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Oeuvre de J.S. Mill
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MillJs.
Mes mémoires.Histoire de mavie et de mes idées.
F. Alcan
Paris 1894
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AÏFZ 43-120-10
Texte détérioré reliure défectueuse
WF Z 43-120-11
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MES MÉMOIRES
HISTOIREDE MA VIE ETDEMESIDÉES
LIBRAIRIE F. ALOAN
AUTRES OUVRAGES DE JOHN STUART MlLL
TltAOUIT»B!»WUNÇA18
La philosophie de Hamiltoa. i fort vol. in-8 do la Biblio-thèque do philosophie contemporaine. 10 fr.
Système de logique déductive et induetive. Traduit de
l'anglais par M.Louis Pels»c; 3«édit. 2 vol. in-8 do la f3iblio~
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Essais sur la Religion, vol, fivSde la Bibliothèque de phi'losophie contemporaine, 2e édit. 5 fr.
Auguste Comte et la philosophie positive. Traduit parM. Clemenceau, t vol. in- 18de la Bibliothèque dephiloso-p/iie contemporaine 4« édit. 2 fr. 50
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La Révolution de 1848. Traduit et précède d'une introduc-tion par M. Sadi Carnot; 2a édit. i vol. in-18. 3 fr. 50
Fragments inédits sur le socialisme, in licoue philoso-phique, mars et avril 1870.Chaque livraison. 3 tr.
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6 fr.
Goulommiort,tmp.Pavl 1UIOOARU.
1894
Toits droit* rO««rv&,
MUS
ANCIKKNtt LIBUAttUE GISOMEll UAILL1ÈRK ET C"
FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR
108, DOULEVAtllI SAINT-GKnUAIN, 108
MES MÉMOIRES
HISTOIREDEMAVIEETDEMESIDÉES
«'Aitit
JOHN STUART MtLL
TRADUITDEL'ANGLAISPAUE. GAZELLES
TUOISJKMEÉDITION
l
MÉMOIRES
CHAPITRE I
Monenfance. Monéducationpremière.
Je dois,au début mêmede cet essaido biographie»faireronnaitrelesraisonsquim'ont déterminéà laisser
aprèsmoi un souvenird'unevie aussidépourvued'évé-
nementsquel'a été la mienne. Je ne m'arrête pas un
seul instant à la pensée que ce que je vais raconter
puisseexciterl'intérêtdu public, soit par le charmedu
récit, soitparceque ma personneen faitle sujet. Mais
j'ai cru qu'à uneépoqueoù l'éducationet les moyens
qui tendentà l'améliorersont l'objet d'uneétude plus
constante,sinon plus approfondie,qu'ils ne le furent
jamaisen aucuntempsen Angleterre,il yaurait quelqueutilitéàfairele tableaud'une éducationconduiteen de-
horsdesvoieshabituelles,et d'une façonremarquable.Cetteéducation,qsels qu'enaient pu être les fruits, a
pour le moinsdémontréqu'il est possibled'enseigner,
8 MÉMOIRES
et de bien enseigner,beaucoupplusde chosesqu'on ne
pense, durant cespremièresannéesde la vie, dont les
procédésvulgaires,qu'ondécoredu nom d'instruction,
ne tirent presqueaucunparti. Jtm'a sembléaussiqu'àune époquede transitioncommela nôtre,où les opi-nionssubissentune crise,il étaità la fois intéressantet
profitablede noterlesphasespar lesquellesa passéun
esprit, qui tendit toujoursau progrès, aussi promptà
apprendrequ'àdésapprendre,soitpar l'effetdeses pro-
prespensées,soitpar l'influencede cellesd'autrui. Mais
unmotif pluspuissantque tousles autresa étéledésirdereconnattrehautementcedontje suis redevable,pourmon développementmoralet intellectuel,hdespersan-nes,dontquelques-unessont célèbres,et dontquelquesautresméritaientd'êtreplusconnues parmicesderniè-
res il en estune à quije doisplusqu'à personne,et quelemonden'a pas eu l'occasiondeconnaître.Lelecteur,
que cesdétailsn'intéressentpas, ne devras'enprendre
qu'à lui-mêmes'il poursuitsa lecture.Je ne luidemande
qu'unechose,c'estde nepasoublierque cespagesn'ont
pas été écritespourlui.
Je suis né &Londres,le 10 mai4806. Je suis lefils
aînéde JamesMill,l'auteurde l'HistoiredesIndesAn-
glaises.Monpère, filsd'unchétifmarchandquiexploitaitaussi,je crois, unepetite forme,à NorthwalerBridge,dansle comtéd'Angus,en Ecosse,attira par lesqualitésde son espritl'attentiondeSir John Stuart, deFeller-
cairn, membrede la courde l'Échiquier d'Ecosse.Sir
JohnStuart lefit entrer à l'Universitéd'Edimbourgavec
une bourseque LadyJaneStuart, sa femme,et d'au-
MONÉDUCATIONPREMIÈRE 8
tres damesavaientfondéepour l'instructiondejeunes
gens destinésa l'Églised'Ecosse.Monpèrey nt toutes
ses études,et reçut ses licencesde prédicateur.Pour- •
tant il n'entrapas dansla carrièreecclésiastiqueparce
qu'il voyaitbienqu'il ne pouvaitcroirelesdoctrinesde
l'Églised'Ecosse pas plus que cellesd'aucuneautre
Église.Pendantquelquesannées,il exerçala professiondeprécepteurdansplusieursfamillesd'Ecosse,entreau-
tres chezle marquisde Tweddalo;puisil se fixaàLon-
dres, et se mita écrire. Jusqu'aumomentoù il obtint
un emploidansles bureauxde laCompagniedesIndes,il n'eutpas d'autremoyend'existenceque sa plume.
Cettepériodede laviede monpèreprésentedeuxpar.ticularitésdont il est impossiblede n'être pas frappé,l'une par malheurtrès-commune,l'autre au contraire
des plus rares Notonsd'abord que,dans sa position,sans autre ressourceque le produitfort précairedes.
écrits qu'ilcomposaitpour despublicationspériodiques,il semaria et eutbeaucoupd'enfants;tenantencelauneconduiteonnepeutplusopposéeauxopinionsqu'ilpro-fessaiténergiquement,au moinsà unepériodeplusavan-céede savie. Remarquons,ensuite,laforce extraordi-naire qu'il fallaitpourmener uneviecommela sienne
dans lesconditionsdésavantageusesqu'ilsubissaitdepuisle commencement,et qu'il venaitd'aggraverparsonma-
riage. C'eûtété bien assez,n'eût-ilpasfait davantage,que de pourvoir,àl'aide de sa plume,a sespropresbe-soinset à ceuxde safamillependanttantd'années,sanss'endetterjamais,ni luttercontrelesembarrasd'argent.Pourtant il professaiten politiquecommeen religion
4 MEMOMES
des opinionsqui ont toujoursété odieusesauxgens in-
fluentset à lamassedes Anglaisdansune situationflo
rissante, etquiétaientplusodieusesencore6cetteépo-
que quedurantlagénérationprécédente,ou qu'ellesne
le furentpendantlasuivante.Rien n'aurait pu ledéter-
miner à écrirecontresesconvictions;au contraire, il ne
manquait.jamaisdeprofiterde toutesles occasionsquelui offraientlescirconstancespour produireses opinions'dans sesécrits.Jamais, il fautle'dire aussi, il nefaisait
rien négligemment,jamaisil n'entrepritun travaillitté-
raire oud'unautregenre,auquelil ne pûtpas consacrer
consciencieusementletravailnécessairepour l'accomplirdignement.C'estsous le poidsde ces charges, qu'il a
tracé le plan doson HistoiredesIndes, qu'il l'a com-
mencée et terminée,dansl'espacede dixans, enmoins
de temps qu'il n'an aurait fallu, mêmea des auteurs
moinsoccupésd'ailleurs,pourcomposerunouvragehis-
torique d'une égaleétendue,et qui nécessitâtla même
sommede recherches.Ajoutezà celaquedurant tout ce
temps,il consacraitune grandepartie deses journéesît
l'instructionde ses enfants pour moi, notamment, il
s'imposaitun travail,dessoins,une persévérance,dont
il n'existepeut-êtrepasd'autreexemple,afinde medon»
ner, selonlesidéesqu'ils'en faisait,l'éducationintellec-
tuellela plus élevée.
Wonpère, quiobservaitsifidèlementdanssa comluiler
lepréceptequidéfenddeperdresontemps,devaitnatu-
rellementle mettreenpratiquedansl'éducationde son
élève,Je n'ai gardéaucunsouvenirde l'époque oùj'aicommencéà apprendrele grec. Je me suislaissé dire-
MONÉDUCATIONPREMIÈRE 6
que je n'avaisalors que troisans. Le souvenirle plustincicnque j'en aie conservé,c'est que j'apprenaispar«sœurceque monpère appelaitdesvocables,c'est-à-dire
deslistesde motsgrecsavecleursignificationen anglais,
qu'il écrivaitpour moisur descartes.Dela grammaire,durant les années qui suivirent,je n'appris queles in-
flexionsdes nomset des verbes.Aprèsqu'il m'eut garnila mémoiredovocables,monpèrememit toutd'un coupà la traduction.Je me rappellevaguementque je déchif.
frais lesfablesd'Esope, le premierUvregrec quej'ai lu.
VAnubase, dont jo me souviensmieux,fut le second.
Jen'ai commencéle lalinqu'a huitans.Acet âge,j'avais
déjà lu, sous la directionde monpère, plusieurs prosa-teurs grecs, parmi lesquels je me rappelle Hérodote
<jue j'ai tu tout entier, ainsi que la Cyropédieet les
Entretiens mémorablesde Socrate, quelques vies de
philosophesdans DiogèneLaërce,une partiede Lucien,4e Démoniqueet le NicoclbsdIsocrate. Je lus aussi,
eni 843,lessixpremiersdialoguesdePlaton(dansl'ordre
vulgairement adopté), depuis l'Eulyphron jusqu'auThéélêleinclusivement..11aurait mieux valu me faire
passerce dernierdialogue,puisqu'ilm'était absolument
impossiblede lecomprendre.Maismonpère, danstoutes
•lespartiesde sonenseignement,exigeaitde moi non-
seulementtout ce queje pouvais,mais encorece qu'ilm'était souventimpossibledofaire.Onjugera parun fait
de cequ'il s'imposaità lui-mêmepour m'instruire.Je
préparaismes devoirsde grecdansla mêmepièce, et àla mêmetable,où il écrivait;commeiln'yavaitpas alors«dedictionnairegrec-anglais,etqueje ne pouvaismeser-
6 MÉMOIRESvif d'un lexiquegrec-latin,puisquejen'avais pas encorecommencéle latin,j'étais forcé de recourirà monpèreet de lui demanderlesensdes motsqueje no connais-
sais pas.Il supportaitces interruptionsincessantes, lui,
le plus impatientdeshommes,et c'est a t'époque où je
l'interrompaisainsisansrelâche, qu'ilécrivit plusieursvolumesde sonHistoiredu Indescommetout ce qu'iloutà écriredurantcesannées.
L'arithmétiqueestlaseulechose,aprèslo grec, dont
j'aiereçudes leçonsà cetteépoque, ce fut encore mon
pèrequimel'enseigna;c'était letravail du soir, et jemerappellebien l'ennuiqu'il me causait. Maisces le-
çonsn'étaientencorequ'une partie de l'instruction que
je recevaisjournellementj'apprenais beaucouppar les
lecturesque je faisaismoi-même,et par les conversa-tionsquemonpèreavaitavec moi pendantnos prome-nades.Depuis1810jusqu'àla finde1813,nousvécûmes
à NewingtonGreen, alors a peu près au milieu des
champs.Lasantéde monpèreexigeaitqu'ilfit constam-
ment beaucoupd'exercice;il se promenaitd'habitude
avantledéjeûnerdanslesriantssentiersquiconduisaient
à Hornsey.Je l'accompagnaistoujours,dansses prome-nades, et mes premierssouvenirsde la verdure des
champset desfleurssauvagesse trouventmêlés à ceux
des récitsqueje faisaischaquejour à monpère de mes
lecturesdela veille.Cequeje me rappellelemieux c'est
que cette tâche étaitvolontaireplutôtqu'undevoir. En
lisant,je prenaisdesnotessur des boutsde papier, et,
d'aprèscesnotes,je racontaisà monpère,pendant notre
promenadedu matin,l'histoireque j'avaislue; car les'
MONÉDUCATIONPREMIÈRE
livresquej'avaisentreles mainsétaientsurtoutdeslivres
d'histoire.J'en ai lude la sorteun grand nombre Ro-
berlson,Hume,Gibbon.Maismonptusgrandplaisiralors,commelongtempsaprès, était rielire l'histoire de Phi-
lippeIIet de PhilippeIII d'EspagnedansWatson.L'hé-
roïquedéfensedeschevaliersdeMaltecontre les Turcs,la résistancedes Provinces-Uniesdes Pays-Bascontre
l'Espagne,excitèrenten moi un intérêtvif et durable.
AprèsWatson,ma lecture favoriteétait l'Histoirede
Rame,de Hooke,De la Grèce,je n'avais pas encore
vud'histoireenrégie,si cen'estunabrégé à l'usagedesécolesdes troisderniers volumesd'une traductionde
l'HistoireAnciennede Rollin, commençant à Phi-
lippedeMacédoinemaisje lus avec délicesla traduc-
tionde PlutarquedeLanghorne.Quantàl'histoired'An-
gleterre,après l'époque où Humes'est arrêté, je me
rappelled'avoirlu l'Histoire de mon tempsde Burnet,
oùje ne m'intéressaisguère qu'auxguerres et auxba-
tailles je lus aussi la partiehistoriquede YAnnual
Regisler,depuisle commencementjusqu'en 1788en-
viron,époqueoùs'arrêtaientlesvolumesque monpèreempruntaitpour moià M. Bentham.Je prenaisungrand.intérêtausort de FrédéricdePrusse,pendant ses dan-
gers,et à celuidePaoli, le patrioteCorse;mais quand
j'arrivaila guerred'Amérique,jepris parti, commeunenfantquej'étais, pourla mauvaisecause,parce qu'elle
s'appelaitla causede l'Angleterre.Monpèreme ramenaà labonne.Danslesfréquentesconversationsque nousavionssurnos lectures,monpèrese servaitdetouteslesoccasionspour medonner des explicationset des idées
8 MÉMOIRES
sur la civilisation,le gouvernement,la moralitéet lacul.
tu reintellectuelle;etilexigeaitquejetéslui reproduisisse
dansmonlangage.H medonnaità lire aussi beaucoupdelivresqui ne m'auraientpasassezintéressépour que
je voulusseleslire de moi-même,puis il m'obligeaitàlui en rendrecompte.Cofurent entreautres lesConsi-
dèmlionshistoriquessur le GouvernementAnglais de
Millar,ouvrageexcellentpourson temps, et que mon
père appréciait beaucoup; YHistoirede l'Église de
Woshcim;la vie deJeanKnoxde M'Oie;et mèmeVHis-toire de* Quaker*de Sewellet Rutly.11aimait ai me
mettre entre les mainsdes livres qui me présentaientl'exempled'hommesénergiqueset pleinsde ressources
aux prisesavecdesdifficultésgravesqu'ilsparvenaientàvaincre.Parmices livres,je me rappelleles Souvenirs
d'Afriquede Bearer et le Récitdu premier essai clc
colonisationde la Nouvelle-Gallesdu Stid par Collins.
Deuxouvragesque je neme lassaispasde lire étaientles Voyagesd'Anson, qui plaisent tant a la jeu-nesse, et une collection(colle d'Hawkesworthpeut.
être) de Voyagesautourdu Mondeen quatre volumes,commençantà Drake et finissantà Cooket à Bou-
gainville.Jen'ai guèrereçu de livresd'enfantspas plus
que de jouets, exceptéquanddes parents ou des amism'en faisaientcadeau.Detous les livresde ce genre,BobinsonCntsoèfut celuiqui mefrappale plus; je l'ailu avecplaisir duranttoutema jeunesse.Sans doute, iln'entrait pasdans le plande monpère d'exclure les li-
vres d'amusement,mais il me les permettaitavec une
grande parcimonie.A cette époque, il n'en possédait
MON ÉDUCATION PREMIÈRE fr
presque pas; mais il en 'empruntait pour moi. Je
merappelleavoir lu les Milleet une Nuits, lesContes
Arabesde Cazotte,Don Quichotte,les Conlespopu-laires de miss Edgeworth et un livre qui jouissaitalors do quelque réputation, le Fou de qualité de
Brooko,
Ahuitansje commençaile latinen compagnied'une
sœurcadette,à laquelleje l'enseignaisa mesurequejefaisaisdes progrès.Masœurrépétaitnos leçonsa mon
père.Depuislorsd'autres soeurset d'autresfrères me
furentsuccessivementdonnéscommeélèves;une grande
partiedemon travailquotidienconsistaitdans l'ensei-
gnementpréparatoirequeje leur donnais.Cettetâchene
me plaisaitguère, car j'étais responsabledesdevoirsde
mesélèvespresqueautantquedesmiens.Toutefois,j'aitiré de cerégimeun grandavantage j'apprenaisplusafond,etje retenaisptus solidement,cequej'avaisà en-
seigner il estpossibleaussiqu'àl'âge oùj'étais, la pra-
tiquequej'acquéraisen expliquantà d'autresleschoses
difficiles,m'aitété utile. Ad'autrespointsde vue, l'ex-
périencedemonenfancen'estpas favorableau systèmed'instruction mutuelle des enfants. L'enseignement,
j'en suis sûr, no produit par lui-mêmeque des effets
médiocres,etj'ai pu me convaincreque les rapportsdemaîtreà élèveno sont une bonnedisciplinemoraleni
pourl'un ni pour l'autre. C'estde la sorte que j'ai ap-pris la grammairelatine.Je traduisisune grande partiede CornéliusNéposet des Commentairesde César,cù
qui ajoutaita la surveillancede tous les devoirs un
travailbienpluslongencorepourmoi*mème.
10 MÉMOIRESr. .e.r_ -J.- _A. 1-Lamêmeannéeque je commençailelatin, j'abordai
pour la premièrefois les poètes grecs, par l'lliade.
Quandj'y fus unpeu avancé,monpèrememit entre les
mains la traductionde Pope.C'étaitle premier poèmeanglaisqueje prenaisplaisirà lire; ceAitaussi l'un des
livrespour lesquels,pendant biendes années,je mon-
traileplusde goût.Je l'ai, je crois,luenentier de vingtà trentefois.Je n'auraispas songéà fairemention d'un
goûtquisemblesi naturel a l'enfance,si je n'avais pascru observerque levifplaisir queme procuraitcebril-
lantrécitenvers,n'estpasaussiuniverselparmi lesen-
fantsque j'auraispu le supposer,soit àpriori, soit d'a-
prés monexpériencepersonnelle.Bientôtaprès je com-
mençaiEuclide,et un peu plus tard l'algèbre,toujoursavecmonpèrepourmaître.
Dehuita douzeans,je lus, enfaitde livreslatins, les
Bucoliquesde Virgileet les six premiers livres de
l'Enéide; tout Horace, moins les Epodes les fables
de Phèdre,lespremierslivresdeTite-Live,auxquelsparamour pour l'histoireromainej'ajoutai, à mes heures
de récréation,lereste de la premièreDécade;tout Sal-
luste; une grandepartiedes Métamorphosesd'Ovide
quelquescomédies,de Térence;deuxon trois lïvres de
Lucrèce; plusieurs discoursde Cicéronet quelques-unsde sesécritssur l'artoratoire;sesLettresàAllicus,au sujet desquellesmonpère me donnaitdesexplica-tionshistoriquesqu'ilprenait la peinedetraduirepourmoi du françaisdesnotes de MingaulLEn grec,je lus
d'un boutit l'autre l'Iliadeet l'Odyssée,uneou deux
tragédiesde Sophocleetd'Euripide,autantdecomédies
tMON ÉDUCATION PREMIÈRE fi
d'Aristophane,bien que j'en retirasse peu de profit;tout Thucydide;les Helléniquesde Xénophon; une
grande partiedo Démosthène d'Eschine, de Lysias;Théocri le et Anacréon;une partie de l'Anthologie;un
peude Denysd'Halicarnasse,plusieurslivresde Polybeetenfinla Ilhéloriijued'Aristote.C'étaitlepremiertraité
vraimentscientifiquesur la psychologieet la morale
queje lisais.Commeil contientun grand nombrede!
meillouresobservationsdes ancienssur la nature hu.
maine, monpère me le fit étudier avecun soin tout
particulier,et m'enfitmettrele sujeten tableauxsynop.tiques.Pendantles mêmesannéesj'appris la géométrieélémentaireet l'algèbreù fond,mais il n'en fut pas demêmedu calculdifférentielet des autres branches des
mathématiquessupérieures.Monpère n'avaitpasretenu
cettepartie des connaissancesqu'il avait acquises;il
n'avaitpas le tempsde se mettre a même de résoudreles difficultésqui m'arrêtaient; il me laissaitm'endé-
pétrer moi-mêmesans autre secours que celui des
livres; en attendant, j'encouraisses réprimandespar
l'incapacitéouj'étais de résoudredes problèmesdiffi-
ciles,et il ne s'apercevaitpas que je ne possédaispasencore les connaissancesnécessairespour en venir àbout.
Quantaux lectures que je faisais de moi-même,jenepuis dire que ceque je me rappelle.L'histoireétait
toujoursmalecturefavoriteet principalementl'histoire
ancienne.Je tus sans désemparerla Grècede Mitford.Monpèrem'avaitmis en gardecontre lespréjugésaris-
tocratiquesde cet auteur; il m'avaitavertique Milford
12 MÉMOIRE»
nelaissait pas d'altérer les faits pour blanchir les des-
poteset noircirles institutionspopulaires.Il discourait
surces questionset me les expliquaitpar des exemplestirés des orateurset dos historiens grecs. Il réussit si
bien»qu'en lisantMitford,messympathiesse portèrentensens inversede cellesde l'auteur, et que j'aurais pu
jusqu'à un certainpoint disputeravec lui. Cet antago-nisme ne diminuapourtantpas le plaisir avec lequel
jerevenaistoujoursà cette lecture. J'en prenais encore
beaucoup&l'histoireromaine,soit à liro mon livrefa-
vori,Hooke,soitFerguson.Un livre que, malgré la sé-
cheressede sonstyle,j'avais toujoursdu plaisir à lire,était l'Histoireancienneuniverselle. Aforce de le lire,
j'avaisremplimatête de détailshistoriquesrelatifsaux
peupleslesplusobscursde l'antiquité, tandisque je ne
savaispresquerien de l'histoire moderne,ù l'exceptionde quelquesépisodesdétachésdela guerre des Pays-Bas,et queje ne m'inquiétaispas d'en apprendredavantage.
J'ai consacrébeaucoupde temps, pendantmon en-
fance,à un exercicevolontaireque j'appelais écrire des
histoires j'ai composésuccessivementune histoire ro-
maineque je liraisde Hooke, un abrégéde l'histoire
ancienneuniverselle,une histoire de Hollande,tirée de
monauteurfavoriWalsonetd'une compilationanonyme.onzeou douzeans,je m'occupaiù composerun écrit
que je nelaissai pasde regarder commeune chosesé-
rieuse cen'était pasmoinsqu'une histoiredu gouver-nementromain,compiléeavecl'aidedeHooke,dans Tite-LiveetDenysd'Halicarnasse.J'en avaisécritassez pourfaire unin-octavo,etj'avaisconduitmonsujet jusqu'aux
MONÉDUCATIONPREM1ÈUE 13
lois Licinienncs.En réalité,c'était un exposédeslottes
entre lespatriciensetlesplébéiens,quialors absorbaient
i tout l'intérêtque je donnaisauparavantauxguerreset
j*auxconquêtesdesRomains.Je discutaistoutes lesques-tionsconstitutionnellesà mesurequ'ellesseprésentaient.
J'ignorais absolumentles recherchesde Nichuhr.ct
pourtant, aidédes seuleslumièresque je devaisà mon
père, je prenais la défensedes loisagraires, en m'ap-
puyant sur le témoignagede Tile-Live,et je soutenaisde
[ mon mieuxle parti démocratiquede Rome. Quelques
| annéesplus tard,méprisantles premierseffortsdamon
è enfance,je détruisis tous ces écrits, ne medoutantpas
| queje pussejamaiséprouverquelquecuriosité &l'égard
t demespremiersessaisdansl'art d'écrireet de raisonner.
I Monpèrem'encourageaitdanscet amusementutile,quoi-
[ que, avecbeaucoupde sens,je crois,il ne me demandât
jamais à voirceque j'écrivais.Dela sorte,encomposant,
je ne me sentaisresponsableenverspersonne, et mon
ardeur n'était point glacéepar l'idéeque je travaillais
souslesregardsd'un critique.
P Cesexerciceshistoriquesn'étaientpas un devoirobli-
«aioire,mais il y avait un autre genre de composition
qui l'était il fallaitqueje composassedesvers, etc'é-
.ait la partie la plus désagréablede ma tâche. Je ne fai-
sais ni versgrecs,ni verslatins, et je n'ai pas apprisla
prosodiede ces langues.Monpère pensait que cette
exercicene valaitpas le tempsqu'il coulait; il se con
tentaitdeme fairelire desversà hautevoixet decorri-
ger lesfautesdequantitéqueje commettais.Je n'ai ja-mais rien composéen grec, pas mêmeen prose, et fort
U MfiMOlRBB
peu de choseen latin ce n'est pas que monpèrenié*
connûtla valeurde cesexercicesqui donnentunecon-
naissanceapprofondiede ces langues,maisparcequ'enréalitéje n'avaispasle tempsd'enfaire. C'étaiten anglais
qu'il mefaisaitécrire desvers. Après avoirlu YHomêre
de Pope, j'avaisou t'ambitiond'essayerune composi-tion qui yressemblât,et j'avaisécrit presque unchant
d'unecontinuationde VIliade.11estprobablequol'élan
ambitieuxqui meportait vers lapoésie se seraitarrêté
là; maisl'exercicequej'avaiscommencépar goût,je dus
le continuerparordre. Selonl'habitudedont il ne se dé*
partaitjamais,de m'expliquerautant que possibleles
raisonsde ce qu'ilexigeaitde moi,mon père medonna
cette fois,je m'ensouviensfort bien,deux motifsqui le
dépeignentau vif.C'était d'abord parce qu'il y a des
chosesqu'onpeutexprimerplusénergiquementen vers
qu'enprose,ce qui constituaita ses yeux un avantage
réel; c'étaitensuiteparce que l'on attache en général
plusde valeuraux vers qu'ilsn'en méritent, et queparconséquentil vaut la peine d'acquérir la facultéd'onfaire.Engénéralil me laissaitchoisirmes sujetsqueje
prenaisleplussouvent,autantquojepuis melerappeler,dans la mythologieou parmi les abstractionsallégori-
ques. Hmefit traduireen vers anglaisbon nombredes
plus courtespoésiesd'Horace. Je me souviens aussi
qu'un jour il me donnaa lire l'Hiverde Thomson,et
qu'ensuiteil mecommandad'essayerd'écrire de moi-
même,sans le secoursdu livre, quelque chosesur le
mêmesujet.Lesversqueje composaisn'étaient, celavasansdire, qu'unramassisde vieilleries,etje n'ai jamais
MON ÉDUCATION PREMIÈRE 15
Æf.t_ -t-eu dofacilitéâ en faire; mais cette gymnastiquem'a
peut-êtreété utilepar lasuite,en me donnantla faculté
de trouverpromptementlemotpropre (1).,1cn'avaisla encoreque bien peu de poètesanglais.
Monpèrememit Shakespeareentre lesmainspourme
faire lire les drames historiques de ceux-cije passai
auxautres Il n'avait jamaisbeaucoup admiréShakes-
peare,il jugeaitavecsévéritél'idolâtriedesAnglaispourcepoète.11faisaitpeu de casdes poètes anglais,û l'ex-
ceptiondeHilton,pourquiil témoignaitlaplusprofonde
admiration,de Goidsmith,de Burns, de Gray,dont il
préférait \e Bardeà YElégie.Peut-êtredevrais-jeajouter
Cowperet Iteatlie.Il estimaitSpenser,et je merappelle
qu'il m'alu (contrairement&son habitudede me faire
lire moi-même)le premierlivrede la Reinedes Fées;
maisje n'ypris aucunplaisir.Monpère ne trouvaitpasbeaucoupde mériteaux poètesde notre siècle aussine
lesai'je guèreconnusavantl'slgcd'homme.J'en exceptelesromansen versde WalterScott,queje lusd'aprèsles
conseilsdemonpère, et quimefirentbeaucoupdeplaisir,commetousles récits animés.Lospoèmesde Drydensotrouvaient parmi les livres de mon père il m'en fit lire
plusieurs, mais je ne pris goût pour aucun d'eux, excepté
In Fêle (V Alexandre que j'avais l'habitude de fredonner, J
i. Un peu plus tard, étant encore enfant, alors que les exercicesde versification ne m'étaient plus imposés comme un devoirobli-
gatoire, j'ni composé, comme la plupart des jeunes écrivains, des
tragédies, moins sous l'inspiration do Shahropenre que sous cellede Joanna Uaillte, dont le Constantin PalC-olague nie parais.sait te plus glorieux des chefs-d'œuvre, ia crois encore que cedrame est un des meilleurs qu'on ait écrit dans les deux demiertsiècles.
16 MÉMOIRES
demêmequeleschansonsde WalterScott,sur une mu-
siquedemon invention.J'en vins à composerdes airs
queje merappelleencore.Je lusavecassez de plaisir les
petitespoésiesde Cowper,mais jen'aijamaispulire jus-
qu'auboutseslongspoëmes et dansses deux volumes,
rien ne m'intéressa autant qu'un morceau en prose,l'histoiredotrois lièvresapprivoisés,Atreize ans,je mis
la main sur los poëmesde Campbell,parmi lesquelsfjoefnel,Hohenlinden,YExiléd'JSnn,et quelquesautres
mefirentéprouverdes sensationsque la poésie n'avait
pasencoreéveilléesen moi. Pour cet auteur encore,je.fispeu de cas des grandspoèmes, excepté du début
saisissantde Gerirtidede Wyomin$tque je considérai
longtempscommele plus partait modèledu pathétique.Durantcettepartie de mon enfance,une de mes ré-
créationsfavoritesétaitla scienceexpérimentale,au sens
théoriqueetnon au senspratiquedumot, bienentendu.Je ne faisaispasd'expériences,etj'ai souventregretté de
n'avoirpasété soumis à ce genre d'exercice je n'en
voyaismêmepas faire je me contentaisd'en lire. Je ne
mesouvienspasd'avoiréprouvé pouraucun livrela ra-
vissementque me causèrentles DialoguesscientifiquesdeJoyce.Jerésistaismêmeaux critiquesque monpèrefaisaitdesmauvaisraisonnementsqui abondent dans la
premiêrcpartiede cet ouvrage, au sujet des premiers
principesdelaphysique.Je dévoraislestraités dechimie,surtout celui d'un ancien camaraded'études de mon
père,et sonami, le docteurThomson,bien des années
avantd'assisterà une expérience.J'avaisenvirondouzcans quand j'abordai uneaou-
MONÉDUCATIONPREMIÈRE il
2
vellepartie de mon instruction,dont le principalpbjetétait non plusd'aider et d'appliquerla pensée,maisla
penséeelle-mêmeCettepartiedébutaitpar la logique;
je commençaitoutd'un couppar VOrganonetje le lus
jusqu'auxAnalytiquesinclusivement,toutefoissanstirer
beaucoupde profitde l'Analytiquepostérieure quiap-
partientù un domaine de la philosophiepour lequel
je n'étaispasmûr.En mêmetempsque l'Organon,mon
pèremefit lireen entier ou seulementen partieplu-sieurstraitéslatins de logiquescolastique.Je lui faisait
chaquejour, dans nos promenades,un compte-rendudétaillédece quej'avais lu, et je répondaisà ses ques-tionsnombreuseset pressantes.Aprescela,je vinsà bout
par le même procédéde la Compulaliosive LogicadeHohbes,ouvragebien supérieuraux livres des logi-ciensde l'école;mon pèrel'estimaitfort, et, selonmoi,
bien au dessus de ses mérites, quelquegrandsqu'ilssoient.Monpèrenemanquaitjamais,quelqueétudequ'ilmeprescrivît,dem'en faire,autantqu'ille pouvait,com-
prendrel'utilité il insista particulièrementsurcelledeta
logiquesyllogistiquequetant d'auteurs,d'unegrandeau.
torité,ont contestée.Je merappelletrès-biencomment,et dansquellieu (c'étaitauxenvironsde DagshotHealh,oùnousétionsenvisitechezun vieil amide monpère,M.Wallace,professeurde mathématiquesà Sandhurst),il m'amenad'abordpar desquestionsà pensersur lalo-
giqueet ù concevoirce quifait l'utilitéde la syllogisti-que il me venaiten aide et me la faisait comprendre
par des explications.Les explicationsne me rendaient
pas lachoseplusclaire;maisellesn'en ontpasété pour
18 MÉMOIRES
celainutiles ellessont restéesdans mon esprit comme
un noyau autour duquel mes observationset mes ré»
flexionsont pu se cristalliser.La valeurdes remarques
généralesque monpèrem'avaitapprisesserévélaitàmoi
à chaque cas particulier qui tombaitpar la suite sous
monobservation.Mesréflexionset l'expériencemecon-
duisirenten définitive&faireautant de casqu'il en fai-
sait lui-mêmed'une connaissanceintime desprocédésde
la logiquede l'école.Il n'est pas unepartiede monédu-
cationquiait plus contribuéà créerchez moila faculté
de pensertelle queje la possède.La premièreopérationintellectuelleou je lis des pro-
grès, cefut la dissectiond'unmauvaisargumentet lare*
cherchedu gite de l'erreur; toute l'habiter que j'ai ac-
quiseencegenre, je la dois à lapersévéranceinfatigableaveclaquellemonpère m'avaitdressé à cettegymnasti-
que intellectuelle,où la logiquede l'écoleet les habi-
tudesd'esprit qu'on acquierten l'étudiant,jouaient le
principalrôle. Je suis convaincuque dansl'éducation
moderne,rien ne contribuaplus, quand on en fait un
usagejudicieux,a formerdespenseursexacts,fidèlesau
sensdesmotset des propositions,et en gardecontre les
termesvagues,lâches et ambigus.On vante beaucoupl'influencedes mathématiquespouratteindrece résultat,elle n'est rien en comparaisonde celle de la logiqueen effet, dans les opérationsmathématiques, on ne
rencontreaucune des difficultésqui sont les vrais
obstaclesd'un raisonnementcorrect.Lalogiqueestaussil'éludequiconvientle mieuxauxpremiers tempsde l'é-
ducationdes élèvesen philosophie,puisqu'elleost indé-
MON ÉDUCATION PREMIÈRE 19
pendantedesopérationslentespar lesquellesonacquiert,
par l'expérienceet la réflexion,des idéesimportantesparellcs-mêmesgrâceà cetteétude,les élèvesparviennentà débrouillerune idéeconfuseet contradictoireavantqueleur proprefacultéde penserait atteint sonpleindéve-
loppement,tandisquetantd'hommes,capablesd'ailleurs,
n'ypeuventparvenir,fauted'avoirété soumisa cettedis-
cipline.Quandils veulentrépondreâ leursadversaires,
ilss'efforcentde soutenirl'opinioncontraireàl'aidedes
argumentsqu'ils ont à leur disposition,sans mêmees-
sayerde réfuter lesraisonnementsde leurs antagonistes,etle plus grandsuccèsqu'ils puissent obtenir,c'estde
laisserla question indécise,en tant que lasolutiondé-
pendduraisonnement.
Pendantce temps,je continuaià lire avecmon pèrelesauteurslatins et grecs,qu'il valaitla peined'étudier,nonpastant pour lalangueque pour lesidées.J'étudiai
ainsiplusieursorateurs,surtoutDémosthéne,dontje lus
plusieursfoisd'un boutàl'autre lesprincipauxdiscours;et j'en écrivisen manièred'exercicedes analysescom-
plètes.Monpère accompagnaitla lecturequeje lui en
faisais,de commentairestrès-instructifs.Il nese hornait
pasà attirermonattentionsur lejour dontcesdiscours
éclairentles institutionsathéniennes, et sur les prin-
cipesdelégislationetde gouvernementqu'ilsexpliquentil mefaisaitaussi sentir l'habiletéet l'art de l'orateur:il mefaisaitremarquer avecquelleadresse Démosthénesavaitdire leschosesqui importaientle plus àsonbut,au momentprécisoùsesauditeursse trouvaientle mieux
préparésà les entendre il me montrait commentle
20 MÉMOIRES
grandorateur s'y prenait pourglisser dans l'esprit des
Athéniens,peu a peu et en s'insinuant,des idées quieussentéveilléleur opposition,s'il leseût expriméesplusdirectement.La plupart de ces considérationsétaient
tropau-dessusde monintelligenceà cetteépoque,pourqueje pusse les comprendretouta fait. Toutefoiselles
jetaientenmoi des semencesqui ontgerméen leur sai-
son.Ala mêmeépoque,je lus aussi tout Tacite,Juvénal
etQuiniilien.Ce dernier auteur est peu lu et mal ap-précié,peut-êtreà causede l'obscuritéde son style, etdel'abondancedesdétailsscolastiquesdontplusieurspar-ties de son traité sont remplies.Maisson ouvrageest
une espèce d'encyclopédiedes idées des anciens sur
l'éducationtout entièreet sur la culture de l'esprit; j'yai puisébiendes idéesimportantesque je n'ai plusou-
bliées,et que je puis sans peine rapporter à la lecture
que j'en ai faitedans mon enfance.C'est à la même
époquequej'ai lu, pour la premièrefois, lesprincipauxdialoguesde Platon,en particulier le Gorgias,le Prola-
goraset la République.Il n'y a point d'auteur auquelmonpèrese crût plus redevablepour la culturede son
esprit,que Platon; il n'y en a pointqu'il recommandât
plus souventaux jeunes gens studieux.Je puisporter,
pource quime concerne,le mêmetémoignage.La mé-
thodesocratique,dont les dialoguesde Platon sont les
principauxmonuments,reste encorela meilleuredisci-
plinedel'esprit pourcorriger les erreurs et éclaircirles
confusionsinhérentesàVintelleclnssibipermissus,c'est-à-
direàl'intelligencequi a composétousses groupesd'as*
sociationsd'idées sous la directionde la phraséologie
MON ÉDUCATION PREMIÈRE 21
populaire.Les opérationsdont cette méthodese com-
pose,c'est-à-dire l'interrogation(elenchus)rigoureuseetpressantequi contraintun homme,dont les idéesne
sontquedesgénéralilésvagues,soità exprimerentermes
préciscequ'il entendparces idées,soit àconfesserqu'ilne saitpas cequ'il dit; lavérificationconstantede toute
propositiongénéralepar des cas particuliers;le siège,en régiedu sens des termes abstraits à acceptionélen-
due, par lesopérationsquiconsistentà déterminerquel»
que nomgénériqueencorepluslarge, qui lecomprend,touten comprenantaussi autre chose,à descendre,parvoiede division,jusqu'à lachosequ'oncherche,à poserses limiteset formulersa définitionpar une série de
distinctionssoigneusementtracéesentre cetobjetetceux
qui s'en rapprochent,pour lesséparer successivement;toutescesopérationssontd'une valeur inestimablepourdresserl'hommeàpenseravecuneprécisionrigoureuse.Mêmeà l'âgeoù j'étaisellesprirent sur moiun telem-
pire qu'eues devinrentpourainsi dire desélémentsde
mon propre esprit. J'ai toujourspensédepuislors quele titrede disciplesdePlatonappartenaitbienmieuxaux
penseursqui se sontnourrisde sonprocédéderecher-
che,et qui se sont efforcésd'en acquérir le maniement*
qu'àcesautresqui sedistinguentseulementpar l'adop-tion de certaines conclusionsdogmatiques,empruntéessurtoutaux moinsintelligiblesde ses écrits,alorsquele
géniedePlatonet lecaractèrede sesœuvreslaissentpla-ner desdoutessur laquestionde savoirs'il lesconsidé-rait autrementque commedes fantaisiespoétiquesoudesconjecturesphilosophiques.
22 MÉMOIRES
Quandje lisaisPlatonet Démosltiène,depuis que je
pouvaislire ces auteurssansêtre arrêté par des diffi-
cultesde lalangue, monpère ne me demandaitpas de
traduire le texte phrase par phrase; il me les faisait
tire à hautevoix,et meposaitdes questions auxquelles
je devaisrépondre; mais commeil portait une attention
touteparticulièreà la déclamation,où il excellait,cette
lectureà haute voixétaitfortpénible pour moi.Detout
ce qu'il me faisaitfaire,je nem'acquittaisde rien aussi
maladroitement,et c'était toujours la même chose; jelui faisaistoujoursperdre patience. Il avait beaucoupréfléchisur lesprincipesde l'art de lire, notammentsur
lapartie decet art qu'onnégligeleplus, je veuxparlerdes inflexionsde la voixou de ce que les auteurs quiont traité dela déclamationappellentmodulation,pourle distinguerd'unepart del'articulation,et d'autrepartde ['expression;il avaitramenéles inflexionsà desreglesbaséessur l'analyselogiquedelà phrase.11m'inculquait
ênergiquementces règles, et me réprimandait sévère-mentchaquefoisquej'y manquais.J'avaisfait la remar.
que,queje n'aurais pas osé luiprésenter, que s'il me
réprimandaitquandje lisais malune phrase, il se bor-
naità dire commentj'aurais dû la lire, etjamais en laisant lui-mêmeil ne me le montrait. Unmême défautse retrouvaitdanstouslesprocédésd'instruction,à d'au-trespointsde vue si admirables,de mon père, commeaussidanstousles autresmodesde sa pensée il comp-tait trop sur l'intelligibilitéde l'abstraitprésenté seul,sansle secoursd'aucune formeconcrète. Ce fut bien
plustard, alorsque je m'exerçaisàla parole, seul ou
MONÉDUCATIONPREMIÈRE 231 A • .••
avecdesjeunesgensdemonâge,que, pour lapremière
j Tois,je comprisl'objetde sesrégies,et quej'aperçusles
[basespsychologiquessur lesquellesil les avaitassises.
[ Jepoursuiviscettequestiondanstoutesses branches,et
j'auraispucomposerun traitéfortutiled'aprèslesprin-
cipesde monpère. 11n'avait rien écrit sur cetteques-tion.Je regrettede n'avoirpasprofité du momentoù
j étaispleinde ce sujetet queje pratiquais systémati-
quementces règles,pour donnerun corpsaux idéesde
monpère, et aux perfectionnementsque j'y avais ap-
portés.
. Unlivre qui contribua puissammenta me former,
[ dansla meilleureacceptiondu mot,ce fut VHisUnrede
l'Indede mon père. Cetouvrageparut au commence-
mentde 1818. L'annéeprécédente,alorsqu'il était sous
presse,j'en lisais les épreuves&monpère, ouplutôtjelui lisaisle manuscrit,tandisqu'ilcorrigeait les épreu-ves.Jereçus de ceremarquableouvrageun grandnom-
bre d'idéesnouvelles.J'y trouvaides critiques et des
1recherchessur la sociétéetla civilisation,à proposdes
Hindous,sur les institutionset les actes du gouverne-ment,à proposdes Anglais.Mesréflexionsen reçurentuneimpulsionet une directionqui me furentextrême-mentutiles par la suite. Bienque je reconnaissedeslacunesdanscet ouvrage,quandje le compareà uu typede perfection,je persisteà croirequ'il estpour le moins
l'unedeshistoiresles plusinstructives,et l'un desécritsdontun espritoccupéà se faire ses opinions peuttirerleplusde profit.
Lapréfacede l'Histoiredes;Indes,l'un des écritsde
84 MEMOIRES
monpèrequi lepeignentlemieux,et aussi le plus riche
d'idées,offreun tableaufidèlodessentiments et deses-
pérancesqui l'inspiraient à l'époque où il l'écrivif.Il
avaitsemédanstoutle coursdeson ouvrageles opinionset les jugementsd'un radicalismedémocratiquequipa.raissaientalorsuneopinionextrême;il traitait avecune
sévéritérare àcetteépoquela constitutionet les loisde
l'Angleterre,lespartiset les classesqui possédaientune
influenceconsidérabledans lepays.S'it pouvaitespérer
queson œuvrelui fit une réputation, il ne pouvaitpasen attendreuneaméliorationdesaposition, ni supposer
qu'il secréeraitparmi lespuissantsautre chose quedes
ennemis.Ce qu'il pouvait le moinsespérer, c'était la-
faveurde la Compagniedes Indes,aux privilègescom-
merciauxde laquelleil se montraitabsolument hostile,etdont il avaitsi souventblâmé avecsévéritél'adminis-
trationpolitique.Dans certainesparties de son livre,il
estvrai, il portaiten faveur dela Compagnieun témoi-
gnagequ'iljugeait mérité, notammentquand il disait
quepas un gouvernementn'avaitdonnéautant de preu-ves,dans la mesurede ses lumières,de sesbonnesin-
tentionsenverssessujets,et que,si les actesdes autres
gouvernementsétaient soumis à la même publicité,ils
ne résisteraientprobablementpas si bien a l'épreuve.d'un examenrigoureux.
Toutefois,quand il apprit, au printemps de 1819,environunanaprèslapublicationdeVHisloindes Indes,
queles Directeursde la Compagnievoulaientrenforcer
le bureau qui avaitdans ses attributionsla correspon-dance de l'Inde, monpère y sollicitaun emploiauprès
MONÉDUCATIONPREMIÈRE 20
des Directeurs,et l'obtint. Il fat nomméassistantde
l'Examinerde la correspondancedel'Inde.Lafonction
desassistantsconsistaità préparer des projetsdedépê-ches pourl'Inde, qu'onsoumettaitaux Directeursdans
lesprincipauxservicesde l'administration.Danscet em-
ploi et dans celuià' Examinerqu'il occupaplus tard,l'inlluoncequ'il sut s'acquérir par sestalents,sa répu-tationet la décisionde soncaractère,auprèsdeses su-
périeursqui désiraientréellementassurer à l'Indeun
bongouvernement,lui permirent d'introduiredansses
projetsdo dépêches,et de présenterau jugementde la
cour des Directeurset du conseilducontrôle,sesvéri-
tablesopinionssurles affairesde cepays, sanstrop les
adoucir.11avaitdéjà exposédans sonHistoirelesvrais
principesde l'administrationde cet empire,et sesdé-
pêchesaprès sonHistoire,contribuèrent,plusque toutce qu'onavaitfaitjusqu'alors, à améliorerlerégimede
l'Inde,et à apprendreaux fonctionnairesde la Compa-gnie commentils devaientcomprendreleurs devoirs.Si
l'on publiaitun choixde ces dépêches,onverrait,j'ensuisconvaincu,que,chezmonpère, l'hommed'Étatétait
à la hauteurdu philosophe.Les nouvellesoccupationsqui absorbaientle temps
de mon père ne relâchèrentpoint l'attentionqu'ilpor-tait à mon éducation.C'est pendantla même année,
4819,qu'il me fit faire une étude complètede l'écono-
miepolitique.Ricardo,sonamiintime,venaitdepublier
l'ouvragequi fit époquedansl'histoirede cettescience;sanslesinstancesde monpère, et lespuissantsencoura-
gementsqu'il en reçut, Ricardone l'eûtjamaispublié,
se MÉMOIRES
ni mêmeécrit. En effet,Ricardo, le plusmodestedes
hommes,avaitbeau être convaincude la véritéde ses
doctrines,il s'estimaitsi pou capablede lesfaire valoir,soit par l'expositionsoit par le style, qu'il 'tremblaitàl'idéede les publier.Unou deuxans après,les mêmes
amicalesinstancesle poussèrentà entrer à la Chambre
desCommunes.Ily rendit à ses idéeset à cellesde mon
père d'dminentsservices, tant en économiepolitiqueque sur d'autresquestions,durantles dernièresannées
d'une vietropcourte, que la mortvint trancherau mo-
mentoù il jouissaitde la plénitudede sonintelligence.Bienque le grand ouvragede Ricardo fût déjà im*
primé, il n'existaitencore aucuntraité didactique quien résumâtlesidéespour en faciliterl'étude.Monpèrefutdoncobligé,pour m'apprendrel'économiepolitique,de commencerpar des leçons qu'il me faisait pen-dant nuspromenades.Il exposaitchaquejour une par-tie de cettescience,et, le lendemain,je la luirappor-tais rédigée.Il me faisait refaire et refaire encoremon
travail,jusqu'àce qu'il fût clair, net et assezcompletDe la sorteje parcourustoute l'économiepolitique,e»
j'en possédaiun abrégé écrit, formépar mescomptesrendus.Monpères'en servitplus tard, commede notes
pour écrire ses Élémentsd'Économiepolitique.Aprèscette préparation,je lus Ricardo. Je rendais compte
chaquejour de meslecturesà monpère, et je discutaisde monmieuxles questionsaccessoiresqui se présen-taientà mesurequej'avançais. Au sujetde la monnaie,la questionlaplus embrouilléede l'économiepolitique,il me fitlire, toujoursavecla mêmeméthode,lesadmi-
MONÉDUCATIONPREMIERE 27
râblesbrochuresqueRicardoavaitécritesà l'époquede
la polémiquesur lesmétaux précieux(Bullioncontro-
versy).Il me fit étudier ensuite AdamSmith. Ce dont
il s'occupasurtoutpendant cette élude, ce fut de me
faire appliquer auxidéesplus superficiellesde Smith
les lumières supérieuresde Ricardo, et découvrirce
qu'il y a d'erroné dans les arguments de Smith, ou
dans ses conclusions.Une telle méthoded'instruction
était merveilleusementcombinéepour former un pen-
seur, mais il fallaitqu'elle fût maniéepar un penseuraussi exact et aussi vigoureux que mon père. Mêmeaveclui, le cheminétait rude; il l'était pourmoi, bien
quele sujet m'intéressaivivement.Monpère s'impa-tientaitsouvent,et plusque de raison,quandje ne réus-
sissaispasdansun travailoùil n'aurait pas falluattendre
le succès;mais, en somme,la méthodeétaitbonne,et
elle a réussi. Je ne crois pas qu'aucun enseignement
scientifiqueait étémieuxapprofondiet mieuxappropriéaubut de formerles facultésde l'esprit, que celuiquemonpère me donnaenlogiqueeten économiepolitique.Il s'efforçait,et souventavec exagération,de mettre en
jeu mes facultésen me faisant tout trouverpar moi-
même il ne me donnaitpas ses explicationsavant,mais
après je sentais donctoute la forcedes obstacles.Non-
seulement,j'y gagnaiune connaissanceexactede cesdeux sciences, ainsiqu'on les comprenaitalors, mais
j'apprisà penser sur les matièresqui en fontl'objet. Je
pensaispar moi-mêmepresquedès ledébut, etquelque-foisd'une façon très-différentede celle de mon père.Longtempsces différencesne portèrent que sur des
?S MÉMOIRES
questionssecondaires,et je prenais ses opinionscommeune pierrede touche. Plus tard, il m'est arrivé de le
convaincreet de modifierson opinion sur quelquespointsde détail. Je le dis a son honneur, non pourm'enfairegloire c'estune preuve de sa parfaitebonne
foi, et de l'excellencedesa méthoded'enseignement.Là finirentce que je peux proprement appelermes
classes.J'avaisenvironquatorzeans; je quittail'Angle-terre pour plus d'une année; et après mon retour, simes étudesrestèrent encoresous la directiongénéralede monpère, il ne me donnaplus de leçons.Hconvient
que je m'arrête un instant,pour considérerdes ques-tions d'unenature plusgénéralequi se rapportentaux
annéesdemaviedontje viensde tracer les souvenirs.Lachosequi frappe toutd'abord dansle coursdel'in-
stractionque j'ai décrite, c'est le grand soin que mon
père a prisdeme donnerdurant les annéesdemonen-
fanceunesommed'instructioncomprenantlesbranches
supérieuresqu'onn'apprendqu'à l'âge d'homme,quandon lesapprend.Le résultatde l'expériencemontre avec
quellefacilitéon peut yarriver,et met fortementen lu-
mièrele misérablegaspillagede tant d'annéesprécieu-sesqu'unsi grand nombred'écoliers consumentà ac-
quérir lamaigreprovisionde latinet de grec qu'on leur
enseigned'ordinaire. C'estce gaspillagequi a conduit
bonnombredepartisans desréformesde l'enseignementà soutenirl'idéefaussequ'ilfallaitécarter complètementces languesde l'éducationgénérale.Sij'avais été doué
naturellementd'une grandefacilité à saisir ce qu'on
m'enseignait,ou si j'avais possédéune mémoiretrès-
MONÉDUCATION PREMIÈRE 29
exacteet très-fidèle,oubien encore,si j'avaiseu un ca.
ractèreéminemmentactif eténergique,l'épreuven'aurait
pas été concluante.Maispour toutes ces qualités,jereste plutôt au-dessousde là moyenne,que je ne la
dépasse ce quej'ai fait, assurémentun garçonouune
filledocapacitémoyenneet de bonnesantépeuventle
faire.Sij'ai puaccomplirquelquechose,je ledois,en-
tre autres circonstancesheureuses,à ceque l'éducation
parlaquellemonpèrem'aformé,m'adonné,jepeuxbien
ledire, sur mescontemporainsl'avantaged'une avance
d'unquart de siècle.
Hy avait dansmonéducationun pointd'une impor-tanceessentielle;j'enai déjà faitmention plusquetout
le reste, ce futla causedes bonseffetsquej'en retirai.
Laplupartdesenfantset desjeunes gensà quiona ap-
prisbeaucoupdechoses,bienloin derapporterde leur
éducationdes facultésfortifiées,n'en sortentqu'avecdes
facultèssurmenées.Ils sont bourrésdefaits, d'opinionset de formulesd'autrui, qu'ils acceptent, et qui leur
tiennentlieu dupouvoirde s'en faire eux-mêmes.C'est
ainsiqu'on voitdesfilsde pères éminents,pour l'édu-
cationdesquelsrienn'aété épargné,arriverill'âge mûr
endébitant commedes perroquetsce qu'ilsont apprisdans leur enfance,incapablesde se servirde leur intel-
ligence,endehorsdusillonqu'ona tracépoureux.Monéducationn'était,pasde ce genre. Monpère ne permit
jamaisque mesleçonsdégénérassenten un exercicede
mémoire.11tâchaitde menermon intelligence,non-seu-
lementdu mêmepasque l'enseignement,mais autant
quepossibledelui faire prendre les devants.Tout ce
80 MÉMOIRES
queje pouvaisapprendrepar le seul effortde lapensée,monpèrene me le disaitjamais. tant que je n'étais pasà bout de ressourcespour le trouver moi-même.Au-
tant que je puis comptersur mes souvenir je m'ac-
-quittaisassezmal de cetteobligation; ma mémoireest
pleined'exemplesde meséchecs,et n'en contientguèrede mes succès. Il est vraique j'échouais sur des diffi-
cultés,qu'à monAgeje ne pouvaisguère surmonter.Je
me souviensqu'un jour, à l'Agede treizeans, il m'ar-
riva deme servir du motidée; mon père me demanda
cequec'est qu'une idée,etse montra mécontentdemon
inpuissanceà définirce mot.Je me rappelle aussi son
indignation,unjour qu'il m'entenditemployerla phrasebanaleque telle chose estvraie dans la théorie, mais
qu'il convientde la corrigerdans la pratique; il essayavainementde m'amener &définirle mot théorie, puisil
m'en expliquale sens, et me montra l'erreur de l'ex-
pressionusuelledont jti m'étaisservi. Il melaissa per-suadé quemon impuissanceà donner une définitionde
la théorie,aprèsen avoir parlécommed'une chosequi
peutse trouveren désaccordavec la pratique, révélait
chezmoila plusabjecte ignorance.Il me semblaqu'en
s'indignantà cesujet, monpèredépassait la mesure, et
peut-êtrela dépassait-il. Je crois pourtant que c'étaitl'effetdumécontentementquelui causait monéchec.Un
élèveà qui on ne demandejamais ce qu'il nepeut pasfaire,ne faitjamaistout cequ'ilpeut.
Undes mauxqui sont d'ordinairela conséquencedes
progrèsrapides,et qui souventen flétrit les fruits, c'estla suffisance.Monpèrecherchaità m'en préserveravec
MONÉDUCATIONPREMIÈRE 81
une grandesollicitude.Il mettaitunevigilanceextrême
à éloignerde moi lesoccasionsde m'entendrelouer, oude fairedes comparaisonsflatteusespour moi.Demes
rapportsaveclai, je ne pouvaisprendre qu'uneopiniontrès-humblede mesmérites, puisque le terniede com-
paraisonqu'il proposaitsans cesseà monambition,c'é-
tait nonpasce quelesautres font,maisce qu'unhomme
pourraitet devraitfaire. Il a parfaitementréussià me
préserverde l'influencequ'il redoutaitsi fort. J'ignoraisabsolumentque mesprogrès fussentune choseexcep-tionnelle&monâge. Si, par hasard, mon attentionse
trouvaitattiréesur un autreenfantqui savaitmoinsquemoi(cequiest arrivémoins souventqu'on ne pourraitl'imaginer),j'en concluais,non pas queje savaisbeau-
coup,maisque cet enfant,pour une raisonoupour une
autre,savaitpeu,ouencoreque sesconnaissancesétaientd'un autregenre queles miennes. Je n'éprouvaispasd'humilité,mais je n'éprouvaispasnonplusd'arrogance.Jen'ai jamaissongéà me dire ce quej'étais, ni ce que
jepouvaisfaire; je ne m'estimais ni beaucoupni peu
jen'ysongeaispas.Sij'avais une penséesur moi-même,c'estquej'étais plutôten retard qu'en avancesur mes
études,puisqueje metrouvaistoujoursdanscet état en
comparaisonde ce que mon père attendaitde moi.Je
l'affirmehardiment,quoiquecene soitpas l'impressionde quelquespersonnesqui m'ont connudansmonen-
fance.EUesme trouvaient,je l'ai su depuis,d'unesuffi-
sancefortdésagréable;probablementparcequej'étais
disputeur,et queje n'éprouvaisaucunscrupuleà oppo-serune contradictiondirecteà ce que j'entendaisdire.
38 MÉMOIRES
J'avais,je crois,acquis cettemauvaisehabitude,parce
qu'on m'avaitencouragéd'unefaçontout exceptionnelleà m'entretenirde sujets au-dessusde mon âge,avecde
grandes personnes,et qu'onne m'avaitjamaisinculquéle respect dont elles sont habituellement l'objet. Mon
père ne corrigeaitpascesactesd'impolitesseet d'imper.
tinonce,probablementparcequ'il ne s'enapercevaitpas.J'étais troppénétréenversluid'une crainterespectueuse,
pourne pas restertoujoursextrêmementsoumiset tran-
quilleen sa présence.Malgréce qu'on a pu croire, jen'avaisaucune idéede posséderla moindre supériorité,etc'était très-bonpour moiqu'il en fût ainsi. Unjour,dans Ilyde Park (jeme rappelletrès-bien l'endroitoù
sepassa la scène),j'avais quatorzeans, et j'allaisquitterlamaisonpaternellepour unelongueabsence,monpèremedit qu'à mesureque je feraisconnaissanceavecde
nouvellespersonnes,je m'apercevraisque j'avaisapprisbien deschosesqu'engénéral les jeunes gens de mon
âgene savaientpas, et que sansdoute on serait disposéà m'en parler, et â m'en faire compliment.Je merap-pelletrès-imparfaitementtoutcequ'il ajouta sur cesu-
jet;mais il aboutità me dire que si je savais plusquelesautres, il ne fallaitpas l'attribuerà mon propremé-
rite, mais &l'avantageexceptionnelqui m'était échu
d'avoirun père capablede m'instruire,et qui eûtvoulu
prendrelapeinede lefaire etd'yconsacrer le tempsné-
cessaire que si je savaisplus queceuxqui n'avaientpasjouidu mémoavantage,il ne fallaitpasy voirune rai-sonde meglorifier,maisplutôtdesonger à la honteque
j'aurais encourue,si lecontrairefût arrivé. Quandmon
MON ÉDUCATION PREMIÈRE 33
..6Vtl
a
pèrem'appritque je savaisplus de chosesque d'autres
jeunes gens qui passaient pour avoir reçu une bonne
éducation,j'accueilliscelte révélationcommeune infor-
mationet j'y accordaiune entière confianceainsi qu'à
toutcequ'il medisait;mais il ne me parutpasque cela
meconcernât.Je n'avaisaucun penchantà tirer vanité
decequ'il yavaitdespersonnesqui ignoraientce quejo
savais;etje ne meflattaispasde l'idée quemesconnais-
sancesquellesqu'ellesfassentprovinssentdémonpropremérite.Mais,au momentoù mon attentionfut attirée
surce point,je trouvaique ceque mon pèredisait des
avantagesdontj'avaisjoui, était l'expressionexactedelà
véritéet du bonsens,etje n'ai Jamaisdepuischangéd'o-
pinion à cet égard.IIest clair que ce résultat, commetant d'autres qui
entraientdans lepland'éducationde monpère,n'aurait• _«*• _• _< ._•_ «. t
pointété atteint,simonpère n'eût tenu la mainà cec.uo
je n'eussepastrop de rapports avec les autres enfants.Ilvoulaità tout prixm'épargnernon-seulementdes ef-
fetsde l'influencecorruptriceque les enfantsexercent
lesuns sur lesautres, mais la contagiondes penséeset
dessentimentsvulgaires.11entendaitbienquejepayassecetavantageparune inférioritédans lestalentsque les
écoliersdetous lespayscultiventavanttout.Leslacunes
demonéducationportaientsur les chosesque les en-
fantsapprennent,quand ils sont livrés à eux-mêmeset
obligésde se tirer d'affairetout seuls, ou quandils sontrassemblésen grandnombre.Grâceà un régimesobreet àde longuespromenades,je grandisen bonnesanté;je devinsvigoureux»maissans êtremusculeux.Toutefois
84 MÉMOIRES
je ne pouvaisfaireaucuntour d'adressenideforce;je ne
connaissaisaucundes exercicesdu corps. Cen'est pas
quela liberté oule tempsde m'ylivrerme fussentrefu-
sés. Je n'avais pas, il estvrai, de congés,parcequ'ils
rompentl'habitudedu travailet exposentles enfants à
contracterle goûtdel'oisiveté,mais j'avaisbeaucoupde
loisirchaquejour pour m'amuser.Commeje n'avaispasde camarades,et qued'ailleurslebesoind'activitéphysi-
quese trouvaitsatisfaitpar la marche à la promenade,
je m'amusaisseullaplupartdu tempset sans bruit, ou
jeUsais jene stimulaisen moiaucuneautre activité,pasmêmed'esprit, que cellesque mesétudes mettaient en
jeu. En conséquence,je restailongtempsmaladroitpourtoutce qui exigeaitde l'adressedesmains, et je n'ai ja-maiscesséde l'être monesprit, commemesmains, fai-
saitsonœuvretrès-timidementquand il s'appliquait ou
devaits'appliquerà quelqu'unde cesdétailsqui tiennent
tantde placedans lavie dela majorité deshommes,et
sur lesquelsse concentred'ordinairetout cequ'ils ontde
capacitémentale.Je ne cessaisde mériterdes reproches
pourmon inattentionet la nonchalancede mon espritdanslesdétailsdela viede tous les jours.Monpèreétait
toutlecontraire à cet égard ses sens et sonintelligenceétaienttoujoursen éveil il montrait de la décisionet
de l'énergiedanstoutesses manières, et dans chacunede sesactions.Cesqualités,autant que ses talents, con-
tribuaientà faireune viveimpressionsur les gens avec
lesquelsil se rencontrait.Maisil arrive souventque les
enfantsde parentsénergiquesmanquentd'énergie,parce
qu'ilscomptentsur leurs parents, et que lesparentsen
MON ÉDUCATION PREMIÈRE 85
ontpour eux.L'éducationque monpère madonnaétait
mieuxfaitepour meformer au savoirqtfà l'action.Ils'a*
percevaitfortbiende cequimemanquait.Soitdansmon
enfance,soitdansmajeunesse,j'ai sanscesseeuâ souffrir
de ses sévèresadmonestationsà cesujet. 11ne montrait
ni négligenceni insouciancepour ce genrede défauts
qu'il observaiton moi; mais s'il m'avaitépargné l'in-
fluencedémoralisatricede la viedesécoles,il ne faisaitrien pour meprocurerun équivalentefficacedes leçons
qu'euedonnepour la pratiquede lavie.Toutessesqua-lités,it tes avait sans douteacquisessans peineou dumoinssans une éducationspéciale,et peut-êtrecroyait-il queje lesacquerraisaussi aisément. C'est,je pense,
qu'iln'avaitpasréfléchiautant sur ce sujet que sur lesautrespartiesde l'éducation,et sur cepoint commesur
quelquesautres de mon instruction,il me semblequ'ilaitattendu deseffetssanscauses.
CHAPITREII
Influencesmoralesquiontentouréles premièresnnnéesàa tno>Jeunesse. Caractèreet opinlonademonpèro.
Dansmon éducation,comme dans celte de tout le
monde,lesinfluencesmoralesqui jouent le plus grandrôlesontaussi lespluscompliquées,et celleque l'on a
le plus de peine à spécifierd'une manièreà peu près
complète.Jen'entreprendraipas la lâchedésespérantede
détaillerlescirconstancesqui ont pu contribuerafaçon-
ner moncaractèreau pointde vue moral,je me borne-
rai à signalerquelquespoints principauxqui doivent
nécessairementtrouverplacedans un récit fidèlede mon
éducation.
J'ai été élevédèsle débutsans aucune croyancereli-
gieuse,nusensquel'on donned'ordinaireâcesdeuxmots.
