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Mémoire Master 1 - CELSA 2005 "Techniques et enjeux de la vulgarisation de la psychologie à destination du grand public dans les médias"
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1
UNIVERSITE DE PARIS IV - SORBONNE
CELSA
Ecole des hautes études en sciences de l’information et de la communication
DIPLOME DU MASTER 1
(MAITRISE DE L’INFORMATION ET DE LA COMMUNICATION)
« ECCE HOMO : HOMO PSYCHOLOGICUS
Techniques et enjeux de la vulgarisation de la psychologie à destination du grand
public dans les médias »
Préparé sous la direction du professeur Francis YAICHE
Nom, Prénom : Cahuzac Alexandre
Promotion : 2004-2005
Option : Marketing, Publicité et Communication
Soutenu le :
Note du mémoire :
Mention :
2
REMERCIEMENTS
Mes remerciements les plus sincères à Perla Servan-Schreiber, Olivier Aïm et
Francis Yaiche qui m’ont guidé dans mes recherches. Je remercie également Gérard
Cahuzac, Marie-Hélène Féron et Charlotte Audebert qui ont eu la gentillesse de me
relire.
3
SOMMAIRE
I) DU DIVAN A L’ECRAN: LES ENJEUX SCIENTIFIQUES ET MEDIATIQUES DU DISCOURS « PSY » ............................................................................................................. 13
1) Les manifestations du phénomène « psy » dans l’espace médiatique ....... 13
1.1) L’omniprésence des « psys » dans la société et les institutions .................... 13
1.2) L’ampleur du phénomène « psy » dans les médias ....................................... 14
1.3) De l’information au divertissement : plusieurs logiques pour un même phénomène ..................................................................................................................... 22
2) La « culture psy » et le spectre de la science : une vulgarisation de la psychologie nécessairement problématique ........................................................... 24
2.1) Psychologie, psychanalyse, psychiatrie: diverses sciences pour un même objet? ............................................................................................................................... 25
2.2) Les champs de la psyché : Champs-Elysées ou champs de bataille ? ........ 29
2.3) Enjeux et défis techniques de la vulgarisation « psy » .................................... 33
3) La « culture psy » dans les médias ou l’avènement d’un discours original .............................................................................................................................................. 37
3.1) Le vocable « psy » : une catégorie fourre-tout à l’usage du grand public .... 37
3.2) La « psy » : un nouveau savoir populaire et syncrétique ................................ 39
3.3) L’intimité et l’introspection : des figures clefs du discours « psy » ................ 43
II) LA « PSY» : UNE CULTURE PROFONDEMENT ANCREE DANS UNE DYNAMIQUE SOCIALE ....................................................................................................... 46
1) La diffusion du langage psychologique : une nécessité historique et sociale ................................................................................................................................ 47
1.1) L’avènement du narcissisme : la psychologie comme langage de l’individualisme contemporain ...................................................................................... 47
1.2) La démocratisation de la fatigue : la psy comme langage de la dépression 50
2) Les nouvelles attributions de la psychologie ..................................................... 53
2.1) La psy au service de la nouvelle idéologie dominante : l’hédonisme ........... 53
2.2) La psy comme quête de sens et comme quête de repères ............................ 58
2.3) Normes et usages : la réception du discours psy par le public ...................... 63
3) Les défis politiques, idéologiques et éthiques du vulgarisateur ................... 67
3.1) La psy et ses enjeux politiques ........................................................................... 67
3.2) Le vulgarisateur face aux religions ..................................................................... 69
3.3) Le vulgarisateur face aux dérives sectaires et à la manipulation .................. 72
III) MARKETER LA PSY : LE CAS DE PSYCHOLOGIES MAGAZINE ..................... 76
1) Les professionnels face aux enjeux de la vulgarisation de la psy. .............. 76
1.1) Exposé synthétique des enjeux (Résumé parties I et II) ................................. 76
1.2) La notion de contrat de lecture ............................................................................ 78
2) Analyse sémiotique de la couverture de Psychologies ................................... 82
2.1) Un discours centré sur l’individu ........................................................................ 82
2.2) Une promesse de bien-être ................................................................................. 83
2.3) Une relation de respect et de confiance ............................................................ 87
4
3) Le contrat de lecture de Psychologies magazine .............................................. 89
3.1) Le contrat de lecture du magazine ..................................................................... 89
3.2) Focus sur la mise en scène de la confiance et la mise en récit de l’intimité 91
3.2.1) La mise en récit de l’intimité et de l’individu ................................................... 91
3.2.2) La mise en scène de la confiance ................................................................... 95
3.3) Evaluation du contrat de lecture ........................................................................ 101
CONCLUSION GENERALE : ........................................................................................... 103
BIBLIOGRAPHIE ................................................................................................................ 106
ANNEXES............................................................................................................................. 111
Annexe 1 : Interview de Perla Servan-Schreiber menée le mardi 11 janvier 2005. ............................................................................................................................................ 112
Annexe 2 : « La Psychologie : cartographie d’un continent de recherches ». Source : SCIENCES HUMAINES, Hors-Série n°19, décembre 1997/ janvier 1998. La psychologie aujourd’hui. ........................................................................................... 122
Annexe 3: Couvertures de Psychologies, corpus de l’analyse sémiotique (cf. bibliographie). ................................................................................................................... 123
Annexe 4 : Application d’un carré sémiotique à la notion de bien-être. ................ 130
Annexe 5 : La conception du bien-être défendue par Psychologies analysée à travers un carré sémiotique. .......................................................................................... 130
Annexe 6 : Le schéma actanciel de Greimas appliqué au contrat de lecture de Psychologies. ................................................................................................................... 131
Annexe 7 : Deux malentendus possibles sur le contrat de lecture de Psychologies analysés à travers le schéma actanciel de Greimas. ................................................ 132
Annexe 8 : Etude de contenu sur les conseils donnés dans le numéro 235 de Psychologies (novembre 2004). .................................................................................... 133
RESUME……………………………………………………………………………………146
MOTS-CLEFS…………………………………………………………………………….. 147
5
INTRODUCTION
Aujourd’hui, la psychologie, au sens large, semble omniprésente dans notre société.
Loin de se cantonner, comme par le passé, aux milieux clos des hôpitaux et de
l’université, elle a conquis petit à petit toutes les facettes de notre sphère sociale, en
passant par les institutions étatiques, les entreprises, jusqu’aux médias de masse.
Cette socialisation de la psychologie, c'est-à-dire son infiltration diffuse dans
l’ensemble de la société, semble imprégner en profondeur nos modes de vie, allant
même jusqu’à modifier nos usages linguistiques. En effet, un vocable curieux, mais
pourtant terriblement banal, témoigne de la croissante familiarité sous la quelle la
psychologie nous apparaît aujourd’hui : le vocable « psy », que l’on nous fait manger
à peu près à toutes les sauces…
La manifestation la plus spectaculaire et la plus emblématique du phénomène de
socialisation évoqué se joue probablement dans les médias. Nous assistons ces
dernières années à une véritable explosion des contenus dits « psys » dans les
médias : on ne compte plus désormais ces programmes télévisuels, ces émissions
de radios, ces livres ou encore ces magazines qui revendiquent leur affiliation à la
psychologie tout en se destinant au grand public. Notre époque consacre en
particulier la vénération du spécialiste de la psychologie : le « psy ». Dans une
société technocratique qui laisse la part belle aux experts en tout genre, le « psy »
est érigé en référence morale et intellectuelle privilégiée. La médiatisation de la
« psy », et des « psys », est un phénomène d’une actualité indéniable, et d’une
ampleur impressionnante : si les relations entre « psys » et médias ne sont pas
absolument neuves, comme en témoigne le succès qu’a connu l’émission
radiophonique de la psychanalyste François Dolto dans les années 70, elles revêtent
aujourd’hui, de par leur quantité et leur complexité, une dimension toute autre. Nous
sommes incontestablement face à un phénomène inédit, comme le confirme le peu
d’études existant sur le sujet1.
1 Cf. Bibliographie.
6
Sous certains aspects, ce phénomène peut s’avérer inquiétant. Le succès et la
prolifération des contenus « psy » semblent signifier que, par un processus
mystérieux, la science psychologique se soit transformée en marchandise, et que
notre société l’ait reléguée au rang de produit de grande consommation. D’aucuns
soupçonnent les médias d’avoir pervertit la psychologie en la livrant aux masses : en
vulgarisant la psychologie, c'est-à-dire en la rendant accessible au plus grand
nombre, les médias l’auraient inévitablement dénaturée. Certains le déplorent1 et
considèrent le succès de la « psy » comme un non-phénomène : le verbiage de la
vulgarisation « psy » serait selon eux trop éloigné du noble ciel des idées de la
« science vraie » pour être pris au sérieux. A peine mériterait-il d’être considéré…
Malgré cela, l’étude du phénomène peut s’avérer particulièrement fructueuse pour au
moins deux types de raison. Premièrement, d’un point de vue professionnel, le
développement de la « psy » semble constituer un marché particulièrement
alléchant. En effet aujourd’hui la « psy » se vend, et se vend bien même : d’une
niche qu’elle était depuis les débuts de Françoise Dolto il y a plus de trente ans, elle
est passée au statut de véritable marché en pleine croissance2. Les oreilles du
marketer se dressent, celui-ci flaire l’opportunité et les bénéfices qu’il pourrait tirer de
cet oasis de croissance dans un désert de marchés saturés. Cependant, le marketer,
méfiant comme il se doit, diffère sa ruée vers l’or en attendant de savoir si l’Eldorado
qu’il croit apercevoir n’est pas en réalité un mirage : la psy est-elle une mode
éphémère ou une tendance sociétale de fond ?
Deuxièmement, d’un point de vue universitaire, la nouveauté du sujet3 et la richesse
des thématiques qu’il déploie s’avèrent particulièrement intéressantes. Au-delà de la
simple description du phénomène, son explication et sa contextualisation font appel
à une pratique pluridisciplinaire : il est possible d’aborder la question sous beaucoup
d’angles différents. Tout d’abord, le sujet, suscite des interrogations d’ordre
épistémologique : si les contenus « psys » sont le fruit d’une activité de vulgarisation
de la psychologie perpétrée par les médias, on ne peut pas comprendre le
1 Comme le suggère par exemple le titre de l’ouvrage de Sylvie Nersson-Rousseau : Le divan dans la
vitrine, la psychanalyse à tort et à travers. 2 Notons, à titre d’exemple, que le chiffre d’affaire du groupe Psychologies magazine (le journal, le site
Internet et les activités d’éditions) devrait atteindre les 20 millions d’euros cette année selon le quotidien Le Monde (29/04/2005). 3 Il n’a jamais été traité au CELSA.
7
phénomène « psy » sans comprendre les statuts des sciences particulières qui sont
en jeu ainsi que le processus spécifique par lequel elles sont transformées et mises à
disposition d’un public particulier. Ensuite, l’élucidation de la demande sur laquelle le
phénomène « psy » se fonde mobilise un savoir d’ordre sociologique : on se
demandera comment la configuration sociale de notre société conditionne les
contenus « psy » et l’on se demandera également comment ces derniers, en retour,
peuvent influer sur la société. A ce titre, le sujet suscite également des interrogations
d’ordres philosophique et éthique afin d’élucider le caractère potentiellement
manipulatoire du discours « psy». Enfin, l’étude de la forme des contenus « psy » fait
appel à un savoir d’ordre sémiotique et littéraire : on se demandera quelles
contraintes formelles conditionnent la production de contenus « psys », et si les
régularités des formes observées nous permettent d’envisager la vulgarisation de la
« psy » comme un genre littéraire. Ainsi, le véritable exercice de style que constitue
l’étude de ce phénomène complexe représente pour l’universitaire un défit
savoureux. Mais là n’est pas l’essentiel…
En réalité, un des attraits les plus manifestes réside dans les enjeux sociétaux que
pose le sujet. La place que tient aujourd’hui la psychologie, science de l’individu,
dans notre société, n’est pas étrangère à la nature profondément individualiste de
celle-ci : la médiatisation de la psychologie révèle, telle un miroir, les récents
changements de paradigmes qui ont affecté notre société ces dernières décennies.
Changement de paradigme sociétal, tout d’abord, en ce qu’après l’effondrement des
structures collectives traditionnelles (religieuses, morales, idéologiques, politiques,
etc.) l’individu est devenu le centre et la finalité de l’organisation sociale : sur ce
dernier reposent désormais le développement de nouvelles normes et la définition
d’un nouvel espace public. Changement de paradigme intellectuel également, en ce
que le triomphe de la « psy » semble consacrer un changement radical dans notre
façon d’envisager l’homme. En effet, l’homo oeconomicus semble avoir
définitivement cédé la place à l’homo psychologicus1 : on met en avant, de nos jours,
un modèle profondément affectif, irrationnel et hédoniste de l’homme, à milles lieux
du modèle utilisé traditionnellement par les économistes. Pour toutes ces raisons,
1 Gilles Lypovetsky, L’ère du vide, p73: « Fin de l’homo politicus et avènement de l’homo
psychologicus, à l’affût de son être et de son mieux être. ».
8
l’étude du phénomène « psy » se présente comme un moyen particulièrement
original d’interpréter et de comprendre la société contemporaine.
Cependant, comme l’on peut s’en douter, cette étude nous confronte à des
problèmes méthodologiques importants. Tout d’abord, on remarque que lorsque l’on
se donne pour sujet « la vulgarisation de la psychologie dans les médias à
destination du grand public », tous les mots posent problèmes. De plus, l’élaboration
d’une définition absolument rigoureuse et pertinente pour chacun de ces termes, loin
de se satisfaire du maigre espace d’une introduction, nécessiterait à elle seule une
étude exclusive. Nous choisirons donc de partir des définitions volontairement naïves
et minimales que nous avons posées en début d’introduction puis de les remettre en
cause ou les enrichir au fur et à mesure de l’exposé.
Ensuite, il faut se rendre à l’évidence : les manifestations que l’on peut qualifier de
« psys » dans les médias sont extrêmement hétérogènes, au point que l’on puisse
douter de la possibilité même de parler sans abus d’un phénomène « psy » : en quoi
peut-on comparer, par exemple, une émission télévisuelle comme Ca se discute et
un magazine féminin comme Psychologies1 ? L’hétérogénéité et la multiplicité des
manifestations « psys » rendent la mise en place d’une étude systématique et
exhaustive du phénomène impossible. Elles semblent interdire une approche
générale du phénomène à l’échelle macro-sociale et nous inviter, au contraire, à
toute une série de micros études qui analyseraient le phénomène média par média :
l’édition et la « psy », la presse et la « psy », la télévision et la « psy », etc. Selon
nous, une telle façon de procéder rendrait le sujet inoffensif, voire insipide : nous
passerions à côté de l’essentiel, c'est-à-dire à côté des rapports qu’entretiennent
vraisemblablement la demande « psy » et la société contemporaine.
De ce fait, nous avons donc pris le parti de tenter une étude globale du phénomène à
l’échelle macro-sociale, en nous inspirant de la méthode mise en place par
Dominique Mehl dans La bonne parole2: cette dernière sélectionne et analyse
1 Exemples étudiés par Dominique Mehl dans La bonne parole, une des seule spécialiste de la
question. 2 Mehl est une des premières et des seules personnes à consacrer une étude complète à l’analyse
des rapports qu’entretiennent « psys » et médias.
9
quelques aspects ou cas emblématiques du phénomène1, puis extrapole ses
résultats afin de tirer des conclusions d’ordre général. Cette méthode convient
d’autant mieux à l’objet étudié que, selon nous, sa nature impose une étude
qualitative et non quantitative : en effet, les manifestations « psys » sont en quelque
sorte des discours (puisqu’elles sont des contenus médiatiques), il convient donc de
rendre compte des enjeux sémantiques qu’elles déploient, ce que bien entendu, une
étude quantitative ne peut faire. Le caractère abstrait de l’étude macro-sociale peut
et doit être complété par l’étude d’un cas particulier afin de lier les problèmes de fond
et de forme.
Reste enfin le problème du regard posé sur le phénomène. Comme nous l’avons
évoqué précédemment, il est possible d’envisager ce phénomène sous de multiples
angles et en faisant appel à des savoirs différents : à ce titre, la mise en place d’une
stratégie d’étude nous donne littéralement l’embarras du choix. Dans le doute, nous
prendrons donc pour point de départ une modélisation simple du phénomène : ce
dernier est au minimum le fruit d’un acte de communication entre un émetteur, les
producteurs de contenus « psys », et un récepteur, le public des contenus « psys ».
Le message véhiculé entre ces deux pôles serait le discours « psy », catégorie sous
laquelle on pourrait regrouper l’ensemble des manifestations « psys ». Ce message
serait le fruit d’une activité de vulgarisation de la psychologie. Notre stratégie,
calquée sur un procédé philosophique courant, est de partir de cette modélisation
volontairement simple, intuitive et naïve du phénomène « psy », puis de parvenir
progressivement à une modélisation plus concrète et plus pertinente par
l’interrogation des contradictions et des préjugés qu’elle implique.
Notre parti pris est de rendre compte d’un maximum d’aspects du phénomène
« psy » afin de ne pas trahir la richesse et la complexité intrinsèque du sujet. De ce
fait, nous optons d’emblée pour une stratégie pluridisciplinaire et pour le choix d’un
angle tendant à analyser le phénomène dans sa globalité. Selon une hypothèse
vraisemblable, celui qui se propose de vivre de la médiatisation de la « psy »,
l’émetteur du discours, doit être au fait de tous les tenants et les aboutissants du
phénomène « psy » afin de tirer le meilleur parti possible de son activité
1 Elle étudie entre autres le cas de Françoise Dolto, celui de Psychologies magazine, de Ca se
discute.
10
économique : la nature exacte de son activité et les problèmes qu’elle pose, la nature
de la demande et la façon avec laquelle elle influe sur celle-ci, ou encore les formes
susceptibles de fournir au discours « psy » un attrait optimal… Nous focaliserons
donc notre étude sur l’émetteur du discours « psy », en espérant de ce fait avoir un
aperçu le plus global et le plus cohérant possible des problématiques environnant le
phénomène « psy » : selon nous le croisement des enjeux professionnels et
universitaires du sujet est une source supplémentaire de fertilité. Notre question de
départ sera donc la suivante : quels sont les défis et les enjeux auxquels est
confronté le producteur de discours « psy » ?
Nous avons élaboré les hypothèses suivantes en nous inspirant de la célèbre
question-programme de Harold Lasswell, afin de sonder le sujet de la façon la plus
complète possible : Qui ? Dit quoi ? A qui ? Par quel Canal ? Avec quels effet ?
Hypothèse 1 : le phénomène « psy » est un discours.
Nous considérerons le phénomène « psy » en général comme un discours cohérent
dont il est possible de rendre compte des effets de sens et de la structure : nous
posons qu’il est possible de l’étudier comme s’il s’agissait un texte. Nous pourrons
ainsi étudier le phénomène à l’échelle macro.
Hypothèse 2 : la « psy » comme fruit d’activité de vulgarisation.
La « psy » serait le discours issu d’une activité vulgarisatrice, ou c’est du moins de
cette façon simple que le problème semble se présenter de prime abord. La psy
serait le message communiqué entre les deux entrées d’une boîte noire : l’input
serait le milieux scientifique des psys et l’output, recevant la communication, serait le
grand public. Le message serait le fruit d’une activité vulgarisatrice, c'est-à-dire d’un
traitement du signal à l’intérieur de la boite noire, destiné à faciliter la communication
entre l’entrée et la sortie. L’interrogation de cette modélisation du phénomène psy
sera au centre de notre recherche. Il pose d’emblée le problème du statut scientifique
de la psy.
Hypothèse 3 : La « psy » n’est pas un discours original mais une simplification ou
traduction de la psychologie.
11
L’hypothèse précédente implique notre nouvelle hypothèse : si la psy n’est que le
fruit d’une vulgarisation, il n’est qu’une simplification de la science. Le succès du
discours « psy » pourrait alors s’évaluer uniquement selon des règles
épistémologiques. Nous confronterons notre modèle de la vulgarisation aux
manifestations « psys » et à ce qu’elles ont d’invariant afin de vérifier cette
hypothèse, notamment grâce à la lecture d’écrits sur le phénomène « psy ».
Hypothèse 4 : la « psy » s’appuie sur une demande sociale de fond.
L’hypothèse suivante, inspirée par le succès massif de la « psy », considère que la
psychologie est d’emblée insérée dans une dynamique sociale et qu’elle répond à un
besoin profond de la société. Elle considère en particulier que le succès de la
psychologie, science de l’individu, n’est pas étranger à l’émergence de sociétés
individualistes. Cette hypothèse pose la question de la pérennité de la demande
« psy ». Elle invitera, à terme, le marketer à réfléchir sur la taille maximale que
pourrait atteindre le marché « psy ».
Hypothèse 5 : la « psy » est une idéologie.
Tout discours est susceptible d’avoir de l’influence sur la société, en particulier
lorsqu’il se présente comme un savoir ou comme issu d’un savoir. Nous poserons
donc la question de l’effet du discours « psy » sur la société, et sur les possibles
usurpations ou dérives dont il peut faire l’objet.
Hypothèse 6 : La « psy » comme genre « littéraire » ou « médiatique».
Cette hypothèse, à la différence de l’hypothèse 1, nous permettra de sonder les
enjeux spécifiquement rhétoriques, poétiques et formels du discours « psy ». Nous
appliquerons des outils sémiotiques à des exemples concrets afin de vérifier l’idée
suivante : un producteur de discours « psy », au cours de l’élaboration de sa
stratégie de séduction, se verra imposer un exercice de style, relativement à la
forme de son discours, propre aux enjeux de la « psy ».
Dans une première partie de notre étude, nous décrirons le phénomène « psy » et
nous aborderons les enjeux scientifiques et médiatiques qui le définissent. La
deuxième partie abordera les implications sociologiques et philosophiques du
phénomène en mettant en évidence tant la nature de la demande « psy » que les
12
conséquences potentielles de la « psy » sur la société. Enfin, la troisième partie
montrera, à travers l’étude du contrat de lecture de Psychologies magazines, les
enjeux poétiques et rhétoriques qui président à la mise en place concrète d’un
contenu « psy ».
D’un point de vue méthodologique, la première et la deuxième partie reposent
essentiellement sur une étude documentaire. La première partie s’alimente des écrits
disponibles sur le phénomène « psy » dans les médias (livres ou articles de presse)
afin de décrire la forme et l’ampleur du discours « psy ». Elle fait appel à la littérature
existant sur les problèmes généraux que pose la vulgarisation afin d’analyser, à
travers ces problèmes, le statut épistémologique particulier du discours « psy ». La
deuxième partie fait appel essentiellement à la littérature centrée sur l’individualisme
contemporain, qu’elle soit de nature sociologique ou philosophique afin de
comprendre ce qui, en profondeur, explique le succès de la « psy ». Elle s’attache
également à comprendre les interactions entre la « psy » et la société, en faisant
appel encore une fois aux écrits spécialisés sur la « psy » et également à des
considérations philosophiques. La dernière partie, centrée sur l’étude de
Psychologies magazine, fait essentiellement appel à des outils sémiotiques pour
analyser le rapport entre la forme du discours psy et les effets de sens qu’il produit :
concept de contrat de communication, étude sémiologique d’une couverture, schéma
actanciel de Greimas, carré sémiotique, etc. Les phases préliminaires de la réflexion
qui ont aboutit à la formulation des présentes hypothèses et de la problématique
énoncée ont été alimentées par l’interview d’un professionnel de la « psy » (Perla
Servan-Schreiber, directrice du magazine Psychologies). Cette interview a été placée
dans les annexes pour faciliter la compréhension de notre démarche.
13
I) DU DIVAN A L’ECRAN: LES ENJEUX SCIENTIFIQUES ET MEDIATIQUES DU
DISCOURS « PSY »
1) Les manifestations du phénomène « psy » dans l’espace médiatique
1.1) L’omniprésence des « psys » dans la société et les institutions
Force est de constater qu’aujourd’hui la psychologie au sens large, c'est-à-dire au
sens d’ensemble des sciences de l’esprit, est omniprésente dans la société. Tout
d’abord le soin psychologique destiné aux particuliers s’est démocratisé voire
banalisé : « Trois millions d’adultes ont déjà tâté du divan. Le nombre de patients
suivis par un psy à l’hôpital a bondi de 55% en dix ans. Les consultations en cabinet
ont progressé de 9% - soit 1,3million de plus - en cinq ans, pour dépasser la barre
des 15,8 millions en 20021. ». Consulter un « psy » est devenu une pratique
commune : aujourd’hui on consulte pour un oui ou pour un non alors que plusieurs
décennies auparavant, on croyait ce genre de service réservé exclusivement aux
fous ou aux malades mentaux. A cela s’ajoute la présence croissante des « psys »
dans les institutions : on fait appel aux « psys » entre autres dans les domaines de
l’éducation, de la police, de la justice, pour soigner mais aussi pour conseiller sur le
développement des individus ou pour déterminer leur degré de responsabilité. Face
à chaque évènement potentiellement traumatisant, les autorités dépêchent des
équipes de soutient psychologique pour prendre en charge les victimes: accidents de
la route, attentats terroristes, etc. Les « psys » ont également infiltré le domaine de
l’entreprise : on leur demande de résoudre des conflits humains, d’optimiser les
performances des salariés, etc. Ils se sont même emparés de l’imaginaire populaire
en devenant des héros de plus en plus représentés dans les romans ou au cinéma :
le film Mortel transfert de Jean-Jacques Beneix, dans le quel un psychanalyste se
retrouve happé, par le biais d’une de ses patientes, dans une affaire criminelle, en
est la parfaite illustration. La psychologie, ou encore la « psy » comme on l’entend
dire souvent, est entrée dans nos mœurs et semble avoir colonisé la majorité des
sphères de notre vie collective, au point de devenir une sorte de culture de masse.
1 http://www.psyvig.com, « La folie psy ».
14
Un des aspects particuliers de la socialisation de la psychologie, ou de l’avènement
d’une culture psychologique de masse, est l’envahissement de l’espace médiatique
par les « psys » et leurs discours. A l’heure actuelle, la sur-médiatisation des
« psys » ne fait plus aucun doute : c’est ce dont témoigne par exemple, au-delà de
l’impressionnante augmentation des programmes télévisuels ou radiophoniques qui
se revendiquent « psy », l’apparition ces dernières années d’études spécialisées sur
le sujet1 ou encore d’articles de presse2 abordant le phénomène et n’hésitant pas à
le qualifier de « psymania3 ». Indéniablement, la psychologie pour le grand public est
passée du statut de niche au statut de véritable marché, et elle représente, de nos
jours, une source de revenus importante pour les médias. Inversement, elle est
devenue un bien de consommation qu’une population de plus en plus nombreuse
s’approprie. Il s’agira donc pour nous de comprendre comment la psychologie
accède au statut de marchandise, afin de savoir comment et sous quelles conditions
il est possible d’en faire le commerce. Afin de cerner ce qu’on peut nommer le
phénomène « psy », nous nous proposons dans un premier temps d’illustrer
l’ampleur et l’hétérogénéité de la « psymania » par un panorama de la présence
médiatique des « psys » à travers les différents supports. Dans un second temps,
nous distinguerons les modalités de cette présence, les effets de sens principaux qui
la structurent, et nous nous concentrerons sur la partie du champ médiatique « psy »
qui correspond le mieux à notre étude.
1.2) L’ampleur du phénomène « psy » dans les médias
Les « psys » sont devenus des personnages centraux du paysage médiatique
français : ils ne sont plus de simples experts invités de temps à autres, comme ceux
des autres disciplines, pour meubler des émissions ou des colonnes de journaux,
mais ils sont des éléments réguliers, voire centraux d’un nombre impressionnant de
programmes ou de contenus médiatiques. Ils sont présents sur tous les supports, et
dans des rôles très divers. Cette collaboration entre « psys » et médias ne date pas
d’hier. En effet, on retient en général comme acte fondateur (en France du moins)
1 Ff. La bonne parole de Dominique Mehl ou le n°111 des Cahiers de l’audiovisuel.
2 Cf. bibliographie, articles de presse.
3 Le Monde, 29 avril 2005.
15
l’émission de radio qu’anima la psychanalyste Françoise Dolto sur France Inter, en
compagnie de Jacques Pradel, pendant trois ans, à partir de 1976, intitulée : Lorsque
l’enfant paraît. La psychanalyste répondait à l’antenne au courrier de ses auditrices
sur des sujets relevant de l’enfance et de l’éducation. Elle se défendait de faire de la
psychanalyse à l’antenne, choix auquel elle reliait celui de ne pas répondre aux
auditeurs en direct. Cependant, elle prodiguait sur les ondes, en sa qualité de
psychanalyste, de nombreux conseils (plus ou moins directifs1) sur l’éducation des
enfants, au nom du « bon sens2 » selon ses propres termes. Comme le montre
l’analyse de Dominique Mehl3, l’émission, par le succès considérable qu’elle connut,
contribua à diffuser dans la société de l’époque certaines idées ou thèmes qui
aujourd’hui font figure de B-A BA de la culture psychologique de masse, comme la
nécessité de reconnaître la personne qu’est l’enfant, de préserver son
développement psychologique, ou encore la nécessité de communiquer au sein de la
famille. Cette expérience réussie (en termes d’audimat) en a entraîné d’autres dans
son sillage, de sorte qu’aujourd’hui les modalités de collaboration les plus diverses
entre médias et « psys » ont été tentées.
LA TELEVISION
Dans le cadre du petit écran on retiendra le caractère pionnier de l’émission
Psyshow, produite par Pascale Breugnot et diffusée de 1983 à 1985 sur Antenne 2.
La productrice y recevait, en compagnie de Serge Leclaire, éminent psychanalyste,
des invités qui venaient confier leurs problèmes conjugaux et intimes. Ces derniers
se voyaient proposer des « interprétations à chaud » et des conseils par le
psychanalyste. L’émission fit scandale, tant pour l’impudeur des confidences dont
elle était le lieu, que pour les risques de mise en spectacle et de dévoiement des
pratiques psychanalytiques qu’elle générait. Dans un style similaire, bien que moins
provoquant à l’égard des pratiques analytiques4, mais dont nous épargnerons les
détails aux lecteurs, Pascale Breugnot récidiva sur TF1, de 1991 à 1993, avec la
diffusion d’une émission intitulée L’amour en danger, dans laquelle elle s’offrait la
complicité de la psychanalyste Catherine Muller. Ce type d’émission commença à
1 Dominique Mehl, dans La bonne parole, p55, parle de « catalogue de recommandation éducatives ».
2 Propos rapportés par Jacques Pradel, p7, dans le n°111 des Cahiers de l’audiovisuel.
3 Op. cit.
4 Ibidem, p337.
16
faire de la « psy » un spectacle et à alimenter le fantasme selon lequel il était
possible de « Panser sous l’oeil des caméras1 ». Les émissions inspirées du même
modèle ont depuis proliféré au point que Psychologies magazine consacre, en
décembre 2004, un article spécial aux « téléthérapies2 ». L’article cite en exemple les
émissions suivantes : Confessions intimes (TF1), dans laquelle des familles en
détresse confient leur problèmes à la caméra puis se font dicter leur comportement
par une psychologue à travers une oreillette, Face à moi (TEVA), dans laquelle le
pédiatre Christian Spitz, ancien Doc de Fun Radio, s’adonne à des face-à-face
ambigus avec ses invités anonymes qui ressemblent étrangement à des
consultations sans en être, Affaires de famille (M6), dans laquelle le pédopsychiatre
Stéphane Clerget conseille des familles à problèmes, et la particulièrement
savoureuse Il faut que ça change (M6), dans laquelle le psychiatre Alain Meunier se
déplace à domicile chez des familles ou des couples en détresse et « résout » leurs
problèmes sous les yeux ébahis des téléspectateurs, et dans laquelle ce dernier ne
semble pas embarrassé de franchir le pas séparant conseil et prescription !
Ainsi, « psy » et spectacle font bon ménage sur le petit écran. Mais le « psy », ce
héros, sait en d’autres occasions se faire plus discret. En effet, le « psy » intervient
également dans des émissions dont la « psy » n’est pas le sujet ou le ressort central.
C’est le cas notamment de certaines émissions que Dominique Mehl regroupe sous
la catégorie de « télévision de l’intimité3 », c'est-à-dire les émissions centrées sur le
quotidien des personnes, le dévoilement des individus par eux-mêmes, et dans
lesquelles des protagonistes « lambdas » viennent faire le récit de leur vie, parfois
sous forme d’une introspection en public. Citons à titre d’exemple : C’est mon choix,
Y’a que la vérité qui compte, Sexualité : si on en parlait, Vis ma vie4, etc. On assiste
alors à un brouillage des frontières entre vie privée et vie publique, phénomène que
le psychanalyste Serge Tisseron qualifie par le néologisme d’« extimité ». Dans ce
contexte, le « psy » devient parfois un médiateur privilégié en ce qu’il passe pour
habilité à décrypter et commenter l’intime : « Avec le témoin, le psy devient le second
héros de la télévision de l’intimité […] Le psy est un rouage essentiel du passage du
témoignage individuel, particulier, personnel à une forme de généralité indispensable
1 Selon l’expression de Dominique Mehl, même ouvrage, p335)
2 « La « téléthérapie », efficace ou bidon ?
3 La télévision de l’intimité, Dominique Mehl (Le Seuil, 1996).
4 cf. Les propos de Dominique Mehl, p27, dans le n°111 des Cahiers de l’audiovisuel.
17
pour qu’il soit entendu dans l’espace public1. ». Nous pouvons citer, dans cette
perspective, l’émission à succès de Jean-Luc Delarue, Ca se discute, centrée sur le
témoignage des invités, et dans laquelle un « psy » est presque systématiquement
présent, bien qu’effacé, se contentant souvent de reprendre, de confirmer et de
généraliser les propos tenus par les invités2. Ici le « psy » fait figure de
« confesseur3 ».
On peut également mentionner, dans un esprit quelque peu différent, la place
donnée aux « psys » dans les diverses émissions de la télé-réalité, et au premier
chef l’usage de « psys » qui a été fait lors du premier Loft Story. Deux « psys »,
Didier Destal et Marie Haddou eurent pour tâche de « contrôler » le casting, de
suivre psychologiquement les candidats lors de leur isolement, et de commenter leur
comportements sur les plateaux de l’émission diffusée sur M6 (on rappellera au
passage que Marie Haddou fut accusée d’avoir fait des interprétations sauvages du
comportement et de la personnalité des candidats lors des dits plateaux). Mais il était
clair que la présence des « psys » lors de l’émission servaient essentiellement à
cautionner une entreprise qui, à l’époque, scandalisait tant par son côté inculte que
par son côté inhumain : « Caution morale, le psy est aussi le représentant de la
rationalité4.». La production tentait ainsi de mettre en scène la protection et la
sécurité psychologique des candidats, et, de plus, les commentaires des « psys » lui
permettaient de faire passer une émission que d’aucuns qualifiaient de
« voyeuriste » pour une louable expérience scientifique.
