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Antoine Compagnon Les antimodernes de Joseph de Maistre à Roland Barthes essais

Postface inédite de l’auteur · Maritain intitulait Antimoderne un ouvrage publié en la même année 1922: «Ce que j’appelle ici anti-moderne, annonçait-il dans la préface,

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essais

Antoine Compagnon Les antimodernesde Joseph de Maistre à Roland Barthes

essais

Antoine Compagnon Les antimodernesde Joseph de Maistre à Roland BarthesPostface inédite de l’auteur

Qui sont les antimodernes ? Non pas les conservateurs, les aca-démiques, les frileux, les pompiers, les réactionnaires, mais les modernes à contrecœur, malgré eux, à leur corps défendant, rétifs au modernisme naïf et zélateur du progrès.Quelques grands thèmes — dégagés à partir de la lecture de Joseph de Maistre, Chateaubriand, Baudelaire, Flaubert d’un côté, de l’autre Proust, Caillois ou Cioran — caractérisent le courant antimoderne aux xixe et xxe siècles : historique, la contre-révolution ; philoso-phique, les anti-Lumières ; moral, le pessimisme ; religieux, le péché originel ; esthétique, le sublime ; et stylistique, la vitupération.Antoine Compagnon examine quelques configurations antimo-dernes majeures : Lacordaire, Léon Bloy, Péguy, Albert Thibaudet et Julien Benda, Julien Gracq et, enfin, Roland Barthes, « à l’arrière-garde de l’avant-garde », comme il aimait se situer.Les antimodernes ont été le sel de la modernité, son revers ou son repli, sa réserve et sa ressource. Sans l’antimoderne, le moderne courait à sa perte, car les antimodernes ont donné la liberté aux modernes : ils ont été les modernes plus la liberté.

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C O L L E C T I O NF O L I O E S S A I S

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Antoine Compagnon

Lesantimodernes

de Joseph de Maistreà Roland Barthes

Postface inédite de l’auteur

Gallimard

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© Éditions Gallimard, 2005 et 2016 pour la postface.

Couverture : Illustration Aude Van Ryn.

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Antoine Compagnon occupe la chaire de littérature fran-çaise moderne et contemporaine au Collège de France. Ilest professeur de littérature française et comparée à l’uni-versité Columbia.

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Introduction

LES MODERNES EN LIBERTÉ

No old stuff for me ! No bestial copyingsof arches and columns and cornices ! Me,I’m new ! Avanti !

WILLIAM VAN ALEN,

architecte du Chrysler Buildingà New York, 1929.

Le moderne se contente de peu.

VALÉRY.

Qui sont les antimodernes ? Balzac, Beyle, Bal-lanche, Baudelaire, Barbey, Bloy, Bourget, Brune-tière, Barrès, Bernanos, Breton, Bataille, Blanchot,Barthes… Non pas tous les écrivains français dont lenom commence par un B, mais, dès la lettre B, unnombre imposant d’écrivains français. Non pas tousles champions du statu quo, les conservateurs et réac-tionnaires de tout poil, non pas tous les atrabilaires etles déçus de leur temps, les immobilistes et les ultra-cistes, les scrogneugneux et les grognons, mais lesmodernes en délicatesse avec les Temps modernes, lemodernisme ou la modernité, ou les modernes qui le

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furent à contrecœur, modernes déchirés ou encoremodernes intempestifs.Pourquoi les nommer antimodernes ? D’abord pour

éviter la connotation dépréciative généralement atta-chée aux autres appellations possibles de cette tradi-tion essentielle parcourant les deux derniers sièclesde notre histoire littéraire. Ensuite, parce que les véri-tables antimodernes sont aussi, en même temps, desmodernes, encore et toujours des modernes, ou desmodernes malgré eux. Baudelaire en est le prototype,sa modernité — il inventa la notion — étant insépa-rable de sa résistance au «monde moderne », commedevait le qualifier un autre antimoderne, Péguy, oupeut-être de sa réaction contre le moderne en lui-même, de sa haine de soi en tant que moderne. Ainsichoisit-il non pas Manet, son ami et pair, comme«peintre de la vie moderne », mais Constantin Guys,artiste dépassé par l’invention de la photographie,tandis qu’il écrivait à Manet : « […] vous n’êtes que lepremier dans la décrépitude de votre art1. »Les antimodernes — non les traditionalistes donc,