Monpèreavaitété instruit dansta foidel'Eglisepresbyte*rienned'Ecosse;mais,parsesétudes et parsesréflexions,il en était venu au pointde rejeter non-seulementla
croyanceà la révélation,maisles basesde ce qu'on a\~
CARACTÈRE KT OPINIONS DE MON PÈRE 37
pelle communémentla religionnaturelle. Je lui ai en.
tendu direque la révolutionquis'était faitedanssones-
prit en matièrereligieuse,datait del'époqueoù il avait
tu YAnalogiede Butter.Cetouvrage,dont il n'a jamaiscessédeparler avecrespect, l'entretintassezlongtemps,disait-il,dansla croyanceà la divinitéduChristianismeil y trouvaitJa démonstrationque si l'on rencontrede
très-grandesdifficultésà croire que l'AncienTestament
et le Nouveausont en mêmetemps l'œuvreet l'his-
toire d'unÊtre souverainementsageet bon, on les re-
trouve, avecd'autresbienplusgrandes encore,a croire
qu'un êtrede cettenaturesoit l'auteurdel'Univers.Mon
père regardaitl'argumentde Butlercommeconcluant,maisseulementcontreles opposantsque Butlersepropo-saitde combattre.Ceuxqui admettent qu'unêtre tout.
puissant,aussibienquesouverainementjusteetbon,est
l'auteur d'un mondetel que celui où nousvivons,nesauraientélevercontre leChristianismeaucuneobjection
qu'onne puisse,au moinsavecautant de force,retonr-
nercontreeux. LeDéismene lui semblantpastenable,monpèrerestadansun étatdeperplexité,jusqu'àcequesansdouteaprèsbiendesluttes, il s'arrêta à la convic-tionque l'on nepeutrien savoirde l'originedeschoses.Nulleautreexpressionne rendmieux son opinion en
eilet, il trouvaitl'athéismedogmatiqueabsurde,comme
l'ont toujoursfaitlaplupartde ceuxque lemondea re-
gardés commedesathées.Cesdélailssontimportantsparcequ'ils montrent qu'en rejetant tout ce qu'onappellecroyancereligieuse,monpère ne cédaitpas, commeon
pourrait le croire, à laforcedelalogiqueetdelapreuve;
38 MÉMOIRES
sesmotifsétaient plutôtd'ordre moralqued'orcl rointol-
lectuel.Il ne pouvaitcroirequ'un mondesipleindemal
fûtl'œuvred'un autour qui réunît à lafoislapuissanceinfinie,la parfaitebontéet la souverainejustice.Sonin-
telligenceméprisaitlessubtilitésaveclesquellesoncher-
cheà fermer les yeuxsur cette contradictionpatente.Il n'aurait pas été aussisévère pour la doctrinedusa-
bêismeoudu manichéismequi supposentl'existencede
deuxprincipes,celui du bien et celui du mal, luttant
l'un contrel'autre pourla dominationde l'Univers;etjel'ai entenduexprimersonétonnement que personnene
la renouvelAtde notre temps.Il l'eût considéréecomme
unepurehypothèse,maisil n'y eût trouvéaucunein-
fluencedémoralisante.L'aversionqu'il éprouvaitpour la
religiontellequ'on la comprendordinairement,était du
mêmegenreque celledoLucrèce il la regardaitavec
lessentimentsque méritenonpas une simpletromperie,maisungrandmal moral.Il laconsidéraitcommele pireennemide la moralité,d'abord parce qu'ellecrée des
méritesfictifs,notammentl'adhésion &des formulesde
foi,laprofessionde sentimentsdé dévotionet la parti-
cipationa descérémonies,qui ne se rattachentles unes
et lesautrespar aucunlien avec le bonheur du genre
humain ensuite parcequ'elle les fait acceptercomme
tenant lieu de vertus véritables mais par-dessustout
parcequ'ellecorrompt essentiellementle critériumde
la morale,enle faisantconsisterdans l'accomplissementde la volontéd'un être auquel elle prodiguetous les
termesd'adulation,en même temps qu'elle en rait la
peinturela plusodieuse.Je lui ai cent foisentendu-dire
CARACTÈRE ET OPINIONS J)E MON PÈRE 39
que, danstoustes siècleset cheztoutes les nations,on
avait représentéles dieux comme desêtres méchants,
unsièclerenchérissantsur l'autre par une progression«onstammentcroissante;que les hommesn'avaientja-maiscesséd'ajouterde .nouveauxtraits il l'imagede
leurs dieux,jusqu'àce qu'ils eussentatteint la concep-tionla plus parfaitede la méchancetéque l'esprit hu-
mainpuisse imaginer,conceptionqu'ils ontappeléele
bienet qu'ils ont adorée. Cenec plus nltrà de la mé-
chancetés'incarnaitselonlui dans la doctrineque l'on
nousprésentehabituellementsous le nom de foi chré-
tienne. « Songezdonc,avait-ilcoutumede dire,que cet
Êtrea faitl'Enfer; qu'il a créé l'espècehumaineavecla
prescienceinfaillible,et par conséquentavecl'intention,
que la grandemajoritédes hommesfussentvouéspourl'éternitéàd'horriblestourments. Le tempss'approche,
je crois,oùcetteépouvantablefaçondeconcevoirle dieu
qu'onadore nese confondraplus avecle Christianisme,et que tous les genscapablesde sentirte bien etle mal
la regarderontavecautant d'horreur que monpère le
faisait.Il savaitaussi bienque personneque les chré-
tiens ne subissent pas tousd'une façonaussifuneste
qu'onaurait pus'y attendre,les conséquencesdémorali-santesquiparaissentinhérentesà cettecroyance.La pa-'essedelapensée,la soumissionde laraisonà descrain-
tes, à desdésirs, à desaffectionsqui rendentleshommes
capablesd'accepterune doctrinedont les termesimpli-quentcontradiction,lesempêcheaussid'apercevoirles
:onséquenceslogiquesquiendécoulent.Il leurestsi fa-cile de croireenmême tempsdes chosesincompatibles,
40 MÉMOIRES
et il y ena si peu d'assezfortspour tirer des croyances
qu'ils admettentd'autres conséquencesque cellesqueleurspropressentiments leur suggèrent quoid'éton-nantque des multitudesde gensaient tenupourindubi-
tablela croyanceà un Dieucréateur de t'enter,sanshé-siterpour celaà le confondreen une seulepersonneavecle Dieu qui réalisait pour eux l'idéal de la souveraine
bonté.Cen'était, sans doute,pas a cedémonproduitde
leurimagination,qu'ilsadressaientleurculte,maisàleur
idéalde perfection.Toutefoisle viced'une tellecroyancec'estqu'elletient l'idéalà un niveaudéplorablemontinfé-
rieur, et opposela résistancela plusobstinéeàtoutepen-séequi viseà l'élever. Lescroyantss'écartent avechor-reur de toutespéculationqui tendraità mettredansl'es-
pritune conceptionclaireetun idéalélevédeperfection,
parcequ'ils sentent, alors mêmequ'ils ne le voientpasdistinctement,que cet idéal serait en contradictionfla-
grante avecles lois de la nature et avec les dogmes
qu'ilsregardent commeessentielsà la foichrétienne.Hen résulteque la moralité resteune affairede tradition
aveugle,quine reposesur aucunprincipe forme,et quin'a pas mêmepour la guideraucunsentimentferme.
Monpère se fût mis complètementen contradiction
avecses idéessur le devoir,s'ilm'eût laisséacquérirdes
impressionscontrairesil ses convictionset à ses senti-mentssur la religion désle début, il imprimadansmonesprit l'idée que la façondont le mondeavaitcom-
mencé,était un problèmesur lequel on ne savaitrien.A la question Qui m'a fait?disait-il, on ne peut ré-
pondre,parcequ'on n'a aucuneexpérience,aucunein*
CARACTÈREISÏ OPINIONSDEMONPÊRË 4!
formation authentique, d'où on puisse partir pour for-
muler une réponse. Quelque réponse qu'on présente,
ajoutait-il, on ne fait que reculer la difficulté,puisqu'onrencontre immédiatementunequestionnouvelle'.Quia fait
Dieu? Il prit soin, à la même époque de mefaire appren-dre co que le genre humain avait pensé sur ces impéné-
trables problèmes. J'étais bien jeune encore,commejel'ai déjà dit, quand ilme fit lire l'histoire ecclésiastique;il m'enseigna à prendre un grand intérôt à la Réforme,et il considérer co grand débat comme la luttesuprêmeentre la tyrannie sacerdotale et la liberté de penser.
Je suis donc une des rares personnes d'Angleterre,
dont on peut dire, nonpas qu'elles ont rejetéla croyancede la religion, mais qu'elles ne l'ont jamais eue. A cet
égard, j'ai grandi dans un état négatif. Je considérais
la religion des temps modernes du mêmemit que celles
de l'antiquité, c'est-à-dire comme une affairequi ne me
regardait en rien. Je ne trouvais pas plusétrangede ren-
contrer chez les Anglaisdes croyances que je ne parta-
geais pas, quesi je les eusse rencontrées chezlespeuples
dont parle Hérodote. L'histoire m'avaitapprisqu'il régne
parmi les hommes des opinions très-diverses, et, dans
ma situation à l'égard de mes compatriotes, je ne voyais
qu'un exemple de plus de cette différence.Cependantce
fait eût pu avoir sur mon éducation première une,fâ-cheuse conséquence que je dois mentionner. En même
temps que mon père me donnait une opinioncontraire
à celle du monde, il crut nécessaire de me faire savoir
qu'il n'était pas prudent d'en faire professiondevant la
monde. J'étais encore enfant, et le conseil de garder
42 MÉMOIRES
mes penséespour moi, pouvaitenttainor des consé-
quencesmoraleslâcheuses,Toutefois,commej'avais peude relationsavec des étrangers,surtout avec ceux quiauraientpu me parler de religion,je ne me trouvaispasdansl'alternativede faire l'aveude monopinion ou de
recourirà l'hypocrisie.Je mesouviensqu'on deuxocca-
sions,durant monenfance,je metrouvai danscette al*
ternative et chaque fois,j'avouaimon irréligionet jelasoutins.Mesadversairesétaientdesgarçonsbienplus
âgésque moi; l'un d'eux fut certainementébranléà la
premièrerencontre,maisnousn'y revînmesplus; l'autre
futsurpriset quelquepeuscandalisé;il fit de sonmieux
pour me convaincrependantquelquetemps,mais sans
succès.
Legrandprogrèsde la liberté de discussionqui dis»
tingueplusque toutautre choseletempsprésentde ce-
lui de mon enfance, a changé considérablementles
conditionsmorales de la situationoù me plaçait mon
irréligion.Je crois qu'aujourd'huiparmi les hommes
douésde la mômeintelligenceque monpère, possédantcommelui l'amourdu bienpublic,etsoutenantavecune
convictionaussi ferme desopinionsimpopulairessur la
religionousur l'un des grandsproblèmesde la philoso-
phie, bien peu pratiqueraient ou conseilleraientune
conduiteconsistantà les cacherau monde,exceptédans
lescas,quideviennentde plusenplusrares chaquejour,où la sincéritéen ces matières les exposeraità perdreleursmoyensd'existence,ou à se voirexclusd'une car-rière convenanta leurs aptitudes.Pour la religionen
particulier,le temps me semblevenu,où le devoirdo
CARACTÈREET OPINIONSDEMONPÈRE 43
tous ceux qui possèdentles connaissancesrequises,et
se sontconvaincusaprèsmûre réflexion,quelesopinions
régnantes ne sont pas seulementfausses,maisdange-reuses, de faireconnaîtrequ'ils ne les professentpoint,au moinss'ils sont dans une situationet s'ils jouissentd'uneréputationquidonneàleur opinionquelquechance
d'éveiller l'attention. Une telle manifestationmettrait
find'un seul coup,et pour jamais, au préjugévulgaire
qui donneà cequ'on appelleimproprementl'incrédulité
tous les vices de l'esprit et du cœur pour cortège.Le
monde serait étonné, s'il savait combienparmi les
hommesqui formentsonplus brillantornement,parmiceuxmême qui sont le plus haut placésdansl'opinion
publiquepar leur sagesse et leur vertu, il y en a quisontcomplètementsceptiquesen religion.Il enestbeau.
coupqui s'abstiennentde professerhautementleurirré-
ligion,moins pour des considérationspersonnelles,que
parcequ'ils craignentsincèrement,etbien à tort,selon
moi, à l'époque ob nous sommes,de faireplusde mal
que de bien, en faisant très-hautune professionquipourrait affaiblirles croyancesacceptées,et par suiterelâcher les obligationsqu'ils considèrentcommedesfreins.
Il y a des incrédules,puisquec'est le mot consacré,ainsi que des croyantsde tous les genres.Ony trouve
toutes les variétésdu caractère moral. Mais les meil*
leurs,et personne,parmi ceuxqui ontpu lesbiencon-
naître, n'hésitera à l'affirmer,sont bien plusreligieux,dans l'acception la plus vraie du mot de religion,queceuxqui s'en arrogent exclusivementle titre. Grâceà
44 MÉMOIRES
l'esprit libéralde notreépoque, ou si l'on aime mieuxà
l'affaiblissementdu préjugé invétéré qui empocheles
nommesde voir les chosesqui crèvent les yeux, lors-
qu'ellessontcontrairesà leurs désirs, on ne fait plusde
difficultéd'admettreaujourd'huiqu'undéistepuisseêtre
vraimentreligieux.Maissi lareligion consistedans cer-
tainesqualitésdu caractèreetnon danscertainsdogmes,onpeut aussiappelerreligieuxceuxdont les croyancesne vontpasjusqu'au déisme.Ils ne regardentpas, il est
vrai, commebien prouvé que l'univers soit construit
d'après un plan, et ils n'admettentpas que l'universait
été crééet soitgouvernépar un être d'une puissanceah-
solueet d'une bonté parfaite mais ils possèdentce quifait lavaleurprincipalede toute religion une concep-tion idéaled'un Être parfaitsur lequel ils ont coutume
de leverlesyeuxcommesur leguide de leurconscience.
Cet idéaldubien estd'ordinaire beaucoupplus présde
laperl'ectionque leDieuobjectif qu'adorentceux qui se
croientobligésde reconnaitre la bonté absolue dans
l'auteur d'unmondeaussirempli de souffranceet aussi
déshonorépar l'injusticeque le nôtre.
Lesconvictionsmoralesdemon père, sansaucunlien
avecla religion, ressemblaientbeaucoup â celles des
philosophesgrecs; il les exprimait avec la force et la
nettetéqu'il donnaità tous ses actes. Mêmea l'âge ten-
dreoù je lisais aveclui les Entretiens mémorablesde
Socrate,dansXènophon,je contractaidanscette lecture,et d'après les commentairesque monpère y ajoutait,un profondrespectdu caractère de Socrate,qui resta
dans monespritcommeun idéal de perfection.Je me
CARACTÊREETOPINIONSDE MONPÈRE 4fr1
rappelle fort bien commentmonpère, à colleépoque,m'imprimadansl'esprit la leçonqui découddu ChoixtfHcmite. Un peuplus tard, leglorieuxmodèlede mo.ralité qui se révèledans les écrits de Plnton,agit surmonesprit avecune grandeforce.Lesleçonsmoralesde
monpère portaienttoujoursen généralcommecellesdesSocraliciviri, surla justice, latempérance,à laquelleil
donnaitune applicationextrêmementétendue,la véra-
cité, la persévérance,larésignationà la douleuret sur-
toutau travail, l'intérêtpour lebien public,l'estimedes-
personnesd'aprèsleurs mérites et des chosesd'aprèsleur utilité intrinsèque,une vie d'effortscommecon-
traste d'une vie abandonnéeà la mollesseet à l'indo-
lence. Ces leçonset d'autres encore, il les mettaiten
sentencesbrèvesd'exhortationsérieuseou de réproba-tionet de méprisénergique,qu'il formulaitquandl'oc-
casions'cn présentait.Si les leçonsde moraleque l'on nousdonnedirecte-
mentfont beaucoup,cellesque nousrecevonsindirecte-mentfont encoredavantage.Moncaractèrene reçutpasseulementl'empreintede ce que mon père disait oufaisaitdirectementen vue de mon éducationmorale,maisil se formaaussiet plus encoreau spectaclede ce
qu'ilétait lui-même.
Dansses idéessur laconduite,mon père unissaitles
préceptesdesStoïciens,desEpicurienset desCyniques;mots qu'il faut entendrenon au sens modernemais
au sensancien. Danssesqualitéspersonnelles,lamorale
stoïcienneprédominait.Il empruntaitsoncritériummo-
ral aux Epicuriens,puisqu'il étaitutilitaire,etqu'il cun-
46 MÉMOIRESsidéraitcommel'uniquejuge du bien et du mal la ten«
dancedesactionsa produiredu plaisir ou de la peine.Maisil y avaitaussi enlui quelque chosede la |moraledesphilosophesCyniques il ne croyait guèreau plaisir,aumoinsdans ses dernièresannées, les seules dont je
puisseparleraveccertitude.Non pas qu'il fût insensible
auxplaisirs;maisil lesestimaitau-dessousduprix qu'ilscoûtent,du moins dans l'état actuel de la société. La
plupartdes égarementsde conduite étaient, selon lui,le résultat d'une évaluationexcessive des plaisirs. En
conséquence,la tempérance, comprise au sens large
que lui donnaientles philosophesde la Grèce,s'arrê-
tantau pointou la modérationdégénère en indulgence
pourtoutechose,lui semblait,comme à eux-mêmes,le
pivotdesprescriptionsdel'éducation.Les leçonsdetem-
pérancequ'il me donnait tiennent une largeplace dans
messouvenirsd'enfance.Il tenait la vie humaine pourunetriste chose,quandunefoisla fraîcheurdelà jeunesseet celledela curiositésesontflétries. C'étaitunsujet sur
lequelil nepartaitpassouvent,on peut le croire,surtout
devantdespersonnesjeunes; mais quand il te faisait,c'étaitavecunair de convictionferme et profonde.Sila
vieétait, disait-ilquelquefois,cequ'elle pourrailêtreparl'effetd'une bonneéducationet d'une bonne direction,il
vaudraitlapeinede vivre;maisen parlant de cettepos-
sibilité,il ne selaissaitjamaisaller à l'enthousiasme.Il
a toujoursplacélesplaisirsde l'esprit au-dessusde tous
lesautres, à ne les considérermême que commedes
plaisirs,et|sans tenir comptedes avantagesultérieurs
qu'ilsprocurent*11plaçaittrès-haut lesplaisirsauxquels
CARACTÈREETOPINIONSDEMONPÈRE 47
donnentnaissanceles affectionsbienveillantes;il avait
coutumedodire qu'il n'avaitjamais connudovieillards
heureuxqueceuxquiétaientcapablesderevivredansles
plaisirs(tesjeunesgens.Hprofessaitleplusgrandmépris
pour les émotionspassionnéesde toutesorte,et pourtoutcequ'ona dit ou écrit ù leur sujet. Ii yvoyaitune
formedela folie.Le mot intenseétaitpour luil'expres-sionhabituellede la désapprobationet dumépris.Il re-
gardait commeune aberrationde la moralitédans les
tempsmodernes,et commeune inférioritéà l'égard de
celledesanciens,l'importanceque l'on donnaitau sen-
timent.Ilne voyaitpas dans les sentimentsprisen eux-
mêmesdevraismotifsdelouangeou de blâme.Lebien
et le mal,te bon et le mauvais,n'étaientpour lui quedesqualitésde la conduite,desactionsoudesomissions;
par laraisonqu'il n'ya pas de sentimentqui ne puisseconduire,et quineconduiseeneffetsouvent,aussibienà
de bonnesqu'àdemauvaisesactions,etquelaconscience
même,c'est-à-direledésir d'agirbien,conduitfréquem-mentà agirmal. Conséquentavecla conduitequ'ilsou-
tenait,quela louangeou le blâme doiventtendreà dé-
couragerlamauvaiseconduiteet à encouragerla bonne,il refusaitde laisserinfluencerson élogeou sonblâme
par laconsidérationdesmotifsde l'agent.11blâmaitaussi
sévèrementune actionqu'iljugeaitmauvaise,bienqu'ellefutinspiréepar un sentimentde devoir,que si l'agentavaitcru sincèrementfaire le mal. Iln'auraitjamaisvu
une circonstanceatténuante en faveur desinquisiteursdansla sincéritéaveclaquelleilsprofessaientla croyancequele devoirleur ordonnaitde brûler les hérétiques
48 MÉMOIRES
Mais s'il nopermettaitpas à l'honnêtetédubut de miti.
ger laréprobationqu'il portaitsur lesactions,il lui ac.
cordaituneinfluencesans réservesur l'appréciationqu'ilfaisaitdescaractères.Personne n'estimaitplus haut un
espritconsciencieuxet d'iutenlions droites. Il n'aurait
pasaccordéson estimeà une personneenqui il n'aurait
pasreconnuces qualités,h ne se pointtromper.Maisil
détestaitlesgens toutautant pour d'autresvices,dèsqu'il
pensaitqueces viceslesconduisaienttoutaussisûrement
à fairele mal. Par exemple,il détestait les fanatiques
partisansd'une mauvaisecause, autantet plusqueceux
qui adoptaient la même cause par intérêt personnel,
parcequ'ilpensait queces fanatiquesseraientprobable-mentparticulièrementdangereux. L'aversionqu'il mon.trait pourungrand nombred'erreurs de l'esprit et pourdesopinionsqu'il regardait comme telles,participaient
en quelquesorte-de lanature d'un sentimentmoral.Ceci
revientà direqu'il faisaitentrer ces sentimentsdansses
opinions,a unpoint alors assezcommun,mais aujour-d'hui très-rare. H est d'ailleurs bien difficilede com-
prendrecommentun hommequi sent vivement,et qui
pensebeaucoup,peuls'cmpèchcrde tomberdans cetex-
cès.Seuls,lesgens quine tiennent pas à leursopinions,confondrontce penchantavec l'intolérance.Celui qui a
desopinionsauxquellesil attribue une valeurimmense,et qui considèreles opinionscontraires comme désas-
treuses,s'ils'intéressevivementau biende l'humanité,sesentirade l'éloignement,en général et d'unemanière
abstraite,pour ceux qui croient mauvaisce qu'il juge
bon,et boncequ'il jugemauvais.Cequine veutpasdire
CARACTÈREET OPINIONS DIS MON
PERB 49
Y4 V1·11
4
qu'il soit, pasplus que nel'était mon père, insensibleaux
bonnes qualités de ses adversaires, ni qu'il se dirige,
pour estimer les individus, d'après une présomption gé-nérale nulieu de tenir compte de tous les élémentsde
leur caractère. Je conviensqu'une personne sincère,quin'est pas plus infailliblequ'une autre, soit exposéeà ne
pas aimer des gens à cause d'opinions qui ne méritent
aucun témoignage de répugnance mais tant qu'il ne
leur fait aucun mal, et qu'il n'aide pas d'autres personnesil leur en faire, il n'est pas intolérant. Laseule tolérance
qu'on puisse recommander, la seule qui soitpossibleaux
esprits d'une haute moralité, est celle qui résulte d'un
sentiment sincère de l'importance qu'il y a pour l'huma»
nité à laisserà tous la liberté de leurs opinions.
On nesera passurpris qu'un homme, aveclesopinionset le caractère que je viens de faire connaître, ait pu
produire une forte impression morale sur un esprit qu'ilcontribuait plus que personne à former, et que son en-
seignement moral ne dut pas s'égarer du côté clel'in-
dulgence et du relâchement. L'élément qui manquait le
plus dansles rapports moraux de mon père avecses en-
fants, était celui de la tendresse. Je ne crois pasque ce
défaut lui futnaturel. Je crois qu'il avait beaucoupplusde sensibilité qu'il n'en montrait d'ordinaire, et que les
germes dessentimentsqu'il portait dans son cœurétaient
loin d'avoir été tous développés. Il ressemblait à la plu-
part des Anglaisqui rougissent de laisser voir leurssen-
timents, et qui les étouffent afinde les empêcherde se
manifester. En outre, si nous considéronsqu'il se trou-
vait lié par son rôle de professeur unique de ses enfants,
60 MÉMOIRES
et queson tempéramentétait naturellementirritable,commentne pas noussentir saisisde pitié pour cepère
quia tant fait pour ses enfants, qui aurait estiméà un
si hautprix tour affection,et qui pourtantdevaitsentir
qu'il la desséchaità sasource mêmepar la craintequ'illeur inspirait. Il n'enfut plus ainsiplus tard, et avecses
plusjeunes enfants,Ils l'aimaient tendrement,et si jen'en puis dire autantpour mon compte,je lui fus tou-
jours loyalementdévoué.Pour ce qui regardemonédu-
cation,je n'ose décideret dire si j'ai plus perdu que
gagnépar sa sévérité.Assurément ce n'estpas la sévé-
rité de monpère quim'a empêché d'êtreheureux dans
monenfance. Je ne croispas qu'onpuisseuniquement,
par la persuasionet la douceur des paroles,amener lesenfantsà s appliqueravec énergie et, ce qui est plusdifficileencore, avecpersévérance.Il y a beaucoupde
chosesque les enfantsdoivent faire et beaucoupqu'ilsdoiventapprendre, qu'ils ne font et n'apprennentque
par la contrainted'une discipline sévèreet de la peis-
jiectivedes punitions.Sans doute, on fait de louables
effortsdans l'enseignementmodernepour rendre autant
qu'il est possible lesétudes des enfantsfacileset inté-
ressantes.Mais si l'on voulait aller jusqu'àne leur de-
manderd'apprendre que ce qu'on peut rendre facileet
intéressant,on sacrifieraitl'un des principauxobjetsde
l'éducation.Je voisavecplaisir tomberen désuétudela
brutalitéet la tyranniede l'ancien systèmed'enseigne*
ment, qui pourtantréussissait à donnerdes habitude;
d'application,mais lenouveau, à ce qu'il me semble,concourtà formerune génération qui seraincapablede
CARACTÈREETOPINIONSDEMONPÉRIS 5i
rien fairede ce qui lui sera désagréable.Je ne pensedoncpasqu'on puisserenoncera se servirde lacrainte
commed'un instrumentd'éducation;maisje saisbien
qu'il ne faut pas lui accorderle rôle principal,et que
lorsquela crainte domineau pointd'empêcherles en-
fantsdedonnerleur amouret leurconfianceà ceuxquidevraientplustard rester pour euxdesconseillerssûrs,et peut-êtrede détruire chez l'enfantlepenchantspon*tané et ouvertqui le porte à communiquersesimpres-sions,elledevientunmatqui vientréduirede beaucouples avantagesmorauxet intellectuelsquipeuventrésul-
tordes autrespartiesde l'éducation.
Pendantcette première périodede ma vie, lesper-sonnesqui fréquentaienthabituellementla maisonde
mon porc, étaient très-peu nombreuses;la plupartétaient peuconnuesdans le monde,mais monpères*
sentait porté à les rechercherà cause de leur valea.
personnelleet d'unecertainecommunautédesentiments,au moinsen politique,ceqni n'avaitpas lieuaussisou-
ventalorsqueplus tard. J'écoutaisleursconversations,
j'y prenaisintérêt, j'en tirais de l'instruction.Comme
j'étais toujoursdansle cabinetde monpère, je fiscon-
naissanceavecle plus cherde sesamis,DavidRicardo.
Son air debonté et ses manièresbienveillantesinspi-raient beaucoupd'attachementaux jeunes gens. l'lus
tard, quandj'étudiai l'Économiepolitique,il m'invitaà
aller le voir, et à me promener aveclui, pourcausersur cesujet.
J'allaisvoirdavantage,depuis1817ou1818,M.Hume,
originairede la mêmepartiede l'Écosseque monpère,
MtëMOtttES52
et je crois aussi sou condisciple dans le .mêmecollège.M. Hume en revenant de l'Inde renouvela connaissance
avec mon père, et subit, comme bien d'autres, la puis-sante influence de son intelligence et de son caractère
énergique. C'est en partie pour obéir à cette influence
qu'il entra dans le Parlement, et qu'il yadopta une lignede conduite qui lu i valu une place honorable dans l'his-
toire de son pays. Maisc'était M. Bentham que je voyaisle plus, grâce à l'intimité qui l'unissait à mon père. Je
ne sais pus « quelle époque après i'arrivée de mon pèreen Angleterre commença leur liaison; mais mon père
fut le premier parmi les hommes éminents de l'Angle-
terre qui comprit parfaitement et adopta les idées géné-
rales de Bentham sur l'éthique, le gouvernement et la
législation. Cefut naturellement cette adhésion qui donna
naissance à la sympathie qui les unissait et en fitdes
amis intimes, à une époque où Bentham recevait beau-
coup moins de visiteurs qu'il n'en reçut plus tard. A
cette époque M. Benthampassait une partie de l'année a
IJarrow Green llouse, dans une belle contrée des collines
de Surrey, àquelques milles de Godslone; chaque Maj'yfaisais avec mon père une longue visite. En 1813,M.Bentham, mon père et moi, nous fimesune excursion
à Oxford, Bath,Dristol, Eseter, Plymouth et Portsmouth.
Pendant le voyage,je visbien des chosesqui m'inléras-
sèrent, et je commençaisà goûter le spectacle de la na-
ture sous ln forme élémentaire du plaisir que donne un
point de vue. L'hiver suivant nous emménageâmesdans
une maison que M. Bentham loua il mon père, et quiétait très-proche de la sienne, dans Qucen-Squarc, à
CARACTÈIUî KT OPINIONS DE MON PftRE 53
Westminster. De 1814-jusqu'en1817, M.Bentham passala moitié de chaque année à FordAbbcydans le Sonner-
setsliire (ou plutôt dans une partie du Devonshireon-
clavéedans le Somersetshire). J'eus l'avantage d'y rester
aux mûmes époques. Le séjour que j'y fis fut une cir-
constance mémorable de mon éducation. Rien ne con-
tribue plus a élever les sentimentsdes gens que le carac-
tère large et libre de leurs habitations. L'architecture
moyen-Age,la grande salle seigneuriale, les chambres
spacieuses et hautes de cette vieille et belle demeure,
contrastaient singulièrement avecles dehors mesquins et
étriqués de la classe moyenne anglaise. J'en conçus le
sentiment d'une existence plus large et plus libre, en
mêmetemps que des sentiments poétiques que favorisait
aussi l'aspect du terrain sur lequel s'élevait l'Abbaye,solitude riante, ombragée et pleine du bruit des chutes
il'eau.
Une autre heureuse circonstancedont mon éducation
a profilé, et dont je suis redevableau frère de M. Dcn-
tham, le général Sir Samuet Bentham, c'est un séjourd'un an que je tis en France. J'avais vu Sir Samuel IJen-
tham et sa famille chez euxprès de Gosport, à l'époquede l'excursion dont j'ai déjà parlé (il élait surintendant
de l'arsenal de Porlsmoulb), et pendant un séjour de
quelques jours qu'ils firent à Ford Abbey,peu après la
paix, avant d'aller vivre sur le continent. En 1820, ils
m'invitèrent à passer six mois avec eux dans le midi de
la France, et en déiinitive, ils eurent l'obligeance de me
garder près de douze mois. Sir SamuelBentham n'était
pas un penseur comme son illustre frère, mais il possé-
MÉMOIRES54doitdesconnaissancesétendueset une grandebravoure,et même un véritable talent pour la mécanique.Sa
femme,fille du célèbrechimisteFordyce,avait de la
forcedans la volontéet dela décisiondansle caractère,desconnaissancesgénéraleset un bonsenspratiqueàla
façondemiss Edgeworlh.Elle était l'esprit directeurde
lamaison,et méritaitd'enexercer la charge,commeelle
enpossédaittoutes les qualités.Leur famillese compo-saitd'un fils (l'éminentbotaniste)et de troisfilles,dont
la plus jeune avaitdeux ans de plus que moi.Je leur
dois beaucouppour mon instruction et pour l'intérêt
qu'ils prenaientà mon bien-être, commesi j'eusse été
de leur famille.Quandj'arrivai auprès d'eux,au mois
de mai 1820, ils habitaientle château de Pompignan,qui appartenaitencore à un descendantdel'ennemide
Voltaire,et se trouvesituésur les hauteursquidominent
la plaine de la Garonne,entre Montaubanet Toulouse.
Je les accompagnaidans une excursionaux Pyrénées,
y comprisun séjour do quelquedurée à lïngnôrcde
Bigorre,dans un voyageà Pau, Bayonneet Bagnérede
Ludion, et dans une ascensionau Pic du Midi de Bi-
gorre.C'étaitla premièrefoisqueje me trouvaisen présence
des spectaclesgrandiosesdes pays de montagne j'en
reçusuneimpressionprofondedontmes goûtsont gardéla tracetoutemavie.En octobre, nousparcourûmeslabelleroute de montagnequiva de CastresaSaint-Pons,en nousrendantde Toulouseà Montpellier.Sir Samuel
Benthamvenaitd'acheterdansle voisinagedecetteville
lechâteau de Restincliére,non loin du piedde U mon-
CARACTÈREETOPINIONSDEMONPfcMi 55
tognod'uneformesi bizarrequ'onappellele Pic Saint-
Loup. PendantmonséjourenFrance,je mefamiliarisai
avec la langueet la littérature françaises.Je pris des
leçonsdediversexercicesdecorps,maisje u'y fisaucun
progrès.Jesuivisà Montpellierpendantl'hiverlesexcel-
lents coursde laFacultédes Sciences,celui de chimie
de M.Anglnda,celui dezoologiedeM.Provençal,et ce-
lui qu'un représentantaccomplide la philosophiedu
dix-huitièmesiècle,M. Gergonne,nousfaisaitsur la Lo-
gique,sous le nomdePhilosophiedes Sciences.Je prisaussidesleçonsparticulièresdeM.Lcnlhéric,professeuraucollègede Montpellier.Maisle plusprécieuxpeut-êtrede touslesavantagesqueJ'ai retirésdecetépisodedemon
éducation,c'estd'avoirrespirépendanttouteune année
l'atmosphèrelibre et doucodela viequ'onmène sur lecontinent.Cetavantagene laissaitpas d'être très-réel.,bienqueje ne fusse pasencorecapablede l'apprécier,ni mêmed'en avoirconscience.Jeconnaissaistrop peuta vieanglaise.Les quelquespersonnesque je connais-
saiss'occupaientdesaffairespubliques ellesavaientlecœur ouvertet désintéressé.Je ne savaisrien du ton
moral qui règneen Angleterredansce qu'onappellela
société;j'ignoraisqu'ony avaitl'habitudede professer,
je ne dirai pas des lèvres,maisavecla plusprofondeconviction,que laconduitea toujoursp-ur règlede ten-
dre, commeen suivantune pente naturelle, vers des
objetsbaset mesquins.Je neme doutaispas de ce dé-
nûmentdesentimentsélevésqui serévèlepar un déni-
grementmoqueuraveclequel on les accueillechaquefoisqu'ilsse manifestent,et quel'onreconnaittlcesigne
MÉMOIRES50
que presquetout le monde,à l'exceptionde quelquesJji-
gots parmi lesplus rigides,s'abstientde professeraucun
principeélevéd'action,si cen'est dansquelquescasdé-
termines«l'avance,oitcette professionfaitpartie de l'ha-
hit et desformalitésenusage dans la circonstance.Jene
pouvaisalors apprécierla différencede cesmanières et
de cellesdes Français, dont les défauts,s'ils sont toutaussi réels,sonten touscas d'un autregenre. Leurssen-
timents, que l'on peutpar comparaisonappelerélevés,
marquentde leur cachet toutes les relationshumaines,
aussi biendans les livresque dansla vie.Souvent,il est
vrai, ilss'évaporenten s'exprimant,mais ils s'entretien-
nentdans toute-la nation par un exerciceconstant,et
s'excitentparla sympathie,de tellesortequ'ilsjouent un
rôleactif dans la vied'un grand nombre de personnes,etque tousles reconnaissentet les comprennent.Je ne-
pouvaispas alorssentirle prixde laculturegénéralede
l'intelligencequi résultede l'exercicehabitueldes senti-
ments,et qui descendpar ce canal dansles classesles-moinsinstruitesde plusieurs nationsdu continent,h un
pointqui n'a pas d'égal en Angleterre,mêmeparmi les
classesinstruites,et quine se rencontrequechezlesper-sonnesd'une conscienceextrêmementdélicate,qui s'at-
tachentà appliquerhabituellementleurintelligenceaux
questionsdu bienet du mal. Je ne savaispas de quelle
façonchezl'Anglaisle manqued'intérêtpour leschoses
quine le touchentpaspersonnellement,à moinsque cene
soitpar hasarJet à proposd'une questiontoutespéciale,et ensuitel'habitudede ne pas laisserparaitre l'intérêt
qu'il prend réellementaux choses, et souventmêmede
CAUACTÊnE ET OPINIONS DE MON PÈRE ô?
ne pas se l'avouer a lui-même, sont causes que ses son
timents et même ses facultés intellectuellesrestent sans
développement,ouse développentdansune direction uni.
que ut très-bornée, et le réduisent en tant qu'être spiri-
tuel à une espèce d'existence négative. Je ne compris
tout cela que bien plus tard. Mais je sentis bien alors,
quoique sans m'en rendre compte parfaitement, le con-
traste entre la sociabilité franche et le charme des rela-
tionsque l'on a avec les Français, et la manière de vivre
des Anglais,qui agissent tous commesi le monde, à peuou point d'exceptions près, se composait d'ennemis ou
de fâcheux.En France, il est vrai, le bon et le mauvais
côté du caractère tant individuel que national apparait
plus à la surface et se montre plus hardiment dans tes
relations ordinaires de la vie qu'en Angleterre. C'est une
habitude générale en France, lie témoigner à tout le
monde dessentiments bienveillants, aussi bien que d'en
attendre le témoignage, en toute occasion où rien ne
commandeune conduite opposée. En Angleterre, on ne
peut en dire autant que des classes supérieures ou des
premiers rangs de la classe moyenne.En passant par Paris, soit en allant, soit en revenant,
je demeurai quelque temps chez M Say, l'éminent éco-
nomiste, ami et correspondant de mon père avec quiil s'était lié pendant une visite qu'il fit en Angleterre,un an ou deux après la paix. Il appartenait à la dernière
générationdes hommes de la révolutionfrancaise; c'était.
un beau typedu vrai républicain français; il n'avait pasfléchi devant Bonaparte, malgré les séductions dont il
avait été l'objet; il était intègre, noble,éclairé. Il menait
58 MÉMOIRES11..
une vie tranquilleet studieuse, au bonheurde laquellecontribuaientde chaleureusesamitiésprivéeset l'estime
publique.M. Sayétait lié aveclu plupartdes chefsdu
parti libéra), et pendantle séjour que je fls chez lui,
j'eus l'occasion de voir plusieurs personnages mar-
quants,parmi lesquelsje rne rappelleavecplaisirSaint-
Simon,qui n'était pasencoredevenule fondateurd'une
philosophie,ni d'unereligion, et qu'on regardait seule-
mentcommeun originalde moyens.Danslasociétéqueje vis alors je m'attachaipar des liens solideset du-
rablesavec les libérauxdut continent,et depuisje n'ai
cesséde me tenir au courantde leurs effortsautant quede la politique anglaise,chose peu communeà cette
époqueparmi les Anglaiset qui exerçaune influence
salutairesurmondéveloppement,en cequ'elle medélivrade cette erreur toujoursrégnante en Angleterre dont
mon père lui-même, si supérieur aux préjugés, n'était
pas exempt,et qui consisteà juger les questionsgêné-ralesd'aprèsun typeexclusivementanglais.Aprèsquel*
qucssemainespasséesà Caen,chezun vieilamide mon
père, je revinsen Angleterre,en juillet 1824, et mon
éducationreprit son coursordinaire.
CHAPITREIII
Findemonéducationpar-monpèreet commencementdemoiséducationparmoi-même.
Aprèsmon voyageen France,je continuaiencoreun
an oudeuxmes anciennesétudes,auxquellesj'en ajou-tai de nouvelles.Quand je rentrai en Angleterre,mon
père venaitde finir ses Élémentsd'Économiepolitique;il medonna à faire sur son manuscritun travailqueM.Benthamfaisaitsur toussesécrits c'étaitcequ'ilap-
pelaitdes sommairesmarginaux,c'est-à-direunesorte
d'extrait de chaque paragraphequi permetà l'auteur
d'embrasserplus facilementet de perfectionnerl'ordre
des idéesainsi que le mouvementde l'exposition.Peu
après mon père me mit entre les mains le traité des
Sensationsde Condillacet lesvolumesde logiqueet
de métaphysiquede son coursd'études.Malgréla res-
semblancesuperficiellequi rapprochelesystèmedeCon-
dillacdesidéesde monpère, c'étaitautantpourmepré-munir quepour me le donneren exemple,qu'ilme fai-
sait lire le premierouvrage.Je ne me rappellepasbien
CO MÊiMOMËS
si ce fut cet hiver-làou le suivantqueje lus l'Histoire
de la Révolutionfrançaise. J'appris, non sans étonne-
ment,que les principesdémocratiquesqui semblaient
alorsn'avoiren Europeque l'appui d'uneminoritéinsi-
gnifianteet aucunavenir, avaienttout balayéen France
trente ans auparavant,et y étaient devenuslaToide la
nation. On voit d'aprèscela que je n'avaisencorecu
qu'uneidée très-vaguede ce grand ébranlement.Jesa-
vaisseulementquelesFrançais avaientrenverséla mo-
narchieabsoluedeLouisXIVet de LouisXV,misa mort
le roiet la reine, guillotinébeaucoupdegens, entreau-
tres Lavoisicr,et qu'enfinils étaienttombéssous le des-
potismede Bonaparte.Depuis ce momentla Révolution
française, commec'était naturel, devintmaîtressedomonesprit.Elledonnasa couleur&toutesmesjuvéniles
aspirations.Je ne voyaispas pourquoidesévénementssirécentsne se renouvelaientpas, et lagloire suprêmeà
laquellej'aspirais, c'étaitde jouer, heureuxou malheu-
reux,le rôle degirondindans une Conventionanglaise.Durantl'hiverde1821à 1822, M. JohnAustin,avec
lequelpendantmonvoyageen Francemonpcrevenaitdefaireconnaissance,voulutbien me permettrede lire avec
lui le DroitRomain.Monpère, malgrél'horreurque lui
inspiraientle chaoset la barbarie de la législationan-
glaise,songeaita mefaireentrer au barreau il yvoyaiten sommepour moila profession la moinsinacceptable.M.Austins'était assimiléce qu'il y avaitdemieuxdans
les doctrinesde Bentham il y ajoutait beaucoupd'i-
dées qu'il puisait ù d'autres sources, ou qu'il tiraitde
sonproprefonds;aussileslectures que je fisaveclui ne
HN DIS MON ÉDUCATION 01
furentpas seulementpour moi une introductionexcel.
lenteà l'étudedu droit, maisune partie importantede
monéducationgénérale.Je lus avecM. Austinles Été-
mctilsd'après lu Instilules d' lleineccius,ses Antiqui-tés Romaines,et une partie de sonexpositiondesPan-
dectes &tout cela nous ajoutâmesencoreune grande
particde Blakstone.Cefutau momentoùje commençaisces études que mon père me donna aussi a étudier
commeaccessoireindispensable,la TraitédeLégislationde Dumont,de Genève,ouvragequifaisaitconnaitreles
principalesdoctrinesde Benthamau continentet même
au mondeentier. La lecture de ce livrefit époquedans
ma vie; ce fut une descrisesdel'histoiredemonesprit.Monéducationavait bienété jusque-là,en un certain
sens, un cours de benthamisme,onm'avaittoujoursen-
seigné à appliquerle critériumdo Bentham«la notion
duplusgrand bonheurt; je connaissaismêmetrès-bien
une discussionabstraitede ces idées,qui formaitun épi-sode(l'undialogueinédit sur legouvernement,écrit parmonpère sur le modèledesdialoguesde Platon;etpour-tant, dès lespremièrespagesde Bentham,cesdoctrines
me (nippèrentavectoute la forcedela nouveauté.Cequime saisissait,c'était le chapitre où Uenthamportaitun
jugementsur les modes de raisonnementscommuné-
mentusités en moraleet en législation,et déduitsd'ex-
pressionstellesque « Lesloisde lanature» « Ladroiteraison », «Le sensmoral», ciLa rectitudenaturelle»,
etc.; il y montraitque ces raisonnementsne sont autrechosequ'un dogmatismedéguisé,aveclequelon imposeses sentimentsa autrui en ayant l'air de sonderdes for-
MÉMOIRES62
mules qui ne rendent pas raison du sentimentmoral,maisqui n'ont pas d'autre raisonque cesentiment.Je
n'avaispas encoreété frappé de l'idéeque le principede
BenthammettaitOnà toute cette morale.Je sentisquetousles moralistespassés étaient détrônéset qu'uneère
nouvellevenait de commencer.Cette impressionétait
d'autant plus forte que Bentham mettait sous forme
scientifiquel'application du principedu bonheurà la
moralitédesactions,par son analysedes diversesclasses
et des désordresdesconséquencesquien découlent.Mais
ce qui me frappa &cette époqueplusque tout lereste,ce fut la classificationdes délits, bien plus claire, plusconciseet plus saisissantedansla rédactionde Dumont,de Genève,que dans l'ouvrageoriginalde Benthamoù
Dumontl'avaitprise.La logiqueet la dialectiquedePla-
tonqui avaientjoué un si grand rôledans l'éducationde
monesprit, m'avaientdonné un goûtprononcépourles
classificationsexactes.Ce goût s'était fortifié et éclairé
par l'étudede labotaniquequej'avaisappriseavecbeau-
coupd'ardeur, d'après les principesde la méthodenatu-
rellé,pendant mon séjour en France,bien que je n'enfissequ'unedistraction.Quandje visBenthamintroduire
la classificationscientifiquedansla législation,et l'appli-
quer à la questionla plus grandecomme aussi laplus
compliquée,celledesactespunissables,sousla direction
duprincipeéthiquedela considérationdes conséquences
agréablesou pénibles,et la pousserjusque dans lesdé-
tails, je me sentis ravià une hauteurd'où j'embrassaisl'immensedomainedela pensée, où je voyaiss'étendre
au loin,commedesrameauxd'un mêmetronc, 'les con.
FIN DE MONÉDUCATION 03
séquencesphilosophiquesd'une portée incalculable.A
mesurequej'avançais dans cetteétude,je sentaiss'a-
jouterau mérite de la clartédes idées,les perspectiveslesplusfécondesd'améliorationspratiquesdansles af-
faireshumaines.LesidéesgénéralesdoBenthamsur l'é-
dificationd'unsystèmedelégislationnem'étaientpastout
à faitétrangères; j'en avais lu avecattentionun admi-
rablerésumedans l'articlede monpèresur la Jurispru-
dence toutefois j'avais fait cette lectureavecpeu de
profitetpresque sansintérêt,sans douteà causede sa
formearbitraire et générale, et peut-être aussiparce
qu'il s'occupaitplutôt dela formeque de la substancedu Corpusjuris, de la logiqueplutôt que del'éthiquede la législation.Benthams'attachait a la législation»dontlajurisprudencen'estquelapartie formelle;à cha
que pageil me semblaitvoirs'ouvrirdeshorizonspluslumineuxetplusvastes,oùj'apercevaisle but auquelde-
vaienttendre les opinionset les institutionshumaines,commeaussila façonde lesy amener et ladistancequiles ensépareactuellement.Quandj'eus fermélederniervolumeduTraité,j'étais transformé.LeprincipedeVuti-lité,compriscommeBenthamle comprenait,etappliquécommeil l'appliquaitdans sestroisvolumes,vintpren-dredansmonespritla placequi lui appartenait;il y de-
vint la clefde voûtequi fit teniren un seul corps tous
lesélémentsdétachés, qui avaientcomposéjusqu'alors,commeautantde fragmentsisolés,mesconnaissanceset
mescroyances.11donna l'unité à mes conceptionsdes
choses.Déslors j'eus des opinions,une croyance,une
doctrine,une philosophie,et dansl'un desmeilleurssens
«4 MEMOIRES
du mot,une religion,de la démonstrationet de la pro-
pagationde laquelleje pourraisfairele principalobjectifde mavie. J'avaisdevantmoiune conceptiongrandiosedes changementsà effectuerdansles conditionsde l'hu-
manité,par le moyende cettedoctrine.Le traitéde lé-
gislationm'apparaissaitcommele tableaule plus saisis-
sanldece que deviendrait la viehumainesi l'onappli-
quait les lois recommandéespar le Traité. Les effets
prévusdes améliorationspraticablesy étaient présentésavec une modérationcalculée;bien des idées mêmeyétaient repousséeset découragéescommedes rêveries
d'un enthousiasmevague, qui paraitrontquelque jourtellementnaturellesaux hommesque ceux qui les ont
traitées(lechimèrespourraientbienà leur tour être vic-
timesde l'injustice.Mais,dansl'état oùse trouvaitalors
monesprit, cetteapparencedesupérioritédes doctrines
de Bcntliamsur lesproduitsdel'illusionajoutaitencore
&l'effetque produisait sur moi la puissance de son
esprit;et d'ailleurs la perspectived'améliorationqu'elleouvraitdevantmesyeux était assezlarge et assezbril-lante pour donnerun guide à mes actions aussi bien
qu'uneformedélinieà mesaspirations.
Aprèsle TraitédeLégislation,je lus detempsà autrelesplus importantsdes autres ouvragesde Benthamquieussentencore vu le jour, soit qu'il les eut publiéslui-même,soitqu'ilseussentété éditéspar Dumont.C'é-
tait ma lecture particulière; leslectures que je faisaissous ladirectionde monpère portaientsur les régionsélevéesde la psychologieanalytique.Je lus à cette épo-que les Essais de Locke et j'en écrivisun complc-
FIN DE MONÉDUCATION 6$`
-¡-
5
renduconsistanten un extrait completde chaque cha.
pitre avec les remarques qui se présentaientà mon
esprit.Monpère les lisait, ou,je crois,je les lui lisais
moi-même,et nousles discutionsà fond.Je fislemôme
travail sur le Traitéde V'Espritd'Helvétius,queje lus
xlemonpropre mouvement.Larédactiondecesextraits
soumiseà la censure de monpère,me renditungrandservice;ce travail m'obligeaà concevoiret à exprimer.avecprécisiondesdoctrines psychologiques,soit que jeles acceptassecommedes vérités,soit que je lesregar-
dassç seulementcomme des opinionsd'autrui. AprèsHelvélius,monpère mefit étudierun livrequ'il jugeaitle chef-d'œuvrede la philosophiedé l'esprit, lesObser-
vationssur V Homme,de Hartley.Bienquece livre ne
donnai pas, comme lo Traité de Législation,un nou-
veautour à mon existence,il me lit une impressiondu
même genre par rapport à sonpropre sujet.L'explica-tion, tout incomplètequ'elleesten plusieurspoints,que
Hartloyessayede donner des phénomènesmentaisles
pluscomplexesà l'aidede laloid'association,meplaisaità la foiscommeune analyseréelle, et parcequ'elleme
faisaitsentirpar uncontrastesaisissantl'insuffisancedes
généralisationspurementverbalesde Condillacetmême
des tâtonnementset des sentimentssi instructifs de
Lockeau sujet des explicationspsychologiques.Ce fut
à cetteépoque mêmeque monpère commençaàécrire
sonAnalysede l'Esprit qui portasi loin et si profon-démentlaméthoded'IIartley.Il ne pouvaitcomptersur
la concentrationd'esprit nécessaireà la compositionde
-cetouvrageque pendant le tompsde loisircompletque
60 MÉMOIRES
luiprocurait soncongé annuel d'unmois ou de six se*
maines. Il le commençadans Téléde 1822,pendantle
congéqu'il passa à Dorking, où il demèura six mois
chaque année, à l'exception de deuxans, depuiscette
époquejusqu'à la finde savie, autantque ses fonctions
lelui permettaient.Il travailla à ['Analysependantplu-sieurscongésconsécutifsjusqu'à l'année4829, époquedela publicationdocet ouvrage.11mepermettaitde lire
lemanuscrit,fragmentpar fragment,à mesurequ'il en
avançaitlacomposition.Je lus selonque j'y étaisattiré
les autres principauxphilosophesanglais,particulière-
ment Berkeley,les Essais de Hume,Reid,DugaldSte-
wart, le traité,intitulé Causeet Effet, de Brown.Je
ne tus les Leçonsde ce philosopheque deux outrois
ansaprès, et à cetteépoque, monpère lui-mêmene les
avaitpointencorelues.
Parmi leslivresqueje lusdanslecourantde cettean-
néeet qui contribuèrentbeaucoupà mondéveloppement,
je dois mentionnerun ouvrage écrit d'après certains
manuscritsde Bentham, et publiésous le pseudonymede PhilipBeauchampet le titre à' Analysede l'influencede lareligionnaturellesur le bonheurtemporeldeChu»
maniiè.C'étaitunexamennon de lavérité,mais de l'u-tilitédes croyancesreligieusesdanslesens le plusgéné-
ral, abstraction faite des particularitésde toute révéla-tion spéciale,c'est-à-diredela questionquijoue denotre
temps,le plusgrandrôle dans lesdiscussionsdont la re-
ligionfaitl'objet.Aujourd'huien effet,onneprête guèreà une doctrinereligieusequ'une croyancefaible etpré-
caire, maison croità peu près universellementqu'une
FIN DE'MON ÉDUCATION 6?
religionestnécessaireà la moraleetà l'ordre social.Onvoitlesgensqui rejettentlarévélationseréfugierd'ordi-
nairedansun déismeoptimisteet secomposeravecune
croyanceà l'ordrede la natureet à unprétendugouver-nementde laProvidence,une religiontoutaussi rempliede contradictionsqu'aucunedesformesduChristianisme,et qui ruinerait aussi certainementles sentimentsmo-
raux, si seulementellevenaità seréaliser complètement.
Cependantlessceptiquesn'avaientencoredirigé contrece genrede croyancesaucun écrit de quoiquevaleur
philosophique.Levolumepubliésousle nom de Philip
lîeauchampseproposaitcet objet. Le manuscriten fut
communiquéà monpère il mele mitentre lesmainset
j'en fisl'analysemarginale,commej'avaisdéjà laitpourlesélémentsd'économiepolitique.Aprèsle Traitéde Lé-
gislalionce fut un des livresqui produisirentle plus
grandeffetsur moi par l'esprit investigateurdesonana-
lyse. En le relisant, il y a quelquetemps, après tant
d'années,j'y ai reconnuquelques-unsdesdéfautsaussi
bien quedes qualitésde la penséede Bentham j'y ai
rencontré,d'aprèsmonopinionactuelle,biendesargu-ments faibles,défautslargementcompensésd'ailleurs
par desargumentsexcellents,et par unegrande quan-titéde matériauxque l'onpourraitmettreen œuvrepour
composersur cettequestionunnouveautraitéplusphi-
losophiqueet plus concluant.
Je croisavoircité tous les livresqui ont eu un effet
considérablesur les premiersprogrèsde monesprit.A
partir de ce moment,je commençaià le perfectionner
plus encore en écrivant qu'en lisant. Dans l'été de
.08 MÉMOIRES
1822j'écrivis mon premier essai de discussion. Je
m'ensouviensfortpeu; je me rappelle seulement quec'dtaitune attaquecontre ce que j'appelais le préjugé
aristocratique,queleriche est supérieur au pauvre,ou
au moinscensél'être.Je ne faisaisque discuter laques-tionsansmepermettreaucune des déclamationsque le
sujetcomportait,et qu'il pouvait suggérer à un jeuneécrivain.Sur cepoint,je dois le dire, j'étais et je suis
longtempsrestépeucapable. Lesargumentssecsétaient
lesseulsque je pussemanier ou que je voulussemettre
en œuvre. Cependantj'étais très-susceptiblede subir
passivementl'effetd'unecomposition,soit poétique,soit
oratoire,qui fil appelaux sentimentsen s'appuyantsur
la raison.Monpèrene connut cet essaique lorsqu'ilfut
fini,il en fut content,et même enchanté, à ce que j'ai
apprispar d'autres personnes; mais, peut-être en vue
de favoriserle développementd'autresfacultésque cel-
lesdela logiquepure,il m'engagea à composerdans le
genreoratoirele premierexercice que j'entreprendrais.
D'aprèsceconseil,etpour me servirde la connaissance
queje possédaisdel'histoire politiqueet des idéesde la
Grèce,ainsi quo desorateurs athéniens,j'écrivis deux
discours,l'un pouraccuser Périclès,l'autre pour le dé-
fendre, à proposd'un procès qu'on lui aurait intenté
pourson refus demarcher à la rencontredesLacédé-
monienspendant l'invasionde l'Attique.Après ce tra-
vail,je continuaid'écriredes articles sur des sujets quisouventdépassaientmacapacité, maisj'en retirai beau-
coup de fruit, tantdel'exercice lui-mêmeque des dis-
cussionsauxquellesil donnait lieuentremonpèreet moi.
FINDE MONÉDUCATION 69
Jevenaisaussidocommencerà m'entretenir sur des
questionsgénéralesavecdes hommesinstruits dont jefaisaislaconnaissance,etlosoccasionsd'en fairedenou-
vellesdevenaientnaturellementplus nombreuses.Lesdeuxamisde monpèredontje tiraisle pluset auxquels
fem'attachaidavantageforentM.Groteet M.Austin.La
liaisonde mon père aveceux était récente, mais elleavaitrapidementtourné à l'intimité.M. Groteavait été
présentéhmonpère par M.Ricardo,en 4819,je crois;il étaitagéde vingt-cinqans, et recherchaitassidûment
lasociétéet la conversationdo monpère. 11possédait
déjàuneinstructionsupérieure,et pourtant, auprès de
monpère, c'étaitun novicesurlesgrandesquestionsquidivisentl'opinion;mais il ne tardapas à s'assimilerles
meilleuresidéesde monpère sur la politique.H se fit
connaîtredés1820,parune brochuresur la défensede
laRéformeradicale,enréponseIl un article fameuxde
SirJamesMacintoshquivenaitdeparattredansla Revue
d'Edimbourg.Le pèrede M.Groteétaitbanquieret, je
crois,tory décidé,et samèreopiniâtrementévangélique;il nedevaitdonc rien de ses opinionslibéralesaux in-
fluencesde sa famille.A la différencede la plupart des
personnesqui ont la perspectived'hériter d'une riche
fortune,et bienqu'activementoccupéd'affairesdoban-
que,il consacraitune grandepartiede sontemps à desétudesphilosophiques;son intimitéavec monpère fut
pourbeaucoupdansle tour nouveauque prit le déve-
loppementde sonesprit.Je luirendaissouventvisite,et
mesconversationsaveclui, sur la politique,la morale
et la philosophieme procurèrent,outre des éléments
70 MÉMOIRES
précieuxd'instruction*tout le plaisiret l'avantaged'une
entièrecommuniond'idéesavecun homme d'une éléva-
tionintellectuelleet morale, que sa vie et sesécritsont
depuislorsrévélée.
M.Austin,qui avait quatre oucinq ans de plus queM.Grote,était le fils aîné d'un meunier retiré, du Suf-
folk,qui avaitgagné de l'argent dans les fournitures
pendantla guerre et qui doit avoir été un hommere-
marquable,à enjugerpar sesfilsqui tous étaient d'une
capacitéau-dessusde l'ordinaire, et tous extrêmement
distingués.Celuidont nous nous occuponsen ce mo-
ment,et quesesécritssur lajurisprudenceont renducé-
lèbre,passaquelque temps à l'arméeet servit en Sicile
sous LordWilliamBentinck. Après la paix, il venditsacommissionet étudiapour le barreau où il venaitd'en-trer quaud monpère fit sa connaissance.Il n'était pascommeM.Grote,jusqu'à un certain point un élèvedemonpère, mais il était arrivé par la lecture et la ré-
flexionàprofessersur biendes questionslesmêmesopi-nions,qu'il modifiaiten leur imprimantle cachet de sa
propreindividualité.Il possédait une intelligencepuis-santequise montraitdans sonplusviféclatdans la con-
versationpar la vigueur et la richesse de langageavec
lesquelles,dans le feude la discussion,il avait l'habi-
tude desoutenirtelle ou telle idéesur lesquestionsles
plusgénérales*et par une volontéqui non-seulement
paraissaitforte,mais réfléchieet calme.On y sentaitune
pointed'amertumeprovenant en partie de son tempé-ramentet en partie du caractère général de ses senti-
mentset de ses réflexions.Le mécontentementde lavie
FINDEMONÉDUCATION 71
et dumondeque ressentplus oumoins,dansl'étatpré-sentdela société,toutesprit pénétrantet vraimentcons-
ciencieux,donnaità soncaractèreune teintede mélan-
colietrés-naturelleaux hommeschez quila sensibilité
moralel'emportesur la tendanceà l'action.Eneffet, il
fautle dire, la forcedevolonté,dont sesmanièresdon-
naientune si haute idée,s'y dépensaità peu prés tout
entière.Avecun grandzèlepour l'améliorationdu sort
des hommes,un sentimentprofonddudevoir,unecapa-cité et des connaissancesdont les écritsqu'il a laissés
ont donnéla mesure, c'est à peines'il a terminéun seul
ouvrageconsidérable.Iiavait unidéalsi élevédocequ'ilfallaitfaire, et un sentimentsi exagérédesdéfautsde
son ouvrage;il avait tant de peineà se contenterde la
sommede travailqui aurait suffipour lacirconstanceet
pour le but qu'il se proposait, que non-seulement,il
gâtaitunebonnepartiedesonœuvre,au pointde vuede
l'utilitépratique, en la travaillantà l'excès,mais qu'il
dépensaittant detempset d'effortà des étudeset àdes
méditationssuperflues,qu'au momentoùsatâcheaurait
dû être achevée,il tombaitmaladede fatiguesans enavoirmêmeaccomplila moitié.Par suitede cette infir-
mitéd'espritdontil n'est pasle seulexempleparmiles
hommesdistinguéset de talentquej'ai connus,et à la-
quellevenaients'ajouterdesaccèsfréquentsde maladies
qui, sansmettresa vieen danger,t'empêchaientde tra-
vailler,il fitpeu de chose encomparaisonde ce dont ilsemblaitcapable.Toutefois,cequ'ila produitesttenuenhaute estimepar lesjuges lesplus compétents.Comme
Coleridge,il aurait pufairevaloirque,parcompensation,
72 MÉMOIRE*.
ses entretiens furent pour beaucoupde personnesdes
sources où ellespuisèrent non'seulementde l'instruc-
tion mais l'élévationdu caractère.Son influencemefut
très-salutaire-,elleétait morale auplushaut point. Ilme
témoignait unintérêt sincère et bienveillant,bien supé-rieur à celui qu'un adolescent aurait pu attendred'un
homme decet âge,de cette situationet de manièresquisemblaientdénoterun caractèreâpre.H y avaitdanssa
conversationet dans sa tenue unair de noblessequine
se montraitpas avecla mêmegrandeurchez aucunedes
autres personnesque je fréquentaisà cetteépoque,alors
mêmequ'ellesenpossédaientau mêmedegréla qualité.Ce qui renditmes relations aveclui aussi profitables
pour moi, c'étaitque son esprit ne ressemblaitpointaceuxde touteslesautres personnesqueje voyais,et qu'ils'élevanettementdés le débutcontre lespréjugéset les.
idéesétroitesqu'onest presque toujourssûr derencon-
trer chezunjeunehommeformépar lesidées d'unephi-
losophieparticulièreou d'un certainmilieu socialparti-culier.
