoir au moment d’évaluer son témoignage. En outre, Moore auraitprétenduqu’Eastonétaitprêtàdiren’importequoipourêtre libéré.Lejugen’auraitpurefusercetterequête.— Alors vous auriez dû y penser avant le procès, quand vous avez
négocié avec lui, lança Wesley. Vous saviez qu’il était incontrôlable etqu’ilrisquaitdeseretournercontrevousparlasuite.Vousauriezdûluiaccorderlalibertéconditionnelledèsledébut.Ilyavaitunequantitéderecoupements pour corroborer son histoire, quelle que fût la peineencourue. Maintenant l’intégrité de ce bureau va non seulement êtrecontestée, mais directement attaquée. Les médias vont s’en donner à
cœurjoie.»Enarrivantàlaréunion,Emilynesavaitpassielleproduiraitlesdeux
portraitsqu’elleavaitgardésdansunechemise.Ellelessortitetlesposadevant Wesley. « L’inspecteur Tryon pourra peut-être donner uneexplication satisfaisante à ceci. Le portrait que j’ai trouvé hier dans ledossierdeNewYork concernantJamieEvans, l’amiedeNatalieRainesquiaétéassassinée,n’estpasceluiqu’ilarapportécheznous.Ilportelamême date mais la similitude s’arrête là. C’est celui d’une personnecomplètementdifférente.»Ignorant les regards furieux que lui lançaient Wesley et Tryon, elle
continua : « Je sais très bien que Billy va prétendre qu’il s’agitsimplementd’uneerreurdeclassement.Mais l’inspecteurdubureaududistrict attorney deManhattan quim’a confié le dossier est formel : iln’existait qu’un seul dessin. Je prétends pourmapart qu’il s’agit d’unetentativedélibéréedeBillyTryonpournepasfairefigurerlebonportraitdansledossierAldrich.»Emilysetut,hésitantàrévélerlefonddesapensée.Puisellepritune
longue inspiration. « Je voudrais aussi souligner que le dessin originalprésente une ressemblance évidente avec Billy Tryon, qui pourraitexpliquerqu’ilaitvouluàtoutprixl’empêcherdenousparvenir.»TedWesleys’emparadesdessinsetlesexamina.«Emily,vousêtesen
traindeporterdesaccusationsquisontnonseulementtrèsgraves,maisdiffamatoires, pour ne pas dire hystériques. Dois-je comprendre queNatalieRainesn’a jamais rencontrécethomme,etqueceportraitaétéréalisé d’après ses souvenirs d’une prétendue photo soi-disant aperçuedansunportefeuille?— C’est exactement ce que je m’attendais à vous entendre dire,
réponditEmilyd’unairdedéfi.D’unepart, jeconsidèrequeceportraitressemble fortement à Billy, et d’autre part il me paraît certain qu’il adélibérément échangé les dessins pour dissimuler quelque chose d’uneimportance capitale. Et je ne m’arrêterai pas avant d’avoir découvertquoi.—Ça suffit ! hurlaWesley. J’en ai assez de vosmanœuvres visant à
diffamermonmeilleurinspecteur.J’enassezdevosmanœuvresvisantàréduire à zéro le procès Aldrich, ce que vous êtes presque parvenue àfaire.Etavez-vousjamaispenséquel’inspecteurdeNewYorkpouvaitsetromperenaffirmantqu’iln’yavaiteuqu’unseulportrait?«Jevousordonnededéposercesdossiersdansmonbureau.Etdene
plusy toucher !Rentrez chezvousetne remettezpas lespiedsdansce
service jusqu’à ce que je décide des sanctions qui seront prises à votreencontre.Silesmédiasvouscontactent,jevousinterdisdecommuniqueraveceux.Demandez-leurderappelerdirectementmonbureau.»Wesleyseleva.«Maintenant,sortez!»Emilyétaitsurprisequ’ilnel’aitpasviréeplus tôt. « Je vais sortir, monsieur, dit-elle. Mais un point encore.Demandez autour de vous si personne n’a jamais connu l’inspecteurTryon sous le surnom de “Jess”. Et vous-même, ne l’avez-vous jamaisentenduappelerainsi?Aprèstout,ilestvotrecousin.»Ils se regardèrent fixementpendantunmoment, sansprononcerune
parole.Puis,ignorantBillyTryon,EmilysortitdubureaudeTedWesleyetquittalepalaisdejustice.
