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Moreau Jérémy21210314Faculté de PhilosophieMaster recherche en PhilosophieAnnée 2017
Bien vivre, est-ce possible pour tout le monde ?
- Réflexions aristotéliciennes autour de la vie et de la vie bonne -
Mémoire dirigé par Anne Merker
Professeure à la Faculté de Philosophie de Strasbourg
Remerciements
Ma gratitude va d'abord à Anne Merker, professeure à la faculté de philosophie
de Strasbourg, pour ses deux ans de direction bien sûr, mais également pour son
enseignement et ses ouvrages de qualité, qui m'ont permis de découvrir ces auteurs
immenses que sont Platon et Aristote et d'en approfondir la connaissance, année
après année, émerveillement après émerveillement, pour sa confiance et son soutien,
pour ses conseils avisés, sa bienveillance et sa gentillesse.
Je souhaite également remercier Luana Quattrocelli, maîtresse de conférence à
la faculté de lettres classiques de Strasbourg, qui a su me rendre la langue, l'histoire
et la culture de la Grèce ancienne accessibles. Son enseignement érudit et
enthousiaste, ainsi que les nombreuses recherches personnelles qu'il a suscitées, ont
su enrichir considérablement mon travail philosophique.
Un grand merci enfin à celles et à ceux qui, à l'instar de Sawsane, Fiona et
Sabrina, m'ont apporté leur soutien tout au long de ce projet.
2
Introduction
« Nous appelons parfait (teleion) au sens absolu (haplôs) ce qui est toujours désirable en
soi-même (to kath'hauto haireton aei) et ne l'est jamais en vue d'autre chose (kai mèdepote
di'allo). Or le bonheur (hè eudaimonia) semble être au suprême degré une fin de ce genre
(toiouton malist'einai dokei), car nous le choisissons (hairoumetha) toujours pour lui-
même (aei di'autèn) et jamais en vue d'autre chose (kai oudepote di'allo). »1
◊◊◊
« Le bien parfait (to teleion agathon) semble (…) se suffire à lui-même (autarkes einai
dokei). […] En ce qui concerne le fait de se suffire à soi-même (to d'autarkes), voici quelle
est notre position (tithemen) : c'est ce qui, pris à part de tout le reste (ho monoumenon),
rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre (haireton poiei ton bion kai mèdenos
endea). Or tel est, à notre sentiment, le caractère du bonheur (toiouton de tèn eudaimonian
oiometha einai). »2
◊◊◊
« Aux dires de la foule (hoi polloi) aussi bien que des gens cultivés (hoi charientes) ; tous
assimilent le fait de bien vivre (to eu zèn) et de réussir [dans ses actions] (to eu prattein)
au fait d'être heureux »3.
La mise en relation de ces trois extraits du livre I de l’Éthique à Nicomaque
permet de mettre à jour les relations conceptuelles majeures qui sous-tendent toute
l'entreprise éthique d'Aristote. De son propre aveu, penser le bien (to agathon), ne va
pas sans faire intervenir le concept de fin (to telos), au sens d'un accomplissement, de
l'atteinte d'un état de perfection et de comblement, qui s'oppose à un état de manque
(hè endeia), celui d'autarcie (hè autarkeia), de vie (ho bios), de bonheur (hè
eudaimonia), de désir (orexis), le bonheur étant décrit comme ce que l'on cherche à
saisir de préférence à autre chose (haireton), du fait qu'on le désire pour lui-même
(di'autèn) et jamais en vue d'autre chose (oudepote di'allo) et d'action (praxis).
1 Aristote, Éthique à Nicomaque, texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques, Librairie
Philosophique J.Vrin, Paris, 2012, livre I, chapitre 5, 1097a33-b1, p.59.
2 Ibid., livre I, chapitre 5, 1097b7-16, p.59-60.
3 Ibid., livre I, chapitre 2, 1095a18-20, p.42-43. L'ajout à la traduction de Tricot est indiqué entre crochets.
3
Ces concepts constituent les termes fondamentaux à partir desquels va se
formuler le discours aristotélicien (dans sa forme générale aussi bien que dans sa
forme particularisée) portant sur le bien-vivre (to eu zèn). Déterminer le contenu de
ces concepts (définir par exemple « la nature du bonheur (peri tès eudaimonias, ti
estin) »4), y introduire des distinctions (discriminer par exemple entre plusieurs types
de vies5) et les articuler les uns aux autres, voilà les efforts de pensée principaux
déployés par le Stagirite, en vue de définir les modalités du bien-vivre humain et de
dégager ainsi un horizon normatif, vers lequel les individus et les communautés ont à
tendre pour devenir meilleurs.
Mais pourquoi penser le bien-vivre en ces termes ? Qu'est-ce qui, aux yeux
d'Aristote, rend pertinente la mise en relation de ces concepts ? Pour le comprendre,
nous ne devons pas seulement faire surgir un questionnement, nous devons
également découvrir la source de ce questionnement, identifier le problème qui fait
jaillir l'interrogation. C'est ainsi que l'ensemble du complexe question-réponse pourra
nous apparaître comme un tout, comme un mouvement de pensée unifié et justifié
par une même poussée problématique.
Si le bien-vivre est à penser, c'est parce que sa nature ne va pas de soi et ne fait
pas consensus. Parmi les gens cultivés (hoi charientes), hommes politiques et
intellectuels, chacun a sa théorie sur ce qu'il faut aux êtres humains (anthropoi) pour
être heureux ; de même parmi les gens du peuple (hoi polloi), les avis divergent.
L'existence de conceptions du bonheur multiples et concurrentes est la conséquence
du fait que vivre n'est pas immédiatement bien vivre. Si, pour l'être humain comme
pour tous les êtres vivants, la vie est un donné (« donner naissance » c'est aussi
« donner la vie »), le bien-vivre est à conquérir à travers l'orientation adéquate de sa
vie.
Mais quelle est cette orientation adéquate ? Que faut-il poursuivre pour faire
de sa vie une bonne vie ? Est-ce le plaisir ? Les honneurs ? La vertu ? La sagesse ? La
richesse ? C'est précisément parce que les possibilités sont multiples que la question
4 Ibid., 1095a20-21, p.43.
5 Au chapitre 3 du livre I de l'Éthique à Nicomaque, op. cit., 1095b14-1096a10, p.45-48, Aristote distingue par
exemple entre vie de jouissance (bios apolaustikos), organisée autour de la recherche du plaisir (hè hèdonè), vie
politique (bios politikos), organisée autour de la recherche des honneurs (hai timai) et/ou de la vertu (hè aretè), vie
contemplative (bios theôrètikos), organisée autour de la recherche de la sagesse théorique (hè sophia) et vie de
l'homme d'affaires (bios chrèmatistès), organisée autour de la recherche de la richesse (ho ploutos).
4
de savoir comment il faut vivre pour vivre le mieux possible se pose, dès lors que l'on
est un être humain. Face à cette multiplicité de fins à notre portée, il nous est
nécessaire de déterminer la ou les plus profitable(s) afin de savoir ce qu'il faut faire
de notre vie et comment le faire. Or, pour savoir ce qu'il nous faut, il faut savoir ce qui
nous fait défaut, ce qui fait que nous ne nous trouvons pas d'emblée dans un état de
plénitude vitale. Le fait d'avoir à se questionner, quand à la manière d'orienter sa vie,
le fait d'avoir à trancher entre plusieurs possibles, tout cela met donc finalement en
évidence l'existence d'un certain état de manque (endeia), d'insuffisance, dans lequel
le vivant humain se trouve toujours déjà et qui fait problème.
Cette défaillance, c'est en fait celle du vivant en général, cette condition que
l'on appelle la mortalité6. Car « Oui, c'est bien vrai, la vie est un combat sans trêve,/
Un combat inégal contre un lutteur caché,/ Qui d'aucun de nos coups ne peut-être
touché ;/ (…) Nous sommes condamnés, nous devons tous périr ;/ Naître, c'est
seulement commencer à mourir. »7. Ces vers de Théophile Gautier expriment
parfaitement la dynamique morbide permanente qui traverse les plantes et les
animaux (humains ou non). En effet, la mortalité ne se réduit pas à la mort : elle n'est
pas seulement une limitation de la vie, une borne, un terme, mais ce qui œuvre en
permanence au sein du vivant et délite insidieusement toutes les dimensions de son
être. Tandis que le corps dépérit s'il n'est pas hydraté et nourri correctement, les
contenus mentaux (opinions, croyances, connaissances, souvenirs, désirs, émotions)
et les dispositions psychiques (caractères, habitudes) sont instables et finissent
souvent par disparaître. Tandis que les premiers peuvent tomber dans l'oubli si l'on
ne s'en ressaisit pas régulièrement (souvenirs, opinions, croyances, connaissances),
être reniés si l'on cesse d'y croire (opinions, croyances) ou encore juste passer si l'on
cesse de les ressentir (désirs, émotions), les seconds peuvent être modifiés
consciemment ou non (caractère, habitudes).
Ainsi, pris dans un problème dont la résolution est une question de vie ou de
mort (car le dépérissement du corps engage la survie de l'individu), avant même
d'être une question de bonheur ou de malheur, le vivant apparaît comme un point de
6 Sur la question du meilleur genre de vie et sur la mortalité comme problème dans l'éthique ancienne, on lira Anne
Merker, Une morale pour les mortels, L'âne d'or, Les Belles Lettres, Paris, 2011, en particulier les parties A et B du
chapitre I, p.32 à 45.
7 Théophile Gautier, vers 18 à 20 et 23-24 de « L'Horloge » dans Poésies Complètes, tome deuxième, G. Charpentier
et Cie. éditeurs, Paris, 1885, España, p.95-96.
5
tension entre désagrégation inexorable, son être étant marqué par la dégradation et la
perte constante de ses éléments constitutifs, et effort de maintien et de
perfectionnement, le vivant cherchant incessamment à compenser ses pertes par des
gains et à parvenir à un comblement durable. De cette tension résultent ainsi les
changements corporels et psychiques que l'on observe chez les êtres vivants. Comme
l'explique Diotime dans le Banquet :
« Quand on dit de chaque être vivant (hekaston tôn zôiôn) qu'il vit (zèn) et qu'il reste le
même (einai to auto) – par exemple qu'il reste le même de l'enfance à la vieillesse (ek
paidariou ho autos legetai heôs an presbutès genètai) -, cet être (houtos) en vérité n'a
jamais en lui les mêmes choses (oudepote ta auta echôn en hautôi). Même si l'on dit qu'il
reste le même (homôs ho autos kaleitai), il ne cesse pourtant, tout en subissant certaines
perte (ta de apollus), de devenir nouveau (neos aei gignomenos), par ses cheveux (kata tas
trichas), par sa chair (sarka), par ses os (osta), par son sang (haima), c'est-à-dire par son
corps (sumpav to sôma). Et cela est vrai non seulement de son corps (kata to sôma), mais
aussi de son âme (alla kai kata tèn psuchèn). Dispositions (hoi tropoi), caractères (ta èthè),
opinions (doxai), désirs (epithumiai), plaisirs (hèdonai), chagrins (lupai), craintes
(phoboi), aucune de ces choses n'est jamais identique en chacun de nous (toutôn hekasta
oudepote ta auta parestin hekastôi) ; bien au contraire, il en est qui naissent (alla ta men
gignetai), alors que d'autres meurent (ta de apolutai) »8.
Ainsi, au sein des êtres vivants, du fait de ces deux tendances antagonistes : mortalité
et inclination à « perpétuer son existence (aei einai), c'est-à-dire à être immortel
(athanatos) »9, « tout passe et rien ne demeure (panta chôrei kai ouden menei) »10.
Si le vivant cherche, en définitive, à s'immortaliser, c'est-à-dire à combler une fois
pour toute son manque constitutif et à s'affranchir ainsi de sa condition mortelle, son
objectif ne peut jamais être pleinement atteint, du fait de sa dimension corporelle. En
effet, le corps (to sôma) est le nom donné à cette matière (hè hulè) déterminée qui fait
l'étoffe des êtres vivants, or toute matière est « puissance (dunaton) d'être et de ne
pas être (kai einai kai mè einai) »11, potentialité de se hisser vers un état plus
8 Platon, Le Banquet, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, sous la direction de Luc Brisson,
Flammarion, Paris, 2011, 207d-e, p.142.
9 Ibid., 207d, p.142.
10 Héraclite cité par Socrate dans le Cratyle de Platon, texte traduit par Catherine Dalimier dans ibid., 402a, p.216.
11 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques,
Vrin, Paris, 2004, livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.
6
déterminé, plus parfait et plus stable, mais aussi de se corrompre, de perdre en
détermination jusqu'à se dissoudre complètement et à précipiter le vivant dans la
mort. Avoir un corps c'est donc être fondamentalement corruptible et ne pas pouvoir
accéder à l'immortalité. Toutefois, c'est également avoir une possibilité plus ou moins
limitée de s'élever vers un mieux vivre, par l'arrachement partiel et temporaire (le
temps de la vie) de son être à la mortalité. D'où le célèbre impératif qu'Aristote
adresse aux êtres humains et qui constitue l'horizon de tout perfectionnement
éthique : « l'homme doit, dans la mesure du possible, s'immortaliser (all'eph hoson
endechetai athanatizein) »12.
Appréhendés à partir du problème du défaut et de la mortalité, les concepts
utilisés par le Stagirite pour penser le bien-vivre prennent ainsi tout leur sens. En
effet, si vivre c'est être d'abord confronté à une insuffisance, à un état de manque
(endeia), bien vivre c'est dépasser cette insuffisance, s'élever jusqu' à un état
d'autarcie (autarkeia), où la vie (bios) se suffit à elle-même. Cet état d'autarcie, pour
les vivants qui ont le désir (orexis), est nécessairement la fin (telos) la plus désirable,
celle qui n'est pas une simple étape de la recherche mais bien son achèvement ultime.
Car une fois que l'on s'est saisi de ce qui nous comble, de ce bien (agathos) qui nous
met dans un bon état, on a plus rien à désirer, si ce n'est la permanence de cet état.
Or, cet état de parfait contentement, comment pourrait-il être autre chose que le
bonheur (eudaimonia) ? c'est-à-dire un état où l'action (praxis) qu'est vivre est
devenue à elle-même sa propre fin.
Notre travail consistera à éclairer tout autant qu'à éprouver les thèses
aristotéliciennes relatives à la vie bonne, à travers la question de l'accessibilité au
bien-vivre des différentes formes de vie. Parce que la pensée du Stagirite aboutit à
une hiérarchisation des modalités du vivre, humaines ou non, à partir de l'idéal de la
vie bonne dont nous avons tracé les contours, la question se pose de savoir si les
échelons du vivre peuvent ou non être gravis et si oui, dans quelle mesure. Bien vivre,
est-ce possible pour tout le monde ? Voilà la question que nous poserons aux textes
avec toutes les nuances qui s'imposent, afin de dégager des réponses tout aussi
nuancées, témoins des habiles subtilités de la philosophie du Stagirite, mais
également de ses limites contextuelles et conceptuelles.
Or, dans la sphère de l'humain, qui nous intéressera tout particulièrement,
12 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b33, p. 549.
7
poser la question du bien-vivre, c'est immédiatement voir surgir la question politique.
En effet, l'être humain ne construit pas son bonheur individuel en solitaire mais au
sein d'une communauté qui, « se formant pour permettre de vivre (ginomenè men
oun tou zèn heneken), (…) existe pour permettre de vivre bien (ousa de tou eu
zèn) »13, c'est-à-dire en vue de « se suffire à soi-même (hè autarkeia) »14 ensemble
(on retrouve ici le concept d'autarcie appliqué à la communauté politique prise
comme un tout). L'être humain, du fait de son état de défaillance propre, ne peut
survivre correctement seul15, il a toujours déjà besoin des autres êtres humains, de
leurs compétences, de leur travail, de leurs productions, étant incapable de se fournir
à lui-même toutes les ressources matérielles dont il a besoin pour vivre. Comme
l'explique Socrate au livre II de la République :
« La cité (polis) se forme (gignetai) parce que chacun d'entre nous se trouve dans la
situation de ne pas se suffire à lui-même (epeidè tugchanei hèmôn hekastos ouk autarkès),
mais au contraire de manquer de beaucoup de choses (alla pollon <ôn> endeès). […] Dès
lors un homme recourt à un autre pour un besoin particulier (paralambanôn allos allon),
puis à un autre en fonction de tel besoin (ep'allou ton d'ep'allou chreiai), et parce qu'ils
manquent d'une multitude de choses (pollôn deomenoi), les hommes se rassemblent
nombreux au sein d'une même fondation (pollous eis mian oikèsin ageirantes koinônous),
s'associant pour s'entraider (te kai boèthous). »16
Socrate et Adimante arrivent ainsi à la conclusion qu'une cité, pour atteindre
l'autosuffisance matérielle (et non le luxe), aura besoin de laboureurs (geôrgoi), de
maçons (oikodomoi), de tisserands (huphantai), de cordonniers (skutotomoi) et de
leurs auxiliaires : charpentiers (tektones), forgerons (chalkai), bouviers (boukoloi) et
13 Aristote, Politique (livre I et II), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France, Les
Belles Lettres, Paris, 1960, livre I, chapitre II, §8, 1252b29-30, p.14.
14 Ibid., §9, 1253a1, p.14.
15 Aristote dit de l'homme solitaire qu'il est « [une bête] ou un dieu (è thèrion è theos) », ibid., §14, 1253a29, p.15. En
effet, un tel homme est soit un homme dégradé, dont le comportement est inconciliable avec la vie en communauté,
ce qui le condamne à une vie sauvage, privée de toute sécurité et de tout confort, où son seul horizon est une survie
a minima conquise dans la violence (Aristote le dit « avide de guerre (polemou epithumètès) », ibid. §10, 1253a6,
p.14-15) à la manière des prédateurs solitaires, soit un être humain ayant transcendé sa condition, se suffisant si
parfaitement à lui-même qu'il n'a pas besoin d'autrui, ni pour vivre, ni pour bien vivre.
16 Platon, République, livre II, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres Complètes, op. cit., livre II, 369b-
c, p.1528.
8
bergers (poimenes) (qui fabriquent les outils de travail des premiers et/ou leur
fournissent des matières premières), afin que chacun des membres de la
communauté puisse pourvoir à ses besoins les plus élémentaires (se nourrir, se loger,
se vêtir et se chausser). De plus, pour assurer les échanges à l'intérieur et à l'extérieur
de la cité, il sera judicieux d'avoir des marchands (emporoi, chargés du commerce
extérieur), ce qui implique de pouvoir également compter sur le savoir faire de
constructeurs de bateaux et de professionnels de la navigation (pour rendre possible
le commerce maritime), et des commerçants (kapèloi, chargés du commerce
intérieur). Enfin, pour produire efficacement, une main d’œuvre salariée vigoureuse
(les misthôtoi), chargée d'effectuer les travaux pénibles, ne sera pas superflue.
Ainsi, comme le montre très concrètement ce passage, vivre avec ses
semblables est avant tout une nécessité pour l'être humain, à tel point que sa vie est,
par essence, un vivre ensemble. Selon la célèbre formule d'Aristote, il est « par nature
[un animal politique] (anthrôpos phusei politikon zôion) »17, les animaux politiques
étant caractérisés par le Stagirite comme « ceux dont advient une œuvre une et
commune à tous (politika d'estin hôn hen ti kai koinon ginetai pantôn to ergon) »18.
Mais si la nécessité de survivre et la recherche de l'autosuffisance matérielle conduit
les êtres humains à se rassembler, cette « œuvre une et commune à tous », véritable
finalité de la vie humaine en commun, dépasse très largement cette recherche. En
effet, la fin ultime de la cité n'est autre que le bonheur des citoyens qui la composent,
une vie bonne construite collectivement afin que chacun puisse en jouir. Dans cette
recherche collective du bonheur, l'intérêt commun et l'intérêt individuel coïncident
parfaitement, chaque citoyen tirant profit du perfectionnement de la cité. Comme
l'explique Aristote : « leur intérêt commun ne les réunit (to koinèi sumpheron
sunagei) que dans la mesure où par là échoit à chacun une part de bien vivre
(kath'hoson epiballei meros hekastôi tou zèn kalôs). Cette vie heureuse, certes, est la
fin première de tous en commun et de chacun en particulier (malista men oun
tout'esti telos kai koinèi pasi kai chôris) »19, une œuvre véritablement « une et
17 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §9, 1253a2-3, p.14. Une modification de la traduction
est indiquée entre crochets.
18 Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a7-8, la traduction est tirée d'un extrait plus vaste de l’œuvre traduit par
Anne Merker dans Aristote, Une philosophie pour la vie, Aimer les philosophes, Ellipses, Paris, 2017, Parcours en
textes, texte n°3, p.163.
19 Aristote, Politique (livres III et IV), texte établi et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France,
9
commune à tous » dont la réalisation est la fin du collectif pris comme un tout en
même temps que celle des individus qui le composent.
Or œuvrer au bonheur des citoyens dans leur ensemble, c'est se doter d'outils
collectifs (système éducatif, lois, institution judiciaire, etc.) pour travailler les
individus de l'intérieur, imprimer dans leurs âmes, dès le plus jeune âge, de bonnes
dispositions (hexeis) psychiques, favorisant le bon exercice de la pensée (nous) et le
bien agir (eu prattein). Car bien vivre est une activité qui implique la mise en œuvre
de dispositions psychiques excellentes, caractéristiques d'une âme humaine
vertueuse20. La finalité de la politique est donc éthique, en cela qu'elle a à sculpter
l'èthos (caractère pensé comme manière d'être conditionnée par l'habitude) des
citoyens afin de donner à chacun le moyen d'exercer ces activités excellentes qui font
jaillir le bonheur. La vertu (aretè) de la cité, voilà finalement l’« œuvre une et
commune à tous » qu'il s'agit de réaliser.
Sauf qu'il y a lieu de s'interroger sur la portée de ce « tous ». En effet, si la cité
est « une collectivité de citoyens (hè polis politôn ti plèthos estin) »21, « on ne doit pas
admettre comme citoyens tous ceux qui sont indispensables à la cité (hôs ou pantas
Les Belles Lettres, Paris, livre III, chapitre 6, 1278b21-24, p.65.
20 L'aretè désigne, de manière générale, ce par quoi l'on excelle. L'aretè de l'âme, très souvent rendue par le français
« vertu », est ainsi à comprendre comme un état général d'excellence des dispositions psychiques de l'être humain.
Les termes « aretè » et « vertu » sont toutefois caractérisés par des résonances sémantiques très différentes,
auxquelles il convient d'être sensible, afin de bien saisir les spécificités du terme grec et d'éviter d'éventuels contre-
sens. Nous citerons Anne Merker sur ce point qui, à notre avis, est parvenue à bien faire état des difficultés posées
par cette substitution et des pertes sémantiques importantes qu'elle entraîne : « le terme ἀρετή, qui a été rendu en
latin par Cicéron au moyen de virtus, est difficilement traduisible exclusivement par « vertu » en français, d'une part
à cause du sens spontanément moral que revêt aujourd'hui ce terme, d'autre part du fait même de son étymologie, car
il dérive de vir, « homme (masculin) » et relève d'abord de la virilité. Ἀρετή de son côté est très probablement
apparenté à ἄριστος, « excellent, le meilleur », qui sert de superlatif à ἀγαθός, et il n'est pas impossible qu'il se
rattache à ἀραρίσκειν, « adapter, ajuster, emboiter ; s'adapter, s'ajuster... », qui donne ἁρμονία,
« ajustement,emboîtement, arrangement ; juste proportion, harmonie », ainsi qu'ἀριθμός, « agencement, ajustement ;
nombre ». Sans solliciter la moindre étymologie, Platon ramènera explicitement l'ἀρετή de toute chose à un
arrangement, un ordre (ἡ τάξις, ὁ κόσμος, Gorgias, 503d-504e). Alors que le latin en est venu à nommer et penser
toute vertu à partir de « l'homme viril », vir (Cicéron, Tusculanes, II, XVIII, 43), le grec n'a nommé qu'une vertu
particulière à partir de l'ἀνήρ, équivalent du vir latin : la vertu du courage, ἀνδρεία. Il est donc souvent judicieux de
ne pas traduire ἀρετή par « vertu », et de lui préférer « excellence », qui de son côté est tout aussi loin d'être parfait
pour cet emploi », Anne Merker, Une morale pour les mortels, op. cit., chapitre II, partie B, note 105 p.131-132.
21 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre I, §2, 1274b41, p.52.
10
theteon politas hôn aneu ouk an eiè polis) »22, mais seulement « quiconque a la
possibilité de participer au pouvoir délibératif et judiciaire (hoi exousia koinônein
archès bouleutikès kai kritikès) »23. Parmi les êtres humains qui se rassemblent en un
même lieu et s'organisent en vue de vivre, il y ceux qui ont la possibilité de participer
au pouvoir et ceux qui ne l'ont pas : d'un côté les citoyens, seules véritables parties de
la cité, et de l'autre ceux qui la servent mais en sont exclus. Le « tous » de la
communauté sociale ne coïncide donc pas avec le « tous » de la communauté
politique proprement dite.
Or dans une cité excellente, être exclu du pouvoir c'est être aussi exclu du bien-
vivre. En effet, dans un régime aristocratique véritable, régime le plus adapté à la
finalité éthique de la cité24, « il y a identité absolue entre homme de bien et bon
citoyen (haplôs ho autos anèr kai politès agathos estin) »25 puisque le pouvoir est
confié aux « gens absolument les meilleurs par leur vertu (tôn aristôn haplôs
kat'aretèn) »26, c'est-à-dire aussi les plus aptes à être heureux. Ainsi, dans une
communauté politique excellente, si l'on ne peut pas prétendre au pouvoir et au bien-
vivre, c'est parce qu'on ne le mérite pas, n'étant pas parvenu à un état d'excellence
suffisant27.
Sauf que la cité idéale d'Aristote n'a pas vocation à assurer l'égalité des chances
entre tous en termes d'accès à la vertu. Les enfants des citoyens y sont en effet
22 Ibid., livre III, chapitre V, §2, 1278a3, p.62.
23 Ibid., livre III, chapitre I, §12, 1275b18-19, p.54.
24 Aristote dit en effet de la constitution aristocratique qu'elle est « la constitution [la meilleure] (tèn aristèn
politeian) », ibid., livre IV, chapitre VII, §5, 1293b19, p.162. Une modification de la traduction est indiquée entre
crochets.
25 Ibid., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b5-6, p.162. On notera l'utilisation, dans cette proposition, du terme grec anèr,
qui désigne l'homme de sexe masculin et non l'être humain (anthrôpos).
26 Ibid., 1293b3, p.161-162.
27 « Dans la Cité parfaitement gouvernée (en tèi kallista politeuomenèi polei) et possédant des hommes justes, au sens
absolu (kai tèi kektèmenèi dikaious andras haplôs), (…) les citoyens ne doivent vivre une vie ni de travailleur
manuel, ni de commerçant (oute banauson bion out'agoraion dei zèn tous politas) (…) et ceux qui en deviendront
les citoyens ne doivent pas davantage être cultivateurs (oude dè geôrgous einai tous mellontas esesthai) » Aristote,
Politique (livre VII), texte établit et traduit par Jean Aubonnet, Collection des universités de France, Les Belles
Lettres, Paris, 2002, livre VII, chapitre IX, §3-4, 1328b37-1329a1. Dans la cité idéale, tous les êtres humains (libres
ou non) appartenant aux classes sociales productives sont d'emblée exclus de la citoyenneté et donc aussi du bien-
vivre.
11
largement favorisés par rapport aux enfants des classes productives. D'abord, grâce à
la maîtrise de la procréation (eugénisme)28, ils naissent avec des dispositions
corporelles et psychiques qui favorisent l'atteinte de l'excellence, car héritées de
parents eux-mêmes excellents de corps et d'âme. Puis, de leur naissance à leurs sept
ans, ils sont élevés au sein d'un oikos29 bien ordonné (puisqu'aux mains d'un maître
de maison vertueux, qui est également un excellent modèle à imiter), au sein de
laquelle ils auront toutes les chances de développer au mieux leurs dispositions,
contrairement aux enfants des producteurs, qui risquent quand à eux d'acquérir de
mauvaises habitudes au sein de leur maisonnée30. Ainsi les dés sont-ils déjà
largement jetés lorsque ils atteignent l'âge requis pour accéder à l'éducation (paideia)
commune31, car si les enfants des classes productives sont déjà pétris d’imperfections,
il ne faut pas croire « qu'un simple souhait suffira pour cesser d'être injuste et pour
être juste (ou mèn ean ge boulètai, adikos ôn pausetai kai estai dikaios), pas plus que
28 Sur ce point voir Politique, livre VII, 1334b29 à 1336a2. On trouve déjà une volonté eugéniste parfaitement
assumée chez Platon. En effet, dans la République par exemple, Socrate explique qu' « il faut (dei) (…) que les
hommes les meilleurs s'unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible ( tous aristous tais aristais
suggignesthai hôs pleistakis), et le plus rarement possible pour les plus médiocres s'unissant aux femmes les plus
médiocres (tous de phaulotatous tais phaulotatais tounantion) ; il faut aussi nourrir la progéniture des premiers (kai
tôn men ta ekgona trephein), et non celle des autres (tôn de mè), si on veut que le troupeau soit de qualité tout à fait
supérieure (ei mellei to poimnion hoti akrotaton einai) », Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans
Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre V, 459d-e, p.1624.
29 « Oikos » désigne à la fois la demeure familiale, les membres de la famille qui y vivent et leur lignée, leurs terres et
leurs autres possessions (animaux, esclaves, productions, ustensiles du quotidien, etc.), il peut être rendu plus ou
moins correctement par le français « maisonnée ». La constitution d'un oikos véritablement sien est, dans la Grèce
ancienne, conditionnée à la participation à la citoyenneté. En effet, « toutes les cités grecques réservaient à leurs
citoyens le droit de posséder la terre ; les non citoyens ne pouvaient acquérir ce droit que par une décision spéciale,
et il y a d'amples preuves que de tels privilèges étaient difficiles à obtenir, sauf en temps de crise très grave », Moses
Immanuel Finley, Économie et société en Grèce ancienne, La Découverte, Paris, 1984, 2007, première partie,
chapitre 4, p.135.
30 À la fin du livre VII et au livre VIII de la Politique, Aristote détaille, pour chaque étape de la vie, les pratiques qui
participent à former de nouveaux citoyens excellents. En ce qui concerne l'élevage (trophè) des enfants en bas âge
au sein de la maisonnée (oikos) : de 1336a2 à 1336a23 on trouve décrit ce qui est utile au premier âge (nouveau né),
puis de 1336a23 à 1336a39 ce qui est utile aux enfants jusqu'à cinq ans, enfin de 1336a39 à 1336b37 ce qui est utile
aux enfants de cinq à sept ans.
31 Après le développement des petits enfants au sein de l'oikos, Aristote décrit dans tout le livre VIII (1337a11 à
1342b34) l'éducation (paideia) commune des enfants plus âgés (sept ans jusqu'à la puberté) et des jeunes (puberté
jusqu'à vingt et uns ans), prise en charge par la cité.
12
ce n'est ainsi que le malade peut recouvrer la santé (oude gar ho nosôn hugiès) (…) :
c'est au début qu'il lui était alors possible de ne pas être malade (tote men oun exèn
autôi mè nosein), mais une fois qu'il s'est laissé aller, cela ne lui est plus possible
(proemenôi d'ouketi), de même que si vous avez lâché une pierre vous n'êtes plus
capable de la rattraper (hôsper oud'aphenti lithon et'auton dunaton analabein) »32.
On ne sait d'ailleurs pas très bien si l'accès à cette éducation commune, dans la
cité idéale aristotélicienne, est permis à tous les enfants d'hommes libres, seulement
aux enfants des citoyens, ou encore uniquement aux meilleurs enfants d'hommes
libres et/ou de citoyens dont les dispositions constituent un terreau particulièrement
fertile à la vertu. En effet, sur ce sujet, Aristote ne se prononce pas. Quoi qu'il en soit,
il est évident que l'organisation de la cité tend à développer les qualités corporelles et
psychiques requises pour atteindre un jour l'excellence (et avec elle le bonheur) chez
les enfants de citoyens plutôt que chez les enfants des autres. Ces derniers, au contact
de leur famille, développeront plus facilement des savoir-faire techniques (surtout
s'ils aident à la l'ouvrage), de bonnes dispositions à réaliser leurs tâches productives
propres, une certaine forme de vertu donc, mais relative à leurs conditions
particulières et non pas absolue (à la différence de la vertu des citoyens qui constitue
l'excellence de l'être humain en tant qu'être humain). Les dispositifs de la cité idéale
tendent ainsi à reproduire les inégalité de vertu et de bonheur en même temps que les
inégalités sociales : en ouvrant aux enfants des citoyens la voie royale vers la vertu,
elle leur donne également « la possibilité de participer au pouvoir » et tend donc à les
intégrer à leur tour à la communauté des citoyens.
Ainsi, dire que le bonheur humain est une œuvre une et commune à tous, c'est
finalement jouer sur la portée du mot tous. En réalité, tous les êtres humains doivent
œuvrer à faire advenir le bien-vivre mais seulement pour tous les êtres humains qui
ont accès au pouvoir et, en gros, leurs descendants. Par conséquent, le bien-vivre
humain individuel, le bonheur (hè eudaimonia), qui se trouve principalement
théorisé dans l’Éthique à Nicomaque et dans l’Éthique à Eudème, apparaît, dans sa
réalisation socio-politique, principalement décrite dans la Politique, n'être finalement
qu'à la portée d'un petit nombre, toute élévation vers le bien de certains êtres
humains ne semblant se faire qu'au détriment d'autrui, à travers son exclusion de la
communauté politique et de sa domination. Dès lors, une tension se fait jour au sein
32 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre III, §7, 1114a13-18, p. 153.
13
de la notion aristotélicienne de bonheur, état le plus abouti du bien-vivre humain
censé être accessible aux individus du simple fait de leur participation à l'humanité,
et qui se trouve pourtant, dès lors que sa pensée s'articule à celle d'une pensée
politique, réduit à un bien-vivre des classes dominantes.
D'autant que ce qui apparaît éminemment problématique chez Aristote, c'est
que cette réduction ne semble pas pouvoir être ramenée à un simple état de fait
accidentel, que l'on pourrait tenter de corriger, mais être considérée, dans une
certaine mesure, comme étant le fruit de différences naturelles insurmontables33
fondant une hiérarchie au sein de l'humanité et, à ce titre, comme étant légitime.
Ainsi, nous chercherons à mettre en lumière et à interroger cette ambiguïté de la
pensée aristotélicienne, qui dégage un bien-vivre humain, auquel paradoxalement
certains êtres humains ne semblent pas pouvoir prétendre.
33 Aristote l'affirme très clairement : « que tous (pantes) aspirent (ephientai) à la vie bonne (tou eu zèn) et au bonheur
(kai tès eudaimonias), c'est évident (phaneron) ; mais certains ont la possibilité de l'atteindre (alla toutôn tois men
exousia tugchanein), et d'autres ne l'ont pas (tois de ou), par un effet du hasard (dia tina tuchèn) ou de leur nature (è
phusin) […]; d'autres, dès le début (hoi d'euthus), « dévient » dans leur « quête » du bonheur (ouk orthôs zètousi tèn
eudaimonian), bien que la possibilité de l'atteindre leur soit offerte (exousias huparchousès) », Aristote, Politique
(livre VII), op. cit., livre VII, chapitre 13, §3-4, 1331b39-1332a3, p.92.
14
I – Participation au bien-vivre des formes de vie non-humaines
1 - Le dieu (ho theos)
Pour Aristote, parmi toutes les formes de vie, celle qui participe au plus haut
degré au bien-vivre est celle du dieu (ho theos). La description de ce dernier fait
intervenir les éléments caractéristiques de la vie bonne mis à jour dans notre
introduction (activité, autarcie, bonheur34), au point de le faire apparaître comme le
bien-vivre personnifié. Partir du dieu nous permettra donc d'appréhender les formes
de vie inférieures, par contraste avec un modèle de la vie bonne. Cela nous aidera à
mieux percevoir les spécificités du mode de participation au bien-vivre de chaque
forme de vie, mais aussi ce qu'il peut-y avoir de commun entre ces différents modes
de participation. En outre, ce modèle nous sera aussi très utile pour mettre en
lumière les diverses insuffisances des modes de participation non-divins au bien-
vivre.
Pour le Stagirite, l'existence d'un être divin est rendue manifeste par une
réflexion portant sur la causalité. En effet, le philosophe grec montre qu'admettre une
infinité de causes revient à ne pas admettre de cause du tout, car alors toute cause
serait en même temps un effet. Son raisonnement est le suivant :
« Pour les intermédiaires (tôn mesôn), (…) en dehors desquels se trouve un dernier terme
et un terme antérieur (hôn esti ti eschaton kai proteron), le terme antérieur (to proteron)
est nécessairement la cause des termes suivants (anagkaion einai aition tôn met'auto). Car
s'il nous fallait dire lequel des trois termes (ti tôn triôn) est cause (aition), nous
34 Le terme bonheur (hè eudaimonia), s'il sert le plus souvent de synonyme au bien-vivre humain, peut-être également
utilisé pour décrire le caractère de la vie d'êtres supérieurs, notamment du dieu. Toutefois, il ne peut-être appliqué
qu'improprement pour caractériser la vie d'êtres inférieurs comme les animaux ou les plantes. Aristote explique en
effet, dans l’Éthique à Eudème, texte traduit par Catherine Dalimier, collection GF, Flammarion, Paris, 2013, livre I,
chapitre 7, 1217a21-28, p.67, que « Le bonheur (hè eudaimonia) est le plus grand (megiston) et le meilleur (ariston)
des biens humains (tôn agathôn tôn anthrôpinôn). Si nous parlons de « bien humain » (anthrôpinon de legomen),
c'est qu'un bonheur pourrait aussi appartenir à un être meilleur (beltionos), comme le serait celui d'un Dieu (hoion
theou). Quant au reste des êtres vivants (tôn allôn zôiôn) qui eux sont inférieurs par nature aux hommes (cheirô tèn
phusin tôn anthrôpôn estin), aucun ne peut comme eux être dit « heureux » (outhen koinônei tautès tès
prosègorias) » et pour cause, aucun de ces êtres inférieurs ne « participe dans sa nature à quelque chose de divin (en
tè phusei metechei theiou tinos) », alors que l'homme et le dieu possèdent tous les deux un intellect (nous) qui
constitue une voie d'accès privilégiée au Bien.
15
répondrions que c'est le premier (to prôton). Ce n'est sûrement pas le dernier (ou dè to
g'eschaton), car le terme final n'est cause de rien (oudenos gar to teleutaion) ; ce n'est pas
non plus l'intermédiaire (alla mèn oude to meson), car il n'est cause que d'un seul (henos
gar). Peu importe d'ailleurs que cet intermédiaire soit un (hen) ou plusieurs (è pleiô), infini
(apeira) ou fini en nombre (è peperasmena). Mais des séries qui sont infinies de cette
façon (tôn d'apeirôn touton ton tropon), et de l'infini en général (kai holôs tou apeirou),
tous les termes également ne sont que des intermédiaires (panta ta moria mesa homoiôs),
jusqu'au terme présent exclusivement (mechri tou nun) ; de sorte que s'il n'y a pas de
premier terme (hôst'eiper mèden esti prôton), il n'y a absolument pas de cause (holôs
aition ouden estin). »35
Dans une chaîne causale, le seul effet qui soit uniquement effet est le terme
final (to eschaton) puisqu'il n'est « cause de rien » et la seule cause (hè aitia) qui soit
uniquement cause est le terme antérieur (to proteron) et premier (prôton), puisqu'il
n'est causé par rien et est cause de tout. Tous les termes intermédiaires de la chaîne
(ta mesa) sont à la fois causes et effets, causés et causant. S'ils sont causes, c'est
uniquement de manière secondaire : en tant qu'effets d'une cause initiale, qui
entraînent à leur tour d'autres effets. Aussi, supprimer la cause première, en
postulant une chaîne causale infinie, revient à supprimer ce qui confère aux causes
intermédiaires leur statut de cause et donc à postuler une chaîne causale dépourvue
de causalité, ce qui est absurde.
Ces réflexions générales sur la causalité s'appliquent aux quatre types de
causalités dégagés par Aristote36, et notamment à la causalité efficiente ou motrice, en
35 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres A – Z), texte traduit par Jules Tricot, bibliothèque des textes philosophiques,
Librairie Philosophique J.Vrin, Paris, 2000, livre α, chapitre 2, 994a11-19, p.62-63.
36 Aristote fait en effet remarquer que l'on appelle « cause (aition) » à la fois la matière (hè hulè), la forme (to eidos),
l'agent (to poioun) ou moteur (to metaballon) et la fin (to telos) : « en un sens, la cause (aition), c'est ce dont une
chose est faite et qui y demeure immanent (to ex hou ginetai ti enuparchontos), par exemple l'airain (ho chalkos) est
cause de la statue (tou andriantos) et l'argent (ho arguros) de la coupe (tès phialès) (…). En un autre sens, c'est la
forme (to eidos) et le modèle (to paradeigma) […]. En un autre sens, c'est ce dont vient le premier commencement
du changement (hothen hè archè tès metabolès hè prôtè) et du repos (è tès èremèseôs) ; par exemple l'auteur d'une
décision est cause (ho bouleusas aitios), le père est cause de l'enfant (ho patèr tou teknou), et, en général (holôs),
l'agent (to poioun) est cause de ce qui est fait (tou poioumenou), ce qui produit le changement (to metaballon) de ce
qui est changé (tou metaballomenou). En dernier lieu, c'est la fin (to telos) ; c'est-à-dire [le ce en vue de quoi] (to
hou heneka) : par exemple la santé (hè hugieia) est la cause de la promenade (tou peripatein) ; en effet, pourquoi se
promène t-il (dia ti peripatei) ? C'est, dirons-nous, pour sa santé (hina hugiainèi), et, par cette réponse (eipontes
16
vertu de laquelle un agent (poioun) ou un moteur (metaballon ou kinoun) est appelé
« cause (aition) » d'une action ou d'un mouvement. Aussi, écrit le Stagirite, « puisque
tout mû (pan to kinoumenon) est nécessairement mû par quelque chose (anagkè
kineisthai hupo tinos), soit une chose mue (ti kinètai) du mouvement local (tèn en
topôi kinèsin)37 par une autre chose qui est mue (hup'allou kinoumenon), et soit à son
tour le moteur (to kinoun) mû (kineitai) par une autre chose mue (hup'allou
kinoumenon), et celle-là (kakeino) par une autre (huph'heterou) et toujours ainsi (kai
aei houtôs) ; nécessairement il y a une chose qui est premier moteur (anagkè einai ti
houtôs), nous pensons (oiometha) avoir donné la cause (apodedôkenai to aition) », Aristote, Physique, tome 1 (livres
I – IV), texte établi et traduit par Henri Carteron, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris,
2012, livre II, chapitre 3, 194b23-35, p.65. Une légère modification de la traduction est indiquée entre crochets. Pour
comprendre les phénomènes dans leur complexité et dans la diversité de leurs aspects, le philosophe ne doit donc
négliger ni la causalité matérielle, ni la formelle, ni l'efficiente, ni la finale, mais chercher à toutes les appréhender et
à les articuler les unes aux autres.