Cependant, la présence de la « psy » au petit écran ne se réduit pas aux seules
logiques de spectacle et de caution, elle peut donner lieu à des programmes à
caractère plus informatif. On notera par exemple l’émission Psyché sur France 5, qui,
de janvier 2001 à juin 2002 se proposait de faire le point sur les méthodes
thérapeutiques, ou encore, sur la même chaîne, le programme hebdomadaire
Psychologie, adaptation télévisuelle du magazine Psychologies, qui fut présenté par
Maïtena Biraben pendant un an entre 2003 et 2004. A ces émissions nous pouvons
1 Cf. même auteur, même article.
2 Cf. l’analyse de l’émission par Dominique Mehl dans La bonne parole
3 Selon l’expression de Dominique Mehl dans La bonne parole, p325, « LE CONFESSEUR,
L’EXPERT, LE CITOYEN. Les diverses postures des psys sur la scène publique. » 4 Propos de François Jost, p16, n°111 Cahiers de l’audiovisuel.
18
ajouter Psycho qui fut animée par la psychanalyste Catherine Mathelin sur TEVA.
Cette dernière (« une disciple de Françoise Dolto » nous dit Dominique Mehl1)
recevait des invités avec lesquels elle discutait de thèmes familiaux. De la même
manière, nous pouvons évoquer L’enfance pas à pas, documentaire produit par
Valérie Lumbroso et diffusé sur Arte Câble à partir de Décembre 2003 : le
programme retraçait les grandes étapes du développement des enfants entre 0 et 6
ans en s’appuyant sur les recherches actuelles de plusieurs catégories de
scientifiques. La télévision est donc, comme on a pu le constater, envahie par la
(les ?) mouvance « psy », mais, comme l’on peut s’en douter, elle est loin d’en avoir
le monopole, c’est ce que montre par exemple un rapide tour de piste de la bande
FM…
LA RADIO
Depuis Dolto, les ondes radiophoniques n’ont cessé de s’ouvrir aux « psys » et de
les solliciter. Comme pour la télévision, les modalités de collaborations sont très
diverses. Mais on remarque, comme le dit Christian Spitz2, que la radio a ses
caractéristiques propres, comme sa discrétion (par opposition notamment au
spectacle télévisuel) ou son potentiel d’interactivité et de direct, ce qui influe sur la
forme qu’y prend la tendance « psy ». Eliane Contini, dans l’article Fréquences psys
d’aujourd’hui qu’elle consacre à la question dans le n°111 des Dossiers de
l’Audiovisuel, propose de classer les émissions « psys » selon 3 cas de figure relatifs
aux statuts de « psy » et d’animateur : « Le psy est l’invité majeur de l’émission »,
« Le psy anime sa propre émission », « L’animateur fait le psy ». Nous allons prendre
cette typologie comme fil conducteur.
Dans la première catégorie, la journaliste cite les émission suivantes : l’émission de
Valérie Durier, sur Europe 1, La situation est grave mais pas désespérée par Noëlle
Bréham sur France Inter, Ma nuit au poste par Isabelle Quentin sur RTL ou encore
La diagonale du psy par Vicky Sommet sur RFI. Dans ces émissions, l’invité principal
est souvent un psychologue, un psychanalyste ou un psychiatre. Dans la plupart des
cas, à l’exception de la dernière émission citée, le « psy » a une fonction modérée,
1 La bonne parole
2 Dans le n°111 des Dossiers de l’Audiovisuel, p11.
19
laissant le premier rôle aux auditeurs dont il se contente de commenter les propos :
« D’une manière générale, c’est le témoin qui est la vedette. ». Dans la deuxième
catégorie, la journaliste cite deux émissions animées directement par des « psys » :
La famille dans tous ces états, chronique hebdomadaire de cinq minutes animée par
la pédopsychiatre et psychanalyste Caroline Eliacheff sur France Culture, dans
laquelle la « psy » explore les transformations de la famille à travers des thèmes très
divers (« La jalousie, l’autorité, l’homo-parentalité, la pédophilie, la séparation ou
l’absentéisme scolaire » ), et l’émission qu’anime la pédiatre et psychanalyste
Edwige Antier le mercredi, de 10 à 11 heures, sur France Inter, en compagnie de la
journaliste Brigitte Patient (qui autrefois animait l’émission « psy » Ca crée des liens),
et dans laquelle elle répond aux questions des auditeurs, les informant et les
conseillant sur des thèmes liés à l’enfance. Ces émissions semblent, comme nous le
suggère la journaliste, laisser une place importante à l’information.
La dernière catégorie (« L’animateur fait le psy »), de par son caractère marginal et
ambigu, est de loin la plus intéressante : elle nous plonge au cœur de la tendance
« psy », dans ses aspects les plus problématiques, mais aussi les plus savoureux…
Elle regroupe des émissions de libre antenne dans lesquelles des animateurs qui ne
sont pas des « psys » donnent des conseils d’ordre psychologique à leurs auditeurs.
Citons à titre d’exemple significatif l’émission que l’incontournable Brigitte Lahaie
anime « au nom de son expérience d’ex-actrice de films X1 », sur RMC, et dans
laquelle elle discute de sexualité avec ses auditeurs. Une aura « psy » confuse se
dégagerait de l’émission comme le suggèrent les propos de l’animatrice relevés par
Eliane Contini2:
« Quand RMC m’a proposé de faire une émission sur la sexualité, j’ai tout de suite introduit une dimension psychologique. Elle essaie de dire à l’auditeur ce qui sera le mieux pour lui : Par exemple, un homme me parle de son envie de tromper sa femme, j’essaie de le conduire à rester plutôt fidèle ou plutôt infidèle, en fonction de ce que je crois qui lui conviendra le mieux. Comment savoir en si peu de temps ? Je me fie à mon intuition. »
Cet aspect du phénomène « psy » laisse perplexe, car il s’agit de penser le parfum
« psy » de ses émissions sans experts : doit-on se contenter d’ignorer ces
1 Selon l’expression d’Eliane Contini, dans le n°111 des Dossiers de l’Audiovisuel, p12.
2 Ibidem, même page.
20
manifestations comme des simulacres sans valeurs qui tentent de singer la « psy »,
la « vraie » ? Doit-on au contraire reconnaître ou accepter que le sens commun se
soit approprié la « psychologie » au point que tout le monde puisse en discuter dans
la sphère publique et même en faire recette ? Quelle limite devons nous poser pour
définir et circonscrire le phénomène « psy » ? S’il est possible de différencier les
« psys » des charlatans, où se situe la frontière? Nous reviendrons sur ces questions
plus tard. Pour lors, il s’agit moins d’y répondre que de montrer à quel point toute
réponse est problématique et à quel point le sujet est complexe. La « psy » pose
problème dans ses cas limites, comme celui que nous venons d’évoquer, mais cela
dit, certains secteurs semblent poser moins de problèmes que d’autres, comme
l’édition par exemple.
L’EDITION
Le phénomène « psy » connaît un succès considérable dans l’édition : les rayons
des librairies se remplissent de plus en plus de livres écrits par des « psys » ou sur la
« psy », destinés au grand public. Un nombre grandissant des best-sellers sont écrits
par des « psys », dont les trois plus charismatiques, pour ne citer qu’eux, sont David
Servan-Schreiber, Boris Cyrulnik et Marcel Rufo1. David Servan-Schreiber (dont
l’oncle Jean-Louis dirige le magazine Psychologies), professeur de psychiatrie et
docteur en sciences neurocognitives, a vu son ouvrage Guérir se vendre à plus de
900 000 exemplaires dans le monde et se faire traduire dans une vingtaine de
langues. Le neuropsychiatre Boris Cyrulnik a écrit deux livres sur le concept de
« résilience2 » qui se sont vendus à plus de 250 000 exemplaires chacun. Le
pédopsychiatre Marcel Rufo, quand à lui, auteur du best-seller Oedipe toi-même,
confie sur le ton de la plaisanterie : « Nous sommes devenus des produits de grande
consommation3 ». La liste des « psys » à succès pourrait être très longue, nous
aurions également pu mentionner des personnalités comme Serge Tisserons,
Christophe André ou d’autres, mais le but de notre propos n’est pas l’exhaustivité.
Notons également qu’aujourd’hui les publications de développement personnel (1,35
1 Le cénacle des divas du divan. L’Expansion, n°0697, Mai 2005.
2 C’est à dire la possibilité de « rebondir après un traumatisme », lit-on dans le même article.
3 Ibidem.
21
millions de livres vendus en 2002 selon le site Psyvig) ou les livres aidant à trouver
son thérapeute connaissent un succès considérable.
LA PRESSE
Un des aspects les plus significatifs de la tendance « psy » dans les médias est le
développement spectaculaire de la presse magazine spécialisée dans la « psy ». A
ce titre, le succès du magazine Psychologies dirigé par Jean-Louis Servan-schreiber
depuis 1998 est un véritable cas d’école : le mensuel féminin, positionné bien-être,
atteint une diffusion totale de plus de 300 000 exemplaires en 2004, pour environ 2
millions de lecteurs dont 100 000 abonnés (source OJD). Le chiffre d’affaire du
groupe Psychologies magazine (le journal, le site Internet et les activités d’éditions)
devrait atteindre les 20 millions d’euros cette année selon le quotidien Le Monde1.
On trouve actuellement dans les kiosques une petite dizaine de magazines
(mensuels, bimestriels ou trimestriels) axés sur la « psy », et là encore, la diversité
est de rigueur : on passe de magazines plutôt orientés vers la science et la
souffrance comme Cerveau & Psycho (porté sur les neurosciences), Psychanalyse
magazine, Psychomédia (au caractère quelque peu citoyen ou politique) ou encore
le magazine professionnel Le journal des psychologues, à des publications qui, dans
la lignée de Psychologies, sont plutôt orientées vers le bien-être, comme Féminin
Psycho (« Ma vie, mon équilibre »), Je magazine (« Le guide psy de la santé et du
bien-être ») ou encore le magazine de coaching Développement personnel
(« coaching – psychologie – bien-être »). On remarquera qu’une grande partie de
ces publications est récente (Les premiers numéros de Psychomédia, Je magazine
et Développement personnel sont parus en 2004) et symbolise par conséquent
l’explosion générale de la « psy » que nous avons connue ces dernières années.
Mais la déferlante « psy » ne s’arrête pas à la presse spécialisée : « pas un
magazine féminin qui n’ait sa rubrique psychologique, de Biba à Elle, en passant par
Cosmopolitan ou Prima2. ». La mouvance s’empare même de la presse quotidienne :
« Depuis janvier 2003, Le Monde publie une page Psychologie deux fois par mois.
Vingt-huit titres de la presse quotidienne proposent eux, une fois par semaine, une
1 La « psymania » envahit aujourd’hui l’ensemble des magazines féminins. 29/04/2005
2 Même article.
22
page psycho, réalisée en partenariat par Psychologies magazine1. ». Ici comme dans
l’édition, les logiques de l’information dominent, par opposition à la télévision et à la
radio. Cependant, certaines publications ou collaborations peuvent être l’objet de
polémiques intenses : en effet, il est reproché (par certains spécialistes) aux revues
destinées au grand public de vulgariser sauvagement la psychologie, et de la faire
coexister de façon précaire avec l’univers de la consommation.
Nous pourrions encore étayer notre panorama en abordant la profusion de sites
« psys » présent sur la toile, allant de sites d’information à des sites de soi-disant
consultations en ligne2, ou encore en montrant comment la psy-fiction fait recette au
cinéma (cf. le film Mortel Transfert mettant en scène un psychanalyste) ou dans les
romans. Cependant, nous espérons avoir déjà rendu compte, de façon significative,
de l’extrême ampleur et de l’extrême diversité que prend le phénomène « psy » dans
les médias. Face à l’hétérogénéité constatée, plusieurs questions se posent : en quoi
est-il pertinent, ou même tout simplement possible, de parler d’une tendance
« psy » ? S’il n’est pas impossible de parler d’une telle tendance, quelle stratégie
d’étude mettre en place, quel regard porter pour affronter la complexité du
phénomène ?
1.3) De l’information au divertissement : plusieurs logiques pour un même
phénomène
La diversité du mouvement « psy », telle que nous venons de l’illustrer, semble
s’organiser autour de 2 axes : l’un représenterait l’ensemble des fonctions attribuées
au « psy », c'est-à-dire essentiellement les fonctions d’informateur, de soigneur, mais
aussi les fonctions de saltimbanque (cf. Il faut que ça change) ou de caution (Loft
Story), et l’autre axe représenterait l’intensité de la présence du « psy » dans le
programme, ce dernier pouvant passer du statut de simple invité à celui d’animateur,
de celui de simple confesseur dont le rôle est d’écouter (Ca se discute) à celui de
gourou dont on se contente de boire le flot continu de paroles.
1 Même article.
2 cf. Psys d’e-bazar, 13/04/2001, p38. Libération.
23
Nous pouvons remarquer que, malgré leur hétérogénéité, ces manifestations ont
toutes en commun le personnage du « psy » et son statut d’expert. Le « psy », quel
que soit le rôle qu’on lui attribue dans un programme, est toujours présenté comme
un savant appuyé par l’autorité de la science. En effet, le discours du « psy »,
comme nous le confirme Dominique Mehl, est « un discours reçu comme
socialement savant. Les engagements, préférences, prédictions du psychologue sont
lestés d’une légitimité d’allure scientifique1. ». Ce personnage et son discours sont le
ciment d’un phénomène de société, et à ce titre, les ressemblances qui lient les
émissions évoquées précédemment n’ont rien de contingentes. En ce sens, nous
pensons qu’il est possible, et même nécessaire de parler d’une tendance « psy »
comme d’un phénomène cohérent dans lequel le « psy » rencontre le grand public
par le biais des médias. L’usage semble confirmer notre position : sachant qu’il est
question de tendance « psy » à peu près partout, que ce soit dans les médias2 ou
dans les conversations courantes, notre tâche sera au minimum de comprendre ce
que le sens commun désigne ou croit désigner par une telle tendance.
Nous avons défini, de façon minimale, le mouvement « psy » comme la relation
originale qu’entretiennent ces trois pôles : « psys », médias, grand public. Cette
relation nous invite, provisoirement du moins, à aborder le phénomène à travers les
problématiques de la tradition vulgarisatrice. Nous espérons ainsi élucider les
relations de parenté qu’entretiennent « psy » et sciences, la vulgarisation scientifique
se définissant, de façon minimale, comme « le fait d’adapter un ensemble de
connaissances techniques, scientifiques, de manière à les rendre accessibles à un
lecteur non-spécialiste3. ». Nous utilisons le mot vulgarisation, en dépit de sa portée
axiologique (que nous ne souhaitons pas assumer) car, comme l’écrit Yves
Jeanneret dans Ecrire la science, formes et enjeux de la vulgarisation, « Il n’y a
toutefois pas de terme qui fasse l’unanimité et qui qualifie cette activité particulière de
diffusion des connaissances à destination des non-spécialistes, comme le fait le
terme de vulgarisation. ». En effet, comme le montre l’auteur dans les premiers
chapitres de son ouvrage, tous les synonymes ou euphémismes que nous pourrons
trouver pour remplacer ce mot nous apporterons autant, voire plus de problèmes :
1 La bonne parole, p31.
2 Comme le confirme un rapide survol de notre dossier de presse.
3 Le Petit Robert, 1993.
24
démocratisation, diffusion, traduction, interprétation, etc. Nous considèrerons donc la
« psy » comme un mouvement de vulgarisation qui rend accessible au grand public
un certain nombre de sciences. Ce parti pris nécessitera que nous mettions de côté
certaines formes de « psy » évoquées précédemment (en particulier celles centrées
exclusivement sur le spectacle), afin de nous concentrer sur l’aspect informationnel
du mouvement « psy ». Dans cette perspective, la première question à élucider est
alors la suivante : si la « psy » est une entreprise de vulgarisation de la science, de
quelle science ou de quelles sciences s’agit-il ? Nous nous demanderons donc à
cette occasion quels sont les défis particuliers qui caractérisent la vulgarisation de
ces sciences et en quoi ces défis fondamentaux conditionnent l’identité du
mouvement « psy ».
2) La « culture psy » et le spectre de la science : une vulgarisation de la
psychologie nécessairement problématique
« la psychiatrie est un champ de bataille. On voit s’y confronter les partisans du « tout se passe dans le cerveau » et ceux du « tout se passe dans les relations humaines et sociales », les intérêts matériels de l’industrie pharmaceutique, l’opposition entre les psychiatres et les psychothérapeutes, entre les analystes et non-analystes, entre les lacaniens et les non-lacaniens… »
André Green1
Les « psys » que l’on rencontre dans les médias pratiquent des sciences et des
techniques diverses. Pour l’essentiel, ils sont psychologues, psychanalystes ou
psychiatres. Leurs savoirs entretiennent entre eux des relations ambiguës, et ils ont
des statuts souvent plus problématiques que ceux de beaucoup de sciences. Il paraît
donc nécessaire de comprendre en quoi la complexité de ses statuts est
déterminante dans le processus de vulgarisation. Nous regrettons à ce propos que
Dominique Mehl, dans son ouvrage La bonne parole, n’ait pas pris la peine de
définir rigoureusement ces sciences : il est vaguement question de « psys, toutes
obédiences confondues »2, ou encore de « La psychologie clinique, la psychiatre, la
1 Le Point, 08/04/2004, Entretien avec André Green.
2 La bonne parole, p14 et p210.
25
psychanalyse1», mais on ne nous propose pas d’aller plus loin. Cet oubli, que nous
n’aurons pas l’audace de qualifier d’ « acte manqué », empêche de penser la
question « psy » dans toute sa complexité, et entraîne, dans la démonstration de la
sociologue, plusieurs problèmes majeurs :
- L’auteur aborde le problème de la tendance moralisatrice des « psys » avec des
arguments essentiellement issus de la psychanalyse. La majorité des experts
auxquels elle se réfère sont des psychanalystes, et elle utilise le modèle orthodoxe
de la cure analytique comme critère d’évaluation dans la dernière partie du livre2. Ce
procédé réduisant la « psy » à la psychanalyse nous paraît arbitraire3.
- L’auteur construit son livre sur des oppositions binaires. Par exemple l’opposition
stricte entre une connaissance théorique qui serait sérieuse, indubitable (procédé par
lequel elle évite soigneusement de se mettre à dos une grande partie de la
communauté « scientifique ») et une expérience clinique subjective dont chaque
« psy » pourrait mésuser. De même, on note l’opposition classique entre la
respectable science « psy », et sa version dévoyée et simplifiée que la vulgarisation
fait circuler à travers « la culture psychologique de masse4 ». Ces oppositions se
révèlent selon nous peu opérantes lorsque l’on se résout à prendre en compte la
réalité complexe des sciences en question.
- De la même façon, l’opposition peu efficace qu’essaie de proposer l’auteur entre
vulgarisation, c'est-à-dire transmission d’un ensemble de connaissance, et vulgate5
prouve que cette dernière ne prends pas en compte la complexité des phénomènes
de vulgarisation. Mais nous reviendrons sur cet aspect ultérieurement.
Cette digression met l’accent sur la nécessité d’interroger la scientificité des savoirs
relatifs à la psyché.
2.1) Psychologie, psychanalyse, psychiatrie: diverses sciences pour un même objet?
1 Même ouvrage, p371.
2 On sera par exemple attentif à l’usage que l’auteur fait des propos de la psychanalyste Sylvie
Nerson-Rousseau, aux pages 331 et 332 : « Les effets d’une cure analytique ne sont ni de nature ni à visée « sanitaire » ». 3 On s’interrogera également sur la remarque suivante faite au sujet de Psychologies magazine p212 :
« Le « s » du titre représente, quant à lui, une clef de la définition du magazine : les orientations intellectuelles conviées et publiées couvrent tout l’éventail des courants, tendances et spécialités de cette vaste discipline, depuis les lacaniens les plus officiels jusqu’aux comportementalistes les plus éloignés des théories freudiennes. ». Ici les rapports qu’entretiennent psychologie et psychanalyse sont manifestement obscurs… 4 Même ouvrage p272.
5 Même ouvrage, p231.
26
La psychologie se définit, de façon minimale, comme « la science des faits
psychiques1 ». L’origine étymologique du mot est le terme grec « psyché ». On peut
le traduire par le concept d’ « âme » que les philosophes grecs définissaient comme
« principe de vie et de spiritualité qui anime les humaines et les êtres vivants2 », mais
aujourd’hui le sens du mot renvoie plus au concept d’ « esprit » ou de
« psychisme »3. La psychologie a longtemps été une branche de la philosophie. Elle
ne s’est émancipée de cette dernière qu’au cours du XIXème siècle, lorsqu’elle
tourna le dos aux traditions spéculatives afin de privilégier les méthodologies
expérimentales. Elle a atteint de ce fait un statut de science humaine autonome.
L’objet de la psychologie s’est aujourd’hui élargi : on ne la considère plus seulement
comme la « science de la vie mentale, de ses phénomènes et de ses conditions4 », à
la manière de William James, père de la psychologie américaine, mais aussi, plus
globalement, comme la « science de la conduite5 », c'est-à-dire comme la science
qui étudie les comportements et les interactions des individus. Le psychisme étant un
objet particulièrement complexe, la psychologie a été amenée à se diviser en une
multiplicité de branches ou de disciplines, chacune se concentrant sur des aspects
particuliers de cet objet, ainsi que sur des méthodes particulières. La psychologie se
présente donc de nos jours comme un ensemble de savoirs divers et variés dont
l’articulation est problématique, ou du moins complexe.
Afin de présenter cette articulation de la manière la plus simple et la plus efficace
possible, nous nous référerons au schéma synthétique qu’en donne le Hors-Série
numéro 19 du magazine Sciences Humaines, à la page 7 (décembre 1997). Ce
schéma (voir annexe 2), qui est en réalité un mapping, classe la majorité des
disciplines de la psychologie selon deux axes relatifs aux objets des disciplines :
l’axe vertical oppose la catégorie « Normal » et la catégorie « Pathologique », et l’axe
horizontal oppose la catégorie « Social » et la catégorie « Biologique ». Au pôle est,
près de la catégorie « Biologique », on trouve par exemple les neurosciences qui
s’intéressent à la façon dont les mécanismes biologiques et nerveux déterminent
1 Dictionnaire de psychologie, Norbert Sillamy, Larousse, 2003.
2 La psychologie aujourd’hui, p4, Sciences Humaines Hors-Série n°19, décembre 1997.
3 Ibidem.
4 W. James, 1890.
5 Dictionnaire de psychologie, Norbert Sillamy, Larousse, 2003.
27
notre pensée et notre comportement. On trouve également la psychopharmacologie
qui étudie comment notre conduite peut être modifiée par des médications
chimiques. Au pôle opposé, du côté ouest, on trouve des disciplines, comme la
psychologie sociale, qui tentent de démontrer en quoi le comportement de l’individu
est déterminé par des conventions et des interactions sociales. On trouve au sommet
nord du mapping, au pôle « Normal », la psychologie générale. Elle s’intéresse aux
mécanismes de l’esprit généraux et communs à tous les êtres humains. On peut
diviser ce secteur en deux sous secteurs : la cognition (« la perception,
l’apprentissage, la mémoire, le langage, l’intelligence ») et le domaine affectif (« la
motivation, les émotions et la personnalité »)1. Dans le pôle opposé, on rencontre le
domaine de la psychopathologie, c'est-à-dire les disciplines qui s’intéressent aux
troubles et aux maladies psychologiques. Ce domaine mérite un surcroît d’attention
pour au moins deux raisons : tout d’abord parce qu’il regroupe deux disciplines
centrales de la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie, et ensuite parce qu’il
constitue une interface privilégiée entre le champ scientifique et la société.
La psychanalyse et la psychiatrie se présentent comme des modèles explicatifs du
psychisme, mais aussi et surtout comme des thérapies, comme des méthodes
permettant de soigner la souffrance psychique. Elles ont pour particularité d’avoir des
statuts quasi-indépendants : on les considère souvent comme des disciplines
autonomes, voire concurrentes de la psychologie, bien qu’en un certain sens elles
soient intégrées dans le même champ scientifique. La psychiatrie est une branche de
la médecine qui vise l’ « étude et traitement des maladies mentales2 » : à ce titre, elle
porte une attention particulière aux interactions que l’esprit entretient avec le corps.
Comme il est d’usage en médecine, sa méthode de diagnostic se concentre sur
l’étude des symptômes, et fait appel à la nosographie (classement méthodique des
maladies) et à l’étiologie (science de la cause). Ses méthodes de soin sont
essentiellement axées sur la psychopharmacologie, c'est-à-dire sur la prescription de
psychotropes. Longtemps reléguée à l’étude et au traitement de la folie, la
psychiatrie, de nos jours, s’intéresse de plus en plus au banal et au quotidien, et
notamment au traitement de la dépression, comme le montre Alain Ehrenberg dans
La fatigue d’être soi. La psychanalyse, elle, est une « méthode de traitement des
1 La psychologie aujourd’hui, p7, Sciences Humaines Hors-Série n°19, décembre 1997.
2 Dictionnaire de psychologie, Norbert Sillamy, Larousse, 2003.
28
troubles mentaux reposant sur l’investigation psychologique profonde,
devenue « science de l’inconscient ».1 ». Ce savoir s’appuie essentiellement sur les
théories de Freud, son fondateur. Dans son dispositif théorique, il considère les
manifestations symptomatiques de l’inconscient comme un langage, et reconnaît
comme essentiels les grands principes suivants :
« 1. Toute conduite tend à supprimer une excitation pénible (principe de plaisir) ; le monde extérieur impose certaines conditions dont il faut tenir compte (principe de réalité) ; les expériences marquantes ont tendance à se reproduire (compulsion de répétition). 2. L’appareil psychique est fait de trois instances : le ça (ensemble de pulsions primaires, soumises au principe de plaisir), le surmoi (ensemble des interdits moraux intériorisés) et le moi, dont la fonction est de résoudre les conflits entre les pulsions et la réalité extérieure, ou entre le ça et la conscience morale. 3. Quand le moi ne parvient pas a ajuster d’une manière satisfaisante le sujet à son milieu ou à satisfaire ses besoins, il produit des désordres de la conduite : régression, névrose, troubles psychosomatiques, délinquance, etc.2 »
La psychanalyse a un statut (controversé, comme nous le verrons plus loin) de
science humaine. Elle se divise en différents mouvements, qui se revendiquent
tantôt de Freud, de Lacan ou de Jung. Son succès a été considérable en France, en
particulier dans les milieux littéraires intellectuels (Sylvie Nersson-Rousseau nous
rappelle à l’occasion que la psychanalyse n’a pas eu autant de succès dans le
champ strictement scientifique3).
Malgré leurs divergences, psychologie, psychiatrie et psychanalyse se retrouvent
toutes dans le soin de la souffrance psychique. Elles ont en commun, malgré leurs
différentes approches, le soin des troubles mentaux. Ainsi, ces sciences fusionnent
toutes dans la catégorie de la psychothérapie : « application méthodique de
techniques psychologiques déterminées pour rétablir l’équilibre affectif d’une
personne4 ». La psychothérapie est un ensemble très vaste de savoirs et de
techniques destinés au soin de la psyché humaine. Même si par sa grande influence
historique en France, la psychanalyse a pu prétendre monopoliser le champ de la
psychothérapie, ou du moins de la psychologie clinique5, le traitement de la
1 Ibidem.
2 Ibidem.
3 Le divan dans la vitrine. P 246.
4 Dictionnaire de psychologie, Norbert Sillamy, Larousse, 2003.
5 Jacques Lecomte, La psychologie aujourd’hui, p17, Sciences Humaines Hors-Série n°19, décembre
1997.
29
souffrance psychique s’effectue par des voies très hétérogènes. Selon le
psychologue Edmond Marc, on trouve au moins six grandes catégories de
psychothérapie : l’hypnose, que l’on retrouve dans les travaux de Jean Charcot (qui
forma Freud), de Milton Erikson ou encore dans la programmation neurolinguistique,
les thérapies psychanalytiques, les thérapies psychocorporelles et émotionnelles,
qui, à la suite des travaux de W.Reich, regroupent des mouvements comme la bio-
énergie, l’analyse primale ou le psychodrame émotionnel, les thérapies cognitives et
comportementales, qui s’appuient sur les théories du conditionnement et de
l’apprentissage, les techniques de relaxation, comme par exemple la sophrologie, et
les thérapies de la communication, qui regroupent l’analyse transactionnelle, la
Gestalt-thérapie, les thérapies systémiques, et qui s’intéressent aux interactions
entre les individus. Le champ psychothérapeutique est très important car il
représente l’interface entre la science et la société : c’est d’abord par le soin que les
« psys » rencontrent la société. Ils sont perçus tout d’abord comme des soigneurs,
et de ce fait, on imagine leur discipline autant comme un savoir-faire que comme un
savoir. La psychologie se présente au public à la fois comme une science et comme
une thérapie. Ainsi, le savoir du « psy » n’est pas inoffensif, il est dans une certaine
mesure performatif, il est aussi un condensé d’action, comme semble le suggérer le
stéréotype du psychanalyste qui soigne par la parole, lors de la « talking-cure »
analytique. Cette ambivalence du savoir psychologique intéresse directement le
vulgarisateur : elle conditionne la forme et le résultat de son travail. Mais à cette
ambivalence s’ajoutent des problèmes beaucoup plus sérieux, notamment d’ordre
épistémologique : à y regarder de plus près, les sciences de la psyché sont-elles si
scientifiques que cela ?
2.2) Les champs de la psyché : Champs-Elysées ou champs de bataille ?
Comme le suggère la citation de André Green qui figure en épigraphe de ce chapitre,
le champ de la psyché est très divisé et très polémique. Le sens commun se
représente souvent la science comme un ensemble uni de vérités éternelles qui
seraient gravées sur des tables de la Loi. Ici, plus que jamais, règnent la discorde et
l’absence de consensus. Les différents qui séparent les praticiens peuvent être
radicaux, tant sur le plan des connaissances que sur le plan des soins : les
psychologues s’intéresseront davantage au domaine du conscient, aux
30
comportements et à l’environnement social, les psychanalystes privilégieront
l’inconscient et la libre association d’idées, les psychiatres s’intéresseront davantage
aux symptômes et aux médications prescriptibles. Ces différents mettent en jeu des
positions épistémologiques différentes, des conceptions de l’homme différentes, mais
aussi différents intérêts communautaires. En effet, comme nous le rappelle Yves
Jeanneret1, les communautés scientifiques ne sont pas exemptes des logiques de
reconnaissance et de distinction (au sens bourdieusien) que l’on peut observer
ailleurs dans la société. On ne peut réduire la division de la communauté des
« psys », ses excommunions et ces schismes à une simple dynamique heuristique :
« Cette double référence nécessaire au biologique et au social n’est pas sans poser
des problèmes d’articulation théoriques, méthodologiques, et aussi des problèmes
de rivalité et de pouvoir. La pénurie en matière de crédits de recherche que nous
connaissons contribue à exacerber les tensions qui, rappelons-le, sont constitutives
du champ scientifique lui-même et, d’une certaine manière, sont l’aiguillon des
avancées scientifiques.2 ». Les divisions se font jour à l’intérieur même d’une
discipline : ainsi, on n’est pas psychanalyste, mais on est freudien, jungien, ou
lacanien, et lorsque l’on est psychiatre, soit l’on est psychothérapeute soit on ne l’est
pas. De même, un psychothérapeute s’orientera au choix vers une des six grandes
familles de techniques que nous avons évoquées précédemment…
Ces divisions ou dissidences nous amènent naturellement à interroger la scientificité
de ces sciences. Leurs statuts s’avèrent souvent précaires, pour au moins deux
types de raisons : des raisons d’ordre épistémologiques, et des raisons d’ordre
institutionnelles. Sur le plan épistémologique, on pourra citer en exemple un grand
classique du genre : le problème de la non-falsifiabilité de la psychanalyse3.
L’épistémologie contemporaine s’accorde quasi-unanimement pour reconnaître le
principe de falsifiabilité du philosophe Karl Popper4 comme la pierre de touche qui
distingue la science de la non-science. Selon ce principe, une science ne peut
énoncer des propositions qu’à la condition que ces propositions soient infirmables ou
confirmables grâce à un dispositif expérimental. Une connaissance scientifique
1 Ecrire la Science, p57 et p93.
2 L’introuvable unité, Sciences Humaines, Hors-série décembre 1997.
3 Cet argument philosophique est commun. On pourra en trouver l’application, à titre d’exemple, dans
le sort que Luc Ferry fait à Lacan dans La pensée 68. 4 Logique de la découverte scientifique, Karl Popper.
31
accède ainsi au statut de connaissance en sursis, constamment menacée par le
couperet de la réalité empirique. Le problème est que les propositions de la
psychanalyse, tout comme celles de la téléologie marxiste, ne peuvent pas se
soumettre au principe de falsifiabilité. Non seulement on ne peut pas réfuter une
interprétation de l’inconscient à partir de l’expérience, mais pire, plusieurs
interprétations contradictoires de l’inconscient peuvent coexister pour un même sujet
sans qu’on puisse les départager. Malgré tout, nous sommes d’avis de relativiser ce
problème, car, comme le souligne Serge Moscovici1, le principe de Popper invoque
« des critères de démonstration et de rigueur et non pas des critères de découverte
et de fécondité », alors que la psychanalyse, comme toute philosophie du soupçon,
intéresse essentiellement pour sa fertilité. De plus, nous rappelle l’auteur, certaines
théories auxquelles nous sommes très attachés s’accommodent très mal du critère
poppérien : « Essayez donc d’appliquer l’interdit de Popper à la théorie de la
sélection naturelle ou à l’éthologie et vous verrez qu’elles devraient partager plutôt le
lot des théories de Freud que celui des théories d’Einstein2. ».
Dans le domaine de la psyché, la psychanalyse n’a pas le monopole de la précarité :
en effet, on pourra également citer les problèmes que pose l’étiologie, c'est-à-dire la
science des causes, en psychiatrie. Comme le dit Alain Ehrenberg dans La fatigue
d’être soi, depuis que l’on a découvert par hasard les psychotropes et leurs effets
thérapeutiques dans les années 50, « on soigne de mieux en mieux, peut-être, mais
on ne s’accorde ni sur ce que l’on soigne, ni sur les raisons de l’efficacité d’une
thérapie3». Si l’on en croit le sociologue, le développement constant des médications
et la complexité du « continent dépressif » ont amené les psychiatres à s’intéresser
de moins en moins aux maladies qui causaient les symptômes dépressifs et de plus
en plus à ces symptômes et aux possibles médicaments par lesquels on les fait
disparaître.
