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Table

Prologue

1.PremièrejournéeàlaDGSE2.Danslechaudrondelalutteantisoviétique3.Cesjournalistesfrançaisqu'onécoute4.Del'URSSàl'Égypte,desamitiéssuspectes…5.Greenpeace,PierreJoxeetlachasseauxfuites6.DulcieSeptember,uncrimeimpunienpleinParis7.LesmystérieuxcahiersdePaulTouvier8.LeFBIs'attaqueàundiplomatefrançais9.Desdossierspolitiquesquisevolatilisent10.LesdossiersdelaDGSEcachésparCharlesHernu11.Affairesalgériennes,diplomatiecontrerenseignement12.Eninterne,laguéguerredesservices13.QuandlaDGSEtravaillepourleprivé14.Criminelsdeguerre:lesgendarmesdoublentlesservicessecrets15.MoinesdeTibéhirine:laDGSEbrouillelejeu16.Renseignement:del'artdel'analyse17.UnebaliseArgoscontrel'immigrationclandestine18.ChiracetleJapon:malaiseàlaDGSE19.QuandlavoixdeBenLadensèmeladiscordeàlaDGSE20.Irak:unprécieuxdossierdephotossatellitaires

ÉpilogueAnnexes

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ProloguePierre Siramy sera mon nom tout au long de ce récit. Ce n'est pas ma

véritable identité,mais celle d'un cousin éloigné. Le règlement intérieur de laDGSE, les services secrets français,m'oblige en effet à ne pas la dévoiler.Cepseudonymemesertdepuis25ansd'identitéopérationnelle. Ilm'aétéattribuédèslespremiersmoisdemonentréeenfonctionetaétédûmentapprouvéparlahiérarchie1delaBoîte–pouremployerlesurnomduService2.Grâceàcetalias,j'ai été en contact avec de nombreux interlocuteurs au cours de ces annéespassées dans le renseignement et l'espionnage. Sources diverses et variées,fonctionnaires internationaux,hommesd'affaires françaisouagentsdeservicesétrangers, tous m'ont connu sous ce nom. J'ai occupé au fil de mes 25 ansd'activité au sein des services secrets des fonctions de plus en plus sensibles,partagées entre le renseignement humain et le renseignement technique. Lesimple rédacteur en charge d'affaires délicates – souvent franco-françaises etbien éloignées des missions officielles de la DGSE (Direction générale de lasécuritéextérieure3)censéerecueillirlerenseignementàl'étranger–estdevenuchefdelasection«contre-ingérence/contre-subversion»,forted'unedizainedepersonnes,domainesensibleparcequedéjàmondialisé.Iln'étaitplusquestion,alorsquelecommunismenes'étaitpasencoreeffondré,deluttercontrelesseulsSoviétiques.J'assurerailafermeturedecetteentitéen1988avantderejoindrelepostedeconseillertechniqueenchargedesaffairesréservéesduchefduServicede contre-espionnage. Après quelques années plongées dans les secrets de laRépublique,j'aiéténomméàl'état-majordelaDirectiondurenseignement,afindem'occuper dumontage et du suivi des opérations de recherche, jusqu'à endevenirlechefen1998.Àceposteclé,jeverraipassernonseulementlesprojetsd'actionproposésparlesdifférentssecteursgéographiquesetthématiquesdelaBoîte,maisaussitouteslesnotesdestinéesàl'Élysée,àMatignon,auministèredesAffaires étrangères et auministèrede laDéfense,notre autoritéde tutelle,

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sans oublier les autresministères ou structures étatiques servis en tant que debesoin. En un mot, je voyais tout ce qui pouvait sortir de la Direction durenseignement. Après deux ans à ce poste, en 2000, j'ai pris au sein de laDirectiontechniquelecommandementduServicetechniqued'appui,chargédusoutiendel'ensembledesentitésdelaMaison,ycomprisdespostesextérieurs,maiségalementdel'appuiopérationneletdel'imageriesatellitaire.J'étais,d'unecertainemanière, leMisterQdelaDGSE.Outre400fonctionnaires,militairesou civils, je gère alors 61 millions d'euros. Sur la proposition du directeurgénéralduService,l'ambassadeurJean-ClaudeCousseran,j'aiéténommésous-directeurd'administrationcentralepar ledirecteurdecabinetduministrede laDéfense,postequiafaitdemoiunhautfonctionnairedesservicessecrets.

PierreSiramy,pseudonymequej'aitoujoursutiliséetquejegardeencoreàl'heuredepasserdel'ombreàlalumière,atoujoursservilaDGSEavecardeuretpassion. Je souhaite par ce livre transmettre mon enthousiasme aux citoyensattentifs ou aux futurs agents secrets, et raconter la Boîte telle qu'elle est,composée d'hommes et de femmes dont je connais l'abnégation, eux qui necomptent pas leurs heures et ne bénéficient pas des émoluments d'un chef deserviceoudesprimesdepetitscadres.Unautreobjectifmeguidedanscerécit:celuidelatransparence,unepréoccupationbienéloignéedesmursdelaPiscine,pouremployer lesurnomjournalistiquede laBoîtequise trouvesituée justeàcôté du stade nautique parisien Vallerey. Dans le monde d'aujourd'hui, danslequel la transparence s'est imposée comme mode de gouvernance, il étaitanachronique qu'une administration comme la DGSE reste confinée sous unechape de plomb grâce au sempiternel « secret-défense », dont l'utilisationabusivepermetauxpetitscarriéristesetauxhommesdepouvoirdeseretrouverdansdesaffairesglauquesauservicedeleursintérêtsimmédiats.

UncontrôledelaDGSEquasiinopérantCar,finalement,quicontrôlevraimentcettegrandemaison?J'aienviede

répondre : personne ou presque. La DGSE n'est pas loin d'être livrée à elle-même. Bien sûr l'énarchie savante me rappellera l'existence d'un semblant decontrôlemenéparhuitparlementaires–desbureauxontmêmeétéallouésauxdéputésetsénateursconcernésauseindelaBoîte–,etdeceluidelaCourdescomptes,viaunconseiller-maîtreetunrapporteurdelavénérableinstitutiondelarueCambon.Pourmontrerl'inefficacitédecetypedecontrôle,jerappelleraiune anecdote.Dans les années 2000, à l'occasion d'une évaluation de laCour,PhilippeHayez,alorsconseillerréférendaireetdétachéauService,avaitassuréaudirecteurgénéral,l'ambassadeurPierreBrochand,quelerapportpréliminairede la Cour des comptes était, selon ses mots, « complètement nul »… Un

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jugement peu aimable à l'encontre du travail d'un autre ambassadeur, Tristand'Albis,alorsenchargedel'examencomptableauprofitdelaCour.C'estdire.Toutavaitéténéanmoinslisséenvuedeleurcontrôle,lesvéhiculesdefonctionavaient été soigneusement rangés dans les garages en sous-sol et le personneldoctementbriefé si jamais il venait l'idée à nosdeux contrôleursdeposer desquestionsindiscrètes.Celan'avaitpasempêchéledirecteurgénéraldelaDGSEdeserendre,accompagnédesonaréopagededirecteurs,rueCambon,ausiègedelaCour,afindedéfendresagestiondesdenierspublicsdevantlesjugesdescomptes.

Plusquetouteautreadministration,unservicesecretdevraitfairel'objetd'une surveillance rigoureuse et pas seulement parce qu'il engage des fondspublics, mais parce que la DGSE reste la seule administration à pouvoirs'exonérer de la loi et mener des opérations clandestines… d'ailleurs souventonéreuses. On passera sur l'affaire Greenpeace4 (l'opération « Satanic », quiconsista à poser en juillet 1985 des explosifs sur le bateau de l'organisationécologistemouillantenNouvelle-Zélande)ousurl'avionpartienvainen2003àlarecherched'IngridBetancourtdanslajungleamazonienne…LeséchecsquelaMaisonaessuyésaufildesannéesayantleplussouventpouroriginedesordresaberrantsdonnéspardesespiocratesquiontperdulesensdesréalitésduterrain,conduisent naturellement la hiérarchie à ne pas s'engager dans des opérationsdangereusesoufrôlantl'illégalité.Livraisonsd'armesenviolationdelapolitiqueextérieuredelaFrance,voired'embargos,posedemicrosendeslieuxprivésoudepiègesélectroniques,recoursàdefaussesidentités,fabricationdevraisfauxpapiers,décryptagedemessagescodés, laDGSEsaitpourtant tout faire.Maissoncommandementhésiteetafinipartransmettresaphobiedel'erreur–voirede la bavure – à ses troupes.Or si l'on peut regretter évidemment ces actionspitoyables, un tel service ne doit pas devenir frileux sous peine de virer àl'inopérant. Quand reviendra donc la hardiesse de ces officiers et de cesfonctionnaires qu'on appelle maintenant « vieilles culottes de peau »,symptahique expression en vogue chez certains dirigeants du Service ? Lesmoyensfinancierssontpourtantlà,énormes,etleshommesoulesfemmesdelaBoîtesontprêtsàsesacrifierpour laDGSEetpour laFrance, toutensachantqu'ils ne seront jamais publiquement soutenus. Car un État n'assume jamaisl'actiondesesservicessecrets.

Certainsdesesmembres,commeleslecteursavertisouprofanes,serontsurprisqu'unanciensous-directeurd'administrationcentrale,monderniergradefonctionnel,ait l'incongruitéde livrerdessecretsqu'ilsqualifieront rapidement

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de secretsd'État.Mais j'ai longuement réfléchi avantd'engager l'écrituredecelivreaveclejournalisteLaurentLéger.Ilnes'agitpasdeseprendrepourPeterWright, l'auteur de Spycatcher, qui a dévoilé les traîtres du MI5, le servicebritannique homologue de la DGSE, tous agents du Bloc de l'Est. Mais iloccupait, lui aussi, unposte au seinde la hautehiérarchie et, à l'époquede lasortiedesonlivreenlibrairie,jemesuislonguementinterrogésursamotivation.Comme elle n'était pas malsaine, j'ai porté mon effort à adopter la même :montrercommentfonctionneunservicederenseignements.

Ce livre a en effet pour objet d'éclairer le monde du secret, del'espionnage et du renseignementd'une lumière inédite. Il ne ferapasplaisir àtous.Car, à l'aune demes années passées au service de laDGSE, jeme senscapable de démontrer que son haut commandement dépend strictement desintentionsdespolitiques, noblesoupas.Lahiérarchie, dont les étoiles commeles grades sont soumis au bon vouloir de l'exécutif, n'hésite pas, souvent, àentraînersurdespistesobscuresdejeunesrédacteurs.Celivreledénoncera.

L'ouvrageenamuseranéanmoinsquelques-uns.Certainspersonnagessereconnaîtrontdanscetexte.Touslesprénomssontvrais,ainsiquel'initialedesnomsdefamille.Queceuxdontlesnomssontcitésintégralementnecrientpasauscandale!S'ilsapparaissentaufildespages,c'esttoutsimplementparcequela presse a déjà, un jour ou l'autre, révélé leur identité complète. Bien sûr, jeconnaistouscesprotagonistes,j'aiapprisàjaugerleursdéfautsetleursqualités,leursensduservicepublicouleurarrivisme.

Lerécitquej'aireconstituédeceparcoursauseinduServicesebasesurmamémoireetcelledemesprochesetamis,etnonsurdesdocumentsdontlarègleveutqu'ilsnesortentpasde l'enceintedecetteadministrationsispéciale.Les histoires racontées ici veillent également à ne pas toucher au secret,fondamentalpourunservicederenseignements;ellesferontpeut-êtreunpeudemalausecret-défenseetjevoisdéjàlesraresjuristesdelaDGSEsepenchersurchaque mot, chaque phrase, pour tenter de me conduire devant la justice. Etalors ? J'aime le Service et la majorité des hommes et des femmes qui lecomposent.J'aivoulucelivreleplusobjectifpossible,mêmes'ilm'arrived'avoirladentdure,maislelecteurjugera.

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1Enfaitj'aibénéficiéaudébutdemacarrièred'unautrepseudonyme:MauriceDuteau.Maisl'aliasquim'apermisd'évoluerdanslaclandestinitéestPierreSiramy.UnsurnomaffectéparleServicedesécuritéetlebureauRdelaDGSE,quiontrespectivementencharge la protection des « espions » qui rencontrent des sources humaines françaises ou étrangères, des ingénieurs, diplomates oupersonnelsadministratifs.Àl'époque,lesnouveauxarrivantsproposaientàcesdeuxstructuresunoudeuxpseudonymes,premierspasdanslemondedusecret.Cesservicessurveillentquelesnomsproposésnesoientpasdéjàemployésparunautreofficiertraitant.

2Les fonctionnaires et les militaires membres de la DGSE désignent cette dernière du surnom de Boîte, de Service, voire deCentrale.

3Ledécret82-306du2avril1982portantcréationetfixantlesattributionsdelaDirectiongénéraledelasécuritéextérieurestipulequ'elle«apourmission,auprofitdugouvernementetencollaborationétroiteaveclesautresorganismesconcernés,derechercheretd'exploiter les renseignements intéressant la sécuritéde laFrance, ainsiquededétecter et d'entraverhorsdu territoirenational, lesactivitésd'espionnagedirigéescontrelesintérêtsfrançaisafind'enprévenirlesconséquences».

4Lebateaudel'organisationécologiste,quimouillaitdansleportd'Auckland,enNouvelle-Zélande,acouléaprèsquedesexplosifsy ont explosé à l'instigation de la DGSE le 10 juillet 1985. Le scandale poussera leministre de la Défense, Charles Hernu, à ladémission.Lirechapitre5.

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1.PremièrejournéeàlaDGSE1er octobre 1984.Le grand jour est arrivé. Je vais enfin fouler le sol des

services secrets, un organisme discret par excellence, lieu de connaissance etd'histoire. Je reviensdeplusieursannéespasséessurunbâtimentde laMarinenationale. Je suis officier deMarine. J'ai fini, avec un brin de tristesse, monaffectationàlamerpourrejoindreunposteàterre.J'avaislechoix.Jen'aipashésité : ce sera la DGSE.Un vieux rêve d'enfant. J'ai dû trop lire de romansd'espionnage.

Ilest9heuresquandjemeprésentedevantlaporteblindée,aprèsavoirprislemétro, la ligne nº 11, « Châtelet-Mairie des Lilas ». Je devais être entouréd'espions5, au vu du nombre de voyageurs descendus commemoi à la stationPorte-des-Lilas. J'ai suivi le flot qui, après quelques dizaines demètres, passedevantlestadenautiqueGeorges-Vallerey,voisindelaDGSE.Jeviensdelongerles hautsmurs de cette vieille caserne qui fut aussi, en son temps, une prisonpourfemmes.

Devantl'entréeouverte,justeaprèsunedoubleportepourlesvéhicules,ungarde vêtu d'un uniforme bleu marine et d'une casquette ressemblantétrangementàcelledesofficierssoviétiques–àcettedatel'URSSn'apasencoreexplosé – vérifie les badges. Non doté du fameux sésame, jem'adresse à lui.Sansautreformedeprocès,unautregardemedemandeunepièced'identité,viterangéedansuneboîteenboisprévueàceteffet.Enéchange,jereçoisunbadgemarqué d'un grand V. Pour la Boîte je ne suis encore qu'un banal visiteur.Premiercontactfrustrant.

JesuispourtantbienaffectéàlaDGSE…Legarde,aprèsm'avoirjetéunregard,m'informequ'ilvaserenseigner.Du

doigtilmemontreuneporte.—Installez-vouslà.Çapeutêtreunpeulong.Lescouleursdulocalnesontpasdepremièrefraîcheur.Lapeinturedevait

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êtrejaune,maintenantelleesttoutécaillée,révélantleplâtredumur.Lessiègesen plastique ne sont guère en meilleur état. Pas de journaux pour distrairel'attente. Les bruits sont sourds et les paroles inaudibles. En plus, j'ai oubliéd'acheter Libération. Il est vrai que j'attendais autre chose comme comitéd'accueil. Après tout, je suis déjà habilité « secret-défense ». Avant monadmission, j'ai fait l'objet d'une enquête de voisinage. Les gendarmes m'ontinterrogé.Ya-t-ilunproblème?Lesminutespassentetjemacèredanscebocaldepuisplusdetroisquartsd'heure.Jen'osepasouvrirlaportepourdemandersi,parhasard,onnem'auraitpasoublié.Lesilencesefaitdanslebureaud'àcôté.Toutlemondesemblerentré.Lajournéedetravailcommence.J'entendslaported'entréesefermeravecunbruitmétalliquequirappelleceluidesgrillesd'accèsdanslesquartiersdehautesécurité.

RecrutéàlaDirectiondurenseignementUn téléphone sonne. Trois fois seulement. On décroche et je ne

comprends pas les mots échangés. Quelques minutes plus tard, le garde quis'étaitemparédemacarted'identitéapparaît.

—Monsieur,vousêtesaffectéàlaDR.Quelqu'undel'état-majorvavenirvouschercher.

—Mercibeaucoup.Je n'ose pas lui dire que je ne sais pas ce qu'est la «DR ». Les livres

spécialisés,quej'ailonguementparcourus,nedonnentpascegenrededétailset,àl'époque,laDGSEn'apasdesiteWeb.

Quelques secondes plus tard, une jeune secrétaire vientme prendre encharge.Jelongelaplaced'armesquiaététransforméeenpelouse.Uneplaqueencuivreestposéesurlesoljusteenfacedel'entréepourhonorerlesmortsduServiceenopération.Desbouleauxgrisjalonnentl'endroit.Jemetourneverslajoliesecrétairepourengagerlaconversation.

—Oùva-t-on?—Àl'état-majordelaDR,monsieur.—C'estquoilaDR?Elle me regarde avec un sourire non dissimulé. Je dois vraiment lui

donnerl'impressiondesortirdemabrousse.—LaDirectiondurenseignement,laplusimportantedesdirectionsdela

maison. Elle a en charge toutes les diffusions, vous savez, les notes qui sonttransmisesaugouvernement.

Jedevisegentimentavecmonaccompagnatrice,essayantd'apprendrelesbasesdel'organisationdeladirection,quisembleparticulièrementcomplexe.Le

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Servicederecherche,leSR,quis'occupedelapolitiqueinternationale,lecontre-espionnage, le CE, qui a en charge le suivi des services spéciaux adverses,surtoutlesSoviétiques,etleServicedesrelationsextérieures,SEREX,quigèreles contacts avec les services étrangers homologues de la DGSE, c'est-à-direayantlesmêmesmissionsquelaCentrale.

D'un pas alerte, je me dirige vers une double porte vitrée dont lespoignéesdebronzeétincellentausoleildecematind'automne.Autraversdelavitrej'aperçoisungrandhall,lesolendallesdemarbre,unpetitguichetavecungarde–encoreun.Alorsque jem'apprêteàpousser l'huismagiquequivamefaireentrerdanslemondedel'espionnage,lasecrétairem'arrête:

—Non,monsieur,pournousl'entrée,c'estderrière.—Derrière?—Oui…Là,c'estl'escalierdudirecteurgénéral.Seulslui,sesinvitéset

lesmembresdesoncabinetprennentl'escalierd'honneur.—Ahbon…Jenechercheplusàcomprendre.Lasecrétairepousseunevieilleporteen

métal,recouverted'unantirouillebrunfoncé.Nousvoilàsurunpalier,lacouleuroul'absencedecouleur,commeonveut,ressembleàcelledelasalled'attentedupostedegarde.Onmonteunescalier,largecommeceuxdescasernes.Justeunétage.Uncouloirtoujoursaussijaunâtre.Desbureaux.Desplaquessurcertainsd'entre eux : « Monsieur le directeur », « Chef d'état-major »… Puis lesecrétariat.Onvam'introduirechezl'adjoint.L'adjointdequi?Aucuneidée.

BienvenuedansunemaisondefousMêmepasletempsdedirebonjour,mevoilàdevantlaported'unbureau

sans nomou signedistinctif.Deux coups de doigt donnés sans violence et un«entrez»àpeineaimable.Monguide, sansautre formedeprocès,me faussecompagnieetmelaisseplantélà.J'ouvrelaporte.

— Bonjour, monsieur Siramy, vos camarades ont déjà commencé lestage.Vouslesrejoindrezdébutnovembre.EnattendantvousêtesaffectéauSR,leServicederecherche.Icionparlebeaucoupparsigles.Ilfaudravousyfaire,mais n'hésitez pas à demander. Vous irez vous occuper d'affaires militaires.Après le stage,vouspourrezchoisirvotreaffectation.Profitezdumoisquiestdevantvouspourréglervotresituationaveclasécu…jeveuxdireleServicedesécurité. Il faudra voir aussi le Service médical et l'administration. Faitesl'administration en premier, ils vous donneront une fiche navette. Ah, je vous

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souhaitelabienvenuedanscettemaisondefous.L'entretienestterminé,ilmefautprendrecongéauplusvite.Despilesde

parapheurs semblent attendre leur sort sur une table, à portée du fauteuil de«l'adjoint».Desaffairesautrementpluspassionnantesquemapetitepersonnedoiventdormirdanscesdossiers.

Ce jour-là, je suis loin de penser que quelques années plus tard,j'occuperai cemême bureau.Ces fameuses affaires, ce sera àmon tour de lestraiter.

5J'apprendraivitequ'àlaDGSEonparled'officierderenseignement.

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2.Danslechaudrondelalutteantisoviétique

Septmois plus tard. 15mai 1985. Il y a quinze jours, j'ai été affecté ausecteurKduServicedecontre-espionnage.J'appartiensdésormaisà laSectionorganisationsdemasseoùj'assurelesuividesjournalistes,touslesjournalistesdu monde, y compris français, qui, par un moyen ou un autre, véhiculent ladoctrinesoviétiqueoupratiquentdesopérationsdedésinformationauprofitdeMoscou et de ses services spéciaux, notamment le KGB ou le Départementinternational (une structure àpart, dépendant strictementduPolitburo).Onestencore loin de la chute du mur de Berlin et de l'explosion de l'URSS. AuKremlin se sont succédé de vieux caciques du parti, Iouri Andropov puisKonstantineTchernenko,tousdeuxrapidementdisparusaprèsleuraccessionaupouvoir suprême. Mikhaïl Gorbatchev vient de prendre la tête du Particommuniste.Monmaigre savoir « ès soviétologie »me conduit àme plongerdanslesdossiersafindem'imbiberdesrapportsrédigésparmesprédécesseurs.J'arrive très tôt lematin et quitte le bureau très tard, comme pour rattraper letempsperduetréussiràvaincremonignorance.

«Es-tugaulliste?»Ilest8h30cejour-là.Laportes'ouvreetjesensuneprésencederrière

moi.C'estJoseph,lechefdesecteur,quiattrapeledossierdemachaisecommepourseretenir.Ilestdetaillemoyenne,alescheveuxgrisonnantsetunedrôledemanière de remonter sonpantalon, comme il le ferait avecun tire-bouchon. Ilenlèvesesmainsdudossierdemachaise,lesenfoncedanssespochesetselivreàsonrituel.Ilenprofitepourtirerdesapochegaucheunpaquetdecigarettes,desRothmanrouges,etuneboîted'allumettes.Ilenallumeuneet jettelepetitbâtonencoreincandescentdansmoncendrierdéjàplein.Savoixestinimitable,

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probablementérailléeparl'excèsdetabac.—Alors,monsieurSiramy,on seplaît àK…Je suis le colonel Joseph

Fourrier.Onm'appelleJoseph,toutsimplement.Jen'aipaspuvousvoirplustôt,j'étaisenmissionàl'étrangerpourrencontrerundenoshomologues,untotem.Vous avez trouvé vosmarques.Ça se passe bien avec votre chef de section ?Pierre-Marieestintelligent,unpeudifficileparfois,maisintelligent.

—Oui,mon colonel, ça se passe bien. Un peu compliqué,mais ça sepassebien.

—SurtoutquePierre-Marienedoitpasvousguiderbeaucoup,jeneparlepasdeDSQ6oudeDidierV.,l'undesmeilleursrédacteursduservice,spécialistedesécologistesinféodésàMoscou.

Jegardelesilencesurl'accueilquim'aétéréservé.Lapremièrequestionaété:«Es-tugaulliste?»L'êtresemblaitconstituerunetaredéfinitive.Jecroisquec'est lefameuxDSQ,unadjudantquisefaitpasserpourcommandant,quimel'aposée.J'aiappriscejour-làqueleServicen'estpaspolitiquementneutre.EncesannéesdupremierseptennatdeFrançoisMitterrand,sesagentssedisenttous mitterrandiens, alors qu'ils sont nombreux à ne pas masquer leur idéald'extrême droite. Surprenant. Mais la suite me réserve d'autres surprises : unracisme larvé, un antisémitisme affirmé, une obsession antimaçonnique, unehomophobiedéclarée.

— Monsieur Siramy, vous allez me suivre, je vais vous donner undocument et vous vous mettrez dans la salle de réunion pour le liretranquillement.Ilestexcellent,c'estmoiquil'airédigé.

Ilpartalorsd'ungrandéclatderire,commepoursemoquerdelui-même.—Vousyverrezpeut-êtremonnuméroderédacteur.Lenumérode rédacteur7, quasiment une seconde peau : quatre chiffres

quivoussuiventpendanttoutevotrecarrière.Unpeucommele007desservicesbritanniques…À laBoîte, je suis 3265. Le colonel, c'est 1218 ; la différenceentrelesdeuxnombress'expliquefacilementparl'anciennetédansleService.

LastratégiedeMoscouvis-à-visdumondelibreLecolonelFourriermeconduitjusqu'àsonbureau,guèreplusgrandque

lemien,àladifférencequ'ilytravailleseuletque,danslemien,noussommestrois,lapièceétantrendueencoreplusexiguëenraisondesarmoiresmétalliquesqui contiennent de nombreux dossiers : ceux des associations, des groupes depressionetdesindividusquiontattirénotreattention.Durantmespremiersjours

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àlaDGSE, jen'aipaseu ledroitde lesouvrir.Méfiance,méfiance: imaginezque je sois gaulliste, juif, homosexuel et franc-maçon ou seulement l'un desquatre…

Joseph se laisse tomber dans son fauteuil. Son bras gauche est un peuankylosé, il se rattrape avec le droit. Je saurai plus tard que c'est un vieuxsouvenirdelaguerred'AlgérieetquesaLégiond'honneurill'aobtenueaufeuetnon, comme aujourd'hui, à l'ancienneté et aux points. Il allume une nouvellecigaretteets'amuseàfairedesrondsdefumée.

—Unefoisquevousaurezlucedocumentetquevousaurezcomprislerôle de Boris Ponomarev, plus dangereux que le patron du KGB, nous endiscuterons.Jevousproposededéjeuneravecmoiàmidi,à lacafétéria.Nouspourronsenparler.Vousn'aurezpasbesoindetroisheurespourcomprendre.

JesorsdubureauducoloneletcroiseChantal,assistanteetrédactriceauseindelasection.

—Bonjour,Pierre,çayestlechefvousamislamaindessus.Bienvenueauclub.Iln'apastraîné.

—Entoutcas,jenesuispasvisibledelamatinée.—Jem'endoutais.Elle entre dans le bureau qu'elle partage avec Didier V. Quant à moi,

après avoir pénétré dans la salle de réunion, je m'enfonce dans un fauteuil,paquetdecigarettes,briquetS.T.Dupontetcendrieràportéedemain.J'entamelalecturedescinqpagesdufameuxdocument.IlrésumecrûmentlastratégiedeMoscouàl'encontredumondelibreetdespayssatellitesdel'URSS.Envoiciunextrait.

«Lecommunismeinternational.I.Introduction.Ladétenten'estqu'uneformulepourévoquerleconflitquiopposele

mondecommunistedirigéparMoscouaumondeoccidental.Dans ce conflit, Moscou dispose de l'appareil communiste

internationalpourappliquersastratégieglobalequiconsiste:− à détruire l'économie et affaiblir la puissance politique dumonde

occidental,enleséparantduTiers-Monde;− en un deuxième temps, exploiter ce résultat en renversant les

gouvernements et enmettant les communistes aupouvoirdans lespaysoccidentaux.

Lecommunismeinternationalestl'outildecettestratégie.

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a)Historique.L'appareil du communisme international a commencé à êtremis en

place en 1919 parLénine avec la création duKomintern auSecrétariatgénéral de la IIIe Internationale. Le Komintern a pour première tâched'organiser le ralliement à la IIIe Internationale des partis socialistesadhérantà la IIe internationale.Cetteactionapour résultatunescissiondespartissocialistes[...]

Depuis, leKominternet ses successeurs recherchent la réunificationsous le contrôle de Moscou des partis et mouvements issus de laIIeInternationaleetseréclamantdusocialisme.Ilsappliquentpourcelalatactiquedel'unitéd'action.

Avec l'avènement de Staline, le communisme perd son caractèreinternationalpourdeveniruninstrumentauxmainsdunationalismerusse.Il s'ensuit le départ de Trotski qui forme la IVe internationale, laformationdansleKominterndegroupescontestatairesquidonneralieuàdes purges en URSS et à l'extérieur. La contestation se manifesterasurtout en 1939 avec le pacte germano-soviétique. En 1943, StalinedissoutleKomintern.

Après la guerre, l'épuration se poursuit en URSS et dans les payssocialistes, le Komintern est remplacé par le Département des AffairesextérieuresduComitécentralduParticommunisted'URSS.

Ce département dispose d'un bureau, le Kominform créé avec laguerrefroidepourcontrôlerlesPCdumondeoccidentaletépurerlesPCdespayssocialistespoussésàlacontestationparl'exempleyougoslave.

En1956,Khrouchtchevprovoquelafindelaguerrefroideetlancelacoexistencepacifiqueàl'occasiondu22econgrèsduPCsoviétique.IlenprofitepourseréconcilieraveclaYougoslaviedeTito.

En 1957, il favorise la création d'un Département international ducomitécentralduPCd'Unionsoviétique.IlendonneladirectionàBorisPonomarev…»

L'énormemachineduParticommunistesoviétiqueLaportes'ouvreetlecolonelFourrier,dansl'embrasure,melanceunair

unpeugoguenard:—Alors,intéressantnon?

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—C'estsurtoutdel'histoire,moncolonel.—Oui, oui,mais de l'histoire qui explique l'Histoire et la difficulté de

notretravail.Desongesteinimitable,lecolonelFourrierremontesonpantalon.Sursa

cravateondevineunepetitetachejaune,del'œufàtouslescoups,souvenird'undernierdéjeuner.

—Mais, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, continuez votrelecture.

La porte refermée, jeme penche sur les feuillets qui décrivent dans ledétail le communisme international. Mais quelque chose m'échappe. Le sujetdevraitêtresoumisàlasagacitéd'unautresecteurdelaDGSE,enl'occurrencelecontre-espionnagespécialisédansl'étudedesservicesspéciauxsoviétiquesetdesÉtatssatellites,surnommédanslejargonmaisonCE/D.Pourquoimemet-oncedocumentsouslenez?Enraisondel'implicationdenationaux,notammentdeFrançais?C'estcertainementcelaqueveutmemontrerJosephduhautdesonintelligencepointueetdesacuriositéjamaissatisfaite.

«LeDépartementinternationalduPCUSestdirectementpilotéparlesecrétariatduPCsoviétiqueetparlePolitburo.Ilestenfaitlevéritableresponsable de la politique extérieure de l'URSS. Il se compose desecteurs géographiques qui activent les partis communistes extérieurs àl'URSS, d'un secteur qui actionne des mouvements de masseinternationaux qui regroupent des individus dans un but de défensed'intérêtsprofessionnelsoucatégorielsetenfind'unsecteurchargédelacoopérationaveclesorganisationsinternationalescommel'ONU,l'OUAoulaLiguearabe…»

En lisant ces lignes, je découvre que le Département international du

PCUS,leDIcommeonditauService,représenteuneénormemachinedirectriceet coordinatrice qui embrasse l'ensemble des partis communistes qui, danschaque pays, ne sont autres que ses représentants quand ils ne sont pas aupouvoir. Les divergences entre les PC nationaux et le PCUS, comme cellesorchestrées à l'intérieur des partis, sont toujours réglées par le fameuxDI quiprofitedecessituationspourmontrerqu'ilssontbiendespartisdémocratiques.

«…d)Lesmouvementsdemasse.

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Alorsquelespartiscommunistesorganisentl'Unitéd'ActionentrelesPartis, lesmouvements demasse organisent l'Unité d'Action à la base.Les mouvements de masse sont caractérisés par une doublesubordination,internationaleaveclePCsoviétiqueetlocaleaveclesPCnationaux. Plusieursmouvements demasse nationaux ont pour objectifl'amitiéaveclespayscommunistes,parexempleFrance-URSS,etserventàrecruterdessympathisants,lescompagnonsderoute.