37 Le raisonnement d'Aristote ne considère que le mouvement local (kinèsis kata topon), mais puisque ce dernier est la
condition de tous les autres mouvements il s'applique aussi à eux. En effet, le philosophe grec explique que « des
trois mouvements qui existent (triôn d'ousôs kinèseôn) : l'un selon la grandeur (tès te kata megethos), l'autre selon
l'affection (tès kata pathos), le troisième selon le lieu (tès kata topon), c'est celui-ci, que nous appelons transport
(phoran), qui est nécessairement premier (tautèn anagkaion einai prôtèn). En effet il est impossible qu'il y ait
accroissement sans altération préalable (adunaton gar auxèsin einai alloiôseôs mè prouparchousès) […], [tout ce
qui s'ajoute à quelque chose de semblable <le fait> en devenant semblable] (prosginetai de pan ginomenon homoion
homoiôi) {autrement dit, il n'y a pas il n'y a pas d’accroissement (auxèsis) sans assimilation, c'est-à-dire sans
altération de se qui est dissemblable afin de le rendre semblable à soi et de se l'incorporer}. (…) Maintenant, s'il y a
altération (ei ge alloioutai), il faut une chose qui altère (dei ti einai to alloioun), c'est-à-dire [par exemple] qui fasse
du chaud en puissance le chaud en acte (kai poioun ek tou dunamei thermou to energeiai thermon). Il est donc
évident que ce qui meut (to kinoun) ne se comporte pas toujours de même (ouch homoiôs echei), mais est tantôt plus
près (all' hote men egguteron), tantôt plus loin (hote de porrôteron) de ce qui est altéré (tou alloioumenou estin). Or
cela suppose le transport (tauta d'aveu phoras ouk endechetai huparchein) », Aristote, Physique, tome 2 (livres V –
VIII), texte établi et traduit par Henri Carteron, collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 2002,
livre VIII, chapitre 7, 260a26-260b5, p.125. Une phrase de la traduction de Carteron a été remplacée par la phrase
correspondante dans la traduction de Pellegrin, beaucoup plus proche du texte grec (cf. Aristote, Physique, texte
traduit par Pierre Pellegrin, GF, Flammarion, Paris, 2002, p.422), ce remplacement est indiqué entre crochets. Nous
avons également introduit un petit commentaire à même le texte, celui-ci est indiqué entre accolades. Enfin, « [par
exemple] » est un ajout de Carteron, visant à expliciter la valeur argumentative de la proposition d'Aristote qui suit.
Dans les grandes lignes, le raisonnement d'Aristote peut-être résumé ainsi : le mouvement selon la grandeur (kata
megethos) (ou mouvement selon la quantité (kata poson)) suppose le mouvement selon l'affection (kata pathos) (ou
mouvement selon la qualité (kata poion)), qui suppose le mouvement selon le lieu (kata topon). Le mouvement
selon le lieu est donc le « premier » mouvement, celui dont dépend tous les autres.
17
to prôton kinoun) et l'on ne peut aller à l'infini (kai mè badizein eis apeiron) »38.
Appliqué à l'action et au mouvement, le principe général dégagé par Aristote, en vertu
duquel les causes intermédiaires sont uniquement causes du fait d'une cause
première, le tout formant ainsi une chaîne causale finie (bornée par la cause première
d'un côté et par l'effet dernier de l'autre), devient le suivant : les causes motrices
intermédiaires (ce qui meut en étant mû par autre chose) sont uniquement causes
motrices du fait d'un moteur premier, qui est à l'origine de leur mouvement (celui
qu'elles subissent autant que celui qu'elles transmettent)39. Or le dieu d'Aristote n'est
rien d'autre que ce premier moteur, dont l'existence se trouve exigée par la raison,
enrichi d'un certain nombre de déterminations.
L'une de ses caractéristiques découle directement de son statut de premier
moteur. En effet, il apparaît que la cause motrice première ne peut pas être elle-
même mue, ni par autre chose (car cela supposerait une cause motrice antérieure), ni
par elle-même. Pour comprendre pourquoi, intéressons-nous à la manière qu'Aristote
a de caractériser le mouvement (hè kinèsis). Celui-ci est conçu comme « l'entéléchie
(entelecheia) de ce qui est en puissance (hè tou dunamei ontos), en tant que tel (hèi
toiouton), voilà le mouvement (kinèsis estin) ; par exemple de l'altéré (tou alloiôtou)
en tant qu'altérable (hèi alloiôton), l'entéléchie est altération (alloiôsis) ; de ce qui est
susceptible d'accroissement (tou auxètou) et de son contraire ce qui est susceptible de
38 Aristote, Physique, tome 2 (livres V – VIII), op. cit., livre VII, chapitre 1, 242a15-20, p.74.
39 Aristote admet par ailleurs l'existence d'un principe immanent de mouvement et de repos (l'âme (hè psuchè)) chez
les êtres animés (ta empsucha, groupe formé des végétaux, des animaux non-humains et des êtres humains). En effet
constate t-il, « nous venons à nous mouvoir (kinoumetha) et il se produit en nous (egginetai en hèmin), provenant de
nous-mêmes (ex hemôn autôn), un commencement de mouvement (archè kinèseôs eniote), quand même rien ne
mouvrait de l'extérieur (kan mèthen exôthen kinèsèi) », ibid., livre VIII, chapitre 2, 252b19-21. Pourtant, ces
principes immanents de mouvement et de repos ne peuvent remplir le rôle de moteurs premiers et ce pour plusieurs
raisons. En ce qui concerne la plante, elle est incapable de se mouvoir et de mouvoir localement. Quant aux animaux
(non-humains et humains), ils se meuvent localement en se représentant la fin de leur mouvement (grâce à la
sensation (aisthèsis), l'imagination (phantasia) ou encore, pour les êtres humains uniquement, l'intellect (nous)).
Aussi, même si le principe de leur mouvement est immanent (au sens où ils n'ont pas besoin d'être en contact avec
un moteur extérieur pour être mus) ce dernier reste tributaire de stimuli extérieurs : sans objets hors de lui, sans rien
à se représenter, pas de mise en mouvement possible pour l'animal. En outre, tous les êtres animés sont périssables et
donc incapables de causer éternellement le mouvement. S'ils en étaient les causes premières, il faudrait considérer
que le mouvement a un début et une fin, qui coïncident réciproquement avec leur apparition et leur disparition. Or,
Aristote démontre, au chapitre 6 du livre Λ de la Métaphysique (1071b6-10), que le mouvement n'a ni commencent
ni fin, qu'il est éternel. Le premier moteur est donc nécessairement autre chose qu'un être animé.
18
décroissement (tou antikeimenou phthitou) (…), accroissement (auxèsis) et
diminution (phthisis) ; du générable (tou genètou) et du corruptible (phthartou),
génération (genesis) et corruption (phthora) ; de ce qui est mobile quand au lieu (tou
phorètou), mouvement local (phora)»40. Le mouvement est donc une actualisation41,
il désigne le passage de la puissance (dunamis) à l'acte (energeia), c'est-à-dire le
passage d'un état de potentialité déterminé à un état de détermination accompli. Être
mû implique ainsi d'avoir de la puissance, de ne pas être pleinement en acte, sans
quoi il n'y a pas d'actualisation possible. Par conséquent, si le premier moteur était
mobile, il faudrait qu'il ait de la puissance. Or toute puissance est à la fois « puissance
(dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè einai) »42, de sorte qu'« il est
possible que ce qui a la puissance n'agisse pas (endechetai to dunamin echon mè
energein) »43, que cette puissance ne passe pas à l'acte44. Cela signifie que si le
premier moteur était mobile, il se pourrait que sa puissance de mouvoir ne passe pas
à l'acte et donc qu'il ne meuve pas, ce qui mettrait en péril l'éternité et la continuité
du mouvement45. Ainsi, pour mouvoir nécessairement, sans arrêt, il faut que le
premier moteur soit « éternel (aidion), substance (ousia) et acte pur (energeia) »46,
un être parfaitement déterminé et incorruptible, puisque débarrassé de toute
40 Aristote, Physique, tome 1 (livres I – IV), op. cit., livre III, chapitre 1, 201a10-15, p.90. On notera que cette formule
du mouvement (kinèsis) est en fait une formule du changement (metabolè). En effet, dans la terminologie
aristotélicienne stricte, il y a seulement trois genres de mouvements : l’accroissement (auxèsis)/diminution (phthisis)
qui sont selon la quantité (kata poson), l'altération (alloiôsis) qui est selon la qualité (kata poion) et le transport
(phora) qui est selon le lieu (kata topon). Or, dans ce passage, sont également mentionnés la génération
(genesis)/corruption (phthora) qui sont des changements selon la substance (kata tèn ousian). La catégorie de
changement (metabolè) est la plus vaste : en plus de la génération et de la corruption, elle englobe également tous
les mouvements (kinèseis), qui sont à envisager comme des changements (metabolai) selon l'accident (kata
sumbebèkos), puisqu'ils ne modifient pas l'être qui est mû dans son essence.
41 Concept exprimé en grec par la périphrase « hè tou dunamei ontos entelecheia, hèi toiouton », « entéléchie de ce qui
est en puissance, en tant que tel [c'est-à-dire en tant qu'il est en puissance] ». À la place d'entelecheia on aurait plutôt
attendu energeia, qui sert habituellement à désigner un degré secondaire d'actualisation (voir note 63).
42 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.
43 Ibid., livre Λ , chapitre 6, 1071b13-14, p.170.
44 Le passage de la puissance (dunamis) à l'acte (energeia) est toujours contingent pour Aristote.
45 Or, comme nous l'avons indiqué en note 39, Aristote démontre en Métaphysique Λ (1071b6-10) que le mouvement
n'a ni commencent ni fin, qu'il est éternel.
46 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1071b25-26, p. 174.
19
potentialité (et donc de toute perméabilité à ce qui relève du non-être :
indétermination, mort). Le fait qu'il soit acte pur signifie également qu'il est
absolument indivisible, car pour être divisible, il faut être en puissance multiple. En
outre, le premier moteur est nécessairement un être immatériel, étant donné qu'avoir
une matière c'est être « capable à la fois d'être et de ne pas être (dunaton kai einai
kai mè einai) »47, ce qui implique, encore une fois, d'avoir de la puissance.
À partir de cette découverte, que le premier moteur est acte pur (donc éternel,
immobile, indivisible et immatériel), les autres caractéristiques du dieu vont pouvoir
être dégagées. En effet, seuls « le désirable (to orekton) et l'intelligible (to noèton)
(…) meuvent sans être mus (kinei ou kinoumena) »48. Car l'un comme l'autre
meuvent, non en délivrant, par contact, une impulsion mécanique, mais en tant que
fins (teloi), en vue desquelles les êtres se mettent en mouvement. La fin est à la fois
l'origine et le terme du mouvement, le « ce à partir de quoi (hothen) », « le
commencement (hè archè) »49 de celui-ci, tout autant que son « ce en vue de quoi (to
hou heneka) »50, ce qui l'oriente et en détermine le point d'achèvement. C'est donc en
tant que cause finale immédiatement aussi efficiente que le premier moteur meut. Il
« meut (kinei) (…) comme objet de l'amour (ôs erômenon) »51, comme objet d'une
inclination cosmique irrésistible, qui traverse la totalité des étants peuplant le monde
(kosmos) et les pousse à se mettre en mouvement. Aussi n'a t-il rien d'autre à faire
qu'à exister pour mettre tout le reste en branle, constituant, pour toute chose, la fin
ultime : « le Principe auquel sont suspendus le Ciel et la nature (ek toiautès archès
èrtètai ho ouranos kai hè phusis) »52.
Pourtant, une question reste en suspens : meut-il en tant que désirable
(orekton) ou en tant qu'intelligible (noèton) ? Car comme nous l'avons vu, l'un et
l'autre sont capables de mouvoir sans être eux-mêmes mus, c'est-à-dire comme fins.
Aussi est-il légitime de se demander si le premier moteur est plutôt désirable ou
plutôt intelligible. Or, à cette question, Aristote répond qu'il est l'un et l'autre à la fois,
47 Aristote, Métaphysique, tome 1 (livres A – Z), op. cit., livre Z, chapitre 7 1032a20-21, p.260.
48 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1071b26-27, p. 174.
49 Aristote, Physique, livre II, 194b29, p.65.
50 Ibid., 194b33, p.65.
51 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072b3, p.176.
52 Ibid., 1072b13-14, p.177.
20
que « le suprême Désirable est identique au suprême Intelligible (toutôn [fait
référence au to orekton kai to noèton mentionnés plus haut dans le texte grec] ta
prôta ta auta) »53. En effet, l'intellect (nous) est capable de se représenter
intellectuellement ce qu'il serait le plus avantageux de désirer et, ce faisant, de mettre
en branle cette fraction du désir qui s'aligne immédiatement sur les représentations
intellectuelles et qu'Aristote nomme boulèsis, « volonté ». Comme le fait remarquer le
Stagirite, « nous désirons une chose parce qu'elle nous semble bonne, plutôt qu'elle
nous semble bonne parce que nous la désirons (oregometha de dioti dokei mallon è
dokei dioti oregometha) »54, or pour la boulèsis, c'est ce qui est intelligé comme bon
qui apparaît aussitôt désirable. Et c'est bien la boulèsis qui est dans le vrai, car
l'intellect est capable de se porter au delà des apparences et de se représenter ce qui
est réellement bon, tandis que dans la sensation (aisthèsis) ou l'imagination
(phantasia) les choses ne font qu’apparaître comme bonnes, à tel point que « l'objet
du désir [sensible] (epithumèton) est le bien apparent (to phainomenon kalon) »
tandis que « l'objet premier de la volonté raisonnable (boulèton prôton) est le Bien
réel (to on kalon) »55. Aussi est-ce parce qu'il est ce Bien intelligible, vers lequel se
porte nécessairement un désir clairvoyant, que le premier moteur se trouve être à la
fois le suprême Intelligible et le suprême Désirable.
Or, il serait étonnant qu'un être qui se trouve être le Bien suprême, l'objet de
désir ultime, celui qui vient combler toute défaillance, ne mène pas lui-même une
existence bienheureuse, sans manque d'aucune sorte. Et en effet, Aristote décrit ainsi
la vie (zôè) du dieu :
« La vie aussi appartient à Dieu (kai zôè de ge huparchei), car l'acte de l'intelligence est
vie (hè gar nou energeia zôè), et Dieu est cet acte même (ekeinos de hè energeia) ; cet acte
subsistant en soi (energeia de hè kath'hautèn), telle est sa vie parfaite et éternelle (ekeinou
zôè aristè kai aidios). Aussi appelons nous Dieu (ton theon) un Vivant éternel parfait
(zôion aidion ariston) »56
La vie « parfaite et éternelle » du dieu consiste en un pur acte intellectuel toujours
égal, en une contemplation (theôria) béate et constante de lui-même, qui est une
53 Ibid., 1072a27, p.174, une indication a été introduite par nous à même le texte et est indiquée entre crochets.
54 Ibid., 1072a29, p.175.
55 Ibid., 1072a27-28, p.174-175, un ajout à la traduction est indiqué entre crochets.
56 Ibid., 1072b26-29 p.178.
21
« Pensée de la Pensée (noèseôs noèsis) »57. En effet, « l'intelligence se pense elle-
même (hauton de noein ho nous) en saisissant l'intelligible (kata metalèpsin tou
noètou), car elle devient elle-même intelligible (noètos gar gignetai), en entrant en
contact avec son objet (thigganôn) et en le pensant (noôn), de sorte qu'il y a identité
entre l'intelligence et l'intelligible (hôste tauton nous kai noèton) »58. Ce que veut dire
Aristote, c'est qu'étant lui-même l'intelligible (puisqu'il est le Bien et que le Bien est le
suprême intelligible), penser l'intelligible conduit le dieu à se penser lui-même. Or,
n'étant qu'un pur acte de penser, cela revient pour lui à se penser pensant, ce qui
abolit toute distinction entre la pensée et son objet (l'acte de penser se prenant
finalement lui-même pour objet). Ainsi l'acte de penser du Dieu boucle t-il
éternellement sur lui-même.
La vie divine se suffit donc pleinement à elle-même : elle est absolument
autarcique. Le dieu d'Aristote n'a que faire de tout ce qui n'est pas lui, seule sa propre
perfection active l’intéresse. Son indifférence vis à vis du reste du kosmos est totale, il
ignore même qu'il existe d'autres êtres que lui-même. Et comment pourrait-il en être
autrement ? Car tout ce qui peuple le kosmos est moins bon que lui. Lui est le Bien et
rien ne procure un bonheur plus intense et plus durable que la contemplation éternelle
du Bien : « son acte de contemplation (hè theôria) est la jouissance parfaite et
souveraine (to hèdiston kai ariston) »59.
À l'issue de ce développement, il apparaît finalement inexact de parler d'une
participation du dieu au bien-vivre à un suprême degré. En effet, le dieu n'a pas besoin
d'accéder au bien-vivre : sa vie est toujours déjà et pour toujours le bien-vivre. Il est le
Bien en acte, le Bien se vivant lui-même pour l'éternité, s'éprouvant inlassablement à
l'identique avec la même félicité.
57 Ibid., livre Λ, chapitre 9, 1074b34-35, p.188.
58 Ibid., livre Λ, chapitre 7,1072b19-21, p.177.
59 Ibid., 1072b24, p.177-178.
22
2 – Le simple-vivre et la plante
A – Le simple-vivre
Notre étude du dieu aristotélicien, incarnation même du bien-vivre, nous a
permis de dégager un modèle de la vie bonne, de déterminer les modalités d'une
existence sans manque, parfaitement autarcique et heureuse. En nous servant de ce
modèle comme d'un agent de contraste, intéressons-nous à présent aux degrés
inférieurs du bien-vivre, en commençant par son degré zéro, que l'on pourrait
nommer le simple-vivre. Aristote en donne la description suivante :
« La vie (zôèn) telle que je l'entends consiste à se nourrir soi-même (tèn di'hautou
trophèn), à croître (auxèsin) et à dépérir (phthisin) »60.
On remarque immédiatement que chez les formes de vies non-divines, la mortalité
participe de l'essence même de la vie, celle-ci étant caractérisée, entre autres, par la
déperdition. Ainsi le simple-vivre aristotélicien est-il toujours déjà un combat contre
une défaillance qui ronge de l'intérieur. Car là où la déperdition affaiblit la vie, la
nutrition la maintien et la croissance l'étend. Dans cette formule de la vie, le Stagirite
parvient à traduire la tension entre délitement constant et effort de maintien et de
perfectionnement qui traverse les vivants mortels, en termes de possession et
d'exercice d'un nombre défini de fonctions biologiques fondamentales : celles qui
permettent de « se nourrir soi-même », de « croître » et de « dépérir », fonctions
auxquelles il convient d'ajouter la faculté de se reproduire. En effet, pour Aristote,
cette dernière faculté est incluse dans le fait de « se nourrir soi-même », en tant que
c'est « la même puissance de l'âme (hè autè dunamis tès psuchès) assurant à la fois la
nutrition (threptikè) et la génération (gennètikè) »61.
Comme le révèle ce dernier passage, Aristote conçoit les êtres vivants comme
des êtres animés. Leurs fonctions biologiques sont à considérer comme les facultés
d'une certaine espèce d'âme, l'âme étant décrite par le philosophe comme
« l'entéléchie première (entelecheia hè prôtè) d'un corps naturel organisé (sômatos
60 Aristote, De l'âme, texte établi par Antonio Jannone et traduit par Édouard Barbotin, Collection des universités de
France, Les Belles Lettres, Paris, 2009, Livre II, chapitre 1, 412a14-15, p.29.
61 Ibid., Livre II, chapitre 4, 416b18-19, p.41.
23
phusikou organikou) »62. L'entéléchie63 première d'un corps naturel organisé donné,
c'est l'unité des potentialités de ce corps, l'unité de toutes ses puissances d’agir, de ce
que nous avons appelé ''fonctions'' ou ''facultés''. Et cette unité des puissances d'agir
que représente l'âme d'un corps est dépendant de l'état actuel de ce corps : des
organes dont il dispose et par lesquelles les facultés qui constituent l'âme vont
pouvoir s'exercer.
Un exemple donné par Aristote permet de bien comprendre le statut de l'âme
et son rapport au corps : « Si l’œil (ho ophtalmos) était un animal complet (zôion), la
vue (hè opsis) en serait l'âme (psuchè) »64. L’œil est ici imaginé comme un corps
simple et autonome, capable de voir, c'est-à-dire possédant une certaine puissance,
une certaine faculté qui est la vue. Ainsi, dans le cas d'un tel corps simple, dont le seul
acte est de voir, l'âme, en tant qu'unité des potentialités qui permettent les différents
actes du corps, s'identifie ici à une puissance unique : la vue, ou faculté de voir. Dans
un cas de ce genre, l'unité de l'âme, c'est-à-dire aussi l'unité des diverses facultés du
corps est aisée à concevoir, ce qui est moins évident pour des corps plus complexes
dont les actes multiples supposent des facultés multiples. Or simplement vivre se
comprend déjà comme le concours de trois facultés différentes (la nutrition et la
62 Ibid., Livre II, chapitre 1, 412b5-6, p.30.
63 Ce terme technique, forgé par Aristote et qui intervient de manière centrale dans la caractérisation de l'âme, se
comprend à partir de sa littéralité, se donnant comme une substantivation de l'expression en-telei-echein (se tenir
dans sa fin). Aussi suivons-nous les explications éclairantes de Lambros Couloubaritsis qui considère que « par
entéléchie il faut entendre ce qui est dans sa fin même, attestant un état qui se possède soi-même dans cette fin, et
qui de ce fait est principe et origine d'une activité (energeia). C'est ainsi, par exemple, que l'usage d'un lit est une
activité (une actualisation) qui est déjà en entéléchie en tant qu’œuvre produite par un art ; de même que l'activité de
l’œil (la vision) suppose que l'organe est déjà réalisé, et donc en entéléchie (vue), à la suite d'un processus
d'actualisation biologique. Pour distinguer ces états de finalité, la finalité comme fin d'un processus, qui est en même
temps puissance d'une activité ou d'un usage, et la finalité qui est plénitude de cette seconde activité, Aristote a fait
état pour la première, d'entéléchie première, ce qui suppose pour la seconde une entéléchie seconde (…). En d'autres
termes, l'entéléchie première est toujours principe et origine d'une nouvelle actualisation (entéléchie seconde) »,
dans Aristote, Sur la nature (Physique II), texte traduit par Lambros Couloubaritsis, Vrin, Paris, 1991, Index des
termes techniques, p.150-151. L'âme est ainsi entéléchie première au sens ou elle est le résultat d'un processus
biologique finalisé : elle est la forme actualisée dans le corps à l'issue de la formation et de l'agencement de tous ses
organes. En tant qu'unité des potentialités de ce corps, elle constitue donc un premier point d'aboutissement du
développement de la matière qui rend possible la poursuite d'un second état d'achèvement : celui de la mise en
œuvre de ces potentialités dans l'acte de vivre.
64 Ibid., livre II, chapitre 1, 412b18-19, p.31.
24
génération formant, comme on l'a vu, une seule faculté). La question se pose donc de
savoir si elles forment une unité psychique indivisible ou s'il serait possible de les
isoler les unes des autres, question qui entraîne avec elle celle du mode d'accès au
bien-vivre. En effet, si les différentes puissances qui constituent les âmes des vivants
s'avèrent séparables les unes des autres, s'abstraire complètement de la mortalité et
de la défaillance devient envisageable : il suffit de pratiquer l'ablation de la faculté de
dépérir. Car sans puissance de dépérir, pas de déperdition en acte pour le corps
vivant : il reste intact.
Relativement à cette question, la position aristotélicienne est plutôt subtile. En
effet, une âme est une, au sens où elle ne constitue pas un patchwork de facultés, qui
seraient réellement séparables les unes des autres : si l'on retire les yeux de leurs
orbites par exemple, on n'isole pas la faculté visuelle du reste des facultés du corps, de
même si l'on pratique l’ablation de n'importe quel organe sensoriel. Néanmoins, elle
est potentiellement multiple, au sens ou l'on peut diviser son unité en unités
multiples, c'est-à-dire qu'en chaque point d'un corps l'âme n'est pas différente de
l'âme entière de ce corps. La « division » d'une âme, qui s'opère par une division du
corps, n'isole pas les facultés les unes des autres. Comme l'âme A du corps entier, les
âmes A', attachées aux diverses parties du corps divisé, regroupent l'intégralité des
potentialités du corps d'origine. Toutefois, à cause de la division du corps, certaines
potentialités des âmes A' ne peuvent plus s'actualiser, étant privées des organes
nécessaires à leur exercice. Cette position permet ainsi de rendre compte de certains
phénomènes biologiques décrits par Aristote :
« L'observation montre (phainetai), d'autre part, que les plantes (ta phuta) continuent de
vivre une fois divisées (diairoumena zèn), et parmi les animaux certains insectes (kai tôn
zôion enia tôn entomôn) – comme si les segments possédaient une [âme identique par la
forme] (tèn autèn echonta psuchèn tôi eidei) bien que différente quant au nombre (kai mè
arithmôi) : chacun des segments (hekateron tôn moriôn) conserve (echei) en effet la
sensibilité (aisthèsin) et le mouvement local (kineitai kata topon) pendant un certain temps
(epi tina chronon). Mais s'ils ne survivent pas par la suite (ei de mè diatelousin), il n'y a là
rien d'étonnant (outhen atopon), puisqu'ils manquent (ouk echousin) des organes (organa)
nécessaires à la conservation de leur nature (hôste sôizein tèn phusin). Il n'en demeure pas
moins que dans chaque segment (en hekaterôi tôn moriôn) toutes les parties de l'âme se
trouvent incluses (hapant'enuparchei ta moria tès psuchès), les âmes des segments étant
[formellement] identiques entre elles et à l'âme entière (homoeideis eisin allèlais kai tèi
25
holèi) – c'est-à-dire que les parties ne sont pas séparables les unes des autres (allèlôn men
hôs ou chôrista onta) tandis que l'âme entière est divisible (tès d'holès psuchès ôs
diairetès ousès). »65 .
Puisqu'à l'issue de la division d'un corps, on obtient plusieurs âmes A', différentes par
leur nombre, mais regroupant toutes les mêmes facultés, qui sont également les
facultés constitutives de l'âme A attachée au corps d'origine (corps avant la division),
on peut dire, avec les mots d'Aristote qu'une âme est toujours une par la forme (tôi
eidei) tout en étant potentiellement multiple par le nombre (arithmôi). Diviser un
corps vivant en x parties, c'est en effet obtenir x fois la même âme. L'âme de chaque
tronçon n'est finalement rien d'autre que la potentialité globale du corps vivant, mais
isolée localement : dans une partie déterminée de ce corps. Voilà qui permet de
rendre compte des observations rapportées par Aristote : « les plantes continuent de
vivre une fois divisées » car les deux parties du corps d'origine ont chacune une âme
A' formellement identique à l'âme A du corps d'origine. Chaque morceau de plante
conserve les facultés de la plante entière, ce qui lui permet de former un vivant
complet et autonome. Et c'est pour la même raison que continuent de vivre « parmi
les animaux certains insectes » lorsqu'on les divise, comme c'est le cas « chez ceux qui
ont l'aspect du mille-pattes (tois ioulôdesi) et ceux qui sont allongés (kai
makrois) »66. Toutefois, conserver intactes les potentialités du corps entier dans
chaque partie du corps divisé ne suffit pas à faire de ces parties de nouveaux êtres
vivants autonomes. En effet, encore faut-il que chaque partie divisée possède les
organes nécessaires à l'exercice des facultés par lesquelles se conserve le corps. Cela
explique que certains insectes, une fois divisés en segments, finissent par mourir :
« s'ils ne survivent pas par la suite, il n'y a là rien d'étonnant, puisqu'ils manquent des
organes nécessaires à la conservation de leur nature ».
Les trois facultés auxquelles se borne le simple-vivre se trouvent donc
parfaitement unifiées dans l'âme, sous forme de potentialité globale du corps.
Impossible, par conséquent, de pratiquer l'ablation de la faculté de dépérir, cette
dernière n'étant pas réellement distincte des autres. Précisons néanmoins que si, en
65 Ibid., livre I, chapitre 5, 411b19-27, p.28. Deux modifications apportées à la traduction de Barbotin sont indiquées
entre crochets.
66 Aristote, Les parties des animaux, texte traduit par Pierre Pellegrin, GF bilingue, Flammarion, Paris, 2011, livre IV,
chapitre 5, 682a5, p.391.
26
tant que puissances, la nutrition/reproduction, la croissance et la déperdition
forment un tout indifférencié et indivisible, elles se distinguent les unes des autres en
tant qu'actes, dans leur mise en œuvre corporelle ici et maintenant (le fait de se
nourrir, de se reproduire, de croître ou de dépérir effectivement, à un endroit et à un
moment déterminés). Aussi cette mise en œuvre corporelle différenciée rend-elle
nécessaire, chez le vivant, la possession et l'action d'organes eux aussi différenciés,
chacun ayant pour fonction propre de permettre l'actualisation d'un pan des
potentialités psychiques (souvent dans une action combinée avec d'autres organes).
B – La plante (to phuton)
Si appréhender le simple-vivre, c'est comprendre la condition nécessaire et
suffisante de la vie, son degré minimal, c'est aussi comprendre le mode d'être d'un
type de vivant particulier : la plante. Cette dernière se caractérise en effet en propre
par le fait de simplement vivre : « les plantes (tois phutois) n'ont que la faculté
nutritive (to threptikon monon) »67, l'expression « faculté nutritive » englobant
également, dans ce contexte, les facultés de croissance, de dépérissement et de
génération. La plante est donc bien l'être vivant qui incarne le degré zéro du bien-
vivre, sa vie ne consistant qu'à croître, dépérir et se reproduire, c'est-à-dire à
simplement vivre. Et pourtant, nous allons voir que sa vie, malgré sa simplicité,
constitue déjà une certaine tentative d'élévation vers le Bien.
Contrairement aux âmes des animaux, l'âme de la plante n'inclut pas de faculté
désirante (orektikon), aussi la plante ne ressent-elle aucun désir pour le Bien. Et
pourtant, elle cherche à suppléer, autant que sa condition le lui permet, à son état de
manque à être, nourrissant perpétuellement son corps afin qu'il se conserve et qu'il
croisse, malgré son délitement perpétuel et sa corruption inéluctable. Il y a donc
malgré tout en elle une certaine inclination spontanée, qui la porte vers ce qui la
comble et la met dans un bon état. Mais si la plante n'a pas de désir psychique, d'où
peut bien venir cette inclination ? C'est ce que nous allons chercher à comprendre.
L'origine du manque à être de la plante, comme de celui de tout être en
devenir, c'est sa matière (hulè), ce qui en elle devient et n'est jamais pleinement en
acte, c'est-à-dire dans un état de détermination pleinement achevé. En effet, comme
nous l'avons vu précédemment, la matière conserve toujours une certaine
67 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 3, 414a33, p.36.
27
indétermination, une « puissance (dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè
einai) »68, potentialité de devenir autre, à la fois positivement (en s'appropriant de
nouvelles qualités) et négativement (en perdant des qualités acquises). Or, cette
matière partiellement indéterminée est pensée par Aristote comme étant en tension
avec ce qui est dans un état parfaitement déterminé et donc immuable, éternel et sans
manque : la forme (eidos), qui constitue pour elle l'objet de désir ultime. La forme est
en effet qualifiée de « terme divin (theiou), bon (agathou), désirable (ephetou) […].
Pourtant la forme (to eidos) ne peut se désirer elle-même, parce qu'il n'y a pas de
manque (dia to mè einai endees) en elle [...] mais le sujet du désir, c'est la matière (hè
hulè) »69. L'origine de l'inclination spontanée pour le Bien que l'on observe chez la
plante trouve ainsi son origine dans l'inclination spontanée de la matière pour la
forme, inclination que le Stagirite n'hésite pas à nommer « désir »70. En effet, si toute
matière est potentiellement ouverte à la fois sur l'être et sur le non-être, elle cherche
spontanément à s'assimiler à ce qui est plus pleinement et à s'arracher à
l'indétermination et au néant. Or tous les étants qui peuplent le kosmos ont une
matière (seul le dieu n'en possède pas), ce qui signifie que l'inclination spontanée au
Bien n'est pas l'apanage de la plante : elle se manifeste chez tout ce qui devient, chez
ce qui est inerte comme chez ce qui est vivant. Au cœur de la matière, c'est une
véritable aspiration universelle au Bien qu'identifie Aristote, un désir pré-psychique
qui met le monde en branle. Le désir psychique des animaux n'est qu'une
manifestation parmi tant d'autres de cette aspiration : ils ne sont pas originaux parce
qu'ils désirent mais parce qu'ils ressentent qu'ils désirent.
Ainsi la simple vie de la plante est-elle déjà aspiration au Bien et donc au bien-
vivre. Toutefois, au niveau individuel, la plante n'a pas les moyens de satisfaire son
désir. Certes, outre le fait de compenser ses pertes (nutrition) elle est capable de
croître (croissance), mais cette croissance n'est qu'une extension dans l'espace, une
variation quantitative qui ne s'accompagne d'aucun changement qualitatif. En
grandissant, la plante ne fait aucun pas significatif vers le bien-vivre, elle n'améliore
pas sa vie. De plus, n'ayant même pas la sensation (aisthèsis), elle serait de toute
façon incapable de jouir un tant soit peu d'une élévation vers le Bien, étant incapable
68 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.
69 Aristote, Physique, tome 1 (livres I – IV), op. cit., livre I, chapitre 9, 192a14-22, p.49.
70 Le verbe conjugué « oregesthai » est utilisé par Aristote pour qualifier le rapport de la matière à la forme en 192a18.
28
de ressentir cette élévation. Comme nous l'avons observé chez le dieu, être dans un
bon état ne suffit pas à être pleinement heureux, encore faut-il éprouver que l'on est
dans un bon état.
Mais, si la plante, prise individuellement, apparaît cantonnée au simple-vivre
et ne progresse pas, pour elle-même, vers le Bien, elle participe néanmoins, à un
niveau supra individuel, à quelque chose d'éternel et de divin :
« L'animal (zôion) produit un animal (zôion), la plante (phuton) une plante (phuton), pour
participer (metechôsin) à l'éternel (tou aei) et au divin (tou theiou) autant que possible (hèi
dunantai) ; tous les êtres (panta) en effet y aspirent (oregetai) et c'est à cette fin (heneka)
qu'ils agissent (prattei) en toute leur activité naturelle (hosa prattei kata phusin) […]. Puis
donc qu'il est impossible (adunatei) de communier (koinônein) à l'éternel (tou aei) et au
divin (tou theiou) de manière continue (tèi sunecheiai) – car aucun (mèden) être
corruptible (tôn phthartôn) ne peut (endechesthai) persister (diamenei) dans son identité
(tauto) et son unité individuelle (hen arithmôi) –, c'est dans la mesure où chacun
(hekaston) peut y avoir part (hèi dunatai metechein) qu'il y communie (koinônei), l'un plus
(to men mallon), l'autre moins (to d'hètton) ; et s'il persiste dans l'être (diamenei), ce n'est
pas en lui-même (ouk auto) mais semblable à lui-même (all'hoion auto), non pas dans son
unité individuelle (arithmôi men ouch hen) mais dans l'unité de l'espèce (eidei d'hen). »71
À travers la reproduction, la simple vie individuelle de la plante permet à l'espèce de
s'arracher à la mortalité. Le nouvel individu à qui elle donne naissance lui permet en
quelque sorte de compenser son dépérissement individuel inéluctable, de vaincre la
corruption (phthisis) à l'échelle de l'espèce et de persévérer dans l'être à travers sa
descendance. Comme Diotime l'explique à Socrate dans Le Banquet, dans la
reproduction (hè gennèsis), il s'agit bien de faire un pas vers l'immortalité, recherche
qui n'est pas sans rapport avec celle du Bien :
« Pour un être mortel (thnètô), la génération (hè gennèsis) équivaut à la perpétuation dans
l'existence (aeigenes), c'est-à-dire à l'immortalité (athanaton). Or le désir d'immortalité
accompagne nécessairement celui du bien (athanasias de anagkaion epithumein meta
agathou), d'après ce dont nous sommes convenus, s'il est vrai que l'amour a pour objet la
possession éternelle du bien (eiper tou agathou heautô einai aei erôs estin). »72
71 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 4, 415a29-b7, p.39.
72 Platon, Le Banquet, texte traduit par Luc Brisson, dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 206e-207a, p.141.
29
Comme nous l'avons vu, poursuivre le Bien, c'est rechercher une plénitude d'être, un
état tel qu'on a besoin de rien d'autre pour être comblé durablement. Car le bonheur
suprême, ce n'est pas seulement de jouir d'une vie sans manque, c'est d'en jouir
toujours, à la manière du premier moteur. Atteindre cet état suppose donc de
s'affranchir complètement de la mortalité, qui délite la vie en même temps qu'elle la
borne. Voilà pourquoi le désir du Bien et le désir d'immortalité sont
indissociablement liés.
La plante, grâce à la reproduction, peut ainsi œuvrer à satisfaire l'aspiration au
Bien de la matière en elle, même si cela ne lui apporte aucun bien-vivre individuel. En
effet, se reproduire c'est transmettre certaines déterminations, certaines formes à une
nouvelle matière, afin de sauvegarder un état de détermination qui, sinon,
disparaîtrait avec la mort du géniteur et la dissolution de sa matière. Parmi les formes
transmises, on peut distinguer entre des formes spécifiques transmises
systématiquement à la descendance (déterminations propres et communes à tous les
individus appartenant à une même espèce) et des formes accidentelles dont la
transmission est plus incertaine (déterminations qui particularisent les individus
appartenant à même espèce et les différencient les uns des autres)73. La transmission
des formes spécifiques assure donc la permanence, à un niveau supra-individuel, d'un
état de détermination avancé de la matière. Elle est le moyen par lequel la matière
persévère, autant que le permettent ses potentialités et son caractère périssable, dans
l'état le meilleur qu'il lui est possible d'atteindre, un état de relative plénitude d'être.
La vie de la plante apparaît donc finalement comme étant au service de la
matière et de son désir pour la forme. Son simple-vivre, s'il n'est en aucun cas un
bien-vivre, constitue toutefois une vie en vue du Bien, un moyen pour la matière
d'assurer la permanence de son état relatif de plénitude et de détermination, par delà
son caractère éminemment périssable.
73 Si l'on prend l'exemple d'un chat, ce dernier possède un certain nombre de déterminations stables (c'est un
mammifère quadrupède, il a une queue, des oreilles qui perçoivent des ultrasons jusqu'à 50000 Hz, des yeux
capables de voir dans la pénombre, des griffes, pèse un poids et a une certaine taille, tous les deux compris dans une
certaine fourchette, etc...) partagées par tous les autres chats, qui, de ce fait, appartiennent tous à une même espèce.
À ces déterminations spécifiques s'ajoutent d'autres déterminations accidentelles propres à chaque chat, qui le
caractérisent en tant qu'exemplaire individuel de l'espèce-chat (avoir un pelage roux, être dans un lieu donné, avoir
un certain âge, un certain nom, etc...). Ces déterminations accidentelles sont susceptibles de se modifier au cours de
la vie du chat sans que cela ne remette en cause son appartenance à l'espèce-chat.
30
3 – L'animal (to zôion) non-humain
A – Le simple-vivre animal
Les facultés psychiques assurant la simple vie chez la plante se retrouvent
également chez l'animal (to zôion)74. Se nourrir, se reproduire, croître et dépérir est
en effet le lot de tous les êtres vivants qui possèdent un corps périssable75 parce qu'ils
sont aux prises avec cette mortalité omniprésente qui œuvre en eux et introduit sans
cesse un manque à combler. Mais l'animal, à la différence de la plante, ne se borne
pas à la possession de ces facultés ; il possède en outre la sensation (aisthèsis) :
« L'animal (to zôion) est constitué primitivement (prôtôs) par la sensation (dia tèn
aisthèsin). La preuve en est qu'aux êtres privés de mouvement (ta mè kinoumena) et de
motricité selon le lieux (mèd'allattonta topon), mais doués de sensation (echonta
d'aisthèsin), nous donnons le nom d'animaux (zôia legomen) et non pas seulement de
vivants (ou zèn monon). - La fonction sensorielle primaire (aisthèseôs prôton) qui
appartient (huparchei) à tous les animaux (pasin) est le toucher (haphè). »76
Cette puissance psychique permet ainsi à Aristote de penser la spécificité et l'unité du
règne animal, en tant que ce dernier regroupe l'ensemble des êtres vivants possédant
a minima le sens du toucher (haphè, sens qui s'exerce par contact direct avec la
chair)77, tout en lui offrant la possibilité de rendre également compte de la grande
diversité d'espèces que l'on observe en son sein. En effet, à cette condition nécessaire
74 On notera qu'en grec le terme zôion désigne le vivant en général et pas seulement les animaux. La distinction entre
des occurrences où zôion signifierait « animal » et d'autres où il signifierait « vivant » est le fait du traducteur. Le
grec ancien, lui, ne fait pas la différence, zôion étant le nom commun à tous les êtres animés. En témoignent les
paroles de Socrate : « ce qu'on appelle « vivant » (zôion to sumpan eklèthè), c'est cet ensemble, une âme et un corps
fixé à elle (psuchè kai sôma pagen) », Platon, Phèdre, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes,
op. cit., 246c, p.1262.
75 Le dieu, qui est un vivant dépourvu de corps, ne participe pas du simple-vivre, seulement du bien-vivre.
76 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 2, 413b2-5, p.33.
77 C'est-à-dire aussi celui du goût puisque que « le goût est une espèce de toucher (hè geusis haphè tis estin) »,
Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, texte établi et traduit par René Mugnier, collection des universités de
France, Les Belles Lettres, Paris, 2010, « De la sensation et des sensibles », chapitre 4, 441a3, p.32.. En effet, « la
saveur (ho chumos) compte au nombre des qualités tangibles (hen ti tôn haptôn estin) », étant « une sorte
d’assaisonnement (hoion hèdusma) » du sec (xèros), de l'humide (hugros), du chaud (thermon), et du froid
(psuchros). Pour ces deux citations, voir respectivement Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 414a11 et
414a13.
31
et suffisante de l'animalité viennent s'ajouter, chez de nombreux animaux aux corps
plus complexes, d'autres potentialités (sens s'exerçant à distance, imagination
(phantasia), intellect (nous), mémoire (mnèmè), locomotion (kinèsis kata topon)),
par lesquelles l'acte de vivre se trouve densifié.
Cette façon de concevoir l'animal à partir de la plante (l'animal étant comme
une plante augmentée au moins du sens du toucher et du goût), est représentative de
la manière qu'a Aristote de concevoir l'ensemble du vivant, c'est-à-dire sur le mode
d'une complexification progressive. En effet, le passage d'une forme de vie inférieure
à une forme de vie immédiatement supérieure est pensé à travers une concaténation
en série de certaines facultés, qui viennent s'ajouter les unes aux autres : la
possession de chaque faculté de niveau supérieur impliquant nécessairement la
possession de toutes les facultés des niveaux inférieurs78. Ainsi la différence entre la
plante et l'animal, ou bien entre l'animal et l'homme, est-elle une différence de degré,
chaque type biologique intégrant en lui le type biologique inférieur tout en le
dépassant.
Pourtant, et c'est là toute la subtilité, ces différences de degré, en s'accumulant,
entraînent de véritables sauts qualitatifs, des franchissement de paliers, qui justifient
notamment des changements d’appellation. C'est ce qui se passe lorsque l'on passe de
la plante à l'animal. En effet, chez l'animal, la sensation ne s'ajoute pas aux facultés
dont dépend le simple-vivre comme une espèce de luxe, à titre de pur supplément.
Bien au contraire : elle fusionne pleinement avec ces facultés, au point de
métamorphoser l'exercice du simple-vivre. En effet, la manière dont les animaux se
nourrissent, se reproduisent, croissent et dépérissent est très différente de la manière
78 Ainsi, « sans la faculté nutritive (aneu men tou threptikou) la faculté sensitive n'est jamais donnée (to aisthètikon
ouk estin) ; par contre la faculté nutritive (tou d'aisthètikou) se trouve séparée de la faculté sensitive chez les plantes
(to threptikon chôrizetai en tois phutois). De même encore, sans le toucher (aneu men tou haptikou) n'existe aucun
autre sens (tôn allôn aisthèseôn oudemia huparchei), mais le toucher (haphè) existe séparément des autres (d'aveu
tôn allôn huparchei) : beaucoup d'animaux (polla tôn zôiôn), en effet, sont dépourvus de la vision (out'opsin), de
l'ouïe (out'akoèn echousin) et de l'odorat (out'odmès aisthèsin). En outre, parmi les animaux doués de sensibilité
(tôn aisthètikon), les uns ont le mouvement local (ta men echei to kata topon kinètikon), les autres non (ta d'ouk
echei). Enfin certains animaux, et c'est le petit nombre, ont le raisonnement (logismon) et la pensée discursive (kai
dianoian). En effet les êtres périssables (tôn phthartôn) doués du raisonnement (logismos) jouissent aussi de toutes
les autres facultés (toutois kai ta loipa panta) ; mais ceux qui n'ont que l'une ou l'autre de ces dernières (hois
d'ekeinôn hekaston) ne possèdent pas tous le raisonnement (ou pasi logismos) » Aristote, De l'âme, op. cit., livre II,
chapitre 3, 415a1-10, p.37-38.