mais les antimodernes authentiques — ne seraientautres que les modernes, les vrais modernes, nondupes du moderne, déniaisés. On se dit d’abord qu’ilsdevraient être différents, mais on se rend comptebientôt que ce sont les mêmes, les mêmes vus sousun autre angle, ou les meilleurs d’entre eux. L’hypo-thèse peut sembler bizarre ; elle demande à êtrevérifiée. Mettant l’accent sur l’antimodernité des anti-modernes, on fera voir leur réelle et durable moder-nité.

Le terme antimoderne a été parfois utilisé, notam-ment par Charles Du Bos et Jacques Maritain dansles années 1920, avant de tomber en défaveur. Du

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Bos notait dans son Journal en 1922 : «Ce matin, j’aiessayé de faire sentir à mes élèves l’emploi si remar-quable, si totalement anti-moderne que Pascal fait dumot cœur, le cœur pour Pascal, est organe de connais-sance avant et plus même qu’organe de sensibilité,lorsqu’il dit : c’est par le cœur que nous connaissonsles trois dimensions de l’espace2. » Pascal, modèle del’antimoderne ? On pourrait préférer « prémoderne »,ou early modern, suivant la périodisation consacréeen anglais. Mais il ne fait pas de doute que Du Bos,sous l’égide de Pascal, vise l’empire moderne del’intelligence et de la raison, et défend un autre ordrede connaissance, intuitif ou sensible.Maritain intitulait Antimoderne un ouvrage publié

en la même année 1922 : « Ce que j’appelle ici anti-moderne, annonçait-il dans la préface, aurait pu toutaussi bien être appelé ultramoderne3 », à savoir le tho-misme auquel Maritain s’était converti après avoirrenié Bergson, suspect d’une des dernières hérésiescondamnées par Rome au début du XXe siècle, le«modernisme ».Ainsi, bien avant que le postmodernisme ne

devînt un enjeu, la tentation antimoderne oscillait-elle déjà entre le prémodernisme et l’ultramoder-nisme, entre Thomas d’Aquin et Pascal ou Bergson.Tel que Maritain et Du Bos le concevaient, l’épithèteantimoderne qualifiait une réaction, une résistanceau modernisme, au monde moderne, au culte duprogrès, au bergsonisme aussi bien qu’au positi-visme. Il désignait le doute, l’ambivalence, la nostal-gie, plus qu’un rejet pur et simple.Une telle disposition ne semble pas en soi moderne

et elle correspond probablement à un universel.Ayant existé toujours et en tout lieu, elle peut êtrerattachée au couple familier de la tradition et de

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l’innovation, de la permanence et du changement, del’action et de la réaction, des Éléates et des Ioniens,ou encore des Anciens et des Modernes, depuis l’Anti-quité.Du préjugé éternel contre le changement, une diffé-

rence capitale sépare cependant la moderne sensibi-lité antimoderne. De celle-ci, historiquement située,la date de naissance ne fait pas de doute : c’est la Révo-lution française comme rupture décisive et tournantfatal. Il y avait des traditionalistes avant 1789, il y en atoujours eu, mais non pas des antimodernes au sensintéressant, moderne, dumot.

Les antimodernes nous séduisent. La Révolutionfrançaise appartient au passé, même si elle a pris dutemps, beaucoup plus qu’on ne l’admet en général,pour se refermer (pas avant 1889, ou même 1989).Elle semble n’avoir plus rien à nous apprendre, tandisque les antimodernes nous sont de plus en plus pré-sents et nous paraissent même prophétiques. Noussommes attentifs aux chemins qui n’ont pas étéempruntés par l’histoire. Les vaincus et les victimesnous touchent, et les antimodernes s’apparentent auxvictimes de l’histoire. Ils entretiennent une relationparticulière avec la mort, la mélancolie et le dan-dysme : Chateaubriand, Baudelaire, Barbey d’Aure-villy sont les héros de l’antimodernité. De ce point devue encore, nous tendons à voir les antimodernescomme plus modernes que les modernes et que lesavant-gardes historiques : en quelque sorte ultramo-dernes, ils ont maintenant l’air plus contemporains etproches de nous parce qu’ils étaient plus désabusés.Notre curiosité pour eux s’est accrue avec notre suspi-cion postmoderne à l’égard dumoderne.Dès 1913, Albert Thibaudet notait que la Révolu-