Pourciterlesdeuxprincipaux,notonsleMouvementdelaPaixetlaFédération syndicale mondiale. L'un exploite le pacifisme, l'autre leregroupement de travailleurs pour la création d'un organe syndicalunique,contrôléparMoscou.L'actionestégalementmenéeverslespaysenvoiededéveloppement,répartieenzonesgéographiques,parexemplel'organisation tricontinentale de solidarité qui siège à LaHavane et quicoordonnelesactivitésde l'organisationdesolidaritédespeuplesd'Asieetd'Afriqueetcelledespeuplesd'Amériquelatine…

L'axed'effort principal de la politiquedeMoscou est, d'unepart, laconquête militaire de l'Afghanistan, par exemple, ou l'installation dezonesd'influencegrâceàl'aidefournieauxmouvementsdelibération…»

Commentlireundossierderenseignement12h30.Josephestàl'heure.—Alors,monsieurSiramy,onvadéjeuner…Vousavezcomprisquelque

choseàmonpapier?—Deux choses, mon colonel – je neme fais pas à l'idée de l'appeler

Joseph,unequestionderespectvis-à-visd'unmaître-espion–,ouideuxchoses:je croyais qu'on ne faisait pas de franco-français, pourtant le jeu du DI estinternational.

—Jecroisquevousavezbiencomprisledébut.C'estunpetitpeupluscompliquéqueça.

Ilremontesonpantalon,sonfrontseplisse.Ilsedemandes'ilpeutm'endireplus.Ceserapourplustard:

—JevaisvousenvoyerchezJoPuille,lechefdusecteurCE/N.—Mais,moncolonel, jen'aiaucuneenviedem'occuperdesAfricains,

parcequec'estbiençaN?— Oui, oui, mais c'est temporaire, trois semaines au plus. L'officier

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traitant 1310 est un véritable ami et connaît toutes les ficelles dumétier. Il asautéen1942surlaHollandepourrejoindrelaRésistancefrançaise,ilétaitdanslemêmeavionqueJacquesFoccart.

EnprononçantlenomdeFoccart8,Josephmejetteunregardencoinpourvoir si je réagis, histoire de savoir si je le connais voire si, par hasard, jen'appartiendrais pas à ses fameux réseauxqui noyautent laBoîte. Je nebougepasuncil,n'ayanteuconnaissancedecethommeetdesondispositifaucœurdupouvoirquedepuisseulementquinzejoursgrâceàlalecturedesdossiers.

—Non,Pierre(pourlapremièrefoisJosephm'appelleparmonprénom),nevousméprenezpas.JoPuilleaplusdetempsquemoietilvousfautpasseràlavitessesupérieure.Ilnes'agitpasseulementdeliredesdossiers,ilfautsavoircequ'ilsdisentaufond.Apprendreàlirelerenseignement,trouverlasourceetl'OTquil'atraité–ça,cen'estpasleplussimple–,évaluerlacotationavecsalettreet sonchiffre.Méfiez-vousde lacotationB/2quivous induirait àcroirequec'estunbonrenseignement9. Jovousexpliquera toutça, ilacommencésacarrière en 1942, il a été au Service action du temps de la Main rouge,l'organisation qui coulait les bateaux transportant des armes pour le FLNalgérien.C'estunechancepourvousd'êtreforméparunhommecommelui.Ilconnaît la Boîte sur le bout des ongles. À votre retour, je vous donnerai undossier à étudier, vous aurez le temps qu'il faudra, mais c'est pour l'amiralLacoste,ledirecteurgénéral.Vousvoyez,j'aiconfianceenvous.

Jetiraidecesproposunecertainefiertétoutenmedemandantunefoisdeplusdansquellegalèrejem'étaisembarqué.

6Lesurnomd'unmembredelasection.7Cenuméroestunvéritablematricule,pourlesofficierstraitantscommepourlessimplesrédacteurs.Onleconservependanttoute

sacarrièreprofessionnelle.8Secrétairegénéraldel'Élyséeauxaffairesafricainesetmalgachesde1960à1974,JacquesFoccartaétéleMonsieurAfriquede

CharlesdeGaullepuisdeGeorgesPompidou,cequiafaitdeluiunsymboledela«Françafrique»,toutendétenantunsolideréseauauseindesservicesdepoliceetderenseignements.IlaétécofondateurduServiced'actioncivique,leSAC.

9TouslesrenseignementsobtenusparlaDGSEsontcotésparunelettreetunchiffre.Lalettreindiquelasource.AouBmontrequ'elleest trèsbonneetqu'elleest trèsbienplacée.Lechiffreprécises'il s'agitd'undocumentoud'uneconversationavecun tiers,connuouinconnu.Lirechapitre16.

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3.Cesjournalistesfrançaisqu'onécoute

21mai1985.Rendrevisiteà JoPuille, c'est afficher sonappartenanceau«club»,àlabande:celledeJosephFourrier,l'officierqui,lepremier,aengagéàlaDGSElaluttecontreleterrorisme.LecolonelFourrieresteneffetunamiintime d'Hubert, le pseudo dePuille au Service action.Du haut demes trenteans,jevoisunhommequimesembleavoirl'âgedemonpèreavecsescheveuxetmoustaches blanchis par les années. Il prise à longueur de temps et souffledansunmouchoirmarrondenicotine. Il ressembleplusàunpaysanduBerryqu'à un espion profilé SeanConnery.Hubert vous tutoie immédiatement et nedemandepaslaréciprocité.L'hommeestcarré,toutenmusclesmalgrésonalluredepréretraité.Ilenjoue,aumêmetitrequedesarelativesurditéquiluipermetdefairerépéterlaquestionpourmieuxréfléchiràlaréponse.

—Bonjourmonsieur,jesuisPierreSiramy.—Oui,jesais,Josephveutquejeteformeàl'étuded'undossier.D'abord,

ici,onm'appelleHubertetpuispourtemontrercommentétudierundossierdecontre-espionnage, ça ne peut se faire que par l'exemple. Je ne suis paspédagogue, alors je vais t'en donner un, un gros, et en fin d'après-midi on enparle. On pratiquera comme ça pendant trois semaines, j'espère que tu enretiendras quelque chose. Selon Joseph, tu dois y arriver sans mal… Net'inquiètepas,cen'estqu'unepetitepartiedu«DP10».

Hubertadéjàchoisiledossier:sixboîtesd'archivesbourréesdedocumentsattendentsurunepetitetableinstalléeauboutdesonbureau.

—Installe-toilà,Siramy.Tuasbienfaitd'apporterunblocetuncrayon,tuenaurasbesoindanslecasoùtuvoudraisrésumertoutça.

Ses yeux gris pétillent demalice. Ilme lance cette boutade comme pourvoircommentjeréagis.Jenefaisaucuncommentaireet tire lachaisequ'ilme

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désignepourm'asseoirdevantcecoindebureau.Uncompatriotesuiviàlatrace

Le fameux dossier porte un nom : Michel Lambinet. J'apprendsrapidement, dès lespremiers feuillets, que l'hommequi a rendu si prolixes lesrédacteurs des services secrets est français, journaliste, spécialiste du mondeafricain et travaille pour une petite lettre confidentielle. Je comprends vitepourquoi sonDP est conservé chezHubert.Après tout, ce dernier est chef deCE/N,lesecteurAfriqueducontre-espionnage.JecomprendsmoinspourquoilaDGSEsuitàlatraceuncompatriotefrançaisavecunetelleardeur.Unefoisdeplus, le terrain de chasse de la Boîte commence bien à l'intérieur de nosfrontières,etnonpasau-delà…

CurieuxpersonnagequeLambinet11,dontlacarrièreafricainedémarreàKinshasacommejournalisteauseindel'agenceaméricaineUPI.DevenuprochedudictateurcongolaisMobutu,ilestparlasuiteécartéparunavocatméconnuàl'époque, devenudepuis une figure incontournable de la Françafrique :RobertBourgi,conseillerplusoumoinsoccultedeNicolasSarkozyà l'Élyséeàpartirde2007.Avecsoncaractèreimpossiblemaissurtoutunépaiscarnetd'adressesrecensant autant des chefs d'États que d'obscurs fonctionnaires, des chefsd'entreprises et des élus, si possible gaullistes, et des agents secrets, MichelLambinet est craint. « Il était de loinpréférable de l'avoir avec soi que contresoi12»,aécritdanssesMémoiresunanciendelaBoîtequileconnaissaitbien,MauriceRobert,passéensuitechezElfpuisnomméambassadeurdeFranceauGabon.La«Lettred'Afrique»deMichelLambinet,diffuséesurlemodedelapublicationconfidentielle,sertdevecteuràdesopérationsdedésinformationenbonne et due forme. Maurice Robert s'en sert pour diffuser de faussesinformationsetpasserdesmessages–commeilutilised'autresmédiaspoursesopérations de propagande. Franc-maçon affiché, homme de l'ombre assuré,Lambinetdisposed'unfichiernourriauprèsdediversessources,desdeuxcôtésdu mur de Berlin. Un temps, il répand la rumeur qu'un certain nombre depersonnalitésauraientétédesagentssoviétiques :desdiplomates,membresducabinet du ministre de la Coopération, ou encore un conseiller de FrançoisMitterrand à l'Élysée. Pour certains, il avait d'ailleurs raison…Lambinet veutque l'on croie qu'il agit pour le compte de la CIA, l'agence d'espionnageaméricaine.Onlesoupçonnesurtoutd'êtreunagentdel'Est…

Michel Lambinet intéresse donc la Boîte depuis des lustres. Avant laDGSE, le SDECE, ancien nom des services secrets, suivait déjà ses activités.Plusdevingt ansd'archives.Lespremiersdocumentscontenusdans lesboîtes

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sontjaunisparletemps.Danslamassedepapiers,unepetitepochetteattiremonattention. Je l'ouvre et trouve une pile de pelures roses sur lesquelles sontretranscritsdesdialoguesentreuncertain«Lamine»etdifférentespersonnesouéminentespersonnalités.JecomprendsvitequeLaminen'estautrequeLambinetetquejemanipuleentremesmainsdesretranscriptionsd'écoutestéléphoniques:ce que la Boîte appelle dans son vocabulaire bien à elle des « Z » ou desconstructions. Dans le langage administratif classique des ministères de laDéfenseoudel'Intérieur,lesécoutessontplutôtdénommées«interceptionsdesécurité».

Descomptesrendusd'écoutesquinereviennentpastoujours

Hubert m'explique, en voyant l'intérêt que je porte à ces feuillets A4,comment fonctionnent les demandes d'écoutes. Une procédure complexe… Jen'avaisjamaisvudetelsdocumentsaucoursdustaged'exploitation,censénousapprendreàfairedesnotesetdesficheseninventantunpays,Eponie,exercicefort bien monté au demeurant et animé par une instructrice particulièrementdynamiqueetconvaincue,Marie-PierreG.

—Tufaisunedemandequipasseparlechefdesecteur,puisparlechefdu contre-espionnage qui l'envoie ensuite à l'état-major de la Direction durenseignementetaprèsça,sielleestconforme,ellepartàlaDirectiongénéralepourêtretransmiseaucabinetduPremierministrequidonnesonaccord…

—Maisc'esttrèslourdcommeprocédure.— C'est pour protéger la liberté individuelle, tu comprends. Alors des

fois,ilfautêtreimaginatif…c'estsimple.Onnepeutpassoi-disantécouterlesjournalistesoulesavocats,c'esttrèsrelatif,toutdépendcequ'onnousdemandede chercher. Quand l'écoute a été acceptée et a eu lieu, le Service reçoit descomptes rendus en trois exemplaires. Le rose, c'est celui de l'exploitantdemandeur.Nesoispassurprissijamaistuvoisquedesnumérosmanquent,lesplusintéressantssontmisdecôtéparlesautoritésetdis-toiquetun'aspasàenconnaître.Tutedébrouillesautrementpoursavoir…

Hubert laisse entendre que ce type d'information ne peut être acquisqu'avec l'aval du politique. C'est-à-dire quasiment n'importe qui, comme leprouvent les demandes d'écoutes faites sur ordre de l'Élysée13 à la requête decollaborateurs d'une cellule occulte dont les membres seront condamnés desannées plus tard par la justice. Déplaire à Dieu ou à ses saints peut, en ces

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années-là,vousvaloirdevousretrouverécouté.Hubert s'arrêtedeparler avec laminede celui qui en a tropdit. Il a le

culte du secret et, après tout, je ne suis qu'un tout jeune rédacteur, même si,commeàsonhabitude,ilmetutoiedéjà–cequejeprendspourunhonneur.

Jecommenceàcomprendrel'intérêtportéàceressortissantfrançaisparlaDGSE. La lecture des documents, les liens de Michel Lambinet avec desorganisationsàcaractèreinternational…LaBoîteapleinementsaplacedanscedispositifd'enquête.

Ce jugement, je leconforteaisémenten lisantdesdocumentsqu'Hubertsurnomme des « blancs » et des « jaunes14 ». S'il s'agit encore d'écoutes, lespremiers correspondent à des interceptions électromagnétiques en clair, lesseconds àdes communications codéesdont le chiffre a été cassé.Ony lit desconversations,unefoisdeplus,maisaussidesfaxentreautoritésquicroientqueleurmodedechiffrement lesprotègedesservicesspéciauxetde leursgrandesoreilles. Il est vrai que c'est souvent la France qui a installé les moyenstechniquesdetransmissiondespaysafricains.IlnefautpasenvouloiràlaBoîted'yavoirglisséquelques systèmespervers facilitant ledécodageet l'encodage.C'est la juste loi des services spéciaux. La National Security Agency (NSA),l'agence américaine qui intercepte des millions de communications dans lemonde,faitmêmemieux:elledisposedesourceshumaines,deshommesetdesfemmesqui lui fournissentdes renseignements techniquesouquiapportent lesmodificationsnécessairesàunmeilleurdécryptement.

Dans chacunedes feuillesque je tourne, on retrouve lenomdeMichelLambinet et sa signature en bas de notes destinées à de hautes autorités del'Afrique francophone.L'homme joue un double jeu, exposant toujours ce quel'interlocuteur veut entendre. Je comprendsmieux les propos vagues d'Hubert.LeportraitdeMichelLambinetsedessineaufildespagesdudossier.L'hommeapparaît comme l'ami de chefs d'État africains, l'un des hommes influents desréseauxFoccart,un«désinformateur»surl'AfriquecommemelediraHubert,un émissaire transportant des valises remplies de billets destinés à un partipolitiquefrançais,end'autresmotsunintermédiairezélé.

ProchedemouvementsprosoviétiquesAprèsunrapidedéjeunerensolo, jeretournedans lebureaudeHubert.

Mais les documents ne sont plus à leur place, ni sur aucun bureau. J'attends15heures,leretourdeJoPuille.

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—Vouscherchezledossierquejevousaidonnéàlire?—Oui,monsieurPuille.Jen'arrivepasàl'appelerHubert.— Eh bien vous apprendrez qu'au contre-espionnage on ne laisse pas

traîner unDP sur son bureau,même pour aller déjeuner,même en fermant laporteavecsonverrousécurisé.Onlerangedansl'armoireforteetonlafermeenbrouillant la combinaison. Heureusement que je suis parti après vous. Bonapprentissage,non?

Jo Puille ouvre l'armoire etme laisse reprendre le dossier. Je saisis lesboîtes sous l'œil ironique d'Hubert. Je comprendrai plus tard que cette leçonm'auraétéutile.

À17heuresprécises,Hubertsetourneversmoi.—Tuveuxunebière?—Avecplaisir,monsieurPuille.J'apprendraiaussiaufildesjoursqu'ilyachezluiunesortedetradition:

Hubertboittoujoursunebièreà5heuresdel'après-midi.IlouvreunebouteilledeKronenbourgqu'ildéposedevantmoienfaisantattentionqu'ellenetachepaslesdocumentsétaléssurlapetitetable.Ilpriseetmelanceunsourireencoin.

—Alors,Pierre,qu'est-cequetuastrouvédanscedossier?Jesais,c'estledébut,maistuasdûvoirdeschoses.

Ilprendsaproprebièreetenavaleunegorgée.Fierdemesconnaissancesnouvelles, je récite mes trouvailles :Michel Lambinet entretient des relationsavecdesmembresd'organisationsdemasse;onpeutfacilementendéduirequ'ilestassezprochedemouvementsprosoviétiques.

—C'esttout?—Non,ilestmembredesréseauxFoccart.—Oui,etalors?—Jenesaispas.—Qu'est-cequetuasrelevécommedocumentsimportants?Je lui présente une petite liasse que j'avaismise en biais. Je glisse des

feuilles blanches pour marquer leur place et ne pas avoir à refaire l'ordrechronologique qui semble tellement important dans un dossier de contre-espionnage.JelestendsàJoPuillequilesregarded'unœildistrait.

—C'estpasmal.Tuasvudeschoses,maispasl'essentiel.—Je croispourtant avoir ciblé tous les liens avecdesorganisationsde

massequimontrentqueLambinetn'estpasaussihonnêtequ'ilpeutyparaître.—Oui,oui,j'aivu,c'estpasmal,jetel'aidéjàdit…Maiscequej'aurais

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vouluquetumemontres,c'estcebulletinderenseignement.

Uncurieuxdocumentàdécharge…Ilselèveet,dureversdelamain,essuielamoussedelabièrequis'est

fixéedans samoustache.D'undoigt, il fait glisser lapiledepapiers et tireunfeuillet,lefameuxBR.Jejetteuncoupd'œil,lerenseignementestenfaveurdeLambinet, une pièce à décharge le présentant comme un grand spécialiste del'Afriqueayantsesentréesauprèsdetousleschefsd'ÉtatdelaFrançafrique.JelesignaleàHubert.Ilhausselesépaules.

— Non, ce n'est pas ça l'important. Regarde le numéro de l'officiertraitant, l'OT 1630, le nom de la source, Barbotin15, son pseudonyme, lesconditions de recueil de l'information et le renseignement qui dédouaneLambinet.Ce sont cesquatre élémentsqui fontunvrai document secret.Pourcelui-là,tuapprendrasaufildesmoisquelestl'OTetlenomdelasource.Quantauxconditionsderecueil,quisontindiquéesparuntimbreparticulier,tuirasauBureau R qui te dira où et quand le renseignement a été obtenu puisque cebureaureçoittouslescomptesrendusd'entrevueentreunofficiertraitantetunesource. Tu n'en sauras guère plus, ils ne sont pas bavards. Ils gardentprécieusement le secret des sources, qu'il s'agisse d'honorables correspondantsou d'agents16, voire d'OT ou d'anciens du Service. Tu vois aussi qu'il faut seméfier des sources amies avec ton objectif. La collusion Lambinet et«Barbotin»estévidente.

—…—Ah, j'ai oublié de te dire que Josephveut te voir au secteur demain

matin.JenepensepasquetuaiesletempsdefinirleDPLambinet,mais,d'oresetdéjà,danslesdossiersquetuétudieras,penseàcequejet'aidit.

10DP=dossiersurunepersonne.11Ilestdécédéenjanvier1996.12MauriceRobert,Ministredel'Afrique,2004,Seuil.13De1983à1988,laprésidencedelaRépubliqueselivreàdesécoutesillégales.C'est lafameuseaffaireditedes«écoutesde

l'Élysée».14CesdeuxtypesdedocumentssontfournisparlaDirectiontechniqueetplusparticulièrementparleSTR,leServicetechniquede

recherche.15Levéritablenomde«Barbotin»serarévéléauchapitresuivant.16L'honorable correspondant, ouHCdans le jargon duService, est une source bénévole souventmue par un idéal patriotique,

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contrairementàunagent,toujoursrémunéré.TousdeuxsontofficiellementimmatriculésàlaDGSE.

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4.Del'URSSàl'Égypte,desamitiéssuspectes…

22mai1985.À9heuresprécises,jesuisdevantlaporteouverteducolonelFourrier.Ilestlà,lesdeuxpiedsposéssursonbureau,armédesonstylo,entraindelireunenote.J'oseàpeineledérangertantilsemblepensif…

—Entrez,Siramy.—Jeneveuxpasvousdéranger.—Non,non,vousnemedérangezpas.JelisaisunefichedeKTerro.Le

rédacteurèsterrorismenevoitpasplusloinqueleboutdesonnez.Dans le couloir passe Alain Borras, un nageur de combat, un ancien du

Serviceactionayant lahautemainsur lesaffaires sensiblesdusecteur. Josephfait un signede lamainpour le saluer.Onentendunvague : «Bonjour,moncolonel.»Ilyaentreeuxdeuxunevraiecomplicité.

—Oui, Siramy, j'ai besoin de vous au secteur. J'ai prévenuHubert qui aquandmêmeeuletempsdevousdonnerdeuxoutroistuyaux.Ilvafalloirêtrerapide,apprendreàfairedesréquisitionsd'archives[desRAC,selonlelangagemaison]auxarchivescentrales.C'estuneminederenseignements.Ilvousfaudracribler17destasdenomschezMmeB.,consulterlesréférencesetlesdossiers.Danscetteaffairequejevousconfie,vousrédigerezunefichepourledirecteurgénéral. LeDGveut un papier objectif.Vous êtes le dernier arrivé donc vousêtesl'hommedelasituation.Jevousaccordeunmois.VousdemanderezàDSQdevousdonneruncoupdemain.Ilconnaîttouteslesprocéduresetserévèleunsacréfouineur.Ilfautfaireseulementattentionàsesraccourcis…L'étudeportesur un journaliste membre de plusieurs associations plus ou moins liées auxorganisations de masse prosoviétiques et panarabes. Son nom est LucienBitterlin et son association s'intitule l'ASFA, c'est-à-dire l'Association desolidaritéfranco-arabe.Voilà,voussaveztout,Siramy.Boncourage.

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Jeretrouvemonbureau.Pierre-MarieY.,monchefdesection,meregardeencoin;ilsaitquequelquechosesetramesanssavoirquoi.Etilaçaenhorreur.Moiaussid'ailleurs.Jen'aimepasfairedescachotteries,maisnoussommesauServicedecontre-espionnageetc'estunpeularègle.Seulsdesdemi-motssontéchangésentrerédacteurs.Perpétuellesuspicion.Personnen'estvraimentfiable.Drôled'ambiance…

InfosenpagailleauxarchivescentralesIlmefautm'atteleràcenouveaudossier.Premièreétape,plongerdansles

archivesducontre-espionnageafindecriblerLucienBitterlinet l'ASFA.Armédemonignorance,jetrouvequemedonnerunmoispourrédigerunebiographiedel'intéresséetuneétudedesonassociationmesemblebienlong.Enhuitjoursl'affaire devrait être bouclée, dumoins, àmes yeux. L'air entendu du colonelFourriernem'apasimpressionné.Jedescendsausous-solvoirMmeB.quigèretoutes les références, travail ingratqu'ellemèneavecdeuxanciensgendarmes.Ilssonttousd'uneextrêmegentillesse.

En tapant les lettres BIT sur le clavier du rotopanel, je vois soudainapparaîtrelaboîtecontenanttouteslesréférencessurBitterlin.Iln'yapasune,maisvingtfichesleconcernant.EncoreunjournalistequiamobilisélesagentsdelaDGSE…JenotetouslessecteursduServicedisposantd'undossiersurluiainsi que les commentaires ajoutés à la main. Mes recherches sur l'ASFAdonnent à peu près lemême résultat. Finalement, unmois sera bien court. Jeremonteàl'étageetdemandeàYves,lefameuxDSQ,dem'expliquercommentonfaituneréquisitionauxarchivescentrales.Jeluiindiquelesdeuxnomsquejecherche. Le voilà qui commence à m'entreprendre pour me faire part de sonsavoirsurBitterlinetconsorts,avantquejemetteleholà.C'estàchaquefoislemêmecinéma:Yvesaimetantsefairevaloir.C'estsanature.IlmetendlecarnetdedemandesdeRAC, jecoche lacase« trèsurgent»et remplis ledocumentavecleplusdedétailspossible.Lesoirmêmelesdossiersenplastiquebleudesarchivescentralesme seront fournis. Ils sont épais,pournepasdirebourrésàcraqueraupointqu'unseuldossieradûêtremisdanstroischemises.

Lejournalisteengagépourlacausearabe,LucienBitterlin,m'occupejouraprèsjour…surpapier.C'estaussicela,letravaild'unagentsecret.Jedécortiquedescentainesdepagesdedocuments,analyse,synthétise…Unefichedecontre-espionnagedoitcomprendrelesélémentsd'identitédesintervenants,éclairerlesstructures dans lesquelles ils jouent un rôle. Ces notes n'ont pas la tailleréglementairedecellesdel'administrationfrançaise.Ellesnesontpaslimitéesàunepageetdemieauplusmaisentrentdansledétailcommes'ils'agissaitd'une

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étudeuniversitaire,lestyleenmoins.Ellescherchentàrendrelumineuxcequiest souvent obscur. J'apprends ces méthodes en lisant les fiches rédigées pard'autresagentsavantmoi.Jeleslis,sanstenircomptedufond,histoiredenepasbrouillermaréflexion.

Jeprogressedansl'étudedesdossiersetcen'estpassanssuspicionqu'onregarde le jeune officier de renseignement se plonger dans ces énormeschemises. Je me fais expliquer les éléments relatifs aux sources et j'essaie,commeme l'aapprisHubert,de repérerquiest le rédacteurdumessageoudubulletin de renseignement (le BR). Comment distinguer l'un de l'autre ? LemessageadresséàlaDGSEtransiteparliaisonradio,rapidement,lebulletinderenseignement, lui, est envoyé par la valise diplomatique, tranquillement, aurythmedesvacationshebdomadaires.Les informationsque lesBRcontiennentsont souvent, mais pas toujours, moins importantes que celles transmises parmessage.LesBRnesontpasaussisurveillésquelesmessages,celapermetdeglisserdesélémentssansaffoler lesautoritésde laBoîtequine lesontpasenlecture.

Danslanotequejerédige,jedécidedeneciterl'ASFA,l'associationdeLucienBitterlin,maintenantfinancéeparlesSyriens,quedanslamesureoùelleéclairelerôledesesmembres.DanslamêmefichejelaisseunelargeplaceauMouvementpourl'indépendancedel'Europe(MIE)quimérite,quantàlui,uneattention plus particulière, car très lié à l'un de ses principaux acteurs, AlainRavennes18, se disant également journaliste, et aux rapports nombreux avec laclasse politique de l'époque. J'ai fait ce choix parce que Lucien Bitterlin alargementgravitédanscetuniversetquesadémarchedebarbouze(lemotestchoisi)seraitdifficilementcompréhensiblesansévoquer leshommespolitiquesdel'après-guerre.

Guerred'Algérieetconnexionsfranco-arabesCes beaux dossiers ne semblent pas pour autant au complet. Les

nombreuses facettes de mon sujet n'ont pas totalement dévoilé leur part demystère.Lesrenseignementsrestentsouventvaguesetlalecturedecesdizainesdenotesmelaissesurmafaim.Ilfautquejechercheplusloin,criblerd'autresnoms,trouverlesliens.JemerendsaussiàlaFnacdesHallespouressayerdetrouver des enquêtes sur l'époque. Cette recherche parallèle n'est pas prise encompte, notamment financièrement, par laBoîte. Jeme constitue dès lors unebelle bibliothèque que je sépare en deux, les pro d'un côté, les anti de l'autre,

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lorsquejemeplongedanslecœurdelaguerred'Algérieetdanslesméandresdelapolitiquefrançaisedepuislesannées1945.

Je dois avouer que, pendant ce mois de rédaction, tout le monde m'alaissé en paix. Pierre-MarieY. n'est guère satisfait que je travaille seul sur cedossier;DSQ,pleind'amabilités,chercheàsavoircommentj'avancedansmesrecherches ;quantàDidierV., il resteplongédanssesaffairesgermaniquesetclassesespapierscommesiderienn'était.

Unmatin,unemainfermemeprendl'épauledroiteet,sansmeretourner,jereconnaisl'odeurd'uneRothmanrouge.

—Alors,Siramy,onyarrive?Je sens de l'ironie dans les propos, au demeurant sympathiques. Le

colonel Fourrier sait la difficulté de l'exercice et loin de semoquer demoi, ilchercheplusàm'encourager,àsamanière.Ils'assiedenfacedemoi.

— Je suis tranquille ce matin ; vos camarades sont partis voir uncorrespondantétrangeretDSQestencongés.Alors,Siramy,qu'est-cequevousaveztrouvé?

J'étalemesnotes,lamatinéevaêtrelongueetjeneveuxpascommettred'erreur.JecommenceàrécitersonCVsansvraimentintéresserJoseph.BitterlinLucienestnéle15juillet1932àCourbevoie,ils'estmariéetadivorcépourseremarier avec une Algérienne, Zahara Tabbi. Il exerce la profession dejournaliste. Dès 1948, il milite au RPF et en 1953 rencontre Jacques Dauer,imprimeurethommedepresse,gaullistedegauche.En1955,Bitterlindevientjournaliste auTélégramme de Paris, fondé par Dauer. J'essaye d'aller au plusvite,voyantbienquejen'intéresseguèremoninterlocuteur.

Passant sur sa courte carrière politique, je lis rapidement sa vie« algérienne », son rôle de secrétaire général du Mouvement pour laCommunauté, le MPC, créé par le même Dauer et qui a pour mission derapprocherlaFrancemétropolitainedel'Algérie.LesannéessesuiventetLucienBitterlin s'enfoncedans la lutte algérienne. Il fréquenteAlexandreSanguinetti,plutôt connu pour être à droite, voire royaliste,mais qui travaille avec RogerFrey,leministredel'Intérieurquisaitbienquel'utilisationdesbarbouzes,qu'ilssoientsoldats,policiersouespions,voiremercenaires,serévèleparticulièrementutilepourluttercontrel'OAS.

Aprèslesaccordsd'Évian,LucienBitterlins'activedeplusenplusdanslemontagedesrelationsfranco-arabes.En1963,illancel'Associationdesolidaritéà l'Algérie nouvelle qui devient l'Association d'amitié et de solidarité franco-algérienne.

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Enlisantcespassages,jemedisquenoussommesloindesorganisationsdemassepilotéesparMoscou.Josephvoitmonairsombre.

—C'esttrèsbien,Siramy,continuezvotrebiographie,vousallezvoir,leschosesnesontpasaussisimples.Jevousécouteattentivement.

Il profite de cette pause pour allumer une cigarette et, dans le mêmetemps,jel'imite.Voyantmongesteversmonpaquet,ilmetendunedessiennes.Unefoisallumée,jereprendsmalitanie.

LeMIE,pépinièredesujetspourlaDGSEEn1967,LucienBitterlinfondel'Associationdesolidaritéfranco-arabe,

l'ASFA, qui remplace l'Association de solidarité franco-algérienne. En 1969,iladhèreauMouvementpourl'indépendancedel'Europe,leMIE…

— Mon colonel, j'ai écrit un chapitre particulier sur ce mouvement,intéressantàplusd'untitre.

—C'esttrèsbien,Siramy,continuez,vouscommencezàm'intéresser.—Oui,moncolonel.Je reprends la lecturedemesnotesmanuscrites.Tout commencepar la

créationduComitépourl'indépendancedel'Europe–CIE–enmai1967dirigéparAlainRavennes.JevoislesyeuxdeJosephbrilleràlaseuleévocationdecenom. LeMIE, lui, est fondé en décembre 1968. Plus modéré que le CIE, leMouvement pour l'indépendance de l'Europe se veut moins violemmentantiaméricain,moinsprosoviétiqueaussi.Ilfallaitprobablementqueledéléguégénéral dumouvement, le même Alain Ravennes, se fasse discret auprès desmembres influents du mouvement, Emmanuel d'Astier de la Vigerie19, RenéCapitant, Jacques Debu-Bridel, Jean-Marie Domenach, François Mauriac,François Perroux ou encore Philippe de Saint-Robert. Certains sontprosoviétiques,d'autresproaméricains,maistousontdesopinionstrèstranchées.Les méthodes employées s'apparentent néanmoins à celles de certainesorganisationsdemassechargéesdepromouvoirladiplomatiesoviétique.

—Vousyallezpeut-êtreunpeufort,maiscen'estpasfaux.Cesontbienlesméthodesdesorganisationsdemasse,cellesdeBorisPonomarev,leprésidentduDépartementinternationalduPCd'Unionsoviétique.

— Oui, sûrement, mais je vous fais un raccourci, la fiche sera plusmodérée.Parailleurs,unedespersonnalitésportantgrand intérêt auMIEn'estautrequeleministreGeorgesGorse20.Jepensequ'ilfautêtreprudent.

—Non,non,relatezcequevousindiquentlesdocumentsenveillantàla

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cotationdesrenseignementsetauxsources,c'esttout.—YcomprisqueRavennesrevendiquesonhomosexualité?— Pourquoi pas, dans la mesure où ça apporte quelque chose à la

démonstration.Parlez-moideluimaintenant.J'aihâtedesavoircequevousaveztrouvé.

