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de yves richez
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Yves Richez
SUCCES et REUSSITE21 principes pour repenser les évidences
Ce qui est écrit dans ce livre est réel.Toutefois rien ne prouve que ce soit vrai.
Yves Richez
© Editions de l'Homo-Viator, Vincent Delourmel Publishing 2012
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Table des matièresAvant-propos d’une interview un peu à part.......................................................4
Introduction.................................................................................................................11La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction.................................................................................................................11
La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction........................................................................................................12
Principe premier :Dire OUI avec intensité..............................................................................................16
Préférer le « oui » au « non »............................................................................17OUI, comme dynamique réelle de la pensée.....................................................17Le propre de la nature c’est le « OUI », la propension......................................20Quand Francis Ouimet dit OUI à Eddie Lowerie : ce qui se répand.................21Dire OUI, c’est rendre sonore le « flux »..........................................................22
Principe deux :Renoncer sans regret...................................................................................................25
Renoncer : ce qui s’annonce en retour..............................................................26Renoncer en conscience, avoir l’expérience de l’expérience............................28Renoncer, non à la médaille, mais à sa cristallisation.......................................30Accepter de vivre avec un découvert de vingt mille euros pour mieux vivre ensuite................................................................................................................31Renoncer à ma création, laisser advenir le naturel............................................34
Principe trois :Non-agir, une manière spécifique chinoise d’agir dans la vie....................................37
Créer de l'écart avec les grandes évidences ......................................................38Le syndrome de l'efficacité, quand le « trop agir » tue l'effet attendu...............40La science du moment opportun : la kairologie................................................42Non-agir, laisser se faire après avoir fait ce qui était à faire.............................46Non-agir n'est pas « lâcher prise ».....................................................................48
Principe quatre :Observer les signaux faibles, un principe clé de la stratégie......................................54
Développer l’attention aux circonstances (partie une)......................................55
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Développer l’attention aux circonstances (partie deux)....................................58Détecter les signaux faibles : ce qui n’a pas encore de forme...........................63Ce qui est fixe se détermine, donc se dissout....................................................67
Principe cinq :S'égarer (et donc échouer avec élégance)...................................................................72
Introduction à l'égarement, à l'échec.................................................................73Échouer, « toucher le fond par accident et ne plus naviguer »..........................79S'égarer, quitter le « bon » chemin....................................................................83Échouer avec élégance .....................................................................................88
Principe six :Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé).........................................................94
Fixer un objectif : prendre le risque d'y rester fixé (introduction)....................95L'objectif appartient à l'objet de la pensée.........................................................98Fixer un objectif, rester fixé à lui : un jour sans fin........................................102L'objectif, un espace de réalité anticipé...........................................................107Petit bol de riz par petit bol de riz, l'objectif peut advenir...............................112
Principe sept : Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humain) ......117Apprendre de l'expérience des autres, même non humain (introduction).......118Les trois maîtres de Rousseau : les choses, la nature, les autres.....................119La chose nous forme : de là naît la « parformance ».......................................125Quand les choses modifient notre langage et nos concepts.............................130Les choses, leur nécessité, leur utilité dans le flux de la réussite....................137
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Avant-propos d’une interview un peu à part
Cher Vincent,
Cher ami de longue date,
Cela fait déjà quelques années que nous nous connaissons, n’est-ce pas ? Nous nous
sommes rencontrés alors que je me formais chez Dale Carnegie. Nous sommes alors en
1996. J’avais découvert le livre Comment se faire des amis grâce à mon frère Christian
quelques années auparavant. Cela avait été une « révélation ». Ce qui pour moi semblait
naturel, évident, se trouvait rédigé noir sur blanc en 30 principes. C’était il y a vingt ans ;
je devais avoir 22 ou 23 ans à cette époque. Toutefois, le titre m’avait fait « quelque
chose » : fallait-il lire un livre pour « se faire des amis » ? La lecture attentive m’avait fait
comprendre que cela allait bien au-delà. Et puis… un livre qui se vend à 33 millions
d’exemplaires méritait une ouverture d’esprit, non ? Devenu moi-même écrivain quelques
années plus tard, j’ai compris qu’un titre1 ne reflète pas toujours le contenu d’un
ouvrage…
Vois-tu, Vincent, si je pose comme point de départ ce livre de D. Carnegie, c’est parce
qu’il correspond à une période, une longue période durant laquelle je vais fonctionner,
penser le monde avec des principes que je trouve fantastiques et pourtant « classiques ».
Loin de les renier — bien au contraire —, je constate l’écart qui m’en sépare désormais.
Par écart, il faut comprendre ici la distance, l’éloignement, le cheminement, la « mise en
tension entre » qui te conduit de loin en loin de cet espace commun, confortable à partir
1 Richez Y., Aquila, nouvelle édition (Louis du vieux continent, 2005 première édition), Ambre Edition, 2011. Richez Y., Petit Eloge du Héros, Ambre Edition 2011. Persson S., Rappin B., Richez Y., Les traverses du Coaching, Editions Eska, 2011
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O n p r o g r e s s e r a r e m e n t e n restant immobile sous le lampadaire de ses préférences intellectuelles.
duquel tu bâtis l’édifice de tes convictions. On ne progresse que rarement en restant sous
le lampadaire de ses préférences intellectuelles… C’est ce que j’ai appris.
Lorsque tu m’as demandé ce que je pourrais avoir à dire sur les thématiques du succès et
de la réussite, je me souviens avoir eu cette phrase à l’esprit : « il y a dix ans j’aurais eu à
dire, maintenant j’adhère au fait que ces concepts sont plus générateurs d’illusions que de
réalité. Voilà ce que j’ai à dire… ». Mais devant ton sourire et ton enthousiasme, je me
suis dis que c’était peut-être une opportunité de revisiter ces deux concepts. Nous
sommes d’accord, cher ami, cela ne vaut pas comme vérité, mais comme une hypothèse
que l’observation attentive du monde semble rendre fiable : cela te va-t-il ?
J’ai donc pris mon calepin et je me suis astreint à rédiger les principes que j’applique au
quotidien. Ce quotidien intègre ma pratique professionnelle, l’étude académique et
scientifique utile à l’actualisation de mes projets. D’une certaine manière, je vais te faire
entrer, non dans ma tête, mais dans mon flux.
Au bout de quinze minutes, j’ai finalisé 21 principes : les voici. Ces principes sont, pour
moi, à appréhender comme des compétences de vie :
1/ Dire OUI avec intensité 2/ Renoncer sans regret3/ Non-agir : un principe chinois fondamental4/ Observer les signaux faibles : un principe clé de la stratégie5/ S'égarer (et donc échouer avec élégance)6/ Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé)7/ Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humaine)8/ Rire avec la même intensité que pleurer9/ S’appliquer une discipline dans le temps10/ Renoncer à ses idées 11/ S'auto-observer en situation
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Principes, princeps : ligne de conduite permettant l’atteinte d’un résultat escompté.
12/ Mobiliser et utiliser la mètis d'Ulysse13/ Demander (et recevoir) de l’aide et un conseil14/ Récolter ce qui a été semé (réapprentissage du principe de propension)15/ S’autoriser à devenir « extra-ordinaire »16/ Poser des questions au « ras du sol » (et quitter la métaphysique)17/ Ouvrir les bras dans la brise18/ Consigner son expérience19/ Se défaire de « soi »20/ Associer les trois MOON (MOde Opératoire Naturel) dans la construction du succès21/ Vivre curieux et grimacer (introduction à la plasticité neuronale)
Comme convenu ensemble, je vais rédiger un principe par semaine. Il y a quelques
instants, j’écrivais qu’il te fallait « entrer dans mon flux » pour appréhender les
thématiques. Cette idée pose le principe d’appréhender l’écart opéré entre il y a 20 ans
et aujourd’hui. La propension propre à cet écart se poursuit à ce jour. Bien que les
principes et réponses me semblent fiables, cela ne reste qu’une hypothèse répondant à
mes critères de recherche et de vécu. Peut-être, en cours d’écriture, modifierais-je un
principe si cela me semblait pertinent.
En 1996 je me mettais à mon compte. Du haut de mes petits 27 ans, j’étais déjà convaincu
d’avoir compris l’essentiel. Mon parcours de vie, difficile, atypique, me donnait, je le
pensais, une légitimité que quiconque ne pourrait me contester. Bien que mes valeurs
déclarées soient l’humilité, la sincérité, l’intégrité, etc., j’étais arrogant, égocentré et un
soupçon présomptueux. J’étais animé par la colère de ceux qui ont tout à prouver parce
qu’ils ont beaucoup perdu. Certes j’ai parcouru du chemin, je me suis frotté encore et
encore à l’aspérité qu’offre la réalité de la vie. Mais surtout, j’ai étudié. J’ai appris à
penser, c’est-à-dire à réfléchir sans sortir de la question. Les lectures se sont
complexifiées, la lecture émotionnelle de celui qui veut réussir et « montrer » est devenue
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Se frotter à l’aspérité pour laisser sur le bas-côté le surplus d’ego et autres inutiles idées.
la lecture scientifique et passionnée de celui qui souhaite appréhender les flux complexes
de la vie. J’ai donc appris à lire autrement, non plus pour alimenter l’énergie de mes
rêves, mais pour être acteur et réalisateur de ces derniers. La nuance vaut d’être
soulignée.
En 2003, après une Validation de l’acquis et de l’expérience, j’entrais en DESS, titre
devenant peu après master 2. Trois ans plus tard, je soutenais une thèse professionnelle de
400 pages sur la question de La détection et l’actualisation des potentiels humains,
comme contribution à l’accompagnement et à la professionnalisation des coachs.
Au cours de cette période, j’ai lu avec discipline près d’une centaine d’ouvrages, dont
certains « imbuvables », comme le difficile Anthropologie de l’imaginaire, de Gilbert
Durand, ou le Épistémologie, de Bachelard. Je découvrais le vertige de l’ignorance. J’étais
dramatiquement ignorant. Alors j’ai continué à étudier, mais ce faisant, j’ai commencé à
prendre conscience que l’étude isolait. On me prenait — c'est le cas encore aujourd’hui —
pour un intellectuel, alors qu’en fait je suis un homme du terrain ayant appris à réfléchir
et à penser.
L’autre biais (ce qui éloigne, ce qui distancie) de l’étude, est l’esprit critique autant que
la disponibilité de l’esprit, me semble-t-il. Par esprit critique, il faut comprendre un esprit
qui ne se contente plus de « belles phrases » pour bien se sentir, pour croire en la vie. La
vie est une réalité sans poésie. La poésie est la rhétorique humaine pour adoucir les
aspérités du passage sur terre. J’aime la poésie, j’aime la science. L’une est sensuelle,
colorée, apaisante et chantante, l’autre est crue, directe, saillante et complexe.
En 2010, loin d’être lassé par mes trois années en DESS (dont une à écrire ladite thèse
professionnelle), je me présentais à l’université Paris-7 pour poursuivre un doctorat.
J’avais alors l’opportunité (créée, ici préméditée) d’avoir comme directeur de thèse
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Entamer l’étude, c’est sombrer dans le vertige de l’ignorance.
La poésie est sensuelle et lumineuse, la science est crue et saillante.
associé François Jullien, le grand philosophe et sinologue français connu dans le monde
entier. La thèse doctorale venait approfondir la première recherche-action. Je travaille
depuis à la question des « stratégies d’actualisation des potentiels ». Pour cela,
j’investigue, j’étudie et je théorise, à partir du terrain et de la littérature, tout ce qui
concerne les lois de propension, d’actualisation.
Tu parles de succès, de réussite, mais finalement, ne sont-ce pas là les éléments finaux de
ces lois de propension ? Le succès n’est-il pas ce moment devenu visible, observable,
mesurable, parfois sonore d’un cheminement discret, silencieux, parfois saillant ? La
réussite n’est-elle pas la conséquence plus que le but ? Qui de Bill Gates, de Tiger Woods,
de Steve Jobs, de Nelson Mandela, de Thomas Edison, de Francis Ouimet savait qui il allait
devenir, ce que leur travail, leur parcours, leur engagement allait entraîner pour le plus
grand nombre ? Aucun. Ces cinq dernières années, je me suis rendu dans le cadre de mon
travail et de mes recherches au Canada, en Roumanie, au Brésil, en Chine, au Népal. A
chaque retour, je me sens un peu plus ignorant. Je sais… je me répète, mais l’insistance
rend visible à notre vigilance le point à préserver à l’esprit.
Les 21 principes (princeps — lignes directrices) que je te propose sont la synthèse de ces
quelque 20 dernières années. L’étude rigoureuse et continue, les voyages, les milliers de
rencontres, les milliers d’heures de réflexion, de formalisation, d’écriture, de solitude
avec « moi-même » et près de quatorze mille heures d’accompagnement sont, à défaut
d’une promesse, l’engagement d’une certaine justesse, non en terme de vérité, mais de
précision au regard de la réalité. Je propose de les rédiger avec vigilance, attention et
rigueur, mais aussi accessibilité, facilité et enthousiasme. Il te faudra, ainsi que tes
lecteurs, parfois relire une phrase, non parce qu’elle est difficile, mais parce que la
« logique » change, parce que la sémantique est différente, parce que les lois sous-
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Qui voyage n’a aucune vérité tenue pour acquise.
L’insistance rend visible à notre vigilance, le point à préserver à l’esprit.
jacentes échappent aux évidences. Or la problématique posée par l'évidence, c'est que
nous ne la questionnons plus, nous la suspectons plus, nous ne la réfléchissons plus. Elle
affaiblit notre pouvoir de discernement, elle ne questionne plus notre faculté de réflexion,
de mise en perspective parce que notre langage et nos concepts sont codifiés, martelés
par des générations de discours et d'ouvrages se répétant les uns et les autres. L'évidence
« va de soi », nous l'acceptons de manière tacite.
C'est ici mon travail, je suis même tenté de reprendre un mot de François Jullien, mon
« chantier », repenser nos évidences parce que ces dernières portent le risque de nous
endormir. n’est-ce pas ?
Quoi qu’il en soit, merci de ta confiance indéfectible depuis tout ce temps.
Dois-je préciser qu’il te faudra garder à l’esprit l’intention qui me guide dans tous mes
travaux : la dynamique des choses. C’est-à-dire ce qui se passe quand cela se passe en vue
de réaliser, de manière consciente ou non consciente, une activité porteuse d’efficacité et
d’efficience. J’expliquerai en son temps ces notions.
Je te propose en quelques mots d’appréhender les « lignes de force » de notre culture
occidentale fondatrices de nos concepts d’aujourd’hui. Le concept n’étant que l’idée
principale puisant sa substance dans un ensemble de ressentis, d’observations,
d’expériences. La réussite, le succès, le bonheur sont des concepts, non la réalité. Il
faudra donc garder toujours cela en tête. Aucune de ces trois notions n’a de réalité
physique. Dans l’absolu, écrire sur ce sujet — aujourd’hui — serait autant une perte de
temps qu’encourir le risque d’ancrer un peu plus chez les personnes la croyance que leur
vie (la réalité) dépend de trois concepts (dans notre cas bien sûr).
Dire « OUI avec intensité », ainsi que les 20 principes à suivre, passe, me semble-t-il, par
la compréhension de notre ADN culturel : comment pense-t-on nos « oui » et nos « non » ?
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Réussite, bonheur et succès sont des concepts construits à partir de notre ADN culturel.
Ce qui se passe quand cela se passe, voici l’inconnue qui harcèle la pensée.
La majorité des personnes à qui je pose la question ne savent pas me répondre, y compris
des élites ou des têtes bien faites !
Comment peut-on affirmer « Dites oui avec sincérité et vous connaîtrez le succès et le
bonheur » ? Il y a « autre chose » que de simples techniques à appliquer. Certes, ne rien
connaître à la mécanique compliquée d’un moteur ne m’empêche pas de rouler, mais la
majorité des personnes savent de quoi est composée la partie avant (parfois arrière) de
leur voiture : un moteur, une boîte de vitesses, une batterie, un alternateur, un radiateur
et d’autres innombrables choses mécaniques, électriques, fluides et électroniques. Nous
ne savons pas tout, mais nous appréhendons le « comment », ce qui nous permet de
déceler quand quelque chose « cloche ». Dans la vie, cela devrait être pareil, connaître à
minima le comment de notre modèle de penser, pour pouvoir réagir lorsque quelque chose
cloche, autant que pour tirer profit et plaisir de notre « conduite ».
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Diabolicus : ce qui divise.
IntroductionLa réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction
11
La réussite et le succès, deux concepts inhérents à l’Occident : une possible introduction
La France est l’héritière directe de la pensée grecque. Or, que nous lègue la Grèce
antique ? l’art du discours (le logos), le monde des idées (l’eidos), la vérité comme
principe à chérir et à rechercher, la perfection comme principe à poursuivre, l’idéal des
formes comme repères du beau, du laid, du bon, du mauvais, la division (diabolicus)
comme principe de compréhension du monde, les mathématiques (et leur abstraction).
Descartes et la pensée scientifique classique restent pour cela d’impérieux ambassadeurs.
Au XVe siècle, les religieux inventent sans le savoir les prémices du « temps » en ponctuant
les espaces de prière. Puis, le singulier est devenu l’usage, en marquant de manière
sonore les événements de la communauté : les mariages, les enterrements, les messes,
etc. Avec « le temps », les ingénieurs et les scientifiques ont cherché à rationaliser ce
dernier, c’est-à-dire « l’intervalle entre ». Il est devenu, ainsi, une norme que nous
connaissons tous et à laquelle la majorité des personnes confèrent une réalité
incontestable… On a fait d’une situation un enjeu, puis d’un enjeu un concept, puis d’un
concept une vérité devenue « réalité ». Cette modélisation est à l’origine de la
rationalisation du temps de travail par exemple, des temps de vie (enfant, adolescent,
adulte, senior, vieux), d’injonctions du type « tout se joue entre zéro et six ans » ou « à
partir de trente ans on commence à perdre de la mémoire et nos facultés ». Insérez-y les
modèles de pensée des religions monothéistes (un seul dieu), la morale et l’éthique
comme centre actif de la cité, et vous avez la France d’aujourd’hui.
Cinq grands événements clés permettent d’appréhender la manière dont l’Occident est
devenu ce qu’il est aujour2d’hui :
2 Nemo P., Qu’est-ce que l’Occident, PUF, 2004, p. 7-8
12
Le temps n'est pas une réalité, c'est l'invention sonore de religieux du Xvè siècle pour annoncer la prière.
L’invention de la cité, du concept de liberté au regard de la loi, mais aussi de
la science, de l’école (les Grecs).
L’invention du droit, de la propriété privée, du concept de la « personne » et
de l’humanisme à Rome.
La révolution éthique (ethica — morale) et eschatologique (eskhatos : terme
de théologie qui désigne l’étude des fins dernières de l’homme et du monde) de la
Bible entraîne les concepts de temps (début et fin du monde, le temps de
l’Histoire).
La « révolution papale » utilisant la raison humaine en unifiant la science
grecque et le droit romain afin d’écrire dans l’Histoire, l’éthique et l’eschatologie
biblique. Cette révolution est la première réelle synthèse entre « Athènes »,
« Rome » et « Jérusalem ».
Le cinquième événement est la promotion de la démocratie libérale issue des
grandes révolutions démocratiques (Hollande, Angleterre, Etats-Unis, France, puis
plus tard d’autres pays de l’Europe occidentale) dans les domaines de la science,
de la politique et de l’économie. Nous le connaissons sous le terme de modernité.
De là sont nés les principaux courants de pensée relatifs à l’importance de toujours faire
« mieux » (en quête de perfection), de se connaître (en passant par les modèles de la
personnalité, donc de la connaissance de soi — puisant encore dans les anciens modèles
grecs de l’être pensant et agissant). Se sont renforcés les principes de soumission au
sachant (celui qui sait, est diplômé, est certifié, écrit). La légitimité est née (celui qui
reçoit le droit du Divin). On a même affirmé que nous avions « tout en nous », comme
proclamation rassurante afin de préserver, peut-être, le concept ancien de l’égalité des
chances que la morale grecque chérissait (justice et démocratie). Nous serions tous égaux
face à la possibilité de réussir. Une telle affirmation est dangereuse, autant que fausse.
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L’homme occidental a inventé l’égalité des chances.La nature a produit l’équité pour les situations rencontrées.
Dire que chacun, de manière équitable, en définissant ce qui pour lui désigne la réussite
et le bonheur, peut ensuite appliquer, respecter des règles et des principes lui favorisant
l’accès à ces derniers, me semble plus juste.
Reprenons le fil… La psychologie balbutiante du XVIe siècle ne jurait encore que par
Aristote et s’émancipait à peine de l’anthropologie et de la science au sens grec du terme.
L’intelligible allait devenir le modèle absolu de la pensée occidentale. Le sensible, quant à
lui, demeurait le mauvais rejeton dont elle ne savait que faire, trop insaisissable. Nombre
de personnes connaissent le « to be or not to be » de Shakespeare, mais ce nombre
appréhende-t-il ce qu’implique cette phrase : « savoir ou errer » ? En effet, être désigne
« savoir et demeurer sur le chemin de la connaissance et de la morale droite et juste », là
où le non-être renvoie à l’errance du voyageur, du vagabond, celui qui prend les chemins
de traverse, s’inquiétant peu des morales réductrices. Est-ce ainsi un hasard si Platon
ironise sur Ulysse, le célèbre « Homo-viator » (celui qui se forme par et dans le voyage) ?
Ulysse le rusé cherchant et trouvant le biais pour atteindre ses fins, lui, l’héritier de la
célèbre mètis de la déesse du même nom ? Or la mètis, on le sait, s’inscrit en défaut avec
la ligne droite, la perfection et l’idéal que Platon tente de toutes ses forces d’imposer au
monde (ce qu’il fera…). Le plus drôle, c’est que nous avons fini par croire à cette réalité,
alors que l’ensemble est une construction de toutes pièces, d’à peine 10 concepts clés et
vieux de vingt-deux siècles.
En début de texte, je te parlais de l’ouvrage de Dale Carnegie. Les fondements humanistes
de ce livre prennent leur source dans ses origines occidentales (intégrité, intérêt sincère,
respect, altruisme, etc.). Je te disais que je ne les reniais pas, mais que j’en avais pris
distance. Savoir comment nos « vérités » ont été construites, organisées, est la meilleure
manière de s’en émanciper. C’est à ce moment que tu peux devenir disponible à « autre
14
Le flux : ce qui est par et dans le mouvement génère une force.
Modifier la manière d’appréhender la difficulté.
chose ». Les 21 principes que j’aborderai dans les semaines à venir sont la manifestation
de cette disponibilité. Je les applique autant dans mon travail que dans ma vie. Ils
cohabitent avec les fondements de ma culture et, globalement, ça se passe plutôt bien.
Cela n’enlève rien aux « difficultés » rencontrées, cela modifie seulement la manière de
les appréhender, de les traiter et de s’y adapter.
15
Principe premier :Dire OUI avec intensité
16
Préférer le « oui » au « non »Il existe beaucoup d’ouvrages, de formations pour apprendre à dire « non ». Il me semble
plus intéressant d’apprendre à dire « oui », car cela nécessite plus de courage et
d’abnégation au regard de l’inconnu. L’expérience m’a enseigné que la réussite, autant
que le succès, était l’une des conséquences indirectes de la capacité à « dire oui avec
intensité ». L’expression peut sembler banale, voire faire « cliché », mais ce qu’elle
implique en terme de flux et de propension est sans précédent. Par flux, j’entends « ce
qui est par et dans le mouvement génère une force ». Le terme « intensité » pose le
principe d’une force, d’une tension entre deux « points ». Il y a l’idée d’un focus, d’une
orientation concentrée (cum-, avec, et centrage), tel un faisceau de lumière, un laser, un
point de lumière solaire qui traverse la loupe avant de devenir une petite flamme. C’est
cela l’intensité. Dire oui avec intensité, c’est focaliser un faisceau jusqu’à ce que celui-ci
devienne une petite flamme.
OUI, comme dynamique réelle de la penséeLe « oui » n’est pas une mécanique compliquée, il puise dans tout ce que l’individu cumule
comme croyance, certitude, concept et émotion tout au long de sa vie. La plupart de nos
concepts n’ont pas de réalité en soi ! Aussi, « dire oui avec intensité » commence par
accepter la part d’inconnu que le monde rend accessible à qui s’émancipe de ses concepts
aveuglants et obstruants. Nous ne savons pas ce qui se passera, ni si, oui ou non, nous
avons eu raison d’agir ou de prendre telle route, mais le mouvement offre un déplacement
par lequel arrive l’opportunité. Nous avons des adages du type : « avec le recul, cette
tragédie m’a conduit au bonheur », « c’était mal parti et tout le monde disait que je
faisais le mauvais choix, et pourtant… », etc.
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Dissensus : ce qui menace la pensée de s’endormir.
Dire oui avec intensité : focaliser un faisceau jusqu'à ce qu'il devienne une petite flamme
J’ai observé sur des milliers de personnes que celles qui disent oui n’ont pas du tout les
mêmes séquences gestuelles que les autres. Le OUI (gestuel) est dynamique et
« propensionnel » (accroissement extérieur), le NON (gestuel) est déclinant, isolant,
rétrécissant. Le non appartiendrait plutôt au dissensus, ce qui veut dire « menaçant la
pensée de s’endormir, de s’étioler, de se rigidifier ». Un « OUI avec intensité » peut donc
dire NON, car il est à la fois positif et négatif. C’est ici que l’on quitte nos concepts
occidentaux. Quand je dis OUI à une opportunité, je dis de facto NON, soit à l’existant en
cours, soit à une potentielle opportunité.
Aux alentours de mes 35 ans, je me suis entraîné, avec rigueur, à « dire OUI avec
intensité ». le NON, comme préférence, était trop contraignant, tant au niveau cognitif
que moral. Peut-être te demanderas-tu : « comment s’y prend-il pour dire “OUI avec
intensité” ? ». Je te répondrai : en transformant le mot à la fois en « objet sonore » et en
un « rayon » que je propulse hors de moi par mon corps. Mon esprit devient le barreur qui
oriente la destination. Je vois le « oui » propulsé avec puissance. C’est cela que je dis et
que je sens quand j’écris : « entraîné avec rigueur ».
Quand on dit NON, le cerveau doit en effet analyser, « peser », critiquer, rationaliser
(cerveau gauche), il doit négocier systématiquement avec le cerveau limbique et en
particulier l’amygdale, siège des émotions liées à l’apprentissage et des comportements
émotionnels, tant sociaux qu’affectifs. Il doit être vigilant à l’influence du système
reptilien : en effet, le cerveau gauche est, par observation, attracteur du reptilien.
L’analyse du cerveau, s’appuyant sur ses propres références personnelles et culturelles,
vient justifier les messages du reptilien (sécurité, risque, protection, reproduction,
territoire) : « tu comprends, je ne peux pas lâcher mon emploi d’aujourd’hui, l’analyse
des faits me montre qu’il y a trop de risques ». Voilà une analyse/réflexion cognitivo-
18
Le OUI, à la fois positif et négatif.
Le NON peut attirer les émotions cousines de la peur et de la colère. Autant l’éviter.
reptilienne que le « NON » pourrait attirer. Le NON mobilise les « émotions cousines »,
celles gravitant autour de la peur, de la colère (je parle ici des émotions primaires), donc
le pessimisme, le doute, l’inquiétude, la tension nerveuse. Un OUI est, au regard de mon
expérience et des résultats vécus, à la fois positif et négatif. Dans les deux cas, le OUI
inclut « la marche des choses ». Ce qui ne fonctionne pas maintenant offrira quelque
chose de positif demain. Il y a coopération au regard de la réalité et non morale ou
jugement. Dans tous les cas « je gagne ». Certains expliquent cela par le concept
d'« optimisme ». Nous sommes bien d’accord qu’un « OUI avec intensité » est projeté,
souhaité, poussé à l’extérieur de nous par la force de notre pensée, de notre corps, de
notre intention. Sinon, qu'en est-il, à part un vœu pieux.
Je le répète : je ne dis pas qu’il ne faut pas dire NON, je dis qu’apprendre et s’entraîner à
« dire OUI avec intensité » entraîne la faculté du « dire NON avec intensité » ; la grande
différence réside dans l’intention et la direction initiale.
Ce qu’il faut bien appréhender, c’est la « dynamique de la pensée », l’intensité de ses
demandes. La pensée, nous le savons désormais, est un acteur puissant dont les signaux
sont de puissants attracteurs. Ce qui est demandé au cerveau avec conviction, c’est-à-dire
de manière claire, sans doute et dirigée vers, est considéré comme « actif ». Le cerveau
se met en route. En bref, faites attention à ce que vous pensez, cela pourrait bien arriver.
Je peux même affirmer, au regard de mon expérience et de mon travail, que toute
personne se mettant à son compte, désireuse de réussir, respectant les règles simples du
commercial, du marketing, de la relation clientèle et de la qualité de service, est
« condamnée » à réussir. Tu en sais quelque chose, Vincent, non ?
19
Le OUI inclut et coopère. En cela, il est à la fois positif et négatif.
Le propre de la nature c’est le « OUI », la propensionLa nature dit « oui » (pardonne cet anthropomorphisme) à tout ce qui entraîne sa
propension (ce qui se déploie, telle la marée déroulant, sans coups successifs, sa pleine
étendue). La nature ne connaît ni l’égalité, ni la moralité, mais l’équité et la dynamique
« des choses ». Elle ne connaît pas non plus le concept de « chance », bien trop grec à son
goût. Mais la nature nous a offert un merveilleux cadeau : un corps (je ne dissocie pas le
cerveau de l’ensemble du corps). Or, les chercheurs en neurosciences (dont J. Anderson)
ont mis en évidence que le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est réel et ce qui
ne l’est pas. « Dire OUI avec sincérité », c’est donner un ordre simple, clair, déterminant
autant que déterminé à notre corps. Celui-ci n’a plus qu’à se mettre en mouvement. Le
cerveau dirige ses cerveaux-mécanismes vers tout élément, toutes informations, tous
signaux, même à peine perceptibles, afin d’organiser son « plan d’action ».
Mais si tu penses « oui, mais… », le cerveau considère le « mais » comme ordre premier. Le
cerveau infirme alors immédiatement l’ordre et rien ne se passe. C’est un peu comme
allumer le moteur de ta voiture. Tu enclenches la première, puis, l’instant d’après, tu
remets la boîte de vitesses au point mort, mais en appuyant quand même sur
l’accélérateur. Incongru ? Le quotidien me prouve le contraire presque chaque jour : « Je
veux un meilleur travail, mais je n’ai pas le bon diplôme », « Je veux être manager, mais
je n’ai pas la légitimité », « Je veux être heureux, mais c’est très difficile dans notre
société actuelle ». A chaque fois qu’un « mais », un « si », un « conditionnel », un « peut-
être », qu’il soit formulé ou pensé, est activé, le cerveau se met au point mort. Formuler
un OUI avec intensité, c’est passer la première, puis la deuxième, etc. en intégrant la
configuration de la « route » de la vie. Toutefois, chaque vitesse se déroule dans le temps
présent, c’est-à-dire dans un mouvement, un flux. Tu passes la troisième quand le véhicule
est déjà lancé. Il faut un effet cinétique pour que la transition soit « douce », sinon ça
20
Le OUI ouvre le temps. Il favorise les flux.
Le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas.
racle ou ça cale.
« Dire OUI avec intensité » entraîne une dimension que je considère majeure : ouvrir
l’espace temporel, là où le NON peut le réduire. Un OUI entraîne une propension sans
limite, le NON réduit et ferme la porte du temps.
Quand Francis Ouimet dit OUI à Eddie Lowerie : ce qui se répandLorsque le jeune et « tout petit » (de taille) Eddie,10 ans, se propose de devenir le caddie
de Francis Ouimet3, âgé de 20 ans, lors du prestigieux tournoi de golf Us Open, en 1913,
Francis commence par refuser. Heureusement pour lui, et devant l’insistance de cet
improbable personnage, il finit par accepter.
La demande « intense » d’Eddie à entraîner un « oui », certes empli de doute mais sincère
chez Francis, a porté ses fruits. Ce dernier, lorsque son ascension fulgurante au classement
général attire les plus hautes attentions aristocratiques, défendra la présence d’Eddie
quand les « gentlemen » voudront le remplacer par un caddie plus « normal ». Sans Eddie,
Francis Ouimet n’aurait probablement pas remporté ce tournoi. En effet, Eddie, bien que
fort jeune, va se révéler un formidable conseiller doué d’une sagesse rare. Francis fait
partie de la classe populaire, et le golf « appartient » aux aristocrates. Il est le seul
amateur issu de la classe populaire à jouer parmi les fleurons du golf (hormis le non moins
célèbre et inspirant Harry Vardon, lui aussi issu des classes populaires et favori lors de ce
tournoi.) Il est possible de dire que le jeune et improbable Eddie, comme caddie, illustre
3 J'invite volontiers à regarder, à défaut de lire le livre, le film issu de cette incroyable histoire : Paxon B., Un parcours deLégende, Walt Disney Pictures, 2006, 1h56. Mais aussi http://en.wikipedia.org/wiki/Eddie_Lowery, ou encore l’interview touchant des deux amis, l’un par l’autre, cinquante ans plus tard : http://www.youtube.com/watch?v=fbESzYZdbuA
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— avec l’anachronisme y afférent — le discret mais fameux daïmon4 socratique. Le daïmon
pouvant être appréhendé comme une voix, un moi plus que moi qui, sans me forcer,
m’ouvre l’esprit sur les décisions à prendre.
Francis Ouimet deviendra l’une des plus importantes figures du golf du XXe siècle et Eddie
Lowerie multimillionnaire. C’est ici que j’use du concept de « répandre », c’est-à-dire ce
qui se déploie dans les interstices d’une culture, du temps et de la géographie. La
victoire, l’engagement, l’état d’esprit de ce golfeur de légende s’est répandu dans le
temps. Est-ce d’ailleurs troublant que l’organisation Dale Carnegie Training soutienne les
boursiers de la Fondation Ouimet ? Les deux hommes sont contemporains, leur valeur et
leur humanisme aussi.
Dire OUI, c’est rendre sonore le « flux »Je pense désormais qu’il y a dans l’annonce d’un OUI l’acceptation d’une errance. Or
l’errance est porteuse d’opportunités et l’opportunité est sujette à potentiels. Il y a plus
de « bonheur » dans l’errance que dans la détermination et l’idéal d’objectifs.
Ainsi, le « oui » est porteur d’une intention, c’est-à-dire d’une ligne de tension entre
« moi » et « ce » que je veux actualiser (que je distingue d’atteindre, trop fixant, pas
assez souple). Il y a dans le « OUI avec intensité » à la fois un acte posé dans la réalité et
l’acceptation immédiate que d’autres forces indépendantes et extérieures à nous puissent
prendre le relais. Dire OUI, c’est amorcer la dynamique, non la contrôler. C’est pourquoi
qui sait « dire OUI avec intensité » sait de facto dire NON, pas forcément l’inverse.
Allons plus loin : formuler un « OUI avec intensité » entraîne une dimension que je
considère majeure. Bien qu'il soit réducteur de l’associer au cerveau droit (intuitif,
4 Je renvoie avec plaisir le lecteur au chapitre de Petit éloge du héros, chapitre 3, p. 40.
22
Actualiser n’est pas atteindre, l’un est souple, l’autre fixant.