Sonfrère cadet,CharlesAustin,queje vis beaucoupà-cetteépoqueet encorependant un ou deuxans, faisait.aussi sur moi une grande impression,mais d'un genretout différent.lln'avait quequelquesannéesdeplusquemoi,il venait de quitter l'Université,où il avait brillé
d'un grandéclatpar son intelligenceet gagnélaréputa..tion d'un orateuret d'un causeur brillant.L'impression
qu'il produisitsur ses camaradesdeCambridgemérite
d'être racontéecommeun événementhistorique.C'est à
lui en partie querevient l'honneurd'avoirfaitnaître l*
FIN DE MONÉDUCATION 73tendancevers le libéralismeen généralet en particulierversle genre de libéralismereprésentépar les idéesdeBenthamet l'Economiepolitique,tendancequi se révéladans la partie la plus activede la jeunessedesclasses
supérieures depuis4830. L'Uniondebatingsociely, àcetteépoqueau faitede sa réputation,était un champclosoù les opinionsalorsconsidéréescommeextrêmes
en politiqueet en philosophie,venaientchaquesemaineaffronterles idéesopposéesen présenced'un auditoire
composéde l'élitede lajeunessedeCambridge.Quoique
plusieurspersonnesqui sesontplustard plusou moins
illustrées,parmi lesquellesMacaulayestleplus célèbre,aientconquisleurs premièrescouronnesoratoiresdans
cesdébats, celui dont l'esprit dominaitréellement de
soninûuencetous cesgladiateursde l'intelligenceétait
CharlesAustin.Il continua,aprèsavoirquittél'Université,
déjouer,par sa conversationetsonascendantpersonnel,lerôle d'un leaderparmilesjeunesgensqui avaientété
ses condisciples&Cambridge;et il m'attachaavecles
autresà sonchar.C'estpar luiqueje fislaconnaissance
de Macaulay,deHyde,deCharlesVilliers,de Strutt, au-
jourd'hui lordBolper,de Romilly,aujourd'huilord Ro-
millyet Maîtredes Rôles,et diversautres jeunes gens
quise sont fait uneplacedansla littératureou la poli-
tique. Dansleur compagniej'entendisdiscuterbien des
questionsqui étaient encorejusqu'à un certain pointnouvellespour moi. L'influenceque Charles Austin
exerçasur moidifféraitde celledespersonnesdont j'ai
déjàparlé; cen'étaitpascelled'unhommesur un jeune
garçon,maiscelled'un camaradeplusâgé.C'estpar lui
74 MÉMOIRES
que je me suis senti pour la premièrefois, non plusun élèvedevantun maître, maisun hommeparmi des
hommes.Il futla première personnede talent avecla-
quellej'entretins des relationssur le piedd'égalité,bien
queje lui fusseencore très-inférieur Il n'a jamaisman-
qué de faireuneforte impressionsur ceuxaveclesquelsil se rencontrait,alors mêmeque leursopinionsétaient
te contrairedessiennes.L'impressionqu'il laissaitétait
celled'une forcesans limite,unie à un talentqui,servi
par une telleénergiede volontéet decaractère,semblait
capable de dominerle monde. Ceuxqui l'ont connu,
qu'ils fussentsesamis ou non, ne manquaientpas de
prédire qu'il joueraitun rôle éminentdans laviepubli-
que. 11-estrare que des hommes produisentun effetsi
grandet si immédiatpar laparole, s'ilsne s'y consacrent
pas; il le faisaitavec un soin rare. Il aimaità frappervivementet mêmeà faire bondir. Il savaitque ladéci
sion est le principalfacteur de l'effet,aussi émettait-ilses opinionsavectoute la décisionqu'il pouvaitymettre;il n'était jamaissi content que lorsqu'ilavait étourdi
q jelqu'unpar sonaudace. Très-différenten celade son
frère qui combattaitl'étroitesse des interprétationset
des applicationsdesprincipes qu'ilsprofessaienten corn*
mun, CharlesAustinprésentait les doctrinesdeBentham
sous la formela plus saisissantequ'ellespussentrece-
voir, exagéranttoutce qui dans ces idéestendaità des
conséquenceschoquantespour lessentimentspréconçusdes gens. Danstoutes les causes qu'il défendaitaveccettevigueuretcettevivacité,et d'unefaçonsi agréableat si énergique,il sortait toujoursvainqueurde la lutte,
FIN DE MON ÉDUCATION 75
ou il partageaitles honneursdu tournoi. Je suis per-suadéque l'opinionqu'onavaitdansle publicdes doc-
trineset des sentimentsconnussous lenom de Bentha-
mistesou d'utilitaires,venaitdesparadoxeslancésparCharlesAustin.Il faut direaussi que sonexempleétait
suivihaud passibusœquisparde jeunesprosélytes;ou-
trer tout ce que l'onconsidéraitcommechoquantdans
lesdoctrineset lesmaximesdu benthamismefut pendant
quelquetempsla marqued'une petitesociétédéjeunesgens.Tous ceuxqui sortaientde lamédiocrité,et moi-
mêmeavec d'autres,nous nousdégoûtâmesde cet en'
fantillage,lesautress'ennuyèrentde n'être pasde l'avisde tout le mondeet abandonnèrentà la fois ce qu'il yavaitde bon et demauvaisdanslesopinionshétérodoxes
qu'ilsavaientpendantquelquetempsprofessées.Cefut dans l'hiver de 4822à 1823queje formaile
plan d'une petitesociété,qui devait être composéede
jeunes gens d'accord sur lesprincipes fondamentaux,reconnaissantl'utilitépourcritériumde l'éthiqueet de
la politique,et un certainnombredes principauxcorol-laires qu'on peut en déduiredans la philosophieà la*
quellej'adhérais; nous devionsnous réunir une foistouslesquinzejourspout lire untravailet discuterdes
questionsconformémentauxprincipesque nousaccep.tions tous. 11ne vaudrait pas la peine de parler de lasociétédont j'avaisconçu le plan, n'était une circon-stance. Je lui avaisdonnéle nomde Sociétéutilitaire,
C'était la premièrefois qu'il arrivait à quelqu'un de
prendre ce titre. Sortide cettehumbleorigine,ce mot•fitson cheminet prit rangdansla langue.Je nel'avais
70 MÉMOIRES
pas inventé,je l'avais trouvé dansune desnouvellesde
Galt, les Annalesde la Paroisse,où un ecclésiastiqueécossais,dont le livre était supposél'autobiographie,exhortaitses paroissiensh ne pas abandonnerl'Évan-
gile pour se faireutilitaires. Avecl'amourdes enfants
pour un nomet un drapeau,je m'emparaidu mot, et
pendantquelquesannées je le gardai pour moi et ledonnaia d'autrescommeun nomdesecte ilarrivaquedes personnesétrangères qui soutenaientles opinionsqueje voulaisdésigners'en servirent.Amesureque ces
opinionsfurentplus connues,le motfut répétépardes
étrangerset des adversaires, et il entradansla langueusuelleenvironà l'époque où ceuxqui t'avaientpris les
premiersl'abandonnaientavec toutce qui pouvaitles
faireprendrepourdes sectaires.La sociétéqui reçutce
nomne se composaitd'abord que de troismembres,dontl'un étaitlesecrétairede Bentham,qui obtintpournousla permissionde tenir nos réunionschez lui. Le
nombredes membres ne s'élevajamaisà dix,etla so-
ciétéseséparaen4826. Elleavaitduré troisansetdemi.
Le principal profitque j'en retirai fut surtoutde meformerà la discussionorale,et ensuitedememettreen
rapportavecdiversjeunes gensalorsmoinsavancésquemoi,parmiceuxquiprofessaientlesmêmesopinions.Je
fus quelquetempsune manièrede leader,etj'eus une
influenceconsidérablesur leurs progrèsintellectuels.Touslesjeunesgensinstruits queje rencontraiset dontles opinionsn'étaient pasincompatiblesaveccellesde la
société,je tâchaisde les y enrôler. Ilen estd'autresqueje n'auraisprobablementjamaisconnuss'ilsn'enavaient'
FIN DE MONÉDUCATION 7Î
pas tait parue. Parmi tes membresde cettesociétéquidevinrentmesamis intimes,dontaucunn'étaiten quoique cefûtun disciple,maisqui touspensaientpar eux-
mêmes,je citeraiWilliamEytonTooke,filsdei'émtnent
économiste,jeune hommed'unevaleurremarquablepar
l'esprit et par le cœur, qu'une mortprématuréea en-
levé au monde;sonamiWilliamEllis,penseuroriginalen économiepolitique, connu aujourd'huipar son zele
apostoliquepour améliorerl'éducation;GeorgesGra-
ham, devenuplus tard Juge-commissaireprés la Cour
des Banqueroutes,pensait avecforceet originalitésur
presque tousles sujets abstraits;enfinun homme,qui
depuisl'époque oùil vint pourlapremièrefoisen An-
gleterre,afind'étudierpour lebarreauen1824ou 4825,a faitplusdebruit dansle mondequ'aucunde ceuxquo
j'ai nommés,John ArthurRoebuck.
Enmai1813,mes occupationsprofessionnelleset ma
carrière pendant les trente-cinqannéesde ma viequisuivirentfurent décidéespar une nominationque mon
père obtintpour moi à un emploidansla Compagniedes IndesOrientales.Je fus attaché aux bureaux de
YExaminerde la correspondancede l'Inde, sons lesordresimmédiatsde monpère. J'étaisnomméà lama-
nièreordinaire; monnomfiguraitaubasd'une listede
commis,qui devaientavancer,au moinsla premièrefois,par ancienneté;mais il étaitentenduqueje serais
employédés le débutà la rédactiondesprojets de dé-
pêches,etque je meformeraispar cetravailàdevenirun
sujetcapablede succéderà ceuxquiremplissaientalors
les emploisles plus élevésdes bureaux.Mes projets
78 MEMOIRES
eurent naturellement besoin pendant quelque tempsd'être revus par mes supérieursimmédiats,maisje me
mis bientôt au courant des affaires;les instructionsde
monpère aussibien que mespropresprogrèsmemirent
on peu d'années en état do diriger la correspondanceavecl'Inde dans un desprincipauxdépartements,celui
des gouvernementsindigènes; et on réalité j'en exer-
çaisladirection.Telle futmafonctionofficiellejusqu'aumomentoùje fusnomméExaminer,deuxans seulement
avantque l'abolition de laCompagniedes Indescomme
corps politique, décidât ma retraite. Je ne sache pas
d'occupationoùl'on puissegagnersa vie, qui convienne
mieuxque celle-làa un hommequine possèdepasl'in-
dépendance,et qui veut consacrerune partie de ses
vingt-quatre heures à des études particulières. Les
hommes qui se sentent propresà faire quelquechose
dansleshautesrégions de la littératureet de la philoso-
phie, ne trouventpas dansla pressedes ressourcesper-manentes, non-seulementà causede l'incertitudedes
moyensd'existencequ'elleprocure,surtout si l'écrivain
a assezde conscienceet de fermetépour nepasservir
d'autres opinions que lessiennes,maisaussiparcequeles écrits qui fontvivrene sontpasceuxqui survivent,et ne sontjamaisceux où l'auteurfaittout cequ'ilpeut.Pour composerdes livresdestinésàformer lapenséedel'avenir il faut trop de temps,et quand ils sontécrits,ils arrivent &la renommée trop lentement pour quel'auteurpuissecomptersurleur succèspour vivre.Celui
qui attend de sa plumedesmoyensd'existenceestobligéde s'attacherà quelque grossebesognede librairieou
FIN DE MONÉDUCATION 79
au moins à écrirepour la foule,il ne peut plus consa-crer à ses étudesde prédilectionquele tempsqu'il par-vient&épargnersur ses occupationsforcéeset ce tempsest généralementbien moindreque les loisirsque lais-
sent les emploisdo bureau. D'ailleursl'effetque le tra-
vaildes bureauxexercesur l'espritest bien moinséner-
vantetbien moinsfatigant.Pourmoi,j'ai pendanttoute
ma vie trouvé dans ce travailun véritabledélassement
desautres occupationsauxquellesje me livraisen même
temps.Ilmefournissaituneoccupationintellectuelleassez
élevéequi ne dégénéraitjamaisen une besogneécœu-
rante, maisqui pourtant ne tendaitpas jusqu'à l'effort
un esprit habituéà méditersur dessujets abstraitsou la
travaillerû descompositionslittérairessoignées.Les in-
convénientsde cettecarrière toutecarrière a lessiensnelaissaientpourtantpas dese taire sentir. Je ne me
préoccupaisguèrede perdre les chancesde fortune et
d'honneursqui sontle lot de certainesprofessions,sur-
tout decelledubarreau, à laquelle,je l'ai dit, monpèreavait songé pour moi; maisje ne prenais pas si bien
monparti de metrouverexcludu Parlementet dela vie
publique,et je sentis très-vivementle désagrémentplusimmédiat d'êtrecondamnéà vivre à Londres. La Com-
pagnien'avait pas l'habituded'accorderchaqueannée
plusd'un moisde congé,j'avaisbeaucoupde goûtpourla vie à la campagne,et monséjour en France m'avait
laissé un ardentdésir de voyager.Quoiqueje ne pusse
pas satisfairelibrementmesgoûts,je n'en fisjamais en.
tièrementle sacrifice.Je passaistoute l'annéela plupartdes dimanchesàla campagne,faisantde longuesprome-
80 MÉMOIRES
nades dans les champs, même quand je demeuraisà
Londres.Je passai pendant quelquesannéesmonmois
de congé,àla campagnechezmon père plus tardj'em-
ployaiune partie de ce tempsde vacanceen excursions
queje faisaisle plus souventà pied, en compagnied'un
ou de plusieursjeunesgens,mescamaradesdeprédilec-
tion; et plus tard je consacraimescongésâ des voyages
plus longsqueje faisaisseulou avecdes amis.Ilm'était
facilede fairependantmescongésannuels une excur-
sion en France, en Belgique,sur les bordsdu Rhin.
Deuxabsences plus longues,l'une de trois, l'autre de
sixmois,queje fis, d'après les conseils des médecins,
ajoutèrent à la liste de mes voyages là Suisse, le
Tyrol,et l'Italie. Heureusementque je ils cesvoyagesde bonneheure, en sorte qu'une grande partie de ma
vie est restée sous le charme du souvenirquej'en ai
gardé.Je reconnaisvolontiersla justesse de la supposition
qu'on a faitequand ona dit quel'avantagequeje devais
à mesfonctionsd'avoir apprispar moi-mêmelescondi-
tionsnécessairesde la directiondes affairespubliques,avaiteu une grandeinfluencesur mesprojetsderéforme
des opinionset des institutionsde mon temps.Nonpas
que lesaffairespubliquesqueje traitaissur le papier,et
dont leseffetsne se produisaientque dans un autrehé-
misphère,fussent bien propresà donnerbeaucoupde
connaissancespratiques,maisellesm'habituaientà aper-cevoiret à combattredes difficultésde toute nature, à
prendrepourlessurmonterdes mesuresarrêtéeset dis-
cutéesrésolumenten vuede l'exécution.J'y trouvaides
FIN DE MONEDUCATION 81
wwuvt
a
occasionsde reconnattre,quandlesmesuresde gouver-nementet d'autres faits politiquesne produisaientpasleseffetsqu'on en attendait,à quellescausesil fallait
l'attribuer; par-dessustoutcetteoccupationme futextrê-mementutile en faisantdemoi,danscettepartiede mes
travaux,un simplerouaged'unemachinedontl'ensembledevaitmarcheren harmonie.Commephilosophe,je n'au-
rais eu personneà consulterquemoi,etje n'aurais eu à
aborderdansmes spéculationsaucundesobstacles quiauraientsurgiplustard quandonenseraitvenuà lapra-
tique.Maiscommechefd'administration,à la tête d'une
correspondancepolitique,je nepouvaisenvoyerunordreni exprimeruneopinionsansavoirà persuaderdiverses
personnes,qui ne me ressemblaientpoint.J'étaisdonc
dansune bonnepositionpourdécouvrirpar la pratiquela façond'émettreune idéedemanièreà la faire entrer
dansdes espritsque l'habituden'avaitpaspréparés à la
recevoir.Enmêmetempsquej'acquéraisla connaissance
des difficultésdu mouvementdes corps forméspar les
groupeshumains,je comprenaisla nécessitédescompro-
mis,et j'apprenaisl'artdesacrifierauxpartiesessentiellesd'un systèmecellesqui ne le sont pas. J'apprenais à
obtenirle pluspossiblequandje nepouvaispastout ga-
gner,au lieude m'indigneroudemedécouragerpar ce
que je ne pouvaispas avoir entièrementmes coudées
franches,a mecontenteret à reprendrecouragequand
j'obtenais quelquepetite chose,et mêmequandje ne
pouvaisrien obtenir du tout, à supporter avec une
égalité parfaite d'humeur une défaitecomplète.J'ai
trouvé pendanttoutema viequecesconnaissancessont
82 MÉMOIRES
de la plus haute importancepour lebonheur de l'in-
dividu elles sont aussi une conditionnécessaire,sans
laquellepersonne,théoricienoupraticien,nepeut réali-
ser toutlebienqu'il pourraitfairedanslescirconstancesoùil se trouveplacé.
CHAPITREIV
fropagaudeautempsdemajeunesse. LaRevuede We»u>mimter.
Bienque le travaildesbureauxabsorbâtune grande
partiede mon temps,l'attentionque je portais &mestravauxde prédilectionne se ralentitpas et je ne lesai
jamaispoussésplusvigoureusement.Cefutà cetteépoque
queje commençaiàécriredanslesfeuillespubliques.Les
deuxpremiersécrits demaplumequi furent imprimésétaientdeuxlettresquiparurent &la finde 1822 dans
un journal du soir, leTruveller.Cejournal qui devint
parla suite le Globeand Travelkrpar une fusionavec
le Globe,après une vente,était alors la propriétéd'un
économistebienconnu,lecolonelTorrens, et avaitpourdirecteur un hommecapable,M. WalterGoulson,qui
aprèsavoir étésecrétaireparticulierde Bentham,s'était
faitjournaliste,puis étaitdevenudirecteurdejournal;
plustard il sefit avocatet cmveyancer(1),et se trouvait
1.Le eonveyaneerestun hommedeloiquifaitsa spécialitédesmutationsdepropriétéset enpasselesactes.(Troc*.)
84 MÉMOIRES
au momentde sa mort avocatdu Ministèrede l'Inté-
rieur. Le Traveller était devenul'un des organesles
plus importantsde la politiquelibérale.Le colonelTor-
rens lui-mêmeécrivaitbeaucoupsur l'économiepolitiquedans sonjournal,il venaitjustementd'attaquer une opi-nionémisepar Ricardo et monpère; à l'instigationde
celui-ci,j'essayaiderépondre,etCoulson,par considéra»
tion pour monpère et par bienveillancepour moi,vou-
lut bien insérerma réponse.Torrensrépliqua,je ripos.tai de nouveau.Bientôtaprèsj'essayaiquelquechosede
plus ambitieux.Les poursuitesintentéesà RichardCar-
lile, à safemmeet à sasœur,pour despublicationshos-
tiles au Christianismeexcitaientalorsbeaucoupd'atten-
tion et nullepart plus que chezles personnes que je
fréquentais.11s'en fallait debeaucoupque la libertéde
discussion,mêmeen politiqueet plus encore enreligion,fût à cetteépoque,mêmeen théorie,hors decontestation
commeelleparaitl'étre aujourd'hui,lespartisansd'opi-nions mal vuesavaient sans cesseà revendiquer la li.
berté de lesexprimer;j'écrivisune suitede cinqlettres
sous la signaturede Wicklifieouj'allais au fond de la
questionde la liberté de publiertoutes les opinionsen
matièrereligieuse,et je les apportaiau MorningChro-
nicle. Troisde ces lettres furentpubliées en janvieret
février de l'année1823; lesdeuxautres qui contenaient
des chosestrop avancéespour ce journal ne parurent
jamais. Maisun articlequej'écrivisbientôt aprèssur le
mêmesujet,à proposd'unediscussionde la chambredes
Communes,fut inséré en tête du journal. Pendant le
cours de cetteannée 1822, un nombreconsidérablede
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 85
mes articlesfurentimprimésdansle Chronicleet le Tra-
vcllcr; c'étaient quelquefoisdesnoticessur des livres,maisplus souventdes lettres,où jo prenais pour texte
quelquebévuelâchéeen pleinParlement;d'autres ibisje
signalaisquelquevicede la législation,quelqueméfait
de la magistratureoudescoursdejustice. Sur ce genrede questions le Chroniclcrendaitalors des servicessi-
gnalés.Apres la mort de M.Perry,la direction et l'ad-
ministrationdujournalfurentdonnéesà M.John Black,
qui y avait été longtempsrédacteur.C'étaitun hommed'une immenselectureet de beaucoupde connaissances,d'une parfaitehonnêtetéet d'unegrande simplicité;il
était Irès-liéavecmonpèredontil partageaitles idées,commeaussi cellesde Bentham;il lesreproduisaitdans
ses articles,mêléesà d'autresidéesremarquables,avec
beaucoupde facilité et d'habileté.Depuiscette époquele Chroniclecessa d'êtrepurementl'organewhig qu'ilétait auparavant, et pendantdixans il devint surtout
l'organedesRadicauxutilitaires.C'étaitsurtout pardes
articles de Blacklui-même, et quelquefois de Fon-
blanque,quimontrapourla premièrefoisses éminentes
qualités d'écrivainpar desarticleset desjeux d'espritdansle Chroniclc.Lesvicesde la législationet de l'ad-
ministrationde la justice étaientle sujet sur lequelce
journalrendait leplus de servicesau progrés; jusqu'àcetteépoque il ne s'étaitguèretrouvéque Benthamet
monpère, pour signalercettetachedes institutionsan-
glaises.C'était une croyanceuniverselleparmi les An-
glais, que *isloisde l'Angleterre,le corps desjuges de
l'Angleterre,la magistraturenonsalariéedel'Angleterre
80 MÉMOIRES
étaient desmodèles de perfection.Je n'excéderaipasla
mesure ondisantqu'aprèsBenthamqui fournitlesprin-
cipauxmatériauxde la polémique,c'est Black,l'éditeur
ânMorningCkronicle,qui a le pluefait pourruinercette
pitoyablesuperstition.Houvritunfeu roulantcontreces
faussesidées,mettantà nu lesabsurditéset lesvicesde
la législationet des cours de justice, salariéesounon,
jusqu'à ce qu'il eût porté la convictiondans lesesprits,Surd'autres questions,le Chronicledevint l'organed'o-
pinions bien plus avancéesqu'aucunes de cellesquiavaient trouvédes défenseursréguliers dans les jour-naux. Blackvenait souventvoir mon père, et M.Grote
avait l'habitude.de dire qu'il connaissaittoujoursparl'article du lundi matin si Blackavait causé avecmon
pèrele dimanche.Blackétait l'instrument le pluspuis-sant dont mon père se servait pour faire retentir ses
opinionsdansle monde,sans employerd'autre moyen
quela conversationet sonascendantpersonnel.Cemode
de propagandecombinéavecl'effetde ses propresécrits
donnaitàmonpère unevéritablepuissancedanslepays,tellequ'un individuplacédans une conditionprivéeena rarementacquisune pareillepar la forcede soncarac-tèreet desonintelligence,et cettepuissancesemontrait
leplus efficaceau momentmêmeou on la soupçonnaitlemoins.J'aidéjà fait sentirque Ricardo,HumeetGrote
n'ont accomplitout ce qui les a rendus célèbresque
parcequ'ils ont cédé aux excitationset aux conseilsde
monpère. Iljoua auprès de Broughamle rôled'unbon
génie, et luiinspira la plusgrande partie des services
qu'ila rendusaupublic, tantau sujetde l'éducation,et
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 87
de laréformede lalégislation,qu'àceluide touteautre
question.Son influencese répandit encorepar des cou-
rants de moindre importanceet trop nombreuxpourêtre touscités. La fondationde laRevuedeWestminster
allaiten étendre laportée.Contrairementà ce qu'ona pu croire, mon père ne
fut pour rien dans la fondationde la Revuede West-
minster. Le besoin d'un organeradical à ooposer à la
Revue(F Edimbourget à laQuarterlyqui étaientalorsà
l'apogéede leur réputationet de leur influence,avait
faitl'objet de conversationsentreBenthamet monpère
plusieursannéesauparavant;c'étaitleur châteauen Es-
pagne et il entraitdans leur plan quemon pèreen fût
le directeur; maisceprojetn'avaitreçu aucuneapplica-tion. En 1823, cependant,M. Beulhamse décidaà fon-
der la revue à ses frais,et en offritla directiona mon
père, qui ne l'acceptapointparcequecettecharge était
incompatibleavec son emploidans la Compagniedes
Indes.Benthamla remitalorsà M.Bowring(aujourd'huiSir John Bowring),qui depuis deuxou trois ans fré-
quentait sa maison. Bowringse recommandaità Ben-
tham par beaucoupde qualitéspersonnelles,par l'ar-
denteadmirationqu'ilprofessaitpourlui,par l'adhésion
qu'il donnaità la plupart de ses opinions,enfin surtout
par les relations très-étendueset les correspondances
qu'il entretenaitavecles libérauxde tous les pays, ce
qui semblaitpromettrequ'il seraitunpuissantpropaga-teur de la renomméeetdesidéesdeBenthamdanstoutes
les partiesdu monde.Monpère connaissaitpeu de chose
de M.Bowring,maisil en savaitassezpour être certain
88 MÉMOIRES
qu'il n'étaitpas du tout l'hommequi convenaitàla direc-
tion d'unerevue politique et philosophique;il auguraitsi mal del'entreprise qu'il regrettaitprofondémentqueBenlhaml'eût commencée,persuadéque non-seulement
sonami perdraitses avancesd'argent, maisqueproba-blementlediscrédit s'attacheraitaux principesradicaux.
Toutefoisil ne pouvait pas abandonnerBenL)1am,etil
consentità écrire un articlepour le premiernuméro.Il
entrait dans le plan dont j'ai parlé un élémentpour le.
quel monpère avait une préférencemarquée,c'étaitde
consacrerune partie de la revueà juger lesautres re-
vues l'articledemon père devaitêtre une critiquegéné-rale de laRevued'Edimbourgdepuissa fondation,Avant
de l'écrireil me fit parcourir tous les volumesde cette
revue, ou du moins tous les travauxqui semblaient
avoir quelquevaleur(tâchemoinslourdeen1828qu'ellele serait aujourd'hui),et prendredes notessur lesarti-
cles queje croyaisqu'il voudraitexaminer,pouren rele-
ver lesbonnes ou les mauvaisesqualités.Cetarticlede
monpère fut la principale causede la sensationque la
RemèdeWeslmimlerfit à sonapparition: c'esteneffet,
par la conceptionautant que par l'exécution,le plussai-sissantde tous ses écrits. Il commençaitparune analysedes tendancesde la littératurepériodiqueen général,il
montrait qu'elle ne peut comme un livre attendre le
succès,maisqu'il faut qu'elleréussisseimmédiatement
ou jamais, quepar suite elleest à peu prés soumiseà
"obligationde professer et de prêcher les opinionsquisontdéjà cellesdu publicauquel elle s'adresse,au lieu
d'essayerde les redresser ou de les améliorer.Il carac-
PROPAGANDE AU TEMPS DISMA JEUNESSE 80
lérisail ensuite la positionde la Jlevued'Edimbourgcommeorganepolitique; il s'engageaitdans une ana-
lyse complètede la constitutionanglaiseau point de
vue radical.H en mettait ànu le caractère absolument
aristocratique, il faisaitvoircommentquelques cen-
tainesde famillesnommaientlamajoritédela chambredes Communes,commentlapartiela plus indépendantede cettechambre,lesreprésentantsdescomtés,ne repré-sentaient pas autre choseque les grandspropriétairesouïes classesque cetteétroite oligarchiejugeait à pro-
posd'admettre au partagedu pouvoir,enfinil montrait
la constitutions'appuyantd'unepart sur l'Église et de
J'autre surleslégistes,commesur deuxcolonnes.Ilsigna-lait la tendancenaturelled'uncorpsaristocratiquecom-
poséde la sorte à se grouperen deuxparties, l'uneen
possessiondupouvoiractif,l'autrefaisantseseffortspourla supplanter et conquérirla suprématieà l'aidede Uo-
pinion publique,sansjamaisrien sacrifierde la prépon-dérance aristocratique.11faisaitletableaude ce quial-
lait probablementarriver: il nousmontrait le terrain
politique occupépar un parti aristocratiquefaisant de
l'opposition,en coquetterieaveclesprincipespopulaires
prir obtenirl'appuidu peuple.Ilfaisaitvoirque lacon-
duite dupartiwhiget de laRevued'Edimbourgsonprin-
cipalorgane,n'était pas autrechosequela mise en pra-
tique de cestendances.Ildécrivaitle procédéde bascule
qui faitle fondde leur politique,et prouvaitque la Re-
vue soutenait tour a tour quelquefoisdans des articles
•différents,quelquefoisaussidansle mêmearticlelesdeux
facesqueprésententtouteslesquestionsoii setrouvaient
90 MÉMOIRES-I: .· ffv .i w. i_
engagéslapuissance oul'intérêt desclassesgouvernan.
tes, et il en fournissait de nombreusespreuves.Jamais
plus formidableattaque n'avait assailli la politiquedu
parti whig,jamais coup plusrude n'avait été portéen
Angleterre,au nom du radicalisme,et il n'yavaitalors,
je crois, quemon pèrequi fûtcapable d'écrire cet arti-
cle(1). Enattendantlarevuenaissantevenaitdesefondre
avecune autrerevue en projet,d'un genrepurementlit-
téraire, que devait dirigerM Henry Southern alors
simplehommede lettres, maisqui depuisest entrédans
la diplomatie Les deux directeurs s'entendirentpourréunir leurs revues en se partageantla direction.Bow-
ring prit la direction politique, Southern se réservala
partie littéraire. La revue de Southern devaitêtrepu-bliéepar lamaison Longmanqui, quoiquepropriétaire
partiel de la Revue d'Edimbourg, voulaitbien sechar-
ger de l'éditiondu nouveaujournal. Mais touslesar-
rangementspriset le prospectuslancé, quandlesLong-man virent l'attaque de mon père contre la Revued'É-
dimbourg,ils nous retirèrent leur concours. Monpèrefut alorspriéd'user de soninfluencesur sonpropreédi-
teur Baldwinpourle déterminerase chargerde la Revue
de Westminster,et il réussit. C'est ainsi qu'en mars
1824, malgrésesprévisionsquin'étaient rienmoinsque
favorables,etgrâce au concoursde la plupartdescolla-
borateurs quiaidèrent plus tard â fairemarcher la Re-
1. Lasuitedecetarticle,impriméedansle secondnumérodela Revue,fatécriteparmoisoustesyeuxdemonpère Cetra-vailn'avaitenlui-mêmeaucunevaleuret n'eutpourmoid'autreavantagequeceluid'unexercicedecomposition.Acepointdevue,fim'étaitplusutile quetoutautregenred'écrit,
PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE91
vue,le premiernumérofit sonapparition.Cefut pourla plupart d'entrenousune agréablesurprise.Lesarti-
cles étaienten moyenned'une qualitébien supérieureacelleque nousattendions.La partielittéraire et artisti-
quereposaitsur M.Bingham,avocat,devenudepuisma-
gistrat, qui fréquentaitM. Benthamdepuisplusieurs
années,étaitl'amidesdeuxAustin,etadoptaitavecbeau-
coupd'ardeur lesopinionsphilosophiquesde Bentham.
Enpartie par l'effetduhasard,il n'yavaitpas moinsde
sixarticlesdeBinghamdanslepremiernuméro;ilsnous
firentbeaucoupde plaisir.Je merappellebienle senti-
ment mêlé que j'éprouvaiau sujet de la Revue;d'une
part j'étais joyeuxde trouverqu'elle n'était pas ceque
j'attendais, qu'elleétaitassezbonne pourfairehonneur
à ceux dont elle soutenaitlesopinions, et d'autrepart
j'étais extrêmementvexé,depuis que je lit trouvaissi
bonneen somme,d'y rencontrerdes taches. Toutefois
quand nous apprîmesnon-seulementque l'opinionen
généralaccueillaitlaRevued'unemanièrefavorable,mais
que le premiernuméroavaiteuun débitextraordinaire;
quandnouseûmesconstatéque l'apparitiond'unerevue
radicale,avecdesprétentionségales&cellesdesanciens
organesdespartis, avait fortementattiré l'attention,il
n'y eut plus à hésiter»nousétionsdisposésà tout pourla fortifieret la rendremeilleure.Monpèrecontinuad'yécrire de loin enloin.Aprèsla Revued'Edimbourgvint
le tour de la Quarterly.Parmilesautres articlesdemon
père les plus remarquablesfurent une attaquedu Li-
vre de l'Église de Southeydans le cinquièmenuméro,et untravaildepolitiquedansledeuxième.M.Austinn'en
92 MÉMOIRES
donna qu'un, mais d'un grand mérite; c'étaitun plai
doyercontre le droit d'aînesse en réponsea un article
de Mac-Cullochqui venait de paraitre dans la Iievun
d'Edimbourg.Groteaussine fournitqu'unarticle; il n'a-
vaitguère de tempsà lui, et tout celui dont il pouvait
disposeril le consaeraitàsonHistoirede la Grèce.L'ar-
ticlequ'il écrivitportaitsur le sujet qui l'occupait,c'é-
tait une expositioncomplèteen même tempsqu'uneexé-
cution de l'ouvrage de Mitford. Binghamet Charles
Austincontinuèrentquelquetempsà écriredanslaRevuede WestminsterFonblanqueen fut un collaborateuras-
sidu à partir du troisièmenuméro. Parmi mescamara-
des, Ellisécrivit régulièrementjusqu'au neuvièmenu-
méro, et environhl'époqueoù il se retira d'autresjeunes
gens de notre groupeyentrèrent c'étaientEytonTooke,Grahamet Roebuck.Je fus moi-mêmele collaborateur
qui fournit leplus d'articles;j'en donnaitreize depuisle secondnumérojusqu'au dix-huitième c'étaientdes
revuesde livres,des travauxsur l'histoire et l'économie
politique,tellesque cellesdeslois sur les céréales,sur
la chasse, sur la diffamation.Parfois d'autres amis demonpèreenvoyaientd'excellentsarticlesetquelques-unsdes écrivainsde Bowringréussirent. Ensomme,pour-tant, ladirectionde laRevuene satisfitjamaispleinementaucun des partisans des principes radicauxque j'avaisl'occasionde rencontrer. Il n'y avait guèrede numéro
qui ne contintdes chosestrès-choquantespour nous,
quecelavintdesopinions,du goût,ou d'un défautdeca-
pacitédesauteurs. Lesjugementsdéfavorablesquepor-taient monpère,Grote, lesdeuxAustin et d'autresper-
PROPAGANDEAU TEMPSDEMAJEUNESSE03
sonnes, nousautresjeunes gens,nousles répétions,non
sans lesaggraver,et commenotreardeur juvénilen'était
pas ce qui pouvaitarrêter nos plaintes,nous fimesmal
passer leur tempsaux deuxdirecteurs. Jene doute pas
que nousn'eussionstort aumoinsaussi souventque rat*
son, et je suis très-certainque si la Revueavait été con-
duite scionnos idées,c'est-à-dired'après cellesdesplus
jeunes, elle n'aurait pasétémeilleure, peut-êtremême
eût-elle étépire. Maisil n'estpasinutile de remarquer,comme détail qui peut servir à l'histoire du Bentha-
misme, que l'organepériodiquequi le faisaitle mieux
connattre, fut dèsle débuttrès-loinde satisfaireles per-sonnes dont il étaitcenséreprésenter les opinionssur
tous les sujets.En attendant, laRevuefaisaitbeaucoupde bruit dans
le mondeet donnaitau radicalismebenthamiste,sur le
terrain de l'opinionet de la discussion,une situation
hors de touteproportionavecle nombre de ses adhé-
rents et avecle méritepersonnelet lestalentsque possé-daientà cetteépoquelaplupartde ceuxqui s'y faisaient
remarquer. Cefut,commeonsait, un tempsou le libéra-lismefitdes progrès rapides.Quand lescraintes et les
colères qu'entretenaitla guerre avec laFrance eurent
pris fin, on tirouvale tempsde penser &la politiquein-
térieure. Le mouvementréformistemontacommeune
marée. Les vieillesfamillesrégnantesavaient recom-mencéa faire peserun régimed'oppressionsur le conti-
nent l'Angleterresemblaitprêter sonappui à la conspi-ration contre la liberté,ourdie sous le nom de Sainte-
Alliance le poidsénormede la dette publique causée
94 MÉMOIRES
paruneguerre si longueet si coûteuserendait le Gou-
vernementet le Parlementtrès-impopulaires.Le radica-
lismesous la direction deMM.Burdettet Cobbeltavait
pris un caractère gravequi alarmaitsérieusementl'ad-
ministration. A peine l'alarme s'était-elle un instant
calméegrâce aux fameuseslois appeléesles six actes,
quele procèsde la reineCarolineréveillaun sentimentdehaineencore plus profond.Les signesextérieursdecettehainedisparurentavecla causequi lesprovoquait,maisde toutepart on vitse former unesprit qu'onn'a-
vaitpointencoreconnu.M.Humefaisaitavecune infati-
gableopiniâtreté l'examenrigoureuxdes dépensespu-
bliques il forçait lachambredescommunesa votersur
chaquearticlequi prêtait à contestationdanslesévalua-
tions, ilsaisissaitainsipuissammentl'opinionpubliqueet parvenaità arracher à la mauvaisevolontéde l'admi-
nistrationdenombreusesréductionsde détail. L'écono-
miepolitiquevenait pourlapremièreloisde fairesentir
son action-dans les affairespubliques, par la pétitiondes négociantsde Londresenfaveurdelalibertéducom-
merce, organiséepar Tookeet présentéepar Alexandre
Baring.Laplacequ'ellevenaitde conquérir, ellela con-
servagrâceauxnobleseffortsde Ricardodurantles cour-
tes annéesde sa vie parlementaire.Les œuvresde Ri-
cardo venantaprès la secousseimpriméepar la contro-versesur lesmétauxprécieux,et suiviesa leur tour parlesexpositionset les commentairesde monpère et deMacCullochdont lesécrits,publiés dansla Revued'E-
dimbourg,avaientà cetteépoquela plusgrandevaleur,attiraient l'attention sur l'économiepolitique,et opé-
PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE05
raient des conversionsau sein du ministère même.
Huskisson, soutenupar Canning,venait de porter le
premiercoupau systèmeprotecteur,qu'un de leurscol-
léguesachevadoruinervirtuellementen 1840,maisdont
lesderniers vestigesn'ontétéeffacésquetcat récemment,en 1860, par M.Gladstone.M. Peel,alors ministrede
l'intérieur, s'avançaitprudemmentdansune voieoùper-sonnen'avaitencoremislepied,et particulièrementdanscellequ'avaitindiquéeBenthamil touchait àlaréforme
de la législation.Acette époque, alors que le libéra.
lisme paraissait devenirà la mode, quand l'améliora-
tion des institutionsétait prêchéedans les hautesré-
gionsde la sociétéet que le changementcompletde la
constitutiondu Parlementétait vivementréclaméed'en
bas, il n'est pas étonnant que l'attention publiquefût éveilléepar l'interventionrégulière dans le débat,
d'un groupequi faisait{'effetd'uneécole d'écrivains,et
qui affichaithautementla prétention d'être les législa-teurs et les théoriciensdes nouvellestendances.Les
membres decegroupeapportaientdans leurs écrits un
air de convictionprofonde,à uneépoqueoù personnene
semblaitavoirunefoiaussi robusteenun credoaussinet;ils rompaient en visièreavechardiesseaux deuxpartis
politiquesexistants ilscombattaientsystématiquementet
sans faiblessedes opinionsgénéralementreçues,et on
lessoupçonnaitd'en entretenirde bien plushétérodoxes
encorequecellesqu'ils professaient.Leursarticles,ceuxde monpèreau moins,montraientde la verveet du ta-
lent, et derrièrelui ons'imaginaitvoir un corpsd'écri-
vainsasseznombreuxpourfairemarcherunerevue.En-
MÉMOIRESse
finla Revueétait achetéeet lue. Toutcela donnaà ce
qu'onappelaitl'écoledo Bentham,enphilosophieet en
politique,une plusgrandeplacedansl'opinionpublique,qu'ellen'en avaitoccupéd'abord, ouque n'en a occupépar lasuiteen Angleterretouteautreécoleaussisérieuse.
Commej'étais au quartiergénéral,j'en connaissaisl'ef-
fectif,etcommej'étais l'undesmembreslesplusactifsde
ce très-petit groupe et que je peux dire sans vanité
quorumpars magna fui, il m'appartientplusqu'à tout
autred'en faire l'histoire.
Ona vouluvoir une écoledanscequin'étaitpasautre
chosequ'un groupede jeunes gens qu'attiraientautour
de monpère le charmedesa conversationetlarenomméede sesécrits, et qui étaientdéjàplusoumoinsimbusdesidéestrès-arrêtéesque monpère professaitsur la poli-
tique, ouqui s'en imprégnaientenle fréquentant.Ona
dit queBenthammarchaitentouréd'une troupede dis-
ciples avidesde recueillir les parolesqui tombaientdeses lèvres c'est une fabledont monpère a faitjusticedanssesFragmentssntr Machintosh,et quiparaîtrasim-
plementridicule à tous ceuxqui ontconnuleshabitude?
de Denthamet sa manière de causer.L'influencequeBenthamexerçaitvenaitdeses écrits c'estpareuxqu'ila produit, et qu'il produit encore sur lesconditionsde
l'humanitédes effetsplusprofondsetplusétendusqu'au-cun de ceux qu'on peut attribuerà monpère.Il estune
bienplusgrande figurebistoriqneque monpère.Mais
monpère exerçait personnellementplusd'influence.On
le recherchaitpour la vigueurde saconversationet l'ins-
tructionqu'on en retirait il en usait largementpour
PROPAGANDE AU TEMPS DIv MA JEUNE88K 97
7
répandrases opinions.Je n'ai jamais connupersonne
qui fit mieuxvaloirsesidéesdans la discussionen lôte-
tVlôte.H avaittoujoursabsolumentà sa dispositionles
immensesressourcesde sonesprit, il parlait avecpré-cisionet expression,il dissertaitavecune moralitérigideet unegrandeforcederaisonnement;aussiétait-illeplusvifetleplusséduisantdescauseurs il avaittoujoursquel-
queanecdoteà raconter,il riaitde bon cœur, et, quandil se trouvaitavecdes gensqu'ilaimait, ilétaitlecompa-
gnonle plusgai et le plus amusant.Cen'étaitpasuni-
quementpar la propagationde ses idéesque sa forcese
révélait le plus,c'étaitencoreplus par l'influenced'une
qualitédont j'ai depuisapprisà apprécierl'extrêmera-
reté par un amourpassionnédu bienpublicet unear-
deurà s'occuperdu biende l'humanité,qui fécondaitet
faisaitcroilra lesvertusanaloguesdont il rencontraitles
germeschezlespersonnesquientraienten rapportavec
lui, et lespoussaità l'action.Il leur inspirait le désirde
conquérirsonapprobation;il prêtait par sa conversa-
tionet par saviemêmeun appui moral à tousceuxquitendaientnumêmebut quelui,il relevaitlescœursfaiblesou enclinsau découragementqui se trouvaientdansson
entourage,parla confiancequ'il montrait toujoursdansla forcede laraison,dansle progrès généralet danslebienque lesparticulierspeuventtaire par deseffortsju-dicieux,quoiqueà l'égarddes résultatspoursuivisil fûtloind'être confiant.
Cefurent lesopinionsdemonpèrequi donnèrenta la
propagandebenthamisteet utilitairede cetteépoque le
caractèrequ'on lui connail.11laissaittomberlesidées
MÉMOIRESf»
une à une danstoutes lesdirections,commesi elless'é-
panchaientd'une sourceintarissableellesse répandaientensuite par troiscanauxprincipauxmoi-mêmed'abord,le seuldontl'espritse fut forméentièrementà sonécole;
j'étais l'instrument à l'aideduquelmonpère soumettait
à soninfluencediversjeunesgens,qui à leur tour deve-
naient desagentsde propagande.Venaientensuitequel-
quescamarades de CharlesAustin,sortiscommelui de
Cambridge,qui, initiés par lui ou poussés par sonin-
fluence,avaientadoptédesopinionsannloguesà cellesde
monpère. Quelques-unsdesplus remarquablesrecher-
chèrentlasociétéde monpèreetfréquentérentsa maison.
Parmieux on peut citerStrutt,depuisLordBelper,et le
LordRomillyactuel,aveclepèreduquel,SirSamuelRo-
milly,mon pèreavaittoujoursétélié.C'étaiten troisième
lieuune générationplusjeuned'étudiantsde Cambridge,
contemporainsnon plus d'Austin,mais d'EytonTooke,
qui se groupait autour de cejeune hommedistingué,à
causede l'analogiedeleurs opinionsavecles siennes; illesavaitprésentésh monpère.Leplusremarquableétait
CharlesButler. En outre d'autrespersonnesse soumet-
taientindividuellementa l'influencede monpère et con-
couraient à la répandre. C'étaient,par exemple,Dlack
dontj'ai déjà parlé, etFonblanque.Toutefoisla plupartde cespersonnesn'étaientà nosyeuxque des alliéset ne
nousapportaientpas unconcourssansréserve.Fonblan-
que, pour ne citerquelui, seséparatoujoursde nous
sur bien des questionsimportantes.D'ailleursune una.
nimitéparfaiteétait loin d'existerdans lesgroupesquenousformions, et aucun de nousn'adoptait implicite-
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 99
ment toutes les idéesde mon père. En voici un exemplenous regardions tous son Essai sur te gouvernement
jomme un chef-d'œuvrede philosophie politique; mais
nous ne donnionspoint notre adhésion à la partie de cet
îuvrago où il soutient qu'un gouvernement sous lequelles femmes sont excluesdu suffrage n'est pas nécessaire-
ment mauvais,puisque leur intérêt est le môme que ce-
lui des hommes. Nousétions très-nettement en désac-
cord avec cette doctrine, moi et tous mes camarades de
prédilection. Il faut dire en faveur de mon père qu'il ne
reconnaissait nullement avoir eu l'intention d'affirmer
le principe de l'exclusiondes femmes, pas plus que celui
de l'exclusion des hommes au-dessous de l'Age de qua-
rante ans, au sujet desquels il soutenait dans le para-
graphe suivant une thèse exactement semblable. Il ne
s'occupait pas, disait-ilfort bien, de discuter la questionde savoir s'il valait mieux restreindre le suffrage, mais
seulement de rechercher, à supposer qu'il dût être res-
treint, quelle est l'extrême limite de la restriction qui
n'implique pas nécessairement un sacrifice des condi-
tions de stabilitéd'un bon gouvernement. Maisje pensais
alors, comme j'ai toujours pensé depuis, que l'opinion
que mon père admettait, non moins que celle qu'il re-
poussait, est tout aussierronée qu'aucune de celles qu'il
combattait dans son Essai; quel1 intérêt des femmes se
confond aveccelui des hommes tout juste autant, mais
non davantage, que l'intérêt des sujets se confond avec
celui des rois, et que toute raison au nom de laquelle on
réclame le suffrage en faveur de quelqu'un, exige aussi
qu'on n'en prive point les femmes. C'était l'opinion de
4CO MÉMOIRES
nosplusjeunesprosélytes,et je suis heureuxdopouvoirdire que, sur ce point capital, M.Benthamétaitcomplè-tement avecnous.
Maisbien qu'aucun de nous, probablement,ne s'uc.
cortlîUsur tous les points avecmon père, ses opinion^commeje l'ai déjà dit, étaient le principal élémentquidonnaitau petitgroupede jeunesgens,premierspropa-
gateursdo cequ'on appela par la suite le Radicalisme
philosophique,la couleuret le caractèrequ'on leur re-
connaissait.Leurmanière de pensern'était pas le Ben-
tbarnismeen ce sensque Benthamaurait été leur chef
etleur directeur,maisplutôt un systèmeou tesidées de
Benthamse mariaient à l'Économiepolitiquemodem»
et à la métaphysiquede Harlley. Leprincipede la popu-lation de Malthusétait pour euxun drapeauet un signederalliement,tout aussi bien qu'aucunedes idées pro-
presde Bentham.Celtegrande doctrinequi fut d'abord
miseen avantcommeun argument contrel'amélioration
indéfiniede la conditionhumaine, nous l'embrassâmes
avecun zèleardent pour des raisons contraires,parce
qu'elle nous indiquait le seul moyende réaliser cette
amélioration,en assurant a la classeouvrièretout en.
itère des salairesélevés,grâce à une restrictionvolon-
tairedu nombrede ses membres.Voiciquelsétaientles
autres pointsprincipauxdes croyancesque nousprofes-sionsen commun,monpèreet moi Enpolitique,unecon-
fianceà peuprès illimitéeîi l'efficacitéde deuxchosesle gouvernementreprésentatif,et la libertécomplètede
discussion.Sigrandeétaitla confiancedemonpèreà Tin-fluencede laraisonsur l'esprit de l'hommepartout oit
PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE101
ellepeut s'adressera lui, qu'il croyaitque tout serait
gagnési toutle mondesavaitlire, si toutes lesopinions
pouvaientlibrements'adresserà touspar la paroleet parlapresse,etsi, grâceau droitde vote, le peuplepouvaitnommerunelégislaturequi fit passerdans lesfaits les
opinionsrégnantes.Ilpensait que du momentque la lé-
gislaturene représenteraitplus l'intérêt d'une classe,elle tendrait à représenterl'intérêt général honnête»
mentet aveclasagessequi convient,puisque lepeuple
dirigé par leshommeséclairéschoisiraiten généralbien
lespersonnesqui doiventle représenter, et après cela
laisseraitaceuxqu'ilauraitchoisiune pleineliberté.Par
conséquentil désapprouvaiténergiquementlesprincipes
aristocratiquesetlegouvernementd'une oligarchie,sous
quelqueformequecefût, il y voyaitle seul obstaclequi
empêchâtencoreleshommesd'administrerleurspropresaffairesavectoute lasagessedont ils sont capables;il
demandaitavanttout commeprincipal articlede sa foi
politique,un suffragedémocratique;maiscen'était passurtalibertéqu'ilsefondaitni surlesDroitsde l'Homme,
ni sur aucuneautreformuleplusoumoinssignificative,dont la démocratieaitpu se servirjusqu'à cejour, c'é-
taitsur les conditionsde «stabilité sans lesquellesnul
bon gouvernementne saurait subsister.» 11ne s'atta-chait qu'àce qui lui semblaitessentiel; les formesde
gouvernement,larépubliqueoulamonarchie,lelaissaienta peu présindifférent;il n'en étaitpasde mêmede Ben-
tham,pourquiunroi,par sonrôle «essentiellementcor-
rupteur», étaitunpersonnagenécessairementtrès-nui-sible.Aprèsl'aristocratie,une Églised*l'Haï,ouune cor-
MÉMOIRES402
poration de prêtres, qui, par leur position,dépraventla
religion, et que leur intérêt porte à faireéchecauxpro-
grès de l'esprithumain, étaient les objetsde sa hainela
plus vive.Cependantil ne détestaitpersonnellementau.
cun ecclésiastiquequi ne le méritâtpas, il entretenait
mômeune véritableamitié avecquelques-uns.Enéthi-
que, ses sentimentsétaienténergiqueset rigidessur tous
lespoints qu'il jugeait importantspourle bien de l'hu-
manité, il se montraitsouverainementindifférententhéo-
rie (quoique son indifférencene se révélâtpas danssa
conduite)pour toutescesdoctrines demoralitévulgaire,
qui, d'après lui, n'avaient d'autre origineque l'espritd'ascétisme ou les calculsde l'intérêtecclésiastique.Il
prévoyaitpar exempleun accroissementconsidérabledela liberté dans les relationsentre les sexes, bien qu'iln'eût pns la prétention d'indiquer exactementen quoiconsisteraient ou devraient consister lesconditionsdecette liberté. Cetteopinion ne se rattachait chez lui àaucungenre de sensualité,soit théorique,soit pratique.Ilsupposaitau contraireque cet accroissementdeliberté
conduisait l'esprit à se détacher des rapportsphysiqueset deleurs accessoires,à n'en plus fuirel'un desprin-
cipauxbuts de laviepar une perversiondel'imaginationet des sentiments,où monpère voyaitl'un des maux les
plusinvétérés et lesplus répandusqui affligentl'huma-
nité.En psychologie,sadoctrinefondamentaleconsistait
à expliquer la formationdu caractère tout entier de
l'hommepar les circonstances,d'après leprincipe uni-
verselde l'associationdesétats de l'esprit, et à admettre
commeconséquencelapossibilitéillimitéedeperfection-
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE i03
ner l'état moralet intellectuelde l'humanité.De toutes
lesidées qu'ilprofessait,aucunen'étaitplus importante
que celle-ci,aucunen'a plusbesoinqu'onyinsista.Mal-
heureusement, il n'en est point qui soit plus opposéeaux tendancesprépondérantesde la philosophie,aussi
biendu tempsdemonpèreque depuis.La petitebandedejeunesgens dontje faisaispartie,
embrassaitcesdiversesopinionsavecle fanatismede la
jeunesse; nous y mettionsun esprit de sectedontmon
père,dansl'intentiondumoins,étaittout Afaitaffranchi.
Par uneexagérationridicule,ondisaitquenotregroupe,ou plutôtje ne saisquelfantômequ'onvoyaita saplace,formaitune école.Quelques-unsd'entrenous,il est vrai,à une certaine époque,auraientbien vouluqu'il en fût
ainsi. Lesphilosophesfrançaisduxviti0siècleétaient les
modélesque nousnousproposionsd'imiter,et nous es-
périonsne pas fairemoinsqu'eux. Aucunmembre de
notre réunion,commeje t'ai dit,n'allaplusloinque moi
pour satisfairecette ambition puérile; je pourrais le
prouverenrapportantungrandnombrede détails,si celane devaitpas entrainerune perted'espaceet de temps.
Cependanttout cequeje viensde dire n'offreà pro-
prementparler quele côtéextérieurde notreexistence,oudumoinsque lapartieintellectuelle,et encoren'est-ce
qu'un côté. Quandj'essayede pénétrerplus profondé-mentet de donnerquelqueindicationsur ce que nous
étionscommehommes,on voudrabiencroirequeje n'ai
en vueque moi-même,seul personnagedont je puisse
parler en connaissancede cause; d'ailleursje ne crois
pas que le tableauque j'ai tracéconvienueà aucun de
104 MÉMOIRES
mescamarades,à moinsde nombreuseset degravesre-
touches.On a souventdit qu'un bonthamisten'était qu'une
simple machineà raisonner; cette définitionconvient
fort peu à là plupart de ceuxà qui on donnaitcenom,maisen cequi me concerne,et pour deuxoutrois ans
de ma vie,elle n'est pastout à fait fausse.Elleme con-
venaitpeut-êtreautant qu'à tout jeunehommequivient
d'entrer dansla vie,pourqui les objetsordinairesdenos
désirsdoiventavoir en général au moins l'attrait de lanouveauté.11n'y a rien de très-extraordinairedanscefait. Pouvait-onattendred'unjeune hommedomonâge,
qu'il fût plusqu'une chose;j'étais une chose,etj'ai dit
laquelle.Del'ambitionet dudésir demedistinguer,j'enavaisde reste le zèlepourceque je croyaisle bien de
l'humanitéétait monplusvif sentiment;il se mêlaitaux
autres et leur donnait le ton. Mais, à cetâge, monzèle
ne s'exerçaitencoreque sur desopinionsspéculatives.Hne reposait pas sur une bienveillancevéritableou sur
une sympathiepour l'humanité;bien que ces qualitéseussent dansmon idéaléthiquela placequ'ellesdevaient
occuper, cllesne se rattachaientnullementà un vifen-
thousiasmepour une noblesseidéale j'étais cependant
très-capableen imaginationd'éprouver ce sentiment,maisà cetteépoquej'étais sevréde ce qui en fait l'ali-
ment naturel,c'est-à-dire la culture poétique, tandis
que j'étais surnourride l'alimentdelapolémique,c'est-à-dire la logiquepure et l'analyse.Ajouteza celaquel'en-
seignementde mon père tendait à déprécierle senti-
ment. Cen'estpas qu'il fût froid ou insensible;c'était
PROPAGANDEAUTEMPSDEMAJEUNESSE105
plutôtlecontraire.Ucroyaitqu'il n'y avait pas à s'oc-
cuperdusentiment,qu'ilse suffiraità lui-même,et qu'il
y enaurait toujoursassez,pourvuque l'on prit un soinconvenabledesactions.Il étaitchoquéde voirque,danstoutecontroversesurlamoraleou la philosophie,onse
servitsi fréquemmentdusentimentcommed'une raison
sansréplique;qu'onyeût recourspour justifierla con-
duite,aulieudeluidemandercequi lejustifielui-même;il étaitlasdevoirdesactionsdontl'eiïet estpréjudiciableau bonheurdeshommes,approuvéesdans la pratique,
par la raisonqu'ellessontréclaméespar lesentiment;et
il s'irritait qu'onattribuâtau caractère d'unepersonnesentimentaloun méritequi, selonlui, n'appartenaitqu'àsesactions;il ne supportaitpasqu'on louât lesentimentni qu'onen fit la pluslégèremention,soitdansl'appré-ciationdes personnes,soit dans les discussionssur tes
choses.Outre l'influenceque cette antipathiede mon
pèrepour lesentiment,exerçaitsur moi et sur d'autres,nousétionsblessésdevoirque toutes les opinionsaux-
quellesnousattachionsde l'importanceétaientconstam.
mentattaquéesau nomdu sentiment. Ondénonçaitle
principede l'utilitécommeun froid calcul,l'économie
politiquecommel'inhumanitémiseen pratique,la doc-
trinemalthusiennedelaréductiondela populationcomme
une théorierépugnanteauxsentimentsnaturelsde l'hu-
manité.Enrevanchenousnousservionsdes mots sen-
timentalité,déclamationet vaguesgénéralités,commed'autantdetermesd'opprobre.Sansdoutela plupart du
tempsnousavionsraison,parexemplecontrenosadver-
saires,maisil enrésultaitquela culturedessentiments,
lUfi MÉMOIRESexceptéceux du devoirprivé et public,n'était pas en
honneurparminous, et ne tenaitpas beaucoupde placedans nospensées,chezmoi en particulier.Cequi faisait
surtout l'objet de nospréoccupationsc'étaitla façondemodifierlesopinionsdes gens, de les amenerà former
leur croyanced'après des preuves,commeaussi à con-naître ce qui constitueleur véritableintérêt; nous pen.sionsque lorsqu'ilsle connaîtraient,ils s'obligeraientles
uns les autres, par la force de l'opinion, à en tenir
compte. Touten reconnaissant pleinementl'excellence
et la supérioritéde l'amour de la justiceet de la bien-
veillance, nousn'attendions la régénérationde l'huma*
nité d'aucune action directe sur les sentiments, mais
plutôt de l'effetde l'éducation sur l'intelligence,des
lumières surles sentimentségoïstes.Touten reconnais-
santque ceteffetestun moyende perfectionnementd'une
importanceimmenseentre les mainsd'hommesanimésdesplus noblesmotifsd'action, aucundes survivantsdu
groupe des benthamislesou utilitairesd'alors n'y voit
guère aujourd'hui, je le crois, le principalfacteur del'améliorationde la conduitedes hommes.
L'effetnaturelde cellenégligenceà la foissystémati-
que et pratiquede la culture du sentiment,fut, entre
autreschoses,une tendance qui nous portait à ne pas
apprécierà leur valeurla poésieet l'imaginationen gé-néralconsidéréecommeélémentde la naturehumaine.
Dansl'opiniongénéraleun benlhamisleétaitun ennemi
de la poésie cette accusation était vraie en partie de
Bcnthampersonnellement;il avait coutumede dire que« la poésie fausselesidées; maisdansle sensqu'il al»
l'ROPAGANUB AU TEMPS DE MA JliUNESSE 107
tachait à cebrocard,onaurait pu en direautant de toutdiscours saisissant,detoutereprésentation ou de tout
enseignementpluséloquentqu'une opérationd'arithmé-
tique. Unarticlede Binglmmdansle premiernumérode
la Revuede Westminster,fournit un thème excellentà
ceux qui nous accusaientde haïr la poésie.Pout ex-
pliquer une de ses critiques sur Moore il disait«M.Mooreestpoète,doncil ne raisonnepas. » En réa-
lité plusieursd'entrenousétaient grands lecteurs de
poésies,et Binghumlui-mêmeavait fait desvers. Pour ce
qui meregarde,et aussipour monpère, il eût été pluscorrectde direnonpasqueje n'aimaispasIn poésie,mais
que j'y étais indifférenten théorie. Les sentimentsqueje n'aimaispasdanslesversétaient ceux-làmêmesquejen'aimaispasenprose,et ilyen avait beaucoup.Je mé-
connaissaiscomplètementlaplace que la poésie occupedans l'éducationdel'homme,et sonrôle dans la culture
des sentiments.Maispersonnellementj'étais très-sensibleà certainsgenresdo poésie.A.l'époque où mon bentha-mismeportaitleplus lecachetde la secte,il m'arrivade
jeter lesyeuxsur YEssaisur l'homme dePope, et bien
que touteslesidéesdecepoèmefussentle contrairedes
miennes, je merappelleparfaitementquelle puissante
impressionil fitsur monimagination.A cette époque
peut-êtreunecompositionpoétiqued'un ordre plusélevé
qu'une éloquentedissertationen vers n'aurait paspro-duit sur moiunpareileffet.En tout casj'ai rarementeu
l'occasiond'en faire l'épreuve.Toutefois, c n'était là
qu'un étatpassif;depuislongtempsj'avaisétendugran-dementles basesde mescroyances intellectuelles;j'a.
408 MÉMOIRES
vais reçudansle cours naturel de mes progrèsmentals
une culture poétique du genre le plus précieux,parl'admirationrespectueuseoii me jetaient les vieset les
caractèresdespersonnageshéroïques,surtout cellesdes
hérosde la philosophie.Lemêmeeffetvivifiantquetant
de bienfaiteursde l'humanitéont éprouvéà la lecture
des viesde Plutarque, se produisaiten moi devantles
tableauxque Platon faisait de Socrate,ou devantcer-
taines biographiesmodernes, principalementdevantla
vie de Turgotpar Condorcet,cetteœuvre si bien faite
pour éveillerle plus pur enthousiasme,puisque nousytrouvonsunedesviesles plussageset lesplus noblesra-contéepar leplus sage et le plusnoble des hommes.
L'héroïquevertude cesglorieuxreprésentantsdes opi-nionsqui avaienttoute ma sympathie,faisait sur moi
une impressionprofonde;j'y revenaissanscesse,comme
d'autres à un poète favori,quandj'éprouvaisle besoin
de me transporterdans les régionsélevéesdu sentiment
et de la pensée.Je feraiobserveren passantque ce livre
me guéritde toutesmesfoliesde sectaire. Les deux ou
trois pagesquicommencentparcesmots « 11regardaittoute secte commenuisible», et expliquentpourquoiTurgotse tinttoujoursen dehorsdu groupe des Ency-
clopédistes, entrèrent trés-avantdans mon esprit. Je
renonçai a prendre pour moi et a donneraux autresle
nomd'utilitaires,commeà meservirdu pronom nous,ou de tauleautre désignationcollective.Je cessaiiï affi-cher unesprit desecte. L'espritdesectequi existaitréel-lementen moi, je le gardai encorelongtempset je ne
m'en défisque très-lentement.
PROPAGANDEAUTEMPSDISMAJEUNESSE 10?
Environvers la finde 4824, ou au commencement de
1825, Hentham,ayant fait revenir ses écrits sur les
Preuves, qu'il avait confiésà M. Dumont (dont le Traité
despreuvesjudiciaires qui les prenait pour base, venait
d'être achevéet publié) voulut les taire paraître dans l'o-
riginal. Il s'avisa de meconfier la tâche de les mettre en
ordre pour les livrera l'impression, do la mêmemanière
que son Livre des Erreurs venait d'être publié par Bin-
gham. Je m'en chargeai avec plaisir, et j'y consacrai à
peu près tous mes momentsde loisir pendant près d'une
année, sans parler du temps qu'il fallut ensuite poursurveiller l'impression de cinq gros volumes. Bentham
avait commencéce traité à trois reprises, après de grands
intervalles, chaque foisd'une manière différente, et sans
revenir à cequ'il avait fait la fols précédente deux fois
il avait à peu près terminé son travail j'avais donc trois
paquets de manuscrits à condenser en un seul traité, en
prenant pour base le dernier et en y intercalant tout ce
que je trouvais dans les deux autres que le troisième
n'avait pascomplètementannule, Il fallaitdévelopper des
phrases à la Bentham. obscures, chargées de parenthè-
ses, et tellement compliquées qu'il n'y avait pas a es*
perer que le lecteur se donnât la peine de les compren-dre. Enoutre lîcntham désirait beaucoup que je com-
blasse de moi-même les lacunes qu'il avait pu laisser
subsister; dans ce but je lus les traites de droit anglaisrelatifs aux preuves, qui jouissaient de la plus grande
autorité, et je commentaiquelques points des prescrip.tions de la loi qui avaient échappé a Beniham. Je ré-
pondis aussiàdesobjectionsqu'on avait faitesà quelques.
110 MÉMOIRES
unes de sesdoctrinesdanslesrevuesqui s'étaient occu-
pées du livrede Dumont;j'ajoutai un petit nombre de
remarquessupplémentairessur lespartiesles plus abs-
traites dusujet; par exemplesur lathéoriede la possi-bilité oude l'impossibilité.Lapartiede cesadditionsde
l'éditeur qui étaitconsacréeà la controverse,se trouvait
écrite d'un tonplusdécidéqu'ilneconvenaità un homme
comme moi, jeune et dépourvud'expérience;mais jen'avaisjamaiseu l'idéede mettremapersonneen avant;
j'étais un éditeuranonymedeBentham,je prenais le ton
de mon auteur, ne croyantpas qu'il fût messéant pourlui pas plus que pour le sujetde l'ouvrage,commeil
l'eût été pourmoi.Monnom,en qualitéd'éditeur, ne fut
mis sur le livrequ'après l'impressionet sur la volonté
expresse de M. Benlham,malgréles effortsque je fis
pour l'y faire renoncer.
Le tempsqueje donnaià ce travaild'éditeur fut fort
bien employéeu égard à mes progrès.La Théorie tics
preuvesjudiciaires est un des ouvragesde Bonlhamles
plus riches enmatériaux.Lathéoriedeta preuveest en
elle-même un des sujets les plus importantsqu'il ait
traités elle tientpar de nombreuxliensà la plupartdes
autres; aussises meilleuresidéesfigurent-ellesdanscet
ouvrage avec le développementqu'elles méritent. En
outre, entre autres matièresplusspéciales,il contenait
l'expositionla plussoignéequ'onpuissetrouverdans les
livresde Benlhamdesvicesetdeslacunesde lalégislation
anglaisetellequ'elleétait; il renfermaitaussi,enmanière
d'épisode destinéà servir d'exemple,la procédureen-
tièrede la Courde Westminster.Les connaissancesque
PROPAGANDEAU TEMPSDE MA JEUNESSE111
j'acquis par cet ouvrages'imprimèrent en moi plus pro-fondément qu'elles n'auraient pu le faire par la seulelec-
ture, et ce ne fut pas une petite acquisition. Maiscelle
occupation fitde moi ce qu'il semblait qu'on en pût le
moins attendre; elle stimula vivement en moi la faculté
de composition. Tout ce que j'ai écrit depuis cette édi-
tion, a été supérieur à ce que j'avais fait auparavant. Le
dernier stylede Bentham, tel qu'on le connaissait, était
lourd et embarrassé; c'était t'effet d'une précieuse qua-
lité, de l'amour de la précision» qui le conduisait à sur-
charger sa phrase de membres enboités les uns dans les
autres; il voulaitque le lecteur aperçût h la foisla pro-
position principale et toutes les modificationset restric
lions qu'elle comporte. Cette habitude s'empara de son
style au point que ses phrases devinrent d'une lecture»
extrêmement pénible pour ceux qui n'y étaient pas ac«
coutumes. Maisson premier style, celui du Fragment sur
le Gouvernementet du Plan de l'Institution Judiciaire, est
un modèle de vivacité, d'aisance animée et d'abondance,
qu'on a rarement surpassé; il restait de nombreuses ré-
miniscences de ce premier styledans les manuscrits du
Traité da Preuves, je tâchai de les conserver toutes. Un
aussi long commerceavec cet admirable travail eut une
influence considérable sur mon style; je continuai à le
ocrfcctionncr par la lecture d'autres auteurs tant fran-
çais qu'anglais, où la force se mariait merveilleusement
avec la grâce, tels que Goldsmilh, Fielding, Pascal, Vol-
taire et Courier.C'est par làque monstyleperdit l'aridité
qui se faisait remarquer dans mes premières composi-tions. Aux os et aux cartilages s'ajoutèrent des chairs,
412 MÉMOIRES
et monstyleacquitenfindelavieetpresquedetalégèreté.Cetteaméliorationse révélasur un théâtrenouveau.