D'autresservicess'yintéressentaussiIl me tient ces propos sans rire et j'ai pourtant le sentiment qu'il en

connaît beaucoup plus que moi sur le sujet. Je consulte mes notes, danslesquellesBitterlinapparaîtcommeunerelationétroitedePierreLemarchand,lecélèbreavocatgaulliste,tousdeuxengagésdanslaluttecontrel'OAS,laloiduTalion. Je fouille un peu pour tomber sur le petit dossier Ravennes, aliasRabinowicz.SonpèreestnéenPologneetaépousésamère,elle-mêmenéeenRoumanie.UnefamillejuivequiadesattachesenIsraël.Trèsjeune,tropjeune,AlainRavennesentreenpolitiqueet,grâceauxmembresbienplacésduMIE,disposerapidementdecontactsauplushautniveau.Audébutdesannées70,ilsouhaite ainsi obtenir un poste auprès de Pierre Messmer en exploitant leurcommuneappartenanceauMIE.Unmouvementqui, relativementconfidentiel,n'intéressepasuniquementlesservicesfrançais.SelonuneinformationpropreauService, le 2mars 1970, Helmut Schmidt, alors ministre de la Défense de laRFA, cherche à savoir si son homologue français Michel Debré appartient,commesonprédécesseurPierreMessmer,auMIE.

Au milieu des années 60, le fameux Alain Ravennes milite au Particommuniste français qu'il quitte pour rejoindre la mouvance maoïste enparticipantauxactivitésdel'associationFrance-Chine.IlcôtoieJacquesVergès,futurestardubarreau.Enfait,ilnetrouveraunvéritablemétierqu'endevenantdéléguégénéralduMIEtoutens'affirmantgaullistedegauche.

J'aimeraisrevenirsurLucienBitterlinetplusparticulièrementsurl'ASFAmaisjevoisqueJosephsepassionnepourmesdécouvertessurRavennes.

—Vousaveztrouvésesrelationsaveclesservicesdel'Est?—Oui,oui,quatrecontactscertains,voired'autres,peut-êtreplusproches

deladiplomatieclandestine,maisquandmême…—Quiavez-voustrouvé?Une fois de plus, il me faut replonger dans mes notes et en sortir la

chemise « contacts étrangers ». On y trouve les noms de Viatcheslav Frolov,attaché à l'ambassade d'URSS à Paris, Nino Ninov, premier secrétaire à

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l'ambassade de Bulgarie, IoanGrigorescu, correspondant de presse roumain àParisetenfinJozefKukulka,conseillerauxaffairespolitiquesprèsl'ambassadedePologne,toujoursàParis.

—Oui,oui,continuez,Siramy.J'énoncedifférentsvoyagesdeRavennesetsurtoutsaparticipationàdes

manifestations mondialistes. L'intéressé préside une délégation du MIE àl'Assembléemondiale pour la paix, organisée par des organisations demasse,dont la plus importante, le Conseil mondial de la paix. En donnant cetteinformation à Joseph, je réalise que la date de l'événementme fait défaut. Lejeunerédacteurquejesuisaencoredesprogrèsàfaire.J'aidelachance, ilneme la demande pas.Heureusement, j'ai réussi à dater deux autres événementsmarquantsdudébutdesannées70.

AgentdeliaisonaveclemondearabeEn septembre 1970, à l'occasion d'un colloque à Potsdam, Ravennes

donne une interview à l'agence officielle de la République démocratiqueallemande et se prononce en faveur de la reconnaissance de la RDA par laFrance, un thème cher au Parti communiste français. L'année suivante, il faitl'éloge, auprès d'un journaliste de Scienta, un journal roumain, des initiativeseuropéennesduprésidentCeaus¸escuquiaproposéunorganismepermanentdecoopérationeuropéenne.

— C'est pas mal, Siramy, mais attention, ça n'en fait pas un agentsoviétiquepourautant.Unhommed'influence,oui,c'estsûr.

—Mais,moncolonel,ilfaitlelienaussiaveclemondearabeetavecdespersonnalités toutes plus oumoins liées au communisme international ou auxservicesspéciauxdeleurpays.

—Çaonnepeutpasleleurreprocher.Vousaveztrouvéqui?—SahaSiad,membreduConseilmondialdelapaix,unSyrien,Khaled

Mohieddine,unÉgyptien, secrétairede ladirectiondecetorgane,AdelAmer,représentantlaLiguearabeàParisetquisevantedetravaillerdepuislongtempsavecRavennes.IlestencontactaussiavecSamihSadek,premiersecrétairedel'ambassade d'Égypte à Paris. Sans compter ses relations nombreuses etmultiplesavecdesintellectuelsetpolitiquesbelgestousplusoumoinsliésàlamouvancemarxiste.

—Vousavezterminé?— Non, je voudrais évoquer une anecdote. Ravennes est lié à Pierre-

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Charles Pathé, arrêté en flagrant délit21 le 5 juillet 1979 par la DST pourintelligenceavecl'ennemi,end'autresmotsMoscou.Lorsdesonprocès,ilseraappeléàlabarreetdiraqu'ilaétélui-mêmeapprochéàplusieursreprisesparleKGB, les services spéciaux soviétiques. Pierre-Charles Pathé, soviétophileconvaincu, est doué d'une intelligence supérieure. Il dirige une petite lettreconfidentielle qui a l'extrême avantage d'être lue par des hautes personnalitésfrançaises, des ambassadeurs, des sénateurs, des députés. Son rôle était celuid'un agent d'influence ; d'ailleurs un de ses officiers traitants est SergeïAlexandrovitch Kondrachev qui deviendra, en 1968, le chef du départementdésinformationduKGB.

—Oui,etilrésidaitau112,boulevarddeSaint-GermainàParis,l'adressedu siège duComité des intellectuels pour l'Europe des libertés, leCIEL, dontAlainRavennesétaitlesecrétairegénéral…

JeregardeJoseph,mi-admiratifdevantsamémoire,mi-vexéqu'ilaitosécassermoneffet.Unsacrébonhomme.Monpassageàlaquestionneluiarienappris et il joue avec moi pour savoir si je maîtrise les bases du travail derédacteur.J'avoue,jesuisunpeuvexé.Josephmevoitprendreunairsombreetrangermesnotes.

—Siramy,c'estunexcellenttravail,encoremieuxpuisquevousêtesunjeunerédacteur,maisparlez-moiencoredeBitterlinetdel'ASFA,notrefameuseAssociationdesolidaritéfranco-arabe.Çaaussi,çam'intéresse.

—Si vous voulez bien,mon colonel, je vais reprendre les activités deBitterlinetaprèsjevousdiraicequej'aitrouvésurl'ASFA.

—Oui,d'accord.

BitterlinetlaDSTLecolonelestindifférentàl'ordredanslequeljetraiteleproblème.Jelui

explique que, d'abord, j'ai oublié de lui parler des liens étroits entre LucienBitterlinetmaîtreLemarchand,amipersonneldeJacquesFoccartqui,danslesannées 70, participera à la lutte contre le gauchisme avec des méthodesressemblant étrangement à celles employées dans la lutte contre l'OAS,notammentaveclamiseenplacedegroupesditsd'autodéfense.

—C'estimportant,ilnefaudrapasoublierdelemettredansvotrefiche.— Oui, mon colonel. Mais, je m'embrouille un peu dans tous mes

documents.—Cen'estpasgrave.Prenezvotretemps.Vousmettrezaussiunfeuilletà

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partprécisantqueLucienBitterlinestunagentdelaDST.—Jenel'aivunullepart.—Çanem'étonnepas,dit-ilavecungrandéclatderire,çanefigurepas

audossier!Mettez-lequandmême.Vousdirez,sionvousledemande,queçavientdemoi.

—Parmilespersonnalitésquim'ontfrappédansl'entourageimmédiatdeBitterlin,ilyaRaymondSchmittlein,leprésidentdugroupeUNRàl'Assembléenationale et surtout, pendant de nombreuses années, le vice-président del'association France-URSS. Je ne reviens pas sur Pierre Lemarchand qui sechargera, une fois le conflit algérien terminé, de reconvertir les barbouzes enmembres zélés du Service d'action civique, le SAC22. Pendant la premièrepériode de libération, il se tient au côté deBenBella etmultiplie les contactsavecdeshommesqui,deprèsoudeloin,sontliésàdesorganisationsdemasseprosoviétiques.AprèslapriseenmainparBoumediene,ilretournequelquesfoisenAlgérie,maisrencontresurtout,enEurope,lespartisansduprésidentdéchu,notammentAïtAhmedetlesmembresdel'académieberbèredeParis23.BitterlinseraégalementenrelationavecJacquesDebu-Bridelquiafficheplutôtdesidéesàdroite.Cegrandrésistantserévélerasurtoutcommegaullistedegauche.

—En conclusion, Lucien Bitterlin est l'homme des associations toutesproarabes et progressistes. Il y côtoie bon nombre de sympathisantscommunistesmoscoutaires.Lesdeuxprincipalesassociationsauseindesquellesil occupera des postes de haute responsabilité sont l'ASFA et EURABIA, lecomité européen de coordination des associations avec lemonde arabe. Je nereviendraipassurleMIE,nousenavonsdéjàparlé.

— Oui, c'est intéressant. Vous ne parlez pas de l'APEBA de GillesMunier?

— Je n'ai encore rien trouvé sur lui, il s'occupe surtout des liens avecl'Iraq,n'est-cepas?

—Oui,c'estça.IlestliéàBitterlin,ilfaudrachercher.Je note sur le dos d'une chemise « faire des recherches sur Gilles

Munier» et, aumomentoù je citeAdelAmer,que j'ai déjànomméparmi lescontactsduMIE,Josephm'arrêted'ungestedelamain.

—C'estunagentsoviétique24!—Oui,moncolonel,j'ailulesécoutes.Quandjevousenaiparlétoutà

l'heure,jen'aipasvouluévoquersoncas,leMIEestdéjàtellementnoyauté.—Jen'avaispasfaitattention,excusez-moi,Siramy.J'égrène à nouveau ma liste de noms retrouvés dans la mouvance

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panarabique.LerévérendpèreMauriceBarth,membreduConseilmondialdelapaix, Philippe Jeanmet (dit Philippe de Saint-Robert), qui entretient des liensétroitsavecleprésidentdelaLibyeMuammaralKadhafi,MichelMathieu(ditCharles Saint-Prot), journaliste ultranationaliste, connu pour ses contacts àl'extrême droite, ses opinions propalestiniennes antisionistes et ses sentimentsantiaméricains.

Delanébuleusevert-brunaufuturgénéralRondotDevantlecolonel,jedéveloppemesconnaissancestoutesfraîchessurce

panarabisme très particulier.Me voici à revenir sur le cas d'une personnalité,disons… passionnante. Adnan Cheik el Ard, cousin d'un ancien ambassadeurd'Arabie saoudite en France etmembre de l'ASFA, a été chargé au début desannées 1980 de créer à Paris une clinique de très haut standing pour lespersonnalités arabes. En 1984, il réapparaît aux côtés d'un dénommé RégisBenezitdansl'entouragededifférents trafiquantsd'armes.Onlecroisesouventdans les alentours d'hommes d'affaires très en vue comme les milliardairesmarchands de canons Akkram Ojjeh ou Adnan Khashoggi. La descriptiond'AdnanCheikElArdneseraitpascomplètesionnerappellepasque,le23juin1945,ilaétéinculpéd'intelligenceavecl'ennemi,notammentaveclaGestapo,avantd'êtreblanchi.

—Eurabia, c'est plus simple, ony trouve lesmêmes, si cen'est que lamissionaplusunevocationeuropéenne.

— Oui, je suis d'accord, n'entrons pas trop dans le détail. Dans cettestructure,RobertSwannestconsidérécommeunhommedepaille.Sasecrétaireparticulière,SophieMagarinos,estsurtouttournéeversl'Amériquelatineetsessympathiesàl'égarddesTupamaros.Vousavezraison.

— Mon colonel, j'aimerais aborder avec vous un problème qui metracasse. Lucien Bitterlin a des liens avec des membres de la DGSE et dessourcesduservicederecherche.

Josephme regarde avecdes yeuxpétillants demalice.Bien sûr qu'il lesait,maisilestcurieuxdesavoircequejesais.

—Qu'avez-voustrouvé?—D'abordetpourmoileplusimportant,legénéralPierreRondot,ancien

de«R1», leServiceactiond'autrefois,du tempsduSDECE; ilappartientaubureau de l'ASFA et signe les pétitions. On y trouve également son filsPhilippe25.

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LecolonelFourrierreprendlaparole.—Ah,leshistoiresRondot.Vousavezdûtrouverlesnombreuxarticles

dePierreRondotsurlemondearabe.—Oui,moncolonel.—Mais,voussavez,Bitterlinabiend'autres liensavec leService ;ses

amisapprochentdesofficierstraitants…Lemondeàl'envers.Enplus,jenesaispassivousavezvuça,c'estunamiduvice-présidentdesamitiésbelgo-arabes,Jean Wolf, également rédacteur en chef et éditeur de Remarques arabo-africaines,l'équivalentdeFrancePaysarabes.C'estunesourceduservicedontle pseudo est Barbotin. Ça vous dit quelque chose, un ami de MichelLambinet26,notrecherLambinetdontJoPuillecouveledossierquevousavezvuetcommencéàétudier.

Je suis encore loin d'avoir la connaissance des affaires d'un Joseph oud'unHubert.

—Etpuis,Siramy,vousmarchezsurdesœufs.LucienBitterlin,depuisles années 60, est en excellents termes avec des membres de la police. Il acommencédanslecadredelaluttecontrel'OAS.En1979,ilprésenteuncertainGuillemot de la préfecture de Police à Majid Zeghour, membre possible desservices algériens. En 1981, il rencontre à son domicile JacquesOliveiro, desrenseignements généraux de la préfecture de Police, les RGPP. Le mêmeOliveirofréquenteégalementlerévérendpèreBarth,unautremembreimportantdel'ASFA…

Je regarde machinalement ma montre. Il est 11 heures. Le colonelFourrierselèveetmelanceungrandsourireamical.

— Il faut que j'aille travailler. Merci de ce bon moment. Continuezcommeça.Avecçavouspourrezfaireunebonnefichepourledirecteurgénéral.J'ajouteraiunmotpourexpliquerquevousêtesunjeunerédacteur.

Je réussis à rédiger la fiche en un mois. Bon nombre de preuvescontenuesdansces lourdsdossiersontdisparudepuis.Les relevésdesécoutestéléphoniquessontdésormaisdétruitsauboutdesixmois.Chaquecibleretrouvealorssavirginité.

17Àpartird'unnomdonné,ils'agitdevérifiersil'intéresséestconnuetquellessontlesréférencesdesdossiersquileconcernentauseindelaDGSE.L'informatiquen'avaitpasenvahileServiceettoutsefaisaitsurdepetitesfichescartonnéesécritesàlamain.

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18L'écrivainAlainRavennes,connucommeprochedes«gaullistesdegauche»,afréquentéRenéCapitantetRaymondAron.Ilestmorten1994.

19ConsidéréparleServicecommeunagentprosoviétique.20GeorgesGorse, cofondateur en 1968 duMIE, a étéministre dans les gouvernementsDebré, Pompidou etMessmer, comme

successivementsecrétaired'ÉtatauxAffairesétrangères,ministredelaCoopération,ministredel'InformationetministreduTravail,del'EmploietdelaPopulation.

21FilsdeCharlesPathé,Pierre-CharlesPathéaétécondamnéà5ansdeprison.22LeServiced'actioncivique,serviced'ordrecrééen1968auprofitdugénéraldeGaullepuisdesessuccesseurs,estdésormais

assimiléàunepoliceparallèledecoupstordus.23Auseindel'académieberbèreestrecrutéeuneoppositionkabyleaunouveauprésidentalgérien,oppositionquiseditdedroiteet

comporteensonseindesanciensdel'OASquiconstituerontlescommandosDeltaetCharlesMartel,connuspourlesattentatsqu'ilscommettronten1975etdanslesannéessuivantesenAlgérieetaussisurleterritoirefrançais.

24Ilfautsereplacerdansl'époque.Noussommesalorsenpleineguerrefroide.L'ennemirestel'URSSetl'objectifestclairement

défini:touslesmoyenssontmisenœuvrepourdénicherlesagentsdeMoscou.Cen'estpluslecasaudébutduXXIesiècle.Lesarchives ont savamment été rangées pour rester introuvables. On ne va quand même pas contrarier l'ami de la France, VladimirPoutine.Parailleurs,ilestimportantdepréciserqu'ils'agissaitjustedel'appréciationducolonelsurcettepersonnalité.

25Lirechapitre14.26Lirechapitreprécédent.

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5.Greenpeace,PierreJoxeetlachasseauxfuites

1er juillet1985.Unecurieuseagitation trouble la tranquillitéhabituelledubureau. Mon camarade rédacteur Didier V. reçoit sans discontinuer depuisquinze jours, beaucoup plus qu'avant. Des opérationnels vont et viennent. Jedevine, à leur assurance physique et leur carruremusclée, qu'il s'agit d'agentsdédiésauterrain.Jenesuispas–encore–aucourantdel'opérationdelaBoîtedénommée Satanic, dont le but consiste à mettre un terme à la campagnequ'envisageGreenpeacecontre lesessaisnucléaires français.Mais, trèsvite, jecomprendsquel'organisationécologiqueestaucœurdesconversationstenuesàvoixbasse.Greenpeaceestunobjectifde laDGSE.Didierprésentesesfiches,sessynthèses,desdossiers.Jesaisaussiqu'ilvoitrégulièrementJosephFourrier,qui écoute avec gourmandise ses commentaires. Tout laisse à penser que lessoldats d'une écologie active tendent à s'apparenter aux compagnonsdes organisations de masse. Bon nombre en sont membres et prennent leursordresàMoscousansvraimentlesavoir.Greenpeaceneposepasleproblèmedunucléaire soviétique ou américain, en revanche celui de la France semble aucœurdesesseulespréoccupations.C'estainsiqueleServiceanalysesesprisesdeposition.

Lesplushautesautoritésdel'Étatn'acceptentguèrecettesituation,d'autantplusquedesessaisdoiventavoir lieuprochainement.Lebruitcourten interneque le commandant des forces des îles pacifiques fait pression sur l'amiralLacoste,ledirecteurgénéraldelaDGSE,pourqu'ilfasseintervenirsestroupesdechoc,end'autresmots,leServiceaction.Lecroireseraitbienmalconnaîtrelefonctionnement des services secrets. Le copinage entre officiers généraux nepeut suffire à déclencher une opération secrète, surtout celle qui se prépare àl'autre bout de la planète, en Nouvelle-Zélande : le sabordage d'un navire de

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Greenpeaceamarrédansleportd'Auckland.Enl'espèce,Satanicneresterapassecrètelongtemps.

DesconséquencesencascadeLe10juillet1985,si lafacedumondenechangepas, laDGSEvaêtre

bouleverséeetmettredesannées,pournepasdiredesdécennies,às'enremettre,en espérant qu'elle s'en remette un jour. Elle n'en prend pas le chemin. J'aitoujoursconnu laBoîtehantéepar le fantômedeGreenpeace, lesdirecteursserefusantàengageruneopérationsanspenseràcettesaleaffaire,quileurinterdittoutehardiesse.Ilssevoientdéjàlatêtesurlebillot,décapitéscommelefutledirecteurgénéral de l'époque, l'amiralLacoste.En fait, l'affaireGreenpeace enelle-mêmeresterelativementmarginaledanssonampleur,mêmesielleacoûtéla vie d'un homme.LaDGSE amené des opérations bien plus spectaculaires.Non, ce sont ses conséquences en cascade qui détruiront le Service27. Lemotn'estpastropfort…Finieslesopérationsdélicates,lescoupsosés,lesmontagessubtils. Peu de temps après l'affaire, la base d'entraînement des nageurs decombat,installéeàAspretto,enCorse,seradéfinitivementfermée.Lesnageurss'entraînentdésormaisàKelern,enBretagne.L'ambiancen'yestplus,mêmesicertainestraditionsrestentvivaces,notammentcellesempruntéesàlaMarine–lasalleàmangerestunCarré,avecsesrègles,commesurunbateau.Ilfautdireque les liens sont étroits entre le Service action et le commando Hubert, lesnageursdecombatdelaMarinenationale.

Au-delàdecechangementdelocaux,ilyalechangementdelamissionduService.Unseulexemple:finil'usagedesvrais-fauxpapiers!Plusquestiond'enfourniràdesagentsenmissionouàdes«amis»,commedansl'affaireYvesChalier,mouilléen1986dansuneaffairepolitico-financièredésastreusepourlepouvoir, à qui un« vrai-faux» passeport de laDGSE fut remis pour l'aider àprendre la fuite au Brésil. Le remarquable ingénieur et ses trois assistants enchargeàlaBoîtedudomainedes«faux»poursuiventbiensûrleursactivités.Ilscontinuent,occasionnellement,àfabriquerdupapierfiligrané.Onnesaitjamais,aucasoù…Ilstravaillentparailleursàétudierlesdocumentsofficielstunisiens,jordaniensouautres.Quantàl'imprimeurspécialistedesencres,indispensableàlafabricationd'unvrai-fauxdocument, ilest toujoursmembredelaBoîte.Cestechniciensdehautvolpeuventéventuellementexercerleurstalentslejouroùils'agitdedoterd'unefausseidentitéunesourcequelaDGSEadécidéd'exfiltrerd'unpaysétranger.C'estrarissime,maiscelaarrive.RestequelaDGSEaperdulàunpeudesonâme.

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Eninterne,larumeurd'uneopération«maison»Depuis l'affaireGreenpeace, la confianceadisparu.Pasunpolitiquene

joueradésormaissaplacepouruneactiondecettenature.Biensûr,depuis,ilyauradesaccidents,maisilsseronttoujoursdelaseuleresponsabilitédudirecteurgénéraletcertainementpasdecelled'unmembredel'exécutif.Àtitred'exemple,rappelonsseulement lesous-officierblesséen2008 lorsd'uneopérationcontreles pirates somaliens. Aucun ministre, y compris et notamment celui de laDéfense,neverseraunelarmesurl'actiondeceprofessionnel.Aprèstout,dit-onau gouvernement, il ne s'agit pas d'opérations clandestines, mais d'actionsmilitaires.

LeSA–Serviceaction–estcertainementlaplusgrandevictimedecetteopérationmanquée,exceptélamortmalheureuseetimprévueduphotographedeGreenpeace, Fernando Pereira. Le modus operandi a été globalement bienétudié.Unemined'avertissement–defaiblepuissance–poureffrayerl'équipageetluipermettredequitterlebateau,puisuneautre,defortechargecettefois-ci,placée au niveau de l'arbre d'hélice et des moteurs. Le photographe joue demalchance.Ilestretournédanssacabinepourrécupérersonmatérielphoto.Ladeuxièmechargeexplose. Ily laisse lavie.Lecasnonconforme, imprévisiblequi,enfait,donnerasoncaractèredramatiqueàl'affaireetquiconduiralefauxcouple Turenge, de leur vrai nom le commandantMafart et sa pseudo-épouselecapitaineDominiquePrieur,àêtreaccusésdemeurtre.

Le10juillet,jesuisencoreloind'avoirlereculnécessairesurl'opérationSatanic.J'apprendsparlaradioqueleRainbowWarrioraétécoulédansleportd'Auckland.Dèslelendemain,lebruitcourtdanstoutelaBoîtequ'ils'agitd'uneopération maison – en l'occurrence du Service action. La cafétéria, lieustratégique de tous les potins, seul lieu non cloisonné de la DGSE, est enébullition.Mêmesi lesgroupesrestententreeux, tout lemondes'yretrouveetd'unetableàl'autreonpeutentendrelesdétailsd'uneopérationoulesdernièrescritiquessurlahiérarchie…CommedansuneentrepriseonparvientàensavoirbienplussurlefonctionnementduServiceàlacafètequeparlacommunicationinterneofficielledelaBoîte,inexistanted'ailleurs.C'estlàquej'apprendsquelaDGSEavaitinfiltréunagentdansl'équipage.Évidemmentjetilte.J'aicroisélafemmeenquestiondanslescouloirsdusecteur.Cen'estpaslapremièrefoisqueleSAs'enprendàGreenpeace.

Letempssembles'affoler.LessoupçonsdesNéo-Zélandaisseportentdeplus enplus surune actiondes services secrets français.Le surintendantAlan

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Galbraith,chefdelaCriminalInvestigationBranchd'Auckland,apprendquelesdeux « époux », soi-disant en voyage de noces enNouvelle-Zélande en pleinhiver,nes'appellentpasTurengeetdisposentdefauxpasseportssuisses.

TraquerlessourcesdesjournalistesC'estbienlaBoîtequiestdanslecoupetl'affairedevientpubliqueaprès

lespremièresrévélationsdelapresse.Satanic–lesmédiasneconnaissentpaslenomdecodedel'opération–occupelaFranceentière,dusommetdel'Étatauxconversationsdebistro.Onentendtout;certainssegaussentduratédelaBoîte,d'autressontaffligés,d'autresencoresedemandentcequisecachederrièrecetteaffairequifaitcoulertantd'encre.Lesjournalistess'endonnentàcœurjoie.Mevoilà en plein dans mon domaine de prédilection. Je suis missionné pourdébusquer les sourcesde lapresse.Bonnombred'entreelles sontmembresduServiceouretraités.Cesderniersonttousunavisetsontravisqu'onlesécoute.Les quotidiens comme les hebdomadaires se laissent aller. Rien n'estfranchementfaux,rienn'estfranchementvrainonplus.Onrestedansunfactuelflou.MaislaDGSEnesupportepaslesfuites.

Lechefdesection,Pierre-MarieY.,melaisseunepaixroyale.L'ensembledelasectionestbloquésurl'affairemaisj'échappeauxséancesdejusdecrânequioccupentlesjournées.JosephFourrier,lechefdusecteurK,lui,estenfermédanssonbureauavecAlainBorrasqui,entantqu'anciennageurdecombat,enconnaît un peu plus que nous tous sur l'opération Satanic et sait parfaitementqu'une troisième équipe a été engagée dans l'action. C'est elle qui a vraimentposéleschargessurleRainbowWarrior,maislapressenel'apasencoreappris.

Je démarre mes recherches sur les quelques journalistes qui couvrentabondamment l'affaire. Peu d'éléments ressortent des archives, le plus souventdesinformationssurleursparents,riendesignificatif.C'estlecas,parexemple,pour Edwy Plenel, duMonde, et son père Alain. La DGSE conserve dans samémoiredepapierlaparticipationdufilsetdupèreàdesmanifestationsetdescongrèsd'extrêmegauche.Voilàcequem'indiquentmesarchives.Unefichedu27décembre1985réunit lesquelquesélémentsdesactivitésmilitantesdupèrede Plenel. Son fils Edwy restera longtemps la bête noire de la Boîte. Il oserévéler, le 17 septembre 1985, l'existence de la fameuse troisième équipeenvoyée par laDGSE pour saborder le RainbowWarrior alors que la versionofficielle de la France assure que les époux Turenge comme l'équipage del'Ouvéa n'ont été expédiés à Auckland que pour des opérations de simple

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renseignement. Évoquer une troisième équipe et le recours à des nageurs decombat, c'est reconnaître le dynamitage du Rainbow Warrior, l'assassinat dePereira,lafautedelaFrance.

Immédiatement la gorge profonde est traquée au sein duService. L'enquête officielle est conduite par la DPSD, la Direction de laprotectionetdelasécuritédeladéfense,anciennementlaSécuritémilitaire.Demon côté j'emploie tous lesmoyens d'investigations àmadisposition, sauf lesécoutes,dumoinsàmonniveau.Desinterceptionssurlapresseontpeut-êtreétéordonnéespard'autres.Surtout,nombredemembresduServiceontquantàeuxétémis sur écoutes par le Service de sécurité de laBoîte et laDPSD afin dedéterminers'ilssontencontactaveclapresse.Ilyaaussilessourceshumaines,le plus souvent des journalistes qui bavardent sur leurs confrères. Souvent enrelation avec la Boîte depuis de nombreuses années, ils imaginent qu'unecomplicité s'est établie avec leur officier traitant, ce qui donne des comptesrendusdétaillésetricheseninformation.

UncoloneldelaDGSEauxarrêtsDans les jours qui suivent les révélations duMonde, le colonel Joseph

Fourrier et Alain Borras sont interrogés. Joseph ne dira rien. Les chargesretenuescontrelui,sansqu'onsachelesquelles,sontgraves:ellesleconduirontdansunecelluledu fortdeVincennespendant troismois.La seulechosequ'ildemandera sera que sa Légion d'honneur soit placée sur la porte de sa geôle,comme le droitmilitaire l'y autorise. Il ne reviendra jamais au Service,AlainBorras nonplus.Unedirective est donnée aupersonnel : « Interdictionde lesrencontreràl'extérieurduService.»Borrasserainculpéavecd'autresmilitairesle26 septembre1985pouravoir livrédes informationsà lapresse, accusationdont il sera finalement blanchi. Après qu'une photo de lui, figurant à visagedécouvert avec d'autres nageurs de combat, fut publiée dans Paris Match,laissantcroirequ'ilauraitpuparticiperàl'élaborationd'unlivre28surl'affaire,lecapitaineBorrasattaqueralejournaletobtiendraunecondamnationpouratteinteaudroitàl'image.

J'attends la sortie de prison du colonel Fourrier. Il est affecté à l'Écolemilitairedansunbureau.Aprèsl'humiliationdesarrêts,l'humiliationduposte:un placard. Contrairement aux ordres, j'ai trouvé un moyen détourné pourjoindreenfinJoseph.Jenelivreraipasicidedétails.Nousconvenonsd'unedateet d'une heure pour nous retrouver dans le métro parisien. 9 heures, station

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Mairie-des-Lilas,oùilyapeudechancedecroiserunrédacteurduService.— Vous avez pris des risques, Siramy, je suis un personnage non

fréquentable,vouslesavez.—Oui,moncolonel,maislerisqueestcalculé.Etpuisvousn'avezpas

finimaformation.—Pourça,ilyatoujoursHubertetjecrois,neserait-cequeparlefaitde

vousvoir,qu'elleestpresqueterminée.—Alorsquellessontlesnouvelles?—Tout le secteur défile dans le bureau du chef du Service de contre-

espionnagepourexprimersafidélité.JeanMoreaulesreçoitàbrasouverts.JeanMoreauestunofficiersupérieursympathique,pleind'enthousiasme,

petit etmusclé comme lesparachutistes, armeà laquelle il appartient,mais cen'estpasunamideJosephFourrier.L'intelligencecontrelemuscle.Silaformuleest bien évidemment un raccourci, elle décrit pourtant ce qui sépare les deuxhommes. Les membres du secteur se voient promettre monts et merveilles,notamment des départs en poste à l'étranger, et balancent ce qu'ils savent oumêmecequ'ilsnesaventpas.LamajeurepartierestefidèleàJosephetluifaitpartdesonopposition.Maiscertains lui fontdéfaut.J'aigardéenmémoire lesnomsdeceuxquisontalléstrahirFourrieraupremierétageoùsiègelechefCE.Les citer ici ne servirait à rien, ils se reconnaîtront naturellement et seremémorerontcetinstantdelâcheté,euxquisedisaientapparteniràlabandeàJoseph…

—Vousavezquandmêmeunsacréculot.Moi,jenepeuxrienpourvous,Siramy,aucontrairej'aideschosesàvousdemander.

—Jevousécoute,moncolonel.— Il faut approcher Alain Borras, notre nageur de combat qui n'a pas

trouvémeilleureidéequedeprendreuneavocateprocheduMossad29.C'estunimbécile.N'empêche,ilestpersuadéquec'estChantalT.,votreassistante,quiabalancé l'affaire et nous a envoyés au trou. Il veut sa peau.Vous saurez vousdébrouiller,vousêtessuffisammentdiplomate.

—Bien, je ne vois pas trop comment faire,mais je trouverai. Il habitetoujoursdanslesancienslocauxdelagendarmerie,prèsdelaBoîte?

—Oui,oui.—Etaufait,moncolonel,c'estquoiexactementl'affaireGreenpeace?—UnedéstabilisationmajeureduService.Jenecroispasàuneactionde

servicesspéciauxétrangers,mêmesion trouvede-cide-làdescompagnonsderoute, desmembres d'organisations demasse proches de l'URSS.Ce n'est pas

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significatif.Enrevanche,oncroisesouventdanscedossierdeshommesdontleseulobjectifestdedétruirelaBoîte…parvengeance.L'artdemontrerqu'onestnulpourmeneruneopération. Jen'aipasbesoindevousdire l'impact surnoshomologuesétrangers.Ilsdoiventbienrireet,àleursyeux,nousneseronspluscrédibles.

UneenquêteparallèleauseindelaBoîteYa-t-ileudéstabilisationdelaDGSEaprèsleRainbowWarrior,comme

le suggère le colonel Fourrier ? Après tout, Satanic était d'emblée destinée àrater. La liste des boulettes commises est impressionnante. Les faux épouxTurengepassentleurpseudo-lunedemiel…enpleinhiveraustral.Lesmarinsdel'Ouvéafontlafêtedansunepizzeriad'Aucklandlaveilledel'opération.Etainside suite. Absence de professionnalisme et de savoir-faire, directives malbouclées, tous les qualificatifs sont bons pour exprimer ce ratagemonumentalqui a coûté une fortune à la France. Une seule chose est sûre, le directeurgénéral, l'amiral Lacoste, n'était pas convaincu par cette opération et avaittoujoursprivilégiéuneformuleplusdoucequiauraitnotammentconsisté,sielleavait été retenue, à polluer le gasoil du RainbowWarrior pour l'empêcher deprendrelelarge.Lacosteasimplementexécutélesordresquiluiontétédonnésparleplushautpersonnagedel'État,FrançoisMitterrand.