32
dont les plantes le font, justement parce que chez eux, toutes ces activités font
nécessairement intervenir la sensation. Contrairement aux plantes, qui trouvent leur
nourriture directement dans le milieu dans lequel elles sont implantées79, et à
quelques animaux aquatiques extrêmement semblables à des plantes, qui vivent en
restant toujours au même endroit80, la grande majorité des animaux, et notamment
tous ceux qui vivent sur terre, doivent se porter vers leur nourriture et, pour ce faire,
ils ont besoin du goût (qui, rappelons-le, est une modalité du toucher : « le sens du
tangible nutritif (to tou haptou kai threptikou aisthèsin) »81). En effet, c'est ce sens
« qui discerne (diakrinei), par lui-même (autèi), au sujet de la nourriture (peri tèn
trophèn), ce qui est agréable (to hèdu) et ce qui est désagréable (kai to lupèron), afin
que l'animal fuie l'un (hôste to men pheugein) et recherche l'autre (to de diôkein) »82,
l'agréable (ou plaisant) étant signe de ce qui est utile à l'animal, le désagréable (ou
douleureux) de ce qui lui est nuisible83. Le goût leur permet ainsi de distinguer entre
79 Aristote écrit qu' « elles se servent (chrètai) de la terre (tèi gèi) et de la chaleur qu'elle contient (tèi en autèi
thermotèti) comme d'un estomac (hôsper koiliai) », Aristote, Les parties des animaux, op. cit., livre II, chapitre 3,
650a22-23, p.165.
80 Comme le constate Aristote : « certains animaux restent fixés au même endroit (eti ta men esti monima tôn zôiôn),
les autres se déplacent (ta de metablètika). Les premiers se trouvent dans l'eau (esti de ta monima en tôi hugrôi),
mais il n'y en a pas parmi les animaux terrestres (tôn de chersaiôn ouden monimon). Au contraire, beaucoup
d'animaux aquatiques restent attachés (en de tôi hugrôi polla tôi prospephukenai zèi), par exemple plusieurs genres
de coquillages (hoion genè ostreôn polla). Il semble aussi que l'éponge (ho spoggos) ait quelque sentiment (echein
tina aisthèsin) : la preuve, c'est, dit-on, qu'elle est plus difficile à détacher (sèmeion d'hoti chalepôteron apospatai) si
l'on s'approche sans précaution (an mè genètai lathraiôs hè kinèsis) » Aristote, Histoire des animaux, (livres I à IV),
texte établi et traduit par Pierre Louis, Collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1964, livre I,
chapitre 1, 487b6-11, p.4.
81 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b22, p.95.
82 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la sensation et des sensibles », chapitre 1, 436b15-17, p.22.
83 Aristote écrit en effet que « la jouissance (to hèdesthai) ou l'affliction (è lupeisthai) sont des actes de la moyenne
que constitue le sens (to energein tèi aisthètikei mesotèti) en face du bon ou du mauvais comme tels (pros to
agathon è kakon hei toiauta) » De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 7, 431a10-11, p.84. La notion de moyenne ou
médiété (mesotès) fait ici référence à la thèse d'Aristote selon laquelle les qualités d'un objet sont perçues
lorsqu'elles sont proportionnées aux qualités similaires présentes en acte dans les organes sensoriels correspondants.
Si elles sont en défaut par rapport à celles des organes, on ne les sent pas, et si elles les excèdent trop, elles risquent
de détruire ces organes. Sentir c'est donc toujours n'être ni trop, ni pas assez affecté par les qualités des objets
extérieurs, rester dans une certaine médiété. Cette thèse est ainsi énoncée par le Stagirite : « sentir, c'est (…) subir
une certaine passion (to aisthanesthai paschein ti estin). Aussi l'agent (to poioun) [c'est-à-dire l'objet extérieur qui
agit sur les organes sensoriels] rend-il cette partie [l'organe sensoriel] semblable à lui en acte (hoion auto energeiai)
33
les denrées qui favorisent la conservation et la croissance saine de leur corps et qu'il
convient de rechercher, et celles qui participent à son dépérissement et qu'il convient
d'éviter. Il est noter que chez les animaux « qui perçoivent le temps (chronou
aisthanetai) »84, le concours de la mémoire (mnèmè)85 favorise largement l'exercice
de la nutrition et du simple-vivre, puisqu'elle permet de conserver une trace des
expériences gustatives. Aux aliments déjà goûtés sont associés des souvenirs plaisants
ou déplaisants, qui poussent par la suite l'animal à rechercher ce qui lui a été
bénéfique et à éviter ce qui lui a été nuisible, sans avoir besoin d'en faire à nouveau
l'expérience directe.
Si la modalité gustative du toucher apparaît la plus clairement nécessaire au
simple-vivre animal, jouant un rôle majeur dans l'exercice de la nutrition, la modalité
tactile du toucher n'est pas en reste. En effet, alors que tout corps n'est pas forcément
visible, audible ou odorant, « tout corps est tangible (sôma hapan hapton), c'est-à-
dire perceptible au toucher (hapton de to aisthèton aphèi) »86, aussi le toucher ouvre
– alors qu'elle ne l'était qu'en puissance (toiouton ekeino poiei dunamei on). Pour cette raison (dio), quand un corps
est chaud, froid, dur, ou mou, au même degré que l'organe (tou homoiôs thermou kai psuchrou è sklèrou kai
malakou), nous ne le sentons pas (ouk aisthanometha), mais nous sentons seulement les excès de ces qualités (alla
tôn huperbolôn) – ce qui montre que le sens est une sorte de « moyenne » entre les sensibles contraires (ôs tès
aisthèseôs hoion mesotètos tinos ousès tès en tois aisthètois enantiôseôs) [ici entre le chaud et le froid ou encore
entre le dur et le mou] […] Le non-tangible (anapton) est, soit ce qui ne possède qu'à un très faible degré une qualité
spécifique des corps tangibles (to te mikran echon pampan diaphoran tôn haptôn) – l'air par exemple (hoion
peponthen ho aèr) –, soit les excès des qualités tangibles (kai tôn haptôn hai huperbolai) comme les corps
destructeurs (hosper ta phthartika) [on ne peut ni sentir par le toucher ce qui n'a pas assez de qualités tactiles, ni ce
qui en a trop et il en va de même pour tous les autres sens] », ibid., livre II, chapitre 11, 423b31-a15, p.64. Nous
avons introduit quelques commentaires à même le texte, ceux-ci sont indiqués entre crochets.
84 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la mémoire et de la réminiscence », chapitre 1, 449b28-29,
p.54.
85 Pour Aristote, il y mémoire (mnèmè) lorsque la sensation en acte imprime durablement l'âme et le corps, survivant
ainsi, sous la forme d'une trace mnésique (souvenir) comparée à une peinture ou à une empreinte, même après la fin
de son exercice : « il faut penser que l'impression produite (to pathos), grâce à la sensation (dia tès aisthèseôs), dans
l'âme (en tèi psuchèi) et dans la partie du corps qui possède la sensation (kai tôi moriôi tou sômatos tôi echonti
autèn), est de telle sorte qu'elle est comme une espèce de peinture (hoion zôgraphèma ti), dont la possession (tèn
hexin), disons-nous, constitue la mémoire (mnèmèn einai). En effet le mouvement produit dans l'esprit (hè gar
gignomenè kinèsis ensèmainetai) comme une certaine empreinte de sensation (hoion tupon tina tou aisthèmatos), à
la manière de ceux qui cachettent avec un anneau (kathaper hoi sphragizomenoi tois daktuliois) », ibid., 450a28-32,
p.55.
86 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b12-13, p.94. Même des corps extrêmement subtils comme l'air
34
t-il l'animal à la totalité du monde extérieur en lui permettant d'éprouver l'effet
produit par les corps étrangers sur son propre corps. Grâce au plaisir ou au déplaisir
qu'il ressent, signes respectifs de l'utile et du nuisible, il perçoit tout ce qui entre en
contact avec sa chair comme étant à rechercher ou à fuir et réagit en conséquence,
comme lorsque l'on éloigne ses membres du feu lorsque la chaleur devient trop
intense, évitant ainsi de potentielles brûlures. Cela lui permet de protéger son
intégrité physique et, ce faisant, de conserver sa vie (là encore la mémorisation des
expériences passées est un atout de taille). En outre, en signifiant à l'animal sa mise
en contact avec des objets extérieurs, par la perception des qualités tactiles de leur
surface, le toucher permet également la saisie de ces objets (hairesis), mouvement
corporel fondamental par lequel l'animal s'approprie ce qui est utile à son existence.
La modalité tactile du toucher est donc tout aussi nécessaire à l'exercice du simple-
vivre de l'animal que sa modalité gustative, puisqu'en vertu de ce que nous venons de
voir, « s'il entre en contact avec autre chose [que lui-même] (haptomenon de),
l'animal dépourvu de la sensibilité tactile (ei mè hexei aisthèsin) ne pourra (ou
dunèsetai) fuir certains objets (ta men pheugein) ni appréhender les autres (ta de
labein). Dans ces conditions (ei de touto) la conservation de l'animal deviendra
impossible (adunaton estai sôzesthai to zôion) »87. Ainsi le toucher et le goût sont-ils
les « deux sens (…) indispensables à l'animal (anagkaiai tôi zôiôi)»88.
Cette affirmation d'Aristote se révèle d'autant plus forte que l'intégration du
toucher et du goût au cœur du simple-vivre de l'animal se lit également à même
l'organisation de son corps :
« Parmi les animaux qui ont du sang (tôn zôiôn tôn anaimôn), le cœur (hè kardia) se
développe en premier lieu (ginetai prôton). C'est évident (touto de dèlon) d'après les faits
que nous avons observés chez les animaux en cours de développement, autant qu'il est
possible de le voir (ex hôn en tois endechomenois eti gignomenois idein tetheôrèkamen).
Par suite, chez les animaux qui n'ont pas de sang (en tois anaimois), il est nécessaire
(anagkaion) qu'une partie analogue au cœur se développe d'abord (to analogon tèi kardiai
ginesthai prôton) […] Par suite, nécessairement le principe (tèn archèn) de l'âme à la fois
ne sont pas intangibles puisque nous sommes capables de sentir sa température ou encore sa pression contre notre
chair lorsque le vent souffle.
87 Ibid., 434b14-18, p.94-95. Une indication a été ajoutée par nous à même le texte et indiquée entre crochets.
88 Ibid., 434b22-23, p.95.
35
sensible et nutritive (kai tès aisthètikès kai tès threptikès psuchès) se trouve dans le cœur
(en tèi kardiai), chez les animaux qui ont du sang (tois enaimois) […] En vérité, c'est dans
le cœur qu'est le principe souverain des sensations (to kurion tôn aisthèseôn en tautèi),
chez tous les animaux qui ont du sang (tois enaimois pasin), car c'est dans le principe (en
toutôi) que réside l'organe commun à tous les organes sensoriels (einai to pantôn tôn
aisthètèriôn koinon aisthètèrion). Or, nous voyons que deux d'entre eux aboutissent
manifestement là (duo de phanerôs entautha sunteinousas horômen), à savoir le goût (tèn
ge geusin) et le toucher (kai tèn aphèn). »89
Le cœur (ou organe analogue chez les animaux non-sanguins) est l'organe central
chez l'animal, celui qui se développe avant tous les autres et qui permet directement
ou indirectement au corps de se nourrir, de sentir, de se mouvoir et, plus
généralement, de vivre, étant le lieu corporel privilégié de l'actualisation des
potentialités de l'âme90. Or en ce qui concerne le toucher et le goût, ces deux facultés
s'exercent directement à travers lui : il est l'organe de ces deux facultés comme l’œil
est l'organe de la vue91. Pas étonnant, donc, que le toucher et le goût soient au cœur
89 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « De la jeunesse et de la vieillesse et de la vie et de la mort et de
la respiration », chapitre 3, 468b28-469a14, p.105-106.
90 Dans la biologie aristotélicienne, le cœur est « le principe (archè) et la source du sang (è pègè tou haimatos), et son
réceptacle premier (hupodochè prôtè) », Aristote, Les parties des animaux, op. cit., livre III, chapitre 4, 666a7-8,
p.279. Or le sang est, quant à lui, « la nourriture ultime pour les animaux sanguins (hè teleuteia trophè tois zôiois
tois enaimois), et (…) il en va de même pour son analogue chez les non-sanguins (tois d'anaimois to analogon).
C'est (…) pour cela (dia touto) que le sang diminue (hupoleipei) chez les êtres qui ne prennent pas de nourriture (mè
lambanousi te trophèn) et que, chez ceux qui en prennent (kai lambanousin), il augmente (auxanetai), et que quand
la nourriture est de bonne qualité il est sain (kai chrèstès men ousès hugieinon), et mauvais quand elle est mauvaise
(phaulès de phaulon) », ibid., livre II, chapitre 3, 650a34-650b2, p.165. Cela fait donc de lui l'organe à partir duquel
s'exerce principalement la faculté nutritive. De plus, « le cœur (hè kardia) contient aussi beaucoup de tendons (echei
de kai neurôn plèthos), et cela est rationnel (eulogôs). C'est, en effet, à partir de lui qu'ont lieu les mouvements (apo
tautès gar hai kinèseis perainomai) et ils s'accomplissent par traction et par relâchement (dia tou helkein kai
anienai) [des tendons] », ibid., livre III, chapitre 4, 666b13-15, p.283. Il est donc également l'organe à partir duquel
s'exerce principalement la faculté motrice.
91 La théorie aristotélicienne de la sensation postule la nécessité d'un intermédiaire entre l'objet perçu et l'organe
sensoriel car « si l'organe lui-même entre en contact avec l'objet , ni dans un cas, ni dans l'autre, la sensation ne se
produira (autou de tou aisthètèriou haptomenou out'echei out'entautha genoit'an aisthèsis) – par exemple si l'on
place un corps blanc sur la surface même de l’œil (hoion ei tis sôma leukon epi tou ommatos theiè to eschaton) »,
Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 11, 423b20-22, p.63. Pour la vision, l'olfaction et l'ouïe, cet
intermédiaire n'est autre que le milieu extérieur : l'air pour les animaux terrestres et volants et l'eau pour les animaux
aquatiques. L'intermédiaire du toucher, quant à lui, est un milieu interne : la chair des animaux, que l'on pourrait
36
du simple-vivre de l'animal, étant donné qu'ils sont au cœur même de son corps.
B – La participation de l'animal au bien-vivre
Si, comme nous venons de le voir, le toucher et le goût rendent possible
l'exercice du simple-vivre animal, la finalité de leur usage n'est pas uniquement
d'assurer la nutrition ou la conservation de la vie. En effet, ces deux sens absolument
nécessaires, qui constituent le degré minimal de la sensibilité, permettent déjà
d'accéder à un certain bien-vivre.
« Avec la faculté sensitive (ei de to aisthètikon), ils ont aussi la faculté désirante (kai to
orektikon). […] Tous les animaux possèdent l'un des sens (ta zôia panta mian echousi tôn
aisthèseôn) : le toucher (tèn haphèn), et celui qui a la sensation (hôi d'aisthèsis huparchei)
ressent par là-même le plaisir et la douleur (toutôi hèdonè te kai lupè), l'agréable et le
douloureux (kai to hèdu te kai lupèron) ; les êtres doués de la sorte (hois de tauta)
possèdent aussi l'appétit (kai hè epithumia), puisque celui-ci est le désir de l'agréable (tou
gar hèdeos orexis hautè). »92
Avec le toucher (et le goût), l'aspiration universelle au Bien dont nous parlions plus
tôt (qui est celle de la matière pour la forme), se psychologise chez l'animal sous la
forme de l'appétit (epithumia) qui est désir (orexis) du plaisant (to hèdu) sensuel. Or
le plaisant sensuel, « objet du désir [sensuel] (epithumèton) », « est le bien apparent
(to phainomenon kalon) »93, la manifestation sensible du bénéfique, tout comme le
douloureux est la manifestation sensible du nuisible94. Ainsi, par le truchement de la
sensation, même les formes de vie animales les plus simples bénéficient d'un accès au
Bien, qui n'est toutefois pas direct, mais médiatisé par le plaisant. En effet, le Bien
lui-même est, comme nous l'avons vu, le suprême désirable (prôton orekton) mais
également le suprême intelligible (prôton noeton), aussi ne peut-il être saisi
prendre, à tort selon le Stagirite, pour l'organe même du toucher du fait que « nous croyons (dokoumen) (...) toucher
les sensibles eux-mêmes (nun autôn haptesthai) et qu'il n'existe aucun milieu intermédiaire (kai ouden einai dia
mesou) », ibid., 423b11-12, p.63. C'est pourtant bien elle qui assure la médiation entre l'objet tactile et le cœur : « les
objets placés sur l'organe sensoriel ne sont pas perçus (epitithemenôn gar epi to aisthètèrion ouk aisthanetai), tandis
que placés sur la chair, ils sont perçus (epi de tèn sarka epitithemenôn aisthanetai). Aussi la chair n'est-elle que
l'intermédiaire du toucher (hôste to metaxu tou haptikou hè sarx) » ibid., 423b24-26, p.63-64.
92 Ibid., livre II, chapitre 8, 414b1-6, p.36.
93 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072a27-28, p.174.
94 Voir note 83.
37
directement en lui-même que par un intellect (nous) accompagné de désir. N'étant
pas de nature sensible, une sensation (aisthèsis) accompagnée de désir n'a accès,
quand à elle, qu'à ses effets sensibles.
À bien y regarder, le plaisant sensuel a effectivement des caractéristiques
proches de celles du Bien. Si, comme on l'a expliqué, ressentir du plaisir est un moyen
de garantir la simple vie de l'animal (cela lui permet d'identifier ce qui est utile à sa
conservation et à sa croissance), c'est aussi immédiatement avoir part à un certain
bien-vivre : à un état où l'existence devient en elle-même désirable. En effet, tout
comme le Bien, le plaisir sensuel est recherché pour lui-même. Comme le fait
remarquer le Stagirite, reprenant les arguments d'Eudoxe en faveur de l'identification
du Bien au plaisir :
« On ne demande jamais à quelqu'un (oudena eperôtan tinos) en vue de quelle fin
(heneka) il se livre au plaisir (hedetai), ce qui implique bien que le plaisir est désirable par
lui-même (hôs kath'hautèn ousan hairetèn tèn hèdonèn). »95
Le plaisir sensuel met un point d'arrêt à la recherche impulsée par le désir : tant qu'il
dure, on ne désire rien d'autre que de le ressentir, il donne accès à certaine plénitude
vitale. Ainsi l'expression française « petite mort » sert-elle à nommer l'orgasme en
référence à l’impression de pleine satisfaction qui l'accompagne. Un plaisir aussi
intense que le plaisir sexuel suspend provisoirement le manque et le désir, comme la
mort abolit les tensions vitales, au point de pousser Marie-Catherine Desjardins (dite
Madame de Villedieu) à s'exclamer :
« Ô vous, faibles d'esprits, qui ne connaissez pas/ Les plaisirs les plus doux que l'on goûte
ici bas,/ Apprenez les transports dont mon âme est ravie !/ Une douce langueur m’ôte le
sentiment,/ Je meurs entre les bras de mon fidèle Amant,/ Et c'est dans cette mort que je
trouve la vie. »96
Outre la plénitude vitale qui l'accompagne, une autre de ses caractéristiques
rapproche le plaisir sensuel du Bien : c'est le fait qu'il a à voir avec une activité
excellemment réalisée par l'animal (le dieu-Bien étant lui-même un acte pur
95 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 2, 1172b22-23, p.514.
96 Marie-Catherine Desjardins, vers 9 à 14 de « Jouissance », dans Recueil de pièces galantes, tome premier, textes en
prose et en vers réunis par Madame la Comtesse de la Suze et Monsieur Pelisson, édité par la boutique de Gabriel
Quinet, Paris, 1684, p.9.
38
parfaitement effectué à chaque instant et consistant en une éternelle auto-
contemplation). En effet, Aristote conçoit le plaisir (hèdonè) comme ce qui « achève
l'acte (teleioi tèn energeian) (...) comme une sorte de fin survenue par surcroît
(epiginomenon ti telos), de même qu'aux hommes dans la fleur de l'âge (hoion tois
akmaiois) vient s'ajouter la fleur de la jeunesse (hè hôra) »97. Lorsqu'une faculté
psychique est actualisée grâce à l'action du ou des organes correspondants, ce n'est
pas en vue du plaisir mais en vue de l'acte lui-même. Par exemple, lorsque l'ouïe
s'exerce par le truchement de l'oreille, ce n'est pas en vue du plaisir mais en vue
d'entendre quelque chose. C'est pourquoi le plaisir est qualifié de « fin survenue par
surcroît » : il ne constitue pas la véritable fin de l'acte (qui est l'acte lui-même) et
pourtant il advient au terme de son effectuation parfaite, comme la satisfaction d'un
travail bien fait. Or, le passage à l'acte d'une faculté psychique se révèle parfait
lorsque cette faculté se trouve dans un état excellent (ce qui implique un état
excellent de l'organe par lequel cette faculté s'exerce, par exemple une oreille
particulièrement performante et qui n'a pas été abîmée au cours de la vie de l'animal)
et s'exerce à partir d'un objet excellent (par exemple un bel objet sonore comme le
chant mélodieux d'un oiseau ou la musique d'un compositeur talentueux)98 dans des
conditions excellentes (par exemple que l'audition de l'objet ne soit pas parasitée par
les hurlements d'un enfant ou encore par le bruit du tonnerre)99. Ainsi « l'acte
répondant à ces conditions ne saurait être que le plus parfait comme aussi le plus
agréable (autèn d'an teleiotatè eiè kai hèdistè) »100, sa bonne effectuation suffisant
pleinement à garantir son excellence mais le plaisir s'y ajoutant à chaque fois de
surcroît, comme le surplus d'une perfection débordant toujours d'elle-même.
Bien vivre, pour les animaux non-humains, c'est ainsi actualiser au mieux ses
97 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b31-33, p.532-533.
98 Le lien entre excellence de l'objet à partir duquel s'actualise une faculté psychique, excellence de l'actualisation et
plaisir permet de retrouver la thèse aristotélicienne exposée en I-3-A, en vertu de laquelle les aliments qui plaisent à
l'animal sont aussi ceux qui sont utiles à sa vie. En effet, si l'animal éprouve un plaisir gustatif, c'est que son goût
s'est excellemment exercée, ce qui n'est possible qu'à partir d'un objet sapide excellent, favorisant sa santé et son
développement.
99 Tels sont, en effet, les critères généraux de perfection de l'acte que l'on peut tirer de la description qu'Aristote fait de
l'actualisation parfaite des sens : « pour chaque sens l'acte le meilleur est celui du sens le mieux disposé par rapport
au plus excellent de ses objets (kath'hekastèn dè beltistè estin hè energeia tou arista diakeimenou pros to kratiston
tôn hup'autèn) », Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b18-19, p.530.
100 Ibid., 1174b19-20, p.530.
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facultés vitales, en particulier la sensation, et jouir de cette actualisation. Avec le
toucher, le corps vivant se fait corps sentant, tout entier recouvert d'une chair (sarx)
ou d'un analogue, qui permet au cœur de percevoir les objets tactiles en même temps
qu'il perçoit cette chair puisque « les tangibles (tôn haptôn) sont perçus non par
l'action de l'intermédiaire (ouch hupo tou metaxu) mais en même temps que
l'intermédiaire (all'hama tôi metaxu)101, au point qu'il y a, comme le fait remarquer
Maurice Merleau-Ponty, « des phénomènes tactiles, de prétendues qualités tactiles,
comme le rude et le lisse, qui disparaissent absolument si l'on en soustrait le
mouvement explorateur. Le mouvement et le temps ne sont pas seulement une
condition objective du toucher connaissant, mais une composante phénoménale des
données tactiles. Ils effectuent la mise en forme des phénomènes tactiles, comme la
lumière dessine la configuration d'une surface visible. Le lisse n'est pas une somme
de pressions semblables, mais la manière dont une surface utilise le temps de notre
exploration tactile, ou module le mouvement de notre main »102. Les qualités tactiles
des objets sont perçues en même temps que les qualités de la chair, si bien que, dans
le cas de la perception du rugueux et du lisse décrite par le phénoménologue français,
ce qui est perçu n'est ni quelque chose de l'objet touché ni quelque chose de la chair
mais quelque chose de la rencontre dynamique entre l'un et l'autre. Toute la surface
du corps animal est donc d'emblée ouverte à un plaisir sensuel double : celui de se
sentir touchant et touché de manière excellente.
Quand à la vue, l'ouïe et l'odorat qui, contrairement au toucher et au goût,
s'exercent à distance et supposent d'être doué du « mouvement de progression [ces
sens sont pour les tôi poreutikôi] »103 ou locomotion, s'ils tendent « à son mieux-être
(tou eu) »104, c'est évidemment parce qu'ils permettent à l'animal qui en est pourvu de
mieux assurer « sa propre conservation (sôzesthai) »105, son simple-vivre, qu'un
animal qui ne posséderait que le toucher et le goût et serait incapable de se porter
101 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 11, 423b14-15, p.63.
102 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Paris, 1945, deuxième partie, III, p.364.
103 Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 12, 434b25, p. 95. Une indication a été ajoutée par nous entre crochets
à même le texte.
104 Ibid., 434b24, p.95.
105 Ibid., 434b26, p.95.
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vers l'utile et de fuir le nuisible (prédateurs, catastrophes naturelles, etc.)106, mais
également parce que ces sens élargissent la palette des plaisirs sensuels et, ce faisant,
participent à densifier son bien-vivre. En effet, « que pour chaque sens naisse un
plaisir correspondant (kath' hekastèn d'aisthèsin hoti ginetai hèdonè), c'est là une
chose évidente (dèlon), puisque nous disons que des images et des sons peuvent être
agréables (phamen gar horamata kai akousmata einai hèdea) »107, de même que
nous disons que des odeurs, des saveurs et des sensations tactiles peuvent l'être,
chaque type de plaisir sensuel (visuel, sonore, olfactif, gustatif, tactile) ayant sa
saveur propre, nuancée à l'infini par la diversité des objets sensibles et des conditions
dans lesquels ils sont perçus. Un animal pourvu des cinq sens pourra ainsi voir son
existence enrichie de satisfactions aussi diverses que celle produite par la vue d'un
coucher de soleil ou d'une mer déchaînée, par l'audition d'un cri d'amour ou d'un
hurlement à la lune, par l'odeur d'une fleur sauvage ou de la chair d'une proie
fraîchement tuée, par le goût de l'herbe grasse ou du mâle avec qui l'on vient juste de
s'accoupler, par la caresse du vent ou encore par celle de son amant. Comme l'écrit
Aristote : « le plaisir vient parachever les activités (hè d'hèdonè teleioi tas energeias),
et par suite la vie à laquelle on aspire (kai to zèn dè hou oregontai) »108; à chaque
forme de vie sensible, donc, son propre plaisir de vivre.
Mais malgré leur proximité, le plaisir sensuel reste tout à fait distinct du Bien
et ne donne accès qu'à un bien-vivre partiel qui ne touche pas encore au bonheur
(eudaimonia). En effet, c'est inéluctable, « Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon/
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;/ Chaque instant te dévore un morceau
du délice/ À chaque homme accordé pour toute sa saison »109. Ces vers de Charles
Baudelaire mettent en lumière le caractère évanescent du plaisir : contrairement au
Bien véritable qui comble une fois pour toute, le plaisir ne satisfait qu'un temps. Pour
Aristote, cela est dû à la fatigue qui résulte de l'exercice des facultés psychiques et qui
s'oppose à leur exercice continuel :
« Comment se fait-il alors que personne ne ressente le plaisir d'une façon continue (pôs
106 Voir note 83.
107 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1174b26-28, p.531.
108 Ibid., 1175a15-16, p.533.
109 Charles Baudelaire, vers 5 à 8 de « L'Horloge » dans Les Fleurs du Mal, GF, Flammarion, Paris, 1991, édition mise
à jour en 2006, Spleen et Idéal, p.122.
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oun oudeis sunechôs hèdetai) ? La cause n'en est-elle pas la fatigue (è kamnei) ? En effet,
toutes les choses humaines (panta ta anthrôpeia) [et animales] sont incapables d'être dans
une continuelle activité (adunatei sunechôs energein), et par suite le plaisir non plus ne
l'est pas (ou ginetai oun oud'hèdonè), puisqu'il est un accompagnement de l'acte (hepetai
gar tèi energeiai). »110
Si la jouissance du dieu est sans pareille et toujours égale, c'est parce que lui n'est
jamais fatigué : sa vie est pur acte et par conséquent plaisir perpétuel. Ce n'est pas le
cas des animaux qui actualisent leurs faculté grâce à un corps dont les capacités sont
limitées et qui a besoin de se reposer régulièrement : de détendre ses muscles
endoloris, de reprendre son souffle ou encore de dormir. Comme l'écrit le Stagirite :
« Chez tous les animaux où quelque organe s'exerce naturellement (hoti hosôn esti ti
ergon kata phusin), quand on dépasse le temps durant lequel il peut remplir quelque
fonction (hotan huperballèi ton chronon hôi dunatai chronôi ti poiein), il est nécessaire
qu'il tombe dans l'impuissance (anagkè adunatein), par exemple les yeux qui voient
cessent de voir (hoion ta ommata horônta kai pauesthai touto poiounta), et il en est de
même pour la main (homoiôs de kai cheipa) et tout autre organe qui remplit quelque
fonction (kai allo pan hou esti ti ergon). »111
De même la lassitude qui, à la longue, finit par gâter un plaisir, est interprétée par le
Stagirite comme une certaine forme de fatigue qui survient à la suite d'un acte
prolongé ou trop souvent répété :
« C'est pour la même raison que certaines choses nous réjouissent quand elles sont
nouvelles (enia de terpei kaina onta), et que plus tard elles ne nous plaisent plus autant
(husteron de ouch homoiôs dia tauto) : au début, en effet (to men gar prôton), la pensée
(hè dianoia) [cela vaut aussi pour la sensation] se trouve dans un état d'excitation et
d'intense activité à l'égard de ces objets (parakeklètai kai diatetamenôs peri auta energei),
comme pour la vue quand on regarde avec attention (hôsper kata tèn opsin hoi
emblepontes) ; mais par la suite l'activité n'est plus ce qu'elle était (metepeita d'ou toiautè
hè energeia), mais elle se relâche (alla parèmelèmenè), ce qui fait que le plaisir aussi
s'émousse (dio kai hè hèdonè amauroutai). »112
110 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1175a3-6, p.532. Une indication a été ajoutée par nous
entre crochets à même le texte.
111 Aristote, Petits traités d'histoire naturelle, op. cit., « Du sommeil et de la veille », chapitre 1, 454a26-29, p.66.
112 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 4, 1175a6-10, p.532.
42
C'est parce que l'on agit plus parfaitement lorsque l'on commence une activité que le
plaisir qui en résulte est plus intense. Par la suite, les organes du corps se fatiguent et
introduisent de l’imperfection dans l'acte, ce qui a pour effet d'affaiblir le plaisir qui
en résulte.
Fatigue et lassitude empêchent ainsi le plaisir sensuel de combler le manque
du vivant une bonne fois pour toute. Contrairement au Bien, son atteinte ne
débouche pas sur un état d'autarcie durable mais sur une impression fugace de
satisfaction, qui laisse rapidement place à l'insatisfaction. Ainsi le bien être apporté
par le plaisir sensuel, même au faîte de son intensité, se révèle finalement
inconsistant : il n'est jamais une plénitude mais toujours une aplestia113 partielle, un
comblement imparfait obtenu en jetant sur le manque un voile évanescent. C'est
pourquoi le plaisir sensuel est aussi dangereux : plus il transforme la satisfaction en
insatisfaction, plus il renforce l'appétit (epithumia). En effet, pour ce dernier, qui
identifie, à tort, le Bien au plaisir sensuel (prenant le bien apparent pour le Bien réel),
un comblement insuffisant ne peut s'expliquer que par un plaisir insuffisant (de
durée, de quantité et/ou d'intensité insuffisante). Aussi, plus la plénitude vitale
véritable à laquelle il aspire lui file entre les doigts et plus il se porte vers un « avoir
plus » de plaisir, une pleonexia, dont Baudelaire, encore, fait le constat en
s'exclamant :
« La jouissance ajoute au désir de la force./ Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d'engrais,/
Cependant que grossit et durcit ton écorce,/ Tes branches veulent voir le soleil de plus
près ! »114
L'appétit prend la plenoxia pour la solution à son insatisfaction permanente et, ce
faisant, il se trouve de plus en plus insatisfait, repoussant les limites de son
contentement. Plus on lui donne de plaisir sensuel, plus il en manque et en réclame
impérieusement, aussi finit-il par se rendre semblable à des « récipients percés et
fêlés (ta aggeia tetrèmena kai sathra) », que l'on « serait forcé de (…) remplir sans
cesse, jour et nuit (anagkazoito d'aei kai nukta kai hèmeran pimplanai), en
s'infligeant les plus terribles peines (è tas eschatas lupoito lupas) »115. Le bien-vivre
113 Littéralement « non-plénitude ».
114 Charles Baudelaire, vers 69 à 72 du poème « Le voyage », dans Les Fleurs du Mal, op. cit., La Mort, p.184.
115 Platon, Gorgias, texte traduit par Monique Canto-Sperber dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 493e-494a,
p.470.
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partiel de l'animal non-humain, qui se comprend comme l'exercice plaisant de ses
facultés psychiques, et notamment sensorielles, dans la limite de ses capacités,
apparaît donc ambivalent : parce qu'il risque de se transformer en recherche débridée
du plaisir sensuel, il risque aussi de déboucher sur un profond mal vivre, sur une
existence servile où toutes les facultés de l'animal œuvreraient « jour et nuit » pour
satisfaire, en vain, un appétit devenu tyrannique.
44
II – Participation au bien-vivre des formes de vie humaines
Introduction
Puisque le vivant est pensé par Aristote à partir de la concaténation en série
des facultés psychiques, rendre compte des formes de vie les plus simples est
indispensable pour pouvoir rendre compte des plus complexes. Ainsi avons-nous pu
saisir les spécificités de la vie de l'animal non-humain à partir des spécificités de celle
de la plante et, de la même façon, il nous faudra nous appuyer sur la compréhension
de ces deux types biologiques pour comprendre ce qui fait la spécificité de la vie de
l'être humain et de sa participation au bien-vivre. En nous penchant sur les modalités
de l'existence divine, nous avons également dégagé un modèle de la vie parfaitement
autarcique et heureuse, qui nous a ponctuellement servi d'agent de contraste,
manifestant le décalage entre plénitude vitale relative de la plante ou de l'animal et
bien-vivre absolu du dieu. Dans la sphère de l'humain, ce modèle divin de la vie
bonne nous sera d'autant plus utile que l'anthrôpos est apparenté au dieu autant qu'à
l'animal. En effet, comme l'écrivait déjà Platon, si l'être humain a la possibilité de « se
rendre semblable à un dieu selon ce qu'on peut (homoiosis theôi kata to
dunaton) »116, il lui est également possible de vivre une vie « bestiale et sauvage (to de
thèriôdes te kai agrion) »117. Le propre de l'être humain, c'est de se tenir dans un
entre deux, d'osciller entre sa part animale et sa part divine, comme « une corde
tendue entre la bête et le surhumain », pour reprendre l'expression de Nietzsche118. La
116 Platon, Théétète, texte traduit par Michel Narcy dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 176b, p.1933.
117 Platon, République, livre IX, texte traduit par Léon Robin dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 571c, p.1739.
118 Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, texte traduit par Georges-Arthur Goldschmidt, les classiques de
poche, Librairie Générale Française, Paris, 1983, Prologue de Zarathoustra, §4, p.23. Par le détournement de cette
expression, nous faisons du « surhumain (übermensch) » un équivalent de « divin (theios) », ce qui fait sens dans le
cadre des philosophies platonicienne et aristotélicienne qui identifient toutes les deux ce qui au delà de l'humain
avec ce qui est exclusivement divin. Il convient toutefois de préciser que cette équivalence n'est pas du tout
nietzschéenne. Chez Nietzsche, l'être humain ne se dépasse pas en s'assimilant parfaitement à un dieu aux
caractéristiques stables, figées, mortes dirait-il. En effet, le philosophe allemand considère dieu et tout ce par quoi on
distingue un monde réel d'un monde des apparences, un monde intelligible d'un monde sensible, l'être du devenir,
comme autant de fictions symptomatiques de formes de vies malades : « parler d'un « autre » monde que celui-ci n'a
aucun sens, en admettant que nous n'ayons pas en nous un instinct dominant de calomnie, de rapetissement, de mise
en suspicion de la vie : dans ce dernier cas, nous nous vengerons de la vie avec la fantasmagorie d'une vie « autre »,
d'une vie « meilleure » », Friedrich Nietzsche, Le crépuscule des idoles, texte traduit par Henri Albert, GF,
45
nature n'a pas déjà choisi pour lui, bien au contraire : il est par nature à la croisée des
chemins et c'est pourquoi vivre est pour lui une interrogation. Comment faut-il vivre
pour bien vivre ? Aucun autre vivant n'a à se poser cette question, il est le seul pour
qui la finalité de l'existence ne va pas d'emblée de soi, le seul pour qui il y a là matière
à débattre. Aussi l'être humain doit-il se prendre pour objet d'étude en vue de se
connaître lui-même, suivant le précepte gravé sur le fronton du temple d'Apollon à
Delphes119, comprendre ce qu'il est pour comprendre ce qu'il lui faut faire pour être
bien.
Flammarion, Paris, 1985, la raison dans la philosophie, §6, p.94. L'espèce humaine se surmonte elle-même en
s'acheminant vers un nouveau mode de vie pleinement affirmatif, « surhumain » car affranchi de l'évaluation morale
par laquelle l'être humain se rapporte au monde et à lui-même en valorisant certaines choses et en en dévalorisant
d'autres : « l'homme s'est désigné comme l'être qui estime des valeurs, qui apprécie et évalue, comme « l'animal
estimateur par excellence » », Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale, texte traduit par Henri Albert et révisé
par Jean Lacoste, dans Friedrich Nietzsche, Œuvres, tome 2, dirigé par Jean Lacoste et Jacques le Rider, collection
Bouquins, Robert Laffont, Paris, 1993, Deuxième dissertation, §8, p.814). Les contours de ce mode de vie restent
très largement à définir et à redéfinir, puisqu'il constitue seulement l'horizon possible d'une évolution qui n'est
prédéterminée par aucune fin et dont le seul terme est l'extinction de l'espèce.
119 « Connais-toi toi-même (Gnôthi sauton) ». Selon Platon, ceux qui sont capables de formuler ce que l'on appellerait
aujourd'hui des aphorismes (« un mot bien frappé (rhèma axion), bref (brachu) et ramassé (kai sunestrammenon),
décoché comme un trait redoutable (hôsper deinos akontistès) », Protagoras, texte traduit par Frédérique Ildefonse
dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 342e, p.1464), forme d'expression dont il attribue l'origine aux
Lacédémoniens (l'adjectif grec lakôn, « de lacédémone » a d'ailleurs donné l'adjectif français « laconique » qui
désigne ce qui s'exprime ou est exprimé de manière concise), sont des amoureux du savoir car ils « savent (eidotes)
qu'il faut avoir reçu une parfaite éducation (teleôs pepaideoumenou), pour être capables de prononcer de telles
formules (hoion rhèmata phtheggesthai) », ibid., 342e-343a, p.1464. Platon compte au nombre de ceux qui ont
laissé des aphorismes plein de sagesses « Thalès de Milet (Thalès ho Milèsios), Pittacos de Mytilène (Pittakos ho
Mutilènaios), Bias de Priène (Bias ho Prièneus), notre Solon (Solôn ho hèmeteros), Cléobule de Lindos (Kleoboulos
ho Lindios), Myson de Khènè (Musôn ho Chèneus), et on leur ajoute un septième, le Lacédémonien Chilon
(Lakedaimonios Chilôn). Tous étaient des partisans fervents, des amoureux et des disciples de l'éducation
lacédémonienne (houtoi pantes zèlôtai kai erastai kai mathètai èsan tès Lakedaimoniôn paideias) ; et l'on se rend
bien compte que leur savoir est de cet ordre (kai katamathoi an tis autôn tèn sophian toiautèn ousan), si l'on se
rappelle les formules brèves (rhèmata brachea), mémorables (axiomnèmoneuta), prononcées par chacun d'eux
(hekastôi eirèmena) lorsqu'ils se réunirent ensemble (houtoi kai koinè sunelthontes) pour offrir à Apollon dans son
temple de Delphes les prémices de leur savoir (aparchèn tès sophias tôi Apollôni eis ton neôn ton en Dephois), et
qu'ils écrivirent ces mots que tous reprennent (grapsantes tauta ha dè pantes humnousin) : « Connais-toi toi-même
(Gnôthi sauton) » et « Rien de trop (Mèden agan) » », ibid., 343a-343b, p.1464-1465. La description que Pausanias
le Périégète livre, au IIe siècle après J.C., du temple d'Apollon à Delphes, mentionne également la présence de ces
aphorismes : « dans le parvis du temple de Delphes (en de tôi pronaôi toi en Delphois) on voit de belles sentences,
qui sont d'une grande utilité pour la conduite de la vie (gegrammena estin ôphelèmata anthrôpois es bion). Elles y
46
Or à la question « qu'est-ce que l'être humain ? » Platon et Aristote répondent
tous deux qu'il s'identifie plutôt à ce qu'il y a en lui de divin, c'est-à-dire à son intellect
(nous), aussi sa vie doit-elle s'organiser en vue de l'exercice de celui-ci :
« soCRATE - Peut-on dire qu'il y a en l'âme quelque chose de plus divin que ce qui a trait à
la pensée et à la réflexion (echomen oun eipein hoti esti tès psuchès theioteron è touto peri
ho to eidenai te kai phronein estin) ?
ALCIBIADE - Nous ne le pouvons pas (ouk echomen).
soCRATE - C'est donc au divin que ressemble ce lieu de l'âme (tôi theôi ara tout'eoiken
autès), et quand on porte le regard sur lui et que l'on connaît l'ensemble du divin (kai tis
eis touto blepôn kai pan to theion gnous), le dieu et la réflexion (theon te kai phronèsin),
on serait alors au plus près de se connaître soi-même (houtô kai heauton an gnoiè
malista).»120
◊◊◊
« Le simple fait de vivre est (to men gar zèn), de toute évidence, une chose que l'homme
partage en commun même avec les végétaux (koinon einai kai tois phutois) ; or ce que
nous recherchons, c'est ce qui est propre à l'homme (zèteitai de to idion). Nous devons
donc laisser de côté la vie de nutrition et la vie de croissance (aphoristeon ara tèn te
threptikèn kai tèn auxètikèn zôèn). Viendrait ensuite la vie sensitive (hepomenè de
aisthètikè tis an eiè), mais celle-là encore apparaît commune avec le cheval, le bœuf et
tous les animaux (koinè kai hippôi kai boï kai panti zôiôi). Reste donc une certaine vie
pratique de la partie rationnelle de l'âme (leipetai dè praktikè tis tou logon echontos). »121
Et puisque la vie de l'être humain n'est pas d'emblée une vie organisée en vue de
l'exercice de son intellect, cette identification n'est pas un fait mais un devoir être : on
sont écrites de la main de ce que l'on appelle communément les sept sages de la Grèce ( egraphè de hupo andrôn
hous genesthai sophous legousin Hellènes). [...] Ces grands personnages étant venus à Delphes (houtoi oun hoi
andres aphikomenoi es Delphous), y consacrèrent à Apollon les préceptes dont je parle, et qui depuis ont été dans la
bouche de tout le monde (anethesan tôi Apollôni ta aidomena) ; comme par exemple, ceux-ci : connois-toi toi-même
(Gnôthi sauton) ; rien de trop (Mèden agan), et les autres », Pausanias, Voyage historique, pittoresque et
philosophique de la Grèce, tome quatrième, texte traduit par l'abbé Gedoyn, Debarle, Paris, 1797, livre X, chapitre
XXIV, p.248-249. Le plus souvent, l'ouvrage de Pausanias est intitulé plus sobrement : Description de la Grèce.