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tion et le romantisme, en rompant avec la tradition,avaient paradoxalement rendu service à celle-ci : « Lacroyant perdue, on a senti davantage sa nécessité, sabeauté. Les bribes qu’en restituait le temps étaientaccueillies comme la drachme ou la brebis égarée del’Évangile4. » En contraste avec l’époque, la mode etle cours apparent des choses, la tradition classiques’est mise à bénéficier d’un prestige inconnu dutemps de son règne ; par contrecoup, sa reconnais-sance a été « l’œuvre des forces qui, la heurtant et lablessant, la firent, de spontanée, réfléchie ». Ainsi « lemonument critique où se reconstruisit la tradition lit-téraire fut bâti contre le romantisme, par un roman-tique retourné5 ». Le premier des critiques fonda latradition littéraire contre l’empire romantique ; il futun « romantique retourné » : voilà encore une belledescription de l’antimoderne tel qu’il s’incarna enSainte-Beuve, fidèle à la grâce du XVIIIe siècle en pleinromantisme.Thibaudet observait aussi — c’était une de ses

thèses favorites — que « le trait le plus remarquablede la famille traditionaliste, c’est son importance dansle monde qui écrit et sa faiblesse dans le monde poli-tique6 ». On en dirait autant de nos antimodernes. Letraditionalisme, déclassé dans la vie politique par lemouvement des idées, le Progrès, l’École, s’est glisséailleurs ; la tradition a été « captée par un autreréseau, elle est entrée dans une autre hydrographie :la littérature7 ». De Chateaubriand à Proust au moins,entre Le Génie du christianisme et À la recherche dutemps perdu, en passant par Baudelaire et tantd’autres, le génie antimoderne s’est réfugié dans lalittérature, et dans la littératuremême que nous quali-fions de moderne, dans la littérature dont la postéritéa fait son canon, littérature non traditionnelle mais

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proprement moderne car antimoderne, littératuredont la résistance idéologique est inséparable de sonaudace littéraire, à la différence de l’œuvre mûre deBourget, Barrès ou Maurras. « Les lettres, la presse,les académies, les salons, Paris en somme, vont àdroite, par un mouvement d’ensemble, par une pous-sée intérieure comme celle qui oblige les groupes poli-tiques à se déclarer et à se classer à gauche8. » Lalittérature est sinon de droite, du moins résistante à lagauche, suivant ce que Thibaudet voyait comme undextrisme esthétique faisant contrepoids au sinis-trisme immanent à la vie politique et parlementairefrançaise des XIXe et XXe siècles, et surtout de la Troi-sième République, celle des lettres, celle des profes-seurs.Presque toute la littérature française des XIXe et

XXe siècles préférée de la postérité est sinon de droite,du moins antimoderne. Avec le recul du temps,Chateaubriand triomphe de Lamartine, Baudelairede Victor Hugo, Flaubert de Zola, Proust d’AnatoleFrance, ou Valéry, Gide, Claudel, Colette — la mer-veilleuse génération des classiques de 1870 —, desavant-gardes historiques du début du XXe siècle, etpeut-être Julien Gracq du Nouveau Roman. À reboursdu grand récit de la modernité battante et conqué-rante, l’aventure intellectuelle et littéraire des XIXe etXXe siècles a toujours bronché devant le dogme duprogrès, résisté au rationalisme, au cartésianisme,aux Lumières, à l’optimisme historique — ou audéterminisme et au positivisme, au matérialisme etau mécanisme, à l’intellectualisme et à l’association-nisme, comme le ressassait Péguy.Ainsi « le XXe siècle a vu les lettres et Paris passer

en majorité à droite, au moment même où, pourl’ensemble de la France, les idées de droite perdaient

