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On estime généralement à six mille le nombre des langues parlées dans le monde. Cela représente une moyenne d’environ trente langues par État. Or, la France, avec ses soixante-quinze langues ré- gionales et minoritaires, dépasse largement cette moyenne. Nonobstant, ces dîtes langues ne trouvent pas leur équivalence avec la langue officielle de l’État : le français. En effet, elles n’acquièrent pas encore le statut de langue à proprement parler et restent incomprises, oubliées, voir discréditées par une majorité de la population. Chaque langue, cependant, n’est-elle pas en soi une richesse inestimable, ne constitue-t-elle pas « un petit univers de sens et d’originalité conceptuelle », qu’il serait irresponsable de négliger, comme le fait remarquer le linguiste Claude Hagège ? La France regroupe ainsi diverses identités cultu- relles tels que l’Alsace, le Pays Basque, la Bre- tagne, la Corse, etc. Certaines d’entre elles restent encore méconnues du grand public. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater qu’il existe au sein de cette diversité des tensions entre ces minorités culturelles et les valeurs de la Na- tion. Si toute culture, immanquablement, pose voire impose un ensemble de valeurs, alors il faut re- connaître que le conflit ou, à tout le moins, la dis- cussion plus ou moins passionnée portant sur ces valeurs reste inévitable. Aussi, ce qu’on pourrait appeler une crise des valeurs minoritaires sur le territoire français fait émerger certaines questions essentielles portant sur la citoyenneté française : qu’est-ce « être un citoyen français » ? Se sent-on, par exemple, Corse avant d’être Français ? Au XXI e siècle, la modernité consiste-t-elle encore, comme au XIX e siècle, à se détacher de son par- ticularisme, notamment linguistique ? Est-ce vrai- ment cela qu’enseigne l’observation du reste du monde ? Peut-on instituer un apprentissage propre à chaque culture au risque d’ouvrir la porte au communautarisme, au culte de la différence pour elle-même ? Mais inversement, en refusant toute possibilité de donner une chance aux cultures locales pourtant bien enracinées dans une tradi- tion, ne risque-t-on pas de verser dans l’excès op- Écriture théorique posé qui serait de refuser, de manière identitaire, une forme d’altérité irréductible ? Je m’intéresse au cas de la Bretagne. Ce choix est motivé par le fait que je suis native de cette région, là où ces questions d’identité et de culture étaient en filigrane, et qui m’ont imprégnée toute ma jeunesse. C’est donc, en partie, à travers mon histoire et ma langue que je poserai plusieurs ja- lons pour tenter de réfléchir à ces problèmes, en tant que designer et citoyenne. Ma volonté est de faire prendre conscience et de sensibiliser le lecteur au caractère vivant et non archaïque, ni exotique de la langue bretonne, afin de montrer qu’elle peut alimenter le patrimoine culturel et linguistique de l’humanité et non seu- lement le français. Cela devient, à mon sens, pri- mordial à une époque qui tend de plus en plus vers l’uniformisation des cultures ou, à l’inverse, vers des replis identitaires : l’un étant le plus souvent la conséquence de l’autre. Lors de l’écriture de mon mémoire, je me concentre sur l’importance de la pratique linguistique. Je me réfère à la Bretagne en exposant l’histoire de sa langue ainsi que sa situation actuelle avant d’ap- porter des précisions sur les différents procédés et comportements linguistiques afin de mieux com- prendre leur fonctionnement. Enfin, j’entreprends une réflexion sur une relation envisageable entre langue minoritaire et langue officielle : comment envisager une dimension dialogique entre langue bretonne et langue française ? Comment aborder une coexistence pacifique et fructueuse entre ces deux cultures ? Cela revient à se demander dans quelle mesure il est pertinent d’articuler l’identité et la différence en évitant les deux écueils évoqués plus haut dans la perspective d’une réflexion sur le rapport entre une Nation (ici la France) et une communauté (la Bretagne). L’approche linguistique me servira de fil conducteur pour appréhender la relation entre ces territoires, étant admis que le langage et plus précisément telle langue ca- ractérise en propre le vivre ensemble des êtres humains sur cette terre. TÊTE À TÊTE PENN OUZH PENN Skritur damkanel

Synthèse de soutenance - Viva review

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On estime généralement à six mille le nombre des langues parlées dans le monde. Cela représente une moyenne d’environ trente langues par État. Or, la France, avec ses soixante-quinze langues ré-gionales et minoritaires, dépasse largement cette moyenne. Nonobstant, ces dîtes langues ne trouvent pas leur équivalence avec la langue officielle de l’État : le français. En effet, elles n’acquièrent pas encore le statut de langue à proprement parler et restent incomprises, oubliées, voir discréditées par une majorité de la population.