Pour influencer l’histoire, dire oui à son talent et à son daïmon.
spatial, émotionnel), je pense désormais que le OUI prend racine et « s’appuie » dans le
cerveau droit, mais qu’il utilise le gauche comme « outil ». Il mobilise l’intégralité de la
personne pour propulser le OUI vers l’extérieur. J’assume l’idée que le OUI se rend
indépendant de l’esprit dès qu'il est en dynamique. De nombreuses situations de coaching,
de formation, d’observations de terrain vécues semblent confirmer qu’une fois le OUI
« lancée » par l’esprit, le corps prend le relais et passe à l’acte sans revenir sur la décision
prise.
Un OUI entraîne une propension sans limites (ce qui sort de notre vue et de notre ressenti
temporel) là où le NON peut réduire et fermer la porte du temps. Je suis, en tant que
« jeune sémiologue », interpellé par l’écriture du NON, un O enfermé par deux N. La
structure du mot lui-même montre le « calage », le «serrage » du O entre les deux
verticalités du N, elles-mêmes bien fixées par les quatre pieds du double N. C’est un peu
comme un livre que l’on emprisonne entre deux serre-livres.
La prononciation à haute voix confirme la vision du mot : NON ! Le NON n’a pas de
résonance. La cavité de la bouche dissout le son. Ce dernier est grave, sourd et puissant,
mais s’arrête dans l’instant. Le OUI est plus aigu, plus résonant. Il file et se propulse avec
vitesse. Le OUI s’organise grâce aux zygomatiques majeurs et mineurs ; il est d’ailleurs
intéressant de noter que ces derniers viennent chercher une prise près des yeux,
contribuant à les « ouvrir » aussi. La bouche doit s’ouvrir pour dire OUI, alors que pour
NON, elle se ferme en formant un couloir étroit. Voici toute la différence. Le couloir
restreint et dirige, l’espace ouvre et élargit. Je pourrais aisément entrer dans une poésie
du type « souriez et vous élargirez les opportunités de la vie », mais je m’en abstiens.
Cependant, il m’est possible de dire que le OUI entraîne au niveau musculaire,
neurologique, physique et énergétique les conditions favorables pour que le temps et
l’espace deviennent d’excellents alliés.
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Dire OUI avec intensité, c’est lancer la dynamique, non la contrôler.
Le O de NON est enfermé par deux N, soit deux verticalités à quatre pieds bien fixent.
En résumé, « dire OUI avec intensité » c’est engager par la pensée un principe dynamique
sans contrordre. Ce n’est donc ni un « mouais », ni un « oui… », ni un « oui mais… », ni une
autre construction sonore de l’esprit inutile à l’action elle-même. C’est, me semble-t-il,
abandonner le vieux concept du « tout en soi » pour accepter et utiliser (car dire OUI,
c’est aussi utiliser) ce qui s’offre à nous, même si c'est anodin. « Dire OUI avec intensité »,
c’est quitter le concept moralisant d’être « comme il faut », de couper les cheveux en
quatre (diabolisant ainsi le flux) afin de s’accrocher ainsi à son « idéal ». C’est
littéralement rendre sonore le flux lui-même. En effet, dire OUI, c’est rendre sonore une
pensée, une intention, une direction de l’esprit, donc déjà du corps lui-même. Le « OUI
avec intensité » n’est rien d’autre que cela, le rendu sonore d’une pensée que l’on oriente
avec « force » vers « quelque chose », non pas quelque chose de désiré, mais considéré
par le corps comme réel.
24
Dire OUI, c'est engager la pensée dans un principe dynamique sans contrordre.
Principe deux :Renoncer sans regret
25
Renoncer : ce qui s’annonce en retourJ’avais à peu près 18 ans lorsque j’ai pris conscience (consciencia : « claire connaissance
de ») que le regret « jouait contre moi ». En effet, le terme « regret », dans l’histoire de
notre langue, veut dire « sentiment pénible causé par la perte de quelque chose, de
quelqu’un. » Ce terme désigne aussi « le mécontentement de soi ou de la culpabilité dus
au fait que l’on estime avoir agi de façon inadéquate ou répréhensible »5.
La question n’est pas de savoir s’il faut regretter nos actes ou pas, la question est de
savoir ce que nous faisons des enseignements que le regret engendre. Le pire regret est
celui qui stagne dans la mémoire, celui qui arrête le temps, car l’esprit s’y attache,
comme un fantôme convaincu qu’il vit encore et hante les lieux réels où il n’est plus.
Nombreux sont ceux qui associent le fait de renoncer à quelque chose de regrettable, de
mauvais. Renoncer semble aussi renvoyer à l’idée de lâcheté, contraire à cet héroïsme
nécessaire dans la vie, qui consiste à affronter l’adversité, à tenir bon, à y aller coûte que
coûte... Si nous creusons encore un peu, nous découvrirons que le renoncement renvoie
directement à cet objectif (cet idéal) que nous avions projeté sur la vie et qui, ne se
réalisant pas, semble nous renvoyer à notre condition, nos incapacités, nos erreurs et
autres concepts culpabilisants. Nous planifions notre vie comme un idéal, mais la vie est
un flux indifférent à cet idéal, quoique sensible à nos choix. Regretter, c’est comme laisser
une ancre dans le mouvement de la vie, une ancre d’émotion qui se fixe à un moment
disparu. C’est la naissance d’un paradoxe entre la réalité et le temps : vivre une émotion
pour une réalité qui n’est plus. Une part du cerveau mobilise de la mémoire inutile autant
que néfaste. La question n’est pas de ne pas regretter, mais de capitaliser, de tirer
5 Rey A., Dictionnaire historique de la langue française, tome 3, Pr-Z, Dictionnaire LE ROBERT, 2000, p. 3151
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Renoncer, quitter l’idéal pour rester disponible aux opportunités que la réalité propose.
Dire OUI, c'est engager la pensée dans un principe dynamique sans contrordre.
enseignement, d’apprendre le douloureux comme le fabuleux. Puis, avec le temps, c’est-
à-dire le flux par et dans lequel s’organisent, s’inscrivent, se déploient les rencontres, les
actions, les réalisations, les erreurs et « tout le reste », j’ai compris l’importance du
renoncement.
Nous voyons ici se profiler la droite ligne avec notre premier principe : « Dire OUI avec
intensité ». Nous connaissons l’adage « Un “tiens” vaut mieux un que deux “tu l’auras” »,
mais même parfois le « tiens » n’est pas le plus intéressant...
Or, le renoncement, côté chinois, s’émancipe de cette notion « héroïque » et « objectif »
(terme qui en soi n’existe pas comme concept). Renoncer renverrait plutôt à la notion
d’être en disponibilité à une « ouverture », un potentiel de situation, qui, non pas
soudain, mais dans l’ordre des choses, apparaît à moi. Il n’est pas l’idéal escompté, mais il
est là.
La grande majorité des personnes le vit au quotidien : un travail, mais un peu moins bien
payé que celui d’avant, une rencontre amoureuse avec une personne, mais elle est un peu
plus petite que dans dans mon « idéal », une maison, mais pas aussi bien placée que
souhaitée, etc.
Renoncer, dans la pensée chinoise, ou même étendu à la pensée asiatique, désigne le
principe dynamique de ne pas « s’attacher » à ce que l’idée (l’idéal) ancre dans l’esprit.
La position devient tout autre, car elle consiste à rester disponible à la réalité, attentif
aux signaux faibles que les événements conduisent à percevoir, les yeux grands ouverts à
ce chemin, à cette opportunité, cette faille qui, bien qu’imperceptible, offre un
déploiement au-delà de toute attente. Une telle position au regard de la vie enlève à qui
la pratique le concept de « stress », de « peur du lendemain », car la responsabilité de
réussir ne dépend plus seulement de mes forces, mais principalement de la « force des
événements ». Cette branche d'arbre immobile n’a aucune force et ne présente aucun
27
Laisser le flux nous prendre avec lui.
Regretter sans capitaliser — tirer enseignement —, ici est la réelle perte.
risque pour autrui, mais mettez-la dans l’eau puissante d’un torrent et la même branche
développera un potentiel d’objet dangereux, et, quoi qu’il en soit, porteur d’une
puissance réelle, car dynamique.
C’est désormais, Vincent, la manière dont je vis la vie. J’adhère et expérimente chaque
jour le fait d’être une branche dans le courant et les forces en cours. Ce que j’appelle le
flux, ce que les Chinois nomment le « che6 » (le support doué d’effet).
La réussite, le succès, sont autant de renoncements acceptés avec tranquillité, car,
intégré non dans le fait que mon idéal n’aboutit pas (et pour cause, c’est un idéal), mais
bien parce que, intégré au flux, je perçois ce qu’il m’était impossible de percevoir avant.
Renoncer permet ainsi d’avoir en retour autre chose.
Renoncer en conscience, avoir l’expérience de l’expérienceJ’ai commencé cette partie en te parlant de ma prise de conscience opérée aux alentours
de l'âge de 18 ans. Selon moi, le regret pouvait être une ancre dans la vie. Plus tard, grâce
à la découverte de l'œuvre du psychologue russe L. Vygotski, j’ai adhéré à la notion que la
conscience était « l’expérience vécue de l’expérience vécue », ce qui désigne l’idée, peu
ou prou, d’acquérir le savoir contenu et le ressenti/senti au moment où une situation est
vécue.
La pratique intensive des arts martiaux sino-vietnamiens (kung-fu) me l’avait
physiquement fait vivre dès mes 22 ans. A 35 ans, j’intégrais les concepts précis de
Vygotski sur la conscience, me permettant de l’organiser avec pertinence dans mon
6 Le « che » désigne, dans la culture chinoise, la notion d’énergie maximum impliquant le temps,dans le sens d’opportunité ou d’occasion (Jullien, 1992) p. 10, 25)
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L’idéal est inerte. L’opportunité est dynamique.
Une branche inerte est sans puissance. Mettez-la dans le lit rugissant d’une rivière et sa puissance devient réelle.
quotidien (donc l’orienter dans l’agir et le non-agir). Puis-je préciser ce que tu sais déjà ?
le plus difficile est de réduire l’écart entre les concepts et la réalité : savoir n’est pas
opérer.
Prenons le temps de visiter le terme « renoncer », car sa dynamique est importante. Elle
l’est d’autant plus que chaque jour nous renonçons à quelque chose : « je pars maintenant
ou je réponds à ce mail ; j’écoute ce que me dit ma femme ou je regarde une seconde la
news Facebook sur mon smartphone ; je prends un café ou je m’abstiens parce que j’en ai
déjà pris trois aujourd’hui, mais un café avec des amis est tellement convivial », la liste
est infinie.
Le terme « renoncer » veut dire « cesser de prétendre à une chose, d’en envisager la
possibilité » (renuntiare : « annoncer en retour, rapporter, renvoyer »). Toutefois,
l’intention première du renoncement est : « ce qui annonce en retour quelque chose, ce
qui renvoie », ce qui rapporte, non comme valeur financière, mais comme ce qui revient
en retour après avoir voyagé.
Ce que « renoncer » m’a apporté, c’est la disponibilité aux possibles, aux « un possible ».
Comme je le développe dans mon livre Petit éloge du héros, là où la majorité cultive
l'« impossible », d’autres préfèrent le « un possible ». Ce n’est pas un jeu de mots : en
effet, si vous le prononcez à haute voix, vous serez étonné (ou pas) de noter que la
sonorité est identique, alors que l’intention, elle, est opposée. La pensée propulse
l’intention dans la réalité en mobilisant et activant toutes les facultés que le corps en
interaction avec le monde offre. Le succès et la réussite ne sont que les « un possible »
que nous propulsons dans la vie.
Mais revenons à cette notion de disponibilité. Cette dernière me semble désormais
indissociable du renoncement, qu’il ne faudra pas amalgamer avec le sacrifice. En effet,
29
Renoncer, rendre disponible « l’un possible »
La réussite est le flux lui-même, non plus un moment isolé de l’espace et du temps.
dans le premier principe, j’ai rappelé que le cerveau ne fait pas la différence entre ce qui
est réel et ce qui ne l’est pas. Le renoncement, comme acte de disponibilité, c’est laisser
les dynamiques, le flux, nous prendre avec elles, nous conduire. Avez-vous jamais fait du
canyoning ? Si une fois dans le courant vous cherchez à forcer ce dernier, et si soudain vous
laissez la peur vous étreindre, alors le courant pourrait devenir un ennemi et les
conséquences seraient peu agréables. Mais si vous vous « appuyez » sur lui, si vous « lui »
faites confiance, vous acceptez le principe selon lequel le courant s’appuie où il doit pour
atteindre le maximum d’efficacité ; si vous renoncez au contrôle que vous pourriez
(« croiriez » serait plus juste) exercer sur lui, alors vous connaîtrez des sensations folles et
la joie vous comblera. Vous serez envahi d’une dose d’adrénaline telle que vous serez
disponible à de nouvelles formes d’observations et de souvenirs.
Renoncer, non à la médaille, mais à sa cristallisationEn apparence, les deux termes s’opposent, voire semblent contradictoires : renoncement
versus réussite. Or en fait ils se polarisent, s’alimentent en entraînant un potentiel
d’accroissement. La réussite devient ce qui s’annonce en retour, une conséquence
naturelle que l’on ne force pas, mais plutôt que l’on fait croître avec naturel. La réussite,
en tant que concept, est aussi virtuelle que le web dans lequel la personne surfe. Pour
tenter de la rendre « réelle », il est nécessaire qu’il y ait de l’interaction avec le réel,
c’est-à-dire que « quelque chose se passe entre... »
C’est l’interaction avec le réel qui transforme, actualise, modifie autant la personne, son
environnement direct et indirect que la réalité elle-même. Désormais, je fais le choix
préférentiel de définir la réussite non plus avec des critères quantitatifs ou subjectifs,
mais dynamiques. C’est pourquoi je dirais que réussir, c’est porter à notre avantage un
effet en pleine capacité d’abondance et de déploiement. La réussite est un flux, non un
30
Réussir, prendre appui sur la médaille pour en déployer le potentiel.
moment isolé.
En ces termes, cela revient à dire que la réussite ne se définirait plus en terme de
situation isolée, visible et sonore (applaudissements, photos dans la presse et autres
manifestations sociales valorisant l’être), tel le champion exhibant sa médaille d’or ou son
trophée ; réussir serait plutôt prendre appui sur « la médaille d’or » pour en déployer le
plein potentiel dans « l’après ». La médaille ne serait donc plus ce « point d’arrivée » que
le temps fige à l’esprit avant de prendre la poussière sur une armoire ou dans un cadre,
mais un espace de déploiement dynamique à partir duquel la réussite s’actualise. La
médaille n’étant que la concrétisation d’une victoire visible, remplacez le mot
« médaille » par ce qui caractérise vos victoires visibles ou discrètes. La réussite devient le
flux lui-même et non un moment isolé de l’espace et du temps.
Si les personnes savaient ce que les mots pensés ont comme puissance dynamique, ils y
feraient autant attention qu’à leur hygiène alimentaire et physique. C’est ici, de manière
progressive, que renoncer sans regret poursuit son cheminement. Ce que j’appelle
« médaille », soit comme objet réel, soit comme signe distinctif de reconnaissance,
devrait ne plus être considéré comme point saillant, mais comme élément fugace du flux.
Ce qui s’annonce en retour, c’est l’actualisation de ce qui s’est mis en déploiement en
amont.
Accepter de vivre avec un découvert de vingt mille euros pour mieux vivre ensuiteNous sommes en 2005. A cette période, je me sentais essoufflé dans le cabinet fondé neuf
années plus tôt. Entre 2002 et 2004, une suite d’événements avait entraîné des pertes
financières personnelles liées à de malheureuses associations. Je vivais des relations
31
La médaille a le désavantage de cristalliser l’éphémère.
Les mots pensés ont une puissance dynamique ; il convient d’y faire autant attention qu’à son hygiène alimentaire ou physique.
humaines que je croyais sincères, qui ne l'étaient pas en réalité : abus de confiance,
malhonnêteté sur finances, mensonge. Je savais que certaines de mes décisions avaient
contribué à cela et je ne brimais personne. Je me souvenais avec précision d'une phrase de
Benjamin Franklin, lue dans le livre de Dale Carnegie. Je l’avais mémorisée parce que je la
savais utile pour l’avenir. Elle disait que le premier imbécile venu est capable de
condamner, de critiquer et de se plaindre : c’est ce que font les idiots. Je ne voulais pas
en être un, il est trop facile de reporter sur les autres nos erreurs et nos maladresses.
Assumer mes choix était douloureux, mais cela me rendait plus fort car empli de nouvelles
connaissances sur les relations humaines.
Ma jeunesse pleine de naïveté et ma confiance indélébile en l’Homme m’avaient fait
oublier que certaines personnes agissent en prédateurs. Expérience ne valant que s'il y a
capitalisation, je m’étais remis à ma table de vie, et j'avais couché noir sur blanc les
leçons utiles issues de ces moments vécus (ce qui de manière additionnelle crée de la
valeur). J’étais déterminé à ce que la spirale s’inverse. La période était d’autant plus
difficile que je préparais mon master 2 avec le devoir de rédiger un mémoire. Je savais
qu’un « simple » mémoire ne me permettrait pas de prétendre par la suite à un doctorat.
Il me fallait produire l’équivalent d’une thèse avec les standards y afférents. Ce travail
m’a demandé huit mois à temps plein, six jours sur sept, environ douze heures par jour. Or
tout consultant, formateur, coach, dirigeant de cabinet sait que s’il ne produit pas, les
honoraires n’arrivent pas. Outre la perte d’argent, je n’en gagnais plus. Cet effet de levier
inconfortable amplifiait l’apparente spirale descendante.
Je vivais tous les mois avec un découvert oscillant entre moins quinze mille et moins vingt
mille euros. Cela avait entraîné des tensions avec mon associé de l’époque. En effet,
j’avais mis en location-gérance la marque, les clients et les produits que j’avais créés. En
32
L'expérience ne vaut que s'il y a capitalisation.
Assumer ses choix peut être douloureux, mais cela rend plus fort.
retour, je recevais une rémunération sur le chiffre d'affaires et un pourcentage sur les
interventions. Mon associé, de bonne volonté et honnête, n’avait les compétences ni pour
intervenir ni pour vendre des missions complexes. Le résultat fut que le chiffre d'affaires
reculait et mes revenus avec.
Par deux fois, j’ai été parcouru de sueurs froides en me disant que j’allais à la
catastrophe. En effet, il ne fallait pas seulement réduire le découvert, il fallait aussi payer
les charges, les intérêts des découverts. Il me fallait gagner plus de cinquante mille euros
pour pouvoir « revenir à la normale », c’est-à-dire à + 1 euro. Le 22 septembre 2006, à
14 h, je soutenais ma thèse professionnelle avec succès. A la sortie de la présentation, je
me sentais, non pas soulagé, mais doté d’un avantage majeur : j’avais posé les fondations
d’un édifice qu’il me restait à construire. Le travail réalisé était l’un de mes meilleurs
investissements et rien n’aurait pu me faire changer d’avis à ce sujet. Ce travail de
recherche-action était ma « médaille d’or », conséquence de trois années de travail
intensif à partir de laquelle j’allais prendre un puissant appui, là où d’autres y voient un
moment douloureux et sans intérêt (outre l’accès au diplôme et la mention).
Une majorité de personnes considérait ma situation comme catastrophique, y compris dans
ma famille. Je voyais, de mon « point de vue », les « gains » de ce choix. Devrais-je
souligner que ma confiance inébranlable dans un proche avenir serein venait du fait que
cet état financier n’était pas lié à des erreurs structurelles de ma part (erreurs de gestion,
mauvais choix tactiques, fautes professionnelles, mécontentement de clients), mais à une
suite de décisions qui avaient entraîné cet effondrement apparent. Il faut savoir renoncer
pour gagner. Il faut savoir perdre pour apprendre les bons savoirs.
Pendant les années 2005 et 2006, j’ai renoncé au confort financier parce que je le savais
33
Apprendre à renoncer.
Désapprendre à abandonner.
Il faut savoir renoncer pour gagner. Il faut savoir perdre pour accéder aux bons savoirs.
« stagnant », un peu comme un salarié qui compte sur les primes et autres avantages que
son entreprise lui octroie pour organiser les choix financiers de sa vie. Bien
qu’entrepreneur et « patron » de mon cabinet, sa structure et la manière dont j’évoluais
ne pouvait pas me faire avancer, tant intellectuellement que financièrement.
L’écriture de ce qui deviendra le préambule (en 2012) d’une thèse emplie de maturité
était le meilleur choix qui soit, l’investissement à réaliser sans regret. En acceptant de
renoncer à la « rente » confortable mensuelle et, pire, de vivre avec un découvert
d’environ quinze mille euros par mois, je préparais l’avenir. Bien m’en a pris.
Renoncer à ma création, laisser advenir le naturelEn octobre 2006, j’observais avec attention les signaux faibles (blogs, presse académique,
presse grand public, articles en tout genre, documentaires, discussion de cafés,
participation à des réunions professionnelles, écoute des « gens bavards », mots clés sur
Internet, etc.). Les potentiels de situations détectés me permettaient de porter au
meilleur effet ce travail. Là où la quasi-intégralité des « étudiants » se contentent de
ranger sur une étagère les pages considérées comme laborieuses et inutiles, je planifiais
avec soin la manière avec laquelle j’allais récolter les fruits de ces quelque 400 pages.
Toutefois, en novembre de la même année, ma situation économique était toujours
exécrable et les perspectives de contrats faibles à court terme. Je savais que les dix mois
à venir seraient une véritable « compétition ». Je m’étais donné comme actualité de
repasser au-dessus de la barre du 1 euro en décembre 2007. Je devais ainsi résorber mon
découvert, payer mes impôts, mes intérêts de découvert, mes charges sociales et mes frais
courants. Le chiffre d’affaires à réaliser pour cela devait être d’au moins cinquante-deux
mille euros.
34
La réussite s’amorce souvent dans les moments exécrables. Il convient de garder sa lucidité pour le voir.
Le succès réside dans la détection des signaux faibles. La réussite dans l’aptitude de les porter à son avantage.
Certains pensent qu’être salarié est une sécurité. Mais qui a dit que la sécurité est synonyme de liberté ?
C’est en 2007 que le cours des choses commença à me montrer les couleurs des fruits que
je vais déguster quelque temps après. L’arrivée progressive d’une future associée,
devenant deux ans plus tard la présidente du cabinet, et la sortie progressive des anciens
actionnaires font partie des choix majeurs pris dans ma stratégie de développement.
Toutefois, une demande d’Hélène D. va m’amener à faire un choix crucial ; c’est ce choix
qui ouvrira la « porte » des opportunités qui en découleront. La première demande était
que je renonce à toucher des royalties sur le chiffre d’affaires ; la seconde demande,
consécutive (demande bis), était que je vende le cabinet que j’avais fondé (outils,
méthodes, clients, etc.). En effet, elle ne voulait pas s’investir dans « quelque chose »
dont elle ne possédait pas une part.
J’avais amorcé en 2005 une estimation financière de la valeur du cabinet. Le montant
qu'Hélène D., en tant qu’actionnaire et future présidente, et que mon autre actionnaire et
ami étaient prêts à investir était très en dessous de la valeur estimée (plus de cent mille
euros). Mais qu’est-ce qui était le plus important : recevoir un gros chèque, pour lequel
j’allais devoir payer d’importants impôts et mettre la pression dans le cabinet, ou
percevoir une somme des plus acceptables et préserver la motivation de ma nouvelle
associée ? L’histoire voudra que dans les trois années qui ont suivi, le choix de renoncer
sans regret à la grosse part du gâteau fut gagnant.
En 2009, le troisième actionnaire quitta le cabinet. En 2010-2011, le nouveau duo a
contribué à décrocher des contrats tels que mes revenus mensuels n’avaient jamais été
aussi élevés, c’est-à-dire supérieurs à cent cinquante mille euros sur un an. En 2011, le
cabinet réalisait un chiffre d'affaires de près de 850 000 euros, soit supérieur de plus de
720 000 euros à celui de 2005. L’écriture de cette thèse professionnelle m’a permis,
35
Renoncer aux privilèges égotistes est un facteur de réussite dans la durée.
Il y a dans l’écart plus d’opportunité de réussite que dans la différence.
pendant deux années, d’intervenir au CESA d’HEC dans le cursus de coaching. J’ai été
nommé responsable du comité scientifique de l’International Coach Federation. Nous
avons eu accès à des niveaux de missions plus stratégiques, nous faisant voyager dans le
monde entier. Moins de deux années après mon important découvert (et cet inconfortable
moment financier), j’avais multiplié par trois mes revenus de 2005.
Enfin, renoncer à mon statut possible de président du cabinet était une bonne décision.
Laisser la place aux autres permet aux potentiels d’une entreprise de croître. Un bon
dirigeant n’est-il pas celui qui s’entoure de meilleurs que lui ? Renoncer sans regret à
d’apparents privilèges égotistes pour réussir ce que nous considérons comme nos
« essentiels ». Là encore, bien m’en a pris…
S’entourer de meilleurs que soi et le leur faire savoir, voilà qui est porteur de succès pour
tous. Pourquoi ? Si vous prenez des gens moins compétents que vous, vous choisissez de
susciter l’envie, la jalousie et la médiocrité des résultats. La médiocrité, mediocritas,
désignant « ce qui s’arrête à moitié », il n’est utile pour personne d’avoir la moitié de la
qualité d’un travail. Avec un tel choix, vous optez aussi pour la cristallisation de votre
pouvoir sur eux, et donc de la peur à votre égard, puis de la peur entre eux. Cette peur
suscitant de la suspicion, de la rétention d’information, des attitudes malveillantes et non-
constructives, du mensonge, etc.
Mais si vous leur faites savoir qu’ils sont choisis parce qu’ils sont meilleurs que vous pour
les missions à réaliser, et si chacun d’entre eux possède un quelque chose qui n’entre en
concurrence avec aucun des autres, ils vont rapidement comprendre que votre talent est
de détecter les meilleurs, pas à les dépasser. Ça les rassure de savoir que vous savez voir
ce qu’ils ne voient pas. Ils vous challengeront certainement, mais ils ne remettront pas en
cause votre autorité. La raison en est simple : vous êtes dans le flux « of course ». Qui
renonce au pouvoir gagne en autorité.
36
S’entourer de meilleurs que soi et le leur faire savoir, voilà qui est porteur de succès pour tous.
Refuser la médiocrité, c'est refuser de s'arrêter à la moitié du chemin.
Entourez-vous de meilleurs que vous. Ne les mettez pas en concurrence et refusez la médiocrité. La réussite s’amorcera alors, telle l’eau dévalant la pente.
Principe trois :Non-agir, une manière spécifique chinoise d’agir dans la vie
37
Créer de l'écart avec les grandes évidences Vincent, on n'invente et n'innove que par l’intermédiaire de nos formes de l’intelligence,
du contexte, de l’utilité et de la configuration.
Dans les deux premiers principes, j’ai tâché d’appréhender des notions comme le « OUI
avec intensité » et le « renoncement sans regret ». J’ai amorcé ce que j’appelle « préférer
la vue du point au point de vue ».
Créer de l’écart et non de la différence.
Dans mes travaux, j'ai opéré à la fois une « dépsychologisation », à la fois qu’une « dé-
moralisation » de la personne. Que veulent dire ces deux termes ? Au cours de nos
nombreux échanges pendant ces quinze dernières années, je t’ai souvent exprimé la
manière dont j’avais appréhendé, d’un côté, l’extraordinaire apport de la psychologie
relatif à la compréhension de l’esprit humain, et, de l’autre, la manière dont nous nous
étions enfermés dans cette doctrine. La psychologie, comme toute discipline, n’existe que
parce qu’il y a des personnes pour la faire vivre. La psychologie (psukê, âme ; logos,
discours) ne pouvait naître que dans un monde où l’on croyait que le discours sur l’âme
permettait de comprendre la nature humaine.
J’ai pu mettre en lumière que les chercheurs, les innovateurs de la pensée sont toujours
soumis à leur propre culture, leur propre forme de l’intelligence, leur propre symbole.
Cela revient à dire qu’on n’invente, ne développe et ne pense que ce que notre forme de
l’intelligence nous offre comme opportunité, ceci dans un contexte historique propre,
dans une configuration spécifique et pour une utilité identifiée. Tels sont les cinq critères7
que j’ai pu mettre en évidence. Un Freud n’aurait jamais pu créer autre chose que la
psychanalyse, sinon il aurait été un James ; il en est de même pour un De Vinci, un
Einstein.
7 1/Formes de l'intelligence, 2/ Symbole, 3/Contexte, 4/Configuration, 5/Utilité
38
Préférer la vue du point au point de vue.Créer de l’écart et non de a différence.
On invente et innove que par l’intermédiaire de nos formes de l’intelligence, du contexte, de l’utilité et de la configuration
Qu’est-ce que j'entends par « dépsychologisation » et « dé-moralisation » de la réussite et
du succès dans cette première partie ? Je dis d’enlever à la psychologie le point central à
partir duquel les concepts humains, de la réussite sont pensés. Il ne suffit pas de changer
de point de vue, il faut littéralement changer la vue du point. D'un côté on part du
principe que la personne agit sur le monde, de l'autre on part du principe que le monde
agit et interagit sur la personne. Dans ce second cas, soit la personne subit, soit elle s'y
meut. Pour ma part, je trouve la seconde option passionnante, car elle libère la personne
du poids pesant de devoir agir seule face au monde.
Cette notion implique ainsi un écart (une distance entre) et non une différence (une
classification entre) entre les modèles traditionnels de la réussite et la manière dont je
repense, pratique, observe chez d'autres, étudie cette dynamique de la réussite.
Est-ce un hasard si je me rends au Népal (Himalaya, Humla) pour étudier la manière dont
une culture à l'écart de la notre évolue, collabore avec des conditions extrêmes,
dangereuses, leur rapport avec la vie, la communauté, le succès, l'épanouissement.
En enlevant l’idée que tout vient (uniquement) de la personne, j’ouvre de nouvelles
perspectives intéressantes, et moins contraignantes pour celle-ci. Je pense désormais que
nous n’avons pas tout en nous, contrairement à ce qui est souvent admis. Mais nous avons
la faculté de trouver « presque » tout autour de nous. Voici la grande nuance que je tâche
de développer dans mes travaux sur les stratégies d’actualisation de potentiel. La nature,
comme je l’ai dit, n’a pas inventé « l’égalité des chances » — concept occidental par
excellence — mais l’équité pour chaque configuration.
Concernant la dé-moralisation, j’entends par-là arrêter de se mettre « sur le dos » les
jugements de valeur, la myriade de principes éthiques relevant plutôt de la démagogie
(demagogos : faire ce qu’il convient pour s’attirer les faveurs du plus grand nombre) que
39
La nature n'a pas inventé l'égalité des c h a n c e s , m a i s l'équité pour chaque configuration.
« J'ai le cadeau de la nature dici. Je peux aller à de hautes alt itudes sans être malade »Chhembal, guide dans l'Himalaya
Ne nuire, ni de manière consciente ni intentionnelle à qui que ce soit.
d’une authentique éthique de vie. La morale, héritage de la Grèce antique, entraîne plus
de problèmes que d’efficacité.
ATTENTION ! je ne dis en aucun cas qu’il ne faut pas d’éthique. Je dis que dans le succès
et la réussite, l’un des seuls principes auquel j’adhère est celui de « ne pas nuire de
manière consciente et intentionnelle à qui que ce soit. » Lorsqu’une personne commence
à se poser des questions existentielles sur sa possible réussite et la culpabilité que cela
entraîne chez elle au regard de ses amis, de sa famille, alors on entre dans cette
moralisation qui dissout le processus lui-même. Une personne qui veut réussir au
détriment d’autrui entraîne de facto une propension qui la fera perdre à terme, d’une
manière ou d’une autre. Comme le susurre si justement la pensée chinoise : « Le ciel n’est
pour personne, mais il favorise toujours l’homme de bien ». Toute action, de quelque
nature que ce soit, est portée par son propre effet, autant que par son effect (ce qui se
déploie de manière non visible mais réelle). Ainsi le ciel n’est pour personne, mais les lois
de propension sont telles qu’elles favorisent par définition l’homme de bon. Tout est
question de temps… donc de transformation et d’actualisation (ce qui devient visible). Qui
respecte les principes est condamné au succès.
C’est ici qu’il convient de ré-appréhender le concept d’agir, puis son mode opératoire.
Le syndrome de l'efficacité, quand le « trop agir » tue l'effet attenduL’efficacité, tel est le mot clé de notre culture : être efficace ! Cela se voit, cela se
mesure, cela s’entend. Ainsi l’efficacité, être efficace pour réussir, passerait par la case
« maîtrise de l’outil, maîtrise de la technique (technê) ». L’efficacité (saillant) passerait
par cette idée ancrée d’un agir maîtrisé, d’une action continue dont l’héroïsme implicite
fait passer la personne pour un leader, un être exceptionnel. L’efficacité est normée au
temps : un point de départ, un point d’arrivée. Certains planifient leur réussite en
40
Le ciel n’est pour personne, mais il favorise toujours l’homme de bien.
Qui projette son plan sur la réalité se verra défait par elle.
fonction des critères sociaux : avoir une maison pour mes 30 ans, être « haut potentiel »
entre 35 et 42 ans, être quelque chose ou quelqu’un entre et entre. L’agir et la maîtrise
de cet agir s’inscrit en général dans cet « idéal » de l’efficacité. Mais ce faisant on en
réduit immédiatement le potentiel. En effet, rien ne se passe jamais comme prévu. Un
certain général Mikhaïl Koutouzov l’exprimera à ses généraux, à la veille de la bataille
d’Austerlitz. Mais l’arrogance des « jeunes officiers », voulant démontrer leur maîtrise de
la guerre et sourds à la prudence du vieux général, entraîna la défaite avant même que la
bataille ne commence.
Le problème réside dans le fait que les personnes voulant réussir projettent le plan de leur
réussite imaginée sur la réalité, puis l’idéalisent. Elles focalisent leur esprit dessus et
l’esprit s’y trouve fixé, incapable de s’en distancier, obstrué par l’idée elle-même.
Lors de mes conférences sur la stratégie, il y a une phrase que je donne aux managers
pour illustrer ce syndrome de l’efficacité à l’occidentale : « Faire et faire encore, des fois
pour éviter que rien ne soit pas assez fait. ». Nous faisons sans nous arrêter, nous agissons
sans économie, pour « occuper l’espace et le temps ». Faire et agir rassurent, mais faire
et agir ne sont synonymes ni de succès ni de réussite.
Notre culture a dans son ADN cette notion de l'« agir ». Or agir renvoie directement à la
notion de contrôler notre destin, notre vie, notre temps. N’avez-vous pas le sentiment
d’être en mouvement et donc de « contrôler » le temps quand vous agissez ? Vous êtes
dans le flux de votre vie dès lors que vous êtes en capacité de faire et de ne plus faire, de
sorte que rien ne soit pas...