79
ZachLanningdécidad’attendrelemilieudel’après-midipourprendreun bus pour New York. Il savait que le terminal de Port Authoritygrouillaitdeflicsencivilcherchantàrepérerdanslafouledescriminelsdontilsavaientmémorisélevisage.Mieuxvalaits’ytrouveràuneheuredepointe.Ilavaitdéjeunéaumotel,danscetendroitsordidequ’ilsqualifiaientde
gril.Aumomentoùilfinissaitsonrepas,sixclientsétaiententrés.Deleurconversationbruyanteetexcitée, ilavait retenuqu’ilsserendaientàunmariageàdix-septheures.Toutelanoceestdescendueici,pensa-t-il.Jefaisbiendem’enaller.Ilauraitjuréquedeuxpersonnesluiavaientlancéunregardbizarreaumomentoùilpayaitl’additionetsortait.Unefoisdehors,ils’aperçutqu’ilsavaientgaréleursvoituresàcôtéde
sa camionnette. Un souci de plus. L’un d’eux pourrait s’en souvenirquand le gendre d’Henry Link aurait prévenu la police et que lesrecherchescommenceraient.Il portait un blouson de cuir, un pantalonmarron et une casquette.
Voilàladescriptionqu’ilsdonneraientdeluiàlapolice.Zach emporta son argent, ses faux papiers, ses téléphones à cartes
prépayées, un jean, un sweat-shirt à capuche et une perruque grise, letoutserrédansunpetitsac.Il arriva au terminal de Port Authority à dix-huit heures quinze.
Commeil l’avaitprévu, la fouledesbanlieusardss’ypressait. Ilallaauxtoilettes,sechangeapuissedirigeaverslequaidesbuspourGlenRock.Lapluiecinglaitlesbaiesvitréesdelagare.Iln’yaurapasunchatdansles rues, se dit-il. Les passagers que personne n’est venu attendre àl’arrivéevontsedépêcherderentrerchezeux.Commemoi.À dix-neuf heures trente, il descendit du bus à Glen Rock. La pluie
avaitcollésursonfrontsaperruquegrise.C’étaitunesensationagréable.Emily.Emily.Mevoici.
80
J’ai besoin de dormir un peu, se dit Emily. Je suis vidée. À bout deforces. J’ai abattu mes cartes devant Billy. Pratiquement sans aucunepreuve.MêmeJakeestimequejemèneunevéritablevendettacontresoncollègue.MaintenantqueJimmyEastonaétéassassiné,Tedvadevoirrépondre
àtouteslesquestionsqueposerontlesjournalistessurlafaçondontnousavons réagi auxmenaces de Jimmy Easton dans la salle d’audience. Ildoit donner l’impression que nous formons un front uni devant lescaméras.Iln’acertainementpasenviedemevoirdanslesparages.EtlaréputationdeJakeestenjeu.Ilapeut-êtreétémoinsprésentau
premier interrogatoired’Eastonqu’ilne l’aadmiset ilapeurde ledire,désormais.Jecomprendssescraintes.BillyestsonsupérieuretTedsonemployeur.Ellearrivachezelleàtempspourtrouverleserrurierprêtàs’enaller.