—Moncolonel,commentfairepourleprouver?—Vousn'yarriverezpas.Cemondeestglauque,composéderéseauxet

pas seulement ceux de Foccart qui sont vieillissants. Non, vous ne trouverezjamaislaréponseàvosquestions.Vousdevinerezdesgensmalveillants,çaoui.Vous verrez qu'ils ont joué un rôle obscur. L'objectif est toujours le même,déstabiliserleService.D'unecertainemanièrec'estunpeul'affaireBenBarkaenplusmoderne.

Jesaisismalcettedernièreformule.Lecolonelparleendemi-teinte,parallusion,avecdesmotsflous.

—Jevouscomprendsmal,vousvoulezdirequec'estlaBoîteelle-mêmequiacommisceratage.

—Oui,c'estcequejepense,unréseaucontreunautreetlesouhaitqueledirecteurgénéralsoitviré.L'amiral[Lacoste,leDG]comprenddeschoses,ilnefautpaslenégliger.Onestdepuisdeslustresrestédansunelogiquedeclans.

Avecunebonnedemi-heurederetardcematin-là,j'arriveaubureau.Mespetits camarades du secteur se perdent toujours en conjectures sur l'affaire. Je

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vois arriver Jean-BernardB., qui deviendra plus tard un haut fonctionnaire. Ilfait,auprofitduchefduServiceactiondit-il,uneenquêtesurlesjournalistesquisesontmontréslespluspugnacessurGreenpeace.Ilarendez-vousavecDidierV., son camarade de Sciences Po Paris avec lequel il partage des opinionsradicales de militant à l'UNI, ce syndicat d'étudiants dont la proximité avecl'extrêmedroiteestnotoire.Didiermeleprésente.

— Jean-Bernard, je te présente Pierre, il pourra te donner toutes lesinformationsquetucherchessurtesjournalistes.

—Quevoulez-voussavoir?—Tout,medit-ild'unairsupérieur.Ilmeprésenteunepetitelistedenoms.Parmieux,EdwyPlenel(alorsau

Monde), Bernard Veillet-Lavallée, Georges Marion (du Canard enchaîné),Jacques-MarieBourget (VSD),ClaudeAngeli (LeCanard enchaîné), KathleenEvin (LeNouvelObservateur), Jacques-Marie Bourget encore et son possiblepseudonymeAndréLageau;auFigaro,ils'intéresseàJeanBothoreletàJean-CharlesReix.IlometbiensûrdecettelistePascalKropetRogerFaligot,dontlesentréesauServicesontconnues.IlchercheaussidesliensaveclaLCRetlaCGT.Legrandcomplot!Jean-BernardB.veutégalementdesinformationssurdesorganesdepresse,leJournalduDimanche,VSDetL'ÉvénementduJeudi,ainsi que sur les grands groupes de presse et leur financement. Un travail detitan.Sijevoisoùilveutenveniraveclaplupartdesnomscités,jesuissurprisde découvrir dans la liste celui deVeillet-Lavallée, quime semble totalementétranger à l'affaire Greenpeace. De mémoire, je le situe à la rédaction deNouvelle Solidarité, l'organe de presse du Parti ouvrier européen, devenuSolidaritéetProgrès,unepetiteorganisationpolitiquefrançaiselimitesectaire.

Lecanond'un11/43surleventreJe ne suis pas enthousiaste face à cette demande. En fait, je suis de

mauvaise humeur ce jour-là et l'air hautain de mon interlocuteur ne me plaîtguère ; de plus il semble cacher quelque chose. J'apprendrai plus tard qu'il setarguedebienconnaître legénéralRondotetqu'il estmembre, comme lui,del'Association de Solidarité franco-arabe, l'ASFA. Après quelques questionsj'apprendsqu'iln'estpasmandatéparlechefduSAcommeill'avaitdit.Maisparquialors?Mystère.Encoreunqui jouepoursonproprecompteoupourceluid'un clan…Une fois qu'il a quittémon bureau, j'engage quelques recherches,sansgrandrésultathormisdesbricolessansintérêt.Jelaisserailademandesans

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suite.Personnenem'ajamaisrelancé…En fin d'après-midi, je me rends dans le bureau de mon assistante,

ChantalT.,etluiracontemonentrevueavecJoseph.J'aiunegrandeconfianceenelleetjesaisqu'elleneserapasbavarde.Ellen'estpastrèsenthousiastedevantmapropositionquiconsisteàrendrevisiteàAlainBorraslelendemainmidi.Ilfaut lever le quiproquo : non, mon assistante n'a pas fait fuiter des élémentscompromettantssurSatanicetsurlaDGSE.J'arriveàlaconvaincre.Tantmieux,unpremiercapdefranchi.Leplusdurresteàfaire:conduirel'anciennageurdecombatàadmettrequeChantaln'estpourriendanssesdéboires.

Jeme souviendrai longtemps de cette visite secrète.Nous voilà devantcette ancienne casernedegendarmerie, transformée en logementsdestinés auxfonctionnairesduService.Nousgrimponslesdeuxétageset,entouteinnocence,j'appuiesurlasonnette.J'entendsdespasetdevinequequelqu'unregardedansl'œilleton.Laporte s'ouvreetmevoilàbraquépar lecanond'unpistolet11/43directementposésurleventre.Jesursautedevantcetaccueil.Ilyadequoi.

—SalutAlain,jeviensdelapartdeJoseph.IlveutquetudiscutesavecChantal.

—Oùest-elle?Jeneveuxpaslavoir.—Elleestlà,c'esttroptard,ilfautquevousparliezensemble.AlainBorrasaunbonfond.Ilbaissesonarmedontlecrandesûretéavait

été enlevé. Je me dis que je l'ai échappé belle. Chantal et moi entrons dansl'appartementjolimentdécoré.

—Heureusementquec'estJosephquivousenvoie…Ilrestecourtoisetnousinviteàpasserausalon.Alainesttoujoursplusou

moins convaincu que Chantal l'a balancé à la DPSD. J'arrive peu à peu à leconvaincrequec'estfaux.LepersonnelduSecteurCE.KdelaBoîteavaittroplongtemps travaillé surGreenpeacepour nepas faire l'objet d'une surveillancesuite aux révélations de la presse. Il admet mes explications et nous parlelonguement des équipes et du montage un peu « artistique » de l'opérationSatanic;évidemment,ilnousconfirmel'existencedelatroisièmeéquipe.Onsequittebonsamis,presquecommeautrefois.Rassurés,ChantaletmoirentronsàlaBoîte.Heureusement que nous n'avions pas traîné trop longtemps.Dès quej'entredansmonbureau,j'apprendsquelechefduServicedecontre-espionnagem'attend avec impatience. Sur le moment, je me demande s'il n'a pas euconnaissancedemarencontreavecBorras.

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EnquêtesurlafamilleJoxeAu secrétariat du chef CE, la secrétaire me fait patienter quelques

minutes, le temps de prévenir le colonel Moreau. La porte s'ouvre quasiimmédiatement.Ilmeprendparlesépaules.

—Écoute,chef,j'aiuntravailparticulieràtedemander.Il a l'habitude d'appeler tous les rédacteurs « chef » et de tutoyer

l'ensembledupersonnel.— Je vais être rapide. Ilme faut une biographie de la famille Joxe, le

père,lesfrères,tous.PierreJoxe30afaitassezdemalàlaBoîte,tucomprends?Aufond,c'estsonministèrequiadénoncénoséquipesauxNéo-Zélandaisetquiaconduitàl'emprisonnementdeMafartetPrieur.

—Bien,moncolonel,jevaisvoircequenousavonsenarchives.Drôlededemande.Onm'ordonnede rédigerun rapport surunministre

du gouvernement, rien que ça. La DGSE cherche à se venger du fait quel'Intérieuratransmisauxservicesnéo-zélandaislenumérodetéléphoned'alertetrouvésurlesTurenge,correspondantenfaitauxcoordonnéestéléphoniquesdelaBoîte. Je retourneàmonbureauetme lancedans les recherchesd'usage. Jefouille les cartons d'archives. Pas de quoi s'alarmer : les notes de la Boîtesignalent les liens dePierre etAlain Joxe avec lesmouvements gauchistes, etalors?Pasdecollusionaveclesservicesdespaysdel'Estoul'URSS,saufpeut-êtrepourlepère,Louis,quiaétéambassadeuràMoscouen1953etAlain,sonfils,lefrèredePierre,quiafréquentéavecassiduitédeslieuxderencontresdemembreséminentsdesorganisationsdemasse.Selonlesdocuments,«en1967,PierreJoxeparticipeàuneréuniondugroupePugwash[unmouvementpourlapaix] sur la sécuritéenEurope.En1968, il assisteàuneconférenceorganiséeparl'Institutinternationaldelapaix»,unorganismeorientéàl'Est…

Riend'alarmant.JerédigequandmêmeunefichebiosurlesJoxeetjeladéposeausecrétariatduchefCE.Missionaccomplie.Jenesuispastrèsfierdemon travail, du mauvaisWho's who dont la lecture pourrait conduire à desamalgames.Jemerassureenpensantquejen'auraiqu'unseullecteur,lechefdeservice.Cederniersaurafairelapartdeschoses.

Le 16 novembre 1985, Le Figaro magazine publie un article intitulésobrement « la Saga des Joxe : encore plus à l'Est qu'à gauche », signé dujournalisteJeanLouisRemilleux.Lesurtitrenefaitpasdansladentelle:«Cequilesunit:unfortpenchantpourMoscouetdesliaisonsdangereusesaveclesguérillasmarxistes.»J'yretrouvetoutoupartiedesfichesquej'avaisremisesàlasecrétairedeJeanMoreau.Étonnant…Entoutcas,aucundoute–etcelame

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seraconfirméplus tard–JeanMoreauaremismesnotes.Lejournalisteaprissoin, dans son article, de sourcer les « services dits secrets de la placeBeauvau»,histoiredemasquerl'originedesinformationsdontilabénéficiédelapartdelaDGSE.

Greenpeace devient rapidement une vaste et magistrale affaire depolitiqueintérieureàlaquellelapresseaétéassociéesanslevouloirvraiment,etsansenêtreàl'origine.

27L'aveuduPremierministre,LaurentFabius,quipardesmotstimidesreconnaîtquelaDGSEestbiencoupabledel'affaire,ladémissionduministredelaDéfense,CharlesHernu,lelimogeagedel'amiralLacoste,ledirecteurgénéraldelaDGSE,sansparlerdesacteursdirectsdel'opérationquiseverrontattribuerdenouvellesaffectations,etrarementdespromotions.

28PatrickAmoryduMorneVert,MissionOxygène,1987,éditionsFilipacchi.29Servicesspéciauxisraéliens.30Alorsministredel'Intérieur.

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6.DulcieSeptember,uncrimeimpunienpleinParis

Mardi29mars1988.Unefiguredelarésistanceàl'apartheidenAfriqueduSudestassassinéeenpleinParis.Abattuedecinqcoupsde feu tirésenpleinetêteàl'aided'unsilencieux,DulcieSeptembertombeaupetitmatin,danslacourde l'immeuble abritant les locauxduCongrèsnational africain, l'ANC,28, ruedes Petites-Écuries. Elle était chargée de gérer les fonds versés au parti deNelsonMandela,sonchefhistoriqueetfuturprésidentsud-africain,etàlaluttecontrel'apartheid.

L'assassinataeulieusurlesolfrançaisetlesautoritésn'aimentpasça.Dèslelendemain,lapresses'emparedel'affaireetévoquedifférentespistes.DulcieSeptemberenquêtaitsurun traficd'armes31 entreParisetPretoria,assurent lesjournaux. Rapidement, la thèse d'un assassinat mené par les services derenseignements de Pretoria prend de l'ampleur. Celle qui fait officed'ambassadricedel'ANCn'estplus,à l'époque,enodeurdesaintetéauseindesongroupe:cettefiguredumouvementestmêmesoupçonnéededétournementd'argent.Ducoupl'hypothèsed'unrèglementdecomptesinternefaitégalementsonchemin…cequiarrangeraitbienlesaffairesdelaFrancequi,seloncequesuggère la presse à demi-mot, aurait aidé les Sud-Africains à commettre lecrime. Des soupçons qui font frémir dans les services d'État, craignant dedécouvrirqu'unecellulesecrètenichéedansuneadministrationdel'Intérieuroude la Défense aurait pu tremper dans cette sale affaire. Le général FrançoisMermet,directeurgénéralduService,prendcontactaveclepremiersecrétairedel'Ambassade d'Afrique duSud àParis.Ce dernier, unmilitaire haut gradé, estl'hommedurenseignementdePretoriaenFrance.Mermetleprévient:

—C'estinadmissible.Réglezvoscompteschezvous!—Leschosesévoluentlentement.Noussubissonsdesluttesdeclans…

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LepouvoiràPretoriaesteneffettraversédecourantscontrairesquifreinentleprocessusd'ouverture.

LeServiceluiaussimobiliséL'AfriqueduSudestaubandesnationset,avecParis,Pretoria joueun

drôledejeu.Ilyaeul'affaireAlbertini,dunomdecejeunecoopérantfrançaisarrêtélà-baspouravoirrefusédetémoigneràchargecontrecinqNoirsprochesde l'ANC, soupçonnés d'un soi-disant « complot terroriste » par les Sud-Africains.Les relationsentre lesdeuxpays,aprèsunsérieuxcoupde froid, sesontnéanmoinsréchauffées:desnégociationssecrètesontaboutiàlalibérationde Pierre-André Albertini. À l'Élysée, FrançoisMitterrand, tout en dénonçantpubliquementlerégimed'apartheid(ilrefuseen1987leslettresdecréancesdunouvelambassadeursud-africain),appréciecedénouement.

Bref,touslesservicesdepolicesontsurlesdents.Àparierque,danslesjoursàvenir,lechefducontre-espionnagemedemanderadegratterpourvoirsinousn'aurionspasdanslesarchivesduServicequelquechosed'intéressantsurDulcieSeptember.Biensûr,onestendehorsdenosgrandesetnoblesmissions,maiscetassassinatesttellementpolitiquequelesservicessecretssonteuxaussiengagésdanslarecherchedesassassins.

Dansl'après-midimêmedecemardi29mars,commeprévulechefCEmeconvoque.J'attendsdepuislematincette«invitation»dontjeconnaisdéjàl'objet.Jedescendsquatreàquatre.Iln'yapasdetempsàperdre.Lafichequimeseracommandéeneserapaspourdemain,maispourhier…

La secrétaire du chef du contre-espionnage m'annonce que le patronm'attend immédiatement et me reproche mon retard. Elle a l'air courroucécommesielleavait endossé lecostumeducolonel,derniercommandantd'uneharka à cheval avec un cure-dent coincé entre deux incisives. Je frappe à laporte,unvaguemot faitéchoquidoitmedired'entrer.De toute façon, jesuisdéjàdanslapièce.

—Alors,Siramy,onprenddubontemps…— Non, mon colonel, je recherchais de la documentation sur Dulcie

September.—Vousavezraison.Ilmefautunebiographieimaginativepourcesoir,

même si on n'est pas particulièrement compétent dans le domaine, on ne saitjamais, on peut dénicher des choses étonnantes. Vous voyez ce que je veuxdire…

Le chef du contre-espionnageme fait part de sa crainte de trouver desFrançaisdans l'équipequiaassassinéDulcieSeptember. Je remontedansmon

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bureau me plonger dans les quelques dossiers d'archives du secteur que j'aitrouvés. Rien de bien particulier, des articles de presse, des liens avec lesmouvementscommunistesinternationaux.J'effectuelescriblageshabituels,sansrésultat.Jerédigeunenoteblanche,c'est-à-diresansen-têteetcomportantjustele numéro d'ordre du contre-espionnage, sur la responsable de l'ANC à Paris.Élémentsd'identitéetrelationspolitiquesfrançaisesvoisinentavecundescriptifdes difficultés avec des membres de son équipe. Je passe sous silence sesproblèmesfinanciers,lasourcedecetteinformationn'estpassûre.Jen'écrispasnon plus que son camarade de lutte, Godfrey Motsepe, a fait l'objet d'unetentative d'assassinat le mois précédent à Bruxelles. Il dirigeait l'antenne deBelgiquedel'ANC.Iln'yapasderelationévidenteentrelesdeuxévénementsmêmesij'ail'intimeconvictionqu'ilpourraityenavoirune.L'armeemployée,lemodusoperandi,l'environnementpolitique,brefuneséried'élémentsplaidentpour une opération groupée. Rien de probant pourtant, mais il me fautquestionner ma source belge, Claude M.32… Impossible que celui qui se dit«journalisted'investigation»n'aitpassuivil'affaire.

EtsidesanciensdelaDGSEétaientmouillés?Jetransmetsmaficheauchef.Ilneditrienmaispensecommemoi:nous

sommesvraiment creux sur le sujet. Je lui raconte l'histoireMotsepe et le faitquejeveuxinterrogerClaudeM.surlesujet.Nousmarchonssurdesœufs.Nonseulement il vautmieux éviter de créer de faux espoirs,mais en plus il s'agitd'éviter de nous embarquer sur une piste délicate qui pourraitmettre en caused'anciensmembresdelaBoîteetplusparticulièrementduServiceaction.Jesuistrès attentif à ceux qui, après des années de services loyaux dans ce serviced'élite, hommes implacables et rigoureux, sombrent dans le mercenariat. Uneoccupation évidemment plus rémunératrice mais qui leur permet surtout depoursuivrel'activitéanimantleurstripesauplusprofondd'eux-mêmesetdontlaBoîtesemoquesisouvent.Peut-être,àleurimage,suis-jeunmercenairequinetientdans sesmainsqu'uneplume? Je souhaitepourtantqu'elle soitunearmecapabledemontrerquelaDGSEestaussiunorganismecomposéd'hommesetde femmes convaincus du sens de l'État et pas seulement de petits carriéristesconfondantadministrationetservicessecrets.

Deretourdansmonbureau,jedévorel'ensembledescoupuresdepressesurDulcieSeptemberetsurMotsepe.Instinctivement, jesensqu'ilyaunlien.Mais toujours rien à rajouter dans mon rapport. Quant aux renseignements

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obtenus par notre représentation bruxelloise, ce ne sont que des articles dujournal Le Soir. On ne dispose même pas de la biographie de Motsepe.Affligeant.

Lelendemainmatin,j'appelleClaude.Nouscommuniquonssurunelignedédiée, un numéro de téléphone complètement démarqué de la Boîte, etconversonsentermessibyllins,grâceauxmotslesplusneutrespossibles.Enfin,toutestrelatif.

—SalutClaude,c'estPierre.—Salut,Pierre,qu'est-cequit'amène?—Tun'asriendenouveausurcequisepasse.—Ah,tuveuxparlerdel'histoireDulcie.—Oui,parexemple…—Riendespécial,nousavonsnotrehistoireaussiavecMotsepe.—Tuesoùlà?—ÀParis.—Ilfautqu'onessayedevoir.—Oui,lasemaineprochaine,jesuislibretouslesmidis.—Disons,mardiprochain,àl'endroithabituel.Jesuisdéçuparcerapideentretien.J'attendaisplus,unscoop,quisaitle

lienentre lesopérationsMotsepeetDulcieSeptember.Onverrabienmardiaudéjeuner. Ceci ne m'empêche pas de continuer à fouiller. La documentationouverte me laisse sur ma soif, la documentation fermée n'est guère plusfructueuse. J'ai pourtant lancé les archives centrales qui rassemblent tous lesdocumentsarrivantauService,saufceuxtouchantauxsourcesquisontclassésàpart. Je ne suis vraiment pas satisfait et grogne dans mon coin. Cette affairem'intrigue.

Le reste de la semaine est occupé à chercher dans tous les sens lamotivationprofondedecetassassinat.Règlementdecomptesauseindel'ANC?Lutte interne sur le territoire européen ?Coupdes services de renseignementssud-africains?Lesdifférentsservicesd'enquêtedesdifférentsministèrescommeleQuaid'Orsayetlapressetournentenrond…

Rendez-vousurgentDanslanuitduvendrediausamedi,letéléphoneréservéàmescontacts

semetàvibrerpuisàsonner.Jedécroche.—Allô,c'estClaude.

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—Bonjour,Claude,quelleheureest-il?—4heuresdumatin.—Qu'est-cequit'amèneàcetteheure-là?—Tum'asparléde choses l'autre jour. Il fautqu'on sevoie leplus tôt

possible.J'aidesélémentsquivontt'intéresser.Encoredanslesbrumesdusommeil,j'aidumalàrecollerlesmorceaux.

Serait-il en train d'évoquer Dulcie ? Je ne lui pose pas la question, toujoursprudent,ycomprisvis-à-visdemafemmequejenesouhaitepasassocieràcetteaffaire.

—Ondit12heures,l'autreendroit.—OK,àtoutàl'heure.Ilfauttoujoursavoiraumoinsdeuxoutroisendroitsdecontactpourdes

raisonsdesécurité.Onnesaitjamais.Onindiquetoujourssoitl'endroithabituel,l'autreendroitou,pour le troisième, l'endroitoùons'estdéjàrencontré.Petitesphrasescodéesmaisclaires.

Jemerendorsimmédiatement.Lematin,réveilà8heures.Noussommessamedi.Ilyabienlongtemps

que Claude ne m'a pas téléphoné en urgence. Après une bonne douche, jem'habilledécontracté.Avec lui, pasdeproblème,ondoit se retrouverdansunrestaurantchinoisducôtédeBelleville.À11heures,jequittel'appartement,latêtevidedetouteslesextrapolationsaccumuléesdepuistroisjours.Ilfautquejesoispleinementréceptif,mêmesi j'aidesdoutessur laqualitéde l'informationqu'ilvamedonner.

Aprèsunebonneheuredetransportsencommun–quej'aienhorreur–,jeretrouvemoncontact,déjàlà,cequiestrareaveclui,attabléauChinatown,en pleinBelleville.Àmon arrivée, il se lève commemonté sur ressort etmeserre lamain chaleureusement. Je connais sesgestes.S'il agit commeça, c'estqu'ilapeur.J'essayetoutdesuitedelerassurer.

—Allons,Claude,tum'asl'airbiennerveux…—On le serait àmoins…Hier soir, avecAntoniaSoton, une ancienne

d'Occident,quimedonnedes informations sur l'extrêmedroite, je suis allé aubarWashington,prèsdelaplacedel'Étoile.

—Tusorsavecelle?Les joues de Claude rosissent. Je crois qu'il aimerait bien, mais qu'il

n'arrivepasàconclure.—Non,non…Ellevoulaitmeprésentersesamis.—Ouietalors?

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— Alors, Pierre, j'ai rencontré deux types impliqués, l'un qui se ditl'assassindeDulcieSeptemberl'autrequiprétends'êtreattaquéàMotsepe.C'estun mercenaire, un franco-sud-africain, un certain Richard Rouget qui se faitappeler Sanders. Il avait déjà plusieurs bières à son actif et s'est vanté de sonactioncontreMotsepeetDulcie.

—Tuasd'autresinformationssurlui,commentest-il?

UnmercenairefrançaisencauseClaudemeledécrit,unathlèterouquin.Ilmedresseunrapideportraitde

l'intéressé. Étudiant à l'université d'Assas dans les années 1970, il monte vitedans l'organigrammedestructuresd'extrêmedroitecommelesyndicatétudiantGUD ou Occident. Rouget rejoint l'armée qu'il quitte en 1984 comme sous-lieutenant pour rejoindre aux Comores l'équipe de Bob Denard33, un ancienmilitaire de carrière devenu par la grâce des armes et des services l'un desprincipauxmercenaires en Afrique pendant quelques décennies. Aux côtés decelui qu'on a appelé le « chien de guerre », Richard Rouget prendra lepseudonymedeSanders.Ils'installeenAfriqueduSuden1987oùilreprésentedeux sociétés françaises, la Société Essor International Ingénierie et Europe-AfriqueExport,fondéespardeuxanciensdelabandeàDenardauxComores.

JetiensunpeuClaudesurlegrilafindebienévaluersonrenseignement.Je reformule plusieurs fois et sous des formesdifférentesmes questions.C'estcohérent. Il y a bien eu un commando sud-africain et l'intervention d'unmercenaired'origine française.Cela semble limpide.Dubéton.Le témoignagedemasourceestdepremièremain.

Nous sommes le samedi 2 avril. J'aurais pu tranquillement passer majournéeàlamaisonoum'accorderunelonguebaladeavecmonchien,maisilyaurgence.JedécidedepasserparlaCentraleetdetéléphonerauchefducontre-espionnage. Je dispose dans mon coffre d'un agenda comportant sa lignepersonnelle. J'arrive à laCentrale, je présentemonbadge, le gardem'ouvre laporte.Jesuisinscritsurlalistedeceuxquipeuventrentreràtouteheuredujouret de la nuit à la DGSE. À peine ai-je passé la sécurité et dit bonjour aupersonnel,jesuistoutsurprisdevoirlechefCE,AlainGeoffroy,deboutàcôtédesavoiture,moteur tournant.Sonair renfrognémontrequ'iln'estpas loindemeremonterlesbretelles.

—Siramy,vousétiezpasséoù?Onatéléphonépartout,chezvous,survotre lignedirecte. Impossibledevous joindre.Nous avonsune réunionplace

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BeauvauavecRobertPandraud34etleschefsdelapoliceetdesservices.IlyaleDGquidoitdéjànousattendre.

J'avaisraison,ilesttrèsremonté,maisjenecomprendspaspourquoiunpetitrédacteurcommemoiestinvitéaumilieudecetaréopage.D'autantquematenuedeweek-endn'estpasvraimentadaptéeàcetterencontre…

—Montez.L'ordreestdonnésèchementetilfaitdémarrerlavoituresurleschapeaux

deroue.—Mais,moncolonel,jenesuispashabillépourcegenrederéunion.—Oui,maisvousêtesleseulàconnaîtrel'affaireDulcieSeptemberqui

estentraindesetransformerenaffaired'État.—Justement,j'étaisavecClaude…Sefora[lepseudonymeattribuéparla

DGSEàlasourceClaudeM.].Ilvoulaitmedonnerdesdétailstrèsintéressants.

ApartéaveclegénéralMermetLechefCEm'écouteenmêmetempsqu'il rouleà tombeauouvertdans

les rues parisiennes, pour une fois peu fréquentées. Je me demande si nousarriveronsauministèredel'Intérieursansaccident.

— Il faut enparler augénéralMermet35 avant le début de la rencontreavectouslesgrandsflics.

Lespneuscrissent.J'ailesentimentquenousallonsdeplusenplusvitepour nous retrouver dans un embouteillage monstrueux place Beauvau. Lefonctionnairedegarde,quin'apasétéprévenudelatenued'uneréunion,refused'ouvrir la porte. Les véhicules de fonction, rutilants, sont à touche-touchedevant lesgrillesduministère.Leschauffeurssontbeaucouppluspatientsquelesautoritésqu'ilsconduisent.NousnousretrouvonsderrièrelavoitureduDG;quand la voie sera dégagée, il sera plus facile de l'approcher avant qu'il aillesaluerseshomologues.

Enfin,lalourdeporteenferforgés'ouvre.Lesvoituress'engouffrentsansrespecter l'ordrehiérarchique.LecolonelGeoffroysegare tantbienquemalàcôté de la Renault Safrane du général Mermet et jaillit de sa Laguna. Il seprécipiteversleDGetenquelquesmotsluilivrelesinformationsquejeluiaidonnées.Ilsetourneversmoietmemontredudoigt.LeDGm'appelle.

—Mesrespects,monsieurledirecteurgénéral.—Bonjour,Siramy.Ilmeregardedelatêteaupied.Luiaussidoitpenserquej'aipluslelook

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dédié à une opération de terrain que celui approprié à un rendez-vous chez leministredel'Intérieur.

—VenezSiramy, onva semettre dansunpetit salon et vousmedireztoutcequevoussavez.

LecolonelGeoffroym'accompagne.LeDGsortuneenveloppeaudosdelaquelleildessineunpetitorganigramme.Jesuisimpressionnéparsarapiditédecompréhension. En quelques minutes, il a assimilé les renseignements que jeviensdeluidonner.

L'huissiernousappelle,laréunioncommence.LesgrandsflicsprennentlaparolechacunàsontouretévoquentdevantRobertPandraudl'avancementdeleursrecherches.LegénéralMermet,lui,nesoufflemot.

Àlafin,surungestedePandraud,l'assistanceselève.Leministrebourreune petite pipe avec deux cigarettes Gitane et le DG se dirige vers lui. Il luiglisse quelques mots à l'oreille et ils s'écartent dans un coin de la salle. Unconciliabule de quelques minutes pendant lequel Robert Pandraud va prendreconnaissancedestrouvaillesducontre-espionnage.

L'affaireestétoufféeEtaprèscela?Rien.L'affaires'arrêtera là.Lapressesecalmera.Onne

medemanderapasdepoursuivrelesrecherchessurSandersetsescomplices.Cesujetnem'appartientplus.J'ensuisunpeudéçu;ledossieradûêtretransmisàun service de police qui saura mieux que la DGSE gérer l'aspect lourdementpolitique de cette affaire. Il ne faut pas toujours chercher à comprendre. Bonnombre d'affaires échappent souvent à la Boîte sans qu'on sache vraimentpourquoi,maisleplusfréquemmentpourdesraisonsdepolitiqueinternationale.

L'assassinatdeDulcieSeptembersurlesolfrançais,probablementparunancienmilitaire tricoloreetunréseauà lasoldedurégimeracistedePretoria :uneaffaired'Étatauraitpunaîtredetellescirconstancesetiln'enarienété.Cen'est pourtant pas faute d'avoir œuvré pour la vérité… La presse évoqueranéanmoins,plustard,lessoupçonscontreRouget.

C'est aussi ça lemétier d'officier de renseignement.Admettre qu'on nesuit pasdebout enboutune affaire et avoir l'humilitéde l'accepter.Plus tard,bienaprès la finde l'apartheid, enavril1998,devant laCommissionVérité etRéconciliation, en Afrique du Sud, le colonel Eugene De Kock, considérécommelechefdesescadronsdelamortdePretoria,révéleraquel'assassinatdeDulcieSeptemberavaitétémontéparunestructuredel'arméesud-africaine, le

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Bureaudelacoopérationcivile.Encoreplustard,RichardRougetseraarrêtéenAfriqueduSudpoursaparticipationaurecrutementdemercenairespourlaCôted'Ivoire et condamné à cinq ans de prison avec sursis. Son implication dansl'affaireDulcieSeptemberneserajamaisdémontrée.

PourMotsepe,opérationdans laquelle lenomdu fameuxSandersaétéévoquéaussi,aprèsdesannéesd'enquêtesinfructueuses,lesautoritésbelgesont,en1992,prononcéunnon-lieu,fautedepreuvesconvaincantes.

31En dépit de l'embargo sur les armes imposé à Pretoria par la communauté internationale, de nombreuses entreprises plus oumoinsprochesdelasphèrepubliquecommercentdiscrètementavecPretoria.Aérospatiale,l'entreprisefrançaisealorsnationalisée,estdéjàl'undespartenairesprivilégiésdel'AfriqueduSud.

32Lirechapitre7.33BobDenardestmortenoctobre2007,quelquesmoisaprèsavoirétécondamnéàquatreansdeprisondonttroisavecsursiset

100000 eurosd'amendepar la cour d'appel deParis pour un coupd'État sur l'archipel desComores en1995.Pour l'assassinat duprésidentcomorienAhmedAbdallah,auquelilparticipeen1989,ilaétéacquittéaubénéficedudouteàParisen1999.

34Robert Pandraud est, entre 1986 et 1988, dans le gouvernement de Jacques Chirac, ministre délégué auprès duministre del'IntérieurCharlesPasqua,chargédelasécurité.

35Ledirecteurgénéral,unaviateurnomméparJacquesChirac.

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7.LesmystérieuxcahiersdePaulTouvier

Avril1988.Lasociétéfrançaisen'atoujourspastournélapagedesonpassécollaborationniste. Les haines restent fortes. Le premier procès d'un Français,PaulTouvier,pourcrimecontrel'humanitésedérouleradanslesannéesàvenir,maisildemeureinimaginableàl'heureactuelle.D'ailleursilnefaitpasencorelaunedelapresse.Touvier,enfuitedepuisquarante-cinqans,neseraarrêtéquele24mai1989parlagendarmerieauprieuréSaint-JosephàNice.L'ancienchefdela milice de Lyon est poursuivi pour plusieurs chefs d'accusation et apparaîtcommeleresponsabled'unelonguelistedecrimes:l'assassinatdesoctogénairesVictoretHélèneBasch36,larafledeMontmélian,lesarrestationsàlasynagogueduquai deTilsitt ou encore l'exécutiondes sept otagesdeRillieux-la-Pape enjuin1944.