Ainsi, « faire et faire encore, des fois pour éviter que rien ne soit pas assez fait » désigne
l’énergie déployée pour ne pas rater l’occasion, pour saisir ce moment pas encore arrivé
41
F a i r e e t f a i r e encore, pour éviter que rien ne soit pas assez fait. Voilà l’équation d’une non-réussite programmée.
et qui peut-être nous échappera si nous ne sommes pas prêt. Alors, tels les anciens dieux,
héros ou rois d’antan, nous nous tenons prêts, sous tension, prêts à bondir, le corps et les
émotions bandées comme l’arc prêt à décocher la flèche pointée, l’esprit collé à notre
objectif, notre idéal, priant pour que la chance (tuché) soit avec nous. Nous lisons et
cherchons la formule secrète. Nous sommes prêts à acheter l’outil parfait grâce auquel
nous pourrons mesurer le moment qui nous sépare/rapproche du succès. Nous sommes
ainsi prêts à nous remettre en cause (psychologisant notre mauvais agir), prêts à chercher
une nouvelle solution. Nous déployons de nouveaux objectifs, plus clairs, plus précis. Nous
les écrivons, nous en parlons. Nous cherchons « en nous » les facultés utiles pour y arriver
car, c’est écrit, nous avons tout en nous et si d’autres réussissent, alors pourquoi pas nous.
La raison pour laquelle le « trop » agir devient un syndrome qui tue le potentiel et les
« chances » de succès réside dans le principe qu’il épuise l’énergie, l’effet en cours, un
peu comme bander l’arc, attendre, fixer et fixer encore la cible finit par la rendre floue à
l’œil, qui s’épuise et s’aveugle sous la sueur qui perle. La main, tremblante au regard de
la tension musculaire de l’épaule, s’épuise à son tour par le manque d’oxygène, en raison
de l’apnée prolongée de l’archer indécis face au stress de rater sa cible. Ce moment
épuise l’agir initial, l’action est de moins en moins en cohérence avec le résultat
escompté, elle se dissout avec le « trop agir », le moment vient où l’agir est hors effet.
L’une des explications simples réside dans l'un de nos vieux héritages : le kairos, cette
recherche de l’occasion, de ce moment opportun à ne surtout pas rater…
La science du moment opportun : la kairologieIl y a peu de temps, nous étions toi et moi au restaurant avec un jeune homme plein de
hardiesse. Il préparait un plan d’action pour faire fortune sur Internet. Il avait suivi une
formation délivrant une méthode qu’il avait lui-même payée un prix conséquent. Il avait
42
Le kairos, ce t te i d é e d e s a i s i r l ’ o c c a s i o n . C e moment entre pas encore e t déjà plus…
Trop agir épuise la force contenue dans le potentiel.
acheté la méthode, il pouvait à son tour la vendre. Il nous argumentait avec engouement
les raisons et preuves du succès planifié.
Je me souviens fort bien du conseil que tu lui prodiguas et la manière dont il y fut sourd.
Les idées fixes étouffent la mélodie du bon sens. Lorsqu’il lança son plan d’action, l’échec
fut cuisant. Il fut efficace, il avait les techniques, il avait bien planifié, il avait respecté
les objectifs et il a échoué. Motivé, il entama le perfectionnement de sa méthode,
rechercha de nouvelles alliances, baissa le prix de son offre et le résultat fut tout aussi
décevant.
Agir pose en implicite l’idée de la maîtrise de. Les Grecs avaient un terme pour cela, le
kairos. Ils en avaient même fait une science, la kairologie désignant l’idée de tension pour
(ré)agir. Le kairos veut dire la maîtrise de l’occasion, ce moment opportun propice à l’agir.
Ce concept pose le principe d’une fin (à atteindre comme résultat) et d’un moyen, d’un
début d’une fin, d’une cause et d’un effet. Le kairos pose l’implicite d’un principe
mécanique (donc mécaniste) engendrant en lien direct le dogme mathématique (tout
problème peut être mis en équation, affirme Platon). Tout est causal, donc tout se
mesure. Le bricoleur du dimanche veut enfoncer un clou, on peut y voir un acte visible,
sonore, mesurable et mécanique. Sauf qu’une fois le marteau en main, le geste échappe à
la mécanique, il est dynamique : surtout ne pas rater la tête du clou… surtout éviter le
doigt. Réussir le coup une fois sur une amplitude faible est aisée, réussir mille fois sur une
amplitude élevée, voici qui change la mécanique. Tout bricoleur le sait.
La kairologie est la science à l’origine de la médecine occidentale : le corps est un
système mécanique complexe. Découpons-le et nous finirons par comprendre les principes
mécanistes de la guérison.
C’est là le grand principe occidental par lequel pense la quasi-totalité des personnes. Une
43
Q u i c u l t i v e l e s plantes sait qu’on ne s’occupe pas d ’ u n e o r c h i d é e comme d’un ficus. Pourquoi s’occupe-t - o n d e r é u s s i r comme si l’un était l’autre ?
L’Occident considère l’occasion comme la maîtrise d e « quelque chose », la Chine comme l’ in it ia l , l’amont à partir duquel ce qui doit advenir advient.
L e s i d é e s f i x e s étouffent la mélodie du bon sens
telle pensée entraîne à l’esprit, presque toujours, l’usage d’un petit mot dans ce cas
ennuyeux : « ou » — cela ou cela. Si l’Occident considère l’occasion comme la maîtrise
(mécanique) d’un moment particulier à capturer, la Chine considère l’occasion comme ce
qui est initial, ce qui s’amorce loin dans l’amont, là où rien encore n’est perceptible à qui
n’y prête pas une attention à la fois précise et « flottante ». Je m’arrête un instant sur
l’usage du ou. En effet, il divise, sépare, contredit, oblige à choisir, certes à renoncer,
mais pas au niveau dynamique, à un niveau psychologique, moral, opportun. On parle
d’ailleurs de bien ou de mal, de pile ou de face, de là ou là, comme si le ou annonçait
l’irrévocable, le non-retour possible. Or le succès autant que la réussite savent distinguer
non seulement l’usage et la pratique du « ou », mais et surtout l’usage et la pratique du
« et ». Le kairos permet ainsi de travailler au « comment » et le comment permet de
déterminer l’outil, puis l’outil permet de déterminer le savoir utiliser l’outil. Ainsi, la
personne intègre-t-elle entre elle et sa réussite… un savoir et un outil. Je pense que cette
logique est la plupart du temps erronée.
Le kairos pose un implicite douloureux pour l’esprit occidental. En effet, désignant la
capacité de saisir l’occasion entre « le pas encore et le déjà plus », le terme — sa
dynamique pour l’esprit — instaure une angoisse chez la personne, celle de rater
l’occasion : rater le bon travail, rater l’amour, rater la bonne route, rater l’amitié, rater
le train de la vie, rater l’appel « important », rater la bonne période de vacances et autres
ratages en cascade. Notre esprit agit pour ne pas rater cette occasion pas encore là et
peut-être déjà plus vraiment là. J’aime la manière dont Maela Paul parle du kairos dans
son ouvrage sur l’accompagnement, un « art de toucher juste, en s’adaptant à l’ordre des
choses et occasion à ne pas manquer, temps propice à l’intervention [...] représente ce
mélange arbitraire d’infondé et de nécessaire, d’incontournable »8. Notre culture, grâce
au kairos, voit la possibilité de s’émanciper des dieux de l’Olympe (pas si anciens que cela
8 Paul M. L'accompagnement : une posture professionnelle spécifique, L'Harmattan, 2004, p. 216
44
Qu'est-ce que la chance (virtu), sinon la main invisible d'une force supérieure, d'un dieu, d'un ange ?
au regard de l’Histoire) et en particulier d’une notion encore très présente de nos jours :
la chance (virtu). Or qu’est-ce que la chance, sinon ce geste invisible, cet agir provenant
d’une force supérieure, d’un dieu, d’une déesse, d’un ange.
Avec le kairos, la maîtrise rationnelle du temps et de l’agir, consolidée par mille
techniques et outils, l’homme devenait maître de son destin, de sa vie. Toutefois, si nos
ancêtres cherchent à rationaliser par le kairos les « choses » et l’agir, ils ne peuvent
cependant, et j’y reviendrai dans le principe 12 (mobiliser et utiliser la mètis d'Ulysse), lui
enlever la part de mètis, cette intelligence spécifique des situations utiles au kairos. Du
kairos, il ne resterait que la part « rationnelle », cette idée, pour ne pas dire cette
conviction, de devoir maîtriser le courant des choses, se maîtriser soi-même, en oubliant
la réalité des « choses » elles-mêmes, la mouvance, les interactions entraînant des
changements constants.
C’est ce que fait d’une certaine manière ce jeune homme motivé et enthousiaste. Il fait et
agit avec énergie pour ne pas rater l’occasion, l’occasion étant ce nouveau marché du
« business sur Internet », ou du moins la méthode pour faire de l’argent (comme si la
méthode en elle-même pouvait fabriquer de l’argent). Il déploie de manière rationnelle la
méthode… Or, qui mieux que toi le sait, ce n’est pas la méthode qui génère de l’argent,
c’est la valeur ajoutée que l’expérience apporte à la méthode (methodus, le chemin
vers...). N’est-ce pas le conseil que tu lui as donné ?
Ne nous méprenons cependant pas sur mon propos : le kairos, cette science de l’agir au
moment opportun, est intéressante et utile. Elle l’est d’autant plus que pour réussir, pour
accéder au succès escompté, il faut lui associer une qualité chinoise peu appréhendée par
l’Occident : le non-agir.
45
Ce que vous appelez Chance, je le nomme attention sensible aux signaux faibles.
Qui non-agit attire non pas la chance, mais les situations favorables. Il devient un créateur de « chance », c'est-à dire de forces agissantes à son avantage.
Non-agir, laisser se faire après avoir fait ce qui était à faireL’erreur principale chez la plupart des personnes désireuses de réussir, est de cultiver la
croyance — donc le concept inhérent à celle-ci — qu’il faille faire encore mieux et plus
pour que les « choses souhaitées arrivent ». Dans notre discussion, les choses sont la
réussite et le succès. Or, la pensée chinoise, s’étant déployée à l’écart de nos philosophes
et de notre ADN culturel, a intégré dès les débuts de sa pensée la notion de « non-agir »
(wuwey er wu bu wey). Si l’agir occidental renvoie à cette phrase déjà traitée en amont :
« faire et faire encore pour éviter que rien ne soit pas assez fait9 », le non-agir chinois
désigne l’idée que pour atteindre le résultat escompté, il convient de « faire et ne plus
faire, mais de sorte que rien ne soit pas fait ». Cette phrase pose le principe dynamique
suivant : toute chose posée avec précision est portée par elle-même à se déployer dès lors
qu’elle est « bien » amorcée.
Dans son ouvrage Traité de l’efficacité, François Jullien explique avec précision cette
notion complexe en traduisant le er contenu dans la phrase chinoise. Ce qu’il dit être un
mot de liaison, er/et, relie les deux dimensions de la phrase « wuwey er wu bu wey ». La
négation, comme le souligne le sinologue, « n’y porte pas sur le verbe lui-même, mais sur
son complément d’objet interne : l’agir est maintenu (dans sa perspective d’effectivité),
seul l’objet est retiré (dans ce qu’il risque toujours de contenir de partial et d’arrêté) ;
aussi, libérée de ce qu’elle implique ordinairement de rigide et de limité, l’activité est
portée à son plein régime, elle se confond avec le cours des choses au lieu de le troubler
[…] »10. Je suis conscient que cela peut demander un effort intellectuel pour appréhender
ce qu’implique cette phrase.
9 L'expression précise utilisée par François Jullien est « ne rien faire de sorte que rien ne soit pas fait.» (1996, p. 115)
10 idem
46
Le non-agir n’est pas le lâcher prise. Le premier laisse les forces en cours prendre le relais, le second est l’attitude de l’esprit à arrêter de faire.
Quand l’archer ouvre la pince de ses doigts, il offre à la flèche sa pleine activité. Ne faisant plus, tout se fait.
Il y a quelques lignes, je prenais l’exemple de l’archer. Poursuivons avec ce dernier. Ici,
notre archer bande l’arc, sa respiration s’harmonise avec le mouvement lui-même. L’esprit
est pénétré par le « tout » : la cible, le geste, la flèche, la brise, l’ancrage de ses doigts
de pieds au sol, son bassin aligné avec ses épaules lui procure cette tension légère utile à
bander l’arc lui-même.
Et puis, dans l’ordre des choses, à ce moment où l’archer « faisait », il libère la flèche en
ouvrant les doigts, devrais-je dire en desserrant les doigts, libérant l’énergie contenue
dans cette pince puissante. La flèche peut alors déployer ce pour quoi elle est « faite » :
traverser l’air, fendre la brise, prolonger l’esprit et atteindre ce que nous nommons la
« cible » (peut-être même au-delà…). L’archer cherche-t-il à courir après la flèche ?
Cherche-t-il à la contrôler par l’esprit une fois propulsée ? Libérée de la main, projetée
par l’énergie cumulée par l’arc lui-même, ce « juste moment » entre l’étirement et la
compression que l’âme (structure de l’arc) offre à la flèche permet à celle-ci d’atteindre
le maximum d’effet. La flèche portée à son plein régime se confond avec le cours des
choses…
Il en va de même avec mon ficus quand je l’arrose deux fois par semaine en été. Je fais et
je laisse se faire. Ainsi il se déploie grâce à sa propre activité à l’écart de mon activité à
son égard, qui, par insistance, deviendrait limitante ou étouffante : à trop tirer sur la
plante on la déracine. L’activité contenue dans le se est importante, c’est elle qui porte
l’effet dynamique en m’obligeant à rester passif. Il a cette réelle différence entre
« laisser se faire » et « laisser faire ».
Si je dis je laisse « laisse faire », je porte une autre intention, celle de contrôler, ou du
moins d’avoir le sentiment de contrôler le cours des choses ; c’est ce que les personnes de
pouvoir tentent de faire. Je laisse faire, car j’en ai le contrôle, je garde un œil dessus
prêt à bondir, à intervenir. Je reste en tension avec « ce qui se passe ». Or le « se » pose
chez moi l’implicite que je laisse « le pouvoir » à d’autres forces que moi (réduisant
47
Le non-agir est comme monter dans un train. Une fois dans ce dernier, je laisse le train me conduire à destination, ainsi devenir actif à son tour. Ce faisant, tout se fait.
d’autant mon ego…). Ainsi, je ne m’occupe pas de ce qui se déroule, je vaque à mes
occupations, laissant, à côté, en dehors de toute activité personnelle, se déployer l’effet.
Ce qui est possible se nomme l'« effectivité », ce qui se déploie à l’écart de mon contrôle,
ce qui se développe par « soi-même », prolongeant l’effet initial.
Autre exemple de la vie quotidienne : le voyage en train. Achetant mon billet, je m’active
pour arriver devant la bonne voiture, j’agis ainsi de manière directe. Une fois mon second
pied dans le train, donc hors de l’ancien espace où je devais agir, je laisse se faire. En
effet, je ne suis plus dans l’agir nécessaire pour avoir accès au train (le contrôle de
l’action). Je ne vais pas demander non plus (en théorie) au chef de cabine si le conducteur
du TGV a ses diplômes, ni même sortir un chronomètre pour valider la vitesse en pleine
voie rapide. Je laisse « l’ordre des dynamiques en cours » faire advenir le résultat
escompté : arriver à destination. Je laisse se déployer ce que j’ai amorcé par mon agir
initial. Je n’ai rien à faire de plus (au sens additionnel).
Non-agir n'est pas « lâcher prise »Il est important de différencier le non-agir d’avec le lâcher prise. Si le premier pose le
principe que d’autres forces agissent à mon avantage (me rendant passif à cela, car ce qui
est en cours agit pour moi), en actualisant le potentiel hors de ma participation active et
directe, le lâcher prise, quant à lui, pose le principe par lequel je demande à mon esprit
de rester expressément inactif afin de ne pas interférer sur le cours des choses. Lâcher-
prise consiste ainsi à rendre passif le mental afin qu’il lâche l’idée, elle-même en prise
avec la pensée.
Qui sait non-agir abandonne à vie le lâcher prise, c’est en tout cas la conséquence de ce
que j’ai pu expérimenter avec succès.
Mais avançons dans cette notion clé par un exemple. En 2004, je rencontrais la directrice
48
Lâcher prise, obliger le mental à ficher la paix au cours des choses.
Le Web agit comme l’âme de l’arc, il propulse les écrits telle une bouteille à la mer en la dupliquant à l’infini.
éditoriale de l’époque du site FocusRH.fr. J’acceptais alors de devenir chroniqueur. Je ne
recevais aucune rétribution financière pour ce travail, mais par cela je pouvais acquérir
une « visibilité ». Or, qu’est-ce que pose comme principe « acquérir de la visibilité », sinon
laisser l’écrit se déployer hors de mon contrôle une fois sur la Toile ? J’écris — donc je fais
—, je n’écris plus — car l’écrit est terminé — et j’envoie l’article à la rédaction. Je ne fais
plus rien directement, je laisse la rédaction « poster » la tribune, qui par propension (mots
clés, newsletter, blogs, autres sites d’informations, buzz) fait voyager, répandre l’écrit
(ainsi, laisser se faire de sorte que rien ne soit pas fait). En conséquence, les écrits se
déploient sur la Toile et dans le temps (puisque mon article peut être en plusieurs endroits
en même temps…) sans que je n’agisse plus.
Mon associée, Hélène, y voyait une perte de temps, voire pire, une perte de nos
connaissances au profit de la concurrence. Or cette connaissance est celle que nous
vendons à nos clients. Elle s’était mis en tête que je passais trop de temps à écrire mes
cinq mille caractères (projetant ainsi ses difficultés à le faire — elle trois jours, moi deux
heures), perdant, en apparence, en efficacité de production facturable et commerciale.
Or, l’histoire montre comment mes articles entraînèrent de la part d’acheteurs, de DRH,
de responsables de formation, des demandes de missions. Ainsi, j’estime le chiffre
d'affaires engendré de manière directe ou indirecte par mes articles à environ cent
quarante mille euros.
Nous sommes en 2012 et cela fait huit années, mois après mois, que j’écris avec rigueur et
plaisir mes cinq mille caractères la première semaine de chaque mois. Avec le temps et les
dynamiques du Web, je pense pouvoir dire que ce chiffre d’affaires reste « normal » : en
effet, ramené sur huit ans, cela fait environ dix-sept mille cinq cents euros par année, soit
l’équivalent d’un salaire brut de mille six cents euros par mois. Je n’ai pas souhaité ce
résultat, mais je savais qu’il était possible. Faisant et ne faisant plus (er), je favorise la
pleine propension du potentiel économique, intellectuel des textes, qui, d’une certaine
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Se concentrer sur l’écrit, puis laisser l’effectivité prendre le relais.
L’hiver amorce le commencement de la vie dans la nature. Rien ne se voit et pourtant rien ne se passe pas.
manière, sont propulsés sur la Toile, telle la flèche par l’âme de l’arc. C’est cela
l’effectivité, ce qui se déploie au-delà de l’agir direct.
Je me suis concentré sur la qualité de mes écrits, leur constance, la cohérence des
thématiques, et c'est ainsi qu'ils ont engendré l’intérêt des professionnels. C’est cela le
non-agir au quotidien, savoir poser l’agir avec justesse (dans le temps et l’intention), s’y
atteler avec précision, rigueur et professionnalisme et laisser se faire. Au risque de me
répéter, il convient ensuite de savoir ne plus faire — devenir passif pour laisser le cours des
choses opérer avec effectivité —, mais de sorte que rien ne soit pas fait, c’est-à-dire
veiller à ce que les conditions favorables de déploiement soient dynamiques/actives.
N’est-ce pas ce que réalise si justement le surfeur une fois dans la vague ? Il laisse
l’effectivité de celle-ci le propulser. Il peut ainsi se concentrer sur la glisse elle-même et y
retirer tout le plaisir que l’interaction procure. Nageant en amont (faisant), se faisant
happer par le « curl », le creux, il pompe une fois ou deux pour générer la vitesse
nécessaire et utile à la glisse. Il fait, puis il ne fait plus, mais de sorte que rien ne soit pas
fait… N’est-ce pas encore ce que connaît le musicien, qui après avoir répété et répété
encore, laisse de dépit le morceau si difficile. Puis, quelques jours après, il découvre avec
stupeur que ses doigts jouent sans effort. Là encore, ayant fait et ne faisant plus — donc
laissant le cerveau travailler tranquillement à encoder les nouvelles connexions
synaptiques, puis réduire l’écart entre la réponse actuelle et la réponse désirée —, les
mains peuvent enfin « faire » car rien n’a pas été fait.
Je pense désormais que réside dans le non-agir le développement d’une faculté humaine
essentielle dans l’« accès » au succès : la confiance (confidencia, avoir l’assurance des
forces) dans le cours des choses. Ce n’est pas une confiance en soi (c’est-à-dire en mes
forces), mais une confiance dans la force des « choses ». Lorsque Tiger Woods subit des
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Non-agir, laisser le cours des choses faire son travail après avoir fait le notre.
La réussite de Teddy Riner n’est pas la médaille olympique, mais la victoire « sans effort » ; n’est-ce pas là la Grande Victoire ?
propos racistes dans son enfance, sa mère lui dit avec sagesse : « laisse parler tes clubs ».
Or que dit une telle phrase ? « pratique et laisse tes résultats parler d’eux -mêmes, mais
veille à rester concentré sur ton geste et ton attitude, ainsi le résultat se fera ». Il en va
de même dans l’amour : celui qui insiste auprès de l’être désiré fixe, détermine et dissout
le potentiel de réponse autant que l'énergie d'amour souhaitée. Mais envoyer un SMS
tendre et laisser son message se déployer dans l’esprit de l’autre favorise une réponse,
même deux jours après. L’autre ne répond pas ? Qu’importe ! Refaire à nouveau, puis ne
plus faire, (mais) de sorte que rien ne soit pas (trop) fait.
Le bon sens paysan l’intègre depuis la nuit des temps dans la culture des champs : « on ne
tire pas sur une plante pour la faire pousser plus vite, on la bine, la sarcle, l’arrose, la
protège en vue d’en cueillir les fruits ». Mon grand-père m’expliquait, dans son vieux
patois franco-breton, la nécessité de laisser une terre en jachère une année après l’avoir
cultivée durant trois pour en retirer à nouveau les fruits. Or, dans le monde d’aujourd’hui,
on ne laisse « rien se reposer », c’est-à-dire laisser le temps par lequel quelque chose
d’additionnel se produit sans que nous ayons à faire quelque chose : n’est-ce pas l’image
mythologique de la « magie » ? Quelque chose se passe sans que j’y aie fait quelque chose
de direct et d’agissant ?
L’hiver est la saison non agissante. C’est d’une certaine manière à ce moment (moment =
ce qui se déploie sur une période) que le commencement s’amorce. C’est ensuite le
printemps qui en assure l’essor en propulsant la vie en mille couleurs, sons, odeurs et
autres forces visibles ou non à notre accessibilité. Puis l’été et l’automne engendrent le
profit autant que le déclin. Le déclin n’étant pas la perte, mais le ralentissement par
lequel ce qui doit à nouveau se déployer arrive.
En apparence rien ne se passe, et pourtant rien ne se passe pas ; déjà la sève amorce le
retour visible des premiers bourgeons, même si en apparence rien ne se distingue à l’œil.
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L’important dans l’écriture du terme « non-agir » est le trait d’union. Il incarne le « vide » par et dans lequel ce qui peut se déployer s’amorce.
La nature non-agit et c’est pour cela qu’elle offre « succès et réussite » sous toutes ses
formes.
Le non-agir pose ainsi le principe clé d’une transformation silencieuse, ce qui s’opère avec
discrétion. Ainsi, la partie que je considère la plus importante dans la rédaction du « non-
agir » est le trait d’union, non pour l’union/relation qu’il propose entre « non » et
« agir », mais par ce qu’il propose d’espace vide, un espace sans rien « à dire », sans
concept, ce vide à partir duquel « tout » peut se déployer.
Le non-agir opérant comme un processus saisonnier, il s’active par lui-même, non par une
force visible et continue, mais par l’amplitude naturelle dans laquelle l’eau coulant sur la
pente est entraînée par sa propre dynamique. Puis, prenant de la vitesse et diverses
matières en cours de route, elle ne peut que gagner en puissance et en amplitude. Ainsi le
non-agir renvoie à l’idée que le succès se récolte, se cueille de manière naturelle, mais ne
se guette pas, ne se force pas jusqu’à l’épuisement. N’est-ce pas ce que le champion
olympique de judo Teddy Riner affirme au micro de France 24 : « c’est un aboutissement,
c’est le fruit d’un travail » ? Dans le titre de l’article du Figaro.fr, nous lisons l’implicite de
ce propos avec ce titre évocateur : « Des adversaires réduits à l'impuissance » Certes, nous
y verrons une sémantique héroïque et occidentale, mais l’implicite est plus subtil et en
lien direct avec le propos du champion : le fruit d’un travail. Ce processus qui, au moment
de l’action, enlève aux adversaires toute puissance, ou, pourrions-nous désormais dire,
dissout la puissance existante.
Or, qu’est-ce que le fruit cueilli, sinon la transformation silencieuse, continue, enrichie
qui, par propension (entretenue par le paysan mais aussi par le non-agir de la nature, la
pluie, le vent, le soleil, la nuit, le jour, les insectes, la terre, etc.), est « condamnée » à
tomber, à être cueillie ? Que ce soit Teddy Riner, Gandhi, Napoléon à Austerlitz, Leonidas
aux Thermopyles, Tiger Woods sur les terrains de golf ou tout autre illustration de ce type,
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Qui sait laisser se faire ce qui advient sans insister, récolte bien plus avec sérénité que celui qui force les choses.
Le non-agir est discret et silencieux. Pourquoi donc se montrer aussi bruyant et le déranger dans son travail ?
chacun mobilise avec sagacité cette dynamique du non-agir, en laissant croître ce qui, par
propension d’un agir initial, ne peut désormais qu’advenir.
Gardons à l’esprit que le non-agir ne désigne pas l’idée de « ne rien faire », bien au
contraire. Cela ne veut pas dire non plus qu’il ne faille pas travailler ou agir, cela veut dire
qu’après avoir agi comme la situation le demande (en lien avec le cours et la disposition
des choses), il faut savoir arrêter l’activité et laisser d’autres forces prendre le relais à
notre avantage.
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Principe quatre :Observer les signaux faibles, un principe clé de la stratégie
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Développer l’attention aux circonstances (partie une)J’aime l’idée, cher Vincent, d’échanger avec toi entre chaque principe. Mes « évidences »
d’aujourd’hui ne sont pas celles d’autrui. La notion d'’évidence pose le principe que nous
considérons notre pensée si naturelle qu’elle n’est plus soumise, ni à « mise à l’épreuve »
ni à « dérangement ». Parfois, cela peut m’amener à conduire ma pensée comme si chacun
en avait l’expérience. Or mon expérience est unique de par le simple fait que personne
n’en a jamais partagé l’« espace-temps » et les leçons qui en découlent. Avec cette
gentillesse qui te caractérise, tu m’as rappelé que tes lecteurs étaient autant le manager,
le dirigeant, le professeur, l’artisan, la personne sans emploi ou tout autre lecteur assidu
et intéressé.
Je ne l’ai pas rédigé dans mon avant-propos et peu le savent, mais j’ai moi-même
commencé mon histoire professionnelle à l’âge de 15 ans par un CAP de mécanique auto.
Je me souviens fort bien de cette époque. Un moment de la vie où je me sentais triste
chaque jour. J’avais les mains parfumées au gasoil ou à l’huile. Mes ongles étaient toujours
noirs, mes connaissances restreintes même si mes facultés étaient réelles.
J’avais souvent mal au ventre en allant à l’école. Je redoutais les contrôles techniques car
je ne comprenais rien à la mécanique. Je ne comprenais même pas ce que je faisais là. La
plupart des « profs » me méprisaient parce qu’ils sentaient bien que je n’étais pas à ma
place. J’avais peu de copains, car on n’avait rien à se dire. J’étais en « bleu » à la récré,
et crois-moi si je te dis que le bleu n’était ni la meilleure couleur, ni le meilleur design
pour séduire les jeunes filles de mon âge. J’étais invisible : cela se traduisait par une
indifférence totale de la part des membres du sexe opposé que je croisais. Passer sans
être vu, voici ce qui est terrible pour un ado de 15 ans.
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L'évidence, ce qui ne se porte plus à être pensé.
Invisible : situation où l'on n'est vu par personne.
Nous vivions, depuis la mort de notre père, avec des revenus modestes. Ma mère avait été
touchée si profondément que la douleur s’était ancrée en elle pour de longues années. Si
je pose, en intimité, quelques éléments de mon histoire, c’est parce que je sais quel
chemin il faut parcourir pour « apprendre à penser ». Avec mon 1 m 80 et mes 59 kg à la
balance, je ressemblais à ces grands timides voûtés que le monde ignore. J’avais bien
quelques connaissances, mais elles étaient dans la même catégorie que moi. Au dire des
professeurs et personnes « bien pensantes » de l’époque, rien ne me prédisposait à
devenir l’homme d’aujourd’hui. J’étais considéré avec un QI faible et sans réelles qualités
de « battant ». L’idée même d’obtenir un doctorat en partant d’un simple CAP était de
l’ordre de l’impossibilité sociale. Il aura fallu vingt-cinq ans pour transformer cet
« impossible » en « un possible ».
Je ne tomberai pas dans l’adage : « celui qui veut peut ». Il est erroné et trop lié aux
configurations et aux potentiels (forces en action pour qu’un système devienne actif).
J’avais peut-être les facultés, mais je n’avais ni les bonnes configurations, ni les potentiels
(les forces me permettant de m’actualiser) pour amorcer l’once d’un tel projet. De plus,
je n’avais pas encore « rencontré » les utilités indispensables pour pleinement advenir (je
reviendrai sur la notion d’utilité).
Il faut des « marches » pour escalader « quelque chose » de haut. Par-là, j’exprime le
principe que sans un « appui » solide, on ne peut avancer. Même pour glisser dans la pente
— concept sur lequel je reviendrai —, il faut un sol dur.
Pourquoi dis-je cela ? Il faut du courage pour entamer le chemin laborieux de la « liberté »
(liberitas, non soumis à la contrainte). Il faut du temps pour que le cerveau modifie ses
connexions neuronales, en moyenne six mois pour qu’une nouvelle habitude devienne
pleinement active et autonome. J’ai donc la pleine conscience de ce que mon écriture
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Pour qui part de loin, le chemin pour apprendre à penser avec justesse est long.
Liberitas : non soumis à la contrainte.
peut demander comme « effort » au lecteur non habitué à une pensée précise et dense.
Comme je le dis, je ne suis pas un intellectuel, je suis un homme qui a appris à poser sur
son expérience, sa réalité quotidienne, une pensée nuancée et riche (variété large
d’options et de connaissances utiles à l’agir). Je peux affiner cette idée en empruntant à
la pensée confucéenne une notion clé : celle de savoir réfléchir sans sortir de la question,
sans pour cela connaître quelque chose à la pensée formelle. Cela veut dire qu’il n’est pas
nécessaire d’acquérir de la connaissance pour réussir, mais qu’il est utile et efficace de
savoir réfléchir à une situation sans sortir de ladite situation. Nous quittons ainsi la grande
tradition de la métaphysique occidentale ou de la « brillance intellectuelle » pour entrer
dans un « pragmatisme » ne passant jamais par le stade de l’abstraction.
Ces quelques mots d’explication posés, je remercie avec sincérité le lecteur pour sa
pugnacité dans la lecture. Je lui fais l’assurance que chaque mot, chaque idée, chaque
« concept » est issu d’une expérience ayant produit un résultat.
Le terme « circonstance » est fascinant et, pour ma part, porteur d’utilité dans la
dynamique du succès. Circonstance (circum-stare) veut dire « ce qui se tient autour ». La
majorité des personnes la redoute. En effet, elles la considèrent comme une fatalité, une
situation imprévisible venant à faire échouer leur plan : « je monte une entreprise, mais le
feu a détruit le local loué ; je commençais une belle relation avec cet homme, mais son
« ex » est revenue et il est reparti avec elle ; je devais signer un beau contrat, mais un
changement de direction a fait tomber le projet à l’eau ; etc. ». La vie — le processus par
lequel toute chose se déploie — se compose d’un enchevêtrement de circonstances.
Le décès de mon père, alors que j’entrais dans ma dixième année, est une circonstance
ayant modifié ma trajectoire. La sienne s’est arrêtée, la mienne a bifurqué. La disparition
modifie la réalité et, en conséquence, le déploiement de celle-ci entraîne une nouvelle
propension dont l’issue est imprédictible. On peut parler de fatalité, de drame familial, de
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Circum-stare : ce qui se tient autour.
Ne rien connaître de la logique formelle mais savoir réfléchir sans sortir de la question.
tragédie, de « dureté de la vie » ; pour ma part, avec trente-trois années de recul, je
considère cela comme une modification de la pente de la réalité. Si mon père n’avait pas
quitté cette terre, la trajectoire initiale m’aurait conduit ailleurs. Où ? qu’importe
désormais. Pourquoi encombrer l’esprit de réflexions inutiles ? L’important ne réside pas
dans ce qui n’est plus, mais dans ce qui peut se déployer à partir de là où je suis.
Tu noteras, Vincent, que ma linguistique mobilise peu de concepts de type « maintenant,
hier, demain », ou encore « moi, les autres, ma vie, je ».
Après un travail de près de dix années, ma linguistique (ma sémantique, son ADN)
s’organise et se construit à partir et « autour » du mouvement : dynamique, situation,
configuration, déploiement, pente, dissolution, propension, efficience, interaction,
relation (dans le champ toujours dynamique et non psychologique). Cette transformation
sémantique a entraîné une vivacité et une dextérité de mon œil et de mon analyse dans le
champ de l’observation et des captures de forces. Cela a aussi modifié mes connexions
neuronales de sorte à me rendre bien plus vif aux signaux faibles, de quelque nature qu'ils
soient. Lorsque je te vois opérer (et non « faire ») en tant qu’illusionniste et magicien, je
le constate aussi.
Développer l’attention aux circonstances (partie deux)La circonstance, dans notre culture, revient à désigner « ce qui se tient autour de nous »,
venant nous « percuter », modifier notre plan, perturber l’idéal de notre volonté projetée
sur la réalité. Je me souviens avec clarté de mon entrée en sixième, la perturbation
cataclysmique ressentie, non au sens résilient du terme, mais au sens dynamique de la
réalité qui avait atténué mes sens et principalement mon audition (j’avais le sentiment
d’entendre le monde avec du coton dans les oreilles). Ce type de perturbation modifie
tellement la configuration structurelle, organique et neurologique de la personne, qu’il lui
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Un être cher qui décède, ce n’est pas une « tragédie », c’est l’obligation de suivre soit une nouvelle trajectoire, soit celle en cours.
L'avantage de la circonstance, c'est qu'elle entraîne à la détecter en amont. Dextérité de l'œil et souplesse de l'esprit, voici ses bienfaits.
faut un temps indéfini pour re-construire une structure mentale, psychologique et
physique acceptable.