On abandonne donc, en abandonnant l’étiologie, l’espoir de guérir la cause des
symptômes et de savoir de quoi l’on souffre, au profit de ce qui peut devenir dans
1 La psychanalyse, son image, son public, p28 et p29.
2 Ibidem, p29.
3 La fatigue d’être soi, p92.
32
certains cas, selon les termes d’André Green, une « psychiatrie vétérinaire1 » : c'est-
à-dire une psychiatrie où l’on ne prend plus en compte la réalité subjective du patient
et dans laquelle on se contente de dresser celui-ci à grands renforts
d’antidépresseurs. Cette polémique divise le monde de la psychiatrie, d’autant plus
que, même aujourd’hui, selon Ehrenberg, les résultats obtenus sur les patients avec
les psychotropes sont encore assez hétérogènes, et les méthodes de classification
des symptômes dépressifs sont loin de faire l’unanimité2.
Nous pourrions passer en revue beaucoup d’autres problèmes, comme par exemple
ceux posés par l’hypnose ericksonienne ou par la très controversée Programmation
neuro-linguistique (dite PNL), mais selon nous, les deux cas proposés ont une portée
emblématique et illustrent suffisamment notre propos. Mais les problèmes ne
s’arrêtent pas là. Les ambiguïtés épistémologiques des sciences de la psyché sont
aggravées par des ambiguïtés institutionnelles, voire juridiques.
En effet, un savoir ne tire pas seulement sa respectabilité de lui-même, mais aussi
des institutions dont il émane : le savoir est toujours le savoir d’un sujet, qu’il soit
individuel ou collectif, et par conséquent ce savoir, en tant qu’il est un fait social,
repose toujours sur un certain consensus. Au-delà des divisions de la communauté
scientifique que nous avons évoquées précédemment, la vacuité ou plutôt
l’incomplétude du système juridique français en termes de psychothérapies, accroît
considérablement nos difficultés : « La France est un des rares pays occidentaux à
ne pas avoir de titre officiel de « psychothérapeute3 » », « n’importe qui ou presque
peut ouvrir un cabinet de psychothérapeute ou de psychanalyste. ». André Green,
éminent psychiatre et psychanalyste, affirme quant à lui : « la France se retrouve
avec 20 000 psychothérapeutes sans affiliation institutionnelle, 20 000
psychothérapeutes autoproclamés4 ! ». Les statuts de psychothérapeute et de
psychanalyste ne sont pas réglementés par l’Etat, et les systèmes de formations
complètements hétérogènes qui mènent à ces métiers ne sont pas reconnus par les
autorités. Ces fonctions apparaissent au public, par un nivellement curieux, sur le
1 Cité par Alain Ehrenberg dans le même ouvrage à la page 113.
2 On se réfèrera à ce titre aux polémiques qui entourent le DSM III, manuel de psychiatrie en vogue
destiné à classer les symptômes, par exemple dans le magazine Psychomédia. 3 Les citations qui suivent sont empruntées au site Internet www.psyvig.com
4 Le Point, 08/04/2004.
33
même plan que celle de psychiatre, qui nécessite un diplôme de médecine, ou celle
de psychologue, qui nécessite un DESS de psychologie clinique1.
Sans vouloir rentrer plus avant dans les détails, nous nous contenterons de constater
le caractère chaotique d’une situation dans laquelle les charlatans2 côtoient les plus
respectables des savants. Si la vulgarisation est, au minimum, la transmission de
connaissances scientifiques au grand public, la vulgarisation des sciences de la
psyché va nécessairement poser des problèmes particuliers, notamment en
brouillant les frontières entre connaissance scientifique et sens commun. Quels sont
les défis posés à la vulgarisation de la psychologie et de ses sœurs ? Quelle
conception de l’activité vulgarisatrice devons-nous proposer pour donner un sens
plein au phénomène « psy » ?
2.3) Enjeux et défis techniques de la vulgarisation « psy »
Le « psy » se présente comme un expert qui, dans le fond, comme nous venons de
le voir, n’est pas si expert que ça… ou du moins dont la légitimité n’est pas aussi
claire que celle, par exemple, d’un physicien ou d’un mathématicien. On peut donc
imaginer que ce problème va devoir être simplifié, maquillé ou tout simplement éludé
dans une action de vulgarisation destinée au grand public : l’homme lambda n’a cure
des querelles de chapelles que nous avons évoquées précédemment, et il a
probablement encore moins les acquis nécessaires pour les comprendre, puisque les
spécialistes mêmes éprouvent des difficultés à clarifier la situation. Ainsi, si la
science est composée d’un objet à étudier et d’une méthode précise destinée à cette
étude, il est logique que l’acticité vulgarisatrice se concentre plus sur l’objet, c'est-à-
dire la psyché ou l’esprit, que sur la rigueur ou la complexité des méthodes. C’est ce
dont témoigne le succès du vocable « psy », mais nous y reviendrons. Notons pour
le moment qu’en se focalisant essentiellement sur la psyché au détriment des
méthodes et de l’épistémologie, l’activité vulgarisatrice se trouve devant un autre
écueil, non moins grave, provenant cette fois-ci du public, et que Freud formule de
1 Cf. www.psyvig.com
2 Voir à ce sujet www.psyvig.com, dont la mission est de lutter contre les dérives manipulatoires et
sectaires de certains « psys ».
34
façon savoureuse : « Chacun a sa vie psychique, c’est pourquoi chacun se tient pour
un psychologue. »1
Comme le montre Brigitte Le Grignou dans le numéro 16 de la revue QUADERNI
(1991/92), dont le dossier central est consacré à la vulgarisation des sciences
humaines, dans le cadre des sciences de l’homme, contrairement à celui des
sciences dites « dures » ou « exactes », il n’y a pas de séparation nette entre le
laboratoire et la vie. Ainsi, le public se sent spontanément plus compétent dans les
sciences humaines que dans les sciences dures. Au nom de son expérience
quotidienne, il se sentira par exemple habilité à formuler des jugements d’ordres
sociologiques ou anthropologiques, alors qu’il s’avouera volontiers ignorant en
matière de physique nucléaire ou de biologie moléculaire. Ce constat s’avère
d’autant plus pertinent dans le cas de la « psychologie2 », puisque, dans la vie de
tous les jours, nous sommes tous amenés à nous représenter la pensée et les
sentiments des autres afin de pouvoir agir sur notre entourage efficacement. Par
exemple, dans le langage courrant, on dit souvent de quelqu’un qui gère avec
finesse les relations qu’il entretient avec ses congénères qu’il « fait preuve de
psychologie ». Vulgariser la « psy » c’est donc d’emblée se heurter à un ensemble
considérable de prénotions que possède le public, et c’est également se heurter à la
prétention qu’a chacun d’être psychologue, comme le suggère la citation de Freud. A
la lumière de ces faits, vulgariser la « psychologie » semble extrêmement délicat. En
effet, le vulgarisateur est amené à réaliser un singulier numéro d’équilibriste en
jonglant avec le paradoxe suivant : d’un côté, si ce dernier est trop précis ou trop
rigoureux dans son travail d’information, il court le risque d’ennuyer le lecteur ou de
remettre en question le statut de l’expert « psy », mais de l’autre côté, si sa
production est trop légère et trop peu ambitieuse, le lecteur pensera pouvoir
aisément se passer de ses services. Il s’agit donc de créer artificiellement un espace
entre l’hermétisme et la frivolité afin de légitimer la place du « psy » dans l’espace
médiatique.
1 La question de l’analyse profane (1926), Gallimard 1985, p.41. Cette citation figurait en épigraphe de
l’article de Pascal Maléfan dans le numéro 81 de la revue CONNEXIONS. 2 Les guillemets signifient que le mot est utilisé dans son sens large : dans le langage courrant on dit
psychologie pour signifier les sciences de la psyché en général.
35
Ce statut problématique de la vulgarisation « psy » nous empêche plus que jamais
de céder aux réflexes manichéens qui voudraient voir à travers la vulgarisation
l’opposition radicale entre deux réalités imperméables, à savoir la science pure d’un
côté, et la science corrompue que s’approprie l’ignorance populaire de l’autre : « la
vulgarisation ne peut être distinguée de la science de manière drastique que si celle-
ci se prend à son propre mythe et oubli que ses fondements ne sont pas donnés
mais conquis1. ». Comme le montre Yves Jeanneret2, la tradition alimente notre
façon de concevoir la vulgarisation de nombreux préjugés. Au premier chef, celui de
ne concevoir la vulgarisation que comme « un ersatz de savoir » : on juge le discours
vulgarisateur par rapport aux critères de la science, et celui-ci se réduit forcément à
une mauvaise copie, à une distorsion. C’est notamment, selon nous, ce que fait
Sylvie Nersson-Rousseau dans Le Divan dans la vitrine3. Cette conception ne rend
pas raison de la complexité du phénomène vulgarisateur et de ses enjeux. Elle peut
même, dans certains cas, avoisiner la paresse d’esprit, car reléguer promptement un
discours dans la catégorie du faux, sans autre forme de procès, est assurément le
meilleur moyen de se dispenser de le penser :
« les risques sont grands d’une position platonicienne qui se profilerait derrière cette thèse : dans leur infinie diversité, les textes de vulgarisation ne seraient que la réalisation d’une essence générale, celle du faux-semblant, et peu importerait, au fond, à quel degré ils réalisent cette essence puisque, de droit, le sociologue serait autorisé à les y ramener4. »
Un autre préjugé qu’il nous faut combattre, corrélé au précédent, est celui selon
lequel la vulgarisation n’aurait pour vocation que le fait d’être la traduction dans un
langage simple de la connaissance scientifique. Cette conception est toute aussi
erronée : « Là où le traducteur propose un texte lisible à la manière du texte original,
le vulgarisateur désigne sans cesse un texte absent, qui serait la vraie science. Ce
1 Jean-Claude Beaune, La vulgarisation scientifique, l’ombre des techniques, in D. Jacobi et B.
Schiele (éd.), Vulgariser la science, le procès de l’ignorance, Champ Vallon, p.48. 2 Ecrire la science, formes et enjeux de la vulgarisation. PUF.1994.
3 Voir par exemple p15 : « Quant à associer l’œuvre de Freud aux manuels de « vie mode d’emploi »
qui font les vitrines du prêt-à-penser, cela relève du sabotage. C’est pourtant ce qui risque d’arriver si l’on tolère que le corpus théorique du fondateur de la psychanalyse soit mêlé au fatras conceptuel qu’engendrent certaines tendances contemporaines telles que l’approximation et le goût pour la formule. » 4 Ibidem, p65.
36
qui se réalise n’est pas l’effacement d’une langue au bénéfice d’une autre, mais la
construction d’une configuration linguistique complexe1. ».
Ainsi, notre position est de refuser de penser la vulgarisation de façon
unidimensionnelle, en se référant uniquement à la science. La science n’est pas « un
empire dans un empire », elle s’insère dans un réseau de relations sociales dont il
faut rendre compte. Au lieu de proposer une conception de la vulgarisation dans
laquelle science et discours vulgarisateur entretiendraient des relations verticales,
nous proposerons une conception dans laquelle cette relation se pensera de façon
horizontale. Le discours scientifique et le discours vulgarisateur ne visent pas les
mêmes objectifs et ne sont pas soumis aux mêmes enjeux. Ils sont d’une certaine
façon « incommensurables », au sens que Lyotard2 donne à ce terme : ils
correspondent à des « jeux de langage » différents. Nous prenons donc le parti de
considérer le discours vulgarisateur comme un discours original, comme un discours
d’une relative autonomie dont l’intérêt et dont les enjeux excèdent ceux de la
science. Les propos suivants de Serge Moscovici résument mieux que nous ne
pourrions le faire ce qui vient d’être dit, ce qui justifie la longueur de la citation :
« On le voit : la propagation d’une science a un caractère créateur. Ce caractère n’est pas reconnu tant qu’on se borne à parler de simplification, distorsion, diffusion, etc. Les qualificatifs et les idées qui leur sont associés laissent échapper le principal du phénomène propre à notre culture, qui est la socialisation d’une discipline dans son ensemble, et non pas, comme on continue à le prétendre, la vulgarisation de quelques-unes de ses parties. En adoptant ce point de vue, on fait passer au second plan les différences entre les modèles scientifiques et les modèles non scientifiques, l’appauvrissement des propositions de départ et le déplacement de sens, de lieu d’application qui s’effectue. On voit alors de quoi il s’agit : de la formation d’un autre type de connaissance adapté à d’autres besoins, obéissants à d’autres critères, dans un contexte social précis. Il ne reproduit pas un savoir entreposé dans la science, destiné à y rester, mais retravaille à sa convenance, suivant ses moyens, les matériaux trouvés. Il participe donc de l’homéostasie subtile, de la chaîne des opérations par lesquelles les découvertes scientifiques transforment leur milieu et se transforment en le traversant, engendrent les conditions de leur propre réalisation et de leur renouvellement3. »
Si le discours vulgarisateur de la « psychologie », c'est-à-dire le discours « psy », est
en quelque sorte « créateur », comme on peut légitimement en faire l’hypothèse, il
1 Ibidem, p84.
2 La condition postmoderne, Les éditions de Minuit. 1979.
3 La psychanalyse, son image, son public. PUF. 1976 (2
nd édition). P24.
37
nous faut par conséquent le prendre au sérieux et rendre compte de son originalité.
En quoi est-il original et singulier ? Quelles transformations (et non distorsions) a
subit le discours scientifique lors de son entrée dans les médias ?
3) La « culture psy » dans les médias ou l’avènement d’un discours original
La socialisation de la psychologie, pour reprendre le terme de Serge Moscovici, a
donné une importance considérable à la figure du « psy », mais également au
discours que ce dernier tient dans les médias. Ce discours, comme le suggère
l’auteur dans la citation que nous venons de proposer, est un discours original qui
s’émancipe du strict discours scientifique dont il est issu, mais tout en en
revendiquant la filiation. Nous nous proposons donc de décrire ce discours et les
transformations dont il est issu en tenant compte de sa singularité : pour ce faire
nous mettrons de côté les problématiques normatives qui tentent de différencier la
« vraie » psychologie de la « fausse ». L’omniprésence du discours « psy » dans les
médias se manifeste par un certain nombre de signes et d’indices, en particulier
linguistiques, qui peuplent notre quotidien. Ces signes nous éclairent sur la
signification et sur le contenu du discours « psy ». Dans cette perspective, il nous
revient en premier lieu de nous interroger sur la signification d’un mot que nous
employons d’une manière volontairement naïve depuis le début de notre exposé : le
mot « psy ».
3.1) Le vocable « psy » : une catégorie fourre-tout à l’usage du grand public
Le vocable « psy » est aujourd’hui employé un peu partout, dans toutes sortes de
contextes. On emploie ce mot comme s’il désignait une réalité ou un concept qui va
de soi, cependant, comme le remarquent un certain nombre d’observateurs, ce
vocable ne veut pas dire grand-chose du point de vue de la science : « dire les psys,
ça frôle parfois la désinformation… Il faudrait davantage expliquer la diversité des
écoles, des théories, des pratiques, pour être à même de mieux comprendre les avis
et les comportements tantôt consensuels, tantôt divergents, des psychiatres,
psychothérapeutes, comportementalistes, psychanalystes, freudiens, jungiens, etc.
38
1». Le vocable « psy » est utilisé comme une catégorie fourre-tout qui regroupe
vaguement psychologie, psychiatrie, psychanalyse, ainsi que toutes les sciences,
techniques ou croyances qui touchent de près ou de loin à l’esprit. Ainsi, il fait figure
de néologisme, comme si, dans notre société, il avait été nécessaire à un moment
donné d’utiliser une expression nouvelle pour nommer une réalité inédite ou une
nouvelle vision du monde. C’est ce que suggèrent par exemple les auteurs de
Psychologisation dans la société : « l’appellation banalisée de « psy », qui vide de
sens la spécificité des pratiques, des dispositifs et de leur cadres institutionnels2 »
serait en quelque sorte le symptôme de la psychologisation du social, c’est à dire
d’une nouvelle interprétation du social basée sur la psychologie.
Sans aller aussi loin, remarquons que le vocable « psy », dont le peu de rigueur est
manifeste, symbolise à lui seul l’infiltration de la société, de son langage et de ses
institutions par le discours psychologique. Le discours psychologique est si bien
entré dans les mœurs que le vocable « psy » a trouvé une place dans le
dictionnaire :
« PSY [psi] adj. inv. et n. – 1972 ; abrév. Fam. de psychiatre, psychiatrique, psychanalyste, psychologue, psychologique, psychothérapeute, etc. * fam 1* Psychologique. Equilibre psy. 2* N. Professionnel de la psychologie, de la psychiatrie, de la psychanalyse, de la psychothérapie. Aller chez son psy toutes les semaines. Une psy. Des psys ou inv. des psy3.
L’évolution philologique du vocable « psy » reflète sans aucun doute l’évolution des
relations qu’entretiennent sciences, professionnels de la psyché et société. La
définition du dictionnaire semble nous éclairer à ce sujet : le vocable était à l’origine
un diminutif familier désignant le thérapeute (et manifestant de ce fait la
démocratisation des thérapies), puis, par une extension due aux usages, il est
devenu un adjectif (on qualifie quelque chose de « psy »). Aujourd’hui, on rencontre
le mot « psy » dans un usage encore différent, mais aussi plus significatif : on entend
1 Sylvia Liakhoff, rédactrice en chef de Psychologies magazine de 1997 à 2001, N°111 des Dossiers
de l’audiovisuel, p5. 2 Psychologisation dans la société, CONNEXIONS n°81, revue coordonnée par Serge Blondeau et
Jean Claude Rouchy, p9. 3 Le Petit Robert. 1993.
39
parler de « la psy1 » au sens d’une discipline, d’une matière, d’un savoir. On note
ainsi que le passage linguistique du terme « psychologie » au terme « psy » marque
le passage d’une société dans la quelle les sciences de la psyché sont réservées à
une élite à une société dans laquelle elles ont été réappropriées par l’ensemble du
corps social. La « psy » est le discours psychologique vulgarisé et intégré dans la
société.
Nous avons dit précédemment que pour être vulgarisée et diffusée vers le grand
public, la psychologie doit nécessairement se focaliser plus sur son objet que sur ses
méthodes, puisque ses méthodes sont très problématiques. Le fait que l’usage
consacre le diminutif « psy », au détriment des suffixes qui en principe servent à
évoquer les méthodes et les disciplines (psy-chologue, psy-chanalyste, psy-chiatre,
psy-chothérapeute…) semble confirmer notre propos. Mais si le discours privilégie la
Psyché sur le Logos, il privilégie d’emblée une représentation intuitive et commune
de l’esprit. Ce parti pris résonne avec les préoccupations pratiques d’un public de la
psychologie qui se fait de plus en plus large et qui cherche à appliquer son savoir
« psy » à la vie quotidienne. On voit ainsi se profiler le trait le plus caractéristique de
l’identité du discours « psy »: le discours « psy » n’a plus affaire au pathologique,
comme beaucoup des sciences de la psyché, mais au banal.
3.2) La « psy » : un nouveau savoir populaire et syncrétique
Comme l’on peut s’en douter, le discours psy2 que l’on observe dans les médias est
modelé en fonction de son large public. Un des problèmes principaux pour les
médias est donc de communiquer aux masses sur des sciences dont le domaine de
compétence est l’individu : « Deuxième incompatibilité, avec peu d’espoir de
guérison : d’un côté la psy, qui ne parle que de cas particuliers, de l’autre les médias,
intéressés par les généralités3. ». Le défi consiste alors pour les médias à trouver un
contrat de lecture4 (c'est-à-dire une stratégie d’énonciation) adéquat qui permette
d’intéresser le public à la psy. Jean Mouchon, dans un article qu’il consacre à l’étude
1 Comme l’évoque le titre d’une des parties de La bonne parole de Dominique Mehl : « Extension du
domaine de la psy ». 2 Nous n’utilisons plus les guillemets puisque nous venons de faire le point sur le terme.
3 Sylvia Liakhoff, rédactrice en chef de Psychologies magazine de 1997 à 2001, N°111 des Dossiers
de l’audiovisuel, p5 : Psy et médias sont-ils compatibles ? 4 La définition de cette notion est développée dans la troisième partie.
40
des contrats de lecture proposés par les publications de vulgarisation des sciences
humaines, élabore une typologie dans laquelle il classe trois types de contrats sur un
critère relatif à la nature du public : les contrats destinés à un public universitaire, les
contrats destinés à une population cultivée, et les contrats destinés au grand public.
Les caractéristiques qu’il relève comme propres aux contrats destinés au grand
public s’avèrent instructives : dans un modèle de communication de masse, on ne
suppose pas le lecteur prêt à faire spontanément un effort vers le savoir. Par
conséquent, l’éditeur doit intensément travailler à justifier l’effort intellectuel du
lecteur : « Le glissement est ainsi effectué entre l’ordre du savoir et le registre de
l’utilitarisme immédiat, le seul considéré comme pertinent pour ce type de public1. ».
Dans cette perspective, on suppose donc que le lecteur ne lira la publication que s’il
trouve un intérêt pratique à le faire, que si le savoir que l’on met à sa disposition
pourra influer concrètement sur sa vie de tous les jours. De ce fait, traiter du
quotidien et de thèmes communs est un passage obligé, une nécessité propre aux
contrats de vulgarisation destinés aux masses : « l’évocation de la réalité quotidienne
marque la frontière entre deux ordres de référence2. ».
L’analyse de Jean Mouchon s’avère particulièrement pertinente dans le cadre du
discours psy. La psy s’inscrit complètement, comme le confirme Dominique Mehl
dans la partie de La bonne parole consacrée à l’ « extension du domaine de la psy »,
dans l’univers du quotidien et du banal : « En se diffusant de façon aussi massive, la
parole psy connaît aussi certaines transformations. Elle s’éloigne d’une
problématique exclusivement centrée sur le partage entre normal et pathologique
pour se pencher sur les conduites les plus ordinaires3. ». Alors que les sciences de la
psyché traitaient souvent de pathologies, comme la schizophrénie, les névroses, ou
encore l’autisme, la psy traite de souffrances psychiques beaucoup plus ordinaires.
On quitte le champ de la pathologie pour celui de la normalité. Cette transformation,
que la sociologue, dans son livre, étudie au fil des pages de l’emblématique
Psychologies magazine, serait héritée de Françoise Dolto : « La psychanalyste a
inventé le dispositif d’écoute et de réponse médiatique qui, à quelques variations
scénaristiques près, vaut pour l’ensemble de ses successeurs : l’écoute
1 Du « Collège invisible » au Reader’s Digest, 1991/92, La vulgarisation des sciences humaines.
QUADERNI n°16, p63. 2 Même ouvrage, même auteur.
3 P210
41
bienveillante, la non–pathologisation du cas, la non-clinicisation de la réponse,
l’énoncé de guides de vie1. ». C’est en quelque sorte Dolto qui a résolu le conflit
entre la singularité des psychismes et la collectivité des récepteurs, en mettant
l’accent sur l’identification et l’implication du plus grand nombre. Comme nous l’avons
évoqué précédemment, le but de Dolto n’était pas de guérir à l’antenne, mais de
donner des conseils de « bon sens », et pour se faire elle choisissait d’aborder des
cas communs dans lesquels une majorité d’auditrices pouvait se reconnaître, afin
que son discours lui soit profitable.
Ainsi, lorsqu’elle passe du divan à l’écran, la psy doit savoir se mettre à la portée de
son public en permettant identification et implication. L’implication est directement
liée au bénéfice pratique qui peut être tiré du contenu psy par le public. De ce fait, la
psy se voit dotée d’une nouvelle fonction : elle ne doit plus seulement soigner ou
satisfaire la curiosité intellectuelle, mais elle se voit sommée d’aider les gens à vivre
et de leur donner des conseils : « En se banalisant, la psychologie devient un
instrument, premier mais parmi d’autres, pour atteindre à un perfectionnement des
comportements et des engagements quotidiens de tout un chacun2. ». La psy, afin
de remplir sa nouvelle tâche, va gagner en extension. Son centre de gravité se
déplace du pathologique vers le normal, mais aussi de la souffrance vers le bien-
être. C’est ce dont on se convainc par exemple lorsque l’on voit l’augmentation du
nombre de magazines positionnés psy/bien-être3 (voir partie 1.2), ou l’explosion des
rubriques psys dans la presse féminine. La psy devient un véritable guide de vie :
alors que les sciences de la psyché visaient pour beaucoup le soin, la psy semble
viser la prévention, nourrissant le phantasme d’un possible régime de vie qui
empêcherait la souffrance. C’est ce genre de dérive potentiellement normative que
critique Dominique Mehl dans La bonne parole (que ce soit au sujet de
l’homoparentalité, de la fécondation in vitro, ou des positions conservatrices de
Michel Schneider p357) : la sociologue montre que la psy, à cause de ses affinités
avec la médecine et le médical, est tentée de prescrire des programmes de « santé
mentale » ou d’opter pour une attitude hygiéniste qui dépasserait ses attributions.
Les propos suivants de Pascal Bruckner soulignent bien le caractère problématique
1 La bonne parole, p56.
2 La bonne parole, p226.
3 Voir pour plus de détail le commentaire de Psychologies magazines que Dominique Mehl fait dans la
bonne parole, p217.
42
de la situation : « La santé annexe donc tous les domaines de l’existence : déjà en
1978 à Atlanta, l’OMS l’avait définie comme « le bien-être complet, physique, mental
et social. » ».
Comme on peut le voir, si les sciences de la psyché sont un champ de bataille, la
psy, elle, est syncrétique : à la frontière entre le corps et l’esprit, elle absorbe sans
conflits et sans scandales (au niveau de son public bien entendu) des éléments aussi
hétérogènes que la science, le bien-être, la médecine, les techniques de relaxation,
etc. On rencontre ainsi dans le discours psy des domaines qui a priori n’ont pas de
liens directs avec le champ scientifique, comme le développement personnel ou le
yoga. Tous ces éléments s’interpénètrent dans les médias au point de gommer
insensiblement les différences entres les savoirs et les disciplines : on trouve par
exemple des rubriques psys dans la majorité des revues ou des sites Internet
consacrés à la santé ou au domaine médical, on voit des parutions de coaching
surfer sur la tendance psy (cf. le magazine Développement personnel), et l’on voit les
revues psys consacrer des articles à des sujets philosophiques ou spirituels1. On a
donc manifestement affaire à un discours original : on abandonne les modèles de la
cure ou de la recherche propres au champ scientifique pour laisser place à un
nouveau type de discours qui est centré sur le quotidien, le bien-être, la recherche
identitaire et les conseils de vie. Ce discours s’apparente souvent plus à une « grille
de lecture » qu’à un ensemble de connaissances scientifiques, comme le souligne
Dominique Mehl dans La bonne parole2, au chapitre consacré au magazine
Psychologies. Mais ce discours ne doit pas pour autant être dénigré ou ignoré. Notre
parti pris est de considérer davantage ce discours comme un objet de curiosité que
comme un objet de mépris.
Il est curieux en effet de voir comment la « psy » parvient, grâce à son caractère
syncrétique, à se situer au carrefour des tendances contemporaines et a imprégner
si fortement l’air du temps. Elle s’accommode tout d’abord très bien de la
médicalisation de l’existence et de nos obsessions d’hygiène et de santé. Elle laisse
une place considérable à la valorisation du corps (entre autre, au nom de la
1 Citons à titre d’exemple le numéro de Psychologies daté d’octobre 2004 dans le quel figurent une
chronique du philosophe André Compte-Sponville et un article catégorisé « spiritualité » intitulé « j’ai été un little bouddha ». 2 P231.
43
somatisation) et complète parfaitement nos ambitions de bien-être corporel et
matériel. Remarquons de plus qu’elle concurrence fortement les diverses tendances
de renouveau spirituel : la psyché était l’âme avant d’être l’esprit. De ce fait, nous
pourrions dire en caricaturant quelque peu que psy et religion diffèrent dans la
méthode et non dans l’objet, comme deux chemins qui permettraient d’arriver au
même endroit. Ces deux tendances ont en commun, de nos jours au moins, de viser
la paix de l’âme, de pallier le manque de sens et de repères des individus. La
métaphore qui compare le psy au curé est d’ailleurs banale, comme on peut le
constater tout au long de l’ouvrage de Dominique Mehl précédemment cité : le psy
fait figure de confesseur, et il soigne le péché aussi bien que le prêtre, si l’on
comprends toutefois ce mot dans son sens étymologique, comme le fait Freud dans
Malaise dans la civilisation, c'est-à-dire comme sentiment de faute, comme sentiment
de culpabilité. Le psy peut même pousser la ressemblance au point de moraliser et
de défendre l’ordre établi… c’est du moins ce que soutient Mehl dans son livre,
notamment au sujet de Michel Schneider. La psy surfe aussi et surtout sur l’idolâtrie
ambiante des experts qui caractérise nos sociétés technocratiques. Mais l’on
remarque cependant que l’expert, dans le discours psy, a un statut nouveau par
rapport à celui qu’il a dans les domaines purement scientifiques : il partage son
premier rôle avec une figure de type nouveau, celle du témoin.
3.3) L’intimité et l’introspection : des figures clefs du discours « psy »
Le psy, dans les médias, se présente avant tout comme un psychothérapeute, au
sens large du terme, c'est-à-dire comme un « panseur de l’âme », pour reprendre
l’expression de Dominique Mehl. Comme elle le montre dans son ouvrage, en
analysant les cas de Dolto, de Psychologies magazine ou encore de Ca se discute,
on fait plus souvent appel au psy pour son expérience clinique et pour sa
connaissance pratique de la souffrance humaine que pour ses connaissances
théoriques. Encore une fois, on privilégie l’objet de la science à la méthode
scientifique : c’est cette souffrance, ou du moins son substrat, conçu comme intimité
ou comme subjectivité, qui concentre l’attention du discours psy. L’intimité est un
vécu, une expérience singulière et subjective. Elle se soustrait par conséquent à
toute tentative d’abstraction, et le simple fait de la généraliser, voire de la formuler,
appauvrit son contenu. Elle est immatérielle, et de ce fait difficilement représentable
44
pour toute autre personne que celle qui la vit. C’est pourquoi le meilleur moyen d’en
rendre compte est de lui donner chair en demandant à des personnes de témoigner
directement de leur vécu sous forme de récit. Le témoin devient un personnage
central du dispositif médiatique psy et force l’expert à partager son premier rôle.
Chaque subjectivité étant en principe unique, le témoin est le meilleur expert de sa
propre intimité : « A la limite chacun est son propre psy, le magazine [Psychologies]
accordant beaucoup d’importance au témoignage des non-spécialistes, au récit de
leurs expériences de vie, aux comptes rendus de leur auto-examens1. »
Ainsi, le psy, contrairement à d’autres experts, n’intervient pas pour administrer des
cours magistraux, il ne monopolise pas la parole au risque d’ennuyer un public
toujours plus avide d’interactivité. Un psy sans patients à soigner semblerait, aux
yeux du public, aussi vain qu’un Don Quichotte sans château à conquérir et sans
demoiselle à secourir : il est toujours dépendant, tel Socrate, de l’esprit dont il fait
accoucher la vérité subjective. Le témoin est donc de plus en plus présent sur la
scène publique, abreuvant les médias de ses introspections et fournissant au psy,
par la même occasion, sa matière première. L’intimité, et en particulier l’intimité des
gens ordinaires, tient aujourd’hui une place prépondérante dans notre paysage
audiovisuel, comme l’a montré Dominique Mehl dans La télévision de l’intimité. Elle
n’est plus « une affaire privée2 », comme on le voit notamment à travers les
surenchères qui marquent l’évolution de la télé-réalité. On aurait tort d’interpréter
cette passion du public pour la vie privée comme une passion voyeuriste, car son
ressort est essentiellement narcissique3 : c’est un processus d’identification qui
suspend les téléspectateurs à la confession des témoins, et l’intérêt porté aux états
d’âme d’autrui n’est souvent qu’un moyen de regarder plus confortablement son
propre nombril.
De cette façon, nous pouvons dire que le témoignage est en quelque sorte une
figure de style inhérente au discours psy. Il a le triple mérite de susciter l’identification
de l’auditoire, d’objectiver la subjectivité (c'est-à-dire l’intime), et d’insérer l’activité du
psy dans le cadre d’un récit. Nous souhaitons attirer l’attention en particulier sur cette
1 La bonne parole, p228.
2 Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. La citation prend place p150, mais dans un contexte
légèrement différent. 3 La bonne parole, p303.
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dernière dimension : le témoignage est au centre de la rhétorique psy, il rend le
discours psy « médiagénique », ce qui veut dire qu’il le rend désirable en même
temps qu’accessible. Disons, pour reprendre les termes de Jeanneret qu’il est un
« élément de poétique » du discours vulgarisateur et qu’il contribue à créer un
« théâtre pour la science » dans laquelle on représente un point de vue particulier
sur la science en question (nous reviendrons sur cette notion en partie III)1. Ce
dernier insiste sur la nécessité d’intégrer les discours vulgarisateurs dans une
structure narrative :
« Il faut regarder la vulgarisation comme un travail littéraire sur le récit. Le discours de vulgarisation est, comme certaines conversations, une collection de romans amorcés, de romans avortés. Il peut y avoir à cela plusieurs raisons, qui tiennent au contrat de médiation lui-même. La raison la plus manifeste est d’ordre rhétorique. Elle est très bien exprimée par Martine Barrère : « Pour intéresser le lecteur, explique la journaliste, nous lui racontons une histoire. Le fait scientifique que nous voulons faire passer, nous l’habillons […] » Raconter une histoire est, comme dans le roman ou comme dans l’article de presse, un ressort classique de l’intérêt2. »
Comme nous l’avons dit précédemment, le discours psy n’est pas un discours
scientifique en tant que tel, mais il est un discours sur la science destiné à un usage
social. Dans ces conditions, il paraît évident que la vulgarisation de la
« psychologie » est façonnée par des facteurs qui excèdent les simples contraintes
techniques et scientifiques que nous venons de passer en revue. Il est donc
important pour le vulgarisateur de comprendre la dynamique sociale dans laquelle ce
discours prend place. Celui qui « écrit la science » est mis au défi, dans son activité,
par un nombre conséquent de pressions collectives, qu’elles soient relatives à la
demande de vulgarisation, aux luttes idéologiques dont cette vulgarisation peut se
faire le support, ou encore à des contraintes éthiques et juridiques. Quels liens
entretiennent la tendance psy et la société ? Quelles réponses le vulgarisateur peut-il
ou doit-il apporter aux défis sociaux et politiques qui lui sont posés ?