TouslesservicesmobilisésL'heure est encore à la traque et la justice avance à pas lents, voire

prudents. En 1992, la chambre d'accusation de Paris accordera un non-lieugénéralàPaulTouvier.ElleseranéanmoinsdésavouéeparlaCourdecassation.Finalement,leprocèsauralieuàlacourd'assisesdeVersaillesen1994.Âgéde79ans,lechefmilicienseracondamnéle20avril1994àlaréclusioncriminelleàperpétuité.

Danslesannées1980,touslesservicesdepolice,degendarmerieouderenseignements(cequin'estpasvraimentleurmission)sontmisàcontributionpour retrouver cet « ennemi public numéro un ». Pourtant dans la décennieprécédente,lajusticeétaitpeuenclineàs'impliquer.LagrâceaccordéeàTouvierpar Georges Pompidou n'a pas encouragé la magistrature à rouvrir le dossierbrûlantdelacollaborationetdesescrimes.Dansuneconférencedepresse,en

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1972,leprésidentdelaRépubliqueavaitposélaquestion:«Lemomentn'est-ilpasvenudejeterlevoile,d'oubliercestempsoùlesFrançaisnes'aimaientpas,s'entre-déchiraientetmêmes'entre-tuaient?»

Finalement et au motif qu'il s'agit d'un crime contre l'humanité,imprescriptible, l'instruction a pris son essor et s'est développée. Les jugessuccèdentauxjugesaugrédeschangementsd'affectationdesunsetdesautres.Lapolicenationalepiétine et, aubout du compte, le dossier est transmispouraction à lagendarmerie et plusparticulièrement au commandantRecordon,unpassionnéd'histoire.

RecrutementenvueVersmidi,encejourd'avril1988,alorsquejem'apprêteàdescendreàla

cafétériadelaBoîte,unedemeslignestéléphoniquesdédiéesàmessourcessemetàsonner.Ils'agitdunuméroréservéàSefora,unjournalisted'investigationfranco-belge que j'ai recruté deux ans auparavant suite à un article paru dansL'ExpresssurRifatel-Assad,lefrèreduprésidentsyrienHafezel-Assad,etsesservices de sécurité, les Panthères roses, nom donné en raison de leur tenuecamoufléedont lacouleur tiraitversunviolet fade.Unassezbonarticle,bienrenseigné, trop bien renseigné pour être le seul fruit d'une investigationjournalistique. On sentait la patte d'un service de renseignements qui auraitbriefél'auteur.Lequel?Laquestionrestaitensuspensetelleleresteraendépitdemeseffortspourtrouveruneréponse.

À l'époque, j'avais directement pris contact avec Sefora. Il demeuraitalorsàVienneenAutriche.Jeluiavaisassuréquesonarticleétaitpassionnant,mêmesilecomplimentétaitunpeuexagéré,etluiavaitproposédedéjeunerlorsdel'undesesprochainspassagesàParis.Flattéetsansmêmemequestionnersurmesactivités, il avait acceptéavec joie.Grâceàquelques remarquesetdétailsglissés dans la conversation, il avait compris que je connaissais bien le sujet.Seforaavaitimmédiatementvusonintérêtàmerencontrer.

Monobjectifétaitassezsimpleetavaitreçul'avalduchefduServicedecontre-espionnage,lechefCE.Ils'agissaitdeconnaîtresessourcesetdemesurercequ'ilavaitdansleventre.J'avaiscarteblanche,d'autantplusfacilementqu'onm'avait honoré d'une excellente réputation de recruteur, c'est-à-dire d'officiertraitant disposant de sources ou d'agents qu'il faut débriefer et dont on doitobtenir lemeilleur. Comme bon nombre demes camarades de laDGSE,mesactivitésétaientdiverses,etneconsistaientpasseulementàs'immergerdansles

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archives du Service afin de rédiger des fiches de synthèse pour lecommandement, ignorant les réalités du terrain. Il y a des bureaucrates à laDGSE,maispasseulement.

MapremièrerencontreavecceluiquiseverraattribuerparlebureauR,centralisateur de tous les contacts, le pseudonyme de Sefora, m'a permis decernerrapidementlepersonnage:unhommed'unetrentained'annéesseprenantpourTintinetaffirmanthautetfortsesoriginesbelgesainsiquesareligion.Cejour-là,ilmeracontequesonpèreestjuifpratiquant,regrettantquesamèreaitétécatholique,cequinefaitpasdeluiunvraiJuif.Ilestbavardetsouhaitesemettreenavant,rêvantd'unecarrièredejournalistespécialistedurenseignement.Seforaétalesasciencedansledomaine.Seserreursm'amusentbeaucoup.Enfinde repas, après avoir vidé deux bouteilles de beaujolais, il m'avoue être enrelationavecuncertainTadeuzqu'ilappelleaffectueusementparlediminutifdeTad, un Polonais, qu'il pense être membre des services spéciaux.Particulièrementfierdececontact,ils'empressedemedonnerdesdétailssurlabiographiedeTad : l'écolequecedernier fréquentait, soncursusuniversitaire,autantd'élémentsquimepermettrontdevérifiersesdiressursonappartenanceàunservicederenseignements.Dusimplehonorablecorrespondant,Seforapeutdevenir, en raison de sa sympathie pour Tad, un objectif en lui-même, etpermettreunaccèssurceluiquipouvaitêtre l'undemescollèguesduBlocdel'Est:unagentdesservicessecrets.

UnespionpolonaisUne informationapparueaucoursdenotredéjeunerne tombepasdans

l'oreilled'unsourd:monnouvel«ami»journalisteadesdifficultésfinancièreset des problèmes administratifs, notamment avec le fisc français. Pour cetteraisonilnesouhaiteguères'installeràParis.Jeluifaiscomprendrequejesuispeut-êtreenmesuredel'aider,sanscontrepartie.«Celaseraexaminéplustard»,luidis-je.End'autresmotsetsuiteàsonacceptationdevantcetteaidetombéeduciel,voilàSeforaferré.Lerecrutementcontrerémunération,quienferaunagentetnonun«HC»,estacquis.L'argent résoutbiendesproblèmes.Biensûr,onconvientdeserevoirtrèsvite,cettefoisjeluiapporteraiuneenveloppe.Iln'auraqu'àme signerun reçupourquenous soyonsen règle (etque je le tienne : jepeux le discréditer en faisant savoir dans la profession qu'il est un agent desservices français). Il en accepte le principe. Mon interlocuteur me croitdiplomate, j'en aurai plus tard la confirmation quand je lui révélerai que je

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travailleàlaDGSE.DèsmonretourauServiceaprèscelongdéjeuner,vers16heures,jeme

précipiteàlasectionpolonaisepourévoquerlecasdeTadavecl'officiertraitant(OT)quiladirigeàl'époque,l'undesplusanciensdelaBoîte.L'OT100–sonnuméro d'ordre de rédacteur – est une véritable mémoire, connaissant par lemenulesservicesderenseignementdelaPologne,qu'ils'agissedesdifférentesstructures de la recherche, plus axées sur la politique extérieure, ou celles ducontre-espionnage. L'organisation comme les hommes des organes sécuritairesn'ont plus de secrets pour lui depuis des lustres. J'indique à l'OT 100 lesdifférentesinformationsquenotrefuturSeforavientjustedemelivrer.

—Pasdedoute,tuasaffaireàunofficierderenseignementdesservicesextérieurspolonais.

—Vousêtessûr?— Certain. Son université, installée à Varsovie, forme les espions

destinésàpartirenposteàl'étranger,notammentenEuropedel'Ouest.AveclesélémentsquetumedonnesetleprofildeTad,ildoitêtreenposteàVienne.

Mon nouveau contact habite l'Autriche, et j'ai oublié de le signaler…L'OT100plongedanssesfiches,bienrangéesdansuneboîteàchaussures,etenextirpecelleconcernantuncertainTadeuz,membredel'ambassadepolonaiseàVienne.J'aidepuisoubliélenomdeTad.Ils'agissaitbeletbiend'unespionausens le plus littéral du terme. Son rôle n'était pas de retourner un officier derenseignement,uneactionconduiteparlesmembresducontre-espionnage,maisbiendepartiràlachasseauxinformationsdenaturepolitiqueoumilitaire.

Desenveloppesde«5000francs»FortdecesélémentsetaprèsunrapportoralrapideauchefCE,lecolonel

Geoffroy, ilafallus'atteleràrédiger lecompterendud'entrevue.Cedocumentcomplet et ultra-précis, que l'on dénomme CRE, doit être écrit grâce à uncanevas formaté régi par une instruction générale toujours en vigueur à laDGSE37,exposantàlafoislelieuducontact,sadurée,lesmesuresdesécuritéprises par l'OT et les informations obtenues, notamment les connaissancesacquisessurlapersonnerencontrée,desélémentsbiographiques.

Sachant queClaude, le prénom réel de la sourceSefora, est en contactavecunmembreavérédesservicesdel'Est,lecolonelm'ademandédelepasseren procédure Amarante. En d'autres termes, un dispositif particulièrementconfidentiel : iln'yauraitquedeuxCREmanuscrits,unpour luietunpour le

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chef du bureauR, écrits à l'aide d'un carbone. En tant que chargé demissionauprèsduchefCE,j'aurailedroitdeconserverledeuxièmecompterendudansmoncoffre.Monrôle,attributionrarissimeauseinduService,consisteàjoueràlafoisletraitantetsoncontrôleur.

En fin d'après-midi, j'ai fini mon travail de rédaction, une dizaine depages,allantdeladescriptionphysiquedeSeforaàsestraitspsychologiques,desesqualitésdansledomainedel'investigationàsestravers(l'alcooletl'argent).Vers18heures, jedemandeunnuméroà la secrétaireparticulière et remets lepremierexemplaireauchefCE.Lecolonelparcourtmonpapieret,sortantsonstylo,inscritsurlapagedegardeunementionsanséquivoque:«OKavecl'OT,accordavecsespropositions,prochaincontactluiverser5000francs38.»

Voilà comment j'ai recruté Claude M., dit Sefora. Nous nous sommesrencontrés depuis de manière régulière, notamment en Belgique, où il adéménagé.Tout aussi régulièrement, l'intéressé a reçudemapart des sommesd'argentprisessurlesfondsspéciaux.Ilnem'ajamaisdonnédemauvaistuyauxet un rapport de confiance s'est lentement et sûrement établi. J'ai regrettéseulementqu'ilmeparlemoinsdeTad,l'objectifinitial,etsuistoujoursrestésurmesgardes.

Rendez-vousàBruxellesLa ligne qui sonne, en ce jour du mois d'avril 1988, est la sienne. Je

reconnaisSeforaà lavoix.Àcetteépoque, jegèredouze sources,mais seulescellesquisontliéesdeprèsoudeloinàunservicedel'Estouàuneorganisationterroristedisposentd'unelignetéléphoniqueparticulière.Quantauxautres,ellesutilisent lemême numéro d'appel sachant qu'elles n'ont aucun lien entre elles.Celaneveutpasdirequ'ellessontdemoindreimportancepuisque,parexemple,l'unedeces sourcesestunmarchandd'armes,amideGillesMénage, lepréfetdirecteurdecabinetduprésidentMitterrand,impliquédansl'affairedesécoutescommanditéesparl'Élysée.

—Bonjour,Claude,quoideneuf?—J'aiquelquechosequipourraitt'intéresser…Jeneveuxpast'enparler

autéléphone…IlfaudraitquetufassesunsautàBruxelles,j'aidesdocumentsàtemontrer.Tupeuxvenirdemain?

—Demain,c'estpeut-êtreunpeucourt.Jeudim'arrangeraitmieux.— OK pour jeudi, Maurice39… Alors à jeudi avec une rencontre au

mêmeendroitqueladernièrefois.

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—Çamarche.Àjeudi.Avantdepartirdéjeuner,j'effectueundétourparlebureauduchefafinde

luirelatermoncourtentretientéléphonique.Seforaavisiblementdesdocumentsàme remettre. Je lui demande le feuvert pourmettre la pression àproposdufameuxTad.LecolonelGeoffroymedonnesonaccord.

Jepassel'après-midiàréglerlesformalitésadministratives:percevoirdel'argent liquide en quantité pour régler les différents frais,me faire établir unbilletaller-retourdanslajournéedejeudiparleTrans-Europ-Express,leBrabantsimamémoireestbonne.Ilfaudramelevertôt,cequejen'aimeguère,afindene pas ratermon train à la gare duNord. J'aurai bien besoin d'un solide petitdéjeuneretd'unsommeréparateurafind'avoir touslessensenéveilpourmonentretien avec Sefora. Je profite demes différentes démarches pourmemunird'unenregistreurNagracamouflédansunesacocheetd'unemini-photocopieuse,grossecommeunétuià lunettes,quiserviraàcopiercequemoninterlocuteurmepropose.Jeprofitedelafind'après-midipourpréparermesfauxpapiersetpour soulagermonportefeuillededifférentsdocumentsoucartesdecréditquiauraient pu dévoiler ma véritable identité, ne conservant que mon permis deconduireafindepouvoirrentreràlamaison.Toutestprêtpourendosserl'habitduparfait espion. Je rangeconsciencieusementmesdifférentespetitesaffaires.Demain soir, ce sera différent puisque je quitterai la Boîte avec ma fausseidentitécomplète.

DispositifsecretLemercredipassevite,j'aid'autresdossiersàrégler,neserait-cequepour

éviter le retard né demondéplacement enBelgique. J'en profite quandmêmepour adresser un message à notre poste de Bruxelles. En quelques lignes, lamission est cadrée, le lieu fixé, et les moyens àmettre en œuvre détaillés. Ilfaudraeneffetfairelenécessairepourquejedéposediscrètementmonmatérielet surtout laisser les photocopies des documents que je ne ramènerai pasmoi-mêmeàParis,histoired'éviter toutproblèmede sécurité. Il s'agitdecréerunecache fiable, c'est-à-dire uneboîte aux lettresmorte (uneBLM,dit-ondans lejargonmaison),dansunevoituredupostedelaBoîteàBruxelles.Jedéterminelamiseenplaceduvéhicule,unevieille309PeugeotimmatriculéeenBelgique,sur le parking de la place Saint-Gilles, un lieu situé suffisamment loin del'ambassadedeFranceetdeslocauxdupostepournepasêtrerepéré.Lavoituredevraêtrestationnéeà17heures.Unepetitepastillejauneseracolléesurl'aile

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arrièregauchequandl'opérationseraréaliséeetlematérielplacédanslecoffre.LesecrétairedupostelocaldelaDGSEdevratoujoursl'avoiràportéedevue.J'ai toute confiance : il s'agit de Jean-Jacques B. et nous avons accompliensembleplusieursstagesopérationnels,doncrienàcraindre.Deuxheuresplustard, le chef de poste me confirme la mise en place du dispositif pour lelendemain.

Le jeudimatin levoyagesepassesansencombre.Pasunseulcontrôle.Normal:depuistroisans,en1985,laFrance,laBelgiqueettroisautresnationsvoisines ont créé un territoire sans frontières, l'espace Schengen. À 12 h 30précises, comme prévu dans notre plan de liaison, je retrouve Claude dans lerestaurantd'ungrandhôtelprochedelagareBruxellesMidi.Apéritifetdéjeunerbien arrosé aidant, Sefora est disert, sur le cas Touvier. Le gendarme françaisPhilippeMathy,quitravailleaveclecolonelRecordon,l'undesresponsablesdel'enquête pénalemenée à Paris, lui a prêté quatre cahiers d'écolier du collabofugitif.Aprèsune longueconversationsur leurcontenuqui semblentprésenterun intérêt relatif, comme me le prouvera leur lecture approfondie, je relanceSeforasursesrelationsavecTadetlaPologne.Iln'apasdenouvelles.

En revanche, il assure avoir noué des relations avec un Américain,membre de la CIA, un certain Kaskett, et avec l'ambassade d'Israël. Soncorrespondant,sûrementunmembreduMossad,luiadonnéunnumérod'alerteen casdemenace terroriste contre les intérêts israéliens.Levoyage comme lebeaujolais n'auront pas été inutiles. Plus tard, j'apprendrai par hasard que cefameux numéro de téléphone, que j'avais évidemment transmis aux servicescompétents de la DGSE, ne sera jamais écouté par les grandes oreilles de laBoîte. Pourquoi ? Par délicatesse ? Ou plus certainement pour éviterd'embarasser Tel Aviv ? Ça ne se fait pas, du moins selon le hautcommandement.Bienévidemment,cen'estpaslapositiondenoschersalliésquiontmoinsde scrupules…Pour l'anecdote, aprèsunentretienentre ledirecteurgénéraletlechefdeposteenFranceduBND,lesservicesspéciauxallemands,la Boîte s'est procurée par des moyens que j'ignore le compte rendu de sarencontre qui critiquait ouvertement la personnalité du DG, alors le préfetJacquesDewatre.

JeproposeàClaudequenousallionsàsondomicilepourque jepuissephotocopier les fameux cahiers qui racontent la longue cavale de Touvier etl'aide qu'il a obtenue de l'Église, ses rapports avec ses enfants, sa fragilitépsychologique aussi. Je passe une bonne heure à faire les photocopies et àclasserlesbandesdanslebonordre.Laminiaturisationdemaphotocopieusene

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mepermetpasde scannerenune seule fois.Le fameuxcahiervert, le journaltenuparTouvierde1985à1988,qui seraprésentéet luquelquesannéesplustard,en1994,àsonprocès,révélantlaconstancedesessentimentsantisémites,ne figuremalheureusement pas dans les carnets remis parma source.Mais laDGSEmetainsilamainsuruntémoignagedepremierplanets'engagedanslaconcurrence entre services nationaux. On ne sait jamais, peut-être qu'uneindicationaéchappéauxgendarmes.Aprèstout,quisait,peut-êtrequecertainsd'entre eux auraient eu intérêt à laisser Paul Touvier à sa cavale. Et certainssecretsméritentd'êtregardésbienaufonddesmémoires.

AgentmulticarteUne fois le travail terminé et Sefora un peu dégrisé, je lui propose

d'embléedereprendrecontactavecTad.Ilm'avaitracontélorsd'uneprécédenteentrevuequ'ildisposaitdesalignedirecteàl'ambassadedePologneenAutriche.Claudeacquiescesanshésiter.Dansunanglaishésitant,iljointsoninterlocuteuret j'enregistre la conversation.Sefora estpeuconvaincantdans sademandederendez-vous. Je ne sais pas si c'est le fait que je sois présent ou si, plussimplement,sa relationavec lesservicespolonaisestplusétroitequ'iln'abienvoulumeledire.Finalement,quiest-il?Unagentmulticartepassionnéparlesaffairesdecollaboration?Drôledesituation.Lesrecherchessepoursuivrontetjenesaispassil'officiertraitantquitravailleraaprèsmoiavecSeforachercheraàensavoirplussurcettecurieusepersonnalité.Carunefoisunesourcepasséeàunautreofficierde renseignement,onnes'intéresseplusà sesactivités,onnecontrôlepas le travaild'uncamaradequi traiteuncontactqu'on luia transmis.Simple question de déontologie. Il n'en demeure pas moins que le Service adésormais la certitude qu'il fréquente bien un espion polonais. À maconnaissance,cedernierneserapasretourné.IlestvraiquelemurdeBerlinvatomber et que des relations amicales seront alors engagées avec les servicesspéciauxdeVarsovie.

Je demande àSefora deme reconduire à la gare deBruxellesMidi, cequ'ilfaitgentiment.Ilmedéposedevantl'entréeprincipaleetjeleregardepartiraprès les salutations d'usage. Ma mission n'est pas terminée… Une fois sa205GTIperduedevue,jemedirigelentementversunesortiesecondairedelagare,endirectiond'unestationdetaxis.Jemontedanslapremièrevoiture,uneMercedes blanche. Je demande au chauffeur de rouler avant de lui donnerl'adressequejefaissemblantdechercherdansmapoche,histoiredevérifierque

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je ne fais pas l'objet d'une filature par un service ou un autre.Unemesure desécuritéclassique.Je«retrouve»enfinlenomdelaplaceoùm'attendlavoituregarée par le représentant local de laBoîte.Après avoir réglé la course, jemedirigeverslesarcadesavantdem'engagersurleparkingdontlatailleréduitemepermetdetrouverrapidementlevéhiculeenquestion.JedevinemonamiJean-JacquesB.auloin.J'auraisbienenviedeluifaireunpetitgested'amitié,maisceseraitcontraireauxrèglesdesécuritédelaBoîte.Nouslesavonstouslesdeux,dans le rôle qui est le nôtre ce jour-là, nous n'avons aucun lien et ne nousconnaissonspas.Lecroisementdenosregardssuffirapoursesaluer.

ValisediplomatiqueSanshésiter,j'ouvrelecoffreetglisseàlafoisl'enveloppecontenantles

bandelettes de photocopie, la mini-photocopieuse et l'enregistreur sous sonsupport.Jeclaquelecapotetcollelavignette.L'opérationsetermine.Jenesuisplusarméquedemesseulsfauxpapiers.Jereprendsuntaxiàlavolée,directionla gare. Sans oublier, une fois de plus, les vérifications d'usage. Personne nesemble s'intéresser à moi et à mon manège. C'est parfait. Nos agents deBruxellesprendrontcesdocumentsenchargeetlesferontparveniràParisvialavalisediplomatique.

Avantledépartdutrain,justeletempsdesavourerunebièrebelge,uneblanchedeBruges.Jesaisquedemainj'auraimonrapportoralàfaireauchef,jeluiexpliqueraimonavismitigéàlafoissurlateneurdescahiersdeTouvieretsur Sefora. Ilme faudra, ensuite,me plonger dans des travaux d'écriture pourrédiger mon compte rendu. Les photocopies des cahiers seront jointes à monCREdès que le poste deBruxellesme les aura envoyées.Une petite semained'attente. En les étudiant plus à fond, aucun nouvel élément de la cavale deTouviern'apparaîtra.Cedernierévoquesurtoutsafamille.Lecompterendudoitaujourd'huiencoredormirdanslesarchivesdelaBoîte.Uncouppourrien,maisilfallaitessayer.Onnesaitjamais,commeonditsouventàlaDGSE.QuantàSefora, si j'en crois la documentation spécialisée qui le cite parfois, il esttoujoursunagentduService.

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36VictorBaschétaitununiversitairephilosophe,cofondateurdelaLiguedesdroitsdel'homme,dontilfutprésident.Ils'engageadanslesoutienaucapitaineDreyfus.Ils'opposaaunazismeetfutassassinéen1944parPaulTouvier,surordredesnazis.

37Mêmesicertainssesontamusésàmonterdesgroupesdetravailafind'enréduireouenmodifierlaforme.38Aujourd'hui750euros.39MauriceDuteauestl'identitéfictivequej'emploiedansmescontactsavecClaude.Jedisposed'unebatteriedepapiersd'identité

etdecartesàcenom.

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8.LeFBIs'attaqueàundiplomatefrançais

Fin1988.LemurdeBerlinn'estpasencoretombéet,àl'Ouest, lachasseauxagentsdel'Estsepoursuit.Àl'époque,iln'estpasquestiondesupprimerleServicedecontre-espionnage40de laDGSE,bienaucontraire :oncomptesurl'ensemble du dispositif de la Direction du renseignement pour identifier etpourchasser les officiers traitants de l'URSS. Tous les services spéciauxoccidentaux pratiquent la même politique même si, à l'occasion de réunionscommunes, bilatérales ou multilatérales, nous pressentons déjà la fin ducommunismeétatique.Et,bientôt,del'Unionsoviétique.

En 1986, l'un de mes camarades, Didier V., a même rédigé une noteblanche, destinée au seul directeur général de laBoîte, annonçant que l'URSSs'effondrait lentement et de manière irréversible. La baisse d'activité desorganisationsdemasse liéesau systèmecommunisteenétait alors lapremièrepreuve.EllescherchaientmoinsàpromouvoirlesidéauxdeMoscou,cequiétaitune première ! Émergeaient par ailleurs des mouvements prônant le dialogueEst-Ouest, notamment l'EuropeanNetwork for unEastWestDialogue, grouperassemblant des étudiants et des intellectuels de l'Est et de l'Ouest qui seréunissaientàBerlin-Est.L'histoiredecemouvementpacifisteméritequ'ons'yarrête un instant. Composé de psychiatres britanniques, de psychologuesaméricains,dedoctorantsensciencessocialesdespayseuropéensdel'Estetdel'Ouest, il n'a jamais connu de soucis avec la Stasi, les services secrets del'Allemagne de l'Est, au point de croire qu'il est tellement surveillé que lesofficiersderenseignementsd'ErichHonecker,ledernierdirigeantdelaRDA,lecontrôlentparfaitement,notammentenayantinfiltrédesagentsbienàeux.Cettehypothèses'estrévéléetellementcrédiblequenousavonsnousaussipratiquélamême méthode. J'étais encore chef de la section contre-ingérence/contre-

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subversion quand la DGSE a introduit un officier traitant dans le dispositif.Parfaitementbilingue,nousluiavionsconstruitunelégende,unefaussevie,pourqu'il puisse s'inscrire dans les groupes de travail. Les résultats obtenus ontconfirmé notre hypothèse de départ. Lamainmise de la Stasi était bien là. En1988,l'opérationsedéveloppetoujoursetnouspermetd'obtenirdescentainesdedocuments. Bien sûr, à l'époque, aucune autorité n'avait voulu donner unequelconquecrédibilitéàlafichedeDidierV.Pourenrevenirànotrehistoire,auseindelaDGSErègnealorsunevéritableparanoïa.Certainsvoientpartoutdes« rats bleus », c'est-à-dire des taupes soviétiques, pour employer le surnomdonné aux rédacteurs ou officiers traitants jugés peu fiables, et ce sans raisonobjective. Je ne parle pas des diplomates ou de certains intellectuels françaisconsidérés systématiquement boulevard Mortier comme des agents d'unepuissanceadverse,sipossibleappartenantauBlocdel'Est,mêmesicen'estpastoujours faux comme le prouvent des relevés d'écoutes téléphoniques. Lesrédacteursnesontpasàçaprès.Danscedomaine,enenquêtantsurdesFrançais,nous dépassons largement notre sphère de compétence et les limites de notremission,définieparledécretde1982constitutifdelaDGSE.

Un«potdepus»arrivédeWashingtonJenesenspaslajournée.Jemesuislevégrognon.Leplanningestvideet

j'aihorreurd'êtrel'armeaupied.Passermontempsàlirelapressen'estpasdansma nature, pourtant, dans ces cas-là, beaucoup envieraient ma place, surtoutceux, nombreux, condamnés à rédiger une fiche en dix minutes alors qu'elledemanderait des heures de recherche. La pression du commandement esttoujours plus forte… Les chefs ont l'impression qu'il suffit d'appuyer sur lebouton«imprimer»pourobtenirlespapiersqu'ilsontexigés.Encorefaudrait-ilquelesagentssoientdotésdemoyensinformatiques,cequin'estpasvraimentlecas de lamajorité. Les secrétaires ne s'appellent pas encore des assistantes etrestenthuitheuresparjourdevantleurmachineàécrireàtaperdesnotestoutesplusurgenteslesunesquelesautres,maisparfoisd'unefinalitérelative.

Letéléphonesonne.—Siramy,venezmevoir.—Oui,moncolonel.J'ai immédiatement reconnu lavoixducolonelGeoffroyquicommande

le Service de contre-espionnage. Mon bureau est à deux pas du sien. Je meprécipite. Sa secrétaire me laisse frapper à sa porte. J'entends un « entrez »sonoreetsec.Ilest là,derrièresonbureauentenuedegentleman-farmer,avecun petit gilet en peau boutonné, tenue qu'il adore.Ne figurent sur son bureau

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qu'unfeuilletdedeuxpagesetsonstylo-plumeenargent.Satabledetravailesttoujoursimpeccablementrangée.

—Asseyez-vous,Siramy.J'aiunpotdepusàvousmontrer.Doté d'un humour pince-sans-rire, le colonel est un adepte des

expressions imagées. Deux fauteuils en cuir sont disposés devant lui. Il medésigneceluidedroite, en fait celuique jeprends tout le tempsquand je suisconvié dans cette grande pièce lumineuse, bien éclairée par deux grandesfenêtres,quecesoitpourunediscussionsympathiqueàbâtonsrompusoupourfairelepointsuruneaffaire.

—C'estunehistoireaveclesAméricainsetplusparticulièrementavecleFBI. J'aidemandéàRichard41deme faireunenote,maisellenemeconvientpas.Jevousladonneetvousrecommencezl'enquête,uneenquêteclinique.

LecolonelGeoffroyme tend lesdeuxfeuillets, je jetteunœil rapideetconstate qu'il s'agit d'une fiche blanche, sans signe distinctif, ainsi que d'unmessagedenotrepostedeWashington.

— Vous lirez ça dans votre bureau, Siramy. Je veux que vous fassieztoutes les recherches possibles, en interne bien sûr. Pas la peine d'alerter lescousins42.

—D'accord,moncolonel.—Jevousfaisunpapiervousautorisantàretournertouteslesarchives.Il signe un document qu'il a fait préparer avant mon arrivée. Cela me

serviradesésame.—Merci,Siramy.L'entretienestclos.Jesorsdubureau,mesfeuillesàlamain.Arrivédans

lemien,jem'installepourcommenceràlirelemessagedenotreposteextérieur.Il s'agit d'un entretien avec le membre du FBI qui assure la relation avec leService. Je suis surpris parce que cet organe de renseignement fédéral, àcompétence intérieure,n'entretientque trèspeude relationsavec laDGSE.LaBoîten'estpas soncorrespondantnaturel, leFBI travaille surtoutavec laDSTqui a des missions analogues, en particulier la chasse aux espions sur leursterritoires nationaux respectifs. L'époque n'est pas encore, contrairement à cedébut de XXI e siècle, mobilisée par de grandes réunions. Ces rencontrespermettent maintenant d'échanger sur tous les sujets et avec toutes lescommunautésdurenseignement.IlestvraiquelachutedumurdeBerlinet lamenaceterroristeontfacilitécettemondialisationdurenseignement.En1988,onest loin de ces bavardages mondains que j'ai toujours jugés relativement peuproductifs,dumoinspourlaDGSE.

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DoutessurundiplomatefrançaisauxÉtatsUnisJe commence à lire le télégramme rédigé par notre chef de poste. Le

représentant du FBI a voulu rencontrer notre homme à Washington pour luiparlerd'uneaffairedélicate.Unedeleurséquipesenopérationdefilaturesurunofficierderenseignementtchèques'estretrouvéedevantuncinémagay.Danslafile, justedevant l'espion tchèque, toutdecuirvêtu, lesagentsduFBIseraienttombés sur le premier secrétaire de l'ambassade de France, Bernard Emié. Ilssontcertainsd'avoirreconnulediplomatefrançaisetontprisdesphotosqueleBureauferaparvenirdanslesmeilleursdélaisànotrechefdeposte,quinouslesenverra par la valise diplomatique. Dans son papier, ce dernier ne prend paspositionetsecontentederendrecomptedesfaits.Jeregrettequ'iln'aitpasdonnéparécritsonavisàlafoissurlesraisonsdelaconfidencedupolicieraméricainet sur le diplomate français qu'il doit bien côtoyer de temps à autre dansl'ambassade.Ilmefautdesréponsesetlesphotos.J'aidesdoutes.Lamariéemesembletropbelle.Àtoutjustetrenteans,BernardEmiéestunjeunediplomatepleind'avenir.Ilaétéde1986à1988conseillertechniqueaucabinetduministredesAffairesétrangères, Jean-BernardRaimond.Avec la réélectiondeFrançoisMitterrandetlafindelacohabitation,lejeudel'alternancel'arenvoyéauQuaid'Orsay, qui l'a affecté au sein d'une ambassade particulièrement recherchée,celledeWashington,qu'ilvientjustederejoindre.

JemelanceensuitedanslalecturedelanoteblancherédigéeàParisparRichard, qui avalise les propos des Américains, sans autre forme de procès.Aucunélémentcritiquenisimpleélémentdemodérationquiauraitpulaisserlaplace à un jugement moins tranché. Lisant sa synthèse, je suis surpris quel'hommeaffectépourtantàunpostedesplussensible,lecontre-espionnagedespays de l'Est, se soit laissé aller, car c'est l'expression la plus appropriée enl'espèceàlaqualitédesontravail.Ilaccordevisiblementuneconfianceaveugleaux propos tenus par le FBI, un service d'habitude peu communicant, voirenégligent vis-à-vis de la DGSE, omettant parfois de répondre aux questionsqu'on lui pose. Il est vrai queRichard afficheunevraiephobiede l'actiondesservicesdel'Est.Jedécided'allerlevoir.

Ilmereçoitassezmal.Jeluiavaispasséuncoupdefilavantdemonterl'escaliermenantàl'étagequinoussépare.Endeuxmots,jel'avaisprévenudesraisonsdemavisite.Dèsledébutdel'entretien,ilsemontreassezagressif.Jeleconnais suffisamment pour savoir que cette mauvaise humeur n'est pas

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franchementdirigéecontremoi.— Alors le chef n'a pas confiance dans le travail de ses secteurs ? Il

envoieson«MonsieurJoseph»fairesespetitesvérifications?—Neleprendspascommeça,Richard.L'objetn'estpascelui-là.Tule

saisbien.—Ouais.Qu'est-cequetuveux?—Ehbien,quandtuasreçulemessage,tuasdûouvrirundossier?

