Réflexions sur l’annonce d’un décès et le deuil des familles en réanimation

Preview:

Citation preview

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 1 5

É D I T O R I A L

Réflexions sur l’annonce d’un décès et le deuil des familles en réanimationDaniel Suzanne

« Fais que je ne voie que l’homme dans celui qui souffre. Que mon esprit reste clair près du lit du malade, qu’il ne soitdistrait par aucune chose étrangère, afin qu’il ait présent tout ce que l’expérience et la science lui ont enseigné ; car grandeset sublimes sont les recherches scientifiques qui ont pour but de conserver la santé et la vie de toutes les créatures… »

Moïse Maïmonide (Extrait de la prière de Maïmonide)

INTRODUCTION

La mort fait partie de la vie. Tout lemonde meurt et est confronté un jourou l’autre dans sa vie à la mort.Cependant, l’idée de la mort — lasienne propre ou celle d’autrui — estdifficilement acceptable pour l’esprithumain qui mobilise une énergieconsidérable, individuelle et sociale,

pour tenter d’y échapper. Le refus de la privation définitivede celui qu’on avait aimé et avec lequel on avait tissé tantde liens est la réaction première au décès d’un être proche.Les deux tiers des décès se produisent aujourd’hui enmilieu hospitalier ; cependant, la mort appartient à l’Huma-nité non à la médecine. La douleur des proches ne peut êtrecomprise et on ne peut tenter de la soulager qu’en restantdans les limites de l’humanité qui fait de toute rencontre unmoment unique où il ne peut en aucun cas être question detechnique. En d’autres termes, il n’y a pas de méthode nide protocole pour annoncer à des parents qu’ils viennentde perdre un proche. La technique est déshumanisante.Comment peut-on aider ces parents au plus profond de leurdouleur sans qu’à aucun moment la personne disparue nesoit chosifiée, transformée en objet et que notre actionauprès de sa famille permette que rien de ce qui est vivantdans le psychisme familial ne se perde ?Ce que nous vous présentons n’est pas le fruit d’uneméthode qui décrirait des stades, des étapes, ni une tech-nique à appliquer pour éviter de faire des erreurs.Ce que nous évoquons n’a de sens que comme une ouver-ture qui doit permettre, je l’espère, de susciter en vous dessouvenirs, des idées, le rappel de votre expérience auprèsdes familles, et peut-être le rappel de votre propre histoire.La psychologie et la psychanalyse sont nées en même tempsque la science moderne, c’est-à-dire en même temps quel’homme expérimentait son pouvoir sur toutes les formesde vie. La psychologie clinique et la psychanalyse viennentdire que la douleur psychique témoigne d’une impossibilité

à tout maîtriser, à tout décider par avance. La science laissehors de son champ d’expérience tout ce dont l’Humanitétémoigne d’essentiel : la création, la poésie, les contes, lesrituels, les mythes et le sens du sacré, bref tout ce qui faitque l’homme est à la fois corps et esprit, non séparé, nonclivé ; tout ce qui fait que l’Homme est UN, relié au mondedans un mouvement qui le dépasse.

VÉCU DES FAMILLES

Les services de soins intensifs et de réanimation, quand il estseulement possible d’y pénétrer, sont vécus par les famillescomme des lieux de très haute technicité, des « bulles » danslesquelles il est nécessaire de pénétrer avec d’infinies précau-tions. Des sanctuaires où la ritualisation des actes donne à lafamille le sentiment de ne pas être à sa place. Toucher lecorps de l’être cher (chair) livré aux machines, à l’asepsie,parler, laisser aller le cours de ses sentiments peut être vécucomme un manquement au rituel, comme une atteinte aumaigre fil de la vie.Les membres de la famille sont alors sujets de sentimentscontradictoires : elles perçoivent le corps de leur prochecomme un ensemble de fonctions détachées les unes desautres dont les médecins s’efforcent de réguler les flux ;commencent alors l’attente et l’espoir en la toute puissancede la technique ; cependant, les circonstances antérieuresde l’accident ou de la maladie imposent une représentationde l’imminence de la mort et une souffrance anticipée de laperte.Dans ces circonstances, les familles rencontrent le médecinqu’ils perçoivent préoccupé de l’urgence vitale. Sa paroleest parcimonieuse et ne dit pas ce que la famille veut entendre.Elles rencontrent les autres soignants (infirmières, aide-soi-gnants) à l’écoute plus ou moins empathique et d’une plusgrande proximité mais qu’elles ont l’impression de déran-ger, tant la charge de travail technique fait considérercomme venant en surcroît, le temps consacré à cetteécoute de l’inquiétude et de la souffrance.