1 Ecrire la Science, p270.
2 Même ouvrage, p315.
46
II) LA « PSY» : UNE CULTURE PROFONDEMENT ANCREE DANS UNE
DYNAMIQUE SOCIALE
Face à un phénomène d’une si grande ampleur, nous sommes en droit de nous
interroger sur sa cause : la « psymania » est-elle une simple mode, c'est-à-dire un
phénomène passager et plus ou moins arbitraire, est-elle une création artificielle,
c'est-à-dire une machination due à la pression vénale des médias ou à la soif de
pouvoir des psys, ou est-elle encore la manifestation d’un profond besoin social ? La
seconde hypothèse est en quelque sorte une hypothèse simpliste et caricaturale :
l’intense médiatisation de la psy serait à la limite un complot des médias destiné à
pervertir la vraie « psy », celle qui fait le privilège et la fierté des spécialistes et de
l’élite, et à la transformer en vile marchandise afin de multiplier les profits. Malgré le
rôle important joué par les médias dans le phénomène psy, il nous faut reconnaître
que la tendance est impulsée plus en amont : certes, la psy est une source de
revenu de plus en plus considérable pour les médias, mais ces derniers, en tant
qu’instances économiques, sont insérés dans une logique de marché et doivent par
conséquent se conformer à une certaine configuration de la demande. Si les médias
font la part belle à la psy c’est qu’une forte pression émanant de leurs publics les y
pousse. C’est sous cette pression qu’ils sont amenés à transformer le discours
scientifique, et à lui donner la forme inédite que nous avons montrée : « Il est certain
qu’il existe une demande de conseil, d’orientation, d’indication émanant de façon
assez large des rangs de la société. Les courriers des lecteurs, les appels
d’auditeurs dans des émissions de radio, la participation de téléspectateurs à des
magazines de télévision attestent de cet intérêt et de cette mobilisation de l’attente
sociale. Les responsables de journaux disent d’ailleurs orienter leurs articles vers le
conseil et le concret sous la pression du public1. ».
Il est par conséquent tout aussi faux de croire que la tendance psy ne fait que
refléter, comme certains le suggèrent2, les tentations hégémoniques et corporatistes
de la communauté des psys : « les mots de la psy et sa grille de lecture
individualisante sont devenus des modalités banales d’appréhender le monde. Non
1 La bonne parole, p83-84.
2 Liliane Sichler, Le Parti psy prend le pouvoir, Grasset, 1997.
47
parce que les psys auraient opéré un coup de force. Mais parce que l’individualisme
appelle des instruments d’analyse particuliers susceptibles de nourrir une réflexion
de la société sur elle-même […] La psy s’impose dès lors comme une culture
commune, une culture partagée1. ». La psy se présente donc moins comme une
simple mode que comme une culture qui épouse les besoins de la société
contemporaine. En effet, lorsque l’on examine la situation d’un peu plus près, la psy
apparaît comme le prolongement, comme l’écume d’une vague de transformations et
de mutations qui a ébranlée notre société depuis l’après-guerre. Elle n’est, dirons-
nous, que la face émergée de l’iceberg individualiste, iceberg dont nous ressentons
encore le choc plusieurs décennies après le naufrage de l’ancienne société
disciplinaire. Comment la « psychologie », science de l’individu, est-elle devenue le
langage privilégié de la société individualiste ?
1) La diffusion du langage psychologique : une nécessité historique et sociale
1.1) L’avènement du narcissisme : la psychologie comme langage de l’individualisme
contemporain
Parler des bouleversements sociaux et idéologiques qui ont marqué le passage de
l’ère moderne à l’ère post moderne au cours du XXème siècle n’a désormais plus
rien d’original. Ces évolutions sont devenues un lieu commun de la littérature
contemporaine : on ne compte plus les gloses sur la « perte des repères », « le
désenchantement du monde » et l’ « atomisation du social », et l’on achèvera de s’en
convaincre en observant comment l’on fait aujourd’hui appel, pour un oui ou pour un
non, au symbole désormais galvaudé de Mai 68… Cependant notre sujet ne nous
permet pas d’échapper à ces thématiques, puisque celles-ci éclairent directement la
genèse du mouvement « psy ». Disons, pour aller à l’essentiel, que la deuxième
moitié du XXème siècle se présente comme le parachèvement d’un mouvement
individualiste qui trouve ses racines, selon Tocqueville, dans la pensée et l’action
démocratique : la démocratie, comme passion de l’égalité, substitue l’individu citoyen
à la division par ordres du social comme point de repère de la société. Ainsi, petit à
petit, le centre de gravité de la société n’est plus le collectif, mais l’individuel :
1 La bonne parole, p271-272.
48
l’individu devient « la mesure de toute chose », le critère à l’aune duquel on évalue
les interactions sociales et le prisme à travers lequel la société se pense.
Le monde occidental de l’après-guerre, comme le montre Lyotard dans La condition
postmoderne, est marqué par la désagrégation progressive de tous les grands récits
qui par le passé légitimaient les sociétés et donnaient du sens à l’action collective.
Les religions et les idéologies qui prétendaient autrefois fonder le social et le
politique, comme le christianisme, l’humanisme des Lumières ou encore le
marxisme, sont peu à peu désavouées et dépossédées de leurs prétentions. Les
institutions qui structuraient la société, et qui conditionnaient sa reproduction à
travers le temps et son unité sont également objet de désaffection : la famille, l’état,
les églises, les partis, etc. La société, ainsi privée de ses idéaux collectifs et des
moyens par lesquels elle exerçait traditionnellement son travail de contrôle et de
discipline, change de paradigme : elle ne vise plus à conformer ses membres à des
modèles idéaux qu’elle impose, mais elle se donne désormais pour but et pour raison
d’être la protection de l’individu, de sa liberté et de ses intérêts. Comme l’explique le
philosophe Gilles Lypovetsky dans L’ère du vide1, l’ère postmoderne se caractérise
par le désinvestissement de la sphère sociale et politique traditionnelle au profit d’un
individualisme hédoniste : l’espace collectif se réorganise complètement, par un
processus de personnalisation dans lequel toute réalité devient négociable (mœurs,
valeurs, croyances, vérité, etc.), afin de permettre à l’individu un maximum de bien-
être et de plaisir. Ce bien-être devient l’alpha et l’oméga de la réalité sociale et
constitue la clef de voûte d’un type d’existence collective inédit.
On aurait tort de croire, comme certains semblent le faire, que l’individualisme
contemporain annonce le crépuscule du social : loin de pouvoir se réduire à une
privatisation de l’existence, il est, comme l’écrit Alain Ehrenberg, le fondement d’un
nouvel espace collectif pour lequel l’objectif est de « faciliter collectivement l’action
individuelle2 » : « Un nouvel espace public est peut-être en train de se structurer : il
met plutôt en relief la subjectivité commune des personnes que l’objectivité des
intérêts contradictoires ; il tend plus à fabriquer de l’autonomie qu’à résoudre des
1 Cf. chapitres II et III.
2 La fatigue d’être soi, p284.
49
conflits1», « En produisant de l’individualité, on espère produire simultanément de la
société2 ». Puisqu’elle change ses points de repères et son mode d’existence, la
société doit nécessairement adapter son langage et son cadre de pensée à sa
nouvelle configuration. Elle doit donc se pourvoir de discours qui lui permettent de
penser l’individu et son bien-être. On comprend donc que dans un tel contexte la
psychologie se soit imposée comme un discours dominant, puisque la psychologie
est la science du comportement et de la pensée de l’individu : « le collectif se discute
et se pense de préférence à travers le prisme du vécu personnel. Dans ce contexte,
la parole psy tend à occuper une position privilégiée par rapport à celle d’autres
experts3. ». A la lumière de ces faits, il paraît manifeste que la socialisation de la
psychologie ne soit ni l’effet du hasard, ni l’effet d’un caprice, mais bel et bien une
nécessité sociale. La société a besoin du discours psychologique comme d’un
langage lui permettant de se penser elle-même. La psy s’est constituée comme le
langage ou comme la grille de lecture majeure de la société individualiste. Mais ce
n’est pas la seule façon d’expliquer la socialisation de la psychologie : la psy est
aussi le langage privilégié à travers lequel une société peut exprimer le malaise et les
pathologies inédites qui la traversent.
En effet, l’individualisme hédoniste est ambivalent : s’il se présente comme une
libération de l’individu, de ses désirs et de ses mœurs, il s’assortit d’un certain
nombre de pathologies qui lui sont propres : « Si la consommation et l’hédonisme ont
permis de résoudre la radicalité des conflits de classes c’est au prix de la
généralisation de la crise subjective4. ». Lypovetsky, dans un passage de son
ouvrage L’ère du vide, explique la récente augmentation du nombre de dépressifs et
des tentatives de suicide par la fragilisation de l’individu que produit le délitement des
structures collectives. Il ironise à ce sujet : « Plus personne ne peut se targuer d’y
échapper, la désertion sociale a entraîné une démocratisation sans précédent du
mal de vivre, fléau désormais diffus et endémique5. ». En quoi les pathologies
mentales contemporaines ont-elles infléchie le processus de socialisation de la
psychologie ?
1 Même ouvrage, p285.
2 Même ouvrage p284.
3 La bonne parole, p19.
4 L’ère du vide, p183.
5 Même ouvrage, p66.
50
1.2) La démocratisation de la fatigue : la psy comme langage de la dépression
Les français semblent souffrir de plus en plus de troubles mentaux, ou disons du
moins qu’ils font plus massivement appel aux soins des spécialistes que par le
passé : 1,1 million de patients en psychiatrie dans les hôpitaux publics en 1999 (soit
une progression de 55% en dix ans), 15,8 millions de consultations auprès des
psychiatres libéraux en 2002 (soit, par rapport à 1998, une hausse de 1,3 million du
nombre annuel de consultations), 10% des français consomment un psychotrope
(trois fois plus d’antidépresseurs que les Italiens, deux fois plus de somnifères que
les Allemands, et sept fois plus de tranquillisants que les Anglais)1. Parmi les
troubles qui occasionnent les consultations, un se distingue particulièrement pour
son ampleur et son caractère emblématique, la dépression : 7% des français se
déclaraient dépressifs en 1996-1997, selon l’enquête Santé et Protection sociale, soit
six fois plus qu’en 19702.
Selon Alain Ehrenberg, dans le livre qu’il consacre à la dépression et à son histoire,
La fatigue d’être soi, la dépression se singularise à la fois par son caractère
universel, dans le sens ou elle peut toucher n’importe quel individu, et non pas,
comme d’autres maladies, seulement telle ou telle catégorie sociale ou biologique
d’individus, et par son caractère hétérogène : Ehrenberg emploie l’expression de
« continent dépressif » pour illustrer le nombre impressionnant de manifestations
différentes que l’on classe sous ce terme. Malgré cette hétérogénéité, la dépression,
dans sa forme la plus contemporaine et la plus commune, se caractérise par les
symptômes suivants : l’insomnie, l’inhibition, l’asthénie, ou plus généralement les
troubles de l’ordre de la fatigue. La dépression, au sens large, est selon Ehrenberg
une maladie du « déficit », une maladie de l’ « homme insuffisant », et en cela, elle
est emblématique de la nouvelle condition que l’homme se voit attribuer dans les
sociétés postmodernes. Elle est le revers de l’idéal de nos société : l’homme actif et
performant, symbolisé par la nouvelle idole que nous ont apportée les années 1980,
l’entrepreneur ou le chef d’entreprise3.
1 Source : http://www.psyvig.com
2 Même source.
3 La fatigue d’être soi, p243.
51
Toute la finesse de l’analyse d’Ehrenberg est de montrer que chaque société
particulière produit ses propres pathologies mentales, et que les pathologies
mentales d’une société évoluent avec cette dernière : les troubles mentaux ont une
dimension sociale et structurelle. Il illustre cette thèse par le passage de la névrose
(maladie du conflit) à la dépression (maladie de l’insuffisance) qui a accompagné le
passage de la société disciplinaire à la société individualiste-hédoniste. Ehrenberg
montre en particulier comment la condition humaine, dans son aspect problématique,
change de visage : elle ne se reconnaît plus, comme au temps de Freud ou de
Nietzsche, dans la figure d’un Oedipe dont les désirs sont en conflit avec les
impératifs de la société, mais au contraire dans le mythe d’un Narcisse qui n’a plus
rien d’autre à faire que de se regarder le nombril et qui se sent écrasé par le poids
des possibles qui s’offrent à lui1. La névrose était une maladie de l’identification aux
modèles qu’imposait la société, la dépression est une maladie de l’identité, c'est-à-
dire de l’identité que la société ne fournit plus à l’individu.
L’individu est sommé par la société de se construire par lui-même, de se forger une
identité et un mode de vie personnel, hors des rails qu’autrefois la collectivité traçait
pour lui. Si l’individu échoue, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même : c’est la lourdeur
de cette responsabilité qui paralyse l’individu, et qui constitue la dépression comme
maladie de l’impuissance : « Des pathologies mentales où le conflit intrapsychique
est inexistant et où, à l’inverse, le sentiment de perte de sa propre valeur domine font
l’objet d’une préoccupation qui n’existait pas en France dans les années 1960.
Baisse de l’estime de soi, sentiment d’infériorité, il y a là quelque chose qui
ressemble fort à du déficit. Si le conflit est lié à la culpabilité, le déficit serait plutôt
soudé au narcissisme. C’est la grande leçon que la dépression va infliger à l’homme
qui croit s’instituer son propre législateur2. ». L’homme dépressif, pour Ehrenberg, est
un homme qui n’a pas la force de remplir la tâche que lui impose la société, la tâche
d’être lui-même, c’est une maladie de l’estime de soi que l’on peut qualifier en
quelque sorte de trouble narcissique : « Le narcissisme n’est pas cet amour de soi
qui est un des ressorts de la joie de vivre, mais le fait d’être prisonnier d’une image
tellement idéale de soi qu’elle rend impuissant, paralyse la personne qui a en
1 Ibidem, voir p136.
2 Ibidem, p157.
52
permanence besoin d’être rassurée par autrui et peut en devenir dépendante – on
voit comment les techniques de groupe peuvent compenser cette fragilité1».
La société de la deuxième moitié du XXème siècle, confrontée à l’envahissement du
continent dépressif, s’est saisie de la psychologie à la fois comme langage pour
nommer la réalité d’une souffrance, mais aussi comme façon de soigner cette
souffrance. La souffrance psychique que constitue la dépression est donc un enjeu
central de la socialisation de la psychologie :
« Tout au long des années 1960 émerge une offre médicale et un langage permettant que se formule une demande de soin. Magazines grand public et ouvrages de psychologie populaire, on va le voir, s’en font l’écho, ils créent un espace social où sont énoncés des mots quotidiens que chacun peut s’approprier à loisir – comment les lecteurs se l’approprient est un autre problème. Ils mettent des qualificatifs communs sur ce que chacun est personnellement susceptible de ressentir de façon indistincte en lui-même. L’ensemble de ces éléments contribue à donner une place sociale à la vie intérieure, à instituer un langage propre à la psyché. Pour guérir, y compris avec une molécule, il faut que le patient s’intéresse à son intimité. Il ne peut être réduit à sa maladie, il doit être un sujet de ses conflits2. »
Il pourrait sembler, face au discours d’Ehrenberg, que la socialisation de la psy soit
autant une cause qu’une conséquence de la dépression, puisque, comme ce dernier
le suggère, les médias « facilitent l’émergence d’une demande en fournissant les
mots pour la formuler3», et, de la même façon, la dépression n’a pu exister comme
maladie qu’à partir du moment où une offre permettait de la traiter (cf. invention des
psychotropes dans les années 50). Mais nous défendrons la thèse selon laquelle la
psychologie s’est imposée comme langage pour nommer, à travers la dépression, un
mal latent, puisque nous avons montré précédemment les causes sociales profondes
à l’origine de la dépression. Le phénomène psy est la diffusion d’une « grammaire de
la vie intérieure4 » qui a permis à la société d’ausculter ses souffrances. Nous
venons donc d’examiner les nécessités sociales qui sont à l’origine de la socialisation
de la psy : la nécessité d’un langage adéquat pour formuler à la fois une nouvelle
configuration sociale, et les nouvelles pathologies mentales qui assaillaient cette
dernière.
1 Ibidem, p163.
2 Ibidem, p129.
3 Ibidem, p143.
4 Ibidem, p149.
53
Cependant, si l’on considère la psy non plus seulement comme un langage, mais
aussi comme pratique thérapeutique, un sérieux problème se pose à nous. Si la
dépression est comme nous l’avons dit et comme le pense Ehrenberg une maladie
structurelle de la société due à une configuration normative particulière, comment la
psychologie peut-elle prétendre la soigner ? Cette question, quoique improprement
formulée, a le mérite de nous mettre la puce à l’oreille en nous guidant vers les
relations dynamiques qu’entretiennent aujourd’hui la psy, les structures sociales et
les idéologies. Comme nous l’avons vu dans la première partie, la psy, en se
vulgarisant, gagne en extension. Elle se voit dotée de nouvelles attributions, elle fait
l’objet de nouvelles espérances, et elle se constitue en particulier comme un discours
du bien-être, voire comme un guide de vie (I.1.3). Par quels mécanismes la psy se
voit-elle attribuer ces nouveaux rôles ? Quelle influence ces rôles ont-ils sur la
société ?
2) Les nouvelles attributions de la psychologie
2.1) La psy au service de la nouvelle idéologie dominante : l’hédonisme
La société postmoderne ou narcissique ce caractérise, comme nous l’avons vu avec
Lypovetsky, par un phénomène de personnalisation. Cette personnalisation est
également intervenue dans le domaine normatif : la société d’aujourd’hui, si on la
compare à celle d’hier, ne semble plus imposer ni normes ni devoir-être particuliers à
l’individu. L’homme a pour mission de choisir lui-même ses règles de vie à travers
une multiplicité de valeurs et de repères. Face à la nouvelle impuissance normative
de la société, beaucoup d’auteurs ont été amenés à parler de « pertes de repères »
ou de « pertes des valeurs » pour soutenir que l’homme est perdu lorsque la société
ne lui fournit pas un cadre de pensée normatif. Il n’y a pas eu de perte des valeurs à
proprement parler, car, les valeurs n’ont pas disparu, elles se sont juste multipliées :
aujourd’hui juxtaposées sur un plan horizontal, elles semblent coexister comme des
produits en libre-service coexistent dans un linéaire de supermarché. Les valeurs ont
perdu leur verticalité, leur hiérarchie, leur force contraignante. En cela il est possible
de parler d’une perte des repères, puisqu’ aujourd’hui, dans le relativisme ambiant,
toutes les valeurs (ou presque) ont une égale légitimité. Elles ne peuvent plus par
54
conséquent exercer la fonction discriminante qu’un repère doit, par définition, fournir.
Comme le soutient Lypovetsky, la « perte des repères » n’est pas le fruit d’un vide,
mais d’un trop plein normatif, d’une saturation de signes, de valeurs et de sens
propre à nos sociétés du tout sur mesure. Il nous faut donc reconnaître que cette
« perte des repères » crée un manque chez les individus, et qu’elle peut même être
une source d’angoisse ou de dépression. Dans ces conditions, aider les individus à
se construire et à se normer de façon autonome est un des défis majeurs des
sociétés contemporaines. La psy prétend parfois remplir le vide laissé par les
anciens cadre normatifs : comme nous l’avons vu dans la partie 1.3, la psy se
présente de plus en plus sous forme de guides de vie, et de conseils. Qu’advient-il
de la psy lorsqu’elle s’aventure sur le terrain de la philosophie et de la morale ? Peut-
elle devenir une idéologie ? Et sans même être une idéologie, peut-elle être
récupérée par d’autre idéologies ?
Nous avons dit précédemment que notre époque avait signé la fin des idéologies et
des systèmes normatifs. Nous nous permettons de relativiser cette proposition. Il n’y
a certes plus d’idéologie comparable à celles que nous avons connues par le passé :
pensées instituées et officielles, brandies par un Etat ou un parti ou une
corporation... Cependant il existe encore des modes de pensée collectifs, voire
grégaires, qui exercent des pressions sur les individus. L’Etat n’impose plus de
valeurs, mais certaines valeurs semblent s’imposer d’elles-mêmes et s’élever au
rang de norme ou de devoir. C’est le cas par exemple du bonheur1 individuel, comme
le montre Pascal Bruckner dans L’Euphorie perpétuelle : le bonheur dans nos
société n’est plus seulement un droit, mais il se présente également comme un
devoir, comme un impératif social. Le bonheur devient paradoxalement un critère de
performance à l’aune duquel l’individu évalue sa vie : « Longtemps on a opposé
l’idéal du bonheur à la norme bourgeoise de la réussite ; voilà ce même bonheur
devenu un des ingrédients de la réussite2. ». Dépassant son cadre individuel, le
bonheur devient une valeur d’échange social, un critère de standing ou de distinction
(au sens bourdieusien du terme) : « il existe une redéfinition du statut social qui n’est
plus seulement du côté de la fortune ou du pouvoir mais aussi de l’apparence : il ne
1 La confusion entre les termes bonheur et hédonisme est volontaire, elle sera élucidée
ultérieurement. 2 L’Euphorie perpétuelle, p65.
55
suffit pas d’être riche, encore faut-il avoir l’air en forme, nouvelle espèce de
discrimination et de faire-valoir qui n’est pas moins sévère que celle de l’argent. C’est
toute une éthique du paraître bien dans sa peau qui nous dirige et que soutiennent
dans leur ébriété souriante la publicité et les marchandises. ». Sous cet aspect
clairement coercitif, le bonheur fait figure de nouvelle idéologie contemporaine.
Cet impératif hédoniste n’est pas sans contradictions. La pression qu’il exerce sur les
individus est telle qu’il tourmente ces derniers au nom de leur bien-être : « nous
constituons probablement les premières sociétés à rendre les gens malheureux de
ne pas être heureux1. ». Une des conséquences les plus remarquables de cette
idéologie est qu’elle nourrit chez les individus, le fantasme d’une vie sans souffrance,
et rend de ce fait toute souffrance, même la plus naturelle et la plus banale,
intolérable : « Le tort de l’Occident, dans la seconde moitié du XXème siècle, fut de
donner aux hommes l’espoir insensé d’un effacement prochain de toutes les
calamités : famine, indigence, maladies, vieillesse allaient disparaître dans l’horizon
d’une ou deux décennies2. ». La psy participe à cette mise hors la loi de la
souffrance : plus elle assure à l’individu qu’elle est capable de le soigner, voire
capable de prévenir certains de ces maux, moins ce dernier supporte les aléas de sa
propre vie. Plus elle assure à l’individu que celui-ci a du pouvoir sur son psychisme et
qu’il peut constamment se transformer pour devenir meilleur, plus ce dernier se sent
coupable de souffrir et de ne pas être à la hauteur. Si la psy se présente aujourd’hui
comme un outil de performance, comme une prothèse de plus permettant à l’homme
de dépasser ses limites, c’est au sein même du champ thérapeutique, et non
seulement dans le champ de la vulgarisation, qu’il faut en chercher les causes.
Les années 70, comme le souligne Ehrenberg (p150 à 158), ont marqué un tournant
dans l’histoire du soin psychique, notamment avec l’arrivée de ce que l’on a appelé
les « nouvelles thérapies » : ces thérapies, d’origine américaine, sont qualifiées de
« nouvelles » par rapport à la psychanalyse qui avait alors le (quasi) monopole du
champ thérapeutique depuis plusieurs décennies. Ehrenberg emploie d’ailleurs
l’expression de « thérapies postfreudiennes ». Ces thérapies, dont Le cri primal
d’Arthur Janov, la bioénergie d’Alexander Lowen et les Mouvements du potentiel
1 Même ouvrage.
2 Même ouvrage, p220.
56
humain sont l’illustration parfaite, prennent de la distance face au modèle conflictuel
freudien. Le surmoi n’est plus conçu comme une instance nécessaire et structurante
de l’individu, mais comme une instance purement oppressive de laquelle l’individu
doit se libérer pour vivre de façon authentique. Au lieu de viser l’équilibre entre la
société et le désir, ces thérapies visent à démultiplier les forces du moi en libérant ce
dernier des contraintes sociales. Elles substituent au pur travail de la parole un travail
corporel qui a pour fonction de rapprocher l’homme de sa vraie nature animale, ce
qui aurait pour résultat de permettre à l’homme de jouir du désir et du bien-être dont
la société tentait de le déposséder : « Revenir à l’origine non par la parole, mais par
le corps, faire ressortir les affects enfouis, voilà les moyens de gommer la souffrance,
d’extérioriser les énergies comprimées par l’éducation et les interdits sociaux, et de
jouir pleinement, c'est-à-dire sans entraves, de la vie1. ».
Sans rentrer plus avant dans les détails, il est important de retenir que ces thérapies,
dont certaines ont connu un succès considérable, ont popularisé l’idée selon laquelle
la psychologie n’est pas seulement un moyen de lutter contre la souffrance, mais
également un moyen d’accéder au bien-être et à la jouissance. Elles ont contribué à
« l’extension du domaine de la psy » qui, quoiqu’en dise Dominique Mehl, n’est pas
le seul fait du champ vulgarisateur. Elles ont amorcé le brouillage des frontières entre
le banal et le pathologique qui aujourd’hui caractérise le discours psy dans les
médias, et modifié notre appréhension du bien-être. Dès lors, il n’est pas étonnant de
voir la proximité qui lie aujourd’hui les domaines du développement personnel et de
la psychologie.
La psy, en faisant toujours plus la promotion du bonheur et de la transformation de
soi, peut pousser les individus dans une spirale sans fin qui entraîne déni de la
souffrance et insatisfaction perpétuelle, c'est-à-dire le contraire du
bonheur : «Versant démocratique : nul n’est plus condamné à ses défauts physiques,
la nature n’est plus une fatalité. Versant punitif : ne vous tenez jamais pour quitte,
vous pouvez faire mieux, le moindre relâchement vous précipitera dans l’enfer des
ramollis, des avachis, des frigides2. ». Cette aversion de nos sociétés pour la
souffrance a entraîné une évolution du concept de bonheur : « La fin du « jouissez
1 La fatigue d’être soi, p154.
2 L’euphorie perpétuelle, p83.
57
sans entraves » ne signifie pas réhabilitation du puritanisme mais élargissement
social d’un hédonisme normalisé et gestionnaire, hygiénisé et rationnel. A
l’hédonisme débridé a succédé un hédonisme prudent, « propre», vaguement
triste1. ». L’hédonisme de l’ère psy, focalisé sur le bien-être psychique et sur le rejet
de la souffrance, succède à l’hédonisme soixante-huitard qui découvrait à peine les
joies du corps, du confort et de la consommation : il est marqué par les désillusions
qui ont frappé de plein fouet les enfants de la société d’abondance face aux crises
économiques, au chômage, à la violence sociale et au terrorisme…
On remarque aujourd’hui que la notion de bonheur s’exprime le plus souvent en
termes de bien-être : cette forme exprime bien entendu l’incrédulité métaphysique de
notre époque, une certaine désillusion, mais aussi une approche plus médicale et
plus quantitative du bonheur. Il témoigne de la velléité quasi-médicale d’une hygiène
de vie qui empêcherait toute souffrance physique ou psychologique : « De la même
façon, l’obsession de la santé tend à médicaliser chaque instant de la vie au lieu de
nous autoriser une agréable insouciance. Cela se traduit par l’annexion au domaine
thérapeutique de tout ce qui relevait jusque-là de l’ordre du savoir-vivre : rituels et
agréments convertis en soucis, estimés en fonction de leur utilité ou de leur
nocivité2 ». L’omniprésence de la psy dans la société fait écho à la médicalisation de
l’existence : la banalisation de la psy et de son immersion dans le quotidien en fait
une véritable prothèse, un mode vie sous contrôle thérapeutique. Comment ne pas
s’étonner qu’aujourd’hui on fasse appel aux psys pour des problèmes qui autrefois
ne nécessitaient pas l’intervention de spécialistes, ou pour des problèmes qui
n’étaient pas à proprement parler des problèmes ?
Dans un contexte où la psy semble détenir le secret du bonheur, les psys sont en
passe de devenir de véritables maîtres de vie. Ils détiennent un pouvoir quasi-
philosophique ou moral. Après avoir observé comment la psy s’est vue attribuer les
chemins du bonheur, nous examinerons de quelle façon la psy se constitue en
morale, et de quelle façon elle peut édicter ou prétendre édicter des normes de vie et
de comportement.
1 L’ère du vide, p321.
2 L’euphorie perpétuelle, p72.
58
2.2) La psy comme quête de sens et comme quête de repères
La psy, en donnant des conseils de vie, voire des prescriptions, devient porteuse
d’une certaine normativité. Cette normativité est l’objet du livre de Dominique Mehl,
La bonne parole, dans lequel elle compare, grâce à une métaphore élégante, la
normativité psy à la normativité du discours chrétien. Le livre de Mehl pose deux
questions essentielles : d’une part, comment fonctionne la normativité du discours
psy, et d’autre part, les prétentions normatives du discours psy sont-elles légitimes ?
Nous prendrons soin de séparer ces deux questions, et de privilégier la première sur
la seconde, puisque notre tâche n’est pas normative mais descriptive. La deuxième
question, à la quelle seul un spécialiste peut prétendre répondre, ne nous intéressera
que dans la mesure où sa réponse détermine l’activité économique de vulgarisation.
Comme nous le dit Dominique Mehl à la page 240 de son livre, la psy est porteuse
d’une normativité particulière qui se base sur la prévention des risques qui menacent
la santé mentale. Cette normativité s’exprime plus volontiers sur certains thèmes que
sur d’autres, comme par exemple la famille, la parenté, ou l’éducation.
Dans notre société hédoniste, le bonheur étant tacitement admis comme finalité de
l’existence, la psy déduit à partir de cette finalité les règles de vie qui, selon elle,
pourraient permettre de l’atteindre. La psy devient une morale dans le sens ou elle
permet de réaliser des évaluations, c'est-à-dire de discriminer les comportements en
les répartissant selon les catégories du nuisible ou du souhaitable. Ici, en
l’occurrence, elle répartit les conduites entre le sain et le malsain : est saine, donc
acceptable, toute conduite qui n’est pas pathogène ou potentiellement porteuse de
souffrance, et est malsaine toute conduite représentant des risques de souffrance ou
de déséquilibre mental pour les individus. De ce fait, un premier problème, que
Dominique Mehl a très bien vu, se pose : il ne vas pas de soi, connaissant la
singularité et la complexité de chaque psychisme, que toute conduite soit également
saine ou malsaine pour chaque individu. Est-il vraiment possible de généraliser sur
un objet singulier tel que le psychisme pour tendre vers un catalogue qui classerait
toute action en saine ou malsaine ? Comme l’on peut s’en douter, il n’est pas
possible de répondre par oui ou par non…
59
L’exemple typique de cette normativité serait les positions qu’a tenues la majorité des
psychanalystes (selon Mehl) contre l’homoparentalité, lorsque la question du PACS a
été débattue dans les médias : pour beaucoup de psychanalystes, un couple
homosexuel empêcherait son enfant de construire sa personnalité sainement en
intériorisant la différence des sexes, puisque cette différence ne peut être intégrée
que physiquement à partir du modèle parental. Cette différence sexuelle est pour la
psychanalyse un ordre symbolique qui est au fondement de la civilisation et qui
conditionne la stabilité de la structure psychique d’un sujet. En priver un individu
serait donc immoral puisque cela reviendrait à le rendre en quelque sorte malade…
On voit à travers cet exemple en quoi la psy devient moralisatrice : elle semble
prendre part au débat public pour déconseiller l’homoparentalité, elle prétend donc,
en quelque sorte, règlementer les conduites.
Dominique Mehl montre de la même façon que la majorité des psychanalystes
défend, au nom du bien-être des enfants, des modèles de parenté traditionnels,
même si ces modèles ne correspondent plus aux tendances sociales du moment :
elle risque par conséquent de culpabiliser les parents qui n’élèvent pas leurs enfants
comme on le faisait il y a encore une ou deux générations. Sur la question de
l’homoparentalité, qui est un des temps forts de La bonne parole, Dominique Mehl
rétorque que les psys excèdent leurs prérogatives, et qu’ils frisent la futurologie. En
effet, les psys prédisent le futur mal être des enfants de couples homosexuels, en
vertu d’un ordre symbolique que la théorie psychanalytique mettrait en avant, alors
que personne ne peut le prouver par expérience clinique, car la plupart des enfants
de couples homosexuels que les psys observent ne sont pas plus malades que les
autres. L’argument de Mehl, qui se base sur l’exigence de preuves empiriques, est
fort, mais convient mal à la psychanalyse selon nous, en vertu du principe de
falsifiabilité que nous avons évoqué précédemment (I.2.2) : de deux choses l’une,
soit on utilise l’argument de la preuve empirique, et dans ce cas, au nom du principe
de falsifiabilité, on discrédite toute la psychanalyse et on la renvoie à un statut de
non-science, soit, à la manière de Moscovici, on réhabilite la psychanalyse au nom
de sa fertilité, et dans ce cas on ne lui demande pas de faire ce qu’elle ne peut faire,
c'est-à-dire fournir des preuves empiriques. Mehl semble tenter péniblement de
ménager la chèvre et le chou, comme en témoigne sa volonté de distinguer les bons
psys qui « accompagnent » et les mauvais psys qui font la morale…
60
Mais selon nous, le livre de Mehl présente des problèmes plus troublants. Dominique
Mehl écrit un livre sur « les psys », sans vraiment définir les psys. Mais, tout au long
de son argumentation, on est étonné de s’apercevoir qu’il n’est presque
exclusivement question que de psychanalyse. Le seul psy non-psychanalyste dont
elle évoque le travail et les propos, sans toutefois le prendre réellement au sérieux,
est le comportementaliste Christophe André (p343) : ce dernier fait figure d’exception
qui confirme la règle. A cela près, tous les arguments de Dominique Mehl qui lui
permettent, au cours de sa démonstration, de disqualifier les prétentions normatives
de la psy, sont des arguments qui font référence à la psychanalyse. Notons par
exemple l’usage que fait la sociologue de sa référence à la psychanalyste Sylvie
Nersson-Rousseau (p331 à p334, autre temps fort de l’argumentation) : Mehl
reprend à son compte l’argument (que nous avons évoqué précédemment en I.2)
selon lequel la psychanalyse, à la différence de la médecine, est un système de soin
qui ne se prête pas à des ambitions préventives de type hygiéniste. Elle ne doit pas
sortir du cadre de la cure (analytique) qui est essentiellement un accompagnement
bienveillant du patient, et non un ensemble de prescriptions en vue d’une guérison
ou d’une vie « saine ».