Cette période post-cataclysmique fut si chaotique que je n’avais nul repère pour trouver
« la pente ». Par « la pente », je pose le principe que la « vie » n’est pas une montagne à
escalader, mais une pente sur laquelle il est nécessaire d’apprendre à « surfer ». Plus l’âge
se dissout et plus le temps passe vite… n’est-ce pas ?
Quittons mon histoire — circonstanciée — pour avancer dans cette notion de l’attention
vigilante aux circonstances. Au risque d’insister, là où la majorité des personnes veulent
une sécurité optimale pour vivre « heureux », j’adhère désormais au principe que l’un des
aspects du succès et de la réussite réside en l’acceptation d’une dynamique en prise avec
ce qui se tient autour de « soi » — ladite circonstance —, plus qu’en une toute-puissance
de l’esprit sur les choses.
Beaucoup cherchent à s’assurer que tout se passera bien. Pour cela, ils gèrent le risque :
assurance chômage, assurance maladie, assurance décès, assurance vie et autres multiples
assurances. Or, nous gérons le risque parce que nous voyons dans les circonstances de la
vie le risque de perdre ce qui nous est cher, alors que nous devrions d’abord y voir ce qui
peut nous faire « grandir », nous actualiser, c’est-à-dire advenir « autre chose ».
L’homme n’est plus l’enfant, ni en taille, ni en poids, ni en maladresse, ni en quoi que ce
soit, qu’il était à son origine, l’enfant est advenu et non devenu. L’homme advient avec le
cours des choses ; dans ce cours, il y a le possible chemin du succès. Si je choisis le terme
« advenir » (advenire, se produire, survenir) et non « devenir » (devenire, venir de, arriver
à), c’est qu’il pose le principe que l’environnement, dans le cours des choses, est porteur
d’une activité extrinsèque à la personne. Le terme « devenir », quant à lui, reste, dans
l’imaginaire collectif, trop lié à une activité intrinsèque projetée sur le monde. Advenir
pose ainsi le principe d’un enchevêtrement dynamique qu’il est nécessaire de faire croître
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Pour voir ce qui se tient autour de soi, il faut à minima tourner la tête, à défaut de faire un tour complet sur soi-même.
Pourquoi chercher à devenir ? Mieux vaut advenir, plus riche en opportunités.
Advenir, collaborer avec le cours des choses pour que « cela » se produise.
pour actualiser ce qui, par propension naturelle, arrive. « JE » ne suis plus celui qui a le
seul pouvoir sur les choses, mais je — en tant que « système dynamique » — collabore avec
le cours des choses pour que ce cours se porte à mon avantage.
Dans un livret précédent réalisé pour ma conférence, Stratégies de développement des
potentiels11, j'évoquais l'image du surfer. Ayant moi-même, en tant que Breton, pratiqué le
surf plus de dix années sur les plages de Quiberon, j'ai appris combien la vague au loin est
sans forme : un léger surlignage sombre que l'œil inexpérimenté confond avec l'horizon. La
vague au large est sans forme précise, elle s'avance, se déploie et advient.
Le surfer habile vient la chercher en amont de sa « casse », là où les débutants subissent
sa déferlante. Profitant (sans effort) de son déferlé, le surfer expérimenté, prenant appui
dans le curl, gagne en vitesse et en puissance. La vague est indifférente au surfer et
pourtant elle lui procure la force et la « structure » utile à sa glisse. Le surfer collabore
ainsi avec le cours des choses sans que ce cours des choses ne s'arrête, sinon en
apparence, en venant se dissoudre à l'aube du sable. Le surfer aguerri va donc quitter la
vague avant qu'elle n'atteigne ce point de non-retour, c'est-à-dire ce moment précis où
glissant trop à l'aval de la houle, le surfer va devoir forcer les éléments (la barre, cet
espace où le rugissant des vagues se brise sur les néophytes) pour revenir à l'amont du lieu
où la vague est sans forme finalisée.
N'en est-il pas de même pour toi, Vincent, lorsqu'il y a près de quinze ans, alors que nous
échangions dans ton salon, je te questionnais sur ton avenir. Au même moment, tu me
proposais une boisson. Je te suivais avec naturel vers la cuisine qui jouxtait ton salon.
J'apercevais, car accessible à mes yeux, un document de travail sur la mémoire posé sur ta
11 Richez Y., Stratégies de développement des potentiels, Editions de l'Homo-Viator, SUCCESS C&L., Conférence ICFF Paris, 2012.
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A l'horizon, la vague est sans forme.
Il y a dans l'anodin posé en bord de table un potentiel multiple de réalités possibles.
table de salon. J'ai hésité un instant pour savoir si je devais utiliser le terme « en
évidence », comme si tu l'avais posé avec l'intention consciente que je puisse le voir, or ce
n'était pas le cas. A cette époque, je travaillais souvent pour les Centres de gestion agréés
(CGA). Il ne m'a fallu qu'une seconde pour faire le lien entre ton talent, tes compétences
et la possibilité de bâtir une offre de formation pour cette clientèle que je savais ouverte
à l'apport que tu pouvais leur fournir. Je t'expliquais comment faire les documents, bâtir
une offre et t'ouvrais une première porte chez un CGA. Tu fis le reste...
Ce petit document était « là », il était autant le potentiel de situation que je pouvais voir.
J'étais cette « force » qui amorçait l'actualisation. Ce document était comme la vague,
« sans forme définitive », mais il était là et déjà prêt à advenir (ton futur ouvrage). Tu t'y
es attelé très vite et tu t'es mis en amont, prêt à monter sur la planche lorsque la vague
atteindrait le moment entre le « pas encore et le déjà plus ». Les choses en cours étaient
déjà là, les CGA, ton travail sur la mémoire, ton engagement dans la magie, ton
engagement à réussir, moi-même, tout était déjà en mouvement, il fallait « juste »
l'actualiser. Tu t'es mis à collaborer avec ce « cours des choses » et tu as surfé avec un
style pour lequel j'ai une grande admiration. Tu as aussi su sortir de la vague pour mieux
en profiter, c'est ce que montre ton actualité me semble-t-il. Cela rejoindrait d'ailleurs et
pour partie cette belle réflexion du psychologue russe Lev Vygotski : « L’homme est plein à
chaque minute de possibilités non réalisées. Cette non-réalisation possède le statut
paradoxal d’une “réalité incontestable”. »
L'expérience tend à me montrer que si l'homme est plein à chaque minute de possibilités
non réalisées portant ainsi le statut de réalité incontestable, l'environnement en porte
autant. Il y a plusieurs réalités incontestables en capacité de s'actualiser. Lorsque j'y pense
parfois, j'en ai le vertige. C'est certainement la raison pour laquelle je n'ai jamais craint
pour mon « avenir », car ce dernier était dans les circonstances accessibles à mes yeux, à
chaque instant. La pire chose qui puisse arriver à une personne c'est qu'elle soit aveugle
61
La vie n'est pas une montagne à gravir, mais une pente à dévaler. Et plus le temps s'égrène, plus ça va vite.
aux multiples réalités présentes autour d'elle.
Reprenons, veux-tu, notre développement.
Si nous prenons cette notion de circonstances, non comme un espace imprévisible et
porteur de souffrances, de problèmes ou de risques, mais comme une formidable
opportunité de vivre la vie rêvée, alors, soudain, une nouvelle réalité peut se déployer
devant nous. Cette notion est intéressante en effet, elle implique une nouvelle manière
d’appréhender l’expression suivante : liberum arbitrium indifferentiae. Elle veut dire
libre arbitre. Si nous ne prenons plus cette dernière sous une dimension purement
intrinsèque, c’est-à-dire le pouvoir de la pensée humaine sur la nature, ni d’ailleurs la
manifestation d’un Esprit supérieur duquel nous sommes capables de nous émanciper, alors
il devient possible de lui donner une tout autre signification : arbitrer ce qui se tient
autour de nous sans contrainte autre que le cours des choses. Cela veut dire que les
« choses » étant dénuées d’une intention propre (ne désirant ni bien ni mal à notre égard),
l’arbitrage relève de notre capacité à orienter notre gouvernail au regard du courant des
« forces en cours », tel un navigateur orientant son bateau sur la mer. N'est-ce pas cette
forme de liberum arbitrium indifferentiae dont tu fis preuve en arbitrant la voie à suivre à
partir de ce qui se trouvait autour de toi ? Tu amorçais une pente sur laquelle tu allais te
mettre à glisser, prenant de la vitesse avec les ans.
La vie n’est pas une montagne à escalader, mais une pente sur laquelle on prend de la
vitesse avec le temps.
Dès lors que l’on comprend combien la grande majorité de nos vérités culturelles ainsi
nos certitudes occidentales ne sont que des inventions de la pensée grecque, puis judéo-
chrétiennes projetées sur le monde, il devient passionnant d’investiguer de nouvelles
« conceptions dynamiques » d’opérer en ce monde. Je pourrais aller encore plus loin en
62
Il y a autour de soi bien plus d’opportunités qu’en « soi ». Une fois ceci compris, la vie devient étrangement plus généreuse.
Liberum arbitrium indifferentiae : libre arbitre
exprimant la notion suivante : dès lors que l’on s’émancipe des concepts tels que « je
suis », « je dois », « j’existe » et donc « qui je suis ? », « que dois-je faire ? », « quel est
mon destin, ma voie ? », alors j’enlève l’immense poids de ces concepts anciens de mes
« épaules » et mon esprit me laisse l’opportunité de me rendre disponible à autre chose.
Le succès et la réussite ne sont, me semble-t-il, que des manifestations, des conséquences
de ces « choses » auxquelles on donne le nom qui nous convient le mieux.
Voici pourquoi il convient d’être attentif aux circonstances, non parce qu’il faut en avoir
peur, mais parce qu’il faut en avoir toute la frénésie de la découverte. Qui regarde « ce
qui se tient autour de lui » peut s’y appuyer pour avancer. Oserais-je dire que j’en sais
quelque chose ?
Détecter les signaux faibles : ce qui n’a pas encore de formeCe quatrième principe parle de l’importance des signaux faibles, qui, en stratégie, portés
à leur plein effet, poussent au profit escompté. Le succès autant que la réussite sont des
profits escomptés. Dans ce cas, la circonstance devient un espace de potentiel à
actualiser. Qu’est-ce qui dans la situation porte un élément, un signal faible, presque
imperceptible, qui par mes nouveaux choix, mes comportements, mes actions et mes non-
actions va se voir infléchir pour que par propension (ce qui se déploie) ce dernier devienne
un élément majeur de ma vie ? La circonstance, pour ma part, n’est plus ni fatalité ni
chance, mais un potentiel de situation. C'est ce que les Chinois nomment le che. C’est-à-
dire ce qui porte en son sein la « force » en cours, en capacité de me conduire à. Cette
manière d’appréhender le cours des choses, et non pas « de voir la vie » — car rien ici
n’est philosophique —, est on ne peut plus pragmatique et concret. Le seul point
fondamental est d’arrêter de « se » donner de l’importance. Je veux dire par là que « je »
deviens un facteur lui-même du cours des choses et non un « être qui a tout en lui » et qui
63
Le succès n'est pas un objectif déterminé et fixe, mais un profit escompté.
a pouvoir sur les choses — soyons modeste. Je trouve d’ailleurs cette vérité arrogante et
présomptueuse, et du coup porteuse de son propre déclin.
Le 2 décembre 1805, Napoléon se trouve à Austerlitz, ses hommes sont pour la plupart
épuisés par de longs jours de marche. Le plateau du Pratzen est à l'avantage des Austro-
Russes. En face, les généraux ennemis sont confiants (hormis le vieux général Mikhaïl
Koutouzov) : leur plan est parfait ! S'ils avaient eu le Wifi et Canal Météo sur leur
smartphone, ils auraient pu prendre en compte le fait que la météo allait, à leur insu,
donner un possible avantage aux Français (si bien sûr leur général ne commettait pas la
même erreur qu'eux). Les signaux faibles sont présents, mais chacun les appréhende
différemment, les premiers les considérant comme des éléments naturels sans lien avec
leur plan. Les seconds y détectent un potentiel de situation qu'ils peuvent porter à leur
avantage. La région de Menitz et de Satschan est remplie d'étangs et de marais gelés,
autant de configurations qu'un stratège attentif aux signaux faibles peut utiliser au
désavantage du « plus fort ». Ce jour-là, il fait environ 5° C et le brouillard sera dans
quelques instants fatal pour ceux dont le plan est parfait. Napoléon va s'y « appuyer » (le
che, la force qui par propension se déploie) pour le porter à son avantage, même s'il ne
sait pas encore que le soleil, prenant le relais, renforcera l'effet du brouillard en
éblouissant l'armée ennemie. Pour cette fois, Napoléon, que l'arrogance n'aveugle pas
encore, actualise le potentiel de situation en transformant les signaux faibles en forces
utiles pour son armée. Ainsi, ce jour-là, Napoléon gagne la bataille et fête le succès avec
ses hommes. Les signaux faibles sont disponibles pour qui sait « sortir » de sa tête, c'est-à-
dire quitter le monde fermé des idées pour appréhender la réalité. Comme je l'écrivais
dans le principe deux : alors que je terminais ma première thèse professionnelle, je me
trouvais dans une situation financière délicate, je scrutais les signaux faibles, c'est-à-dire
l'ensemble des indices, des signaux imperceptibles, des rumeurs, des propos, des attitudes
dans la rue, dans les bureaux, dans les revues, sur le web, dans le monde en lien avec mon
64
Prendre appui sur les forces extérieures lorsqu'elles favorisent le succès.
A trop réfléchir sur soi, on finit par être aveugle aux signaux que le monde nous adresse.
projet, mon intention. Si à l'horizon la vague est sans forme, il ne faut pas pour autant
s'endormir sur sa planche, mais guetter le mouvement de l'eau, l'onde en devenir. Il ne
faut pas rester en attente de la vague, à « attendre qu'elle arrive », en tension « prêt
à bondir», il faut amorcer le mouvement en amont, avancer, s'inscrire dans le rythme en
devenir, se placer là où le pic s'amorce, à la fois au juste endroit, à la fois à la juste
vitesse.
Puis j'ai commencé à créer l'écart en écrivant des articles, en donnant des conférences, en
créant des vidéos, en animant des groupes de travail, en formant des centaines de
personnes (des managers pour la plus grande partie), sachant pertinemment que le marché
avait ses habitudes, ses gourous, ses outils. Je n'étais pas attendu, j'étais même
dérangeant. Il était nécessaire de ne jamais critiquer l'existant, mais d'insuffler le doute
sur la vérité en cours, montrer l'écart et non la différence. Préserver une intention
positive, c'est-à-dire ne nuisant à personne.
Il me fallait ainsi être patient. J'estimais que cette patience durerait de cinq à dix ans. Le
succès, la réussite sont des fruits qui mûrissent. Je savais que je devais amorcer bien en
amont l'influence du marché et m'appuyer sur les problématiques d'entreprises pour
actualiser notre offre. Je savais aussi qu'il était important d'enrichir l'existant en
conjuguant avec intelligence différents domaines : la cybernétique, l'anthropologie, la
sémiologie, la physique, la philosophie, l'andragogie (la formation pour adulte),
l’éthologie, etc.
Je savais que n'étant prisonnier d'aucune vérité, je pouvais allier les domaines entre eux
avec aisance et efficacité. Je m'inscrivais dans la même dynamique que d'autres avant
moi, tels que Walt Disney ou Steve Jobs. Ce dernier disait d'ailleurs : « Si le Macintosh a si
bien réussi, c'est parce qu'il est l'œuvre d'artistes, de zoologues et d'historiens qui se sont
révélés d'excellents informaticiens. »
65
Le succès commence par la perception d'infimes informations disponibles dans la réalité.
Le « che », ce potentiel de situation porteur d'une énergie maximum. Voici l'un des points communs à tous les stratèges, indépendamment de leur morale ou de leur intention.
Dans un autre registre et l'un des plus dramatiques du XXe siècle, Hitler appliqua avec
méthode ces règles de la stratégie. Par exemple, il utilisa les faiblesses de la république
de Weimar en faisant croître à son avantage les inconstances humaines, et ceci en jouant
sur deux tableaux, celui du capitalisme et celui du socialisme, de manière indirecte.
Pendant plusieurs années, sous couvert d'un « discours pacifique », Hitler va ruiner les
dominations française et anglaise. En signant en 1934 son pacte de non-agression avec la
Pologne, l'homme couvrait son flanc oriental. Puis son entrée en Autriche lui permet de
toucher le flanc de la Tchécoslovaquie. Discrètement, il soutient l'Italie de Mussolini.
L'étude de cette période montre que Hitler a su tirer avantage des signaux faibles, mais
aussi du signal fort que fut la crise de 1929. Ce n'est pas Hitler qui a réussi « seul », il a
réussi cette tragédie humaine parce que les forces en cours y étaient favorables.
Si Hitler réussit à atteindre le stade de Führer, il échoua dans le succès final de son projet,
car il était devenu lui-même aveugle aux signaux faibles que les alliés avaient capté à leur
tour.
Qu'aurait été l'Histoire si Hitler, en 1908, avait été accepté au concours des Beaux-Arts de
Vienne ? Ne nous méprenons pas, je ne fais nulle éloge de Hitler, de Jobs, de Gandhi ou de
tout autre personnage. Je souligne que les modus operandi sont toujours les mêmes,
seules les intentions changent. Prendre appui sur les potentiels de situation, utiliser les
forces en action en vue de les porter à leur plein effet, tel est l'un des principes
conduisant au « succès » escompté. En demandant au peuple indien de ne pas lutter,
développant le principe de non-violence (ahimsâ), Mohandas Karamchand Gandhi met en
œuvre le principe de propension. La violence des Britanniques n'ayant plus de « contre-
poids » par une réaction tout aussi violente des Indiens, ceci au regard des injustices
commises à leur égard, se voit porter à un tel niveau qu'elle se dissout d'elle-même.
Le succès de Gandhi vient du fait qu'il a utilisé les forces en action à l'avantage de sa
66
A quelque époque que ce soit, il y a toujours une forme de guerre, le vainqueur est celui qui gagne avec l'engagement minimal.
vision, de sa philosophie, même si les larmes, le sang et la violence eurent cours. Ne
prenant parti pour personne, mais cherchant constamment à dissoudre toute stimulation à
la colère ou à la guerre, Gandhi devient à lui-seul une force, le potentiel sur lequel un
pays entier va prendre appui pour s'émanciper de l'occupation britannique. Nous
retrouvons ici l'un des principes clés de la stratégie. Ce dernier consiste à réduire au
maximum l'engagement armé : en effet, le stratège n'est ni hargneux, ni violent. Les
grandes victoires, disent les anciens traités de guerre chinois, sont discrètes.
Ce qui est fixe se détermine, donc se dissoutPeut-être trouveras-tu ces exemples inadaptés à notre réalité contemporaine, aussi laisse-
moi souligner l'exemple des opérateurs des télécoms. Lorsque le président de Free loue les
réseaux d'Orange, il vole en quelques heures des dizaines de milliers de clients aux trois
principaux opérateurs français. En six mois, Free avait gagné près de 4 millions
d'utilisateurs. Le PDG de Bouygues attaque en retour Free parce que ce dernier,
finalement, utilise le principe du biais, de la ruse, de la configuration : s'appuyer sur les
infrastructures existantes d'Orange pour pénétrer le marché. Nous avons ici une
démonstration efficace de stratégie.
D'un côté les anciens « systèmes », avec leur modèle, leur plan, leurs ententes et leur
« équation parfaite », de l'autre le rusé, l'Ulysse des temps modernes prenant le biais,
s'appuyant sur le potentiel de situation qu'offre Orange qui, telle la ville de Troie, ne se
doute pas un seul instant qu'un « cheval » vient de pénétrer ses murailles. Le Grand
Général de Bouygues est défait par un improbable ennemi. Il se fait avoir sur un terrain
improbable. Le succès de Free, là encore, a été de s'appuyer sur le potentiel de situation,
le che, c'est-à-dire l'énergie maximum d'Orange à partir de laquelle il n'a plus qu'à projeter
son « attaque ». Le PDG de Free prive ainsi Bouygues et Orange de toute initiative en les
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Le stratège portant à terme la Grande Victoire n'est ni belliqueux, ni violent, ni dominateur.
Une activité portée à son trop-plein est condamnée au déclin.
réduisant à la passivité. Les concurrents ne peuvent en effet agir de manière directe,
prisonniers qu'ils sont d'un contrat. Ce n'est pas tant le jeu de mots entre les dirigeants ou
le « qui a raison, qui a tort » qui nous intéresse, mais bien le modus operandi de l'un au
regard de son profit escompté. Une bataille semble remportée ; quant à la guerre,
l'Histoire le dira.
Le désavantage des « grosses structures », c'est qu'elles sont déterminées par leur propre
configuration, elles sont prévisibles et prédictibles ; or, le succès autant que la réussite
émergent la plupart du temps d'une indétermination. En effet, ce qui est déterminé arrête
le processus en cours. La détermination, dans les organisations, les couples, ce sont les
« routines », les « procédures » qui régissent l'activité. Or, dès lors que la procédure, le
process est déterminé, le potentiel même de succès vise à s'écrouler, à se dissoudre tout
simplement, parce qu'il n'y a plus de place pour le potentiel contenu dans la circonstance,
ou du moins le potentiel de faire émerger « quelque chose » contenu dans la circonstance.
Alors les structures épuisent et dissolvent l'énergie de propension de leur « force
interne ».
La circonstance est ce qui vient déranger ce qui est déterminé. La circonstance porteuse
de cette « force », de ce che, de cet effet maximal qu'il est possible de porter à l'avantage
de son projet ne vaut que parce que nous y sommes disponibles, non parce que notre vie
est réglée comme un papier à musique. Vous voulez réussir ? avoir du succès ? Alors
déréglez vos habitudes, vos process, vos déterminations.
Beaucoup de personnes veulent réussir, avoir du succès, mais elles sont déterminées par
leur propre « process », leurs propres règles dont la fixité épuise le che, pourtant
disponible et à portée de main. Ton livret sur cette table, il y a douze ans de cela, t'en
souviens-tu ? Tu étais disponible à ce qui pouvait se déployer, tu l'es toujours d'ailleurs,
68
Toute vie bien réglée est par définition fixée à son propre système.
c'est pourquoi les forces en cours te sont favorables.
Te souviens-tu, Vincent ? Au début de ce livre j'évoquais le vieux principe chinois : « le ciel
n'est pour personne, mais il favorise toujours l'homme de bien ». Toute chose amorcée
connaît sa propension. Toute activité portée à son trop-plein connaît son déclin. Le verre
trop rempli déborde, la personne trop amoureuse devient jalouse ou épuise l'autre,
l'entreprise assoupie par le succès s'endort dans ses « pantoufles » et soudain se fait
dépasser. Qui arrose trop son orchidée la tue, qui encourage trop épuise, qui s'entraîne
trop se blesse, qui surfe trop longtemps sur la vague se retrouve sur le sable.
A ce jour, lorsque je regarde ta « courbe » de réussite, je dirais volontiers que tu as su
rester dans l'avant du « trop ». Que ce soit dans les spectacles, les formations, les
conférences, la formation en ligne, je te vois déployer tes activités en veillant à ce que
jamais aucune ne prenne « trop » de place. Ainsi tu gagnes en propension sans jamais te
laisser piéger par une fixité dissolvante.
Quand le surfeur sort de la vague avant qu'elle n'entame son déclin, il peut recommencer
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Les gens veulent réussir, mais leurs process de vie les y rend indisponibles.
Le « che » est la force pleine et disponible à partir de laquelle l'action atteint son effet le plus important.
La flèche fend l'air car la corde, bandée à son maximum, l'y propulse avec puissance : tel est le « che ».
sans se fatiguer. Lorsque le golfeur laisse son bassin basculer avec souplesse, le bois12
envoie la balle bien plus loin que s'il la tape en force. Et plus loin encore pour peu qu'il
perçoive la force du vent, l'humidité de l'herbe, la pente du green et qu'il porte à son
avantage l'ensemble des forces en cours. Il en est de même pour l'archer, pour le cycliste
se faisant aspirer par le peloton, pour l'aigle qui prend appui sur les courants aériens et
parcourt ainsi de longues distances. Le che est présent pour qui sait le percevoir, non d'un
point de vue intellectuel, mais bien d'un point de vue sensoriel, physique. Je le répète, le
che, dans la pensée chinoise, renvoie directement au potentiel de situation, du support
doué d'effet, de l'énergie maximale. Toutefois, c'est la capacité de la personne, de l'usage
qu'elle en fait ou non, qui permet d'en extraire l'effet escompté.
Tu as su porter à ton avantage les signaux faibles qu'Internet proposait dès 2004. L'arrivée
du haut débit, l'évolution des technologies, que tu as su prendre en amont, t'ont donné
l'avantage sur tes « compétiteurs ». Adaptant ton savoir et ton expérience au nouveau
marché que je te proposais il y a dix ans, tu as progressé en diversifiant ton offre. Ce
faisant, cette dernière renforçait ton autorité (auctoritas, celui qui a fait le chemin).
Cette pente te conduisait irrémédiablement à la télévision. Tu étais condamné au succès,
non parce que tu étais meilleur que les autres, mais parce que tu savais porter à ton
avantage les signaux faibles, les circonstances que la réalité portait à ton attention.
Ouvrant ton esprit à d'autres manières d'appréhender la magie, tu as su enrichir ta propre
pratique, la rendant « dynamique ». Sans être gourmand, tu as réussi une croissance
discrète. Voici une réussite.
Les signaux faibles sont ces indices, ces forces à peine visibles pour qui est tourné vers
12 Le bois est un club le plus long que le golfeur puisse avoir avec lui ; ce dernier est utilisé pour frapper de longs coups.
70
Qui sait être modéré aura le succès continu.
« lui-même ». Pourtant, ils se déploient à l'écart de notre propre activité, indifférents à
nous-mêmes. Nous sommes tellement convaincus que nous sommes « tout-puissants », que
nous « avons tout en nous », que nous avons oublié à quel point, sans ces forces en action,
sans ce cours des choses sans début ni fin visée (telos), rien ne se fait et aucun succès
n'est possible. Nous sommes tellement incités à faire un « travail sur nous-même », pour
nous connaître, que nous avons oublié à quel point nous n'existons que parce qu'il y a une
configuration par et dans laquelle cette existence est possible. Les personnes ayant réussi,
non pas en terme de reconnaissance sociale — pas uniquement — mais en terme
d'actualisation d'une idée, d'un projet indépendamment de la morale, s'appuient, saisissent
et font croître à leur avantage ces signaux faibles. Trois mots qui se répètent dans une
phrase, un événement en apparence anodin, une répétition même fugace d'une activité
que personne ne prend au sérieux mais qui donne des résultats intéressants, une météo en
apparence négative pour les uns mais que d'autres portent à leur avantage, un coup de
vent économique, des tweets répétés autour d'une thématique, voici ce que sont des
« signaux faibles ».
71
Principe cinq :S'égarer (et donc échouer avec élégance)
72
Introduction à l'égarement, à l'échec
Lundi 17 septembre 2012. Il est 22 h 43. Avec mon inséparable casque à musique sur les
oreilles — j'écris toujours en musique —, je me prépare, cher Vincent, à aborder ce
cinquième principe.
Je me trouve à nouveau face à cette distance, cet écart avec lequel je dois composer :
l'échec... Thématique illustre que l'Occident traite encore et encore : « On apprend de ses
échecs, l'échec est porteur d'enseignements, il y a dans l'échec plus de connaissance que
dans la réussite », et autres expressions du type « bouillon de poulet pour l'âme13 » que la
littérature américaine a portées au succès des best-sellers populaires. Pourquoi ?
Les Etats-Unis sont le pays de « l'échec » incarné, mais ne sont-ils pas pour cela, encore, le
pays symbole de l'héroïsme ? N'est-ce pas pour cela que l'Ecole de Chicago14 y a connu une
prospérité intellectuelle avec le courant des histoires de vie du début du XXIe siècle ?
L'histoire de vie désigne la manière dont les personnes racontent leur histoire personnelle
(agiographie) en vue de se réapproprier leur chemin, leur parcours. Ce travail particulier
fait d'eux des auteurs (auctor, « celui qui fonde et établit »), ceux qui peuvent parler
parce qu'ils ont cheminé.
Ce n'est pas tant le fait de raconter son histoire qui rend ces histoires si importantes, c'est
la capacité du narrateur à en extraire la substantifique moelle. L'essentiel n'est pas
l'histoire mais la manière dont l'auteur marche, évolue, apprend, tire enseignement pour
lui, puis pour autrui. Parler de soi ne vaut que parce qu'il y a quelque chose d'enseignant
pour autrui. Je parle bien sûr dans cette notion de succès et de réussite.
13 Aux États-Unis, les « bouillons de poulet pour l'âme » ont connu un succès sans précédent, car ce sont des histoires authentiques de personnes ayant dépassé l'adversité, les moments d'échecs, l'impossible. Ces histoires réchauffent l'âme et le cœur, comme le bouillon réchauffe le corps dans les périodes de grands froids.
14 Il est possible de dire que c'est avec l'Ecole de Chicago que la sociologie américaine pose son acte
73
Les personnes n'aiment pas l'échec parce qu'elles voient le monde avec leur concept au lieu de le voir comme une multitude de chemins possibles.
Agiographie : mettre en lumière par la parole, la manière dont notre histoire nous façonne et nous enseigne.
Je me souviens de l'histoire de Marc-André Poissant (connu sous le nom de l'auteur à succès
Mark Fisher15). Alors qu'il rêvait de faire fortune de sa plume, l'homme occupe pendant un
temps le métier de taxi16. Au lieu de se plaindre d'un sort qui l'oblige à exercer un travail
éloigné de ses aspirations, le futur auteur à succès profite des longs embouteillages entre
Manhattan et l'aéroport JFK pour se mettre à questionner ses passagers. En effet, doté
d'une solide culture générale, il peut reconnaître quelques célèbres passagers du monde
du business et artistique. Il opère de même avec des personnes du quotidien, mais dont
l'assurance dégagée lui met la puce à l'oreille. C'est ainsi qu'il commence à prendre des
leçons en posant des questions du type « Comment vous y êtes-vous pris pour en arriver
là ? », « Quels sont les cinq conseils que vous trouveriez utiles à mon projet ? », etc.
L'histoire voudra que l'un des passagers soit le patron d'une grande agence publicitaire
new-yorkaise. Séduit par l'audace, la qualité du questionnement et la motivation (énergie
émotionnelle diffusée et canalisée sur une activité) du personnage, ce dernier lui remet sa
carte de visite et lui accorde un rendez-vous. Mark Fisher raccrocha le volant peu de
temps après...
Voici ce qu'est l'une des marques significatives des personnes à succès : elles savent
prendre l'enseignement de ceux qui ont fait le chemin (auctoritas). Dois-je souligner que
dans son livre Comment se faire des amis, Dale Carnegie extrait les enseignements clés
d'une hagiographie plurielle ? Je qualifie d'enseignement clé ce qui est utile pour autrui,
c'est-à-dire ce qui permet un processus additionnel. Dans la version de 1967, dont l'odeur
de naissance.15 Marc Fisher est l'auteur du best-seller Le Millionnaire. La série se vend à 5 millions
d'exemplaires.16 Issu d'un document autobiographique. Toutefois, ce dernier s'étant perdu dans mes cartons, je ne
peux confirmer l'exactitude de la source ni la fiabilité de l'information. Il semble cependant que M. Fisher ait exercé des « boulots » alimentaires (yoga, éditions, publicité) avant que le succès ne lui arrive.
74
Si tu ne sais pas où tu vas, regarde d'où tu viens
Auctoritas : celui qui fonde et établit par le chemin réalisé
de papier vieilli reste pour moi un plaisir aussi important que la lecture elle-même, on
peut lire, dans l'avant-propos rédigé par Armand Pierhal : « Le meilleur moyen qu'on ait
trouvé de réussir, c'est encore de rendre service. Faites des hommes vos amis, nous dit M.
Carnegie, et vous obtiendrez d'eux tout ce que vous désirez. » Dale Carnegie proposera
une conférence au titre évocateur, « Comment gagner la sympathie des hommes et les
influencer », inspiré à la fois par son propre parcours de vie et par ceux d'un grand nombre
de personnages renommés qu'il a interviewés, tels que Franklin D. Roosevelt, Owen D.
Young, Clark Gable. Carnegie s'inscrit dans cette grande dynamique de l'agiographie, de
l'histoire narrative. Il y a dans mon histoire parlée plus de connaissance que si je me
contente de la penser.
L'échec fait partie du chemin, c'est l'un des bas-côtés de la route. N'est-ce pas troublant
de constater à quel point le cinéma américain a porté à l'écran autant d'histoires de gens
méconnus : Rudy R. Ruettiger17, Jim Morris, Chris Gardner, etc. ?
On ne sait où l'on va que parce que l'on sait d'où l'on vient, dit l'adage indien...
Chez nous, parler de soi revient à évoquer nos angoisses, nos peurs, nos anxiétés, nos
doutes, notre sexualité, nos névroses, nos échecs, notre histoire familiale, etc. Mais dans
ce cas, l'échec est imbibé (« ce qui aspire, s'imprègne ») de peur, de l'interdiction implicite
de se mettre en avant. Pour circonscrire cela, notre culture borde la notion d'échec avec
des mots tels que « modestie » ou « humilité ». Or la modestie (modus, « qui observe la
mesure ») désigne la modération, le calme, la tempérance, la réserve, la discrétion,
l’honnêteté, là où l'humilité (humilis) signifie originellement « près de la terre », puis,
sous l'influence chrétienne, exprime la notion de bassesse, de platitude, de faible
élévation, d'infériorité. Le succès autant que la réussite sont incompatibles avec cette
version de l'humilité.
17 J'invite le lecteur à découvrir sur Youtube l'histoire vraie de Rudy : http://www.youtube.com/watch?v=vEGOTWwd14M
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Quelqu'un a réussi ? Demandez-lui comment, sacrebleu ! au lieu de le jalouser ou de vous lamenter.
Si vous ne cherchez pas le meilleur pour vous, il vous restera le médiocre.
Poursuivons.
Les histoires sont nécessaires car elles redonnent à l'esprit cette énergie de
ressourcement, mais juste après, qu'en fait-on ? C'est-à-dire : que se passe-t-il lorsque la
dose de douceur se dissout à l'esprit et qu'il nous faut retourner dans la « vraie vie » ? Il
faut puiser dans les histoires, celles des autres, la sienne, le savoir utile, la connaissance
rendue visible, sinon nous risquons d'être ce que d'autres normalisent pour nous. Si nous
renonçons au meilleur, alors il ne nous reste que la médiocrité (mediocritas, « faire le
chemin à moitié »).
Dans les moments sombres de mon parcours de vie, je me souviens avoir puisé dans ces
histoires souvent dramatiques le moindre conseil, la moindre phrase qui, à la fois, me
« faisait du bien » et me montrait le chemin. Les meilleures histoires, en tout cas dans la
thématique abordée maintenant (« s'égarer, et donc échouer avec élégance »), sont celles
qui nous sont utiles. Je n'oublie pas les principes précédents, ils sont dans l'implicite de
mon développement. C'est l'enchevêtrement de ces dynamiques que j'avance depuis toutes
ces années.
