Nous sommes tous frères

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Nous sommes tous frères

Ann Grifalconi ; Jerry Pinkney

Il y a très, très longtemps, quand j’étais une toute petite fille, j’ai accompagné Grand-père lors d’une visite hebdomadaire à son verger.

— C’est le dernier lopin de terre que je possède depuis que je vis en ville, dit-il, tout en saluant les passants.

— Grand-père, comment peux-tu connaître tant de gens ?, lui demandai-je.Et je courais pour rattraper son pas. Il s’arrêta pour m’attendre.— Je ne les connais pas par leur nom, seulement par le cœur, ma Chérie… Pour moi, nous sommes tous

frères.— Comment ça, Grand-père ?, lui demandai-je, en lui donnant la main.Il me regarda en souriant.

— C’est parce que je me sens libre de cœur et d’esprit !Nous continuions à marcher lorsqu’il me demanda :— Ma Chérie, sais-tu que du temps triste et lointain de l’esclavage j’avais toujours dans mes poches des

semences de pommier ? Je voulais bien croire que, quand viendrait le grand jour de la liberté, je pourrais les planter dans une ferme à moi…

Je fis non de la tête. Je ne le savais pas.— Un jour, j’ai su : cela ne nous arrivera que quand nous nous serons battus pour la liberté ! Alors, nous

nous sommes préparés et, … une nuit… nous sommes partis !— C’est qui «Nous» ?

— Ta grand-mère, Polly, moi, et notre petite fille, encore bébé, ta mère, dit Grand-père tout en caressant mes cheveux bouclés. Bien sûr, nous avions peur. Mais nous fîmes très attention !

Il s’arrêta de marcher. — On avait déjà longtemps marché, vers le nord… On avait croisé toutes sortes de gens et de

dangers sur notre passage. Nous nous approchions de la rivière Ohio, nous étions presque libres !

— Mais la fatigue et la faim nous empêchaient d’avancer et on s’est caché dans un grenier... On avait dormi profondément toute la nuit, le bébé aussi. A l’aube, un homme vint traire ses vaches. Et le bébé a justement choisi ce moment-là pour se mettre à pleurer ! On était dans l’obscurité, tenant bien fort notre bébé affamé contre nous. Au désespoir, nous étions prêts à nous enfuir à la nage pour atteindre la liberté de l’autre côté de l’Ohio – prêts à mourir ! Tout sauf revenir sur nos pas !

— Oh, non, dis-je, tremblant à l’idée qu’il ait pu lui arriver quelque chose.

Mais je savais que Grand-père était sain et sauf à mes côtés. J’ai serré encore plus fort sa main.

— Bien sûr, même dans l’obscurité, ajouta Grand-père, l’homme sentit qu’il y avait quelqu’un. Écoute la suite…

Je le regardai toujours angoissée.

— A ce moment-là, l’homme a complètement ignoré la couleur de notre peau ! Il a tout juste remarqué que nous étions en danger. Lui, un blanc, il nous a aidés ! Et il ne m’a jamais demandé mon nom ! Mais il m’a dit le sien : James Stanton. Il participait au Chemin de fer clandestin !

— Oh ! Les gens qui aidaient les fugitifs à passer au nord ?

— Oui ! Les gens qui nous ont aidés à nous en sortir ! James Stanton et sa femme, Sarah, n’ont jamais reproché à notre bébé la couleur de sa peau. Pour eux, c’était un bébé affamé, c’était tout ! Ils nous ont donné à manger et nous ont aidés à traverser la rivière pour atteindre la liberté dès la nuit suivante.

— Quel bonheur et quelle chance, Grand-père !— Je ne sais pas si c’était de la chance, ma Chérie.

Il hocha la tête.—Nous avons dû

nous en remettre à Dieu. Nous avions pris la bonne décision et nous avons toujours trouvé de l’aide !

C’est pour ça que je comprends… Quand quelqu’un tombe, peu importe qui il est, je tends le bras pour l’aider à se relever !

Nous marchions en silence, et l’air printanier sentait les pommiers en fleurs.

— Quand nous sommes arrivés au nord, continua Grand-père tout en pressant le pas, Polly et moi avons travaillé très dur comme journaliers, aux labours, aux récoltes, à la couture, à la ferronnerie, à la traite des vaches…Mais on a mis de côté l’argent suffisant pour acheter notre lopin de terre, ici même !

— Le voici, dit-il, alors que nous arrivions à un champ couvert de pommiers en fleurs. Tu te souviens des semences que je garde toujours dans la poche ? Je les ai plantées dans notre terre… Chaque fois que j’en plantais une, je pensais à ceux qui nous avaient aidés dans notre fuite… Et voilà leurs fruits !

Grand-père retirait une pomme de chacune de ses poches.— Elles viennent de ton grenier, Grand-père ?

— Oui, je les ai mises de côté pour les manger avec toi, ma Chérie.Nous nous sommes assis.— Grand-père, est-ce qu’un jour je pourrais planter, moi-aussi, une semence en souvenir…?Ému, Grand-père souriait…— Tu peux le faire tout de suite !

Il me regarda planter de nouvelles semences dans le verger familial, celles de la pomme que je venais de manger.

Je suis sûre que tout lui revenait en mémoire…— Je n’oublierai jamais ce que tu viens de faire, ma Chérie, dit-il en souriant.— Et je promets, de tout mon cœur, que je n’oublierai jamais tes paroles, Grand-père !

— Maintenant, ajouta Grand-père, le visage resplendissant, pendant qu’il saluait tous ceux qui passaient, comprends-tu pourquoi, pour moi, nous sommes tous frères ?

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