Le propos sur la psychanalyse semble convainquant, quoique l’on pourrait toujours
en discuter. Mais le procédé de Mehl qui suit cette référence étonne un peu : « « Il
est nécessaire que nous ne produisions de discours ès qualités que sur la
psychanalyse. Tout discours social ou politique ne peut être tenu qu’en notre qualité
de citoyen », recommande ainsi Sylvie Nersson-Rousseau. La thérapie psychique,
qu’elle soit inspirée par la psychologie ou par la psychanalyse1, se présente d’abord
comme une démarche d’accompagnement ». Mehl rabat insidieusement la psy sur la
psychanalyse, espérant disqualifier toute présence des psys dans les médias qui ne
se cantonne pas à l’ « accompagnement ». Cependant l’argument utilisé, s’il vaut
pour la psychanalyse, ne vaut pas pour l’ensemble des psychothérapies. Certaines
thérapies issues de la psychologie, comme le comportementalisme, ont pour
fondement des méthodes qui sortent du cadre de l’accompagnement que commande
la psychanalyse. Notons par exemple que là ou le travail du psychanalyste
1 Nous soulignons volontairement ce passage.
61
consistera essentiellement en un travail d’écoute et de reformulation, le travail du
comportementaliste pourra prescrire certains types de comportements.
Ajoutons de plus qu’au-delà de la psychothérapie, certaines branches de la psy,
comme la psychologie scientifique, sont axées sur la prévention ou la prédiction de
comportements. On ne peut rabattre la psy sur la psychothérapie, pas plus qu’on ne
peut rabattre la psy sur la psychanalyse. Nous retiendrons du livre de Mehl le fait que
certaines tendances moralisatrices ou normatives des psys sont clairement
condamnables, en ce qu’elles excèdent les attributions des psys. En revanche, le
livre de Mehl ne parvient pas à démontrer en quoi, par principe, tout discours psy est
illégitime lorsqu’il approche le domaine du normatif. S’il existe certains
comportements dont on ne peut prouver s’ils sont universellement pathogènes, à
l’inverse, nous ne pouvons pas non plus prouver qu’il n’existe aucun comportement
que la psy pourrait définir comme universellement pathogène. Nous laisserons donc
de côté la question de principe en nous focalisant sur les problèmes que la
normativité pose au vulgarisateur.
Le vulgarisateur, de par la nature de sa tâche et de par la pression qu’exerce sur lui
la demande1, ne peut s’exempter de tout semblant de normativité. En revanche, son
travail sera d’être vigilant face aux abus moralisateurs les plus manifestes. En cela
nous pouvons reprendre l’exemple de Michel Schneider donné par Mehl: ce dernier
annoncerait des conceptions politiques réactionnaires sous couvert d’expertise psy et
essaierait de « faire passer un programme politique pour un programme de santé
mentale2 ». Si parfois le discours psy peut fonctionner comme une morale au sens
commun du terme, c'est-à-dire comme un ensemble de prescriptions destinées à
être appliquées collectivement, la psy révèle également une dimension morale
beaucoup plus originale et plus novatrice. Si l’on considère la morale, de façon
générale, comme l’ensemble des savoirs qui permettent de réguler l’action des
hommes et de leur trouver un sens, c'est-à-dire de répondre à la question
philosophique « Que dois-je faire ? », il est possible d’affirmer que la psy constitue
une morale individuelle et personnalisée. Disons, pour illustrer cette proposition
1 La bonne parole, p351.
2 Même ouvrage, p357. L’auteur, dans son ouvrage Big Mother, exprimerait son humeur bilieuse
contre le système de redistribution social français en décrivant notre système « d’assistanat » comme un désordre pathologique du au délitement de la fonction symbolique du père dans notre société.
62
étonnante par des métaphores nietzschéennes bien connues, que la psy, à bien y
regarder, se situe plus du côté de la « morale des maîtres » que de la « morale des
esclaves », et qu’elle oppose aux morales grégaires une morale individuelle.
Notre époque semble consacrer le caractère prophétique de la parole
nietzschéenne : il n’a jamais autant été question de « devenir ce que l’on est ». En
effet, la société narcissique substitue à la problématique conformiste de la société
oedipienne une problématique de l’authenticité : tout comme il est sommé d’être
heureux, l’homme contemporain est sommé d’être lui-même. L’ensemble des
médias, à travers les discours journalistiques ou publicitaires invite à l’authenticité. Le
sens de cette obsession est moral ou philosophique : l’alpha et l’oméga de la société
individualiste étant le bien-être de l’individu, ce dernier se doit de connaître ce qui est
susceptible de faire son bonheur afin de donner du sens à sa vie. Cependant,
chaque individu accède (ou n’accède pas…) au bonheur et au bien-être d’une façon
singulière. La recherche du bonheur et du plaisir est donc moins une question de
respect de certains préceptes qu’une question de connaissance de soi et de son
désir. Le moi étant la « mesure de toute chose », il faut nécessairement que chacun
connaisse son propre moi afin de pouvoir s’instituer comme son propre législateur,
afin de devenir maître de son destin. De ce fait, le problème moral se lie à un
problème identitaire : « Dans le conseil de vie traditionnel, la question du lecteur
imaginé est : que faire ? La réponse ressasse indéfiniment un même thème : c’est en
étant conforme à ses devoirs que l’on obtient le bonheur. La nouvelle rhétorique
invite à d’autres questionnements ; on ne peut répondre à la question : que faire ?
sans se poser en même temps la question : qui suis-je ? La réponse a évidement
changé de ton : c’est en étant conforme à ses désirs que l’on obtient le bonheur1.».
C’est ici que la psy intervient en articulant identité et morale : la psy est la science de
la connaissance de soi et de l’introspection. Elle est le langage qui permet à la fois
de décrypter les identités, de les évaluer et de les comparer. C’est en se sens que la
psy devient une morale, ou plutôt l’outil privilégié qui permet à chacun de se
construire son identité et sa morale sur mesure. Un bref aperçu de la façon avec
laquelle le discours psy est reçu au sein du public permettra de conforter ce point de
vue.
1 La fatigue d’être soi, p149.
63
2.3) Normes et usages : la réception du discours psy par le public
Nous avons dit précédemment que le discours psy s’intègre dans une dynamique
sociale. A ce titre, nous sommes amenés à chercher dans la société les causes de
ce discours, comme nous venons de le faire, mais aussi ses conséquences.
Comment le public réceptionne-t-il les significations du discours psy que nous avons
mis en lumière ? Quels types d’appropriations de ces significations sont mis en place
par les usages des médias psy ? Le peu de littérature consacrée à cette question est
manifeste : tout au plus, La bonne parole, le numéro 111 des Dossiers de
l’audiovisuel et éventuellement quelques articles de journaux. Effectuer soi-même
une étude qualitative auprès d’échantillons de public aurait été impossible, du fait du
peu de moyens dont nous disposons, et hors de propos, puisque notre étude est
majoritairement centrée sur l’activité vulgarisatrice, c'est-à-dire plus sur l’émetteur du
discours psy que sur son récepteur. Nous allons néanmoins tenter de formuler un
certain nombre d’hypothèses à partir des indices que nous possédons.
Dominique Mehl consacre une vingtaine de pages au lectorat de Psychologies
magazine dans La bonne parole. Nous considérerons, à titre d’hypothèse forcée, que
les grandes lignes de cette analyse sont généralisables, malgré le fait que le lectorat
du magazine soit plus instruit que la moyenne1. Premier fait éclairant, le lectorat
magazine considère essentiellement la psy comme culture et non comme thérapie :
« En cure ou pas, en difficulté personnelle ou non, ils ne cherchent pas un appoint à
leur propre thérapie ni un instrument pour évaluer leurs propres névroses mais
puisent des ressources et des arguments pour se repérer dans leur existence […] Le
magazine est perçu davantage comme une béquille que comme un médicament2. ».
Deux des propositions que nous avons soutenues sont ici confirmées : l’originalité du
discours psy, c'est-à-dire de la psychologie vulgarisée, par rapport aux discours
scientifiques et thérapeutiques des sciences de la psyché (voir I.3), est le fait que ce
discours aide les individus à se forger leur morale et leur identité personnelle. Le
discours psy se présente comme un discours original et non comme une thérapie ou
un substitut de thérapie : effectivement, comme le montre Mehl, il est reçu comme
1 La bonne parole, p251.
2 Même ouvrage, p253-254.
64
tel. Si ce discours n’est pas de l’ordre de la thérapie, sa fonction est autre, et cette
nouvelle fonction est bien la demande de repère que nous avons examinée
précédemment (II.2). Cette fonction s’exerce essentiellement de trois manières.
Premièrement, la psy est pour le public en question un discours ou une grille de
lecture qui permet de mieux se comprendre soi et de mieux comprendre les autres,
comme le confirme le témoignage d’une lectrice : « La compréhension passe par la
parole. Dix personnes vont entendre la même chose et l’interpréter différemment
mais en échangeant ce que chacun a compris, on va se comprendre. Sans parole, il
y a souvent du malentendu. La psy ce n’est pas seulement la souffrance. C’est aussi
un peu pour se comprendre1. ». La psy inscrit l’individu dans une idéologie de la
transparence. Avant même de pouvoir instruire l’individu en quoi que ce soit, elle
pousse l’individu à une introspection et à une remise en question provisoire.
En second lieu, la psy est une source d’inspiration existentielle. Au moment ou
chacun se doit d’être l’artiste de sa propre vie et de se créer soi-même, les individus
vont puiser dans la psy un certain nombre de modèles de vie possible et s’en servent
« pour trouver des sources d’inspiration pour la conduite de leur vie consciente et si
possible maîtrisée, actuelle et projetée dans un future immédiat2. ». Comme nous
l’avons dit précédemment, la sphère médiatique, à l’heure de l’extimité, est saturée
de témoignages d’individus qui viennent se dévoiler et plaider pour les choix de vie
qu’ils ont adoptés. Ces témoignages représentent autant de pistes de
développement possibles pour le public qui reçoit le discours psy. La psy semble
s’inscrire alors dans l’univers de la consommation au moment où non seulement la
psychologie, mais l’existence entière semble être devenue une marchandise : le
discours psy se présente comme un catalogue de consommation. Il est d’abord un
catalogue de consommation des soins psychiques, comme en témoigne la
recrudescence des livres ou des sites Internet qui aident à « trouver son psy », mais
il est aussi un catalogue de consommation de l’existence : catalogue qui présente les
conduites et les mœurs possibles assorties de leurs prix psychologiques (en terme
de souffrance ou de bien-être), comme on présente des biens, afin d’aider l’individu à
consommer mieux ou plus… Comme il est d’usage dans ce type de catalogue,
certains comportements sont mis en évidence, en « promotion », au gré des modes,
1 Même ouvrage, p257.
2 Même ouvrage, p254.
65
et l’on y cherche un compromis entre l’estime de soi gagnée et les efforts fournis
comme on cherche un rapport qualité/prix…
Troisièmement, si la psy est une source d’inspiration pour d’éventuels nouveaux
comportements que nous ajouterions à notre panel actuel de conduites, elle est
aussi et surtout un moyen de valider nos propres choix et de se rassurer. Ce besoin
d’être rassuré est autant le lot du témoin qui vient faire son introspection que du
spectateur qui assiste à cette introspection comme l’écrit Joël Roman a propos de
l’extimité télévisuelle:
« Cette exposition de soi est aussi le signe d’une incertitude sur soi, d’une famille, d’un besoin de reconnaissance. La télévision vient attester un choix d’existence, lui confère une légitimité. […] La télévision propose ainsi une gamme de situations, une galerie d’individualités possibles, qui vont couvrir un champ très large – c’est bien le diable si nous n’y trouvons pas notre place, quelque part au milieu de ce répertoire. Cette hypertrophie des possibles vient en quelque sorte valider notre expérience ordinaire tout en nous assurant que nous n’en sommes pas prisonniers1. »
Le fait que ce besoin soit au cœur de la demande psy implique que le vulgarisateur
doive modérer fortement le caractère normatif de ses propos pour plaire à une large
audience. Il s’agit pour lui de respecter des contraintes médiatiques de base. En
effet, plus le psy donnera l’impression de « faire la morale » à son public, plus il sera
confronté à des problèmes de dissonance : il sacrifiera donc sa source de revenu. La
prise en compte du fait bien connu selon lequel un public choisi en priorité des
médias qui confortent ses opinions préexistantes nous permet de relativiser la
position de Dominique Mehl sur le moralisme des psys. Nous méditerons notamment
sur la remarque suivante de Serge Tisseron : « Les psys sont alors appelés en
gardiens des bornes à ne pas franchir… en même temps que comme caution de
celles qui le sont2. ». Comment expliquer dès lors que, malgré les risques de
dissonance, le public soit aussi friand de conseils de vie concrets, voire de
prescriptions ?
La seule manière d’expliquer cela est selon nous le fait que le public ne fait pas de
ses conseils un usage semblable à celui que nous attendons spontanément. Le
1 Le numéro 111 des Dossiers de l’audiovisuel, p27.
2 Le numéro 111 des Dossiers de l’audiovisuel, p44.
66
public, consciemment ou non, reçoit le discours psy avec une certaine distance : loin
de le recevoir en bloc, directement dans son cerveau, comme la piqûre d’une
« seringue hypodermique », l’individu tend à personnaliser sa réception et à piocher
dans le discours les ingrédients qui lui conviennent. Il serait possible de mettre en
relation ce décalage de réception avec celui que Laurence Bardin observe dans
l’étude de contenu qu’elle consacre aux horoscopes1 : elle montre que dans la
lecture de l’horoscope, il est moins question pour les lectrices de croire réellement à
la prédiction de leur futur que d’avoir l’opportunité de s’interroger et d’avoir la
sensation de pouvoir contrôler leur vie. Le même type de mécanisme est à l’œuvre
dans le discours psy, comme le soutient par exemple Serge Tisseron lorsqu’on
l’interroge sur le succès des conseils de vie. Selon lui, le motif essentiel qui pousse
les individus vers la psy, sous la forme vulgarisée qu’on lui connaît aujourd’hui, est le
besoin de se sentir maître de leur vie : « les individus sont toujours gratifiés de
penser qu’ils peuvent contrôler les situations. Si on leur dit : Votre enfant va mal,
mais si vous faites cela, il ira bien, il seront heureux même s’ils n’appliquent pas le
conseil ou s’il ne marche pas ou s’il ne change rien à leur vie. La semaine suivante, il
y aura en effet une autre livraison de conseils qui feront oublier les précédents. Ca
leur donne l’illusion de pouvoir constamment tout modifier2. ».
La « psy » est donc globalement perçue comme un instrument de transformation de
soi qui procure à l’individu sens et confiance en lui. Mais le succès collectif de cette
culture légitime la crainte d’un certain nombre de dérives : l’instrumentalisation du
pouvoir de transformation qu’exerce la psy sur les individus, ou simplement des
espoirs qu’elle cristallise, semble représenter une opportunité unique pour tout
individu ou groupe qui se proposerait de transformer la société. En quoi la psy peut-
elle se faire l’instrument d’une modification politique ou idéologique de la société ?
Quels sont les risques de manipulation et de dérive dont elle est porteuse ? Quelles
précautions doit prendre le vulgarisateur ? A qui profite la psy ?
1 L’analyse de contenu, Laurence Bardin. Le psychologque, PUF. 1977. Paris
2 Le numéro 111 des Dossiers de l’audiovisuel, p44.
67
3) Les défis politiques, idéologiques et éthiques du vulgarisateur 3.1) La psy et ses enjeux politiques La culture psy se présente comme « un langage et une grille de lecture qui
psychologise les rapports sociaux et les considère de préférence comme des
rapports interpersonnels1 ». De ce fait, la psy court le risque de devenir un mode
d’interprétation totalisant qui masquerait les autres aspects de la réalité, en particulier
sociaux. En devenant le langage dans lequel s’exprime toute souffrance, elle peut
tendre à éluder les problèmes sociaux en les traduisant en problèmes
psychologiques. On traiterait ainsi les problèmes liés aux inégalités sociales et à la
misère par des techniques psychologiques en déniant leur origine collective. Le
discours psy est donc menacé de devenir le nouvel « opium du peuple » qui
endormirait les classes dominées et les empêcherait de prendre conscience de leur
condition2… Quelques soient les termes, plus ou moins surannés, dans lesquels on
formule le problème, il nous faut bien reconnaître que la psy, en tant que grille
d’interprétation individualisante, peut faire l’objet d’instrumentalisations dans le
domaine politique.
Elle représente par exemple un outil de persuasion extraordinaire pour les
défenseurs du libéralisme, de par sa focalisation individualiste et de par le potentiel
de négation de la souffrance sociale qu’elle représente : elle pourrait à la limite
rendre caduque toute justification de nos systèmes de redistribution sociale et de nos
systèmes de solidarité économique, puisqu’elle renvoie la souffrance au strict niveau
de l’individu. Comme le dit Dominique Mehl, lorsqu’elle commente l’article que Robert
Castel consacre au phénomène « psy » dans le numéro du Débat daté de juin-août
1980 : « la psychologie en tant que discipline attachée à l’interprétation des
conduites individuelles enfante une psychologisation qui « transforme un problème
qu’il faudrait définir socialement, historiquement, politiquement (et
psychologiquement) en une situation dont le sens est épuisé lorsque l’on en a épuisé
la dimension psychologique. » ». Il semblerait donc, comme le souligne Mehl page
1 La bonne parole, p20.
2 Voir à ce sujet les extraits d’entretiens du livre de Moscovici sur la psychanalyse, p209 à p 230.
68
385, que la psy n’invente pas à strictement parler des positions sociales, mais qu’elle
donne des arguments à des attitudes préexistantes : elle fournit à de vieilles
positions un langage nouveau et respectable.
Ainsi, la psy représente un certain pouvoir politique : elle peut être utilisée pour
distraire l’attention des conflits sociaux, et nous pouvons remarquer que les psys
sont déjà utilisés par l’Etat ou par les entreprises pour désamorcer certains conflits :
les psychologues au sein de l’école ou au sein de l’entreprise font partie d’un
dispositif de contrôle et d’optimisation de la productivité. C’est ce que semble
confirmer Sylvie Nersson-Rousseau lorsqu’elle analyse la présence des
psychanalystes dans les institutions françaises1.
Cependant, si la psy peut être un instrument de pouvoir pour un parti ou pour l’Etat,
elle est en premier lieu un pouvoir pour la communauté dont elle est issue : la
communauté scientifique des psys. Il leur assure autorité et influence dans le
paysage intellectuel français. Ce pouvoir et ses conséquences sont un des défis
majeurs du vulgarisateur. Le travail du vulgarisateur repose en grande partie sur la
collaboration de la communauté scientifique : tout d’abord, il est nécessaire pour le
vulgarisateur d’obtenir la disponibilité des scientifiques, et d’obtenir d’eux qu’ils
partagent les résultats de leurs recherches ou le fruit de leur expérience, afin qu’il
puisse exercer sa fonction de médiation entre les savants et la société. On peut voir
par exemple dans le livre de Dominique Mehl qu’un certain nombre de psys refusent
de passer dans les médias et qu’un certain nombre des psys médiatisés refusent de
céder à la pression qu’exercent sur eux les journalistes pour obtenir des « conseils
de vie », souvent pour des raisons éthiques. Ensuite et surtout, le vulgarisateur a
besoin de la communauté scientifique pour légitimer et authentifier son travail : un
discours de vulgarisation ne peut avoir de crédibilité que s’il fait l’objet d’un
consensus minimal de la part de la communauté scientifique. Certes, ce consensus
n’existe pas en tant que tel, car comme nous l’avons dit, la psychologie est un champ
polémique, mais ce consensus peut au moins être envisagé comme tacite ou
négatif : il s’agit moins pour le vulgarisateur de s’attirer les faveurs de chacun que
d’éviter les foudres de tous. Ce dernier a pour fond de commerce sa crédibilité, il doit
1 Le divan dans la vitrine.
69
par conséquent soigner son image en évitant tout bannissement et discrédit qui
l’entacheraient. Le vulgarisateur doit mettre en place des stratégies particulières pour
gérer les relations qu’il entretient avec la communauté scientifique, comme par
exemple des stratégies de relations publiques. Il devra également ménager les
différentes tendances de la psy afin de ne pas souffrir de leurs rivalités.
Le vulgarisateur devra se protéger des récupérations politiques, des intérêts
corporatistes de la communauté « psys », mais aussi plus largement de tous les
groupes qui sont susceptibles de l’instrumentaliser à leurs propres fins. A ce titre, il
devra être particulièrement vigilant face aux mouvements religieux : le discours
« psy », comme nous l’avons dit, est syncrétique, et il emprunte aux religions et aux
spiritualités un certain nombre de concepts ou techniques qui permettent de travailler
sur la souffrance ou le bien-être. Cependant, il est susceptible d’entraîner des
dérives s’il substitue à ce pur travail la défense d’une vision totalisante du monde ou
la volonté de transformer ce dernier. Quelles sont les dérives religieuses qui
menacent la « psy » ? En quoi certains mouvements religieux ont-ils la prétention
d’absorber la demande « psy » ?
3.2) Le vulgarisateur face aux religions
Comme nous l’avons vu, la demande psy s’enracine profondément dans les besoins
d’identité et de repères qui marquent la deuxième moitié du vingtième siècle. A ce
titre, elle semble en concurrence avec les religions qui en général ont la prétention
de donner un sens à la vie et en particulier à la souffrance inhérente à la condition
humaine1. Cependant, cette focalisation sur la souffrance est la source de grandes
affinités entre la psy et les religions, et certains mouvements religieux ont absorbé le
mouvement psy en transformant un potentiel rival en adjuvant. C’est le cas par
exemple du mouvement New Age ou de certains mouvement chrétiens, comme le
renouveau Charismatique, qu’Ehrenberg cite dans son ouvrage. Ces mouvements,
propulsés par la vague des nouvelles thérapies, sont constitutifs de ce que l’on a
perçu comme un retour du religieux ou un retour des spiritualités à partir des années
70.
1 Comme l’a si bien montré Nietzsche, par exemple dans L’Antéchrist.
70
Les pratiques « psys », comme pratiques de la transformation de soi, entrent
aisément en résonance avec les pratiques du salut : elles sont perçues par un certain
nombre de personnes comme un moyen d’ « améliorer l’humanité1 », quelque soit le
sens, souvent confus et multiple, que l’on donne à cette amélioration. Ce
rapprochement est d’autant plus évident dans le cadre des nouvelles thérapies (voir
II.2.1) : il s’agit pour les nouvelles thérapies de multiplier le potentiel du moi, de
libérer son authenticité, donc, en quelque sorte de le rendre meilleur ou plus
performant. De ce fait, les religions envisagent la psy comme le moyen d’atteindre
une certaine perfection spirituelle ici et maintenant : « la religion répond désormais à
des demandes terrestres, et Dieu devient l’horizon d’une réalisation de soi, avec un
Jésus psychothérapeute pour faire la médiation2. ». C’est dans cette perspective que
s’inscrit, selon Ehrenberg, Le Renouveau Charismatique, mouvement chrétien qui a
pris place à partir du début des années 70, et qui s’est singularisé par ses emprunts
à l’univers thérapeutique. Ehrenberg illustre ce fait par l’exemple suivant :
« la communauté des Béatitudes propose des « accueils psycho-spirituels » depuis 1977 dans un monastère où l’on utilise des techniques comme la psychiatrie existentielle de Binswanger ou la programmation neurolinguistique (PNL) « dans une démarche tout à la fois thérapeutique (la guérison) et religieuse (le salut) ». Il y a dans ces groupes une imprégnation permanente du religieux par le thérapeutique. Un des nœuds du Renouveau comme des groupes thérapeutiques ou du New Age, est que la transformation de la personne est vecteur de la transformation de la société. »
A côté de ces mouvements chrétiens, les mouvements dits « New-Age » ont
également intégré dans leurs pratiques et leurs croyances des techniques
psychothérapeutiques. Cette mouvance est née dans les années 60, en surfant sur
la contre-culture américaine, et a trouvé son paroxysme dans les années 80, au
cours desquelles elle est devenue une véritable mode. Ensemble syncrétique de
croyances diverses et hétérogènes, le « New-Age » a pour cœur un ensemble de
valeurs panthéïstes, millénaristes, mystiques et astrologiques : pour ses adeptes
« L'humanité va entrer «dans un âge nouveau de prise de conscience spirituelle et
planétaire, d'harmonie et de lumière, marquée par des mutations psychiques
1 L’expression est empruntée à Nietzsche, dans le Crépuscule des idoles : pour lui le désir d’
« améliorer l’humanité » en la purifiant et en la conformant à un idéal est caractéristique des religions, et il s’ancre dans des désirs obscurs et souvent inavouables… 2 La fatigue d’être soi, p153.
71
profondes et par un renouveau de la spiritualité»: l'ère astrologique du Verseau1. ».
Sans rentrer dans le détail de la pensée New Age, il est important de retenir l’aspect
panthéiste et holiste qui fonde ses affinités avec la psy : elle considère que le monde
est mu par une seule énergie sacrée et divine. L’homme aurait pour tâche de rentrer
en harmonie avec cette énergie en retrouvant au plus profond de lui la trace, en
libérant son moi authentique. Cette quête ou cette libération peut être réalisée par le
biais de produits psychotropes, dans le cadre d’une mystique chamanique, mais
aussi par diverses techniques psychothérapeutiques. Un certain nombre de
mouvements New-Age ont donc revendiqué l’usage de psychothérapies, et en
particuliers l’usage des nouvelles thérapies et de leurs méthodes corporelles.
La perméabilité de la psy aux religions, ou inversement la perméabilité des religions
à la psy, est un défi majeur pour le vulgarisateur. La psy, comme nous l’avons dit, a
pour principale caractéristique de se présenter comme un discours d’origine
scientifique. Cette scientificité, ou plus exactement cette aura de scientificité est la
source de sa crédibilité et de son succès. Par conséquent, la psy ne peut souffrir de
se compromettre en jouant le jeu des religions : elle ne peut fricoter avec les
discours que l’on considère souvent comme les plus antithétiques de la science. Si
la psy peut emprunter certains concepts ou certaines techniques de bien-être aux
spiritualités, ces emprunts devront toujours être présentés avec une certaine
distance, et ils devront être repensés pour être intégrés dans le strict cadre du
discours psy. La psy peut accepter des idées et des techniques afin de les évaluer
et les débattre, mais elle ne doit jamais accepter comme telles des croyances. C’est
là que se situe la limite essentielle que la psy ne doit pas franchir. Elle doit à tout
prix conserver son identité propre et se différencier activement, c'est-à-dire à haute
et intelligible voix, de toutes les religions ou pensées spirituelles qui prétendent la
mettre au service de leur vision totalisante du monde. Cette mission à la fois éthique
et technique s’avère d’autant plus cruciale qu’à travers les religions se profile le
spectre des sectes : c’est le cas par exemple de la mouvance New-Age, dont
beaucoup de sectes aujourd’hui se revendiquent. D’outil de transformation du
monde dans le domaine politique et religieux, la psy peut passer, dans certaines
mains, à un statut d’outil de manipulation. Quels sont les risques de dérives
1 Le Nouvel Age, une «spiritualité» de plus en plus séduisante, La Libre Belgique, 9 juin 2003 par
Pascal André.
72
sectaires du discours psy ? Comment le vulgarisateur doit-il faire face aux dérives
sectaires ?
3.3) Le vulgarisateur face aux dérives sectaires et à la manipulation
Le champ de la psychothérapie est extrêmement perméable aux manipulations et
aux dérives sectaires. On constate l’augmentation croissante des plaintes ainsi que
la mise en place d’associations destinées à prévenir les citoyens et à prendre en
charge les victimes des sectes à tendance psy, comme par exemple
Psychothérapies Vigilance (http://www.psyvig.com). On constate également la prise
de conscience par l’Etat des problèmes que pose le vide juridique qui caractérise le
domaine psychothérapeutique : « Instrument de transformation, la psychothérapie
peut être exploitée comme un véritable instrument d'aliénation. En voici quelques
exemples. Le rapport parlementaire sur les sectes en France (1995) regroupe un
certain nombre de sectes sous la dénomination de mouvements "psychanalytiques".
Dans cette classification l'on y trouve La faculté de Parapsychologie, la Famille de
Nazareth et l'Eglise de Scientologie, diverses organisations "prétendant guérir
l'inconscient de traumatismes divers"1 ». Au-delà du vide juridique évoqué et de la
tolérance aux croyances les plus diverses typique de notre époque, la
psychothérapie et les pratiques sectaires présentent un certain nombre d’affinités. En
premier lieu, elles basent leur fond de commerce sur le même terreau, celui de la
souffrance humaine2 : en effet, les clients des thérapeutes, comme les adeptes des
sectes, sont souvent des personnes en état de fragilité psychique et affective. Les
sectes visent de préférences les personnes en difficulté dans la mesure où elles sont
plus malléables et potentiellement plus dépendantes. De ce fait, un certain nombre
de sectes recrutent leurs adeptes par le biais de psychothérapeutes.
Un autre point commun est le fait que la psy, comme la secte, vise la transformation
de soi, et répond à une demande de sens des individus :
1 http://www.unadfi.com/themes/psycho.htm#abu. Union Nationale des Associations de Défense des
Familles et de l'Individu, Spécialisée dans l'information sur les sectes, la prévention et l'aide aux victimes. 2 http://www.psyvig.com , PSYCHOTHERAPIE ET EMBRIGADEMENT SECTAIRE, par Michel
Monroy.
73
« Le souci de transformer les individus, les groupes et parfois le monde est un leitmotiv dans les sectes. La plupart des groupes revendiquent le pouvoir de guérir le corps et l'esprit, rarement de façon magique, mais au terme d'un travail personnel qui n'est pas sans analogie avec un cursus thérapeutique, même si les finalités en sont tout autres […] Parmi les éléments qui peuvent donner l’éveil, se situe le culte de la personnalité voué à un référent réputé omniscient ou infaillible, au dessus de toute critique et cité à tout propos. La pratique de prescriptions impératives de changement de vie, de liens affectifs, de pratiques professionnelles, d’abandon radical des repères et des valeurs initiales est fréquente dans les groupes à dérive sectaire. Le caractère extensif des exigences du groupe en termes de temps, d’investissement, d’argent, de disponibilité devrait inciter à la vigilance. La prétention à répondre à toutes les questions, à résoudre tous les problèmes, à guérir tous les maux, à détenir la vérité exclusive s’accompagne généralement d’un discrédit total des autres conceptions du monde et des autres méthodes de changement des individus et de la société1. »
Les sectes s’appuient donc sur les utopies que la psy porte en elle afin de faire
miroiter devant l’individu une future solution de ses problèmes, une guérison de sa
souffrance, une augmentation de son bien-être : la psy leur permet de catalyser
l’espoir des individus afin de les séduire, puis de les fasciner. Les connotations
médicales et scientifiques qui entourent la psy dans l’imaginaire populaire
désarment la vigilance des victimes. Ces dernières sont naturellement amenées à
faire confiance à ceux qui se présentent comme des thérapeutes et elles sont même
susceptibles d’être happées par leur charisme. La porosité du discours psy aux
discours spirituels permet aux sectes d’enfermer les individus dans des systèmes de
pensée irrationnels qui les aliènent et les embrigadent. Les thérapies de groupe,
quant à elles, peuvent favoriser le conformisme sectaire. Enfin, l’importance que
prend le corps dans beaucoup de mouvements psychothérapeutiques permet aux
sectes de faciliter le conditionnement qu’elles effectuent sur les individus : on sait
depuis Michel Foucault l’importance que prend le corps dans les processus de
discipline et de contrôle, il paraît donc vraisemblable que les exercices sectaires qui
se présentent comme des thérapies corporelles soient plus efficaces…
On peut distinguer plusieurs mécanismes : soit les sectes s’emparent de certaines
psychothérapies ou de théories psychologiques et les reprennent à leur compte en
les intégrant dans leurs processus d’embrigadement, soit elle utilisent directement
1 Ibidem, même article.
74
des psychothérapeutes qui travaillent pour leur compte1. Ces psychothérapeutes
peuvent être embrigadés ou cyniques, ils peuvent être en possession de diplômes
sérieux ou juste autoproclamés. Dans tous les cas, c’est essentiellement la finalité
de la thérapie qui permet de différencier une authentique thérapie d’une dérive
sectaire : la thérapie vise à terme à rendre le patient autonome, alors que la secte
cherche à tout prix à rendre l’adepte dépendant. Ainsi le charlatan cherchera à se
rendre indispensable pour son patient, il tentera de le « fidéliser2. ». Comme on peut
le voir, beaucoup de dérives psy sont issues directement du champ thérapeutique et
non du champ vulgarisateur, même si elles peuvent fortement concerner ce dernier.
Un éditeur de vulgarisation psy devra se protéger activement face aux pressions
sectaires qui peuvent être exercées sur lui en gardant à l’esprit que l’aspect
syncrétique du discours psy (cf. I.3) le rend très vulnérable aux tentatives
manipulatrices. La vigilance se présente comme une contrainte éthique, mais aussi
juridique, car même si la loi est fort incomplète dans ce domaine, elle reconnaît la
manipulation mentale :
« Observons que les parlementaires français reconnaissent aujourd’hui l’existence du phénomène, même s’ils ont préféré retenir d’autres termes que ceux de « manipulation mentale » pour le qualifier. La loi du 12 juin 2001 parle de « sujétion psychologique ou physique » et d’ « abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse ». Les peines encourues par les personnes dont la culpabilité est établie sont sévères. Selon la loi About/Picard : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 500 000 F d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse est apparente et connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables ". Les peines encourues sont aggravées " lorsque le délit est commis par le dirigeant ou le représentant de fait d’une personne morale poursuivant des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités. (Article 313-4 du code pénal) 3».
1 Même source, même article.
2 http://www.psyvig.com
3 http://www.psyvig.com , LA MANIPULATION MENTALE : MYTHE MEDIATIQUE OU REALITE
PSYCHIATRIQUE ? Jean-Marie Abgrall.
75
La tentative sectaire visant à conformer les adeptes à un modèle de vie particulier, le
vulgarisateur aura soin de se mettre à distance de telles tentatives en essayant d’être
le moins normatif possible dans ses conseils, s’il en donne.
Mais le problème sectaire permet de poser un paradoxe qui est inhérent à la
vulgarisation de la psychologie : même si la psy, comme nous l’avons dit, n’est pas
une forme de thérapie, elle vise, en tant que culture, à rendre l’individu autonome.