En conférence, lorsque je suis amené à parler de l'échec, j'utilise une métaphore. Je
demande à l'assemblée si une personne accepte de me prêter une pièce de un ou deux
euros. Je prends celle-ci entre les doigts, mais, à l'inverse de toi, cher Vincent, je ne la
fais pas disparaître, je la décortique. Une pile, une face et une tranche. Je ne m'attarde
pas sur les symboles, ce n'est pas l'objet ici. Je demande aux personnes ce qui se passerait
si la pièce avait la même face, c'est-à-dire s'il n'y avait plus de pile à l'opposé de face. La
réponse spontanée est toujours la même : « cette pièce n'aurait pas de valeur ». La
tranche, cette épaisseur, confère aux deux faces à la fois sa forme, son poids, son
existence et, au regard de notre société, sa valeur.
Je propose l'idée que l'une polarise l'autre, l'une n'ayant de l'activité que parce que l'autre
l'alimente. L'une étant indifférente à l'autre, c'est-à-dire que l'une ne pose aucune valeur,
76
Les meilleures histoires sont celles qui nous sont utiles.
Les côtés pile et face d'une pièce de monnaie sont indifférents l'un à l'autre. Jamais ils ne se voient, ne se croisent, ne conversent. Leur impossibilité de rencontre fait la valeur de la pièce. En tout cas, celle que nous acceptons de lui donner.
aucun principe moral sur l'autre. Elles ne s'ignorent pas, mais elles ne s'accordent pas
d'intérêts visant à distinguer l'une de l'autre. D'ailleurs, somme toute, elles n'existent que
parce que nous croyons en elles. Si nous cessons de leur accorder de l'intérêt, ou même
une réalité, elles disparaissent de notre esprit. La réussite et l'échec sont, de manière
métaphorique et symbolique, les deux côtés d'une épaisseur, mais elles ne sont aussi que
les émanations de notre croyance. Elles n'existent que parce que nous croyons qu'elles sont
réelles. Un autre point important que j'aborderais plus loin est l'idée que l'une se retire à
l'autre. En effet, pour voir pile, face se retire, et vice versa. Cela peut sembler anodin,
mais l'une ne peut cohabiter avec l'autre dans le même espace de vision, sauf à prendre
deux pièces ou de placer un miroir derrière.
Or, si nous imaginons que pile se retire pour voir face, et inversement, pile pouvant être
nommé « quelque chose », alors nous amorçons en amont l'un des points clés de
l'« échouer ».
Aussi, quittons ce qu'elles contiennent de concept et rentrons dans ce qu'elles offrent
comme dynamiques.
Pour repenser une idée, un concept, il est nécessaire de connaître et d'appréhender deux
choses, me semble-t-il. La première est la source première : l'ADN sémantique et
symbolique de ce dont on parle. La seconde est la manière dont l'usage la rend utile et la
manipule (manipulare, « prendre entre »). En amorçant ce cinquième principe par l'idée
de cheminement, j'amorce en amont de mon développement mon écart avec l'idée
classique posée sur l'échec. Pour ma part, l'échec n'est que la conséquence d'un
cheminement. On ne sait que l'on échoue que parce que l'on a cheminé. Si l'on savait de
manière assurée que l'on va échouer avant même d'amorcer sa marche, alors nous
resterions fixés à notre espace, notre idée, notre temps, notre configuration.
L'échec ne serait que l'écart entre notre idéal, notre souhait et la réalité rencontrée,
77
Ce n'est pas l'échec qui est douloureux, c'est la charge émotionnelle concentrée sur le résultat souhaité.
atteinte. Ce que nous considérons comme douloureux dans l'échec n'est pas l'échec, mais
la charge émotionnelle concentrée sur le résultat attendu. Or, dès lors que tu dissous cette
charge, alors tu peux appréhender l'espace atteint comme porteur d'opportunités, de
potentiels de situation. Je te renvoie ainsi au principe quatre.
Faut-il repenser cette notion de l'échec ? C'est ce que le titre de mon livre promet :
repenser les évidences. Mais comme tu le notes dans mon titre ci-avant, je souligne la
notion d'égarement. S'égarer, notion effleurée dans mon introduction alors que j'évoque le
« être ou ne pas être » shakespearien. J'ai souligné que l'être était cette incarnation de la
perfection fantasmée et rédigée par Platon. L'être parfait, à la fois l'image de Dieu et des
mathématiques (abstraites et idéales, donc parfaites). Être s'inscrit ainsi dans cette
grande lignée de la connaissance, celle des lois de l'Univers, de la géométrie, de la
philosophie. Condamné à « se connaître », être n'a pas échappé à la division : diviser pour
expliquer (explicare, « lisser les plis »). Or Platon ne supporte pas les « plis », ces derniers
le renvoyant que trop à l'imperfection, à l'ombre, à ce qui n'est pas la morale. Platon
détestait Ulysse et méprisait Homère, c'est de notoriété publique. Or être renvoie
directement à la norme et à la morale lisse et droite, à la connaissance parfaite (donc à
l'objectivité), à la « fin » (telos), la voie, la science, l'au-delà (méta, l'être dans son mode
absolu). Peut-être, cher Vincent, me diras-tu que cela est abstrait, conceptuel et sans
utilité pour ton lecteur, pour toi. Je l'aurais pensé auparavant. Laisse-moi poursuivre
encore mon développement, non pour te convaincre (cum (co)-vincere (vaincre), « prouver
victorieusement contre quelqu'un »), mais pour te faire appréhender (apprehendere,
« saisir par l'esprit ») l'utilité pour l'esprit de bien décoder l'implicite de notre pensée
relative à la question de l'échec.
Mon introduction étant posée, je te propose maintenant de féconder mon idée, c'est-à-
dire lui donner matière à procréer « autre chose » que l'existant.
78
Apprehendere : saisir par l'esprit.
Échouer, « toucher le fond par accident et ne plus naviguer »
Avant de se donner le droit (donc de prendre légitimité sur) de repenser les termes échec
et égarement, il convient de savoir de quoi l'on parle.
Je te propose d'appréhender à la fois ce que « échec » et « échouer » veulent dire. Pour
rappel, et en restant en cohérence avec mes travaux, je vais poursuivre la
dépsychologisation de ces notions en restant centré sur les principes dynamiques des
termes. Tu sais, Vincent, à quel point les concepts abstraits me sont indifférents. Je
préfère ce « qui marche » ; or ce qui marche demande bien plus d'engagement que de
simplement fantasmer (fantasia) les concepts.
« Échec » provient du terme eschecs. Dans les premiers temps, ce terme désigne
l'injonction par laquelle le joueur d'échecs annonce à son compétiteur que son roi est en
danger. Bien qu'encore floue dans les origines, il semble que l'influence perse šāh mat (« le
roi est mort ») se croise avec l'ancien français eschec (butin). Toujours est-il que les
origines du terme « échec » renvoient à la prise d'un butin, de prendre afin de détruire
« échec et mat ». Plus tard, le terme est dérivé en proposant la signification suivante :
« revers éprouvé dans une entreprise ». Nous retrouvons ici en implicite le fameux telos
(la fin, le but) grec, la fin escomptée mais non atteinte, entraînant ainsi un ébranlement
psychologique, un antécédent dans l'histoire. L'échiquier, au XIXe siècle, désigne le terrain
où se joue une partie serrée, où s'opposent plusieurs intérêts.
Mon travail m'amène à considérer l'échec comme le principe dynamique propre au champ
tactique et stratégique plus qu'au champ psychologique. Toutefois, j'y apporte une
nuance : je l'appréhende comme le jeu de go, plus subtil et plus souple.
L'histoire du terme « échec » aboutit au sens de « perdre au regard d'un compétiteur une
pièce importante ». Il n'y aurait d'échec que parce qu'il y a un enjeu (risque ou opportunité
79
Échec : prise d'un butin, prendre et détruire.
L'échec, en stratégie, consiste à mettre l'autre en situation de perte totale.
L'échec, cette injonction paradoxale : d'un côté apprendre de nos erreurs, de l'autre marquer notre ignorance.
contenus dans une situation).
Il est intéressant de constater l'écart entre la signification initiale et ce que l'on en a fait.
En effet, de nos jours, l'échec semble porter une injonction paradoxale18 : d'un côté
échouer permet d'apprendre, de l'autre échouer montre le non-être, celui qui ne connaît
pas, celui qui ne sait pas, donc sans légitimité. Reconnaître l'échec c'est reconnaître son
ignorance, son humilité, donc sa bassesse (au sens chrétien). Combien de managers
rencontrés qui, au niveau conceptuel acceptaient l'idée que l'échec était « nécessaire »,
mais au quotidien considéraient que l'échec était la mise en lumière d'une incompétence,
donc d'une légitimité moindre que celle attendue, donc d'un résultat négatif lors de
l'entretien annuel d'évaluation, donc d'une baisse de la prime escomptée, donc et donc...
Laisse-moi maintenant appréhender l'autre pendant de l'échec : échouer. En tant que
Breton ayant vécu presque toute sa vie au bord de la mer, dans l'eau, sur l'eau, j'ai
réappris ce qu'échouer veut dire. Les experts de l'histoire des mots sont dubitatifs sur
l'origine du terme19, mais ils s'accordent à dire qu'échouer désigne initialement une
embarcation qui touche le fond par accident et ne peut donc plus naviguer. Toucher le
fond, ici, se prend au sens premier, c'est-à-dire le fond de l'eau, là où la portance
disparaît.
La Bretagne connaît parfois d'extraordinaires marées. Les bateaux s'échouent lorsque la
mer se retire à perte de vue. N'ayant plus de portance, ils restent immobiles. Pourtant,
lors de la prochaine marée la mer à nouveau se déploie. L'embarcation retrouve la
portance nécessaire pour lui permettre de naviguer. L'embarcation, passive, laisse se faire,
et pourtant rien ne se fait pas (principe du non-agir). Indifférente à la situation, la barque
s'inscrit dans le cours des choses, dans ce flux naturel de ce que nous aimons nommer « la
18 Deux vérités qui indépendamment fonctionnent, mais qui mises ensemble entraînent une impossibilité.
19 Il semblerait qu'« échouer » vienne du latin classique excidere, « tomber, sortir de, échoir ».
80
Échouer : toucher le fond par accident et ne plus naviguer.
vie ».
Voici la manière dont j'appréhende cette notion d'échouer : un flux dynamique en
interaction avec le cours des choses. Un moment où quelque chose se retire, m'obligeant à
la passivité, ce qui ne veut pas dire inaction ou non-action.
Lorsque la configuration se présente, il arrive que je sois, en tant qu'« embarcation »,
configuré à la passivité, mais n'est-ce pas le moment de poser les valises, de prendre le
temps de regarder autour de soi (au sens littéral du terme) ? N'est-ce pas ce moment où,
la mer se retirant, je peux découvrir les aspérités du fond marin, cachées à la haute
marée, et donc en retirer les enseignements nécessaires à l'amélioration de mes qualités
de navigateur ?
On échoue parce que quelque chose se retire. Quelque chose semble nous stopper dans
notre élan, dans notre projet et c'est cela qui nous contrarie. Or, qu'est-ce que la réussite
sinon quelque chose qui se retire aussi, qui nous rend passif ? La seule différence entre
échouer et réussir réside dans l'émotion et les concepts que nous y mettons.
Lisha est une connaissance de quelques années. Ce matin, elle me raconte qu'elle vient
enfin de trouver du travail. Depuis un long moment sans emploi, avec ses quelque
quarante printemps, Lisha, d'origine américaine, est une femme de tempérament. Elle me
dit en riant (elle rit en moyenne une fois par phrase !) qu'elle était sur le point de tout
quitter en France pour repartir aux États-Unis. Une rencontre de cœur associée à une
opportunité business était le signe, pensait-elle, d'un nouveau départ. Or, à son retour en
France, son histoire sentimentale se retire ainsi que l'opportunité. Dans le même temps,
un déjeuner avec un vieil ami et ancien client l'amène à parler avec spontanéité et sans
enjeux. Arrivée au café, il lui annonce sa nomination au poste de président d'une
organisation. Huit jours plus tard, après près de trois années de galère, elle signe son
contrat. Ce qui se retire offre un nouvel appui. C'est ce que Lisha vient d'expérimenter.
81
On n'échoue que parce que quelque chose se retire.
Qui se laisse immobiliser par le fond de sa mémoire connaîtra de grands désespoirs. Qui sait faire repartir son embarcation par la marée montante connaîtra de nouveaux rivages.
Quelques minutes après notre échange, Lisha m'adresse un sms dans lequel est écrit :
« C'est le modeste qui est puissant. »
Dans la réussite, ce quelque chose qui se retire peut être le sentiment de « galère », de
doute, de solitude face à ses choix, la tension émotionnelle possible, etc. Mais la réussite
porte aussi le principe d’immobilité, que je pourrais nuancer là encore par les notions de
passivité, de ralentissement, de déclin (ce qui tend à disparaître) où nous savourons les
regards tournés vers nous, ce moment où nous sommes applaudis, entre autres
considérations sociales valorisant notre ego. Combien de sportifs demandés sur les
plateaux de télé, dans l’essoufflement du temps qui se dissout, attendent l'appel d'un
journaliste ? Combien de « stars éphémères », portées au sommet de l'audimat par les
chaînes de télévision, se retrouvent quelque temps plus tard dans le souvenir effacé des
téléspectateurs ?
La réussite n'étant pas liée au seul regard d'autrui, mais aussi à un moment que nous seuls
pouvons vivre, par exemple dans cette montagne où nous réussissons un passage difficile,
près de ce récif esquivé malgré la force du courant et la montée du vent ou aux prises
avec cet appareil usagé que nous réparons par nous-même...
Ces réussites nous immobilisent un moment, ce moment sur le moment, ce moment décalé
où l'émotion nous envahit. Nous créons alors une mémoire, c'est-à-dire une série d'images
que notre esprit maintient en veille, un peu comme l'écran de veille d'un ordinateur.
Celles-ci fixent cette réussite à notre esprit. L'enjeu consiste à ne pas y rester fixé. J'ai
rencontré des personnes ayant réussi des exploits, mais qui demeurent dans ce temps
passé. L'une des pires choses qu'une personne puisse connaître, c'est de se laisser
immobiliser par le fond de sa mémoire.
Le marin en herbe qui s'échoue a sous-estimé l'horaire des marées, et le voici « piégé » par
ce banc de sable à quelques centaines de mètres de la côte. Nous échouons parce que
nous naviguons sur la mer de la vie (voici une métaphore), or cette mer est indifférente à
82
Le déclin, ce qui tend à disparaître
La réussite porte le principe d'immobilité, un espace-temps que notre esprit veut garder le plus longtemps à sa mémoire.
nos objectifs, à notre idéal. Elle se meut dans sa grande Nature et nous cherchons à nous
inscrire dans les courants, dans la houle, mais aussi dans les moments de silence et de
calme plat — le « sans vent ». La Vie est une grande marée qui se déploie et se retire.
J'aime cette notion dynamique et de flux inscrite dans l'idée que quelque chose se retire.
Lorsque j'échoue ou que je réussis dans mes projets, les questions que je me pose sont :
Qu'est-ce qui se retire ? Qu'est-ce que ce moment de passivité m'offre comme options ?
Que dois-je apprendre, en dehors de mieux me renseigner sur les horaires des marées ? Je
ne me pose jamais les questions : Qu'ai-je fait de mal, de bien ? Qu'est-ce que l'on cherche
à me dire ? Comme si une pensée supérieure voulait m'enseigner quelque chose. Si tel est
le cas, je n'ai aucune preuve scientifique qui me le confirme, aussi, le pragmatique que je
suis préfère apprendre du « cours des choses ». Comme si les valeurs subjectives du
« bien » et du « mal » avaient à voir dans l'échec, dans le principe d'échouer.
Mes questions sont : Que se passe-t-il ? au sens dynamique du terme. Comment je m'y
prends pour échouer ? C'est-à-dire : Comment m'y suis-je pris pour connaître l'immobilité,
puis en quoi celle-ci devient-elle un potentiel de situation que je porte à mon avantage
(cf. principes 3 et 4) ? Voici les questions simples auxquelles je cherche à répondre. J'aurai
bien le temps d'avoir peur, de rire, de crier, de pleurer, de sourire après...
Réussir et échouer, l'un et l'autre impliquent la même dynamique, seul le moment et la
configuration diffèrent. Dans les deux cas, quelque chose se retire.
S'égarer, quitter le « bon » cheminJ'ai toujours été fasciné par Ulysse. Non parce qu'il était un roi singulier au pays d'Homère,
mais parce qu'il était à la fois discret, écouté, celui qui a voyagé, tout ensemble puni et
aidé par les dieux de l'Olympe durant de longues années. Ne dit-on pas de lui que c'est un
« Homo viator : celui qui se forme par et dans le voyage » ?
C'est d'ailleurs en hommage à ce voyageur d'un autre temps que j'ai appelé ma maison
83
Ce qui se retire permet de voir autre chose.
d'édition « les Éditions de l'Homo-Viator ». Je me suis formé par et dans le voyage. Je me
suis égaré et j'ai été balloté à la fois par mes choix et par les forces en action. J'ai erré,
m'égarant à ce point que ma propre langue me devenait étrangère. Or sans langue, plus
d'organisation sonore structurée de la pensée.
Ne pense-t-on pas le monde avec sa langue et ses signes ? J'ai retrouvé ma route le jour où
j'ai compris ma langue et mes signes. J'ai à ce moment pu m'en distancier, les considérer
pour ce qu'ils sont, des systèmes conceptuels visant à traduire et à réduire au mieux l'écart
entre ce que je suis en tant qu'être humain et la réalité, entre ce que mon cerveau traduit
et ce que mon esprit croit voir. Je ne suis en effet pas dupe de ce que je crois voir. Toi
l'illusionniste sait de quoi « je parle ».
Ulysse le polútropos est l'homme aux mille visages autant que l'homme aux mille tours
(polutropon). Celui qui change de visage en permanence, non pas par peur, mais parce que
la situation l'exige. Qu'il soit le personnage de Personne (Outis), le mendiant ou le roi
d'Ithaque, Ulysse est l'homme s'imprégnant des configurations pour mieux s'y adapter,
mieux s'y déployer. Et si Outis est l'un de ses fameux surnoms, la mètis n'est pas en reste.
La mètis, traitée dans le principe 12, étant la ruse, le détour, le biais. Ce n'est pas un
hasard si ou et mè en grec désignent deux formes de négation. Ulysse, le sans identité et
le sans fixité, est celui qui par cheminement se forme par et dans le voyage. Il est aussi
celui qui, par l'accès au monde des morts, ne peut plus revenir au monde profane. Il y a
dans l'accès à la réussite cette réalité d'une incapacité de retour en arrière.
Combien de personnes sont venues me voir parce qu'elles voulaient réussir ? La première
question que je leur pose est simple : « Êtes-vous prêt à réussir ? » Ce qui pose en
implicite les questions suivantes : « Êtes-vous prêt à quitter votre normalité, à vous
égarer, êtes-vous prêt à “souffrir”, c'est-à-dire à vous voir transformé par le voyage, à être
mis en friction avec le temps ? Êtes-vous prêt à cette forme de solitude qui vous éloigne
84
« Homo viator », celui qui se forme par et dans le voyage.
On ne sait que l'on a échoué que parce que quelque chose sur le chemin nous immobilise.
du monde profane ? ». Réussir, comme je l'ai amorcé dans mes précédents principes, est
une conséquence et non un objectif que notre idéal projette sur le monde. Les réussites
réelles nous changent. Qui n'a pas changé n'a pas réussi, il a juste brillé quelques instants.
Il y a quelques années, j'étais en contact avec un jeune garçon. Il rêvait d'être un acteur
d'envergure mondiale. Il avait du talent, mais son ego autant que son arrogance avait
attiré les foudres de ceux qui auraient pu être de merveilleux mentors. Lors de notre
dernier échange, je me souviens lui avoir posé la question suivante : Quelle différence
fais-tu entre une star et un grand acteur ? Sa mâchoire serrée (contraction des muscles
abaisseurs du visage), agacée par ma question, retint une réponse. J'ai prononcé alors
cette phrase : « Une star finit par s'arrêter de briller tôt ou tard ; un grand acteur inscrit
son nom dans les générations à venir par sa constance et sa capacité à déployer l'étendue
de son talent et de ses connaissances acquises. » Le nom de Clint Eastwood me semble
approprié pour illustrer mon propos. Ce garçon, pétri d'une colère nourrie par « quelque
chose » de personnel, se fermait de manière systématique les opportunités (ce qui devient
disponible et accessible).
On ne sait que l'on a échoué que parce que quelque chose nous immobilise. Combien
d'amis Ulysse a-t-il perdus en route ? combien de temps passé à penser que le temps ne
passait pas (île de Calypso) ? Il n'est pas anodin que l'eau, la mer (pontôi) soit
omniprésente dans L'Odyssée. L'eau, instable et soumise aux courants, aux vents, aux
mouvements de la terre, soumet le marin à de rudes épreuves. Ulysse subit la vengeance
de Poséidon, le dieu de la mer. Faut-il se rappeler que chez les dieux de l'Olympe,
Poséidon incarne « l'errance s'opposant au retour : au nostos »20. L'égarement met à
l'épreuve celui qui quitte le sentier, la bonne route (hodos), la normalité, mais en arrière-
plan tout ce qui offre sécurité, morale, connaissance, perfection, et l'être. C'est avec
20 N. Doiron, Errance et méthode, interpréter le déplacement d'Ulysse à Socrate, PUL, 2011, p. 18.
85
Une star brille et s'éteint. Un grand acteur marque les mémoires et le temps.
Platon que les puissants enseignements de L'Odyssée et d'Ulysse prennent fin. Platon
dénonçant, fustigeant avec force et démonstrations l'idée que la seule chose qu'enseigne
Ulysse, c'est le mensonge. Or le mensonge n'est pas compatible avec l'idéal de la cité : la
morale, la droiture et la vérité.
Le succès et la réussite sont synonymes de l'errance, de l'égarement, de l'échouage21. Le
concept d'échec par opposition à la réussite me semble désormais bien trop manichéen,
simpliste et dénué de toute sa richesse. L'échec (échouer) et la réussite sont deux aspects
dynamiques inhérents à l'errance, le voyage au sens propre, ici dynamique : le départ,
l'égarement, les rencontres, les pertes, les gains, le retour, la transformation qui en
découle, l'élégance (j'y reviens dans quelques lignes).
Ulysse réussit à rentrer chez lui, malgré l'errance imposée par Poséidon. Ulysse est ce non-
être : il n'est pas, puisqu'il est celui que le voyage a fait mourir à lui-même pour le faire
revenir autre que lui. De retour à Ithaque, il prend le visage du mendiant, l'humble, le bas
et le puant, celui que ses haillons font apparaître comme un pauvre bougre aux yeux des
prétendants. Mais derrière l'illusion se cache ce que le voyage offre comme stabilité,
comme assurance (ce par quoi le mental ne faiblit pas) et comme tranquillité. Ulysse
reprend son royaume malgré les forces hostiles à son égard. S'il y réussit, c'est parce que
ses voyages lui ont enseigné « mille tours ».
Ulysse n'a jamais cessé de vouloir rentrer chez lui, son intention n'a pas décliné avec le
temps. Il s'est égaré, il a erré et il a souffert dans la traversée (peirô).
Si je choisis Ulysse pour parler de l'égarement, de valeur morale, de vérité, d'idéal, c'est
parce qu'il me rappelle chaque jour que le monde n'est pas idéal, mais opérant et
indifférent à ma personne. Certes je peux agir, certes je peux non-agir, certes je peux
21 Le terme est assez rare, mais il me semble pertinent ici (dans son sens marin).
86
S'égarer met à l'épreuve qui quitte le sentier de la normalité.
Ulysse reprend son royaume parce que son voyage lui a enseigné mille tours.
décider, certes je peux me lamenter, mais quel que soit mon activité interne, le monde se
déploie. Nous avons des expressions pour cela : le train ne repasse pas deux fois, saisir
l'occasion, regarder autour de soi, rester sur le quai de la gare, etc. La question du
« bon », du « bien », du « mal », du « mauvais » n'existe que par concept interposé entre
nous et ce qui opère. S'égarer (esgarer) entraîne l'idée que notre esprit se trouble, que
nous perdons le « bon » chemin. Or, dès lors que le terme « bon » vient qualifier le terme
« chemin », nous posons sur ce qui se déploie au-delà de notre regard un concept et une
valeur. Pour ma part, je préfère associer au terme « bon » la qualité de ce qui harmonise,
c'est-à-dire ce qui entraîne une dynamique fluide, active et homéostatique.
Poursuivons encore un instant sur ce terme, « égarer ». S'égarer pose le principe d'être
troublé, de s'écarter du chemin de la morale, de la vérité, voire manquer de bon sens.
Égarer pose aussi l'idée de perdre quelque chose pour se rendre disponible à autre chose.
Pour son discours d'ouverture à l'université de Stanford le 12 juin 2005, Steve Jobs dit :
« Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n'est pas la vôtre.
Ne vous laissez pas prendre au piège du dogme — qui consiste à vivre avec les
conséquences des idées des autres. Ne laissez pas le bruit des opinions d'autrui couvrir
votre voix intérieure. Et surtout, ayez le courage d'écouter votre cœur et votre intuition.
Tout le reste est secondaire. » Au-delà d'une lecture classique, ce propos, outre sa possible
stimulation immédiate (car dans deux heures la « réalité » poursuivra son activité),
exprime de manière explicite l'importance de l'égarement, du « OUI avec sincérité » et
autres points abordés dans ces cinq premiers principes. Ne soyez pas humble, dit-il, ne
vous soumettez pas à la morale du plus grand nombre. Écoutez votre cœur, dit le
personnage qui, à 23 ans, valait un million de dollars ; mais « écouter son cœur » veut
dire : inscrivez-vous dans le cours des choses qui se trouvent à votre disposition et quittez
les concepts du « bien », de la « vérité » qu'entend le concept d'être. Ne soyez pas, dit-il,
vivez...
87
S'égarer : être troublé.
Qui voyage est mis à l'épreuve dans ses valeurs, ses idées, ses concepts.
Qui voyage est mis à l'épreuve dans ses valeurs, dans ses jugements moraux, dans sa
structure langagière, dans ses idées, dans ses concepts. Je parle bien du voyage, pas de
vacances, cet espace-temps où et quand l'on se rend en sécurité avec à l'esprit que c'est
un interlude à notre normalité.
Le voyage nous modifie, nous forme, nous trouble : comprenez ici que le dogme et la
normalité sont ébranlés par « autre chose ».
Einstein disait cette phrase que tu connais, Vincent : « On ne résout pas un problème avec
les habitudes de pensée à l'origine de ce problème » ; or cette phrase est l'expression
sonore d'un trouble de l'esprit au regard des normes de la physique. Einstein, on le sait,
était indiscipliné, il n'aimait pas le sport et était lent. Son sens de l'observation des choses
de la réalité l'ont amené à consolider cet écart avec les dogmes en cours. E = mc2 n'est pas
l'invention unique d'Einstein, mais l'assemblage remarquable de travaux précédents
intégrant Antoine Lavoisier, Émilie du Châtelet et Michael Faraday.
Le succès et la réussite sont des conséquences de l'égarement. J'insiste : égarement à la
fois par quoi notre esprit est troublé, par quoi notre normalité se voit dérangée par
« quelque chose » d'autre, par quoi la trajectoire se modifie.
Il en est de même pour Darwin, refusant à son père de devenir médecin, ou Edison, dont la
légende veut qu'il échoua mille fois avant que sa lampe ne fonctionne, et dont cette
simple phrase « la valeur d'une idée dépend de son utilisation » illustre la dynamique
inhérente au succès : est-ce utile ?
Échouer avec élégance Cette dernière partie sera courte, non qu'il n'y ait rien à en dire, mais parce que l'élégance
porte une subjectivité sujette à discussion. Je positionne ce terme à la fois dans la
thématique de ce livre et dans la manière dont je tâche de le vivre au quotidien.
88
Le voyage nous forme, nous modifie, nous trouble.
La valeur d'une idée dépend de son utilité. Le succès durable dépend de son utilité identifiée par autrui, par soi.
Le terme « élégant » (elegans, -antis) veut dire « qui sait choisir », mais aussi « distingué
et de bon goût ». Il semble qu'il découle de legere, signifiant « cueillir, choisir,
rassembler ». Ce terme a très vite servi à qualifier une chose : une œuvre d'art, un propos,
un écrit, un vêtement.
Il est possible de comprendre très vite à quel point le terme « élégance » est soumis à la
domination des valeurs et des concepts de beauté d'une société. Il est possible aussi d'y
apercevoir l'héritage européen de la noblesse de la pensée au travers de la perfection
d'une forme, d'une activité intellectuelle ou d'un phrasé éloquent (structuration de mots et
de concepts élaborés visant à qualifier une chose simple ou complexe). La démonstration
d'une idée, que les principes de la rhétorique fondent, l'usage habile de la couleur, là où la
fadeur des anciennes peintures chinoises propose une autre conception de la beauté.
L'élégance s'attribue aussi aux manières, à la courtoisie, à la politesse, au bon goût. Dans
notre conception elle est pétrie et nourrie par les concepts de beauté, d'intelligence et de
morale.
Pour ma part, je reviens à la source du mot : « qui sait choisir ».
« Échouer avec élégance » veut dire : savoir choisir la manière dont on décide de vivre
l'échec, l'échouage. Désignons-nous un coupable à notre situation ? Nous posons-nous en
victime ? Trouvons-nous prétextes et justifications ? Condamnons-nous le Ciel et les anges ?
Nous laissons-nous gagner par l'amertume et les regrets ? Baissons-nous les bras en pensant
que nous ne valons rien ? Etc.
Dans tous ces cas, nous restons prisonnier de la croyance clé que nous et les autres sont
les seuls responsables de ce qui se passe. Pétri des concepts de faute, de moralité, de
psychologisation (inadaptée dans le cours des choses), entre autres concepts liés à l'être,
nous utilisons des ressources de pensée et de penser22 inappropriées.
22 L'usage du substantif « penser » désigne la pensée d'une culture, ce que l'on nomme « paradigme » : l'ensemble des signes et des sens, des mots et des concepts de pensée qu'une culture développe pour penser le monde.
89
Elegans : qui sait choisir.
Échouer avec élégance : savoir choisir la manière de se comporter dans la situation.
Échouer avec élégance, pour ma part, revient à me montrer indifférent aux valeurs
subjectives que mon esprit occidental pourrait poser sur la situation défavorable à mon
activité, mon projet.
Élégant, à ce moment, désigne le calme, la tranquillité, opposés ainsi à l'agitation, à la
perturbation interne des émotions et de l'esprit. Si les émotions se manifestent à mon
esprit, elles le sont comme conseillers, non comme maîtres. La peur me propose trois
options : fuir (me retirer rapidement), me cacher (me rendre discret et non visible),
stopper (laisser la bourrasque passer en me tenant immobile). La colère, deux options :
me défendre (marquer une réaction à une action porteuse de nuisance à mon égard),
attaquer (anticiper ou amorcer une action visant à blesser, stopper de manière violente
l'en-face : personne, système ou autre). La joie, deux options : me détendre (laisser se
décontracter mes muscles et mon activité cérébrale), accepter et consentir (ne marquer
aucune opposition et laisser venir autant qu'advenir). La tristesse, trois options : ralentir
(réduire mes rythmes physiologiques et mentaux), pleurer (atténuer la douleur), accepter
(ne pas agir contre le « cours des choses »). Je peux poursuivre pour les autres émotions,
mais ce que je souhaite souligner ici, c'est la manière dont je choisis d'opérer, de me
comporter, c'est-à-dire de me mouvoir dans l'interaction entre moi et le monde, moi et les
autres, évoluant dans le monde et soumis au cours des choses. Les émotions suggèrent, je
dispose. Je n'ai pas dit que c'est facile, je souligne ce que je suis en capacité de mettre en
œuvre aujourd'hui après des années de travail, d'entraînement et d'études.
C'est cela que je désigne par « élégance dans l'échec », comme dans la réussite somme
toute. Des termes tels que fair-play, mauvais perdant, grosse tête ou modestie peuvent
illustrer cette notion.
Enfin, je termine cette partie en m'arrêtant un instant sur le terme d'« indifférence »
(indifferens). Combien de fois il m'a été reproché d'être quelqu'un de froid, de distant,
90
Opérer avec élégance, écouter le conseil de ses émotions.
Indifferens : ni bon, ni mauvais, sans distinction.
voire de peu de sociabilité. Voici comment on « case » quelqu'un avec des principes de
normalité... (je te vois rire d'ici). Qui a cheminé avec moi, c'est-à-dire qui a perdu et
gagné quelque chose à mes côtés sait qu'il n'en est rien. J'ai peu de sensibilité aux actes
politiques, aux éloges distendus, aux discours disproportionnés, aux titres de légitimité
derrière lesquels tant se « cachent ». Je ne pose aucun critère de distinction sur les
personnes. Ce qui compte pour moi est leur attitude, leur talent et leur souplesse dans la
vie.
Être indifférent, en terme d'attitude, désigne ma volonté de n'apporter ou de ne poser
aucune distinction ni sur les personnes, ni sur les choses, ni sur les événements, de ne
porter aucun jugement, c'est-à-dire de ne pas amorcer la mise en œuvre d'un ensemble de
critères moralisants, mesurants, qualifiants dont j'aurais la prétention de les croire
supérieurs ou meilleurs.
Je n'accorde que peu d'intérêt aux discours, car les mots doivent avoir une utilité sinon ils
sont bruyants et perturbent la tranquillité de l'esprit. Ne cherchant pas à distinguer pour
qualifier, je reste disponible à ce qui arrive.
Ainsi l'indifférence revient à ne porter ni attention, ni souligner la différence, une
distinction pouvant générer une propension non souhaitée.
L'indifférence relève d'une manière d'opérer, d'une effectivité que tu connais sous le nom
de discrétion : ce qui ne se relève pas. J'y ajoute un point clé : je ne le relève ni par la
parole, ni par la pensée. Cela m'offre ainsi une disponibilité à la spontanéité autant que la
possibilité de cultiver une naturelle naïveté, nécessaire au développement d'une intuition
fécondante. Enfin, dès lors que je suis indifférent, je ne suis donc plus encombré par des
idées et des pensées obstruantes. L'indifférence apporte la lucidité (lucidus) : esprit clair,
actif, vif comme l'éclair. Sans rien pour l'encombrer, la pensée se déploie à pleine vitesse.
N'est-ce pas ce que Morpheus dit à Néo dans Matrix : « libère ton esprit » ?23...
23 Je développe cette dimension en détail dans Petit éloge du héros, Ambre Éditions.
91
L'indifférence, une manière d'opérer avec discrétion
Pour illustrer cette notion d'indifférence et d'élégance, laisse-moi te conter une anecdote
vécue aux débuts des années 90. J'étais alors responsable adjoint d'un magasin de
nautisme à Vannes.