«Aveccesnouvellesserruresetvotrepitbull,vousnecraignezrien,dit-il.Maissouvenez-vousqu’aucuneserrurenevousserautilesivousoubliezde tourner la clé. Pareil pour le système d’alarme sophistiqué que cestypessontentraind’installer.Bon,contentdevousavoirconnue.Bonnechance.—Aurevoir.Mercid’êtrevenusivite.Etmercidevousenaller,pensa
Emilyquileregrettaaussitôtcarcethommes’étaitmontrévéritablementserviable.Ilétaitdix-septheuresquinze.Lestechniciensdel’alarmeremontèrent
dusous-sol.«Onaterminé,ditleplusâgé.Demainonviendrainstallerles caméras. Si vous voulez bien nous suivre à la cuisine, je vousmontrerai comment brancher et débrancher le système. Vous pouvezaussi neutraliser des zones déterminées si vous avez envie d’ouvrircertainesfenêtres,parexemple.»Peinantàresteréveillée,Emilyluiemboîtalepas,l’écoutaetessayade
comprendre les différences entre ce nouveau dispositif et l’ancien.Lorsqu’ilfutpartienpromettantderevenirlelendemain,ellelaissaBessgambaderdanslejardinpendantuneminute.Puisellefermaleverroude
la porte de la galerie et écouta son répondeur. Déçue, elle constataqu’AliceMillsn’avaitpasréponduàsonmessage.Elle tenta à nouveau de la joindre chez elle puis à l’appartement
d’Aldrich.Ellelaissaunsecondmessage:«Alice,répondez-moi,jevousenprie.Jecomprendraisquevousn’ayezpasenviedemeparler.Maisjevoulaisvousdireque leprocureurm’aretiré l’affaireetque jevaissansdouteêtrevirée.»Lavoix tremblante,ellecontinua :«Jesuiscertaineque si nous connaissions la raison de l’inquiétude de Natalie, nousdécouvririonsquil’aassassinée.»Emilygagnaensuitesonliving-room,s’assitdanssonfauteuilhabituel
ets’enveloppadansunecouverture.Jevaispeut-êtrem’endormiravant,songea-t-elle,mais je ne voudrais pas rater le début deCourtside. Elleréglalesignalsonoredesamontresurvingtetuneheures,fermalesyeuxets’endormitsur-le-champ.L’alarmenelaréveillapas.Cefutlasonnerieobstinéedesonportable
quifinitparlatirerdusommeil.Elleréponditd’unevoixpâteuse:«Allô.—Emily, vous vous sentez bien ? J’ai essayé de vous appeler à trois
reprisesenunedemi-heure.Jecommençaisàm’affoler.Voussembliezsibouleverséedansvotremessage.»C’étaitAliceMills.L’inquiétudesincèrequiperçaitdanssavoixémut
Emilyauxlarmes.«Non,jevaisbien,Alice.Jesuispeut-êtrefolle,c’estce que semble penser notre procureur, mais je crois savoir qui a tuéJamieEvansetsansdouteassassinéégalementNatalie.»Elle entenditAlice étouffer un cri de surprise et poursuivit : « Il y a
sûrement une personne proche deNatalie, un acteur, unemaquilleuse,une habilleuse, que sais-je, qui a vu ou entendu quelque chose. Alice,n’avez-vous pas trouvé étrange qu’elle se soit précipitée à Cape Codcommeellel’afait?—Natalieétaitangoisséeàlapenséededivorceretdechangerd’agent,
maisjen’aijamaispenséqu’elleétaitinquièteoueffrayée,ditAliceMills.Emily, ce n’est pas seulement pour Natalie qu’il faut découvrir lecoupable.C’estaussipourGreggetKatie.Avez-vousregardéCourtsidecesoir?—C’étaitmonintention,maisjemesuisendormie.— Gregg, Katie et moi étions invités à l’émission. Gregg a raconté
combien c’était horrible de vivre avec cette menace perpétuelle d’êtreconsidérécommesuspect.Bienqu’ilsoitfoudejoied’êtresortideprison,naturellement.Katiereprendsescoursdemainetjevaisrentrerchezmoi.—DansvotrecharmantpetitappartementàquelquesruesduLincoln
Center,ditEmily.—Jevousaiditça?—Probablement.—Emily,ilyaunepersonnequejepeuxappelertoutdesuiteetquine
sera pas couchée. Jeanette Steele est la chef habilleuse de la nouvellepiècequisejoueauBarrymoreencemoment.Elle,mieuxquepersonne,pourraitsavoirquelquechose.ElleétaitavecNatalielederniersoir.—Ceseraitformidable.Merci,Alice.»Àpeuprès réveillée,Emily se leva et alla dans la cuisine. Il est trop
tardpouravalerunvrairepas,pensa-t-elle.Peut-êtreuntoastetunverredevin.Celadevraitm’acheverrapidement.Sesyeuxseportèrentverslafenêtrequidonnaitsurlamaisonvoisine.