UnchefdepeudeconfianceRichardgarde lesilence.Jenedoutepasunseul instantqu'ildescendra

ensuite chez le chef CE pour vérifier si je suis bien mandaté et tiendra despropos plutôt désobligeants à mon encontre, me présentant comme un grandinquisiteur. J'ai finalement une confiance limitée en lui. Au fond, je saiscommentilestdevenuchefdesecteuretilsaitquejelesais.Pendantplusieursmois,ils'estefforcédemonterenépinglel'incompétencedesonsupérieurdirectettraitaitdirectementlesaffairesaveclesrédacteurs,danssondos.Ils'envantaitdevant lecolonelGeoffroypourmontrersaréussiteet l'absencederéactiondesonchef. Ilparviendraàses finsetPatrickFerrandseraécarté. Jen'aiplusenmémoiresicedernierarejointlaDirectiondurenseignementmilitaireous'ilatoutsimplementprissaretraite.Pourtantcechefdesecteur,objetde toutes lescritiquesdeRichard,n'étaitpasn'importequi.Ilaétél'unedespiècesmaîtressesde l'affaire Farewell, du nom de l'opération d'espionnage au sein du KGBbénéficiantdel'aideducolonelVladimirVetrov,quialivrépendantplusd'unandesrenseignementsstratégiquessur l'Unionsoviétiqueauxautoritésfrançaises.Àl'époque,PatrickFerrandétaitattachémilitaireadjointàMoscouetaservi,untemps,decontactàVetrov.Peud'officiersde renseignementpeuvent sevanterd'avoirconduitunetelleaffaire.Maisrienn'yfait.Richardagagné.OnpeutsedemandersiPatrickFerrandn'étaitpas,dèssonarrivéeauService,soupçonnédecollusion avec la DST, un service du ministère de l'Intérieur considéré parcertains à la DGSE comme l'ennemi. Après tout c'étaient « les cousins » quiavaientmenéàbien,contretouteattente,l'opérationFarewell,horsduterritoirenational.Encoreunproblèmededélimitationdescompétences.

—Richard,tuasouvertundossier,ouiounon?—Oui,etj'aifaitsortirledossierduTchèque.Ilssontdansmoncoffre.

LeTchèqueestbienunmembredesservicesetilestaffectéàWashington.ÇaserecoupeaveclesinformationsduFBI,tuvois.

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— Je ne vois pas grand-chose. Les Américains savent-ils que nousconnaissonsleTchèque?

— Oui, bien sûr. Nous en avons discuté avec eux lors d'une réunionTotem,uneréunionaveclecorrespondantpourparlerclair.

—Tuvasêtregentil,Richard,tuvasmepasserlesdeuxdossiers,celuiduTchèqueetceluideBernardEmié.Jevaistesignerunedécharge.

Àmagrandesurprise, ilaccepte.Je luidisaurevoiretprends lesdeuxdossiers.Redescendudansmonbureau,jelaissedecôtélachemisecomportantdesinformationssurnotrediplomate.Ellenem'intéressepaspourlemoment.Enrevanche, ledossierduTchèqueestplusvolumineux: il recense lesnombreuxpostes qu'il a occupés à l'étranger, lesmeilleures écoles d'espionnage où il estpassé,desétatsdeserviceimpressionnantsmaisriensursesmœurs,quiauraientpuêtreunmoyendepressionsionavaitenvied'essayerdeleretourner,c'est-à-diredelefairetravaillerpournoustoutenlelaissantpoursuivresesactivitésauprofitdesonpropreservice.Uncontactdanslafiled'uncinémahomosexuelmesemble en effet un peu amateur. L'homme ne peut pas ignorer qu'il est l'objetd'une filature et que les établissements de cette nature sont particulièrementsurveillés.Ilyaquelquechosequinecollepas.Cen'estpasunlieuderencontrepourespions,mêmepourunsimpleéchangededocumentsconfidentiels.

DesphotosflouesJeregardel'heure,ilest10heures.J'ailargementletempsdeconsulterles

fichiers pour savoir commentBernardEmié est connude laDGSE. J'ouvre leWho'swhoenpremierlieuetconstatequ'iladéjàoccupéunposteàl'étranger,en Inde, de 1984 à 1986. Le jeune diplomate avait occupé les fonctions dedeuxième, puis de premier secrétaire à l'ambassade. Pas de doute, notrereprésentantàNewDelhiadûl'évoquerdanssesnotes,notammentpourexposerl'étatdeleursrelations,bonnesoumauvaises,oupourapporteruncommentaire,quelqu'ilsoit.Jetrouveuneréférencequifaitétatdesonnomdansundossierdu bureau des sources et des postes, CE/R. Je m'y rends immédiatement,toujoursarmédudocumentquem'avaitsignélechefducontre-espionnage.MaislaDGSEestuneadministrationverrouilléeethiérarchisée,oùchaquedemandesedoitdecorrespondreàuneautorisationenbonneetdueforme.L'archiviste,cejour-là,nedérogepasàcetterègle:ilneveutpasmemontrerlapiècedemandéeaumotifquejenesuispashabilité.J'aibeauluiprésenterlanoteduchefCE,iln'y a rien à faire. Les archives sont au premier sous-sol, il me faut remonter

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quatreàquatrel'escalierencolimaçonetrevenirsolliciterledocumentadéquatauprèsducolonelGeoffroy.

—Qu'est-cequivousarrive,Siramy?—J'aiuneréférenceàlireàCE/R,maisjenesuispashabilité.—C'estchosefaite,dit-ilensouriant.Saisissant son téléphone, il demande à sa secrétaire de préparer

immédiatement le papier ad hoc. Deux minutes plus tard elle entre dans lebureau avec le document à la main. Le chef le signe et me le donne,m'expliquant qu'il va être diffusé immédiatement dans tout le Service. Fort demanouvelle habilitation, je redescends et obtiens – enfin– le dossier attendu.Toutçapourpasgrand-chose : ilneprésenteaucun intérêt.Les relationsentreBernardEmié et notre chef de poste en Inde étaient courtoises.Unpoint c'esttout.

JeretournedansmonbureauetmeplongeenfindansledossierEmié.J'ytrouve les fameuses photos prises par l'équipe de filature du FBI. Elles sontfloueset ilest impossibledereconnaîtrelepremiersecrétaire43de l'ambassadede France, même avec une loupe. J'ai la même difficulté à reconnaître leTchèque.Jedisposepourtantdeplusieursclichés,prislaplupartdutempsdansdes conditions aléatoires. En dépit de ces points de comparaison, laressemblance ne saute pas aux yeux, loin de là. Jeme prive de déjeuner pourrédigerunecourtenoteayantpourseuldestinatairelechefCE.J'yexpliquelesdoutesqu'ilfautavoirsurlavéracitédesdéclarationsrecueillies,etm'étonnedecettetentatived'implicationd'unFrançais,diplomatedesurcroît,dansuneaffaired'espionnage.

UnmontageduFBIJe n'aurai plus jamais de nouvelles de cette affaire mais garde en tête

quelquesquestions.PourquoileFBInousa-t-illancéssurcettepiste?Pourquoiles Américains ont-ils voulu jeter le doute sur ce diplomate brillant qui seranomméquelquesannéesplustardambassadeurenJordaniepuisauLibanetenTurquie, après être passé au cabinet d'Alain Juppé puis avoir rejoint la cellulediplomatique de JacquesChirac à l'Élysée ?Surtout, le FBI s'est-il donné unenouvelle spécialité, cellededétenirdesdossiers soi-disant compromettants surnosdiplomates?PierreLéthier,anciendirecteurdecabinetàlaDGSEa,dansunlivre44, racontécommentlesAméricains,apprenanten1987quel'ambassadeurPhilippeHusson,alorsprochedeFrançoisMitterrand,étaitnomméauCanada,

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ontfaitsavoiràquidedroitqu'ilsenavaientunsurlui.Etce,depuistroisans.«Àl'encroire,cediplomateauraitétéapprochéparlesservicesdel'Est»,écritPierreLethier dans sonouvrage, qui expliqueque laBoîte a là aussi suspectéune manipulation tortueuse. Résultat, le Premier ministre Brian Muhoney, aucoursd'uneréunionduG7,s'enseraitplaintàFrançoisMitterrand.

Mais en ce qui concerne l'affaire Emié, appliquant scrupuleusement larègle de cloisonnement extrême qui gouverne l'activité du Service, le colonelGeoffroynem'apasinformédudevenirdemanote.Desannéesplustard–alorsque j'aurai accédé à d'autres responsabilités et me serai rapproché ducommandement,j'apprendraiqu'elleaétéremiseaudirecteurdurenseignement,puisprésentéeensuiteaudirecteurgénéral,commetouslesautresdocumentsdumêmetype.Cederniergardepar-deverslui lesnotes,rapportsetsynthèsesquiluisemblentlespluspertinents.Illesmontreauxautoritéspolitiquesenfonctiondeleurcontenu,secontentantdelesdonnerenlectureetconservantl'original.

Ennovembre2009,parlebiaisduconseillerchargédescontactsaveclapresse à l'ambassade deFrance enTurquie, l'ambassadeurBernardEmié a étésollicité sur cette affaire. Il n'a pas souhaité répondre à notre demanded'entretien.«L'ambassadeurnesouhaitepascommenterlesélémentsdontvousluiavezfaitpartdansunprécédentmessageélectroniqueetvousproposedoncdebouclervotrechapitresanssescommentaires45»,asignalésonconseiller.Aufond peut-être n'a-t-il alors jamais su qu'il était, alors trentenaire, l'objet d'unemanipulationpourlemoinsglauquedelapartduFBI.

40LeServicedecontre-espionnagedelaDGSEseradissousdanslesannées2005àl'occasiond'unedesnombreusesréformesdelaDirectiondurenseignementetàlaplusgrandejoiedePatrickPerrichon,alorsadjointdelaDR,quin'ajamaisaiméceservice.OncoopèreaveclesRusses,alors…

41Enchargedumondedel'Estetdesesréseauxd'espionnage.42SurnomdonnéauseindelaBoîteauxfonctionnairesdelaDirectiondelasurveillanceduterritoire,unserviceduministèrede

l'Intérieuraujourd'huifusionnéavec lesRenseignementsgénérauxdansunensembledénomméDirectioncentraledurenseignementintérieur.

43Aprèsavoiroccupélesfonctionsdepremiersecrétaire,ilseranommédeuxièmeconseiller.44PierreLethier,Argentsecret,l'espiondel'affaireElfparle,2001,AlbinMichel.45E-maildeJulienBoucharddu16novembre2009.

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9.Desdossierspolitiquesquisevolatilisent

Très vite j'apprendrai que la Boîte est une administration hautementpolitique,bienau-delàdesnécessitésdesamission.Onpeutmêmesedemanderquandelle trouve le tempsdeseconsacreraurenseignementetà l'espionnage.Cetteremarquetoucheavanttoutlehautcommandement,attentifàsacarrièreetsoucieux de ne pas déplaire aux gouvernants qui le nomment en conseil desministres,maisviseaussidesfonctionnairesdegradeintermédiairequi,l'âgeetl'ancienneté venant, s'imaginent à leur tourmanger dans la grande gamelle de«l'élite».Lasoupen'estpassimauvaise,auplanfinanciercommeentermesdeprestige46.Certainsagentssontmusparuneambitiondévorante,loindelafoidurenseignement. J'ai mis longtemps à comprendre ce mécanisme, bien humainpourtant. Je dois souffrir, encore maintenant, d'une innocence rare ou d'unepassiondévorante, cellepour l'information secrète, véritable aide à ladécisionpolitique,susceptibledefaciliterladiplomatiedelaFranceoulasauvegardedenosintérêtséconomiques.Aprèstout,telleestlamissiondesservicessecrets,dumoinsjelecroyaisetlecroistoujours.

Dèsmaprisedefonctioncommerédacteuràlasection«organisationsdemasse», enmai1985,mescamaradesm'informentqu'il nous revient, lorsdeschangementsdegouvernement,denous livreràunerechercheapprofondiesurchaque nouveau ministre ou secrétaire d'État nommé par le président de laRépublique.Concrètement,ils'agitderetirerdesdossiersetenleverdesarchiveslesdocumentsdanslesquelsilssontcitésd'unemanièreoud'uneautreetquellequ'en soit la forme, du simple article depresse aux fiches classifiées sur leursliens avec une puissance étrangère. Il en est de même après l'électionprésidentielle : lesdossiersdisparaissent.Malenprendàceluiqui,alorsqu'unnouveau chef de l'État a rejoint l'Élysée ou que les ministres fraîchement

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nommésontcommencéàtravailler,inscritdansunefichelenomdel'undecesderniers.Desintouchables.Jel'apprendraiàmesdépens.

Lesamisfrançaisdel'AllemandOskarLafontaineEn1989,alorsquejesuisresponsabledelaSectioncontre ingérenceet

contresubversion,K/SUB,l'adjointduchefduServicedecontre-espionnagemedemande d'établir rapidement une fiche particulièrement objective sur OskarLafontaine,membreéminentduSPDallemand,leurpartisocialiste.Cetteannée-là, l'Allemagne de l'Est s'épuise et le mur entre les deux Allemagne tomberabientôt, le 9 novembre, entraînant rapidement la réunification. Lafontainen'hésite pas, publiquement, à afficher des prises de position critiquées au seinmêmede son parti. Il chercheramême à retarder la réunification, prônant uneautonomie de la République démocratique allemande, le temps qu'elle seréforme de l'intérieur sans pression de l'Ouest. En vain, comme l'Histoire l'amontré.

Maisquandlademandetombe,lemurdeBerlinsedressetoujoursentrelesdeuxBlocs.Pourcetterecherchesurunhommepolitiqueallemandenvue,jevais puiser dans les archives, des plus anciennes au plus récentes, ce qui mepermet de constituer un dossier particulièrement conséquent, bourré de mesnotesmanuscritesrelevéesàpartirdesdifférentsélémentsprovenantdesautressections, notamment celles ayant en charge le suivi des services spéciaux duBlocdel'Est.Àtraverslespapiersdetoutesorigines,sourceshumaines,sourcestechniques et autres écoutes téléphoniques, les renseignements montrentqu'Oskar Lafontaine entretient des relations ambiguës avec la RDA etnotammentavecsonorganismederenseignements,laStasi.Delààdirequ'ilenestl'undesagents,ilyaunpasfacileàfranchir.D'unautrecôté,ilestdifficilede cacher cet élément majeur dans le rapport que je dois rédiger. Mesinvestigations, notamment aux archives centrales, le présentent commeun amipersonneldeLionelJospin, figurede lagauche.Alorsministred'État,ministredel'Éducationnationale,delaJeunesseetdesSports,LionelJospinadirigéde1981 à 1988 leParti socialiste, dont il était le premier secrétaire.L'origine del'informationestparticulièrementfiable.Elleestrecoupéeparplusieurssourceshumainesbienplacées.

Lelendemainjecommencelarédactiondelanote,semble-t-ilstrictementdestinéeàêtrelueeninterne.Jepeuxmepermettredetoutdire,maisenprenantdes gants et conjuguant bon nombre de verbes au conditionnel alors qu'ilsauraient mérité le présent de l'indicatif. La fiche ne dépasse pas une page etdemie,elleestauformatréglementaire,rapidementlisiblepardeschefs.Enfin

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d'après-midi je l'ai terminée.Biensûr leprincipalyest :à lafois lessoupçonsqui font dire qu'Oskar Lafontaine pourrait être un agent de la Stasi etl'informationselonlaquellel'hommeestunerelationsuiviedeLionelJospin.Jepèse lesmots, afin d'éviter de troubler la hiérarchie, amenée à constater qu'unhommepolitiquedepremierplanfrayeavecunéventuelmembredesservicesdel'Est.L'accusationestgrave.

ÉviterdeciterJospinJedéposevitemaficheausecrétariatafinqu'ellesoittapée,enregistréeet

transmiseàl'adjoint.Lesurlendemain,cederniermeconvoquedanssonbureau.Le chef de service, le colonelGeoffroy, est là. Il prend la parole, visiblementembarrassé.Uncure-dentcoincédanslacaninesupérieure,ilmedit:

—Bonjour,Siramy.—Mesrespects,moncolonel.—Jeveuxvousparler devotre fiche surOskarLafontaine.Ellen'était

pasmauvaise,maisellen'apaspluauDR47.Cequil'achoquéc'estcettephrase.Jevouscitelesmots,c'estquandvousparlezdeLionelJospin.Vousdites:«Cedernierestl'amid'OskarLafontaine.»Onnemetpas«cedernier»…C'estunjugementdevaleur.

—Mais,moncolonel,c'estdufrançais.JevenaisdeciterLionelJospin,jen'allaispasfaireunerépétition…Dois-jelarécrire?

—Non,cen'estpaslapeine.La voix du chef de service est teintée d'une certaine lassitude. J'ai le

sentiment qu'il donne raison à mon papier, mais qu'en revanche MichelLacarrière, ledirecteurdu renseignement,n'apasgoûté l'allusionau lien entreJospinetunprobableagentdel'Est.Cettefois-ci,j'aimanquédesenspolitiqueetcecin'apaséchappéauDR.PlusieursannéespasséesparcedernieràlaDSTet auxRenseignements générauxde la préfecture dePolice deParis procurentunecertainesouplesseintellectuelle.

LecolonelGeoffroynousquitte,jesaluel'adjointetremonteautroisièmeétage, dans mon bureau, déçu. Je saurai, plusieurs années après, qu'une ficheblanche sur Oskar Lafontaine a bien été rédigée par le Service, mais que lesmentions du nom du futur Premier ministre français et de la Stasi avaientdisparu. L'état-major avait nettoyé le document.Quelques années plus tard, jerédigerai également pour le DR et son adjoint, André LeMer, des notes dessecteurscommecelaavaitétélecaspourOskarLafontaine.Jen'auraipasbesoin

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desupprimerdesallusionsauxservicesspéciaux,lemurdeBerlinesttombéetLionelJospincontinueàfréquentersonamiconsidéréàunmomentcommeunéventuel agentde laStasi. Je reprendrai seulementunarticledeLibérationdu14mars1996:«LepremiersecrétaireduPS(LionelJospin)etsonhomologueallemand du SPD (Oskar Lafontaine) vont créer un groupe de travail afind'élaborerunepositioncommunesurlesquestionsdesécuritéetdedéfense.Àl'issued'undéjeunerdetravail,ilsontsoulignélavolontédesdeuxformationsdecontribueràunresserrementdesrelationsfranco-allemandes.»

DocumentscachésL'Histoire continue. Au fil du temps je m'habituerai à ces recherches

urgentes, criblages faits à toute vitesse, compilation des archives disséminéesaux quatre coins de la DGSE etmenées enmarchant sur desœufs. Tous nosdirigeantsontundossieràleurnom,petitougros,simplerenseignementsurunvoyageeffectuéilyadesannéesounombreuxmessagestransmisparnospostesà l'étranger sur une activité internationale importante. Ou pire : des relationsétroitesavecunepuissanceétrangèreetquin'ontpaséchappéàlavigilanceduService.Jamaiscesdossiersnefontl'objetd'unenotedesynthèsepourlabonneet simple raisonque lanominationest décidéepar lepolitiqueet acquisequelquesoitl'avisdesservicesderenseignements.Alorsàquoibonremuerlabouequi pourrait suinter de ces différentes notes et messages empilés dans deschemisescartonnéesàsangleetmuniesdeleurspetitscartonsderéférence?

Quedeviennent,unefoislesdossierspurgés,lespapiers«gênants»pournoshommespolitiquesaupouvoir?Unefoisrassemblés,ilssontremisauchefdeservice.Qu'enfait-il?Jenel'aijamaissu.Cequejepeuxdire,c'estqu'ilsnesontpasdéposésà l'état-major. J'y seraiaffectéplus tardetconstateraique lesdocuments en question n'y sont pas conservés. Ils sont peut-être donnésdirectement au DR qui pourrait les confier au directeur général afin qu'ilsreposenttranquillementdansuncoffresécurisé.HistoiredepermettreauDGderépondreauxministrescurieuxqu'ilssonttotalement«inconnus»delaDGSE.Pour certains, une virginité retrouvée. Éphémère, cependant. Le remaniementsuivantverralesdossiersdes«débarqués»remonteràlasurfaceet lechefdeservicemeremettral'ensembledesdocumentscommejelesluiavaisdonnés,àcroirequepersonnene lesa lus,cequiestpossible,après tout.Àchargepourmoideregarnirlesarchivesetleschemisesquiavaientététoilettées…

Dans les dossiers que j'ai eu l'occasion de traiter, deux m'ont plus

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particulièrement marqué : ceux de Michel Rocard et de Roland Dumas. Lepremierenraisondesonvolume,lesecondparcequ'iln'ajamaisétérestituéauxarchivesdelaBoîte.

Lesarchives«dérocardisées»Mai1988.FrançoisMitterrandaétérééluprésidentdelaRépublique.Il

nommeMichelRocardPremierministre.Branle-basdecombatà laDGSE: ilfaut purger le dossier du nouvel hôte de Matignon. Je passe des heures àcollectertouslesdocuments.Lessixheuresquem'aimposéeslechefdeservicen'ysuffisentpas.Biensûr,jevaisluiexpliquer.

—Moncolonel, ilest impossiblequejevousremetteledossierRocardcesoir.Ilyadesdizainesetdesdizainesderéférences,notammentenraisondesonengagementauPSUetdesesprisesdepositionpolitiques.

—Jevousdonnejusqu'àdemain,maisvousmenettoyeztout.J'ai tout nettoyé, pour reprendre le mot d'Alain Geoffroy, et dans les

tempss'ilvousplaît.Lesdocuments,quejeparcourspourunefois,neprésententqu'un intérêt historique et me permettent essentiellement de connaîtrel'environnement personnel de Michel Rocard, notamment le nom de ClaudeBourdet, grand résistant, compagnon de la Libération, membre fondateur duPSUetfortdesolidesprisesdepositioncontrelecolonialisme.MaisceluiquialuiaussicontribuéàlafondationduNouvelObservateuravecGillesMartinetetRogerStéphane48étaitàl'époquefortementsoupçonnéd'êtreunagentduKGB,toutsimplementparcequ'ilétaitmarié…àuneRusse.Jebalayed'unreversdemaincettehypothèsepouravoirluetreluseslivres,notammentundanslequeliln'hésitepasàcomparerlesservicesrussesàlaGestapoendestermescruelsdevérité. Les rédacteurs des services secrets s'intéressent trop peu aux écrits deleurs cibles, j'aurai l'occasionde le vérifier plus d'une fois.Tout ne figure pasdans lesarchivesde laBoîte.Ladocumentationouvertecomme lapresse sontégalement des sources d'information majeures, le tout est de savoir qui lesrédige. La pertinence s'évalue selon la connaissance que l'on a de l'auteur. Ilconvient de bien savoir qui il est. La démarche est identique vis-à-vis desofficiers traitants qui écrivent leursmessages.Dans cemétier, il faut toujoursgarder un esprit critique. Il manque cruellement chez la plupart qui croientdétenirlavérité,c'est-à-direl'officielle,celledela«Maison».

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LedossierDumasvolatiliséQuant au dossier de Roland Dumas, une personnalité en vue des

gouvernements socialistes, particulièrement proche du chef de l'État FrançoisMitterrandetqui,en1993,vientd'abandonnersonportefeuilledeministred'État–ministredesAffairesétrangères–ilesttempsdelevoirréintégrerlesarchivesdelaDGSE.Surprise:impossibledeleretrouver!Jesuisobligédeleréclamerà plusieurs reprises au chef du Service de contre-espionnage, mais ce dernierm'affirmenepasl'avoirrécupéré.Particulièrementdépitécejour-là,jefinisparannoncer à ma petite troupe que l'épaisse chemise cartonnée du ministre adisparu.L'undemescollaborateursme racontealorsuneanecdote,histoirededétendrel'atmosphère.IlyaquelquesannéesundossierdelaBoîteconsacréàunmembre des services de l'Est avait disparu.Après de vaines recherches, leService de sécurité est alors prévenu. Les gendarmes, officiers de policejudiciaire,quilecomposentpourpartie,selivrentàdesinterrogatoiresenrègledu personnel concerné, puis de ceux qui disposaient des combinaisons descoffres. En vain. Plusieurs années plus tard, les bureaux ont été repeints.L'exercicenécessitaitdedéplacerlesarmoiresforteset,ohmiracle,ledossieraétéretrouvéàcetteoccasion…LedossierDumasn'aurait-ilpasconnulemêmesort?J'aibienridel'anecdote,maisl'inquiétudemetaraude.Dansquellesmainsce dossier particulièrement sensible est-il tombé ? Peut-être a-t-il même étéremisàl'intéressélui-même?Toutestpossible…

Le contenu complet du dossier m'échappe, j'ai appris seulement qu'ilcontient des documents sensibles sur le passé pendant la Seconde guerremondialedecetavocatréputéetsursesrelationsavecsoncondiscipledelycée,JoachimFelberbaum,quiprendraplustardlenomdeJean-PierreFrançois.Filsd'unbanquierautrichien,cederniersuivralestracesdesonpèreets'installeraàGenève. Homme d'influence, il fréquente à cette époque autant FrançoisMitterrandquePierreBérégovoyetatraînéderrièreluilasulfureuseréputation,jamaisétayée,d'êtrele«banquiersecret»deMitterrand.Maismamémoiremejoue peut-être des tours et puis je ne sais pas qui est à l'origine de cesinformations.Jen'aipaseuledocumententrelesmainsetnemehasarderaipasdansd'inutiles spéculations.Nousn'avons jamais su le finmotde l'histoiredudossierDumas.

DésinvoltureLes politiques donnent le sentiment de ne s'intéresser au Service que

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lorsqu'il s'agit de leur petite personne.Une fois renseignés, ils l'oublient aussivite.Biensûr,ilyalesrencontresdudirecteurgénéralaveccertainsdirecteursde cabinet ministériel. Elles sont beaucoup plus rares avec les ministres eux-mêmes et rarissimes avec le président de la République. Peut-être que lenouveau directeur général, ErardCorbin deMangoux, ancien collaborateur deNicolas Sarkozy au conseil général des Hauts-de-Seine, où il fut directeurgénéraldesservices,etàl'Élysée,oùilfutnomméconseilleren2007,fréquentelaprésidenceplusquesesprédécesseurs.Entoutcas,danstoutemacarrière,leseul homme politique de premier plan qui a porté un véritable intérêt aurenseignementétaitMichelRocard,alorsPremierministre.IlavisitélaCentraleets'estfaitprésentersesdifférentsmoyensd'action.N'oublionsquandmêmepaslesdéplacementsoccasionnelsdesministresdelaDéfense.Ilsviennentparfois,histoiredevoiràquoipeutressemblerunespionplacésoussatutelle.

Cedésintérêtconfirmeladésinvolturedescabinetsministérielsquej'aipuconstater quand j'ai pris les fonctions de chef d'état-major de la Direction durenseignement.JevoulaissavoiroùallaitetquilisaitlaproductionduService,lesfameusesnotesderenseignementquicommententlasituationdumonde.Jeneprendraiqu'unexemple.Le fruitdu travaildes rédacteursde laDGSEétaitdéposéchaquesoirvers19heuresdansunepetitepièceducabinet réservéduministre de la Défense. Un jeune capitaine de gendarmerie en faisait unepremière sélection pour le chef de cabinet qui se livrait à son tour au mêmeexerciceauprofitdudirecteurdecabinet.Ildevaitresterpeaudechagrindansl'undes nombreuxparapheurs présenté auministre.Les fiches écartées étaientdiffuséesauxconseillersquilesmélangeaientallégrementaveclestélégrammesdiplomatiques et les différents documents envoyés par les autres services encharge du renseignement intérieur ou extérieur, faisant fi de la confidentialité.Tristebilanettristeaveud'impuissance.Pourtantdevantcetteabsenced'intérêtportéparlespolitiquespourlesmissionsdelaBoîte,celaneveutpasdire,tants'en faut, que la politique n'envahit pas l'ensemble duService.C'est une autrehistoire, plus sournoise, plus discrète, une guerre de chapelles qui se joue auquotidien. Et puis, tout peut changer depuis la nomination en 2007 del'ambassadeurBernardBajoletcommecoordonnateurdu renseignement,mêmesil'intéressé,particulièrementdiscret,sembleplutôtfaireécranentrelepatrondelaDGSEet le chefde l'État.Peut-êtreest-ce lemoyende fairepasserplusdemessagesqu'avant.Espérons-le.

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46Pour un sous-directeur, pasmoins de 10000 euros parmois, primes comprises, voiture de fonction à usageprofessionnel etprivé.Encomparaison,undélégué(unrédacteur)perçoitenviron1650euros,primescomprises.

47Alorslecontrôleurgénéraldelapolice,MichelLacarrière.48Lirelechapitre10.

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10.LesdossiersdelaDGSEcachésparCharlesHernu

Mai1990.Une journéepaisible.Dépourvude secrétaire, jeme livreàunnécessaireclassement,tâchequej'airepousséeparmanquedetemps.IlmefautnotammentrangerlesdocumentsdelaStasi,lesservicessecretsd'Allemagnedel'Est,dutempsdesdeuxblocs.Unefoislemurtombé,le9novembre1989,etlaréunification des deux Allemagne engagée, chaque État occidental a récupéréunepartiedesarchivesconcernantsespropresressortissantsayantjouédedrôlesdejeuxaveclaRDAenparticulieretl'empiresoviétiqueengénéral.LaFranceaeusonlot,malheureusement.Commeilsedoit,lesdocumentssontenallemandet le Service de contre-espionnage de la DGSE ne dispose que de deuxgermanophones, dont un est considéré par la Maison comme peu fiable :imaginez, il fréquenteuneMarocainedont lepère estmembredes servicesdesécurité du roi Hassan II. L'autre adepte de la langue de Goethe est peudisponible,plushommedeterrainquescribouillard.

Le tempsnécessairepour exploiter l'ensemblede cespapiers est évalué àtrois ans, ce qui donne une idée du nombre de pièces confidentielles ethautementprotégées.D'icilàd'autresprioritéseffacerontl'intérêtpourcesvieuxdocumentset leshommeset lesfemmesquiauraientpuse laisser tenterpar lechantdessirènessoviétiquesdormirontetmourrontenpaix.D'ailleurs,laFrancen'ajamaisvraimenteulegoûtdurenseignement.Nousn'avonspasrévélélenomde notre Philby49 ; admettons que nous n'avons pas su le débusquer dans lesrangsdenosservicesderenseignement,civilsetmilitaires.

AffairesréservéesJemetrouveunpeuseuldansunpetitbureaucoincéentrelebureaude

l'adjoint du chef du contre-espionnage et les toilettes particulières du chef, le

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colonelGeoffroy.Danscepetitlocal,refaitàneufetdisposantd'unordinateur–le premier au sein du contre-espionnage –me voilà aux premières loges pourentendre que son amibiase coloniale n'est pas qu'un mauvais souvenir de sescampagnes.Je travailleportefermée,grâceàunverroucompteurd'entrées ; leseulquiaitl'autorisationdemedérangerestlecheflui-mêmeetluiuniquement.Ilmepasseuncoupdefilpourmedirequ'ilarrive.Enrevanche,moi,j'ailibreaccès à son bureau, et, plus d'une fois, il chasse prestement ses visiteurs pourécouter mes dernières trouvailles sur des sujets sensibles. Sa secrétaire a desdirectivesencesens.Lecaséchéant,ellepasseuncoupdefildiscretaucolonel.

—M.Siramyestlà.—Qu'ilentre.Deuxmotsquiproduisent lemeilleur effet sur l'aréopagedesdifférents

responsablesprésents.Ilsendéduisentquelaréunionestfinieets'empressentderemballer leurspetitesaffaires.Jen'abusepasdecettefacilité.Le«chef»saitque j'ai besoin de lui signaler une affaire ou de prendre des dossiers dans sonarmoire forte personnelle, là où dorment les documents les plus secrets, ceuxqu'ilveutgarderàportéedemain.

Les journéespeuventdonner l'impressiond'être longues,mais le travailsur les affaires réservées est suffisamment passionnant pour qu'on oublie lasolitude et les heures passées au bureau. Il ne s'agit pas de rechercher les« mauvais » Français, mais plutôt de détecter les pièges dans lesquels ilstombent.Jen'aijamaiseuàcepostelesentimentde«fairedufranco-français»,ungrosmotdanslelangagedelaBoîte,maisdetoujoursprotégerlesintérêtsdelaNation,àmonniveau,aveclesmoyensquisontlesmiens.Mescamaradesmesurnomment parfois leMonsieur Joseph du colonelGeoffroy. Je suis l'hommequi regarde sous les jupes de la République. Rien de beau à voir pourtant.Résultat,onm'adressepeulaparole.