M. Marshall,de Leeds, pèredesMarshalld'aujourd'hui,te même qui fut envoyéau Parlementpar la Yorkshire,
auquel venait (l'échoirla représentationdont le bourgde Grampoundavait été déchu,M.Marshall,termepar*tisan de la réformeparlementaire,possesseurd'une im-
mense fortune, dont il faisaitun libéral usage,avaitété
vivement frappédu Livredes Erreurs de Bentham;il
avaiteu l'idée qu'il serait utiledepublier annuellementlesdébats parlementairesnondansl'ordre chronologique
adoptépar Hansard,maisarrangespar sujets et accom-
pagnésde commentairesindiquanttes erreurs commises
par les orateurs.Danscette intention,il s'adressa natu-
rellement à l'éditeurdu Livredes Erreurs; et Bingham,aidé de CharlesAustin, entrepritl'éditionde ce travail.
L'ouvrages'appelaHistoirecl revuedu Parlement.Son
débit ne suffitpas à assurer sonexistence,il ne parut
que pendant trois ans. Toutefoisil excitaquelqueatten-
tion dans le mondepolitiqueet parlementaire.Le parti
yavait déployétoutesa forceet y gagnaplus de réputa-tion qu'il n'en avaitjamaisacquispar la Revuede West-
minster. Bingttamet CharlesAustiny écrivirent beau-
coup, ainsi que Strutt et ftomillyet plusieurs autres
légisteslibéraux.Monporey filun article de son meil-
leur style;Austinl'aîné endonnaun,clCoulsonenécrivitun du plus grandmérite.J'eus pourmapart à ouvrir le
premier numéroparun articlefur laprincipalequestionde la session(1825),cettedesAssociationset de YInca-
pacitédes Catholiques.Dans le secondnuméroj'écrivis
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE 113
8
un essaisur laCrisecommercialede 4825et surles dé-
batsrelatifsà la Circulation.Dansle troisièmej'eus deux
articles,unsur unpointsecondaire,l'autre surle prin-
cipede laRéciprocitédans te commerce,à projh>sd'une
correspondancediplomatiquefameuseéchangée entre
CanningetGallatin.Cesarticlesn'étaientplusdesimples
reproductionset desapplicationsdes doctrinesquej'a-vaisapprises c'étaientdesmorceauxoriginaux, si l'on
peut ainsiparlerd'anciennesidéesprésentéessous une
formerajeunie,et sous de nouveauxpointsde vue. le
puis,sans manquert'iînvérité,dire qu'il y avait dans
cesécritsunematuritéquine se retrouvaitdansaucune
de mescompositionsantérieures.Par l'exécution,ces
écritsn'étaientpas des couvresde jeune homme mais
cessujetsoubienn'excitentplusl'intérêt,oubien ilsont
été si supérieurementtraitésdepuislors,que mes arti-
clesontvieilli,et qu'ilsresterontensevelisdansle mêmeoublique mesautres travauxdu tempsde la première
dynastiede laRevuede Westminster.Touten m'occupantà écrirepourle publie,je ne né-
gligeaispas les autres moyensde m'instruire. C'est àcetteépoqueque j'appris l'allemandque je commençai
par la méthodehamiltonienne;et dans ce but, avec
quelquescamaradesnousformâmesune classo,Pendant
plusieursannéesà partir de cetteépoque,nosétudes en
sociétéprirent une formequi contribuabeaucoup an
progrèsdemonesprit.L'idéenousvintde nousassocier
pour fairepar la lectureet la conversationuneétude de
plusieursbranchesdes sciencesque nousvoulions ap-
prendre.M.Groteprêtapour cet usageunepièce desa
H4 MÉM0IHK8
maison dans Threadnecdle street, et son ami Prescott,
un des trois membres fondateurs de la Société Utilitaire,
se joignit ànous. Nous nous réunissions deux fois parsemaine le malin depuis huit heures et demie jusqu'à
dix, heure à laquelle la plupart d'entre nous devaient
se rendre à leurs occupations quotidiennes. Le premier
sujet que nous abordâmes fut l'Économie politique; nous
prîmes un traité systématique pour manuel notre choix
tomba d'abord sur les Éléments de mon père. Un de
nous lisait a haute voix un chapitre entier, ou seule-
ment une partie, et la discussion s'ouvrait tous ceux
qui avaient une objection ou une remarque à faire la
faisaient. Nous avions pour régie de discuter à fond
chaque question, grande ou petite, qu'on soulevait;nous prolongions la discussion jusqu'à ce que tous ceux
qui y prenaient part fussent satisfaits des conclusions
auxquelles ils étaient arrivés pour leur propre compte,et nous continuions à débattre chaque question, comme
toute spéculation accessoire que nous suggéraient le
chapitre que nous avions lu, ou la conversation qui s'é-
tait engagée ensuite, tant quela difficultéque nousavions
rencontrée n'était pas résolue. Nous laissionscertaines
questions à l'ordre du jour pendant plusieurs semaines,
y pensant sérieusement dans l'intervalle de nos réunions,et imaginant des solutions pour les difficultés nouvelles
qui avaient surgi dans la discussion de la matinée précé-dente. Quand nous eûmes achevé les Éléments de mon
père, nousabordâmes les Principes d'Économie politiquedeRicardo, et la Dissertation sur la valettr, de BailcyCesdiscussions serrées et vigoureuses ne contribuaien
PROPAGANDEAU TEMPSDE MA JEUNESSE 115
pas seulement a former ceux qui y prenaient part, mais
elles faisaientnaitre de nouvelles vues sur certains pointsde l'Économiepolitique abstraite. La théorie des Valeurs
Internationales que je publiai plus tard, fat la fruit de
ces conversations, comme aussi les changements que jefis subir il la théorie de Ricardo sur les Profits, et que je
consignai dans un essai sur les Profitset l'Intérêt. Ceux
d'entre nous qui faisaient la plus naltre de nouvelles
méditationsétaient Ellis, Graham et moi d'autres aussi
apportaient à la discussion un contingent précieux prin-
cipalement Prescolt et Roebuck, l'un par ses connais-
sances, l'autre par finesse de sa dialectique. Les théo-
ries des valeurs internationales et de l'intérêt furent
creusées et travailléesa peu près pour une égalepart parGraham et moi, et, sinotre projet primitif se fût exécuté,
mes Essai» sur quelques questions non résolues d'écono-
mie politique auraient paru avec quelques-uns de ses
travaux et sous nos deux noms. Mais, quand j'eus écrit
mon exposition,je trouvai que j'avais trop compté sur
mon accord avec lui, et que son opinion différait telle-
ment de celle que j'exprimais dans le plus original des
deux essais, celui sur la Valeur internationale, que jedevais considérer la théorie comme exclusivementâ moi,
et je la donnai comme telle quand je la publiai quelquesannées après. Je puis dire que plusieurs des change-
gemcnts que mon père fit subir à ses Éléments quand il
en publia la troisième édition, étaient basés sur des cri-
tiques sorties de ces conversations il modifia ses opi-
nions sur chacun des points que j'ai indiqués, sans aller
toutefois aussi loin que nous.
lia MÉMOIRES
Quandnous eûmes assezd'Économiepolitiquenous
passâmesà ta logiquesyllogistiqueque nous traitâmes
de la mêmefaçon. Grotese mitalorsavecnous.Lepre-
mier livre que nous prîmes pour manuelfut Aldricb;
maisdégoûtésde son peu de profondeur,nousprimesun des manuelsles plusparfaits de. ta logiquescolasii-
que que monpère, grandcollectionneurde cessortesde
livres, possédait c'était la Mantcductioad Logimmdu
JésuiteduTrieu. Ce livre fini,nous prîmes la Logiquede Whalely,qu'on venaitde rééditeren l'empruntantà
l'Encyclopédiemétropolitaine,et enfinlaCompulaliosive
Logka deliobbes. Ceslivres, que nousétudionsà notre
lapon,nousouvrirent un vaste champde spéculations
métaphysiques,et luplus grande partie de ce que j'aifait dans le premier livre de mon Systèmede Logiqm
pour rendre rationnelset corriger les principeset les
distinctionsdes scolastiques,commeaussipourperfec-tionner la théorie de la significationdes propositions,est le fruit de ces discussions.Grahamet moi, nous
apportionslaplupart des nouveautés,Groteet lesautresnous servaientde juges et formaientun excellenttri-bunal. Dèscetteépoque,je conçusle projetd'écrireunlivre sur la Logique, quoique sur un plan bienplushumblequecelui quej'ai exécuté.
Quandnousen eûmesfiniavec la logique,nousnous
lançâmesdans la psychologieanalytique.Nouschoi-sîmes Ilartleypour manuel,et chacun de nouscouranttout Londrespour s'en procurer un exemplaire,nousfîmesmonterl'éditionde Priestleyà un prixfou. Quandnouseûmesfini llarllcynoussuspendîmesno*réunions;
PROPAGANDEAUTEMPSDE MAJEUNESSE 117
niaisYAnalysedel'espritdemonpèreayantété publiéepeu après,nousnousréunîmesdonouveaupour la lire.Cefutla finde tousnosexercices.J'ai toujours fuit re-
monterà cesconversationsl'époqueoùje suis réelle-
mentdevenuun penseurindépendant;je leur dois aussi
d'avoiracquis,oupuissammentfortifiéen moi une ha-
bituded'esprità laquelleje dois toutceque j'ai jamaisfaitcommetout cequeje pourraijamaisfaire en philo-
sophie cellequi consisteà ne jamaisaccepter comme
complèteune demi-solution;a ne jamais abandonner
unequestionembarrassante,maisà yrevenirsans cesse,
jusqu'àcequ'ellesoitpercéeàjour; à ne jamais laisser
sanslesexplorerlesravinsobscurs d'unequestion sous
leprétextequ'ilsne semblentpas avoird'importance ànejamaispenserqueje comprenaisaucune partie d'un
sujet, tant que je n'avais pas comprisle sujet tout
entier.
La part quenousprimesde 1825jusqu'à 1830à des
discussionspubliquesoccupèrentune grandeplace dans
maviedurantcesannées,et commeelleseurent beau-
coupd'effetsur mondéveloppement,je dois en dire un
mol.
11existaitdepuisquelquetempsune société d'Owé-
nistes,appeléesociétédoCoopération,qui se réunissait
chaquesemainepoursoutenirdes discussionspubliquesdans Chancery-Lane.Au commencementde 4825, un
hasardmitnoebucken rapport avecplusieurs membres
decettesociété,et lefilassisterà une oudeux réunions;il se mêlaauxdébatset parlacontrel'owénisme.L'unde
nousnous proposade nous y rendre en corps et d'y
MÉMOIRES118
livrer une bataille en règle. Char'esAustin et quel-
quesamis, qui ne faisaientordinairementpas partie de
notre réunion d'études, entrèrentdansce projet.Nous
agissionsde concertavec lesprincipauxmembresde lasociétéà quicette lutten'était pas désagréable;ils pré-féraienten effet unecontroverseavecdes adversairesh
une discussion en famille,entre partisans des mêmes
iddes.La question de la populationfut choisiecomme
sujetdu débat. CharlesAustinsoutintnosopinionsparun brillant discours,et le combatse continua, d'une
séanceà l'autre, durantcinqousixsemaines,devantune
sallecomble,où serendaient,outre les membresde la
sociétéet leurs amis,de nombreuxauditeurset quelquesorateursvenusdes Inns-of-Court.Quandcette discussion
fut finie,nousen engageâmesuneautre sur tesmérites
du systèmed'Owen les nouveauxdébatsdurèrentenvi-
ron troismois.C'étaitune lutte corpsà corps entre les
Owénislcset les Économistesqu'ils regardaientcomme
leurs ennemisles plusacharnés;mais ladispute se fai.
saitsurun touamical.Nous,quireprésentionsl'Économie
politique,nousavionsles mêmesobjetsen vue que les
Owénisles,et nous primesla peinede le montrer. Le
principalchampiondesOwénislesétait un hommetrès-
estimable que je connaissaisbeaucoup, II!. William
Thompson,de Cork,auteurd'un livresur la distribution
de la richesseet d'un Appelen faveurdesfemmescontre
le passageque monpèreavaitécrit à leursujet danssonEssai sur le Gouvernement.Ellis,Roebucket moi,nous
primes une part activeau débat,et parmi ceuxquinous
vinrent en aidedes Inns-of-Courl,je merappelleCharles
PROPAGANDEAU TEMPSDE MAJEUNJ58SH 110
Villiers.Nosadversaires reçurent, aussiun appui sérieux
du dehors. Un homme bien connu, GaleJones, alors déjà
iijié,nousfit un discours fleuri commeil savait les taire,mais l'orateur qui me laissa la plus grande impression»bien queje fusse en désaccord avec lui sur chaque mot,futTliirlwall,l'historien, devenu depuisévéque de Saint-
David's;il était alors avocat à la courde la Chancellerie,
et n'était connu que par une brillante réputation d'élo-
quence qu'il avait acquise à l'Union de Cambridge, Avant
l'époquecl'Auslinet de Macautay. Sondiscours venait en
réponseaiun discours que j'avais fait. Il n'avait pas pro-
noncé dixphrases que je le tins pour le meilleur orateur
que j'eusse encore entendu et depuis lors je n'ai plusentendupersonne que je mette au-dessusde lui.
Le grand intérêt que nous prenions à ces débats pré-
disposaitquelques-uns d'entre nous amordre à une idée
suggéréepar M. Mac Culloch, l'économiste. Il pensait
qu'il serait utile d'avoir à Londres unesociété semblable
ù la Société spéculative d'Edimbourg, où Brougham et
Ilorner entre autres avaient commencéà s'exercer il la
parole. L'expérienceque nous avionsfaite dans la société
Coopérative,ne nous permettait pas de douter qu'il yeût dansLondres le personnel d'une réunion de cegenre.MacCullochen parla à plusieurs jeunes gens influents
auxquelsil donnait des leçons particulières d'économie
politique.Quelques-uns entrèrent chaudement dans ce
projet, surtout GeorgesVilliers (plus tard comte de Cla-
rendon). Georges Villiers, ses frères, ilytle et Charles,
Romilly,Charles Austin, moi et quelques autres, nous
nous réunimes et convînmes d'un plan. Nous résolûmes
120 MÉMOIRES
de nous réunir à la Frccmason'sTavern nous avions
entre les mainsune belle liste do membres,oit, à côté
des nomsdo plusieursmembresdu Parlement,se trou-vaientinscritspresquetousles orateurs tesplus fameux
del'Unionde Cambridgeet de la SociétéUniedesDébats
d'Oxford.Unfait curieuxqui serviraà donnerune idéedes tendances de l'époque,c'est la peine que nous
eûmes, en recrutant les membresde notre société,a
trouverun nombre suffisantd'orateurs torys. Presquelous ceuxque nouspouvionsenrôler étaientlibéraux,de
différentsgenreset àdifférentsdegrés.Outreceuxquej'ai
déjà nommés,nous eûmes Macaulay,ThirlwaU,Prned,Lord Howick,SamuelWilberforce,depuisévéqued'Ox-
ford,CharlesPoulelt,Thomson,depuisLord Sydenham,Edward et Henry LyttonBuhver,Fonblanqueet bien
d'autres dontje ne puis me souveniraujourd'hui, mais
qui se sontplus ou moinsfaitconnaitre depuisdansla
vie politiqueou dans leslettres.Rienquipromit davan-
tage maisquand le momentd'agirapprochaet qu'il fut
nécessairede choisirunprésident et de trouver quel-
qu'un pour ouvrir la première discussion,personne
parmi noscélébritésne voulutconsentir à prendre l'une
ou l'autre decescharges.Dansle nombrede cefixqu'on
pressait, le seul que l'on parvintli persuader, était un
hommequeje connaissaisfortpeu, maisqui avait rem-
porté de grands succèsà Oxford,et l'on disait qu'il yavait conquisune granderéputation d'éloquence.Quel.
que temps après il entra au Parlementcommetory. It
fut donc désignéà la foispouroccuperle siègedu pré-sident et pour faire le premierdiscours.Le grand jour
PKOPAGAND1SAU TEMPSUBMAJEUNESSE121
arriva,lesbanquettesétaient remplies;tousnos grandsorateursétaientlà pour juger de nos efforts, mais non
pournousaider. Le discoursdo l'orateur d'Oxford futunechutecomplète.Cedébutjeta du froid sur toute la
séance,lesorateursqui vinrent ensuite furent rares et
aucund'euxne donna toutcequ'il pouvait.L'entrepriseavait fitit un fiasco complet; los célébrités de l'élo-
quence,quiavaientcomptésur un succès,s'en allèrentet ne revinrentplus. Pour moi, j'y pris au moins une
leçondeconnaissancedu monde.Cetinsuccèsinattendu
changeacomplètementle rôle que j'avais dans notre
plan.Je n'avaispas rêvéd'yprendre unepart.prépondé-
rante, ni d'y parler beaucoupou souvent, surtout au
début; mais je voyais bien que te succès de t'antre-
prisedépendaitdes hommesnouveaux,et je donnai un
coup d'épaule.J'ouvris la seconde question,et depuislorsje parlaià peu près dans chaque discussion.Cefut
pendantquelquetemps unetrès-rude besogne.Les trois
Villierset Romillynous restèrent fidèlesquelque tempsencore,mais la patience des fondateursde la société
étaità bout,excepté chezRoebucket moi.A la saison
suivante,1826-1827, les choses s'améliorèrent.Nous
avionsacquis deux orateurs torys, Haywardet Shcc,
pluslardleSergentShcc te côté radicalavait reçu du
renfort,CharlesUuller,Cockburnet quelques autres de
la secondegénérationdeBenthamistesde Cambridgepri-rentplaceà côtéde nous. Avecleur aide et celle quenous apportaientaccidentellementd'autres membres,aveclesdeuxtorys,Roebucket moicommeorateurs or-
dinaires,presquetoutes les discussionsdevinrent des
125 MÉMOIRES
bataillesrangées entre les radicaux philosopheset les
légistestorys; à la finonparla de nos combats,et plu-sieurspersonnesde marquevinrentnous entendre.Cela
arrivaencoreplusdans lessaisonssuivantes i 828-1829
quandlesColcridgicns,dans lespersonnesdeMauriceet
deSterling,firent leur entréedansla société,oùils for-
mèrentunsecondparti libéralet mêmeradical, sur desbases touthfaitdifférentesde cellesdu BciUlmmisme,et
en oppositionviolentecontre cette doctrine ils intro-
duisirent dans la discussionles idées généraleset les
méthodesde laréaction qui sévissaiten Europecontre
la philosophiedu xvuicsiècle c'étaitdonc un troisième
parti, et un parti très-sérieux,quivenaitprendrepart à
nos luttes,et quine représentaitpasmal le mouvement
de l'opiniondansla partie la plus éclairéedo la nouvelle
génération.Nos discussions différaient beaucoup de
cellesdessociétésordinairesde discussion nousy ap-portionsen eiïetles argumentstes plus forts, et nous
nousappuyionssur lesprincipesles plusphilosophiques
quechaquepartiétait en état de produire,dans lesréfu-tationssortes que nous nous opposionsmutuellement.Cettegymnastiquenous était nécessairementtresutile,elle le futsurtoutpour moi.Je n'ai jamais, il est vrai,
acquis de la facilité d'élocution,et j'eus toujoursun
débitsansgrâce,mais je parvenaisà me faire écouler;d'ailleurscommej'écrivais toujoursmesdiscours,lors-
que par lessentimentsqu'ilsexprimaientou par la na-
ture mêmedesidéesqu'il fallaitdévelopperl'expressionmesemblaitavoirde l'importance,je fortifiaibeaucoupma facultéd'écrire;non-seulementje formaimonoreille
PROPAGANDKAUTEMPSDE MAJEUNESSE423
à ladouceurdulangageet à la cadencé,mais j'acquisun senspratiquepour reconnaître l'effetdes phrases, ci
j'apprisâ sentirceluiqu'ellesproduisaientsur un audi-
toire mêlé.
Lasociétéetles travauxpréparatoiresqu'elle nécessi-
tait, en mêmetempsque la préparationdes conversa-
tions du matin,qui marchaientde front, absorbaient
presquetous mesloisirs j'éprouvai doncun soulage.mentquandau printempsde1828jecessaid'écrire poutla RevuedeWestminster.Cetterevuefaisaitdemauvaises
affaires.Laventedu premiernuméro avait été irès-cn-
courageante,mais depuis lors,je crois, la vente cou-
ranten'avaitjamais suffi à couvrir lesfrais nécessités
par ta façondont la revue était montée.Les dépensesavaientétéfortementréduites,maisellesne l'étaient pasencoreassez.Un des éditeurs,Southern, se retira, et
plusieurscollaborateurs,y corr.r.r- monpère et moi,
qui avaientété payés pour leurs premiers articles,tavaientfinipar écriregratuitement. Néanmoinsla mise
de fondssur laquellevivaitla Revueétait a peu prés ou
même totalementabsorbée; et si l'on voulait que laRevuedurât, il était indispensablede pourvoirà son or
ganisationparde nouveauxarrangements.Monpère el
moi,nouseûmesplusieursconférencesavec Cowringàcesujet.Nousvoulionsbienfaire l'impossiblepour sou.tenirla Revue,organe de nos opinions,mais nous ne
voulionsplus de Dowringpour directeur.D'ailleurs ilétaitimpossiblede garder un directeur appointé; nous
avionsdoncuneraisondeluiproposerdese retirer, sans
lui faireaucunaffront,Nousétions avecquelques amis
i24 MKMOJHI-Stout prôlsâ faire marcherla Revue,comme collabora-teursgratuits,soit en prenantparminous un directeursans traitement, soit en nous partageant la direction.
Maistandis que cettenégociationmarchait avec l'as-
sentimentapparent de Uowiing,il en poursuivaitune
autre avec le colonelPerronet Thompson; nous en
reçûmeslapremière nouvellepar une lettre de Itowring
quinous informait»on qualitéde directeur, de l'arran-
gement conclu,et quinous proposait d'ëcrire pour lo
prochainnuméro,avecpromessede payement.Nousne
contestionspasà Dowringte droit de prendre tous ar-
rangementsqu'il pourrait,et qu'il trouverait plus favo-rablesâ ses intérêtsque celuique nous lui avionspro.
posé,maisla mystère dont il avait usé â notre égard,tandisqu'il faisaitsemblantd'entrer dans nosvues,nous
parut une offense et ne l'eussions-nouspas cru, nous
n'étionspas disposésà donnernotre temps et à prendreJe la peinepour une revuequi restaitsous sa direction,
l^nconséquencemon père s'excusa deux ou trois ans
aprèspourtant,pour céderà des instancespressantes,il
écrivit encoreun articlepolitique. Quantà moi,je re-
fusaipositivement.Ainsifinirentmes relations avecIn
premièreRevuede Westminster.Le dernier article que
j'y écrivis,m'avait coûté plus de travail qu'aucundes
précédents,mais c'est qu'aussi j'y mettais tout mon
cœur; c'étaitune défensedespremiersauteurs dela Ré-
volutionfrançaise,contrelesfaux récits que Sir Walter
Scottavaitplacésdans l'introductionde son Histoire de
Napoléon.Le nombrede livresque je luspour faire cet
article,de noteset d'extraitsqueje pris, et mômecelui
PROPAGANDE AU TEMPS DE MA JEUNESSE U»3
deslivresqueje dusacheter (il n'y avaitalors aucune
bibliothèquepubliqueou entretenue par souscription,oùl'on pût emprunterdes livres a consulter pour los
emporterchezsoi)dépassaitdo beaucoupl'importancedubutimmédiatqueje poursuivais.J'avaisalors quelqueidéed'écrire une histoirede la Révolutionfrançaise, je
n'yai jamaisdonnesuite, mais mes collectionsont été
plus lard très-utilesa Carlyle quand il a composé la
siennc,
CHAPITREV
Une criso dans rats idées. Un progrès.
Durantquelques années après cette époque, j'écrivis
fortpeupour le publie et d'une manière irréguliére mais
grands furent les avantages que je retirai de cette abs-
tention. Il n'était passans importance pour moi d'avoir
le tempsde mûrir et de m'assimiler complètement mes
idées,sans être mis en demeure de les livrer à la presse.Sij'avais continué à écrire, la transformation profonde
qui s'opéra dans mes opinions comme dans mon carac-
tère pendant ces années eût été sérieusement troublée.
Pour expliquer l'origine de cette transformation, ou du
moinsdes méditations qui la préparèrent, je suis obligéde revenirun peu en arrière.
Depuis l'hiver de 1821, époque à laquelle j'avais lu
pour la première fois Bcnlham, et surtout dès les pre-
miers temps de lu Revue de Westminster, j'avais un
objectif,ce qu'on peut appeler un but dans la vie jevoulaistravailler à réformer le monde. L'idée que je me
UNISCIUBJSDANS MES IDÉES 127
faisaisdomon propre Bonheur se confondaitentièrement
aveccet objet. Les personnes dont je recherchais l'amitié
étaient,celles qui pouvaient concourir avec moi a l'ac-
complissementde cette entreprise. Je tilchaisde cueillir
sur la route le plus de (leurs que je pouvais, mais la
seule satisfaction personnelle sérieuse et durable sur
laquelle je comptais pour mon bonheur était la con-
fianceen cet objectif; et je me tlaltais de la certitude
dejouir d'une vie heureuse, si je plaçais mon bonheur
sur quelque objet durable et éloigné, vers lequel le pro-
grès fût toujours possible et que je ne pusse épuiser en
l'atteignant complètement. Cela alla bien quelques an*
nées,pendant lesquelles la vue du progrés qui s'opéraitdans le monde, l'idée que je prenais part moi-même à
la lutte, et que je contribuais pour ma part à le taire
avancer,me semblait suffire pour remplir une existence
intéressante et animée. Mais vint le jour où cette con.
fiances'évanouitcomme un réve. C'étaitdans l'automme
de 1826; je metrouvais dans cet étatd'engourdissement
nerveux que tout le monde est susceptiblede traverser,
insensible a toute jouissance comme à toute sensation
agréable, dans un de ces malaise» où tout ce qui plait li
d'autres moments devient insipide et indifférent; dans
l'état, dirais-je, où se trouvent ordinairement les per-sonnesqui se convertissentau méthodisme,quand elles se
sentent atteintes pour la première foisde la conviction du
péché.J'étais dans cet état d'esprit, quand il m'arriva de
me poser directement cette question « Supposé quetous les objets que tu poursuis dans la vie, soient réali
ses, que tous les changements dans les opinions et les
12$ MEMOIRES
C'étaiten vain queje cherchaisun adoucissementà ma
peineen revenantà meslivresfavoris, ces souvenirsd'une noblesseet d'unegrandeurpassées,oùj'avaisjus-
i Une douleur sans angoisse, vide, sourde, lugubre, unedoufeur lourde, étouffée, calme, •– qui ne trouve aucuneissue naturelle, aucun soulagement dans les paroles, nidans les sanglots, ni dans les larmes. »
institutionsdans l'attentedesquelstu consumestonexis-
tence,puissent s'accomplirsur l'heure, en éprouveras-tu unegrandejoie, sonis-tubienheureux?» «Non »
me répondit nettementune voix intérieure quo je ne
pouvaisréprimer. Jeme sentisdéfaillir; tout ce qui me
soutenaitdans la vies'écroula. Tout mon bonheur,jedevais le tenir de la poursuiteincessantede cette fin.
Le charmequi mefascinaitétaitrompu insensibleà la
fin, pouvais-jc encorem'intéresseraux moyens?Il ne
me restaitplus rien a quoije pusseconsacrermavie.
Aupremier momentj'espéraique le nuagequi venait
«l'obscurcirmon existencese dissiperaitde lui-même;il
n'en fut rien. Unenuit desommeil,ce remèdesouverain
contre les petits ennuisde la vie, n'eut aucuneffet sur
messouffrances.Je fisunnouvelappelà maconscience;
j'entendisencore lanéfasteréponse.Je portais ma tris-
tesse'partoulavecmoi,je la retrouvaisdans toutes mes
occupations.C'était à peinesi parfoisun objet avait le
pouvoirde me la faireoublierquelquesminutes.Durant
plusieursmois le nuagesemblas'épaissir toujoursda-
vantage. L'expressionexactede ce que.je souffraissatrouvedans ces vers de YAbattementde Coleridge,que
je ne connaissaispasencore c'était
UNECUISEDANSMESIDÉES 423
9
qu'alorspuisélaforceet lecourage,je los lus sans rien
éprouver,ouplutôtavecle mêmesentimentqu'autrefois,moinslecharme,etje restai persuadé quemonamourde
l'humanitéet mapassionde ta perfectionpour le biendo
l'humanitéétaientdésormaiséteints.Je ne cherchaipasà soulagermespeinesen los confiantà autrui. Si j'avaisaiméquelqu'unassexpour sentir la nécessitéde tes lui
confier,je nemeseraispastrouvé dans l'état qui faisaitmonmalheur.Je sentais,hélas! que ma souffrancen'é-tait pointintéressante,et qu'il n'yavait rien en elle de
respectable,rienquiéveillâtta sympathie.Desconseils,si j'avaissuoùen demander,m'eussentété extrêmement
précieux.Lesparolesde Macbethà son médecinse pré-sentaientsouventà ma pensée; mais il n'y avait per-sonnetlontjepusseespérerun secoursde cegenre. Mon
porc,à qui il eût été naturel que j'eusse recours danstousmesembarras,était la dernière personnedont jedusseattendreunremédedans l'état oùj'étais. Toutme
portailà croirequ'ilne savaitrien de monmalaised'es-
prit, etmême,s'ileutpu le comprendre,il n'était pasle
médecinqu'ilfallaitpour le guérir. Monéducationétaittoutesonouvrage,it l'avaitconduite sans jamaissonger
qu'ellepouvaitaboutirà cerésultat je nevoyaispasd'à*
vunlagcà l'aflligerenlui faisant voirque son plan avait
échoué,quandl'échecétaitprobablementirréparable, etdanstouslescasdenaturea défierla puissancede sesre-
mèdes.Pouvais-jemeconfierà desamis?Acetteépoque,
jen'enavaispasàquije pusseespérerdefairecomprendremonétat. Je nelecomprenaisquetrop bienmoi-mêmeret plusj'y songeaisplusje le trouvaisdésespéré.
130 MÉMOIRES
Mes études m'avaient conduit à croire que toutes les
qualités, tous les sentiments moraux de l'esprit, bons ou
mauvais, étaient le résultat de l'association; que nous
aimons une chose, et que nousen haïssonsune autre, que
nous prenons plaisir un genre d'action ou de contem-
plation, et de lapeine à un autre genre, parl'effet de l'as»
sociation d'idées agréables ou pénibles avec ces choses,
d'après le cours de l'éducation et de l'expérience. Comme
corollaire de cette doctrine, j'avais toujours entendu
affirmer par mon père et j'étais convaincu moi-même
que l'éducation devait tendw à former les associations
tes plus fortes qu'ilest possiblede constituer dansl'ordre
des idées salutaires; c'est-à-dire des associations de
plaisir avec tontes les chosesqui concourent au bien de
la généralité, et des associationsde peine avec toutes les
choses qui y font obstacle. Cette doctrine me semblait
inexpugnable; mais je voyaisbien, en jetant un regard en
arrière, que mes maîtres ne s'étaient occupés que d'une
façonsuperficielle des moyens de former et d'entretenir
ces associations salutaires. Il me paraissait qu'ils avaient
compté absolument sur les vieux moyens vulgaires, l'é-
loge et le blâme, la récompense et le châtiment. Je ne
doutais pas que ces moyens appliqués de bonne heure et
sans relâche, ne créassent de fortes associations de peineet de plaisir, surtout de peine, et qu'ils ne pussent
produire des désirs et desaversionssusceptibles de durer
avectoute leur forcejusqu'à la fin de la vie. Mais il doit
toujours y avoir quelque chosed'artificiel et d'accidentel
dans les associations qu'on fait naître par ce procédé.Lespeines et lesplaisirs qui s'associent par ce moyen à
UNE CM8K DANS MESIDÉES 131
certaineschoses, n'y sont pas attachés par un lien na-
turel; je crois donc qu'il est essentiel, pour rendre ces
associationsdurables» de (aire en sorte qu'elles soient
irés-forteset déjà invétérées, et pour ainsi dire réelle-
ment indissolubles,avant que la facultéde l'analyse corn-
mencea s'exercer. En effet, je m'apercevais alors ou je
croyaism'apercevoir d'une vérité que j'avais auparavant
toujours accueillie avec incrédulité je reconnaissais
que l'habitude de l'analyse tend à ruiner les sentimentscequi est vraiquand nulle autre habitude d'esprit n'est
entretenue, et que l'esprit d'analyse reste seul dépourvude sescomplémentsnaturels et de ses correctif. Ce quiconstitue l'excellence de l'analyse, me disais-je, c'est
qu'elle tend à affaiblir, à saper toutes les opinions quidériventde préjugés qu'elle nous donne les moyens de
disjoindre les idéesqui ne sont associéesqu'accidentelle*ment nulle association quelle qu'elle soit ne saurait
résister indéfiniment à cette force dissolvante; niais en
revanche nous devons à l'analyse ce qu'il y a de plusclair dans la connaissance des successions permanentesde la nature, des relations réelles qui subsistent entre
leschoses, indépendamment de notre volonté et de nos
sentiments, c'est-à-dire de lois de la nature en vertu
desquelles,dans beaucoup de cas, une chose est insépa-rable d'une autre, de lois qui, dans la mesure où elles
sontclairementcomprises et représentées par l'imagina-
tion, fontque nos idées des chosesqui sont toujours unies
ensembledans la nature, contractent dans la pensée des
liensde plus enplus étroits. C'estpar là que l'esprit d'a-
nalysepeut avoir pour effet de fortifier les associations
132 MÉMOIRES
entre les causes et lcs effets, les moyenset les fins, mais
il tend invariablement à affaiblir les associations qni,
pour me servir d'une expression familière, no sont quede pures questions de sentiment. Je croyais que l'esprit
d'analyseétait favorableà laprudence et à la clairvoyance,maisqu'il ruine sans relâche les fondementsde toutes les
passions commede toutes les vertus, clsurlout qu'il sapeavec une persévéranceeffrayante tous les désirs et tous
losplaisirs qui sont les effetsde l'association, c'est-à-dire,
suivant la philosophieque je professais, tout ce qui n'est
pas purement physiqueou organique et personne n'é-
tait plus convaincuque moi-mêmede l'insuffisance radi-
cale de cet ordre de plaisirs pour faire aimer la vie.Telles
étaient les lois de la nature humaine, en vertu desquelles,a ce qu'il me semblait,j'avais été amené à l'état dont jesoutirais. Toutes les personnes auxquelles je pensais
croyaient que le plaisir de la sympathie pour les hommes
et les sentiments qui font du bien d'autrui, surtout du
bien de l'humanité, conçu en grand, l'objectif de la vie,
étaient la source la plus abondante et la plus intaris-
sable du bonheur. J'étais convaincude cette vérité, mais
j'avais beau savoirqu'un certain sentiment me procure-rait le bonheur, cela ne me donnait pas ce sentiment»
Monéducation, pensais-je, n'avait pas réussi a créer en
moi ce sentiment, ou à lui donner assez de force pour
résister à l'influence dissolvante de l'analyse, tandis
qu'elle avait visé constamment à faire d'une analyse
précoce et prématurée une habitude invétérée de mon
esprit. Je venaisdonc, me disais-je,d'échouer en sortan>
du port, avec un vaisseau bien armé, pourvu d'une bous
UNISCRISEDANSMESIDÉISS 133
sole,maisprivédevoiles;il n'y avaiten moi aucun désir
véritablequime portâtvers la (in que l'on s'était pro-
posée,quandon avaitdépensétant de soins à m'armer
pour la lutte.Je ne prenais aucunplaisira la vertu, ni
au biengénéral,mais je n'en prenaispas davantagea
autre chose.Lessourcesde la vanitéet de l'ambition
paraissaienttariesen moi,aussi complètementque celles
île tabienveillance.J'avaiseu, merappelais-je,des satis-
factionsde vanitébeaucouptrop tôt; et»commetous les
plaisirsdont onjouit prématurément,cette jouissancem'avaitlaisséblaséet indifférent.Niles plaisirs égoïstesni ceuxqui leursontopposés,n'étaientdesplaisirs pourmoi.11me semblaitqu'aucunepuissancedans ta nature
nepouvaitrefairemoncaractèreet créer dans un espritalors irrévocablementanalytique,de nouvelles associa-
tions de plaisiravec n'importe lequel des objets quel'hommedésire.
Tellesétaientlespensées qui m'obsédaientdurant le
sombreabattementqui pesa sur moi pendant le triste
hiverde 182Ga 1827. Je n'étaispasincapablede vaquerilmesoccupationshabituelles;je lesremplissaismachi.
nalementpar la seule forcede l'habitude.J'avais été si
biendresséà uncertaingenred'exerciceintellectuel,que
je pouvaisencorel'accomplirquandl'esprit s'en était
retiré.Je composaimêmeet je prononçaiquelques dis
.coursà la sociétéde discussion.Eurent-ils du succès?
en curent-ilsbeaucoup?je ne sais. Des quatre années
durant lesquellesje pris part auxdiscussionsde la so-
ciété, c'est laseule dontje nemerappellepresquerien.Deuxvers de Coleridge,le seuldes auteurs où j'aie
434 MÉMOIRES
trouvé l'image Jidèledece que j'éprouvais,me reve-
naientà l'esprit; nonpasalors,jene lesavaisjamais lus,
maisun peu plus tard, à unepériodemoinsanciennede
amême maladiementale
a Travaillersansespoir,c'estverserdunectardansuncrible et l'espoirquin'apasd'objetnesauraitvivre.»
Selontouteprobabilitémonmal n'étaitpasd'une na-
ture si particulièreque je mel'imaginais,etje ne doute
pasque bien d'autres n'aient passépar les mêmes tra-
verses.Mais la nature proprede mon éducationavait
donnéà la crise un cachetspécial,qui m'y faisait voir
l'effetnaturel de causesqu'il n'était guèrepossiblede
supprimerde longtemps.Je me demandaissouventsije
pouvaiscontinuer à vivre,si j'étais tenu à continuerde
vivre,quand ma viedevaits'écoulerau milieude cedé-
couragement.Il n'estpaspossible,merépondais-je,que
j'y puisse tenir plus d'un an. Toutefois,avantque la
moitiéde ce temps fût écoulée,un rayonde soleil vint
brillerdans les ténèbresoùj'étais plongé.Je lisais, parhasard,les mémoiresde Jlannontel;j'arrivaiau passageoù il racontela mortde sonpère, la détresseou tomba
sa famille,et l'inspirationsoudainepar laquelle,lui, un
simpleenfant, il sentît et fitsentir auxsiensqu'il seraitdésormaistout pour eux, qu'il leur tiendrait lieu du
père qu'ils avaientperdu. Une imagevivantede cettescènepassa devantmoi,je fus ému jusqu'auxlarmes.
Des ce moment le poidsqui m'accablaitfut allégé.L'idéedont j'étais obsédé,quetout sentimentétait mort
en moi, s'était évanouie.Je pouvaisretrouverl'espé-
UNECHIS1SDANSMESIDÉES 135.rr._t. v_ t 1.
rance. Je n'étais donc plus de bois ou de pierre. Je
possédaisdonc en moi un peu de cette flamme quidonneau caractère une valeur, et nous est un gage du
bonheur. Soulagédu sentiment toujours présent de mon
irrémédiablemisère, je reconnus peu à peu que les inci-
dents ordinairesde la vie pourraient encore me procurer
quelque plaisir, que je pourrais encore goûter quelque
jouissance, non pas très-vive peut-être, mais au moins
suffisantepour me donner le contentement; je n'étais
pas insensibleà la lumière des cieux, je trouvais encore
du charme h la lecture, à la causerie, de l'intérêt aux
affairespubliques. J'éprouvais quelque satisfaction, bien
faibleencore, à faire des efforts en faveur de mes opi-nionset du bien publie. Le nuage se dissipa peu à peu,et je recommençaià jouir de la vie. J'ai tait depuis plu-sieurs rechutes dont l'une a duré plusieurs mois, mais
jamaisje ne me suis retrouvédans unétat aussi navrant.
Mesimpressions de cette période laissèrent une trace
profonde sur mes opinions et sur mon caractère En
premier lieu, je conçus sur la vie des idées très-diffé-
rentes de cellesqui m'avaientguidé jusque-là; elles ras-
semblaientpar bien des points à des idées dont je n'a-
vais alors certainement jamais entendu parler, celles de
Carlylecontre l'influence débilitante de l'observation de
soi-même. Je n'avais jamais senti vacilleren moi la con-
victionque le bonheur est la pierre de touche de toutes
les règles de conduite, et le but de la vie.Maisje pensais
maintenantque le seul moyende l'atteindreétait de n'en
pas faire le but direct de l'existence. Ceux-là seulement
sont heureux, pensais-je, qui ont l'esprit tendu vers
13C MÉMOIRES
quelqueobjetnuirequeleur proprebonheur,par excm*
ple vers le bonheurd'autrui, vers l'améliorationde la
conditionde l'humanité,mêmeversquelque acte,quel-
que recherchequ'ilspoursuivent,noncommeunmoyen,maiscommeunefin idéale.Aspirantainsiù autrechose,ils trouvent labonheurchemin faisant. Les plaisirs da
la vie, telle étaitla théorieà laquelleje m'arrêtais, suf-
fisent pour en faire une choseagréable,quand on les
cueille en passant, sans en faire l'objet principal de
l'existence.Essayezd'en faire lebut principalde la vie,etdu coup vousne lestrouvezplus suffisants.Ilsnesup-
portent pas un examen rigoureux. Demandez-voussi
vousêtes heureux,et vous cessezde l'être. Pour être
heureux,il n'cslqu'unseulmoyen,qui consisteàprendre
pour but de la vie,nonpas le bonheur, mais quelqueiin étrangère au bonheur. Quevotre intelligence,votre
analyse, votre examende consciences'absorbe dans
cette recherche,etvousrespirerezle bonheuravecl'air,sansle remarquer,sans ypenser, sans demanderà l'i-
maginationde lefigurerpar anticipation,et aussi sans
lemettre en fuitepar une fatale manie de lemettre en
question. Cette théoriedevint alors la basede maphi-
losophiede la vie;cl je la conserveencore,commecelle
qui convientle mieuxaux hommesqui ne possèdent
qu'une sensibilitémodérée,qu'une médiocreaptitude a
jouir, c'est-à-dire,à la grandemajoritédenotre espèce.L'autrechangementimportantque mesopinionssubi-
rent à cette époque,fut que pour la première fois, jedonnai ù la culture intérieurede l'individula placequilui convient parmiles nécessitésde premier ordre du
UNECRISEDANSMESIDÉE» 137
bonheur.Je cessaid'attacherune importanceà peuprèsexclusive&l'arrangementdes circonstancesextérieures,età l'éducationdo l'hommeen vuede la spéculationet
del'action.
J'avais appris par expérience que les susceptibilités
passivesavaientbesoind'être cultivées,alimentées,fé.
condées,aussibienque conduites.Je ne perdaispas un
instantdevue,ni ne méconnaissaisla portion de vérité
quej'avaisdéjàaperçue.Je ne reniaispas la culture in-
tellectuelle,et ne cessaispas de considérerla facultéet
la pratiquede l'analysecomme des conditionsessen-
tiellesaussibiendu développementdes individusque deceluide la société.Maisje comprenaisquel'analysepro-duisaitdesconséquencesqu'il fallaitcorriger en culti-
vant concurremmentd'autres facultés.Il me semblaitd'une importancecapitalede conserverune balancecon-venableentrelesfacultés.La culturedes sentimentsde-
vintun des pointscardinauxde ma croyancemoraleet
philosophique.Mapenséeet messentiments se tournè-
rent de plusen plusverstout cequiétait susceptibledeservird'instrumentpour celte culture.
Je commençaisû trouverun sensaux chosesque j'a-vaislues ouentenduessur l'influencede la poésieet del'art sur l'éducationde l'homme.Maisil se passaencore
quelque tempsavant que je commençasseà le recon-
naitreparmonexpériencepersonnelle.Le seuldes artsde l'imaginationoù, depuisl'enfance,j'eusse pris beau-
coup deplaisir,était la musique.L'effetle plusprécieuxde cetart, en quoi il surpassepeut-être tousles autres,est d'exciterl'enthousiasme,en faisantmonterle tondes
1S8 MÉMOIRES
sentimentsélevésquiexistentdéjà dans le caractère,en
leur donnant uneardeur, passagèrepeut-êtreclansses
paroxysmes,maisqui ne laissepas delesentretenirtout
le restedestemps. J'ai souventéprouvécet effetdelà
musique;maiscommetouteslesaptitudesquej'avais à
goûter les plaisirs, elle restasuspenduependant cette
tristepériode.Je cherchaimaintesfoisdu soulagementde cecôté et je n'en trouvaipas. Lorsquela crise com-
mençaa déclineret que ma convalescencese prononça,la musique m'aida à me guérir, maispar la mélodie.A cette époque, j'entendispour la premièrefaisl'Obé-
ron de Weber, et le plaisir extrême que me causè-
rent ses délicieusesmélodiesme fit du bien, en me
faisant reconnaître qu'il existaitune sourcede plaisirs
auxquels j'étais aussi sensibleque jamais. Toutefois
ce bien fut singulièrementdiminué par ridée que le
plaisirde famusique(commes'il en était de ce plaisircommede celuique procure une simplemélodie)s'af-
faiblitpar l'habitude,et veut être ravivépar l'intermit-
tence,oucontinuellementalimentépar des nouveautés.Onjugeraà lafoisde monétatet du tonde monèsprità
cetteépoquedema vie,par unede mespréoccupationsj'étais sérieusementtourmentéde l'idée que les combi-
naisonsmusicalespourraient s'épuiser. L'octavene se
composeque decinq tonset de deux demi-tons,qui ne
peuventformerentreeuxqu'unnombrelimitédecombi-
naisons, parmi lesquelles un petit nombreseulementsont belles. La plupart, me sernblait-il, avaientdéjàété inventées, et il pourrait ne plus se produire d&
Moxarl,ni de Weber, pour exploiter comw*3ux des
UNE CK1S13DAMSMES IDÉES 139< .I_
veines toutes nouvelles d'une richesse incomparable en
beaux effetsmusicaux. On trouvera peut-être que cette
préoccupation qui me causait une véritable angoisse
ressemblebeaucou a celle des philosophes de Laputa
qui craignaient que le soleil ne vint à. se consumer tout
entier. Toutefois ellenaissait desmeilleurs penchants de
moncaractère, et tenait au seul point intéressant qui se
pût trouver dans ma détresse si peu romanesque et si
peu susceptiblede me faire honneur. Car bien que mon
abattement n'eût que cVhonnôlcsmotifs, on ne pou-vaitpas t'appeler autrement que du nom d'égoïsme; il
provenaitde la ruine de l'édifice que je prenais pourcelui de mon bonheur. Pourtant la destinée de l'huma-
nité n'avait pas cesséd'occuper ma pensée, qui ne pou.vaits'en détacher. Je sentais que ce qui manquait à ma
viedevait manquer aussi à celledu genre humain, qu'il
s'agissaitde savoir si les réformateurs de la société et
du gouvernement venant à réussir dans leurs efforts, et
chacun se trouvant libre et en possession du bien-être
physique, les plaisirs de la vie, n'étant plus entretenus
par la lutte et la privation, cesseraient d'être des plai-sirs. Je sentais qu'à moins de trouver quelque espérancemeilleure que celle-ci pour le bonheur général, mon
abattement ne pouvait que continuer; mais qu'au con-
traire, si j'en apercevaisune, je contemplerais le monde
avec plaisir, content, pour ce qui me concernait, d'une
part équitable dans le bonheur départi au genre hu-
main.
Cetétat de mes idées et de mes sentiments explique
assezpourquoi la lecture de Wordsworth que je fis pour
140 MÉMOIRES
lapremière foisa cette époque,pendant l'automnede
1828, fut un événementsi importantdans ma vie. Je
jetailes yeuxsur sesœuvresparcuriosité;je n'en atten-
daisaucunsoulagementbienquej'eussedéjà eu recours
«1lapoésiedanscetteespérance.Dans la plus triste pé-riodede mon abattement,j'avais lu]d'unbouta l'autre
Byronalorsnouveaupourmoi, afin de voirsi ce poète
qui passaitpour s'être fait un genre particulierde la
peinture des sentimentsviolents,éveilleraiten moi un
sentimentquelconque.Commeon peut le supposer,jene retirai aucun bien de cette lecture, au contraire.
I/étal d'esprit du poète ressemblaittropau mien. Ses
plaintesétaientcellesd'unhommequi a épuisé tous tes
plaisirset qui semblaitcroireque la vie,pour tous ceux
quien possèdentlesbiens,devaitaboutirnécessairementà cettechoseennuyeusequej'y avaistrouvée.SonChilde
Haroh),sonManfred,fléchissaientsous lemômefardeau
que moi, etje n'étaispas d'unesprit a chercherun sou-
Ingénientdansla violentepassionsensuelledu Giaour,ou dans lasombremélancoliede Lara. Maisautant By-ron convenaitpeu a monétat,autant Wordsworthétait
le poètequ'il me fallait.J'avaisjeté lesyeuxsur l'Ex-
cursion,deuxou trois ansauparavant,et n'y avais pastrouvé grand'chose il est probable que si j'avais la
toutesles couvresde Wordsworthà la mêmeépoque je
n'yaurais rientrouvede plus.Maisdans la conjonctureparticulièreoù je me trouvais,ses poèmestels qu'ilssont rassemblésdans l'éditionde 4815, a laquelleil n'a
presquerien ajoutéde remarquable,se rencontrèrentce
qu'il fallaitpourlesbesoinsde monesprit.
UNHCRISEDANSMESIDÉES 141En premier lieu, ces poèmes touchaient vivementl'un
des sentiments qui étaient pour moi la plus grandesourcede plaisir, l'amour de la campagne et de la na-
ture, auquel je dois rapporter une large part des plaisirs
quej'ai goûtés dans ma vie, et qui justement venait de
meprocurer du soulagement dans une de mes rechutes.
Lecharmeque me faisait éprouver la beauté de la cam-
pagnerend compte du plaisir que je trouvai à lire les
versde Wordsworth, d'autant plus que l'auteur plaçaitla plupart de ses scènes dans les pays de montagnes, et
quedepuismon excursion dans lesPyrénées, les monta-
gnesétaient restées pour mot l'idéal de la beauté de la
nature. Wordsworlh n'aurait pourtant jamais fait grandeffetsur moi, s'il s'était borné à m'oflrir de beaux ta-
bleauxde la nature. Scott lui esten cela très-supérieur,et unpaysagede deuxième ordre produit le môme effet
mieux qu'aucun poète. Si les poèmes de Wordsworth
furent unremède pour mon esprit, ce Tut parce qu'ils
exprimaientnon point la beauté du dehors, mais les sen-
timents etles idées colorées par ce sentiment qui s'éveil-
laient sous l'impression de la beauté, lts me parurent
très-propres ù la culture des sentiments dont j'étais en
quête. Ilsme parurent comme une source où je puisaislajoie ducœur, Ics plaisirs de la sympathie et de l'ima-
gination et où tout le monde pouvait aller puiser de
même, que ne troublaient jamais les lutte.; ni les mi
sèresde la vie, et qui deviendraitplus abondante chaquet'oisque la condition physique et sociale de l'humanité
s'améliorerait. C'était pour moi comme une révélation
des sourceséternelles du bonheur, quand les plus grands
142 MEMOIRES
mauxde la vieaurontétésupprimés.Je me sentaismeil-
leur et plus heureuxquand j'étais sous leur inlluance.
11ya eu sansdoute,et mêmede notre temps,de plus
grandspoètesqueWordsworth,mais une poésieexpri-mant des sentimentsplusprofonds ou plus fiers, ne
m'auraitpas faità cetteépoquele mêmebien que celle
de Wordsworlh.J'avaisbesoinqu'un mefit sentir qu'il
ya dansla contemplationtranquille des beautésde la
nature unbonheurvrai et permanent.Wordsworthme
l'appritnon-seulementsansme détournerde la consi-
dérationdes sentimentsordinaireset dela destinéede
l'humanité,maisen redoublantl'intérêtquej'y prenais.L'émotiondélicieusequej'en reçus me prouvaqu'avecuneculturede cegenre, iln'y avait rien redouter de
l'habitudela plus invétéréede l'analyse.A la fin des
oeuvresde Wordsworthje trouvail'ode célèbre,mal h
propos nomméeplutonique: Indice*(le Vimmûrlulitè>oùje retrouvailadouceurhabituellede sa mélodieet de
sonrhythme,et deuxmorceaux,que l'on cite souvent,d'une peinture grandiosemais d'une pauvre philoso-
phie. Je reconnus que Wordsworthlui -mémoavait
éprouvélesmêmesangoissesque moi ilavaitsentiquelapremièrefraîcheurde lajouissancede la vie dansla
jeunessene durait pas; il avait cherché une compen-sation, et l'avaitrencontréedans la voieoù il m'ensei-
gnaitmaintenantà la cherchermoi-même.Cettelecturemetira graduellementmaisd'unefaçoncomplètedémonabattementhabituel,et grâceà elleje n'y retombaiplusjamais. Je continuailongtempsà faire casde Words-
worth,moinsd'aprèssesméritesintrinsèques,quedans
UNtëCRISEDANSMESIDÉES 143
la mesure de ce qu'il avait fait pour moi. Comparé avec
lesplus grands poètes, on peut dire qu'il est le poète des
natures qui ne sont pas poétiques. Les natures tran-
quilles et contemplatives, mais dénuée^ du sentiment
poétique sont précisément celles qui ont besoin de la
culture poétique, et Wordsworth estplus à même de lu
donner que certains poètes qui, au fond, sont bien plus
poètesque lui.
Les mérites de Word&wprlh me fourniront l'occasion
de faire pour la première fois profession publique de
manouvelle manière de penser, et par suite de la scis-
sion qui m' éloigna de ceux de mes amis qui n'avaient
pas subi un changement analogue. Lapersonne avec qui
j'avais à cetteépoque le plus l'habitude d'échanger des
idées sur ces matières était Roebuck. Je l'engageai à
lire Wordsworlh; il parut d'abord l'admirer beaucoup.Maisà l'imitation des amateurs de Wordsworth, je me
jetai parmi les plus ardents adversaires de Byron, que
j'attaquai autant au point de vue de la poésie qu'à celui
deson influence sur le caractère. Roebuck, que tous ses
instincts portaient à l'action el à la lutte, avait au con-
traire un goût prononcé et une admiration profonde
pour Byron. Byron était pour lui le poète de la vie hu-
maine, Wordsworlh celui des Oeurs et des papillons.Nousconvinmcs de vider notre querelle par une batailte
au sein de notre société de discussion,et nous passâmesdeux soirées à discuter les mérites respectifs de Byron et
de Wovdsworth nous y exposâmeschacun notre théorie
de la poésie en apportant à l'appui de longues citations.
Sterling nous exposa aussi ses idées dans un discours
144 MÉMOIRES1- tbrillant. C'étaitla premièrefoisque sur unsujet impor-tant Roebucket moinousprenionsparti dans des rangs
opposés.Depuislors lascissions'étenditde plus en plusentre nous, bien que pendant quelques années nous
continuassionsà nous fréquenter. Au commencement
notre principale divergenceportait sur la culturedes
sentiments.Roebuckà biendes égards ne différaitpas
beaucoupde l'idéequ'onse faisaitvulgairementduben-
thamisteou de l'utilitaire.H aimait la poésie et les
beaux-arts il goûtait beaucoupla musique,lesœuvres
dramatiques,la peinturesurtout; il dessinaitmêmedes
paysagesavec beaucoupde facilitéet d'élégance.Mais
on ne put jamais l'amenerà reconnaitreque cesarts
pouvaientservir à quelque chosedans la formation du
caractère.Aulieu d'être de sa personne,d'après Vidée
vulgairequ'on sefaisaitd'un benthamiste,dépourvude
sentiment, il sentait rapidement et fortement. Mais
commela plupart des Anglaisqui possèdentdes senti-
ments,il y trouvaitun embarras.Il étaitbienmoinssen-
sibleaux sympathiesagréablesqu'auxpénibles,et cher-
chant son bonheurailleursil voulaitétoufferses senti-
ments plutôt que les stimuler. Avecle caractèrean-
glais, et lesconditionssocialesde l'Angleterre,il est si
rare que l'exercicedes sentimentssympathiquespro-duise le bonheur,qu'il n'ya pas lieu de s'étonner queces sentiments tiennentpeu de place dans la vied'un
Anglais.Dansla plupartdes autrespays,le rôleprépon-dérantdes sentimentssympathiquesdans le bonheurdo
l'individu,est un axiomequ'onne discutepas et qu'on
songemoinsencoreà formuler.Maislaplupartdes pen-
UNECRISEDANSMESIDÉES 145
iO
seursanglaissemblentpresquecroireque cessentimentssontdes mauxnécessairesqu'il faut subir pour ne paslaisserdépérirla bienveillanceet lacompassion.Roebuckétaitou paraissait être un Anglaisde ce genre. U ne
voyaitguèred'avantagea cultiverle sentimentet aucun
à le cultiverà l'aide de l'imagination c'étaitsclon luicultiverdesillusions.En vainlui montrais-jeque l'émo-tionimaginativequ'une idéevivementconçue excite en
nous,n'estnullementun embarras,ni une iUusion,mais
unfaitaussiréel qu'aucuneautre qualité des objets,et
qui loind'impliquerquoique ce soit d'erroné et de fal-
lacieuxdans la conceptiondes objets, est tout à fait
compatibleavecla connaissancelaplus exacte et la re-
connaissancepratique la plus complètedetoutes leslois
et de touslesrapportsde la nature tant dans le monde
physiqueque danscelui de l'intelligence.Le sentiment
leplusvifde la beautéd'un nuage illuminé par lesoleil
couchant,ne m'empêchepasde savoirque le nuage est
dela vapeurd'eau, et soumisà toutes les lois de la va-
peurà l'étatde suspension.Je puis comptertout autant
sur les lois de la physiqueet m'en servir chaque fois
quel'occasions'en présente, que si j'étais incapablede
percevoirla distinctionqui sépare la beauté de la lai-
deur.
Tandisque mon intimité avecRoebuckdiminuait,jenouaisdesrelations de plus en plus amicalesavec les
Colcridgiens,nos adversairesdansla sociétéde discus-
sion,FrederickMauriceet JohnSterling,depuis si con-
nus l'un et l'autre, le premier par ses écrits, le second
par des biographiesqu'en ont donné Rare et Carlyle.
146 MEMOIRES
Mauriceétaitle penseur, Sterlingl'orateur éloquent et
passionné,qui exposaitlos idées qu'à cette époque il
recevaittoutesfaitesde Maurice.
Je m'étais lié avec Mauricedepuisquelque temps,
grâce à EytonTookc,qui l'avait connu à Cambridge,etbien quemesdiscussionsaveclui fussentpresque tou-
jours desdisputes,j'en avais tiré beaucoupde matériaux
quime servaientà construiremon nouvelédificephilo-
sophique,commej'en avais tiré beaucoupde Coleridgeet de Gcethe,ainsi que des autres écrivainsallemands
que je lisaisdurant cesannées. J'ai unsi profondrespect
pour le caractèreet lesintentionsdeMaurice,aussibien
que pourlesgrandesqualitésdesonesprit,quej'ai de la
répugnanceà rien direqui puissele (airedescendredu
rang élevéoùje serais heureux de pouvoirle placer.Maisj'ai toujourspensé qu'il y avaitplus de talentet
d'intelligencegaspilléschez Mauricequechezaucun de
nos contemporains.Assurément,il en est peu qui en
aient ouautantà perdre,Il possédait,il estvrai,un espritpuissammentgénéralisateur, inventifet sublilà un degrérare, qui découvraitau loin les véritéscachées;maisilnes'en servaitpointpour se débarrasserdecemisérable
assemblagedesopinionsreçues sur lesgrandssujets de
la pensée, et pour leursubstituer desidéesplus saines;au contraire,il s'ingéniait à prouverque l'Église d'An-
gleterreavaitconnutoutechosedésle début,et que tous
lesprincipesdonton s'est servi pourattaquer l'Egliseetl'orthodoxie(principesqu'il reconnaissaitpour la plu-part aussibienque personne),non-seulementsont com-
patiblesavecles Trente'neuf Articles,maisse trouvent
UNE GftISB DANS MES IDÉES 147
beaucoupmieuxcompris et exprimésdans cesarticles
quepar aucunedes personnesqui les remettent.Je n'ai
jamaispu m'expliquercetteconduiteque par une timi-
ditéet uneexcessivesensibilitécongèniale, qui asi sou-
ventpoussédespersonnesdouéesd'une belleintelligencedans l'Égliseromaine, où elles espéraient trouverun
point d'appui plus ferme que celui qu'elles pouvaient
prendre sur les conclusionsautonomes de leurpropre
jugement.Je noveuxpas parlerd'une timiditévulgaire;aucun de ceuxqui ont connu Maurice n'admettraient
qu'on pût la lui reprocher,quand même il n'eùt pasdonnedespreuvespubliquesde son indépendancedans
la luttequ'ilfinit par engagercontre certaines opinions
qu'on appelleorthodoxes,aussi bien qu'en donnant
généreusementnaissanceau mouvementsocialistechré-
tien. On ne peut guère le comparer au point de vue
moralqu'à Coleridgeauquelje le crois supérieurpar la
forcede l'intelligence,abstractionfaitedu géniepoéti-que. A cetteépoqueil pouvaitpasser pour un disciplede Coleridge,et Sterlingpour un disciple de Coleridgeet de Maurice.Les changementsqu: s'opéraientdans
mesanciennesopinionsme donnèrent quelques pointsdecontactaveceux; ils contribuèrent beaucoupl'un et
l'autre à mondéveloppement.Je devinsvite très-intime-
mentlié avecSterling;j'avais pour lui un attachement
que je ném'étaisjamais connupour un autre homme.
Ilétaitvéritablementle plus aimable des hommes.Son
caractèreloyal, cordial, affectionnéet expansif,son
amour de la vérilé se montrait autant dans lesques-tions les plus élevéesque dans les plus humbles son
148 MKN01BB»
ardente et généreuse nature se dunnau tout entière
avec impétuositéaux opinionsqu'il adoptait; aussi
promptà rendrejustice aux doctrineset aux homme.
qu'il combattaitqu'à attaquer ce qu'il appelait leurs
erreurs; égalementdévouéauxdeuxprincipesqui sont
commelespointscardinauxde la conscience,la liberté
etle devoir.Aveccet ensemblede qualitéssi bien(ailes
pourme séduire,commeellesont séduit tousceux quifontconnuaussibienque moi, il possédaitun cœuret
unesprit larges il n'éprouvaaucunedifficultéà me ten-
drela mainà traversl'abîmequi séparaitnos opinions.11m'apprit que, avec d'autres personnes,il m'avait
considéré,d'aprèscequ'il avaitentendudire,commeun
hommeartificiel,commeun produit defabrication,qui
portait, commeune marqueimprimée,certainesidées,et que tout ce queje pouvaisfaire, c'étaitdolesrepro*duir». Havaitchangéde sentiment»a mon sujet quandils'aperçutdansladiscussionsur Wardsworlhet Byron,
queWordsworlhet tout ceque ce nom rappelleétait à
moiaussi bienqu'Alui et à sesamis. 11vint à perdrela
santé,et toussesplansfurentruinés il futobligéd'allervivreloin de Londres,de sortequ'aprèsun an ou deuxdeliaison,nousne nousvîmesplusqu'a de longsinter-
valles mais commeil te dit lui-même,dansunelettre à
Carlyle, nousnous retrouvionstoujourscommedeuxfrères.Il n'étaitpas dans toute l'acceptiondu mot un
profondpenseur;toutefois,la largeurdesonespritet le
couragemoral par lequel il surpassaitde beaucoupMaurice,ramenèrentà se dégagerde la dominationque
Colcddgeet Mauriceavaientautrefoisexercée-sur son
UNE CUISE DANS MBS IDÉES 1A0
intelligence,bienqu'il conservâtjusqu'à la finune admi.
rationprofondemaisréfléchiepour l'un et pour l'autre,etqu'ilgnrdfttenversMauriceune chaleureuseaffection.
Exceptédanscettephase courteet transitoire de sa vie
pendantlaquelle il commit la faute d'entrer dans te
clergé,sonespritfut toujours en progrès. Les progrès
qu'il semblait avoir fait, quand j'étais resté quelque
tempssansle voir,me rappelaientun motde Gœlhesur
Schiller,queje lui appliquaisa Er haltecineftirckllicfie
I~M/<M:t<M<? Nous étionspartis chacunde points Ii
peu près aussi éloignés l'un de l'autre que les deux
pôles maisladistance qui nousséparait allait Toujoursendiminuant:Sij'ai fait quelquespas verstelleou telle
desesopinions,il n'a cessé durant sa courte vie de se
rapprocherdeplus en plus do plusieurs de mesidées;
et, s'il avaitvécuet qu'il eûtjoui d'assezde santépour
poursuivreletravailqu'il a toujours fait sur lui-môme,on ne sait pas jusqu'où aurait pu aller le mouvement
spontanéqui le rapprochaitdemoi.
Après4829,je me retirai de la sociétéde discussion.
J'étaislas defairedesdiscours, et je tenaisà poursuivremes étudesparticulières et mes méditationssans être
assujettia l'obligationd'en affirmcrau dehorsles résul-
tats.Je voyaisque l'édificede mes anciennesopinions,cellesqu'on m'avaitenseignées,se lézardait encore en
maint endroit. Je ne l'ai jamais laissés'écrouler; j'ai
toujourseu soinde le réparer. Je n'entendaispas dans
lecours de ma crise rester, mêmepour peu de temps,danslaconfusionet l'hésitation. Sitôtquej'avaisadoptéune idée nouvelle,je n'avaisplus de repos que je ne
150 MÉMOIRES
l'eusseajustéeavecmesanciennesopinions,et quej'eussoconstatéavecexactitudejusqu'à quel point elle pouvaitlesmodifieroules remplacer.