Chaque langue, cependant, n’est-elle pas en soi une richesse inestimable, ne constitue-t-elle pas « un petit univers de sens et d’originalité conceptuelle », qu’il serait irresponsable de négliger, comme le fait remarquer le linguiste Claude Hagège ?

La France regroupe ainsi diverses identités cultu-relles tels que l’Alsace, le Pays Basque, la Bre-tagne, la Corse, etc. Certaines d’entre elles restent encore méconnues du grand public. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de constater qu’il existe au sein de cette diversité des tensions entre ces minorités culturelles et les valeurs de la Na-tion. Si toute culture, immanquablement, pose voire impose un ensemble de valeurs, alors il faut re-connaître que le conflit ou, à tout le moins, la dis-cussion plus ou moins passionnée portant sur ces valeurs reste inévitable. Aussi, ce qu’on pourrait appeler une crise des valeurs minoritaires sur le territoire français fait émerger certaines questions essentielles portant sur la citoyenneté française : qu’est-ce « être un citoyen français » ? Se sent-on, par exemple, Corse avant d’être Français ?

Au XXIe siècle, la modernité consiste-t-elle encore, comme au XIXe siècle, à se détacher de son par-ticularisme, notamment linguistique ? Est-ce vrai-ment cela qu’enseigne l’observation du reste du monde ? Peut-on instituer un apprentissage propre à chaque culture au risque d’ouvrir la porte au communautarisme, au culte de la différence pour elle-même ? Mais inversement, en refusant toute possibilité de donner une chance aux cultures locales pourtant bien enracinées dans une tradi-tion, ne risque-t-on pas de verser dans l’excès op-

Écriture théorique

posé qui serait de refuser, de manière identitaire, une forme d’altérité irréductible ?

Je m’intéresse au cas de la Bretagne. Ce choix est motivé par le fait que je suis native de cette région, là où ces questions d’identité et de culture étaient en filigrane, et qui m’ont imprégnée toute ma jeunesse. C’est donc, en partie, à travers mon histoire et ma langue que je poserai plusieurs ja-lons pour tenter de réfléchir à ces problèmes, en tant que designer et citoyenne.

Ma volonté est de faire prendre conscience et de sensibiliser le lecteur au caractère vivant et non archaïque, ni exotique de la langue bretonne, afin de montrer qu’elle peut alimenter le patrimoine culturel et linguistique de l’humanité et non seu-lement le français. Cela devient, à mon sens, pri-mordial à une époque qui tend de plus en plus vers l’uniformisation des cultures ou, à l’inverse, vers des replis identitaires : l’un étant le plus souvent la conséquence de l’autre.

Lors de l’écriture de mon mémoire, je me concentre sur l’importance de la pratique linguistique. Je me réfère à la Bretagne en exposant l’histoire de sa langue ainsi que sa situation actuelle avant d’ap-porter des précisions sur les différents procédés et comportements linguistiques afin de mieux com-prendre leur fonctionnement. Enfin, j’entreprends une réflexion sur une relation envisageable entre langue minoritaire et langue officielle : comment envisager une dimension dialogique entre langue bretonne et langue française ? Comment aborder une coexistence pacifique et fructueuse entre ces deux cultures ? Cela revient à se demander dans quelle mesure il est pertinent d’articuler l’identité et la différence en évitant les deux écueils évoqués plus haut dans la perspective d’une réflexion sur le rapport entre une Nation (ici la France) et une communauté (la Bretagne). L’approche linguistique me servira de fil conducteur pour appréhender la relation entre ces territoires, étant admis que le langage et plus précisément telle langue ca-ractérise en propre le vivre ensemble des êtres humains sur cette terre.