Ainsi, semble-t-il, le but ultime du vulgarisateur serait que sa source de revenus
puisse, à terme, se passer de lui… Le vulgarisateur fait alors figure de Janus : son
masque de marketer, qu’il revêt en tant qu’acteur économique, le pousse
naturellement à essayer de fidéliser ses clients, à les rendre d’une certaine façon
dépendants, mais son masque de psy le pousse à vouloir que ses clients soient
indépendants. Certes ce paradoxe est uniquement conceptuel, voire abstrait, car en
réalité, la souffrance humaine et les désirs de bien-être, de sens et de perfection qui
l’accompagnent, semblent être un puits sans fond. L’autonomie est un concept limite,
un horizon abstrait. Mais ce problème a pour nous le mérite de mettre en perspective
l’intuition qui a motivé cette étude : la psy, comme exploitation du mal-être humain,
paraît être une source de revenu inépuisable, un nouvel Eldorado entrepreneurial.
Comme nous venons de le voir, la tendance « psy » est portée par un puissant
courrant social de fond. Cette tendance est au carrefour d’idéologies et d’enjeux qui
dépassent la simple « transmission » de connaissances. De toute évidence, une
entreprise de vulgarisation de la « psy » nécessite une grande prudence stratégique
face aux enjeux éthiques, politiques, scientifiques et même juridiques qui
conditionnent son activité. En effet, ces enjeux vont conditionner la stratégie
d’énonciation de tout vulgarisateur en déterminant la forme littéraire, ou poétique que
devra revêtir le produit final. Nous procéderons donc à l’analyse d’un cas particulier
de discours psy afin de mettre en évidence l’importance de la forme dans la
vulgarisation, et l’éventuelle existence d’un genre littéraire ou médiatique psy.
76
III) MARKETER LA PSY : LE CAS DE PSYCHOLOGIES MAGAZINE
Toute tentative de vulgarisation, a fortiori face aux enjeux relevés précédemment,
nécessite la mise en place d’un contrat de lecture particulier (Cf. Ecrire la science,
Yves Jeanneret). Nous irons plus loin en disant que pour une entreprise qui tend à
produire des contenus de vulgarisation, la politique éditoriale (contrat de lecture) se
confond (presque) avec la politique marketing : elle est le cœur d’une stratégie de
séduction. Comment marketer la vulgarisation de la psychologie ? Comment mettre
en place une réponse efficace au défi que représentent les enjeux présentés
précédemment ?
Nous avons choisi de répondre à ces questions en analysant l’exemple de
Psychologies magazine, et cela pour au moins deux raisons :
- tout d’abord parce que la formule de Psychologies a donné les preuves de
son efficacité (voir partie I). Le journal est une des parutions les plus
emblématiques de la culture psy. Il est donc probable qu’il soit possible
d’extrapoler certains traits de caractère du magazine afin de dégager des
règles ou des enjeux généraux propres au marché de la psy.
- Le choix de ce magazine nous permet également de croiser nos analyses
avec celles de Dominique Mehl, afin d’accroître l’objectivité de notre étude.
Nous avons procédé de la manière suivante : nous avons tout d’abord rassemblé les
enjeux du phénomène psy que nous avons mis au jour dans les deux premières
parties, nous avons ensuite analysé le contrat de lecture du magazine Psychologies,
grâce à une étude sémiologique, afin de voir comment se structure, du point de vue
du sens, le positionnement du journal. Nous avons étudié plus en profondeur
certains aspects fondamentaux de la stratégie énonciative, avant d’évaluer, pour finir,
le contrat de lecture à l’aune des enjeux que nous avons relevés.
1) Les professionnels face aux enjeux de la vulgarisation de la psy.
1.1) Exposé synthétique des enjeux (Résumé parties I et II)
Un phénomène difficile à appréhender :
77
- 1. Ampleur et hétérogénéité du phénomène médiatique psy I.1.2)
- 2. Un discours caractérisé par son aura scientifique. I.1.3)
- 3. Un discours original et syncrétique I.3).
- 4. Un phénomène solidement ancré dans le social. II.1).
Un champ scientifique ambigu :
- 5. La psychologie se présente comme un ensemble de savoirs divers et variés dont
l’articulation est complexe. I.2.1).
- 6. La communauté scientifique est divisée. I.2.2)
- 7. L’Etat règlemente peu les statuts des praticiens de ces sciences. I.2.2)
- 8. La scientificité des sciences de la psyché problématique (difficultés
épistémologiques et institutionnelles) I.2.2).
Des contraintes médiatiques:
- 9. D’un côté la psy, en principe, ne parle que de cas particuliers, de l’autre les
médias, en tant qu’ils s’adressent aux masses, sont intéressés par les généralités.
I.3.2.)
- 10. Dans un modèle de communication de masse, l’éditeur doit intensément
travailler à justifier l’effort intellectuel du lecteur I.3).
- 11. Le discours psy doit justifier sa valeur ajoutée : « Chacun a sa vie psychique,
c’est pourquoi chacun se tient pour un psychologue. » I.2.3).
- 12. Le témoignage est une figure de style inhérente au discours psy. Il a le triple
mérite de susciter l’identification de l’auditoire, d’objectiver la subjectivité (c'est-à-dire
l’intime), et d’insérer l’activité du psy dans le cadre d’un récit. I.3.3.).
- 13. Le vulgarisateur doit modérer fortement le caractère normatif de son discours
pour éviter les problèmes de dissonance et permettre aux récepteurs de se rassurer :
il ne faut pas sacrifier sa source de revenu. II.2.3)
Des contraintes sociales et éthiques
- 14. La psy ne doit pas jouer le jeu de l’idéologie utopiste de la performance et du
bonheur. Elle ne doit pas créer l’illusion d’une possible vie sans souffrance, sous
peine de contredire ses ambitions. II.2).
78
- 15. La prétention de la psy à devenir une morale ou une doctrine du bien-être est
problématique : il ne va pas de soi, connaissant la singularité et la complexité de
chaque psychisme, que toute conduite soit également saine ou malsaine pour
chaque individu. II.2)
- 16. La psy ne peut être totalement exempte de normativité, mais le vulgarisateur
doit être vigilant aux abus moralisateurs les plus manifestes, cf. l’exemple de Michel
Schneider. II.2)
- 17. La psy tire son succès de l’illusion de la maîtrise qu’elle donne aux individus.
Cette illusion se conserve notamment par rapport aux conseils puisqu’ils focalisent
l’attention des individus sur la possibilité d’actions concrètes. II.2.3)
- 18. Le vulgarisateur doit être vigilant face aux tentatives d’instrumentalisation
politique de son discours, afin de conserver sa crédibilité et afin de ne pas risquer de
créer des dissonances trop prononcées chez son public. II.3)
- 19. La psy, a pour principale caractéristique de se présenter comme un discours
d’origine scientifique (c’est la source de sa crédibilité et de son succès). Par
conséquent, la psy ne peut fricoter avec les discours que l’on considère souvent
comme les plus antithétiques de la science, c'est-à-dire les discours religieux. La psy
peut accepter des idées et des techniques afin de les évaluer et les débattre, mais
elle ne doit jamais accepter sans distance des croyances. II.3.2)
- 20. Au-delà de la religion, le vulgarisateur doit se protéger de toute manipulation et
de toute dérive sectaire, pour des raisons éthiques, mais aussi juridiques II.3)
- 21. Le vulgarisateur doit ménager la communauté des psys et ses intérêts afin de
ne pas se discréditer. II.3.1)
1.2) La notion de contrat de lecture
Nous avons évoqué en I.3.2) la notion de contrat de communication. Nous allons y
revenir de façon plus détaillée. Jeanneret la définit de la façon suivante : « Je
propose de comprendre par la notion de contrat de communication le fait qu’un acte
de communication représente son propre fonctionnement et peut, dans cette mesure,
l’infléchir1». Retenons que chaque discours, en tant que message circulant entre un
émetteur et un récepteur, présente un certain nombre d’indices et de signes
1 Ecrire la science, p270.
79
métadiscursifs plus ou moins volontaires qui permettent d’identifier à travers lui
l’émetteur dont il est issu, le récepteur auquel il s’adresse, le contexte et le contenu
de la communication qu’il réalise, ainsi que les intentions des divers protagonistes
qu’il implique. Comme l’indique la citation de Jeanneret, ce contrat a une fonction
dénotative, mais aussi performative : elle permet d’assurer l’efficacité de la
communication, elle est en quelque sorte un mode d’emploi qui permet au récepteur
de reconnaître si un message lui est destiné, et de quelle façon il doit l’interpréter.
Jeanneret poursuit en illustrant son propos :
« Par exemple, la sociologie du lectorat et le choix que fait un auteur de son public sont dans un rapport dialectique. L’auteur n’a pas le loisir de se donner un destinataire qui ne correspondrait à aucun lecteur effectif ; en revanche, le texte propose une sorte de règle du jeu, pose des contraintes qui conduisent certains lecteurs à s’exclure d’eux-mêmes, fournit un espace de liberté borné, ou orienté. Autre exemple : la question très ouverte des fonctions de la vulgarisation peut recevoir une réponse très simple, dans la mesure où l’auteur affiche très clairement des intentions, mais elle peut aussi trouver dans l’écriture l’occasion de se préciser ou de se resserrer, car les choix des thèmes ou de logiques d’exposition lui apportent une amorce de réponse, plus ou moins implicite1. »
A la lumière de cette citation, on comprend la fonction cruciale que prend le contrat
de communication dans une entreprise vulgarisatrice. La vulgarisation se présente
comme une activité de médiation entre deux pôles particulièrement dissymétriques :
en effet, la particularité de ce type de communication est la différence, en termes de
niveau de savoir et de niveau de compétence, qui est censée séparer l’émetteur et le
récepteur. Comme nous l’avons vu en I.1.3), la vulgarisation se veut être une
entreprise qui rend la science accessible aux non-spécialistes2 : il est donc primordial
de s’accorder, au moins tacitement, sur les niveaux de compétence et les intentions
de chacun afin que la communication n’échoue pas. L’émetteur se représente d’une
certaine façon son récepteur ; il se représente de même l’écart qui existe entre le
savoir et l’ignorance de ce dernier et se représente également la manière la plus
efficace de combler cet écart. Cette représentation du récepteur transparaît dans le
discours : c’est cette trace, cette représentation imaginaire du récepteur qui est le
1 Même ouvrage, même page.
2 Nous avons vu que la réalité n’est pas aussi simple, cependant, nous devons tenir compte de cette prétention, comme le
souligne Jeanneret, p269 : « Nous ne devons pas toutefois tenir pour nul le projet par lequel la vulgarisation prétend se définir.
En somme la poétique de la vulgarisation est marquée par la tension entre le projet dont elle se réclame et les enjeux qu’elle
mobilise. »
80
cœur du concept de narrataire forgé par Umberto Ecco dans Lector in fabula. De son
côté, le récepteur reçoit ces signaux, il évalue si la communication lui est bien
adressée, si le message est au dessus ou au dessous de ses compétences, et si le
message éveille ou non ses intérêts. Il évaluera également, à travers le contrat de
communication, la validité et la légitimité de sa source d’information.
La nature et l’ambiguïté de l’activité vulgarisatrice donne au contrat de
communication une dimension stratégique complexe. Selon Jeanneret, l’activité
vulgarisatrice consiste à « créer un théâtre pour la science1 », puisqu’elle crée un
espace discursif dans lequel se donne à voir une multitude d’enjeux : « Entendons
par là à la fois : d’abord, au sens étymologique, un dispositif pour voir la science, qui,
comme on l’a déjà noté, ne se donne pas elle-même à voir ; ensuite, dans ce lieu de
spectacle – de contemplation, de dérision, de jeu, c’est selon – des places et des
rôles ; enfin, globalement, par le biais de ce dispositif, un point de vue sur le savoir et
les pratiques qui le constituent2». Disons, si l’on ose poursuivre la métaphore, que le
contrat pourrait se représenter comme une brochure publicitaire qui résume toutes
les dimensions de la représentation théâtrale : les personnages, les acteurs, la pièce
qui est jouée, les grandes lignes de son interprétation, le nombre de fauteuils
disponibles et le prix des places, etc. Cette « brochure » permet au public de faire
des choix et de se repérer parmi la multiplicité des pièces à l’affiche.
L’image publicitaire, pour farfelue qu’elle soit, n’est pas complètement vaine. Elle a le
mérite d’illustrer la dimension marketing du contrat de lecture. Comme l’explique le
sémioticien Eliseo Veron dans la revue QUADERNI N°293, la notion de contrat de
lecture permet de mettre au jour des stratégies d’énonciations au sein d’un
environnement concurrentiel. Le vulgarisateur est un acteur économique comme les
autres, il est présent sur un marché où il est soumis à la concurrence d’autres
producteurs de discours. Dans ce cadre, sa stratégie d’énonciation, c'est-à-dire la
mise en place de son contrat de lecture, équivaut à une stratégie marketing dont le
but est «d’établir une relation particulière, si possible durable, un lien affectif ou
1 Même ouvrage, p270
2 Idem.
3 Printemps 1996, Production journalistique et contrat de lecture autour d’un entretien avec Eliseo
Veron.
81
privilégié avec le lecteur ». Le contrat de lecture est au centre des techniques de
séduction et de fidélisation dont dispose le vulgarisateur.
Nous nous proposons au cours de cette partie d’étudier la stratégie d’énonciation
élaborée par Psychologies magazine et de comprendre en quoi cette stratégie et ses
implications marketing sont responsables du succès du magazine. Nous serons donc
amenés, dans un premier temps, à analyser le contrat de communication du
magazine, puis, dans un second temps, à évaluer ce contrat à l’aune des enjeux que
nous avons dégagés dans la partie III.1.1). Il existe plusieurs méthodes pour mettre
au jour un contrat de communication. Nous avons opté pour l’analyse sémiotique,
pensant que cette dernière, en tant que « grammaire du sens », selon l’expression
de Greimas, serait la plus apte à montrer comment le contrat s’incarne dans des
formes matérielles. Il s’agit avant tout de montrer comment une notion quelque peu
abstraite fait l’objet d’une mise en place on ne peut plus concrète, et de montrer
comment un réseau de significations s’appuie sur un dispositif graphique et textuel
particulier qui le véhicule.
Conformément à la méthode que nous avons employée tout au long de notre étude,
il s’agira moins de réaliser une étude systématique que d’étudier comment certains
effets de sens emblématiques nous permettent de mettre en évidence la structure
symbolique d’un discours. Nous concentrerons donc notre analyse sémiotique sur un
élément crucial du journal : sa couverture. La couverture est un élément clé : elle est
l’interface privilégiée entre le magazine et son lecteur, et elle conditionne une partie
non négligeable de l’acte d’achat. La couverture est comme la carte de visite d’un
journal, elle est sa première publicité. En cela, il est légitime de supposer qu’elle
condense en une page l’essentiel des significations qui constituent le contrat de
lecture du magazine. Nous allons ainsi déduire de l’analyse sémiotique des
significations déployées dans la couverture, le contrat de lecture de Psychologies
magazine. Pour plus de clarté, nous présenterons cette analyse en trois parties.
82
2) Analyse sémiotique de la couverture de Psychologies
2.1) Un discours centré sur l’individu
La couverture s’organise chaque mois selon un modèle constant. Sa composition
plastique exprime d’emblée ce qui fait à la fois l’objet et le sujet du discours du
magazine : l’individu. En effet, la couverture du magazine représente chaque mois la
photo en gros plan d’un individu (une star plus précisément, mais nous reviendrons
sur ce fait ultérieurement). Cette photo, placée au centre de la couverture,
monopolise une part importante de l’espace visuel, et les divers titres du magazine
viennent s’organiser autour de celle-ci. La photo, relativement esthétisée, est
présentée sur un fond de couleur uni, dépouillé et légèrement flou, ce qui souligne
encore, par contraste, l’importance de l’individu, comme s’il s’agissait d’éviter que
l’attention du lecteur se disperse : ainsi, tout ce qui n’est pas du ressort de l’individu
semble insignifiant. A cet égard, le sens de lecture circulaire de la page paraît tout à
fait significatif : l’œil est d’emblée attiré par la dimension imposante du visage, il
remonte ensuite sur le titre du magazine, PSYCHOLOGIES magazine, c'est-à-dire
sur le texte dont la taille de police est la plus élevée, puis il descend le long de la
colonne de gauche que constituent les titres des articles majeurs du magazine, il
passe par le titre du dossier central, dont la taille de police est également importante,
et enfin se redirige vers le visage. Le magazine semble signifier, par la boucle ainsi
effectuée, que l’individu est l’alpha et l’oméga de son discours. Mais de quel individu
s’agit-il ? Comment le magazine définit-il son objet ?
Psychologies définit cet individu comme un être qui pense, mais surtout comme un
être qui ressent et comme un être singulier. C’est ce qu’indique notamment le
cadrage de la photo : la photo est constituée par le gros plan d’un visage, et ce
visage est parfois même coupé tellement l’objectif est proche de lui. Il ne s’agit alors
plus seulement de l’individu, mais de son intimité, comme le suggère la proximité de
l’objectif. A cela s’ajoute la portée symbolique que prend le visage : celui-ci évoque
dans notre culture l’intériorité, la personnalité, le caractère et la singularité d’une
personne. Il est comme la matérialisation phénoménale de tous les mouvements
secrets et invisibles dont l’esprit se constitue. Lorsque l’on compare un certain
nombre de couvertures entre elles, on remarque d’une part que les photos choisies
83
sont particulièrement expressives, affichant tantôt de la joie, du doute, de la tristesse
ou d’autres émotions, et d’autre part que les positions et les expressions choisies par
les modèles ne sont jamais les mêmes d’un mois sur l’autre. L’individu envisagé par
Psychologies apparaît alors essentiellement comme un être affectif, et surtout
comme un être singulier : chaque individu, c'est-à-dire chaque façon de ressentir est
unique, comme le suggère la singularité des visages qu’affichent les modèles qui
posent en couverture. Les moyens visuels évoqués permettent donc de mettre en
scène une conception particulière de l’individu. Cette conception paraît réaffirmée par
la polysémie du titre. En effet le mot psychologie renvoie aux sciences, mais il
renvoie également à la façon de penser d’un individu : ainsi parle-t-on de la
psychologie de telle ou telle personne. C’est ce que nous confirme par exemple la
définition du Petit Robert (1993) : « II. Cour. 2. Ensemble d’idées, d’états d’esprit. La
psychologie du Français. Comprendre la psychologie de l’adversaire. Fam. Mentalité
(d’une personne). « la première chose à faire […] c’est de changer de psychologie »
(Aymé). ». Le titre paraît alors suggérer que le magazine traite justement des
« mentalités » des personnes, c'est-à-dire de mécanismes de pensée situés
vaguement entre le cognitif et l’affectif, et paraît également, du fait du pluriel du titre,
suggérer la singularité de ces « mentalités » ou « psychologies ».
L’individu, en tant qu’il se définit par une psychologie particulière, est l’objet du
discours du magazine. Mais, comme nous allons le voir, la conception de l’individu
que propose Psychologies n’est pas une définition statique, mais dynamique :
l’individu n’est pas une entité figée, mais un être actif qui évolue. Celui-ci n’est donc
plus à proprement parler un objet, mais un sujet, apte à incarner la fonction de héros
dans la structure narrative du magazine. C’est dans cette perspective que peut
intervenir la promesse du magazine comme aide à la transformation de soi.
2.2) Une promesse de bien-être
La promesse du magazine réside toute entière dans le sous-titre du magazine :
l’expression « Mieux vivre sa vie ». Cette dernière, condensant en quatre mots la
promesse du magazine, exerce une fonction de relais qui complète l’organisation
visuelle de la couverture en renvoyant le lecteur à quatre univers contextuels
différents : l’individualisme, le quotidien, le développement personnel et le bien-être.
84
L’adjectif possessif « sa », sans grande surprise, renvoie à la focalisation
individualiste que nous avons examinée précédemment : l’individu est résolument
tourné vers lui-même. L’expression « vivre sa vie » renvoie à l’univers de la vie
quotidienne, et permet de préciser dans quel contexte le magazine s’intéresse à
l’individu. Cette précision est d’autant plus importante que le mot psychologie(s), dont
est fait le titre, renvoie souvent à l’univers sémantique du pathologique. En important
la psychologie dans le domaine du quotidien, le magazine s’assure l’implication d’un
maximum de lecteurs : il traite de thèmes ou de problèmes auxquels le plus grand
nombre peut s’identifier et s’intéresser directement. Le domaine du quotidien
transcende l’incommensurabilité des individus et de leur psychisme, il est le fond
commun partagé par tous. La dimension quotidienne est un aspect fondamental du
contrat de communication de Psychologies, elle conditionne son caractère grand
public : grâce à elle, tout individu est susceptible de se sentir concerné par le
discours du magazine, tout individu est un lecteur potentiel.
L’expression « Mieux vivre » installe l’individu dans l’imaginaire du bien-être. Cette
notion est extrêmement polysémique, comme la notion de bonheur à laquelle elle est
intimement liée. Le bien-être étant la promesse centrale du magazine, il s’agira pour
ce dernier de préciser, à travers la mise en scène de son contrat de lecture, à quelle
conception du bien-être il se réfère. Nous nous arrêterons ici un instant afin de
dégager, à l’aide d’un carré sémiotique, les enjeux sémantiques qui affectent la
notion de bien-être, enjeux dont le magazine doit tenir compte pour établir sa
communication : cet outil, tel que Jean-Marie Floch le définit et l’utilise dans
Sémiotique, marketing et communication, sous les signes, les stratégies, s’avère être
un outil efficace pour déployer et organiser les significations virtuelles que contient un
concept (Voir annexes 4).
On peut définir le bien-être de façon positive comme un état de joie, d’euphorie, voire
de bonheur. Le contexte de la communication, c'est-à-dire un magazine dont le titre
est Psychologies, nous invite à éluder la dimension corporelle du bien-être au profit
de sa dimension psychique. Ce bien-être prend sens par opposition au mal-être que
l’on peut définir comme un état de souffrance morale, voire comme un état de
dépression. Le bien-être positif est complémentaire d’un bien-être négatif, c'est-à-
dire, littéralement, d’un état de non mal-être. Cet état peut se définir comme un état
85
d’ataraxie, c'est-à-dire comme l’absence de troubles moraux. Un glissement
sémantique tend à rapprocher insensiblement le non mal-être du bien-être, tant il est
vrai que pour beaucoup, se sentir bien, voire être heureux, c’est essentiellement ne
pas souffrir. Rappelons également que nombre de philosophies, en particulier
antiques, comme le stoïcisme et l’épicurisme, faisait de l’ataraxie le secret du
bonheur. De la même façon, le mal-être positif est complémentaire d’un mal-être
négatif, le non bien-être. Cet état renvoie à la formule de Pascal Bruckner que nous
avons évoquée précédemment, lorsque celui-ci disait que nos sociétés étaient les
premières à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux. Nous pouvons
définir l’état de non bien-être, et le manque qui le caractérise, comme un état
« d’ennui existentiel », à la manière de Lars Fr. H. Svendsen dans sa Petite
philosophie de l’ennui : « L’ennui est plus ou moins indéfinissable parce qu’il lui
manque l’aspect positif qui caractérise la plupart des autres phénomènes. C’est
fondamentalement un état d’absence, une absence d’implication, de sens
personnel1. ». Madame Bovary est l’illustration parfaite de cet ennui profond qui tend
insensiblement vers le mal-être : l’individu souffre de l’absence quasi-métaphysique
de ce qui devrait rendre sa vie désirable. Toute communication autour du bien-être
(moral) évolue au sein d’un espace sémantique balisé par les pôles que nous venons
de définir. Face à ces virtualités, la stratégie de Psychologies s’avère
particulièrement originale.
On remarque en effet la singularité de la formule du slogan : il n’est pas question de
« bien vivre », mais de « Mieux vivre ». La formule ne nous suggère pas la fixité d’un
état comme le bien être, mais suggère plutôt l’activité et le progrès, elle suggère un
parcours. Son caractère vague la rend particulièrement habile et pertinente : on
promet sans prendre de risques, puisqu’on ne promet pas brutalement et
frontalement un état de bonheur facilement réfutable par l’expérience, et on promet à
tous sans exclure, puisque la formule englobe tous les cas de figure possibles. En
effet le magazine ne restreint pas son discours aux lecteurs souffrants qui voudraient
ne plus souffrir ou encore aux non souffrants qui voudraient s’épanouir, mais
s’adresse à tous, même à ceux qui à priori ne penseraient pas en avoir besoin : on
peut toujours faire mieux... Tout se passe comme si notre carré sémiotique se
1 P61.
86
retrouvait projeté sur un axe orienté dans une seule direction, et dont les bornes
auraient volontairement été floutées : chacun est libre de monter et de descendre du
train du progrès psychologique à la station qui lui chante… Ainsi la promesse de
bonheur ou de bien-être est donc formulée de façon à paraître la plus universelle
possible. Encore une fois, par cet aspect de son contrat de lecture, le magazine
s’assure une base de lecteurs potentiels relativement large, et témoigne d’une
stratégie spécifique destinée à susciter l’indentification du lecteur.
Le bien-être, comme nous l’avons dit, est un parcours (cf. Annexe 5). Ce parcours
est exclusivement celui de l’individu. C’est par sa quête du bonheur qu’il passe de
l’état d’objet à celui de sujet du discours. L’expression « Mieux vivre sa vie » suggère
en effet un individu dynamique qui a le pouvoir d’agir sur lui-même et de se
transformer. Ainsi, le magazine nous invite dans l’univers du développement
personnel, c'est-à-dire dans un univers dans lequel l’individu, supposé libre, n’est ni
figé, ni déterminé, et dans lequel il possède la maîtrise de son destin. La formulation
des titres d’articles qui parsèment les couvertures témoigne de cette facette du
contrat de communication : les énoncés sont souvent de forme minimale, mais ils
contiennent presque toujours des verbes, et renvoient donc à un univers d’action et
de dynamisme. L’individu est le plus souvent le sujet, explicite ou implicite, de ces
énoncés. Les verbes qu’ils contiennent étant souvent à l’infinitif ou à l’impératif, ces
titres apparaissent tantôt comme des invitations, des injonctions ou comme des mots
d’ordres : « Réveiller notre énergie », « S’épanouir au travail c’est possible »1,
« L’optimisme ça s’apprend »2, « Prenez votre temps »3, etc. Ces éléments nous
éclairent sur le schéma narratif qui préside au discours du journal : l’individu est le
héros de sa quête de bonheur, le journal et les psys ne sont tout au plus que des
adjuvants. Le lecteur est responsable d’améliorer lui même sa vie, le progrès
véritable ne peut venir que de lui. Ainsi ce dernier a la charge tant de ses réussites
que de ses échecs : tout en véhiculant une vision valorisante et optimiste de
l’individu, c'est-à-dire en fin de compte du lecteur, le magazine s’assure encore une
fois de rendre sa promesse irréfutable. Mais quel est le support de cette promesse ?
1 Psychologies, mai 2004.
2 Psychologies, janvier 2005.
3 Psychologies, avril 2005.
87
Par quelle stratégie de présentation de soi le magazine rend-il sa promesse
crédible ?
2.3) Une relation de respect et de confiance
Le support de la promesse de bien-être évoquée est en premier lieu l’usage des
savoirs et des techniques issus de la psychologie que revendique le journal, comme
en témoigne le titre du magazine. Comme nous l’avons évoqué précédemment, au
sujet des problèmes posés par la vulgarisation, tout projet qui se propose de
médiatiser des contenus liés aux sciences doit mettre en place des stratégies visant
à se légitimer et à se crédibiliser. Le type de relation de communication mis en place
étant dissymétrique, l’émetteur doit justifier auprès du récepteur sa compétence et
son autorité. Nous avons vu que dans le cas de la psychologie, ce phénomène est
d’autant plus déterminant : la dimension impliquante des problèmes traités et l’image
de soigneur que revêt le psychologue dans l’imaginaire populaire oblige l’émetteur à
nouer, autant que faire se peut, une relation de confiance avec le récepteur.
L’organisation de la couverture du magazine semble refléter parfaitement la prise en
compte d’une telle problématique. C’est ce que suggèrent notamment certains
éléments de nature plastique : notons tout d’abord que la qualité et l’épaisseur du
papier glacé inspire la confiance, comme si elles annonçaient d’emblée la qualité du
contenu. Cette qualité matérielle est relayée par la grande qualité esthétique des
photographies. Il se dégage de celles-ci une atmosphère douce et sereine, et le
cadrage, comme nous l’avons dit, suggère une relation d’intimité entre le lecteur
(puisque celui-ci s’identifie à l’individu en couverture) et le journal. On remarquera au
passage que le texte présent sur la couverture vient s’organiser autour du visage
sans jamais le couper, comme pour témoigner du respect que le magazine porte à
ses lecteurs.
Notons également que le magazine se présente, en tant qu’instance émettrice, d’une
façon tout à fait particulière : le magazine se met en scène sous le signe de la
transparence, il joue les cartes de la discrétion et de la sobriété, suggérant encore
son sérieux et le respect qu’il porte aux lecteurs. Le titre du magazine est écrit en
lettres capitales, d’une couleur unie sur un fond uni, et la police utilisée est
relativement sobre et homogène, lorsqu’on la compare par exemple à celle utilisée
88
par le concurrent Féminin psycho. Cette sobriété semble vouloir exprimer le sérieux
de l’émetteur, elle est caractéristique des stratégies de confiance et de légitimité (on
s’en convaincra par exemple en se rappelant la sobriété des couvertures des livres
de la collection Quadrige aux PUF, dont le positionnement se veut universitaire). Le
magazine véhicule globalement un sentiment de transparence et de discrétion : le
magazine n’est pas visuellement mis en scène ailleurs que dans le titre, c'est-à-dire
dans un espace relativement restreint de la page. Le magazine ne se met pas en
scène dans la photo, il ne joue pas non plus sur son cadre ; on le devine tout au plus
derrière l’objectif de la caméra, en hors champ. Le magazine prend soin également
de gommer toute trace de lui dans les titres des articles qui figurent sur la couverture,
comme dans le sous-titre : on n’y trouve que très rarement l’expression « nous » par
exemple, et lorsqu’on la trouve, il est systématiquement question d’un nous
empathique qui l’identifie au lecteur, et non d’un « nous » qui vaudrait pour l’entité
Psychologies magazine.
Cette discrétion et cette transparence se retrouvent tout au long du magazine,
comme nous le verrons plus loin. Loin d’être contingentes, elles sont constitutives du
contrat de lecture : elles représentent la position énonciative à partir de laquelle le
journal s’adresse à ses lecteurs. La transparence exprimée ou mise en scène
symbolise l’idéal à travers lequel le magazine tente de présenter son projet : l’idéal
d’une médiation parfaite. Ainsi le magazine réaliserait une médiation parfaitement
transparente entre la science dont elle use et ses lecteurs. Le magazine serait
d’autant plus honnête et digne de confiance qu’il ne s’implique pas dans le discours,
mais ne fait que refléter ou retranscrire. Nous avons vu, dans la partie I, que cette
médiation utopique n’existe pas et que toute vulgarisation, au sens large d’écriture
de la science, s’inscrit dans un tissu de relations dans lequel l’émetteur joue toujours
un rôle actif. Néanmoins, la prétention à l’effacement vaut comme un argument
rhétorique dans la stratégie de crédibilisation du journal.
Cette prétention se retrouve encore dans l’énigmatique pluriel du titre. Il n’est pas
d’usage de parler de psychologie au pluriel, on parle plus volontiers de la
psychologie. Le pluriel du titre renvoie, comme nous l’avons vu, à la multiplicité des
psychismes, mais surtout à la multiplicité des sciences et savoirs auxquels le
magazine se réfère. Ce pluriel semble témoigner d’une ouverture d’esprit, mais aussi
89
d’une volonté d’effacement : le magazine accepte la pluralité des points de vue sans
prendre parti, tout comme il accepte la pluralité des individus et des choix de vie. Ce
pluriel symbolise la politique « libertaire » du journal au sens auquel en parle
Dominique Mehl dans le chapitre qu’elle consacre au magazine : il symbolise le
relativisme qui permet au magazine, en nivelant les valeurs des différents individus,
de se poser comme une entité qui respecte ses lecteurs et tisse des relations de
confiance avec eux. Ce dernier point se révèle particulièrement important dans la
stratégie de confiance qui se met en place dans la couverture : à ce titre, il n’est pas
anodin que tous les individus qui sont exposés sur les couvertures soient des stars.
Parmi les nombreux effets que cause l’usage de ces stars, on notera ici la façon avec
laquelle elles contribuent à augmenter le capital de confiance du magazine. En effet,
la présence de la star, c'est-à-dire le fait qu’elle ait accepté de collaborer avec le
magazine, semble témoigner de la respectabilité du journal. Ainsi, comme nous
venons de le voir, la couverture présente un certain nombre de signes qui tendent à
exprimer la probité de son savoir et de ses intentions.
3) Le contrat de lecture de Psychologies magazine
3.1) Le contrat de lecture du magazine
A la suite de notre analyse sémiotique, nous pouvons dégager les grandes lignes du
contrat de lecture de Psychologies : le journal se présente comme impliquant,
respectueux et digne de confiance. Tout d’abord, le journal se veut impliquant : l’être
de nature émotionnelle et unique, plongé dans l’univers du quotidien, dont traite le
magazine, est destiné à susciter l’intérêt et l’identification du lecteur. Cet individu
n’est en réalité qu’un double du lecteur, ce en quoi le magazine se présente comme
un miroir de ce dernier, comme le suggèrent l’image de la couverture ou encore
l’argumentaire que le magazine utilise pour se vendre aux annonceurs : « C’est un
magazine miroir : le sujet c’est vous. C’est un magazine impliquant dans tous les
domaines de la vie : aimer, changer, se sentir belle, manger, bouger, consommer
avec ses enfants, ses amis, sa famille, ses amours1. ». Ce double est tantôt le
double réel, tantôt le double fantasmé, comme le suggère la présence des stars qui
1 Kit-média & tarifs, 2005, Psychologies. « notre positionnement ». (Brochure publicitaire de
Psychologies Magazine destinée aux annonceurs). p7.
90
se dévoilent dans le magazine. Quoiqu’il en soit, l’individu représenté est une habile
composition, une instance littéraire conférant aux auteurs du magazine le support
narratif d’un discours orienté sur la psychologie ainsi qu’un moyen puissant
d’identification pour les lecteurs. Du fait de cette dimension impliquante, le journal
s’attaque à des sujets qui préoccupent fortement ses lecteurs. Agissant en terrain
sensible, il veille à présenter les garanties visibles de sa probité. Le magazine se
présente donc comme une entité respectueuse et digne de confiance : sérieuse,
sobre, transparente, tolérante et surtout empathique.