J'appliquelesmêmesméthodesquecellesemployéesparlesmembresducontre-espionnage. Je tombe sur un nom et me plonge dans les fichiers,recherchantquelsecteurdétientundossiersurlapersonnequim'intéresse…Lefameuxcriblage.Dutravailàl'ancienne.Quatrecritèressontdéterminantsdansunpapier,qu'ils'agissed'unmessageoud'unbulletinderenseignement–ilsnesefontplusmaintenant,l'acheminementparlavalisediplomatiqueesttroplong–,afind'endéterminerlafiabilité.

Contre-enquêtesurdesdossierssecrets

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Il estpresque20heuresce jour-làet, commechaquesoir, j'ai rangé lesdocuments dans l'armoire forte. Cette dernière a la particularité de disposer àl'intérieur de quatre petits coffrets, également sécurisés par une combinaison,destinésauxpièces lesplus sensibles. Jebrouille lescombinaisonsaprèsavoirnoté les numéros des compteurs avant fermeture sur le carnet que je déposescrupuleusementàl'intérieur.Lelendemainmatin,ilfautexécuterlamanœuvreensensinverse,quasimécaniquement,toutenétantattentifaufaitqu'unchiffreaurait pu sauter, prouvant que le coffre a été « examiné » pendant la nuit. Jeremplislederniercarnet.

Le téléphone sonne, j'entends la voix rauque du colonel Geoffroy,déforméeparl'habituelcure-dentcoincédanslacommissuredroitedeseslèvres.

—Siramy,vouspouvezvenir,j'aiuncadeaupourvous.Le ton n'est pas celui de quelqu'un qui va vous offrir des fleurs, mais

plutôtunprésentempoisonné.Jenotelechiffreduverrousécurisédelaporte,tantpispourl'armoire,ça

seferaplustard.Untourdeclefet,d'unpasrapide,jemedirigeverslebureaudu chef avec un bloc et un stylo. Sa secrétaire particulière est déjà partie,remplacéeparSylviane, qui s'occupedu tri et de ladistributiondesmessages.Là,elletricote.Quefaired'autrequandlestroisquartsdupersonnelsontrentréschezeuxetqu'iln'yapaslaguerre?Laporteduchefestgrandeouverte.

—Entrez,Siramy,vousavezlachanced'avoirendotationpourquelquetempscesmerveilleuxdossiersquevousvoyezlà,surlatable.

Troisdossierscouvertsdecuirvertetfermésparunlacetsontdisposéseneffet sur la table basse qui orne la partie salon du bureau du chef du contre-espionnage.

—Siramy, personne, à partmoi, ne sait que vous prenez ces dossiers.Vousallezlescreuserettrouverlesnomsquimanquent.LeDRignorequec'estvousqui lesavezsousvotregarde,maismoi, jesaisquevousêtescapablederemplirlestrous.J'aijetéunœilrapide.J'aibesoindevous.C'estvotredomaine.

J'appréciebeaucouplecoloneletsonhumourunpeufrais.Laseulefoisquejemesuisopposéàlui,c'étaitquelquesmoisplustôt,quandj'étaisencorechefdelaSectioncontreingérenceetcontresubversionquiseradissouteaprèsl'arrivée du policier Michel Lacarrière, ancien patron des RenseignementsgénérauxdelapréfecturedePolice,àlatêtedelaDirectiondurenseignement.Ilavuencettesection,dèssonarrivée,unepetitecelluleàsupprimerabsolument,une vraie source d'emm… Il ne connaissait que trop bien ces petits groupes,notammentdepuisl'affairedupasteurJosephDoucé.Pourmémoire,unedeses

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équipesdesRGs'étaitlivréeàdesmanœuvresd'intimidationetaétésuspectée50d'avoir causé en 1990 lamort du pasteur, alors…Lacarrière ignore seulementquelesmembresdelasectionsontdefidèlesserviteursdel'Étatetquenousnesommespaslàpournouslivreràdescoupstordus.Jef–lesurnomdeGeoffroy,lechefCE–n'adèslorspas,àl'époque,particulièrementappréciéladissolutiond'uneentitépourlaquelleilavaitunattachementdejeunehomme,souvenirdesonpremierposte.

Enrevanche,avantladissolutiondelasection,ilm'amisdanslespattes,jedevraisdireaffectéd'office,unjeuneuniversitairetitulaired'unvagueDEAdegéographie,medemandantdel'accueilliraveclesconvenancesquiconviennent.Oubliantlesgradesetlesfonctions,jenemesuispasgênépourluidiresonfait.

— Mon colonel, je n'ai pas besoin d'un échec scolaire ; s'il est simerveilleuxpourquoin'a-t-ilpasfaitundoctorat,delarechercheappliquée,jouéles Haroun Tazieff, je ne sais pas, mais pas la Boîte ! Nous avons besoin derecruteurs,desgensquisaventvendreunesavonnetteenfaisantcroirequec'estunaspirateur.Pasdepetitsintellectuels.Enplus,j'aicrucomprendrequ'ilavaitmilitédans le serviced'ordrede laLiguecommuniste révolutionnaire.C'est leloupdanslabergerie.

—Siramy,c'estcommeça.Jen'aipasd'autressolutions.C'estunordre.Lavoixestlasse.Jefnemedonnepasvraimenttort,etpourtantilnepeut

revenirenarrière.A-t-ilreçuuneinjonction,subiunecontrainte?Probable.Cetépisodeestleseulquinousavraimentopposés.

GestapoetservicesallemandsLesdossiersquim'attendentsurlatablebasseattirentl'œil;jen'aijamais

vudesclasseursencuirpleinefleuraussibeaux.Aucunemarqueextérieure,pasun seul détail susceptible de donner une indication. Quels secrets peuvent-ilsrenfermer?

—Ne les regardezpascommeça,c'està l'intérieur. Jevous rassure,cesont des documents d'un autre temps. Ça vous intéressera, vous verrez. C'estprioritaire,vousmefaitesunpremierpointdansquinzejours.Vouspourrezallerfouiller partout. J'ai donné les directives pour ça. Vous serez armé de cedocument.

Je jette un coup d'œil sur le papier et constate que mon nom et monnumérod'officierderenseignement,lefameuxnuméroàquatrechiffres,sontenbonne place, m'offrant la possibilité de regarder partout, y compris dans les

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archives réservées.Je leprendsprécieusementet,alorsque jesaisis lesboîtes,j'entendsJefmesouhaiterunebonnesoiréeavecunpetitsourireencoin.

—Bonnesoirée,moncolonel.Les bras encombrés, je réussis péniblement à ouvrir la porte de mon

bureau.Enplusilvamefalloirrouvrirundescoffretspouryplacerlesprécieuxdocuments.La curiosité est trop grande. Je vaism'octroyer la soirée pourm'yplonger.

J'enlèvema veste etm'installe àmon bureau afin de toiser ces fameuxcartonsarchives.Voilàunpremierdossierouvert:desdocumentsduBCRA,delaGestapo,duSDallemand, lesservicessecretsdu III eReich,s'enéchappent.Lechefm'aconfiédespapiersdelaSecondeGuerre.Destempsdéjàlointains…Ilvamefalloirrefairedel'histoire,mefaufilerdanslessecretsdelaRésistance,à la recherche d'agents doubles ou triples. Le sujet me passionne déjà. Ensouvenirdemonpèrepeut-êtrequi,aveugle,s'étaitenrôlédanslaRésistance.Ilavait seize ans et deviendra après le conflit un ancien du BCRA, le Bureaucentralderenseignementetd'action,dontlesiègeétaitàLondres.

Montravailm'entraîneverslespagessecrètesdel'histoiredeFrance.Jerangelesfeuilletsdecedossier,enpercevantmallafinalité.J'ouvrelesecond,uneréflexionidentiquemevientàl'espritetuneimmensequestion:quedois-jetrouverdanscesdocumentsdemisèrequiparlentdetorture,deretournements,d'assassinats,de rafles?Etpuis,quevient faire laDGSEen1990dansce jeucomplexedesservicesquisontsesancêtresousesanciensadversaires?Qu'ai-jeàvoiraveccedéfilédedouleur?JoPuille,partienretraitequelquesannéesplustôt,auraitpurépondre,expliquer.Aprèstout,ilétaitentrédanslaRésistanceen1942.

DeBarbieàTouvierMonesprits'égare.Ilestpresque21heuresetj'entendslaporteduchef

duServiceducontre-espionnagesefermer.Jemeprécipiteverslaportedemonbureau.

—Moncolonel,nefermezpasledormant51…—Vous êtes encore là, Siramy, j'en étais sûr.Vous n'avez pas pu vous

empêcherdejeteruncoupd'œilaudossier.Édifiant,non?Ils'éloignedesonpasimpérial,sansvouloirm'endireplus.Jenerésiste

pas,ilresteuncarton.Commetoujours,oncommenceparlafinalorsquec'estledébut que j'aurais dû lire tout de suite. Il se trouve là, dans deux chemises

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cartonnéesparticulières,encuirrougecarmin,ainsiquedansletroisièmecartond'archives.Jevaisavoir lasolutionou,entoutcas,unepremièreréponseàmaquestion:quelleestcetteaffaire?

Soudain les noms de Klaus Barbie et de Paul Touvier apparaissent,redonnantdel'actualitéàcesdossiers.LenouveauprocèscontreBarbie,lechefde la Gestapo à Lyon, a démarré en 1983 et s'est achevé en 198752. Il estégalementquestiondanslesdocumentsdeTouvier, l'ancienpatrondelamilicedelarégionlyonnaise.Unjournalistefranco-belge,sourcerémunérée–unagentdonc–m'ad'ailleursconfiéquelquessemainesplustôtqu'iltravaillesurTouvieret les cahiers que ce dernier avait rédigés pendant sa longue fuite53. J'y seraisresté la nuit entière,mais il est déjà 23 heures et les yeux commencent àmepiquer, même si l'excitation est là. Il faudra qu'elle attende le lendemain. Jerefermelesprécieuxdossiersdanslecoffretdedroite,leseulvide.Jereprendslaprocéduredevérificationdescarnetsdesécurité.Unehabitude.Aucunpapiernetraîne encore sur le bureau ? Non, je peux donc enfiler ma combinaison demotard,sansoublierlecasquenichéausommetduportemanteau.

Lemoteur de ma Yamaha XJ 900 vrombit quand je passe le poste degardeenfaisantunsigneaupermanent.EnenfilantleboulevardMortierpendanttoutes ces années, on finit par passer devant la piscine sansmême la voir. LeServiceestunpeumasecondemaison,oumapremièresuivantlesjours.JemeglissesurlepériphériqueetcalelapoignéedanslecoinpourrejoindreauplusviteSaint-Germain-en-Laye,oùnoushabitons,mafemmeetmoi.L'époquen'estpas aux radars. J'ai hâte d'être au lendemain et de compulser ces mystérieuxdocuments.

DesarchivestransmisesàCharlesHernuLe lendemain est là. Il doit être 8 heures dumatin. Jemonte quatre à

quatre les escaliers jusqu'au premier étage, récupère ma clef à la volée. Lescodesdesportesglissent à toutevitesseet sanserreur.Cette fois jeprends lescartonsdansl'ordreetsorslenumérounavecsespetiteschemises.Jemeplongeimmédiatementdans la lecture,ne réalisantmêmepasque j'aigardéauxpiedsmesbottesdemotard.

Unpremierfeuilletaétérédigéparladirectiondel'administrationdelaBoîteetcomporteletampon«Réservé»:

« En octobre 1983, le jugeRiss,magistrat instructeur dans le cadre del'instructionduprocèscontreKlausBarbie,demandeàlaDGSEl'ensembledes

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documents traitant de ce sujet.Les archives, y compris les archives réservées,sont rassemblées début décembre 1983 pour être remises en mains propres àmonsieurleministredelaDéfense,CharlesHernu,le16décembre1983.»

Procédure classique. Les demandes de dossiers en provenance demagistratspassenttoujoursparleministre.Unefoisconstitués,ilssontremisàcedernierquilestransmetàlaJustice.

Dans le courantde l'été1987, leprocèsBarbie s'achèveenfin,mais lesarchivesnereviennenttoujourspasauService.Quesontdevenuslesdocumentsremis au juge pour les besoins de l'instruction ? LaDGSE n'en a plus jamaisentenduparler.Ellecommenceàs'eninquiéter.Pardesmoyensdiscrets,laBoîteinterrogeleprésidentdelacourd'assisesduRhôneafindesavoirsiellepeutlesrécupérer.Toutaussidiscrètement, lesautorités judiciaires fontdireauServicequ'ellesn'ontàaucunmomentdisposédesfameusespièces.Maisoùsont-ellespassées alors ? Un léger vent de panique parcourt la direction de la Boîte ;surtoutquenuln'apensé,quatre ansplus tôt, à faireunecopiedesprécieusesarchives. Ilne resteplusà laDGSEqu'àposer laquestionà l'ancienministre,CharlesHernu,grandamateurdechampagneroséetdejoliesfemmes.LepréfetAlain Frouté, directeur de l'administration, alors véritable numéro deux de lamaison, est envoyé par le directeur général à Villeurbanne, dont Hernu est lemairedepuis1977,afindel'yrencontreretdefairelalumière:qu'a-t-ilfaitdecesarchives?

Quelquesmois se passent et le préfet rencontre enfinCharlesHernu le1erfévrier1988.Troisjoursplustard,àlamairie,cedernierouvrelecoffredesonbureau.Lesdossiersyétaientconservés.L'ancienministres'enexpliqueaupréfetFrouté:

—Jen'ai transmisaucundocumentau juge.Quand je lesaiparcourus,j'aivuquecertainsd'entre euxpouvaientnuire àdeuxpersonnes,nondemonbord,maisaujourd'huipatronsdepresseoupersonnalitésmédiatiques.

AlainFrouté,soulagéd'avoirremplisamissionetrécupérélesfameusespièces, unpeu intimidépar l'ancienministre aussi, ne cherchepas à en savoirplus.Dèslelendemain,le5février1988,CharlesHernusaisitsaplumeetécritàson successeur au fauteuil deministre de laDéfense,AndréGiraud.Voilà unextrait de cette lettre d'explication, restée inédite jusqu'à présent, commel'ensembledecerécit.

«Craignantl'exploitationdefaitsnonavérésetinfamantspourcertainespersonnes,[j'avais]estiméde[mon]devoirdefaireensortequetoutcelanesoitpassurlaplacepublique…»

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Certes, Charles Hernu a pu vouloir protéger des personnalités. Maisl'hypothèseselonlaquellel'éludeVilleurbanne,enRhône-Alpes,auraitcherchéàensavoirplussurleséventuellescompromissionscommisesdanssarégion,aété évoquée par le haut commandement, plus rompu aux affaires politiquesfranco-françaises.

DessecretsdanslanatureLe préfet est de retour à Paris.On est en plein dans l'instruction d'une

troisième procédure Barbie. Le juge Jacques Hamy, chargé de l'affaire deCaluire,c'est-à-direl'arrestationdeJeanMoulinetdesescompagnonsquivalemeneràlamort,demandeluiaussicommunicationdespiècesrelativesàBarbie.Le 10 mai 1988, le magistrat dépêche le chef d'escadron Capel, armé de sacommission rogatoire. Reçu à la DGSE, ce dernier consulte un dossier de 45pièces dont 15 documents issus de ce que nous pouvons appeler les archivesHernu, celles qui avaient été conservées à Villeurbanne. D'autres documentssecrets sont recherchés par la justice pour des faits visant la même période,toujours sensibledansnotremémoirecollective.Ainside l'affaireTouvier,quisera arrêté en 1989, sur laquelle les juges enquêtent : trois autres piècesconcernant l'ancien chef milicien, issues de ces mêmes archives dites Hernu,sontréquisitionnéesendécembre1988.

Danscettehistoire,laDGSEn'enmènepaslarge.Aprèstout,elleaécriten novembre 1987 aux autorités judiciaires pour réclamer ses archives. SiJacques Vergès, l'avocat de Klaus Barbie, apprend que la cour d'assises n'ajamais été destinataire des documents réclamés, ce serait une catastrophe.Bateleur médiatique et juriste avisé, il ferait exploser en un tour de manchesl'instructionsurCaluire,voireentireraitargumentpourdemanderl'annulationdelarécentecondamnationdesonclientpour«crimecontrel'humanité».Unbeauscandale ! La DGSE se retrouverait alors en première ligne et serait accuséed'avoirpratiquédelarétentiond'informations;depuistoujours,lahiérarchiedelaBoîtesaiteneffetqu'ilesthorsdequestionquedeshommespolitiques,quicraignentêtremêlésàcetuniversdesservicessecretsqu'ilsneconnaissentpas,voire dédaignent, soient cités ou seulement évoqués dans une affaire derenseignement.Leretourdebâtonseraitdoncterrible.

Coupdusort?LaDGSEapprendaumêmemomentparundesesagentsque des fuites sont à craindre dans la presse. En effet le gendarme PhilippeMathy, qui avait accompagné le chef d'escadron Capel à la DGSE lors de sa

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visite du 10 mai 1988, devenu depuis l'adjoint de Jean-Louis Recordon, chefd'escadronquiaarrêtéTouvier,fréquenteassidûmentlejournalistefranco-belge,évoqué plus haut, bien connu de la DGSE. Or ce dernier enquête surd'éventuelles collusions entre la police et les forces d'occupation pendant laSecondeGuerre.Nouspensonsqu'ilaobtenudescopiesdesnotesduService.Le journalistecompteparailleursdebonscontactsdans soncarnetd'adresses.Un avocat militant, inscrit au PC et engagé dans la chasse aux criminels deguerre, Joë Nordmann, conseiller de la partie civile, lui propose ainsi deconsulterledossierTouvier.Auseinduquel,troispiècesappartenaientaudossierdeVilleurbanne.Ilyadanger:lesdocumentsprovenantdelaDGSEnedoiventpasêtreremisàn'importequi,aurisquedeseretrouversurlaplacepublique.

Quileministrea-t-ilvouluprotéger?Lepuzzleestàpeuprèsterminé.Jesaisquiapulirequoi.Maisilmefaut

retrouver les noms cachés dans cette montagne de papiers : qui sont lespersonnalitésqueCharlesHernuavouluprotéger?Jeclasselesdocumentsparordre chronologique, ce qui apporte une facilité de lecture et replace les faitsdansleurréalité.Lalecturedevraitfaireapparaîtrelesfameuxpatronymes.Unefoiscetteopérationréalisée,ilfaudravérifiersicespersonnesontdéjàundossierdans lesarchivesduService.Celasignifie recherchersurdespetitscartons lesréférences – le systèmen'est pas encore informatisé – et, en respectant l'ordrealphabétique, trouver leboncartondans l'immenserotopaneldigned'uncentredesécuritésociale.

Monenquêteestminutieuse.Chaquedétailasonimportance.Jeconstate,par exemple, que certains documents ont été dégrafés et ragrafés. À n'en pasdouter,ilsontétéphotocopiéssansménagement.Ilfaudraits'interrogersurleurimportance. Je poursuis mon inventaire avant de courir dans les étages pourtrouverlesréférencesetconsulterlesdossiers.Cetteactiondecollectemeprendlajournée,d'autantplusqu'ilfautfaireladistinctionentrelesfeuilletsdesdeuxprocèsBarbieetceuxdel'instructionTouvier.Suruncahieradhoc, jepréparelesdemandesderéquisitionauxarchivescentralesetsurdesfeuillesblancheslamême liste afin d'y noter les références des dossiers des secteurs. Certainsdossiersdevenus inactifsetparticulièrementprotégéspuisqu'ilscontiennent lesconclusions du Service m'intéressent également. Dans les films d'espionnage,tout semble aller très vite. On ne montre que rarement le côté laborieux dumétier.Plongerdanslesarchivess'avèreêtreunetâchepassionnante,maisbien

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méconnueetmal reconnue.C'estpourtant labasemêmede la tâchede l'agentsecret,avantmêmelerecrutementdesourcesoulesactionsopérationnelles.Enfait,lepremierdenostravauxcorrespondàceluid'unhistorienqui,partouslesmoyens,chercheàrecouperl'information.Liredespapiersvieuxdequaranteanset replacer en perspective les personnages de cet immense théâtre qui fait lemonde,voilàlecœurdenotreactivité.

J'ai hâte d'être à demain. Bien sûr, ma demande urgente va déranger,commeàchaquefois.J'entendsdéjàlesfonctionnairessollicitésmaugréer.Sansparlerdesquestionsenbiais,histoiredesavoirsurquoijetravaille.Maisj'aidesdirectives trèsstrictes. Ilestexcludeparleràquiquecesoitdecetteenquête.MonseulinterlocuteurdemeurelechefduServicedecontre-espionnage.Jenedoisavoirconfianceenpersonned'autre.C'estainsi.Unjour,sachantquejesuisle seul à recevoir toute la presse quotidienne et hebdomadaire dans le but d'ytrouverdesliensavecmesaffaires,uncolonel,uneconnaissancedelonguedate,medemandesij'aiLeMonde.Je lui répondspar l'affirmativeet luiproposedem'accompagnerjusqu'àmonbureaupourleluidonner,l'ayantlulaveille.

Danslescinqminutesquisuivent,uncoupdefilduchefmesurprendparsontonsec.

—Siramy,venezimmédiatement.L'ordrenemelaissepasletempsd'enlevermonjeandemotopourpasser

unpantalonde flanellegrise. Jemeprécipite. Jen'aimêmepas le tempsde lesaluer.

—J'aiditque jenevoulaispersonnedansvotrebureau.Personne,c'estpersonne.

Laconversationestclose.Çadonneuneidéedel'ambiance,mêmesi jesaisquelecolonelGeoffroym'apprécie.Onnecontrevientpasauxrègles.

Unegranderésistante,unprochedeMitterrandAvecmesréquisitionsd'archives(RAC)etmalistedenoms,cematinje

pars dans les couloirs. Je dépose les RAC à la secrétaire du chef du contre-espionnage–elleestdûmenthabilitée–etfonceaufichiercentralvoirMmeB.,responsable des criblages, ces millions de fiches comportant autant de noms.Biensûr,mes«clients»figurent là,surdepetitscartons.Lapetitesynthèseàleurdosnem'apportepasgrand-chose.Aufond,deuxpersonnalitésapparaissantdans les documents que j'ai compulsésm'intéressent particulièrement :Marie-Claude Vaillant-Couturier, la grande résistante et l'épouse du communiste du

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même nom, et Roger Worms, dit Roger Stéphane. Après tout, ces deux-làévoluentdanslemondedelapresseetdisposentd'unesolideréputationdanslemondepolitique.Sachantqu'ilssontrégulièrementcités–aubeaumilieud'unelonguelistedenoms–danslefameuxdossier«Hernu»,ilspourraientavoirleprofil des personnalités que le ministre a voulu protéger. Mais aucun feuilletn'emportemaconvictiondéfinitive.

Il faut effectuer un bond dans l'histoire et se remémorer ces deuxpersonnalités.LeportraitdeRogerStéphaneicicampéemprunteprincipalementàlabiographietrèsnourriepubliéeparOlivierPhilipponnatetPatrickLienhardtchezGrasset :RogerStéphane.PassionnantpersonnagequeRogerStéphane54,néWorms, appartenant à la lignée des banquiers dumême nom, riche famillejuivebourgeoise,figuredelavielittéraire,journalistiqueetpolitiquefrançaise.RecherchantletalentdesAndréGide,AndréMalrauxetRogerMartinduGard,fréquentantAragoncommeArlettyet JeanCocteau, ilprendpartaucoursdesannéesauxgrandsdébatspolitiquesquifontl'actualité,s'engageantfranchement,s'ilfautciterunseulexemple,pourladécolonisation.Cofondateur,en1950,auxcôtés deGillesMartinet etClaudeBourdet, deL'Observateur, le futurNouvelObservateur,ilestàlafoisunécrivainreconnu,unmondainrecherchépoursaconversationbrillanteetunhommed'influence.IlserallietrèsviteaugénéraldeGaulle, se lie d'amitié avec Edgar Faure, Pierre Mendès-France, le présidenttunisienHabibBourguiba.En1989,ilaccomplitl'unedesesdernièresfoucades:ileffectueàBeyrouthunevisiteexpressdestinéeàsoutenirlegénéralAoun,lechrétienenpleinbrasdeferaveclesSyriens.Stéphaneembarquedansunpetitavion aux côtés des députés François Léotard et Jean-François Deniau, de lajournaliste Christine Clerc et de quelques autres bientôt rejoints par d'autresdéputés,BernardStasietPhilippedeVilliers.

Dansleurbiographie,OlivierPhilipponnatetPatrickLienhardtracontentunRogerStéphaneentréenRésistanceen1941,emprisonnéetévadédeuxfois.LejeunehommeparticipeàlacréationdujournalCombat55,leplusimportantdelaRésistance.«Oncomptesurluipourdonneruncoupdemainaujournal,maissurtoutpour tirerquelquesversdesnezvichyssoisetalerterdiscrètementses amis écrivains », soulignent les auteurs. En effet, à deux reprises, il estenvoyéàVichy–oùsafamilles'estinstalléeautoutdébutdelaguerre–pourjouer l'espion auprès du gouvernement dumaréchal Pétain. Début avril 1942,Pierre-Henri Teitgen, le fondateur du mouvement Liberté, lui assigne samission:«RencontreràVichydesfiguresdurégimeetobtenird'elles,sousunprétextechoisi,desrenseignementsutiles.»IlrendainsivisiteàPierre-Étienne

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Flandin,ancienprésidentduConseiletbrefministredesAffairesétrangèresdePétain,sousprétexted'unessaid'histoirecontemporaine.Maisunmoisplustard,il est perquisitionné, et lapolicemet lamain surdesdocuments faisant courirdesrisquesévidentsàlafamillededeuxJuifsrecherchés,deslettresdestinéesàleursproches…Unelégèretéquiluiressemblebien.

QuandStéphaneprendl'HôteldeVilleEnjanvier1943,RogerStéphaneentredansleservicederenseignements

deGeorgesBidault,quil'envoieànouveauàVichy.«J'étaischargéd'essayerdeprovoquer des déclarations de diverses personnalités gouvernementales »,relatera-t-ilplustard.Lesauteursassurentque«lecôtéinsidieuxdel'espionnagesatisfait songoût nouveaupour l'antihéroïsme». Il dirige un« réseaude fauxpapiers » de fin janvier 1943 à fin février… de la même année. Sa saga derésistant repose essentiellement sur sa soi-disant « prise de l'hôtel de ville deParis»,le19août1944.Ilaurait,àl'entendre,constituélui-mêmeprisonniersleprésident du conseil municipal Pierre Taittinger et le préfet de la Seine RenéBouffet,alorsquebiend'autresversionscirculent…

LesecondpersonnagedontlenomparaîtressortirdesfameuxdocumentsestceluideMarie-ClaudeVaillant-Couturier.FiguredelaRésistanceetduParticommuniste, Marie-Claude Vogel56 a gardé le nom du député Paul Vaillant-Courierendépitdelabrièvetédeleurunion–sonmaridisparaîteneffetdeuxsemaines après leurmariage.Filled'unéditeurdepresse,brièvementmariée àl'ex-rédacteur en chef de L'Humanité, la future députée a naturellementcommencé son parcours dans la presse, notamment comme photographe,s'inscrivantdès1936auxJeunessescommunistesetparticipantàlafondationdel'Union des jeunes filles de France (UJFF, proche du PC). Entrée dans laclandestinitédèsavril1940,elleestarrêtéeen1942,miseausecretauFortdeRomainville et déportée avec deux cent trente autres femmes – dontDanielleCasanova, cofondatrice de l'UJFF – en janvier 1943.Elle a connuAuschwitz,Ravensbrücketvumourirnombredesescamarades,avantd'êtrelibéréeparlesSoviétiques. Cela lui vaudra de témoigner lors du procès de Nuremberg, enjanvier1946,unedépositionpoignante57,puisàceluideKlausBarbie,en1987.

RemariéeaprèslaguerreàPierreVillon,autrefigurecommunisteetfuturdéputé de l'Allier, proche de Jacques Duclos et de Maurice Thorez, Marie-ClaudeVaillant-Couturierasuiviunparcourspolitiquepassantparlestravéesdel'Assemblée nationale et les organes principaux du Parti communiste. Elle

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accèderapidementaustatutdemembreducomitécentralduPCetsonrôledansles organisations pro-communistes de l'après-guerre est de premier plan, del'Union des femmes françaises, dont elle est secrétaire générale, à l'Unionmondialedes femmesdémocrates (égalementappeléeFédérationdémocratiqueinternationales des femmes, FDIF) en passant par l'Association des amitiésfranco-chinoises.En1950,elleauraitparticipé,racontentles«archivesHernu»,àuneréunionsecrèteàVienne,enAutriche,danslebutd'étudierlacollaborationpossibleentrediversmouvementsencasdenouveauconflitetlamiseenplaced'unservicederenseignementsenfaveurdeMoscou.MembredesAssembléesconstituantes de 1945 et 1946, elle a été ensuite élue députée et cédera sacirconscription en 1973, dans leVal-de-Marne, àGeorgesMarchais.Avec sonsecond mari, Marie-Claude Vaillant-Couturier passait pour avoir « fait » enpartielacarrièredufutursecrétairegénéralduparti.

Archivesensous-solLaconsultationdesdocumentsdansdifférentssecteursdelaBoîteneme

prendpasplusquelamatinéeetmelaissesurmafaim.Jecherchequelquechosesanssavoirexactementquoi,etbiensûrsansletrouver.Jerepasseparlebureaudelasecrétaire,gardiennedemaclefpendantlesheuresouvrables.

—Monsieur,lesArchivesonttéléphoné,ilsontpréparétoutcequ'ilsont.Certains documents sont à consulter exclusivement chez eux, ils sont dans lapartieréservée.

—Merci,madame.Iln'estpasencoremidi, j'aipeut-êtreunechancede récupérer lesnotes

préparées et de prendre rendez-vous pour consulter les archives réservées. Jedégringolelesescalierspouratteindrelessous-solsàl'atmosphèremystérieuse.Ununiversqu'onnedérangepas,quiprocureunsentimentcurieux,commesilepersonnel portait des charentaises aux pieds et glissait sur le lino pour ne pasréveillerlesmorts.Nousnesommespasloindelavérité.Lesboîtesd'archivescontiennentplusdedisparusquedevivants.J'arriveàtemps.Jesonne,lacamérameregardeetlaportes'ouvre.

—Nousvousattendions,monsieurSiramy.Vousallezavoirdelalecture.Lesréquisitionsd'archivessontlà,ilyadixchemisesbleues.Quantauxarchivesréservées, il y a cinq boîtes, toutes des archives du BCRA. Il vous faudraplusieursjourspourlesexploiter.Vousvenezdetoutefaçonquandvousvoulez.

Jedécided'organisermontravaildelamanièresuivante.J'emportelesdix

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chemisesetlesparcoursdèscetaprès-midi.Ellessontconsultablespartous,partrop de monde d'ailleurs. Les archives réservées, c'est autre chose. Lesautorisationssontrares.

L'après-midieststudieux.Jelislesdossierscouvertsd'unplastiquebleu.Jeclassed'uncôtéceuxrelatifsàMarie-ClaudeVaillant-Couturieret,del'autre,ceuxdeRogerStéphane.Ilssontprésentéssous leurmeilleurprofil, résistants,héros de la nation, déportée… Des témoignages à prendre pour argentcomptant?Sansdoute.Maisjeressensunegêne,néedesdocumentsrécupérésàlamairiedeVilleurbanne,quinesedissipe toujourspas.DanscespapiersqueCharlesHernuavaitconservésenquittantleministèredelaDéfense,lachansonneparaîtpasaussimélodieuse.Oùestl'intox,oùestlavérité?

Vaillant-CouturieretlesservicesduReichLelendemainjereprendslechemindesarchivesréservées;lesdossiers

m'yattendent,remplisdedocumentssouventplastifiéspourmieuxlesconserver.Mes deux « objectifs » sont présentés là sous un autre visage. Mon malaiseinitialgrandit;del'héroïsmedelaguerre,onpourraitpasseràl'universglauquedel'espionnage.Lespagesquisuiventcerécitcomportentdoncdesextraits,desdéclarationsetdesanalysesdontl'Histoiren'apasencoreeuconnaissance.

« Mme Vaillant-Couturier, veuve d'un député communiste, a travaillépour le SD58 en France. Maîtresse d'un Allemand qu'elle avait suivi enAllemagne, elle avait la réputation d'un agent de grande classe », accuse danssoncompterendud'arrestationpourtrahison,le10novembre1945,l'ancienchefrégionaldelamiliceàLyon,JosephLécussan.Maisfaut-illecroire?Ilestaussiquestion de Paul Touvier dans ce document qui ne sera pas remis à la justicefrançaise. Le 8 décembre 1988, le directeur général lui-même, le généralMermet, refuse ainsi qu'il figure dans le lot des pièces transmises à la justice.Pourquoi?ParcequeMarie-ClaudeVaillantCouturierestcitée?Enrevanche–et celam'étonne – aucune trace d'une contre-enquête dans les papiers sur cespropos graves. Il est vrai que Marie-Claude Vaillant-Couturier n'a jamais étéinterrogéesurlesujet,cequiauraitétépourtantplussimple.