120 Platon, Alcibiade, texte traduit par Jean-François Pradeau et Chantal Marbœuf, dans Platon, Œuvres complètes, op.
cit., 133c, p.39.
121 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 6, 1097b33-1098a4, p.61.
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ne naît pas être humain : on le devient122, ou plutôt, on a à le devenir. Conformément
à la fameuse formule de Pindare : « deviens qui tu es, l'ayant appris (genoi' hoios essi
mathôn) »123, adressée à Hiéron par le poète dans les Pythiques, l'être humain en
puissance a à devenir être humain en acte en se portant vers le type de vie qu'il a
préalablement défini comme étant celui de l'anthrôpos pleinement accompli : la vie
organisée en vue de l'exercice de l'intellect, par lequel le regard se porte au delà de ce
qui est changeant et périssable, au delà de la mortalité, vers ce qui est à la fois
suprêmement intelligible et suprêmement désirable : le Bien (to agathon).
122 Pastiche de la fameuse formule de Simone De Beauvoir « On ne naît pas femme : on le devient », Le deuxième
sexe, tome II, nrf, Gallimard, Paris, 1949, chapitre premier, p.15. De Beauvoir réfute l'existence d'une essence
féminine intemporelle et universelle et signifie, par cette proposition qu' « aucun destin biologique, psychique,
économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation
qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin » (ibid.), ce produit qu'une
partie de l'humanité « devient » à la suite de processus de socialisation. Aristote considère, quant à lui, qu'il y a une
essence de l'être humain, qui est la même en tout temps et en tout lieu et que chacun a à réaliser au mieux en lui-
même au cours de sa vie. L'humanité n'est pas innée, c'est une conquête, mais la conquête d'un horizon prédéfini et
immuable.
123 Pindare, Pythiques, II, vers 72.
48
1 – Politicité et communication
D'une certaine manière, cette partie peut être considérée comme le
prolongement de notre partie I-3 portant sur la vie des animaux non-humains tout
autant que le point de départ de notre compréhension du vivre et du bien-vivre
humain. En effet, nous y mettrons en évidence le caractère fondamentalement
politique de l'existence humaine et montrerons ce qui différencie cette existence de
celle d'autres espèces animales qui semblent manifester, eux aussi, une certaine
politicité. Ainsi, comprendre ce qui caractérise la vie humaine nous permettra en
même temps d'enrichir notre compréhension de la vie animale et de compléter nos
développements précédents.
A – Politicité humaine et logos
Comme nous l'expliquions dans notre introduction, l'être humain est « par
nature [un animal politique] (anthrôpos phusei politikon zôion) »124, c'est-à-dire, au
sens littéral du terme politikon : destiné à vivre dans une cité (polis) qui, « se formant
pour permettre de vivre (ginomenè men oun tou zèn heneken), (…) existe pour
permettre de vivre bien (ousa de tou eu zèn) »125. S'organiser en cité est à la fois une
nécessité pour chacun et un projet commun issu d'une délibération en vue de faire
advenir le meilleur : « le [projet] (prohairesis) de la vie en commun (tou suzèn) »126,
124 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §9, 1253a2-3, p.14. Une modification de la traduction
est indiquée entre crochets.
125 Ibid., §8, 1252b29-30, p.14.
126 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre IX, §13, 1280b38-39, p.73. Une modification de la
traduction est indiquée entre crochets. Traducteurs et commentateurs divergent quant au choix du terme français qui
permettrait de rendre au mieux le terme prohairesis, que nous avons traduit ici par « projet » afin de remplacer le
« choix délibéré » d'Aubonet. Majoritairement, les correspondants utilisés relèvent du vocabulaire du choix ou de la
décision. Jules Tricot, dans sa traduction de l’Éthique à Nicomaque en fait ainsi un « choix délibéré, préférentiel »
ou simplement « choix » (Éthique à Nicomaque, op. cit., livre III, chapitre 4, note 1 p.137), à l'instar de Jean
Voilquin qui parle de « choix réfléchi », « choix » ou encore « choix délibéré » (Aristote, Éthique de Nicomaque,
classiques Garnier, texte traduit par Jean Voilquin, Paris, Librairie Garnier frêres, 1940, livre troisième, chapitre II,
p.95), d'Olivier Bloch et d'Antoine Leandri (« choix réfléchi », dans Aristote, Éthique à Eudème, texte traduit par
Olivier Bloch et Antoine Léandri, Encre marine, Les Belles Lettres, Paris, 2011, Livre II, chapitre X, p.78) , et de
commentateurs comme Jean Frêre (« choix décisif », « choix préférentiel », dans « Le volontaire chez Aristote »,
p.261-274 d'Intellectica, no 36-37 (2003), Association pour la Recherche sur les Sciences de la Cognition (ARCo),
p. 268-269) ou encore Laetitia Monteils-Laeng (« décision », dans « Aristote et l’invention du désir », p.441-457,
Archives de Philosophie, no 76 (2013), Centre Sèvres, p.442.). Toutes ces traductions sont, selon nous impropres, car
49
fruit d'un examen rationnel censé déterminer la meilleure façon de rendre la vie dans
la cité « heureuse et bonne (eudaimonôs kai kalôs) »127 et de tisser un lien social fort
entre les citoyens : un lien d'« amitié (philia) »128. Avoir en commun un projet
(prohairesis) issu d'une délibération (bouleusis), suppose ainsi l'exercice en commun
de l'intellect (nous)129 sous sa forme discursive : comme dianoia, qui formule et
structure la pensée au sein d'un langage et la communique à autrui par des
déclarations ou des discours signifiants130 (logos131). Et pour que le projet de vivre
la prohairesis est le produit d'une délibération (bouleusis) sur les moyens qui n'implique pas systématiquement un
choix car il peut en effet arriver qu'il n'y ait qu'une seule chaîne de moyens possible pour relier la fin à l'agent. En
outre elles tendent à masquer le caractère désirant de la prohairesis avec le désir et risquent d'entraîner des
mécompréhensions, voire même des contre-sens. Pour un examen plus approfondi du concept aristotélicien de
prohairesis, voir notre partie II – 3 – B concernant les vertus pratiques.
127 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre IX, §13, 1281a2, p.73
128 Ibid., 1280b39, p.73.
129 On l'aura compris, l'homme est le seul animal à posséder la faculté intellectuelle (nous). De la même manière que la
vie sensitive de l'animal constituait un franchissement de pallier par rapport à la vie nutritive de la plante, la vie
intellectuelle de l'être humain constitue un franchissement de pallier par rapport à la vie sensitive de l'animal.
130 « Ce qui est du domaine du son vocal (ta en tèi phônèi) suit ce qui est dans le mouvement de [la pensée discursive]
(akolouthei tois en tèi dianoiai) », Aristote, Sur l'interprétation, texte traduit par Catherine Dalimier dans
Catégories – Sur l'interprétation (Organon I-II), GF, Flammarion, Paris, 2007, chapitre 14, 23a32-33, p.325. Une
modification de la traduction est indiquée entre crochets. Ce passage nous montre que le logos est la manifestation
publique des actes de pensée privés de la dianoia. Ainsi, « les affirmations et négations du domaine vocal (hai en tèi
phônèi kataphaseis kai apophaseis) sont symboles (sumbola) de celles qui sont dans l'âme (tôn en tèi psuchèi) »,
ibid., 24b1-2, p.331.
131 Le logos est décrit par Aristote comme « du son vocal signifiant (phônè sèmantikè) dont une certaine partie, prise
séparément, est signifiante en tant que parole (hès tôn merôn ti sèmantikon esti kechôrismenon hôs pasis) sans pour
autant être une affirmation (all'ouch hôs kataphasis) », ibid., chapitre 4, 16b26-28, p.269. Il y a véritablement
expression d'un logos lorsque qu'il y a au moins énonciation d'une proposition, formée de noms et de rhèmes liés les
uns aux autres (le rhème « ajoute une signification temporelle (prossèmainei chronon) », ibid., chapitre 3, 16b8,
p.265, c'est un nom auquel s'ajoute une indication de temps, autrement dit : un verbe. « Manger », par exemple, est
bien le nom d'une action et lorsqu'on le conjugue, il indique à quel moment a lieu l'action nommée). Le nom et le
rhème sont des parties de la proposition et sont par eux-mêmes signifiants mais uniquement de manière indicative
(ils permettent de nommer) et en aucun cas déclarative (ils ne permettent ni d'affirmer, ni de nier). La plupart du
temps, la proposition affirme ou nie quelque chose d'un sujet et se trouve être vraie ou fausse : elle se confond alors
avec la déclaration simple (haplè apophansis) qui est « du son signifiant (phônè sèmantikè) concernant la question
de savoir si quelque chose est attribuée ou non (peri tou ei huparchei ti è mè huparchei), selon une distinction
temporelle (hôs hoi chronoi dièirèntai) », ibid., chapitre 5, 17a23-24, p.273. Pourtant, dans certains cas comme celui
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ensemble soit bien orienté, il faut que l'intellect de ceux qui délibèrent en commun
soit tourné vers le Bien, car comme l'écrit Aristote (le passage est un peu long mais
extrêmement riche) :
« Si donc il y a, de nos activités (tôn praktôn), quelque fin (ti telos) que nous souhaitons
par elle-même (di'hauto boulometha), et les autres seulement à cause d'elle (talla de dia
touto), et si nous ne [nous saisissons] pas (mè hairoumetha) indéfiniment [d']une chose en
vue d'une autre (panta di'heteron) (car on procéderait ainsi à l'infini (proeisi gar houtô
g'eis apeiron), de sorte que le désir serait futile et vain (hôst'einai kenèn kai mataian tèn
orexin), il est clair que cette fin là ne saurait-être que le bien, le Souverain Bien (tagathon
kai to ariston). N'est-il pas vrai dès lors que, pour la conduite de la vie (pros ton bion), la
connaissance de ce bien est d'un grand poids (hè gnôsis autou magalèn echei rhopèn), et
que, semblables à des archers (toxotai) qui ont une cible sous les yeux (skopon echontes),
nous pourrons plus aisément atteindre le but qui convient (mallon an tugchanoimen tou
deontos) ? S'il en est ainsi, nous devons essayer d'embrasser, tout au moins dans ses
grandes lignes (peirateon tupôi perilabein), la nature du Souverain Bien (auto ti), et de
dire de quelle science particulière (tinos tôn epistèmôn) ou de quelle potentialité (è
dunameôn)132 il relève. On sera d'avis qu'il dépend de la science suprême et
architectonique133 par excellence (tès kuriôtatès kai malista architektonikès). Or une telle
de la prière (hè euchè), la proposition n'affirme ni ne nie (Dans l'Ajax de Sophocle, quand le chœur supplie : « Ô
Ciel, ô Soleil,/ Détournez loin de nous cette rumeur horrible !/ », Le Théâtre de Sophocle, textes traduits par Jacques
Lacarrière, Oxus, Paris, 2008, p.105, il ne se prononce pas directement sur l'état du monde, bien qu'il affirme
indirectement qu'il y a une rumeur, que celle-ci est horrible et qu'il convient de l'endiguer) aussi n'est-elle « ni vraie
ni fausse (out'alèthès oute pseudès) », Aristote, Sur l'interprétation, texte traduit par Catherine Dalimier dans op.
cit., chapitre 4, 17a4, p.269. Par suite, le logos s'étoffe un peu en formant des déclarations complexes à partir de
déclarations simples qui ont un facteur commun, ce qui lui permet « d'affirmer ou de nier (kataphanai è apophanai)
une seule chose de plusieurs (hen kata pollôn) ou plusieurs d'une seule (è polla kath'henos) » ibid., chapitre 11,
20b12-13, p.303, comme « le corbeau et le chat sont noirs » ou « Socrate est blanc et sage ». Enfin, il se mue en
discours en articulant temporellement les déclarations (ce qui produit des récits) ou logiquement ce qui forme des
raisonnements ou syllogismes.
132 En Métaphysique, livre Θ, chapitre 2, 1046b2-4, Aristote qualifie de puissances (dunameis) les sciences techniques
(technai) du fait qu'elles sont des principes de changement (archai metablètikai), c'est-à-dire d'actualisation. En
effet, ces technai sont présentes dans l'âme des artisans sous la forme de dispositions acquises (hexis), résultant de
l'apprentissage d'un savoir-faire. Ces dispositions sont des puissances d'agir, des capacités que les individus ne
possédaient pas à la naissance mais qu'ils ont acquises au terme d'un processus d'habituation (répétition de gestes, de
procédures) et qu'ils sont désormais en mesure de mobiliser pour réaliser une tâche productive.
133 La science politique est « architectonique » car toutes les sciences pratiques (praktikai epistèmai, qui cherchent a
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science est manifestement la Politique (hè politikè), car c'est elle qui dispose quelles sont
parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités (tinas chreôn tôn epistèmôn en
tais polesi), et quelle sorte de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre (poiais
hekastous manthanein), et jusqu'à quel point l'étude en sera poussée (kai mechri tinos) ; et
nous voyons encore que même les potentialités les plus appréciées (tas entimotatas tôn
dunameôn) sont subordonnées à la Politique (hupo tautèn ousas) : par exemple la stratégie
(stratègikèn), l'économique (oikonomikèn), la rhétorique (rhètorikèn). Et puisque la
Politique se sert (chrômenès) des autres sciences pratiques (tai loipais [praktikais] tôn
epistèmôn), et qu'en outre elle légifère (nomothetousès) sur ce qu'il faut faire (ti dei
prattein) et sur ce dont il faut s'abstenir (tinôn apechesthai), la fin de cette science (to
tautès telos) englobera aussi les fins des autres sciences (periechoi an ta tôn allôn) ; d'où il
résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain (tanthrôpinon
agathon)134. »135
Les citoyens qui exercent le pouvoir politique ont à prendre le Bien de la cité pour fin
ultime et à considérer les sciences pratiques (comme l'éthique) et poiètiques (comme
l'économique), mais aussi les ressources matérielles, le territoire, les lois, etc., comme
autant de moyens à leur disposition. Et c'est en délibérant sur l'usage qu'il convient
de faire de ces moyens, en vue d'atteindre le plus sûrement et le plus efficacement le
Bien, que prend forme un projet de vie en commun tourné vers une existence
heureuse. À la manière de l'archer qui a le centre de la cible en ligne de mire et adapte
l'usage de son arc en fonction de la distance et du vent, l'homme politique doit
prendre en compte l'état actuel de la cité qui est la sienne et mesurer la distance qui
sépare cet état de l'état de perfection qu'il cherche à faire advenir, afin de faire un
usage adapté des ressources matérielles, techniques, militaires et intellectuelles
disponibles. Savoir bien user des moyens à disposition, être capable de mettre au
service du bien-vivre toutes les ressources de la cité et de structurer un projet
commun de vie heureuse, voilà ce que signifie posséder la science politique.
Or, comme nous le disions, l'élaboration d'un projet de vie commun suppose
l'exercice de la pensée discursive (dianoia) qui exprime et organise ses objets de
comprendre le processus de l'agir en vue de bien agir) et poiètiques (poiètikai epistèmai, qui s’intéressent aux
productions techniques) lui sont subordonnées.
134 C'est-à-dire la possession et l'exercice de la vertu (aretè) par les citoyens.
135 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 1, 1094a18-1094b7, p.36-38. Une modification de la
traduction a été indiquée entre crochets.
52
pensée grâce à une parole siginifiante (logos) qui permet également de les
communiquer. Sans cette communication, la vie commune au sein de la polis serait
impossible : délibérer et s'organiser ensemble nécessite de pouvoir exprimer le
partage d'un objectif commun, de discuter de sa réalisation, de signifier son accord ou
son désaccord. Comme l'écrit Aristote :
« La parole (ho logos), elle, est faite pour exprimer l'utile et le nuisible (epi tôi dèloun esti
to sumpheron kai to blaberon) et par suite aussi le juste et l'injuste (hôste kai to dikaion
kai to adikon). Tel est, en effet, le caractère distinctif de l'homme (tois anthrôpois idion)
en face de tous les autres animaux (pros ta alla zôia) : seul il perçoit le bien et le mal (to
monon agathou kai kakou), le juste et l'injuste (kai dikaiou kai adikou), et les autres
valeurs (kai tôn allôn aisthèsin echein) ; or c'est la possession commune de ces valeurs qui
fait la famille et la cité (hè de toutôn koinônia poiei oikian kai poli) »136.
L'être humain est capable de « percevoir (aisthèsin echein) »137 ce qui est bénéfique à
136 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11-12, 1253a14-18, p.15.
137 C'est bien le terme aisthèsis qui est utilisé ici, pourtant, si l'on suit la description que fait Aristote de la sensation
(notamment dans De l'âme), le bien et le mal, le juste et l'injuste ne semblent pas faire partie des sensibles que cette
faculté est capable d'appréhender (ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas sensibles). D'après sa typologie des
sensibles on trouve : les sensibles propres (idia), les sensibles communs (koina) (qui appartiennent tous les deux au
genre des sensibles par soi : kath'auta) et les sensibles par accident (kata sumbebèkos). Le Stagirite appelle
« « sensible propre » (idion) celui qui ne peut être perçu (mè endechetai aisthanesthai) par un autre sens (heterai
aisthèsei) et qui ne laisse aucune possibilité d'erreur (mè endechetai apatèthènai) : tels pour la vue (opsis) la couleur
(chrômatos), pour l'ouïe (akoè) le son (psophou), pour le goût (geusis) la saveur (chumou) », De l'âme, livre II,
chapitre 6, 418a11-13, p.46. Les sensibles propres correspondent aux qualités sensibles les plus simples (couleurs,
sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles, etc...), celles d'un même type étant exclusivement sensibles par et pour un
seul des cinq sens. En effet, seule la vue est capable de sentir les couleurs, l'ouïe les sons, l'olfaction les odeurs, le
goût les saveurs, le toucher le chaud, le froid, le sec et l'humide. Quant aux sensibles communs, ce sont « le
mouvement (kinèsis), le repos (èremia), le nombre (arithmos), la figure (schèma), la grandeur (megethos) » (ibid.,
418a17-18, p.47), c'est-à-dire les sensibles qui « ne sont propres (idia) à aucun sens (oudemias) mais communs
(koina) à tous (pasais). » (ibid., 418a18-19, p.46), du fait que chaque sens est capable d'appréhender à la fois le
mouvement, le repos, le nombre, la figure et la grandeur en plus de ses sensibles propres. Enfin, « « On parlera de
sensible (aisthèton) « par accident » (kata sumbebèkos) si, par exemple, ce « blanc » (to leukon) est le fils de Diarès
(Diarous huios) : c'est en effet par accident (kata sumbebèkos) que celui-ci est perçu (aisthanetai), car il est
accidentel (sumbebèke) au « blanc » (tôi leukôi) d'être uni à tel objet senti (touto hou aisthanetai) » (ibid., 418a20-
23, p.46). Le fils de Diarès est ici perçu, du fait que la couleur blanche que l'on voit est interprétée par la faculté
sensorielle comme un signe de sa présence : comme couleur de sa peau. Or, comme le souligne Aristote, il est
accidentel au blanc d'être la couleur de la peau du fils de Diarès, il peut tout aussi bien être la couleur d'un mur, d'un
ours polaire, d'un livre, d'une tasse, etc... La vision de la couleur blanche n'implique donc pas nécessairement celle
53
l'ensemble de l'espèce humaine : « le bien et le mal (agathou kai kakou) » et à
l'ensemble de la cité « le juste et l'injuste (dikaiou kai adikou) », autant de valeurs
inter-subjectives autour desquelles il est possible de s'accorder en se les
communiquant, afin de s'assembler et de s'organiser au sein d'une « famille
(oikian) » d'abord et d'une « cité (poli) » ensuite, en vue de la réalisation d'un projet
de vie commun. Or, faire advenir « une œuvre une et commune à tous (hen kai
koinon ginetai pantôn to ergon) »138, voilà précisément ce qui définit la politicité
pour Aristote. On voit donc à quel point la capacité de signifier quelque chose par la
parole (logos) est nécessaire pour pouvoir vivre ensemble. Percevoir des valeurs
partageables comme le bien et le mal, ou encore le juste et l'injuste, ne servirait à rien
si l'on ne pouvait pas les partager effectivement : c'est uniquement par leur
communication que s'ouvre un espace commun au sein duquel il devient possible
d’œuvrer ensemble à faire advenir la vie bonne.
L'existence pleinement politique, parce qu'elle s'identifie à la vie au sein d'une
cité organisée en vue du Bien commun et suppose l'usage de la parole (logos) ainsi
que l'exercice de l'intellect (nous) sous sa forme discursive (dianoia) est l'apanage de
l'être humain. C'est dans ce cadre qu'il a à assurer son simple-vivre tout autant qu'à
conquérir son bien-vivre.
B – Politicité des autres animaux
Pour autant, cela ne signifie pas qu'une certaine politicité soit absente des
modes de vie des autres animaux. En effet, « l'abeille (melitta), la guêpe (sphèx), la
de Diarès. De plus, la présence du fils de Diarès pourrait tout aussi bien nous être signifiée par un son ou encore par
une odeur, respectivement interprétés comme son de sa voix et comme son odeur, plutôt que par une couleur. Les
sensibles par accident correspondent donc aux substances sensibles, qui sont perçues à travers leurs qualités
sensibles par soi (couleurs, sons, odeurs, saveurs, sensations tactiles). Au sein de cette typologie apparemment
achevée, on ne voit pas très bien où l'on pourrait ranger le bien et le mal, le juste et l'injuste. Aussi semble t-il
raisonnable de considérer que le terme aisthésis appliqué à ces valeurs ne renvoie pas à une perception sensible mais
plutôt intellectuelle, interprétation à laquelle nous invite d'ailleurs Aristote lorsqu'il écrit que « d'ordinaire on
considère la pensée (to noein) et l'intelligence (to phronein) comme une sorte de sensation (aisthanesthai ti) (dans
les deux cas, en effet, l'âme (hè psuchè) juge (krinei) et connaît (gnôrizein) une réalité quelconque) », ibid., livre III,
chapitre 3, 427a19-21, p.74. Cela expliquerait, du même coup, pourquoi cette « perception » est propre à l'être
humain.
138 Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a7-8 dans Anne Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit.,
p.163.
54
fourmi (murmèx) et la grue (geranos) »139 travaillent aussi, à leur manière, à faire
advenir « une œuvre une et commune à tous » et sont considérées par Aristote, à ce
titre, comme étant elles aussi des animaux « politiques (politika) »140, bien que l'être
humain soit « un [animal politique] (politikon zôion) plus que tous autres (mallon),
abeilles (pasès melittès) ou animaux grégaires (kai pantos agelaiou zôiou) »141. Ce
dernier passage semble même nous inviter à voir dans toute forme de grégarité
(même non-politique)142, c'est-à-dire dans le fait de vivre regroupé ponctuellement ou
en permanence143 principalement dans le but de se nourrir et/ou de se reproduire
139 Ibid., 488a9-10 dans ibid.
140 Ibid., 488a7 dans ibid.
141 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11-12, 1253a7-8, p.15. Une modification apportée à la
traduction est indiquée entre crochets.
142 Aristote distingue entre une grégarité sporadique et une grégarité politique : « les uns sont politiques (ta men
politika), les autres [sporadiques] (ta de sporadika) », Aristote, Histoire des animaux, livre 1, 488a2-3 dans Anne
Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit., p.163. Une modification de la traduction est indiquée entre
crochets. Nous allons développer cette distinction dans les lignes qui suivent.
143 Beaucoup d'animaux domestiques sont grégaires comme le mouton (probaton), la chèvre (aix), la vache (bous) ou
le cheval (hippos), qui vivent en troupeaux (agelai) au sein desquelles ils paissent ensemble, se réchauffent
mutuellement, s'accouplent et prennent soin des petits (voir notamment Histoire des animaux, livre IX, chapitre III
et IV 610b20-611a14 et livre VI, chapitre XVIII, 572b7-23). En outre, « parmi les poissons (tôn d'ichthuôn), les uns
se rassemblent en troupes (hoi men sunagelazontai met'allèlôn) et sont amis (kai philoi eisin), les autres ne se
groupent pas et sont ennemis (hoi de mè sunagelazomenoi polemioi). Les uns se rassemblent pendant que les
femelles sont pleines (agelazontai d'hoi men kuountes), certains après la ponte (enioi d'hotan ektekôsin). Voici, en
gros, ceux qui vivent en bancs (holôs d'agelaia esti ta toiade) : les thons (thunnides), les mendoles (mainides), les
goujons de mer (kôbioi), les bogues (bôkes), les saurels (sauroi), les corbeaux de mer (korakinoi), les dentex
(sinodontes), les trigles (triglai), les sphyrènes (sphurainai), les anthias (anthiai), les élegins (eleginoi), les athérines
(atherinoi), les sargins (sarginoi), les aiguilles de mer (belonai), les calmars (teuthoi), les ioulis (ioulides), les
pélamides (pèlamudes), les maqueraux (skombroi), les sansonnets (koliai). […] Le loup (labrax) et le mulet
(kestreus), bien que farouchement ennemis (polemiôtatoi ontes), s'assemblent à certains moments (kat'enious
kairous sunagelazontai allèlois). En effet, il arrive souvent que les poissons se réunissent (sunagelazontai gar
pollakis) non seulement quand ils sont de même espèce (ou monon ta omogona), mais encore quand ils trouvent à se
nourrir au même endroit ou dans des endroits voisins (hois hè autè kai hè paraplèsios esti nomè), et que la nourriture
abonde (an èi aphthonos) », Aristote, Histoire des animaux (livre VIII-X), texte établi et traduit par Pierre Louis,
Collection des universités de France, Les Belles Lettres, Paris, 1969, livre IX, chapitre II, 610b1-14, p.70-71. Et
parmi les oiseaux : le pigeon (peristera), la grue (geranos), le cygne (kuknos) (Histoire des Animaux, livre I, chapitre
I, 488a4), la petite oie (mikros chèn) (ibid., livre VIII, chapitre III, 593b22), le pélican (pelekan) (ibid., chapitre XII,
597b29-30), le léopard (pardalos) (ibid, livre IX, chapitre XXIII, 617b5-6) et une variété d'alouette (korudalôn)
(ibid., chapitre XXV, 617b19-21) sont explicitement qualifiés par Aristote de grégaires (agelaiai). On peut ajouter à
55
(donc d'assurer l'exercice de la simple vie) une prémisse de politicité. Et pour cause,
même chez les grégaires sporadiques (sporadikai)144, c'est-à-dire chez ceux qui ne
vivent ensemble que par intermittence (sens temporel du mot sporadique) ou chez
ceux qui, bien que vivant ensemble continuellement, ne vivent que les uns à côté des
autres de manière éparpillée (sens spatial de sporadique), occupant tous le même
territoire sans pour autant s'organiser ensemble en vue de la réalisation d'une œuvre
commune145, on peut parfois observer des comportement sociaux proches de ceux de
l'être humain. Ainsi, « quand une jument meurt (hotan hè hetera apolèptai), celles
qui vivent dans le même pâturage (tôn d'hippôn hai sunnomoi), s'entraident pour
élever le poulain (ektrephousi ta pôlia allèlôn) »146 et « les bonites (hai amiai), pour
leur part, se rassemblent (sustrephontai) quand elles aperçoivent un poisson vorace
(hotan ti thèrion idôsi) ; les plus grosses nagent en cercle (kuklôi autôn perineousin
hai megistai), et s'il en touche une (kan haptètai tinos), elles le repoussent
(amunousin) »147. On a ici deux formes de collaboration sociale ponctuelle : l'une en
vue de sauvegarder la progéniture du groupe et l'autre en vue de le défendre.
Mais c'est chez les grégaires politiques (abeilles, guêpes, fourmis, grues), ceux
dont advient une œuvre une et commune à tous, que la proximité avec la politicité
humaine est la plus frappante. Ainsi toutes les abeilles d'un même essaim œuvrent-
elles ensemble à bâtir et à faire vivre la ruche, chacune ayant un statut particulier et
certaines tâche à accomplir. La description extrêmement détaillée qu'Aristote fait de
la vie de ces insectes témoigne de leur organisation impressionnante, apparentée à
celle d'une cité :
« Pour ce qui est des abeilles (hai melittai), elles ne chassent aucune proie (thèreuousi
ouden), elles font elle-même leur nourriture et la mettent en réserve (autai poiountai kai
apotithentai) (623b17-18) […] Il y a beaucoup de variété dans la façon de travailler et de
vivre des abeilles (esti de peri tèn ergasian autôn kai ton bion pollè poikilia) (623b26-27).
cette liste les cailles (ortuges), le glottis (glôttis), le râle d'eau (ortugomètra), le moyen duc (ôtos) et le râle de genêt
(kuchramos), qui forment des troupes pour migrer durant l'hiver (ibid.,livre VIII, chapitre XII, 597b5-17). Cette liste
n'est pas exhaustive.
144 Voir note 142.
145 Précisons que les animaux sporadiques au sens temporel le sont aussi au sens spatial.
146 Aristote, Histoire des animaux (livre VIII-X), op. cit., livre IX, chapitre IV, 610b10-11, p.72.
147 Ibid., chapitre XXXVII, 621a16-18, p.105.
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(...) Elles construisent les rayons (oikodomousi ta kèria) en apportant le suc des différentes
fleurs et les larmes des arbres (pherousai tôn t'allôn antheôn kai apo tôn dendrôn ta
dakrua) (623b27-28) […]. Elles en enduisent la ruche jusqu'au fond pour se protéger des
autres bêtes (toutôi de kai to edaphos diachriousi tôn allôn thèriôn heneken) (623b30-31)
[…]. Elles façonnent d'abord les cellules où naissent les ouvrières comme elles (platousi
de kèria prôton en hois autai ginontai), puis celles des abeilles qu'on appelle les reines
(eit'en hois hoi kaloumenoi basileis) et celles des faux bourdons (kai ta kèphènia)
(623b32-34) […] Les abeilles s'installent sur les rayons (epikathèntai d'epi tois kèriois hai
melittai) et les font mûrir tous ensemble (kai sumpettousin). (625a5-6) […] D'autre part,
les abeilles redressent les rayons qui menacent de tomber (kai ta piptonta de tôn kèriôn
orthousin hai melittai) (625a11-12) […]. Il y a, d'autre part, chez les abeilles des ouvrières
spécialisées dans chaque genre de travail (eisi d'autais tetagmenai eph'hekaston tôn
ergôn) : par exemple, les unes apportent le suc des fleurs (hai men anthophorousin),
d'autres vont chercher l'eau (hai d'hudrophorousin), d'autres lissent et alignent les rayons
(hai de leainousi kai katorthousi ta kèria) (625b17-20). […] Ce sont les abeilles âgées qui
travaillent à l'intérieur (tôn de melittôn hai men presbuterai eisô ergazontai), et elles sont
velues parce qu'elles restent enfermées (kai daseiai eisi dia to eisô menein), tandis que les
jeunes s'en vont à l'extérieur et sont plus lisses (hai de neai exôthen pherousi kai eisi
leioterai) (626b8-10). […] Les abeilles chassent les paresseuses et celles qui ne savent pas
épargner (exelaunousi de kai tas argas hai melittai kai tas mè pheidomenas) (627a19-20).
(…) les unes travaillent la cire (hai men kèron ergazontai), d'autres le miel (hai de to
meli), d'autres l'érithaque (hai d'erithakèn). Les unes façonnent les rayons (hai men
plattousi kèria), d'autres apportent de l'eau dans les alvéoles et la mélangent au miel (hai
de hudôr pherousin eis tous kuttarous kai mignuousi tôi meliti), d'autres vont travailler au
dehors (hai d'ep'ergon erchontai) (627a21-24). »148
D'après cette description, on trouve chez les abeilles une hiérarchie, une division du
travail complexe qui prend en compte la position hiérarchique, la classe, l'âge des
individus et leur spécification technique, ainsi qu'un système de sanctions visant à
préserver l'ordre social (exclusion de ceux qui ne participent pas correctement à
l’œuvre commune). La ruche est un espace de vie construit, entretenu, géré et
approvisionné par l'ensemble de l'essaim, un espace de vie au sein duquel chaque
abeille concourt, par sa tâche propre, à assurer et à renforcer la simple vie du
collectif. Ainsi, comme chez les êtres humains, par la mise en commun de leurs
148 Ibid., livre IX, chapitre XL, 623b17-627a24, p.114-125.
57
savoir-faire et de leurs productions, les abeilles accèdent ensemble à une
autosuffisance matérielle à laquelle aucun individu esseulé ne pourrait prétendre149.
C – Importance de la communication animale
Ce qui rapproche encore la politicité des autres animaux de celle de l'être
humain, c'est le fait qu'elle semble être, elle aussi, en relation étroite avec la capacité
de signifier quelque chose. Pour nous en rendre compte, il nous faut partir des
analyses qu'Aristote fait de la voix, en tant qu'elles nous permettent de comprendre la
nature de la communication animale. Tous les animaux qui ont une voix (phônè) sont
en effet capables d'exprimer « la douleur (lupèrou) et le plaisir (hèdeos) (…) leur
nature (hè phusis) leur permet seulement de ressentir la douleur et le plaisir (tou
echein aisthèsin lupèrou kai èdeos) et de se les manifester entre eux (kai tauta
sèmainein allèlois) »150. Comme l'explique Aristote, la voix est à distinguer du simple
son :
« Tout son émis par un animal n'est pas la voix (ou pas zôion psophos phônè) – (…) on
peut faire du bruit avec la langue en toussant (esti garkai tèi glôttèi psophein kai ôs hoi
bèttontes)) mais il faut que l'être qui produit le choc (to tupton) soit animé (empsuchon) et
mette en œuvre quelque représentation (kai meta phantasias tinos). Car la voix (hè phônè)
est assurément un son chargé de signification (sèmantikos tis psophos) et non pas un bruit
produit simplement par l'air inspiré (ou tou anapneomenou aeros), comme la toux (hôsper
hè bèx) »151.
Ainsi, tout comme le logos152, la voix (phônè) est signifiante : le son inarticulé
(psophos) qu'elle produit, qui a à voir avec le simple cri, est le signe (semeion) d'une
affection de l'âme ; d'une douleur ou d'un plaisir senti(e) (dans l'aisthèsis),
représenté dans l'imagination (phantasia153) ou rappelé(e) à la mémoire (mnèmè).
149 Voir notre introduction.
150 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre II, §11, 1253a10-14, p.15.
151 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 420b29-33, p.55.
152 Voir note 131.
153 Grâce à l'imagination (phantasia), « nous pouvons réaliser en image un objet devant nos yeux (pro ommatôn esti
poièsasthai) » (Aristote, De l'âme, op. cit., livre III, chapitre 3, 427b18-19, p.75) de manière active. À cette image
d'objet est associée une valeur positive ou négative qui correspond au caractère plaisant ou douloureux de l'objet
représenté. Ainsi, écrit Aristote, « dans le jeu de l'imagination (kata tèn phantasian), notre comportement est le
même que si nous contemplions en peinture les objets terribles et rassurants (hôsautôs echomen hôsper an ei
58
Contrairement au logos, le psophos de la voix n'est pas le produit d'une pensée
discursive (dianoia), aussi ne va t-il jamais jusqu'à affirmer ou à nier quelque chose
de quelque chose : il n'est pas descriptif mais expressif, comme l'est un « aïe » ou un
« oui ! » et n'est donc jamais vrai ou faux.
En outre, certains animaux sont capables de travailler ce son vocal, de
l'articuler, pour produire ce qu'Aristote nomme dialektos, une « élocution »154 :
« La voix (phônè) et le son (kai psophos) {comprendre ici le son en tant qu'il n'est pas
signifiant, c'est-à-dire en tant qu'il est un bruit, ex : la toux} sont deux choses distinctes
(heteron esti), et [l'élocution] en est une troisième (kai triton dialektos). Pour ce qui est de
la voix, elle n'est émise par aucune autre partie que le larynx (phônei men oudeni tôn allôn
moriôn ouden plèn tôi pharuggi). Aussi les animaux qui n'ont pas de poumon (dio hosa
mè echei pleumona), n'ont pas non plus de voix (oude phtheggetai). [L'élocution]
(dialektos) est l'articulation de la voix par la langue (hè tès phônès tèi glôttèi diarthrôsis).
Ainsi les voyelles sont émises par la voix et le larynx (ta men phônèenta hè phônè kai ho
larugx aphièsin), les consonnes par la langue et les lèvres (ta d'aphôna hè glôtta kai ta
cheilè). »155
Les animaux pourvus d'une langue déliée et de lèvres sont capables d'articuler les
voyelles du son vocal, produit lors du « choc de l'air inspiré (hè plègè tou
anapneomenou aeros) » par le larynx156 « contre ce qu'on appelle la trachée artère
(pros tèn kaloumenèn artèrian phônè) »157, par l'émission de consonnes. Et c'est ce
processus qui constitue l'élocution (dialektos). Grâce à cette dernière, certains
theômenoi en graphèi ta deina kai tharralea) », ibid., 427b23-24, p.75.
154 Nous proposons de rendre le dialektos aristotélicien par le terme français « élocution », qui renvoie immédiatement
au fait d'articuler des sons. La traduction de dialektos par « langage » (qui est notamment celle d'Édouard Barbotin
dans De l'âme, op. cit. et de Pierre Louis dans Histoire des animaux (livres I – IV), texte établi et traduit par Pierre
Louis, Collection des université de France, Les Belles Lettres, Paris, 1964) nous semble moins bonne du fait que
« langage » renvoie moins directement à la faculté d'articuler des sons qu'à la faculté de faire usage d'un système de
signes conventionnels (une langue).
155 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV) , op. cit., livre IV, chapitre IX, 535a27-535b1, p.147-148. Un petit
commentaire a été intégré à même le texte et est indiqué entre accolades. En outre, des modifications ont été
apportées à la traduction, qui sont indiquées entre crochets.
156 Qui est « l'organe de la respiration (organon tèi anapnoèi) », Aristote, De l'âme, livre II, chapitre 8, 420b22-23,
p.54.
157 Ibid., 420b27-29, p.55.
59
animaux sont capables de moduler davantage leur expression du plaisir et du
déplaisir, d'en étoffer et d'en nuancer la communication, tandis que les animaux qui
respirent mais qui n'ont pas de lèvre ou n'ont pas de langue déliée, en restent, quand
à eux, à une expression limitée, par simple cri vocal, comme le dauphin (delphis) :
« Le dauphin (ho delphis) fait entendre lui-aussi un petit cri (aphièsi trigmon), un
murmure (muxei), quand il est hors de l'eau (hotan exelthèi), à l'air libre (en tôi aeri). […]
Dans le cas du dauphin il s'agit d'une voix (esti toutôi phônè). Car il possède un poumon
(echei kai pleumona) et une trachée-artère (kai artèrian) ; seulement comme sa langue
n'est pas déliée (alla tèn glôttan ouk apolelumenèn) et qu'il n'a pas de lèvres (oude cheilè),
il ne peut pas émettre de sons articulés (hôste arthron ti tès phônès poiein). »158
La différence entre élocution (dialektos) et voix (phônè) nous fait ainsi prendre
conscience de l'existence de modes de communication animaux pluriels. Il n'y a pas
une seule manière d'exprimer le plaisir ou la douleur et toutes ces manières ne sont
pas à mettre au même niveau. Tandis que la simple voix tend à signifier tous les états
plaisants ou tous les états douloureux à partir d'un même cri (souvent quelque peu
modulable), l'élocution étoffe la palette expressive. Elle rend possible une
communication plus fine des plaisirs et des douleurs : leurs natures et leurs origines
différentes pouvant désormais être signifiées par des suites des sons articulés
distincts les uns des autres.
Or les animaux non-humains qualifiés de politiques (politika) par Aristote
semblent justement capables de s'organiser parce qu'ils sont capables de
communiquer par des procédés qui, s'ils ne sont pas élocutoires (car aucun d'eux n'a
de dialektos), permettent néanmoins une expression relativement fine de leurs états
d'âme. Ainsi les grues (geranoi) « ont un guide (echein hègemona) et (…) celles qui
sont dans les derniers rangs (en tois eschatois) se signalent par des sifflements (tous
episurittontas), pour que celles qui sont devant les entendent (hôste katakouesthai
tèn phônèn). Quand elles se posent (hotan kathizôntai), les autres grues ont la tête
sous l'aile (hai men allai hupo tèi pterugi tèn kephalèn echousai) et dorment sur une
patte et sur l'autre alternativement (katheudousin epi henos podos enallax), mais le
chef garde la tête découverte et observe (ho d'hègemôn gumnèn echôn tèn kephalèn
proorai), et lorsqu'il aperçoit quelque chose (kai hotan aisthètai ti), il le signale en
158 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV) , op. cit., livre IV, chapitre IX, 535b32-536a4, p.149.
60
criant (sèmainei boôn) »159. Comme nous l'apprend cet extrait, les grues sont capables
de se servir d'au moins deux médiums expressifs distincts : le sifflement et le cri, par
lesquelles elles communiquent différentes informations utiles au groupe. Et c'est
cette capacité qui permet aux grues d'organiser la vie de leur nuée en vue de la
réalisation d'une œuvre commune : la migration longue distance160. Elle leur sert
notamment à ne pas se perdre en vol et à se signaler une menace potentielle. Il est
également à noter que l'exercice de fonctions particulières comme celle de guide ou
de chef est tributaire de cette capacité à communiquer. En effet, pour bien guider, il
faut être capable d'entendre les sifflements des individus qui se trouvent à l'arrière de
la nuée, de comprendre ce qu'ils signifient, et d'adapter le vol en conséquence. Quand
au fait de bien commander, cela implique d'être capable de signifier efficacement
l'approche d'un danger au reste du groupe endormi.
Le mode de communication des grues est si performant que les informations
qu'elles s'échangent semblent même un peu trop complexes pour être ramenées à la
simple expression d'un plaisir ou d'une douleur. En effet, le sifflement des individus
qui volent à l'arrière ne signifie t-il pas quelque chose comme « gardez le rythme,
nous suivons toujours » ou « ralentissez, vous êtes en train de nous perdre » ? Quand
au cri du chef, n'exprime t-il pas quelque chose comme « réveillez-vous ! Il y a
quelque chose de menaçant qui s’approche » ? Si tel est le cas, alors il faudrait
reconnaître que le mode de communication des grues n'est pas seulement expressif
mais aussi descriptif (dans les énoncés précédents, en effet, on a à chaque fois un
ordre qui découle d'une affirmation vraie ou fausse), tout comme l'est le logos
humain. De là à devoir reconnaître aussi aux grues une politicité au sens plein du
terme et la possession d'une forme de pensée discursive (dianoia), il n'y a qu'un pas.