Le contrat de lecture qu’exprime le magazine, notamment à travers sa couverture,
s’accorde aisément avec les propos que les dirigeants du journal tiennent sur lui :
« La marque Psychologies c’est une marque d’information, d’expertise, de
témoignage, d’implication, et de confiance et de respect du lecteur, ou de
l’internaute, ou du téléspectateur1. ». De la même façon, on notera comment les
valeurs que le journal revendique dans son positionnement, lorsqu’il s’adresse aux
annonceurs, s’accordent avec le dispositif visuel et textuel que celui-ci met en place
(cf. partie précédente) : « changement, adaptation, respect, confiance2 ». Un contrat
de communication exprime toujours une représentation particulière de l’émetteur du
discours, mais aussi de son destinataire, comme nous l’avons dit précédemment. Le
magazine se présentant comme un miroir, il convient donc de se demander de qui il
prétend être le miroir.
Selon une étude de l’AEPM3 datée de mars 2004, la cible du magazine est
essentiellement composée de femmes4 dans la fleur de l’âge : le magazine est le
leader des magazines féminins sur la tranche des 25-49 ans, avec un lectorat
composé à 57,2% de femmes entre 25 et 49 ans (devant Marice-Claire, n°2 avec
52%). Cette population est relativement aisée, puisque le magazine est le leader des
magazines féminins sur les catégories AB+ : au sein du lectorat, on recense 48% de
foyers AB+, 35% d’individus AB+ et 26% de femmes AB+5. Cette particularité de la
cible semble s’exprimer clairement à travers certains choix éditoriaux comme le prix
1 Interview de Perla Servan-Schreiber, directrice du journal Psychologies. 11/01/2005.
2 Kit-média & tarifs, 2005, Psychologies. « notre positionnement ». P6.
3 Cf. Kit-média & tarifs, 2005, Psychologies. « nos performances ».
4 72% des 1 899 000 lecteurs.
5 Devant le n°2 Cosmopolitan dont les scores s’élèvent respectivement à 45%, 28% et 22%.
91
élevé de 4 euros1, ou encore la qualité du papier. Cette population féminine est
relativement bien répartie sur le territoire français, avec 20% de lectrices à Paris et
80% de lectrices en Province, ce qui témoigne en quelque sorte de l’universalité de
la puissance d’identification du journal, puisqu’elle traverse les particularismes
régionaux. Notons également que le profil type de la cible combine un profil de
femmes actives (66% des lectrices) et de mères de famille (39,9% des lectrices), fait
qui semble s’accorder parfaitement avec les thématiques proposées par le journal,
c'est-à-dire des thématiques qui insistent souvent sur le dynamisme des individus ou
sur leurs relations de parenté (voir notamment à ce sujet l’analyse de Mehl dans la
partie de La bonne parole consacrée à Psychologies). Cette femme type, en théorie
l’image de la lectrice dans le miroir, se prête parfaitement à une mise en récit de la
psychologie. Nous allons donc étudier comment, par le biais de son contrat de
lecture, le magazine met en scène ses lectrices et lecteurs.
3.2) Focus sur la mise en scène de la confiance et la mise en récit de l’intimité
3.2.1) La mise en récit de l’intimité et de l’individu
La relation qu’entretiennent le lecteur et le journal est mise en scène, incarnée
pourrait-on dire, par un certain nombre de choix d’ordres littéraires, poétiques ou
sémiotiques. Ces derniers déterminent l’efficacité et la cohérence d’une façon
particulière d’écrire la science, selon la formule de Jeanneret. Vulgariser, c'est-à-dire,
au sens large, écrire la science, c’est toujours, comme nous le rappelle Lyotard2,
passer du « savoir scientifique » au « savoir narratif », c’est faire passer des énoncés
formalisés selon les règles de la science dans l’univers du récit, puisque le récit est la
forme du savoir populaire. Cette mise en récit a, entre autres, la particularité de
renforcer l’agrément du texte, et d’élargir le public auquel il est destiné.
Le récit, comme le montrent les études des structuralistes et des sémioticiens, en
particulier celles de Propp ou de Greimas, se caractérise avant tout par une structure
logique que l’on retrouve systématiquement d’un récit à l’autre : le récit, comme le
rappelle Jean-Marie Floch, dans Sémiotique, Marketing et communication, est un
1 Contre 2,50 euros pour Marie-Claire, 2,30 euros pour Cosmopolitan ou Marie France par exemple.
2 La condition postmoderne, p49.
92
tissu de relations. Les tensions qui régissent ces relations, et donnent au récit son
caractère dynamique, sont distribuées selon des règles invariantes. C’est ce que met
en évidence, en particulier, le schéma actanciel de Greimas, qui se propose de
regrouper l’ensemble des relations et fonctions virtuelles que peuvent entretenir entre
elles les instances, ou actants, qui participent à l’action du récit. Nous appliquerons
donc le schéma actanciel au récit que propose le contrat de lecture de Psychologies,
dès la couverture, afin d’élucider les propriétés de la relation journal/lecteur mise en
scène par le magazine.
3.2.1.1) La mise en scène de la relation magazine / lecteur analysée à travers le
schéma actanciel.
Selon le schéma actanciel, la dynamique du récit se structure par la mise en relation
de six fonctions/instances constantes que Greimas nomme des actants1 : le sujet,
l’objet, le destinataire, le destinateur, l’adjuvant et l’opposant. Fondamentalement, le
récit raconte la quête d’un sujet ou héros qui tend vers l’obtention d’un objet (par
exemple dans les contes, cette fonction est souvent remplie par une princesse, une
victoire, des richesses, etc.). Cette quête lui est proposée par un destinateur, à qui
revient l’initiative de l’action, et elle est réalisée au profit d’un destinataire. Lors de
cette quête, le sujet verra son action facilitée par un adjuvant ou empêchée par un
opposant. Ce schéma simple correspond à la structure profonde du récit. Il est le
plus souvent habillé, agrémenté et complexifié à loisir, de façon à rendre sa structure
moins évidemment apparente dans le discours. On voit par exemple certains
personnages de récit cumuler plusieurs de ces fonctions, etc. Mais il est toujours
possible, en dernière instance, de ramener un récit à la structure de base que nous
avons énoncée. C’est dans cette perspective que Jean-Marie Floch propose, dans
Sémiotique, marketing et communication, de différencier deux niveaux d’analyse2,
afin d’élucider le rôle du schéma actanciel : ainsi nous distinguerons le niveau
narratif, correspondant à l’ossature profonde du récit et mettant en évidence des
relations entre actants, du niveau discursif, niveau superficiel dans lequel l’intrigue
déploie des relations entre acteurs ou personnages.
1 On peut avoir un aperçut de l’application concrète de ce schéma dans Les marques, mythologies du
quotidien de Georges Lewi, p231. 2 P 109.
93
A travers son contrat de lecture, Psychologies nous raconte la quête de bien-être
d’un individu, l’histoire de son cheminement dans sa relation de soi à soi. Le
magazine et les psys sont tout au plus des adjuvants, laissant toujours à l’individu/
héro le premier rôle. Analysé à travers le schéma actanciel, ce récit présente la
structure suivante1 : conformément à ce que nous avons mis au jour grâce à
l’analyse sémiotique, le sujet est l’individu/lecteur, et il tend vers un objet qui est son
bien-être (un bien-être relatif comme nous l’avons vu). L’individu, supposé libre et
autonome, est également le destinateur : il va prendre lui-même l’initiative de sa
quête de bonheur, ainsi que l’initiative de faire appel ou non à des spécialistes pour
le seconder. De même, il est évidemment le destinataire de sa quête de bonheur,
puisque, dans un contexte individualiste, il en est l’essentiel bénéficiaire. L’individu,
selon les cas, dispose de plusieurs adjuvants : le magazine Psychologies, bien sûr,
qui le guide dans sa quête personnelle, mais aussi, éventuellement, les thérapeutes,
ou même simplement autrui, et plus précisément l’entourage de l’individu qui peut lui
fournir une aide non négligeable. De la même façon, l’individu dispose de plusieurs
opposants potentiels : tout d’abord lui-même, puisque la recherche du bien-être, telle
qu’elle est présentée dans le magazine, est d’abord un travail sur soi, mais aussi
autrui, sachant que l’individu peut vivre dans un contexte relationnel pathogène. Ce
schéma confirme la focalisation sur l’individu que nous avions diagnostiquée lors de
l’analyse sémiologique de la couverture, en ce que le lecteur combine plusieurs des
fonctions du schéma actanciel : il est à la fois le destinataire, le destinateur, le sujet,
et l’opposant. A un acteur, au niveau discursif, correspond plusieurs actants au
niveau narratif.
Le schéma présenté structure le contrat de lecture de psychologies, et détermine la
relation que le magazine prétend entretenir avec son lecteur. Son importance et sa
pertinence se font d’autant plus manifestes lorsqu’on le compare à d’autres schémas
possibles qui désavantageraient le magazine (cf. Annexe 7) : nous pourrions par
exemple imaginer un schéma dans lequel l’individu serait uniquement le destinataire
et dans lequel le rôle du sujet serait rempli par les psys ou par le magazine
Psychologies. Un tel récit, véhiculant une image passive de l’individu, exprime un
1 Voir annexe 6.
94
malentendu par rapport à la conception traditionnelle que l’on a de la psychologie et
du développement personnel. De plus, il pourrait s’avérer manipulatoire : il
ressemblerait fort à la promesse d’un bonheur quasi-magique qui descendrait du ciel
par l’opération du « Saint ès-Psy »... Comme nous l’avons vu lors de la partie III,
3.3), certains groupes sectaires s’appuient sur ce genre de récit pour rendre les
individus dépendants. Pour ces raisons, nous considérons que le récit mis en scène
par Psychologies est réellement efficace, car il permet de se différencier des discours
douteux, et de se protéger contre les critiques qui mettraient en cause le respect de
l’individu que prône le journal.
Dans l’optique d’une théorie du soupçon, nous pourrions également imaginer un
autre schéma qui mettrait en avant la nature économique du magazine : nous
pourrions considérer le magazine à la fois comme le destinateur et le destinataire de
la quête de bonheur de l’individu : le magazine serait destinateur en ce que, comme
bien souvent, l’offre crée la demande, notamment à grands renforts de publicité. De
même, après avoir stimulé la demande, le magazine serait bénéficiaire de la quête
de bonheur de l’individu en ce qu’il y participerait en échange d’espèces sonnantes
et trébuchantes. Ces deux schémas virtuels, de par l’image nocive qu’ils pourraient
donner au magazine, montrent, par contraste, la pertinence de la formule actuelle. Ils
soulignent les enjeux fondamentaux qui pèsent sur le choix d’une stratégie
d’énonciation et d’un contrat de lecture. Comme nous l’avons dit précédemment, le
schéma actanciel s’apprécie en profondeur, au niveau narratif. Sa compréhension et
son efficacité requièrent qu’il soit correctement exprimé et mis en valeur au niveau
discursif. Nous allons donc étudier comment le récit de la relation journal/lecteur, que
nous venons d’exposer, est concrètement mise en scène par le jeu de différentes
instances narratives1.
3.2.1.2) Le jeu des instances narratives et la figure du témoignage
Comme l’a écrit Yves Jeanneret dans son ouvrage Ecrire la science (p288), le genre
littéraire que représente l’ensemble des écrits vulgarisateurs est profondément
marqué d’un caractère polyphonique : la narration des récits de la science, ou récits
1 Nous rappelons que ce récit, malgré sa généralité, une grande partie des articles du journal.
95
alimentés par la science, est fréquemment le fruit de plusieurs voix. Ce mélange des
instances narratives se vérifie particulièrement pour le genre psy, comme le montre
le cas de Psychologies : la narration, dans Psychologies, se distribue au moins entre
les trois instances que sont les psys, les témoins, et les journalistes. De plus
l’impression de polyphonie est renforcée par la possibilité de lecture à plusieurs
entrées que permet que permet le format magazine1 (au simple texte s’ajoutent les
photos et les multiples encarts typiques de ce format, etc.). Comme nous l’avons vu
en partie I.3.3), le témoignage est une figure clé du genre psy et permet de mettre en
récit l’intimité. Le magazine use d’un nombre important de témoignages d’individus
ou de lecteurs. Comme le note Dominique Mehl, dans La bonne parole (p233), le
témoignage singulier d’un individu est souvent utilisé comme support d’une
interprétation psychologique plus générale.
On peut observer que les psys et les témoins passent incessamment, tout au long
des articles, du statut d’acteur du récit au statut d’instance narrative. De ce fait, le
genre psy semble se présenter comme une construction littéraire complexe. Nous
notons également que l’instance narrative prépondérante est le journaliste, mais ce
dernier laisse très peu d’indices textuels qui permettent de l’identifier au long de son
discours, ce qui confirme la stratégie de transparence du journal que nous avons
évoqué : les psys et les témoins remplissent en général le devant de la scène. Plus
généralement, à travers les aspects du magazine que nous avons mis au jour, nous
pouvons pointer du doigt un certain nombre de problèmes rhétoriques et poétiques
propres au genre psy : la relation psy - individu dans le schéma actanciel, le rôle du
témoin, etc. L’écriture de la psy s’identifie à l’exercice de style que constituent
l’écriture de l’individu et l’écriture de l’intimité, car comme nous l’avons répété
plusieurs fois, il s’agit essentiellement d’aborder l’objet de la psychologie et non sa
méthode. Au-delà des choix formels abordés, le genre psy se caractérise aussi par
des invariants relatifs à son contenu : en effet, de par son caractère de science et de
thérapie, le genre psy érige en passage obligé la mise en place d’une stratégie de
confiance. Nous allons donc étudier comment Psychologies traite ce problème.
3.2.2) La mise en scène de la confiance
1 La presse magazine, Jean-Marie Charon.
96
Psychologies met en scène la relation de confiance qu’il entretient avec ses lecteurs
en jouant principalement sur deux terrains : celui de la rigueur et celui du respect. La
rigueur évoque ici la mise en scène de la crédibilité du discours du magazine en tant
qu’il se réfère à l’univers de la science et de la thérapie. Il s’agit pour le magazine de
matérialiser la nécessaire dissymétrie de compétence entre le journal et le lecteur
que nous avons mis en évidence précédemment (III.1.2), sachant que cette
dissymétrie est pour ainsi dire la base de son contrat de lecture : le savoir transmis
par le magazine est la valeur ajoutée que recherche le lecteur. Cet impératif est
commun à l’ensemble de la presse psy, mais l’on remarque que chaque publication
adopte une stratégie différente pour authentifier son caractère scientifique. Citons à
titres d’exemples les choix particuliers effectués par Psychomédia et Féminin
psycho :
- le magazine Psychomédia consacre une page, au début de chacun de ses
numéros, à la présentation du « comité scientifique » qui a participé à l’élaboration
du journal : on expose ostentatoirement les noms, les diplômes, statuts et
photographies des experts concernés.
- Le magazine Féminin psycho, dont le positionnement se rapproche beaucoup plus
de Psychologies, fait fréquemment appel à des encarts avec la mention explicite
« expert ».
Le magazine Psychologies opte pour un procédé tout à fait différent. Le magazine
fait un appel massif, afin de gagner le confiance de son public, à des personnalités
médiatisées : les stars qui font les couvertures du magazine, ou qui acceptent de se
dévoiler sur le divan, comme nous l’avons dit précédemment, mais aussi et surtout
les psys les plus médiatisés de la scène française. On citera, entre autres, David
Servan-Schreiber, Boris Cyrulnik, Marcel Rufo, Christophe André, Jacques Salomé,
Serge Tisseron, etc. A ces personnalités s’ajoutent d’autres penseurs ou écrivains
renommés comme André Compte-Sponville ou Claude Sarraute... La présence de
ces personnalités, que l’on ne présente plus, semble dispenser le journal d’insister
lourdement sur l’expertise de ses collaborateurs, comme peuvent le faire d’autres
journaux tels Féminin Psycho. Sur ce point le magazine semble se faire relativement
discret, et pour cause : les personnalités médiatiques sont en quelque sorte l’arbre
qui cache la forêt, sachant que la majorité du journal est le fruit de journalistes. Ces
97
journalistes ne sont absolument pas mis en scène, bien au contraire : en cela, le
journal est fidèle à la politique de transparence journalistique qu’il semble
revendiquer et que nous avons mis au jour grâce à notre analyse sémiotique. Tout se
passe comme si, en apparence, il n’y avait pas d’intermédiaires entre les psys et le
lecteur. Le contraste entre la médiatisation des psys et la discrétion de l’équipe
journalistique est au cœur de la stratégie de crédibilisation de Psychologies : sa
discrétion et sa subtilité semblent particulièrement habile, comme si le magazine
donnait un certain nombre de garanties tout en proclamant que l’essentiel est ailleurs
que dans la rigueur du savoir proprement dit…
En effet, le magazine insiste largement plus sur la relation de respect qu’il dit établir
avec ses lecteurs, le respect du lecteur est pour ainsi dire sa marque de fabrique,
son territoire communicationnel. Ce respect est symbolisé, en particulier, par le
pluriel du titre : le pluriel signifie la légitime multiplicité des individus, des sensibilités,
des modes de vies, des normes, et des points de vues sur la psy pour lesquels le
magazine milite. Nous touchons ici ce qui constitue le cœur proprement dit de la
formule du magazine : un contrat dans lequel, en théorie, le magazine propose un
multiplicité d’options de vie à son lecteur, mais en le laissant toujours libre d’opérer
ses propres choix. Il ne s’agit aucunement d’imposer au lecteur la formule
scientifique d’une « vie bonne ». Ce trait majeur du journal est confirmé par l’analyse
qu’en fait Dominique Mehl dans La bonne parole : selon elle, la parole des psys,
dans le journal, oscille entre deux modèles qui seraient le libéralisme culturel et une
normativité plurielle1. Le libéralisme culturel, que Mehl définit p234, est une idéologie
qui renvoie les normes, les mœurs et les modes de vie à des choix émanant de la
liberté et de l’autonomie des individus, et non à des principes collectivement définis :
« Le libéralisme culturel, qui concerne l’orientation des mœurs, définit un champ de
possibles laissant à l’individu toute latitude pour se confectionner sa propre
maquette. Il repose sur le présupposé que les modes de vie relèvent de choix
individuels […] dans le cadre d’un vivre ensemble dont les règles ne sont pas
prédéfinies ou prédéterminées dans un sens univoque2. ». Selon Mehl, le journal
adhère à cette idéologie, dans le sens où il se contente d’éclairer le lecteur sur une
1 P230 à 240.
2 Ibidem, p234 à 235.
98
multiplicité de repères, tout en lui rappelant que ces repères ne prennent de valeur
que par le biais de son choix souverain : il ne lui impose en général rien.
De temps en temps, le journal propose certaines opinions dont la teneur morale
s’avère plus prononcée et plus contraignante. Mais ces opinions se trouvent toujours
annulées par d’autres propositions afin de conserver le respect de l’individu à travers
le débat et le dialogue, au point de créer, selon le propos de Mehl, un environnement
de normativité plurielle : « En effet, lorsque l’opinion d’un psy est avancée, elle est en
général contrebalancée par d’autres éclairages. Si des jugements sont publiés, il
s’agit, la plupart du temps, de jugements en débat […] quand la normativité pointe,
elle est en général plurielle1 ». La normativité potentielle du journal, comme nous le
suggèrent les propos de Mehl, s’exprime surtout à travers la qualité et la forme des
multiples conseils de vie qui sont donnés : c’est lorsque les psys aident le lecteur à
répondre à la question « Comment vivre ? » qu’ils sont susceptibles de le catéchiser.
On comprend donc que la formulation du conseil soit un enjeu crucial pour le
magazine Psychologies : « La normativité plurivocale mise en scène par
Psychologies magazine se décline sur un mode plutôt « soft ». Le verbe psy n’est
pas impérieux mais incite, sans passion ni anathème, à certaines options de vie et
suggère quelques voies pratiques pour se sentir mieux, ne pas rater un coche ou
une épreuve. […] Il remplace le « il ne faut pas » par le « il vaudrait mieux ». Il
substitue le « il serait dangereux » par le « il serait moins risqué ». Il préfère le
conseil à l’injonction2. »
Afin de compléter l’analyse de Dominique Mehl, nous avons réalisé une étude de
contenu sur l’ensemble des conseils donnés dans un numéro du magazine
(Psychologies novembre 2004) afin de voir s’il était possible d’en dégager des
caractéristiques communes et significatives : nous sommes partis de l’hypothèse
selon laquelle il est vraisemblable qu’un contrat de lecture cohérent, qui se donne
pour mission de susciter la confiance du lecteur, impose une forme ou des traits
réguliers à tous les conseils prodigués dans une parution. L’étude de contenu (cf.
Annexe 8) a permis de regrouper l’ensemble des conseils prélevés selon différentes
catégories relatives au contenu du conseil. Ces catégories semblent confirmer
1 Même ouvrage p241.
2 Même ouvrage p241.
99
l’analyse de Mehl : la majorité des catégories renvoie à l’univers du banal et du
quotidien, et à la question « Comment vivre ? ». Encore une fois Psychologies se
présente comme une grille de lecture pour aider les lecteurs à mieux vivre au
quotidien. Deux catégories regroupent presque la moitié de la totalité des conseils :
« Accepter/ Prendre sur soi » et « Ecouter/ Reconnaître/ Respecter Autrui ».
La première catégorie invite à la résignation et au travail d’acception de l’individu :
elle semble confirmer l’analyse de Mehl selon laquelle une grande majorité des
thèmes du magazines est relative à la maîtrise de soi, sachant qu’ici cette maîtrise
de soi serait teintée d’un soupçon de stoïcisme. On s’interrogera sur la valeur
ajoutée de ce type de conseil pour le lecteur : d’une part, on notera que le magazine
ne prend pas beaucoup de risques en prodiguant ce type de conseil, d’autre part, si
ce type de conseil peut rassurer le lecteur, il peut également être perçu comme une
invitation à souffrir en silence… La deuxième catégorie invite à la compréhension et
au respect d’autrui. Ce type de conseil peut également paraître terriblement banal. Il
renvoie à la tradition de Dolto telle que Mehl l’analyse : compréhension d’autrui,
écoute, puis libération de la parole, si on lui associe la catégorie « Parler /
Communiquer ». On remarque aussi qu’un certain nombre de conseils invitent à la
réflexion, ce qui confirme également l’avis de Mehl selon lequel le travail de psys est
davantage d’aider à poser les bonnes questions que celui de donner les bonnes
réponses1.
Nous pouvons noter que les conseils du magazine, tels qu’ils sont mis au jour par
l’étude de contenu, n’engagent pas à grand-chose : ils semblent relativement
pauvres, ou du moins, ils ne semblent pas apporter à l’individu beaucoup de valeur
ajoutée. La pauvreté du conseil semble être une nécessité: le conseil doit faire tenir
en équilibre la masse du public avec la singularité des situations et des contextes
individuels. Il doit tenter de concilier toutes les normes sans en imposer une en
particulier au lecteur (ce qui au final est utopique puisque les catégories de notre
étude contenu semblent renvoyer à une morale particulière). Il se doit par
conséquent d’être vague, comme doit être vague une prédiction d’horoscope. De
toute façon, comme nous l’avons souligné précédemment (cf. II.2.3), le conseil n’est
1 La bonne parole, p238.
100
pas enregistré comme tel par le lecteur, c'est-à-dire comme un principe à appliquer,
mais il est utilisé comme un stimulant, comme une aide à l’introspection. De même, il
sert essentiellement à rassurer le lecteur en lui laissant entendre qu’il existe des
solutions à sa portée et que la situation n’est pas désespérée. C’est en ce sens que
l’on doit comprendre les catégories dégagées par notre étude de contenu : dans la
quasi-totalité des cas, on conseille à l’individu d’agir pour améliorer la situation sans
forcément avoir recours à une aide extérieure. Même lorsque l’on ne peut pas
améliorer physiquement une situation, on demande à l’individu de tenter une
amélioration relative en travaillant sur ses représentations comme en témoigne la
catégorie « Accepter/ Prendre sur soi ».
Le défi que pose la rédaction du conseil au vulgarisateur est peut-être donc moins le
problème du respect effectif du lecteur, que celui de l’expression rhétorique de ce
respect à travers telle ou telle forme littéraire : l’essentiel semble se situer dans
l’impact émotionnel produit sur l’individu. Dans cette perspective, la forme « soft »
employée par Psychologies (cf. citation de Mehl page précédente) semble
particulièrement efficace lorsqu’on la compare à celle de ses concurrents. Nous
illustrerons ici notre propos exposant deux exemples de maladresses provenant du
numéro 12 de Féminin Psycho (novembre 2004) :
- p52, « Vaincre ses peurs en dix leçons »
- p10, « 10 problèmes du quotidiens = 10 solutions »
La formulation maladroite des titres décrédibilise le conseil et le journal en
rapprochant les conseils psys de simples recettes de cuisine. Présenter de cette
façon les conseils comme des produits miracles constitue un manque de respect du
lecteur, ce qui pourra remettre en question la stratégie de crédibilité du journal et
s’avérer dangereux à terme pour sa pérennité. Notons cependant, pour conclure sur
le magazine Psychologies, qu’il publie toujours une dizaine ou une vingtaine de
pages d’annonces à la fin de chaque numéro, et que ces annonces ne semblent pas
s’intégrer dans le contrat de confiance passé entre le lecteur et le magazine. On se
demande même si ces annonces sont contrôlées et si oui comment, puisque l’on peu
lire des rubriques d’annonces trop douteuses pour paraître au sein d’un magazine de
psychologie digne de ce nom : « Formations astrologie », « Formations thérapies par
les contes », « Formations ennéagramme », « Formations kinésiologie », etc. Le
101
magazine jouerait-il à un jeu ambigu entre le respect qu’il promet au lecteur et la
tolérance qu’il affiche face aux diverses variantes ou errances de la psy ?
Nous venons, au terme des parties précédentes, de montrer comment la formule de
Psychologies s’articulait autour d’un certain nombre d’éléments essentiels : la
focalisation sur l’individu et la mise en récit de son intimité, la puissance d’implication
et donc d’identification du journal, ainsi que la stratégie de mise en scène de la
confiance et du respect développée au fil des pages. Cette formule a fait ses
preuves, comme nous l’avons montré dans la partie I, il n’est plus permis de douter
de son efficacité. En revanche, il est encore possible d’expliquer plus en profondeur
son efficacité face aux problème généraux que pose le genre médiatique psy. Il
s’agira donc pour nous de confronter la formule de Psychologies aux principaux
enjeux que nous avons relevés en partie III.1).
3.3) Evaluation du contrat de lecture
Une partie importante du succès de Psychologies réside dans son caractère pluriel.
Ce pluriel se révèle d’une efficacité redoutable face aux problèmes épistémologiques
que nous avons relevés (voir points 5, 6, 8,21) : en admettant sans a priori toutes les
psychologies ou presque, le journal crée un espace de dialogue dans lequel toutes
les tendances de la psy coexistent de façon pacifique. Elles sont ainsi juxtaposées,
relativisées, ce qui évite au journal la peine de prendre partie pour l’une d’elle, ou
d’articuler et de hiérarchiser ces savoirs. Cette apparente neutralité est aussi une
stratégie efficace face à la communauté scientifique, dans le sens où le journal évite
de se mettre à dos une partie importante du monde de la psychologie (ou pseudo-
psychologie). Cependant, cette pluralité a ses limites, et le journal doit être attentif de
ne pas passer de la tolérance au laxisme en acceptant de médiatiser des ersatz de
psy à tendances mystiques ou religieuses qui décrédibiliseraient son positionnement
psy (voir point 19). Cette pluralité a également des répercussions en ce qu’elle
favorise l’identification du lecteur et en ce qu’elle renforce la stratégie de confiance
du journal (points 13, 15 et 16) : par sa pluralité, le journal crée également un espace
pacifié où tous les lecteurs, quelques soient leurs différences, leurs valeurs ou leurs
mœurs, peuvent cohabiter de façon pacifique. La pluralité permet à un maximum de
personnes de s’identifier au journal et permet également d’éviter d’éventuels
102
problèmes de dissonance, puisqu’il est probable qu’un individu n’achète un journal
que dans la mesure où celui-ci confirme ses propres options de vie. Cette stratégie
du journal permet également d’augmenter le capital confiance du lecteur en se lavant
les mains de tentations moralisatrices ou autres (voir point 20). Dans le même sens,
on remarquera également, en méditant sur le point 18, que le journal, comme
l’explique Mehl dans La bonne parole, évite soigneusement les sujets trop
polémiques de nature sociale ou politique1.
Une part importante du succès du journal revient aussi aux choix qui ont favorisé la
dimension impliquante du journal (voir points 9, 10, 12) : la focalisation sur l’individu,
le quotidien et le non-pathologique permet de fédérer et d’intéresser un maximum de
lecteurs. En effet, une focalisation sur le pathologique serait nettement moins
fédératrice en ce qu’elle exigerait un effort intellectuel accru dont l’utilité s’avèrerait
moins immédiatement perceptible pour le lecteur. La focalisation sur le quotidien
permet de lier la largesse de la cible visée et la diversité des singularités qui la
compose. Enfin, ces choix sont mis en valeur par un usage abondant du témoignage
qui vient renforcer l’identification du lecteur, crédibiliser la proximité que le journal
clame et augmenter l’agrément des lecteurs.
La complémentarité de la stratégie de confiance et de la stratégie d’implication crée
la véritable valeur ajoutée du journal : malgré une focalisation sur le quotidien et sur
le banal, malgré des conseils au contenu relativement pauvre (c'est-à-dire peu
original), l’individu semble percevoir dans le journal quelque chose de plus que ce
que son intellect seul peut lui fournir (point 11) : peut-être doit on cela à la forte
implication des thèmes choisis, à la crédibilité et l’attrait que suscitent les
personnalités qui s’expriment dans le magazine (stars du divan comme stars de
l’écran), ou encore à l’importante source d’inspiration pour les lecteurs que constitue
la diversité des choix de vie exposés dans le magazine, comme le montre l’analyse
du lectorat de Psychologies que Mehl effectue dans La bonne parole2. On peut
également, aux vues de l’analyse de contenu que nous avons réalisée, émettre
l’hypothèse selon laquelle, en fin de compte, c’est l’espoir et la tranquillité
1 « Ainsi, il paraît remarquable que, pendant toute la période étudiée, pas un sujet ayant fait l’objet
d’un débat public, médiatique ou parlementaire, n’ait été mis en musique par Psychologies magazine. », p224. 2 P251à 271.
103
qu’expriment le positionnement du magazine (point 17) qui sont l’ultime clef de son
succès : selon le magazine il serait possible pour l’individu de faire quelque chose
pour mieux vivre sa vie. Ce n’est pas, en dernière instance, la psychologie que le
magazine transformerait en marchandise, mais cet idéal de maîtrise de soi et de
quiétude, ce condensé de sens propre à alimenter un monde désenchanté.
Paradoxalement, l’ère de l’individualisme semble être l’ère où l’individu tente
désespérément de se persuader qu’il est encore quelque chose, et qu’il a encore
quelque pouvoir face aux machines implacables de l’histoire, de l’économie et de la
consommation… La question éthique, qui tourmente aujourd’hui le monde psy est de
savoir dans quelles limites on peut l’aider à s’en persuader…
CONCLUSION GENERALE :
Il semble donc incontestablement pertinent de parler, à l’heure actuelle, d’un
phénomène de société psy, d’un discours psy. Ce phénomène d’une ampleur
imposante se caractérise en surface par son aura scientifique, son hétérogénéité
apparente, et par son caractère original et syncrétique. Mais il faut chercher plus en
profondeur ce qui fait son unité et sa cohérence, c'est-à-dire sa structure : tout
d’abord dans les impérieux besoins sociaux et symboliques qui le fondent, et
également dans les problèmes et enjeux épistémologiques, médiatiques, éthiques,
juridiques et sociaux qui conditionnent sa manifestation concrète (cf. III.1). Ce n’est
qu’au prix d’un tel effort, après s’être débarrassé des réflexes de pensée propre à
notre culture française, que l’on peut évaluer le phénomène à sa juste valeur : le
soupçon constant qui nous pousse à ne considérer toute vulgarisation que comme
un ersatz de science nous empêche de voir que l’essentiel se joue sur un autre plan
que sur celui de la science, c'est-à-dire sur le terrain du sens et de la morale.
Le phénomène psy est particulièrement révélateur de l’état de la société
contemporaine, de ses présupposés individualistes ou de ses visées hédonistes.
Mais il est surtout le signe des carences identitaires, morales et spirituelles de notre
temps: c’est dans le vide laissé par la religion, la morale et les idéologies que se
développe la psy, comme mue par un irrésistible appel d’air. La constatation du
malaise profond qui est à l’origine de la psy nous permet de conjecturer une certaine
104
pérennité de la demande : une analyse un temps soit peu sérieuse de cette
demande nous confirme que la psy n’est pas un simple effet de mode. Le temps, au
fil de notre recherche, n’a cessé de confirmer ce point de vue, notamment en
dévoilant le caractère international du phénomène : Psychologies est depuis cette
année publié dans un nombre conséquent de pays étrangers1, et certains articles,
comme celui de que Jérémy Delchiappo publie dans le numéro 111 des Dossiers de
l’Audiovisuel, nous confirment qu’il n’y a pas « qu’en France que les psys sont
devenus les nouveaux héros du paysage audiovisuel2 ».
La psy semble avant tout être l’espoir de pouvoir se forger une identité et une
morale individuelle sur-mesure à partir d’un outil rationnel : elle est une grille de
lecture, une béquille. Elle permettrait de nous rendre notre propre législateur et de
guider notre conduite en nous faisant comprendre notre propre désir. Elle nous
permettrait de savoir nous comporter face aux autres en nous les rendant
compréhensibles et prévisibles malgré l’effondrement des rôles prédéfinis qui
autrefois régissaient nos relations sociales. Enfin, elle apaiserait l’angoisse que
génèrent en nous les machines folles de l’économie et de la mondialisation en les
mains desquelles, semble-t-il, nous avons entièrement remis notre destin. C’est ce
mélange de sens, d’espoir et d’apaisement qui, à notre sens, permet les
rapprochements les plus fertiles entre la tendance psy et le religieux : dans une
perspective nietzschéenne, la religion est essentiellement l’expression d’un affect
qui tend à donner du sens à la souffrance humaine. Mais la psy, concurrente des
renouveaux religieux, a pour avantage imparable son aura scientifique. Face à un
religieux quelque peu affaibli et désuet, souvent relégué sans autre forme de procès
au rang de superstition, la psy ranime sans difficulté un fantasme bien connu des
philosophes : celui selon lequel la science pourrait ou devrait être le critérium d’une
conduite bonne et authentique.