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 16LE TRAVAIL DE DEUIL AU MOMENT

DE LA PERTE BRUTALE

« Le deuil apparaît sous l’influence de l’épreuve de réalité,qui exige d’une manière impérative que l’on se sépare del’objet, qui n’est plus. Dès lors la fonction du deuil est detravailler à ce retrait des investissements hors de l’objetdans toutes les situations où l’objet était doté d’un investis-sement élevé » S. FreudÀ l’instant même de l’annonce du décès, les membres de lafamille vivent une double perte. Car le paradoxe de l’étatde deuil qui survient au décès d’un être cher, c’est quel’atteinte brutale d’une partie de la réalité externe (par lamort) ampute le sujet d’une partie de lui-même, d’une par-tie de sa propre réalité interne.Cette perte brutale externe (le mort) et interne (sa repré-sentation dans le psychisme) renvoie à l’ensemble desdeuils vécu précédemment. Si le sujet concerné par cetteperte peut élaborer le traumatisme qu’elle représente, alorsle retour du passé et la répétition des souvenirs vécus avecla personne disparue vont revenir au premier plan.Le refus de cette perte intérieure est l’œuvre du refoule-ment. Cet état de choc est particulièrement net lorsque laperte est brutale, inattendue.Le travail de deuil qui va s’engager dès l’instant del’annonce du décès dépend donc d’un enchevêtrement defacteurs psychologiques propres à chaque sujet, à chaquehistoire singulière. La douleur affective qui est présente dèsces premiers instants va chercher une issue, un point dedécharge et les mécanismes de défense psychologique vontse mettre en place très rapidement. Lorsque l’on est chargéd’annoncer un décès, c’est à cela que nous avons affaire :une décharge brutale de souffrance psychique et la mise enplace rapide de mécanismes de défense.La décharge comportementale peut prendre de multiplesformes extrêmes : de la sidération mutique pendant unelongue période à un état d’agitation violente incontrôlable.Les membres de la famille en deuil s’approprient ou rejettentle corps du défunt, mais cette perte de la juste proximité neconcerne pas le corps physique comme on pourrait le pen-ser. Il s’agit plutôt du corps psychique c’est-à-dire une par-tie du disparu resté à l’intérieur de leur psychisme. C’est lepremier mécanisme de défense contre la perte qui se tra-duit de multiples façons :– refus de croire au décès ;– refus de voir le corps ;– sentiments exagérés de reconnaissance à l’égard des soi-gnants ;– agressivité contre le porteur de cette mauvaise nouvelle.Il ne s’agit jamais de réactions caractérielles qui seraienttypiques de familles difficiles mais au contraire d’un débutde travail de deuil que je qualifie de normal.

Nous devons donc maintenant envisager les autres méca-nismes de défense.Les processus du deuil selon S. Freud sont envisagéscomme des étapes nécessaires qui vont permettre une éla-boration psychique de la perte d’un être cher : « le travailde deuil », c’est le travail psychique nécessaire pour accep-ter la réalité de la séparation, de la perte et y faire face.Le premier temps de sidération et de déni est important àprendre en compte dans la relation immédiate avec lafamille au moment de l’annonce du décès.Le déni, qui est plutôt un refus, porte sur l’incapacité àaccepter la réalité telle qu’elle se présente. Le refus d’abor-der le deuil correspond à un déni de la douleur en tantqu’aveu d’une certaine faiblesse narcissique.La sidération est un mouvement régressif du psychisme.La douleur de l’annonce a été si violente que l’ensembledes réactions affectives est paralysé. Cette sidération àpour but de ne pas être détruit soi-même par la disparitionde l’autre. Il n’est pas rare de rencontrer des parents sansréaction comportementale et qui semblent être devenusindifférent au monde qui les entoure. Ils n’entendent pluset ne perçoivent plus rien de votre présence.Une mère a pu me raconter qu’en sortant de l’hôpital uneheure après l’annonce du décès de son fils de 12 ans, ellene savait plus où elle se trouvait, où était stationnée sa voi-ture. Elle m’a dit avoir erré dans les rues pendant un longmoment avant de retrouver par hasard son véhicule. Il s’agitlà d’une réaction de déstructuration temporospatiale carac-téristique d’un choc traumatique. Le traumatisme psy-chique, pour lequel les pouvoirs publics ont mis en placedes cellules d’urgence médicopsychologiques dans les casd’agression ou d’attentat, se rencontre fréquemment dansles services hospitaliers à l’annonce d’un décès ou d’unemaladie grave lorsque personne n’a pris le temps (parfoislong) de s’asseoir et d’attendre les premier mots, les pre-mières questions.Par la suite, la force des mécanismes de retrait des investis-sements d’objet va conditionner un bon déroulement dutravail de deuil. Le repli sur soi et la douleur morale sontinévitables. Ils seront d’autant plus faciles à s’atténuer queles sentiments de culpabilité seront moindres.La famille, les parents au moment de l’annonce du décès,débutent immédiatement un travail de deuil. Pour les aiderdans cette épreuve, la possibilité qui s’offre à nous est detenter de les aider à renouer le dialogue avec le défunt, dele faire revivre à l’intérieur de d’eux.