TÊTE À TÊTEPENN OUZH PENN

Skritur damkanel

Page 2: Synthèse de soutenance - Viva review

Comment ré-inscrire une langue jugée « minoritaire » dans un présent, et même un présent vivant, afinde lui donner un nouveau souffle ? Plus précisément, comment à partir de cet intérêt pour une langue minoritaire engager une réflexion sur le langage, au travers d’une relation dialogique enrichissante entre le français et le breton ? Mieux : comment transformer voire altérer, cette frontière plus que linguistique entre langue française et langue bretonne, langues qui engagent chacune à leur manière toute une culture, toute une vision originale du monde ? Comment, dans ces conditions, entamer une exploration réci-proque de la vision qu’offre ces deux mondes au travers d’une culture et d’un langage graphiques ?

Aussi, est-ce à partir de ces questions qui sou-lèvent des problématiques de communication que j’ai développé mon travail graphique.

Ce faisant, je tente d’instituer une relation fruc-tueuse entre langue bretonne et langue française en articulant identité et différence. Mon objectif de communication est de pouvoir rendre compte du caractère composite du langage en soulevant des points auxquels on ne prend pas forcément conscience, invitant ainsi à repenser sa langue au contact d’une autre, au-delà de sa fonction stricte-ment communicante.

C’est en ayant mis ces éléments à plat, après en avoir saisi les tenants et aboutissants, que je peux enfin m’engager et envisager une réelle rencontre graphique, dont les enjeux tant sur le plan linguis-tique que social et identitaire sont déterminants.

Je souhaite proposer des passerelles menant à l’enrichissement mutuel de deux langues que tout apparemment oppose. Ces recherches inspirées par la linguistique prendront la forme d’un objet graphique déclencheur d’un échange dialogique. Les thématiques de la découverte, du dialogue et de l’échange, m’ont incitée à choisir un contexte d’inspiration in situ (je l’active dans la rue) évitant ainsi d’enfermer les langues dans un lieu cloisonné : « la fête de la Bretagne à Paris ». La capitale fran-çaise, ville cosmopolite m’apparaît idéale pour étu-dier le métissage culturel. Paris, ville de circulation constante, territoire riche de populations variées, constitue un véritable espace artistique hétérogène propice au déploiement de mon travail. Cet évé-nement regroupe différents types de manifestation tout public, allant du folklorique, à l’artistique ou encore à l’économique en passant par des concerts.

Mon projet graphique se concrétisera donc sous forme de dispositifs disposés dans l’espace public lors de la fête de la Bretagne dans le XIV et XVème arrondissement de Paris, à la manière d’un par-cours sensoriel dont l’orientation est laissée au libre choix de l’usager. Ils feront office de signa-létique puisqu’ils seront placés non loin des lieux dans lesquels se produiront une manifestation à laquelle ils seront directement liés.

Chacun des dispositifs, fonctionnel de manière indépendante, abordera des particularités propres à la langue bretonne, ou de manière plus générale, des perspectives de langage.

Étant donné que mes intentions s’articulent autour de la langue, je me dois d’avoir un propos simple et clair, d’autant plus que la cible est un public familial. C’est pour ces raisons que je privilégie un aspect ludique et didactique au sein des disposi-tifs. Je souhaite en outre transformer le destina-taire en acteur du processus, et créer du lien entre le spectateur et l’installation. Bien que son rôle puisse être parfois passif, il lui est permis d’être aussi actif et d’interagir afin d’accéder à une meil-leure compréhension du propos.

Bien au-delà d’une simple réflexion sur le dif-férend communautaire entre la Bretagne et la France, l’esprit de ce projet est avant tout de poursuivre le questionnement entamé par ce mé-moire sur la frontière linguistique comme espace d’échange dans une France traversée par plusieurs communautés linguistiques. Alors que la langue devient parfois interface sur le plan fonctionnel, elle peut simultanément s’affirmer comme une barrière culturelle et identitaire. L’avenir n’est pas à la culture unique : il serait plutôt à l’intercultu-ralité tempérée.

Écriture pratiqueSkritur embregel

Julie Chapalain

Diplôme Supérieure d’Arts Appliqués : Concepteur créateur en communication visuelle

E.S.AA.T Session 2013