Un mercredi, je vois arriver un jeune garçon. Il avait à peine quatorze ans et était de
taille moyenne (1 m 50 environ). J'étais au fond du magasin. Je venais de ranger du
matériel. Il y avait d'autres personnes, mais soit elles avaient déjà obtenu des conseils,
soit leur attitude attestait leur souhait de rester seules. Je me souviens fort bien de lui, il
était souriant et avait les yeux pétillants. J'étais touché d'une si belle naïveté, c'est-à-dire
une attitude sans contrôle et sans sans à priori. Il regardait le matériel la bouche ouverte.
Rien que d'y penser j'en souris encore...
Le grand patron du groupe auquel nous appartenions était présent. Il était obnubilé par le
chiffre d'affaires. J'ai passé 45 minutes avec ce garçon, alors que des clients potentiels
entraient dans le magasin. Je percevais l'agacement de mon patron, qui ne comprenait pas
que je perde mon temps avec un « gosse » alors que de « vrais » clients étaient présents.
Mon responsable et ami de l'époque, lui, souriait.
Le jeune garçon s'est retiré en me remerciant avec chaleur. Je me suis occupé ensuite,
avec les autres vendeurs, des clients présents. La plupart « voulaient voir », « voulaient
jeter un œil » : tout vendeur en magasin connaît ces expressions. Arrivant au comptoir, le
« big boss » me fit remarquer sèchement qu'il est important de se concentrer sur les
personnes ayant les moyens d'acheter. Avec une certaine insolence et arrogance, je lui
rétorquai que son rôle était de gérer la boîte et que le mien était de vendre. Je lui
rappelai mes chiffres de vente, les meilleurs du groupe, j'étais ainsi le seul à savoir ce que
j'avais à faire. Quand j'y pense, je me dis que j'ai été « gonflé » (LOL).
Le samedi suivant, le grand patron était à nouveau présent. Deux fois en une semaine
relevait du rarissime, mais le « cours des choses » allait jouer en ma faveur...
92
Opérer avec lucidité, rendre à l'esprit sa pleine vitesse et sa clarté.
Réussite, considérer toute personne comme porteuse de potentialités
Je me souviens fort bien qu'aux alentours de 15 h, ce samedi-là, une BMW série 7 se gara
devant le surf-shop. La série 7 de BMW avait de particulier sa longueur. Elle dépassait les
autres véhicules. Le boss la vit. De l'avant sortirent un homme et une femme bien habillés
(lui en costume sans cravate, elle en robe longue de couleur vive) — rien à voir avec le
style surfer. Puis, côté gauche de la voiture, sortit le jeune garçon. Je me souviens de la
tête décomposée de mon patron. J'étais à quelques mètres de l'entrée et mon patron à
moins de quatre mètres de moi, au comptoir. Mon responsable, lui, vaquait aux
occupations d'un shop en pleine activité.
Le couple s'est approché de moi, le jeune garçon positionné entre eux deux. Le père m'a
regardé intensément et avec une expression de douce gravité. Il me dit : « Mon fils m'a dit
que vous vous étiez bien occupé de lui, que vous aviez pris votre temps et que vous l'aviez
respecté. Merci. » Ce jour-là, je fis une vente extraordinaire (plus de vingt mille francs,
soit plus de cinq mille euros compte tenu de l'inflation). Mon patron ne me fit plus jamais
de remontrance.
Cet exemple de mon indifférence face aux apparences reste un enseignement clé chez
moi. J'en ai des centaines d'exemples plus récents, mais celui-là a de particulier qu'il
incarne ce que l'indifférence a de majeur dans la réussite d'une vente, d'un projet. Ne pas
se fier aux apparences, c'est-à-dire ne pas se laisser imbiber par des symboles, des
concepts, des représentations que la culture nous inculque, mais prendre la situation, la
personne pour ce qu'elle porte d'activité potentielle. L'élégance est d'avoir su choisir de
m'occuper avec implication et sincérité de ce garçon plutôt que de me laisser contraindre
par les représentations de mon grand chef.
Le succès et la réussite dépendent aussi de notre capacité à nous montrer indifférent et
élégant lorsque la circonstance, l'opportunité, l'entre-deux se présentent à nous.
93
Parler : seulement si cela est utile.
Ne pas se fier aux apparences implique de développer son sens de l'indifférence.
Principe six :Appréhender l'objectif (définir sans y être fixé)
94
Fixer un objectif : prendre le risque d'y rester fixé (introduction)
Nous voici le dimanche 7 octobre 2012. Il est 19 h 36. Cet après-midi, alors que je déjeune
avec ma compagne, assis sur le bord du canapé, je vois l'une des revues préférées de la
gente féminine française (j'ose le penser... vu le nombre de mes connaissances le lisant24) :
Marie-Claire. Appréciant l'actrice Diane Kruger, dont la photo figure sur la couverture,
j'ouvre la revue sous l'œil interpellé de ma « chère et tendre ».
Ce n'est pas la réputation d'une revue ou sa typologie qui m'intéresse, c'est ce qu'elle peut
contenir d'utile. Une revue scientifique peut être soporifique si l'auteur écrit pour
augmenter son quota d'articles ; une revue grand public peut contenir des trésors. J'en ai
trouvé un au travers d'une phrase : « à trop vouloir influencer sur le destin qu'on désire, on
peut laisser sa chance », dit l'actrice25.
Diane K. pose avec lucidité un principe clé de la réussite : ne pas se laisser fixer ni par ses
objectifs ni par son idéal.
Dans le métier d'accompagnant, la notion d'objectif fait partie de ces expressions
évidentes : « se fixer un objectif clair, définir un objectif motivant, expliciter les critères
d'évaluation de ses objectifs ».
Il en est de même dans le management : objectif annuel, voire semestriel avec son
manager, feuille de route avec les objectifs MALINS (Mesurable, Accessible, Limité,
Intéressant, Nouveau, Simple) ou SMART (Spécifique, Mesurable, Ambitieux, Réaliste,
Temporel).
Dans un autre registre, les coachs posent des questions du type : « Quel objectif
24 Je ne peux manquer l'occasion de noter avec quel sérieux elles m'expliquent l'intérêt de lire cette revue, la qualité des articles, etc.
25 Marie-Claire, n° 723, novembre 2012, p. 72.
95
Ce n'est pas la réputation d'une revue qui importe, c'est son utilité.
« À vouloir trop influencer le destin, on peut laisser passer sa chance. »Diane Kruger, actrice.
souhaitez-vous atteindre ? » Ils utilisent, entre autres outils, le process GROW (Goal,
Reality, Options, Will26). L'objectif, en droite ligne avec la maîtrise du temps (kairos),
l'organisation de l'activité, l'usage de l'outil et du concept, respecte la tradition
occidentale : il se maîtrise en une kairologie identifiée (cf. Principe 3).
Longtemps j'ai utilisé ce modèle de pensée comme une évidence, mais, chemin faisant,
j'en suis arrivé au constat suivant : malgré la bonne volonté des personnes, de nombreux
objectifs ne peuvent s'atteindre. L'une des raisons est que l'objectif défini par notre
« idéal » n'échappe ni aux lois de propension, ni aux circonstances, ni au cours des choses,
et ce bien qu'il soit passé au crible d'outils censés le rendre accessible. Pour avoir utilisé
en son temps les process GROW, SMART ou MALINS, je peux dire que la majorité des
personnes ne « voient » pas la réalité. Ils ont instauré bien trop de concepts entre le
monde et leur cerveau.
Tout objectif classique est atteignable si nous réduisons au maximum l'influence du monde.
Perdre dix kilos dépend avant tout de nous, de notre détermination, de notre volonté, de
l'image idéale à laquelle nous souhaitons ressembler, au bien-être que nous imaginons
ressentir. Dans ce cas, il est possible de définir un process GROW, un SMART.
Pour actualiser un « objectif » simple, c'est-à-dire dans un espace-temps étroit et avec un
minimum d'interaction avec le monde et les autres, les outils classiques et notre seule
volonté fonctionnent. Si l'objectif est extérieur à nous, si ce dernier nécessite un temps
d'actualisation supérieur à douze mois, si nous y intégrons les relations et les interactions
inhérentes avec la multitude de personnes et les circonstances qui vont agir et non-agir,
l'objectif trop déterminé va se dissoudre de lui-même, se modifier, se reconfigurer. Notre
volonté ne suffit plus. N'est-ce pas le cas de l'amour ? de la création d'une entreprise ? d'un
projet qui implique d'autres personnes et autre chose que moi ?
26 J'invite le lecteur à découvrir l'article rédigé à ce sujet : http://www.focusrh.com/tribunes/qu-est-ce-que-le-process-grow.html. Il y découvrira la manière dont j'ai tâché de faire évoluer ce modèle vers une dynamique intégrant les aspects abordés dans ce livre.
96
Quand fixer l'objectif nous fixe à lui.
L'objectif n'est pas l'idéal, c'est un espace de la réalité identifié par notre cerveau comme accessible.
Ce ne sont pas les détails qui importent au cerveau, c'est le réalisme.
C'est de ce type d'objectif dont je parle, ce genre d'objectif pour lequel notre volonté ne
suffit pas.
Je propose de fixer un objectif si, et seulement si, l'espace-temps est étroit et court, et
ceci avec une interaction minimale avec l'environnement. Un exemple : si je veux
progresser au piano, je commence par me donner pour objectif « fixe » de réussir à jouer
main gauche et main droite en rythme tout en sifflant la chanson. Cela ne m'empêche pas
de vouloir « faire » l'Olympia, mais je ne me fixe pas l'Olympia en tête, je garde une image
claire, dynamique, sonore d'un espace immense d'où me regardent des milliers de
personnes heureuses de m'écouter jouer. L'Olympia est « extérieur » à moi, donc je ne m'y
fixe pas. Mais si cela arrive par une suite d'actualisations, alors j'en serai heureux.
Ainsi, mon cerveau, mon corps, mon esprit organisent dans le temps les étapes utiles pour
actualiser cette réalité. Le court terme est déterminable, le long terme est allusif et
appréhendable. Ne fixant pas mon idée sur un idéal, alors la réalité peut s'organiser.
Tu noteras, Vincent, que je n'écris ni « atteindre », ni « réaliser », mais bien
« actualiser », c'est-à-dire ce qui devient visible, réel, disponible à mon activité. Pour ma
part, l'objectif ambitieux doit être allusif, c'est-à-dire une image identifiée comme espace
de réalité à actualiser. Ainsi mon cerveau et mon esprit ne s'encombrent pas d'une
obligation de résultat. Ils ne se mettent ni en tension, ni en stress, ni en contrainte, c'est-
à-dire en état de trouble parce que la réalité ne correspond pas à ce que l'esprit s'est fixé
comme « image et idée ».
« À trop vouloir influencer sur le destin qu'on désire, on peut laisser sa chance », dit Diane
Kruger. Au regard de notre ADN culturel, présenté au début de mon développement, cela
se traduit par l'idée suivante : à trop vouloir provoquer la fortuna on affronte des forces
supérieures. En effet, la fortuna, nous dit la Grèce antique, est la chance que l'on ose
97
Un objectif classique est celui qui ne dépend que de nous.
Réussir, c'est accepter de décider d'objectifs pour lesquels notre volonté ne suffit plus.
Le court terme est déterminable, le long terme est allusif.
Ne fixant pas mon idée sur un idéal, la réalité peut s'actualiser.
affronter. Or la chance (virtu) est cette opportunité divine qui nous est proposée. À jouer
avec un idéal qui nous dépasse, instauré par des instances supérieures au-delà de nos
décisions personnelles, nous nous enlevons toute opportunité de bénéficier des faveurs des
mêmes dieux. Voilà ce qui pourrait être traduit de la phrase de Diane Kruger.
Ramené à une lecture « pragmatique », cela donne : à trop rester fixé sur son idéal de vie,
nous prenons le risque de rester fixé à nos idées aveuglantes. Une telle attitude nous
conduit de manière inexorable à laisser se dissoudre les potentiels de situation. Ce qui,
dans le cours des choses, s'offre à nous, comme ce courant d'air, ce souffle de vent qui,
prenant la fleur de pissenlit, la porte et l'accompagne (se joindre à), sans que cette
dernière ne fasse d'effort, là où à son tour elle va pouvoir féconder la terre. L'objectif est
de féconder, et pourtant elle ne se fixe pas l'objectif d'atteindre le lieu parfait. Le cours
des choses s'en charge.
À trop vouloir agir sur « autre chose », à l'écart de notre maîtrise immédiate associée au
cours des choses, alors on laisse se dissoudre les potentiels de situation dans lesquels
réside notre réussite en devenir. L'objectif ne se définit pas, il s'appréhende avec le cours
des choses.
L'objectif appartient à l'objet de la pensée
Je poursuis le développement du principe six, mais il me faut rappeler l'importance de lire
chacun des principes comme le déploiement des précédents. Ce n'est pas un propos
additionnel et circonscrit aux autres, c'est un propos enchevêtré à l'ensemble des notions
développées en amont.
Je te guide sur ma pente, Vincent. Elle va s'accélérer. Sache que je garde à l'esprit la
thématique de ce livre : succès et réussite. Je ne parle pas d'une réussite égocentrée et
narcissique, je parle de quelque chose qui apporte quelque chose d'additionnel à la
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Objectif : ni à atteindre, ni à réaliser, juste à actualiser, c'est-à-dire rendre visible et accessible.
Qui affronte la fortuna affronte des forces supérieures dont il n'a aucune connaissance.
Constringere : enchaîner, contenir, serrer, peser sur.
communauté, au monde.
Si nous étions dans une écriture purement centrée sur « soi-même », je recommanderai
d'autres livres plus pertinents que celui-ci. Je pense avec sincérité que d'autres le sont
vraiment. Mais la vie, cette dynamique qui s'organise indépendamment de « moi », porte
une telle richesse, une telle potentialité pour nous tous qu'il est nécessaire de revisiter nos
« évidences ». Je garde mon engagement de « repenser » les notions à l'écart des
évidences, des classiques. L'ordre des principes est voulu. C'est un puzzle qui s'organise et
se déploie.
Le terme « objectif », objectivus, veut dire « qui appartient à l'objet de la pensée ». Il est
d'ailleurs dérivé d'objectum (« objet »).
Le philosophe et théologien Duns Scot précise que l'objectif est une idée, une
représentation de l'esprit et non une réalité subsistant en elle-même27. Avec Descartes, le
mot désigne un concept, une représentation de l'esprit et non une réalité formelle. Avec la
modernité, le terme désigne « une réalité en lui-même, indépendamment de la
connaissance, de la volonté d'un sujet », mais aussi un « point de vue » reposant sur
l'observation et l'expérience.
Il faut bien comprendre que le terme « objectif » prend sa source dans notre ADN
culturel : la connaissance, la technê, la science, l'idée, le sujet, la morale, la subjectivité
(bien-mal-bon-mauvais, etc.).
Comment pensons-nous le terme « objectif » ? Je t'invite, cher ami, à t'asseoir un instant.
Visualise le mot « objectif », puis prononce-le. Que vois-tu ? Qu'est-ce qui se manifeste ?
Tant que nous ne savons pas comment nous pensons nos « mots », nos « concepts », nous
ne pouvons entamer le chemin menant à la réussite telle que je l'ai définie en amont.
Vois-tu, cher Vincent, nous sommes une forme élaborée de vie conditionnée par le
27 Dictionnaire historique de la langue française, 2000, p. 2414.
99
Une réussite utile est une réussite qui ne flatte pas l'ego.
Ne fixant pas mon idée sur un idéal, la réalité peut s'actualiser. Tel est la base de l'objectif : être flexible aux autres « idées ».
Un objectif utile s'attire les faveurs du monde.
Objectivus : qui appartient à l'objet de la pensée.
mouvement. Avec nos 360 articulations, nous sommes « mouvement ». Notre cerveau
traite plus de deux cent mille informations en temps réel, même si nous en avons à peine
conscience. C'est pourquoi je considère l'objectif, dans un premier temps, comme la
capacité de visualiser dans le flux, par déduction réaliste, les points d'appui nécessaires à
mon projet ; et, dans un second temps, comme la capacité de les rendre tangibles à mon
esprit en vue de décider des actions et des non-actions.
Dès lors que nous définissons nos objectifs avec nos idées et nos concepts, nous prenons le
risque (grand) de nous y voir fixés. C'est d'ailleurs ce qui arrive la majorité du temps. D'où
le sentiment de déception, de stress, de gâchis et autres émotions dissolvantes. Ce fut le
cas d'un cadre supérieur d'une grande entreprise voulant devenir directeur du marketing
au sein du groupe. On lui en avait fait la « promesse », à condition de réaliser un bilan de
compétence et un 360° (technique visant à faire parler des personnes travaillant avec nous
pour connaître leur avis). Il réalisa les deux avec succès. Mais le poste fut confié à un
jeune « haut-potentiel » sortant d'une grande école. Lorsque je l'ai rencontré, il était aigri
et défaitiste. À ma question « Que souhaites-tu pour toi, indépendamment de tes concepts
sur toi ?», il répondit qu'il voulait être le numéro deux d'une entreprise, être le patron du
marketing. Mais, m'a-t-il dit, « j'ai 47 ans, j'ai fait 25 ans dans la même entreprise, je n'ai
pas de réseau. Je suis has been... » (je cite). Je me souviens avoir souri en lui disant
qu'une telle pensée devait être difficile à vivre. Nous avons travaillé sur le « flux », c'est-
à-dire faire en sorte que son talent et ce qui l'enthousiasme se sache.
Je lui ai ensuite demandé de mettre de la couleur dans ses vêtements et d'enlever sa
cravate : le style « La Défense, gris et bleu foncé » était incompatible avec ses rêves de
couleurs. Il m'a montré son CV, je lui ai demandé de réaliser le marketing de son parcours,
de son identité : il a amorcé une plaquette. Nous nous sommes vus trois fois. Peu de temps
après, il m'a appelé avec un immense bonheur : il avait trouvé le « job de ses rêves », et
100
Visualiser le flux, précepte à la matérialisation d'un objectif.
Nous sommes par définition des êtres de mouvement. Nos 360 articulations sont là pour nous le rappeler. Un objectif est synonyme de mouvement.
ce exactement comme il le voulait. Un dirigeant japonais l'avait recruté en tant que
numéro deux de sa société. Il lui avait dit : « Un homme qui reste fidèle à son entreprise
pendant vingt ans est un homme en qui je peux avoir confiance. » Au début, son objectif
fixe le rendait triste et aigri, car il le pensait selon les standards français, mais jamais il
n'avait pensé qu'il existait d'autres standards avant que nous travaillions sur le flux et non
sur l'idée. À ma connaissance, il y travaille toujours.
Lorsque nos idées et nos concepts sont les dirigeants de nos objectifs, nous mettons notre
extraordinaire véhicule en contrainte. Rappelle-toi, mon ami, que nous avons dans notre
ADN les fondamentaux de « l'objet » : les formes physiques, les formes de beauté, les
formes du design, les formes du packaging, les formes de l'esprit, les formes de la pensée
et autres formes auxquelles nous nous soumettons.
Tant que notre esprit, notre cerveau ne « voit » pas cela, il s'y contraint.
Pourquoi mettre le cerveau en position de contrainte (constringere, « enchaîner »,
« contenir », « serrer », « peser sur ») en l'obligeant à se fixer sur quelque chose hors de la
réalité ? Puis-je réitérer le principe par lequel le cerveau ne fait pas la différence entre ce
qui est réel et ce qui ne l'est pas ? Si nous lui donnons une information considérée comme
réaliste, alors il s'y fixe.
N'est-ce pas cela, le grand problème de notre culture : avoir organisé un paradigme, un
ADN28 décalé de la réalité mais orienté « idéal » ?
Si j'utilise le terme de « problème », c'est parce que je le prends au sens premier de
problêma, « ce que l'on a devant soi ». « On » nous a mis devant nous une abstraction de
la réalité fondée sur un idéal européen, là où il serait désormais intéressant de mettre
28 ADN veut dire « acide désoxyribonucléique ». Composé de l'adénine, la thymine, la guanine et la cytosine, l'ADN est une molécule renfermant l'ensemble des informations utiles et nécessaires au développement et au fonctionnement de l'organisme. Nous savons par exemple que les neurones possèdent l'extraordinaire faculté de reconfigurer leur ADN (Science & Vie, n° 1141, 2012).
101
Problêma : ce que l'on a devant soi, pas dans la tête.
devant nous un objectif à actualiser.
Notre ADN culturel nous conduit à combattre notre propre encodage génétique. Celui-ci se
manifeste au travers de l'outillage déjà évoqué : la vérité, l'être, l'efficacité, la division, la
technique, le discours, l'idée, l'abstrait, le concept. L'objectif étant lié à l'idée, alors l'idée
peut se déployer, s'organiser, se structurer en un modèle géométrique et idéal. Ainsi, « se
connaître » en tant que personnalité, sa manière d'être avec les autres, mobilise-t-il de
nombreux concepts et outils utiles pour atteindre ses objectifs. Or l'objectif social est-il
un objectif réel ? C'est-à-dire quelque chose qui dans le cours des choses produit quelque
chose d'additionnel et d'utile ?
Si les dirigeants d'Atari ou de Hewlett-Packard avaient eu en leur temps des objectifs
autres que leur ROI (Return Of Investment), ils auraient appréhendé dans l'arrivée du
jeune Steve Jobs autre chose qu'un type étrange venant leur vendre un truc tout aussi
étrange. Ils y auraient vu un potentiel de situation. Mais l'histoire fut autre.
Un célèbre publicitaire français dit que l'on a réussi lorsque l'on a une Rolex pour ses
50 ans. Ainsi, selon lui, la réussite est centrée sur l'objet (la montre), et la marque (Rolex)
en est l'objet social. Cette injonction répond, me semble-t-il, parfaitement à la première
définition du terme « objectif » : une représentation relative à nos idées et à nos
concepts.
Tant que l'objectif se nourrit de la pensée, de l'idée projetée sur le monde, l'esprit y reste
fixé. Dès lors que l'objectif change de paradigme, c'est-à-dire dès lors qu'il puise et
s'appuie sur le cours des choses, alors il devient l'espace visuel et réaliste à partir duquel
l'esprit, la pensée, le cerveau, le corps peut organiser les stratégies utiles à l'actualisation.
Fixer un objectif, rester fixé à lui : un jour sans fin
Les expressions du type « mais pourquoi cela ne marche pas ? », « rien ne se passe malgré
102
Pour certains, avoir une Rolex à 50 ans est un signe de réussite. Résume-t-on la vie et la réussite d'une personne à un morceau de métal accroché autour du poignet ?
mes efforts », « j'ai dû faire une erreur quelque part », ou pire : « je n'ai pas les talents »,
« je ne suis pas doué », sont des constructions sonores, symboliques autant que des formes
de pollution non recyclées par notre esprit. Peut-être devrions-nous organiser le tri des
déchets de notre esprit comme l'on traite les déchets du quotidien :
le vert : les symboles et la sémantique dissolvants ;
le jaune : les pensées et les concepts inutiles ;
le bleu : le gaspillage d'énergie, le mauvais usage des émotions ;
le rouge : l'égocentrisme et l'arrogance.
Je n'utilise plus ce modèle de pensée, car « trop efficace », « trop agissant », « trop
parfait ». Ce que je vois devant moi n'est pas ce que mon ADN culturel veut me faire
croire. Aussi, quittant le mirage de mes concepts, je reconfigure mon ADN opératoire en
vue d'actualiser ce qui deviendra un succès, une réussite. Lorsque je marche, je regarde
devant moi tout en appréhendant l'allusif de l'environnement.
Aussi mon seul « problème » est ce que je dois regarder sans interpréter. Voici ce que je
nomme appréhender l'objectif : regarder sans me détourner de ce se tient devant et aux
abords de moi.
Revenons un instant sur le management. Combien de managers ai-je entendus dire :
« objectif de progression de 5 % pour les commerciaux, objectif de doubler les ventes dans
les six mois, objectif d'optimisation des ressources internes ». De toi à moi, je n'ai jamais
rien entendu quelque chose de moins stimulant. Penser comme cela, c'est penser à
l'envers. Un manager devrait dire : quelles sont les conditions favorables à percevoir, à
identifier, à créer en vue de les porter à notre avantage. Delà nous aurons une
augmentation de nos résultats. Fixant le chiffre, le chiffre se fixe à l'esprit.
103
Traiter les déchets de l'esprit comme l'on traite les déchets ménagers, voici ce qui est utile pour l'atteinte d'un objectif.
Appréhender l'objectif, regarder sans se détourner de ce que l'on a devant soi.
Pas plus tard que la semaine dernière, une personne travaillant en magasin m'expliquait
que celui-ci avait dépassé les objectifs du mois (au regard de l'année précédente). Durant
les dix derniers jours du mois, on a caché au patron le cash et les chèques. Les articles
vendus n'étaient pas déduits des stocks. Les employés sont restés honnêtes, ils ont juste
décalé d'un mois les chiffres pour ne pas être embêtés avec des « résultats incohérents ».
Voici comment on perd en efficacité et en performance. Définissant des objectifs
incohérents, les personnes douées définissent des stratégies cohérentes pour satisfaire les
incohérences de leur patron.
Une fois l'esprit conditionné, et sans un minimum de discernement, il « force ». À un
niveau tout autre, il en est de même lorsque nous allons en réunion ou lorsque nous avons
« quelque chose » en tête à dire. Ce quelque chose nous fixe à lui et nous sommes bien
incapables d'écouter l'autre lorsqu'il nous parle. Ou, si nous l'écoutons, nous cherchons à
ramener son propos à notre idée. Nous sommes fixés à nous-mêmes et cela peut devenir
fort contrariant pour nous comme pour autrui.
Les personnes confondent l'objectif, cet espace de la réalité à actualiser, et l'idéal (eidos).
Ils confondent le principe de « cause-effet » et celui de « condition-conséquence », ils
confondent la fin (telos) et l'aval (ce qui découle en contrebas). Ils confondent la
technique (technê) radicalisée par Platon, droite et fixe, et la technê des anciens,
indissociable de la mètis, ce que nous nommons si communément « l'art et la manière ».
Les personnes utilisent les mots et les concepts sans en connaître les dynamiques et leur
implication dans la réalité. C'est pourquoi ils n'atteignent pas leur objectif : ce que je
nomme « réalité actualisée ». La majorité des personnes, bien que s'en défendant,
pensent le monde de manière cartésienne (res extensa, ensemble d'organes mécaniques).
La nature (phusis) est pensée en termes de concepts géométriques et conceptuels,
104
Les personnes douées définissent des stratégies cohérentes pour satisfaire les incohérences de leur patron.
Connaître les mots et leur dynamique, voici ce qui est utile pour définir un objectif utile et dynamique.
rarement dynamiques. L'objectif est associé — par évidence — aux notions d'action et
d'efficacité, et donc d'outils et de discours.
Le manager annonçant à ses commerciaux l'objectif de + 5 % se trompe. Il fantasme
(fantasia, « imaginaire ») sa réalité, c'est-à-dire qu'il pose sur le cours des choses une
métrique idéale échappant aux forces en mouvement. Les 5 % sont une métrique
appartenant à un système symbolique, les mathématiques. Mais comment le manager
confiné dans son bureau à remplir ses « reporting » peut-il savoir ce qui se passe sur le
terrain ?
Combien de commerçants font leur « X » en milieu de journée pour vérifier si le chiffre
d'affaires du jour se rapproche de celui du même jour de l'année dernière ? C'est incongru,
et pourtant... Pire : ils définissent pour leurs vendeurs en magasin les objectifs de l'année
ou du mois en cours en fonction du même mois de l'année dernière. Y a-t-il une cohérence
temporelle ? La même journée va-t-elle se reproduire ? Mis à part dans l'excellent film Un
jour sans fin, de Harold Ramis, avec Bill Murray et Andy MacDowell (1993), rien ne se
reproduit deux fois de suite. Et encore, lorsque le héros comprend le principe de
répétition, la journée se répète, mais le cours des choses se modifie. Il ne met plus son
pied dans le trou d'eau gelée, il arrête de se suicider... bref : il devient positif. Sa volonté
— son objectif — de séduire la belle journaliste se réduit à une finalité non escomptée tant
que son intention est de la conquérir, mais dès lors qu'il se concentre sur « autre chose »,
dès lors que l'objectif est ailleurs, sur une autre réalité, la séduction opère. Il n'est pas
efficace, mais efficient.
Un objectif relève plus de l'efficience que de l'efficacité, tout simplement parce que ce
qui se déploie va en général au-delà de nos propres projections.
Ne s'agit-il pas là des principes rudimentaires de la théorie de l'effet papillon développé
par Lorentz ? Or, qu'est-ce que l'effet papillon veut dire sinon la dépendance sensitive aux
conditions initiales ? Définir un objectif pose ainsi l'hypothèse que les conditions initiales
105
Ce qu'enseigne le film Un jour sans fin, c'est qu'un objectif fixe une journée pour longtemps.
DSCI : Dépendance Sensitive aux Conditions Initiales.
ne subiront aucune dépendance sensitive. Voici une croyance ennuyeuse.
C'est cette croyance qui fait échouer (cf. Principe 4) l'actualisation des volontés de la
plupart des personnes. Poursuivons un instant sur cette question des D.S.C.I. (Dépendance
Sensitive aux Conditions Initiales). Cela veut dire que d'infimes différences à l'entrée d'un
système entraînent des différences considérables à la sortie. Gleick l'exprime avec
justesse dans son ouvrage : « en science comme dans la vie, on sait fort bien qu’une
succession d’événements peut atteindre un point critique au-delà duquel une petite
perturbation peut prendre des proportions gigantesques. Le chaos signifiait que ces points
critiques existaient partout.29 »
Le cours des choses modifie la réalité d'année en année. Fixer un objectif, au sens
traditionnel, est inapproprié pour qui cherche le succès et la réussite. En revanche, rendre
disponible et visible à l'esprit une réalité actualisable, voilà ce que je pourrais définir
comme étant un objectif.
Avant de poursuivre, je propose de définir le terme « dynamique ». En effet, je l'utilise
souvent et tu m'as demandé d'expliquer ce que cela veut dire, ce que j'y mets.
Le terme « dynamique » porte le principe d'une activité, d'une effectivité, d'un agir, d'une
capacité de. Du grec dunamikos, il pose un principe de puissance et d'efficacité. Motivé
par le principe de « force », j'y ajoute celui d'efficience (ce qui croît au-delà de l'effet
escompté). Ce n'est pas un hasard si mon travail de recherche doctorale concerne le
potentiel : l'ensemble des forces pour qu'un système devienne actif. Le terme de
« dynamique » pose aussi l'idée d'être en capacité de. Cela ne renvoie pas à l'être humain
seul, mais à toute « chose en capacité de. » Parce que le terme « dynamique » s'oppose au
terme « statique », j'adhère au principe que la dynamique des choses vaut parce qu'il y a
interaction (quelque chose qui se passe entre). Si Lewin écrit que la dynamique désigne
29 J. Gleick, La Théorie du chaos, Flammarion, 1989, p. 41
106
Ceux qui réussissent reconfigurent leur ADN personnel.
A-t-on jamais motivé une équipe en lui donnant pour rêve de faire 5 % d'augmentation de ses parts de marché ? Alors pourquoi se motive-t-on avec des chiffres : meilleur salaire, plus grande surface habitable, plus grand réseau, plus grand bureau ?
l'ensemble des forces en interaction et en opposition, je pense désormais que le terme
« dynamique » désigne toute activité visant à faire croître ou à dissoudre une chose réelle.
Par « réel », je pose aussi le principe que cela puisse échapper à nos concepts rationnels
traditionnels. Dès lors qu'il y a activité et propension, alors il y a dynamique. L'activité
entre deux jumeaux à des centaines de kilomètres l'un de l'autre est une « dynamique ».
La pensée que je propulse dans l'univers quantique, voici une dynamique ; une brise qui
m'enveloppe, voici une dynamique ; un courant marin qui pousse mon embarcation, voici
une dynamique. J'associe désormais le principe de la dynamique à celui de flux (fluere),
désignant l'idée d'un écoulement, d'un déploiement.
Cette explication étant posée, repensons le terme d'« objectif ».
L'objectif, un espace de réalité anticipéCombien de fois ai-je perturbé des managers en leur demandant de considérer l'objectif
comme un espace de réalité que le cerveau chercherait à créer, puis à le considérer
comme réel ? L'objectif mis sur l'appareil photo traduit la réalité du paysage en une forme
spécifique de l'image. Ajoutons-y la profondeur de champ, la vitesse d'obturation, la
sensibilité, voire un filtre, et la réalité s'en trouve « traduite ». Je travaille en photo avec
un objectif de 50 mm, macro avec ouverture à 2. Le 50 mm est un objectif intéressant, il
est censé respecter la vision de l'œil.
L'objectif, ainsi, capture une partie de la réalité. Il ne peut tout mettre dans le boîtier, sur
la carte flash ou, pour les puristes, sur la pellicule.
Définir un objectif (je garde le terme « définir » pour l'instant), c'est conduire le cerveau à
visualiser une partie de la réalité à actualiser. Dans ce principe, parler de + 5 % n'a aucune
réalité, c'est un objet mathématique et abstrait de la pensée sans cohérence avec la
réalité en cours (celle qui se déploie).
107
Ne pas définir un objectif, mais rendre disponible notre esprit à une image ressemblante dans la réalité.
Dunamikos : puissance, force, efficacité.
Fluere : ce qui s'écoule, se déploie.
Un bon 50 mm, voici un objectif simple et pertinent. Aucune déformation du monde.
Dans la dynamique de la réussite et du succès, l'objectif n'est pas une projection, en tout
cas pas dans ce que nous traitons en ce moment : la volonté d'actualiser le succès et la
réussite.
L'objectif est une excroissance de la réalité appréhendée en ce moment, ou en cours. Il va
être organisé de sorte à devenir espace d'anticipation. La différence entre l'anticipation et
la projection réside dans une nuance simple. L'anticipation est la faculté d'opérer une
chaîne de déductions plausibles, ayant un minimum d'écart avec les signaux que la réalité
nous envoie. La projection est la propriété de l'esprit à produire une idée, une image sans
lien avec notre réalité mais voulant s'y imposer.
Le surfer anticipe la vague, il peut ainsi se positionner dans le mouvement de cette
dernière. Le débutant projette de se voir surfer « la » vague. Sauf qu'il n'a ni un surf
approprié, ni appréhendé la barre (séquences de vagues cassantes), éprouvante pour qui
n'a pas la condition physique, ni travaillé la technique du « canard ». L'image est simple,
mais elle vaut pour tous les domaines dans lesquels j'ai pu travailler ces vingt-cinq
dernières années.
Plus l'on s'élève dans les hiérarchies et plus les objectifs sont « projectifs » et non
anticipatifs.
Beaucoup de personnes voulant réussir projettent leur idée sur le monde, là où ils
devraient anticiper le cours des choses par l'observation des signaux faibles. Peut-être me
trouveras-tu redondant. Je le suis, parce que tout est enchevêtré.
L'objectif se définit parce que nous avons à notre disposition les signaux faibles en
cohérence avec notre vision. La vision est la réalité en devenir qu'une personne construit à
partir de ce qu'elle peut concevoir comme actualisable. Elle se construit à partir du
contexte, de sa capacité de transformation mentale, de la manière dont ses pensées
opèrent, etc. L'important est que la vision soit accessible et réaliste pour la personne et
108
L'objectif est une excroissance de la réalité. Il s'inscrit dans l'anticipation des choses et non dans la projection de notre idéal sur les choses.