Le store était àmoitié relevé. Elle s’approcha et, pendant unmoment,regardaau-dehors.Ilpleuvaitàverse.Quellenuitépouvantable,pensa-t-elle en baissant complètement le store. Et cette maison me donnetoujourslachairdepoule.Avantd’introduireletoastdanslegrille-pain,ellealladanslasallede
séjour, sur le devant de la maison, et vérifia que la voiture de policestationnaitbienlelongdutrottoir.
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Desonpointd’observationfamilieràlafenêtredesacuisine,ZacharyLanningregardaavecdélectationEmilybaisserlestore.Commeill’avaitprévu, il n’avait eu aucunmal à pénétrer dans lamaison. Il savait quepersonnene l’avaitvucourir le longde l’allée,derrièrechez lui. Ilavaitenjambé la clôturebasse, puis s’était introduit à l’intérieur enquelquessecondes.Il avait préparé les biscuits pourBess. Emily était visiblement sur le
point d’aller se coucher. Elle ferait sortir la chienne une dernière fois,l’alarmeseraitalorsdébranchée.Besssemettraàaboyerquandellemesentiraapprocher,sedit-il.Emilynes’eninquiéterapassurlemoment.Cetanimalaboieaprèstoutcequibouge.Je serai déjà à l’intérieur.Même si le flic rapplique en entendant les
aboiements, ilme suffira dequelques secondespour la tuer. Si jem’entire,tantmieux.Sinon,tantpis.J’enaiassezdefuir.
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Alice Mills rappela à vingt-deux heures quarante-cinq. « Emily, j’aijointmonamie,JeanetteSteele, lachefhabilleuse.Ellese trouvaitavecNatalie ce soir-là. Elle dit qu’elle était rayonnante après la dernièrereprésentation.Lesapplaudissementsavaientduréplusieursminutes.— Est-elle restée avec Natalie jusqu’au moment où elle a quitté le
théâtre?—Presque jusqu’à la fin.D’après Jeanette,Natalie s’était changée et
s’apprêtait à quitter le théâtre. Elle étaitmorte de fatigue, bien sûr, etavait dit qu’elle ne recevrait aucun visiteur dans sa loge. Mais leproducteuravaitfrappéàsaporte.Unacteurtrèsconnu,TimMoynihan,était venu avec des amis et désirait la voir. Natalie s’était laisséconvaincreetavaitfaitentrerMoynihanetsesamis.C’estàcemoment-làqueJeanetteestpartie.»Moynihan, réfléchit Emily. Timothy Moynihan. C’est un des amis
prochesdeTed.Jemedemandes’ilconnaîtBilly.«Alice, j’airencontréTimMoynihan,ilyaquelquesjours,jesuiscertainequec’estlemaillonquinousmanque.Vousn’avezpassonnumérodetéléphoneparhasard?— Non, mais je ne serais pas étonnée que Gregg l’ait, ou puisse
l’obtenir rapidement. J’ignore s’il a rencontré Moynihanpersonnellement,mais jesuissûrequ’ilconnaîtcertainsdesesamisoudesgensquiparticipentàsasérietélévisée.Nequittezpas.»Unmomentplustard,Aliceétaitderetour.«Emily,Greggvaobtenir
le numéro deTimMoynihan. Pendant que nous attendons, je voudraisvousdireque jemefaisdusoucipourvous.Soyezprudente, jevousenprie.—Sivoussaviezlenombredeserruresetd’alarmesquimeprotègent.