Une manière de s'en tenir, malgré tout, à l'idée que les modes de
communication des animaux ne font jamais qu'exprimer un certain plaisir ou une
certaine douleur serait de considérer que le sifflement des grues qui volent à l'arrière
signifie plutôt quelque chose comme « plaisir-de-la-cohésion » ou « douleur-de-
159 Aristote, Histoire des animaux (livre VIII – X), op. cit., livre IX, chapitre X, 614b21-30, p.84.
160 « Les grues (hai geranoi) (…) émigrent d'une extrémité du monde à l'autre (ektopizousin eis ta eschata ek tôn
eschatôn) », ibid., livre VIII, chapitre XII, 597a30-32, p.29-30, « leur migration les conduit des plaines de Scythie
(metaballousi ek tôn Skuthikôn pediôn) aux marécages de la Haute Égypte (eis ta helè ta anô tès Aiguptou) où le Nil
a sa source (hothen ho Neilos rhei) : on dit même qu'elles y attaquent les Pygmées (hou kai legontai tois Pugmaiois
epicheirein) », ibid., 597a4-7, p.28.
61
l'abandon » et le cri du chef : « peur-désagréable-du-danger ». Il suffirait alors à la
grue de tête ou aux grues endormies de saisir la nature de l'état d'âme plaisant ou
douloureux signifié pour réagir de manière adaptée.
En ce qui concerne les trois autres espèces dites « politiques (politika) », qui
sont toutes des espèces d'insectes (abeilles, guêpes et fourmis), le rapport entre mode
de communication relativement abouti et politicité est moins facile à établir car les
données sont peu nombreuses. Néanmoins, les quelques descriptions que nous livre
Aristote nous invitent à considérer les insectes comme des animaux également
capables de s'exprimer de manière assez fine.
« Il est possible d'émettre des sons avec d'autres organes (psophein d'esti kai allois
moriois) {que le larynx, la trachée-artère, la bouche et la langue}. Ainsi les insectes (ta
entoma) n'ont ni voix (oute phônei) ni [élocution] (oute dialegetai), mais ils émettent des
sons avec l'air qu'ils ont intérieurement et non avec l'air extérieur (psophei de tôi esô
pneumati ou tôi thuraze). Car aucun d'entre eux ne respire (ouden gar anapnei autôn) : les
uns bourdonnent (ta men bombei), comme les abeilles et les insectes ailés (hoion melitta
kai ta ptèna autôn) ; des autres, on dit qu'ils chantent (aidein), par exemple les cigales
(hoion hoi tettiges). Ces derniers insectes émettent tous un son avec la membrane qu'ils
ont sous le corselet (panta de tauta psophei tôi humeni tôi hupo to hupozôma), quand ils
sont segmentés (hosôn dièirètai) : ainsi une variété de cigale produit un son par le
frottement de l'air (hoion tôn tettigôn ti genos tèi tripsei tou pneumatos). D'autre part, les
mouches (hai muiai), les abeilles (hai melittai) et tous les autres (kai talla panta) le
produisent par leur vol en pliant et en dépliant leurs ailes (tèi ptèsei aironta kai
sustellonta) : car le son résulte du frottement du souffle intérieur (ho gar psophos tripsis
tou esô pneumatos estin). Quand aux criquets (hai d'akrides), c'est en frottant leurs
« gouvernails » qu'ils produisent leur son (tois pèdaliois tribousai poiousi ton
psophon). »161
Dans ce passage, Aristote nous montre que les insectes aussi sont capables de
produire des sons, même s'ils ne possèdent pas les organes nécessaires à la
production d'un son vocal (larynx et trachée artère). De plus, ces divers sons non-
vocaux sont présentés comme des substituts à la voix (phônè) et à l'élocution
(dialektos), ce qui semble sous-entendre qu'ils remplissent la même fonction
161 Aristote, Histoire des animaux (livres I – IV), op. cit., livre IV, chapitre IX, 535b3-12, p.148. Un commentaire a été
intégré à même le texte et est indiqué entre accolades. De plus, une modification a été apportée à la traduction qui
est indiquée entre crochets.
62
expressive.
Ce point est confirmé, au moins pour les abeilles, puisque Aristote affirme
qu'« au petit matin, elles restent silencieuses (orthriai de siôpôsin) jusqu'à ce que
l'une d'entre elles les éveille en bourdonnant deux ou trois fois (heôs an mia egeirèi
bombèsasa dis è tris). Elles volent alors en foule au travail (tote d'ep'ergon athroai
petontai), et à leur retour elles font d'abord beaucoup de bruit (kai elthousai palin
thorubousi to prôton), mais ce bruit décroît petit à petit (kata mikron d'ètton),
jusqu'au moment où une abeille fait le tour de la ruche en bourdonnant (heôs an mia
peripetomenè bombèsèi), comme pour donner le signal du sommeil (hôsper
sèmainousa katheudein) : dès lors c'est subitement le silence (eit'exapinès
siôpôsin) »162. L'abeille est donc bien capable de signifier quelque chose et cette
capacité lui sert à organiser la vie de la ruche : elle lui permet notamment de marquer
le début et la fin de la journée de travail, c'est-à-dire le début et la fin du temps
consacré à l’œuvre commune. Le rapport à la politicité est ici évident. On remarquera,
par ailleurs, qu'il n'est pas facile de ramener les épisodes communicationnels de
l'abeille à l'expression d'un état de plaisir ou de déplaisir, pas plus que cela ne l'était
pour ceux de la grue. Nous avons cette même tentation de transcrire les
bourdonnements de l'abeille du matin et de celle du soir sous la forme de deux
énoncés composés d'un ordre et d'une affirmation mis en relation, quelque chose
comme : « réveillez-vous, le jour est levé » et « endormez-vous, la journée est finie ».
Comme dans le cas des grues, il est néanmoins possible d'y parvenir en interprétant
plutôt les bourdonnement de l'abeille du matin comme signifiant « plaisir-de-la-
journée-qui-commence » et celle du soir : « douleur-fatigue-de-l'éveil-prolongé ».
En tout cas, cette description nous confirme bien que le bourdonnement de
l'abeille, décrit au livre IV de l'Histoire des animaux (chapitre IX, 535b3-12, passage
cité plus haut) comme le son produit « par leur vol en pliant et en dépliant leurs
ailes », a bien une fonction expressive, ce qui laisse à penser qu'Aristote considère
bien tous les sons d'insectes décrits à cet endroit comme expressifs. Par ailleurs, on
sait aujourd'hui que de nombreux insectes, et notamment les abeilles, les fourmis et
les guêpes communiquent majoritairement grâce à des phéromones (signaux
chimiques) qui permettent de signaler des choses aussi diverses que les pistes à
suivre, l’identité sociale des individus (communauté à laquelle chacun appartient,
162 Aristote, Histoire des animaux (livres VIII – X), op. cit., livre IX, chapitre XL, 627a24-28, p.125.
63
fonction) ou les menaces qui surviennent, autant d'informations dont le partage
permet l'organisation de la vie en commun. Ce mode de communication peut-être
parfois complété d'autres moyens d'expressions étonnants, comme la danse chez les
abeilles :
« [Karl von Frisch] a observé, dans une ruche transparente, le comportement de l'abeille
qui rentre après une découverte de butin. Elle est aussitôt entourée par ses compagnes au
milieu d'une grande effervescence, et celles-ci tendent vers elle leurs antennes pour
recueillir le pollen dont elle est chargée, ou elles absorbent du nectar qu'elle dégorge. Puis,
suivie par ses compagnes, elle exécute des danses. C'est ici le moment essentiel du procès
et l'acte propre de la communication. L'abeille se livre, selon le cas, à deux danses
différentes. L'une consiste à tracer des cercles horizontaux de droite à gauche, puis de
gauche à droite successivement. L'autre, accompagnée d'un frétillement continu de
l'abdomen (wagging-dance), imite à peu près la figure d'un 8 : l'abeille court droit, puis
décrit un tour complet vers la gauche, de nouveau court droit, recommence un tour
complet sur la droite, et ainsi de suite. Après les danses, une ou plusieurs abeilles quittent
la ruche et se rendent droit à la source que la première a visitée, et, s'y étant gorgées,
rentrent à la ruche où, à leur tour, elles se livrent aux mêmes danses, ce qui provoque de
nouveaux départs, de sorte qu'après quelques allées et venues, des centaines d'abeilles se
pressent à l'endroit où la butineuse a découvert la nourriture. La danse en cercles et la
danse en huit apparaissent donc comme de véritables messages par lesquels la découverte
est signalée à la ruche »163.
Là encore, la communication sert l'œuvre commune : en signalant au reste de la
ruche l'emplacement d'endroits où la nourriture abonde, les abeilles peuvent
s'organiser ensemble pour exploiter au mieux les ressources environnantes et
approvisionner la ruche le plus efficacement possible.
Ainsi, à la suite de ce développement, le lien entre capacité d'exprimer ses états
d'âme de manière relativement fine et politicité nous semble établi. L'ouvrage en
commun des animaux à donc cela de commun avec l'ouvrage en commun des êtres
humains qu'il dépend bien, lui aussi, d'une faculté expressive étoffée. La
ressemblance entre politicité humaine et politicité animale n'en apparaît que plus
étroite.
163 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (tome 1), tel, Gallimard, Paris, 1976, chapitre V, p.57. Le
pronom personnel « il », au début de l'extrait, a été remplacé par le nom du zoologiste auquel il se réfère. Ce
remplacement est indiqué entre crochets.
64
D – Le saut qualitatif humain
Les modes d'expression animaux impressionnent par leur finesse et par la
complexité de l'organisation de la vie en commun qu'ils permettent. Toutefois,
comme nous allons le voir, le logos humain n'a pas son pareil en terme de fécondité
communicationnelle et politique. Avec lui, la signification et la vie en commun
franchisent ensemble un nouveau pallier.
La première particularité du mode d'expression phonique de l'être humain est
qu'il est complètement conventionnel. En effet, comme l'écrit Aristote, le nom
(onoma), qui en constitue l'élément de base est « un vocable signifiant par
convention (phônè sèmantikè kata sunthèkèn) […] Je dis par convention (kata
sunthèkèn) parce qu'aucun vocable n'est un nom par nature (hoti phusei tôn
onomatôn ouden estin) ; il ne l'est que lorsqu'il devient symbole de quelque chose
(all'hotan genètai sumbolon), puisque aussi bien les bruits non scriptibles (hoi
agrammatoi psophoi), comme ceux des bêtes (hoion thèriôn), indiquent bien eux
aussi quelque chose (dèlousi ti), mais qu'aucun d'eux n'est un nom (hôn ouden estin
onoma) »164. Alors que la production d'un simple son inarticulé suffit à l'animal pour
signifier immédiatement et naturellement quelque chose, l'être humain a besoin
d'articuler plusieurs phonèmes pour former une unité de sens conventionnelle (un
nom, onoma), chaque phonème ne signifiant rien par lui-même. Les noms sont ainsi
le fruit d'une double élaboration : matérielle, d'une part, puisqu'ils sont le résultat
d'une articulation de phonèmes (l'être humain est en effet capable d'élocution
(dialektos)), et sémantique d'autre part, puisqu'ils ont reçu une signification en vertu
de laquelle ils sont devenus les symboles de certains contenus psychiques. Par
conséquent, il est possible de signifier un même état mental par une infinité de noms
différents, ce qui explique l'existence de plusieurs langues. Ces analyses rejoignent
parfaitement celles du linguiste Ferdinand de Saussure, lorsqu'il explique que « le
lien unissant le signifiant [l'image acoustique que constitue le mot d'une langue] au
signifié [concept signifié cette image acoustique] est arbitraire […] Ainsi l'idée de
« sœur » n'est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s – ö – r qui lui
sert de signifiant ; il pourrait être aussi bien représenté par n'importe quelle autre ; à
preuve les différences entre les langues et l'existence même de langues différentes ; le
signifié « bœuf » a pour signifiant b – ö – f d'un coté de la frontière, et o – k – s
164 Aristote, Sur l'interprétation, dans Catégories – Sur l'interprétation (Organon I-II), op. cit., chapitre 2, 16a19-29,
p.263.
65
(Ochs) de l'autre »165.
Les modes d'expression animaux peuvent nous apparaître supérieurs par leur
naturalité. En effet, contrairement au logos, ils permettent immédiatement
l'expression, sans avoir besoin d'en passer par un travail de constitution de la langue.
Comme l'écrit Wittgenstein : « dénommer est analogue au fait d'attacher une
étiquette à une chose. On peut dire que c'est là la préparation à l'usage d'un mot »166.
Sans élaboration préalable de noms, sans étiquetage des contenus sémantiques, pas
d'expression ni de compréhension possible. Pourtant, si l'on y réfléchit un peu, on se
rend compte que la conventionnalité du logos est en réalité un véritable atout. En
effet, du fait de leur naturalité, les modes d'expressions animaux sont rigides : leur
palette de signes est fixée une fois pour toute, tandis que le logos est plastique, ce qui
permet aux langues des êtres humains de s'enrichir et d'évoluer en fonction des
besoins, par la création de nouveaux noms et par la modification du sens des noms
déjà existants. Aristote lui-même a particulièrement profité de la plasticité du logos,
déployant sa pensée à l'aide de néologismes (comme le terme « entelecheia ») et à
grand renfort de ré-élaborations sémantiques (il a par exemple forgé son concept de
matière à partir du terme grec hulè, qui désigne le « bois » dans le langage courant).
Dans le domaine politique, la création linguistique est également très utile. En effet,
quels que soient les problèmes inédits auxquels la cité sera confrontée, elle ne sera
jamais à court de mots pour les nommer, les penser et les solutionner, puisqu'elle
peut en créer et en modifier à volonté. En outre, puisque toute innovation culturelle
ou technique peut-être nommée et décrite, elle peut-être facilement diffusée et être
rapidement mise au service de l’œuvre commune.
Une autre spécificité avantageuse du logos peut-être saisie à partir d'une
remarque que le linguiste Émile Benveniste fait au sujet du mode de communication
des abeilles :
« Le message des abeilles n'appelle aucune réponse de l'entourage, sinon une certaine
conduite, qui n'est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le
165 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Petite biblio Payot, Payot & Rivages, Paris, 2016, première
partie, chapitre premier, §2, p.154
166 Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, texte traduit par Pierre Klossowski dans Tractatus logico-
philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Bibliothèque des idées, Gallimard, Paris, 1961, §26, p.126.
C'est nous qui mettons en italique.
66
dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d'autres qui parlent, telle
est la réalité humaine. »167
Cette remarque vaut pour tous les animaux non-humains capables de s'exprimer et
notamment pour ceux qu'Aristote qualifie de « politiques » (politika). Lorsqu'elles
s'expriment, la grue, l'abeille, la fourmi ou la guêpe ne cherchent pas à engager le
dialogue avec un interlocuteur mais à induire certains comportements chez leurs
semblables, de la même manière qu'on attend d'une personne à qui l'on donne un
ordre qu'elle agisse simplement en conséquence168. Lorsque les grues qui volent à
l'arrière de la nuée sifflent leur « douleur-de-l'abandon », ce n'est pas pour que le
guide les encourage ou les rassure par d'autres sifflements, mais pour qu'il ralentisse
le vol du groupe, de même que lorsqu'une guêpe pique un être vivant supposé hostile
et libère une phéromone d'alerte qui le signale comme ennemi, ce n'est pas pour que
les autres guêpes se mettent à débattre de l'hostilité réelle de cet être, mais pour
qu'elles fondent sur lui et le mettent hors d'état de nuire. Comme l'analyse Merleau-
Ponty :
« Dans le comportement animal les signes restent toujours des signaux et ne deviennent
jamais des symboles. Un chien dressé à sauter sur une chaise au commandement, puis à
passer de là sur une seconde chaise, n'utilisera jamais, à défaut de chaise, deux escabeaux
ou un escabeau et un fauteuil qu'on lui présente. Le signe vocal ne médiatise aucune
réaction à la signification générale des stimuli. Cet usage du signe exige qu'il cesse d'être
un événement ou un présage (à plus forte raison un « excitant conditionné ») pour devenir
le thème propre d'une activité qui tend à l'exprimer. »169
Signifier, pour un animal non-humain, c'est signaler que le moment est venu
d'adopter un certain comportement. Ces signaux n'ont pas de signification
intrinsèque, ils ne signifient rien en dehors d'un nombre fini de contextes déterminés
au sein desquels ils sont exprimés et ''compris''. Ainsi, dans l'exemple pris par
Merleau-Ponty, lorsque le contexte au sein duquel le maître énonce habituellement
son commandement est modifié (on remplace un certain nombre de chaises par des
escabeaux et/ou des fauteuils), le chien ne saute plus, car il ne perçoit plus le son de
167 Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale (tome 1), op. cit., chapitre V, p.60.
168 Nous étions d'ailleurs tenté de transcrire les sons vocaux de la grue et les bourdonnements de l'abeille par des
propositions contenant un ordre, comme « réveillez-vous ! Il y a quelque chose de menaçant qui s’approche ».
169 Maurice Merleau-Ponty, La Structure du comportement, P.U.F, Paris, 1942, p.131.
67
son maître comme un signal. C'est pourquoi les signes des animaux non-humains
sont à distinguer des signes-symboles des êtres humains qui sont, quant à eux,
intrinsèquement signifiants, ce qui leur permet d'être perçus comme signifiants à la
fois dans une infinité de contextes et indépendamment de tout contexte 170. Et c'est
précisément cette différence qui explique que l'être humain soit le seul à discuter. En
effet, discuter implique, entre autres choses, d'être capable de comprendre ce que
signifient les mots utilisés par l'interlocuteur, dans une infinie variété de contextes.
Lorsque X parle de son travail et explique que « c'est l'enfer », il est nécessaire de
comprendre que, dans ce contexte, « enfer » ne désigne pas le domaine du diable, ni
un lieu où il fait très chaud, mais une situation particulièrement difficile à vivre, pour
être capable de fournir une réponse linguistique adaptée et poursuivre la
conversation.
Or délibérer en vue d'élaborer un projet de vie en commun tourné vers le Bien
implique d'être capable de discussion. Il faut être capable de rebondir, de réagir aux
questions, solutions, critiques ou propositions exprimées en formulant d'autres
questions, solutions, critiques ou propositions qui répondent aux premières et font
avancer la délibération. Lorsqu'un citoyen exhorte ses semblables à la guerre, son
discours n'a pas la valeur d'un signal : après avoir écouté ses paroles, la cité ne prend
pas immédiatement les armes pour aller en découdre mais on débat de la pertinence
du conflit, pesant le pour et le contre, ou encore de la stratégie à adopter pour
s'assurer la victoire et éviter au maximum les pertes humaines et matérielles. Ainsi,
en rendant possible la discussion, grâce à son fonctionnement symbolique, le logos
fait franchir à la politicité un pallier supérieur, un palier proprement humain.
Enfin, vivre en vue du Bien réel n'est possible que pour des êtres capables de
s'accorder sur ce qui est utile et nuisible, juste et injuste, et, par suite, d'organiser
leurs existences autour de ces valeurs partagées. Or comme nous l'avons vu, le logos
est le seul mode de signification capable d'exprimer à autrui de telles valeurs, les sons
des animaux étant seulement capables de signifier des états plaisants ou douloureux
170 Indépendamment de tout contexte, nous comprenons le verbe « manger ». Nous savons que son sens le plus courant
est « mâcher des aliments et les avaler », mais qu'il peut aussi signifier « dépenser de l'argent », « consommer une
matière », « se faire piquer de nombreuses fois par les insectes », etc. Nous sommes également capables de
comprendre le sens de « manger » relativement à un contexte particulier : si quelqu'un revient avec le nez en sang et
dit : « je me suis mangé la porte », nous comprenons bien qu'il ne s'est pas régalé de cette porte mais qu'il est entré
en collision avec elle.
68
(qui constituent respectivement le bien et le mal apparents). L'être humain est ainsi
le seul animal a être capable de former et d'organiser une communauté politique en
vue de la vie heureuse. Les communautés des autres animaux politiques, quant à
elles, ne visent que l'exercice commun optimal de la simple vie, ce qui constitue déjà
un mieux vivre (ensemble on se nourrit mieux, on se reproduit mieux, on se défend
mieux, on a plus de plaisirs et moins de douleurs) mais pas encore un bonheur. C'est
donc plus particulièrement aux êtres humains que pense Aristote lorsqu'il écrit, à la
suite de Platon171 :
« La nature (hè phusis) utilise l'air inspiré à deux fins (tôi anapneomenôi katachrètai epi
duo erga), comme elle emploie la langue pour le goût (kathaper tèi glôttèi epi tèn geusin)
et le langage (kai tèn dialekton) : le goût est une fonction nécessaire (hè men geusis
anagkaion) (dévolue, pour cette raison, à un plus grand nombre d'animaux (dio kai
pleiosin huparchei)), tandis que la faculté d'expression (hè d'hermèneia) vise à la
perfection de l'individu (heneken tou eu) ; c'est ainsi que la nature emploie le souffle pour
entretenir la chaleur interne nécessaire à la vie (tôi pneumati pros te tèn thermotèta tèn
entos hôs anagkaion) (…) et pour produire la voix (kai pros tèn phônèn) qui procure la
perfection du vivant (hopôs huparchèi to eu) »172
L'être humain est le seul capable de se servir des organes du goût et de la respiration
à la fois pour exercer son simple-vivre et pour s'acheminer vers la perfection,
conquérir le bien-vivre au sein d'une cité, car il est le seul capable de se servir de ces
organes pour articuler sa voix en un logos. Les autres animaux qui se servent de ces
organes pour communiquer et s'organiser ne parviennent qu'à faciliter et à intensifier
l'exercice de leur simple-vivre, à adoucir la nécessité, mais en aucun cas à la dépasser.
Ainsi le logos introduit un saut qualitatif communicationnel en même temps
171 En effet, Platon écrivait déjà que « notre bouche (tou stomatos), c'est en vue de la nécessité et du meilleur (heneka
tôn anagkaiôn kai tôn aristôn) que l'ont pourvues de dents (odousin), d'une langue (kai glôttèi) et de lèvres (kai
cheilesin), ceux qui l'ont arrangée selon la disposition qui est la sienne maintenant (diekosmèsan hoi diakosmountes
hèi nun diatetaktai). L'entrée (tèn men eisodon), ils l'ont ménagée en vue de la nécessité (tôn anagkaiôn
mèchanômenoi charin), tandis que la sortie (tèn d'exodon), ils l'ont ménagée en vue du meilleur (tôn aristôn). En
effet, ressortit à la nécessité (anagkaion) tout ce qui entre pour fournir au corps sa nourriture (pan hoson eiserchetai
trophèn didon tôi sômati), alors que le flot de paroles qui s'épanche au dehors et qui se met au service de la pensée
(to de logôn nama exô rheon kai hupèretoun phronèsei) est le plus beau et le meilleurs de tous les flots (kalliston kai
ariston pantôn namatôn) », Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 75d-e,
p.2034.
172 Aristote, De l'âme, op. cit., livre II, chapitre 8, 420b17-22, p.54.
69
que politique. Parce qu'il rend possible la création linguistique, la discussion et
l'expression de valeurs intersubjectives, il permet aux seuls êtres humains de poser le
vivre bien ensemble comme fin de leur vivre ensemble et d'élaborer un projet
commun délibéré en vue d'atteindre cette fin.
70
2 – Le simple-vivre humain
« Par nature (tèi phusei) (…), la cité (polis) est antérieure (proteron) à la [maisonnée]
(oikia) et à chacun de nous (kai hekastos hèmôn), car le tout est nécessairement antérieur à
la partie (to gar holon proteron anagkaion einai tou merous). »173
Dans l'ordre des fins, la cité est première, car tous les individus ou les groupements
intermédiaires d'individus (comme la maisonnée (oikos) ou le village (kômè)) ont
pour fin la vie en cité. En effet, tous les individus et tous les groupements
intermédiaires d'individus constituent des entités incomplètes : ils ne se suffisent pas
à eux-même et aspirent à faire partie d'une organisation plus aboutie capable de
pallier à cette insuffisance. C'est pourquoi, alors même que les maisonnées et les
villages (rassemblements de maisonnées) sont chronologiquement antérieurs aux
cités (rassemblements de villages)174, ils en sont toujours déjà les parties, étant
d'emblée destinés à prendre part à cette structure qui les dépasse et au sein de
laquelle advient l'autarcie et, avec elle, le bonheur.
C'est ainsi que chez l'être humain, l'exercice de la simple vie et la recherche de
l'autosuffisance matérielle commence avec la maisonnée et finit avec la cité. En effet,
comme nous allons le voir, si le cadre domestique est propice à la reproduction et
permet déjà de pallier à un certain nombre de besoins vitaux, ses insuffisances
poussent naturellement les individus à intégrer leur oikos à une organisation plus
vaste, qui garantit un meilleur exercice du simple-vivre, tout en rendant possible
l'accession au bien-vivre.
A – Les parties de la maisonnée (oikos) et leurs rapports
« L'homme n'est pas seulement un animal politique (ou monon politikon), [il est aussi un
animal vivant en maisonnée] (alla kai oikonomikon zôion) contrairement au reste des
animaux (ouch hôsper talla), il ne s'accouple pas n'importe quand (pote sunduazetai) et
avec le premier venu (kai tôi tuchonti), mâle ou femelle (arreni kai thèlei)175 et, d'une
173 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre II, §12-13, 1253a19-20, p.15. Une modification a été
apportée à la traduction est est indiquée entre crochets. Sur la traduction d'oikia ou oikos par « maisonnée », voir la
note 29.
174 Aristote décrit en effet la genèse d'une cité en partant de la maisonnée et en passant par la formation de villages en
Politique, livre I, chapitre II, 1252a26-1253a1.
175 Chez les Grecs, comme chez beaucoup d'autres peuples, la reproduction va de pair avec le mariage, puisque c'est lui
71
façon spécifique, l'homme n'est pas un animal solitaire mais un animal qui partage quelque
chose avec ses parents naturels (all'hai dia dumon aulikon alla koinônikon anthrôpos
zôion pros hous phusei suggeneia estin). Partant, il y aurait même une communauté et une
certaine justice, même s'il n'y avait pas de cité (kai koinônia toinun kai dikaion ti kai ei mè
polis eiè). Et les membres d'une maisonnée sont liés d'une sorte d'amitié (oikia d'esti tis
philia). »176
Comme l'écrit Aristote, l'homme est un « animal vivant en maisonnée (oikonomikon
zôion) » en plus d'être un « animal politique (politikon zoîon) » et, bien qu'il soit
avant tout un animal politique selon l'ordre des fins, il est d'abord un animal vivant
en maisonnée selon l'ordre chronologique. C'est pourquoi il y a prémisses de
communauté politique, de justice et d'amitié avant même qu'il y ait formation
effective de cité. En effet, la vie dans la maisonnée est déjà un vivre ensemble
organisé (prémisse de communauté politique), au sein duquel les rapports entre les
individus sont régis par un certain nombre de règles (prémisse de justice) qui
favorisent le développement de liens affectifs entre les parents (prémisse d'amitié).
La communauté familiale est formée du maître de maison (anèr/despotès), de
son épouse (gunè), de leurs enfants (paides) et de leurs esclaves (douloi) et les
rapports qu'ils entretiennent les uns avec les autres au sein de la maisonnée sont
définis comme suit :
qui confère à la descendance d'un homme et d'une femme sa légitimité. À l'époque classique, « être marié » se disait
souvent avec le verbe « sunoikeô », qui renvoie également au fait de vivre ensemble au sein d'un oikos. Ainsi, si
l'être humain « ne s'accouple pas n'importe quand et avec le premier venu », c'est parce qu'il ne se marie pas
davantage « n'importe quand et avec le premier venu ». En effet, il faut avoir atteint un certain âge minimum pour
pouvoir se marier (quatorze ans pour les femmes à Athènes à l'époque d'Aristote) et le Stagirite considère que
certains âges de la vie y sont plus propices que d'autres (il recommande aux femmes de s'unir vers dix-huit ans et
aux hommes vers trente-sept ans, âges les plus propices, selon lui, à la procréation, voir Politique, livre VII, 1335a6-
35). En outre, dans l'Athènes classique, on ne se marie pas au hasard et très rarement par amour : une union est
traditionnellement décidée par les représentants masculins de deux familles (le futur mari d'une part, le frère et le
père de la future mariée d'autre part) le plus souvent au nom de relations d’intérêt ou d'amitié, en vue de développer
des affaires familiales, de s'enrichir ou encore d'acquérir du prestige. Pour en savoir plus sur l'institution maritale en
Grèce, on pourra consulter Anne-Marie Vérilhac et Claude Vial, Le Mariage grec du VIe siècle av. J.-C. à l'époque
d'Auguste, De Boccard, Paris, 1998 (École française d'Athènes, Bulletin de correspondance hellènique, supplément
32).
176 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., livre VII, chapitre 10, 1242a22-28, p.243. Une modification a été apportée à la
traduction et est indiquée entre crochets.
72
« Sans doute le rapport entre le maître et l'esclave est-il le même qu'entre l'art et ses outils
(despotou men oun kai doulou hèper kai technès kai organôn), entre l'âme et le corps (kai
psuchès kai sômatos) : ce ne sont pas des liens d'amitié ni de justice (oute philiai oute
dikaiosunai), mais un analogue de celles-ci (all'analogon) (…). Mais entre un homme
(andros) et son épouse (gunaikos), il y a amitié (philia) sur le mode de l'utile (hôs
chrèsimon) et ils forment une communauté (koinônia) ; entre un père et son fils (patros de
kai huiou), il y a le même lien d'amitié qu'entre la divinité et l'homme (hè autè hèper
theou pros anthrôpon), entre le bienfaiteur et le bénéficiaire (kai tou eu poièsantos pros
ton pathonta) et, de façon générale (holôs), entre celui qui gouverne par nature et celui qui
est gouverné par nature (tou phusei archontos pros ton phusei archomenon). Quand au lien
des frères entre eux (hè de tôn adelphôn pros allèlous), c'est principalement un lien de
camaraderie fondé sur l'égalité (hetairikè malista hè kat'isotèta). »177
Si l'on résume, on a donc un rapport ustensile entre le maître et l'esclave (l'esclave est
l'outil du maître), un rapport d'utilité réciproque entre l'époux et l'épouse, un rapport
d’obéissance et de gratitude entre le père et son fils (le fils obéit et montre de la
gratitude à son père) et un rapport de camaraderie entre les frères qui forment une
communauté d'égaux. Or ces rapports sont, à peu de chose près, les mêmes que ceux
qui structurent la cité, c'est pourquoi, écrit le Stagirite, « dans une maisonnée (en
oikiai) se trouvent déjà les débuts et les sources (archai kai pègai) de l'amitié
(philias), du lien politique (politeias) et de la justice (dikaiou) »178.
Toutefois, malgré leurs points communs, la maisonnée diffère de la cité en cela
qu'elle est, par elle-même, une communauté imparfaite, organisée en vue de la simple
vie mais pas encore de la vie bonne. Or, comme nous allons le voir, c'est son
insuffisance partielle à assurer cette simple vie qui va la pousser à tisser des liens avec
d'autres maisonnées et, finalement, à former une cité.
B – La simple vie dans la maisonnée
a – Les couples structurants
Comme le montre Aristote au livre I de la Politique, La maisonnée est
structurée par deux couples fondamentaux, qui constituent son noyau dur.
177 Ibid., 1242a28-36, p.243-245.
178 Ibid., 1242a40-b1, p.245.
73
« Il est nécessaire (anagkè) que s'unissent par couples (sunduazesthai) les êtres qui ne
peuvent exister l'un sans l'autre (tous aneu allèlôn mè dunamenous einai), tels la femelle et
le mâle (hoion thèlu men kai arren), en vue de la génération (tès geneseôs heneken) (et ce
n'est pas [le fruit d'un projet] (ouk ek proaireseôs), mais, tout comme chez les animaux en
général et les plantes (en tois allois zôiois kai phutois), c'est une loi naturelle que la
tendance à laisser après soi un autre pareil à soi-même (to ephiesthai hoion auto toiouton
katalipein heteron). »179
Le premier couple structurant est celui formé par le maître de maison et son épouse,
couple à l'origine de toute communauté parents-enfants. Aristote est ici très clair : la
vie commune de l'époux et de l'épouse au sein de la maisonnée n'est pas le fruit d'un
projet délibéré, contrairement à la vie commune en vue du Bien au sein de la cité,
mais l'effet de la nécessité naturelle. En effet, leur union vise à permettre l'exercice
d'une des fonctions qui participent de la simple vie : la reproduction, à laquelle nous
avons déjà consacré un développement en I-2-B. Le rapport d'utilité réciproque qui
existe entre l'époux et l'épouse apparaît donc primitivement fondé sur une
complémentarité naturelle d'ordre physiologique : qui possède un appareil
reproducteur femelle a besoin d'un appareil reproducteur mâle pour être en mesure
de procréer et qui possède un appareil reproducteur mâle a besoin d'un appareil
reproducteur femelle. Par suite, pourvoir aux besoins matériels des enfants une fois
nés, prendre soin d'eux au sein de la maisonnée, peut-être considéré comme un
prolongement de l'exercice reproductif : cela permet en effet de s'assurer que « l'autre
pareil à soi-même » survive après avoir été généré, afin de pouvoir le « laisser après
soi » et œuvrer ainsi à la pérennité de la lignée et de l'espèce.
Quand à l'autre couple structurant de la maisonnée : celui que forme le maître
de maison avec l'esclave, il est également le fruit de la nécessité. S'unissent en effet,
en vue de la « conservation (dia tèn sôtèrian), l'être qui par nature commande et
l'être qui obéit (archon de phusei kai archomenon). L'être qui, grâce à son
intelligence, est capable de prévoir (to men dunamenon tèi dianoiai prooran) est chef
par nature (archon phusei), maître par nature (despozon phusei) ; l'être qui, grâce à
sa vigueur corporelle, est capable d'exécuter (to de dunamenon tôi sômati tauta
poiein) est subordonné (archomenon), esclave par nature (phusei doulon) ; c'est
179 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre II, §2, 1252a26-30 p.13. Une modification a été apportée à
la traduction, qui est indiquée entre crochets.
74
pourquoi maître et esclave ont même intérêt (dio despotèi kai doulôi tauto
sumpherei) »180. C'est parce qu'ils ont tous les deux le besoin vital de nourrir leur
corps et de le protéger d'un certain nombre de menaces extérieures (prédateurs,
froid, etc.), ainsi que de nourrir et de protéger celui de leur compagne et de leur
progéniture, que le maître et l'esclave s'unissent au sein de la maisonnée. Pour
Aristote, la domination et l'ustensilité qui caractérisent leur rapport serait le fruit
d'une complémentarité naturelle : à l'un la nature aurait fait don de « l'intelligence
(tei dianoiai) », le rendant capable de commander et d'administrer la maisonnée avec
prévoyance, et à l'autre, elle aurait offert la « vigueur corporelle181 », comme en
compensation de facultés intellectuelles mutilées182, le destinant à exécuter les ordres
du premier et à lui servir d'instrument.
Sur la base de cette distinction, à la pertinence plus que douteuse, Aristote
apporte ainsi une réponse « nuancée » (dans le sens où il ne se contente pas de
répondre par oui ou par non) à la question de savoir s'il est légitime ou non de réduire
autrui en esclavage, question débattue par certains à l'époque. Refusant à la fois à la
conception selon laquelle « c'est seulement en vertu de la loi (nomoi) que l'un est
esclave (ton men douloi einai) et l'autre libre (ton d'eleutheron) ; par nature il n'y a
aucune différence (phusei d'outhen diapherein) »183 (qui revient à faire de l'esclavage
un simple état de fait que rien ne peut légitimer) et celle selon laquelle il est naturel
que le plus fort asservisse le plus faible (conception qui conduit, à l'inverse, à
légitimer toute réduction en esclavage), il adopte ainsi une position médiane, qui
repose sur cette idée que chaque homme serait soit « maître par nature (despozon
phusei) » soit « esclave par nature (phusei doulon) » : alors que la réduction en
esclavage de ceux qui appartiennent à la première catégorie apparaît comme une
violence faite à l'ordre des choses, celle de ceux qui appartiennent à la seconde se
180 Ibid., 1252a30-34, p.13.
181 Le texte grec dit plus précisément qu'un homme de ce type est « dunamenon tôi sômati poiein tauta », « capable de
faire, grâce à son corps, les choses [ordonnées par l'homme intelligent capable de prévoir] », ce qui sous-entend que
son corps est naturellement adapté à l’exécution de travaux physiques laborieux, donc plus vigoureux.
182 Aristote dit en effet de l'esclave (ho doulos) qu'il « n'a part à la raison que dans la mesure ou il peut la percevoir,
mais non pas la posséder lui-même (ho koinônôn logou tosouton hoson aisthanesthai alla mè echein) », Aristote,
Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre V, §9, 1254b22-23, p.20. Il possède juste ce qu'il faut de faculté
intellectuelle pour être capable de comprendre les ordres qu'on lui donne et pour les exécuter.
183 Ibid., livre I, chapitre III, §4, 1253b21-22, p.17.
75
donne comme tout à fait légitime et juste. Et cette domination « naturelle » serait
même particulièrement profitable à l'esclave : étant intellectuellement limité, il ne
pourrait utiliser ses capacités physiques à bon escient s'il n'était pas guidé par des
ordres éclairés. L'union du maître et de l'esclave se ramène donc, en somme, à un
échange de bons procédés : le maître apporte la réflexion qui manque à l'esclave et
l'esclave la vigueur laborieuse qui manque au maître, chacun ayant besoin de l'autre
pour assurer sa simple vie et celle des habitants de la maisonnée.
Au sein du couple maître/esclave, le maître de maison se révèle ainsi comme le
gouvernant-administrateur de la maisonnée, celui à qui incombe la tâche d'organiser
en amont la vie de l'oikos, en vue d'assurer son autosuffisance matérielle. Son pouvoir
est sans partage étant donné qu'Aristote écrit que « toute maison se gouverne
monarchiquement (monarcheitai gar pas oikos) »184 ce qui signifie que les habitants
de l'oikos sont tous soumis au pouvoir du seul maître de maison185. De plus, à la
différence du pouvoir politique qui « s'exerce sur des hommes libres (eleutherôn) et
égaux (isôn) »186, le sien s'exerce sur des hommes et des femmes qui, pour beaucoup,
ne sont pas libres (étant esclaves) et qui, dans tous les cas, lui sont inférieurs.
En tant que gouvernant-administrateur de la maisonnée, le rôle du maître de
maison est de bien exercer l'art de l'oikonomia, qui se ramène ainsi à la conjonction
de deux arts distincts mais complémentaires : celui d'acquérir des ressources (hè
ktètikè) et celui d'en faire usage (to chrèsasthai) au profit de la vie domestique. En
effet, au chapitre IV du livre I de la Politique, Aristote affirme que « l'art d'acquérir la
propriété (hè ktètikè) » est « une partie de l'administration domestique (meros tès
oikonomias) » puisque « sans les ressources indispensables (aneu tôn anagkaiôn) il
est impossible de vivre et de vivre bien (adunaton kai zèn kai eu zèn) »187 et, au
chapitre VIII du même livre, il lance comme une évidence : « quel art (tis), en effet,
utilisera les biens de la maison (estai hè chrèsomenè tois kata tèn oikian), si ce n'est
l'administration domestique (para tèn oikonomikè) ? »188.
184 Ibid., livre I, chapitre VII, §1, 1255b19, p.23.
185 Puisque comme l'écrit Aristote, à l'échelle de la cité, « si un homme exerce seul le pouvoir, c'est un roi (hotan men
autos ephestèkèi, basilikon) », ibid., livre I, chapitre I, §2, 1252a14, p.12.
186 Ibid., livre I, chapitre VII, §1, 1255b20, p.23.
187 Ibid., livre I, chapitre IV, §1, 1253b23-25, p.17.
188 Ibid., livre I, chapitre VIII, §2, 1256a12-13, p.24.
76
b – L'art d'user des ressources (to chrèsasthai)
Au sein de cet art de l'usage, Aristote fait une nouvelle distinction, identifiant deux
manières différentes de faire usage, à partir d'une distinction entre deux types
d'acquis :
« Les instruments proprement dits (ta legomena organa) sont des instruments de
production (poiètika organa esti) ; l'objet de propriété (to ktèma), au contraire, est un
instrument d'action (praktikon). »189
Parmi les ressources qu’acquiert le maître de maison, toutes ne sont pas utiles à la vie
domestique de la même manière. En effet, certaines, le sont par elles-mêmes, tandis
que d'autres ne le sont qu'en tant qu'elles permettent d'acquérir des choses utiles par
elles-mêmes. L'usage des premières, qu'Aristote nomme objets de propriété
(ktèmata), constitue une praxis, c'est-à-dire une activité qui est à elle-même sa
propre fin, ce qui est par exemple le cas lorsqu'on se sert « d'un vêtement et d'un lit
(apo tès esthètos kai tès klinès) on n'en tire que le seul usage (hè chrèsis monon) »190.
L'objet de propriété (ktèma) se conçoit ainsi comme « un instrument utile à la vie (to
ktèma organon pros zôèn esti) »191, comme quelque chose qui a immédiatement un
intérêt vital pour son utilisateur (le nourrir, l'hydrater, le protéger du froid, le
reposer, etc.). Quand à l'usage des secondes, qu'Aristote désigne comme « des
instruments de production (poiètika organa) », il constitue cette fois une poièsis,
c'est-à-dire une activité dont la fin est distincte de l'activité elle-même, cette dernière
n'étant que le moyen de produire une certaine œuvre. Ainsi, « la navette produit
quelque chose (apo tès kerkidos heteron ti ginetai) de plus que son usage propre
(para tèn chrèsin autès) »192 , par exemple lorsque l'on s'en sert pour tisser des
vêtements ou des draps.
Pour comprendre la nature de la relation entre l'art de l'usage pratique (du
grec praxis) et l'art de l'usage poiètique (du grec poièsis), qui participent tout deux de
l'art d'user des ressources et donc de l'oikonomia, un détour par le chapitre 1 du livre
I de l’Éthique à Nicomaque est nécessaire. Aristote y explique en effet la chose
suivante :
189 Ibid., livre I, chapitre VIII, §4, 1254a1-2, p.17.
190 Ibid., 1254a4-5, p.17.
191 Ibid., livre I, chapitre IV, §2, 1253b31, p.17.
192 Ibid., livre I, chapitre VIII, §4, 1254a3-4, p.17.
77
« On observe, en fait, une certaine différence (diaphora) entre les fins (tôn telôn) : les unes
consistent dans des activités (energeiai) [praxeis], et les autres dans certaines œuvres
(erga tina), distinctes des activités elles-mêmes (par'autas) [poièseis], dans ces cas-là les
œuvres (ta erga) sont par nature (pephuke) supérieures (beltiô) aux activités qui les
produisent (tôn energeiôn) »193.
Dans toute poièsis, l'activité productrice est subordonnée à l’œuvre qu'elle façonne, le
processus à sa fin. Or, si la fin réalisée est un instrument de production, comme c'est
le cas lorsque l'on assemble une pelle, l'activité poiètique accomplie débouchera sur
une nouvelle activité poiètique, qui saura exploiter l'objet qu'elle a produit pour
produire autre chose : utiliser la pelle pour creuser les fondations d'une maison par
exemple. Ainsi les poièseis se concatènent t-elles les unes aux autres, chaque
processus productif étant subordonné au processus suivant, jusqu'à ce que soit
produit un objet qui ne soit pas lui-même en vue d'une nouvelle poièsis. Et s'il n'est
pas en vue d'une nouvelle poièsis, c'est nécessairement qu'il est utile par lui-même et
donc qu'il donne lieu à une praxis. Toute poièsis est ainsi, en toute dernière instance,
subordonnée à une praxis, toute production à une utilisation. Aussi faut-il conclure
qu'au sein de l'oikonomia, l'art de l'usage poiètique se trouve subordonné à l'art de
l'usage pratique, l'usage d'instruments de production étant finalement toujours en
vue de la production d'objets de propriété et de leur utilisation, utilisation qui revêt
un intérêt vital immédiat pour l'utilisateur. La finalité de l'oikonomia se donne donc
comme l'utilisation, par les habitants de la maisonnée, des ressources qui ont un
intérêt vital intrinsèque et donnent lieu à une praxis.
Et c'est précisément en vue de produire de telles ressources que le maître de
maison doit acquérir et mettre à profit les instruments de productions parmi lesquels
« les uns sont inanimés (ta men apsucha), les autres animés (ta de empsucha) »194.