Les luttesoùj'avaiseu si souventl'occasionde soute.
nir la théoriegouvernementaleexposéedans lesécrits de
Benthamet de monpère, et la connaissancequej'avaisacquisedesautresécolesde politique,me révélèrentbien
des chosesauxquellescettedoctrine,qui avaitla préten-tion d'être une théoriegénéraledu gouvernement,au-
rait dû donnerune placeet ne l'avaitpas donnée.Mais
je ne voyaisencoredans ces imperfectionsque des cor-
rections à (aire,quandon voudraitappliquer la,théorieà la pratique; j'étais loind'y reconnaîtredesdéfauts.Je
sentaisque la politiquene pouvaitêtreune scienced'ex-
périence spécifiqueet que les accusationsqui repro-chaient à la doctrinebenlhamisted'êtreune théorie, de
procéderà priori, au moyendu raisonnement,au lieu
d'employer l'expériencebaconienne,procédaientd'une
ignorancecomplètedesprincipesde Baconet descondi-
tions nécessairesde la rechercheexpérimentale.J'en
étais là quandparut dans la Bévued'Edimbourgla fa-
meuse attaquede Macaulaycontrel'Essai sur le Gou-
vernementdemonpère.Cet articleme donna beaucoupà réfléchir.Je voyaisque Macaulaycomprenaitmal la lo-
gique de la politique,,qu'il prenaitparti pour lesystèmequi veuttraiter empiriquementles phénomènespoliti-ques, contreceluiquiveut leur appliquerune méthode
philosophique.Je savais que mêmedans les sciences
physiques,la méthodetelle quelacomprenaitMacaulayaurait peut-êtreavouéKepler,maisqu'elle aurait renié
UNE CRISE DANS MES IDÉES 151
Newtonet Laplace.Toutefois,je ne pouvaism'empêcherdesentir,quemalgré l'inconvenancedu ton (faute dont
l'auteura faitplus tard et de la façon la plus complèteamendehonorable) Hy avait du vrai dans plusieurs
pointsdel'attaque dirigéecontreles idéesde mon père.Je reconnaissaisque les prémissesde monpère étaient
réellementtrop étroites, et qu'ellesn'enfermaient qu'un
petit nombredes principes générauxqui produisenten
politiquedes conséquencesimportantes.L'identitéd'in-
térêtentreleCorpsgouvernantet la Communautéengé-
néral,n'estpas, quelque sens qu'on lui donne au pointde vuepratique, la seule chosedont dépende un bon
gouvernement,et cette identitéd'intérêt ne peutpas non
plus êtreassuréepar de simplesconditionsélectorales.
Je nefus nullementsatisfait de la façon dont monpère
répondità Macaulay.Il ne sejustifia pas comme il le
devait,selonmoi, en disant Je n'ai paseu l'intention
d'écrireun traité scientifiquesur la politique,j'ai écrit
un plaidoyeren faveur de la réformeparlementaire.Il
accusaMacaulayd'avoir dirigé une attaque irrationnelle
contrela facultédu raisonnement,do fournirun exem-
ple deplusde l'aphorisme de Hobbes,que lorsque laraisonest contre un homme,un hommeest contre laraison.Celame donna il penser qu'il y avaitréellementdansl'idéequemon pèrese faisaitde l'applicationde laméthodephilosophiqueà la politique une erreur plus
profondeque je ne l'avaisd'abord supposé, mais je nevispasclairementoù gisait l'erreur. Alafin, le jour sefitdansmonesprit tout d'un coup, pendantque j'étais
occupéà d'autres études. Au commencementde 18~0,
152 MÈMOMKS
j'avais commencéà jeter sur le papier des idées sur la
Logique(surtoutsur les distinctionsentre les termes et
la valeurdespropositions)quej'avaisconçueset en par.tie élaboréesdans les conversationsdu matin dont j'ai
déjà parlé. Unefoisque j'eus consignéces idéespour no
pas les perdre, je m'enfonçaidans d'autres régions de
ce domaine,afin d'essayersi je pourrais faire quelquechosede pluspour éclairer la théoriedo la Logiqueen
général. Je m'attaquaitout (l'abordau problèmede l'In-
duction j'ajournaiceluidu Raisonnement,pensantqu'ilest nécessaired'acquérir d'abord des prémisses avant
d'en tirer desconclusions.Orl'inductionest avanttout la
marche que suitl'esprit dansla découvertedes causeset
des effets;en cherchant&approfondirl'applicationda ce
procédé aux sciencesphysiques,je ne tardai pasà voir
que, dans lessciencesles plusparfaites,nous nousde-
vonspar la généralisationdes casparticuliers aux ten-
dancesdescausesconsidéréesisolément,et qu'alors nous
raisonnonsen descendantde cestendancesséparéesversl'effetque cesmêmescausesproduisentquand ellesagis-sent de concert.Je medemandaien quoiconsisteen der-nière analysecetteopérationdéductive.La théorie com-
mune du syllogismenejetteévidemmentaucune lumière
sur cette question.J'avais apprisde Ilobbes et de mon
père à étudier les principesabstraits à l'aide des con-crets lespluspropicesqueje pouvaistrouver; lacompo-sition des forcesen dynamiquese présentait à moi
comme l'exemplele plus completde l'opérationlogiqueque j'étudiais. Enexaminantceque faitl'esprit quand il
appliquele principedela compositiondesforces,je trou-
UNECRISEDANSMESIDÉES 153
vniqu'il raitune simpleaddition.Il ajoute l'effetséparéd'uneforceà reflet séparéde l'autre, et posela somme
de ceseffetsséparéscommel'expressionde l'effettotal.
Maisce procédéest-il légitime?Oui, en dynamiqueet
danstoutes les branchesde la physiquequi sontsoumi-
sesauxmathématiques.Non,dans d'autres cas,dans ta
chimiepar exemple.Je me souviensalors que quelquechosed'approchantse trouvaitsignalé commeune des
différencesqui distinguentdes phénomèneschimiquesdesphénomènesmécaniques,dansl'introductiondu livre
quej'avaistant aimé dans monenfance, le Systèmede
Chimiede Thompson Cettedistinction cdaircit tout
d'un coupla difficultéquim'embarrassaitdanslaphilo-
sophiede lapolitique.J'apercevaisenfinque cettescience
esttantôt déductive,tantôt expérimentale,suivantque,dansle domainedontelles'occupe, leseffetsdescauses
quiagissentde concert,sontou ne sont pas lessommes
deseffetsque les mêmescausesproduisent quand elles
sont séparées.Il en résulteraitque la politiqueestné-
cessairementune sciencedéductive.Je voyaisque Ma-
caulayet mon père avaient tort Macaulayparcequ'ilassimilaitla méthodephilosophiquedo la politiquea la
méthodepurement expérimentalede la chimie, tandis
que monpère, s'il avaitraisond'adopter la méthodedé-
ductive,avait néanmoinsfait un mauvais choix,puis-
qu'il avaitpris pour type de la déduction, non la mé-
thodedes branches déductivesde la physiquequi con-
vienten effetaux sciencespolitiques,mais la méthode
de la géométriepure, qui ne leur est point applicable;en effetla géométrien'étantpoint une sciencedecauses,
154 MÉMOIRES
n'a pasbesoin qu'on yfassedes sommesd'effets,et ne
le comportepas. Je venaisdejeter lesbasesdes princi-
paux chapitresdo la Logiquedes sciencesmorales que
j'ai publiéedansla suite, et ma situation nouvellepar
rapport à monancien credopolitique se trouvait par-faitementdéfinie.
Si l'on me demandaitquelsystèmede philosophiejesubstituaisà celuiquej'avaisabandonnéentant quephi-losophie,je répondraisqueje n'cn substituaisaucun;seulementj'étais convaincuquelesystèmevéritableétait
bien plus complexe,présentaitbeaucoupplus de laces
que toutce dontjusqu'alorsj'avaiseu idée,etqu'il avait
pour fonctionde présenter non pasdes institutionsmo.
dèles,maisdes principesd'où il seraitfacilede déduire
lesinstitutionsqui conviennentà une circonstancedon-
née. Je ressentaisalorsl'intluencedesidéesdel'Europe,c'est-à-diredu Continentquiarrivaientjusqu'à moi de
toute part par les écrits de Coleridgequej'avaiscom-
mencéà lire avecintérêt,mêmeavant le changementde
mesopinions;par lesColeridgiensaveclesquelsj'entre-tenaisdes relationspersonnelles;par ce quej'avais lu
le Gœlhe et des écritsde Carlyledans la Revued'E-
Mmbourget dansla ForeignRcview.Pendantlongtempsje n'avais rien trouvé dansces revues,et monpèren'yvit jamais que desrapsodiesinsensées. A cessources,ainsi que dans la littératurefrançaisede l'époque,je
puisaisdes idéesque le revirementdes opinionsavaitremis en vogue,surtouten France.J'y voyaisque l'es*
prit humainsuit un certainordre de progréspossible,où de certaineschosesdoiventen précéderd'autres; un
UNE CRISE DAN» MES 1DÊ1ÏB 155
ordreque lesgouvernementset les hommesquidirigent
l'opinionpeuventmodifiersans doute, maisnon à Vin-
fini.J'y apprenaisque toutesles questionsd'institutions
politiquessont relativesetnonabsolues,et quedifféren-
tesétapesdu progrèsde l'humaniténon-seulementau-
ront, maisdoiventavoirdesinstitutionsdifférentes;quel'onvoit toujoursle gouvernementrester ou en train de
passerdans lesmainsdu groupequel qu'il soitqui pos-sédela plus grandepuissancedans la société;et que la
naturede cettepuissancenedépendpas desinstitutions,
qu'au contraire ce sont lesinstitutions qui en dépen-dent que toute théorieou philosophiede la politique
supposeune théoriepréalableduprogrès humainou, ce
quirevientau môme,d'unephilosophiedel'histoire. Ces
opinionsvraiesen généralétaient soutenuesnon sans
exagérationet sansviolencepar les penseurs avecles-
quelsj'avais maintenantl'habituded'échangerdesidées,et qui suivant la coutumedes réactions ne savaient
riende la moitiéde véritéque les philosophesdu xviu0
siècleavaientaperçue.Aunecertaine époque,je me lais-
saialler à ne pas estimerassez haut ce grandsiècle
toutefois,je n'ai jamaisprispart à la réactionqui s'est
déchaînéecontrelui. Je nerépudiais pas l'unedes faces
dela vérité, àmesurequej'embrassaisl'autre.Je sentais
quelalutte engagéepar lexix6sièclecontrele xvm°rus*
semblaità cette bataille qu'elleme rappelait toujours,où l'on combattaitpour la couleur d'un bouclierdont
un côtéétait blanc et l'autrenoir; et je ne cessaisde
m'étonnerdel'aveuglerageaveclaquellelescombattants
se ruaient les uns contre lesautres. Je leur appliquais
1S6 MfcMOlHES
iiinsiqu'àColeridgobiendesmotsdeColeridgelui-môme
sur les demi-vérités,et la devisede Gœlhe Voirlotîteslesfaces du cimes, était l'un desprincipes que j'étaisà cetteépoqueleplus disposéà prendrepour règle.
Les écrivainsqui, plus que lesautres, me faisaient
apercevoirduchangementqui s'opérait dans mesdoc-
trines politiquesfurent les Saint-Simoniensde France.
Kn1829et en 1830,je pris connaissancede quelques-uns de leurs écrits. Ils étaient alors au débutde leurs
travaux; ils n'avaient pas encore travesti leur philo-
sophie en une religion, ni organisé leur systèmedesocialisme.Ils venaientjustementde commencerl'at-
taque contrele principe de l'héréditéde la propriété.Je n'étaisnullementdisposéà les suivre,surtout aussi
loin; mais j'étais singulièrementfrappé de l'enchai-nement des idéesque je distinguaid'abord dans leurthéoriede Tordrenaturel du progrèshumain. J'admi-
rais surtout la divisionqu'ils faisaientde l'histoire en
périodesorganiqueset en périodescritiques.Durantles
périodesorganiques,disaient-ils,l'humanitéaccepteavec
une convictioninébranlablequelquesystèmede croyances
positives,prétendantà l'autoritésur toutes les actions,
lequelsystèmecontientplusoumoinsde vérité etconvient
plusoumoinsauxbesoinsdel'humanité.Sousl'influence
decescroyances,deshommesfonttout leprogrèsqu'elles
comportentetfinalementilss'y trouventà l'étroit; alors
vientunepériodede critiqueet de négation,où l'huma-
nité perd ses vieillesconvictionssans en acquérir de
nouvellesqui aientde l'autorité,une pourtant exceptée,à savoirque lesanciennessont fausses.La périodedu
UNE CRISE DANS MES IDÉE» 457
Polythéismegrecet romain,tant que les hommesins-truits de laGrèceet deRomeont cru à cessystèmesreli-
gieux,a été organique; cliofut suiviepar la période
critique et sceptiquedesphilosophesgrecs.Uneautre
périodecritiqueapparut aveclechristianisme.Lapériode
critiquecorrespondantecommençaavecla Réforme;elle
dureencoreet ne cessera que lorsqu'une nouvellepé-riodeorganiqueaura étéinaugurée par le triomphede
quelquesystèmede croyancessupérieures. Cesidées, jele savais,n'appartenaientpasen propreaux Saint-Simo-
niens ellesappartenaientàl'Europeentière,ouaumoinsà l'Allemagneet à la France.Maisellesn'avaientjamais,à maconnaissance,étémisessous formede théorieaussi
complètementque par lesSaint-Simoniens.Jenecroyais
pas qu'on cùl jamais exposéplus vigoureusementles
caractèresqui distinguentune période critique je ne
connaissaispas encore!*cscaractèresdit siècleprésentde Fichte j'avais, il est vrai,vu Carlyledénonceravecamertumenotre tempscommeun siècled'incrédulité;mais avec presque tout le monde je n'y voyaisalors
qu'uneprotestationpassionnéeen faveurdes anciennes
croyances.Toutcequ'ily avaitde vrai danssesplaintes,
je le rencontraiclic/,tesSaint-Simoniensexposéd'un ton
pluscalmeet avecdesformesplus philosophiques.Parmi
leurs publications,j'en trouvai une qui me sembla de
beaucoupsupérieure aux autres, où Vidéegénéralede
l'écolese présentaitsous une forme plus netteet plusinstructive.C'étaitun despremiers ouvragesd'AugusteComte,qui se disait alorsélève de Saint-Simonet eu
prenait tetitre en tète de sonlivre. Dans ce traité, Au«
158 MÉMOIRES
guste Comtefaisait connaîtrepour la première fois la
doctrinedontil donnapar la suitedesi abondantsexem-
ples; il montraitune successionnaturellede trois états
dans chaque branchedes connaissances,commençant
par l'élal théologique,passant ensuitepar l'état méta-
physiquepour aboutir enfinau positif.Il soutenait quela sciencesocialedevaitobéira la mêmeloi, que le sys-tème féodalet catholiqueétait la dernièrephase, la con-
clusion de l'état théologiquede cette science; que le
Protestantismeétait le commencement,et les doctrinesde la Révolutionfrançaisela consommationde l'état mé-
taphysique,et que l'étatpositifétait encoreà venir.Cette
doctrines'accordaitbien avecmesidées du momentet
semblaitleur donnerune formescientifique.Je considé-
rais déjàlesméthodesdessciencesphysiquescommeles
vrais modèlesde celles des sciencespolitiques.Mais le
principal profit que je tirai des idées émises par les
Saint-Simonienset par Comte,fut que je possédaiune
conceptionplus claireque jamais des caractèresd'une
période detransitiondans l'opinion,et queje cessaide
prendre tes caractères morauxet intellectuelsde cette
période pour les attributs normaux de l'humanité. Je
regardais au loin par de là le siècleprésent,où les dis-
putes sontsi bruyantes, maisou en généralles convic-tions sontsifaibles,j'entrevoyaisune ère quiunirait les
plus heureux caractèresdes périodescritiquesavecles
plus précieusesqualitésdespériodesorganiques d'une
part la libertéde pensersansentraves,et la liberté illi-
mitée pourl'action individuelledanstoutes les voiesoù
les droits d'autrui ne sont point lésés,d'autrepart des
UNECUISEDANSMESIDÉES 150
convictionssur cequiestbienet mal, utile et dangereux,
profondémentgravéesdansles sentimentspar l'éducation
premièreet la conspirationunanimedu sens moral, de
plusassezsolidementassisessur la raisonetlesexigences
légitimesde lavie, pourdétiertoutes lesattaques, et ne
plussubir le sortde touteslescroyancespasséeset pré-sentesde lareligion,dela morale et de la politique,quedesrévolutionsnécessairesrenversentpériodiquementet
remplacentpar d'autres.
M.Comteabandonnabientôt les Saint-Simoniens.Jeleperdisdevue, ainsiqueses écrits, pendant plusieurs
années,maisje continuaià m'occuper des Saint-Simo-
nions.J'étais tenu au courantde leurs progrès par un
de leurs disciples les plus enthousiastes, M. Gustave
d'Eichtal,qui passaità cetteépoque beaucoupde tempsen Angleterre.Je fus présenté à leurs chefs Bazard et
Enfantinen1830, et tantque leur enseignementet leur
propagandedurèrent,je lus à peu prés tout ce qu'ilsécrivirent.La critiquequ'ilsfaisaientdes doctrinesordi-
naires du libéralismeme paraissait pleine de vérités
précieuses,et ilscontribuèrentpar leurs écrits à m'ou-
vrirtesyeuxsur la valeurqu'avait eueen son temps et
pourson temps,la vieilleéconomiepolitique qui admet
quela propriétéprivéeet le droit à l'héritage sont des
faitsindéfectibles,et que la liberté de productionet d'é-
changeest le dernier mot du progrès social. Dans le
systèmequelesSaint-Simoniensdéveloppèrentgraduel-lementoùle travail et lecapital devaientêtre adminis-
trés pourle comptegénéralde la communauté,chaqueindividuétanttenu à prendrepart au travail,soitcomme
100 MÉMOIRES
penseur, professeur,artiste ou producteur,tous étant
classésd'aprèsleur capacitéet rémunéréssuivant leurs
œuvres,j'y voyaisungenredesocialismebiensupérieurà celuid'Owen.Leur but me semblaitdésirable et ra-
tionnel, quelque insuffisantsque pussent être leurs
moyens;et quoiqueje n'aiejamaiscru que leur méca-
nismepolitiquepût résister à la pratique,ni produiredes résultatsavantageux,je sentaisque la proclamationde l'idéaldesociétéhumainequ'ilsconcevaient,ne pou-vait manquerde donner une directionfavorableaux
effortsde ceuxqui voudraientrapprocherd'un certain
type idéallasociététellequ'elleexisteà présent.Je leurrendaishommagesurtout pour ce qui lesa fait te plushonnir,pourla hardiesseet l'indépendanced'esprit avec
lesquellesils avaientabordéla questionde la famille,la
plus importantede toutes,et qui réclamedes change-mentsplusprofondsqu'aucuneautredes grandes insti-
tutionssociales,maissur laquelleonne trouveguèrede
réformateurqui ait le couraged'ouvrir la bouche. En
proclamantlaparfaiteégalitédeshommesetdesfemmes,et en demandantque leursrelationsfussentrégléesparun régimeentièrementnouveau,les Saint-Simoniens,ainsi queOwenet Fourierse sont acquisdestitres à lareconnaissancedesgénérationsfutures.
En racontantcettepériodedemavie,je n'ai parlé demesimpressionsnouvellesquelorsqu'eUesm'ontsemblé;alorscommeplus tard,marquerunesortede révolution,et le pointdedépartd'un progrèsdansmes idées. Maiscepetit nombrede pointschoisisne donnentqu'un ta-bleauincompletde la quantitéde livresde philosophie
UNEGRISEDANSMES1DIÏE8 161
queje lusà propos d'une masse do questions,pendantcesannéesdetransition.Beaucoupde ces lectures,il est
vrai,ne mefaisaientdécouvrirque ce que tout le monde
savait,des idéesquej'avais jusqu'alors niées ou dédai-
gnées maisce n'en étaitpasmoins pourmoiune décou-
verte.Je memettais en pleine possessionde principes
queje ne recevaispas commedes lieux communstradi-
tionnels,maisqueje puisaisdans toute leur fraîcheur à
leursourcemôme.Je ne manquaispas de tes envisagersousun nouveaujour où ils se conciliaientavec mes
anciennesidées et les confirmaient, en amendant des
principesmoinsgénéralementconnusqui faisaientpartiedemespremièresopinionset dont je n'avaisjamais hé-
siteà admettreles pointsessentiels.Toutesles idées que
je venaisà accepterne manquaientpasde les fortifieret
deles imprimerplusprofondémenten moi tout en écar-
taattes faussesconceptionset les confusionsd'idées qui
s'opposaienth leur action.Par exemple,durant la der-
nièrerechuteque j'avais faitedans mon abattement,la
doctrinequi porte en philosophiela nom de Nécessité
pesaitsur mon existencecommeun incube.Il me sem-
blaitscientifiquementprouvéque j'étais irrévocablement
l'esclavedescirconstancesantécédentes,que moncarac-
tèreet celuides autres hommesavaientété forméspournouspardesagentssur lesquelsnousnepouvionsrien, et
qu'ilsétaienttout a faithorsde nos prises.Quelsoulage-mentpourmoi,medisais-jesouvent,si je pouvaisrejeterla croyanceque le caractèreest formépar les circons-
tances.Merappelantle souhait de Fox, que le droit de
résisterauxgouvernementsne s'effaça"t jamaisde la mé-il
162 MÉMOIRES
moiredesrois,et qu'ildisparûtdecelledespeuples,quel
bonheur,pensais-je,s'il nousétaitpossibled'admettrela
doctrinedelanécessitéquandils'agit du caractèred'au-
trui etde lerejeterquand il s'agit dunôtre Je méditai
douloureusementsur cette questionjusqu'à ce que la
lumières'yfitpeuà peu je reconnusquelemotNécessité
peut s'appliqueraux actions humaines, en tant qu'il
signifiela doctrinede la Causalité,maisqu'il traineavec
lui uneassociationd'idéesquinouségare je visquecette
associationd'idéesétaitla forceefficientequi produisaitla dépressionet l'accablementque j'avais éprouvés.Je
voyaisquesi notrecaractère estformépar les circons-
tances,nospropresdésirspeuventbeaucouppour former
cescirconstances;je reconnaissaisqu'ily a un côtévrai-.
mentélevéetvraimentnoble dans la doctrine du libre.
arbitre,à savoirla convictionque nous possédonsune
puissanceréellesur la formationde notrecaractère;quenotrevolonté,en influençantles circonstancesqui sonten nous,peut façonnerses propreshabitudes ou apti-tudesenvuedel'avenir.Il n'y avait là rien qui ne puts'accorderavecla théorie des circonstances,ou plutôtc'était cette théorie même convenablementcomprise.
Depuislors je traçai dans monesprit une démarcationnettequiséparâtta doctrinedescirconstancesd'avecle
Fatalisme,renonçanttotalementau mot dangereuxde
Nécessité.La théoriequeje venaisde bien comprendre
pourlapremièrefois, cessaitdu mêmecoup d'être dé
courageante;mon cœur fut soulagé,je ne me sentis
plusoppressédece poidsaccablantpourtoute personne
qui seproposede réformerles opinions,quandellevoit
UNECRISEDANSMESIDÉES 163
la véritédansune doctrineet qu'elle ne peutdouter enmêmetempsque la théorieopposéene soitsalutaire au
pointde vuemoral. Lasérie de penséesqui m'ont dé-
gagéde cedilemme,mesemblaplus tard propre à ren-
dre le mêmeserviceauxautres, aussi lesai-jeconsignéesdanslochapitreintitula« Liberté et Nécessité» dansle
dernierlivrede monSystèmede Logique,Demêmeen politique,je ne considéraisplus la doc-
trinede l'Essai sur leGouvernementdemonpère commeune théorie scientifique;je ne regardais plus la démo-cratie représentativecomme un principeabsolu, mais
commeune affairede temps,de lieu et de circonstances.Je voyaismaintenantdans le choixdes institutions une
questionde moraleet d'éducationbienplus que d'inté-
rêtsmatériels,croyantqu'on devait la trancher surtout
d'aprèsdes considérationstirées du progrès,en se de-
mandantquelle améliorationdans la vieet dans l'éduca-
tiond'un peuple constituepour ce peuplela condition
de son progrès ultérieur,et quelles institutionsont le
plusde chancede lefaciliter.Toutefoisces changementsdanslesdonnéesde maphilosophiepolitiquene changé*rent pas mes règles de conduite pratiquerelativement
auxconquêtesque nousavionsà fairede notre tempset
dansnotrepays.Je restai autantquejamaisradicaletdé-
mocratepour l'Europeet surtout pour l'Angleterre.Je
pensaisque la prépondérancedesclassesaristocratiques,de la-noblesseet de la fortune, dans la constitutionan
glaiseétait unmalquivalait la peine qu'onengageât la
luttepour la faire cesser; non à causedequelque taxe
ou de quelque inconvénientrelativementfaible, maisà
m MÉMOIRES
causede l'actiondémoralisantequ'il exercesur lepays.
Démoralisante,d'abord,parce qu'il fait de la conduite
du gouvernementun exempled'immoralitépubliquedu
genrele plusgrossier,puisqu'on y voità pleinla pré-dominancedel'intérêtprivé sur l'intérêtpublic,et l'abus
du pouvoirlégislatifau profit de certainesclasses.En-
suite,et bienplusencore,parcequele respectdo la mul-
titudes'attachanttoujoursdopréférenceà ce qui, dans
l'étatsocialactuel,est le plus sûr acheminementvers le
pouvoir,et quedanslaconstitutionanglaise,la richesse
héréditaireou acquiseétant à peuprès l'uniquesource
de l'importancepolitique, la richesseet les signesde la
richessesontà peuprès les seuleschosesréellementres-
pectées,et la viedes gensestavant tout consacréeà les
acquérir.Je pensaisquetant quelesclassessupérieureset richesdétiennentlepouvoir,l'instructionetleprogrèsde la masse du peuple sont contrairesà leur intérêt
particulierde classesdominantes,parce qu'elles ten-
dentà rendrele peupleplus fort pour secouerlejoug.Maissi la démocratieobtenait une grande part dans
l'exercicedu pouvoirou même la principale,ce seraitalors l'intérêtdes classesopulentesd'activerson édu-
lion,afin de pareraux dangersréelsqui découlentdes
erreurs et surtoutde cellesqui conduiraientà des vio-
lationsinjustesdela propriété.Surcesbases,nonseule-
mentj'étaisaussiardentquejamaisen faveurdesinstitu-
tions démocratiques,maisj'espéraissérieusementque les
doctrinesowénisles,saint-simonienneset autres, opposéesà la propriété,pourraientse répandrelargementparmilesclassespauvres;nonque je lescrussevraies,ouque
UNE CRISE DANS MES IDÉES 105
je désirassequ'on les miten pratique, maisafin que les
classessupérieuresfussentobligéesd'ouvrir lesyeux, et
dos'apercevoirqu'ellesavaientplus à craindredu pau-vre sans éducationque du pauvre instruit. Tel étaitl'étatde mon esprit, quandéclata en France la révolu.
tionde Juillet. Je fus ravid'enthousiasmeet j'en reçus
pourainsidire une nouvelleexistence.Je volaià Paris,.le fusprésenté à Lafayetteet je nouai des relations que
je continuailongtempsavecquelques-unsdes chefs du
parti populnireavancé.Arés monretour,je m'engageaiavecardeur dansles discussionspolitiquesdu temps quidevinrentencore plusvivespar l'entrée au pouvoir du
ministèrede Lord Grey,et la propositiondu bill de ré-
forme.Pendant les quelquesannéesqui suivirent,j'é-crivisbeaucoupdans lesjournaux. C'est a peu prés acette époqueque Fonblanquequi avait depuisquelque
tompsécrit desarticlespolitiquesdans l'Examiner, de-
vint propriétaire et directeurde ce journal.On n'a pasoubliéavecquelleverve,quel talent, quellefinessed'es-
prit il le dirigeapendanttoute lapériodeduministèrede
LordGrey,et quelleimportanceprit cette fouillecomme
principal représentant des opinions radicales dans la
presse.Le caractèredistinctifdujournal deFonblanquevenait entièrementde ses propres articlesqui compo-saientau moinsles troisquarts de tout ce qu'il y avait
d'originaldans chaquenuméro.Quantà mot,je contri-
buai pendant cesannéesplus largementque personneàlacompositiondu dernier-quart.J'écrivaispresque tous
les articles consacrésaux questions françaises, et un
•-sommaire hebdomadairede la politiquefrançaiseque
160 MÉMOIRES
j'étendaisparfoisassez longuement;en mômetempsjedonnaisde nombreuxarticlesde fondsur la politique
générale,sur la législationcommercialeet financièreet
diversarticles sur des questionsqui m'intéressaient,et
parfoisaussidescomptes-renduscritiques de livres.Au
commencementde 4831, j'essayai de reproduire dans
uneséried'articlesintitulés « l'Esprit du siècle» quel-
ques-unesdemes nouvellesopinions,et surtout d'indi-
querdans lecaractèrede notre temps les anomalieset
lesmauxqui résultent du passage d'un systèmed'opi-nionsuséesa un systèmenouveauqui n'est pointencore
complètementconstitué. Ces articlesétaient,j'imagine,
touffus,dépourvusd'animation,et trop peu saisissants
pourse fairetolérer en n'importe quel temps par des
lecteursdejournaux,maisalorsmêmequ'ils eussentétébienplus attrayants,a l'époqueoù ils paraissaient,alors
quedograndsôvênemcnts'politiquesétaient imminents
et occupaienttousles esprits, ilsvenaientà un mauvais
momentet manquèrentleur coup. Le seul effet qu'ilsaient produit,fut sur Carlyle,quivivait alors au fond
de l'Ecosse.Il les lut dans sa solitude,et se dit (c'estde
lui queje l'ai apprisplus tard) «voiciunmystiquenou-veau. » En passant&Londresl'automnesuivant,il s'en-
quit du nomde l'auteur, et nousfîmesconnaissance.J'ai déjà dit que les premiers écrits de Carlylem'a-
vaientfait connaîtrequelques-unesdes idées nouvelles
qui élargirentl'horizon,trop étroit de mes premièrescroyances;maisje ne pensepas que cesécrits, par eux-
mêmes, aientjamais eu aucun effetsur mesopinions.Quoiquede mêmenatureque cellesqueje recevaisd'ail-
UNECR1SKDANSMESIDÏSES 167
hurs, lesidées quej'y trouvaisse présentaientsousune
formeet sousun habillementdesmoinspropres à leur
ouvrirl'accèsd'un esprit dressé commele mien l'avait
été. hn'y trouvaiqu'un brouillardde poésieet de mé-
taphysiqueallemandes,oùje nevoyaisclairementqu'uneforteanimositécontre la plupart des opinions que je
professais le scepticismeen matièredereligion, l'utili-
tarisme, la doctrinedes circonstances, le goût de la
démocratie,de la logique et de l'économiepolitique.Loind'avoirdans le principe rien appris de Carlyle,cene futqu'à mesure queje vins à voirlesmômesidées à
traversdesmilieuxplusappropriésà l'étatde mon esprit
queje lesreconnusdansses écrits.Pourtant le merveil-
leuxtalentaveclequelil les exprimait,faisaitune grande
impressionsur moi,etje fus longtempsun de ses plusferventsadmirateurs; mais le bien que ses écrits me
Tirent,consistaitmoinsà m'apporterdes idéesphiloso-
phiquesqu'à m'animerpar leur poésie.Mêmeà l'époqueoùnosrelationscommencèrent,je n'avaispas assez fait
deprogrésdans ma nouvellemanière,pour l'apprécier
complètement;la preuvec'est queje fis peu de cas du
manuscritqu'il me communiquadesonSarlor resartus,sonmeilleuret sonplusgrand ouvrage,qu'il venait de
finir, etpourtant quandil le publiadeuxans après dans
le Fraser1Magazine,je le lus avec une admirationeh-
thousiasteet le plus vif plaisir. Je ne recherchai pas
Carlyle,et ne cultivaipas sonamitié,à cause peut-êtredes différencesfondamentalesqui séparaientnos doc-
trines.Il s'aperçut bientôt queje n'étaispas un «mys-
tiquenouveau,»et quandpar probitéje lui écrivis une
ses MÉMOIRE
professionde foinette, oùj'exprimais toutesmes opi.nionsqueje savaisqu'il n'aimaitpas, il meréponditqueluprincipaledifférenceentrenousétait queje « n'avais
pas encoreconsciencede monmysticisme.» Jene saisà
quelleépoqueil cessad'espérerquej'étais destinéà de-
venirmystique,mais bienquesesopinionsetlesmiennes
aient subi durant les annéessuivantesdes changements
considérables,nous ne noussommesjamais beaucoup
plus rapprochésque nousnel'étionsdans les premièresannéesdenos relations.Toutefoisje ne croyaispasêtre
unjuge compétentde Carlyle,je sentaisqu'il étaitpoèteet que je ne l'itais pas, qu'il était hommed'intuitionet
queje nel'étaispas, qu'en cette qualité non-seulement
il découvraitavantmoibiendeschosesqueje nepouvaisvoirqu'aprèsqu'on me tes avaitmontrées,et quej'étais
parvenuen tâtonnantù les prouver,maisque très-pro.bablementil envoyaitqui étaientinvisiblespour moi,mêmeaprèsqu'onme les avaitmontrées.Je savaisque
je ne pouvaispas faire le tour de Carlyle,et je n'étais
pas sûr de voirplushaut que lui je n'ai jamais eu la
présomptionde le juger définitivement,et j'attendais
qu'il mefûtexpliquépar quelqu'unqui fût supérieurà
nousdeux,à la foispluspoèteque lui, et plus penseur
que moi, dontl'esprit et le géniecontint celui de Car-
lyteet infinimentdavantage.Parmi les hommesd'un esprit philosophiquequeje
connaissaisdepuislongtemps,celuiavecqui je m'accor-
daisleplus était Auslinl'ainé.J'aidit qu'ilavaittoujoursblâmé notre esprit de secte; plus tard il avait comme
moisubi l'effetde nouvellesinfluences.Nomméprofes-
uni; crise DANS MES idées 160
scur dejurisprudenceà l'Universitéde Londres(aujour-d'huiCollègedol'Université)ilavaitpasséquelque tempsà Bonnpour y préparer son cours; les influencesdela littérature,du caractère allemandet de la sociétéde
l'Allemagneavaientmodifiéd'une manière très-sensibleses idéessur la vie; sonhumeur s'était bien adoucie; ilétait moinsardentà la polémique, ses goûts tournaient
déjà versla poésieet la contemplation.Ilattachait moins
d'importanceque par le passé aux changementsexté-
rieurs delasociété,à moins qu'ils ne fussent accompa-
gnés d'une meilleure culture de la nature interne, il
avait un profonddégoût pour les manières de la vie
anglaise,pourcetteabsenced'idéeslargeset dedésirsgé-
néreux,pourcesobjetsmesquinssur lesquelsles facultésde touteslesclassesdel'Angleterrosonttendues; même,
l'espèced'intérêtpublicdont lesAnglaisse préoccupent,il le tenaiten petite estime. Il pensait qu'il y avait un
bienmeilleurgouvernementau pointde vue politiqueet,cequi estassezvrai, infinimentplusde soinde l' éduca-
tionetdu perfectionnementdel'espritdans tousles rangsdu peuple,sous la monarchie prussienne que sous le
régimereprésentatifde l'Angleterre et il tenaitavecles
économistesfrançais que la sécuritéréelle d'un bon
gouvernement,est « un peuple éclairé,» cequi n'estpas
toujourslerésultatdes institutionspopulaires,et qui, si
on pouvaitl'obtenir sans elles, les remplaceraitavec
avantage.Bienqu'ilapprouvât le billde Réforme,ilpré-
disait, cequiarrivaen effet, qu'il ne produirait pas les
grandes améliorationsdans le gouvernementqu'on en
attendait.Leshommesqui pourraientfaire ces grandes
170 MÉMOIRES
choses,disait-il, n'existaientpas dansle pays.11y avait
biendespointsde sympathieentrelui et moi, tant dans
les nouvellesopinionsque j'avaisadoptéesque dans les
anciennesqu'ilconservait.Commemoiil ne cessajamaisd'êtreutilitaire; et avec tout son amour pour lesAlle-
mands,et songoûtpour leurlittérature,il ne se récon-
ciliajamais le moins du mondeavecla métaphysiquedes principesinnés.11s'abandonnaitde plus en plusà
uneespècedereligiongermanique,composéede poésieet de sentimentavecpeu ou point de dogmespositifs;en politique,oit je m'éloignaisle plus de lui, il avait
contractéune indifférencetrès-voisineduméprispourle
progrèsdes institutionspopulaires,maisil se réjouissaitde ceuxdu socialisme,il y voyaitle moyen le plus effi-
cacedecontraindrelesclassespuissantesà faire l'édu*cationdupeuple,et aussi defairecomprendreaux pro-létairesqu'il n'est qu'un seul moyenréel d'améliorerd'une façonpermanenteleur conditionmatérielle,c'estde limiterleur nombre.Il n'étaitpasalors radicalement
opposéau socialismeen lui-même,considérécomme
résultatdéfinitifdu progrès. Il traitait avec très-peude
respectcequ'il appelait a lesprincipesuniverselsde la
nature humainedes économistes,Det insistait sur la
preuvefourniepar l'histoire et l'expériencede chaque
jour en faveurdela « flexibilitéextraordinairedela na-
ture humaine»(expressionqueje luiai empruntée) il
ne croyaitpaspossiblede poserdeslimitespositivesaux
aptitudes morales qui pourraient se développerdans
l'humanité,sousl'impulsiond'unedirectionéclairéedes
influencesde la sociétéet de l'éducation.A-t-ilconservé
UNECRISEDANSMESIDÉES 171
cesopinionsjusqu'à la fin de sa vie?je ne sais, mais
assurémentlesidéesde ses dernières années,et surtout
de ses dernières publications,étaient plus aristocrati-
(luesque cellesqu'il soutenaitalors.
Arrivéla, il me semblaitque j'étais bien loin de la
façonde penseret dosentir de monpère, plusloin même
qu'uneexplicationcalmeet une revue complètedo nos
opinionsrespectivesne l'aurait montré. Maismon pèren'étaitpas un hommeavec lequel on pût engager une
discussioncalme et à fond sur les pointsfondamentaux
de doctrine,et moinsque personne lepouvaitcelui qu'ilconsidéraiten quelquesorte commeun déserteurde son
drapeau.Par bonheurnousétions toujoursparfaitementd'accordsur les questionspolitiquesdujour, qui absor-baientson attention,et devenaienta peuprès exclusive-
ment l'objet de sa conversation.Sur les questionsoù
nousn'étionspas d'accord,nous parlions peu. Ii savait
quel'habitude de penserpar moi-même,qu'il m'avait
donnéepar sonsystèmed'éducation,meconduisaitquel-
quefoisà penserautrementque lui, et il s'apercevaitde
tempsen tempsque je ne lui avais pas dit combienje
m'éloignaisde ses idées.Je n'attendais aucunbien,mais
au contraire des désagrémentspour lui comme pourmoi,d'unediscussionde cesdifférences;je ne les expri.maisjamaisque lorsqu'ilformulait une opinion ou un
sentimentincompatiblesavec les miens,de telle façon
quemonsilenceeûtpu faire douter de maloyauté.Ilmereste à parlerde ce que j'ai écrit pendant ces
annéesavecles articlesque je fournissaisauxjournaux;cefut un travailconsidérable.En 1830ou 1831,j'écrivis
172 MÉMOIRES
les cinqessaisque j'ai depuispubliéssous latitre à Es-
sais mr quelquesquestionspendantesd'Économiepoli-
Uque;ils étaient alors à peu prés ce qu'ils sont au-
jourd'hui,si cen'est qu'on1833 je refis une partiedu
cinquièmeessai. Je lesavaisécritssansintentionde les
publierimmédiatement,etlorsqu'aprèsquelquesannées,
je tesoffrisà un éditeur,il lesrefusa. Ils ne furent im-
primésqu'en 1844.aprèsle succèsde mon Systèmede
Logique.J'avais repris aussi mes méditationssur la
logiquej'étais intrigué,commetant d'autresavantmoi,du grandparadoxede la découvertede vérités nouvelles
par le raisonnement.Lefait ne laissait aucun doute.11
n'yavaitpasdavantagelieude douter que tout raison-
nementpeutse ramener à dessyllogismes,et quedans
tout syllogismela conclusionest effectivementcontenue
et impliquéedanstes prémisses.Commentdonc,si elle
y est contenueet impliquée,peut-elleêtre une vérité
nouvelle?commentse peut-ilque les théorèmesde la
géométrie,si différentsen apparence des définitionset
desaxiomes,ysoientcontenus?11yavaitlà une difficulté
quepersonnen'avaità monavissuffisammentsentie,et
qu'entout cas personnen'avaitréussi à éclaircir. Les
explicationsprésentéesparWhalelyet pard'autres logi.ciens,bienquesusceptiblesde donner satisfactionpourun temps, me semblaienttoujours laisser planer un
nuagesurla question.Alafin, en lisant pour lasecondeou troisièmefois te chapitresur le raisonnementdeDu.
gald Stewart, et m'interrogeantsur chaque point, je
poussaiaussiloinque possibleles idéesque le livreme
suggérait,J'en rencontraiune sur l'usage des axiomes
UNECRISEDANSMESIDÉES 17:)
dansle raisonnement,queje ne me rappelaispas avoir
encoreremarquée en lisant ce philosophe,mais qui me
parut, quand j'en fis l'objet de mes méditations,vraie
non-seulementpour les axiomes»maispour toutes les
propositionsgénéralesde quelquenature qu'ellessoient,et très-propre à servir de clef pour la solutionde l'é.
nigme. Cefut le germede la théoriedu syllogismequo
j'ai proposée dans le second livre de monSystem de
Logique;je la fixaisansretard en la rédigeanten entier.
Alors,non sansmeflatterde l'espérancequeje pourrais
composerun livreoriginalet de quelque valeur sur la
Logique,je me misà écrire mon premier livred'aprèsle planimparfait quej'avais déjà tracé. Ce que j'écrivisa été la base de la première partie du traité suivant,mais ne contenait pas la théorie des genres que j'a-joutaiplus tard, etquime fut suggéréepar desdifficultés,sanscelainextricables,que je rencontraiquandje voulus
traiter le sujet qui faitla matière des derniers chapitresdu troisièmelivre. Arrivélit, je fis une halte qui dura
cinqans; j'étais à boutde ressources;je ne pouvaisrien
fairede satisfaisantsur l'induction, ù celle époque. Jecontinuaià lire tout livrequi me semblaitpromettrede
jeter un nouveaujour sur ce sujet, et àm'enassimilerles
résultais autant que possible mais pendant longtemps
je netrouvai rienqui muparût ouvrir un champ nou-
veauà mes méditations.
En1832j'écrivisplusieurs articles pour la premièresérie du Tail's Magazineet pour un journal trimestriel
appelé le Jurist, fondé et soutenu pendant quelquetempspar un grouped'amis, tousjurisconsulteset par-
174 MÉMOIRES
tisansde la réformede la législation»avecplusieurs
desquelsj'étais lié. Cetarticle est celuisur les droits et
les devoirsde l'État relativementaux propriétés des
corporationset de l'Église,qui se trouve en tête dela collectionde mes Dissertationset Discussionsoù se
trouveaussi l'un de mes articles écrits pour le Tait's
Magazine,La Jongleriede la circulation. Dansla tota-
litédece que j'ai écrit avant ces deux articles,il n'y a
rien qui ait conservéassez de valeur pour mériter la
réimpression.L'articledu Jurist qui, je le croisencore,est unediscussiontrès-complètedes droitsde l'Etat sur
les fondations,montraitles deuxfacesde mesopinions;
j'affirmais,aussi nettementque j'avais pu le faire en
d'autres temps, que toutedotationest une propriéténa-
tionale,que le gouvernementa le pouvoiret le devoirde régler; mais contrairement à ce que j'aurais fait
auparavant,je ne condamnaispas les dotationsd'une
manièreabsolue, et je ne proposais pas que l'état s'en
emparâtpour payer la dette nationale; au contraire,jesoutenais énergiquementqu'il importait de conserver
une ressourcepour l'éducation,qui ne dépendit pas de
la simpledemandesur le marché, c'est-à-direde la con.
naissanceet du jugement de la moyennedes parents,maisen vue d'établir et demaintenir un type d'instruc-
tion plusélevéque celui que demandentles acheteurs
de cet article d'échange. Par la suite mes réflexions
n'ont cesséde confirmeretde fortifiercesopinions.
CHAPITREn
Commencement do l'amitié la plus précieuse de ma vie. Mort demon père Mes écrits et mon rôle jusqu'en 1840.
C'est a cemomentdu développementde monesprit,
quej'ai nouél'amitiéqui a été l'honneuret leplusgrandbonheurde ma vie,aussi bien quel'originede presquetoutce quej'ai faitjusqu'ici, ouquej'espère faireencore
pour l'améliorationdes conditionsde l'humanité. C'est
en 4830 que je fus pour la premièrefoieprésentéà la
femme,qui aprèsune amitiéde vingtans consentità de*
venir mon épouse.J'avais alors vingt-cinqans, elleen
avaitvingt-trois.Cetteprésentationrenouait entremoi
et lafamillede sonmari de vieillesrelations.Songrand-
père vivaità NewinglonGrcen dansune maisonvoisinede celle de mon père, et pendantmonenfancele vieux
gentlemanm'invitaitquelquefoisà jouer dans son jar-din. C'était un beau type du vieuxpuritain écossais,
grave, sévère, fort,mais très-bonpour les enfants,sur
qui les hommesde ce genre fonttoujoursune grande
impression,Il se passaplusieursannéesaprèsma pré-
176 MÉMOIRES
sentalionà MadameTaylor avantqu'uneintimitéet une
confiancecomplète s'établissententre nous; mais jesentis tout d'abord qu'elle était laplus admirableper-sonnequej'eussejamaisconnue.Sansdoute, elle n'était
pas encorela femmesupérieurequ'elleest devenuede-
puis,et personneà l'âge qu'elleavaitalors, quandje la
vispour la premièrefois,ne sauraits'élever àcettehau.
teur.Ceserait encoremoinsvrai d'elleque de touteau-
tre. Ilsemblaitquece fûtpar uneloidesa proprenature
qu'ellefitspontanémentdes progrèsdetout genre et de
l'ordrele plus élevé, par une sortede nécessitéqui ré.
sultait de l'ardeur avec laquelleellese portait vers le
progrès,et dela tendancenaturellede sonespritquine
pouvaitrien observerni rien éprouver,sans en faireune
occasionde serapprocherdel'idéalde la sagesse.Quand
je la vis pour la première fois, sa riche et fortenature
ne s'était encoredéveloppéequ'en conformitéavecla
typeacceptédu génieféminin.Pour lemonde,eUeétait
unefemmebelleetspirituelle, avecun air dedistinction
naturellequi frappaittous ceuxquirapprochaient.Pour
ses amis, c'était une femmed'un sentimentprofondet
fort, d'une intelligencepénétranteet rapide, d'unena-ture méditativeet poétique.Mariéede bonneheureà un
hommeloyal, excellentet considéré,d'opinionslibé-
rales et d'une bonne éducation,mais qui n'avait paspour les chosesde l'esprit et pourles arts le goûtquil'eût placé au niveaude sa femme, elle trouva en
lui un ami sûr et tendre; de son côtéelle lui témoignal'estime la plus sincère et la plus solide affection
pendantsavieet lesplusprofondsregretsaprèssa mort.
I/AM1TIKLA PLUS PRECIEUSE DE MA Vit) i??
42
Excluepar l'incapacitésocialequi pèse sur lesfemmes
detoutemploidignede ses plus hautesfacultésqui leur
eûtpermisd'agir sur le monde, ellepassaitdans la mé-ditationuneviequitirait seulement sa variétéducom-
mercefamilierqu'elleentretenait avecun petitnombre
d'amis. Parmi eux,une femmede génie, mortedepuis
longtemps,seule lui ressemblait par l'intelligenceeti
par le cœur;mais tous les autres partageaientplusoumoinsses sentimentset ses opinions.J'eus le bonheur
d'êtreadmisdanscecercle, et je m'aperçusbientôtqueMadameTaylorpossédaitréunies lesqualitésqueje n'a.
vaisrencontréesqu'isolementchezlesautres personnes
que j'avais connues.Au-dessus de toute espècede su-
perstition,sans en excepter cellequi attribue une pré-tendueperfectionà l'ordre de la Natureet de l'Univers,elleprotestaiténergiquementcontreles nombreuxabus
qui font encorepartiede la constitutionde lasociété.Toutefoiscettelibertéde penséeet ces protestationsnevenaientpas de la logique d'un espritrigoureux,mais
de la forceet de l'élévation des sentiments elless'al-
liaientd'ailleursàun naturel pleinderespect.Lecarac-
tère généralde son intelligence,son tempérament,et
son organisationm'ont conduit souventà la comparer,tellequ'elleétaiten ce temps-là,au poèteSlietley mais
pour la portéede l'intelligence et la profondeurdes
pensées,Shelley,au point où une mortprématuréefa
arrêté, n'était qu'un enfant en comparaisonde ce
qu'elle est enfindevenue.Dans les plushautesrégionsde laspéculationphilosophique,comme dansles plus
petitesaffairesde la viede chaque jour, sonespritélaitt
178 MÉMOIRES
uninstrumentquigardaittoujoursla mêmeperfectionil
perçait jusqu'au cœur, jusqu'à' la moelle de chaque
question;jamaisl'idéeessentiello,jamais le principene
lui échappaient.Cetteprécision,cette rapiditéd'exécu.
tion qui caractérisaittoutes les facultésde son espritaussibienque cellesde la sensibilité,jointesà sesdons
de sentimentet d'imagination,auraient pu faired'elle
une artiste accomplie.Son âme ardente ettendre,son
éloquencevigoureuseen auraient faitcertainementun
grandorateur. Enfinsi la carrière politique avaitété
ouverteaux femmes,sa profondeconnaissancede lana-
ture humaine, le discernementet la sagacitedontelle
faisaitpreuvedans la vie pratique,lui auraientassuré
un rangéminentparmiles chelsde l'humanité.Cesdons
de l'intelligenceétaientmisau servicedu caractèremo.
ral le plus noble à la foiset le mieux équilibréque
j'aie jamais rencontrédans le monde. 11n'yavaitpastraced'égoïsmechez elle, nonpaspar l'effetd'unsys.tèmede devoirsenseignés,maispar refletd'uncœurquis'identifiaitaveclessentimentsd'autrui et allaitjusqu'àl'excèsde leur prêter par l'imaginationtoute la force
dessiens.On aurait pu croire que la passionde lajus.tice était chez ellela pluspuissante, n'eûtété unegé-nérositésans borneet une tendressequ'elleétait tou-
jours prête à répandresur toutenaturecapablede té-
moigner,par leplus léger sentimentde retour, qu'ellelesressentait.Lesautresqualitésmoralesqui achevaient
de lacaractériserétaienteu harmonieavec ces perfec-tionsde l'esprit et ducœur. A la plus noble fiertéelle
alliait la modestiela plus franche elle se montrait
L'AMITIÉLAPLUSPRÊC1ËUS1ÎDBMAVIE 170
d'une simplicitéet d'une sincéritéabsolueavectoutes
lespersonnesquiétaient faites pour sentirleprixdeces
qualités. Elle marquait un suprême méprispour tout
cequiest bas ou lâche elle s'enflammaitd'indignationen présenced'une action qui révélaitdans la conduite
outa caractèrede son auteur, des penchantsbrutaux,
tyranniqnes,perfidesou honteux.Néanmoinsellesavait
l'airela plus large distinctionentre les fautesqni sont
mata in se et cellesqui ne sontque mataproltibita,en-
tre les actes qui témoignentd'un fondsde méchanceté
dans le sentimentet dans le caractère, et ceuxquino
sont que des violationsde conventionsbonnesoumau-
vaises, fautes quipeuvent être bonnesou mauvaisesen
elles-mêmes,maisqui sont susceptiblesd'être commises
par des personnesd'ailleurs dignes d'attachementetd'admiration.
il n'était paspossibleque je fusse admisa nouerdes
relationsd'esprit avec une personnedouéede si pré-cieusesqualités,sansque j'en ressentisseune.infiuence
bienfaisante;sans doute l'effetne se fitsentir quepeu apeu, etil s'écoulaplusieurs années avantquesonespritet le mienen vinssentpar leurs progrèsà cettecommu-
nion parfaite qu'ilsfinirent par réaliser.Danscecom-
merceje retirai bienplus d'avantagesqueje nepouvais
espérerd'en procurer.Pour elle,qui étaitd'abordarri-vée à ses opinionspar l'énergie et l'effort continudu
sentimentmoral, elle pouvaitsansaucundoutetrouver
aideet encouragementchezune personnequi étaitpar-venueaux mêmesrésultats par l'étude et le raisonne-ment dans les progrès rapidesque fit son esprit,son
180 MÉMOIllEB
activitéintellectuellequi transformaittoute idéeonno-
tion précise,m'empruntasansdoute, commeelleenpui-sait à d'autres sources,bonnombre desmatériauxdont
ellese servit. Je n'en finiraispas si je voulaisdire en
détailtout ce que je lui dois,ne fût-ce qu'au pointde
vue de l'intelligence.Je n'en toucheraique quelquesmots qui donnerontune idéegénéralebienqu'imparluitfdes servicesqu'ellem'arendus.Pourceuxqui, a l'exem-
ple des plus sages et desmeilleurs des hommes,sont
mécontentsde l'étalactuelde la société,et qui sontplei-nementconvaincusde la nécessitéd'y apporteruneré*
formeradicale, il y a deuxpoints de vue. Lesunspor-tent leurs regardssur lesfinsdernières,sur leséléments
essentielsde l'idéal le plus élevé qu'on puisseréaliser
dans lasociété les autres s'attachentaux améliorations
d'une utilité immédiateJtpratique. Acesdeuxpointsde
vue,j'ai plusgagnédanssonenseignementqu'auxautres
leçonsoùj'ai pu puiser.Adire vrai, c'est dans cesdeux
pointsde vue extrêmesque gît surtout la vérité.Toute
ma forcemo venaitdo t'éludedes sciencesmoraleset
politiques,régionintermédiaireincertaineetpérilleuse;
j'avais accepté des solutionstoutes faites, j'en avaistrouvé moi-mêmeen économiepolitique,en psycholo-
gie analytique,enlogique,en philosophiede l'histoire,commesur d'autres sujets, et ce n'est pas la moindre
des obligationsquo mon intelligencedoit à cettenoble
femme,que de m'avoirconduità un scepticismesageà
l'égardde ces solutions.Je ne renonçai pas pourcelaàtirer des questionsauxquellesj'appliquaisloyalementlesfacultésde mon esprit, toutes les solutionsqu'elles
I/AMIT1È LA PLUS PRÉCIEUSE DE MA VtlS t8t
comportaient,maisj'appris a être réservé,amegaiderde les affirmerou de les proclameravecune confiance
que ce genre de spéculationne saurait admettre.Bien
plus,la mômeinfluencedisposamon esprit non-seule-
mentà accueillirmais à embrasseret à rechercheravec
ardeurtout cequ'on pouvaittrouverde plus clair en fait
de vues, de plus fort en fait de preuves,mêmesur les
questionsquiavaientfait leplus l'objet de mes médita-
tions.On m'a souventadressédes élogesdont, a mon
avis,je ne mérite qu'une partie, pour avoir misdans
mesécrits, à cequ'on dit, un esprit pluspratiquequeceluiqu'on rencontre chez la plupart des penseursquise sont occupésdes questions les plus générales.Les
œuvresoit l'ona observécette qualité,n'étaientpas des
œuvres d'un esprit unique,mais de la fusionde deux
espritsdont l'un portait autantde senspratiquedansses
jugementsdeschosesprésentes,que d'élévationet d'au-
dacedans sesprévisionsrelatives&unaveniréloigné.
Toutefois,aumomentoùnousen sommes,l'influencede MmeTaylorétait seulementl'une de cellesqui con-
tribuaient à donnerà mesprogrèslecaractèrequ'ilsont
présentédanslasuite; et mêmeaprèsque cette influence
futdevenue,je le dis sincèrement,le principedirecteur
duprogrèsde monesprit, elle ne me fitpas changerdevoie seulement,en mêmetempsqu'ellemedonnaitplusd'audace,ellem'inspiraitplusdesagesse.Laseulerévo*lutionréellequi se soit jamais accompliedansmafaçonde penser, était déjà achevée.Mestendancesnouvelles
avaientbesoind'être affermiesa certainségardset mo-
dérées à d'autrespoints do vue. Maisle seulvraichan-
182 MÉM01HES
gementqui clôts'opérer encoredans mes idéesse rap-
portaità lapolitique.Ilconsistaitd'unepart à rapprocher
davantagemesvuessur l'avenir de l'humanitéd'unso.
cialismemodéré»etd'autre part àdétournerun peu mon
idéalpolitiquede ladémocratiepure telleque sesadhé-
rentsla comprennentd'ordinaire, pour lerapprocherde
la formededémocratieque j'ai décrite dans mesConsi-
dérationssurk Gouvernementreprésentatif.Cedernier changementqui se fit très-lentementdate
del'époqueouje lus, ou plutôt j'étudiaila Démocratie
enAmériquede bi. de Tocquevillequi me parvintpeu
aprèsson apparition.Dans cet ouvrageremarquable,1U.de Tocquevillesignalait les avantagesde la démo-
cratie d'une façonplus décisiveparcequ'elleétaitplus
spécifiquequ'aucunede cellesque j'avaispu rencontrer
mêmedans tes écrits des démocratesles plus enthou-
siastes.D'unepart, l'auteur jetait une vivelumièresur
tousles dangersqui menacentla démocratieconsidérée
commele gouvernementde la majoriténumérique,et il
les soumettaitl'un après l'autre û une analysemagis-trale,non poury trouver des raisons de combattreune
formede gouvernementqu'il considéraitcommele ré*
suttatinévitabledu progrèshumain, maispour signalerles points faiblesdu régimedémocratique,et pouren
indiquerlescorrectifs,qui donnentlibre jeu à ses ten-
dancesbienfaisanteset neutralisentou affaiblissentses
tendancesfâcheuses.J'étais à celte époquebien préparé
pour des études de ce genre et dès lors mes propresidéesse développèrentde plus en plus dans le même
courant.Cependantles modificationsqui «'en suivirent
L'AMI HÉ LA PLUS PRÉCIEUSE DE MA VlÈ 183
dansmes croyancespolitiques,considéréesaupoint devuepratique,mirent plusieursannéesà s'accomplir.Ons'en apercevrai en comparantlepremierexamende la
DémocrulkmAmérique,quej'ai écrit etpublicen 1835,aveccelaide 4840 imprimédans mes Dissertations,etcedernier écritavec lesConsidérationssurle Gouverne.ment.
De l'étudede 'focqueville,je tirai aussi un grand
profitrelativementà une questionqui touchede près à
celle de la démocratie;je veux parler de la centralisa-tion. L'analysephilosophiquepuissantequ'ilappliquaittal'expérienceen cours d'exécutionen Amériqueet en
France, l'amenaità attacher la plus grandeimportanceà ladoctrinepolitique qui veut qu'on laisselescitoyenstaire eux-mêmesla plus grandepartie desaffairescol-
lectivesdelasociété, quipeuventsans inconvénientêtre
abandonnéesà leur initiative,et que lepouvoirexécutif
n'interviennejamais, soit pour annuler leur initiative,soit pour leurimposer le modesuivant lequelelledoit
s'exercer.Il considérait l'exercicelibre de l'activitédu
citoyendansle domainepolitique,non-seulementcomme
lemoyenleplus efficacede faire l'éducationdes senti-
ments sociaux,et d'habituer aux affaires l'intelligencedu peuple,deuxchosesd'une si grande importance,et
si indispensablesà un bon gouvernement,mais aussi
commeleremèdespécifiquede quelquesvices caracté-
ristiquesdela démocratie, et comme un moyenqui la
préserve d'aboutir, en dégénérant à l'unique forme
de despotismequi, dans lemondemoderne,soitun dan-
ger réel, le gouvernementabsolu du chefdu pouvoir
484 MÉMOIRE»
exécutif sur un troupeau d'individusqu'aucun lien
n'unit, tous égaux,mais tousesclaves.Sansdoute,il n'yavaitaucun péril immédiatde ce genreen Angleterre,
puisque les neufdixièmesdes affairesintérieures,quiailleurssont l'attributdugouvernement,yétaienttraités
pardes organesquin'en dépendaientpas; où la centra-lisationétait, etest l'objet non-seulementd'une désap-
probationrationnelle,maisd'un préjugéirrationnel;où
lajalousiepour l'interventiondu gouvernementétaitunsentiment aveugle,qui prévenaitou combattaitmêmel'initiativela plusavantageusede l'autoritélégislative,
pour corriger lesabusde cesadministrationsqui sedon-
nent pour des gouvernementslocauxet quine sont tropsouventqu'une exploitationdes intérêtslocauxau profitd'intérêtsdecoteries,par une oligarchiede clochercom-
poséede faiseurset d'esprits bornés.Maisplusil était
évident que le public courait au-devantdes dangersdu système opposéà la centralisation,plus il y avait à
craindreque lesréformateursphilosophesne tombassentdansl'erreur contraire,et ne méconnussentlesinconvé-
nientsdont la tristeexpérienceleur avaitétéépargnée.Je me trouvais moi-même,à cette époque, engagéactivementdans la défense de mesuresimportantes,tellesque la grande réformede la loi des Pauvresde
1834-,contre desrécriminations irrationnellesfondées
sur le préjugé anti-centratisateur.Sans les leçonsqueje tirais de Tocqueville,je ne sais si je ne meseraispaslaissé glisser, commetant de réformateursavantmoi,dansl'excèsopposéà celuiquej'avaisà combattre,parce
que c'était le seulqui régnâtdans monpays.Je manœu*
L'AMITJÊ LA PLUS PMÉC1BU8B DE MA VUS 185
vraiavecsoinentre les deuxerreurs, et quej'aie ou nonréussi â me tenir entre ces deux dangersa la distance
convenable,j'ai au moins signalé avecune égaleinsis-tance tesmauxque chacunedeces erreurs entraîne, et
j'ai fait une étude sérieuse des moyens d'accorderles
avantagesdesdeuxtendances.
En attendant,l'élection du parlement qui suivait la
réformeavaiteu lieu. Plusieursdes plus notablesde
mes amiset de mes connaissancesdu parti radical,
Grote,Bocbuck,Butter, Sir WilliamMolesworth,John
et EdwardRomillyet plusieursautres encore,en tai-
saient partie, outre Warburton,Strult et autres qui
déjà siégeaientau parlement.Ceux qui pensaientpar
eux-mêmes,et que leurs amisappelaientradicauxphi-
losophes,avaientdésormais,à ce qu'il semblait, une
belle occasionils se trouvaientdans unesituationbien
plus avantageuseque jamaispour montrer ce dont ils
étaient capables.Aussi bien que mon père,je fondais
sureuxdegrandesespérances;ellesdevaientêtre déçues.Leshommesétaient loyauxet (idélesà leuïsopinions,au moinspar leurs voteset souventen dépitd'unpro-fond découragement.Quandon proposaitdesmesures
en désaccordflagrant avec leurs principes,commepar
exemple,le bill pour réduire l'Irlande, ou celui pourréduire le Canada en 1837, ils se mirenten avanthé-
roïquement,et bravèrent lespréjugéset la haineplutôt
que de déserterla cause du droit. Maisen somme,ils
lircnt peu pour l'avancementde leurs opinions; ils
étaientpeu entreprenants, peu actifs; ils laissèrent la
directiondela fractionradicalede la ChambredesCom-
î
486 MÉMOIRES
munesa des mainsvieillies,à Hume et à O'Connell.Il
faut faire uneexceptionen faveur d'unoudodeuxdes
plus jeunes, etil faut dire en faveurde Roebuck,titre
a une éternellegratitude,que dès la premièreannée
qu'il siégeaauparlement,il créa (ou fit renaîtreaprèsune tentativeinfructueusede Drougham)le mouvement
parlementaireen faveurde l'éducationnationale.Il futle premier à entreprendreune lutte que pendantplu-sieursannéesilfut presqueseul à soutenirenfaveurdu
self-governmentdes colonies.Nul autre en somme,mêmeparmiceuxdontonattendaitle plus,n'a rienfait
qui vailleces deux choses.Aujourd'hui,quandje jetteun coup d'œil calmesur le passé,je puis reconnaître
que cetteinsuffisancetenaitmoins que nousne lesup-
posionsà la fautedes hommes nousavionstropattendu
de leur présenceau parlement.Ils étaient dansdescir-
constancesdéfavorables.Ilsarrivaientdansunepérioded'inévitableréactionqui dura dixans. L'excitationde la
Réformeétaitpassée,et une foisque lesquelquesamé-
liorationslégislativesquele publicréclamaitréellement,eurentété rapidementaccomplies,lepouvoirrevintparune pente naturelleaux mains de ceuxqui pensaient
qu'il fallait conserverles chosescommeellesétaient;
l'esprit publicaspiraitau repos etse sentaitmoinsdis-
posé que jamaisdepuisla guerre a se laisserentraîner
par tes effortsqu'onfaisait pour mettre de nouveauen
jeu le sentiment réformisteen faveur d'autresobjets.Il aurait fallu un grand meneurpolitique(et personnen'estblâmabledene pas être à lahauteurdecettetâche)afind'accomplir,au moyende la discussion,au seindu
L'AMlTlfc LA PLUS PHÉCIEUSB DE MA VIE 187
parlement,dograndeschoses,tant que la nation restait
dans cet état d'apathie.Monpère et moi nousespérions
qu'il surgiraitun chef capable de grandes choses;un
personnageà vuesphilosophiqueset doué detalentscapa-bles deconquérirla faveur populaire,qui donneraitdu
cœur auxmembresdu parlementplus jeunes ou moins
distingués qui bientôt se presseraient autour de lui,
qni les emploierait,dans la mesure de leurs talents,a
présenterau publicdes idées avancées,qui se servirait
dola Chambredes Communescommed'une tribuneou
d'une chaire pourfaire l'éducationde l'esprit public,et
le lancer,qui forcerait lesWhigsà recevoirde sesmains
des mesureslégislativeset à lesvoter,ou qui leur arra-cherait la direction du parti de la réforme. Cechefpo.
litiquese fût rencontré,si mon père eût été au parle*ment.Faute d'untel chef, les radicaux instruits furent
réduitsà n'être que la yaucliedu parti Whig.Pénétré
d'un sentimentvif et, commeje le crois aujourd'hui,
exagérédes chancesde succèsoffertesaux radicauxs'ils
faisaientun effort,fût-il même médiocre,en faveurde
leurs idées, je travaillai depuis cette époque jusqu'en1839, autant par mon influencepersonnellesur quel-
ques-uns d'entreeux que parmes écrits, àleur mettre
dans la tête des idées, et dans le cœur des projets.Je fisquelquebien avecCharles Buller, unpeu avecSir
WilliamMotesworth,quirendirentdesserviceséminents,
maisqui malheureusementfurent enlevésau moment
où ilscommençaientà serendre utiles.En sommepour-
tant, monattentefut frustrée.Pour avoir quelquechance
de réussir il eût fallu une position diflérenlede la
488 MEMOIRESmienne. Cette tilcheconvenaitseulement&un homme
qui, en possessiond'un siégeau parlement,mêléchaque
jour auxmembresradicaux,eût pu prendre lui-môme
l'initiative,etqui au lieudepresserunautredese mettre
en têle, s'y serait placé et aurait invité les autresà lesuivre.