LES SOIGNANTS

Il revient aux soignants de faciliter l’émergence de ce dialo-gue dans un temps et un espace intime et protégé. Engager

Le praticien en anesthésie-réanimation, 2004, 8, 1 7le dialogue avec les familles sur les liens affectifs qui les ratta-chent au défunt c’est les pousser à se remémorer : « …Je mesouviens qu’il a dit ça une fois… », c’est forcer le travail dedeuil puisque le travail de deuil ne commence vraiment quelorsque le temps du refus a pu être dépassé. Le travail de deuilest un long tissage et « détissage » systématique des liens affec-tifs qui reliaient la personne vivante au disparu.

Accepter la douleur c’est commencer le deuil. Pour le soi-gnant, accepter que les membres de la famille souffrentsans être envahi eux-mêmes par la douleur ou la crainte,c’est les aider à commencer ce travail de deuil.

La crainte est une réaction commune devant la détresse del’autre.

Que faire ?

– protéger les autres patients ou familles pour qu’ilsn’entendent pas les pleurs, pour qu’ils ne voient pas ladétresse ?

– les laisser seuls dans leur abattement ?

– se protéger soi-même d’une supposée agression ?

Il faut préciser qu’on ne fait le deuil que de quelque choseou de quelqu’un qui a été investi d’une certaine quantitéd’amour. Les soignants qui n’ont pas eu de liens affectifsavec le patient décédé ne font pas le deuil de ce décès maispeuvent cependant éprouver la frustration de l’inefficacitéde leurs investissements thérapeutiques. Les soignantspeuvent éprouver de la gêne, un sentiment d’impuissance,des doutes, car être vecteur et témoins de la souffrance desautres n’est jamais une place enviable. C’est une différenceimportante avec les membres de la famille. Les réactions desouffrance ne sont pas nécessairement présentes chez lessoignants. Le plus souvent, pour les soignants en réanima-tion, c’est l’histoire du traumatisme du patient qui est leplus marquant. Le récit qui leur en a été fait peut resterlongtemps graver dans leur mémoire.

Ceux qui sont chargés de faire l’annonce du décès ne sont àl’évidence, pas au même niveau de réactions émotionnellesque la famille. En revanche, les soignants doivent connaîtreles mécanismes psychologiques qu’ils vont provoquer parcette annonce. « Celui qui sème des épines doit avoir debonnes chaussures ». Les soignants doivent tenir compte dudébut de travail de deuil qu’ils provoquent en annonçant ledécès et être attentifs à l’expression de leur propre affectivitéface à la douleur morale et parfois à la révolte des familles endeuil. Engager le dialogue sur les souvenirs, c’est se placer entiers capable de recevoir une parole, des confidences. C’estfaire en sorte que la personne disparue reste entière commesujet et non comme objet. Un long temps d’écoute est néces-saire pendant lequel le soignant peut être mis dans diversespositions projectives :

– le persécuteur : responsable du décès ;

– l’agresseur : qui n’a pas su maintenir la vie malgré sa toutepuissance technologique.Mais aussi celui avec qui peut s’engager un dialogue entoute confiance, celui par lequel la douleur peut être enten-due et de ce fait devient plus supportable et l’informationdonnée sur la réalité de la mort devient audible.De la qualité de cette écoute de la douleur familiale dépen-dra en grande partie l’engagement normal du travail dedeuil. Cette capacité d’écoute demande aux médecins etaux soignants un travail sur soi pour ne pas être envahi pardes sentiments d’impuissance qui viendraient réactiver desmécanismes de défense propre aux soignants déjà biendécrits par M. Ruszniewski : le mensonge, l’esquive, l’évite-ment, la dérision, la fausse réassurance, la rationalisation, lafuite en avant, l’identification projective…Cette capacité d’écoute demande aussi un travail d’équipepour que l’accueil des familles fasse l’objet d’un projet deservice discuté en commun, pour que chacun y trouve saplace, et approfondi, pour que chacun suspende ses réac-tions de prestance dues à son statut professionnel et laisseémerger son humanité.

RÉFÉRENCES1. M. Ruszniewski, Face à la maladie grave. Collections Pratiques médicales,

Éditions Dunod, Paris 1995.

Tirés à part : Daniel SUZANNE,Équipe d’appui départementale en soins palliatifs,

Hôpital de Blois, 111 rue de Bourgneuf,41000 Blois.

Recommended