Parmi les outils productifs dont il peut se servir, on a donc d'un côté des ustensiles
inertes (apsucha) comme les sarcloirs, les faucilles, les charrues, les métiers à tisser,
les fours, etc... et de l'autre des ustensiles animés (empsucha), c'est-à-dire dotés d'une
âme (hè psuchè), principe immanent de vie et de mouvement. C'est le cas de
193 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 1, 1094a3-6, p.34-35. Les mots grecs praxeis et poièseis
ont été ajoutés par nous entre crochets.
194 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit, livre I, chapitre IV, §2, 1253b27-28, p.17.
78
« l'esclave (doulos) » et de manière générale de « tout serviteur (pas ho
hupèretès) »195, qu'il soit homme ou femme libre (salarié, femmes de la maison
pratiquant le tissage) ou non, ou même qu'il soit animal (bête de labour). L'ustensile
animé se comprend comme « un instrument précédent les autres instruments
(organon pro organôn)196 », en cela que son rôle est d'user correctement des
ustensiles inertes, en vue de finalités pratiques définies par le maître de maison.
Ainsi, si c'est bien lui qui met en mouvement les ustensiles inertes, l'ustensile animé
n'en reste pas moins lui-même un instrument : celui du maître de maison qui
administre l'oikos. Et c'est un instrument particulièrement commode. En effet, ayant
en lui-même un principe de mouvement (l'âme), il présente l'avantage de pouvoir
mouvoir sans avoir besoin d'être lui-même mu par un moteur extérieur. Cela signifie
que le maître de maison, après avoir donné ses directives, peut s'absenter et vaquer à
d'autres occupations, pendant que son ustensile animé œuvre à sa place. Mais cette
délégation n'est rendue possible que grâce au deuxième grand avantage de l'outil
animé : excepté l'animal, c'est un être ayant une forme de rationalité suffisante pour
comprendre et appliquer les ordres197. Aussi est-il capable de recevoir, par
l'intermédiaire de cette rationalité, la fin de l'action productive telle que pensée par le
maître et de réaliser cette fin en transformant la matière en conséquence.
Par cette délégation de tout ou partie des tâches productives aux ustensiles
animés, l'administration de la maisonnée gagne en efficacité : non seulement de
nombreux ouvrages sont réalisés en même temps, mais en plus cela permet au maître
de maison de se consacrer pleinement à sa tâche propre de gestion en amont et donc
de la réaliser plus parfaitement que s'il devait également s'impliquer dans des
activités productrices.
c – L'art d'acquérir « directement » des ressources
Quand à l'art d'acquisition (hè ktètikè), deuxième art constitutif de
l'oikonomia, dont la finalité est de fournir à la maisonnée des ressources poiètiques
195 Ibid., 1253b32-33, p.17.
196 Ibid., 1253b33, p.17.
197 Pour l'esclave (ho doulos), voir note 182. Aristote écrit en outre qu'il est « complètement dépourvu de la faculté de
délibérer (holôs ouk echei to bouleutikon) », ibid., livre I, chapitre XIII, §7, 1260a12, p.36. (la faculté de délibérer,
to bouleutikon, permet d'agir rationnellement, nous y reviendrons). La femme (hè gunè), de son côté, possède cette
faculté mais cette dernière se trouve mutilée par rapport à celle de l'homme libre, puisqu'elle est « sans [autorité]
(akuron) », ibid.,1260a13, p.36.
79
(instruments de productions) et pratiques (biens utiles par eux-mêmes) nécessaires à
la simple vie de l'oikos, il se subdivise également en plusieurs espèces et sous-espèces.
Dans cette sous-partie, nous nous intéresserons aux arts d'acquisition que nous
qualifierons de « directe »198.
Quelques mots tout d'abord sur notre terminologie. Le qualificatif « directe »
cherche à rendre compte du fait qu'une partie des arts d'acquisition mentionnés par
Aristote décrivent des activités où le maître de maison (secondé par ses instruments
inertes et/ou par ses instruments animés, qui sont comme des prolongements de son
propre corps199) va lui-même chercher ses ressources directement à la source, sans
déléguer cette tâche à un agent extérieur à l'oikos (au contraire des arts d'acquisition
indirecte comme nous le verrons).
L'art d'acquisition directe s'identifie avec ce qu'Aristote appelle l'« art de la
guerre (hè polèmikè) »200, qu'il faut entendre ici comme un art général de la chasse.
En effet, cet art se décline en art de la chasse à l'animal et en art de la chasse à
l'homme puisqu'il « doit se pratiquer (dei chrèstai) à la fois contre les bêtes sauvages
(pros ta thèria) et contre les hommes (kai tôn anthrôpôn), qui nés pour obéir (hosoi
pephukotes archesthai), s'y refusent (mè thelousin) »201.
L'art de la chasse à l'animal permet au maître de maison d'acquérir diverses
ressources d'usage courant, à la fois poiètiques et pratiques, puisque les animaux
sauvages qu'il tue « servent à sa nourriture (tès trophès) et à ses autres besoins (allès
boètheias), pour qu'il en tire soit son habillement (esthès), soit divers instruments
(alla organa) »202. Il est également à noter qu'en fonction de l'environnement qu'il
habite, le maître de maison sera en contact avec certains animaux sauvages plutôt
198 La distinction entre arts « d'acquisition directe » et arts « d'acquisition indirecte » n'est pas d'Aristote mais permet
d'ordonner avantageusement ses propres distinctions et d'éclairer ainsi sa pensée.
199 Aristote explique par exemple que l'esclave est, par rapport au maître, « comme une partie vivante de son corps,
mais séparée (hoion empsuchon ti tou sômatos kechôrismenon de meros) », Politique (livre I et II), op. cit., livre I,
chapitre VI, §10, 1255b11-12, p.22. Cette idée peut-être étendue à tous les instruments animés, avec cette nuance
que l'homme ou la femme libre qui œuvre pour le maître ne lui est organiquement assimilé que pendant la durée de
l'ouvrage : « dans les diverses activités (tais technais) le subordonné (ho hupèretès) joue le rôle d'un instrument (en
organou eidei estin) », ibid., livre I, chapitre IV, §2, 1253b29-30, p.17.
200 Ibid., livre I, chapitre VIII, §12, 1256b23, p.26.
201 Ibid., 1256b24-25, p.26.
202 Ibid., livre I, chapitre VIII, §11, 1256b19-20, p.26.
80
que d'autres et aura ainsi accès à certains types de ressources plutôt que d'autres.
Ainsi, s'il habite « au bord de lacs (limnas), de marais (helè), de rivières (potamous)
ou d'une mer poissonneuse (thalattan) »203, il pourra facilement s'adonner à la pêche,
sinon il chassera plutôt les « oiseaux (ornithôn) » et les « bêtes sauvages (thèriôn
agriôn) »204 terrestres.
L'art de la chasse à l'homme, quand à lui, vise l'acquisition d'un type de
ressources bien précis : les esclaves. Comme nous l'avons vu en II-2-B-a, seule la
réduction en esclavage des êtres humains esclaves par nature est jugée légitime par
Aristote, celle des maîtres par nature étant une violence blâmable faite à l'ordre des
choses. Aussi est-il nécessaire de faire preuve d'un certain « discernement » lorsque
l'on entreprend une chasse de ce genre.
Outre la chasse à l'animal et la chasse à l'homme, on pourrait ajouter au
nombre des arts d'acquisition directe, bien qu'Aristote ne le fasse pas, l'art de la
cueillette (sorte de chasse aux végétaux). En effet, on voit mal au nom de quoi cet art
ne figurerait pas sur la liste, d'autant qu'à l'époque classique la « cueillette de plantes
industrielles »205 était pratiquée en Grèce.
C – De la maisonnée au réseau de maisonnées : la nécessité de l'« acquisition
indirecte »
Ainsi l'administration domestique se conçoit-elle comme la mise en relation,
ordonnée par le maître de maison, d'activités de natures diverses, subordonnées les
unes aux autres, en vue de l'utilisation, par les membres de la maisonnée,
d'acquisitions et de productions permettant le simple-vivre. Cette diversification des
activités est manifestement au service d'un idéal d'autarcie matérielle familiale
(autosuffisance alimentaire via l'exploitation de ses terres, vestimentaire via le tissage
féminin, etc...), qui semble particulièrement cher aux mentalités de l'époque. En effet,
comme l'explique Marie-Claire Amouretti dans un article synthétisant les résultats
d'un important ensemble de recherches menées sur l'agriculture de la Grèce antique
dans les années 80-90 :
203 Ibid., livre I, chapitre VIII, §7, 1256a36-37, p.25.
204 Ibid., 1256a38, p.25.
205 Marie-Claire Amouretti, « L'agriculture de la Grèce antique : bilan des recherches de la dernière décennie », p.69 à
93 de Topoi, revue éditée par MSH MOM Jean Pouilloux, volume 4/1, 1994, p.79.
81
« Ce qui frappe l'historien de l'agriculture lorsqu'il compare la situation de la Grèce
antique à celle d'autres régions méditerranéennes, ce sont deux permanences : d'une part le
nombre élevé des exploitations de petites dimensions (qui peuvent appartenir à un même
propriétaire), d'autre part l'objectif de l'autarcie. »206
Historiquement, le maître de maison décrit par Aristote est avant tout un propriétaire
terrien : il possède des parcelles à l'intérieur ou à l'extérieur de la cité, souvent de
petites dimensions, qu'il exploite grâce à ses esclaves ou à des salariés, fournissant à
sa famille une base de produits agricoles d'usage courant (céréales mais aussi vin,
viande d'élevage, huile ou encore miel). Le Stagirite lui-même constate d'ailleurs la
prépondérance de ce mode de vie organisé principalement autour de l'agriculture,
estimant qu'à son époque « la plupart des hommes (to pleiston genos tôn anthrôpôn)
vivent de la terre (apo tès gès zèi) et des fruits de la culture (kai tôn hèmerôn
karpôn) »207. À Athènes, l'agriculture familiale est à ce point généralisée que « depuis
l'époque de Solon, les Athéniens eux-même avaient l'habitude d'évaluer la richesse
des individus en fonction de la production en blé (ou en équivalent-blé) »208. À cette
activité agricole s'ajoutent les diverses activités d'acquisition directe dont nous avons
parlé, qui viennent fournir un complément de produits utiles à la vie quotidienne,
l'idée étant qu'en combinant toutes ces activités la maisonnée puisse subvenir par
elle-même à ses besoins matériels.
Sauf qu'en réalité, comme le note Amouretti, cet objectif d'autarcie matérielle
familiale « n'est jamais atteint »209. En effet, tandis que certains biens de
consommation sont produits ou acquis en excès par rapport aux besoins vitaux de la
maisonnée, d'autres le sont en défaut. Aussi est-il nécessaire, pour le maître de
maison, d'échanger le surplus de sa production domestique pour acquérir les produits
dont manque son oikos. De l'aveu même d'Aristote, l'échange, est nécessaire pour
« compléter (eis anaplèrôsin) l'autarcie naturelle (tès kata phusin autarkeias) »210.
206 Ibid., p.78.
207 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre VIII, §7, 1256a38-40, p.25.
208 Lucia Nixon et Simon Price, « La dimension et les ressources des cités grecques », p.163 à 200 de La cité grecque
d'Homère à Alexandre, sous la direction d'Oswyn Murray et Simon Price, texte traduit de l'anglais par Franz Regnot,
La Découverte, Paris, 1992, p.176.
209 Marie-Claire Amouretti, art. cit. dans op. cit., p.78.
210 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IX, §6, 1257a30, p.28.
82
Aussi chaque maisonnée doit-elle finalement, pour être en mesure d'assurer la simple
vie de ses membres, se connecter à d'autres maisonnées, en formant, par le troc,
l'achat et la vente, qui constituent les modes d'« acquisition indirecte », un réseau en
vue d'atteindre l'autosuffisance matérielle à une plus grande échelle. C'est ainsi que
les maisonnées finissent par se regrouper en communautés d'intérêts de plus en plus
vastes et autosuffisantes : en villages (komai) et, par suite, en cités (poleis). Comme
l'écrit Aristote au livre V de l’Éthique à Nicomaque : « C'est (…) l'échange (tèi
metadosei) qui fait la cohésion (summenousin) »211 et, derrière l'échange, « le besoin
(hè chreia), qui est le lien universel (hè panta sunechei) »212 puisqu' « en l'absence de
tout besoin réciproque (hotan mè en chreai ôsin allèlôn), soit de la part des deux
contractants (è amphoteroi), soit seulement de l'un d'eux (è hateros), aucun échange
n'a lieu (ouk allattontai) »213.
La cité apparaît donc comme le cadre au sein duquel la simple vie humaine
s'exerce le plus parfaitement, le nombre des maisonnées et la diversité de leurs
productions étant désormais suffisantes pour assurer à l'ensemble de la communauté
de besoins une autosuffisance matérielle, à travers les échanges. Une fois regroupés
sur un même territoire et en contact les uns avec les autres, les oikoi peuvent adapter
leurs productions les unes par rapport aux autres, afin de mieux répondre aux
besoins du collectif et même se mettre à produire sur des espaces communs, avec une
main d’œuvre commune. En outre, il leur devient également possible de s'organiser
ensemble en vue d'assurer plus efficacement l'approvisionnement en eau de la
communauté, sa santé (embauche de médecins publics214) sa sécurité extérieure
(construction de remparts, constitution d'une armée), ainsi que sa sécurité intérieure
(création d'un système judiciaire).
Mais, comme nous l'avons déjà dit, si la cité se forme « pour permettre de
vivre (ginomenè men oun tou zèn heneken) », elle « existe pour permettre de vivre
bien (ousa de tou eu zèn) »215. Une fois regroupés au sein d'une cité et leur
conservation assurée, les êtres humains ne se sentent pas comblés pour autant. La
perfection de la simple vie ne leur suffit pas : c'est à la perfection de la vie tout court
211 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre V, chapitre 8, 1133a2, p.257.
212 Ibid., 1133a27, p.259.
213 Ibid., 1133b7-8, p.261.
214 Dans le Gorgias de Platon, en 495d-e, Socrate fait mention de tels médecins et donne les critères de leur embauche.
215 Aristote, Politique (livre I – II), §8, 1252b29-30, p.14.
83
qu'ils aspirent. Ainsi, la cité, prenant appui sur la satisfaction de ses besoins
nécessaires, peut désormais se porter vers le Bien, posant le bonheur comme finalité
commune ultime.
84
3 – Le bien-vivre humain
Le bien-vivre spécifique de l'être humain, qui a pour nom bonheur
(eudaimonia), advient donc au sein d'une formation sociale et politique, elle aussi
spécifiquement humaine : la cité (polis), qui peut se porter vers le Bien, grâce à
l'exercice en commun de facultés spécifiquement humaines : la pensée discursive
(dianoia) et la parole symbolique (logos). Aussi, répondre à la question : « bien vivre
est-ce possible pour tout le monde », dans la sphère de l'humain, revient finalement à
se demander si tous les êtres humains liés à la cité ont la possibilité d'accéder au
bonheur, dans quelle mesure les diverses inégalités entre les individus appartenant à
une même communauté restreignent ou empêchent cet accès et dans quelle mesure
Aristote considère qu'il est possible ou même souhaitable de travailler à résorber ces
inégalités.
Toutefois, pour être en mesure de répondre à cette question, il nous faut
préalablement comprendre ce qu'est le bonheur de l'être humain considéré dans
l'idéal, pris absolument, indépendamment de toute communauté au sein de laquelle il
advient plus ou moins parfaitement.
A – Unité et multiplicité du bonheur humain
a – Formule générale du bonheur (eudaimonia)
« Le bien pour l'homme (to anthrôpinon agathon) consiste dans une activité de
l'âme (psuchès energeia) en accord avec la vertu (kat'aretèn), et, au cas de pluralité de
vertus (ei de pleious hai aretai), en accord avec la plus excellente (kata tèn aristèn) et la
plus parfaite (kai teleiotatèn) d'entre elles. Mais il faut ajouter : « et cela dans une vie
accomplie jusqu'à son terme (en biôi teleiôi) », car une hirondelle ne fait pas le printemps
(mia gar chelidôn ear ou poiei), ni non plus un seul jour (oude mia hèmera) : et ainsi la
félicité et le bonheur (makarion kai eudaimonia) ne sont pas davantage l’œuvre d'une
seule journée (oude mia hèmera), ni d'un bref espace de temps (oud'oligos chronos). »216
Cette formule aristotélicienne du bonheur (eudaimonia), nous permet de saisir les
caractéristiques principales du bien-vivre humain : il est une certaine activité de
l'âme (psuchès energeia), c'est-à-dire l'exercice de certaines fonctions psychiques,
réalisée excellemment grâce à des dispositions acquises (hexeis) excellentes : les
216 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre I, chapitre 6, 1098a16-20, p.63.
85
vertus (aretai)217 et notamment grâce aux plus excellentes de ces dispositions
excellentes. En outre, cette bonne activité de l'âme doit se déployer sur un temps de
vie suffisamment long, car une vie ne peut-être dite « heureuse » si elle ne l'est qu'un
instant, un jour, un mois ou même un an. Et enfin, comme l'écrit Aristote :
« Si les activités (tôn d'energeiôn) sont les unes nécessaires et désirables en vue d'autres
choses (hai men eisin anagkaian kai di'hetera hairetai), et les autres désirables en elles-
mêmes (hai de kath'hautas), il est clair qu'on doit mettre le bonheur au nombre des
activités désirables en elles-mêmes (dèlon hoti tèn eudaimonian tôn kath'hautas haireton
tina theteon) et non de celles qui ne sont désirables qu'en vue d'autre chose (kai ou tôn
di'allo) : car le bonheur n'a besoin de rien (oudenos gar endeès hè eudaimonia), mais se
suffit pleinement à lui-même (all'autarkès). Or sont désirables en elles-mêmes
(kath'hautas d'eisin hairetai) les activités qui ne recherchent rien d'autre en dehors de leur
pur exercice (aph'hôn mèden epizèteitai para tèn energeian). Telles apparaissent être les
actions conformes à la vertu (hai kat'aretèn praxeis), car accomplir de nobles (kala) et
honnêtes actions (kai spoudaia prattein) est l'une de ces choses désirables en elles-mêmes
(tôn di'hauta hairetôn). »218
Les actes conformes à la vertu qui constituent la vie bonne doivent être désirables en
eux-mêmes, ne pas être en vue d'autre chose, sans quoi le bonheur ne serait pas la fin
ultime de la vie humaine mais simplement une fin intermédiaire. On retrouve ici
l'impératif du comblement du manque constitutif du vivant humain, de l'arrachement
à la mortalité qui délite constamment son existence, par l'accession à un état
d'autarcie au sein duquel la vie se suffit à elle-même, étant devenue à elle-même sa
propre fin.
b – Le bonheur pratique
Or la vie bonne proprement humaine est nécessairement actualisation de ce
que l'homme possède en propre. Il faut donc que l'activité excellente de l'âme qui
constitue le bonheur implique l'usage de la faculté intellectuelle (nous), puisque c'est
la possession de cette faculté qui distingue l'être humain des autres animaux et des
plantes (la dianoia et le logos étant simplement des spécifications de cette faculté) et
217 Comme nous l'avons déjà expliqué dans notre introduction, l'aretè désigne, de manière générale, ce par quoi l'on
excelle. L'aretè de l'âme, très souvent rendue par le français « vertu », est ainsi à comprendre comme un état général
d'excellence des dispositions psychiques de l'être humain. Pour plus en savoir plus sur ce terme, voir note 20.
218 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 6, 1176b2-9, p.541.
86
que cette faculté psychique est la plus excellente. Sauf que l'acte intellectuel tend à
s'identifier avec la vie du dieu qui, nous l'avons vu en I-1, est un pur acte intellectuel,
une contemplation (theôria) éternelle de lui-même qui lui apporte la « jouissance
parfaite et souveraine (to hèdiston kai ariston) »219. Aussi, un bonheur reposant sur
l'exercice de la seule faculté intellectuelle apparaît finalement comme n'ayant rien de
proprement humain.
Malgré cette difficulté, Aristote parvient à dégager un bien-vivre accessible au
seul être humain, qui consiste en un acte conjoint de l'intellect, de la sensation, du
désir et de la faculté motrice. Ce bien-vivre est bonheur pratique, perfection de
l'action humaine (praxis), qui est le seul mouvement à résulter d'une activité
commune de l'intellect, de facultés psychiques liées au corps (sensation, motricité,
désir) et du corps lui-même (le mouvement animal ne mettant en œuvre aucun acte
intellectuel et l'acte du dieu ne mettant en œuvre aucun autre acte que l'acte
intellectuel). En vivant heureux de cette manière, l'être humain se révèle donc animal
et dieu à la fois et donc aussi ni l'un ni l'autre : « corde tendue entre la bête et le
surhumain »220.
Concrètement, cette vie bonne pratique se conçoit comme une activité de l'âme
et du corps en accord avec un certain type de vertus qu'Aristote nomme « pratiques
(praktikôn aretôn) »221. Cette activité se déploie « dans la sphère de la politique (en
tois politikois) ou de la guerre (è en tois polemikois) »222, tels « les actes justes
(dikaia), (…) ou courageux (andreia), et tous les autres actes de vertu (kai ta alla ta
kata tas aretas), nous les pratiquons dans nos relations les uns avec les autres (pros
allèlous prattomen), quand, dans les contrats (en sunallagmasi), les services rendus
(kai chreias) et les actions les plus variées (kai praxesi pantoiais) ainsi que dans nos
passions (en te tois pathesi), nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun
(diatèrountes to prepon) »223. Ce bonheur n'est donc pas accessible à un être humain
esseulé : les actions conformes aux vertus pratiques dans lesquelles il consiste ne
peuvent se déployer qu'au sein d'une communauté politique. Les actes justes, par
219 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Λ, chapitre 7, 1072b24, p.177-178.
220 Voir note 118.
221 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b6, p.547.
222 Ibid., 1177b6-7, p.547.
223 Ibid., livre X, chapitre 8, 1178a10, p.552.
87
exemple, adviennent toujours dans une relation à autrui : on n'est jamais juste en
acte tout seul, mais envers quelqu'un. Ainsi, la vie bonne pratique s'identifie
finalement à une participation excellente aux affaires de la cité, l'implication au sein
de la communauté politique étant l'occasion de la mise en œuvre conjointe des
facultés intellectuelle, motrice, désirante et sensorielle, en accord avec les vertus
pratiques, l'occasion pour l'excellence proprement humaine de se manifester.
Sauf que ce bonheur proprement humain, parce qu'il met en œuvre une
pluralité de facultés psychiques ainsi que le corps, n'atteint qu'un état d'autarcie
imparfaite : s'il est vrai que les actions en accord avec les vertus pratiques sont
recherchées pour leur noblesse intrinsèque et apparaissent donc comme désirables
par elles-mêmes, leur exécution « requiert le secours de multiples facteurs (pollôn
deitai), et plus les actions sont grandes et nobles (hosôi an meizous ôsi kai kallious),
plus ces conditions sont nombreuses (pleionôn) »224. L'agir vertueux qui constitue le
bonheur pratique se trouve dépendant de la réunion d'un certain nombre de
conditions matérielle :
« L'homme libéral (tôi eleutheriôi), en effet, aura besoin d'argent (deèsei chrèmatôn) pour
répandre ses libéralités (pros to prattein ta eleuthéria), et par suite l'homme juste (kai tôi
dikaiôi) pour rétribuer les services qu'on lui rend (eis tas antapodoseis) (…) ; de son côté
l'homme courageux (tôi andreiôi) aura besoin de force (dunameôs), s'il accomplit
quelqu'une des actions conformes à sa vertu (eiper epitelei ti tôn kata tèn aretèn), et
l'homme tempérant (tôi sôphroni) a besoin d'une possibilité de se livrer à l'intempérance
(exousias). Autrement, comment ce dernier, ou l'un des autres dont nous parlons pourra t-il
manifester sa vertu (pôs gar dèlos estai è houtos è tôn allôn tis) ? »225
L'excellence pratique est ainsi suspendue à quantité d'autres choses qu'elle-même,
sans lesquelles il lui est impossible d'être effective. De ce point de vue, la vie bonne
proprement humaine est donc bien loin de la parfaite autarcie du dieu, capable d'agir
excellemment à l'infini et continuellement, quel que soit l'état matériel du kosmos.
c – Le bonheur contemplatif
Ainsi, parce que le bonheur pratique présente de nombreuses insuffisances,
Aristote encourage l'être humain à dépasser sa condition propre, dans la mesure du
224 Ibid., 1178b2-3, p.554.
225 Ibid., 1178a28-33, p.554.
88
possible, afin de jouir d'une vie bonne apparentée à l'existence divine :
« Une vie de ce genre sera trop élevée pour la condition humaine (ho de toioutos an eiè
bios kreittôn è kat'anthrôpon) : car ce n'est pas en tant qu'homme qu'on vivra de cette
façon (ou gar hèi anthrôpos estin houtô biôsetai), mais en tant que quelque élément divin
est présent en nous (all'hèi theion ti en autôi huparchei). Et autant cet élément est
supérieur au composé humain (hoson de diapherei touto tou sunthétou) {âme liée à un
corps}, autant son activité est elle-même supérieure à celle de l'autre sorte de vertu
(tosouton kai hè energeia tès kata tèn allèn aretèn) {l'activité en accord avec les vertus
pratiques}. Si donc l'intellect est quelque chose de divin par comparaison avec l'homme
(ei dè theion ho nous pros ton anthrôpon), la vie selon l'intellect est également divine
comparée à la vie humain (kai ho kata touton bios theios pros ton anthrôpinon bion). Il ne
faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l'homme (ou chrè de kata tous parainountas
anthrôpina), parce qu'il est homme (anthrôpon onta), de borner sa pensée aux choses
mortelles (phronein oude thnèta ton thnèton), mais l'homme doit, dans la mesure du
possible, s'immortaliser (all'eph'hoson endechetai athanatizein) et tout faire pour vivre
selon la partie la plus noble qui est en lui (kai panta poiein pros to zèn kata to kratiston
tôn en hautôi) ; car même si cette partie est petite par sa masse (tôi ogkôi mikron esti), par
sa puissance (dunamei) et sa valeur (timiotèti) elle dépasse de beaucoup tout le reste (pollu
mallon pantôn huperechei). On peut même penser que chaque homme s'identifie avec
cette partie même (doxeie d'an kai einai hekastos touto), puisqu'elle est la partie
[maîtresse] de son être (eiper to kurion), et la meilleure (kai ameinon) »226.
La faculté intellectuelle (nous) constitue la partie la plus excellente de l'être humain
et son activité séparée (la contemplation, theôria, acte de connaître scientifiquement)
en accord avec sa vertu propre (la sagesse, sophia) : le bonheur humain le plus grand.
La vie bonne pratique, si elle est proprement humaine, est aussi seulement humaine,
œuvre excellente de l'âme et du corps humains certes, mais œuvre de mortel. Aussi,
l'être humain qui aspire à l'immortalité, au comblement de son manque à être le plus
plein, cherchera t-il plutôt à dépasser sa condition et à assimiler sa vie à celle du dieu,
grâce à une pratique excellente de la contemplation. Très paradoxalement, pour
devenir le plus parfaitement humain donc, il faut faire l'effort de se déshumaniser ou,
plus exactement, de se surhumaniser. En dédoublant le bien-vivre humain, c'est l'être
humain lui-même qu'Aristote dédouble : l'identifiant tantôt à ce qui lui est propre,
226 Ibid., livre X, chapitre 7, 1177b26-1178a3, p.549-551. Deux petits commentaires ont été intégrés entre accolades à
même le texte. Une modification a été apportée à la traduction et est indiquée entre crochets.
89
c'est-à-dire à son intellect en tant que celui-ci est l'intellect d'une âme liée à un corps,
et tantôt à ce qu'il y a de meilleur en lui et le rend semblable au divin, c'est-à-dire à
son intellect seul.
En s'exerçant indépendamment des facultés de l'âme liées au corps et
indépendamment du corps lui-même, l'intellect arrache ainsi temporairement l'être
humain à sa matérialité, à ce qui, en lui, renferme toujours une « puissance
(dunaton) d'être et de ne pas être (kai einai kai mè einai) »227 et l'ouvre au manque et
à la mortalité. Et parmi les étants contemplés, ceux dont l'existence est indépendante
de toute matérialité (le dieu-Bien), ou quasiment (les astres), et qui sont
incorruptibles, font l'objet d'une activité intellectuelle plus excellente et sont la source
d'un bonheur plus parfait, que ceux qui ont une matière et qui sont corruptibles
(comme les plantes ou les animaux). Comme l'écrit Aristote :
« Parmi les substances constituées par nature (tôn ousiôn hosai phusei sunestasi), les unes,
inengendrées (agenètous) et incorruptibles (aphthartous), existent pour absolument toute
l'éternité (ton hapanta aiôna), tandis que les autres ont part à la génération (metechein
geneseôs) et à la corruption (kai phtoras). […] Chacune des deux études a son charme
(echein d'hekatera charin). Même si, en effet, nous les atteignons fort peu (kata mikron
ephaptometha) [car ils sont loin de nous et plus difficiles à observer], la connaissance des
êtres éternels (tou gnôrizein), du fait de sa valeur (dia tèn timiotèta), donne plus de plaisir
(hèdion) que celle d'absolument tous les êtres qui sont près de nous (è ta par'hèmin
hapanta), comme aussi le fait d'apercevoir n'importe quelle petite partie des êtres aimés
(hôsper kai tôn erômenôn to tuchon kai mikron morion katidein) est plus agréable (hèdion
estin) que de voir avec précision beaucoup d'autres choses (è polla hetera kai megala
di'akribeias idein). »228
La contemplation théologique (ayant pour objet le dieu) est donc plus excellente que
la contemplation astronomique (ayant pour objet les étants incorruptibles par delà la
lune), elle-même plus excellente que la contemplation physique (ayant pour objet les
étants changeants et périssables qui nous entourent), la preuve en est que le plaisir
intellectuel qui résulte de la première est plus grand que celui qui résulte de la
227 Aristote, Métaphysique, tome 2 (livres H – N), op. cit., livre Θ, chapitre 8, 1050b12, p.63.
228 Aristote, Parties des animaux, op. cit., livre I, chapitre 5, 644b22-35, p.129. Un petit commentaire a été intégré à
même le texte et indiqué entre crochets.
90
seconde, qui est lui-même plus grand que celui qui résulte de la troisième229. Une
activité dépouillée de matérialité, s'exerçant sur un objet lui-même dépouillé de
matérialité, arrache la vie humaine, le temps de sa réalisation, à ce par quoi la
mortalité et le manque adviennent en elle (la matière, hulè). Aussi est-elle la source
du bonheur humain le plus parfait.
Cette distanciation vis à vis de la matérialité, et donc vis à vis du corps,
qu'opère l'activité intellectuelle séparée, permet également à l'être humain de se
« livrer à la contemplation d'une manière plus continue qu'en accomplissant
n'importe quelle action (theôrein dunametha sunechôs mallon è prattein
hotioun) »230. Puisque la contemplation sollicite le moins le corps elle produit peu de
fatigue et peut donc se prolonger plus longtemps que les autres activités (mais pas
éternellement, car il faut parfois s'interrompre pour se nourrir, se reposer de la veille
prolongée, ou encore s'occuper d'affaires de mortels231). En outre, comme l'écrit
Aristote :
« Ce qu'on appelle [l'autarcie] (hè autarkeia) appartiendra au plus haut point à l'activité de
contemplation (peri tèn theôrètikèn malist'an eiè) : car s'il est vrai qu'un homme sage
(sophos), un homme juste (dikaios), ou tout autre possédant une autre vertu (hoi loipoi),
ont besoin des choses nécessaires à la vie (deontai tôn pros to zèn anagkaiôn), cependant,
une fois suffisamment pourvu des biens de ce genre (tois toioutois hikanôs
kechorègèmenôn), tandis que l'homme juste a encore besoin de ses semblables, envers
lesquels ou avec l'aide desquels il agira avec justice (ho men dikaios deitai pros hous
dikaiopragèsei kai meth'hôn) (et il en est de même pour l'homme tempéré (homoiôs de kai
ho sôphrôn), l'homme courageux (kai ho andreios) et chacun des autres (kai tôn allôn
229 Rappelons qu'Aristote conçoit le plaisir comme advenant de surcroît au terme d'une activité excellemment
accomplie. Plus l'activité est excellente, donc, plus elle produit de plaisir.
230 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177a21-22, p.546.
231 Aristote écrit en effet que « le sage aura aussi besoin de la prospérité extérieure (deèsei tès ektos euèmerias),
puisqu'il est un homme (anthrôpôi onti) : car la nature humaine (hè phusis) ne se suffit pas pleinement à elle-même
(ou autarkès) pour l'exercice de la contemplation (pros to theôrein), mais il faut aussi que le corps soit en bonne
santé (alla dei kai to sôma hugiainein), qu'il reçoive de la nourriture et tous autres soins (kai trophèn kai tèn loipèn
therapeian huparchein). Cependant, s'il n'est pas possible (ei mè endechetai) sans l'aide des biens extérieurs (aneu
tôn ektos agathôn) d'être parfaitement heureux (makarion einai), on ne doit pas s'imaginer pour autant que l'homme
aura besoin de choses nombreuses et importantes pour être heureux (ou mèn oièteon ge pollôn kai megalôn
deèsesthai ton eudaimonèsonta) […] Il suffit d'avoir la quantité de moyens strictement exigés par l'action vertueuse
(hikanon de tosauth'huparchein) », Ibid., livre X, chapitre 9, 1178b33-1179a8, p.556-557.
91
hekastos)), l'homme sage (ho sophos), au contraire, fût-il laissé à lui-même (kath'hauton
ôn), garde la capacité de contempler (dunatai theôrein), et il est même d'autant plus sage
qu'il contemple dans cet état davantage (kai hosôi an sophôteros èi mallon). Sans doute
est-il préférable pour lui d'avoir des collaborateurs (beltion d'isôs sunergous echôn), mais
il n'en est pas moins l'homme qui se suffit le plus pleinement à lui-même (all'homôs
autarkestatos). Et cette activité paraîtra la seule à être aimée pour elle-même (an autè
monè di'hautèn agapasthai) : elle ne produit, en effet, rien en dehors de l'acte même de
contempler (ouden gar ap'autès ginetai para to théôrèsai), alors que des activités
pratiques nous retirons un avantage plus ou moins considérable à partir de l'action elle-
même (apo de tôn praktikôn è pleion è elatton peripoioumetha para tèn praxin). »232
À la différence des activités en accord avec les vertus pratiques, qui sont accomplies
en vue d'elles-mêmes (étant nobles et désirables en elles-mêmes) et en même temps
en vue de leurs effets (l'homme juste veut produire la justice dans la cité, l'homme
courageux veut gagner ses combats, etc.), la contemplation n'est accomplie qu'en vue
d'elle-même, étant absolument désirable. De plus, l'acte contemplatif, peut être
accompli par un être humain seul et nécessite peu de prérequis matériels
(simplement de quoi assurer la simple vie du sage), alors que, nous l'avons vu, les
activités pratiques ne peuvent s'accomplir sans la présence d'autrui et se trouvent
également dépendantes de la réunion d'autres conditions matérielles (on ne peut agir
libéralement sans posséder le l'argent, ni courageusement sans avoir de la force par
exemple). Pour toutes ces raisons, la contemplation apparaît comme l'activité
vertueuse la plus autarcique, se suffisant bien davantage à elle-même que les activités
vertueuses pratiques. C'est donc dans le bonheur contemplatif que la vie humaine
atteint son plus haut degré de plénitude et devient à elle-même sa propre fin.
Enfin, puisque l'activité contemplative est la plus excellente et la plus continue,
l'être humain qui participe au bien-vivre contemplatif est également celui qui éprouve
les plaisirs les plus intenses et les plus durables :
« L'activité selon la sagesse (hè kata tèn sophian) est, tout le monde le reconnaît
(homologoumenôs), la plus plaisante des activités conformes à la vertu (hèdistè de tôn
kat'aretèn energeiôn) »233.
Il est intéressant de noter qu'Aristote retrouve ici, par une voie différente, une
232 Ibid., 1177a27-1177b4, p.546-547.
233 Ibid., 1177a23-25, p.546.
92
conclusion platonicienne : les objets intellectuels sont ceux qui comblent le mieux
l'être humain et lui procurent « un plaisir (hèdonès) ferme et pur (bebaiou te kai
katharas) »234.
Les théories de Platon relatives au bonheur reposent, en effet, sur des postulats
et des développements assez différents de ceux du Stagirite. Pour le fondateur de
l'Académie, la partie rationnelle de l'âme (logistikon) est la seule à survivre à la mort
du corps et existait, à l'origine, indépendamment des autres parties de l'âme (la partie
ardente ou thumoeides et la partie appétitive ou epithumètikon) et du corps. En vertu
de sa théorie de la métempsychose, ces âmes rationnelles se sont incarnées dans des
corps humanoïdes, oubliant, au cours de ce processus, toutes les vérités de l'univers
dont elles avaient acquis la connaissance alors qu'elles étaient encore séparées de tout
élément mortel :
« Après avoir mélangé le tout (sustèsas de to pan), [le dieu artisan du kosmos] divisa le
mélange en autant d'âmes qu'il y a d'astres (dieilen psuchas isarithmous tois astrois), et il
affecta chaque âme à un astre (eneimen th'hekastèn pros hekaston). Et, y ayant fait monter
les âmes comme sur un char (kai embibasas ôs es ochèma), il leur révéla la nature de
l'univers (tèn tou pantos phusin edeixen), et leur exposa les lois de la destinée (nomous te
tous heimarmenous eipen autas) : […] il fallait (deoi) que, disséminées dans les
instruments du temps {c'est-à-dire les corps périssables}, chacune dans celui qui lui
convenait (spareisas autas eis ta prosèkonta hekastais hekasta organa chronôn), l'âme
devint la créature qui, parmi les vivants, vénérât le plus les dieux (phunai zôiôn to
theosebestaton) […]. Maintenant, chaque fois que, en vertu de la nécessité, une âme
viendrait s'implanter en des corps (hopote dè sômasin emphuteutheien ex anagkès), et que
des parties s'ajouteraient au corps où ces âmes seraient incarnées, tandis que d'autres
parties s'en détacheraient, un certain nombre de facteurs devraient intervenir dans la nature
humaine (kai to men prosioi to d'apioi tou sômatos autôn) : d'abord la sensation devrait de
toute nécessité apparaître (prôton men aisthèsin anagkaion eiè), la même pour tous les
vivants (mian pasin), mise en branle par des impressions violentes, connaturelle (ek biaiôn
pathèmatôn sumphuton gignesthai) ; en second lieu (deuteron), le désir (erôta), un
mélange de plaisir et de souffrance (hèdonèi kai lupèi memeigmenon) ; et en outre, la
crainte (phobon), la colère (thumon) et toutes les affections qui s'ensuivent et toutes celles
qui sont d'une nature contraire (hosan te hepomena autois kai hoposa enantiôs pephuke
234 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 586a, p.1756.
93
diestèkota). »235
Cet extrait du Timée nous montre bien que, contrairement à la partie rationnelle, les
autres éléments psychiques (sensation, désir, émotivité) sont liés au corps et ne
s'ajoutent à la rationalité qu'une fois que celle-ci s'est incarnée. Une lutte pour la
domination de l'âme entière, nouvellement formée, s'engage alors entre ses parties
hétérogènes, unies à l'issue de cette métempsychose.
Et c'est la partie rationnelle, immortelle et divine, qui doit l'emporter :
« Dominer ces éléments serait vivre dans la justice (hôn ei men kratèsoien dikèi
biôsointo), et être dominé par eux, vivre dans l'injustice (kratèthentes de adikiai). »236
Pour Platon, la justice (dikaiosunè) est ce qui rend la vie du composé humain, fait
d'une âme capable de raisonner et d'un corps, excellente. En effet, elle est la vertu de
l'âme complète, celle qui apporte l'excellence et l'harmonie à la totalité du composé
psychique, étant à la fois perfection de chaque partie et perfection de leurs rapports.
De manière ramassée, on peut la définir comme « ce fait de s'occuper de ses tâches
propres (to ta hautou prattein) »237 exigence qui, si l'on développe, implique que
« l'homme juste n'autorise aucune partie de de lui-même à réaliser des tâches qui lui
sont étrangères (mè easanta tallotria prattein hekaston en hautôi), qu'il ne laisse pas
les classes qui existent dans son âme se disperser dans les tâches les unes des autres
(mède polupragmonein pros allèla ta en tèi psuchèi genè), mais qu'il établisse au
contraire un ordre véritable des tâches propres (alla tôi onti ta oikeia eu themenon),
qu'il se dirige lui-même (arxanta auton hautou) et s'ordonne lui-même (kai
kosmèsanta), qu'il devienne un ami pour lui-même (kai philon genomenon heautôi),
qu'il harmonise les trois <principes> existant en lui (kai sunarmosanta tria onta)
exactement comme on le fait des trois termes d'une harmonie musicale (hôsper
horous treis harmonias atechnôs) – le plus élevé (neatès), le plus bas (hupatès) et le
moyen (mesès), et d'autres s'il en existe dans l'intervalle (kai ei alla atta metaxu
tugchanei onta) -, qu'il lie ensemble tous ces <principes> de manière à devenir, lui
qui a une constitution plurielle, un être entièrement unifié, modéré et en harmonie
(panta tauta sundèsanta kai pantapasin hena genomenon ek pollôn sôphrona kai
235 Platon, Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit, 41d-42b, p.2000.
236 Ibid., 42b, p.2000.
237 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit. livre IV, 433a, p.1596.
94
hèrmosmenon) »238. Dans une âme parfaitement juste, chaque partie réalise
excellemment sa fonction propre et tient sa place au sein du composé : la partie
rationnelle de l'âme (logistikon) a atteint la sagesse (sophia), c'est-à-dire « la
connaissance de ce qui est le bien de chacun (epistèmèn tou sumperontos hekastôi),
autant de la partie que du tout composé de ces trois principes joints ensemble (te kai
holôi tôi koinoî sphôn autôn triôn ontôn) »239, aussi commande t-elle aux autres
parties pour leur bien, le sien propre et celui de l'âme entière ; la partie ardente
(thumoeides) quand à elle, a développé son courage (andreia), c'est-à-dire sa capacité
à « maintenir (diasôizèi), nonobstant les peines et les plaisirs (dia te lupôn kai
hèdonôn), ce qui est promulgué par la raison (to hupo tôn logôn paraggelthen)
concernant ce qui est à craindre (deinon) et ce qui ne l'est pas (te kai mè) »240 et est
ainsi devenue l'auxiliaire fiable et vigoureuse de la partie rationnelle ; enfin, la partie
appétitive (epithumètikon) se laisse désormais guider par les deux autres comme il se
doit, désirant ce qui a été rationnellement identifié comme bon et fuyant ce qui a été
rationnellement identifié comme mauvais, ce qui apporte la modération
(sôphrosunè) à l'âme entière, définie comme « l'amitié (tèi philiai) et (...) la concorde
(kai sumphôniai) entre ces trois principes, lorsque le principe qui dirige (to archon)
et ceux qui sont dirigés (tô archomenô) s'accordent pour reconnaître que le principe
rationnel doit commander (to logistikon homodoxôsi dein archein) et que les
principes dirigés n'entrent pas en conflit avec lui (kai mè stasiazôsin autôi) »241.