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définitivement la partie9 ». Thibaudet portait ce juge-ment au début des années 1930, avant la montée desfascismes et l’avènement de Vichy, et son « définitive-ment » peut sembler imprudent après coup. La pers-picacité du diagnostic sur la longue durée n’est pasmoins remarquable : « Les idées de droite, exclues dela politique, rejetées dans les lettres, s’y cantonnent,y militent, exercent par elles, tout de même, uncontrôle, exactement comme les idées de gauche lefaisaient, dans les mêmes conditions, au XVIIIe siècle,ou sous les régimes monarchiques du XIXe siècle10. »

La tradition antimoderne dans la modernité estdonc une tradition sinon ancienne, du moins aussiancienne que la modernité. Se perpétue-t-elle jusqu’ànous, ou bien s’est-elle achevée ? Milan Kundera,s’élevant contre le commandement de Rimbaud, « Ilfaut être absolument moderne ! », injonction qu’ilentendait à la lettre et non comme une antiphrasepermettant de compter Rimbaud lui aussi parmi lesantimodernes, avançait, au début du XXIe siècle,qu’« une certaine partie des héritiers de Rimbaud acompris cette chose inouïe : aujourd’hui, le seulmodernisme digne de ce mot est le modernisme anti-moderne11 ». Or il semble que Kundera se trompe desdeux côtés de la chronologie. D’une part, le «moder-nisme antimoderne », comme il l’écrit, n’a riend’inédit, au contraire. Le prétendu cri de ralliementde Rimbaud fut une boutade ironique. En vérité, his-toriquement, le modernisme, ou le modernisme véri-table, digne de ce nom, a toujours été antimoderne,c’est-à-dire ambivalent, conscient de soi, et a vécu lamodernité comme un arrachement, ainsi que lesilence de Rimbaud devait ensuite l’attester. D’autrepart, c’est peut-être aujourd’hui seulement, au début

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du XXIe siècle, que le «modernisme antimoderne »n’est plus une option, ou qu’il est devenu une optionplus difficile à maintenir.Depuis quand ? Il se peut que cette voie royale de la

modernité nous ait été rendue inaccessible vers lemilieu du XXe siècle, après que les antimodernes poli-tiques eurent pris le pouvoir, moins le sublime biensûr, moins le pessimisme, moins le dandysme quiavaient caractérisé jusque-là cette lignée. S’il fallaitnommer le dernier antimoderne de la tradition fran-çaise, Drieu la Rochelle ferait l’affaire, jusqu’aumoment où il choisit de devenir fasciste. Dans Gilles,en 1939, son héros se réclamait encore de « cette tra-ditionnelle diatribe que poursuivent depuis plus d’unsiècle en France, dans une haute et apparente stéri-lité, les fervents de l’Anti-Moderne, depuis de Maistre,jusqu’à Péguy12 ». Drieu illustre la fierté et l’impuis-sance du dandy antimoderne, mais il a contribué à lafin de cette tradition.Les horreurs du milieu du XXe siècle auraient inter-

dit pour longtemps le jeu antimoderne, jeu français,mais aussi jeu européen, illustré par Marinetti ou DeChirico, T. S. Eliot et Ezra Pound, en rupture, eux,avec le Nouveau Monde. Bien sûr, on en reconnaîtencore tous les traits typiques çà et là, par exempledans le Journal inutile de Paul Morand, qui disait tou-jours de lui-même après 1968, comme Chateaubriandaurait pu se qualifier : « J’étais à la fois un hommede l’ancien temps et un insurgé ! / Mon zèle à déplaire,de 1944 à 5113. » La familiarité avec tous les héros dela tradition antimoderne est chez lui manifeste, àcommencer par Joseph de Maistre : « “Toute dégrada-tion individuelle ou nationale est, sur-le-champ,annoncée par une dégradation rigoureusement pro-portionnelle dans le langage” (Joseph de Maistre)14. »