Ceque je pouvaisfairepar la plume,je le fis,Durant
l'année1883,je continuaià travailler pour l'Examiner
avecFonhlançmc,qui à cetteépoqueluttait avecardeuren faveurdu radicalismecontre le ministèrewhig.Pen-dant la sessionde 1834,j'écrivis des commentairessurles événementsdu moment,dans le genre d'articlesde
journaux, sous le titre de Notessur les journaux, et
qui parurentdans le MonthlyBepository,revue dirigée
par M.Fox, bien connu commeprédicateuret orateur
politique,et plus tard commemembredu parlementoù
il représentait Oldham. Je venais de faire sa connais-
sance,et c'est surtout à causede lui que j'écrivisdans
sa revue. Je lui fournis plusieurs acticlesdont le plusconsidérable(Théoriedela Poésie)est réimprimédans
mes Dissertations,Ensemble, les écrits (indépendam-mentdes articlesdejournaux)que je publiai de 1832â
1834 forment la matière d'un gros volume. Il faut y
comprendredes extraits de divers dialoguesde Platon
avec des remarques préliminaires que j'avais écrites
plusieurs années auparavant, mais que je ne publiai
qu'en 1834.J'aieu par la suite l'occasiondereeonnattre
qu'elles avaientété lues, et qu'elles avaientcontribué
plusqu'aucunde mesautresécrits jusqu'àcetteépoque,a l'aireconnaîtrete nomdeleur auteur. Pourcompléter
L'AMITIÉLAPLUSPRÉCIEUSEDEMA\IE 180
l'histoirede mes écrits à cette époque,je puis ajouter
qu'en1833, â la demandede Bulwer,qui venaitde finir
sonouvrage,L'Angleterreet les Anglais, ouvragealors
bienplus avancéque l'esprit public,j'écrivis pour lui
un compte-renducritique de laphilosophiede fienlham;il n'en inséradans son texte qu'une faiblepartie,maisitimprimale reste avecdes remercîmentset desélogesdansun appendice.C'est de cettemanière quepour la
premièrefoisje livrai à la presse,à côté des jugementsfavorablesqueje portais sur la philosophiedeBentham,lesjugementsdéfavorablesquem'inspiraitune doctrine
oitje nepouvaisreconnaitre unephilosophiecomplète.Maisune occasions'offritbientôt,qui semblame don-
ner le pouvoird'aider et en mêmetempsde stimuler le
partides e radicaux philosophesa (1) d'une façonplusefficacequeje n'avais pu le faireencore.Undes projetsdontje m'étaisentretenu parfoisavecmonpère et quel-
ques radicauxdu parlementoudu dehors qui fréquen-taient samaisonétait lacréationd'un organepériodiquedu radicalismephilosophique,destinéà prendrelaplace
que la Revuede Westminsteravait dû occuperselon
l'intentionde ses fondateurs.Onalla jusqu'à mettre en
discussionles contributionspécuniairesqu'on pourrait
rechercher,et le choixd'un directeur. ToutefoispourCittcfoisVidéen'eut pasde suite.Maisdansl'étéde 834,
t. Dansanarticledu1835,J. S.Mitldonnaittrés-fineroentuneclassificationdes diversgenresderadicalismeilappelaitalorsradicauxphilosophesceuxqui«suiventla mêlhoâoordinairedesphilosophes,et qui. lorsqu'ilsontà discuterdesmoyens,coinmenèrentparconsidérerlafin,quivoulantobteniruneffetsepréoc-cupentdescauses.»(Trac/.).
IU0 MÉMOIRES
SirWilliamMolesworth,hommed'étudelaborieux,pen*seur et métaphysicienrigoureux,capabled'aiderlacause
par sa plumecommepar sa bourse,offrit de fonderla
revue, pourvuque je consentisseà en être le directeur
réel, si je n'en pouvaisêtre le directeurostensible.Une
propositiondece genre n'était pas &refuseret la revue
fut fondée,d'abord sous le titre de LondonBeview,et
plus tard sousceluide Londonand WestminsterReview
aprèsque Molesworlheut achetélaBévuedeWestminsterâ son propriétaire le général Thompson,et tonduen*
semblelesdeuxrevues. Dansles années183/*et 4840la
direction dela Revue occupa la plus grandepartiede
mesloisirs.Aucommencement,eUoétait loin»dansson
ensemble,de représentermes opinions,J'étaisobligéde
fairebeaucoupde concessionsâmes inévitablesassociés.
La Revueétaitfondéepour représenterlesradicauxphi-
losophesavecla plupart desquelsj'étais en désaccord
sur bien des points essentiels,et parmi lesquelsje ne
pouvaispasprétendreàjouer le principal rôle.Le con-
cours de monpère,commeécrivain,noussemblaità tous
indispensable,etil contribua largementà la rédaction
de la Revuejusqu'à sa dernièremaladie.Par les sujets
qu'il traitait, par la forceet la décisionaveclesquellesses opinionss'y exprimaient,les articles de mon pèredonnèrentau débutà la Revueleur ton et leurcouleur
plusque lesarticlesd'aucun autre collaborateur.h ne
pouvaisexercersur les écrits demonpère monpouvoirde directeur, etj'ai été quelquefoisobligéde lui sacri-
fiercertaines partiesdes miens.Les doctrinesde l'an-
cienne Revue de Westminsterquelquepeu modifiées,
L'AMlîlH LAPLUSPRÉCIEUSEDEMAVIE 191
furentlemagasinoù s'approvisionnaitlanouvelleRevue;maisj'espéraisintroduire à côté da ces idées,d'autres
idées, un autre ton, et obtenir pour la nuance quim'étaitpropreune placeconvenablesur la mêmeligne
que celledes autres membres du parti. Aveccetteidée
en tèteje fisune chose qui fut l'un des caractèresdis-
tinclifsdenotre œuvre tous les articlesportèrentune
initialeou quelque autre genre de signature, et ne
furent donnésque pour l'expressiondes opinionsde
leur propreautour. Commeéditeurma responsabiliténe
portait que sur la questionde savoir s'ils valaientla
peinedelespublier ou s'ilsn'étaient pas en conflitavec
lesobjetsen faveur desquelsla Revueavaitété fondée.
J'avaisuneoccasionde mettreen pratiquemonsystèmede conciliationentre le vieuxradicalismephilosophiqueet le nouveau,en choisissantle sujet de monpremierarticle.Le professeur Sedgwick,hommed'une grandevaleur dans une certaine branche des sciencesnatu-
relles,maisqui n'avait pasfranchile seuilde laphiloso-
phie, venaitde publier son discours sur les étudesde
Cambridge.Letrait le plus saillantde cet ouvrageétaitune attaqueoù il ne gardait aucune mesurecontrela
psychologieanalytique et l'éthique utilitaire, sous la
formed'unecritique de Lockeet Paley.Monpère,et
biend'autresavec lui, en avaientressentiuneviveindi-
gnation,selonmoi méritée.J'y vis une occasionde re-
pousseruneattaque injuste et en même tempsd'intro-
duire dansma défense des doctrines de Hartleyet de
l'utilitarismequelques-unesdes idées qui constituaient
ma manièreparticulière devoirsur cesquestions,et qui
t99 MÉMOIRES
me distinguaientde mes anciens collaborateurs.J'yréussisen partie, bienqu'à causede monpèreil me fût
pénibleen toute circonstance,et impossibledans une
revuepour laquelleil écrivait, de dire à cette époquetoutema penséesur cesquestions.
Toutefois,j'inclineà penser que monpèren'étaitpasaussi opposéqu'il leparaissaitaux idées sur lesquellesje croyaisquoje différaisde lui il faisaittort à sespro-
pres opinions par les exagérationsinconscientesaux-
quelles s'abandonnaitson esprit énergiquementpolé-
mique et lorsqu'ilpensait sans avoir un adversaireen
vue, il faisaitleur placeà une bonne partie des vérités
qu'il paraissaitnier. J'ai souvent observéqu'il tenait
comptedans lapratiquede considérationsauxquellesil
ne semblait faireaucune place dans sa théorie. Son
Fragment mr Mackinlosh,qu'il écrivitet publia à peu
près a cetteépoque,quoiquej'en aie beaucoupadmiré
quelques parties, me causa, quand je le lus, plus de
peinequede plaisir cependant,après l'avoirrelu, long.
tempsplus tard,je n'ai guère trouvé dansles opinions
qui ysont expriméesque des choses justesau fond;je
puis mêmem'associerau sentimentde dégoûtque mon
père exprimaitenverste verbiagede Mackintosb,quoi.
que l'àprcté qu'il montrait à ce sujet non-seulement
dépassâtlamesured'unecritiquejudicieuse,maismêmecelled'un jugementéquitable.Unechosequi me parutalors de bon augure fat la façon toutefavorableavec
laquelleil accueillitla Démocratieen Amérique,de Toc-
queville.Il est vrai qu'il s'attachait bien plus dansses
penséeset ses discoursà ce que Tocquevilledisait en
193MORT DE MON PÉRIS 193
1'"
43
i faveurdeladémocratie,qu'à ce qu'il disaitde sesdésa-
| vantages.Pourtant, je me sentisgrandementencouragéI en voyantson estime pour un ouvrage qui était aprèsi tout un exempled'une raçondo traiter la questiondu
l gouvernementtout à fait opposéeà la sienne, complète.4 ment inductiveet analytique, au lieu que celle de mon
père était purement déductive.Il approuva aussi un
| articlequeje publiai dans le premiernuméro qui suivit.
I la fusiondesdeux revues, l'essai réimprimé dans les
I Dissertationssous le titre de Civilisation,oùj'introdui-
| saisbon nombrede mes nouvellesidées,et ou je criti-
I quaisassezvivementles tendancesintellectuelleset mo-
ralesdutemps,par des raisonset d'une manièrequejei n'avaiscertainementpas apprises&l'écolede monpère.1 Mais toutesles conjectures sur les développements
futurs quepouvaientrecevoirlesopinionsde monpère,
| et sur leschancesd'une ententedurable entre lui etmoi
pour uneaction communedans la propagationde nos
I idées,devaientêtre arrêtées net. Pendanttoutel'année
I 1835,sa santé déclina; il n'y avait pas de doute, les
1 symptômesqu'il présentait étaientceux dela consomp-tionpulmonaire;il descenditjusqu'au dernier degréde
J l'épuisementet mourut le 23juin 4836. A l'exceptiondequelquesjours, les derniers de sa vie, la vigueurde
son intelligencenesubit aucunaffaiblissement.L'intérêt
qu'il avaitmarquédurant sa vie pour les choseset les
personnesn'étaitpoint diminué.L'approchede la mort
n'apportapas laplus légère indécisiondans ses idéesà
l'égardde la religion, ce qui était impossibledansun
espritaussivigoureuxet aussi ferme.Sa principalesa-
194 MEMOIRES
tisfaclion,quandil sut que sa fin approchait,était de I
penserà cequ'ilavait faitpour rendrele mondemeil- fleur qu'il ne l'avaittrouvé; et cequ'il regrettait leplus,c'étaitde ne pasjouir d'une vieplus longuequi lui eût
donnéle tempsdefaire davantage.Uneplaceéminentelui appartientdansl'histoirelitté-
raire et mêmepolitiquede sonpays;il n'est rienmoins
qu'honorablepour la générationqui a profitéde son
génie,que sonnomsoit si rarementcité,et qu'encom-
paraison avec les noms d'hommesqui lui étaient de
beaucoupinférieurs, on s'en souviennesi peu. It est
probableque cela tient surtoutà deuxcauses.D'abord
sa mémoires'effacetrop dans la renomméejustement
supérieure de Bentham.11n'était pourtantrien moins
qu'un simple adhérent ou disciplede Bentham.C'est
précisémentparcequ'il était lui-mêmeun despenseurstes plus originauxde son tempsqu'il fut l'un despre-miers à apprécieret à adopterce qu'ily avaitdeplusimportantdans lesidées originalesémisespar la géné-ration qui l'avaitprécédé.Son esprit et celui de Ben-
tham étaient essentiellementd'une structuredifférente.
11n'avaitpastoutesleshautesqualitésde Bentham,mais
aussiBenthamn'avaitpas toutesles siennes.Assurément
il serait ridiculede réclamerpour lui l'honneurd'avoir
rendu&l'humanitédes servicesaussiéclatantsqueBen-tham.Il n'a pasrévolutionné,encoremoinscréé,un des
plusgrandsdomainesdela pensée.Maissinouslaissons
de côté cette partiede ses travauxoùil avaitprofitéde
ceuxde Bentham,et si nous considéronsce qu'ila fait
dansun domaineoù Benthamn'estpasentré, celuide la
MORTDEMONPÉRIS 105110
psychologieanalytique,il restera pour la postéritéunedesplusgrandes figuresde cettebranchede la philoso-
phie, qui est en définitivela base des sciencesmorales
et politiques,et son nommarquerarune desétapesfon.
damentalesdu progrès de cette science. L'autreraison
quia empêchésa renomméede s'éleveraussihautqu'ille méritait»c'est que bien qu'un grand nombrede ses
idéessoientmaintenantgénéralementadoptées,en partie
grâce à ses propres efforts, il existait en sommeune
oppositiontranchée entre son esprit et celuide notre
temps. De même qu'on appelaBrulus le dernier des
Romains, de même monpère a été le dernier pen-seur du dix-huitièmesiècle.Ii en prolongeaitle tonde
penséeet desentiment dans le dix-neuvième,nonsans
les modifieret les améliorer; il restait étranger aux
bonnescommeaux mauvaisesinfluencesde Inréaction
contre le dix-huitièmesiècle,qui fut le principalcarac-
tère de la première moitiédudix-neuvième.Le dix-hui-
tièmesièclefutun grandsiècle,un siècled'hommesforts
et honnêtes;mon pèrefut un digneémuledesplus forts
et des plushonnêtes. Par sesécritset par soninfluence
personnelle,il fut pourla générationà laquelleil appar-tenait un grand foyer de lumière.Pendantses dernières
annéesil futpour lesradicauxphilosophesenAngleterrece que Voltaireavait été pourlesphilosophesen France,un chefet un directeur. C'estseulementun deses moin-
dresméritesque d'avoirétét'initiateurdetoutesainepoli-
tiqueà l'égarddu paysquiavaitfait lesujetde sonplus
grand ouvrage, l'Inde. Il n'écrivit jamaissur aucune
questionsansl'enrichir d'idéesprécieuses,et à l'excep-
106 MÉMOIRES
tion de sesÉlémentsd'économiepolitique,ouvragetrès. [utile&l'époqueoù il fut composé,mais qui a fait son [temps,il s'écouterabeaucoupde tempsavantqu'aucun [de seslivressoitcomplètementremplacé,oucessed'of-
frir une lectureinstructive aux personnesdésireuses
d'étudierles questionsqui en font l'objet. Par la puis-sanceaveclaquelle,sans autre influenceque la forcede
sonespritet de soncaractère, il agissaitsur les convic-
tions et les desseinsd'autrui, et par l'emploicourageux
qu'il faisaitde cette puissanceen faveur de la liberté
etdu progrès,il n'avait, à ma connaissance,aucunégal
parmi les hommes,et n'en avait qu'un seul parmi les
femmes.Bienque je sentissevivementcombienje lui
étais intérieurdans tes qualités par lesquellesil avait
acquis son ascendantpersonnel, j'avaisa voir ce qu'ilme serait possiblede faire sans lui. La Revuefut l'ins-
trument sur lequel je bâtis ma principale espéranced'exercer une influenceutile sur la fractionlibéraleet
démocratiquede l'esprit public. Le coupqui meprivaitdu secoursde monpère, me délivrait ausside la con-
trainte et desréticencesdont j'avais dû le payer.Il n'yavaitaucunautre écrivain,aucunhommepolitiqueradi-
cal enverslequelje mecrusse tenu à plus dedéférence
que n'encomportaitl'indépendancede mespropresopi-nions.J'avaistoute la confiancede Molesworthje réso-
lus doncde donner libre carrière à mes opinionset à
ma manière de penser, et d'ouvrir la revueà tous les
écrivainsqui avaientde la sympathiepour le progrèstel que je le comprenais,fut-ce au prix de l'appui de
mesancienscollaborateurs.C'est par suitedecette réso»
MES ÉCRITS ET MON RÔLffiJUSQU'EN 1840 197
tutionque depuis cette époqueCarlylcécrivitfréquem-ment dans la Revue.Sterlingbientôt aprèsydonnaun
article de circonstance. Chaquearticle restaitcomme
auparavant l'expression des sentimentsparticuliersde
son auteur, ce qui n'empêchaitpas que letongénéralde la Revue s'accordât assezbien avec mesopinions.Pour laconduire de concertavecmoisousmadirection,
je m'associaiun jeune Ecossaisdu nom doRobertson,hommede talent et de savoir,très-actif,et dont la tête
toujours en travail était rempliede projetspour aug-menter la vente de la Revue.Je fondaisbeaucoupd'es-
pérancessur aes talentsdanscet ordre d'affaires;aussi,
lorsqu'au commencementde 1837,Molesworthse fati-
gua defairemarcher laRevueà perte et vouluts'en dé-
faire(il avait payé honorablementde sa personne,non
sans fairede sérieux sacrificesd'argent),medécidai-jc,
trûs'imprudemmcntpourmespropresintérêtsfinanciers,maissurtout a cause de la confianceque m'inspiraientles plans d3 Roberlson,à la continuer à mespropres
risques, jusqu'à ce que ces plans eussent subi une
épreuvesufrisanto. Ils étaientbons, et je n'ai jamaiseu
lieu de changer d'opiniona cesujet, Maisje ne croispas
qu'aucunarrangement pûtdonnerà une revueradicale«t démocratique,les moyensdecouvrir sesfrais,y corn*
pris les émoluments d'un directeurou sous-directeur
payé,et une rémunérationlarge pour les auteurs. Moi*mêmeet plusieurs des écrivainsquinousdonnaientfré-
quemmentdes articles, nous apportionsgratuitementnotre travail, commenousl'avionsCaitdu tempsde Mo-
Icsworlh,mais les collaborateursrétribuéscontinuaient
198 MÉMOIRESa a
à recevoirdes honorairesd'après le tarifen usageà la
Revued'Edimbourget à la Quarterly,et tes produitsde
la venten'y suffisaientpas.Ce fut dans lecours de cetteannée de 1837,au mi-
lieu même de ces occupations,que je revinsà la Lo-
gique.Depuiscinqans,je n'avaispas écritune lignesur
ce sujet je m'étais trouvé arrêté et contraintdefaire
une halteau seuilde l'Induction,J'avais peu à peu dé-
couvertque cequimemanquaitsurtoutpour surmonter
les difficultésde cette partie de mon sujet,c'était une
vuecompréhensiveet en mêmetemps exactedu cercle
entier de la sciencephysique,dont l'acquisitiondevaitmecoûter de longuesétudes.En effetje ne connaissaisaucun ouvrage,aucun guide d'un autre genrequi dé-
ployâtdevant mesyeux les généralitéset les méthodesdessciences,et je craignaisd'en être réduit à les ex-
traire pour monpropre compte et de monmieuxdes
détailsqu'ellesprésentent.Heureusementpour moi,au
commencementde cetteannée Whewellpubliason//«•
toire des Sciencesinductives.Je la lus avidementetj'ytrouvai presque tout ce dont j'avais besoin.Bien'des
pointsde la philosophiede cet ouvrage,pourne pasdirele plusgrand nombre,mesemblaientcontestables,mais
les matériaux restaientà ma dispositionet je pouvaism'enservir selonmes propres idées du restel'auteur
leur avaitdonnécepremierdegréd'élaborationqui faci-
lite et abrègetantle travailde ceuxqui viennentaprès.Je possédaismaintenantce quej'avais désiré.Presséparles idées que Whewelléveillaiten moi,je relusle dis.
cours de Sir JohnHerschelsur VÉtudede InPhilosophie
MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN f840 199
naturelle. Je pus mesurer re progrès que mon espritavait faitsd'après le secoursqueje recevaismaintenant
de cet ouvrage que j'avais pourtant lu et dontj'avaismêmefaitun compte-renduquelquesannéesauparavant,sans beaucoup de profit. Je me mis vigoureusementàl'œuvrepar la méditationet par la plume.Letempsque
j'y consacrais,il fallait que je le dérobassea des occu-
pationsplusurgentes. J'avaisprécisémentà ce moment
deux moisde gagnésque melaissaientlesintervallesdes
écrits que je fournissais à la Revue.Pendantces deux
mois,je complétai le premier brouillond'environ un
tiers, le tiers le plus difficile,du livre.Ce que j'avais
déjitécrit s'élevait à un autre tiers, en sortequ'il ne me
restait plusqu'un tiers à composer.Ceque j'écrivis àcette époquecomprenait le restede la doctrinedu rai-
sonnement(ln théorie des sériesde raisonnementset la
science démonstrative). Celafait, j'avais, à mon senti-
ment, résolu les problèmesles plusdifficiles,et l'achè-
vementde monlivre n'étaitplusqu'uneaffairede temps.A cemomentj'eus à écriredeuxarticlespourle numéro
suivantdela Revue. Cesarticlesécrits,je revinsâ la Lo-
gique, et ce futalors pourlapremièrefoisqueje tombai
sur le Coursdephilosophiepositivede Comte,ou plutôtsur lesdeuxvolumesde ceCours,lesseulsqui eussent
encoreété publiés.Mathéoriede l'Inductionétaitcomplèteensubstance
avantqueje connusseleslivresde Comte,et c'est peut-être un bien que j'y sois arrivé par unevoiedifférente
de cellequ'il a suivie, puisqu'il en est résultéque mon
traité contient,ce qui certainementn'est pas dans le
200 MÉMOIRES
sien, une réductiondu procédé inductifà des règlesstrictes et &un critérium scientifiquequi joue pourl'inductionle mêmerôle que le syllogismepour le rai-
sonnement.Comteest toujourspréciset profondquandil parle des méthodesde la recherchescientifique,mais
il n'essaiemêmepas de donnerune définitionexactedes
conditionsdelapreuve.Son livremontrequ'il n'est ja-maisarrivé às'en faireune idéejuste. Orc'étaitbien le
problèmede la Preuvequ'en traitant de l'Inductionjeme proposaisde résoudre. Néanmoinsj'ai beaucoup
profitéde la lecturede Comte je m'en suis servipourenrichir ceuxde mes chapitresque j'avais déjà com-
posés et que j'écrivis de nouveau et il me fut d'uneutilité capitalepour certainesparties qui restaienten-
core à écrire.Amesureque lesvolumessuivantsparu-
rent, je les lus avecavidité mais lorsqueComtearriva
à lu sciencesociale,messentimentschangèrent.Lequa-trièmevolumeme causaun désappointement.C'estdans
cevolumequesont exposéesles opinionsde Comtesur
tesquestionssociales aveclesquellesje suis le plusen
désaccord.Maisle cinquièmevolumequi contenaitun
aperçu systématiquede l'histoire,rallumamonenthou.
siasme.Le sixième(oudernier)ne le refroiditpas gra-vement.Aneparler que de logique,la seuleidéedomi-
nante queje doive à Comte,estcelle de laméthodedé-
ductive renversée,qui s'applique surtout aux sujets
compliquésde l'histoire et de la statistique.C'estune
opérationquidiffèrede la formela plus communede la
méthodedéductive,en ce qu'au lieud'arriverà sescon-
clusionspar le raisonnementgénéralet de, lesvérifier
MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN 4840 SOI
par une expérience spécifique,selon l'ordre naturel
suividans les branches de la sciencephysiquedont la
méthodeestla déduction,ellearriveàsesgénéralisations
par une comparaisond'expériencesspécifiques,et les
vérifieen constatantsi ellessont denature ilse rattacher
commeconséquenceà des principesgénérauxconnus.
Cetteidéeétait pour moientièrementnouvellequandjela découvrisdans Comte,et, sanslui, je n'y seraispasarrivédesitôt si, toutefois,je devaisy arriver.
Je fuslongtempsun ardentadmirateurdesœuvresde
Comteavantd'avoir aucun rapportavec lui,etje ne l'ai
jamaisvupersonnellement.Maisdurantquelquesannées
noirsentretînmes une correspondancesuivie,jusqu'aumomentoù elle tourna à la controverseet que notre
ardeurse refroidit.Je fus lepremierà la ralentir;Comte
futlepremier à la laisser tomber.Je trouvais,et peut-ôlretrouvait-ilaussi queje ne pouvaisfaireaucunbien
à sonesprit,et que tout celui qu'il pouvaitmefaire, il
mel'avaitfait par ses écrits.Maiscette convictionn'eût
pasentraînéune cessationde nos relations,si lesdiffé-
rencesquinous séparaient eussentporte sur des ques-tionsde pure doctrine. Ellesportaientprincipalementsur des points d'opinionqui se confondaientchez lui
commechezmoi avecnosplusfortssentiments,et déter-
minaientsans partage la directionde nosaspirations.l'étaispleinement d'accordavec lui quand il soutenait
que la masse de l'humanité,y comprismêmeceuxquilagouvernenten dirigeantles affaires,doiventde toute
nécessitérecevoir la plupart de leurs opinionssur les
questionspolitiques et sociales,commeils reçoivent
202 MÉMOIRES
leurs opinionssur la physique,c'est-à-direde l'autorité
de ceuxquiont étudiéces sujetsplus qu'ilsn'ont pu le
faire eux-mêmes.Cetenseignementm'avaitété profon-démentimprimédans l'esprit par le premierouvragede
Cemte,dontj'ai dit un mot. Il n'y avait rien dansson
grandouvragequej'admirasse plusque l'expositionre-
marquablequ'il nous faitdes profitsque les nationsde
l'Europemoderneont tirés, danslecoursdel'histoire,de
la séparationqui s'est opérée au Moyen-Ageentre les
pouvoirstemporelet spirituel,etde l'organisationdece
dernier enpouvoirdistinct.Je reconnaissaisaveclui quel'ascendantmoral et intellectuel,exercéautrefoispar les
prêtres, doit, avecle temps,passerdans les mains,des
philosophes,et je crois qu'il y passera naturellement
quand ils seront suffisammentd'accord entre eux, et
quandilsseront tad'autres égardsdignesde le posséder.Biais»quandje visqu'il forçaitcesidéespouren tirer un
systèmesocialpratiqueoù les philosophesseraientorga-nisés en unesorte de hiérarchie,investieil peu près dela mêmesuprématiespirituelle,moinstoutefoisle pou-voir séculier,que possédait jadis l'Eglise catholique
quandje vis qu'il comptaitsur cetteautorité'spirituellecomme sur la seule garantie d'un bon gouvernement,commeleseulboulevard qui défenditla société contre
une oppressioneffective,et qu'il attendaitquepar l'effet
de cetteinstitution, le despotismequ'il établissaitdans
l'État, et celuiqu'il introduisaitdansla famille,devien-
draient inoflensifset profitables,il n'estpasétonnantquesi, commelogiciens,nous restionsà peu prèsd'accord.il ne nousfùtplus.'possible,commesociologistes,de con-
MESÉCRITSETMONttÔLEJUSQU'EN1840 203
tinuer àmarcher ensemble.Comtevécutassezpourpor-ter ces doctrinesjusqu'à leursplus extrêmesconséquen-ces,entraçantle plande sondernierouvrage,le Systémede politiqwpositive.C'estle systèmele pluscompletde
despotismespirituel et temporelqui soitjamais sorti
d'un cerveaud'homme, exceptépeut-êtrede celui d'I-
gnacedeLoyola.Uncorpsorganiséde maîtreset degou-verneursspirituels y fait peser lejougde l'opiniongé-nérale sur toutes les actiuns et, autant qu'il était au
pouvoirde l'homme, sur toutes les penséesde chaquemembrede la communauté,aussi bien dansleschoses
qui ne regardent que lui, que dans cellesqui concer-
nent les intérêts d'autrui. Il n'est que juste de dire
que cet ouvrage réalise un progrès considérabledans
bien desquestionsde sentimentsur les écritsantérieurs
que Comteavait consacrésaux mêmessujets. Maissi
l'on veut parler de progrèsdans laphilosophiesociale,son seultitre, à ce qu'il mesemble,c'est d'enfiniravec
la notion qu'aucune autorité moralepuissecontinuer
à régner sur la sociétésans l'appui de croyancesreli-
gieuses.En effet,Comtene reconnail pas d'autre reli-
gionquecelle de l'humanité. H laissedansl'espritune
convictionirrésistible que toute croyancemoralesou-
tenue par l'adhésion généralede la communauté,peuten venir à prendre sur la conduite de ses membres
un empire d'une force et d'une puissancevraiment
effrayante a concevoir.Le livre de Comtereste un
exemplemémorable qui avertit les penseursoccupésde questions sociales et politiques, de ce qui ar-
rive quand on perd unefoisde vue, en spéculantsur
20* MÉMOIRES
ces matières,le prix de la liberté et de l'individualité.
Maisrevenonsàmoi. La Revueabsorbapendantquel-
que temps tous les loisirs que je pouvaisconsacrerà
écrireou à méditeren vued'écrire plus tard.Lesarticles
tirés de la Londmand WcstninsterReview,et réim-
primésdansmesdissertations,neformentpas le quartde ceux quej'écrivis.
Lesystèmequeje suivaisdansla directiondelaRevue
avait deux objetsen vue L'unde dégagerle radica-
lismephilosophiquedureproched'êtreunbenthamisme
étroit. Je voulais,tout en conservantla précisionde
l'expression,la netteté du sens, le méprisdesphrasesdéclamatoireset desgénéralitésvagues,qualitésquidis-
tinguaientsi honorablementBenthamet mon pore,donnerune baseplus large, un caractèreplus libre et
plusfrancauxdoctrinesradicales,et montrerqu'il exis-
tait une philosophieradicale meilleureet plus com-
plèteque celtedeBentham,reconnaissantet embrassant
toutce quidoitrester desdoctrinesde Bentham.Surce
premier pointj'ai réussi dans une certaine mesure.
L'autrebutqueje me proposais,c'était d'exciterlesra-
dicauxinstruitsdu parlement, commeceuxdu dehors,à faire desefforts,et de les engager à constituereux-
mêmes,et, selonmoi, ils pouvaienty parveniren em-
ployant les moyensconvenables,'unparti puissant,ca-
pablede prendreen mains le gouvernementdu pays,ou
au moins de dicterlesconditionsd'après lesquellesils
pourraientlepartageravecleswhigs.Cebutétait.dés le
premier momentchimérique, d'abord parce que les
temps n'étaient pas favorables la ferveur réformiste
MESÉCRITSETMONH OLEJUSQU'EN1840 305
étaitdanssa périodededéclin,les influencesaristocrati-
ques se ralliaient avec force maissurtoutparceque,ainsiqu'Austinle disait sijustement «le pays ne con-
tenaitpas les hommes». Parmi les radicauxduparle-
ment,il yen avaitplusieursqui auraientpu devenirdes
membresutiles d'un partiradical éclairé,maispersonnen'était capable de formeret de mener un parti de ce
genre.Les exhortationsque je leur adressaisrestèrentsans effet.Une occasionunique seprésenta,oùil sem-
blaitquele radicalismepût porter uncouphardiet heu*
reux.Lord Durhamvenait de se séparerdu ministère,
par la raison, croyait-on,qu'il ne le trouvaitpas assez
libéral,et ensuite il avaitreçu la missiond'étudieret de
fairecesser les causesde larévolte du Canada.Il avait
montréquelques dispositionsà s'entourer au débutde
conseillersradicaux.Une des premières mesuresqu'il
adopta,bonne par l'intention commepar leseffets,fut
désavouéeet révoquéepar le gouvernementde la mé-
tropole.Il s'était démis de sa charge et avaitouverte.
mentdéclaré laguerre aux ministres. Il yavaitun chef
possiblepour le parti radical dans ce personnaged'un
rangélevé,que les torieshaïssaient,et que leswhigsve-
naientde blesser. Quiconqueavait les notionsles plusélémentairesdela tactiquedes partisdevaitessayerd'u-
tilisercettechancefavorable.LordDurhamétaitattaquéde toutepart, en butte aux invectivesde ses ennemis,abandonnépar de timidesamis'; et ceuxqui auraient
bienvoulu le défendrene savaientquedire. Ilsemblait
qu'ildût reveniren Angleterrebattuet déconsidéré.J'a-
vaissuivi dés le commencementles événementsdu Ca-
206 MÉMOIRES
nada, j'avaisété l'un des conseillersdes personnesqui
inspiraientLord Durham; sa politiqueavaitété exacte-
ment telle qu'aurait été la mienne,etje me trouvaisen
position de le dérendre. J'écriviset j'insérai dans la
Revue un manifesteoù je le pris de très-hauten sa fa-
veur, réclamant pour lui, non plus un acquittementmais des éloges. Aussitôt, nombre d'autres écrivains
Haussèrentla voix.Il y avait,je crois,un peu devrai
dansce que LordDurhamme dit quelquetempsaprès,
par une exagérationde politesse,que c'était à monar-ticle qu'il devaitlaréceptiontriomphalequi lui fut faite
à son arrivéeen Angleterre.Je crois quecet articlefut
le mot dit à proposqui, dans un momentcritique,con-
tribue plusque toute autrechoseà déciderle résultat,le petit coupqui décidesi une pierrequ'on remue au
sommetd'une éminence,rouleraen basd'un côtéoude
l'autre. Touteslesespérancesfondéessur LordDurham
commehommepolitiques'évanouirentbientôt.Maispourle Canada,et en généralpour la politiquecoloniale,la
cause était gagnée.Le rapportdeLordDurhamécritparCharlesBuller,en partie sousl'inspirationdeWakefield,
ouvritune ère nouvelle.Les mesuresqu'il recomman-
dait, et qui allaientjusqu'à donnerauxcoloniesun self-
governmentintérieurcomplet, étaient en pleineexécu-
tion au Canadaau bout de deuxou troisans, et furentétenduesdepuiscette époque à presquetoutes lescolo-
nies de raceeuropéenneunpeuimportantes.Quantà moi,
je peux bien dire que le succèsquej'obtinsensoutenant
l'honneur de Lord Durhamet desesconseillersau mo-
ment leplusopportun,necontribuapaspeu à cerésultat.
MESÉCRITSETMONUÔLliJUSQU'EN4S4O 207
Uneautre circonstancequi se présentapendant queje dirigeaisla Revue,fouraitunexempleanal jguede)'effet
quel'onobtient parune prompteinitiative.Je croisquelespremierssuccèset laréputationdelaRévolutionfran-çaisedeCarlylereçurentunegrande impulsiond'un ar-
ticlequej'écrivis dans la Revuesur cet ouvrage.Aussi-
tôtaprès sa publication,et avant que tous cescritiques
qui s'inspirentde lieuxcommuns,tousces gensdont les
règleset les manières de jugerétaient bravées par cet
ouvrage,eussent le tempsdefairepasserpar avancedans
t'espritdu public la désapprobationdontils lefrappaienteux-mêmes,j'en fis un compte-rendu,ou je saluais lelivredeCarlylecommeunede cesproductionsdu génie
qui s'élèvent au-dessusde toute règle,et sont une loi
pourelles-mêmes.Pasplusdanscecasque dansceluide
LordDurhain, je n'attribuel'impression,qui selon moi
futl'effetde mes écrits, àquelquemérite particulierde
l'exécution.Au contraire,pour l'un de ces articles,celui
quirendaitcompte del'ceuvrede Carlyle,je ne croispas
quel'exécutionfutbonne.Danslesdeuxcas,je suis per-suadéque toute personneen positionde sefaire lire,quieûtexpriméla mêmeopinion,exactementau mêmemo-
ment,et en eut donné une expositionsuffisanteen la
basantsur les vraies raisons,aurait produit le même
effet.Maisaprès la chutecomplètedesespérancesque
j'avaisformées dedonnerune vienouvelleà la politiqueradicaleau moyende laRevue,je suisheureuxde porterunregarden arrière surlesdeux succèsquej'obtinsen
essayantloyalementde rendreun serviceimmédiatà des
œuvreset à des personnesqui leméritaient*
208 MEMOIRES
L'espoirde formerun parti radicals'était évanoui,il
était tempspour moi de mettre un terme aux lourdes
dépensesde tempset d'argentquelà Revuem'imposait.
Jusqu'à un certainpoint,j'avaistrouvédanscettepubli-cationle véhiculeque je souhaitaispour mes opinions.Grâce&cette revue,j'avais pu exprimerpar la presseunebonnepartiedes changementsquej'avaisintroduitsdans mes idées,et rompred'une façonmarquée avec
le benthamismeplus étroit de mes premiersécrits.
Je le fis d'une manière généralepar le ton de tous
mes articles; sans en exceptermes articlespurementlittéraires,maisce fut surtoutpar deuxarticles (réim-
primés dansmes Dissertations),oùj'essayaisd'appré-cier au point de vue philosophiqueBenthamet Co-
leridge.Dansle premierdecesarticles,tout en rendant
pleine justice aux méritesde Bentham,je signalaisce
qui, pourmoi,constituaitleserreurset leslacunesde sa
philosophie.Je crois encoreque cette critiqueest au
fond parfaitementjuste mais j'ai quelquefoiseu desdoutessur lepointde savoirsij'avaisbienfaitdela pu-blier à cetteépoque.Je me suis souventaperçuque la
philosophiedeBenthamen tant qu'instrumentde pro-grès, avaitétéjusqu'à un certainpointdiscréditéeavantd'avoir accomplison oeuvre,et que loin de servir la
cause du progrésc'était l'entraverque deprêtermain
forte a ceuxqui rabaissaientsa réputation.Maintenant
qu'une réactionen sens opposésembleramener la fa-veur à la partiesainedesidéesde Bentham,je puisre-
portermesregardsavecplusde satisfactionsur la criti-
que quej'ai faitede sesdéfauts,surtoutparcequejel'ai
MES ÉCRITS ET MON RÔLE JUSQU'EN l840 209
i4
compenséepar une défensedesprincipes fondamentaux
de la philosophiede Benthamqui est réimpriméeAcôté
de ma critiquedans le même recueil. Dansl'essaisur
Coleridgej'essayaisdecaractériserta réactioneuropéennecontrela philosophienégativedu dix-huitièmesiècle et
si l'on no considérait ici que l'effet de cet article, on
pourraitcroire queje mesuistrompé en donnanta tort
plusde saillie au côté favorable,commej'avais fait à
proposde Bentham pour le côté défavorable.Danslesdeuxcas,l'élanaveclequelje m'étais détachéde cequ'il
yavaitd'insoutenabledans les doctrines de Benthamet
dudix-huitièmesièclepeutm'avoir emportétroploindu
côtéopposé.Toutefoiscet écart fut plus apparentqueréel. Maispour ce qui regarde l'article sur Coleridge,monexcuseest que j'écrivais pour desradicauxet des
libéraux,et que je devaisinsister de préférencesur les
opinionsdes écrivains d'une école différentequ'il leur
étaitle plusprofitabledeconnaître.
Lenumérode la Revuequicontenaitl'articlesur Cole-
ridge,futledernier qui futpublié pendantquej'en étais
propriétaire.Au printempsde 1840, je cédaila Revueà
M.Hicksonqui,au tempsdemadirection,avaitfréquem-mentet très-utilementcollaboréâ la rédactionsansrétri-
butionaucune. Je stipulaiseulementquecechangementseraitmarquépar la reprisedel'ancien titredeRevuede
Westminster.C'est souscenomque M.Hiçksonla diri-
geapendantdixans. Il avaitadopté le systèmede parta-
ger le produitnet de la Revue; quant à lui, il donnait
gratuitementson travail d'auteur et de directeur.Avec
ta difficultéde trouverdesécrivainsquandonlespayesi
210 MÉMOIRE»
peu, c'est un grand honneur pour M. Hicksond'avoir
pu conserversuffisammentà la Revuele caractèred'un
organe du radicalismeet du progrès.Je. ne cessaipas
complètementd'écrire pour la Revue je continuaid'y
envoyerà l'occasiondes articles, mais non pas d'une
façonexclusive.Eneffet,la grandepublicitéde la Revue
d'Edimbourgm'engageadepuiscette époqueà y offrirdes articles,surtout quandj'avais àdire quelque chose
que cet organeme semblaittrès-propreà répandre.Les
derniersvolumesde la DémocratieenAmériquevenaient
de paraitre;je fismesdébutscommecollaborateurde la
Revued'Edimbourgpar un article sur cet ouvrage.Cet
articlese trouveen têtedu secondvolumede mes Dis*
sertalioHS*
CHAPITRE VII
aperçudurestedemavie.
Depuiscette époque, les événementsde ma vie quivalentla peine d'être racontés, rentrent dans un cadratrès-étroit.Je n'ai plus en effet de changementd'idées à
mentionner;je n'aiqu'à fairelerécit, commeje l'espère,d'unprogrès intellectuelcontinu dont on feramieuxdechercherlesrésultats, s'il en est, dans mes écrits. J'a-
brégeraidonc beaucoupl'histoire des annéessuivantes.
Lepremier usagequeje fis du loisirque jevenais de
gagner en me séparant de la Revue, fut de finir ma
Logique.Enjuillet et août1838, j'avais trouvédu tempspourexécuter la partiequi n'était pas encorecomposéedumanuscrit primitif du troisième livre.En élaborant
la théorie logiquede ces lois de la nature qui ne sont
pasdeslois de causation,ni des corollairesdeces lois,
j'enétais venu à reconnaîtreles espècescommedes réa-
litésde la nature, et noncommede puresdistinctionsde
convenance;c'était unjour nouveau, quine m' éclairait
212 MÉMOIRES
pas encoreà l'époque où j'avais écrit le premierlivre,et qui m'obligeaà modifieret à augmenterles cliver?
chapitres de ce livre. Celuisur le langageet la classi-
fication,ainsi que le chapitresur la classificationdes
sophismes,furentécritsdans l'automnede la mêmean-
née, et le reste de l'ouvragedans l'été et l'automne
de 1840. Depuis avril-1841,jusqu'à la fin de la même
année, je consacraitous mesloisirsà écrirede nouveau
mon livredepuis le commencementjusqu'à la fin.C'est
d'aprèscelleméthodeque j'ai composétousmeslivresils ont toujoursété écrits au moinsdeuxfois en entier.
J'écrivaisd'abord un brouillonde l'ouvrageque je me-
naisjusqu'à la fin du sujet; puis je recommençaisl'ou-
vrage de novo; mais je faisaisentrer dans ma seconde
rédactiontoutes lesphrases oa membresde phrasesdu
premier brouillonqui me paraissaientconvenirà mon
but, commeaussi tout ce queje venaisà écrirepourles
remplacer.J'ai trouvéde grands avantagesà cesystèmede doublerédaction.Mieuxque tout autremodede com-
position,il unit la fraîcheuret lavigueurd'une première
penséea cetteprécisionet à cette perfectionqui sontle
fruit deslonguesméditations.Pour cequime concerne,et commerésultat de monexpérience,j'ajouterai quela
patience qu'exigel'élaborationattentivedes détailsde
la compositionet de l'expression,coûtebienmoinsd'ef-
forts, quandje suis arrivéau boutde monsujet, etque
j'ai, d'unemanièreou d'une autre, fût-cemêmeimpar-faitement,jeté sur le papier tout ce quej'avais à dire.
La seulechoséque je m'attacheavecsoin,dans lepre.mier brouillon,à rendre aussi parfaitequ'il est en moi
ACil 10VKM!• NTDU SYSTÈME DU LOQIQVE 213
dete l'aire, c'est l'arrangement.S'il est mauvais,le lion
par lequel les idéess'enchaînent,s'entortille.Quandon
rangeles idéesdansun ordre défectueux,onne peut les
exposerd'une façonqui s'accordeavecl'ordre conve-
nable,et un premierbrouillon entachéde ce vice ori-
ginelest a peu près inutile quand on veut s'en servir
pourune expositiondéfinitive.
Pendant que je récrivais maLogique,la Philosophiedes sciencesiniluclivesde Whewcltparut, circonstanceheureusepour moience qu'ellemedonna,ce queje dé-siraisvivement, un traité completde l'Inductionpar un
adversaire,et qu'elleme permitde présentermesidéesavecplus de clartéet de vigueur,aussi bien qu'avec un
développementpluscomplet et plusvarié, un lesdéfen-
dant contre des objectionsdéfinies,ou en les mettant
nettement.en facede la théorieopposée.C'esten écri-
vantde nouveau monlivre, que j'y introduisispour la
première fois ma controverseavec Whewell, comme
aussiles matériauxquej'empruntaisà Comte.
A lafin de 1841,l'ouvrage était près pour l'impres-sion.Je l'offris à Murray,qui le garda trop longtemps
pourqu'il pût le publier dans la même saison, et quiensuite le refusa, en alléguantdes raisonsqu'il aurait
aussi bien pu me donner dès le premierjour. Maisjen'eus pas lieu de regretterun refusquim'amenaà offrir
mon livre à M. Parker, qui le publia au printempsde 1843. Au début,mon espoirdu succès était très-
borné.Whalely,il estvrai, avaitréhabilité le nomde In
Logique,de lasciencequi s'occupedes formes,desrègleset deserreurs du raisonnement.Après lui, les écrits de
2144 MÉMOIRES
Whewellavalentcommencéà éveillerl'intérêtsur l'autre
partie de mon sujet, la théoriede l'Induction.On ne
pouvaitpourtantpas attendra qu'un trait»sur un sujetaussiabstrait,devintpopulaire;ce livrenepouvaittrou-
ver de lecteursque parmiles hommesd'étude; et les
hommesqui s'adonnaient à l'étude de ces questions,étaient au moins en Angleterre,non-seulementen petitnombre,maisencore ils appartenaientà l'écoledométa-
physiqueopposéeà la mienne,c'est-à-direà l'écolede
l'ontologieet desprincipesinnés.Jen'espéraisdoncpas
quemon livreeût beaucoupde lecteurset d'approba-
teurs, etje n'en attendais pas d'autre effetque decon-
tinuer la tradition de la philosophiequej'estimais la
meilleure.Lesespérances que j'avais d'éveillerun peul'attentionaumomentmême,sefondaientsurtoutsur le
goûtde Whewellpour la polémique.D'aprèsla conduite
qu'il avaittenue dans d'autrescirconstances,je pensais
qu'il ferait connaîtremon livre en répondant,et cela
sansretard, à l'attaquequeje dirigeaiscoatre sesopi-nions.Il répondit,mais pas avant 1850,juste à temps
pour queje pusselui répliquer dans ma troisièmeédi-
tion.Commentmonlivre envint-ilaavoir,pour un livre
de ce genre,un si grandsuccès,et à quelleclasseap-
partienncntceuxqui l'ontacheté,je n'oseraisdire lu, jenel'ai jamaisbiencompris.Maisrapprochédesdiverses
circonstancesquinousprouventl'existenced'une renais-
sancede la philosophie,je dirais mêmed'une philoso-
phie indépendante,sur plusieurspoints,et par-dessustoutdansleslieux ou je l'aurais le moinsespéré,dans
lesUniversités,lesuccèsdemonlivredevientplusintel-
ACHÈVEMENT DU SYSTÈME DE LOGIQUE 216
ligible.Je ne me suis jamais bercé dol'illusionqi*'nit fait une impression considérablesur l'opinionphi-
losophique.Les doctrines allemandesqui expliquentla
connaissancehumaine et les facultésde connaîtrepardes principes à priori, régneront probablementlong-
tempsencore sur lesesprits qui s'adonnentà cesétudes
enAngleterre commesur le continent.Maisle Systèmede Logiquc combla une véritable lacune, il fournit un
manuelde la doctrineopposée,c'est-à-diredecellequifaitdériver toute connaissancedel'expérience,et toutes
les qualités morales aussi bien qu'intellectuellesde la
directiondonnée auxassociationsdes faitsde conscience.
Je n'ai pas une plus haute opinionqu'il ne fautdes ser.
vicesqu'une analysedes opérations logiques,ou des
canonsde preuves peuvent rendre par eux-mêmespour
guider et redresser les opérationsde l'entendement.
Combinésavec d'autres conditions,je suiscertainqu'ils
peuventêtre très-utiles; mais quelleque puisseêtre la
valeurpratique d'une saine théoriede cesquestions,on
ne saurait exagérer les inconvénientsd'une fausse. Laaotionque les véritésextérieuresa l'espritpeuventêtre
connuespar intuition dans la conscience,indépendam-ment de l'expérience et de l'observation,est, de notre
temps,j'en suis persuadé,leplusfermeappuidesfausses
doctrines et des mauvaises institutions.Grâceà cette
théorie,toute croyanceinvétérée,toutsentimentintensedont l'origine se perd dans l'oubli,peutse soustraireâ
l'obligation de faire ses preuves devant ta raison, et
s'érige fièrement en garantie et en démonstrationpé-remptoire de ses propres affirmations.Onn'a jamais
210 MÉMOIRES
imaginé d'arme plus puissanteen faveurdes préjugésfortementenracinés.La principal farcedo cettefausse
philosophieen morale,enpolitiqueet en religion,con-
siste dans l'appel qu'on a coutume-defaireà l'évidence
des mnlhémalhiqueset desbranchesde lasciencephysi-
que qui s'en rapprochent. La chasserde ces sciences,c'est l'expulserde sa forteresse;c'estparcequel'onne,l'avaitpasencore fait que l'école intuitivemêmeaprès
que mon pèreeût donné son Analysedel'Espit, sem-
blait, du moinsà ne considérer que leslivrespubliés,avoir en définitivele dessus.En portantla lumièresur
les véritablesraisons de l'évidencedesvéritésmathéma-
tiqueset physiques,le Systèmede Logiquoattaquaitdes
philosophesde l'école intuitive sur le terrain oujw
qu'alors ilss'étaient cru inattaquables,etelle expliquaita sa manièrepar l'expérienceet l'associationle carac-
tère particulier des principesqu'onappellenécessaires,caractèredonton se sert pour prouverqueleurévidencedoit dériverd'une source plus haute que l'expérience.Cette lâchea-t-elleété réellementaccomplie?Laques-tion est encoresubjudice; mais lefût-elle,eussô-jeren-
versé l'unique base philosophiqued'une manièrede
penser si profondémentenracinéedansles préjugésetles partis prisdes hommes,qu'il s'enfaudraitdebeau-
coup qu'ellefût terrassée.Nousn'aurionsfaitqu'unpas,maisassurémentunpas toutà faitindispensable.Eneffet
puisqu'apréstout c'estseulementparlaphilosophiequ'onpeut combattreavecsuccèslespréjugés,on ne saurait
remportersureuxaucunavantagedurabletant qu'onn'a
pas démontréque la philosophien'estpasleur alliée.
APERÇUDURESTJSDEMAVIE 217Maintenantque j'étais dégagéde toute obligationdo
prendreune part active à la politiquedu jour, et do
touteoccupationlittéraire qui m'astreignita fréquenter«lescollaborateurset d'autres gens,je pouvaismelaisserallera l'inclinationnaturelle des personnesqui s'adon-
nent aux travauxde la pensée, alors que l'Aged'une
vanitépuérileest passé, de ne voirqu'un petit nombre
de personnes.Lasociété,en général,telle qu'elleexistemaintenant en Angleterreest une chose si insipide,mêmepour les personnes qui la rendent telle qu'elle
est, quesi l'on ne la laissepas mourirce n'estpascertes
pourleplaisir qu'elle procure. Commetoutediscussion
sérieusesur des sujets où tes opinionsdiffèrent,ypasse
pour l'effet d'une mauvaiseéducationet que le défaut
d'enjouementet de sociabilité qui caractérisel'Anglais,
l'empêchede cultiver l'art de parler agréablementsur
desriens, eu quoi les Françaisdudernier siècleavaient
unesi grande supériorité,le seul attrait que la société
offreauxgens qui n'occupent pas les plus hautsrangs,est l'espéranced'y trouver un secoursqui lesaide à se
hisserun peu plushaut; quant à ceuxquioccupentdéjàte sommet,les devoirs de sociéténe sont pour eux
qu'uneaffaire de condescendanceenversl'usage,et une
exigencede leur situation.Mais unepersonnedont l'es*
prit s'élèveau-dessusdu commundes idéeset dessenti-
ments,à moins qu'eue ne se servede la sociétépourarriveraux finsqu'elle se propose,ne sauraitytrouver
lemoindreattrait.Aujourd'hui,laplupart despersonnesd'uneintelligencesupérieure entretiennentavec la so.
ciétédes rapportssi rares et si peusuivis,que c'est tout
218 MÉMOIRES
commes'ils s'en reliraient effectivement.Lesgensd'unméritesupérieurqui agissent autrements'y amoindris-
sent à peu d'exceptionsprès. Pour ne rien dire du
tempsqu'ilsy perdent,le niveaude leurs sentimentss'y
abaisse,ilsen viennentà ne plus tenir autantilcellesde
leurs opinionssur lesquellesil faut qu'ils gardent lesilencedanslasociétéqu'Usfréquentent.Ilsfinissentparconsidérerleursaspirations les plus élevéescommeim-
praticables,ou au moins commesi loin de pouvoirse
réaliserqu'ellesne valentpas mieux que des visionsoudes théories.Que si, plus heureux que les autres, ils
conserventl'intégrité de leurs principessupérieurs,ilsn'en prennentpas moins insensiblement,par respectpourlespersonneset les chosesde leur temps,des ma-
nièresdesentiret de juger qui leur concilientlasympa-thiedumondequ'ils voient. Unepersonned'unehaute
intelligencene devraitjamais entrerdansune sociétéquine s'occupepasdeschosesde l'esprit, à moinsd'yentrer
commeun apôtre, et pourtant c'est la seule personneavecdesvuesélevéesquipuisseyentrer sansdangerpourl'élévationde sessentiments. Lesgensquiont despréoc-cupationsintellectuellesferaient mieux, quand ils le
peuvent,de choisir pour leur compagniehabituelleaumoinsleurségauxet, si c'estpossible,despersonnesquileur soientsupérieurespar les connaissanceset l'intelli-
gence,commeaussi par l'élévationdes sentiments.En
outre, quandle caractère est formé,et que l'esprit est
arrêté surles questionsfondamentalesquipartagentles
opinionsdes hommes, l'accord des convictionset des
sentimentssur ces points est, on l'a comprisde tout
APERÇUDURESTEDEMAVIE 210
temps,pour un espritsérieux,une conditionessentielle
d'une liaison qui mérite le nomd'amitié. Toutesce?
circonstancesréunies faisaientque le nombredesper-sonnesdont je recherchaisvolontairementla sociétéet
surtout l'intimitéétaittrès-petit.Parmi ces personnesétait l'incomparableamie dont
j'ai déjà parlé. A cetteépoque elle vivait la plupart du
tempsavecsa jeune filledans un quartierpaisiblede la
campagne,et ne venaitque detempsen tempsà la ville
chezson premiermari,M. Taylor.J'allais la voiraussi
bienà la campagnequ'à la ville et je lui devaisbeau.
coupde reconnaissancepour la force de caractèrequiluipermettaitde nepass'arrêter auxfaussesinterpréta-tions qu'on pouvaitdonner auxfréquentesvisitesquejeluifaisais, tandisqu'ellevivaitpourla plupartdu temps
éloignéede son mari,ainsi qu'auxvoyagesqueje faisais
parfois avecelle.Maissur tout le reste notre conduite
durant cesannéesne donna pasle plus légerprétexteà
supposerautre choseque la vérité,c'est-à-direque nos
rapports a cette époque étaient seulementceux d'une
viveaffectionet d'uneintimité fondéesur une confiance
entière.Car si nousne considérionspas lesrèglesde la
sociétécomme obligatoiresen une matièresi complète-ment personnelle, nous nous sentions tenus 6 ce quenotre conduite ne portât pas la plus légèreatteinte à
l'bonneurde sonmari et par conséquentau sien.
Dans cette troisièmepériode(je peux bienl'appelerainsi)dudéveloppementde monesprit, quimarchaitdé-
sormais dumêmepas que lesien, mesopinionsgagnè-rent égalementen largeur et en profondeur.Monesprit
220 MEMOIRES
s'ouvrait à plus do choses, et celles que j'avais déjà
saisies, je lesembrassaismaintenantd'une façonplus
complète.Je commençais&revenir sur mespas, renon-
çant à cequ'ily avaitd'excessifdansmaréactioncontre
la philosophiede Benlham.Au momentoù je cédaisle
plus à cette réaction,je m'étais montré certainement
beaucoupplusindulgentpourles opinionscommunesde
la sociétéet du monde,beaucoupplus enclin à borner
mes effortsà seconder les améliorationssuperficiellesqui avaientcommencéà se faire dans lesopinionscom-
munes, qu'il ne convenaita un hommedont les con-
victionss'en écartaient sur tant de pointsd'une façonradicale.J'étaisbienplusdisposéqueje ne sauraisl'ap-
prouver aujourd'hui,à ajournercequ'il yavaitde plusdécidémenthérétique dans mes aspirations,cellesqueje regardeà présentcommeles seulesdont l'affirmation
tendede toutemanièreà régénérer la société.Maisjedois ajouter que nosopinionsétaientbien plushéréti-
ques que n'avaientété les miennesmêmeauxjoursoù
j'étais leplus enfoncédansle bonthamisme.Acetteépo.
que mesregardsne portaientguère au-delàde la vieille
écoledes économistesen fait de réformespossiblesdans
les fondementsdes institutionssociales.La propriété
privée, tellequ'on lacomprend, et l'héritageme sem-
blaientcommeaux économisteslederniermotde la lé.
gislation et je ne voyaispas autre choseà faire qued'adoucir lesinégalitésqui résultentdeces institutions,en abolissantledroitd'aînesseet lessubstitutions.L'idée
qu'il fût possibled'aller plus loin pourfaire disparaître
l'injustice de cette inégalitécar il y a une injustice,
APERÇUDU RESTEDEMAVIE 2M
qu'ellesoit ounonsusceptibled'une réparationcomplète,danscefait quequelques-unsnaissentpour la richesseet
l'immensemajoritépour la pauvreté; cette idée,dis-je,
je la trouvaisalors chimérique, etj'espérais seulement
que leseffetsde l'instructionuniverselle,notammentce*
lui qui amèneraitune restrictionvolontairedu chiffrede
lapopulation,rendrait le sort du pauvreplus suppor-table.En un mot,j'étais démocrate,maisnullementso-
cialiste.Nousétionsmaintenant,MadameTayloret moi,bienmoins démocratesque je ne l'avais été,parcequenous redoutions l'ignoranceet surtout l'égoïsmcet la
brutalité des masses, aussi longtempsque l'éducation
resterait cequ'elleest, dans unétatdegrossièretédéplo-ral/le. Mais notre idéal de progrès final dépassait de
beaucoupceluidela démocratie,et nousclassaitdécidé-
ment sous la dénominationgénéralede socialistes.D'un
côté,nous détestionsavec la plus grandeénergie cette
tyranniedela sociétésur l'individuqui, suivantl'opinion
générale, gît au fondde la plupart des systèmessocia-
listes de l'autre nousportionsnosregardsversune épo-
que où la sociéténe sera plusdiviséeen deux classes,
l'une d'oisifs, l'autre de travailleurs où la règle queceux qui ne travaillentpas ne mangentpas non plus,sera appliquée non-seulementaux pauvres,maisà tout
le mondesansacceptionde personne;où le partage du
produit du travail,au lieu de dépendre,commecelase
passe aujourd'huid'une façonsi générale,de l'accident
de la naissance,sefixerapar un accordbasésur leprin-
cipe reconnu de lajustice; où enfin il nesera plus im-
possible,oucenséimpossible,aux hommesde travailler
222 MÉMOIRES
énergiquernentà acquérir des profitsqui neseront pasexclusivementà eux, mais qu'ils sont tenusde parut»
ger avecla sociétéau sien de laquelleils vivent.Nous
pensionsque le problèmesocialde l'avenirconsistait&
concilierla plus grande liberté d'actionde l'individu
avecledroitde toussur la propriétédesmatièresbrutes
qu'offreleglobe,et avecune participationde tous dans
lesprofitsdu travailcommun.Nousn'avionspas la pré-
somptionde croire que nous pourrionsd'ores et déjà
prévoirlaformeexactedes institutionsquidevrontcon-
duire leplus sûrementà cebut, ni àquelleépoquepro-che ouéloignéeil sera possiblede les appliquer.Nous
voyionsclairementque pouropérer unesi grandetrans-
formation,qu'ellefût possibleou seulementdésirable,il
làllaitqu'unchangementtout aussiconsidérables'opérâtdanslecaractèrede ce troupeauinculteque sont aujour-d'hui lesmassespopulaires,commeaussidansceluide
l'immensemajoritédela classequiemploieleur travail.11faut quecesdeuxclassesapprennentpar la pratiqueà
travailleretà unir leurs efiorts danslapoursuitedefins
généreuses,et entouscasconnuesdansl'intérêtpublicet
social,etnoncommeellesl'ont étéjusqu'iciuniquementdans desvues étroitesd'intérêt privé.Maisl'aptitudeàfaire ces effortsa toujours existédansl'humanité elle
ne s'estpaséteinteetprobablementnes'éteindrajamais.L'éducation,l'habitudeet la culturedessentimentspor-terontunhommeà bêcheret &tisserpoursonpaysaussi
bien qu'àcombattrepour sonpays.Sansdoute cen'est
que lentementet par un effetd'un systèmed'éducationcontinuédurant une longuesuitedegénérationsqueles
APERÇU DU HE8TJÎ DE MA VIE 223
hommes on général pourront en arriver là. Maiscen'estpas laconstitutionessentielledela naturehumaine
quiy fera obstacle.Si l'intérêt pour le bien communest aujourd'hui un si faible motif pour la masse des
hommes,ce n'estpas parcequ'iln'en sauraitêtre autre-
ment,mais parceque l'espritn'estpas accoutuméà s'y
appliquer commeil s'applique du matinau soir à des
chosesquin'ont pasl'avantagepersonnelpourbut.Quandil estmis en jeu, commel'intérêtpersonnell'est hpré-sent,par le coursjournalier do la vie, et éperonnéparl'amour de la distinctionet la craintedu blâme,il est
capablede produire,mêmechezleshommesordinaires,lesefforts les plus énergiquesaussi bien que les plus
héroïques sacrifices.Si l'égoïsmeenracinéqui formele
caractèrede l'état actuelde lasociété,estaussienraciné,c'estuniquementparceque tout l'ensembledes institu-
tionsexistantes en favorisela croissance,et lesinstitu-
tionsmodernes ontcettetendanceà certainségardsplus
queles anciennes,puisquelesoccasionsoùl'individuest
appeléà faire quelque chose pour le publicsans être
payé,sont bien moins fréquentesdans la viemoderne
quedans les petitesrépubliquesde l'antiquité.Ces con-
sidérationsne nousfaisaientpasméconnaîtrelafoliequ'il
ya à essayer prématurémentde se passerdesmobilesde
l'intérêt privé dansles affairessociales,alors qu'onn'a
pasencore trouvéou qu'on ne peuttrouvercequi peutlesremplacer. Maisnous regardionstoutes les institu-
tions existanteset les arrangementssociauxde notre
temps commepurementprovisoires(expressionque j'a-vaisrecueillie de la bouched'Austin)et nousprenions
224 MÉMOIRES
plaisir et intérêt&voir toutes lesexpériencessocialistes
que tentaientdespersonnesd'élite, les sociétéscoopéra-tivesparexemple,expériences qui,soit qu'ellesfussent
hetireuses,soit qu'elleséchouassent»ne pouvaientman-
quer de contribuerutilement à l'éducationdoceuxqui y
prenaientpart, aussi bien en développantleursfacultés
d'agir d'après des mobiles dirigesvers lebien public,
qu'en leurrévélantlesdéfautsqui les rendenteux et les
autres incapablesd'agir dansce sens.
J'exprimaicesopinions dans mesPrincipesd'Econo-
mie politiquemoins nettementet moinscomplètementdans lapremièreédition, un peuplus dansla secondeet
enfin d'une façonqui ne laissait aucun doute dans la
troisième.Lesdifférencesvenaienten partiedeschange-mentsque le tempsavait apportés.La premièreédition
avait été écriteet mise sous presseavantta révolution
françaisede 4848.Maisaprès cetévénementl'esprit pu-blic se montra plus accessibleaux idéesnouvelles, et
des doctrinessemblèrent modérées qui auraientparurenversantespeude tempsauparavant.Dansla première
édition,les difficultésdu socialismeétaientmisessi for-
tement en lumière, que le ton de l'ouvrageétait en
sommeceluid'une œuvrehostile.Dansles deuxannées
qui suivirent,je consacrai beaucoupde tempsa l'étude
des principauxécrivainssocialistesdu continent;je mé-
ditai et je discutai longuementtoutes les questionsen
litige.Commerésultat de ce travail, tout ce que j'avaisécrit sur ce sujetdans la première édition,futeffacéet
remplacépar desarguments et desréflexionsqui expri-maientune opinionplus avancée.