Mais si l'être humain, chez Platon, a à rendre la totalité hétérogène de son âme
excellente, c'est-à-dire juste, c'est surtout parce qu'il s'agit du seul moyen de
préserver la partie rationnelle divine des éléments mortels auxquels elle a été associée
à la suite de la métempsychose, d'éviter que sa perfection originelle ne s’abîme au
contact d'éléments imparfaits. L'excellence proprement mortelle n'est donc pas la fin
ultime de la vie humaine, elle sert surtout à préparer l'évasion de « l’œil de l'âme (to
tès psuchès omma), enfoui dans quelque bourbier barbare (katorôrugmenon en
borborôi barbarikôi tini) »242, sa séparation d'avec le corps et les autres parties de
238 Ibid., 443d-e, p.1609.
239 Ibid., 442c, p.1608.
240 Ibid., 442c, p.1608.
241 Ibid., 442c-d, p.1608.
242 Ibid., livre VII, 533d, p.1699.
95
l'âme périssables (ardente et appétitive) après la mort. Comme le dit Socrate dans le
Phédon :
« Si vraiment l'âme est immortelle (eiper hè psuchè athanatos), elle réclame certainement
qu'on prenne soin d'elle (epimeleias dè deitai) non seulement pour ce temps que dure ce
que nous appelons vivre (ouch huper tou chronou toutou monon en hôi kaloumen to zèn),
mais pour la totalité du temps (all'huper tou pantos), et il y aurait dès lors, semble t-il, un
risque terrible à ne pas prendre soin d'elle (kai ho kindunos nun dè kai doxeien an deinos
einai ei tis autès amelèsei). Car si la mort nous séparait de tout (ei men gar èn ho thanatos
tou pantos apallagè), quelle bonne affaire ce serait pour les méchants (hermaion an èn
tois kakois) ! Une fois morts, ils seraient à la fois séparés de leur corps et, avec leur âme,
de la méchanceté qui est la leur (apothanousi tou te sômatos ham'apèllachthai kai tès
hautôn kakias meta tès psuchès). En réalité, puisque l'âme est manifestement immortelle
(nun d'epeidè athanatos phainetai ousa), il ne peut y avoir pour elle d'autre moyen de fuir
ce qui est mauvais ni d'autre salut que de devenir la meilleure et la plus sensée possible
(oudemia an eiè autèi allè apophugè kakôn oude sôtèria plèn tou hôs beltistèn te kai
phronimôtatèn genesthai). »243
Or préparer cette évasion n'est pas sans procurer un certain bien-vivre supérieur à
l'être humain qui consacre son temps de vie à « s'assimiler au dieu dans la mesure du
possible (homoiôsis theôi kata to dunaton) »244, en prenant le plus grand soin de sa
partie rationnelle, ayant compris que cette dernière est son constituant le plus
précieux et le plus permanent :
« L'homme qui a mis tout son zèle à acquérir la connaissance et à obtenir des pensées
vraies (tôi de peri philomathian kai peri tas alètheis phronèseis espoudakoti), celui qui a
exercé surtout cette partie de lui-même (kai tauta malista tôn hautou gegumnasmenôi), il
est absolument nécessaire, je suppose, qu'il ait des pensées immortelles et divines
(phronein men athanata kai theia), si précisément il atteint à la vérité (anper alètheias
ephaptètai) ; que, dans la mesure, encore une fois, où la nature humaine est capable
d'avoir part à l'immortalité (kath'hoson d'au metaschein anthrôpinèi phusei athanasias
endechetai), il ne lui en échappe pas la moindre parcelle (toutou mèden meros
apoleipein) ; enfin que, puisqu'il ne cesse de prendre soin de son élément divin (aei
therapeuonta to theion) et qu'il maintient en bonne forme le démon qui en lui partage sa
243 Platon, Phédon, texte traduit par Monique Dixsaut dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 107c-d, p.1229-1230.
244 Platon, Théétète, texte traduit par Michel Narcy dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 176b, p.1933.
96
demeure (echonta te auton eu kekosmèmenon ton daimona sunoikon heautôi), il soit
supérieurement heureux (diapherontôs eudaimonia einai). »245
Si prendre soin de sa partie rationnelle suppose de la préserver de la mauvaise
influence des éléments mortels avec lesquels elle est en contact, cela implique
également de la perfectionner, autant que le permet l'humaine condition, en la
mettant en présence de ce qui lui est semblable : des pensées vraies et divines,
valables éternellement. On se souvient, en effet, que dans son état de perfection
initial, l'âme rationnelle avait une parfaite connaissance des vérités de l'univers, mais
que ces dernières ont été oubliées lors de son incarnation. Aussi est-elle en manque
de cette perfection épistémique perdue et cherche t-elle à la retrouver à même la vie
humaine, à même la mortalité, par la pratique de la dialectique philosophique. Ainsi,
chez Platon, plus la réminiscence est complète, plus l'état de la portion divine de
l'âme humaine est excellent et plus le mortel humain, juste par ailleurs, est heureux.
Pour Platon, comme pour Aristote, c'est donc bien la saisie d'objets
intellectuels ou rationnels, d'objets de pensée, qui constitue le bien-vivre humain le
plus parfait, même si les modalités de cette saisie et les raisons qui la motivent
diffèrent chez l'un et chez l'autre. Et ce fait n'est pas vraiment surprenant car, à bien y
regarder, le maître et l'élève partagent des postulats décisifs, qui orientent leurs
efforts pour penser le bonheur humain dans la même direction : l'un comme l'autre
posent une équivalence entre « vivre bien » et « faire œuvre d'immortel dans la
mesure du possible » et l'un comme l'autre reconnaissent un caractère divin à la
faculté psychique qui permet la pensée. De là à faire dépendre le bien-vivre humain
de l'exercice de cette dernière, il n'y a qu'un pas.
B – La vertu (arètè) humaine
Comme nous l'avons-vu, le bonheur, tel que pensé par Aristote, qu'il soit
pratique ou contemplatif, se trouve être la manifestation d'un certain état
d'excellence de l'âme humaine, qui permet de bien exercer des actions (praxeis) ou
une activité purement intellectuelle. Et cet état d'excellence se ramène à la possession
d'un certain nombre de vertus (aretai), c'est pourquoi comprendre la nature du bien-
245 Platon, Timée, texte traduit par Luc Brisson dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., 90b-c, p.2048. On notera à la
fin de l'extrait un jeu de mot par lequel Platon rapproche le bon état (eu) du daimôn (entité intermédiaire entre les
dieux et les humains) de l'être humain, c'est-à-dire de sa partie rationnelle, et son bonheur (eu-daimonia).
97
vivre humain aristotélicien ne va pas sans éclairer également la notion de vertu
humaine. Nous précisons ici « humaine », car au sens large, la vertu désigne ce qui
est à l'origine du bon état de quelque chose et lui permet de bien exercer sa fonction
propre :
« Toute « vertu » (pasa aretè), pour la chose dont elle est « vertu » (hou an èi aretè), a
pour effet à la fois de mettre la chose dans un bon état (auto te eu echon apotelei) et de lui
permettre de bien accomplir son œuvre propre (kai to ergon autou apodidôsin) : par
exemple, la « vertu » de l’œil rend l’œil et sa fonction également parfaits (hoion hè tou
ophthalmou aretè ton te ophthalmon spoudaion poiei kai to ergon autou), car c'est par la
vertu de l’œil que la vision s'effectue en nous comme il faut (tèi gar tou ophthalmou aretèi
eu horômen). De même la « vertu » du cheval (homoiôs hè tou hippou aretè) rend un
cheval à la fois parfait en lui-même et bon pour la course (hippon te spoudaion poiei kai
agathos dramein), pour porter son cavalier et faire face à l'ennemi (kai enegkein ton
epibatèn kai meinai tous polemious) »246.
Toutes les vertus sont, par ailleurs, conçues comme des hexeis, des
dispositions acquises à la suite d'une habituation physique ou intellectuelle
(apprentissage). Devenir vertueux par l'acquisition de nouvelles dispositions ne
constitue en aucun cas une altération de sa nature mais plutôt un perfectionnement
de celle-ci, par lequel on se surachève en devenant au plus haut point ce que l'on est :
« Ni la vertu (oute hè aretè), ni le vice (oute hè kakia) ne sont des altérations (alloiôsis) :
la vertu est un certain achèvement (all'hè men aretè teleiôsis tis) (en effet, quand une
chose reçoit sa vertu propre (hotan gar labèi tèn heautou aretèn), alors on la dit, chaque
fois, achevée (tote legetai teleion hekaston), car c'est alors qu'elle est le plus conforme à sa
nature (tote gar malista esti to kata phusin) ; par exemple, un cercle est achevé (hôsper
kuklos teleios) quand on a tracé un cercle, et le mieux possible (hotan malista genètai
kuklos kai hotan beltistos)) »247.
Comme nous l'a montré l'extrait du livre II de l’Éthique à Nicomaque que nous
avons d'abord cité, on peut parler de la vertu d'une partie (d'un organe comme l’œil),
mais aussi de la vertu d'un tout (d'un animal comme le cheval). Aussi y a t-il un sens à
parler d'état de vertu global de ce tout composé qu'est l'être humain :
246 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit. livre II, chapitre 5, 1106a15-21, p.109.
247 Aristote, Physique, tome 2 (livres V – VIII), op. cit., livre VIII, chapitre 3, 246a12-16, p.80.
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« La vertu de l'homme (hè tou anthrôpou aretè) ne saurait être qu'une disposition (hè
hexis) par laquelle un homme devient bon (aph'hès agathos anthrôpos ginetai) et par
laquelle aussi son œuvre propre sera rendue bonne (kai aph'hès eu to heautou ergon
apôdosei). »248
Cet état de vertu global est ce qui met l'être humain, dans son entier, dans un bon
état, l'accomplit parfaitement et, ce faisant, le rend capable de bien réaliser les
activités qui lui sont propres, à savoir les activités pratiques et contemplatives249 et
donc d'accéder au bonheur.
Or la vertu de ce tout qu'est l'être humain résulte, pour Aristote, de la vertu des
différentes dimensions de son âme. C'est pourquoi comprendre ce qu'est la vertu
humaine, nécessite de comprendre ce que sont les multiples vertus spécifiques de ses
facultés psychiques.
a – Les vertus pratiques
Les vertus pratiques sont, comme nous l'avons dit un peu plus tôt, les vertus
qui rendent l'action humaine (praxis) excellente et permettent à l'être humain
d'atteindre son bien-vivre le plus propre (mais pas le plus aboutit) : le bonheur
pratique. Au sein de cet ensemble d'excellences pratiques on peut distinguer entre un
certain nombre de vertus éthiques (aretai èthikai) courage, modération, libéralité,
etc.) et une vertu intellectuelle (aretè dianoètikè) : la prudence (phrônesis)250. Pour
bien comprendre le rôle que jouent ces différentes vertus dans l'âme humaine afin de
rendre l'action excellente, il nous faut d'abord saisir ce qu'est l'action humaine et voir
comment elle articule, notamment, la mise en œuvre des facultés intellectuelle,
désirante et motrice.
La mise en branle du processus de l'agir humain commence dès lors qu'une fin
désirable a été déterminée, non pas par la sensation (aisthèsis) ou l'imagination
(phantasia) comme dans le cas des mouvements des autres animaux251, mais par
248 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit. livre II, chapitre 5, 1106a22-24, p. 110.
249 Comme on l'a vu, l'activité contemplative n'est pas vraiment propre à l'homme, puisqu'elle est également exercée
par le dieu, toutefois il s'agit de l'activité la plus excellente qu'un être humain puisse exercer.
250 La distinction entre vertus éthiques (aretai èthikai) et vertus intellectuelles (aretai dianoètikai) apparaît au livre I de
l’Éthique à Nicomaque en 1103a3-7.
251 Par ailleurs, l'être humain peut aussi se mouvoir comme le reste des animaux, conduit par sa sensibilité ou par son
99
l'intellect (nous). En effet, « ce que l'affirmation et la négation sont dans la pensée
(esti d'hoper en dianoiai kataphasis kai apophasis), la recherche et l'aversion le sont
dans l'ordre du désir (tout'en orexei diôxis kai phugè) »252. Ce qui est affirmé comme
bon à l'issue d'un examen intellectuel devient aussi immédiatement l'objet d'un désir
correspondant qu'Aristote nomme boulèsis, terme que l'on traduit souvent par
« volonté ». Ainsi la volonté a t-elle « pour objet la fin elle-même (tou telous) »253,
telle que déterminée par l'intellect.
Mais cette volonté n'est pas suffisante, en elle-même, pour donner lieu à une
action effective. En effet, « [la volonté] (hè boulèsis) peut porter sur des choses qu'on
ne saurait d'aucune manière mener à bonne fin par soi-même (peri ta mèdamôs
di'hautou prachthenta an), par exemple faire que tel acteur ou tel athlète remporte la
victoire (hoion hupokritèn tina nikan è athlètèn) »254. Encore faut-il vérifier que
l'objet voulu soit effectivement atteignable, par une délibération intérieure sur les
moyens :
« Nous délibérons (bouleuometha) non pas sur les fins elles-mêmes (ou peri tôn telôn),
mais sur les moyens d'atteindre les fins (alla peri tôn pros ta telè). [...] Mais une fois qu'on
a posé la fin (alla themenoi to telos), on examine comment et par quels moyens elle se
réalisera (to pôs kai dia tinôn estai skopousi) ; et s'il apparaît qu'elle peut-être produite par
plusieurs moyens (dia pleionôn), on cherche (episkopousi) lequel entraînera la réalisation
la plus facile (dia tinos hraista) et la meilleure (kai kallista). Si au contraire la fin ne
s'accomplit que par un seul moyen (di'henos), on considère comment par ce moyen elle
sera réalisée (epiteloumenou pôs dia toutou estai), et ce moyen à son tour par quel moyen
il peut l'être lui-même (kakeino dia tinos), jusqu'à ce qu'on arrive à la cause immédiate
(heôs an elthôsin epi to prôton aition), laquelle, dans l'ordre de la découverte (en tèi
heuresei), est dernière (eskhaton). »255
La délibération (bouleusis) se donne comme une recherche intellectuelle du
imagination, plutôt que par son intellect. L'action (praxis) n'est qu'une des espèces de mouvements dont il est
capable, celle qui lui est propre.
252 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 2, 1139a21-22, p.297.
253 Ibid., livre III, chapitre 6, 1113a15, p.147.
254 Ibid., livre III, chapitre 4, 1111b23-24, p.139. Une modification a été apportée à la traduction et est indiquée entre
crochets.
255 Ibid., livre III, chapitre 5, 1112b11-20, p.144-145.
100
désirable, qui précède la recherche effective de ce dernier. Concrètement, elle consiste
en un déroulement discriminant, dans la pensée, d'une chaîne de moyens, qui vient
relier causalement l'agent à la fin de son action.
Le point de départ de ce déroulement, c'est le terme de l'action, c'est-à-dire sa
fin (telos), qui apparaît déjà donnée et fixée. Cette dernière n'est pas définie à l'issue
de la délibération mais en est la condition de possibilité, c'est-à-dire ce à partir de
quoi on délibère et non pas ce dont on délibère. Ainsi, au cours de la délibération,
l'agent détermine d'abord le moyen dernier, celui dont dépend immédiatement la
réalisation de son but, puis le pénultième moyen dont dépend immédiatement la
réalisation du moyen dernier et ainsi de suite, remontant la chaîne, de proche en
proche, jusqu'au moyen le plus éloigné de la fin, mais dont la réalisation est
directement à la portée de l'agent.
La délibération envisage donc les étapes de la poursuite du désirable dans
l'ordre inverse de celui de la poursuite effective : le premier moyen déterminé
correspondant à la dernière étape du mouvement, qui sera celle de la prise (hairesis)
de l'objet. Les modalités de la poursuite sont ainsi déterminées à rebours, en partant
de la fin, chaque étape étant fixée par un examen en deux temps. Tout d'abord, l'agent
liste les différents moyens à sa disposition en vue de la réalisation de l'étape
supérieure, puis, dans un second temps, si plusieurs options sont possibles, il les
examine et choisit « la plus facile et la meilleure », autrement dit, la plus efficace,
celle qui allie économie de moyens (argent, temps, labeur, etc...) et qualité de l'effet
produit. Dans le cas où il n'y aurait qu'une seule option possible, l'agent n'a pas à faire
de choix et la délibération se poursuit automatiquement, remontant immédiatement
à l'étape suivante.
Au cours de la remontée des étapes de la poursuite et de la détermination de la
suite de moyens la plus efficace, il se peut que la délibération échoue à relier la fin à
l'agent. Cela arrive lorsque ce dernier ne parvient pas à remonter jusqu'à un moyen
dont la réalisation est directement à sa portée :
« Si on se heurte à une impossibilité (kan men adunatôi entuchôsin), on abandonne la
recherche (aphistantai), par exemple s'il nous faut de l'argent et qu'on ne puisse pas s'en
procurer (hoion ei chrèmatôn dei tauta de mè hoion te poristhènai) »256.
256 Ibid., 1112b24-26, p.145-146.
101
Dans ce cas, le processus de délibération, ne pouvant être mené à son terme, cesse
simplement, s'étant heurté à l'impossibilité du vouloir.
Mais lorsque la délibération est menée à son terme, la volonté (boulèsis) se
mue en prohairesis, « prise anticipée » ou, moins littéralement : « projet »,
« dessein » :
« [La prohairesis] sera un désir délibératif (bouleutikè orexis) des choses qui dépendent de
nous (tôn eph'hèmin) ; car une fois que nous avons [discriminé] (krinantes) à la suite d'une
délibération (ek tou bouleusasthai), nous désirons (oregometha) alors conformément à
notre délibération (kata tèn bouleusin) »257
La prohairesis, c'est la volonté (boulèsis), en tant qu'elle intègre désormais en elle-
même les acquis de la délibération, c'est-à-dire la chaîne complète des étapes de
la mise en mouvement à venir, une vue d'ensemble de la poursuite de la fin, de la
première étape directement à la portée de l'agent jusqu'à la saisie (hairesis) du
désirable. C'est pourquoi elle est une pro-hairesis, une prise anticipée de l'objet
de désir, qui se comprend comme une saisie intellectuelle de la fin par la
connaissance de la chaîne des moyens.
Et c'est ce projet (prohairesis) qui est le véritable principe de l'action humaine
(praxis). En effet, en tant que désir (orexis), il est une force motrice orientée pour
l'agent, il recèle une efficacité causale corporelle intégrant de la finalité :
« En effet, les affections préparent les membres de manière appropriée (ta men organika
merè paraskeuazei epitèdeiôs ta pathè), le désir fait de même avec les affections (hè
d'orexis ta pathè). »258
Le désir, par l'intermédiaire des affections (pathè), entraîne la mise en mouvement
des membres de l'agent, afin que celui-ci se porte vers son but. Mais en tant que désir
délibéré (bouleutikè orexis), c'est-à-dire prise anticipée de la fin par la chaîne des
moyens qui y conduit, le projet (prohairèsis) fait bien plus que cela. Portant en lui les
fruits de la délibération, il guide également l'agent, à chaque étape de sa poursuite
effective du désirable, vers la voie la plus simple et la meilleure, le portant le plus
efficacement possible vers la saisie effective du désirable (hairesis).
257 Ibid., 1113a10-12, p.147. Deux modifications ont été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets.
258 Aristote, Le mouvement des animaux, texte traduit par Pierre-Marie Morel dans Aristote, Le mouvement des
animaux, La locomotion des animaux, GF, Flammarion, Paris, 2013, chapitre 8, 702a17-18, p.66.
102
Dès lors, l'excellence de l'action humaine apparaît suspendue aux conditions
suivantes : d'une part, ce qu'il y a d'irrationnel dans le désir et dans l'âme doit se
montrer docile et suivre les prescriptions rationnelles de l'intellect, autant en ce qui
concerne la fin de l'action que les moyens nécessaires à sa réalisation, déterminés par
délibération et, d'autre part, l'intellect doit être capable de bien discriminer entre ce
qu'il convient de rechercher et ce qu'il convient de fuir, ainsi que de bien délibérer. Or
les vertus éthiques (aretai èthikai), nous allons le voir, ont précisément pour effet de
rendre les affections de l'âme dociles, tandis que la prudence (phrônesis) est la vertu
intellectuelle qui rend la délibération excellente et permet à l'être humain de bien
ordonner les fins de sa volonté.
Les vertus éthiques sont en effet les vertu de l'èthos humain, du « caractère »,
qui est décrit par Aristote, lorsqu'il se trouve dans un état excellent, comme étant
« une qualité [de l'âme] conforme à la raison directrice (psuchès kata epitaktikon
logon), qualité de <la partie> de l'âme <irrationnelle certes> (<tou alogou men>
dunamenou) mais capable de suivre la raison (d'akolouthein tôi logôi poiotès) »259.
Les vertus éthiques, fruit d'une habituation, permettent ainsi de canaliser les affects
(qui sont par eux-mêmes irrationnels), conformément aux prescriptions rationnelles
de l'intellect, afin qu'ils n'entravent pas l'action (praxis) mais qu'ils se mettent plutôt
au service de sa réalisation. Comme l'écrit Aristote :
« C'est en fonction des puissances d'affects (kata te tas dunameis tôn pathèmatôn) (…) et
en fonction des [dispositions acquises] (kata tas exeis) qui font dire qu'on ressent de telle
ou telle manière ces affections ou qu'on ne les ressent pas (kath'has pros ta pathè tauta
legontai tôi paschein pôs è apatheis einai). (…) J'appelle affections (pathè) l'emportement
(thumon), la crainte (phobon), la pudeur (aidô), [l'appétit] (epithumian), et de façon
générale tout ce qui en soi entraîne la plupart du temps un sentiment de plaisir ou de peine
(holôs hois hepetai hôs epi to polu hè aisthètikè hèdonè è lupè kath'hauta). Ce n'est pas en
fonction de ces affections qu'est prédiquée la qualité de quelqu'un (kai kata men tauta ouk
esti poios tis) (il les subit (alla paschei)), mais en fonction des puissances (kata de tas
dunameis poiotès). Je dis que les puissances sont ce en vertu de quoi on nomme ceux qui
agissent selon les affections (tas dunameis kath'has legontai kata ta pathè hoi
energountes) : ainsi <on dit de quelqu'un qu'il est> irascible (orgilos), insensible
(analgètos), porté à l'amour (erôtikos), pudique (aischuntèlos), sans pudeur
259 Aristote, Éthique à Eudème, op. cit., livre II, chapitre 2, 1220b5-6, p.89.
103
(anaischuntos)... Les [dispositions acquises] (hexeis) sont toutes les causes de la présence
de ces affections conformes ou opposées à la raison (eisin hosai aitiai eisi tou tauta è kata
logon huparchein è enantiôs) : ainsi le courage (andreia) et la [modération] (sôphrosunè),
la lâcheté (deilia) et le dérèglement (akolasia) »260.
Le caractère des êtres humains se caractérise d'emblée par certaines puissances d'être
affecté, plus ou moins, par telles ou telles affections plutôt que par d'autres. Ainsi, un
être humain ayant une puissance particulièrement développée de ressentir l'amour
sera dit « porté à l'amour » car on verra souvent cette puissance s'actualiser à travers
son comportement quotidien. Or ces puissances d'affectivité peuvent être pondérées
par un certain nombre de dispositions acquises à la suite d'habituations (hexeis), qui
viennent modifier l'expression de l'affectivité en la corrigeant afin de la rendre
conforme à la raison (lorsque l'hexis est une vertu) ou en la déréglant (lorsque l'hexis
est un vice).
Les hexeis qui constituent les vertus éthiques et rendent le caractère humain
excellent, favorable à l'action (praxis), sont ainsi listées par Aristote, tenant à chaque
fois le juste milieu entre un défaut et un excès, tous les deux porteurs de vice261 :
Vice par excès Vice par défaut Vertu éthique
Irascibilité (orgilotès) Indifférence (analgèsia) Douceur (praotès)
Témérité (thrasutès) Lâcheté (deilia) Courage (andreia)
Impudence (anaischuntia) Timidité (kataplèxis) Pudeur (aidôs)
Dérèglement (akolasia) Insensibilité (anaisthèsia) [Modération] (sôphrosunè)
Envie (phthonos) [Sans nom] (anônumon) Juste indignation (nemesis)
260 Ibid., 1220b7-20, p.91. Des modifications on été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets.
261 Le tableau qui suit est celui établi par Aristote lui-même dans l’Éthique à Eudème (op. cit., livre II, chapitre 3,
1220b38-1221a12, p.93. Des modifications ont été apportées à la traduction et sont indiquées entre crochets). Nous
l'avons simplement modifié en en retirant la prudence et les vices associés, celle-ci étant considérée, à raison nous
semble t-il, comme une vertu intellectuelle dans l’Éthique à Nicomaque. Pour un examen détaillé de chaque vertu
éthique et de chaque vice, on pourra lire les livres III à V (de 1115a1 à 1138b13) de l’Éthique à Nicomaque.
104
Cupidité (kerdos) Acceptation d'un dommage(zèmia)
Justice (dikaion)
Prodigalité (asôtia) Avarice (aneleutheria) [Libéralité] (eleutheriotès)
Vantardise (alazoneia) Fausse modestie (eirôneia) Sincérité (alètheia)
Flatterie (kolakeia) Malveillance (apechtheia) Amitié (philia)
Complaisance (areskeia) Arrogance (authadeia) Dignité (semnotès)
Douilleterie (trupherotès) Rudesse (kakopatheia) Endurance (karteria)
Vanité (chaunotès) Pusillanimité (mikropsuchia) Grandeur d'âme(megalopsuchia)
Ostentation (dapanèria) Mesquinerie (mikroprepeia) Magnificence (megaloprepeia)
Quand à la prudence, seule vertu pratique intellectuelle, elle constitue l'état
d'excellence du nous dans son aspect pratique, c'est-à-dire en tant qu'il œuvre en
commun avec le désir et la faculté motrice et permet l'action (praxis). Elle est ainsi la
vertu de ce qu'Aristote appelle sa « partie calculative (to logistikon) »262, celle qui
délibère quand aux moyens d'atteindre l'objet voulu, à partir d'éléments contingents,
et qui est à distinguer de sa « partie scientifique (to epistèmonikon) »263, qui est celle
« par laquelle nous contemplons (theôroumen) ces sortes d'êtres dont les principes
ne peuvent être autrement qu'ils ne sont (ta toiauta tôn ontôn hosôn hai archai mè
endechontai allôs echein) »264.
En conséquence, écrit Aristote, « le propre d'un homme prudent (phronimou)
c'est d'être capable de délibérer correctement (to dunasthai kalôs bouleusasthai) sur
ce qui est bon et avantageux pour lui-même (peri ta hautôi agatha kai
sumpheronta) »265, de déterminer les moyens les plus efficaces en vue d'atteindre ce
262 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 2, 1139a12, p.295-296. Comme nous l'avons vu
précédemment, to logistikon est le nom donné par Platon à l'ensemble de la partie rationnelle de l'âme. Aristote,
quant à lui, se sert de ce nom pour en nommer seulement la partie « calculative ».
263 Ibid., 1139a12, p.295.
264 Ibid., 1139a6-8, p.295.
265 Ibid., livre VI, chapitre 5, 1140a25-27, p.305.
105
que sa volonté a déterminé comme bon. Toutefois, il y a une subtilité. Bien délibérer,
c'est également être capable de considérer toutes les fins voulues comme des moyens,
relativement à l'objet de désir ultime de la volonté : le bonheur266, et de les envisager
comme autant d'étapes intermédiaires, prenant place dans une chaîne causale qui
relie l'agent à son bien-vivre le plus achevé. C'est pourquoi, précise Aristote :
« le propre d'un homme prudent (phronimou) c'est d'être capable de délibérer correctement
(to dunasthai kalôs bouleusasthai) sur ce qui est bon et avantageux pour lui-même (peri ta
hautôi agatha kai sumpheronta), non pas sur un point partiel (ou kata meros) (comme par
exemple quelles sortes de choses sont favorables à la santé ou à la vigueur du corps (hoion
poia pros hugieian pros ischun)), mais d'une façon générale, quelles sortes de choses par
exemple conduisent à la vie heureuse (alla poia pros to eu zèn holôs) »267
L'être humain prudent saura ainsi juger de la pertinences des diverses fins
intermédiaires qui apparaissent comme bonnes à sa volonté, relativement à l'objet de
désir ultime et véritable de toute volonté humaine : le Bien réel, le bonheur. Par
exemple, s'il recherche la santé ou la vigueur, ce sera uniquement dans la mesure ou
ces dernières le conduisent vers le bien-vivre. La prudence permet ainsi de considérer
la vie humaine comme une sorte d'action (praxis) géante, orientée vers le Bien réel,
faite de multiples actions particulières qui rapprochent à chaque fois l'être humain de
sa destination finale.
En vertu de cet aspect, la prudence est donc aussi délibération sur la fin des
actions particulières, en tant qu'elle permet de les appréhender comme des moyens
en vue d'une fin plus haute. C'est grâce à elle que « l'homme de bien (ho spoudaios)
juge toutes choses avec rectitude (hekasta krinei orthôs), et toutes lui apparaissent
comme elles sont véritablement (kai en hekastois talèthes autôi phainetai) »268 :
utiles à son bonheur ou non. Tournée vers autrui, elle est également la vertu par
excellence du politicien, puisque comme nous l'avons vu en II-1-A, la politique est la
science architectonique, celle qui doit mettre toutes les ressources matérielles,
techniques, militaires et intellectuelles de la cité au service d'un projet commun de vie
266 Aristote écrit en effet que « dans l'absolu et selon la vérité (haplôs kai kat'alètheian), c'est le bien réel qui est l'objet
de [la volonté] (boulèton eina tagathon) », ibid., livre III, chapitre 6, 1113a23-24, p.148. Une modification a été
apportée à la traduction et est indiquée entre crochets.
267 Ibid., livre VI, chapitre 5, 1140a25-28, p.305.
268 Ibid., livre III, chapitre 7, 1113a29-31, p.148-149.
106
heureuse, traitant ces ressources comme autant de moyens en vue d'atteindre la fin
ultime du vivre ensemble humain.
b – La vertu contemplative
Après nous être penchés sur les vertus qui rendent l'action humaine (praxis)
excellente et permettent d'accéder au bien-vivre pratique, il nous reste à nous
intéresser à la vertu qui permet de bien exercer l'intellect seul et permet d'accéder au
bien-vivre humain le plus achevé : le bonheur contemplatif. Cette vertu intellectuelle
est celle de la partie scientifique (to epistèmonikon) de l'intellect, celle « par laquelle
nous contemplons (theôroumen) ces sortes d'êtres dont les principes ne peuvent être
autrement qu'ils ne sont (ta toiauta tôn ontôn hosôn hai archai mè endechontai allôs
echein) »269 et sont ainsi l'objet d'un savoir scientifique stable270.
Aristote nomme cette vertu sophia, « sagesse » et conçoit cette disposition
acquise (hexis) intellectuelle comme « la plus achevée des formes du savoir
(akribestatè tôn epistèmôn) »271, puisque « le sage (ton sophon) doit (...) non
seulement connaître les conclusions découlant des principes (dei mè monon ta ek tôn
archôn eidenai), mais encore posséder la vérité sur les principes eux-même (alla kai
peri tas archas alètheuein) »272. C'est pourquoi la sophia est une double vertu, étant
« à la fois raison intuitive (nous) et science (epistèmè) »273 : capacité à bien se servir
de la faculté intellectuelle, non seulement pour intuitionner les premiers principes
indémontrables (nous)274, mais aussi pour déduire toutes les autres vérités en
269 Ibid., livre VI, chapitre 2, 1139a6-8, p.295.
270 Comme nous l'avons vu en II-3-A-c, tous les objets de contemplation ne se valent pas : la contemplation
théologique (qui a pour objet le dieu) est plus excellente que la contemplation astronomique (qui a pour objet les
étants incorruptibles par delà la lune), qui est elle-même plus excellente que la contemplation physique (qui a pour
objet les étants changeants et périssables qui nous entourent).
271 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre VI, chapitre 7, 1141a16, p.310.
272 Ibid., 1141a17-18, p.310-311.
273 Ibid., 1141a19, p.311.
274 L'intellection des premiers principes se fait à même la sensation, par un processus d'abstractions successives, qui
extraient l'universel du particulier et qu'Aristote nomme « induction » (epagôgè) : « Quand l'une des choses
spécifiquement indifférenciées s'arrête dans l'âme (stantos tôn adiaphorôn henos en tèi psuchèi) [niveau de
l'impression sensible], on se trouve en présence d'une première notion universelle (prôton men katholou) [niveau de
l'espèce] ; car bien que l'acte de perception ait pour objet l'individu (aisthanetai men to kath'hekaston), la sensation
n'en porte pas moins sur l'universel (hè d'aisthèsis tou katholou) : c'est l'homme (anthrôpou), par exemple, et non
107
démontrant à partir de ces premiers principes (epistèmè), conformément aux règles
logiques de la déduction qui assurent la validité des raisonnements.
C – Bien vivre dans la cité
L'idéal aristotélicien du bonheur et de la vertu ayant ainsi été éclairé, il nous
reste à voir de quelle manière est pensée sa réalisation au sein de la cité, afin de
déterminer si tous les êtres humains liés à celle-ci peuvent accéder au bien-vivre.
Dans quelle mesure les diverses inégalités entre les individus appartenant à une
même communauté socio-politique restreignent-elles ou empêchent-elles cet accès,
et dans quelle mesure Aristote considère t-il qu'il est possible ou même souhaitable
de travailler à résorber ces inégalités pour permettre l'accession de tous à la vertu et
au bonheur ? C'est ce que nous allons voir.
a– La vertu et le bonheur pour tous ?
« Le bonheur est nécessairement lié à la vertu (to men gar eudaimonein anagkaion
huparchein meta tès aretès), et l'on ne doit parler du bonheur d'une cité qu'en ayant égard,
non à une partie, mais à la totalité des citoyens (eudaimonia de polin ouk eis meros ti
blepsantas dei legein autès all'eis pantas tous politas). »275
Ce passage est on ne peut plus clair : une cité ne peut être dite « heureuse » que si
tous les citoyens qui la composent participent du bien-vivre. Aristote reproche
d'ailleurs à Platon d'avoir improprement appliqué le concept de bonheur à sa cité
idéale dans République :
« Socrate prive ses [gardiens] même de bonheur (tèn eudaimonian aphairoumenos tôn
l'homme Callias (ou Kalliou anthrôpou). Puis, parmi ces premières notions universelles, un nouvel arrêt se produit
dans l'âme, jusqu'à ce que s'y arrêtent enfin les notions impartageables et véritablement universelles (palin en toutois
histatai heôs an ta amerè stèi kai ta katholou) : ainsi, telle espèce d'animal est une étape vers le genre animal (hoion
toiondi zôion, heôs zôn) [niveau du genre], et cette dernière notion est elle-même une étape vers une notion plus
haute (kai en toutôi hôsautôs) [niveau des catégories les plus générales de la pensée]. Il est donc évident que c'est
nécessairement l'induction (epagôgèi) qui nous fait connaître les principes (ta prôta gnôrizein), car c'est de cette
façon que la sensation produit en nous l'universel (gar hè aisthèsis houtô to katholou empoiei) », Aristote, Seconds
analytiques (Organon IV), texte traduit par Jules Tricot, Bibliothèque des textes philosophiques, Vrin, Paris, 2012,
livre II, chapitre 19, 100a15-b5, p.242-243. Des précisions ont été intégrées à même le texte et indiquées entre
crochets.
275 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §7, 1329a22-24, p.81.
108
phulakôn)276, tout en prétendant que le législateur doit rendre heureuse la cité toute entière
(holèn phèsi dein eudaimonia poiein tèn polin ton nomothetèn). Or celle-ci ne saurait être
toute entière heureuse (adunaton de eudaimonia holèn), si le plus grand nombre de ses
parties ou du moins quelques-unes ne jouissent pas du bonheur (mè tôn pleistôn è mè
pantôn merôn è tinôn echontôn tèn eudaimonian). En effet, le bonheur n'est pas du même
ordre que le nombre pair (ou tôn autôn to eudaimonein hônper to artion) : celui-ci peut-
être l'attribut du tout sans l'être d'aucune de ses parties (touto men gar endechetai tôi holôi
huparchein tôn de merôn mèdeterôi) [2 est pair alors qu'il est le résultat de la somme de
276 Il nous semble que c'est sur le passage suivant du livre VII de la République que porte la critique d'Aristote. En
effet, Platon y explique pourquoi il faut arracher les êtres humains les meilleurs de la contemplation du Bien et de
leur bonheur individuel pour les mettre au service de la cité :
« - C'est donc notre tâche (ergon), dis-je, à nous les fondateurs (tôn oikistôn), que de contraindre les naturels les
meilleurs (tas beltistas phuseis anagkasai) [ceux des êtres humains qui formeront la classe des gardiens] à se diriger
vers l'étude que nous avons déclarée la plus importante (pros to mathèma megiston) dans notre propos antérieur,
c'est-à-dire à voir le bien (idein to agathon) et à gravir le chemin de cette ascension (anabènai ekeinèn tèn
anabasin), et, une fois qu'ils auront accompli cette ascension et qu'ils auront vu de manière satisfaisante, de ne pas
tolérer à leur égard ce qui est toléré à présent (mè epitrepein autois ho nun epitrepetai).
- De quoi s'agit-il ?
- De demeurer, dis-je, dans ce lieu, et de ne pas consentir à redescendre auprès de ces prisonniers (katamenein kai
mè ethelein palin katabainein par'ekeinous tous desmôtas) et à prendre part aux peines et aux honneurs qui sont les
leurs (mède metechein tôn par'ekeinois ponôn te kai timôn), qu'il s'agisse de choses ordinaires (phauloterai) ou de
choses plus importantes (spoudaioterai).
- Alors,dit-il, nous serons injustes à leur égard (adikèsomen autous), et nous rendrons leur vie pire (poièsomen
cheiron zèn), alors qu'elle pourrait être meilleure (ameinon) pour eux ?
- Une fois de plus, mon ami, dis-je, tu as oublié qu'il n'importe pas à la loi qu'une classe particulière de la cité
atteigne le bonheur de manière distinctive (nomôi ou touto melei hopôs hen ti genos en polei diapherontôs eu
praxei), mais que la loi veut mettre en œuvre les choses de telle manière que cela se produise dans la cité toute
entière (en holèi tèi polei), en mettant les citoyens en harmonie par la persuasion et la nécessité (sunarmottôn tous
politas peithoi te kai anagkèi), et en faisant en sorte qu'ils s'offrent les uns aux autres (metadidonai allèlois) les
services dont chacun est capable de faire bénéficier la communauté (tès ôphelias hèn an hekastoi to koinon dunatoi
ôsin ôphelein). C'est la loi elle-même qui produit de tels hommes dans la cité, non pas pour que chacun se tourne
vers ce qu'il souhaite (ouch hina aphièi trepesthai hopèi hekastos bouletai), mais afin qu'elle-même mette ses
hommes à son service pour réaliser le lien politique de la cité (hina katachrètai autos autois epi ton sundesmon tès
poleôs) », Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre VII,
519c-520a, p.1684. Pour Aristote, Platon distingue trop le bonheur de la cité de celui des individus qui la composent,
au point d'en faire un bonheur abstrait, qui semble uniquement tenir compte de la perfection du tout (qui se ramène à
un état d'harmonie entre les différentes parties de la cité, à une perfection des rapports entre les citoyens), sans tenir
compte de la participation au bien-vivre de ses parties.
109
deux nombres impairs (1+1=2)] ; mais pour le bonheur, c'est chose impossible (to de
eudaimonein adunaton). Cependant si les gardes ne sont pas heureux (ei hoi phulakes mè
eudaimones), quels autres peuvent l'être (tines heteroi) ? Certainement pas, à coup sûr, les
gens de métier ni la masse des travailleurs manuels (ou dè hoi ge technitai kai to plèthos
to tôn banausôn). Telles sont donc les difficultés que présente la « République » dont à
parlé Socrate (hè men oun politeia peri hès ho Sôkratès eirèken tautas te tas aporias
echei), sans compter d'autres non moins sérieuses (kai toutôn ouk elattous heteras) »277.
Que la critique d'Aristote soit en partie fondée ou non, elle est en tout cas révélatrice
de sa propre manière de penser le concept de bonheur (eudaimonia), dès lors que
celui-ci est appliqué à une totalité. Le Stagitrite récuse l'idée que le bonheur d'un
ensemble serait une propriété émergente278 (position qu'il présente comme étant celle
de Platon). Pour lui, bien au contraire : le bien-vivre du tout est fonction du bien-
vivre de ses parties.
Sauf qu'Aristote lui-même ne parvient à éviter de transgresser son propre
principe, qu'en réalisant un véritable tour de passe passe conceptuel : en réduisant
drastiquement l'extension du concept de cité, il lui devient en effet facile de répondre
à ses propres exigences. Expliquons-nous. Alors que Platon admet comme partie de
sa cité idéale, dans la République, « les dirigeants (tôn archontôn) », « les guerriers
(tois stratiôtais) » et la masse des dirigés qui comprend « l'enfant (paidi) », « la
femme (gunaiki) », « l'esclave (doulôi) », « l'homme libre (eleutherôi) » (en tant qu'il
n'est ni guerrier, ni dirigeant), « l'artisan (dèmiourgôi) »279 et, à travers ces dernières
catégories, sans doute le métèque280, autrement dit toutes les groupes sociaux en
277 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre II, chapitre V, §27-28, 1264b15-25, p.64. Une modification a été
apportée à la traduction est indiquée entre crochets.
278 Une propriété émergente est une propriété résultant du comportement des éléments d'un système mais qui
n'appartient en propre à aucun des éléments particuliers de ce système. Par exemple, la liquidité est une propriété
émergente, puisqu’aucune molécule d'H20 d'un échantillon d'eau liquide n'est, par elle-même, liquide.
279 Platon, République, texte traduit par Georges Leroux dans Platon, Œuvres complètes, op. cit., livre IV, 433c-d,
p.1597.
280 Les métèques (métoikoi) étaient des individus libres ayant quitté leur cité de naissance pour aller vivre dans une
autre cité, sans toutefois avoir le statut de citoyen de cette cité. « Les métèques d'Athènes se répartissaient en deux
groupes : d'un côté les étrangers nés libres, installés à Athènes comme artisans ou commerçants, ou comme réfugiés
politiques ; d'autre part les esclaves affranchis, devenus métèques avec pour patron leur ancien maître », Mogens
Herman Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, Histoire, Les Belles Lettres, Paris, 1993,
chapitre 5, p.149. Rien ne semble s'opposer à ce qu'il y ait des métèques parmi les hommes libres et les artisans de la
110
rapport à la polis, Aristote considère, quant à lui, qu'« on ne doit pas admettre
comme citoyens tous ceux qui sont indispensables à la cité (hôs ou pantas theteon
politas hôn aneu ouk an eiè polis) »281, mais seulement « quiconque a la possibilité de
participer au pouvoir délibératif et judiciaire (hoi exousia koinônein archès
bouleutikès kai kritikès) »282. Or la cité, dans son sens strict, est définie par lui comme
« une collectivité de citoyens (hè polis politôn ti plèthos estin) »283. Il résulte donc de
ces trois affirmations que la cité, telle que pensée par le Stagirite, n'inclut, en fait, à
titre de parties, que les classes sociales composées d'individus ayant part au pouvoir
politique284 (ce qui revient au même que de dire que seuls les citoyens, au sens
aristotélicien du terme, font partie de la cité).
Ainsi, comme nous l'annoncions déjà dans notre introduction, dire que le
bonheur humain est l'œuvre une et commune à tous les êtres humains ayant rapport
à la cité285, c'est finalement jouer sur la portée du mot « tous », en jouant sur la portée
du mot « cité ». En réalité, tous les êtres humains liés à la cité doivent œuvrer à faire
advenir le bien-vivre, mais seulement pour tous les êtres humains qui font partie de
la cité, c'est-à-dire pour ceux qui ont le droit de participer au pouvoir politique.
cité idéale de la République.
281 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre III, chapitre V, §2, 1278a3, p.62.