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Car l’antimoderne se prend volontiers pour unpuriste. L’ironie sur Voltaire et Rousseau, sur les« immortels principes » de 1789, sur la démocratie,sur le suffrage universel est constante chez Morand,ou encore le pessimisme et le sentiment de la déca-dence. Mais tout cela est désormais figé, triste, amer ;tout cela manque de l’énergie du désespoir. Le ressen-timent échoue à se muer en ressource : « Il n’y a plusde nuit (Orly, 24 h de suite), comme il n’y a plusd’habits (hommes en femmes, femmes en hommes),plus de repas (télévision), plus de messe, plus de céré-monial, plus de société15. » Les jérémiades, renouve-lant la vieille angoisse d’uniformité égalitaire oud’entropie démocratique des Mémoires d’outre-tombe— «La société en s’élargissant s’est abaissée ; la démo-cratie a gagné la mort16 » —, s’entendent comme desblagues grincheuses de Vichyssois se retrouvant àdéjeuner chez Josée de Chambrun. Le Journal inutilede Paul Morand semble donc confirmer que le cou-rant antimoderne ne pouvait plus se présenter à la findu XXe siècle que comme une survivance.C’est ce que j’ai cru longtemps. Puis, relisant

Roland Barthes, ses derniers textes, j’ai reconnu enlui un antimoderne classique, à la Baudelaire ou à laFlaubert. Barthes déclarait en 1971 que son vœu étaitde se situer « à l’arrière-garde de l’avant-garde », et ilprécisait aussitôt le sens de cette proposition équi-voque : « […] être d’avant-garde, c’est savoir ce qui estmort ; être d’arrière-garde, c’est l’aimer encore17. » Onne saurait mieux définir l’antimoderne commemoderne, pris dans le mouvement de l’histoire maisincapable de faire son deuil du passé. La « divine sur-prise », comme Charles Maurras nomma l’accessiondu maréchal Pétain au pouvoir sans coup d’État et la« contre-révolution spontanée » qui suivit, aura rendu

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improbable le jeu antimoderne — jeu avec le feu —,mais seulement pour un temps, non pour toujours.Nous y sommes de nouveau.

De quoi, de qui s’agira-t-il ? Non pas de tous les anti-modernes, de l’ensemble des représentants de la tradi-tion antimoderne des XIXe et XXe siècles, car ils sontlégion. Rien qu’avec la lettre B et sans sa compagnesourde — Péguy, Proust et Paulhan —, c’est déjà unebonne partie de la littérature française. Et il n’est pasvraiment nécessaire de revenir en détail sur les cas deBaudelaire, de Flaubert ou des Goncourt, qui sontfamiliers.À partir de Joseph de Maistre, de Chateaubriand,

de Baudelaire, les premiers fondateurs de l’antimo-derne, quelques idées fortes, quelques constantes thé-matiques, quelques lieux communs de ce courant defond de la modernité seront explorés dans une pre-mière partie18.

Puis, dans une seconde partie, quelques grandsantimodernes plus négligés du XIXe et du XXe siècleferont l’objet de monographies : Lacordaire, LéonBloy, Péguy, Albert Thibaudet, Julien Benda, JulienGracq, ou encore Roland Barthes, puisque le filantimoderne peut être suivi jusqu’à nous. Chacunsera saisi dans un portrait de groupe : Lacordaireauprès de Lamennais et de Montalembert, devantChateaubriand et de Maistre ; Bloy entre Renan etBernard Lazare, entre James Darmesteter et AnatoleLeroy-Beaulieu ; Péguy dans le cercle de GeorgesSorel et de Bergson, suivis de Maritain et de Benda ;Benda et Thibaudet au milieu de La Nouvelle Revuefrançaise, par rapport à Gide, Jacques Rivière, JeanPaulhan ; Gracq parmi André Breton et MauriceBlanchot, ou Jules Monnerot ; Barthes enfin, encore

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en contrepoint de Paulhan, et en retrait de Tel quel.Ainsi s’élargira le cercle des antimodernes.

Tout cela ne peut faire oublier qu’il n’y a pas demoderne sans antimoderne, ou que l’antimoderne dansle moderne, c’est l’exigence de liberté. Tocqueville, audébut de L’Ancien Régime et la Révolution, insistait surson « goût bien intempestif pour la liberté », ajoutantqu’on l’assurait que «personne ne s[’en] souci[ait] plusguère en France19 ».Les antimodernes, ce sont des modernes en liberté.

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