LES PRINCIPES D'ÉCONOWB POLITIQUE 225
is
L'Économiepolitiquefut bien plus rapidementexé-cutéeque la Logique,ou même quetousles autres ou-
vrages importantsque j'avais écrits auparavant.Je la
commençaidansl'automnede 1845,etje l'avaisachevée.ettoute prête pour l'impressionà la fin de 1847. Pen-dantcette périoded'unpeu plusdedeuxans, il y eut unintervallede six moisdurant lesquelsje laissaicet ou-
vragede côtépourécriredans le MorningChronicle,quid'unefaçontoutinattendueentraitchaleureusementdansmesvues. Je voulaishâter la formationde petitespro-priétéspour les paysansdans lesterres incultesde l'Ir-lande.C'était pendantl'hiver de 1846-1847,alors quelesdures nécessitésdutempssemblaientoffrirunechance
d'attirer l'attentiondu public en faveurdu seul moyen
quime parût propreà la fois à soulagersur le moment
lamisère du peupleirlandais,et à améliorerd'unefaçon
permanenteson état social et économique.Mais l'idéeétaitnouvelleet étrange;il n'y avaitdansl'histoired'An-
gleterre aucun précédentqui plaidâten faveur d'une
mesurede ce genre.La profondeignorancedes hommes
d'Étatd'Angleterreet du publicanglaisrelativementaux
faitssociauxquine se passent pas chezeux,bien qu'ilssoient communsailleurs, fit complètementéchouerma
tentative.Au lieu d'unegrande opérationsur les terres
inculteset de laconversiondes paysansen propriétaires,leparlementvotauneloides pauvrespour les conserver
à l'état de pauvres.Si la nation anglaisene s'est pastrouvéepar la suiteauxprises aveclesinextricablesdif-
ficultés que devaitfaire naitre l'actioncombinéedes
mauxancienset dutraitementd'empiriquequ'on yap-
226 MEMOIRES
portait,c'est qu'ellea été sauvéepar le fait le plusinat- 11
tenduet le plus surprenant, le dépeuplementde l'Ir- n
landequela famineavaitcommencéet que l'émigration 1
a continué. 1Le succèsrapide de mon Économiepolitiquea fait P-
voirquete publicavait besoind'un livrede ce genre et &
y était préparé. La première édition, une éditionde 1
milleexemplairespubliéeen1848, fut vendueen moins §d'unan.Uneautre édition tirée au mêmenombreparut =3
au printempsde 4849, et une troisièmede douzecent pcinquanteexemplairesau commencementde 1852.Dès |ledébut, cet ouvragen'a pascesséd'êtrecitéet invoqué I
commeune autorité, parceque cen'étaitpas seulement |unlivrede scienceabstraite,maisaussid'application,et |que l'économiepolitiquey était traitéenoncommeune
sciencesubsistant isolément et par elle-même, mais
commeun fragmentd'une choseplus grande, comme
une branchede la philosophiesociale,unie aux autres
branchespar desliens tellemententremêlésqueles con-
clusionsqu'elle présente,mêmedanssondomainepro-
pre, nesont vraiesque d'unemanièreconditionnelle,et
restentsoumisesà l'interventionet à l'influencecontra-
riante de causes qui ne tombentpas directementsous
ses prises, qu'elles n'ont pas plusde droita sedonner
pour des guidespratiquesque n'importequellesconsi-
dérationsd'un autre ordre. L'économiepolitiqueen réa-
litén'ajamaiseu la prétentiondedirigerl'humanitéparsesseuleslumières bienque des personnesqui ne sa.vent que l'économiepolitique,et quipar conséquentlasaventmal, aient pris sur ellesde donnerdesconseils,
LES PIUNCll'FS D'ÉCONOMIEPOLITIQUE 227
et ne pouvaient le faire qu'avec les lumières qu'elles pos-sédaient. Mais les ennemis de économie politique parsentiment, et ses ennemis intéressés encore plus nom.
hreux qui se couvrent dumanteaudu sentiment, ont réussi
à faire croire à cette accusation parmi tant d'autres
qu'elle ne mérite pas. Les Principes, en devenant pourleprésent, malgré la liberté aveclaquelle j'y exprime mes
opinions, le traité d'économie politique le plus poputaire,a contribué à désarmer les ennemis d'une science aussi
importante. Quant à la valeur de mon livre comme expo-sition de la science économique, et au point de vue des
diverses applications qu'il suggère, c'est àd'autres natu-
rellement qu'il appartient d'en juger.
Après la publication des Principes d'Économie poli-
tique, je restai longtemps sans faire paraître aucun grand
ouvrage; j'écrivis quelquefois dans les recueils pério-
diques et ma correspondance, en grande partie avec des
personnes qui m'étaient tout à Tait inconnues, portantsur des questions d'intérêt public, prit une extension
considérable. Pendant le cours de ces années, j'écrivisou je commençai divers essais, pour les faire paraitre à
l'occasion, sur des questions fondamentales de la viede
l'homme et de la société pour plusieurs d'entre euxj'a-vais déjà dépassé beaucoup la sévérité du précepte d'Ho-
race. Je continuai à observer avecun vif intérêt ta marche
des événements politiques qui n'avait pourtant rien d'en*
courageant pour moi.La réaction européenne de 1848 et
le triomphe d'un usurpateur immoral en décembre 1851,
semblèrent mettre fin,pour le présent, il touteespérancede liberté et d'amélioration des conditions sociales en
228 MÉMOIRES_a" n__a. 1"1'1.1--&
France et sur le Continent.En Angleterre,j'avais vu et
je voyaisencorebonnombredesopinionsdemajeunesse
généralementacceptées»etbien des réformespour les.
quellesj'avaiscombattu,oueffectuéesouen coursd'exé-
cution.Maisceschangementsn'avaientpasétésuivisd'au-
tant (l'avantagespour le bien-êtredes hommesque jel'avaisimaginéd'abord,parcequ'ilsn'avaientproduitque
très-peud'améliorationdansla conditionessentielled'où
dépendtouteaméliorationvéritabledu sortdeshommes,
je veuxparlerde leur état intellectuelet moral.Onpou-vait doncse demandersi lesdiversescausesde dégrada-tion qui avaientagi pendant le mêmetemps,n'avaient
pas faitplusque de contre-balancerlestendancesau pro.
grés.L'expériencem'aapprisquedesopinionsfaussesont
souventfaitplaceàdesainesidées,sansqueleshabitudes
d'esprit dontlamauvaiseéducationétaitlerésultaten fus.sentchangéeslemoinsdumonde.Le publicanglais,parexemple,est tout aussi noviceet incapabledejuger les
questionsd'économiepolitiquedepuisque lanations'est
convertieau libreéchange,qu'il l'étaitauparavant et il
s'en fautde beaucoupqu'ilait acquisdemeilleureshabi.
tudes d'esprit, ou qu'il sesoit prémunicontre l'erreur
sur des sujetsd'un ordreplus élevé cars'ilsont rejetécertaines erreurs, la disciplinegénéralede leur esprit,au point devueintellectuelet moral, n'a paschangé.Jesuis convaincu,maintenant,que nulgrandprogrèsdansle sortde l'humanité,n'est possibletant qu'il ne se fera
pas un grand changementdans la constitutionfonda-
mentaledes manièresde penser. Les vieillesopinions
religieuses,moraleset politiques,sont tellementdiscré-
LISPIUNCIPESirtiCOSOMIEPOLITIQUE 229
dilécs chezlesespritsles pluséclairésqu'euesont perdula plus grandepartiede leur efficacitépourle bien, touten conservantassezde vitalitépouropposerun obstaclesérieux au développementd'idées meilleures sur lesmêmessujets.Quandles espritsphilosophiquesne peu-vent plus' croire à la religiondu monde,ou n'ycroient
qu'à la conditiond'y faire deschangementsqui ne vont
pas à moinsqu'a en transformerradicalementle carac-
tère, une périodede transition commence,période de
convictionsfaibles,d'intelligencesparalysées,de prin-
cipes de plusen plusrelâchés,quine saurait prendrefin
que par unerévolutiondansle fondementdescroyances,
qui Favorisele développementde quelque foi nouvelle,
religieuse ou purementhumaine,à laquellelesespritséclaires puissentadhérer quand les chosessont dans
cet état, toute pensée,tout écrit qui ne tendpas ù pro-mouvoircette rénovation,n'a plusqu'une mincevaleur
aprés le premiermoment.Ily avaitdans l'état apparentde l'esprit publicsi peu de signesd'une tendance vers
une rénovation,queje n'avaisaucuneardeur ùm'occuperdes questionsd'améliorationdesIllfaircspubliques.Plus
récemmentun soufflede librepensées' estlevé,despers-
pectivesplus encourageantesde l'émancipationgraduellede l'esprit en Angleterrese sontouvertesdevant nous,en même tempsune renaissance,sousde meilleursaus-
pices, du mouvementen faveur de la liberté politiquedans le restedel'Europea donnéunaspectplussouriant
à l'état actueldesaffaireshumaines(1).
I. Ecritenvironen1801.1
230 MÉMOIRES
C'estentre le tempsdontje viensdeparler et le mo-
mentoù j'écrisque se sontaccomplislesévénementsles
plus importantsde ma vieprivée Le premier fut mon
mariage, en avril1851, avecta femmedont l'incomparable mérite avait,par l'amitiéqu'elleme témoignait,contribuéplus quetouteautrecause àmon bonheuret
au développementde monesprit, durant tant d'années
pendant lesquellesnous n'avionsjamais compté nous
trouver unis par des liensplus étroits.Si ardemment
que j'eusse aspiréâ cetteunioncomplètede nos exis-
tencesà quelqueépoquede ma vie qu'ellefût devenue
possible,ma femmeet moi nous aurions pour jamaisrenoncéà ceprivilègeplutôtque de ledevoir à la mort
prématuréed'un hommepour qui j'avais le respect le
plus sincère, et auquel elle portait une vive affection.
Cetévénementsurvintpourtanten juillet1849 rien, ne
m'empêchaitde faire sortir de cet événementmalheu-
reuxmonplus grandbonheur,en ajoutantà un liende
pensées, de sentimentset de travauxlittéraires quiexistaitdepuislongtemps,un liennouveauquiconfondit
nosexistences.Septans et demijejouisde celte félicité
septans et demiseulement Je ne saurais trouverd'ex-
pressionqui rende,fût-cedelafaçonlaplus affaiblie,ce
quefut pourmoi cette perte, et ce qu'elle est encore.
Maiscommeje saisqu'ellel'auraitsouhaité,je nenégligerien pour fairelemeilleur usagepossibledu tempsquimereste à vivre,ettravaillerdanslesensde ses desseins
avec cette force amoindrieque je peuxtirer des idées
quime venaientd'elle,et d'uneentièrecommunionavecsa mémoire.
MONMARIAGE 231
Lorsqu'il existe entre deux personnes une complètecommunauté d'idées etde réflexions,quand tous lessujets
qui peuvent intéresser l'esprit et le cœur, sont discutés
entre elles chaquejour, et sondésà de plus grandes pro-fondeurs que n'ont l'habitude et la commoditéde le faire
lesauteurs qui écriventpour tamassedes lecteurs, quandelles partent desmêmes principeset arrivent aux mêmes
conclusions par des voies qu'elles parcourent ensemble,il importe peu, pour la question de l'originalité, qui des
deux tient la plume. Celle qui prend te moins de part a
la composition en a pris peut-être le plus à la pensée;tesécrits qui sortent de celte collaborationsont le pro.duitcombiné de l'une et de l'autre, et souvent il est diffi-
cite de démêler leur part respectiveet de dire ceci est
de l'un et cela de l'autre. C'est en se plaçant à ce pointde vue élevéqu'on peut dire que non-seulement qu'aprèsmon mariage, mais aussi pendant les longues années quile précédèrent, alors que nous n'étions unis que par l'a-
mitié et la confiance,tout ce quej'ai publié est aussi bien
l'œuvre de ma femmeque le mien; lapart qu'eue y pre-nait grandissait d'année en année.Toutefois,il est des cas
où ce qui lui appartient peut se distinguer et se recon-
naitre. Outre l'influence générale queson esprit exerçait
sur lemien, c'est d'elle que viennent les idées elles traits
lesplus importants de ces œuvres communes, ceux qui
ont entraîné le plus de résultats fécondset considérables,
et qui ont le plus contribué au succès et à la réputation
des œuvres elles-mêmes ils émanaientde son esprit, et
la part que j'y avais n'était pas plusgrande que pour les
idées que je trouvaischez des auteurs antérieurs et que
232 MÉMOIRESje ne m'appropriaisqu'en les incorporantdansl'orga- [nisme de mes propres idées. Durant la plus grande
partiede ma vied'auteur j'ai remplienverselle un rôle
quej'avais d'assezbonneheureconsidérécommele plusutile que je fusseen état de prendredansle domainede
la pensée, celuid'interprètede penseursoriginauxet de
médiateurentre eux et le publie. Eneffet,j'ai toujourseu une médiocreopinionde mestalentscommepenseur
original, exceptédans les sciencesabstraites (logique,
métaphysique et principes théoriques de l'économie
politiqueet de la politique),maisje mecroyaistrès su-
périeur à la plupartde mes contemporainspar mon
empressementet mon aptitudeà apprendrede tout le
monderilne m'est guèrearrivédetrouverdes gensqui se
fissentun devoird'examinertoutcequ'ona dit en faveur
d'une opinionquelconque,nouvelleou ancienne,avec la
convictionqu'alors même qu'ellesseraient erronées il
pourrait yavoir au-dessousd'ellesun fondde vérilé, et
qu'en tout cas la véritén'a qu'à gagnerà la découvertedesraisonsqui rendaientcesopinionsplausibles..l'avais
donc marque ce rôle commeunesphèred'utilitéoù jeme sentaisspécialementobligéd'employermonactivité
d'autant plusquela connaissancequej'avaisacquisedes
idées des Coleridgiens,des penseursallemandset de
Carlyle,tous ennemisjurés descroyancesdans lesquelles
j'avaisété élevé,m'avaitconvaincuqu'à côté debien des
erreurs, ilspossédaientune grandepartiede la véritéquirestait voilée pourdes esprits d'ailleurs capablesde la
recevoir,sous un langage transcendantalet mystique,ouils avaientcoutumedel'envelopper,etdont ilsne vou-
MON MARIAGE 233
laient pas ou ne savaient pas la dégager. Je ne désespé-
rais pas do séparer la vérité de l'erreur et de l'exposer
en des termes qui la rendissent intelligible et lui ôlassent
ce qu'elle avait de répugnant pour les adhérents démon
parti en philosophie. On comprendra aisément qu'avec
celte préparation, lorsque je me trouvai en communion
intellectuelle intime avec une personne de facultés très*
supérieures, dont le génie, à mesure qu'il grandissait et
se déployait dans le domaine de la pensée, faisait jaillir
des vérités de beaucoup en avance sur moi, sans que je
pusse y découvrir, comme cela m'était arrivé pour celles
des autres, aucun alliage d'erreur; on comprendra, dis-
je, que la plus grande partie de mon développement
mental consistât à assimiler ces vérités, et que la plus
précieuse partie de mon travail intellectuel se réduisît à
établir des ponts, â ouvrir des passages qui les missenten
communication avec mon système général de pensées (1).
1. Les progrès de mon esprit dont je fus redevable ù ma femme
ne sont point, il s'en faut bien, ceux que pourraient croire des
personnes mal informées sur ce point. On pourrait supposer,
par exemple, que la forte conviction que j'ai exprimée en faveur de
l'égalité entre les hommes et les femmes dans tous les rapportslégaux, politiques, sociaux et domestiques, je la tiens d'elle. Iln'en est rien au contraire cette conviction fut l'un des premiersrésultats auxquels j'arrivai en étudiant les questions politiques,et la force avec laquelle je la défendais fut, plus que toute autre
raison, la cause première de l'intérêt qu'elle se sentit pour moi.Ce qui est vrai, c'est qu'avant que je la connusse, cette opinionn'était dans mon esprit guère plus qu'un principe abstrait. Je ne
voyais pas de raison pour que les femmes fussent tenues dans un
état d'assujettissement légal envers d'autres personnes, pas plus
que je n'en voyais en faveur de l'assujettissement des hommes.
J'étais certain que leurs intérêts exigeaient absolument autant de
protection que ceux des hommes, et qu'il était fort peu probable
qu'elles l'obtinssent tant qu'elles n'auraient pas aussi bien et autant
que les hommes le droit de faire les lois auxquelles elles sont sou*
234 MÉMOIRES
Le premier de mes ouvrages où sa participation fut
remarquable, fut les Principes d'Économie politique, Le
Système de Logique lui doit peu, si co n'est dans les
détails de la composition. Sur ce point j'ai tiré un grand
profit pour tous mes écrits, grands et petits, de ses
critiques pleines de justose et de clairvoyance (1). Le
mises. Mais ce ne fut que grâce &ses leçons que je compris l'im.
mense portée des résultats réels de l'incapacité des femmes, telle
que je l'ai exposée dans mon livre de YAssujettissement des Femmes.
Sans le secours de la rare connaissance qu'elle possédait de la
nature humaine, et de la pénétration avec laquelle elle saisissait
les effets des influences morales et sociales, j'aurais sans doute
toujours professé les opinions quej'ai aujourd'hui, mais je n'auraiseu qu'une idée imparfaite de la manière dont les conséquences de
la situation d'infériorité des femmes viennent s'entremêler avec les
maux de la société existante et avec les difficultés qui arrêtent le
progrès humain. Aussi est-ce avec un sentiment douloureux que
je songe a toutes les idées excellentes qu'elle émettait sur ce sujet,et que je n'ai pas réussi &reproduire, et que je mesure la distance
énorme qui sépare mon petit traité de ce qu'il aurait été si elicavait mis sur la papier tout ce qu'elle avait dans l'esprit sur cotte
question, ou si elle avait assez vécu pour revoir et améliorer, ce
qu'elle n'eût pas manqué de faire, l'exposé imparfait que j'en aidonné.
i. La seule personne dont j'aie reçu un secours direct dans la
préparation du Système de Layique est M. Bnin, qui s'est depuisrendu célèbre par ses écrits philosophiques. Il lut attentivement
mon manuscrit avant que je l'envoyasse a l'imprimerie, et l'enri-chit d'un grand nombre d'exemples et d'illustrations addition-
nelles tirées des sciences, que j'ai insérées û peu près textuelle-
ment, ainsi que d'autres remarques qu'il avait bien voulu ajouter&l'appui de mes idées sur la logique.
Je n'avais envers Comte d'autre obligation que les services queses écrits m'avaient rendus. Je veux parler de la partie de son
Système de philosophie positive qui avait déjà été publiée, et on a
pu voir dans le cours de ce récit que ces obligations sont loin de
monter aussi haut que certaines personnes ont bien voulu le
dire. Mon premier volume qui contient toutes les doctrines fon-
damentales du l'ouvrage, était achevé dans ses parties essentielles
avant que j'eusse lu le traité de Comte. J'y ai pris des pensées
importantes, surtout pour mon chapitre de l'Hypothèse et pour
l'exposé des idées tirées de la logique de l'algèbre. Ma-3 c'est
seulement dans le livre final qui traite de la logique des sciences
MONMARIAGE 235
chapitre de V Économiepolitiquequi a exercésur l'opi-nionplusd'influenceque toutlerestedu livre, celui quitraite de « l'Avenir probabledes classesouvrières »lui est dû tout entier. Dans le premierplan du livrece
chapitre n'existaitpas. Ellemefitsentircombienil était
nécessaired'yajouter un chapitresurcette question,et
combien sans cela l'ouvragedemeureraitimparfaitclic fut cause que 'je l'écrivis.La partie la plus géné-rale de ce chapitre, l'exposéet la discussiondes deuxthéories opposéestouchantla conditionparticulièredes
classes laborieusesesten entierune reproductionde ses
idées, et souventdans lestermesmûmesque je recueil.
lais de sa bouche. Cen'estpas d'elleque j'ai apprisla
partie purement théoriquede monéconomiepolitique,maisc'est surtout à soninfluenceque mon livredoit teton général qui le distinguedes traitésprécédentssurl'économiepolitique,etqui,en luiconciliantdeslecteurs
que les autresavaientrebutés, ra rendusi utile. Ceton
résulte principalementde cequej'ai tracé à proposune
lignede démarcationentre lesloisdela productiondela
richesse, qui sont en réalitédesloisde la nature et dé-
pendent des propriétés des objets,et les modesde dis-
tribution de la richesse, qui, souscertainesconditions,
dépendentdolavolontéhumaine.Lecommundesécono-
mistes confondentces deuxordres de lois sous le nom
de loiséconomiques,que nulefforthumain,suivanteux,n'est capabled'annuler ou de modifier;ils attribuentla
moralcs,quejeluisuis redevabledesaméliorationsradicalesquise sont introduitesdansmafaçondeconcevoirl'applicationdesméthodeslogiques.J'aidéjàexposéetcaractérisécetteaméliora-liondanscesmémoires*
230 MEMOIRESmême nécessitéaux lois qui dépendentdosconditions
immuablesde notre existenceterrestre, et à cellesqui,n'étant que des conséquencesnécessairesde certains
arrangementssociaux,ne vontpasau delà decesarran-
gements.Sousl'empirede certainesinstitutions,de cer-
tainescoutumes,lessalaires,lesprofitset larenteseront
déterminéspar certainescauses mais les économistes
négligentde tenir compted'une chose indispensableet
soutiennentque ces causesdoivent,par l'effetd'une
nécessitéintrinsèque,contrelaquellenul moyenhumain
ne sauraitservirde rien,déterminerlespartsqui revien-
nent, dansla divisionduproduit,aux travailleurs,aux
capitalisteset aux propriétairesfonciers.Dansles Prin-
cipesd'économiepolitique,je ne faisaispas moinsd'ef-
forts quemes devancierspour évaluerscientifiquementl'actiondecescauses,sousl'empiredesconditionsqu'elles
supposent;maisc'est lepremierlivrequi ne considère
pas cesconditionscommedéfinitives.Lesgénéralisations
économiquesqui dépendentnon des nécessités de la
nature,maisde cesnécessitéscombinéesaveclesarran-
gementsactuelsde la société,je les présentedans mon
livrecommen'étantqueprovisoireset susceptiblesd'être
considérablementmodifiéesparlecoursduprogrèssocial.
Je tenaisces vues sur l'économiepolitique en partiedesidéesqu'éveillèrenten moi lesdoctrinesdes Saint-
Simoniens mais c'est sous l'influencede ma femme
qu'euesdevinrentle soumevivantqui animemonlivre.
Cetexempledonneune idéeparfaiteducaractèregénéraldu rôle qu'ellejouait danstacompositionde mesécrits.
Engénéralcequi estabstraitetpurementscientifiqueest
MON MARIAGE 237
demoi,rélérnentvraimenthumainvicntd'elle.Pourtoutce
quiconcernaitl'applicationdela philosophieaux besoinsde la sociétéet au progrès,j'étais sonélève; c'est d'elleaussique je tenais la hardiessedemesvueset la circon-
spectiondemesjugementssur lesquestionsde pratique.Eneffet, d'une part, elle avait bien plusde courageet
des vues plus étendues que je n'enauraiseu sansson
secours, quand il fallait se représenterparanticipationun ordre de chosesàvenir,danslequelun grandnombre
deces généralisationslimitées,quel'on confondsi sou.
ventavecles principes universels,cessentd'être appli-cables.Cesparties de mesécrits, surtoutcellesdeXÉco-
nomiepolitique.qui considèrentlesinstitutionspossiblesde l'avenir, que les économistesont repousséesavec
fureur quandles socialistesles ontaffirmées,n'auraient,sanselle,pas trouvéplacedansmonlivre,oun'y auraient
figuréquesousuneformeplus timideet pluseffacée.Mais
enmême tempsqu'elle me rendaitplushardidanslaspé-culationsur les affaireshumaines,sonespritpratiqueet
sonjugementpresque infaillibledesobstaclespratiques,
réprimaient en moitoutes les aspirationsréellementchi-
mériques.Son intelligencerévêtaittoutesles idéesd'une
formeconcrète,et se représentaitnettementla façondont
elles agiraientdans la réalité saconnaissancedessenti.
ments du temps et de la conduitedes hommesétait si
rarement en fauteque le point faibled'uneidée impra-ticable lui échappait rarement (t).
t. Quelqueslignesdedédicaceoù se trouvaitreconnucequemonlivreluidevait,avaientétémisesentêtedequelquesexem-plairesde l'Économiepolitiquedestinésâ êtreoffertsà titre
238 MÉMOIRES
Pendantlesannéesqui s'écoulèrententremonmariageet la catastrophequi merenditveuf,lesprincipauxévé-
nementsde mon existenceextérieure(jen'y comptepasune premièreatteinted'unmaldefamille,et un voyagede plus de sixmoisqueje fis pourrecouvrerla santé en
Italie,en Sicileet en Grèce)se rattachentà masituation
dans les bureauxde la CompagniedesIndes.En 1856,
je fus élevéau rang de chefdu serviceoùj'avais été
employé depuisplus de trente-troisans. La fonction
oùj'étais promu, celled'Examinerde lacorrespondancede l'Inde,était la plus élevée,aprèscelledu Secrétaire,dans lesbureauxde la Compagniedes IndesOrientales.
Toute la correspondanceavec les gouvernementsde
l'Inde, exceptéles affaires financières, maritimes et
militaires,y ressortissaient.Je restai à ce poste aussi
longtempsqu'il exista, c'est-à-dire un peu plus de
deux ans, au bout desquelsil plut au parlement, end'autres termes à Lord Palmerston,de mettre fin àl'existencede laCompagniedesIndesOrientales,commebranchedu gouvernementde l'Indesousl'autoritéde la
couronne,et de transformerl'administrationde cepaysenje ne sais quelle proie livréeaux compétitionsdes
hommesd'Étatde secondou detroisièmeordre.J'étaisà la têtede larésistancequelaCompagniefit pouréchap.per à la mesurepolitiquequi devaitla détruire.Lelec-
teur trouveradansles lettreset lespétitionsquej'écrivis
pour la Compagnie,et dans le chapitrefinal de mon
d'hommage;maiscommeellen'aimaitpasà paraitre,cetteseuleraisonempêchaquela dédicacerestâtdansles autresexem-plaires.
PUBLICATION D15LA LIBERTÉ 239
livre sur leGouvernementreprésentatif,monopinionsurla folie de ce changementinconsidéréettes dommagesqui en doivent résulter. Pour moi personnellement,j'ygagnais; j'avais assez consacréd'années de ma vieauservicedel'Inde,et je n'étaispas lïlcliéde me retirer avecl'honorable dédommagementqui m'étaitaccordé. Aprèsque lechangementfut consommé,LordStanley,PremierSecrétaired'État pour l'Inde,me fit l'honneur de m'of-frir un siège au conseil,et plus tard cette propositionoie futrcnouveléepar leconseillui-même,àla premièreoccasionqui se présentad'yremplirune vacance.Mais
l'état du gouvernementdel'Indesous le nouveaurégimene me faisait augurer que d'inutiles ennuiset de vains
effortspour prix de monconcours,et depuis lors il ne
s'est rien passéqui m'aitdonnélieu de regretter mon
refus.
Pendantles deux ans quiprécédèrentimmédiatement
la fin de ma carrière de fonctionnaire,ma femmeet
moi nous travaillâmesensembleà monlivre la Liberté.
J'avaisdéjà tracé le plande cet ouvragedans un court
essai écrit en 1854. C'esten montant les marches du
Capitole,enjanvier 4855,que l'idéenousvint d'en faire
un volume Aucun de mes écrits n'avait été composéavecplusde soin, ni corrigéavecplusd'attention.Après
queje l'eusécrit suivantmonhabitudedeuxfoisen entier,nous le gardâmes par deversnous; de tempsen tempsnousle reprenions, nousle parcourionsde novo,lisant,
pesant,critiquant chaquephrase. La révision définitivode ce livre devait être l'œuvrede l'hiverde 1 858-1859,
qui suivitma retraite, et quenousvousdisposionsà pas.
240 MÉMOIRES
ser dans le midi de YEurope.Cetteespérance,comme
toutesles autres,futanéantiepar lemalheurle plus inat-
tendu et le plus cruel, lamortde ma femme,qui suc-
comba à Avignon»à une atteintesubitede congestion
pulmonaire,commenousnousrendionsà Montpellier.Depuis ce momentj'ai cherchela soulagementque
mon état comportait,en arrangeantmaviede manière
à sentir encorema femmeprés de moi J'achetai une
petitemaisonde campagneaussi près que possibledu
lieuoùelle étaitensevelie,etc'est en cetendroitqu'avecsa fille, compagnede ma douleur,et maintenantmon
uniqueconsolation,je passeunegrandepartiedel'année.
Lesbuts demaviesontuniquementlesobjetsqui avaient
étélessiens;mestravaux, mesoccupations,ceuxauxquelselleavaitprispartet accordésasympathie,et quirestaientassociés à sa personneparun lien indissoluble.Sa mé-
moire estpour moi une religion,et son approbationla
norme,sommede toutes les vertus, d'après laquellejetâchede réglerma vie(1).
Après la perte irréparableque j'avaisfaite,monpre-miersoin futdefaireimprimeret de publierle livredont
une grandepartie était l'œuvrede celleque j'avais per-due, et de le dédierà sa mémoire.Je n'yai faitni chan-
gementni addition,etje n'yen feraijamais.Samainn'a.
vait puy mettre le dernier trait, la miennen'essayera
jamaisde le faire à saplace.ImLibertéétait plus directementet plus au pied de
la lettre notre œuvre communeque tout autreouvrage
1. Cequiprécèdea étéécritetrevuavantoupendantl'année1861.Cequisuita été écriten187(1.
PUBLICATION ùli LA IMF. Il M 241
16
quiporte monnom. Iln'ya pas une phrase que nous
n'ayons revue plusieurs fois ensemble retournéede
biende façons,et soigneusementpurgée de toute faute
que nousydécouvrions,soit dans la pensée,soit dans
l'expression.C'est grâceà ce travailque, même privétic la révisiondéfinitiveque nous devionsen faire, il
surpasse, au seulpointde vuedela composition,tout ce
quej'ai pu publier avantouaprès.Quantauxidées,ilest
dirficilcdo reconnaîtreun pointen particulierqui soit
plusà elle que le reste.La manièrede penserdont le
livreest l'expressionétaitbien à elle; mais j'en étaissi
bienimbu,quetesmômesidéesseprésentaientnaturelle-
mentà chacunde nous.C'està elle pourtantqueje dois
de m'en être pénétré à cepoint. Ily eut un momentoù
j'aurais pu facilementme laisser entraînerà suivrele
parti du gouvernementà outrance dans les questionssocialeset politiques,commeaussiil y eut unmoment
où, par réactioncontreun excèsopposé,je seraisdevenu
moins radicalet moins démocratequeje ne lasuis. A
cesdeuxpointsde vue,commeàbiend'autres,ellemefit
du bienautant en me retenant danslavérité quandj'y
étais, qu'enm'ouvrantlesyeuxà de nouvellesvérités,et
en me délivrantde nieserreurs.Par mapromptitudeet
mon ardeur à apprendrede toutesmains et à faire
placeparmi mes opinionsà toute acquisitionnouvelle,en accommodantles ancienneset les nouvellesen un
mêmesystème,je meserais, n'eût été l'influencede ma
femme qui m'affermissait,laissé entraîner à modifier
trop mes premièresopinions.C'étaitavant tout par la
juste mesureavec laquelleelle appréciaitl'importance
242 MÉMOIRES
relativedesdiversesconsidérationsqu'ellecontribuaitle
plus au développementde monesprit; par là elle me
préservaitdupenchantqui meportait&laisserprendre,
parmiines idées,â desvéritésque je venaisa peinede
reconnaître,plusde placequ'il ne leuren revenait.
La Liberté survivra probablementplus longtemps
qu'aucun de mes autres écrits (exceptépeut-être la
Logique),parceque l'unionde l'espritde ma femmeet
dumien a fait de ce livre une sorte de manuel philo-
sophiquetraitant d'unevéritéunique, que les change-mentsqui s'opèrentprogressivementdansla sociétémo-
derne, tendentà mettreplus fortementen relief.Je veux
parler de l'importancequ'il y a pour l'homme et la
société dans l'existenced'un grand nombrede typesdifférentsde caractère, et de l'utilité de donner touteliberté àla nature humainedese déployersuivanttoutesles directions,si opposéesqu'ellessoient les unes auxautres. Rienne sauraitmieuxfairevoircombienles fon-dementsde cettevéritésont profonds,quela grande im-
pressionqu'ellea produitequandje l'ai exposée,en un
tempsoù, pour tout observateursuperficiel,il semblait
qu'on n'eût pasbesoinde cetteleçon.Lescraintes quenousexprimionsque le développementinévitablede l'ê-'
galitésocialeet du gouvernementde l'opinionpubliquen'imposâtà l'humanitéle joug insupportabled'une opi-nionet d'une pratiqueuniformes,ces craintesont pu
sansdouteparaitre chimériquesà desgensplus attentifs
aux laits présents qu'aux tendancesactuelles.En effet
la révolutionqui s'opèregraduellementdans la société
et tes institutionsa jusqu'icifavoriséd'unefaçonraar-
PUBLICATIONDELAUtŒHTÉ 213
quée le développementdes nouvellesopinionset leur a
procuré un publicpluslibre de préjugésque tous ceux
qu'eues avaient trouvésauparavant.Maiscet avantageest un trait des époquesdo transition,alors que les
notionset lessentimentsantiquessontrenversés,et quedes doctrines nouvellesn'ont pas succédéà leur em-
pire. En de tellesépoques,les personnesdouéesd'ac-
tivité mentale,ont abandonnéleursanciennescroyances,et ne sontpassûres que cellesqu'ellesconserventencore
ne se modifierontpas; aussiaccuciilent-ellcsavecem-
pressement les opinionsnouvelles.Mais cet état de
chosesest nécessairementtransitoire;de tempsà autre
un certains corps"dedoctrineralliela majorité,et c'est
le type sur lequel s'organisentles institutionset l'ac-
tion de la société. L'éducationimposecette nouvelle
croyanceaux nouvellesgénérationssans les fairepasser
par les opérationsmentalesqui l'ontproduite, en sorte
que cettecroyanceacquiertpeuà peu la même forcede
compressionqu'ont si longtempsexercéeles croyancesdont elle a pris la place.Cedangereuxpouvoirsera-t-il
ou ne sera-t-il pasexercé?Celadépendde la questionde
savoirsi l'humanitésauraà cetteépoquequ'il n'est pas
possibled'exercercepouvoirsansempêcherlacroissance
de la nature humaine,et lacondamnerau rabougrisse-ment. C'est à ce momentquelesenseignementsdulivre
la Libertéauront leur plusgrande valeur, et il est à
craindrequ'ilsla conserventlongtemps.
Quantà l'originalitéde ce livre,elle n'est pas autre
que celleque tout espritméditatifdonneà sa façonpro-dre de concevoiret d'exprimerdes vérités qui sent la
244 MÉMOIRES
propre de tout le monde.La pensée dominantedu
livreest unede cellesqui sont restéessansdoutelepri-
vilègede quelquespenseursisolés,maisdontl'humanité
n'aprobablementjamaisétô.^eptiistesdébutsde la civi-
lisation,totalementprivée.Pourne parlerque desder-
nièresgénérations,elle est distinctementcontenuedans
le courantde grandes idées relativesà l'éducationet
à l'enseignement,qui s'est répanduen Europegrâceaux
travauxet au génie de Pestalozzi.L'adhésionabsolue
queGuillaumede llumboldtya donnéeest rappeléedanslelivrc;mais il s'en faut qu'ilfûtleseuldanssonpaysil
yadhérer.Pendant la premièremoitié de ce siècle,la
doctrinedes droits de l'individuet de la personnemo-
raleà se développerà songréa été soutenuepar toute
uneécoled'écrivainsallemands,mêmejusqu'à l'exagé-ration.Lesimitateursde Goethe,le plusillustredesau-
teursallemands,bienqu'ilsoit restéen dehorsde toute
école,se montrent complètementimbusd'idéessur la
moraleet la conduitequi, selonmoi, ne peuventpas
toujoursse défendre,maisquine cessentdefaire appelà toutcequ'onpeut dire enfaveurdudroitet dudevoir
dechaquehommeà développersa personnalité.EnAn*
gleterre,avant que le livre La Libertéeût été écrit,la
doctrinede l'Individualismeavaitété énergiquementdé-
fendueavecunstyled'uneéloquencevéhémentequi rap-
pelleparfois cellede Fichte,parWilliamMaccall,dans
une suite d'écrits dont le plus soigné porte le titre
û' Éléments£ Individualisme.Un éminent Américain,M.Warrcn, avaitfondéunsystèmede sociétébasésur la
souverainetéde l'individu; beaucoupde personness'é-
PUBLICATION DE U LWMTÊ 245
talentattachéesà lui et avaientréellementcommencél'étahlissementd'unvillage-communauté(je ne saiss'il existe
encore),qui en dépitdoquelquesressemblancessuperfi-ciellesavecquelquesprojetssocialistes,leur était diamé-tratementopposéenprincipe,puisqu'onn'y reconnaissait
la société aucune autoritéquelconquesur l'individu,
exceptépour fairerespecterle droit égalementreconnu
ti tousde développerlibrementleur personnalité.Comme
lelivrequi portemonnomn'apaslaprétentiondedonner
ses doctrinespour originales,et qu'il n'avait pas pourbut d'enretracerl'histoire,leseulauteurqui leseûtnlïir-
mées avant moi dont j'ai jugéà proposde dire un mot,fut Guillaumede Ilumboldt,auquel j'empruntai la de-
visedu livre.Une seule fois,j'ai pris auxWarrénistes
leur expressionde souverainetéde l'individu. Il est à
peinenécessairede faireremarquericiqu'ily a denom-
breuses différencesde détail,entre la conceptionde la
doctrine de taliberté pourceuxde mes devanciersquej'ai mentionnés,et cellequej'ai exposéedansmon livre.
Lescirconstancespolitiquesdu momentm'amenèrent
peu de tempsaprès à compléteret à publier un petitécrit intitulé Idéessur ta Réformeparlementaire,dont
j'avais fait déjàune partiequelquesannéesauparavant,ù l'occasionde l'un desbillsavortésde Réforme.A.cette
époque,ma femmel'avaitapprouvéet révisé. Lesprin-
cipauxpointsdecetécrit étaientmonoppositionau scru-
tin secret(nousavionschangéd'opinionsur cette ques-tion, et ma femmeavantmoi), et une réclamationen
faveur du droitdes minorités.Pourtantà cetteépoquenous n'aUionspasau-delàduvotecumulatifproposépar
240 MÉMOIRES
AI.Garth Marshall.En terminantcet écritpour le faire
paraître en vue des discussionsqu'allaientsoulever te
billde Réformeproposépar le ministèrede LordDerbyet de M.Disraelien 4859,j'y njoutaiun troisièmepointen demandantque plusieursvotesfussentaccordés,non
à la propriété, mais à une supérioritéd'éducation
prouvée. Celte mesure se recommandaità mes yeuxcommeun moyen de satisfairel'irrésistibleprétentionde tout hommeou de toutefemmeà être consulté,et à
posséderune voix,dans le règlementdesaffairesqui le
touchent de près, en donnant une juste prépondé-rance aux opinionsfondéessur des connaissancessu-
périeures.Cependantcette idée était une de celtesqueje n'avais jamais discutéesavec ma conseillère, sur
l'infaillibilitéde laquelleje pouvaispresque toujours
compter etje n'ai aucunepreuvequ'elleeût été de mon
avissur cepoint. Autantque j'ai pu leremarquercette
propositionn'a trouvéfaveurnullepart. Tous ceux quiveulentquelquegenre d'inégalitédansle voteélectoral,désirentl'établiren faveurdela propriétéet nonde l'in-
telligenceet des connaissances.Si ma propositionsur-
montejamais le puissantsentimentqui subsiste contre
elle,cene sera qu'après l'établissementd'une éducation
nationalesystématiquepar laquellelesdivers degrésde
connaissanceutile pour exercerdes droits politiquespourrontêtre soigneusementdéfiniset légalementcons-tatés. Sanscela,elleprêteratoujoursleflancà defortes
objections, peut-être à desobjectionsdécisives;et, ce
pointacquis,il serait peut-êtrepossiblede s'en passer.Cefut bientôtaprèsla publicationdesIdéessur h lié*
APERÇU DU RESTEDE MA VIE 247
formeparlementaire que je pris connaissance de l'admi-
rable système de représentation personnelle de M. Hure,
qui venait d'être publié pour la première fois, dans sa
formeactuelle..Te reconnus danscettegrande idée pratiqueet philosophique à la fois, la plusgrand perfectionnementdont le système du gouvernement représentatif soit sus-
ceptible»perfectionnement qui, de la façon la plus heu-
reuse, attaque et guérit le grand défaut du système re-
présentatif qui jusque-là semblait inhérent à ce système,
je veux parler du vice qui consiste ildonner à une majo-rité numérique toute la force, au ticu de ne lui accorder
qu'une force proportionnelle à son nombre; ce qui met
le parti le plus fort en état d'empêcher tous les partis les
plus faibles de faire entendre leurs opinions dans l'as-
semblée de la nation, exceptédans lesoccasions qui peu-vent leur être fournies par une inégalité accidentelle de
la distribution des opinions dans des localités différentes.
Aces maux immenses on ne croyait pas possible d'op-
poser autre chose que d'imparfaits palliatifs. Le systèmeJe M.Hare apporte un remède radical. Cette découverte
nouvelledans l'art de la politique, car le plan de M.Mare
n'est pas moins qu'une découverte, m'inspira, comme jecrois qu'elle a inspiré à tous lesgens réfléchis qui l'ont
adoptée, des espérances nouvelleset plus de confianceun
t'avenir de la société humaine parce qu'elle délivre la
forme d'institutions politiques, vers laquelle le monde
civilisé tend évidemment et avec une force irrésistible,du vicecapital qui paraissait réduire û peu de chose ses
bienfaits ou même faire douter qu'il y en eût en fin de
compte. Les minorités, aussi longtemps qu'elles restent
248 MÉMOIRES
desminorités,ne comptentet ne doiventcompter pourriendevant lescrutin; maissi l'on admet desarrange-'montsqui permettenta toutgroupede votants,s'élevanta un certainnombre,d'envoyerdans l'assembléelégisla-tiveun représentantde sonproprechoix,les minorités
ne sauraient être supprimées.Les opinions indépen-dantess'ouvrirontun passagepour entrer dans les con-
seilsde la nationet s'yfaireentendre,cequi estsouvent
impossiblesous les formesactuellesde la démocratie.
L'assembléelégislative,au lieud'êtrevide de personna-litésoriginales,et composéeuniquementd'hommesqui
représententsimplementlaprofessionde foi des grands
partispolitiqueset religieux,contiendradans une forte
proportionlesespritsles plusoriginauxet lesplus émi-
nentsdu pays,qui y serontenvoyéssans acceptionde
partispar desélecteursqui apprécientleur valeur indi-
viduelle.Je peux comprendreque despersonnes,intelli-
gentesd'ailleurs,soientrebutéespar leplan de M. Hare,
parcequ'elles n'y portentpasune attention suffisanta,etqu'ellescroienty voirun mécanismetrès-compliqué.Maisquiconquene sentpasle malque leplande hl. Hareest destiné à guérir, quiconquele rejette comme une
pure subtilitéde théorieou commeune lubie, qui ne
sauraitavoir aucuneffetsérieux,et commene méritant
pas l'attentiondes hommespratiques,n'est, on peut te
dire bien haut, qu'un hommed'État incompétent, au-
dessousde la politiquedel'avenir.Je veuxdire a moins
qu'ilnesoitministreouqu'iln'aspireà ledevenir;en effet
noussommescomplètementhabituésà voirun ministre
professerune hostilitéabsoluecontreune réforme,jus*
APEUÇUDURESTEDE MAVIL m
qu'au jour où sa conscience,ouson intérêt, l'amènea
ta prendreen maincommed'une mesure d'utilitépu-
blique,et &la faireréussir.
Si j'avaisconnu le systèmede M.Hareavantla pu-blication de mon écrit sur la réformeparlementaire,
j'en aurais rendu compte.N'ayantpu le faire,j'écrivissurtoutdansce but,un articlepourle Fraser'sMagazine
(réimprimédans mes mélanges)mais j'y ajoutai un
examende deuxautrespublicationssur la questiondu
jour; Tuneétait unebrochuredemonvieilami,M.John
Austin,qui sur ses vieuxjours était devenu ennemide
toute réformenouvelledu parlement; l'autre était une
œuvreécrite avectalentet force,bien qu'en partieer-
ronée,de M.Lorimer.
Dansle courantdel'étéde lamêmeannée,j'accomplisun devoirqui m'incombait,celuide contribuer,par un
article de la Revued'Edimbourg,a faire connaitrel'ou-
vrageprofondde M.Bainsur l'Esprit qui venaitde se
compléterpar lapublicationdu secondvolume.J'envoyaià la presseun choixde mesécrits de secondordre quiforment les deux premiersvolumesde mes Disserta"
lionsetDiscussions.Lechoixavaitété fait alorsque ma
femmevivaitencore,mais la révisionque nousdevions
en faireensembleen vued'unepublicationnouvelleétait
à peinecommencée.Puis, quandje n'eus pluspour me
guiderla lumière desonjugement,je désespéraid'aller
plusavant,et je fisréimprimerlesarticles telsquels,en
retranchantseulementles passagesqui n'étaientplusd'accord avec mes opinions.Monœuvre littéraire de
l'année fut close par un essai inséré dans le Fraser's
250 MÉMOIRES
Magazine(réimprimédansle troisièmevolumede mes
Dissertationset Discussions)intituléQuelquesmotssur
la non-intervention.J'étaispousséà écrire cet article
par le désir de vengerl'Angleterred'une accusationà
laquelle elleestcommunémentenbuttesur le Continent.
Onlui reprochede ne s'inspirerdanssa politiqueétran-
gèreque de sonégoïsme.Je voulaisfairesentir auxAn-
glais les raisonsqui servaientdeprétexteà cetteaccusa-
tion, à savoir la façon peu élevéeavec laquelle leurs
hommesd'Étatavaientl'habitudede parler de la politi-
que de leur pays,qu'ils neconsidéraientqu'au point de
vue des intérêts anglais*,et surtoutla politiquede Lord
Palmorstonqui à ce momentmêmes'opposaitau perce-ment de l'Isthmede Suez.Je saisissaisl'occasiond'ex-
primer des idées que je nourrissaisdepuislongtemps,dontquelques-unesme venaientde mon expériencedes
affairesde l'Inde,et d'autresde questionsinternationales
quioccupaient alors le publiceuropéen.Cesidéespor-taient sur les vraisprincipesde la moralité internatio-nale et sur les modificationsqu'y apportent les diffé-
rencesdes tempsetdes circonstances.C'estun sujetque
j'avais déjà traité avecquelqueétenduedans la défense
dugouvernementprovisoirefrançaisde 1848,contre les
attaquesdeLordBroughamentreautres,essaiquej'avaispublié d'abord dans la Revuede Westminsteret qui setrouveréimprimédans mesDissertations.
J'avais arrangémonexistence,dumoinsje le croyais,de manière à consacrerle restedemesjours à desoccu-
pations littéraires,si l'on peut appliquer ce mot à des
occupationsqui n'ont cesséd'avoirpour objet princi-
APERÇU DU RESTE DE MA VIE '51
palla politique, non-seulementla politique théorique,maisaussi la politiquepratique.Je passais,il est vrai,la plus grande partiede l'annéeà une grande distance
duprincipalthéâtredelapolitiquede monpays,auquel
j'adressais,et pour lequelavant tout, je composaismesécrits.Mais,de nosjours,lafacilitédes communications
a non-seulementsupprimétousles inconvénientsquiré.
sultaientpour un écrivainpolitiquede l'éloignementdelascèneoùsejouent lesaffairesde l'Etat,mais ellelesatournésen avantages.Il reçoitsans retard et régulière-mentlesjournauxet lesrecueilspériodiques,et se tientau courantmême des événementspolitiquesles plus
éphémères;il prenduneidéeplus correcte de l'étatde
l'opinionet de ses progrèsqu'il ne l'aurait su faireparun contactpersonnel avecles individus.Nos relations
sont plusou moinsconfinéesdans des classes ou des
groupesparticuliers,dontnousrecueillonspar ce canal
les impressionssans autre information, et je sais par
expérienceque les personnesqui sacrifientleur tempsauxexigencesabsorbantesde cequ'on appelle lasociété,et n'ontpas le loisird'entretenirdesrelations étendues
aveclesorganesdel'opinion,restent bienplus ignorantesde l'étatgénéral tant del'esprit public que de la partieinstruiteet activede l'opinion,que ne saurait l'être un
hommevivantdanslaretraiteet qui lit lesjournaux.H
yasansdoute des inconvénientsà restertrop longtemps
séparé de son pays, à ne pas rafraîchir de tempsen
tempsses impressionsaujour sous lequelles hommes
et les choses apparaissentil ceux qui se trouventmêlésau mômecourant; maisle jugement réfléchi formé à
252 MÉMOIRES
distance,que les inégalitésde laperspectivene troublent
point, est le plus sûr,mêmepour guider la pratique.Passanttourà tour à l'uneet à l'autre de cessituations,je profitaisdeleurs avantagesparticuliers.L'inspiratricede mesmeilleuresidéesn'étaitplus avecmoi, mais jen'étais passeul ellem'avait laisséune fille,ma belle-
fille
dontte talent,toujoursgrandissantet s'aflermis-
sant, s'est consacré à la poursuite des mêmes objetsélevés
Certes personne n'a été si heureux, après une pertecommecelle que j'avaisfaite quede gagnerun second
lot dans la loterie de la vie
Quiconque,aujourd'huicomme plus tard,
penseraà moi et il l'œuvreque j'ai faite,ne devra pasoublierqu'euen'estpointle produit d'uneseuleintelli-
gence,d'une seule conscience,maisde trois· i 1 1 1 v 1 1 1 · v 1
Monœuvrede l'année1860-1861consistaprincipale-menten deux traités dontl'un seulementétait destinéà
unepublicationimmédiate c'étaitlesConsidérationssurlegouvernementrejn'éscntalif,oùj'exposaisméthodique-ment le systèmequ'aprèsbiendes annéesde réflexion,
je regardais commela meilleure formed'une constitu-
tion démocratique.Aprèsavoirdit dela théoriegénéraledu gouvernementtout cc qui est nécessairepour faire
comprendrecette formeparticulière de lapratiquedu
gouvernement,je développaislesidéesquej'avaismûries
CONSIDÉRATIONSSt/fl!.BGOUVERSEMEST253
touchantlesprincipalesquestionsqui s'agitentde notre
tempsdans le domainedesinstitutions purementorga-
niques, etje soulevais,par anticipation,quelque3autres
questionssur lesquellesdesnécessitésgrandissantesatti-
rent l'attentiondes hommespratiques. La principalede
cesquestionsestla distinctionentredeuxfonctions,celle
de fairedeslois,pour laquelleune assembléepopulairenombreuseest radicalementimpropre, et cellede tenir
la mainà ce que de bonneslois soientfaites,ce quiest
sonpropredevoirqu'aucuneautre autorité nepeut rem-
plir d'une manière satisfaisante.Il est doncnécessaire
d'établir unecommissionlégislative,élémentpermanentde la constitutiond'un pays libre, composéd'un petitnombre d'hommes politiques d'une éducation supé-rieure, auxquels serait dévoluela tâche de rédiger la
loi, après que le parlementaura décidéquela loidoit
être faite; le parlementgardant le pouvoirde l'adopterou de la rejeter quandelleaura été rédigée,sans avoir
celuide l'élaborerautrementqu'en proposantdes amen*
dementset en les renvoyantà la commission.La ques-tion que je soulève relativementà la plus importantedes fonctionspubliques, cellede la législation»est un
cas particulierdu grand problème de l'organisation
politiquemoderne,posé,je crois,pour la premièrefois
dans toutesonétendueparBenlham,quoique,dansmon
opinion, il ne l'ait pastoujoursrésolued'unefaçonsa-
tisfaisante,àsavoirlacombinaisond'un contrôlecompletde la part du peuple sur les affaires publiquesavec
l'organisationla plusparfaiteàdonnerau pouvoir.L'autre ouvrageque j'écrivis à cette époqueest le
254 MÉMOIRES
mêmequej'ai publiéquelquesannéesplustard (en1869)sous le titre deVassujettissemenldesfemmes.Je l'écrivis
1 1 1 i 1 1 1 1 1 i 1 1 ·i
pour qu'il restât, à tout événement,une compositionécrite de mes opinionssur cettegrave question, aussi
complèteet aussiconcluantequ'ilétait en moide le faire.
Monintention était deconserverce livreparmi d'autres
papiersqueje ne publiaispas,pour l'améliorerde tempsen tempssi j'en étaitcapable,et le publier enfin quandil me sembleraitqu'il pourrait être le plus utile. Tel
qu'il a été public
dans la partiequi est de ma composi-
tion, ce qu'il y a de plus frappantet de plus profond
appartientà mafemme,etje l'ai tiré dufondd'idées quinousétait devenucommunparnos conversationset nos
innombrablesdiscussionssur unequestionqui occupaitune si grandeplacedansnotreesprit.
Peu après je retirai du dépôt où ils attendaientdes
papiers qne je n'avaispas encorepubliéset que j'avaisécrits durant lesdernièresannéesdemonmariage,et j'enfis, avecquelquesadditions,un opusculeintituléVUtili-
tarisme,qui parutpourla premièrefoisdans\a Fraser1s
Magazine,et qui fut plustard réimpriméen un volume.
Cependantavantcemoment,l'état desaffairespubli-
ques était devenuextrêmementcritique par reflet de
l'explosionde la guerre civiled'Amérique.Tout mon
cœur était engagédanscette lutte, qui, je le sentais
dès le début, était destinéeà ouvrir une nouvelleère,
pour le bien ou le mal, dansle cours des affaireshu-
GUERRECIVILEENAMÉRIQUE 255
ruai nés,pendant un temps dontnul ne pouvaitprévoirla durée. J'avais suiviavecun vifintérêt laquerelleen-
gagée sur la questionde l'esclavageen Amériquepen.dant les annéesqui précédèrentla rupture. Jesavaisquela querellen'étaitaufond,danstoutessespériodes,qu'unetentative agressive des propriétaires d'esclaves pour
agrandir le territoirede l'esclavagesous l'influencecom-
binée des intérêtsd'argent,de la passion,de la domina-
tion et du fanatismed'une classepour ses privilégesde
caste, influenceque monami le professeurCairnes a
si complètementet si puissammentdécritedansunadmi-
rable ouvrageintitulél'Empireesclavagiste.Lesuccèsdes
esclavagistes,s'ils triomphaient,devait êtreune victoire
des puissancesdu malqui encourageraitlesennemisdu
progrès et glacerait le zèlede ses amis dans tout le
monde civilisé en outre il créeraitune puissancemili-
taire formidable,baséesur la pire formeet la plusanti-
sociale de l'oppression de l'homme par l'homme, il
détruirait pour longtempsle prestge de lagranderépu-
blique démocratiqueet donneraita toutes lesclassespri.
vilégiéesdel'Europeune fausseconfiancequ'onne pour-rait abattre qu'en la noyantdans le sang. D'un autre
côté si lesesprits dansleNordétaientassezexcitéspoursoutenir la guerre jusqu'au momentdu triompheet sicette terminaisonn'arrivait pas trop tôt et trop facile-
ment, je prévoyais,commeconséquencedes lois de la
nature humaine,etpar l'expériencequej'avaisdes révo-
lutions, quelorsque le Nordvaincrait,sa victoireserait
décisive. Je comprenaisque la masse de la populationduNord, dont la consciencen'avait encoreété éveillée
Î55 MÉMO1KES
quesur la questiondelarésistanceà l'extensionde l'es-
clavage,maisqui, par fidélitéà laconstitutiondes États-
Unis, désapprouvaittoute interventiondu gouverne-ment fédéral à proposde l'esclavagedans les étals où
il existaitdéjà,quecespopulations,dis-je,concevraient
dessentimentsd'une autrenature une foisque la cons-
titutionaurait été ébranléepar une rébellionarmée,et
voudraient en finiravecl'institution maudite je pré-
voyaisqu'ellesferaientallianceavecla noblephalangedesabolitionistesdontGarrisonétaitle courageuxetsin-
cère apôtre,WendcllPhillipsl'éloquentorateur, etJohn
Brownle martyrvolontaire(1).Alors,enfin,le géniedes
États-Unisaffranchidesesliens,échapperaità l'influence
corruptriced'une prétenduenécessitédefairel'apologie,enfacedesétrangers,duplus flagrantattentatquipuisseviolerlesprincipeslibérauxde leur constitution laten-
danceinhérenteà toutétat stablede sociétéà immobi-
liser un groupe d'opinionsnationalesserait au moins
pourun tempstenueen échec,et laisseraitau paystoute
libertéde reconnaîtrecequ'il y a de mauvaisdansles
institutions,commedansles habitudesdu peuple. Ces
espérances,en tant qu'ellesse rattachaientà la questiondel'esclavage,se sontcomplètementréalisées;cellesquitouchentà d'autres pointssont entrain depasser dansle
domainedesfaits.Commeje prévoyaisdés le débutqueces deux ordres de conséquencesseraientla suitedusuccèsoude la chutede la rébellion,onse ferauneidée
1.Brovn,ce vraihéros,aprèsqu'ileutétéfaitprisonnier,ditqu'ilvalaitpluspourlegibet((ticpourtouteautrechose,parolequirappelleparlemélanged'esprit,de sagesseet dabnégation,'unmotdeThomasJlorus.
GUJSHRliCIVILEKNAMÉRIQUE 257
17
dessentimentsaveclesquelsj'envisageaisl'entrainement
quiportait enfaveurduSudlapresquetotalitédesclasses
supérieureset moyennesde monpays,de ceux-là mêmes
quipassaientpourlibéraux.Les classesouvrières,quel-
quesécrivainsousavants, faisaientseulsexceptionà ce
déliregénéral.Jamaisje n'ai plusvivementsenticombien
était faible le progrèsde l'esprit chez nos classes in-
ftuentes,etlepeude valeurdesopinionslibéralesqu'ellesavaientl' habitudedoprofesser.ParmileslibérauxduCon-
tinent, personnene commitcettemonstrueuseerreur.
Maisla générationqui avaitarraché aux planteurs de
nos Indes Occidentalesl'émancipationdes noirs était
passée; une autre étaitsurvenuequin'avaitpasappris
par de longuesannéesde discussiona sentir fortement
la monstruositéde l'esclavage.D'ailleurs, l'inattention
habituelle desAnglaispour tout ce qui se passedans
le mondehorsdoleurIle, lestenaitdans une ignorance
profondede tous les antécédentsde la lutte, à cepoint
que, pendantun an ou deuxaprcsle commencementde
!aguerre, on ne croyaitpas généralementenAngleterre
quela querelloeutl'esclavagepour objet. Il y avait des
gensde principesélevéset d'un libéralismeincontestable
quin'y voyaientqu'unedisputeà proposde tarifs,ou un
exemplede ces luttes avec lesquellesils avaientl'habi-
tudede sympathiser,cellespar exempled'un peuplequiluttepour sonindépendance.
C'était pourmoiundevoirtout tracéde me placerdu
notéde la faibleminoritéquiprotestaitcontre cet éga-rementde l'opinion.Jene fuspas lepremier à protester.U ne faut pas oublierpour l'honneurde MM.Ilugheset
258 MÉMOIRES
Ludlow, qu'ils furent les premiersà le faire par des
écrits qu'ils lancèrentau début même de la guerre.M.Brightsuivitleurexempleparun desespluséloquentsdiscours.D'autresvinrentaprèsquine firent pas moins
d'effet.J'allaisjoindremavoixà cellesqui avaientdéjà
parlé,quand,à la (inde1861,un officierdes États-Unis
arrêta à bordd'un vaisseauanglaisdes envoyésduSud.
Les Anglaisontbeauavoirla mémoirecourte, ils n'ont
pas tout â faitoubliél'explosionde colère qui souleva
l'Angleterre.Durantquelquessemaines,ons'attenditgé-néralementà la guerreaveclesÉtats-Unis,et l'on com-
mençades préparatifsmilitairesdenotrecôté. Tantquecet état dechosesdurait,nullevoixfavorableh la cause
américainen'auraitpu sefaireentendre.Jesuis d'accord
avecceuxqui trouvaientcet acte injustifiable,et telque
l'Angleterreen devaitexiger le désaveu. Le désaveu
obtenu,l'alarmedissipée,j'écrivis,en janvier1862, l'ar-ticle intituléLa lutteen Amérique.Écrit et publié en ce
moment,il contribuaà encouragerles libérauxquis'é-
taientsentissubmergerparleflotdel'opinionanti-libéraleet à formeronfaveurdela bonnecauseun noyaud'opi-nionquigranditpetità petit d'abord,et rapidementen-
suite, quand le succèsdu Nordsembla devenirpro-bable. Auretour de notre voyage,j'écrivis un second
article, un examendu livre du prof.Cairnes quiparutdans la Revuede Westminster.L'Anglelerreexpie,parune fouled'embarras,le ressentimentdurable que ses
classesdirigeantesontéveilléauxÉtats-Unispar l'osten-
tationaveclaquelleellesfaisaientdesvœuxpour laruine
EXAMENDELA PHILOSOPHIEDEIIANIIL'rOi%l259
de la nationalitéaméricaine;elle a lieude se montrer
reconnaissantede ce qu'un petit nombred'Anglais,jeveux dire un petit nombred'écrivainset d'orateurs,se
sont ranges fermementducôièdesAméricainshl'époquede leurs plusgrandsembarras,et ontfait enpartiediver-sionà ces sentimentsd'amertumeet empêchéquel'An-
gleterre ne devînttoutà faitodieuseauxAméricains.
Cedevoiraccompli,maprincipaleoccupationpendantles deux annéesqui suivirentne portapassur des ques-tions politiques.La publicationdes Leçonssur h juris-
prudencede M.Austin,aprèssa mort, medonnal'occa-
sionde payerunjuste tribut à sa mémoire,et en même
tempsd'exprimerquelquesidéessur un sujetauquel, à
l'époque déjà anciennede ma ferveurbenthamiste,jem'étais sérieusementappliqué.Toutefois,mon œuvre
principaledurant cesannéesfut YExamende la philoso-
pliiede Sir WilliamHamillon.LesLeçonsde SirW. Ha-
milton avaient été publiéesen 1860et en 1861.Je les
avaislues sur la fin de l'année précédenteet j'avais à
peu près forméle projetd'en faire un compte rendudans une revue. Maisje m'étaisbientôt aperçuque cetravail ne servirait derien, et qu'on nepouvait traiter
convenablementce sujet, à moins d'écrireun volume.
J'avais ensuite à considérers'il était convenablequejeme chargeassedecette tâche.Aprèsmurexamen,il me
semblaqu'il y avaitde fortesraisons en faveur demon
projet. LesLeçonsm'avaientgrandementdésappointé,et
certesje lesavaislues sansaucunepréventioncontreSirW. Hamilton. J'avais jusqu'alors différéd'étudier les
notes qu'il avait écritespoursonéditionde Reid,parce
200 MÉMOMKS
qu'elles ne sont point achevées;et bien que je susse quele systèmede psychologiede Hamilton différait de celui
que j'approuvais le plus, je me sentais cependant de la
sympathie pour quelques-unes de ses idées, à cause de
sa polémiquevigoureuse contre les transcendantalistes,et de la fermeté avec laquelle il affirmait le principe do
la relativité de la connaissance humaine. Je pensais
qu'une saine psychologieavait plus à gagner qu'à perdreà se mettre à l'ombre de son autorité et de sa réputa.tion. Les Leçonsde Sir W. Hamilton et ses Noies sur
Iieid dissipèrent cette illusion. Les Discussions, à la lu-
mière que les Leçonsy projetaient, perdirent à mes yeux
beaucoup de leur valeur. Je reconnus que les ressom.
blances qui semblaient exister entre ses opinions et les
miennes portaient plus sur des mots que sur des choses.
Les grands principes philosophiques que j'avais cru
qu'il reconnaissait n'étaient, tels qu'il les expliquait, quebien peu de chose, ou même se réduisaient a rien; il ne
cessait de les perdre de vue, et ne laissait pas d'ensei.
gner en même temps, presque partout dans ses écrits
philosophiques, des doctrines radicalement incompa-tibles avec ces principes. L'appréciation que j'en faisais
était àce pointchangée qu'au lieude ie regarder comme
un penseur placé à égale distance de deux philosopbies
rivales, empruntant à chacune des deux écoles des prin-
cipes, et prêtant à chacune des armes puissantes pour la
défense commepour l'attaque, je ne voyais plus en lui
que l'une des colonnes, et, grâce à la grande renommée
philosophique dont il jouissait en Angleterre, la pre-mière colonne de la philosophiequi me semblait fausse.
EXAMENDELAPHILOBOPHIKDEHAM1LT0N26t
Or, la différencequi sépare ces deuxécolesphiloso-
phiques, cellede l'intuitionet celledel'expérienceetde
l'association,n'est point une simplequestiondespécu-lationabstraite; elle est pleine do conséquencesprati-
ques et se retrouveà la base de toutesles différences
d'opinionsur des questionspratiquesa une époquede
progrès. Le réformateurpratique ne cessepasderécla-mer qu'on apportedes changementsà des chosesqui
s'appuyent sur des sentimentspuissantset très-répan-dus il a toujours à contester que les faits établisquisemblent nécessaireset indéfectibles,le soient réelle-
ment, et il estsouventobligédanssonargumentationde
faire voir commentces sentimentspuissantsont pris
naissance, et commenton en est venuà considérerces
faits commenécessaireset indéfectibles.Il ya doncune
hostiliténaturelleentre le réformateuret une philoso-
phie quine veutpasqu'on expliqueles sentimentset les
faits moraux par les circonstanceset l'association,qui
préfèreles considérercommedes élémentspremiersde
la naturehumaine.Il voitse dresserdevantlui unephi-
losophiequi se fait un devoir de donner ses doctrines
favoritescommedes révélationsde l'intuition;qui re-
connaitdans l'intuitionlavoix de laNatureet de Dieu,
parlant avecuneautoritésupérieureùcellede notrerai-
son. Quantà moi,j'ai sentidepuislongtempsquela ten-
dancerégnanteen vertu de laquellenous regardonsles
différencesdescaractèresdes hommescommeinnées,et
en général commeindélébiles,et quinousporta à ne
pas tenir comptedes preuvesirrésistiblesqui démon-
trent que l'immensemajorité de ces diltérences,tant
262 MÉMOIRES
chez les individusque chez lesraces ou les sexes,non-
seulement pourraient so produire naturellementparl'effetdescirconstances,maisqu'ellesseproduisentainsi
–j'ai senti,dis-je, que cettetendanceest un desprin-
cipaux obstaclesqui empêchentde traiter les grandesquestions socialesd'une manièrerationnelle,et laplus
grande pierre d'achoppementdu progrèsde l'humanité.