Sansparlerdelavoituredepoliceplantéedevantmaporte.—J’ailuunarticlesurcettefemmequiaétéassassinéedansvotrerue
par un tueur en série. Quand on pense qu’il habitait tout près de chezvous.—Bon,iln’estpluslàmaintenant,ditEmilyenprenantuntondétaché
pournepasinquiéterdavantageAlice.
— Quand même, je ne suis pas tranquille. Oh, une minute. Greggaimeraitvousparler.»Emilyavalapéniblementsasalive.«MadameWallace,GreggAldrichàl’appareil.—MonsieurAldrich,jenecherchaispasàvousparlerenparticulier.Je
ne le ferais qu’en présence de votre avocat ou du moins avec sonautorisation.Jevoulaisseulementm’entreteniravecAlice.— Je sais, réponditGregg.Mais, au risque d’enfreindre les règles, je
voulaisdemoncôtévousdirequejen’aiaucuneanimositéàvotreégard.JimmyEastons’estmontréuntémoinconvaincantetc’étaitvotrerôledem’attaquer lors dema déposition. Vous ne faisiez que votre travail. Etdisonsquevousl’aveztrèsbienfait.—Merci.C’esttrèsgénéreuxdevotrepart.—Pensez-voussincèrementtenirunepisteconcernantlemeurtrierde
Natalie?—Oui,jelecrois.—Pouvez-vousm’en dire un peu plus sur cette information ou cette
intuition?—MonsieurAldrich,ilnem’estpaspossibled’endiredavantagepour
lemoment,mais si ceque j’espère apprendre se vérifie, j’en informeraiaussitôtRichardMoore.— Entendu. Ne m’en veuillez pas d’avoir posé la question. Voici le
numérodetéléphonedeTimMoynihan.C’estle212-555-3295.»Emily nota le numéro. « Je vous promets que vous serez bientôt au
courant.—Trèsbien.Bonnenuit,madameWallace.»Emilygardaletéléphonedanssamainunelongueminuteavantdele
replacersursonsupport.C’étaittellementétrangedesesentirsiproched’AliceetdeGreggquandelleleurparlait.D’avoirl’impressiondesibienles connaître. Mais il est vrai qu’Alice lui avait plu dès leur premièrerencontre.EtGreggAldrich ? songea-t-elle. Combien de fois ai-je dûme forcer
parcequejenevoulaispasaffronterlavérité?C’estpeut-êtrecequ’aditAlice–dans le fonddemoncœur, j’ai sudès lepremier jourqu’ilétaitinnocent.Mêmececœurd’empruntlesavait.ElleconsidéralenumérodeTimMoynihan.Ilrisqued’êtrecouchéet
furieux si je le réveille.Mais jenepeuxpasattendre.Respirantunboncoup,ellecomposalenuméro.
