Extrait de postface youma

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Extrait de la postface de Laura Carvigan-Cassin, "Youma"

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Extrait de la postface de Laura Carvigan-Cassin

[…] Youma pourrait être une caricature du bon esclave à son bon maître mais elle ne l’est

pas, sans doute parce que même si elle les cautérise promptement, elle sait revenir vers la

hideur désertée de ses plaies1.

Naturellement bienfaisante, ses éclairs de révolte et ses protestations intérieures palpitent sous

son écorce nègre mais demeurent emmurés dans le silence et rejetés vers les souvenirs

oppressants de largesses et d’attentions continûment transformés en lueurs de reconnaissance.

Aliénée, elle s’insurge contre les propos envieux – qu’elle juge absurdes – de la jeune

Mayotte qui voudrait être une petite négresse et admire sa couleur de peau rappelant le

chocolat alors qu’elle a la chance de ressembler à la crème. Identitairement égarée, son corps

et son cœur appartiennent à la famille blanche qui constitue son principal univers affectif.

Seul Gabriel saura ébranler, un instant cependant, la quiétude de relations falsifiées.

Car l’éducation particulière de Youma l’isole des autres esclaves. Domestique honorée

d’officier dans la maison du maitre, elle se distingue des travailleurs des champs et s’offre

comme un rappel des distinctions opérées par la société de plantation divisant les esclaves

selon une hiérarchisation illusoire : Youma est une esclave tout comme Gabriel, ce nègre fier,

méfiant, réputé dangereux, estimé pour son travail mais méprisé par Mme Peyronnette qui

juge indignes et bestiaux les rapports qu’ils entretiennent. Gabriel le nègre sauvage apparaît

comme l’éveilleur d’une aube de conscientisation de soi chez Youma. Dans un plaidoyer anti-

esclavagiste destiné à la convaincre de marronner par amour, il lui démontre qu’elle n’est pas

une fille adoptive mais une potiche apprêtée et exhibée, une vitrine de la vanité de ses maitres.

Profondément libertaire, le bitaco créole s’oppose aux croyances européennes inculquées à

Youma, assimilée qui récite, avec autant de ferveur que de naïveté, les leçons de catéchisme

colonisatrices selon lesquelles l’esclavage est un état de nature voulu par le Bon Dieu. Avec

une lucidité féroce, Gabriel pose la question (morale) de l’esclavage dans un réquisitoire

blasphématoire au cours duquel il déconstruit les préceptes religieux inculqués par des siècles

de propagande catholique destinée à pacifier les relations entre les peuples mais ayant surtout

conduit à un reniement des croyances et fétiches africains. Pour Youma, devoir et religion

sont mêlés et la crainte du péché la conduit à une sujétion totale ; à l’inverse, selon Gabriel, il

n’y a pas de reconnaissance pour la privation de liberté, pas de loyauté en retour de la

servitude, et le Dieu qui ratifie ces iniquités est seulement celui des békés. La dévotion

extrême de Youma a dès lors des relents de trahison envers les siens. Mais qui sont

véritablement les siens ?

Loyaliste, refusant d’être complice des méfaits des insurgés, son corps brûlant avec celui de la

petite Mayotte lie leurs puretés multicolores mais offre une saveur amère à la geste épique

d’un peuple conquérant sa liberté dans le feu, l’alcool et le refus des compromissions.

Le lecteur tend sa cruche comparse à un noir verbe mémorant2 les aurores de la liberté

3 dans

les îles antillaises en mai 1848 à travers une narration retraçant le soulèvement général des

esclaves. […]

1 CÉSAIRE, Aimé, Cahier d’un retour au pays natal, La Poésie, Seuils, 1994, p.21 2 « Ô questionneur étrange

je te tends ma cruche comparse

le noir verbe mémorant »

CÉSAIRE, Aimé, « Statue de Lafcadio Hearn », Ferrements, 1960, La Poésie, 1994, p.335

3 CÉSAIRE, Suzanne, Youma Aurore de la liberté, adaptation théâtrale du roman de Lafcadio Hearn,

Martinique, 1952.

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