La complexité du discours psy, de sa production, de la demande qui lui correspond
et des effets qu’elle génère nécessitait la mise en place d’une étude préliminaire du
phénomène telle que la notre, basée sur un caractère pluridisciplinaire, voire
1 Voir l’interview de Perla Servan-Schreiber en annexes.
2 L’article, « Ailleurs comme ici », passe en revue les diverses manifestations psy que l’on peut
observer dans les pays suivants : Etats-Unis, Royaume-Uni, Pays-Bas, Australie, Allemagne, Espagne, etc.
105
philosophique. Le terrain étant désormais balisé de façon globale, il semble inviter
les marketers à poursuivre l’étude du phénomène par toute une série d’analyses
spécialisées notamment en évaluant le marché psy média par média : le phénomène
psy, très large, recèle encore beaucoup d’impensé et d’inconnu. Cela dit, nous avons
montré en quoi, quel que soit le média utilisé, il est possible de parler d’un genre psy
comme d’un genre littéraire : la configuration du phénomène psy impose au
producteur de discours psy un exercice de style dans lequel la polyphonie, la mise en
scène de l’intimité et surtout l’élaboration d’une stratégie de confiance se révèlent
indispensables.
106
BIBLIOGRAPHIE
ESSAIS GENERAUX SUR LA SOCIETE
BRUCKNER, Pascal. L’euphorie perpétuelle, Essai sur le devoir de bonheur. Editions
Grasset et Fasquelle, 2000.
EHRENBERG, Alain. La fatigue d’être soi, Dépression et société. Editions Poches
Odile Jacob. Août 2000. Paris
FREUD, Sigmund. Malaise dans la civilisation. PUF, 1995.
LYPOVETSKY, Gilles. L’ère du vide, Essais sur l’individualisme contemporain.
Editions Gallimard, 1983, et 1993 pour la postface. Collection Folio Essais.
LYOTARD, Jean-François. La condition postmoderne. Les éditions de Minuit, 1979.
Collection « Critique ».
OUVRAGES METHODOLOGIQUES
BARDIN, Laurence. L’analyse de contenu. Le psychologue, PUF. 1977. Paris
FLOCH, Jean-Marie. Sémiologie, communication et marketing. Sous les signes, les
stratégies,
QUADERNI N°29. Production journalistique et contrat de lecture autour d’un
entretien avec Eliseo Veron, printemps 1996.
107
LITTERATURE SUR LE THEME DE LA VULGARISATION
JEANNERET, Yves. Ecrire la science, formes et enjeux de la vulgarisation.
PUF.1994.
MOSCOVICI, Serge. La psychanalyse, son public et son image. Edition PUF. 1976.
QUADERNI n°16. La vulgarisation des sciences humaines, 1991/92.
OUVRAGES SPECIALISES SUR LA PSY ET LES MEDIAS
DOSSIERS DE L’AUDIOVISUEL n°111, septembre/octobre 2003. Psy et médias
sont-ils compatibles ? Documentation Française.
MEHL, Dominique. La bonne parole, Quand les psys plaident dans les médias.
Editions de la Martinière, 2003.
NERSSON-ROUSSEAU, Sylvie. Le divan dans la vitrine, La psychanalyse à tort et à
travers. NIL éditions, Paris, 2000.
DIVERS
CHARON, Jean-Marie. La presse magazine. Repères. Editions La Découverte.1999.
CONNEXIONS n°81 (revue semestrielle), Psychologisation dans la société.
Coordonnée par Serge Blondeau et Jean Claude Rouchy.
KIT-MEDIAS & TARIFS, Psychologies, 2005 (Brochure publicitaire).
SCIENCES HUMAINES, Hors-Série n°19, décembre 1997/ janvier 1998. La
psychologie aujourd’hui.
108
PRESSE GENERALE (ARTICLES)
Quotidiens nationaux
Psys d’ e-bazar, 13/04/2001, p38. Libération (Peyret Emmanuelle)
Les psys dans les médias. 17/05/2003. Le Monde, Supplément télévision.
« Experts de la psyché, non de la société », 14/01/2004. Le Monde, Agenda,
Aujourd’hui psychologie (Catherine Vincent)
Quand les psys affrontent les sirènes médiatiques, 14/01/2004. Le Monde, Agenda,
Aujourd’hui psychologie (Catherine Vincent)
La totale. 09/02/2004. Le Monde (Alain Abelhauser)
Jamais sans mon coach. Le coaching en Librairie. Le figaro Magazine, 27/03/2004
(Sébastien Le Fol, François Simon, Gilles Denis).
Pascal Bruckner. Le figaro Magazine, 22/01/2005 (Sébastien Le Fol).
Trois questions à … Dominique Mehl. 29/04/2005. Le Monde (Pascale Santi).
La « psymania » envahit aujourd’hui l’ensemble des magazines féminins. Trois
questions à … Dominique Mehl. 29/04/2005. Le Monde (Pascale Santi).
Autres publications
Les Psys font leur show, 16/09/2004. Stratégies n°1337 (Deplhine Le Goff).
Divans Cathodiques. 02/09/2003. L’Express, n°2726, (Debril Laurence).
109
Rester libre de son malheur. L’Express, n°2763, 14/06/2004. (Jean-Paul Mialet).
Le cénacle des divas du divan. L’Expansion, n°0697, Mai 2005 (Sabine Syfuss-
Arnaud)
La « téléthérapie » : efficace ou bidon ? Psychologies Magazines, Décembre 2004.
Le Nouvel Age, une «spiritualité» de plus en plus séduisante, La Libre Belgique, 9
juin 2003 (Pascal André).
PRESSE MAGAZINE PSY (NUMEROS):
Psychologies magazine :
- n°230, Mai 2004
- n°234, Octobre 2004
- n°235, Novembre 2004
- n°236, Décembre 2004
- n°237, Janvier 2005
- n°240, Avril 2005
- n°242, Juin 2005
Féminin psycho :
- n°14, janvier 2005
- n°17, avril 2005
- n°19, juin 2005
Développement Personnel :
- n°1, octobre 2004
Je magazine :
- n°4, Octobre-novembre 2004
110
Psychanalyse magazine :
- n°25, Janvier-février 2005
- n°27, Mai-juin 2005
Psychomédia :
- n°1, novembre-décembre 2004
- n°2, janvier-février 2005
- n°3, mars-avril 2005
-n°4, mai-juin 2005
Le journal des psychologues :
- n°221, octobre 2004
- n°228, juin 2005
Cerveau et Psycho :
- n°7, trimestre septembre-novembre 2004
- n°10, trimestre juin-septembre 2005
SITES INTERNETS :
http://www.unadfi.com/themes/psycho.htm#abu
http://www.psyvig.com
http://www.doctissimo.fr
111
ANNEXES
Annexe 1 : Interview de Perla Servan-Schreiber menée le mardi 11 janvier 2005.
Annexe 2 : La Psychologie : cartographie d’un continent de recherches. Source :
SCIENCES HUMAINES, Hors-Série n°19, décembre 1997/ janvier 1998. La
psychologie aujourd’hui.
Annexe 3: Couvertures de Psychologies, corpus de l’analyse sémiotique (cf.
bibliographie).
Annexe 4 : Application d’un carré sémiotique à la notion de bien-être.
Annexe 5 : La conception du bien-être défendue par Psychologies analysée à
travers un carré sémiotique.
Annexe 6 : Le schéma actanciel de Greimas appliqué au contrat de lecture de
Psychologies.
Annexe 7: Deux malentendus possibles sur le contrat de lecture de Psychologies
analysés à travers le schéma actanciel de Greimas.
Annexe 8 : Etude de contenu sur les conseils donnés dans le numéro 235 de
Psychologies (novembre 2004).
112
Annexe 1 : Interview de Perla Servan-Schreiber menée le mardi 11 janvier 2005.
1- A) Les questions de l’entretient (envoyées à l’avance par mail).
Introduction
- Présentation du professionnel interviewé (formation, expérience,
fonctions)
- Quelle est selon vous la place de la psychologie dans la société
aujourd’hui ?
La spécificité de la presse « psy »
- Quelle est votre conception personnelle du magazine Psychologies, de son
positionnement et de son contenu ? Comment faire la part des choses entre
information et prescription ?
- En quoi les articles de Psychologies se distinguent des rubriques de conseils de
vie, de tests ou de psychologie que l’on peut trouver dans la presse féminine
classique ? Qu’est ce que la catégorie de magazines à laquelle appartient
Psychologies a de spécifique ?
- Quelles sont les contraintes qu’impose le média presse, lorsqu’on souhaite traiter
de psychologie, par comparaison à la télévision, l’édition ou Internet ? Quels sont les
enjeux de la presse « psy » ?
- Quelle est la formation des journalistes de Psychologies ? Comment sont-ils
recrutés ? Quelle est la proportion du magazine écrite par des « experts »
psychologues par rapport à celle écrite par les journalistes ?
- En quoi est-il possible ou impossible de comparer avec Psychologies des
magazines comme Féminin psycho (« Ma vie, mon équilibre »), Je Magazine (« Le
guide psy de la santé et du bien-être »), Développement personnel (« coaching-
psychologie-bien-être »), Psychanalyse magazine ?
- Dès lors, peut-on parler d’une tendance « psy » dans la presse ?
113
Psychologies et son lectorat (tous documents ou études internes sur le
lectorat seront les bienvenues)
- Qui sont les lectrices de Psychologies ?
- Pourquoi achètent-elles ou lisent-elles le magazine ?
- Quelle relation entretiennent les lectrices avec le magazine ? Y a-t-il a
terme une relation de dépendance ou de pouvoir qui s’instaure avec
certaines de ces personnes ?
- Le magazine, en tant qu’il peut être perçu par certaines lectrices
comme un substitut de thérapeute, peut-il donner lieu à des effets de
prescription concernant la consommation de certains produits ou
services ?
L’aspect économique de Psychologies (de la même façon, tout document sur
les ventes ou le marché sera le bienvenu)
- De quel ordre sont les chiffres concernant la diffusion du journal, son
chiffre d’affaire et ses marges ? Quelle a été l’évolution de ces chiffres
ces dernières années ?
- Comment expliquer le succès du journal (tant au niveau de l’offre que
de la demande) ?
- La confiance que la lectrice accorde au journal rend-t-elle la publicité au
sein de psychologie plus efficace ?
1- B) Interview de Perla Servan-Schreiber, la directrice de Psychologies
magazine, effectuée le Mardi 11 Janvier
Début de l’entretien : présentation et discussion informelle sur mon projet de
mémoire et sur la nature préliminaire de mon questionnement. Madame Servan-
Schreiber me confie que, pour une question de temps, elle ne pourra pas répondre à
toutes les questions que je lui avais envoyées par mail, mais qu’elle va tenter de
répondre à l’essentiel.
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Que la psychologie soit aujourd’hui un segment
vendeur, c’est incontestable. Mais, est-ce que c’est une mode, c’est à dire, est-ce
114
que c’est éphémère, est-ce que c’est une espèce de tocade qui va passer, nous,
nous pouvons dire, en tout cas, qu’elle n’est pas prête de passer, parce qu’il s’agit
d’un mouvement et d’une lame de fond de nos sociétés, et nous le savons
aujourd’hui grâce au développement international de Psychologies magazine,
puisque nous allons lancer en 2005 6 éditions dans 6 pays différents… Nous venons
de lancer l’Italie, l’Espagne ce sera le premier février. L’Angleterre je n’ai pas la date
mais ça sera probablement au premier semestre 2005, de même que l’Allemagne.
Nous aurons la Russie en Septembre et la Chine en Octobre. »
ALEXANDRE CAHUZAC :
« Ces lancements sont ils le fruit de votre initiative ou de celle des pays en question
? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Non, c’est leur demande. Nous nous avons pour
partenaire Hachette-Filipacchi, qui est notre partenaire à 49% depuis le juillet dernier.
Et eux (Hachette-Filipacchi), ils sont le premier éditeur international, puisqu’ils ont ce
titre formidable qui s’appelle Elle, et pour lequel il y a aujourd’hui trente-cinq éditions
internationales. Donc ils ont un réseau international de bureaux qui sont
formidablement implantés, et nous nous avons présenté le journal à une réunion qui
réunissait les patrons de tous ces bureaux. Ceux qui étaient intéressés par ce projet,
par les performances de ce journal, sont venus nous voir pour nous dire : « nous on
est intéressés, on aimerait bien faire Psychologies chez nous ». Voilà.
Donc ce pour dire, que, cette lame de fond, dans notre société, est quasiment
universelle aujourd’hui. Et cette lame de fond, qui est soutenue par la psychologie,
mais qui n’est pas LA psychologie au sens de la médecine, de la psychanalyse…
Cette psychologie là, incontestablement, est une grille de lecture du monde
d’aujourd’hui, parce que nous sommes dans un monde de communication. 60
millions de SMS ont été envoyés en une nuit, dans la nuit du 31 décembre, 60
millions, en France, de SMS, d’accord, 45 millions de français ont un téléphone
portable, 450 millions de chinois ont un téléphone portable, aujourd’hui, sur lequel ils
font tout. Donc nous sommes incontestablement dans un siècle de relation et de
communication. Et ce qui gère, ce qui régit, ce qui sous-tend la communication entre
un individu et un autre, qu’il soit chinois ou russe, etc. , c’est, effectivement, une
115
attitude et un comportement. C’est ça qui fait que la relation entre vous et moi depuis
trois minutes s’installe ou ne s’installe pas… Qu’est ce qui explique, qui peut nous
expliquer ce comportement là ? C’est la psychologie. C’est la raison pour laquelle
nous ne sommes qu’à l’aube, véritablement, d’une société… qui d’ailleurs, de ce fait,
est en voie d’amélioration, puisque c’est de l’humanisation… la psychologie c’est les
sciences humaines.... C'est-à-dire devenir de plus en plus conscient que
communiquer de manière juste avec un autre être humain, avec un autre individu…
Prendre conscience de ça, c’est quand même aller vers une société meilleure. Ca
rend les gens meilleurs. Dans ce siècle où des tas d’autres horreurs, évidemment, se
produisent encore, et trop souvent, dans trop de pays, il y a cette formidable petite
lumière qui s’allume et qui dit « aujourd’hui les individus sont conscient que ce qui
compte le plus c’est la relation humaine », et c’est ça que nous disons tous. Voilà.
La deuxième chose pour laquelle nous sommes obligés de nous dire ça, ce n’est pas
simplement comme ça un choix philosophique qui nous viendrait de nulle part. La
deuxième raison pour laquelle la philoso… je dis la philosophie parce que c’est aussi
la philosophie bien sûr, et nous, dans Psychologies, c’est notre spécificité. C’est
qu’on mélange philosophie et psychologie. Alors l’autre aspect phénoménal c’est
qu’un journal qui parle de philosophie, de psychologie de manière à la fois experte
mais avec un langage évidement tout à fait ouvert au grand public, c’est qu’un
magazine comme ça aujourd’hui vende plus de 400 000 exemplaires. Ca c’est
phénoménal. »
AC : «400 000 exemplaires par mois ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « C’est phénoménal, c'est-à-dire que c’est quelque
chose que nous-mêmes, en ayant fait ce journal, nous n’avons jamais imaginé Ca
c’est dire… c’est pas simplement dire notre talent, on aurait pu avoir du talent jusqu’à
après demain matin si le marché ne répondait pas, c’est que l’attente est immense
pour aider les gens à mieux vivre et à mieux communiquer. L’attente principale, des
individus aujourd’hui, c’est de mieux vivre. »
AC : « En quoi consiste ce « mieux vivre » ? »
116
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Alors, en quoi consiste ce mieux vivre ? Je vous
disais aussi, que cette émergence de l’envie de mieux communiquer et de vivre
mieux en relation avec soi-même et avec les autres n’est pas sortie de nulle part.
Quand vous observez ce qui fonde une société, et ce qui fonde les sociétés des pays
développés, notamment, enfin toutes les sociétés humaines… Quand vous regardez
ça, vous vous rendez compte qu’il y a le couple, la famille, la relation au travail. Sur
ces items là, en trente ans, on a vécu une révolution, qu’on appelle une « révolution
intime ». Le couple, on ne sait plus comment le définir. Autrefois c’était un monsieur
et une dame qui étaient mariés, devant le maire, et qui habitaient sous le même toit,
et qui vivaient à vie ensemble. Après on ne se préoccupait pas de savoir s’ils
s’entendaient ou s’ils se tapaient dessus, mais c’était ça un couple. Aujourd’hui
essayez de définir un couple… Ca peut être deux personnes mariées qui ne vivent
pas sous le même toit, deux personnes pas mariées qui ne vivent pas sous le même
toit, deux personnes… La famille, qu’est ce que c’est que la famille aujourd’hui ?
Avec les familles recomposées ? Regardez, dans votre génération, il y a
probablement au Lycée, pour votre génération, la moitié de vos camarades qui
avaient des parents divorcés, non ? De mon temps, (j’ai soixante et un an), ça
n’existait pas des parents divorcés. Je n’avais aucune copine qui avait des parents
divorcés, ni aucun copain... Donc qu’est ce qu’on fait ? Comment on fait pour
communiquer avec l’amant de la mère, la deuxième femme du père, les enfants du
nouveau père qui sont là avec nous… Mais comment on fait ? Qui ils sont pour
nous ? Comment on fait pour communiquer ? Quel statut on a ? On est pas des
amis, on est pas des frères, on est pas des… Qu’est ce qu’on est ? Pour essayer de
donner au gens une capacité de bien vivre avec, justement, cette émergence de
relations nouvelles et de statuts nouveaux, il est important, précisément qu’on leur
donne des clefs, encore une fois, pour mieux vivre et pour mieux communiquer, dans
ces conditions là. La relation au travail, regardez ce que c’est devenu. Il y a cinq ans,
on fait un sondage pour demander « qu’est ce que c’est qu’un vie réussie ? » aux
français. Ils répondent à 47% « réussir sa carrière ». On fait un sondage, en 2002,
c'est-à-dire il y a trois ans, et on demande aux français « qu’est ce que c’est une vie
réussie ? ». Et ils répondent à 54% « réussir sa vie privée » et à 7% « réussir sa
carrière ». En cinq ans, le bouleversement est total. La relation au travail a
totalement changé, ce qui est prioritaire aujourd’hui, pour les français, c’est de
117
réussir leur vie privée. Tout ça vous amène à mettre au centre du dispositif la relation
humaine. Il n’y a que la psychologie qui étudie la relation humaine. »
AC : « Comment appréhender alors le fait que la psychologie passe de la description
à la prescription, le fait que la psychologie nous parle à la fois de ce qui est , mais
aussi de ce qui devrait être, puisqu’elle sert apparemment de guide de vie à un
certain nombre de personnes ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Alors toute la différence est là, dans le
« devrait ». C’est ce que vous venez d’énoncer vous-même. Dans Psychologies
Magazine… c’est pour ça que je vous disais au téléphone, nous n’avons pas de
concurrents… Nous ne pensons pas de cette manière. Nous ne pensons pas qu’il y a
des comportements qu’on devrait avoir et des comportements qu’on ne devrait pas
avoir. Il n’y a pas le bien et le mal. Il a y des attitudes, des comportements qui vous
font du bien ou qui vous font du mal, à vous, Alexandre. Et puis il y en a d’autres, à
moi, Perla, qui me feront du bien ou qui me feront du mal. Donc nous sommes le seul
magazine en France qui ne soit pas normatif. On ne dit pas aux gens « Voilà, si vous
vous trouvez devant telle situation, voilà ce qu’il faut faire. Si vous vous trouvez
devant telle situation voilà ce qu’il faut faire ». Nous ne sommes pas normatifs. »
AC : « C’est ce que semble suggérer le pluriel de votre titre ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Exactement, c’est entre autre, vous avez raison,
ce que suggère le pluriel du titre. Ce que nous disons c’est que, si vous êtes dans
une situation de deuil, ou de divorce, ou de passion, ou de conflit, etc. Prenons une
situation qui peut être partagée par un certain nombre de personnes différentes.
D’accord ? Nous on va vous expliquer comment fonctionnent les mécanismes de la
passion, ou bien ce qui se passe quand il y a un deuil. Réellement. Et pour ça on va
s’adresser à des experts, qui vont nous l’expliquer, et nous on va le mettre en
langage accessible au grand public, sans trahir et sans vulgariser. Nous nous faisons
de la démocratisation de l’information. Nous ne faisons pas de vulgarisation. Et
quand je dis vulgarisation ce n’est pas du tout péjoratif. Ca dépend du public auquel
on s’adresse. Nous nous adressons à un public très CSP+. Notre lectorat, qui est à
72 % de femmes - je vous donnerai une brochure sur le profil de notre lectorat et la
118
puissance de notre lectorat1 – … Nous nous adressons à un public de femmes qui
sont les plus instruites de la société française, qui ont le niveau de revenu élevé, les
plus actives de la société française. Ce sont des femmes assez responsables et d’un
certain niveau de culture, si vous voulez. Donc nous savons que nous pouvons leur
expliquer des comportements et des attitudes humaines, c'est-à-dire complexes. Le
problème de la psychologie c’est que le comportement humain est complexe. Si
certains considèrent que pour parler au public, il faut vulgariser… en vulgarisant vous
lissez la complexité. Si vous lissez la complexité, vous ne pouvez pas faire que
l’autre se reconnaisse. Vous comprenez ce que je veux dire ? Nous nous faisons,
puisqu’on a la chance de s’adresser à un public très instruit, très responsable, et très
privilégié… Très privilégié parce que l’accession à la connaissance est toujours très
privilégié… Nous avons la chance de recruter dans cette catégorie là. Donc, nous
conservons la complexité, et précisément du fait de cette complexité, qui nous est
expliquée par des experts différents et que nous retranscrivons, à côté de ça nous
mettons des témoignages. Deux, trois, quatre témoignages totalement différents, qui
ont réagi différemment à un deuil ou différemment à une passion, et la lectrice
choisira elle-même à partir de ça ce qui est bon pour elle. »
INTERRUPTION TELEPHONIQUE : malheureusement une partie de l’entretien
suivant cette interruption n’a pas pu être enregistrée. Il y est essentiellement question
des différents médias sur lesquels Psychologies est présent. Madame Servan-
Schreiber en profite pour attirer mon attention sur la notion de contrat de lecture.
AC : « Est-ce que pour vous le travail sur les différents supports sur lesquels vous
êtes présents (magazine, TV, Internet) est le même ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Evidemment, chaque média a à la fois ses
contraintes et ses forces. Quand vous êtes à la télévision, vous montrez les gens. Ou
bien vous faites du spectacle comme Delarue, et vous insistez sur le côté désarroi,
phénomène de foire, etc. Ce n’était pas notre choix. Nous sommes un magazine de
respect absolu de l’individu. Donc il était important que, aussi, nous recrutions des
témoins qui pouvaient nous raconter des histoires, sans non plus provoquer la larme
1 KIT-MEDIAS & TARIFS, Psychologies, 2005.
119
à l’œil… C’est très important le ton. En ça c’est la même chose que le magazine.
Nous y veillons énormément. Mais en même temps, la télévision est quand même
magique, parce que… que quelqu’un vienne vous raconter ce qu’il a vécu… quand
vous le voyez qui a traversé, je ne sais pas, un cancer, ou un deuil, ou quelque
chose d’extrêmement difficile, et que vous le voyez rayonnant, évidemment c’est
beaucoup plus fort, en perception, pour les gens, pour leur redonner de l’espoir, que
quand vous l’écrivez. Donc ça c’est la force aussi. C’est très très important. Puis la
scénographie est très importante évidemment à l’écran. »
« Sur Internet, l’interactivité est formidable. On ne peut pas faire avec du papier…
Donc à ce moment là on a des forums, on anime des forums ou bien des réponses
d’experts : vous posez votre question à tel ou tel expert, et le mardi, entre 17H00 et
18H00, il vous répond. Donc il y a cette interactivité, ce qui fait que notre site ce n’est
pas le magazine en ligne. C’est un tout autre produit qui est conçu pour de
l’interactivité, mais avec les valeurs fondatrices du magazine. La marque
Psychologies c’est une marque d’information, d’expertise, de témoignage,
d’implication, et de confiance et de respect du lecteur, ou de l’internaute, ou du
téléspectateur. Donc nos valeurs, évidemment, elles sont les mêmes, quelque soit le
média. »
AC : « Quelles sont les compensations que reçoivent les experts quand ils
participent au magazine ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Quand ils participent au magazine? Ils sont
payés à la pige, comme un journaliste. Là on a plus de chronique depuis janvier…
Mais on avait huit chroniqueurs. On avait André Compte-Sponville, Jacques Salomé,
Apfel Dorfer, etc. Ils sont pigés, on les paye comme des journalistes. »
AC : « Mais au-delà des chroniques, sont-ils rétribués lorsque vous allez les
interviewer pour alimenter un article écrit par un de vos journaliste ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Quand on les interview, ils ne sont pas payés.
Non. Quand on les interview, ils ne sont pas payés. D’abord ça leur fait de la pub…
Mais bon indépendamment de ça, ils trouvent tout à fait normal de parler à la presse,
120
bien sûr. Et puis vous savez en général, quand ils sortent un livre à ce moment là, ça
les intéresse aussi qu’on parle d’eux. C’est normal, c’est une espèce de coopération,
chacun s’y retrouve. En revanche quand ils écrivent un papier chez nous, une
chronique, évidement qu’on les rémunère. Il me reste trois minutes, quelles sont les
questions les plus importantes auxquelles vous voulez que je réponde ? »
AC : « En tant que professionnelle, quel angle d’attaque me conseilleriez-vous
d’adopter pour étudier le phénomène de la psychologie dans les médias et en
particulier dans la presse ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « La mutation de la société, et la perte des repères
classiques qui font qu’une société fonctionne. Quels sont ces repères ? C’est la
religion, la politique, et la structure familiale. Donc ça, ça a sauté. La religion vous
voyez ce que c’est devenu. La politique ce n’est que de la méfiance.
Malheureusement. J’espère bien que l’on va réussir à réhabiliter le politique. Enfin
cela est tout à fait personnel. Et la famille est toujours la chose la plus importante des
français, mais elle s’est totalement transformée. Donc, incontestablement ces
transformations là font que le focus se fait sur la relation humaine. La performance
aujourd’hui c’est de réussir sa vie privée, ce n’est pas de réussir sa carrière. Voilà. »
AC : « Quels conseils bibliographiques pourriez-vous me donner sur ces thèmes ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Je vous conseillerais incontestablement le livre
de Gilles Lypovetsky, le philosophe, qui s’appelle les Temps hypermodernes. Il décrit
parfaitement aujourd’hui cette nouvelle demande du mieux vivre, et il appelle ça
l’hypermodernité par opposition à la fameuse postmodernité dont selon lui nous
sortons, qui était celle de Lyotard. Ca c’est très éclairant. Il y a un livre de l’ancien
patron de la Cofremca, mais qui date déjà maintenant, qui a quatre ou cinq ans, mais
qui est absolument formidable pour comprendre ça, et qui s’appelle Tout change
mais ce n’est pas grave. Voilà. Maintenant, sur des relations plus précises, sur la
fratrie, ce qu’a écrit Marcel Rufo, le pédopsychiatre, est tout à fait important. »
AC : « Et sur le thème plus précis des relations entre psy et médias ? »
121
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Un livre d’une chercheuse du CNRS qui s’appelle
Dominique Mehl : La bonne parole. Et puis il y a aussi toute la vague du
développement personnel, qui est encore autre chose, sur la quelle nous nous
sommes… Alors la par contre nous c’est notre spécialité aussi, les autres n’en ont
pas. C’est tout ce qui est la PNL, la sophrologie… Ca c’est les méthodes de
développement personnel qui permettent de mieux communiquer, de mieux vivre. Et
ça c’est l’univers du développement personnel. »
AC : « Coaching et développement personnel, est-ce la même chose ? »
PERLA SERVAN-SCHREIBER : « Le coaching c’est une des méthodes du
développement personnel. J’ai une question qui m’intéresse beaucoup, par ce que
vous vous l’êtes posée. C’est : « La confiance que la lectrice accorde au journal
rend-t-elle la publicité au sein de Psychologies plus efficace ? ». Je trouve cette
démarche très intéressante parce que je viens de faire faire une étude de sciences
cognitives à l’université de Bordeaux, parce que mon intuition c’était ça, c’était de me
dire : on doit avoir quelque chose dans l’ordre de l’efficacité publicitaire de très
spécifique. Et nous sommes en train de dépouiller cette étude. Donc je ne peux pas
encore vous dire les résultats. Mais c’est intéressant que vous vous soyez vous posé
la question. »
Fin de l’entretien
122
Annexe 2 : « La Psychologie : cartographie d’un continent de recherches ». Source :
SCIENCES HUMAINES, Hors-Série n°19, décembre 1997/ janvier 1998. La
psychologie aujourd’hui.
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Annexe 3: Couvertures de Psychologies, corpus de l’analyse sémiotique (cf.
bibliographie).
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Annexe 4 : Application d’un carré sémiotique à la notion de bien-être.
Annexe 5 : La conception du bien-être défendue par Psychologies analysée à
travers un carré sémiotique.
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Annexe 6 : Le schéma actanciel de Greimas appliqué au contrat de lecture de
Psychologies.
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Annexe 7 : Deux malentendus possibles sur le contrat de lecture de Psychologies
analysés à travers le schéma actanciel de Greimas.
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Annexe 8 : Etude de contenu sur les conseils donnés dans le numéro 235 de
Psychologies (novembre 2004).
Objectif :
Suite à la question des rapports entre la psy et la morale posée par Mehl dans La
bonne parole, il s’agit, par une étude contenu appliquée au magazine, de mettre au
jour des indices qui renseignent sur l’existence ou la non existence d’une pression
morale exercée sur le lecteur par le magazine, afin d’évaluer la relation de respect
proclamée entre le lecteur et le magazine.
Méthode :
Hypothèse :
Les conseils prodigués par le journal à ses lecteurs sont les indices les plus
pertinents et les plus révélateurs pour vérifier si le journal respecte les lecteurs,
puisque leur potentiel de prescription est grand.
Unités :
Nous prendrons pour unité une unité d’ordre essentiellement sémantique: le conseil.
Nous avons, pour des raisons d’objectivité, choisi de ne retenir que les conseils qui
étaient explicitement présentés ou formulés comme des conseils. Cette unité
correspond à peu de chose près à un découpage linguistique de l’ordre de la phrase
ou du groupe de phrase.
Choix du corpus :
Nous avons choisi pour corpus un magazine entier. Nous nous basons sur
l’hypothèse selon laquelle il est possible de montrer que, malgré l’hétérogénéité des
articles et des contextes, les conseils présentent tout au long du magazine une
certaine cohérence qui est imposée par le contrat de lecture du journal.
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La constitution du corpus, s’effectue conformément aux 4 règles énoncées par
Bardin dans son ouvrage méthodologique consacré à l’étude de contenu1 :
- exhaustivité (Nous avons relevé tous les conseils à l’intérieur d’un magazine,
mais nous n’avons réalisé l’étude qu’à l’échelle d’un seul magazine, puisque
les moyens mis à notre disposition ne nous permettaient pas de faire mieux).
- représentativité (L’exhaustivité du recueil des conseils permet d’accroître la
représentativité de l’échantillon à l’échelle d’un magazine. Mais l’on suppose
surtout que le contrat de lecture donne une forme régulière, au fil des pages et
des publications, aux conseils).
- homogénéité (Même argument que le précédent concernant le contrat de
lecture).
- pertinence (Comme nous l’avons montré dans la partie II, les conseils
prodigués par la psy peuvent souvent devenir manipulatoires, moraux ou
religieux. Le caractère extrêmement périlleux de l’écriture du conseil permet
d’espérer mettre à jour des effets de sens significatifs de la relation de respect
que le journal entretient avec le lecteur).
Critères présidant au choix des catégories :
Nous avons analysé les conseils selon la méthode de classification et
l’agrégation proposée par Bardin dans son ouvrage : nous avons regroupé au fur et à
mesure les conseils selon des critères de ressemblances, jusqu’à pouvoir les classer
en un nombre limité de catégories.
Les catégories retenues respectent les règles suivantes énoncées par Bardin, et
portent sur le contenu du conseil, c'est-à-dire proprement sur ce que le magazine
invite à faire:
- l’exclusion mutuelle
- l’homogénéité (le magazine étant en lui-même hétérogène, mélangeant les
attributs d’un magazine féminin classique et celui d’un magazine psy, nous
avons du nous accommoder de deux catégories légèrement différentes, mais
1 Bardin, L’analyse de contenu.
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acceptable dans la mesure où leur peu d’importance et de représentativité les
rend marginales : « Hygiène, santé, consommation », et « divers »).
- la pertinence (Les catégories visent le contenu du conseil).
- l’objectivité et la fidélité (ce critère a été plus difficile à respecter compte tenu
du peu de moyens mis à notre disposition)
- La productivité (Voir interprétation des résultats dans le corps du texte).
Les catégories s’organisent majoritairement autour des oppositions suivantes :
- Actions / Représentations
- Soi / Les autres
- Soi / Thérapeutes
- Respecter les autres / S’affirmer
Les catégories retenues sont:
- S’interroger/ (Comprendre / Réfléchir…) : le journal invite l’individu à un effort de
réflexion pour comprendre une situation donnée.
- Parler & Communiquer avec les autres (Expliquer…) : le magazine engage
l’individu à parler avec les autres et à dévoiler sa pensée. Cette catégorie est
typique, selon Mehl, du style de Dolto.
- Accepter/ Prendre sur soi (Travailler sur soi/ Assumer/ Se rassurer/ Se
Déculpabiliser) : le magazine invite le lecteur à travailler sur ces représentation et à
être stoïque.
- Ecouter/ Reconnaître/ Respecter/ Autrui : le magazine invite le lecteur à être
attentif aux signaux émis par autrui (comportements, mots) et à respecter leurs
personnalités. Il s’agit moins d’un effort intellectuel, comme dans la première
catégorie, mais d’un effort d’empathie.
- Affronter / Faire face / S’affirmer : invite le lecteur à lutter et à avoir une attitude
active face aux autres ou face aux problèmes. Il invite le lecteur à ne pas se laisser
marcher sur les pieds.
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- Agir / Etre actif : Le journal invite le lecteur à être actif et dynamique. Cette
catégorie rappelle l’idéal contemporain de l’entrepreneur mis en évidence par
Ehrenberg dans La fatigue d’être soi.
- Consulter un thérapeute : cette catégorie est presque une évidence puisque l’on
soupçonne naturellement les acteurs du monde psy de pousser à la consommation
psy…
- Hygiène / Santé / Consommation : cette catégorie par défaut rappelle le caractère
syncrétique du genre psy, et le fait que Psychologies est également un magazine
féminin.
- Divers : le peu de conseils que nous n’avons pas pu classer, mais dont le caractère
n’était pas significatif.
Les résultats :
Les résultats de l’étude sont commentés dans le texte à partir de la page 94.