Moynihan répondit presque aussitôt. Emily entendit des voix enarrière-plan et en déduisit que la télévision était allumée. Au moinsn’était-il pas au lit. Elle se présenta et il fut visiblement surprisd’entendresavoix.Elle parla sans détour : « Je sais qu’il est horriblement tard pour
téléphonermaisc’esttrèsimportant.Jeviensd’apprendrequevousétiezallé voir Natalie dans sa loge lors de la dernière représentation duTramway.Vousn’yavezpasfaitallusionaudînerchezlesWesleyl’autresoir.Pourquoi?Nousavonspourtantparléduprocès.— Pour vous dire la vérité, Ted nous avait recommandé de ne pas
évoquer le procès et, en particulier, de ne pas mentionner que nousavionsassistéà lapièceniquenousnousétionsarrêtésdans la logedeNatalie. Il savait que vous étiez fatiguée et soumise à une énormepression. Il voulait que cette soirée vous permette de vous détendre etd’oubliervotre travail.Souvenez-vous, lenomdeNatalien’aétéévoquéqued’unemanièretrèsgénérale.»Emilyn’encroyaitpassesoreilles.«Êtes-vousentraindemedireque
TedWesleyassistaitàladernièrereprésentationdelapièceetqu’ils’estarrêtédanslalogedeNatalie?—Oui.Nancyet luinousavaientaccompagnés,Barbaraetmoi,ainsi
qu’unautrecoupled’amis.»TimMoynihanchangeadeton:«Emily,quesepasse-t-il?Quelquechosenevapas?»Non, quelque chose ne va pas du tout, pensa-t-elle. « Tim, vous
connaissezlecousindeTed,BillTryon?—Biensûr.QuineconnaîtpasBilly?—Était-ilavecvouscesoir-làdanslalogedeNatalie?—Non.Nancyne l’a jamais beaucoup apprécié.Vous savez combien
ellepeutsemontrerdistante.— Tim, peut-être pouvez-vous me renseigner. Billy a-t-il jamais été
surnomméJess?»UnsourireperçaitdanslavoixdeMoynihanquandilrépondit:«Pas
Billy.C’étaitlesurnomdeTed.Ils’appelleEdwardScottJessupWesley.Iln’utilisejamais“Jessup”professionnellementmais,ilyaunevingtained’années, il tenaitparfoisunpetit rôledansundemes feuilletons. Il sefaisaitappeler“JessWilson”.»Emilycherchaàdeviner.«C’étaitàpeuprèslapériodeoùNancyetlui
avaientdesproblèmes,n’est-cepas?—Oui, ilsavaientdécidédeseséparerpendantquelquesmois.Cette
situationlerendaittrèsmalheureux.»
Tuparles,pensaEmily.IlsortaitavecJamiependantcetemps-là.Illuiavait promisdedivorcerpuis, voyant qu’il traînait les pieds, elle l’avaitprobablementmenacéd’allertoutrévéleràsafemme.Jepariequ’ilnel’apastuéelui-même,quec’estBillyquiafaitlasale
besognepourlui,etjepariequeNataliel’areconnulesoirdeladernièrereprésentation et qu’il le savait. Et elle a compris qu’il le savait. Voilàpourquoielleavaitpeur.Etluiaussiressembleauportrait-robot.Àl’original,pasàceluiquilui
aétésubstitué…Billyetluiontunairdefamille.Leursmèressontsœurs.Ilnem’estjamaisvenuàl’espritquecepouvaitêtrelui.ElleremerciaTimMoynihan,raccrochaetseleva.Ellerestaimmobile,
s’efforçant d’appréhender la réalité effrayante de ce qu’elle venaitd’apprendre.L’hommequiallaitdevenirministredelaJusticedesÉtats-Unis, le principal gardien de la loi de ce pays, était responsable dumeurtrededeuxfemmes,àpresquevingtansd’écart.Emily entendit l’alarme d’une maison voisine se déclencher. Puis
quelqu’unfrappaviolemmentàsaporte.Sansdoutelepolicierenfaction,pensa-t-elle.Ilvientmeprévenirqu’ilvavérifierlacausedecettealarmeetqu’il revient immédiatement après.Elle sehâtad’aller ouvrir.C’étaitBillyTryon.Ilseruaàl’intérieur,lafittomberàterreetclaqualaporte.« Emily, dit-il tandis qu’elle se recroquevillait, terrorisée, sur le sol,
vousêtesvraimentmoinsintelligentequevousnelecroyez.»