282 Ibid., livre III, chapitre I, §12, 1275b18-19, p.54. À l'époque d'Aristote, la loi stipule (voir Aristote, Constitution
d'Athènes, chapitre XLII, §1) que ceux qui sont nés mâles, de père aston et de mère astèn, « ont part à la citoyenneté
(metechousin tès politeias) » lorsqu'ils atteignent leur majorité et disposent ainsi des droits civiques et politiques liés
à ce statut. Le terme astos (féminin astè), est souvent traduit par « athénien(ne) » dans ce contexte, du fait qu'il
s'oppose ailleurs fréquemment au terme xenos (étranger), mais cette traduction n'est pas satisfaisante. En effet, il ne
semble pas y avoir de distinction rigoureuse et consensuelle entre astos et politès (citoyen), l'un et l'autre étant même
parfois utilisés comme des synonymes (voir sur ce point Victor Chapot, « Astos », p. 7 à 12 de la Revue des études
anciennes, tome 31, n°1, 1929). Un père aston et une mère astèn sont certes athéniens, mais le grec insiste plutôt sur
le fait que leur statut a à voir avec la citoyenneté : ils disposent tous les deux de droits civils garantis par la cité et le
père dispose en plus de droits politiques (qui lui permettent de participer au pouvoir), qui font de lui un citoyen
pleinement achevé. Aristote, de son côté, réduit la citoyenneté à la seule possession de droits politiques.
283 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre III, chapitre I, §2, 1274b41, p.52.
284 C'est-à-dire qui l'exercent effectivement ou qui ont le droit de l'exercer.
285 On se souvient qu'Aristote définit les animaux politiques comme ceux dont advient « ceux dont advient une œuvre
une et commune à tous (politika d'estin hôn hen ti kai koinon ginetai pantôn to ergon) », Aristote, Histoire des
animaux, livre 1, 488a7-8, dans Anne Merker, Aristote, Une philosophie pour la vie, op. cit., Parcours en textes,
texte n°3, p.163. Rappelons que, dans le cas de l'être humain, cette œuvre commune est la vertu et le bonheur de la
cité.
111
C'est donc tout naturellement qu'Aristote identifie la cité idéale à une
aristocratie, au sein de laquelle « il y a identité absolue entre homme de bien et bon
citoyen (haplôs ho autos anèr kai politès agathos estin) »286, identité entre excellence
humaine et excellence politique, mais où tous ne sont pas citoyens. Conformément à
sa définition de la cité, il suffit que l'ensemble de l'organisation socio-politique
produise la vertu et le bien-vivre chez les citoyens seulement (c'est-à-dire dans la
communauté politique uniquement), pour que l'ensemble de la cité puisse être dite
« heureuse » (n'étant pas des parties de la cité, les classes sociales constituées de
non-citoyens ne comptent pas). Or c'est précisément ce que permet le régime
aristocratique de la cité idéale aristotélicienne.
Cette dernière est constituée de trois classes de citoyens différentes : « la classe
combattante (to polemikon) et celle qui délibère sur les intérêts et juge les questions
de droit (to bouleuomenon peri tôn sumpherontôn kai krinon peri tôn dikaiôn) »287,
qui sont « par excellence des parties de la cité (merè tès poleôs malista) »288, et enfin
celle « des prêtres (to tôn hiereôn genos) »289, qui apparaît comme une partie un peu
en marge. La classe qui exerce le pouvoir délibératif et judiciaire apparaît d'emblée
vertueuse et heureuse, puisque dans cette cité idéale aristocratique, le pouvoir de
gouverner est confié aux « gens absolument les meilleurs par leur vertu (tôn aristôn
haplôs kat'aretèn) »290 et donc aussi les plus heureux, ceux qui incarnent l'excellence
humaine en même temps que l'excellence citoyenne. La classe combattante, quant à
elle, est constituée de jeunes citoyens sur le chemin de l'excellence et du bien-vivre,
gouvernés, dans leur propre intérêt, par la classe délibérative et judiciaire. En effet,
l'action (praxis) militaire291 et l'obéissance aux êtres humains les plus excellents de la
cité, constituent pour eux la suite292 de leur formation à la vertu humaine et citoyenne
286 Aristote, Politique (livres III et IV), op. cit., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b5-6, p.162. On notera l'utilisation, dans
cette proposition, du terme grec anèr, qui désigne l'homme de sexe masculin et non l'être humain (anthrôpos).
287 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §4, 1329a2-4, p.80.
288 Ibid., 1329a4-5, p.80.
289 Ibid., §8, 1329a27, p.81.
290 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre IV, chapitre VII, §2, 1293b3, p.161-162.
291 L'action militaire et l'action politique en accord avec la vertu participent toutes les deux du bonheur pratique
humain.
292 En effet, grâce à des méthodes eugénistes (voir livre Politique, livre VII, 1334b29 à 1336a2), ils ont reçu de bonnes
dispositions naturelles, dont l'excellence a, de leur berceau à leur majorité, été bien développée grâce à divers
112
(les deux coïncidant dans la cité idéale). Et lorsqu'ils seront devenus eux-même
excellents, leur subordination prendra fin et ce sera alors à leur tour d'exercer le
commandement293. Cette organisation, qui prend en compte l'âge et la maturité de la
vertu des citoyens, suit ainsi « l'ordre de la nature (hôsper pephuken), ou la force se
trouve chez les plus jeunes (hè men dunamis en neôterois) et la sage prudence294 chez
les plus âgés (hè de phronèsis en presbuterois) ; ainsi donc, une telle répartition est
avantageuse (sumpherei) et, de l'avis général, est juste (dikaion) pour les deux
groupes, car cette division est conforme à leur valeur propre (echei gar hautè hè
diairesis to kat'axian) »295. Les citoyens combattants participent donc à la vertu et au
bien-vivre, en tant qu'ils perfectionnent en permanence leurs bonnes dispositions
psychologiques au sein de la cité, en vue d'atteindre, à terme, le paroxysme de
l'excellence humaine. Quant à la classe des prêtres, étant constituée des gouvernants
retraités : « ceux qui ont renoncé à ces fonctions [de commandement] à cause de leur
âge (tous dia ton chronon apeirèkotas) » et qui désormais « rendent le culte dû aux
dieux et trouvent le repos à leur service (tèn therapeian apodidoai tois theois kai tèn
anapausin echein peri autous) »296, sa vertu et son bonheur sont une conséquence
évidente de la vertu et du bonheur de la classe délibérative et judiciaire297.
En outre, pour Aristote, c'est en accomplissant des actions militaires et
politiques que l'on se donne les moyens de contempler, de pratiquer cette activité
apolitique qui apparaît comme la véritable fin de la vie politique, étant la source du
procédés d'habituation et d'apprentissage décrits dans les livres VII et VIII de la Politique. Les enfants en bas âge
sont d'abord élevés au sein de la maisonnée (oikos) : de 1336a2 à 1336a23 on trouve décrit ce qui est utile au
premier âge (nouveau né), puis de 1336a23 à 1336a39 ce qui est utile aux enfants jusqu'à cinq ans, enfin de 1336a39
à 1336b37 ce qui est utile aux enfants de cinq à sept ans. Après le développement des petits enfants au sein de
l'oikos, Aristote décrit dans tout le livre VIII (1337a11 à 1342b34) l'éducation (paideia) commune des enfants plus
âgés (sept ans jusqu'à la puberté) et des jeunes (puberté jusqu'à vingt et uns ans), prise en charge par la cité.
293 Comme l'écrit Aristote « qui commandera bien (ton mellonta kalôs archein), dit-on, doit d'abord être gouverné
(archthènai dein prôton) », Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre XIV, §6, 1333a2-3, p.96.
294 On a vu, en II-3-B-a que la prudence est la vertu politique par excellence, celle qui permet de bien user des
ressources de la cité pour atteindre le bonheur.
295 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §6, 1329a14-17, p.81.
296 Ibid., §9, 1329a32-33, p.81-82. Une indication a été intégrée à même le texte et indiquée entre crochets.
297 Pour gouverner la cité idéale aristocratique, il faut être vertueux et donc heureux. Or la vertu est inscrite
durablement dans l'âme des individus et perdure même lorsque ceux-ci abandonnent leurs fonctions de
commandement.
113
bonheur le plus parfait. En effet, « l’activité des vertus pratiques (he energeia tôn
praktikôn aretôn) s'exerce dans la sphère politique (en tois politikois) ou la guerre (è
en tois polemikois) ; mais les actions qui s'y rapportent (hai peri tauta praxeis)
paraissent bien être étrangères à toute idée de loisir (dokousin ascholoi einai). »298, or
« nous ne nous adonnons à une vie active (ascholoumetha) qu'en vue d'atteindre le
loisir (hina scholazômen), et ne faisons la guerre (polemoumen) qu'afin de vivre en
paix (hin' eirènèn agômen) »299. Par leurs activités respectives, la classe combattante
et la classe délibérative et judiciaire cherchent, certes à manifester leur excellence
pratique, ce qui est déjà une fin en soi, mais également à obtenir la paix, à la
maintenir et à dégager du temps libre pour pouvoir se livrer à la contemplation. Ainsi
la formation des jeunes citoyens sera double : elle devra être culture des vertus
pratiques et culture de la sagesse, éducation à la guerre et à la politique mais plus
encore à la paix et au loisir :
« On doit être capables de travailler (dei men ascholein dunasthai) et de faire la guerre
(kai polemein), mais plutôt (mallon) de vivre dans la paix (d'eirènèn agein) et de jouir du
loisir (kai scholazein) ; et il faut faire ce qui est nécessaire (kai tanagkaia prattein) et,
vraiment utile (kai ta chrèsima), mais plutôt ce qui est noble (ta kala dei mallon). En
conséquence, c'est en vue de tels buts (hôste pros toutous tous skopous) qu'il faut éduquer
(paideuteon) ceux qui sont encore des enfants (kai paidas eti ontas) et les autres âges (kai
tas allas hèlikias), tant qu'ils ont besoin d'éducation (hosai deontai paideias). »300
La cité idéale aristotélicienne est donc « heureuse », puisque toutes ses
« parties » ont accès à la vertu et aux deux types de bien-vivre, soit médiatement, par
l'éducation (classe des combattants), soit plus immédiatement, par l'activité
conforme à l'excellence acquise (classe délibérative et judiciaire et classe des
298 Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 7, 1177b6-8, p.547. Dans la Politique, Aristote semble
pourtant considérer la vie pratique comme étant aussi une vie de loisir, comme nous le verrons dans notre sous-
partie suivante. Il nous semble qu'il faut en fait considérer deux niveaux de loisir : le temps que l'on peut consacrer à
des activités militaires et politiques est déjà un temps de loisir en tant qu'il est un temps qui n'est pas consacré aux
activités poiètiques dont les produits sont nécessaires à l'exercice de la simple vie, mais c'est le temps libre que l'on
peut consacrer à l'activité contemplative qui est le plus véritablement un temps de loisir, car il est un temps pendant
lequel on est libéré de tout tracas humain et où l'on pratique une activité divine, qui est à elle-même sa propre fin.
299 Ibid., 1177b4-6, p. 547.
300 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre XIV, §14, 1333a41-b5, p. 98.
114
prêtres301). Quant aux êtres humains qui ne font pas partie du corps des citoyens,
mais dont le travail productif est néanmoins nécessaire, ils sont tout simplement
exclus effectivement de la vertu et du bien-vivre, en même temps qu'ils le sont
conceptuellement de la cité idéale :
« Il faut aux cités (anagkaion huparchein tais polesin) des cultivateurs (geôrgoi), des
artisans (technitai) et tout un prolétariat (pan to thètikon) ; mais ne sont « parties » de la
cité (merè de tès poleôs) que les classes des hoplites [classe des combattants] et des
conseillers délibérants (to te hoplitikon kai bouleutikon) [classe délibérative et judiciaire]
[à ces deux parties il convient d'ajouter la classe des prêtres, qu'Aristote ne mentionne pas
ici] »302.
Ainsi, même au sein de la communauté humaine qui se donne comme la plus parfaite
qu'Aristote puisse penser, il n'est pas prévu que les cultivateurs (geôrgoi), les artisans
(technitai) ou encore les commerçants (agoraioi) aient part à la vertu et au bien-
vivre, non seulement parce que cela n'est pas nécessaire pour que la cité puisse être
considérée comme parfaitement heureuse, mais aussi parce que de telles activités
sont jugées, par le Stagirite, incompatibles avec une vie de vertu, pour les raisons que
nous allons exposer tout de suite.
b – Les exclus humains du bien-vivre humain
« Les citoyens ne doivent vivre une vie (dei zèn tous politas) ni de travailleur
manuel (oute banauson bion), ni de commerçant (out'agoraion) (car une vie de ce genre
est dépourvue de noblesse et contraire à la vertu (agennès gar ho toioutos bios kai pros
aretèn hupenantios)). »303
À Athènes, à l'époque classique, les professions artisanales et commerciales sont
socialement dévalorisées, car associées à des représentations négatives. Selon le
personnage de Socrate, dans l’Économique de Xénophon, « les arts appelés [manuels]
301 Les prêtres étant des citoyens retraités qui ne s'occupent plus des activités militaires ni politiques mais se
consacrent uniquement au culte, ils semblent avoir plus de temps libre que les membres des autres classes pour se
livrer à la contemplation. La cité idéale aristotélicienne paraît ainsi récompenser une vie de bons et loyaux services
par une retraite qui éloigne des tracas humains et favorise l'activité intellectuelle. Être prêtre serait donc honorer le
divin d'une double manière : par le rituel et par la contemplation.
302 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §10, 1329a35-38, p.82. Des commentaires ont été
intégrés à même le texte et indiqués entre crochets.
303 Ibid., §3, 1328b39-41, p.80.
115
(hai banausikai) sont décriés (epirrètoi), et c'est avec raison que les gouvernements
en font peu de cas (eikotôs mentoi panu adozountai pros tôn poleôn). Ils ruinent le
corps de ceux qui les exercent et de ceux qui surveillent les travailleurs
(katalumainontai ta sômata tôn te ergazomenôn kai tôn epimelomenôn), en les
forçant à demeurer assis (anagkazousai kathèsthai), de vivre dans l'ombre
(skiatrapheisthai), et parfois même de séjourner près du feu (pros pur hèmereuein).
Or, quand les corps sont efféminés (tôn de sômatôn thèlunomenôn), les âmes perdent
bientôt toute leur énergie (hai psuchai polu arrôstoterai gignontai) »304. En outre,
comme nous pouvons le constater, notamment à travers les pièces comiques
d'Aristophane, « la fraude est (...) constamment associée à la figure du kapèlos
[commerçant au détail], au point que l'adverbe dérivé du substantif, kapèlikôs,
désigne tout simplement un comportement frauduleux. Les pratiques douteuses
peuvent s'exercer sur la qualité aussi bien que sur la quantité des produits vendus.
Dans les Grenouilles, le tenancier des bains, métier à la réputation négative par
excellence, fabriquait et vendait du mauvais savon305. Les kapèloi des
Thesmophoriazousai trafiquent, quant à eux, sur les mesures, évaluées en conges et
cotyles306 : ces petites quantités font penser à des malversations mineures, toutefois
habituelles. La fraude se pratiquait aussi sur les poids des tissus, vendus lorsqu'ils
étaient encore mouillés et donc plus lourds307 »308. Tout cela explique le manque de
noblesse que prête Aristote, influencé par les préjugés de son temps, à ces
professions. Toutefois, pour comprendre pourquoi ces dernières sont incompatibles
avec une vie de vertu, il faut aller chercher un peu plus loin.
304 Xénophon, Économique, texte traduit par Eugène Talbot, Librairie Hachette et cie., Paris, 1889, livre IV, §2-3, p.27-
29. Une modification a été apportée à la traduction et indiquée entre crochets.
305 Aristophane, Grenouilles, vers 708-716. Cleigenes est caractérisé comme « ho pônèrotatos balaneus », « le pire
tenancier de bain ».
306 Aristophane, Thesmophories, vers 347.
307 Aristophane, Grenouilles, vers 1386-1389.
308 Maria Cécilia d'Ercole, « Marchands et marchandes dans la société grecque classique », p.53 à 71 de Mètis, hors
série 2013, Des Femmes en action, l'individu et la fonction en Grèce antique, sous la direction de Sandra Boehringer
et Violaine Sebillotte-Cuchet, Édition de l'EHESS-DAEDALUS, Paris-Athènes, p. 57. Une indication a été intégrée
à même le texte et indiquée entre crochets. Les kapèloi servent le plus souvent d'intermédiaires : ils achètent en gros
des produits fabriqués par d'autres et cherchent à en tirer des bénéfices en les revendant plus chers par petites
quantités sur l'Agora.
116
En ce qui concerne la pratique de l'artisanat, elle est pensée par Aristote
comme une activité avilissante, par laquelle l'homme libre se dénature en s'assimilant
à un esclave :
« Nous disons qu'il y a diverses espèces d'esclaves (doulou d'eidè pleiô), car il y a divers
genres de travaux (hai gar ergasiai pleious) dont une partie est exécutée par les
travailleurs manuels (hoi chernètes), qui sont, comme l'indique leur nom, ceux qui vivent
de leurs mains (hoi zôntes apo tôn cheirôn), et parmi eux on trouve l'ouvrier spécialisé (en
hois ho banausos technitès estin). […] Ainsi donc, les tâches des subordonnés de ce genre
(ta erga tôn archomenôn), ni l'homme de bien (ton agathon), ni l'homme d’État (oude ton
politikon), ni le bon citoyen (oude ton politèn ton agathon) ne doivent les apprendre (ou
dei manthanein), si ce n'est occasionnellement pour leur usage strictement personnel (ei
mè pote chreias charin autôi pros hauton) : dans ce cas, de fait, il n'y a plus ni maître
d'une part ni esclave d'autre part (ou gar eti sumbainei ginesthai ton men despotèn ton de
doulon). »309
En effet, comme l'explique très bien Jean-Pierre Vernant, parlant du cheirotechnès
(« artisan ordinaire, travailleur manuel ») :
« À l'intérieur même de son activité professionnelle, l'essentiel échappe à sa compétence ;
les règles de sa technè, concernant les procédés de fabrication, la poièsis ; l’œuvre,
poièma, en vue de laquelle il travaille, le dépasse : aux yeux du Grec elle est en effet
étrangère au domaine proprement technique. Qu'il s'agisse de maisons, de chaussures, de
flûtes, ou de boucliers, elle répond à la nécessité d'un besoin naturel défini. Elle n'apparaît
pas, au sens plein du terme, comme un artifice. C'est un eidos, une Forme, donnée
d'avance à la façon d'une réalité naturelle. L'artisan ne l'a pas inventée ; il ne peut pas la
modifier ; il n'a pas même, en tant qu'artisan, qualité pour la connaître : la science de la
forme de l'objet fabriqué appartient, non pas au producteur mais à l'usager. Supérieure à
l'ouvrier et à sa technè, la Forme oriente et dirige le travail qui la réalise ; elle lui assigne
son terme, fixe ses limites, définit son cadre et ses moyens. Dans l'ouvrage de l'art, tout
comme dans la production naturelle, c'est la cause finale qui détermine et qui commande
l'ensemble du processus producteur. La cause efficiente – l'artisan, ses outils, sa technè –
n'est que l'instrument grâce auquel une Forme préexistante façonne la matière. »310.
309 Aristote, Politique (livre III et IV), op. cit., livre III, chapitre IV, §12-13, 1277a37-b7, p.61.
310 Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Travail et esclavage en Grèce ancienne, Éditions Complexe, Paris,
1988, « Remarques sur les formes et les limites de la pensée technique chez les Grecs », p.55. Aristote, lui-même,
117
Tout comme l'esclave, l'artisan n'est finalement qu'un outil animé, qui n'est pas
maître de sa propre activité. La finalité de cette dernière lui est imposée de l'extérieur
par celui qui sait faire usage de lui et de sa production (le client, l'homme politique)
en vue d'une praxis, d'une activité qui est à elle-même sa propre fin, présentant un
intérêt vital immédiat (participant de la simple vie ou du bien-vivre). Ainsi, parce
qu'elle est faite de poièseis (activités qui ne sont pas à elles-mêmes leur propre fin)
qui profitent à autrui et non de praxeis qui lui profitent, la vie de l'artisan ne peut
jamais être une vie heureuse. En outre, il est mû plus qu'il n'agit : son mouvement
n'est pas le résultat de son propre vouloir (boulèsis) mais de celui d'un autre et
puisque son activité est spécialisée, s'exerçant à partir d'une matière et d'outils
toujours semblable, selon des procédures toujours identiques, il n'a pas vraiment
besoin de délibérer mais agit presque uniquement machinalement, sans réfléchir et
donc sans faire usage de son intellect. De ce fait, il ne devient jamais prudent,
contrairement aux militaires ou aux hommes politiques, qui ne cessent de délibérer à
partir de moyens et en vues de fins intermédiaires toujours changeants, aiguisant
ainsi la partie calculative (to logistikon) de leur intellect.
Quant aux « gens d'affaire (hoi chrèmatizomenoi) »311, ils se trompent en
plaçant « la richesse (ton plouton) dans l'abondance de la monnaie (nomismatos
plèthos) »312, ce qui les conduit à consacrer leur temps et leur énergie à rechercher
« les sources (pothen) et les modes d'échange (pôs) en vue de faire les plus gros
profits (pleiston poièsei kerdos) »313, considérant l'argent comme une fin en soi, alors
qu'il n'est qu'un moyen de vivre et de bien vivre. Cette analyse vaut tout
particulièrement pour les commerçants qui pratiquent « le commerce de détail (to
kapelikon) »314 ou l'« usure (hè obolostatikè) »315 (prêt avec intérêt). En effet, ces deux
pratiques inversent l'ordre naturel des moyens et des fins : dans le premier cas, on
échange de l'argent contre des marchandises, plus immédiatement utiles à la vie
et/ou au bien-vivre, en vue d'échanger ces dernières contre plus d'argent (A-M-A'),
écrit que « dans les diverses activités (tais technais) le subordonné (ho hupèretès) joue le rôle d'un instrument (en
organou eidei estin) », Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IV, §2, 1253b29-30, p.17.
311 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre I, chapitre IX, §14, 1257b34, p. 29.
312 Ibid., §10, 1257b8-9, p.28.
313 Ibid., §9, 1257b4-5, p.28.
314 Ibid., 1257b2, p.28.
315 Ibid., chapitre X, §4, 1258b2-3, p.31.
118
tandis que dans le second cas, on échange simplement de l'argent contre plus d'argent
(A-A'), tout rapport à la marchandise, et donc à la vie et au bien-vivre, se trouvant
aboli.
Voilà donc exposées les premières raisons pour lesquelles Aristote considère
l'exercice d'activités artisanales et commerciales comme étant incompatibles avec
l'acquisition de la vertu, l'accession au bien-vivre et la pleine appartenance à la cité
idéale. Et « les citoyens ne doivent pas davantage être cultivateurs (oude geôrgous
einai) (il faut du loisir pour faire naître la vertu et pour exercer les activités politiques
(dei gar scholès kai pros tèn genesin tès aretès kai pros tas praxeis tas
politikas)) »316. Le loisir (scholè), notion que l'on a déjà rencontrée dans la sous-partie
précédente, n'est pas une absence d'activité, ni une absence d'activité sérieuse, aussi
est-il à distinguer du délassement (anapausis)317. Comme l'explique Paul Demont :
« Par opposition aux occupations nécessaires des esclaves, mais aussi des commerçants et
des artisans, la skholè est le temps libre pour une activité dont on est soi-même le
maître »318.
Ainsi les esclaves (douloi) ou les hommes libres salariés (misthôtoi), obligés de
travailler dans des champs qui ne leur appartiennent pas, sous les ordres d'autrui,
pour assurer leur subsistance, servent d'outils animés à un autre qu'eux, qui est le
véritable maître de leurs actions et n'ont donc pas accès au loisir. Quant au paysan
qui cultive sa propre terre pour pourvoir à ses propres besoins, il occupe, certes, son
316 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre IX, §4, 1328b41-1329a2, p.80.
317 Le délassement, même s'il est en lui-même une paresse ou une activité ludique, doit par ailleurs être considéré
comme un moyen d'exercer une activité sérieuse : « se dépenser avec tant d'ardeur et de peine (spoudazein kai
ponein) en vue de s'amuser ensuite (charin paidias) est, de toute évidence, quelque chose d'insensé (èlithion) et de
puéril à l'excès (lian paidokon) ; au contraire, s'amuser en vue d'exercer une activité sérieuse (paizein d'hopôs
spoudazèi), suivant le mot d'Anacharsis (kat'Anacharsin), voilà, semble-t-il, la règle à suivre (orthos echein dokei).
Le jeu (hè paidia) est, en effet, une sorte de délassement (anapausei eoiken), du fait que nous sommes incapables de
travailler d'une façon ininterrompue (adunatountes de sunechôs ponein) et que nous avons besoin de relâche
(anapauseôs deontai). Le délassement n'est donc pas une fin (ou dè telos hè anapausis), car il n'a lieu (ginetai gar)
qu'en vue de l'activité (heneka tès energeias) », Aristote, Éthique à Nicomaque, op. cit., livre X, chapitre 6,
1176b32-1177a1, p. 543-544.
318 Paul Demont, « Le loisir (scholè) dans la Politique Aristote », dans Aristote politique, Études sur la Politique
d'Aristote, ouvrage dirigé par Pierre Aubenque, Epiméthée, PUF, Paris, 1993, p.209 à 230, p.210. On est maître
dans les activités politiques, mais plus encore dans les activités contemplatives qui sont les plus autarciques.
119
temps avec une activité qui ne lui est pas ordonnée par un autre homme, mais a
quand même pour maître la nécessite, qui fait dépendre sa survie de cette activité et
ne lui laisse pas la possibilité de faire autre chose. Son labeur résulte donc, lui aussi,
d'une contrainte extérieure.
Avoir du loisir, au sens le plus général du terme319, c'est donc être libéré des
tâches nécessaires, de celles dont dépend le simple-vivre, et avoir du temps à
consacrer aux activités qui rendent heureux (qu'elles soient militaires, politiques ou
contemplatives). Ainsi, dans la cité idéale d'Aristote, si le citoyen ne doit être ni
artisan, ni commerçant, ni paysan, c'est pour toutes les raisons que l'on a dites, mais
c'est aussi et surtout parce que seule une vie débarrassée du souci du simple-vivre,
une vie de pur loisir, peut-être tournée toute entière vers le Bien. Être un bon citoyen,
c'est l'être à plein temps : se consacrer chaque jour à l'exercice de la vertu, mais aussi
à la culture de celle-ci en soi-même (lorsque l'on appartient à la classe des citoyens
qui obéissent) et en autrui (quand on appartient à la classe des citoyens qui
commandent). Cela suppose donc de laisser à d'autres le soin d'assurer la subsistance
de la cité :
« Qu'il faille (dei), pour qu'un État soit bien gouverné (tei mellousei kalôs politeuesthai),
qu'on y soit libéré des tâches contraignantes (tèn tôn anagkaiôn huparchein scholèn), on
l'accorde généralement »320 .
Pour Aristote, la vertu et le bonheur des citoyens doit ainsi se conquérir à
travers l'exploitation des autres classes sociales, réduites à être les instruments de
production animés de la cité. Le rapport entre le corps des citoyens et le reste des
êtres humains exploités, privés de bien-vivre, est finalement le même que celui d'un
maître vis à vis de son esclave. À tous les niveaux d'organisation (maisonnée, village,
cité), les êtres humains apparaissent ainsi divisés en deux groupes : ceux qui usent et
ceux dont on use, les premiers ayant besoin d'une « une éthique du loisir », pour bien
remplir leur fonction d'êtres humains et les seconds d'une « éthique du travail »321,
pour bien remplir leur fonction d'outils productifs.
319 Voir note 298.
320 Aristote, Politique (livre I et II), op. cit., livre II, chapitre IX, §2, 1269a34-36, p.78.321 Elisabeth Charlotte Welskopf, Probleme der Muße im alten Hellas, Rütten & Loening, Berlin, 1962, p.224,
proposition originale : « Eine Arbeitsethik gab es nach Aristoteles nur für den Sklaven. […] Der Herr benötigte eine
Ethik der Muße ». La traduction française citée est celle de Paul Demont, art. cit. dans op. cit., p.210.
120
Un tel projet d'organisation des êtres humains n'est pas sans poser certains
problèmes de cohérence interne : que faire des hommes libres par nature qui ne sont
pas assez vertueux ? La cité idéale ne peut les intégrer à titre de citoyens, sans perdre
en perfection. Mais si elle traite ces hommes libres comme des instruments de
production, elle les asservit injustement et va à l'encontre de l'ordre naturel, seul
l'asservissement d'hommes esclaves par nature étant considéré comme juste et
naturel par Aristote. Pour ne pas se prendre ouvertement les pieds dans ses propres
thèses, le Stagirite exprime sa volonté de réserver les tâches serviles, nécessaires à la
simple vie de la cité, à des esclaves par nature, comme en témoigne ce passage
concernant la culture de la terre :
« Quant aux gens destinés à cultiver la terre (tous geôrgèsontas), le mieux (malista), si l'on
doit faire ce qu'on souhaite (ei dei kat'auchèn), est qu'ils soient des esclaves (doulous
einai) »322.
Mais cela ne résout en rien le problème : que faire des hommes libres médiocres si on
ne peut ni en faire des producteurs ni en faire des citoyens de la cité idéale ? La
question reste sans réponse.
Plus encore, c'est le principe même de la légitimité d'une telle division entre
usagers et outils animés qui apparaît vicié. Cette partition n'est conforme à la nature,
que tant que l'on considère qu'il existe bel et bien des êtres humains esclaves par
nature. Or, ce concept aristotélicien est en lui-même contradictoire, tout comme l'est
le concept de cercle-carré. Le Stagirite affirme, en effet, que l'esclave par nature est
un représentant de l'espèce humaine (anthrôpos), puisqu'il est « l'homme d'un autre
(allou anthrôpos) »323, tout en expliquant qu'il se trouve privé de ce qui fait de l'être
humain un être humain, c'est-à-dire de la pleine possession d'une faculté
intellectuelle. Il « n'a part à la raison que dans la mesure ou il peut la percevoir, mais
non pas la posséder lui-même (ho koinônôn logou tosouton hoson aisthanesthai alla
mè echein) »324 et est « complètement dépourvu de la faculté de délibérer (holôs ouk
echei to bouleutikon) »325. S'il est certain que l'esclave n'a pas de nous scientifique (to
epistèmonikon, partie qui permet la contemplation), Aristote semble également lui
322 Aristote, Politique (livre VII), op. cit., livre VII, chapitre X, §13, 1330a25-26, p.85.
323 Aristote, Politique (livre I – II), op. cit., livre I, chapitre IV, §6, 1254a15, p.18.
324 Ibid., chapitre V, §9, 1254b22-23, p.20.
325 Ibid., chapitre XIII, §7, 1260a12, p.36.
121
dénier la possession d'un nous calculatif (logistikon, partie qui permet le calcul
rationnel et la délibération). Dès lors, on se demande bien comment il peut avoir
« part à la raison » d'une manière ou d'une autre. Quoiqu'il en soit, on ne peut
identifier l'humain à son intellect et appeler en même temps humain un être qui en
est totalement dépourvu, ou quasiment, sans tomber dans une contradiction.
Et le concept aristotélicien d'esclave par nature n'est pas le seul à apparaître
comme étant en lui-même contradictoire : celui de femme (gunè) pose également
problème. Nous n'avons pas beaucoup parlé de la femme, car le Stagirite lui-même s'y
intéresse peu, mais il est clair que celle-ci est, par nature, exclue du bien-vivre et
destinée à la reproduction et à la vie domestique. Tout comme l'esclave, la femme est
considérée comme appartenant au genre humain, alors même qu'elle présente
également un défaut intellectuel : sa faculté de délibération est « sans [autorité]
(akuron) »326, ce qui signifie que sa rationalité est inefficace. Pour le Stagirite, la
femme est incapable d'agir par elle-même, conformément à ce qu'a déterminé son
intellect calculatif (to logistikon), elle est indisciplinée et a donc besoin d'être
commandée par un homme (anèr), qui a de l'autorité et sait se servir d'elle comme il
convient pour pourvoir correctement aux besoins de la maisonnée et procréer327.
326 Ibid.,1260a13, p.36
327 Il est amusant de confronter les analyses d'Aristote à cet épisode de l'histoire athénienne relaté par Hérodote :
« Quand Cléomène [roi de Sparte] envoya demander l'expulsion de Clisthène [homme politique et grand réformateur
athénien] et des « Impurs », Clisthène quitta le pays de lui-même ; Cléomène, par la suite, ne s'en présenta pas
moins à Athènes, avec une troupe peu considérable ; et, une fois arrivé, il chassa comme souillées, sur les
suggestions d'Isagoras [homme politique athénien, rival politique de Clisthène], sept cent familles athéniennes. Cela
fait, il essaya en second lieu de dissoudre le conseil, et voulut mettre les fonctions publiques aux mains de trois cents
hommes du parti d'Isagoras. Mais le conseil opposa de la résistance et refusa d'obéir ; Cléomène, avec Isagoras et
ceux de son parti, s'empara alors de l'Acropole. Le reste des Athéniens, animé des mêmes sentiments que le conseil,
les y assiégea pendant deux jours ; le troisième jour, aux termes d'une capitulation, tout ceux des assiégés qui étaient
Lacédémoniens sortirent du pays. Ainsi s'accomplit pour Cléomène la parole prophétique (Epeteleeto de tôi
Kleomenei hè phèmè). Quand il était monté sur l'Acropole, dont il allait vouloir se rendre maître, il avait voulu
pénétrer dans le sanctuaire de la déesse, sous prétexte de la prier (hôs prosereôn) ; et la prêtresse, se levant de son
trône avant qu'il eut franchi la porte, lui avait dit : « Étranger de Lacédémone, retourne sur tes pas sans entrer dans
ce temple ; il n'est pas permis aux Doriens de se présenter là » ; à quoi il avait répondu : « Femme (ô gunai), je ne
suis pas Dorien, mais Achéen ». Sans tenir compte du présage, il avait tenté l'entreprise, et il dut alors retourner sur
ses pas, chassé, avec les Lacédémoniens. Quant aux autres assiégés, ils furent, par les Athéniens, enchaînés pour être
mis à mort. » Hérodote, Histoires (tome V), texte établi et traduit par Philippe-Ernest Legrand, Les Belles Lettres,
Paris, 1946, livre V, 72, p.110-111. À travers sa fonction de prêtresse, cette femme parvient à faire valoir la
122
Certes, ce défaut est moins déshumanisant que celui de l'esclave, mais il conduit à
une autre incohérence, qui se cristallise dans le concept de femme libre. En effet,
comment penser une liberté féminine, alors que la femme est, par nature, esclave
d'elle-même et n'est « libérée » de sa servitude intérieure, qu'en embrassant une
servitude extérieure : en se soumettant à son père, à son frère ou à son mari. La
femme libre n'a donc rien de libre : même si son statut social diffère de celui d'une
femme non-libre, elle s'identifie aussi, au fond, à une sorte d'esclave par nature.
Tant d'aveuglement et/ou de mauvaise foi philosophique de la part d'Aristote
ne peut s'expliquer que par son inscription dans un contexte économique et social au
sein duquel la domination et l'exploitation massive d'êtres humains par d'autres êtres
humains, qui se pratique partout dans l'antiquité, apparaît banale et normale. Dans
l'Athènes de l'époque classique, qui est pourtant une démocratie, on ne compte que
30 000 citoyens (hommes jouissant de leurs droits civiques et politiques) environ,
pour 50 000 à 200 000 esclaves (les chiffres sont incertains)328, 70 000 femmes et
enfants jouissant de leurs droits civiques et quelques dizaines de milliers de
métèques. Ainsi, ceux qui « ne représentent pas plus que le dixième de la population
de l'Attique et seulement un cinquième de toute la population adulte »329
commandent et/ou dominent et/ou exploitent quotidiennement près de 300 000
personnes, qui leurs sont socialement et juridiquement inférieures. Le projet
politique d'Aristote apparaît donc, au moins en partie, comme une tentative de
transfiguration philosophique, plus ou moins consciente, de sa propre réalité et des
représentations sociales qui lui sont traditionnellement associées (relatives à la
masculinité, la féminité, l'esclavage, l'artisanat, le commerce, etc.).
supériorité de son autorité sur celle du roi de Sparte, qui finit par quitter le temple et s'enfuir.
328 Dont certains appartiennent à des maisonnées (esclaves des particuliers) et d'autres à la cité (esclaves publiques).
329 Mogens Herman Hansen, La démocratie athénienne à l'époque de Démosthène, op. cit., chapitre 5, p.123.
123
Conclusion
Bien vivre, est-ce possible pour tout le monde ? Voilà la question que nous
avons posée au corpus aristotélicien et à laquelle nous nous sommes efforcé de
répondre tout au long de ce travail. Nous avons commencé par mettre en lumière les
modalités de la vie divine, acte pur parfaitement autarcique, par lequel le dieu,
suprême désirable et suprême intelligible, se pense pensant, contemplant
indéfiniment et inlassablement sa propre perfection, à l'identique, avec la même
félicité souveraine. Ainsi sa vie s'est-elle révélée toujours déjà et pour toujours le
bien-vivre ultime. Étant affranchie de toute puissance et de toute matérialité, le
manque et la mortalité n'ont aucune prise sur elle.
Avec ce modèle de la vie bonne en arrière plan, nous nous sommes ensuite
intéressé aux degrés inférieurs du bien-vivre et avons entrepris de gravir les paliers
du vivants, les uns après les autres, nous hissant jusqu'à l'animalité à partir de la
végétalité, pour finalement atteindre la sphère de l'humain, mettant à chaque fois en
lumière, par contraste, les spécificités des modes de participation au bien vivre des
différents types biologiques non divins, montrant de quelle manière chaque forme de
vie mortelle se porte vers le Bien à sa manière, avec plus ou moins de succès, grâce
aux facultés dont elle dispose et dans la mesure où ces dernières le lui permettent.
Le simple-vivre de la plante nous est ainsi apparu comme n'étant pas encore
un bien-vivre, mais comme constituant déjà une vie en vue du Bien : un moyen pour
la matière d'assouvir son désir pour la forme, d'assurer la permanence de son état
relatif de plénitude et de détermination, par delà son caractère éminemment
périssable. En effet, par l'exercice de sa faculté reproductrice, la plante assure la
transmission des formes spécifiques d'une matière (la sienne) à une autre (celle de sa
descendance) et assure donc la permanence, à un niveau supra-individuel, d'un état
de détermination avancé de la matière.
Avec la faculté de sentir, nous avons montré que l'aspiration de la matière pour
la forme se psychologisait chez l'animal sous la forme de l'appétit, qui est désir du
plaisant sensuel, c'est-à-dire du bien apparent, manifestation sensible du Bien réel
(qui lui est intelligible). Ainsi l'animal jouit-il d'un accès indirect et imparfait au
Bien : il est capable d'en éprouver les effets sensibles, de ressentir le plaisir d’exercer
excellemment ses facultés psychiques et tout particulièrement sa sensation. Ce
faisant, il a part à un certain bien-vivre relativement fugace et inconsistant : à un état
124
où l'existence devient en elle-même désirable, le temps d'un instant, le plaisir sensuel
jetant sur le manque un voile évanescent. En outre, la possession d'une sensation
étoffée (possession des cinq sens) et de facultés comme la mémoire, la faculté de se
mouvoir et celle de communiquer lui permettent de mieux vivre, de diversifier ses
plaisirs, d'exercer sa simple vie plus aisément et, ce faisant, d'éviter la douleur autant
que possible et de maximiser son plaisir, seul, au sein d'un groupe sporadique ou
encore d'une communauté organisée autour de la réalisation d'une œuvre commune.
Quant à l'être humain, si le bon exercice de ses facultés lui permettent
également de jouir du plaisir sensuel, sa véritable destination est plutôt de se porter
vers le Bien réel, au sein d'une cité elle-même organisée en vue de la vertu et du
bonheur, en faisant un usage excellent de son intellect : soit appliqué aux affaires
proprement humaines dans le domaine politique et militaire, soit détourné de la
matière, de la mortalité et du manque dans une activité contemplative similaire à
celle du dieu.
Sauf que le bonheur humain ne s'est révélé ni accessible à tous, ni ayant
vocation à l'être. Dans son modèle politique idéal, Aristote n'offre en effet le bonheur
qu'aux citoyens, c'est-à-dire aux seules véritables parties de sa cité, éduqués à bien
jouir du loisir que leur assure le labeur productif d'une majorité d'asservis, dont on
cherche à légitimer philosophiquement le joug en le naturalisant, ces derniers devant
nécessairement se priver de perfection humaine en embrassant des professions
artisanales, commerciales ou paysannes, jugées incompatibles avec une vie de vertu,
pour permettre à d'autres humains d'atteindre cette perfection et de devenir
pleinement ce qu'ils sont : pleinement humains.
Et si, comme nous l'avons-vu, cette division sociale, qui ne fait finalement que
reproduire, à l'échelle de la cité, le rapport de maître à esclave, d'usager à ustensile,
qui structure d'emblée l'organisation de la maisonnée, est grandement tributaire du
contexte économique et social qui est celui du Stagirite, elle découle également, d'une
certaine manière, de sa conception du bonheur. En effet, en définissant l'existence
d'un dieu dépourvu de matière comme modèle du bien-vivre, le philosophe grec pose
au fond comme perfection ultime de la vie l'absence de vie : être pleinement heureux,
être tout à fait libéré de la mortalité et du manque, c'est nécessairement ne pas avoir à
se nourrir, à croître, à dépérir et à se reproduire, être affranchi de la dimension
corporelle qui ouvre l'être au non-être. Or c'est précisément cet affranchissement,
irréalisable au niveau individuel, qu'Aristote cherche à penser à l'échelle de la cité : sa
125
solution consistant à charger une partie du corps social d'assumer le fardeau de la
corporéité de l'ensemble, d'assurer la simple vie de tous, afin que toute l'autre partie
puisse jouir d'une existence de pur loisir, toute entière consacrée à des activités qui ne
sont pas motivées par la nécessité mais par l'unique souci de bien-vivre.
126
Bibliographie
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On consultera également les traductions des œuvres complètes de Platon parues aux Belles Lettres dans
la collection des universités de France, qui se trouvent réparties en treize tomes.
Autres auteurs
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1987.
ARISTOPHANE, Théâtre complet II, textes traduits par Victor-Henry Debidour, Folio classique, Gallimard,
1966.
PAUSANIAS, Voyage historique, pittoresque et philosophique de la Grèce, tome quatrième, texte traduit
par l'abbé Gedoyn, Debarle, Paris, 1797.
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132
Table des matières
INTRODUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
I – PARTICIPATION AU BIEN-VIVRE DES FORMES DE VIE NON-HUMAINES . . . . . . . . . . . 14
1 – Le dieu (ho theos) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 14
2 – Le simple-vivre et la plante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
A – Le simple-vivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 22
B – La plante (to phuton) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 26
3 – L'animal (to zôion) non-humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .30
A – Le simple-vivre animal . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .30
B – La participation de l'animal au bien-vivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
II – PARTICIPATION AU BIEN-VIVRE DES FORMES DE VIE HUMAINES . . . . . . . . . . . . . . .44
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44
1 – Politicité et communication . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48
A – Politicité humaine et logos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48
B – Politicité des autres animaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .53
C – Importance de la communication animale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .57
D – Le saut qualitatif humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .64
2 – Le simple-vivre humain. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70
A – Les parties de la maisonnée (oikos) et leurs rapports . . . . . . . . . . . . . .70
B – La simple-vie dans la maisonnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .72
133
a – Les couples structurants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 72
b – L'art d'user des ressources (to chrèsasthai) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
c – L'art d'acquérir « directement » des ressources . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
C – De la maisonnée au réseau de maisonnées : la nécessité de
l'« acquisition indirecte » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80
3 – Le bien-vivre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
A – Unité et multiplicité du bonheur humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .84
a – Formule générale du bonheur (eudaimonia) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
b – Le bonheur pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85
c – Le bonheur contemplatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
B – La vertu (arètè) humaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .96
a – Les vertus pratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .98
b – La vertu contemplative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
C – Bien vivre dans la cité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .107
a – La vertu et le bonheur pour tous ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
b – Les exclus humains du bien-vivre humain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 114
CONCLUSION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .123
BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .126
134
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