Le surfer expérimenté anticipe la vague.
pour autrui. L'objectif n'est qu'une partie de la vision.
L'objectif est par définition souple. Souple par sa capacité d'adaptation au cours des
choses, à la transformation silencieuse30 que le flux de la vie génère. Pensez-vous vraiment
que Steve Jobs était « fixé à ses objectifs » ? Ne disait-il pas : « J'ai toujours l'œil sur la
prochaine grosse opportunité, [...] Je ne sais pas ce que sera le prochain gros truc, mais
j'ai quelques idées. »(CNNMoney/Fortune, 24 janvier 2000). Il me semble que cette phrase
est à prendre au pied de la lettre : « avoir toujours l'œil sur la prochaine opportunité ».
On ne fixe pas des objectifs, on les appréhende. La nuance, au-delà du jeu de mot, vaut
d'être soulignée. En effet, la fixité entraîne un état statique, un arrêt « sur image ».
Appréhender est compatible avec l'aspect dynamique de la perception, ce qui à l'extérieur
de nous se rend disponible à notre esprit, nos sens. Actualiser un objectif pose le principe
d'un déroulé en amont et d'une consolidation en aval.
Laisse-moi te conter une anecdote.
Je me souviens d'un rendez-vous professionnel avec une prescriptrice de mes conférences.
Cette dernière arrive au premier étage d'un pub cosy. Nous arrivons dans un espace tout en
longueur, d'à peine deux mètres de largeur. Au loin (à environ six mètres), je vois un petit
espace dont l'esprit est très cocooning, mais mon interlocutrice s'arrête là, à cette table.
Je précise qu'à ce moment, elle regarde un instant vers le fond. Son regard s'arrête bien
sur l'espace disponible. Lorsque arrive la fin de l'échange, cette dernière m'exprime
combien la table ne lui convient pas. Elle me décrit alors l'espace souhaité.
Je me souviens fort bien avoir opéré un mouvement physique sur le côté droit et lui avoir
demandé si cet espace pourrait être celui situé derrière elle. Elle se retourne, reste
interdite, me regarde ébahie et me répond qu'elle ne l'a pas vu. Je lui demande comment
elle s'y est prise pour ne pas voir « l'évidence ». Elle m'explique qu'en montant, lorsqu'elle
30 J'emprunte ce terme à François Jullien, Les Transformations silencieuses, Grasset, 2009.
109
Définir l'objectif à partir des signaux faibles en cohérence avec notre vision et notre talent.
On ne fixe pas des objectifs, on les appréhende.
a vu le couloir étroit, elle s'est dit qu'il n'y aurait pas ce qui lui convient. Elle s'est ainsi
« contentée » de cette table.
Cet exemple anodin est omniprésent dans notre vie. Le cerveau, dès lors qu'il est fixé sur
une image, une idée, s'y arrête. C'est aussi simple que cela. Aussi, se fixer un objectif veut
dire « arrêter une image et commander le cerveau à être satisfait uniquement lorsqu'il a
trouvé son équivalent dans la réalité ». Plus nos pensées se fixent sur l'image
« commandée », plus la fixité les rigidifie, plus le cerveau réduit son champ d'investigation
aux seuls éléments acceptés par la pensée.
Il convient de rendre l'objectif perceptible à l'esprit, mais de sorte que l'esprit ne s'y fixe
pas, ne s'y détermine pas. Dès lors que l'esprit, le cerveau perçoit dans l'environnement ce
qui lui est utile, il peut réduire l'écart entre la réalité et le « souhait » — souhait, image
et/ou réalité escomptée à devenir sa réalité. Cette notion a été développée par John
Anderson31 sous le terme de « rétropropagation neuronale ».
Le cerveau possède des « cerveaux-mécanismes32 » sophistiquées33. Ces derniers sont
capables de détecter dans l'environnement toute information que le cerveau a pour
consigne de repérer.
Par exemple, Vincent, tu comptes changer de voiture prochainement, n'est-ce pas ? Pour
31 http://www.psy.cmu.edu/people/anderson.html32 Le terme « cerveau-mécanisme » est un néologisme créé par Edgar Morin, La méthode 1. La
Nature de la Nature, 1977, p.241. Pour résumer le principe : le cerveau et l'organisme dépendent l'un de l'autre. Il est possible de parler de boucle « asservie-asservissante », où, comme il l'indique dans une dynamique à la fois « au service de », à la fois « asservissante », p. 243.
33 A partir du concept de « Cerveau-Mécanisme » initié par Morin, j'ai pu élargir ce dernier à la capacité du corps (dont le cerveau fait partie) de détecter dans l'environnement, les éléments utiles à son activité et à son développement. Outre ce constat déductif du terrain, j'ai trouvé, entre autres travaux, ceux de Bruce L. Lipton éclairants : « le fonctionnement de la cellule dépend premièrement de son interaction avec l'environnement, et non de son code génétique. » (2006, p.105). Pour résumé, le cerveau traduit de l'environnement les éléments dont il a besoin pour les transformer en informations utiles et en cohérence avec ce que la pensée a commandé.
110
Rendre l'objectif perceptible à l'esprit.
Plus la pensée se fixe sur l'image commandée, plus la fixité la rigidifie.
l'instant, tu n'as pas « arrêté » ton esprit sur le modèle escompté. Mais lorsque cela sera
fait, tu seras étonné, soudain, de ne voir plus « que » cette voiture et dans ta couleur. Il
en est de même pour cette future maman qui ne voit plus que... des futures mamans.
L'esprit pose un paradoxe fascinant : d'un côté, il peut se montrer bête et idiot ; de
l'autre, il peut mobiliser et développer d'extraordinaires facultés, il est « intelligent »
(interlegere, « mettre en lien »). Ce n'est pas parce que nous avons cent milliards de
neurones que nous sommes intelligents, c'est parce que nous sommes capables de laisser
ces derniers opérer sans interférence. En bref, l'esprit opère comme nous pensons.
Pour résumer mon propos, je dirai qu'un objectif est un espace de la réalité en devenir que
le cerveau appréhende. L'objectif doit préserver un espace allusif, c'est-à-dire qu'il ne doit
pas être déterminé par des détails « idéalisés », sinon il se fixe dessus comme une
bernique34 à son rocher. Il devient alors très difficile de l'enlever. Dois-je ajouter que les
berniques font mal aux pieds lorsqu'on marche dessus ? Il convient ainsi à la fois d'être
précis (clair, sans ambiguïté) et d'autoriser l'esprit à négocier avec la réalité.
Le point clé, me semble-t-il, est de formuler, d'expliciter (rendre visible) des bouts de
réalité que le cerveau considère comme réalistes (ce qui relève d'une réalité observable).
Il sera cependant nécessaire de bien distinguer ce qui relève de la réalité de ce qui relève
de nos « croyances ».
Je pense volontiers que les croyances fixes sont les berniques du cerveau. Une fois fixées
sur la roche, elles se nourrissent des marées et grossissent.
34 La bernique est un mollusque à coquille solide et conique.
111
Dès lors que vous avez arrêté votre choix sur un type de voiture et sur sa couleur, soudain, vous ne voyez plus qu'elle.
Les croyances fixes sont les berniques de l'esprit.
Petit bol de riz par petit bol de riz, l'objectif peut advenir
Nous sommes en été 1991. Dans quelques jours je vais faire une rencontre qui va modifier
plus encore ma trajectoire de vie. Je vais rencontrer Li Yin Tsin. Ce Chinois va rentrer dans
le magasin dans quelques instants, le surf-shop où je travaille cet après-midi. À ce
moment, tous les vendeurs seront pris. Voulant montrer l'exemple en tant que jeune
responsable, je vais l'accueillir. Je lui demanderai ce que je peux faire pour lui. Il me
répondra sur un ton malicieux qu'il veut un surf. Je serai étonné : voir un Chinois sur un
surf est rare en Morbihan à l'époque. Je lui poserai plein de questions et au bout de
quelques instants, il m'arrêtera net. Il me demandera si je pose toujours autant de
questions. Je resterai sans voix du haut de mes petits 22 ans. Je perdrai contenance et je
me mettrai à rougir. Il regardera l'un des surfs et dira qu'il veut « celui-là ». Je lui
demanderai s'il veut une combinaison. Il répondra en souriant que oui.
Je le guiderai au fond du magasin, observerai sa morphologie et sortirai trois
combinaisons. Je noterai sa manière spécifique de se tenir. J'observerai la structure pour
le moins étrange de ses jambes. Je lui demanderai s'il pratique un art martial. En effet,
cher Vincent, je suis à l'époque un admirateur de Bruce Lee et de la série Kung-Fu. Je
t'imagine en train de sourire... Il s'arrête dans une position dont je n'arrive pas à
comprendre l'équilibre, puis me demande de deviner. Après quelques instants, le stock de
mes quelques connaissances étant épuisé, je capitule. Il me regarde alors avec un grand
sourire et me dit avec tranquillité : « kung-fu ». Je ne le sais pas encore, mais le
lendemain matin, à 4 heures exactement, je commencerai ma première leçon.
Cela se passera dans un bois, je ne verrai rien, ni lui, ni ce qui m'entoure. Pourtant, mes
yeux vont s'imprégner des lumières de la nuit et j'appréhenderai les détails dans
112
Vous parlez toujours autant ?
l'obscurité.
Je sentirai l'humidité de l'aurore émaner de la terre. Je sentirai mes jambes, meurtries par
les douleurs musculaires, s'effondrer sous mon poids. Je le verrai juste à côté de moi, me
regarder avec indifférence sans mot dire : ni bien, ni mal, ni compassion, juste me
regarder. Il me demandera ce que j'ai appris. Je lui répondrai sans que cela ne semble le
satisfaire. Il me dira que ce matin, la leçon est « chaque muscle de ton corps est un
temple de la douleur ». C'était il y a vingt-deux ans, mais je m'en souviens comme si
c'était ce matin. Durant six années je me suis entraîné dix-huit heures par semaine, trois
heures par jour. J'en ai retiré de nombreux enseignements. Toutefois, il y en a un en
particulier qui m'a été utile : « petit bol de riz par petit bol de riz ».
Rien dans les phrases à venir ne pourra te sembler nouveau, mais considère ces dernières
comme les pièces d'un immense puzzle. Repenser ne veut pas dire inventer, mais
déconstruire, retourner, dé-symboliser nos évidences pour penser dans un écart suffisant
et significatif afin de créer une nouvelle perspective.
Beaucoup de personnes veulent atteindre des objectifs élevés. « Élevés » se traduisant par
une image considérée par le cerveau comme abstraite, idéale, non existante : une
montagne haute et escarpée est l'image récurrente avec un équilibriste traversant le vide
entre deux gratte-ciel35.
J'ai souligné que le cerveau comprenait les informations simples, à la fois précises et
allusives (lui permettant ainsi l'exploration de la réalité sans être enfermé par la fixité de
nos pensées). Cela ne veut pas dire qu'il ne peut pas traiter des niveaux d'information
complexes ; il le fait, mais au niveau de la conscience il est nécessaire de travailler par
seuils de réalités compréhensibles pour le cerveau.
35 J'appuie ce propos sur l'observation de plus de trois cents top managers français en formation management en France, en Chine et au Brésil. Le travail consistait à amorcer la formation en demandant aux cultures présentes de dessiner sur un paper-board ce que les notions de trust (confiance en l'autre) et de self confidence (confiance en soi) évoquaient pour eux.
113
Sentir l'aurore émaner de la terre avant que les yeux n'en perçoivent l'or.
Petit bol de riz par petit bol de riz.
Kung-fu : travail réalisé par une personne en vue d'atteindre le niveau le plus élevé de sa pratique.
Lorsque j'ai commencé à travailler mes positions basses, je savais qu'il me fallait rester
trois minutes dans une position particulière avant de commencer l'apprentissage du kung-
fu. Or, la première fois que le maître m'a demandé de tenir ladite position, j'ai tenu dix-
huit secondes avant de m'écrouler sur le sol. Mon ego fut sauvé par la solitude du lieu. Il
dit : « y a du boulot ». Le passage entre dix-huit secondes et trois minutes me semblait
impossible. La douleur vive ressentie au niveau des quadriceps était telle que j'avais le
sentiment de poignards perforant chaque fibre de mes jambes et de mes fessiers.
À la fin de l'entraînement, au vu de mon état moral, il me raconta l'histoire de cet
empereur chinois...
Il était une fois un empereur. Il aimait aller quérir conseil auprès d'un vieux sage résidant
dans les montagnes. Il y allait souvent, gourmand de la parole apaisante. Puis, un jour, le
vieux solitaire refusa de lui répondre. L'empereur se mit en colère, menaçant de mort
l'homme dont les rides montraient les nombreux hivers passés à l'ombre des hommes.
Indifférent aux menaces de celui qui brille, il posa la question suivante : « Que se
passerait-il si tu donnais à manger à ton fils l'équivalent de toute une vie de riz ? »
L'empereur, stupéfait par la question, garde le silence quelques secondes. Puis il dit : « il
en mourrait ». Le sage lui répondit : « Pourquoi alors veux-tu la sagesse de toute une vie
en une seule fois ? Petit bol de riz par petit bol de riz, vous mangerez le riz de toute une
vie. » L'empereur garda le silence un long moment. Il se leva, s'inclina, remercia avec
modestie le sage et repartit. Ses visites furent de plus en plus espacées et leur durée plus
courte. Pourquoi donc la majorité d'entre nous veut-elle manger en une seule fois le riz de
toute une vie ? La réussite comme le succès requièrent la même sagesse : petit bol de riz
par petit bol de riz.
J'ai appliqué ce principe à la lettre. Puis je l'ai expérimenté avec d'autres personnes, dont
un dirigeant il y a quelques années. Il était trop pressé, trop dans la précipitation, trop
dans l'éparpillement, trop de trop. Je suis arrivé un jour avec un sac de riz et dix petits
114
Les gens veulent réussir, mais ils veulent manger en réalité et en une seule fois le riz de toute une vie.
bols. J'ai rempli à ras bord chaque bol. J'ai ensuite disposé chacun d'eux sur l'une de ses
étagères. Il me regardait sans voix. Puis j'ai pris une feuille de papier que j'ai découpée en
dix bandes. J'ai pris un crayon dans son porte-mine. Je lui ai tendu ce dernier et lui ai
demandé de rédiger une réalité à atteindre dans un temps qu'il juge accessible à son
imaginaire. J'ai précisé que chaque morceau de papier devait contenir un objectif de cet
ordre. Il se mit à écrire avec lenteur. Au bout de 45 minutes il avait terminé. Je l'ai invité
à prendre chacun des morceaux de papier et à me suivre. Arrivé devant l'étagère, je lui ai
demandé de plier, puis d'enfoncer chacun de ces papiers porteurs d'un objectif dans un
bol. Une fois la chose faite, je lui ai donné la consigne, à chaque fois qu'une réalité serait
atteinte, de faire cuire le riz de son bol puis de le manger et d'attendre que la digestion
soit terminée. Après quoi il pourrait passer au deuxième bol de riz. Il lui fallut quatorze
mois pour manger et digérer les dix bols. Mais je me souviens de sa transformation : ses
« trop » étaient devenus des « juste ». Ses projets avaient accéléré.
J'ai tâché de lui faire vivre l'adage physiquement.
Pour ma part, pour atteindre les trois minutes de ladite position de kung-fu, je m'étais
donné une réalité accessible : trente secondes étaient le contenu de mon « bol de riz ».
Les rythmes du corps étaient respectés et le temps de l'actualisation aussi. C'était dur,
mais mon esprit pouvait le « voir » comme réaliste. Je me voyais tenir. Avec le temps, les
trente secondes sont devenues une minute. Cela semble anodin, mais l'anodin porte en son
cœur des intensités insoupçonnées.
Six années après mes débuts je tenais huit minutes en position basse. Le dos droit était
évalué par un bâton d'osier. Il devait rester posé contre ce dernier. Dans le même temps,
les genoux devaient rester perpendiculaires au sol tandis que les quadriceps y seraient
parallèles. Là encore un bâton d'osier évaluait la position. Il ne devait basculer ni en avant
ni en arrière.
Mes petits bols de riz étaient de trente secondes. Les trente secondes étaient ma réalité à
115
Une fois l'objectif actualisé, mangez le riz contenu dans votre bol et digérez -le. Puis, poursuivez.
actualiser. Pour que mes jambes gagnent trente secondes de puissance, il fallait en
moyenne quinze jours à trois semaines de travail assidu. « Assidu » se traduisant par : une
heure trente de travail de jambes par jour, des positions dynamiques et statiques, un
travail de respiration rigoureux et une indifférence absolue à moi-même. « Je » n'avais
aucune importance, car mon corps n'était pas « je », il était un système en
transformation. Mon mental n'avait que cela à l'esprit : accepter la douleur de la
transformation. C'est comme cela que j'ai appris à travailler mes objectifs, par petit bol de
riz et par des réalités à actualiser. Il en est de même à ce jour, pour mes deux sociétés,
pour mes projets de recherche, pour mes écrits. Petit bol de riz par petit bol de riz, sans
jamais me fixer à mes idées, mais en me rendant disponible au « che » (cf. Principes 2 et
4).
Pour résumer ce principe, je t'invite à garder les idées suivantes :
— Un objectif est un espace de la réalité à identifier et à positionner de manière
dynamique dans le « che » en cours.
— Ne pas laisser notre objectif se fixer à notre idéal, lui-même s'organisant en idées et en
concepts.
— Considérer l'objectif comme faisant partie d'un flux en transformation sur lequel on
s'appuie, tel le sol ou le rocher, pour s'élancer. Plus notre dynamique est ambitieuse, plus
nos objectifs doivent rester allusifs, sans détermination aucune, afin de se rendre soi-
même disponible sans stress ni angoisse à ce qui se présente.
— Définir ses petits bols de riz, les réaliser, les manger, les digérer puis poursuivre.
— Anticiper les actions et les potentiels de situation, et non projeter sur le monde et les
autres notre idéal, nos idées et nos concepts.
116
L'anodin porte en son cœur des intensités insoupçonnées.
Principe sept : Apprendre de l'expérience des autres et des choses (même non humain)
117
Apprendre de l'expérience des autres, même non humain (introduction)
Je ne cache pas mon impatience de traiter ce Principe sept. Outre le fait qu'il articule les
deux tiers de l'ouvrage, je pense que la question de l'apprentissage de l'expérience des
autres et des non-humains fait partie de la pierre angulaire de la réussite. Dans le début
de mon ouvrage, j'ai posé le principe suivant : la réussite est la conséquence d'un
« quelque chose », l'actualisation d'un processus à la fois visible (agissant) et non-visible
(non-agissant). L'expérience enchevêtrée à l'étude m'amène à le considérer, non comme un
but, ni comme un objectif (au sens traditionnel), mais comme ce qui se déploie en
continu.
La réussite est un flux, une force ininterrompue qui « va et vient », sans jamais
disparaître. Cela veut dire que ce que nous voyons à un moment de l'histoire n'est que la
conséquence d'autres moments difficiles, douloureux, enthousiastes. Voyez comme
j'embrasse le global et non un «moment » isolé, fugace, déjà (presque) oublié.
Tantôt positive, tantôt négative, la réussite s'organise en une polarité alimentée par notre
activité, notre utilité. Ce n'est plus, de mon « point de vue », un espace fixé dans le
temps, mais un mouvement créateur de temps. Par créateur de temps, je veux dire :
modification réelle de la sensation du temps (donné par le mouvement). Ceux qui sont
dans le flux de la réussite ne perçoivent pas le temps comme long, mais comme « trop
rapide ».
Les gens malheureux et sans succès sont ceux qui, par leur manque d'énergie et leur non-
mouvement, ralentissent le temps jusqu'à le figer. Qui fige le mouvement subit le temps à
plein.
Je m'écarte avec discrétion et sans retour souhaité, de l'idée selon laquelle la réussite
118
La réussite, ce va-et-vient qui jamais ne disparaît.
Qui s'arrête subit le temps de plein fouet.
serait l'apogée d'une vie. Ce moment acclamé et reconnu par le plus grand nombre. Vois-tu
Vincent, mes « grandes » réussites ne seront vues par personne, car elles se sont presque
toutes opérées dans la solitude : à part mon ego, qui cela peut-il intéresser de le savoir
désormais ?
Personne ne réussit sans l'inspiration d'autrui, ni de quelque chose entraînant à l'esprit un
espace fécondant de champ des possibles. La réussite n'est pas le bruyant du plus grand
nombre, mais cet espace dans le mouvement où nous seul savons ce qui a été
« parcouru », ce qui a été découvert, ce qui a été réalisé. Par « réalisé », je veux dire : ce
que notre activité et notre énergie déployées actualisent comme objet matériel ou comme
objet36 immatériel. Les deux entraînent une utilité additionnelle pour le monde, les
autres. Cette utilité s'attribue autant à l'être humain qu'aux animaux, aux plantes, à la
matière elle-même. Ce que je nomme les « non-humains », ce que nous nommons « les
choses ».
Les trois maîtres de Rousseau : les choses, la nature, les autres
« Le développement interne de nos facultés et de nos organes est l'éducation de la
nature ; l'usage qu'on nous apprend à faire de ce développement est l'éducation des
hommes ; et l'acquis de notre propre expérience sur les objets qui nous affectent est
l'éducation des choses » nous dit Jean-Jacques Rousseau37. En 2003, alors que j'entre à
36 Par objet, il faut comprendre un concept, un « idée » percutante, mais aussi un « quelque chose » produit à partir d'une matière, de quelque nature que ce soit. Vous pourrez l'appeler une œuvre, une création, une réalisation. Je me contente de dire une « production » ayant une utilité pour le plus grand nombre, mais aussi pour des animaux, des plantes, ou une seule personne.
37 Rousseau J-J, Émile ou de l'éducation, chronologie et introduction par Michel Launay, Éditions Flammarion, 1966, p. 37
119
Qui est dans le flux s'émancipe des lois du temps. Qui est hors flux subit les lois du temps.
Aucune réussite sans l'inspiration d'autrui et des choses.
Le non-humain : les choses et les animaux.s
l'Université de Tours, je découvre un chercheur dont les travaux autant que les échanges
vont me donner une matière riche à travailler pour les années à venir : Gaston Pineau.
Gaston vient de l'univers de la terre. À ce sujet, il dit « je suis d’origine rurale. La terre
est d’abord pour moi un élément matériel de base, dur, compact, lourd, sale, laborieux à
cultiver. La terre est basse ! C’est la matière des culs-terreux qui m’a tellement collé aux
fesses qu’on ne me voyait pas d’avenir professionnel ailleurs que dans les champs ».
L'intuition, devenue concept clé de Gaston Pineau, a été de s'appuyer sur « les trois
maîtres » de Rousseau. Il a pu produire un point d'appui utile à la compréhension des
modes de fonctionnement de la formation de l'adulte. Gaston a ainsi transformé les trois
maîtres de la manière suivante : la nature = autoformation (la manière dont je me mets
en forme), les autres = l'hétéroformation (la manière dont les autres me mettent en
forme), les choses = l'écoformation (la manière dont les choses me mettent en forme).
Les personnes ou les équipes prêtes à réussir sont celles évoluant dans une interaction
constante de mise en forme entre le singulier (la personne) et le pluriel (l'équipe), le
pluriel et le pluriel, le pluriel et les choses, le singulier et les choses..
Si le terme formation est souvent réduit à de l'acquisition de compétences et de capacités
en vue de les reproduire dans une activité donnée, je souhaite rendre visibles et
disponibles les opportunités que ce terme offre.
Former est issue du latin formare « donner une forme ». Dérivé du terme forme, le mot a
donné lieu en ancien français à parformer parformant devenu en anglais performant.
La forme est l'ensemble des traits qui rendent « quelque chose » d'identifiable. C'est aussi
ce qui peut être imité en vue d'être reproduit, amélioré, digéré afin de faire évoluer.
Gaston Pineau, parlant de formation, exprime que c'est un « processus unificateur de mise
ensemble, en sens, d'éléments autrement séparés […] Le mot "former" est en équivalence
avec "créer, constituer, composer, concevoir". Il signifie donc une intervention très
120
Steve Jobs n'était pas génial, il était plus écoformé que les autres. Il le savait, c'est cela qui le rendait « génial ».
Parformer : donner forme efficace.
Trois maîtres nous forment : nous-mêmes, les autres, les choses.
Dès lors que nous touchons, nous nous transformons. Notre corps déjà se transforme avant même que l'esprit ne l'appréhende.
complète, très profonde, très globale où l'être et la forme sont indissociables.38»
Ainsi, dit Bachelard, « la matière nous révèle nos forces.»39
C'est de cela que va parler le Principe sept : la manière dont les choses40, à la fois nous
mettent en forme, à la fois nous sont utiles autant qu'inséparables du flux de la réussite.
Avant d'illustrer ces notions dans notre réalité quotidienne puis montrer comment la
réussite est indissociable de cette « parformance », je vous propose, Vincent, cher lecteur,
d'appréhender plus en détail les trois maîtres de Rousseau.
Commençons par l'autoformation41 (la nature). La formation de toi par toi se nomme
autoformation : l’autodidaxie en fait partie. C’est l'aptitude à :
1) apprendre à apprendre, c’est-à-dire te connaître en cours d’apprentissage, la
manière dont tu t’y prends pour réaliser une action ;
2) apprendre en cours d’action, réfléchir à ce qui se passe pendant l’action elle-
même, c’est-à-dire à observer ce qui se passe quand cela se passe, formaliser
l’observation sous forme d’écrit, de schéma ou de système de mémorisation
spécifique ;
3) apprendre à ne pas savoir, ainsi accepter l’incertitude, apprendre en s’ajustant
aux situations, observer la cohérence entre les situations, les conséquences à
partir des conditions, en retirer des principes, des lignes directrices ;
4) apprendre en mouvance, c'est-à-dire s'appuyer sur le potentiel que porte la
38 Lesourd F., Habiter la terre, écoformation terrestre pour une conscience planétaire, L'Harmattan, 2005, p. 8239 Bachelard G., 1947, p.2340 Après réflexion, ce principe ne traitera que des « choses » dans l’expérience. Les « autres » seront examinés ultérieurement. 41 Je propose au lecteur, l'excellent ouvrage de Nicole Anne Tremblay, L'autoformation, pour apprendre autrement, Les Presses de l'Université de Montréal, 2003
121
« La matière nous révèle nos forces » Gaston Bachelard
Les trois maîtres sont comme les trois pieds d'un tabouret, ils stabilisent.
Qui réussit, ne privilégie aucun des trois maîtres, mais prend ce que chacun des trois a à lui enseigner.
situation : laquelle offre un espace d'opportunités à saisir (cf. Principes trois et
quatre). C'est ici que prend toute la dimension de l'homo viator, celui qui se forme
par et dans le voyage ;
5) apprendre en interaction, c'est-à-dire la manière dont nous tirons avantage des
ressources que notre réseau, notre environnement nous offrent. Cette interaction
implique la transdisciplinarité. C'est ce que Steve Jobs a toujours réalisé en
étudiant autant les finitions d'une Mercedes, l'étude de la calligraphie, la
méditation, le recrutement de talents issus de milieux en apparence opposés :
historiens, zoologues, artistes, informaticiens ;
6) apprendre de son/ses MOON (MOde Opératoire Naturel), c'est peut-être ce sixième
point auquel peut se référer le terme nature de Rousseau. Nous avons tous, à des
degrés de densités nuancées, des modes opératoires naturels. Ces derniers
impulsent une manière d'opérer distincte (je traiterai plus en détail cela dans le
Principe vingt) propre à la personne. Apprendre de son ou de ses MOON veut dire
observer sa manière d'opérer en situation, en vue d'optimiser et de « formaliser »
sa propre méthode. J'approfondirai cette dimension dans un principe prochain. Je
te propose de nous focaliser sur les deux dimensions utiles à notre propos : SUCCÈS
& RÉUSSITE.
Le second maître est l'autre : l'hétéroformation. L'hétéro désignant ce que l'autre porte
comme altérité, cet écart à nous-même nous obligeant à mettre en tension nos vérités,
nos croyances. C'est dans l'écart que la mise en forme s'opère. Ne parle-t-on pas alors de
trans-formation ? Ce qui change et se modifie radicalement au sein de la forme. Le
formateur, le mentor, l'enseignant, le parent sont, en exemple, des figures
hétéroformatives.
La formation de toi par l’autre se nomme hétéroformation. C’est l'aptitude à :
122
Hétéroformation : prendre ce que l'altérité offre d'écart pour y puiser de nouvelles ressources.
Trans-formation : se qui se crée par enchevêtrement.
Qui réussit se donne autorité. Prendre ce qui nous est utile au voyage et rester indifférent aux jugements.
1) observer la manière d'opérer de quelqu’un de compétent, d’habile dans son
domaine ;
2) reproduire (imiter, mimer) une compétence, un geste ou une séquence de
mouvements jusqu’à se l’approprier soi-même. Je souligne le terme d'imitation et
non de copier. Dans imiter, il y a la notion de prendre appui sur l'existant en vue de
trouver sa propre dynamique. Copier c'est se contenter de reproduire sans y
apporter de la valeur ajoutée ;
3) questionner la compétence de l’autre afin de la rendre accessible à ma
compréhension, faire preuve de curiosité et de sagacité dans l’observation, c'est-
à-dire chercher dans l'anodin le détail d'un geste qui fait la parformance ;
4) formaliser le savoir observé par une phrase, un schéma, un dessin. Cela veut dire
rendre visible par une représentation compréhensible à nous-même le geste, la
performance d'autrui ; cette représentation peut être considérée comme langage
dès lors qu'elle propose un système compréhensible de symboles, de sons, de
couleurs, de matière, etc., reproductibles et compréhensibles même après une
période longue ;
5) écouter en vue d'appliquer un conseil ou un enseignement issu de l'expérience sans
chercher à le discuter ou à en contester le sens ou le fondement. Il convient ici
d'être modeste (cf. Principe cinq). Je traiterai de ce point en particulier dans le
Principe treize. En effet, comment ne pas chercher à « comprendre », ni même à
prendre du recul sur un conseil. Mais lorsque l'avion décroche, convient-il de
contester le conseil disant de piquer du nez pour reprendre de la vitesse, là où le
réflexe serait de tirer le manche à soi ?
Le dernier maître est la « chose », ce que Pineau nomme « l'éco » (oïko - l'habitat). Ce
troisième « maître » est le plus méconnu et pourtant, à mon avis, le plus important dans le
123
Curiosité : aptitude à visiter toute nouvelle dimension où nous n'y connaissons rien.
Imiter n'est pas copier. L'un améliore, l'autre fige, donc appauvrit et dissout.
Formaliser : rendre disponible à soi-même toute connaissance utile pour « la prochaine fois ».
flux de la réussite. Mon expérience et ma pratique me prouvent chaque jour – ou presque -
que ma « réussite » passe par l'écoformation.
Où que je regarde, où que je me déplace, l'éco me met en forme. Des vagues de Quiberon
aux hautes montages de l'Himalaya, la pente en mouvance ou fixe m'oblige à travailler
mon équilibre. Du clavier de mon piano au clavier de mon ordinateur portable, les touches
et leur configuration forment mon esprit et l'association des mots et des notes à une
« musicalité » attendue ou souhaitée. La manipulation du BMX (freestyle) manipulé dans
les half-pipes, sur les rampes ou sur les bosses de terre et la pratique du kung-fu à la
manipulation du bâton d'osier, de 2m05 (kung-fu) pratiqué à l'aube, la nuit, sous la pluie,
dans le froid, dans la boue, au soleil, dans le sable, dans l'herbe mouillée ont configuré la
manière dont mon corps se positionne, se modifie, appréhende le sens de l'espace, des
vitesses, du toucher, de la précision, des sons. L'écoformation d'hier et d'aujourd'hui a
construit de manière indélébile l'ensemble des habiletés utiles à mes activités
professionnelles d'aujourd'hui. Mon sens de la stratégie en est certainement l'une des
émanations les plus effectives.
Les choses me forment. Elles m'obligent à apprendre et donc me modifier (évolution de ma
propre structure physique, intellectuelle et neuronale) en temps réel. L'exemple des
donkeys, ces mi-mules, mi-chevaux de l'Himalaya, qui par leurs traces, montrent au
voyageur les pas les plus sûrs, pour marcher en toute sécurité est enseignant.
Alors que j'avançais dans les montagnes de l'Humla, les chemins torturés et la chaleur
dissolvaient mes forces. L'un et l'autre m'ont amené à préférer l'économie et la vigilance à
la performance. Lorsque, à l'approche de précipices, mon cœur se mettait à battre de
peur, j'ai dû faire preuve de lenteur. Là-bas, nombre d'êtres humains inscrivent leurs pas
dans les traces des donkeys. J'ai observé la manière dont mes guides marchaient. Ils
mettaient leurs pas, peu ou prou, dans les traces des animaux. J'ai fais de même : j'imite.
124
De la pente de la vague aux pentes de l'Himalaya, quelle différence ? Il faut s'appuyer sur la configuration pour apprendre à s'y mouvoir.
Se mouvoir : aptitude à bouger comme il (le) faut selon la situation.
Touches de piano, touches d'ordinateur, même travail : jouer des deux mains avec fluidité.
L'animal pose ses pattes là où le sol est sûr alors j'observe, j'imite et j'apprends. En
conséquence, mon regard sur ces mi-mules, mi-chevaux change, mais aussi ma manière de
me mouvoir, de positionner mon centre d'équilibre, d'utiliser différemment mon eau et
autres réserves alimentaires. Leur vigilance devient ma sécurité de vie. Ce que je nomme
les choses relève du « non-humain » : la matière, les sons, les couleurs, les animaux, etc.
La formation de toi par les choses se nomme écoformation. C’est l'aptitude à :
1) observer une situation, un organisme vivant, une matière, une réaction
particulière avec un effet enseignant pour le quotidien ;
2) expérimenter par le contact direct avec une matière, un élément, un organisme
vivant, une situation, un comportement, une réaction, une interaction pouvant
discipliner l’esprit, l’habitude, l'habileté ;
3) observer les éléments naturels, les règles qui les régissent à partir de critères
factuels et observables, les reproduire de manière similaire dans une activité
professionnelle, sportive, personnelle.
Le mot chose est issu du latin causa, il désigne une « réalité plus ou moins déterminée par
un contexte ». Le terme s'oppose à une personne, c'est un objet non spécifié, il englobe
aussi « ce qui a lieu, ce qui s'opère ». Le mot chose renvoie ainsi aux notions de
circonstances, d'action, de non-action de « che » telles que j'ai pu les aborder
précédemment. La « chose » étant dite, poursuivons l'investigation de l'apprentissage par
les « choses ».
La chose nous forme : de là naît la « parformance »
Que serait le dessinateur sans son crayon, sans sa feuille, sans le support ? Que serait le
navigateur sans l'eau, sans le vent, sans les courants, sans le bateau, sans chaque parcelle
125
Donkey : mi-mule, mi cheval issu de l'Himalaya, apte à franchir les zones les plus dangereuses avec résistance et tranquillité.
Il faut savoir mettre ses pas dans celle d'une mule pour arriver sain et sauf à destination.