83
Certainqu’EmilyétaitprêteàfairesortirBess,ettropimpatientpourattendrepluslongtemps,ZachLanningsetenaitàl’arrièredelamaisonquandilentenditl’alarmesedéclencheràproximitépuissentituneodeurdefumée.Ilvitquelamaisonaucoindelarueétaitenfeu.Levoisinageallaitbientôtgrouillerdepompiersetdeflics.Àl’intérieur,ilentendaitlachienneaboyerfurieusement.Ilnepouvait
pas attendre plus longtemps. Le flic en faction devant lamaison s’étaitprécipitéversl’incendie.C’étaitlemomentdes’introduiredanslamaisond’Emily.Ilcourutjusqu’ausoupirailquidonnaitdansl’atelierdusous-solet l’enfonça. Puis, écartant du mieux qu’il pouvait le verre brisé, il seglissaàtraversl’étroiteouvertureetsauta.Ilavaitdusangsurlevisage,maisiln’yprêtapasattention.L’incendie
avaitétéunsigne.C’était leboutde la route.Tâtonnantdans lenoir, iltenditlamainverslemarteauqu’ilserappelaitavoirvuaccrochéaumuret commença à grimper l’escalier. Son intention première était del’étranglerlentement,pourlasentirsedébattredanssesbras,l’entendrelesupplier.Mais il n’en aurait pas le temps. Le flic qui la protégeait n’allait pas
tarderàrevenir.Une marche après l’autre, Lanning gravit l’escalier, son sang
dégouttantsurleplancher.Ilouvritlaportequidonnaitdanslacuisine.Bess aboyait dans la salle de séjour. Il s’était attendu à ce qu’elle seprécipiteverslui.Maisilentenditunevoixmasculine.Non!Cen’étaitpaspossible !commentEmilyosait-elleêtreavecun
autrequandilvenaitluirendrevisite?Ilentremblaitderage.Sansfairede bruit, il parcourut la courte distance qui le séparait du séjour puiss’immobilisa.L’hommequiétaitdanslapiècepointaitunpistoletverslatêted’Emilytoutenlapoussantbrutalementdansunfauteuil.IlentenditalorsEmilycrier:«Vousnevousentirerezpascettefois-ci,
Billy.Etvouslesavez.C’estfinipourvous,etc’estfinipourTed.— Vous vous trompez, Emily. Je regrette d’avoir dû allumer cet
incendie pour éloigner le flic. Tout lemonde pensera que ce cinglé de
Lanningestrevenupourvous.—Lecingléesteffectivementrevenu»,ditLanning,souriant,enlevant
lemarteaupour l’abattresur la têtedeBillyTryon.Lepistoletpartitaumoment même où la porte d’entrée s’ouvrait brutalement. Tandisqu’Emily s’affaissait, le sang giclant de sa jambe, deux policiersmaîtrisèrentLanning,luiarrachèrentlemarteauet,leplaquantausol,luimenottèrentlesmainsderrièreledos.Àdemiconsciente,Emilyentenditunevoixstupéfaites’écrier:«Bon
Dieu,c’estBillyTryon!Ilestmort!Puisl’obscuritél’enveloppa.
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Lelendemain,àl’hôpitald’Hackensack,EmilyreçutlavisitedeGreggAldrichetd’AliceMills.Ellesavaitqu’ilsallaientveniretétaitassisedansunfauteuil.Alices’élançaverselleetlapritdanssesbras.«Ilsauraientpuvoustuer.Grâceaucielvousêtessaineetsauve!—Allons,Alice,vousêtescenséeremonterlemoraldelapersonneque
vousvenezvoiràl’hôpital»,ditGreggAldrichensouriant.Ilapportaitunbouquetderoses.«Emily,mercidem’avoirrendulavie.RichardMoorem’aditqueleprocureuravaitétéarrêtéetqu’ilvaêtreinculpédesdeuxmeurtresdeNatalieetdeJamieEvans.—C’estexact,réponditEmily.Jesuisrestéeévanouieàpeinequelques
minutes.Quandj’airacontélesfaitsauxpoliciers,ilsontjouéauplusfinavecTedWesley. Ils luiontditqueBillyavaitétéprischezmoietqu’ilavait reconnu avoir tué Natalie et Jamie pour son compte. Ted étaitpétrifié.Ils’esteffondréetatoutavoué.Donc,j’imaginequej’aitoujoursmonjob.Etj’imaginequ’iln’irapasàWashington.»GreggAldrichsecoualatête.«Jen’aijamaiscompriscommenttoute