Cettetendancetire sonoriginede ta métaphysiqueintui-
tionnistc, qui caractérise la réactiondu dix-neuvièmesiècle contre le dix-huitième.C'estune tendancesicon-
forme à l'indolencede l'homme,commeaussi auxinté-
rêts conservateursen général,qu'àmoinsde l'attaquer&sa racine, on estsûr de lavoir s'étendrebienplusloin
que ne l'autorisent réellementles systèmes les plusmodérésde la philosophieintuitionniste.Or,c'estcette
philosophie, et encore n'est-cepas toujours par ses
écoleslesplusmodérées,qui a, dansnotre siècle,régila
penséeen Europe.L'AnalysedeVEspritde monpère,ma
propre Logiqueetle grandouvragede M.le professeurBainsont des tentatives(plusheureusesqu'onne pouvait
s'y attendre)en vuederameneren scèneun systèmepih-
losophiquemeilleur.Maisj'avaiscomprisdepuisquelque
temps qu'il ne suffisaitpas de se borner à mettre en
contraste deux philosophies,qu'il fallait aussi engagerune luttecorpsâ corps;qu'àcôtéd'ouvragesd'expositionde doctrines,il en fallait de controverse;enfinque le
momentd'engagerune lutteprofitableétait venu.J'étais
convaincuque lesécritset la renomméede Sir W. Ha-
miltonétaient la grandeforteressede la philosophiein-
tuitionnisteen Angleterreetuneforteresseque rendaient
EXAMEN DE LA PHILOSOPHIE DE HAMILTON 283
encoreplus formidablele caractère imposantet, â biendes égards,legrandméritepersonnelet les talents del'homme.Jepensaisquece seraitrendre unserviceréelâ laphilosophie,qued'essayerdefaireunecritiquea fonddesesdoctrinesprincipalesetde pesersesprétentionsau
rangd'un philosophede premierordre. Cequi mecon-firmaitdansma résolution,c'est que je voyaisl'un des
élèvesde SirW. Hamilton,et le plus capable,se servir
danssesécritsdesdoctrinesdesonmaître,pourjustifierdesidéessurla religion,queje considèrecommeprofon-démentimmorales,à savoirqu'il est denotredevoirdenousincliner,en l'adorant,devantun Êtredontles attri-
butsmorauxsont!,nousdit-on,inconnaissables,et peu.vent être extrêmementdifférents de ceux que nous
appelonsdes mêmesnomsquand nousparlons de nos
semblables.
A mesureque j'avançaisdans mon travail, le dom.
mageque je portaisà la réputation deSirW. Hamilton
devenaitplus grandque je ne m'y étais attendu tout
d'abord, à causedes innombrablesinconséquencesquime sautaientaux yeux,quandje comparaisentre elles
lesdiversespartiesde sesécrits.Je devaispourtantmon-
trer les chosesexactementcommeellessont, et je n'ai
pasreculé devantce devoir.J'ai toujoursfaitmesefforts
pourtraiter le philosopheque je critiquaisavecla plus
grandeloyauté.Je savaisqu'il ne manquaitpas de dis-
cipleset d'admirateursquime redresseraients'il m'arri-
vaitpar mégardede commettreà son égard quelque
injustice.Eneffet, plusieursd'entre euxm'ont fait des
réponsesplusou moinsétudiées.Ilsontrelevédesoublis
2(14 MÉMOIRES
-1. ~i_· r__· _a! _1.et desméprises,bienqu'en petit nombreet pour la plu-
part sansimportance.J'ai corrigé dans la dernière édi-
tion(la troisième),lesfautesqu'onavaitsignalées,autant
que lescritiques sontvenuesà ma connaissance,etj'ai
répliquéaux autres critiques autant que cela m'aparunécessaire.En somme,le livre a fait son œuvre; il a
attiré l'attentionsur les côtésfaiblesde Sir W. Hamil-
ton il a renfermésa granderéputation de philosophedans de plus étroites limites.En outre,par les discus-
sionsquece livre contient,et surtoutpardeux chapitres
dogmatiquessur lesnotionsde la Matièreet de l'E:prit,il a peut-êtrejeté un peu plusde lumièresur certaines
questionsdébattuesde psychologieet demétaphysique.
Aprèsque j'eus achevéle livresur Hamillon,je m'oc-
cupai d'unettlchequi, pour beaucoupde raisons, sem-
blaitm'incomberd'unefaçontoutespéciale,c'était cellederésumeret d'apprécierles doctrinesd'AugusteComte.J'avaiscontribuéplusquepersonneà faireconnaitreses
doctrinesen Angleterre;aussi eut-il, grâce il ce que
j'avaisdit de lui dans ma Logique,deslecteurs et des
admirateursparmiles penseursdece paysà une époqueoùsonnomn'était pas encoreen Francesorti de l'obs-curité.Il était si inconnuet si peu appréciéà l'époqueoù j'écrivisma Logique,qu'il était bieninutile decriti-
querlespointsfaiblesdosesdoctrines;aucontrairec'était
undevoirde faireconnaitreautant quepossibleles im-
portantsservicesqu'il rendaità la philosophie.Cepen-
dant,aumomentoùnousétionsarrivés,il n'en étaitplusde même.Le nomde Comteétait enfinuniversellement
connu, l'on savaitpresquepartout en quoi consistent
ÉDITIONSPOPULAIRESDEMESÉCRITS 265
sesdoctrines.Poursesamiscommepoursesadversaires.Comte avaitpris sa place.Il était devenul'une des plus
grandes figuresde la philosophiecontemporaine.La
partie la plus saine de sesspéculationsphilosophiquesa fait de grandesconquêtesparmi lesesprits que leur
cultureet leurs tendancesrendaientpropresà les rece-
voir.Sous le couvertdoces doctrines,d'autres moins
bonnes,auxquellesil a donnédes développementset fait
desadditions considérablesdansses derniersécrits,ont
aussi fait du chemin;ellesont des adhérentsactifs et
enthousiastesparmilespersonnesd'unmérite éminent,soit en Angleterre,soit en France, soit dans d'autres
pays.Pour cesraisons, non-seulementilétait désirable
quequelqu'unentreprîtla tâchede critiquerles théories
de Comte,pour séparerle bondu mauvais,mais il sem-
blait que cefût pour moiune obligationparticulière et
spécialede m'encharger.Je laremplisenpubliantdeux
essaisdans laRevuede Westminster,queje réimprimai
en\inpQi\l\o\\imçititit\i\{sAugusteCommette PosiUvisme.
Les écritsque je viensde mentionner,quelques arti-
cles que je n'ai pasjugésdignesd'êtreconservés,voilà
tout ce qui est sorti de ma plume pendantles années
écouléesde 1859 à 1865. Au commencementde cette
dernière année,pour satisfaireun désir que m'avaient
souventexprimédesouvriers,je publiaiune éditionpo-
pulaire de ceuxde mesécrits quimesemblaientleplus
propres à trouver des lecteursparmi les classes labo.
rieuses, cesont les Principesd'Economiepolitique, laLibertéet le Gouvernementreprésentatif.Je faisaislàun
sacrificeconsidérablede mesintérêtspécuniaires,sur-
S0O MÉMOIRES
toutparcequeje renonçaisàtoutespoirdetirer unprofitdes éditionsà bonmarché.Je m'assurai auprèsdesédi-
téurs duprixleplusbasauquelilstrouveraientune rému-
nérationsuffisante,d'aprèslesrégiesordinairesd'unpar-
tageégaldesprofitsentreeuxet moi; puisj'abandonnailamoitiéquimerevenaitafinde leur permettred'établir
un prix encore plus bas. Je dois dire â l'honneur de
MM.Lorigmanqu'ils décidèrentspontanémentqu'aprèsun certain nombre d'années, le droit d'auteur et lesclichésdeviendraientmapropriété,et qu'aprèsqu'uncer-tain nombred'exemplairesauraientété vendus,je rece-vraisune moitiédu profit.Cenombred'exemplairesqui,pourl'Economiepolitique,s'élevaità dixmille,a été dé-
passédepuisquelquetemps, et les éditionspopulairesontcommencéà me donnerunprofit, faible à la vérité,mais inattendu,quoiquebienloin de compenserla dimi-nution deceuxqueje tiraisdeséditionsdebibliothèque.
J'arrive maintenantà l'époqueou monexistence,tran-
quilleet retiréed'auteurfitplaceâdes occupationsmoins
conformesà mesgoûts,cellesde membrede la chambre
des communes.La propositionqui me fut faite par
quelquesélecteurs de Westminster»au commencement
de1865, n'en fitpas naître l'idéedansmonesprit pour.lapremièrefois.Ce nefut pas mêmela première offre
dece genre que j'eussereçue. Plus de dixans aupara-
vant, à la suitede lapublicationdemesvuessur laques-tion de la propriétéfoncièreen Irlande,MM.Lucaset
Duflym'offrirentau nomduparti avancédel'Irlande,de
mefaire entrer au parlementcommereprésentantd'un
comtéirlandais,ce qui leur eutété facile.Maisl'incoin*
MACARRIÈREPARLEMENTAIHE «207
palibilité d'un siège dansle parlementavecla charge
queje remplissaisdansla CompagniedesIndes,ro'em-'
pochade donner suite à cette proposition.Quandj'eus
quitté la Compagnie,quelquesamisauraientbienvoulumevoirsiégerau parlement,maisil ne mesemblaitpas
.quecette idéedot jamais se réaliser.J'étais convaincu
qu'aucunefractionnombreuseou influented'un corpsélectoralne désiraitêtrereprésentéeparunepersonnede
mesopinions,et qu'unhommesansrelations,sanspopu-laritédans aucunelocalité,qui n'entendaitpas se faire
l'instrumentpassifd'unparti, avaitpeu dechanced'être
élu n'importeoù, si cen'est à forced'argent.Or c'était,et c'estencorema convictionarrêtée,qu'un candidatne
doitpasdépenserun soupour obtenirunechargepubli.
que. Lesdépenseslégitimesd'uneélectionqui ne regar-
dentspécialementaucuncandidatenparticulier,devraient
incomberà titrede dépensed'intérêtpublicsoita l'État
soita la localité.Tout ce que les partisansde chaquecandidatont à fairepourassurer son triomphedans son
collégeélectoral,devraitêtre l'œuvre d'uneagencegra-tuiteoupayéepar dessouscriptionsvolontaires.S'ilcon-
vientà des membresdu corps électoral,ou à d'autres
personnes,dedonnerdel'argent deteurpocheen vuede
faireentrer au parlementpar desmoyenslégitimes,un
hommequ'ils croirontdevoiry être utile,personnen'a
rien à y redire. Maisque la totalité ou une partie des
fraisretombesur lecandidat,c'est unechoseessentiel-
lementmauvaise,parcequ'en définitivecela revient à
l'achatd'un siège àla chambre.Mêmedansla supposi-tionlaplus favorablerelativementauxdépenses,unpeut
203 MÉMOIRES
légitimementsoupçonnerquecelui quidonne del'argent
pour obtenirunmandatpublic,comptes'en servirpouratteindred'autres buts quele biengénéral. Enoutre, et
cetteconsidérationa la plusgrande importance, l'habi-
tudedefaire supporterpar les candidatsles frais élec-
toraux,privelanationdesservicesquepourraientrendre,au parlement,touteslespersonnesquine peuventou quine veulentpass'exposerà ces lourdesdépenses.Je nodis
pas que, aussilongtempsqu'il n'y aura guère de chance
pour un candidat indépendantd'entrer au parlementsans sesoumettreà cette pratiquevicieuse,il failletou-
jours, au nomde la morale,le condamner pour avoir
dépenséde l'argent,alors mêmequecet argentn'aurait
pasétéemployédirectementouindirectementù corrompreles électeurs.Maispour justifiercette conduite,il faut
qu'il soittrès-certainque lecandidatpeut être plusutile
à ses concitoyensdanste parlementque dans touteautre
voieouverteàses efforts.Hne m'était pas prouvéqueje
pussefaire plus pour l'avancementdes réformes aux.
quellesmes effortsétaient voués sur les bancs de la
chambredes communes,plutôt que dans mon simplerôle d'écrivain..lecomprenaisdoncqueje ne devaispasrechercherune électionau parlement, et encoremoins
dépenserde l'argent poury arriver.
Mais la questionse présentaittout autrementquandungrouped'électeursvenaientmetrouveret m'offrirde
leur propre mouvementde me présenter commeleur
candidat.Si, aprèsun échanged'explications,ils persis-taientdans leurs désirs,connaissantmes opinionset ac-
ceptant les seulesconditionsauxquellesje pouvais en
MA CAttMfSRtë PARLEMENTAIRE %0
touteconscienceentrerà la chambre,ne me trouvais-je
pasen présenced'unde cesappelsqu'un membrede lacommunautén'a guère le droit de repousserquand ses
concitoyenslelui adressent?J'éprouvaidonc leur réso-
lution par une des explicationsles plus franchesquiaient jamais été donnéesà un corpsélectoral par un
candidat.J'écrivis en réponse h l'offre quim'avait été
laite, une lettre destinéeà la publicité.J'y disaisque jen'avaispersonnellementaucune envied'entrer au par-lement,que selonmoiun candidatne devaitni solliciter
lessuffrages,ni supporterles frais électoraux,et quejene saurais consentira faire ni l'une ni l'autre de ces
deux choses.Je disais en outre que, si j'étais élu, on
n'eût pas à compterque je consacreraismon tempset
mapeine aux intérêtslocaux.Quantà la politiquegéné-rale,je déclaraispéremptoirementceque je pensaissur
un grand nombre de sujets importantssur lesquelson
m'avaitdemandé mes opinions, et comme parmi ces
sujets se trouvait la question desdroits électoraux,jeleur fis savoir, entreautres choses,ma conviction(j'yétaistenu puisquej'ontendais, sij'étais élu, y conformer
mesactes)que lesfemmesavaientle droit d'être repré-sentées dans le parlementsur le même pied que les
hommes. C'étaitsans doute la première foisque cette
doctrines'affirmaitdevantdes électeursanglais.Aussile
succèsde macandidature,aprèsquej'avaissoutenul'idée
de cette réforme, a-t-elle donné l'impulsionau mouve-
ment devenu depuissi vigoureux en faveur du suf-
frage des femmes.Rien, à cette époque, ne semblait
plus improbableque le succès d'un candidat, si l'on
270 MÉMOIRES
pouvaitm'appelercandidat,qui par ses déclarationset
sa conduitejetaitun défià touteslesnotions de la pra-
tique électorale.Unhommede lettresbien connuavait
dit que teTout-Puissantlui-mêmen'auraitaucunechance
d'êtreélu sur un pareilprogramme.J'y fus rigoureuse-mentfidèle;je ne dépensaipointd'argent et ne briguai
pas lessuffrages.Jeneprispointpartla campagneélec-
torale,si cen'estenvironunesemaineavant lejourde la
nomination.J'assistaialors a quelquesréunionspubli-
ques,oùje formulaimesprincipesetrépondisauxques-tionsque les électeursavaientledroitde mefairepours'éclairer. Nés réponsesfurent aussi claires et aussi
franchesque ma lettre. Sur un point,mesopinionson
matièredereligion,j'annonçaidésledébut queje ne ré.
pondrais à aucunequestion,et mesauditeurs parurent
approuverma détermination.Lafranchiseavec laquelle
je répondisà d'autresquestionsqu'onme posa,me lit
évidemmentplus de bien que mes réponses quelles
qu'ellesfussentn'auraientpu mefairede mal.Parmiles
preuvesque j'en eus, il enestunetropremarquablepourque je la passe sous silence. Dansmon écrit intitulé
Idéessur la réformeparlementaire,j'avaisdit, en termesun peuadoucis,quelesclassesouvrièresde l'Angleterre,bien que différantde cellesde quelquesautres pays, en
ce qu'ellesrougissaientdementir,n'enétaientpasmoins
généralementadonnéesau mensonge.Un adversairere-cueillitce passage,le fitimprimeret afficher.Onme lefitpasserdansune réunion dont lesmembres apparte-naient principalementà ta classeouvrière, et l'on me
demandasi j'avaisen effetécrit etpubliécettephrasé
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 371
Oui, répondis-jesur-le-champ.Je n'euspas plutôt lâché
cemot, que la réunion éclataen applaudissementsfré-
nétiques. Il était évident que les ouvriers étaient si
accoutumésà voir l'hommequi brigueleurs suffragesrecourir à l'équivoqueet à des moyensévasifs,que lors-
qu'ils entendirent,au lieude cela, unaveucompletd'un
propos qui leur était désagréable,loin de s'en offenser,ilsen conclurentqu'ils avaientdevanteuxune personneà
laquelleilspouvaientse fier. Jene connaispas d'exemple
plus frappantdu caractère qu'attribuentaux classesou-
vrières ceux qui selon moi lesconnaissentle mieux.Le
moyenle plus sur de gagner leur faveur,c'est d'aller
toutdroitdevantsoi. La droiture faitsur l'espritdu peu*
ple une impressionqui efface de fortes répugnances,tandis que toutes les autresqualitésréunies n'en com-
pensentpasl'absence.Lepremierhommedu peuplequi
parla après cet incident, M. Odger,dit que lesclasses
ouvrièresne demandaientpas qu'onne lesentretint pasde leurs défauts, qu'elles avaientbesoind'amis et non
de flatteurs,et qu'ellesdevaientde la reconnaissanceà
l'hommequel qu'il fût qui leursignalaitles vicesdont,selonlui, ellesavaientbesoinde secorriger. Laréunion
applauditvigoureusementcesparoles.Si j'avais été battu, je n'aurais pourtanteu aucune
raison de regretter l'occasion que l'élection m'avait
donnéede me mettreen contactavecdesgroupes consi-
dérablesde mes concitoyens non-seulementj'y puisaiune nouvellesommed'expérience,maisj'en profitai pour
vulgariserdavantagemesopinionspolitiqueset me faire
connaîtredansdes régionsoùl'onn'avaitjamaisentendu
S72 MÉMOIRES
prononcer monnom,pour accroître le nombrede mes
lecteurset l'influenceque mes écrits me semblaientde*
voirexercer.Naturellementcesavantagesdevinrentbien
plus grands, lorsqueje fusélu par une majoritédequel-
ques centainesde voixcontre mon compétiteurconser-
vateur, cequi me surprit autantque personne.Je siégeaiau parlementpendantles trois sessionsoù
le bill de Réformefutdiscutéet durant cette périodele
parlement fut monoccupationprincipale, exceptépen.dant les vacances.Je parlais assez souvent; tantôtje
prononçaisdes discourspréparés, tantôt j'improvisais.Maisje ne choisissaispaslesoccasionscommeje l'aurais
fait si mon but principaleut été d'acquérir l'influence
sur leparlement.Quandj'eus gagnéroreillede laCham-
bre, cequi m'arrivaà lasuitedu succèsde mondiscours
sur le billde Réformede M.Gladstone,je melaissaicon-
duire par l'idéequ'il n'y avaitpour moiaucunenécessitéa me mêlerdeschosesqued'autres pouvaientfaireaussi
bien, ou dumoinsassez bien.Commeauparavantj'avaisréservémesforcespour desœuvresquepersonneproba-blementn'aurait entreprises,je n'intervinsà la chambre
que sur des questionsoù la masse du parti libéral,et
mêmela fractionlaplus avancéede ce parti, n'étaitpasdu même avis que moi, ou pouvait en comparaison
paraître indifférente.Plusieursde mesdiscours,surtout
celuiqueje prononçaicontre la propositionpourl'abo-
lition de la peinede mort,et un autre en faveurdudroit
de saisir la propriété d'un ennemi sur des vaisseaux
neutres (droit de visite), étaient en oppositionavecles
idéesqui passaientalorset passentencorepourles opi-
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 273
18
nionsdes libérauxavancés.Mesplaidoyersen faveurdes
droits électorauxdes femmeset de la représentationper-sonnelleétaientconsidérésparbeaucoupdegenscommedestraits d'unespritbizarre.biaislegrandprogrèsde ces
opinionsdepuiscetteépoque,et spécialementlaréponse
qu'on a faitedepresquetouteslesparties du royaumeamademandeen faveurdu votedesfemmes,a démontré
l'opportunité de cesdémarcheset transforméen unsuccèspersonnelce qui n'avaitété entreprisque comme
undnvoirenversla moraleet lasociété.Unautredevoir
qui m'incombait,à titre de représentantd'un collège
métropolitain,était d'essayerd'obtenirpourla métropoleungouvernementmunicipal.Maissur cepoint, l'indiffé-
rencede la chambredes communesétait tellequeje ne
trouvaiguèreni secoursni appuidansson enceinte.Sur
cette question,j'étais cependantl'organe d'un groupeactif et intelligenten dehors de la chambre.C'étaitce
groupe, et non moi, qui avaitconçuleplan c'était lui
qui faisaitlapropagande,et quiavaitdressélesprojetsde
loi.Monrôleétait deproposercesloistoutespréparéeset
deles défendrependantle peude tempsqu'il leur serait
donné de rester devant la chambre,non sans prendreune part activeà l'œuvre de la commissiond'enquête,
présidéepar M.Ayrton,qui employala plusgrande par-tiede la sessionde 1866à l'étude de cettequestion. On
peut attribuer avecjustice la situation toutedifférente
où se trouveaujourd'hui(1870)cettequestiona la pré-
paration qu'ellea reçue pendantces années,et qui ne
semblaitpas alors produire beaucoupd'effet.Maisl'on
sait que touteslesquestionsoùdesintérêtsprivéspuis-MOlit
274 MÉM01HIS8
sants se trouventd'un côté,et le bien public toutseul
de l'autre, ont à traverserune semblable périoded'in-
cubation.
C'estencoreparcequeje pensaisqueje devaisprofiterde ma présenceau parlementpour faire l'œuvre qued'autres ne pouvaientpasou ne voulaientpas faire,que
je crus demon devoirde me mettreen avant pourdé-
fendre le libéralismeavancé,dans des circonstancesoù
le blâmequel'on pouvaitencourirétait de natureà faire
reculer la plupart des libérauxavancés de la chambre.
Le premiervotequeje donnai û la chambre futà l'ap-
pui de l'amendementen faveur de l'Irlande, présentéparun membreirlandaiset pour lequel seulementcinqmembresanglaisou écossaisdonnèrent leur suffrage,le
mien compris les autres quatre étaient MM.Bright,M'Laren,T. B. Polter et fladfield.Le seconddiscours
queje prononçai(1)portaitsur le bill de la prolongationde la suspensionde Yhabeascorpus en Irlande.En dé-
nonçantencetteoccasionlesystèmeque lesAnglaisap-pliquaientau gouvernementde l'Irlande, je ne fisquece
que l'opiniongénéraleenAngleterretrouve aujourd'hui
qu'il était à proposde faire.Mais la haine contre le Fé-
nianismeétait alorsdanstoute son ardeur. 11suffisaitde
combattrecequelesFéniansattaquaientpour avoirl'air
de faireleur apologie.Jefussi malreçu par la chambre,
queplus d'un de mesamisme conseilla,et monsenti-
1.L.epremieravaitétéunerépliquaûla réponsedeM.LowedM.Brightà proposdubillde la pestebovine.Onpensau cetteépoquequemondiscoursavaitservià faire«carterunemesuredugouvernementquiauraitfaitbénéficierles propriétairesd'unedoubleindemnité,puisqu'ilsse trouvaientdéjà indemnisésdelapertede leurbétail,parlaplusvaluede cequi leurenrestai;.
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 275
nient s'accordaitavecle leur, d'attendre,avantde re-
prendre la parole, l'occasion favorableque devaitme
fournir le premiergrand débatsur le bill de Réforme.Pendant ce tempsde silence,il yeutbeaucoupde mem-bres du parlementqui crurent quej'avaissubiun échecet que je ne les généraisplus. Il se peutque leurs mal-
veillantscommentairesaient, par réaction,contribuéau
succèsde mon discourssur la Réforme.Masituationà
la chambre devintencoremeilleure&la suite de deux
circonstances la première fut undiscoursoù j'insistaisur ta nécessitédepayerla dettenationaleavantque tes
ressources houillèresne fussent épuisées;la seconde,une riposte ironique à quelques meneurs torys quiavaient citétoutau longcontremoicertainspassagesde
mes écrits, et m'avaientdemandédes explicationssur
1 quelquesautres,spécialementsur celuitiré demesCon-
sidérations sur te Gouvernementreprésentatif,oùje di-
saisque le parti conservateurétait,par la loimêmede
sa composition,le parti le plus stupide.Tout ce qu'ils
gagnèrentà attirer ainsi l'attentionsur un passagequi
jusqu'alorsne l'avaitpas éveillée,ce futle sobriquetde
parti slupidequi s'attachaà eux pour longtemps.Je ne
craignaisplus de n'êtrepas écoulé,maisje mebornai
trop, commeje l'aijugédepuis,à ne parlerquedanstesoccasionsoù il mesemblaitque messervicesétaientré-
clamésd'unefaçonspéciale,etje m'abstinsunpeu plus
qu'il n'aurait fallude parler sur les grandesquestions
quidivisentlespartis.A l'exceptiondesquestionsirlan-
daiseset de cellesqui intéressaientlesclassesouvrières,un seul discourssur le bill de Réformede M.Disraeli,
276 MÉMOIRES
fut toute la part que je pris aux grands et décisifs
débatsde la dernièredes trois sessionsauxquellesj'as-sistai.
J'ai pourtant beaucoupdesatisfactionhreporter mes
regardssur la partquej'ai prise dans la discussiondes
deux ordres de questionsdont je viensde parler.Pour
ce quiestdes classesouvrières,le but principalde mon
discourssur le bill de Réformede M. Gladstoneétait
d'affirmerleur droitau suffrage.Unpeu plus tard,aprèsla démissiondu ministèredeLord ftussell et l'arrivéeau
pouvoird'unministèretory, lesouvriersvoulurenttenir
un meetingà HydePark; la police le leur fermaet la
foulerenversalesgrilles du parc.QuoiqueM. Bealeset
les hommesinfluentsdesclassesouvrièresse fussentre-
tirésen protestantquandcefait se passa, une écliauflbu-
rce eutlieuoù plusieurspersonnesfurentmaltraitéesparla police.L'exaspérationdes ouvriersétait à soncomble.
Ilsvoulaientfaireune autre tentativede réuniondans le
parc,et beaucoup,sansdoute, s'yseraientrendusarmés.Le gouvernementfit des préparatifsmilitairespour ré-
sister on croyaità de gravesévénements.Au moment
critique, je servis,je le crois, a empêcher de grandsmalheurs.J'avaisau parlementpris parti pourles tra-vailleurset vivementblâmé la conduite du gouverne-ment.Je fusinvitéavecplusieursautres membresradi-cauxà une conférenceavec les principauxmembresducomitéde la Liguedela Réforme.Cefut principalementsur moique tombale fardeau d'avoirà leur persuaderd'abandonnerleprojetde la réunion de HydePark et de
tenir leur assembléeailleurs.NiM.Béates,ni lecolonel
MACARRIÈREPARLEMENTAIRE 277
Dick.-onn'avaient besoinqu'on los persuadât;au con-
traire. Il était évident que ces messieurs avaientdéjàfaittous leurs effortsdansle mêmebut, maissanssuccès
jusque-là. Les ouvriers tenaient a leur projet et ilsétaient si résolus à le suivre que je fus obligéde re-
couriraux grandsmoyens.Je leur dis qu'une démarche
qui ne manqueraitpasd'amenerune collisionavecl'ar-
méenesauraitsejustifier qu'à deuxconditions si l'état
desaffaires était devenutel qu'une révolutionfût dési-
rable, et s'ils se croyaientde forceà en accomplirune.
Devantcet argument,après une longuediscussion,Us
Unirentpar céder,et je pus informerM.Walpolequ'ilsavaientrenoncéà leurs intentions.Je n'oublieraijamaiscombienil fut soulagé,ni l'expressionchaleureusede sa
reconnaissance.Après cette grandeconcessionque les
ouvriersm'avaient accordée,je me sentais lié &donner
satisfactionà la demandequ'ils me firent d'assister à
leur réunion de l'Agricultural-Hall,et d'yparler. C'est
laseule réunionprovoquéepar laLiguede la Réformeà
laquellej'aie assisté. J'avais toujours refusé de faire
partie de la ligue,par la raisonavouéeque je n'accep-taispas sonprogrammedesuffrageuniversel,nile scru-
tin secret.Quantau scrutin secret,j'étaisd'un avistout
opposé,etquantau suffrageuniverselje ne pouvaiscon-
sentirà en arborer le drapeau,mêmequand onme don-
nerait l'assurance qu'on n'entendaitpas en exclureles
femmes;je penseen effetque lorsqu'onne secontente
pasde cequi peut être obtenuimmédiatement,etqu'on
prétend prendre positionsur un principe, ondevrait
aller jusqu'au bout. Si je suis entré dans desdétails
278 MÉMOIRES
aussiparticuliersc'estqu'en cetteoccasionmaconduite
causaun granddéplaisirauxjournaux toryset à ceux
destories libéraux,quidepuisn'ont cessédem' accuser
de m'clre montredansla viepubliqueimrriodôrôet pas-sionné.Je ne saispascequ'ils attendaientdemoi, mais
ils auraienteulieudese montrerreconnaissantsenvers
moi,s'ilsavaientsu de quoi, selontoute probabilité,jeles avais sauvés.En effet,je ne crois pas qu'un autre
eût puobtenircequej'ai obtenudans cetteconjoncture.Nulleautre personnen'avait, je pense, a ce.moment,l'influencenécessairepour retenir les ouvriers si ce
n'est M.GladstoneetM.Bright,et onne pouvaitse ser-
vir nide l'un ai de l'autre de M.Gladstonepour bien
des raisons, de M. Bright parce qu'il n'était pas à
Londres.
Quelquetempsaprès, lorsque le ministèretory pré-senta un bill pour interdire les réunions publiquesdans les parcs,non-seulementje parlai fortementpourle combattre,mais,commenoustouchionsà la fin de la
session,je parvinsavecquelqueslibéraux avancésà em-
pocherl'adoptiondubill en faisantajournerla discus-
sionde délaiendélai. Il nefut pas représenté.Je me sentais engagéaussi à jouer un rôle décidé
dansles affairesd'Irlande. J'avais été un despremiersdansla députationdesmembresdu parlement,à obtenirde LordDerbyque la vied'un fénianinsurgé,le général
Burke, fût épargnée.La questionde l'Égliseétait priseen mainsi vigoureusementpar les chefsdu partilibéral,dansla sessionde 1868,qu'il n'était pas besoinque jefisseplusque d'y donnerune adhésionénergique.Mais
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE T,Q
il s'enfallaitque la questionde lapropriétéfoncièrefût
aussi avancée.La superstition de la grande propriétén'avaitpasencorejusqu'à cejour rencontréd'adversaire,surtoutdans le parlement, et ce qui prouvait a quel
pointcettequestionétait arriérée,au moins dans l'es-
prit dela Chambre,c'étaient les mesuresextrêmement
:moclinesque présentaen 18661eministèrede Lord Rus-
sell, etqui cependantne purent passer.Aproposde ce
bill, je prononçaiun de mes discoursles plus étudiés,oùj'essayaisde poser les principesde laquestion,d'une
façondestinéeinoins à stimuler lesamis, qu'à me con-
cilierlesopposantset à les convaincre.Laquestionde la
Reformeparlementairequi absorbaittoute l'attention
empêchal'adoptionde ce bill, commeaussid'un bill du
mêmegenre que proposa ensuitele ministère de Lord
Derby.Ces billsne dépassèrent pas lasecondelecture.
En attendant, lessignesdu mécontentementde l'Irlande
s'accentuaientdavantage; la demanded'une séparation
complètede l'Irlande et de la Grande-Bretagneprenaitun caractèremenaçant,et il y avaitpeu degens quine
pensassentques'il existaitencorequelque chancede ré-
concilierl'Irlandeavec l'union britannique,elle ne pou-vaitsetrouverquedans l'adoptionde mesuresbeaucoup
plusradicalesdans lesrelations territorialeset sociales
du pays,que toutes celles qu'on avaitencorevues. Le
tempsme semblaitvenu où il seraitutilede dire toute
mapensée;etj'écrivis mabrochureL'Angleterreet i'/r-
lande,queje composaipendantl'hiverde 1867et queje
publiai peuavantl'ouverturedela sessionde 4868. Les
principauxpointsde cet écrit étaientd'unepart une dis-
280 MÉMOIRES
cussiontendantàmontrerqu'uneséparationn'étaitdési-
rable nipour l'Angleterreni pour l'Irlande, et d'autre.
part, une propositionde résoudrelaquestionde la pro.
priété foncièreeu*donnantaux fermiers actuelsune
ferme permanenteavecune renteemphytéotiqueà éta.
blir4'aprèsuneenquêtefaitepar l'État.
Mabrochuren'eut pas de succès,si ce n'esten Ir-
lande,ceque je n'espéraispas. Maispuisqu'il n'y avait
pas demesuremoinsavancéequecelleque jeproposaisquipût fairepleinejusticeà l'Irlande,ou offrirune es-
pérancede ramenerlamassedu peupleirlandais,c'étaitt
pour moiundevoirurgentde présenterla mienne.D'ail-
leurs, s'il yavaitunprocédémoinsradical quiméritai
d'êtremisàfessai,Je savaisbienqu'enproposantquelquechosequiparaîtraitextrême,je prenaisle vrai moyennon
d'empêchermaisde faciliterl'expérienced'une mesure
plus modérée.Il est fort peu probablequ'une mesure
qui accordeautant auxfermiersdela propriété en Ir-
lande,que le billde M.Gladstone,eûtété proposéeparun gouvernement,ouadoptépar unparlement, si l'onn'avaitpas faitvoir au publicbritannique qu'uneme-sure bien plusénergiquepourraitrencontrer des cir-
constancesfavorables,et peut-êtreun parti toutformé
pour le prendreen main.C'est le caractère du peuple
anglais,ouaumoinsdesclassessupérieureset moyennes
qui passentpour le représenter, que pour l'engagerà approuverun changement,il est nécessairede le lui
montrercommeune solutionmodérée.Tout projetleur
parait extrêmeet violenttant qu'ilsn'entendent point
parler d'un autre projetallantencoreplus loin,sur le-
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 281
quelils puissentdéchargerleur antipathiepour lesme-
sures extrêmes.Il en fut ainsi dans l'occasiondont jeparle;mapropositionfutcondamnée,maistout projet deréformede la propriétéfoncièreen Irlandequi n'allait
passi loinque le mienparaissaitmodéréen comparai-son.Je feruiobserverque les attaquesdontmon projeta été l'objet,n'en donnentd'ordinairequ'une idée très-
inexacte.En général on le combatiaitcommesi j'avais
proposéquel'État achetâtla terreetdevintpropriétaireuniversel.Enréalité l'État devaitseulementoffrirà cha-
que propriétairele choixà son gré entredeuxalterna-
tives,oude vendre sondomaineou de le garder en se
soumettantà de nouvellesconditions.Je prévoyaisbien
que la plupartdes grandspropriétairescontinueraientà
préférer la situation de possesseursdu sol à cellede
rentiers de l'État, et conserveraientleurs rapportsavectoursfermiers,souventà desconditionsplus douces
que celtesdes grossesrentessurlesquellesauraient été
baséeslescompensationsdonnéespar l'État. Je fournis
cetteexplicationavecbiend'autresdansundiscours sur
l'Irlande,au cours d'undébatausujetde la propositionde M. Maguire au début de la sessionde 4868. Un
compterendu corrigé de ce discours,joint à mon dis-
courssur lebill deM.Fortcscue,a étépubliéen Irlande,
nonpar moi,maisavecmapermission.Cefutàmoiquerevint!'obligationderemplirun devoit
d'un genreplus sérieux,tant auseinduparlementqu'audehors.Destroublesavaientéclatéà laJamaïque,provo-
quésdansl'origineparl'injustice;la rageet la peurlesprésenlèrentenlesexagérantcommeunerévoltepréméditée.
282 MÉMOIRES
Onseservitde cemotifoudecetteexcusepour fairepérir,des centainesde personnesinnocentespar l'emploide la
forcemilitaire,oupardesarrêts d'une espèce de tribu-
nauxqu'onappelaitcoursmartiales;et lesexécutionsdu«
raient encoreplusieurssemainesaprès que ces troubles
d'un instant avaientété réprimés. D'autres atrocités
avaientétécommises,despropriétésdétruites,des femmes
fouettéesaussibienque deshommes,partout où s'était
exercéecettebrutalitéqui règnegénéralementquandla
soldatesquenst déchaînée.Lescriminelsauteurs de ces
attentatstrouvaienten Angleterredes défenseurs et des
applaudissementschezla mêmeespècede gensqui avait
si longtempssoutenulacausede l'esclavagedesnoirs. On
put croireun momentque la nation anglaise aurait le
malheurdelaisserpasser,sansmêmeprotester, desexcès
d'autoritétout aussirévoltantsque ceuxpour lesquelsles
Anglaistémoignenttantd'horreur, et qu'ils ne sauraient
flétrirentermesassezforts,quandilssont l'œuvred'agentsdes gouvernementsétrangers.Toutefois, après quelquetemps,un sentimentd'indignations'éveilla.Uneassocia.tion volontaires'organisasous lenom de Comitéde la
Jamaïquepourexaminerl'affaireet agir en conséquence.De toutes les partiesdu pays,des adhésionsarrivèrent
au comité.J'étais à l'étrangeren ce moment, mais dés
que j'appris la formationde cecomité,j'y envoyaimon
adhésion,et dèsmonrelour,jeprisunepart activeà toutessesdémarches.Il yavaitbienplus à faire que d'obtenir
justicepourlesnoirs,quelqueimpérieuxque fûtce devoir.
Il fallaitsavoirsi lescoloniesanglaiseset peut-être aussi,
à l'occasion,la Grande-Bretagnepasseraient du régime
MA CARMÊRB PARLEMENTAIRE 283
deslois sousceluide l'arbitrairemilitaire,si la vieet la
personned'un sujetanglaisétait à la merci de deuxou
trois officiersnovices,ignorants, insouciantsou cruels,aveclesquelsun gouverneuréperduprendraitsur lui de
former une cour martiale. Cettequestion ne pouvaitêtre tranchéeque par les tribunaux.Le comitédécida
de les saisirde la question.Cettedéterminationamena
un changementdans le bureau du comité. Le prési-dent, M.CharlesBuxton,sans trouverinjuste la pour-suitequenousallionsdirigercontre le gouverneurEyreet ses principauxsubordonnésde la cour martiale,quil'avaientassistédans les arrêtsrendus à la Jamaïque,la.
jugeait inopportune.Quandune.assembléegénérale de
l'associationà laquelleassistaientun grand nombre de
membreseut décidélaquestioncontrelui, M. Buxtonse
relira ducomité, sans déserterla cause, et je fus, sans
m'y attendrele moinsdu monde,proposépour la prési-denceet élu. C'était doncmondevoirde représenter le
comitédansla chambre, tantôten posantdes questionsau gouvernement,tantôt enessuyantdes questionsplusoumoinsprovoquantesquedes membresdu parlementm'adressaientà moi-même;maisce fut surtout comme
orateurdansle débat importantqui futsoulevépendantlasessionde 1866par M.Buxton.Lediscoursqueje pro-
nonçai en cette occasionest selonmoile meilleur que
j'ai prononcéau parlement(1).Pendantplus de deux
1. Parmilesmembresles plusactifsdu comitése trouvaientM.P. A.Taylor,membreduparlement,toujoursfidèleet éner-giquechaquefoisqu'ilfallaitsoutenirlesprincipesdelaliberté,M.GoldwinSmith.FrédérickHarrisoit.Slack,Chamerovzow,ShacnetChesson,secrétairehonorairedel'association.
284 MÉMOIRES
ans, noussoutinmeslalutte,entrantdans touteslesvoies
légalesqui nous étaientouvertes,sans oublierlescours
criminelles.Untribunaldel'un descomtéstorysd'Angle-tërre nousdébouta.Nousfûmesplusheureuxdevanttes
magistratsde BowStreet; cequi fournitau Chief-juslicedu Itancde la Reine,SirAlexanderCockburn,l'occasion
îleprononcerson fameuxarrêt, qui fixalajurisprudenceen faveurde la liberté,autantqu'ilestd'un arrêt decourde le faire.Maislàfinitnotresuccès, car le Grand-juryd'OldBaileyen rejetantnotrerequête empêchale juge-mentde l'affaire.Ilétaitévidentquelesclassesmoyennes
d'Angleterrene voyaientpasde bonœil traînerau banc
des accusésdevantune cour criminelle,des fonction-
naires anglais pour rendre compte d'abus de pouvoirenversdesnègresetdesmulâtres.Cependantnousavions,autant qu'il était en notrepouvoir,relevé l'honneurde
notre paysen montrantqu'ily avait toujoursdes per-sonnesdécidéesà user de tous les moyenslégauxpourobtenirjusticeen faveurd'unepartie lésée. Nousavions
obtenudela plusgrandeautoritédejusticecriminelledu
paysune déclarationsolennelleque la loi était bientelle
que nousl'interprétions,etnousavionsdonnéunsérieuxavertissementà ceuxqui pourraientêtre tentésde com-
mettre par la suite lemêmecrime.Ilssaventmaintenant
que s'ils échappentà la condamnationd'un tribunalcri-
minel, ils ne sauraientéviter les peines qu'il faut se
donnerni les dépensesqu'ilfaut fairepour y échapper.Les gouverneursdescoloniesetles agents du gouverne-ment ontde sérieusesraisons,de ne point se porter àl'avenir à cesextrémités.
MA carrière: parlementaire m
Je garde, commeobjetsde curiosité,quelqueséchan-tillonsde lettresinjurieuses,presquetoutesanonymes,
queje reçuspendantquenouspoursuivonsnosdémar-che».Ce sont des preuvesdela sympathiede la partiebrutaledupayspourlescruautésde la Jamaïque.Unytrouverait toute une gamme allant depuisles plaisan-teriesgrossièreset lescaricaturesjusqu'à des menacesd'assassinat.
Parmilesautresquestionsimportantesoùj'ai jouéun
rôleactif,maisqui intéressèrentpeule public, il en estdeuxquiméritentd'êtrecitées.Je mejoignisà plusieurslibérauxindépendantspour fairerejeterlebilld'extradi-
tionprésentéà la finmêmedela sessionde1866. Cebill
n'autorisaitpas ouvertementl'extradictionpourdesdélits
politiques,mais il permettaitd'extrader des réfugiés
poliliques,s'ilsétaientaccusésparungouvernementétran-
gerd'actesquisont lesincidentsinévitablesde touteten-
talivcinsurrectionnelle,pour êtrejugéspar lestribunaux
dugouvernementcontrelequelils s'étaientrévoltés.Une
telleconcessionrendaitlegouvernementanglaiscomplicedesvengeancesdesgouvernementsdespotiquesétrangers.L'échecde cettepropositionamenala nominationd'une
commission,dontje fis partie, pourexaminerdansson
ensemblela questiondestraitésd'extraditionet en faire
un rapport. Nos travauxaboutirent a une loi qui fut
adoptéepar le parlementa une époqueoù j'avaiscessé
d'enfairepartie,d'aprèslaquelletoutréfugiédontl'extra-
ditionest demandéea le droitde sefaireentendredevant
une couranglaiseet d'yprouverque le délit dont il est
accuséest réellementpolitique.La causede la libertéen1
«286 MÉMO1HES
Europefut ainsisauvéed'ungranddésastreetnotre paysd'une grande iniquité.L'autre questionest cellepour
laquelle un groupede libérauxavancés engagèrent la
luttependant lasessionde 1808, à proposdu bill sur
lacorruption électoraleprésenté par le ministère de
M.Disraeli.J'y jouaiun rôle actif.J'avaispris les avisde
plusieurs personnesqui avaientétudié avecle plus de
soin les détailsdecettequestion,à savoirdeMM.W. D.
Christie,le sergentPullinget Chadwick.J'y avais moi-
mêmebeaucoupréfléchi,et jevoulaisprésenterdesamen-
dementset desclausesadditionnellespour rendre le bill
aussi efficacecontreles différentsgenresde corruption,directeou indirecte,quipourraient,on avaitde bonnes
raisonsde le craindre,augmenterau lieude décroîtrepar
l'applicationde laloi de réforme. Nous voulionsaussi
gretter sur le billdes mesures tendant à diminuer le
fâcheuxfardeaudecequ'onappellefrais électorauxlégi-times.Parmi nosnombreuxamendementsétait celui de
M.Fawcett pourfairepayer les dépensesdu returning
officcryarle budgetlocalau lieudescandidats.Unautre
tendait à supprimerlesagentsélectorauxsalariés,et àenréduirele nombreà un par candidat.Untroisièmerécla-
mait de nouvellesprécautionset des pénalitéscontre la
corruptiondanslesélectionsmunicipales,qui sont aux
yeuxde tout lemonde,non-seulementune écoleoù l'on
apprend à manierlacorruptionpour les électionsparle-mentaires, maisqui serventà la couvrir. Toutefoisle
ministèreconservateur,quandil eutune foisfaitpasserdesprincipalesdispositionsdesonbiltcn faveurdesquelles
j'avais parléet volé,à savoirle transfertdela juridiction
MACARRIÈREPARLEMENTAIRE387de la chambreàuntribunal,pourlesmatièresélectorales,résista à touteautre amélioration,et aprèsquel'unedes
propositionslesplus importantes,cellede M.Fawcett,eut obtenula majorité,Hrassemblatoutesses forcesetla fit rejeter à la lecturesuivante.Le parti libéral àla
chambresecouvritdehonte par la conduited'un grandnombredesesmembres,quin'aidèrenten riennosefforts
pour obtenirlesconditionsnécessairesde la sincéritédela représentationdu peuple. Avecla grande majoritédont ils disposaientà la chambre ils auraient pu faire
passer tous les amendementsou de meilleurs s'ils en
avaienteu à proposer.Maisnous étionsh la finde la
session; lesmembresduparlementbrûlaientd'aller pré.
parer lesélectionsgénérales.Quelques-uns,Sir Robert
Anstrutherpar exemple,s'honorèrent de rester à leur
poste,quoique leursrivaux se fussent déjàmis à solli-
citerles électeursde leurs collèges;mais un bien plus
grand nombre placèrent leurs intérêts électorauxau.
dessusdeleur devoirpublic.Beaucoupde libérauxregar-daient avecindifférenceune législationsur lit corrup-tion électorale ils n'y voyaientqu'une propositionquidétournaitl'attentiondela questiondu scrutinsecret, où
parune erreurquel'événement,je crois, fera compren.
dre, ilsvoyaientunremèdesuffisantet leseulapplicable.Pourcesraisons,notrelutte, bienquesoutenueavecune
grande vigueurpendant plusieursnuits, n'eut aucun
succès,et lesmauvaisespratiquesquenouscherchions&
rendreplusdifficiles,régnèrentplusquejamais pendantles électionsgénéralesqui se firentsous l'empire dela
nouvelleloi.
288 MÉMOIRES
Lapart queje prisà la discussiongénéraledubillderéformede M.Disraeli,se bornaà prononcerlediscours
quej'ai déjàmentionné.Maisje prisl'occasionde cebill
pour proposerformellementà la chambreetà lanationles deux grandesréformesqui restent encore a tairedans le gouvernementreprésentatif.L'une, la représen-tation personnelle, ou commeon l'appelle avectoutautant de justesse,la représentationproportionnelle.Jesoumis cette réformeli l'examende lachambredansun
discoursoùj'exposaiseljctléfendnislesyslémedcM.Hare;
plus tardj'appuyaiactivementla mesure très-imparfaite
qu'au lieudecesystèmeleparlementfutamenéà adopter
pour un petit nombredecollèges.Cemisérableexpédientne se recommandaitguèreque parcequ'il étaitun aveudu malauquelil portait un si piètre remède.Tel qu'ilétaitpourtantil futen butteauxmêmessopltismes,et on
pouvaitle défendreau nomdesmêmesprincipes,comme
une mesureréellementbonne.L'adoptiondecettemesure
pour un petitnombred'électionsparlementaires,comme
aussi l'établissementdu votecumulatifdans lesélections
du conseildes écolesprimairesde Londres,ont eu un
boneffet.La questionde l'égalitédes droitsdetous les
électeursà unepart proportionnelledans la représenta-
tion, estpasséede larégionde la discussionthéoriqueàceluide la politiquepratique, plus tôt qu'ellene l'aurait
pu sanscetteexpérience.Onne sauraitfairehonneurà {'affirmationdemesopi-
nions sur la représentationpersonnelled'aucunrésultat
pratiqueconsidérableouapparent.11n'enfutpasdemême
pour l'autrepropositionqueje fissous formed'un amen-
MA CARRIÈRE PARLEMENTAIRE 589
19
1. En comptant, dit le texte, les pairs et tes te Uns. Le pair estun membre qui ne pouvant, ù cause de quelque affaire, prendropart au vote, convient avec un membre du parti contraire d'un
arrangement qui entraîne l'abstention de ce dernier, et affaiblit
d'une égale quantité les chiffre des votants pour et contre. Les
icllers sont les membres, au nombre de deux, pris dans cunquu
parti, qui comptent les voles, au moment de la division. C'iVa<<.),4a
dénient au bill deréforme, et qui fut le service public le
plus important et peut-être le seul vraiment important
que j'aie rendu en qualité de membre du parlement. Jedemandniqu'on effaçâtlesmots qu'on pouvait interprétercomme restreignant la franchisa électorale aux mâles,
ce qui revenait a. admettre au suffrage les femmes qui, àtitre de clicl"de maison ou autrement, possédaient les
conditionsrequises des électeurs mâles.Pour les femmes
ne pas réclamer le suffrage au moment où on étendait
grandement la franchise électorale, c'eût été y renoncor
tout à fait. Unmouvement sur cette question avait com-
mencé enl8G6, quand je présentai une pétition enfaveur
du suffragedes femmes signée par un nombre considé-
rable de femmesdistinguées. Mais il n'était pas certain
que cette proposition obtint dans la Chambre plus que
quelques voixperdues et quand, après un débat où les
défenseursde l'opinion contraire avaient été d'une fai-
blesse insigne, les votes en faveur de ma propositions'élevèrent à 73, et même à plus de 80 (1), la surprise
fut générale,et l'encouragement qui en résulta, considé-
rable, d'autant plus grand que M.Brightse trouvait au
nombre de ceuxqui avaient votépour, ce qui ne pouvait
provenirque de l'impression produite sur lui par lesdé.
bats, puisqu'il n'avait pas caché auparavant qu'il ne me
prêterait pas son concours
290 MÉMOIRES
J'ai mentionna,je crois,tout cequivautla peined'être
racontédansmesactesa la chambre;maiscetteénumé-©ration,fût-ellecomplète,ne donneraitqu'uneidéeimpar-faitede mesoccupationsdurant cettepériode, et d'une
manièrespécialedu temps qu'absorbaitma correspon-dance.Pendantplusieursannées avantmon électionau
parlement,je n'avaiscessé de recevoirdes lettresd'é-
trangers, la plupart adresséesau philosophe; on m'y
proposaitdes difficultésou l'on me communiquaitdes
idéessur desquestionsqui se rattachentà la logiqueou
à l'économiepolitique.Commetous ceux, je crois, quiontun nom en économiepolitique, j'étais accablede
théoriessuperficielleset de propositionsabsurdes,car il
y a toujoursdesgensquipossèdentunmoyende donner
à tout le mondele bien-êtreet le bonheur, par quelque
ingénieuseréorganisationde la circulation.Quand les
auteurs deslettresmedonnaientdessignesd'une intelli.
gencesuffisantepourqu'ilvalût la peined'essayerde les
remettredans lebon chemin,je tachaisde leur montrer
leurserreurs.Celadurajusqu'au momentoù le dévelop-
pement croissant de ma correspondancem'obligea à
m'endébarrasseravecde courtesréponses.Toutefois,un
grandnombre de communicationsqui m'étaient adres-
séesméritaientplusd'attention,quelques-unesme signa-laient dans mes écrits des erreurs de détails, et me
mettaientà même de les corriger.Cegenre de corres-
pondancese multiplianaturellementà mesure que se
multipliaientles sujets sur lesquelsj'écrivais, surtout
ceuxqui touchaientà lamétaphysique.Maisquand j'en-trai au parlement,je commençaià recevoir des lettres
MA CAlUUIittK PAULICMENTAlRt; 291
sur des peines privées et sur tous les sujets imaginablesen rapport avecles affairespubliques de tout genre, bien
que rien noles rattachât à mes connaissances ou à mes
occupations. Cen'étaient pas mesélecteursdeWestminster
qui m'imposaient ce fardeau ils observaient avec une
remarquable fidélité les conditions au prix desquelles
j'avais consenti à les représenter. Je recevais même de
temps en temps des demandes de quelque candide jeunehomme pour lui faire obtenir un petit emploi du gou-
vernement mais il y avait peu de lettres de ce genre,et ce qui prouvecombien ceux qui les écrivaient étaient
simples et ignorants, c'est que les demandes m'arrivaicnt
en égale proportion quelque parti qui lui au pouvoir. Je
répondais invariablement qu'il était contraire aux prin-
cipes sur lesquels j'avais été élu, de solliciter des laveurs
d'iiucun gouvernement. Mais en somme il n'est pas une
partie du pays qui m'ait donné moins de peine que mon
collège. Néanmoins le volume de ma correspondance
grossit au point de devenir un fardeau accablant.
· · · 1 · · · 1 1 1 1 v · · 1 ·1 1 · Y
Tant que je fus membre du parlement, je me trouvais
inévitablement réduit à ne travailler àmes ouvrages que
pendant les vacances. Pendant cette période, j'écrivis
outre ma brochure sur l'Irlande, que j'ai déjà citée, mon
essai sur Platon, publié dans la Revue d'Edimbourg et
réimprime dans le troisième volume de mesDisserlaliom
3t discussions; enfin le discours que suivant l'usage je
prononçai à l'université de Saint-Andrew's, dont les étu-
diants m'avaient fait l'honneur de m'élire recteur. Dans
ce discours, j'exprimais beaucoup d'idées et d'opinions
MÉMOIRES202
qui s'étaient accumuléesdans monesprit et relativement
aux diverses études qui constituent une éducation libé-
rale, à leurs usages, à l'influence qu'elles exercent, et
à la manièrede les diriger si l'on veut rendre leur in-
fluenceplus profitable. J'y affirmais la suprême impor-tanceau point devue de l'éducationdes anciennes études
classiques et des nouvelles études scientifiques par des
raisons plus fortes que celles dont se servent la plupartde leurs défenseurs. Je faisais sentir que c'est unique-ment l'inefficacité et la sottise de l'enseignnmmit habituel
qui font regarder coj études comme rivales au lieu de
n'y voir que des alliées. Par cette argumentation, it me
semble, non-seulement j'aidais et je stimulais le progrès
qui a heureusement pris son essor dans les institutions
nationales d'éducation supérieure, mais je propageais des
idées plus justes sur les conditions de la plus haute cul-
ture de l'esprit que celles que nous rencontrons même
chez les hommes d'une éducation supérieureA la même époque, je commençai un travail que j'a-
chevai dés que je ne fus plus membre du parlement,c'était pour moi l'accomplissement d'un devoir envers la
philosophie aussi bien qu'envers la mémoire de mon
père. Je préparai et je publiai une édition de l'Analysedes pliénomènes de l'esprit humain de mon père à la.
quelle j'ajoutai des notes qui portaient les doctrines de
cet admirable ouvrage au niveau des plus récents pro-
grès de la science de la philosophie. Cette édition fut
l'œuvre de plusieurs personnes. La partie psychologiquefut traitée à peu prés par égale part par M. Bain et par
moi M. Grole fournit des notes précieuses sur desques:
APEUÇU I)U RESTE DE MA VIE 293
tions d'histoire do la philosophie que le texte soulevait
parfois enfin M. Andrew Findlater combla les lacunes^du livre qui provenaient de l'imperfection des connais-'
sanecs philologiques à l'époque où le livre fut écrit. L'A-*
nalysc avait paru il une époque où le courant mélaphysi-.
que se portait dans une direction opposée a cellede la
psychologie de l'expérience et de l'association; aussi
n'avait-elle pas obtenu tout le succès qu'elle méritait,
bien qu'ello n'eût pas laissé de faire une profonde im-
pression sur bon nombre d'esprits elle avait puissam-ment contribué par leur action à créer pour la psycho-
logie associalioniste l'atmosphère favorable dont nous
profilons aujourd'hui. Admirablementpropre à servir de
manuel de la métaphysique cxpérimentaliste, elle n'avait
besoin que d'être enrichie dans quelques parties, cor-
rigée par les résultats des travaux plus récents de la
même école philosophique, pour tenir, comme on le
voitaujourd'hui, à côté des traitésdeM. Bain, la première
place à la tête des ouvrages dogmatiques sur la psycho-
logie analytique.Dans l'automne de 4808, le Parlement qui avait volé
la loi de la Réforme fut dissous, et aux élections je fus
battu dans le collège de Westminster. Je n'en fus pas
surpris, mes principaux partisans ne le furent pas non
plus, quoique pendant les quelques jours qui précédè-rent l'élection, ils fussent plusconfiants qu'auparavant.Mon échec n'a pas besoin d'explication ce qui piquela curiosité, c'est que j'aie pu étre élu la première fois,ou qu'après avoir été élu unefois, j'aie été battu ensuite.
Il faut dire que les efforts qu'on fit pour me battre furen
MÉMOIRES294
plusgrandsla secondefois que la première.D'abordle
ministère tory avait à combattrepour sonexistence,etle succèspartout oùil y avaitlutte était pourlui d'une
grande importance.Ensuite toutes tes personnesquiavaientdes sentimentsaristocratiquesétaientbien plus
aigris contremoipersonnellementque la première fois.
Biendes gensqui m'avaientd'abord été favorables,mi
qui s'étaientmontrés indifférents,étaient devenusde
violentsadversairesdema réélection.Commej'avais mon'tré dans mesécrits politiquesque je n'ignoraispasles
pointsfaiblesdes opinionsdémocratiques,quelquescon-
servateurs,parait-il, s'étaientflattés de trouveren moiun adversairede ladémocratie.Dece quej'étaiscapable
d'envisagerlaquestiondu pointde vue conservateur,ils
auguraientqu'à leurexempleje serais incapabled'aper-cevoir l'autrecôté. S'ils avaientbien lu mesécrits, ils
auraient su qu'après avoir reconnu toutelavateurdes
argumentssérieuxqu'on dirigecontre la démocratie,jeme prononçaissans hésiterensa faveur, touten deman-dant qu'ellelût pourvued'institutionsenharmonieavec
son principeet combinéespouren prévenirlesdésavan-
tages. Aunombredeces remèdesétait la représentation
proportionnelle,et surcepointil n'yeut guèrede conser-vateurquimeprctiUsonconcours.Certainstory&auraientaussi fondéquelque espérance sur l'approbationquej'avais donnéeau principedu vote multiple,sous cer-
tainesconditions ilsauraientsupposéque Vidéequi se
retrouvaitdansune desrésolutionsque M.Disraelipro-
posaà la Chambre,idéequi ne rencontrapasde faveur,et sur laquelleil n'insistapis, pouvaitavoirété inspirée
APERÇU DU REST15DE MA <VŒ m
par ce que j'avais écrit sur cette question. Si celaest
vrai,on oubliaitquej'avaismis pour conditionexpresseauvotemultiple,quele privilègede cevoleserait accordé
a l'éducation nona la propriété,et que mêmesoustaformeque j'acceptais,je n'approuvaisla pluralitédes
votes que dans l'hypothèse(tu suffrageuniversel.On
verra,si Tonpouvaiten douter,à quelpoint le principede la pluralité desvotesestinadmissiblesousle régime
inaugurépar la loide Réformequi régit l'Angleterre,si
l'onconsidèrecombienpeu lesclassesouvrièrespèsentdansnosélections,mêmesousla loi qui n'accordepas
plusde votesà un électeurqu'à un autre.
Enmêmetempsqueje m'étaisrenduplusodieuxaux
intérêtsaristocratiqueset a beaucoupde conservateurs
libéraux,que je ne l'étaisauparavant,ma lignedecon-
duiteau parlementn'était pas de nature à rendrela
massedes libérauxbien ardenteà mesoutenir.J'ai déjàdit que lesoccasionsoùje m'étaisle plusmontré,nais-
saientsurtout desquestionssur lesquellesje meséparaisdelamajoritédupartilibéral,ou dontellesesouciaitfort
peu, et que le nombreétait petit de cellesou macon-
duiteavait pu leurfaireattacherdu prixà m'avoirpour
organede leurs opinions.J'avaisen outre faitdeschoses
qui avaientéveilléchez beaucoupde gens un préjugé
personnelcontre moi.Plusieurss'étaient offensésdece
qu'ils appelaient la persécutionde M.Evre.Je commisun bien plus grandcrimequandje souscrivispourlesfraisde l'électionde M.Bradlaugh..l'avaisrefusédefaireaucunedépensepourma propreélection toutce qu'elleavait coûté avait été payé par d'autres; je me sentais
296 MÉMOIRES
donc particulièrementobligéde souscrireen faveurdos
candidatsdontl'électionétait désirable, quand lesfonds
manquaientpour en payerlesfrais. En conséquencejesouscrivispour presquetous tes candidats (les dusses
ouvrières, et pour M. Bradlaughentre autres. Il avait
l'appui desouvriers.Je l'avais entendu je savaisqu'ilétait tout l'opposéd'undémagogue,puisqu'ils'était mis
résolumenten oppositioncontrel'opiniondominantedans
le parti démocratiquesur deux questionsimportantes,le
malthusianismeet la représentation personnelle. Des
hommesdecette trempequi, tout en partageantles sen-
timents démocratiquesdes classes ouvrières,jugeaientlesquestionspolitiquesavec indépendanceet avaient le
couraged'affirmerleursconvictionsà l'encontrede l'op-
position populaire,ces hommes,dis-je, me semblaient
nécessairesau parlement.Je ne croyaispas nonplusquelesidées anti-religieusesde M.Bradlaugh,bienqu'il leseût expriméesen termesexcessifs, fussent une raison
pour l'exclure.Touteroisen souscrivanten faveurde son
élection,j'aurais commisune grandeimprudence,si j'a-vais été libre de ne considérerque les intérêts de ma
propre réélection.Commeje pouvais m'y attendre, ontira decetactetout lepartiqu'onput, partous lesmoyens
loyauxoudéloyaux,afind'excitercontremoi lesélecteursde Westminster.C'està ces diversescauses auxquellesvints'ajouterl'abuséhontédes distributionsd'argent etd'autres genresd'influencesducôté de moncompétiteurtory, alors que du mienil ne s'en faisaitpas,qu'il fautattribuer monéchecà ma secondeélectionaprès mon
succèsa lapremière.Lerésultat de l'électionne fut pas
APlïHljU DU RE8TB DE MA VIE 207
FIN.
pUnôi connu que je reçus trois ou quatre invitations
d'accepter la candidature dans d'autres collèges, surtout
dans des collèges de comtés Mais le succès cùt-il été
probable, et l'eussc-je obtenu sans dépense, que je n'é-
tais pas disposé à me priver de la douceur de rentrer
dans la vieprivée. Je n'avais pas lieu de me sentir hu-
milié parce que les électeurs m'avaient,repoussé, et, si
je l'avais eu, ce sentiment eût été bien compensé parlesnombreuses expressions de regret que je recevais de
toum sorte de personnes et de toutes parts, surtout des
membres du parti libéral du Parlement avec lesquels
j'avais l'habitude de marcher.
Depuiscette époque, il s'est passé dansma vie peu de
chosesqu'il soit nécessaire de consigner ici. Je retournai
àmes vieillesoccupations et je revins goûter le plaisir de
vivrea la campagne dans le midi de l'Europe, plaisir que
j'entrecoupais, deux fois par an, par quelques semaines
ou quelques mois de séjour à Londres. J'ai écrit divers
articles dans les recueils périodiques, surtout dans celui
de mon ami, M. Atorley(Fortnùjhtly Rcvicw).J'ai pro.
noncé quelques discours sur des événements publics.
J'ai publié VAssujettissementdesfemmes,écrit quelquesannées auparavant, et enrichi de quelques additions.
J'ai commencé à préparer des matériaux pour de nou-
veauxouvrages dont il sera temps de parler d'une façon
plus particulière si je vis assezpour les achever. C'est
donc ici, pour le moment actuel, que doivent s'arrêter
ces mémoires.
TABLEDESMATIÈRES
PagMCHAPITRE1.
Monenfance.Monéducationpremière 1
CHAPITREH.Influencesmoralesquiontentourélespremièresannéesde
majeunesse.Caractèreetopinionsdemonpère. 36
CHAPITRE!III.Findemonéducationparmonpèreetcommencementdemonéducationparmoi-même 59
CHAPITREIV.Propagandeautempsdemajeunesse.LaRevuedeWest-minster 83
CHAPITREV.Unecrisedansmesidées. Unprogrès 120
CHAPITREVI.Commencementdel'amitiétaplusprécieusedemavie.Mortdemonpère. Mesécritsetmonrôlejusqu'en1840.175
CHAPITREVII.Aperçudurestedemavie. AchèvementduSystèmedeLogique.PublicationdesPrincipesd'Économiepoli'tique. Montnnriage.MaretraitedelaCompagniedesIndes. PublicationdelaLiberté. ConsidérationssurleGouvernementReprésentatif.Guerreciviled'Amérique.
ExamendelaPhilosophiedoSirW.Jlamilton.Macarrièreparlementaire 211
PINDELATABLEDKSMATlÈtlES.
Coulomiuicrs.ïyp.l'AitMlODAltD.
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