Ecoformation : la manière dont les choses nous forment.
de ce dernier ? Que serait le maroquinier sans le cuir, que serait le sellier sans sa pince ?
L'usage d'un objet avec notre corps a une incidence directe sur la construction de notre
langage, mais aussi sur la structuration de notre cerveau. Vilayanur Ramachandran42, a pu,
suite aux observations de Darwin, confirmer la manière dont le geste influençait la
structuration du langage. Si vous prenez en main une paire de ciseaux avec pour intention
de couper une feuille de papier avec précision, vous observerez que votre bouche suivra
l'intensité et l'ouverture de vos doigts. Il en est de même pour mesdames, qui, mettant du
mascara ouvrent pour la plupart la bouche à chaque mouvement.
Dans le cerveau, les aires de la main sont à proximité des aires de la bouche. Cela
entraîne, semble-t-il, une vocalisation à partir des signaux envoyés par les gestes. V.
Ramachandran nomme ce processus « syncinésie43. » J'ai pu observer ce phénomène très
tôt dans ma pratique. J'ai été frappé par les différences de discours, d'explication d'une
personne entre le moment où elle m'explique sa manière d'opérer hors situation et la
sémantique utilisée en situation.
Par « en situation », il faut comprendre : la dynamique naturelle par et dans laquelle la
personne opère lorsqu'elle réalise l'activité évoquée ou implicite. Dès lors que je demande
à la personne de pratiquer avec les objets ou dans sa configuration, le discours change de
manière radicale.
J'ai fait le constat que les personnes en situation de performance (parformer) le devaient
pour grande partie à l'influence directe des objets et/ou du mouvement spécifique de leur
corps avec ou sans objet.
Les mouvements réalisés avec ou sans objets utilisés dans des configurations cohérentes
avec l'usage et l'utilité desdits objets, modifient nos habitudes, c'est-à-dire « comme on
bouge, on se forme, comme on touche et use44 on se transforme ».
42 Ramachandra V., Le cerveau, cet artiste, Eyrolles, 2005, p. 95-9643 Terme appartenant au champ de la neurologie44 Il faut comprendre « use » au sens de la pratique.
126
Chose : la matière, les sons, les couleurs, les animaux, ce qui s'opère, la réalité en cours.
Syncinésie ; manière dont le geste influence la vocalisation
Si vous voulez changez d'habitudes, changez vos ciseaux.
Selon l'état d'avancée et leur maturité d'autoformation, les personnes, soit préservent
pour partie leur patrimoine sémantique (mots et concepts), soit le font évoluer ou le
modifient pour l'ajuster au mieux de leur pratique (création de nouveaux mots et de
nouveaux concepts).
J'ai pu observer et confirmer ce constat au travers d'un exercice simple. Je vous propose,
Vincent, cher lecteur, d'expérimenter ce qui suit.
Prenez une feuille de papier, puis faites-en un chevalet. Une fois réalisé, rédigez votre
prénom dessus. C'est fait ? Si vous avez un dictaphone ou un téléphone de moins de cinq
ans, vous devez avoir une fonction enregistrement. Si oui, prenez-le, sinon, prenez une
feuille blanche et un crayon et rédigez avec exactitude ce que vous allez dire. Maintenant,
imaginez-moi devant vous et décrivez-moi à haute voix comment vous vous y êtes pris pour
construire votre chevalet ? Je vous demande de laisser votre chevalet devant vous sans le
toucher. Une fois l'exercice réalisé, je vous demande de prendre une seconde feuille. Puis,
en temps réel, je vais vous demander de dire point par point ce que vous faites. Exemple :
je prends la feuille avec mes index et pouces gauche et droit. Je la saisis par les bords du
haut, le haut étant sur la partie la plus éloignée de moi. Je vous demande, ensuite, de
dire, de rendre sonore ce qui s'opère dans votre esprit, dans votre corps. Par exemple, je
prends la feuille par le haut, parce que je ressens qu'il me sera plus facile de la plier, ou,
je la prends par le bas, parce que mon esprit a déjà vu la manière de la retourner, etc.
Soyez précis avec les mots choisis. Si vous n'avez pas le bon, alors dites : je n'ai pas le bon
mot. N'associez pas un « mot » avec un geste, si le mot, selon vous, ne correspond pas.
Certes je ne suis pas en réalité en face de vous pour vous accompagner dans cet exercice,
mais, si vous avez suivi mes consignes, vous aurez été surpris de l'écart entre les deux
manières d'opérer, alors qu'au final, le chevalet sera identique ou presque.
Lorsque je travaille sur la performance (inhérente au succès), je propose aux personnes
d'expliquer comment elles opèrent dans une situation de réussite. Puis, je leur demande,
127
Les personnes en situation de performance sont influencées par les choses et les objets.
Comme on bouge on se forme, comme on touche on se transforme.
L'un des facteurs inhérents à la réussite réside à énoncer à haute voix ce qui s'opère au moment où cela s'opère.
soit de mimer, soit de se mettre en situation concrète. Je me souviens de ce cadre
supérieur d'un groupe international qui, à ses heures de libre, adorait skipper des bateaux.
Il était assis devant le groupe et tentait d'expliquer au mieux comment il s'y prenait. Je
proposais au groupe de lui poser des questions, non pour comprendre ce qu'il faisait, mais
pour l'amener à rendre visible sa pratique. La totalité des participants restait en mode
« intellectuel ». Ce faisant, ils renforçaient chez le skipper une forme de frustration, en le
rendant incapable de rendre disponibles à l'esprit du plus grand nombre cette
compétence, cette manière d'opérer. Après dix minutes, j'ai clôt la première partie de
l'expérience, puis j'ai entamé la seconde : la mise en situation virtuelle. J'ai demandé à
cet homme de s'imaginer dans son bateau. Je lui ai demandé ensuite de me dessiner,
même avec des lignes imaginaires, les contours du bateau, dans la salle où nous étions ; ce
qu'il a fait en marchant et en montrant de l'index la forme de son bateau. Puis, je lui ai
demandé de prendre la position exacte dans laquelle il opérait. Et là, extraordinaire
modification du langage et des mouvements. La première chose qu'il a faite, c'était de
s’asseoir par terre en allongeant les jambes en avant et le dos à environ 45° du sol. Ses
bras et ses mains ont semblé prendre en main des cordages ou autre matériel du bateau.
« Pourquoi te tiens-tu dans cette position » lui demandai-je. Sans me regarder, il
répondit : « c'est pour sentir le bateau dans l'eau ». Dès le départ de son assise, son regard
regardait vers le ciel. « Que regardes-tu depuis le départ ? — Je regarde le haut de la
grand-voile » dit-il concentré.« Oui mais quoi en particulier, que regardes-tu de si
important, vu ta concentration ? ». Et là, après un instant de silence, il me montra
quelque chose qui entraîna dans la salle une réaction sonore d'émerveillement et de
surprise : « En fait, ce que je regarde, c'est le bruit que la grand-voile fait sur le haut.
C'est ce bruit qui me dit que le bateau est bien positionné au regard des conditions et de
la destination. » Sans relâcher la « pression », je lui demandai : « Nous on n'entend pas ce
bruit, peux-tu nous le faire entendre ? ». L'homme était toujours au sol. À peine trois
128
Mimer la réalité pour mieux en capturer les dynamiques enseignantes, voici un principe simple.
Rendre visible à l'esprit ce qui ne l'est pas pour mieux retrouver les dynamiques porteuses de connaissances implicites.
minutes s'étaient écoulées. Ne lâchant pas les cordes virtuelles, il réalisa avec sa langue
un bruit particulier « claclaclaclaclaclaclacla ».
Il semblait frustré de ne pas être assez précis. Je le vis au regard de sa moue et du
froncement de sourcils. Je lui dis : « Peux-tu lâcher tes cordes et nous faire avec tes mains
à la fois le bruit, à la fois le séquencement de ce bruit ». Sans se redresser, il se mit à
frapper dans ses mains de manière rapide environ trois claps par seconde. « C'est cela que
tu vois et entends » lui dis-je ? « Oui, c'est cela ! ».
J'ai demandé alors aux participants, une vingtaine, de reproduire le même « clap ». Toutes
les personnes de la salle se sont mises à frapper dans leurs mains selon le même rythme et
la même intensité sonore. Le skipper était enthousiaste. Il « regardait » encore la grand-
voile dans sa position alors que tous imitaient le son de sa « parformance ». Le groupe et
lui-même furent touchés autant que troublés par l'expérience vécue. Ils venaient de vivre
ce que j'ai évoqué plus tôt dans mon ouvrage : l'expérience vécue de l'expérience vécue
(cf. Principe deux). Cet état les rendait disponibles à mon propos à venir. J'ai expliqué
l'utilité de rendre disponible à soi-même et aux autres les modes opératoires et la manière
dont nous nous mettons en forme (forma) par et au travers des « choses ». Puis j'ai
expliqué pourquoi l'intelligible en est incapable, car puisant dans le puits des
connaissances intellectuelles ou abstraites que la personne possède ; ce qu'ils avaient
expérimenté en première séance.
Je n'ai jamais rencontré qui que ce soit ayant le même discours avec et sans objet en
main, mais aussi en dehors et dans l'action. Il me faut préciser, lorsque j'écris « sans objet
en main », que la personne ne mime aucun mouvement pour lequel le cerveau pourrait
« croire » qu'il tient effectivement quelque chose. Le seul fait de mimer une réalité en
mobilisant le cerveau de manière active, ce dernier considère le mime comme étant la
réalité.
À la fin de la séance de travail, j'ai demandé aux participants avant de sortir, de me
129
Il y a des sons, des bruits utiles à la réussite dont on ne prend conscience qu'une fois qu'on les regarde.
Pourquoi diable croire qu'il faille trouver les bons mots (avec du sens) ? Parfois, il faut trouver le bon son au bon rythme.
Imiter le son de la « Parformance », voici qui est utile pour faire acquérir les rythmes de la réussite.
réitérer la compétence d'un skipper qui regarde sa grand-voile : tous, en rythme, avec
émotion, se mirent à frapper dans leurs mains avec une étonnante synchronisation « clap-
clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap-clap ».
Quand les choses modifient notre langage et nos concepts
Ces dernières années m'ont amené à déconstruire les concepts de la réussite. Non par
« réaction », mais par le constat d'un écart entre l'observation de qui se « voit » et les
concepts qui l'expliquent. Dans cet écart réside, en partie, l'éco.
Ce concept d'éco est un concept clé, même s'il peut sembler difficile à « imaginer ».
Comme le souligne Gaston Pineau, cette difficulté à le nommer est liée au fait que « ce
troisième pôle de formation est le plus discret, le plus silencieux. Il est oublié, voire
refoulé, par l’interlocution bavarde des deux autres45». Gaston Pineau m'offrait une
matière intéressante, surtout dans mon travail sur l'émergence et l'actualisation des
potentiels. En effet, « ce terme "éco-formation" veut mettre l’accent sur la réciprocité de
la formation avec l’environnement. Ce n’est qu’en sachant comment l’environnement
nous forme, nous en met en forme, que nous saurons comment former un environnement
viable, vivable et vital.46 ».
L'écoformation permet la production d'un savoir particulier : le « savoir comment ». Il
s'oppose ainsi au « savoir quoi ». L'un renvoie à la réalité, l'autre à la vérité ; la vérité,
rappelons-le, établit une connaissance intelligible se posant sur la réalité. Elle est
indifférente à ce que cette dernière « dit en réalité ». L'écoformation intègre le donné
45 Pineau G., Temporalités en formation. Vers de nouveaux synchroniseurs. Paris, Anthropos, 2000, p. 132. Les deux autres étant l'autoformation et l'hétéroformation.46 Idem.
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Un bon mime arrive à duper le cerveau.
Le flux de la réussite s'intéresse plus au « savoir comment » qu'au « savoir quoi »
d'une chose ou d'une situation à la connaissance. Par « donné », Il faut comprendre l'aspect
dynamique, le potentiel, la réalité opérante ou disponible. Par exemple, la terre glaise
forme la main à devenir compétente et créative. La main, par son mouvement particulier,
par la pression spécifique demandée par la matière, entraîne chez l'artiste, une
vocalisation particulière. C'est cette vocalisation qui devient connaissance construite
(savoir comment) et non abstraite (savoir quoi).
Dans un jargon populaire, cela pourrait se résumer comme suit : Ha ! cette personne qui
me dit comment je dois faire pour réussir dans mes montagnes, mais qui n'a jamais porté
autre chose que des chaussures basses ou à talons. Là où quelqu'un du terrain dirait : Mais
arrête donc de faire des nœuds avec ta tête, vas-y et tu sauras ! La première part de la
connaissance véritable et tente de l'implémenter sur le terrain, l'autre du terrain pour en
extraire de la connaissance appliquée.
La réussite, le succès, me semblent être la conséquence d'une expérience écoformative à
partir de laquelle on formalise, on conceptualise et théorise. Jamais ce travail de
théorisation ne quitte la réalité. Lorsque cela se produit, cela veut dire que nous entrons
dans l'intelligible et l'abstrait autant que dans l'idéal de la forme sans nous préoccuper du
réalisme du propos. Je pense qu'il faut savoir rester idiot ou stupide pour être disponible
aux opportunités qu'offrent les choses. N'est-ce que ce qu'a incarné Thomas Edison,
considéré de par son excessive curiosité, comme un enfant stupide, posant de multiples
questions et n'apprenant pas assez vite ?
Je te propose, Vincent, de quitter notre univers occidental pour en découvrir un autre. Je
t'invite pour cela à visiter chez les indiens Pawnee, la cérémonie du Hako. Pour progresser
en sécurité dans un cours d'eau, il est dit « nous devons adresser une incantation spéciale
à chaque chose que nous rencontrons, car Tirawa, l'esprit suprême, réside en toutes
choses, et tout ce que nous rencontrons en cours de route peut nous secourir... Nous avons
131
Beaucoup de personnes ne peuvent réussir parce qu'elles veulent (justement) être intelligente sur la question.
Il faut parfois savoir être idiot et stupide sur une question pour réussir.
Parce qu'elle en provient, une bonne théorie ne quitte jamais la réalité.
été instruits à prêter attention à tout ce que nous voyons. »47
Cette phrase illustre les différentes étapes de l'invocation qui accompagne la traversée : le
moment où le voyageur met les pieds dans l'eau, là où il se déplace, là où les pieds et les
parties du corps sont entièrement recouverts, le rôle et l'invocation du vent qui, par sa
fraîcheur ressentie au contact des parties mouillées, permet d'appréhender comment et
quand se déplacer en sécurité.
J'attire ton attention, Vincent, ami lecteur, sur cette partie de phrase : instruits à prêter
attention à tout ce que nous voyons. Là où nous avons été instruit dans l'apprentissage de
la pensée, de la compréhension et de l'écoute (du propos de l'autre) indépendamment de
la réalité, les Pawnees sont éduqués à prêter attention à ce qu'ils voient. N'est-ce pas le
principe unificateur de toutes les cultures ayant inventé quelque chose : l'observation
rigoureuse et continue ?
Le fait que les mathématiques (abstraites) restent, dans l'éducation française, la matière
majeure et noble, peut nous éclairer sur la manière dont notre « tribu » peut s'enliser dans
les idées. La science (kexue) chinoise, en cela, fut différente de la nôtre. Le terme
science veut dire « connaissance classificatrice », non en terme de valeur, de bien, de mal
et de mesures dont le fondement serait la morale ou l'abstraction, mais la théorie des
polarités (yi) et des catégories (lei). Chez les anciens Chinois, seul compte le Tao (Voie
invariable). Le sage et philosophe Shao Yong a écrit : « Regardez les choses du point de
vue même des choses, et vous verrez leur véritable nature ; regardez les choses de votre
point de vue, et vous ne verrez que vos propres sentiments ; car la nature est neutre et
évidente, tandis que vos sentiments ne sont que préjugés et obscurités »48
47 Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Plon 1962, p.2348 Needham J., La science chinoise et l'Occident, Éditions du seuil, 1973, p. 47
132
« Nous avons été instruits à prêter attention à tout ce que nous voyons ». Principe éducatif Pawnee
Réussir c'est sentir, non un sentiment interne, mais la juste nature des choses.
Science occidentale : (scientia), qui sait, instruit, connaissance
Science chinoise :(kexue), connaissance classificatrice à partir des polarités (yi) et des catégories (lei)
Un autre exemple de culture écoformée est la tribu des Osages49. Cette dernière a créé un
outil conceptuel et de pensée, influencé par différentes catégories d'aigles : l'aigle royal
(Aquila Chrësaytos, L.), l'aigle tacheté (de la même espèce), l'aigle chauve (Heliaeetus
leucocephalus), explique Claude Lévi-Strauss50. La famille invoquée est motivée par le
moment et les circonstances. Ce n'est pas une démarche intellectuelle abstraite qui
motive les actions et les moments, mais une observation de l'éco.
De cette observation est produit un modèle de pensée, une manière d'opérer.
N'est-ce pas le cas de Jobs qui, inspiré par cette pomme tombée d'un pommier à la All-One
Farm alors qu'il venait échanger des idées avec la communauté zen y habitant, invente
« Apple » ? Cette pomme tombant au sol a produit une image dans l'esprit de Steve J.
Celui-ci l'a transformée en concept, puis en un outil ou les deux à la fois : Pomme chez All-
One Farm = Zen, donc ordinateur avec Pomme dessus = Zen, donc ordinateur Jobs = Zen
alors Computer Jobs = Pomme51 (). Quelques milliards plus tard, la Pomme de Jobs est
devenue, selon moi, un objet de pensée autant qu'un outil conceptuel. Avoir un objet avec
une dessus, c'est montrer au plus grand nombre son appartenance « opérante ».
N'est-ce pas cette compétence Pawnee que Steve Jobs, Edison, De Vinci, Verne, ont
développé : le « prêter attention à ce qu'ils voient » ?
Poursuivons un instant avec « Steve ». Il (Steve J.) a fait associer un son à sa . Ce son
spécifique lorsque l'on ouvre un Mac. Les studios Disney ont repris ce dernier pour son long
métrage Wall-E52. Lorsque les batteries solaires de l'adorable robot sont rechargées, le son
49 Famille amérindienne vivant aux États-Unis, dans le comté d'Osage en Oklahoma.50 Lévi-Strauss C., La pensée sauvage, Plon, 1962, p. 22-2351 Certes, il pourra m'être reproché une si rapide déduction. Toutefois, l'étude plus élargie des modèles d'outils conceptuels, mais aussi la manière dont Steve Jobs « créait » semble montrer toujours la même cohérence : une éco-formation. Les choses inspiraient Steve Jobs et c'est en partie de cela que venaient ses idées.52 Stanton A., Wall-E, Disney, 2008, Animation
133
Avant de voir «», Steve Jobs a vu une pomme tomber. La différence avec la plupart des autres, c'est que lui l'a regardée.
Avant de comprendre la gravité, Newton était assis dans son jardin, et une pomme est tombée.
Deux pommes tombent, le premier formalise la théorie de la gravité, l'autre la théorie du Zen informatique.
se fait entendre...
N'est-ce pas ce qu'il reproche à Bill Gates avec une certaine ironie : « Il m'est très
sympathique. Mais je crois que lui (Bill Gates) et Microsoft sont un peu limités. Il serait
plus large d'esprit si, dans sa jeunesse, il avait pris du LSD ou était parti vivre dans un
ashram »53 Le personnage ne fait pas de cadeau à son « homologue », mais ce n'est pas le
ton qui m'intéresse, c'est ce à quoi il se réfère : le LSD et l'ashram sont des choses ou des
lieux de type « éco ». Les ashrams sont des lieux retirés dans la nature où il est possible de
méditer, de faire pénitence et d'acquérir une éducation.
Lors de mon dernier voyage dans l'Himalaya, j'ai observé que les enfants, dès lors le soleil
était présent, suivaient leur cours dehors. Je demandais à mon ami Yeshi Lama,
responsable de The Himalayan Children's Society54, pourquoi cela, il me répondit presque
surpris : « because sun is shining » (parce que le soleil brille). Il m'expliqua avec simplicité
l'idée suivante.
Les conditions dans la région sont telles que, lorsque le soleil est présent et agréable, les
professeurs font leur cours dehors. Les enfants sont plus concentrés, plus heureux et leur
capacité d'apprentissage est meilleure.
J'ai observé une auto-discipline des enfants, mais aussi une souplesse dans l'attitude des
professeurs, acceptant parfois le brouhaha où l'inattention d'en enfant observant un
corbeau ou un aigle passer au-dessus de lui.
Au cours de ces dernières années, j'ai constaté à quel point les configurations modifient
les structures langagières, les structures de pensée. Lorsqu'une personne, une équipe est
en contact direct avec les choses, elle se trouve mise à l'épreuve sans aucune concession.
53 Kahney L, in Gallo C., les secrets d'innovation de Steve Jobs, 7 principes pour penser autrement, Pearson, 2011, p. 11054 https://www.facebook.com/pages/Himalayan-Childrens-Society/125762201808
134
Because sun is shining (parce que le soleil brille)
Laisse-moi te raconter cette expérience arrivée il y a quelques années avec une équipe de
25 sportifs que nous devions préparer, un ami coach et moi-même. Nous avions deux jours
et demi pour entraîner ces derniers à une compétition qui allait réunir près de deux mille
personnes. Rempli de bonne volonté et de bonnes intentions humaines dans le confort des
salles d'entraînements, le team explosa émotionnellement en l'air après une heure trente
de marche (sans raquettes) en montagne. La tempête de neige, le blizzard et la pente
allant jusqu'à 36° d'inclinaison mirent à l'épreuve les motivations les plus sincères. J'avais
aussi très froid et j'avais à l'esprit l'importance de mettre le groupe en situation de
« réussite mentale et émotionnelle ». Le groupe était trop « étalé » dans la pente. Il n'y
avait aucun abri et beaucoup étaient transis de froid. J'eus alors à l'esprit une image qui
nous aida : les manchots empereurs ! Je me souvins que, pour se protéger du froid, les
manchots empereurs créaient des cercles de l'extérieur vers l'intérieur pour s'en protéger.
En attendant que le reste de l'équipe arrivât, je dis (« criai » serait plus juste, au vu des
conditions) aux plus résistants et mieux équipés de se mettre en cercle, dos tournés au
blizzard et épaules rentrées. J'organisai ainsi trois cercles. Au centre, les plus transis et les
moins équipés. Je demandai ensuite à tous de se serrer et de se frotter les uns les autres
très fort. Puis, observant la pente à gravir et sa largeur, j'eus l'idée de garder le même
principe mais réorganisé. Le blizzard arrivait de notre gauche violemment. Je demandai
alors au groupe de faire trois colonnes de sept à huit personnes espacées de 50 cm au
maximum. Les mieux équipés côté gauche, les autres côté droit. La ligne du milieu étant
composée de ceux dont l'équipement permettait d'alterner avec la ligne de gauche. Toutes
les 10 minutes, les deux lignes extérieures alternaient, la ligne intérieure étant
maintenue.
Voici comment nous avons pu créer, grâce à la configuration des choses, imiter une
pratique de non-humains pour construire à la fois une dynamique d'équipe, à la fois une
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Les choses mettent les motivations les plus sincères à rude épreuve. De cela naissent les conditions de la réussite.
Comment le souvenir de manchots empereur permit de résister au froid et de créer un authentique esprit d'équipe
stratégie de résistance au froid.
Cette expérience, d'une grande richesse enseignante, m'offre de quoi écrire un principe
entier, mais ce que je souhaite souligner ici, c'est la manière dont les choses (les manchots
empereurs) me permirent, ce jour-là de nous adapter à la configuration d'autres
« choses ». Les sportifs en ressortirent « formés » et « parformants ». Je n'étais pas
présent le jour de la compétition55 mais ils finirent dans les premiers. Je sais qu'ils
respectèrent les enseignements acquis grâce aux « choses ».
Qui se forme par et dans les choses s'organise structurellement, tel mon ami Chhembal
(guide dans l'Himalaya) capable de résister à des altitudes qui tueraient la majorité d'entre
nous. Lorsque nous collaborons, apprenons, interagissons avec les « choses » (l'éco), nous
développons une capacité formidable : l'adaptation aux circonstances parce que les
« ressentant ». Qui surfe sent la vague, qui skie sent la pente, qui vole sent les courants,
qui dessine sent les lignes de tension, qui danse sent les rythmes et l'orientation des sons,
etc.
Je n'ai, à ma connaissance, aucun exemple d'un personnage connu ou non, ayant réussi qui
ne l'ait fait sans le « soutien » constant des « choses ».
55 J'ai toujours tâché de laisser les sportifs aller seuls à leur compétition. En effet, j'ai considéré très tôt que le coach doit être là dans le processus d'actualisation, mais lorsque vient le moment final, la personne doit échouer ou concrétiser seule. C'est son histoire et personne ne peut la vivre à sa place. Quand plus tard le coach n'est plus, la personne doit continuer à concrétiser seule ; autant apprendre le plus tôt possible.
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Quand l'esprit ne trouve pas les réponses, laisser les yeux, les mains, les pieds et autres parties du corps prendre le relais.
Le temps que l'on cherche à comprendre est du temps perdu à découvrir le nécessaire.
Les choses, leur nécessité, leur utilité dans le flux de la réussite
Je suis né dans ces collines et je m'y suis senti chez moi : voilà le donné.
J'ai grandi dans l'eau et je m'y suis peu à peu senti à l'aise : voilà le
naturel.
J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais : voilà la nécessité
Ces phrases sont celles du nageur qu'aurait rencontré Confucius. Chouang-Tseu nomme ce
récit un fait d'expérience56. Visitons, si tu le veux bien, cet ailleurs de nous, c'est-à-dire ce
qui opère à l'écart de nos normalités, de nos concepts. Je l'ai amorcé avec la tribu des
Osages et des Pawnees ; poursuivons avec un être plus familier à nos idées : Confucius. Ce
dernier découvre un jour un homme nageant près des chutes de Lü-leang. L'eau est d'un tel
bouillonnement qu'aucun animal aquatique ou terrestre ne pourrait s'y maintenir.
Confucius admire l'incroyable dextérité de l'homme, qu'il prend au début pour un mort
dans les tourbillons de la rivière. Puis, constatant qu'il est vivant, le maître veut
comprendre et connaître le « comment », non au sens grec (savoir), mais chinois
(appréhender/tcheu). Confucius lui demande : « Je voudrais connaître la méthode qui vous
permet de passer d'un monde à un autre. » « Je n'ai pas de méthode, lui répond l'homme,
mais si vous le voulez, je vais vous raconter ce qui m'est arrivé 57». L'expérience du
nageur s'appréhende en t ro i s mots : le donné (kou), le naturel (sing) , la
nécessité/spontanéité58 (ming). Le donné désigne ce qui était là à l'origine — j'ai grandi
56 Billeter J.-F, Leçons sur Chouang-Tseu (Chapitre XIX, Comprendre la vie (19/i/49-54), 2006, p. 28-29
57 Billeter 2006, p. 3258 Billeter n'ajoute pas le terme spontanéité comme complément de définition au terme ming. Si je le
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« Je n'ai pas de méthode, mais je vais vous raconter ce qui m'est arrivé » dit le nageur à Confucius.
Réussir c'est s'intéresser au « savoir comment » plus qu'au « savoir quoi ».
dans ces collines et je m'y suis senti à l'aise— , le naturel désigne la nature de l'individu
(que l'on retrouve chez Rousseau avec les trois maîtres) entraînant la pleine réalisation de
ses virtualités — j'ai grandi dans l'eau et je m'y suis senti à l'aise.
Enfin, ce naturel (sing) acquis après un long exercice (kung-fu59) — j'ignore pourquoi j'agis
comme je le fais —, le nécessaire, autrement dit le spontané, s'inscrit comme la
conséquence d'une nature (et non le « soi ») ayant trouvé sa place (mouvement et temps)
dans son environnement naturel.
Tableau du « nécessaire » tel qu’appréhendé par le nageur à Confucius (Chouang Tseu)
Principes
Kou (le donné) Sing (le naturel) Ming (le nécessaire)
Ce qui était là dès le départ : « j'ai grandi dans ces collines et je m'y suis senti à l'aise »
Naturel acquis au terme d'un long exercice : « je m'y suis peu à peu senti à l'aise »
Nécessité, agir en accord complet avec... et en même t e m p s , d e f a ç o n complètement spontané (ce qui s'impose à soi de manière immédiate et naturelle)) : « J'ignore pourquoi j'agis comme je le fais » (le savoir n e c h a n g e r i e n à l’agissement)
Tcheu / appréhender
La réussite est inhérente au principe de « ce qui est là dès le départ », ce qui est propre à
fais, c'est parce que, dans son texte page 31, il dit que le nageur a acquis la faculté d'agir en accord complet avec les courants et les tourbillons de l'eau de manière totalement spontanée, ce qui entend la notion de nécessité. Cette spontanéité acquise par la nécessité entraîne des mouvements qui s'imposent à lui de manière naturelle et immédiate.59 Je précise que le terme kung-fu, comme le pense la grande majorité occidentale, ne désigne pas un art martial, mais le travail assidu qu'une personne réalise pour améliorer sa technique, sa compétence, sa pratique en vue d'atteindre l'excellence (l’excellence étant liée à l’expérience et non à la perfection). La réussite est la conséquence d'un bon kung-fu.
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Qui développe son kung-fu réussit, qui veut réussir travaille son kung-fu ; l'un est l'autre, l'autre n'opère que par l'un.
Trouver le donné (kou) et le naturel (Sing) sera trouvé. Trouver le naturel et le nécessaire (Ming) se fera évident. Une fois le nécessaire trouvé, le sens de la vie peut se déployer.
la personne : ses MOON mais également l’environnement (Kou) — sa configuration.
Toutefois, ce qui est là peut ne jamais s'actualiser, si la configuration, l'utilité, la nécessité
ne se font pas sentir, au sens propre avant même le sentir au sens figuré. J'ai acquis une
rare conviction. La voici : chercher le sens de la vie dans une investigation de l'esprit ne
permet aucune réponse satisfaisante quant à notre « nature » (notre voie). On accède au
sens de notre vie parce que l'on reconnaît le « donné », on appréhende la configuration,
on identifie notre utilité, puis on cultive le naturel et le nécessaire.
Ni le donné, ni la configuration, ni l'utilité par et dans laquelle l'évidente vérité (le sens à
suivre) réside ne pourront se rendre disponibles à notre esprit si nous ne nous mettons pas
en interaction avec les choses.
La personne réussit par ce qu'elle acquiert après un (long) entraînement (kung-fu). Ce
dernier répond à une nécessité/spontanéité en s'imposant à elle de manière naturelle. Le
principe d’interaction constant avec l'environnement est un principe clé. En effet,
l’interaction mobilise des gestes adaptés qui, avec la répétition, l’entraînement
persévérant, l’autoformation autant que l’écoformation entraînent la « performance » du
nageur qu’admire Confucius. Cet apprentissage expérientiel entraîne une forme spécifique
de relation (relatio, lien entre deux choses), s'il en est nécessaire, avec les membres de
son environnement (à la base du « soi »).
Je pense, et ne le dirai jamais assez, que la réussite n'est ni de l'ordre de l'intellect, ni de
l'abstrait, ni de l'idéal : elle commence quelque part, et dans le donné (kou).
Disney a été influencé par sa jeunesse à la ferme. Il fera des animaux de son enfance les
héros de ses histoires féeriques. Edison sera influencé par le laboratoire de chimie que sa
mère lui autorisa à installer dans la cave dès l'âge de dix ans. Einstein, lui, se passionna
pour les sciences suite à une boussole qu'on lui offrit dès l'âge de cinq ans.
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Relatio : lien entre deux choses.
Disney, Edison ou Einstein ont l'étrange point commun d'avoir été inspiré et passionné par des « choses »
Au quotidien, les choses offrent un potentiel de situation. Celui de nous mettre en lien
direct avec ce pour quoi nous pouvons être utile. De par leur nature multiple, les choses
nous offrent la possibilité de nous mettre en forme (actualiser), de nous transformer, de
trouver le « sens » de la vie. Ici, le sens n'est pas à prendre au niveau métaphysique, c'est-
à-dire ce qui se trouve à un « autre niveau », « ce qui serait à élucider », la découverte de
notre être dans son mode absolu (méta). Le « sens » est à prendre dans son aspect le plus
directionnel qui soit : ce qui découle de manière naturelle à « partir de. » N'est-ce pas ce
que le shi chinois propose, une énergie actualisante ? C'est ce que procurent les choses,
cette énergie (capacité à produire un travail, qui ne disparaît mais se transpose) qui par
propension, par rencontre de la nécessité, favorise l'engendrement. Ici se retrouve
l'aptitude de la nature à être opérante.
Le chercheur Bruce H. Lipton dit que « le fonctionnement de la cellule dépend
premièrement de son interaction avec l'environnement et non de son code génétique60 ».
Ce propos rencontre celui issu des recherches de H. Frederik Nijhout : « lorsque le produit
d'un gène est nécessaire, il est activé par l'environnement et non par une propriété du
gène61. »
Au début de ce Principe sept, j'ai dit qu'il était l'une des pierres angulaires de cet ouvrage.
Là où la majorité pense et affirme que la réussite est uniquement liée à notre force
intérieure, notre intelligence, notre courage et l'ensemble des qualités et concepts
occidentaux partant de « soi » — ce qui me semble désormais être d'une (grande)
arrogance — , j'adhère au principe que la personne ne peut rien ou peu sans écoformation
continue avec les choses.
Dans ce principe, j'avais prévu d'aborder le rôle des « autres » dans l'apprentissage de
60 2006, p. 10561 Nijhout H.F, in Lipton, 2006, p. 63
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Trouver le méta n'est pas utile, c'est un besoin. Trouver le nécessaire, voici qui est utile.
Shi : énergie actualisante.
l'expérience. J'ai, au final, fait le choix de rester centré sur les « choses ». Je traiterai
cette dimension importante dans les Principes 13 et 18.
J'ai tâché de rendre explicite la relation entre l'homme et la nature (éco).
Si je me laissais aller à un brin de poésie, je dirais que la réussite est la conséquence d'une
« amitié » improbable entre humain et non-humains (les choses). J'ai mis en évidence la
manière dont les choses nous forment, nous modèlent par le simple fait qu'elles nous
rencontrent, nous entourent, nous traversent chaque jour.
Nous avons, enfin, visité succinctement la manière dont d'autres cultures ont opéré avec
les « choses ».
N'en est-il pas de même pour toi, cher ami ? L'influence et l'interaction avec les « choses »
n'ont-elles pas modelé la manière dont tu serres ta ceinture de manière si singulière ? (Je
t'ai observé !) Tu bouges comme les choses t'ont formé. La taille des cartes, l'épaisseur d'un
jeu, l'usage d'un foulard, d'un crayon et autres mille objets et matières ont entraîné chez
toi une dextérité (nécessaire) particulière de tes doigts et de ta vocalisation. Je pense que
la magie a révélé ta « nature » (Kou).
Si tu es si « magique », c'est peut-être parce que les choses t'ont conduit à un naturel
(Sing) qu'Harry Potter lui-même prendrait plaisir à regarder :-).
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La réussite, une amitié improbable entre humains et non-humains.
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