cettehistoireavaitpuarriver.Maisc’estfinidésormais.»Ilpritlamaind’Emilypuis sepenchaet l’embrassasur la joue.«Jedoisvousconfierunechose.Jenesaispaspourquoi,maisparcertainscôtésvousmefaitespenseràNatalie.Jesuisincapabledel’exprimerclairement.Maisvousluiressemblez.— C’était sans doute quelqu’un de merveilleux, dit Emily. Je suis
heureusedevouslarappeler.»GreggsetournaversAlice.«Vousêtesd’accordavecmoi,Alice?— Je comprends ce que vous voulez dire, répondit doucementAlice,
prenant à nouveau Emily dans ses bras. Nous allons vous quitter àprésent et vous laisser vous reposer. Je vous téléphonerai demainpouravoirdevosnouvelles.»Seigneur,pensaAlice,biensûrqu’elleluiressemble!C’estlecœurde
Nataliequibatdanssapoitrine.Elle revoyait soudain le jouroù,briséepar le chagrin, elle avait autorisé sonmédecin à faire don du cœur deNatalie à l’unede sespatientes, une jeune veuvede guerrequin’aurait
sansdoutepassurvécusansunegreffedanslesplusbrefsdélais.Jen’aipaseubesoindelire lerécitdelatransplantationquiavaiteu
lieu dans l’hôpital de New York où le cœur de Natalie venait d’êtreprélevé.Jen’aipaseubesoindesavoirquec’étaitmonmédecinquiavaitopéréEmily.Dèsl’instantoùjemesuistrouvéepourlapremièrefoisenface de cette jeune femme, dans son bureau, j’ai su que Natalie étaitdevantmoi.Leslarmesauxyeux,elleseretournapourdireaurevoiràEmily.Elle
nedoit jamaissavoir,sedit-elle.Greggnedoit jamaissavoir.Leursviesdoivent continuer. Alice savait qu’elle reverrait rarement Emilydésormais.Elledevaitlalaisservivresavie.«Emily,dit-elle,j’espèrequevousallezprendredesvacances,vousremettreetprofiterdel’existence.»Emily sourit. « Je croirais entendre mon père. Au moment où nousparlons il est dans l’avion pour venir me voir. » Puis, sans raison,spontanément,elleajouta:«Jesorsdemaindel’hôpitalet,samedisoir,jedoisrencontrerunchirurgienorthopédiste.Jesuisimpatientedefairesaconnaissance.»Vraiment impatiente,pensaEmilyquandelle futànouveauseule.Je
suisprêtemaintenant.
REMERCIEMENTS
Nousvivonsuneépoqueoùlamédecineaccomplitdesmiracles.Tousles jours des vies sont sauvées qui, il y a seulement une génération,auraientétéperdues.J’aisouventabordéce thèmedansmesromansetj’aimeracontercegenred’histoires.C’est toujours avec le même plaisir que je commence mes
remerciements parMichael Korda,mon éditeur et ami qui, avec l’aided’AmandaMurray,éditricesenior,meguideetm’encouragedelapageunjusqu’aumot«Fin».Millemercis.Merci comme toujours à Gypsy da Silva, responsable du travail
éditorial, à mon attachée de presse Lisl Cade, et à Irene Clark, AgnesNewton et Nadine Petry, mes lectrices attentives. Quelle formidableéquipej’aiàmescôtés.MesremerciementslespluschaleureuxauDrStuartGeffner,directeur
duservicedetransplantationdesreinsetdupancréasauCentremédicalSaint-Barnabas de Livingston, New Jersey, pour avoir si aimablementréponduàmesquestionsconcernantlestransplantationscardiaques.Et un merci tout particulier à Lucki, l’adorable bichon maltais qui
appartient à ma fille Patty et à mon petit-fils Jerry. Lucki a servi demodèleàBess,lachienned’Emily.Jeluidoisbienunefriandise.
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