Carpeut-onaccordercréditàJosephLécussan?S'ilavaittenulesmêmespropos devant les forces françaises lors d'un interrogatoire précédent, daté du27juillet1945–ildénonceégalementàcetteoccasionl'anciennemaîtressedel'acteur Michel Simon, Jeanne Luquet –, ne cherchait-il pas à salir despersonnalités?

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D'aucuns ont-ils pensé dans la Boîte que les allégations de Lécussanétaient justesetqueMarie-ClaudeVaillant-Couturier,mariéequinze joursavecledéputécommuniste,avaitétéunagentdouble?Oui,àn'enpasdouter.Maiscomment expliquer alors queMarie-ClaudeVogel ait été arrêtée par la policefrançaise et remise à laGestapo, comme le dit son père, installé àNewYorkdepuis1940?

—MonsieurSiramy,ilest17heures,nousallonsfermer.Avant 9 heures, le lendemainmatin, je suis dans le bureau du chef du

contre-espionnage.—Oùensontvosrecherches?— Deux noms se dégagent, Marie-Claude Vaillant-Couturier et Roger

Stéphane.—Stéphane…L'écrivainquifréquenteleprésidentMitterrand?—Lui-même.—Vousavezdesbillespouraffirmerça?—C'estflouettendancieuxpourlafemmedudéputécommuniste,mais

unpeumoinsnébuleuxpourlejournaliste,desonvrainomRogerWorms.—Continuezàcreuser,Siramy.Ilnousfautdubéton.Surlecoup,jemedemandequiestle«nous»qu'ilévoque.Lesautorités

duService ?Le gouvernement ?À l'évidence, je ne sais pas tout. Je retournedansmonbureaupourensavourerlaquiétudeetlesilence.

LeménageavaitétéfaitÀ l'aide demes recherches, jeme rends compte que le nomdeMarie-

ClaudeVaillant-CouturierestcitéaussidansledossierNatodétenuparlasectionS(devenueP)duServicedecontre-espionnage,chargéderepérerlestentativesde pénétration par des services étrangers. Ce dossier, je ne suis pas prêt depouvoirleconsulter.Pashabilité.Jedécouvreaussiquedeuxdocumentsontfaitl'objet d'une sortie définitive des archives centrales suite à une réquisition de«DG/S»,leServicedesécurité,déposéele24juillet1974!Lenettoyageaétéfait avantmême la demande deCharlesHernu, et bien avant nos affaires. Làencore, comme il ne faut rien révéler des pérégrinations de ce dossier deVilleurbanne, pas questiond'aller demander benoîtement à lire ces documents.PourquoileServicedesécuritédelaDGSEconserve-t-ilcesprécieuxpapiers?Mystère.MêmeinterrogationconcernantleschemisescontenantlespapierssurRoger Stéphane. En août 1984 et juin 1985, le Service de sécurité en a

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définitivementextraitdeuxdocuments.Aujourd'hui,ilnedoityavoir,auseindelaBoîte,qu'unepersonneoudeuxàconnaîtrelefinmotdel'histoire.

Jeretourneauplusviteauxarchivesréservées.Ilmefautplusdedétailssurmesdeux«objectifs»,essayerdedémêlerlefauxduvrai, larumeurdelamanipulation, afin d'approcher au plus près de la vérité. Je décide de ne pasdéjeuner pour arriver à consulter l'ensemble des pièces dans la journée. Lepremier document sur lequel je tombe m'indique que RogerWorms-Stéphaneseraitunagentdouble.Manquedechance,lefeuilletn'aaucuneréférence,mêmepas une date. Il sème le trouble – et c'est peut-être son but – mais n'est passuffisammentfiable.Etneméritedoncpasquejeleretiennedansmonanalyse.

Enmars1943,selonlesarchivesduService,leréseauPhalanx,unréseaude résistance créé en 1942, basé d'abord à Clermont-Ferrand puis à Lyon,transmetàLondresdesélémentssurl'arrestationdeRogerStéphaneàVichy.Cedernier aurait voulu obtenir un entretien avec Pierre Laval, le chef dugouvernementdurégimevichyssois,unearmecachéedanssapoche.Arrêtépuisinterrogé, ce document prétend que Stéphane livre les noms des dirigeants dujournal Combat, dont celui d'Henri Frenay, fondateur de l'un des premiersréseauxdeRésistance,recherchéparlaGestapo,entréenclandestinitémaisdontles rencontres avec de hauts responsables de Vichy ont parfois semé laconfusion.D'autresnotesprésenterontRogerStéphane,àlafindelaguerre,sousun autre jour, celui d'un agent des services britanniques ! En 1950, la DSTs'interroge encore sur cette personnalité qui lui a été signalée par une sourcecommeagentd'unepuissanceétrangère.

LemystèreRogerStéphaneDans l'imposante biographie consacrée à Roger Stéphane, qui détaille

cettepériodeplusquetroublée,OlivierPhilipponnatetPatrickLienhardtfontuntoutautrerécit,sansabordersonéventuelleparticipationauréseaud'espionnageallemand.RogerStéphane fait preuve, selon eux, d'un « grand fantasme : uneinterviewdeLaval,qui le fascine jusqu'à l'inconscience».L'intéresséneverrapaslechefdugouvernementdePétain,principalorganisateurdelacollaborationde l'État français avec les Nazis, mais obtient un entretien avec le garde desSceaux de Vichy. Il est arrêté le lendemain et la police découvre dans sesvêtements le compte rendude la rencontre avec leministre.On l'interroge surl'organisation de l'Armée secrète mais, selon le livre, il n'aurait livré aucunnom…Curieusement,iléchappealorsàundestinquiauraitpus'avérertragique.

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« Pourquoi Roger Worms, militant gaulliste évadé de Fort Barraux, Juif enmission d'espionnage, bénéficie-t-il de la relative clémence de Vichy ? »,s'interrogentdefaitlesauteurs.Endépitdece«nomdifficileàporter»,Worms-Stéphane, « par arrêtéministériel d'internement signé de lamain du présidentLaval, [...] est simplement relégué à l'hôtel des Bains d'Evaux, transformé encentre de détention, avec le “gratin” des ambassadeurs, ministres et générauxdéchus – non maltraités ». Sa mère, interpellée le même jour, aurait réussi,toujours selon le livre, à faire jouer ses nombreuses relationsmondaines et àsauversonfils.

Les auteurs relèvent donc les contradictions qui ouvrent de nouvellesportessurcettepersonnalitéàfacettesmultiples.Cethomme,quirégulièrementenjolivesesprétendusfaitsd'armes,déconcerteeneffetparsesremarquesetsesjugements. « Tout le monde se fout de la guerre, tu comprends, la guerreemmerde lemonde», écrit-il un jour.Le 3 janvier 1941, il gagneNice. « J'aivécu les derniers mois de l'année 1940 et les premiersmois de 1941 dans lebonheur », raconte-t-il alors, passant le plus clair de son temps au casino deMonte-Carlo. Stéphane est en outre parfois mû par des considérationspersonnelles qui le font déraper. En juin 1941, rapporte la biographie, il noteainsidanssescarnets:«Jenesuispassûrquelesintérêtsbritanniquesnesoientpas plus réactionnaires que les intérêts nazis. Je ne suis pas sûr qu'il faille, apriori, interdire à l'Allemagne d'essayer d'organiser l'Europe, entreprisegrandiose, où ont échoué, après 1918, la France et l'Angleterre. Cesinterrogations, qui ne portent en elles aucun élément de réponse, doivent êtreposées.»

Internépendantsixsemainesen1942àFort-Barraux,dansl'Isère,RogerStéphane tient même des propos franchement nauséabonds, toujours selon labiographie de Philipponnat et Lienhardt : « Les Juifs, ici, sont odieux.Constammentréunis,ayantcrééunespritdeclan,ilsfonttoutpoursedistinguer,pourêtredistinguésdesautres internés.Etcequi lesdistinguen'estpasà leuravantage.Certainsétalentune richesseodieuse, si l'onsongeà lamisèrequ'ilscôtoientchaquejourici[...].Ilsn'ontabsolumentriencompris.Onpensaitavantlaguerre:“Ah,quandilsaurontfaitquelquesmoisdeprison,ilscomprendront.”Erreur.Rienàfaire.Ilssontindécrottables.Ilsdonnentraisonauxantisémites:ils seconsidèrentcomme le [motmanquant]dumondeet lavictoiredesalliéssera leurrevanche[...].Cequ'ilsreprochentàHitler,c'estsonantisémitisme.»Stéphane, écrivent les auteurs, précise qu'il se défend de généraliser : « Jeconnais tropde Juifs capablesdehauteur, dedésintéressement, degratuité... »

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Maiscejugementtranchén'estpasleseul.Le12décembre1942, il imagine–parécrit–unnouveaustatutdesJuifs.«Iln'yfautvoirqu'uneformeextrêmedeson désir d'assimilation, d'individualité et de son violent rejet ducommunautarisme»,relativisentlessignatairesdelabiographie.

RésistanceenpointilléStéphane grand résistant ? Son frère Jean lui a proposé de rejoindre

Londres, il ne part pas. D'autres lui suggèrent de gagner le mouvement derésistanceLibérationSud,animépard'Astierde laVigerie ;envain. Ilcultiveplutôtl'ambiguïté.L'undesesamisluireproched'avoirvouluentrerencontactavecdesindividusrestésprochesdeVichy,voired'être«absolumentincapablederessentiment»?Luirépondqu'ilest«indifférent»àtoutcela.«Ilnecourtpourtantpasmoinsde risques, analysent lesauteursdu livre.Dès lespremiersjours de mars 1942, en effet, sans doute victime de ses indiscrétions, il estrecherché. [...] Stéphane se trouve à Vichy pour enquêter sur les relations deJardel,secrétairegénéraldePétain,etdugénéralGiraud.»

Son rôle comme agent de renseignement, autant pourTeitgen que pourBidault, reste quant à lui controversé. L'intéressé agit demanière incohérente,s'amusant plus que s'impliquant réellement. La biographie cite ainsi RogerWybot, l'un des chefs du service secret BCRA et futur directeur de la DSTnouvellement créée. Wybot, un ami de Roger Stéphane, ne l'épargne pas, lequalifiantmême de « ludion de la Résistance » : « En 1941, celui qui n'étaitencorequeRogerWormsavaitétabliuncontacttrèsétroitavecmonréseau.Parson intermédiaire,noussommesentrésen relationavecdifférentsmouvementsdeRésistance[...].L'ennui,c'estquelezèlebouillonnant,l'activitéexcentrique,ostentatoire deRogerWorms, son comportement de “casse-cou” peu soucieuxdesrèglesdelaclandestinité,comportaientdetelsrisquespoursesamisquejedonnai l'ordre à nos camarades de rompre tout contact avec ce ludion de laRésistance. » D'Astier de la Vigerie, qui le croise dans un restaurant enavril1942,écriraquatreansplustard:«Sonimprudenceetsonindiscrétionmeparurentsingulières.»

Même après la mort de son père Pierre Worms, dont le corps a étéretrouvétuéparballesle7février1944,RogerStéphanen'irapasjusqu'auboutdesadétestationdesassassins.«Pourmoi,lemeurtredePapaestsigné.J'accusesans hésiter la Milice », écrira-t-il plus tard. Charles Maurras59 est pour luiégalement responsable. Dirigeant du journal L'Action française, dénonçant la

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collaboration avec l'Allemagnemais soutenantVichy, l'écrivain académicien asignécinqjoursavantlamortdesonpèreunarticledésignantlafamilleWormsàlavindictepublique.ÀLyon,lesbureauxdeL'ActionfrançaiseetceuxdelaMilice sont installés dans le même immeuble. « Maurras protestera queLécussan, le chef de laMilice lyonnaise, n'avait de cesse de le harceler et del'exhorteràlacollaborationavecl'Allemagne»,signalelabiographiedeRogerStéphane. Pourtant ce dernier dépose trois plaintes contre Maurras qui nemèneront à rien, faute d'avoir été rédigées dans les formes. Légèreté ?Indifférence ? Ou d'autres raisons, secrètes, obscures, animent-elles sesincohérences?

UnenécessaireenquêteAlorsquedéduiredecequel'onm'ademandéd'étudier?Qu'ils'agissede

Marie-ClaudeVaillant-CouturieroudeRogerStéphane,riennepeutclairementaffirmer qu'ils aient été des agents desAllemands pendant la guerre,même sirien ne prouve non plus le contraire. Ces deux personnalités publiques,reconnues, ont-ellespendant toute leurvieoccultéunpassépeuglorieux ?LaDGSEs'est interrogée.Et laréponseàcettequestion,essentielle,nefigurepasdanscelivre.Jusqu'àprésent,lesdoutesdelaBoîteétaientrestéssecrets,aussiseuleuneenquête,longueetminutieuse,permettraitd'enavoirlecœurnet.Pourl'Histoire.

18heures, le31mai1990.Jecommenceà taper lanoteà l'attentionduchef du contre-espionnage avec, pour objet, le dossier de Villeurbanne. Lesparagraphes succèdent aux paragraphes mais ma conviction ne se forme pas.Coupablesdetrahison,ounoncoupables?Difficiled'affirmerquoiquecesoit:tropdepiècesmanquent,celleparexempledudossierNato,oucellesdétenuespar leServicedesécurité,et inaccessibles.Tropdemanipulationsontpuavoirlieuaussi.Maficheestfinieà19h45.Jedemandeàlasecrétaireduchefdememettreunnuméro.Elleprendsontamponencreuretimprimelenumérod'ordresurledocument.Avecunautresceau,elleinscritladatesurlepapier;jen'auraiplusjamaisdenouvellesdemafiche.

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49KimPhilbyfutunagentdoublebritanniquequitrahitauprofitdel'Unionsoviétique,oùils'installadéfinitivementen1963.50Enoctobre2007,lajusticeaprononcéunnon-lieudanscetteaffaire.Lamortdupasteurn'ajamaisétéélucidée.51Boîte murale dans laquelle toutes les clefs d'un étage sont placées suivant leur numéro d'ordre et également fermée par un

systèmeàcombinaisonidentiqueàceluidescoffres.52KlausBarbieavaitétécondamnéparcontumaceen1952et1954par la justicefrançaiseà lapeinecapitaleaucoursdedeux

procèsdistincts.IlaétéexpulsédeBolivieverslaFrance,en1983,etcondamnéen1987pourcrimescontrel'humanité.Ilmourrad'uncancerenprisonen1991.

53Lirechapitre7.54RogerStéphaneestnéen1919ets'estsuicidéen1994.55Dontlesous-titreest:«OrganedumouvementdelaRésistancefrançaise».56Marie-ClaudeVaillant-Couturierestnéeen1912etdécédéeen1996.57Cetémoignageestconsultableenligne:http://www.fndirp.asso.fr/temoigmcvc1.htm58ServicesallemandsderenseignementsdontlaGestapoétaitunedescomposantes.59Le28janvier1945,lacourdejusticedeLyondéclareCharlesMaurrascoupabledehautetrahisonetd'intelligenceavecl'ennemi

etlecondamneàlaréclusioncriminelleàperpétuitéainsiqu'àladégradationnationale.Ilbénéficierad'unegrâcemédicaleaccordéeparleprésidentVincentAuriol.

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11.Affairesalgériennes,diplomatiecontrerenseignementFin juin 1993. Je viens d'achever un détachement de deux ans dans une

autre administration et ce dans le cadre de la mobilité des fonctionnaires. Jesouhaitaispréparerl'ENAafindereveniràlaBoîtedotéd'ungradeplusélevé.ÀmonretourauService, jesuisaffectéaubureaurecherchedel'état-majordelaDirection du renseignement, chargé de l'examen des opérations clandestinesproposées par les secteurs géographiques et thématiques ou par les postesextérieursdelaDGSEimplantésdanslesambassades.JesuissouslesordresdeVincentN.Leplussouvent ils'agitd'examiner lespropositionsderecrutementd'une source de renseignement et lemodus operandi qui pourrait être mis enœuvre.

Dans lessemainesquisuiventmonarrivée,unmessageenprovenancedeKhartoum,auSoudan,appelleplusparticulièrementmonattention.Lenumérode rédacteur de notre représentant sur place ne m'a pas échappé. Le chef deposte, l'OT 3715, effectue en effet sa première affectation à l'étranger. Il estcommandantoujeunelieutenant-colonel,jenesaisplus.Sonanciennetéestbienfaible,sonnuméromeditquesonarrivéeauServiceremonteàmoinsdedeuxans.

En tant qu'ancien du contre-espionnage, je suis plutôt de naturesoupçonneuse.Pasaupointdevoirdestraîtrespartout,maisbon…Sijeunedansla Boîte, notre chef de poste au Soudan a-t-il eu le temps de densifier sonexpérience et d'acquérir une connaissance fine des dossiers sur la région, enparticulier dans le domaine géopolitique ? J'en doute. Et je ne parle pas del'antiterrorisme, matière qui doit lui être, j'imagine, totalement étrangère.Khartoum ne fait pas encore la une des tribunes internationales,mais il s'agitpourtant déjà d'une zone à risques. Guerre civile, famine, guérilla entre

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communautéschrétienneetmusulmane,lechaudronestexplosif.Troisansplustôt, le général el-Béchir a renversé le gouvernement en place et restauré laCharia, laloireligieuse,quiavaitétéaboliequelquesmoisauparavant.UnpeuplustardlesÉtats-UnisinscrirontlepayssurlalistenoiredesÉtatssoutenantleterrorisme. Et la France réussira, en 1994, à exfiltrer de son refuge soudanaisCarlos, le terroriste international recherché par la justice française depuis lemeurtre de policiers de la DST à Paris, et à le ramener dans l'Hexagone. AuSoudan,cenesontpaslessujetsd'intérêtquimanquentpourlaBoîte…

Bref, jemedemandesi lapréparationdureprésentant localdelaDGSEaétésuffisante,mêmesilesecteurA(SR/A,enchargedumondearabe)estparmiles entités les plus actives et les plus performantes de la Direction durenseignement. Il faut dire que son chef, le colonel Ricard, un excellentprofessionnel, est notoirement connu pour être un grand spécialiste dumondearabo-musulman. Ses origines pieds-noires ne doivent pas être étrangères à sapassion pour leMaghreb et leMachrek. Son talent sera reconnu par la hautehiérarchiepuisqu'il seranommé,quelquesannéesplus tard, chefdu servicederecherche.

PistonsettractationsQuellessontlesraisonsquipoussentleServiceànommerchefdeposte

desgensayantaussipeud'expérience?Jem'enouvreàVincentN.—Ça n'a pas d'importance, Pierre. Il ne faut pas t'arrêter à des choses

commecelle-là.—Ilbénéficied'unpiston?—Jen'ensaisrien,jecroisqu'iladelafamilleàlaBoîte,unonclequi

estchefdesecteur.Etpuis tusaiscommentfonctionnent lesdésignationspourlesdépartsenposte,non?

J'ailesentimentquemesquestionslegênent.Àmonavis,ilveutprotégersaproprenominationetbénéficieprobablementdesoutiensaussibieneninternequedanslescircuitspolitiquesnationaux.Sabelle-sœurestsecrétaireauprèsdeCharlesPasqua,alorsl'undesprincipauxresponsablesduRPRetfuturministredel'Intérieurdanslegouvernementd'ÉdouardBalladur.Çaaide.

C'estvrai,jesaiscommentsontsélectionnéslesfuturschefsdeposte.Sixmois avant la grande réunion en présence du directeur général, seule autoritéhabilitée à nommer le candidat choisi, les tractations semènent discrètement.Touslesparamètresentrentenlignedecompte,notammentlefaitd'êtrebienencourounon,cequiprovoquedèsledébutdel'annéeuneambiancedélétèreentrelescandidats.Curieusement,lescompétenceslinguistiquesnefontpaspartiedes

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critèresessentielsetraressontceuxquiparlentlalanguedupaysdanslequelilsvont représenter leService.On leurdemandedemaîtriservaguement l'anglais,ça suffit.Certes, le commandementoffre aux futurs représentants de laDGSEdes stages d'immersionpour leur permettre de partir avec quelques notions enpoche,maislesdépensesengagéesnepermettentsouventpasdefranchirlestaded'ânonnementsobtenusnonsansmal.Leschosesn'ontpaschangédepuis.Sileclientélisme reste de rigueur, il n'en demeure pasmoins que certains officierstraitantsbrillantssontaffectésenposteextérieur.L'absencedesoutiensinterneslessoumetcependantàdesmesquineriesadministratives,aupointdelesoccuperlargementaudétrimentdu renseignementqu'ils sont censésacquérir.Pourêtreunchefdepostetranquille, ilfautêtrel'hommedequelqu'un.Combiendefoisj'ai vu des noms inscrits en première position se trouver rétrogradés à latroisième place pour la bonne et simple raison qu'ils n'appartenaient à aucuneécurie…

Lapréparationdes«départsenposte»,commeonditàlaBoîte,sefaitàl'état-major,notammentsouslahoulettedel'adjointaudirecteur,AndréLeMer.Denombreuxconciliabulesavec leDRcouronnent le tout.Unefois finalisées,elles sont soumises à l'aval du directeur général à l'occasion d'une granderéunion rassemblant tous les directeurs. Le débat commence devant un grandcahier avec la photo des candidats et les appréciations associées mettant envaleurlesqualitésdesuns,lesaspectsnégatifsdesautres,histoiredesemontrerobjectif. Je n'ai jamais voulu me soumettre à ce marché aux esclaves et aitoujours refusédemeporter volontaire pour partir enposte.Mais sept annéespasséesàl'état-majormepermettrontd'acquériruneconnaissance«livresque»de nos implantations à l'étranger en voyant passer jour après jour toute leurproduction, qu'elle soit administrative, logistique ou opérationnelle. En lisantleurs messages, j'apprendrai les travers des uns et des autres ou j'auraiconnaissance de leur talent. La mesquinerie de certaines réponses ou lapertinencedesorientationsformuléesparlessecteursauxquelsilssontrattachésnem'échapperapasnonplus.Unevisionglobaleensomme.

DesislamistesservissurunplateauJenesaurai jamaispourquoil'OT3517aétédésignéaussivite.Entout

cas,ilprouveraqu'ilétaitbon.C'esttoutcequicompte,aufond.LemessagequiaattirémonattentionaétéfrappédutimbreRparlechefdeposte.Ils'agitdoncd'une affaire concernant une source ou une approche. En fait, ce n'est pas un

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compte rendu d'entrevue ou la proposition d'un recrutement, mais laretranscriptiond'unentretienavec leconsul.Cederniervientde rencontrer sixAlgériens, membres du Front islamique du salut, le FIS, mouvement militantpour l'instauration d'une république islamique en Algérie. Ses représentants – dont les figures de proueAbassiMadani etAli Belhadj seront emprisonnéesjusqu'en 2003 – se verrontmajoritairement élus aux élections locales de 1990et aux élections législatives l'année suivante, mais le tribunal administratifprononceraladissolutiondel'organisationen1992.Peuàpeuetpourdesraisonsobscures60, leFIS sombredans la violence terroriste, lemeilleurmoyend'êtrediscréditésurlascèneinternationale.LessixAlgériensenquestionontfuileurpays pour échapper à la spirale mortelle dans laquelle certains dirigeants dumouvementvoulaientlesimpliquer.IlsontpurejoindreleSoudanetsouhaitentgagner la France, terre d'asile connue comme telle dans lemonde. Ils doiventrevoirleconsulquiproposeaureprésentantdelaDGSEdelesrencontrerlorsdeleur prochaine venue. Le chef de poste demande au Service l'autorisation dedonneruneréponsepositiveaudiplomate.

Ilne fautpascroireque lesmembresde laBoîte implantés à l'étrangerdisposent d'une large liberté de manœuvre. Tant s'en faut. Ils doivent rendrecomptedetout,mêmedeschoseslesplusbénignes.C'estlaCentralequipilote,etgareàceluiquidérogeàcetterègle.

Surlecoup,leServiceneréagitpas.Jelesaisenexaminant,lesoir,lesmessages « départ », ceux destinés aux postes et lourds de directives. Je n'aijamais pu admettre le silence dans lequel on place les chefs de poste. LeproverbeQuineditmot,consentn'estpasdemiseàlaDGSE.C'estmêmeplutôtl'inverse. Cette absence de confiance reste pourmoi incompréhensible, sauf àcroire que la Boîte entend surtout éviter les vagues. Le Service préfère debeaucoupunebonnegestionadministrativeetcomptabledesesreprésentationsainsiqu'uneparfaiteententeavecl'ambassadeurenplace.Pasderisque,pasdevagues,voilàlemotd'ordre.Ilestvraiquecetteattitudepeuts'expliquerparlemode de désignation des chefs de poste. Certains trouvent largement leurbonheurdanscettesituationplutôtconfortable,maisbienéloignéedumétier.

LaDGSEatoneTrès intéressé par cette affaire qui, à première vue, me semble

prometteuse, je jette de nouveau un œil le lendemain sur les messages dusecteurA.Toujourspasderéponse.Impossiblederésisteràl'enviedetéléphoner

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auchefdesecteur.—Bonjour,moncolonel,c'estPierreSiramy,del'état-major.—Oui,jevousavaisreconnu,Siramy.Quepuis-jepourvous?Letonesttoutjusteaimableetj'ailesentimentdedéranger.Ilestvraique

les relations entre les Services de laDirection du renseignement, les Secteursaussi et l'état-major, un ensemble surnommé la DR, une sorte d'appellationgénérique, ne sont pas excellentes. Nous sommes trop souvent considéréscommel'empêcheurdetournerenrond.Lechefd'état-major,PatrickPerrichon,n'estpasétrangeràcesentiment.Samanièredeparlerestsansappeletilrefusetoutecontradiction.LaDRestrégulièrementaccuséedenepasvouloirprendrelemoindrerisque,cequin'estpastoujoursfaux.

—JevousappellesuiteaumessagedeRenaudB.,notrechefdeposteauSoudan.Quecomptez-vousfaire?

—Onconnaîtnotretravail,monsieurSiramy.OnvérifiesilesnomsdessixAlgérienssontconnus.OnapriscontactavecCE/BRO61quiaétémispourinformationpar lechefdeposte.Unefoisqu'onaura rassemblé toutça,on luirépondra. Rien ne presse. Le consul les revoit la semaine prochaine. Bonnejournée.

Lechefde secteur raccroche.Pour en avoir le cœurnet, je téléphoneàGuyM.,l'undesresponsablesducontre-espionnageetcamaradedestage,celuiquenousavons fait ensemble en1984-1985.Bien sûr, il estplusdisertque lecolonelRicardetmerassure:évidemment,l'affaireestintéressante,maisilfautsavoircequ'onferadessixAlgériens,sachantqu'iln'estpasquestiondelesfairevenirenFrance.Les intéresséssont toutefoissusceptiblesdese transformerenexcellentessourcesd'informationsurleFIS,l'Algérieetleterrorisme.Biensûr,il va s'entendre avec le chef du secteur «monde arabe » pour que le chef deposte les rencontre et évalue leur potentiel. En tout cas, ils sont bien connuscommemembresduFIS;ilyamêmeparmieuxundéputé.

Prudence,prudenceDans le courant de la journée, je tombe sur un nouveau message du

Soudan : le chef de poste attend toujours des directives.On sent une certaineimpatience devant la lenteur de la décision parisienne. Il veut savoir sur quelpied danser et donner une réponse rapide au consul avec lequel il entretientd'excellentes relations.Cedernierpourraitnepascomprendrecetteabsencedemotivationdelapartd'unservicespécial.Difficiled'admettrequ'ils'agitquand

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même d'une administration et que, comme toute administration française, laDGSEenalestravers.

Lesoir,laréponseduSecteurarriveenfin,délivrantunfeuvertprudentàRenaudB.Celadonnequelquechosedugenre«lechefdeposteestautoriséàrencontrerlessixAlgériens.IlnedévoilerapassonappartenanceauServiceetseplaceralepluspossiblesouscouvertduconsul.»Bref,onfaitprofilbas.

L'entrevuea lieuetnotre représentantdépasseunpeu la ligne rougeenleur proposant de les revoir dans un cadre moins solennel. En fait, il ne faitqu'anticiper la décision du Service qui sera pleinement satisfait du premiercontact.Bienévidemment, ilavait faitpartdeson initiativeexpliquantque lessix Algériens étaient très tendus dans le bureau du Consul, notamment enprésence d'un inconnu, un diplomate qu'ils n'avaient jamais vu. Je suis certainque, dans la paranoïa ambiante, ils ont pris Renaud B. pour un homme de lasécurité.Notrechefdepostesaitqu'ilpeutcomptersurl'attachéculturelquiluiprêterasansautreexplicationleslocauxdelabibliothèquefrançaiseàdesheurestranquilles.

LaBoîteréaliseenfinl'aubaineGuyestravi.L'affairetournebien.Maintenantils'agitdesavoircomment

ongèresixpersonnesdignesd'intérêt.LesréunionsentreCE/BROetlesecteurAvont se succéder.Lesquestions fusent : ilsnepeuventpas sortirduSoudansousleuridentité,lesecteurdeluttecontreleterrorismeserefuseàenvoyersurplaceunemissionpourlesdébriefer,lazonen'étantpassûre.IlfautattendrequeRenaudB.aiteuunentretienaveceuxpourétudieruneidéedemanœuvre.

Unesemaineplustard,notrereprésentantauSoudannousfaitparvenirunlongmessagedécrivantlepremierentretienentêteàtêtequ'ilaeulaveilleavecchacundessixAlgériens.Deuxd'entreeuxprésententrelativementpeud'intérêten termes de renseignement. Les quatre autres, et surtout deux, disposentd'excellentscontactsauseindesinstancesdirigeantesduFIS,desrelationstrèsprometteuses. Les entrevues suivantes s'avèrent tout aussi enrichissantes. LedéputéduFISsedéplacetoujoursavec,àlamain,unattaché-case.Ilyconservedesdocumentsdepropagandesurlemouvementislamiste.Ilsouhaiteconfierlapetitemalletteànotrechefdepostejusqu'àsondépart,considérantqu'elleseraplus en lieu sûr à l'ambassade de France que dans la chambre d'hôtel queRenaud B. lui a trouvée. Ce dernier accepte et prend le bagage qu'il déposeprécieusement dans les locaux du poste. Le soir venu, il examinera les

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documents,visiblementdénuésd'intérêtsur leplandurenseignement,mais lescopieraetlesferanéanmoinsparvenirauServiceparlavalisediplomatique.

Renaudetsesnouveauxamisdiscutentdechosesetd'autres,aucoursdeces entretiens à bâtons rompus. Notre homme parfait leur environnement, lespoussant à évoquer leur famille, leurs amis, les causes de leur engagementpolitique,leB.A.BAdumétierquandons'apprêteàrecruterunesource.Làilenasixsurlesbras.Ilsedébrouilleaumieux.

JereçoisunappeldeGuyM.—Alors,Pierre,tut'intéressestoujoursauSoudan?—Oui,plusquejamais.—Tuaslulesderniersmessages.Ilfautfoncermaintenant.—Vousavezuneidéedel'endroitoùlesenvoyer?—Oui,peut-être.—Il faut faireune fichepour ledirecteurdu renseignement expliquant

vosintentions.—Oui,oui,toujoursunefiche…Guyéclatederire.Lesoirmême,jereçoisunenotepastropmalbouclée,

mais longueet comportant tropdecitationsextraitesdesprécédentsmessages.Commesouvent,ilfautlaréécrirepourqu'elletiennesuruneseulepage,puislaglisserdansledossierducourrierquiatterritsurlebureauduchefd'état-major.Àtouslescoups,illaliraendiagonaleetlamettra,sansautreformedeprocès,dans la pochette navette du directeur du renseignement. Le lendemain matin,Vincent ne voit pas revenir la fiche. Je vais me renseigner auprès de PatrickPerrichon.LeDRl'agardée, il lamontreraprobablementaunouveaudirecteurgénéral, JacquesDewatre,quivientdesuccéderàClaudeSilberzahn.Unefoisdeplus,ontoucheàlapolitique,etilnefaudraitpasnuireàl'excellencedenosrelationsfranco-algériennes.Pasdefauxpas.

Vers midi, le papier revient. Inscrit au crayon 3H (le signe dereconnaissance du DG qui écrivait toujours avec ces crayons, marquant enprofondeurlespapiers),unbref«OK»yestinscrit.C'estl'écrituredudirecteurgénéral. Ilneme resteplusqu'àprévenir les secteursconcernés,SR/AcommeCE/BRO.C'estcedernierqui,enaccordavecleservicederecherche,serapilotesurcetteaffaireàlaquelleiladonnélepseudonymede«Valentin».

L'ambassadeurs'enmêleCertainementinforméparleconsul,l'ambassadeurdeFranceauSoudan,

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ClaudeLosguardi,nes'enlaissepasconter.Ilconvoquenotrechefdeposteetluiassènesamanièredepenser.Pourlediplomate,appliquantlesconsignesduQuaid'Orsay,ilesttotalementexcludenouertouterelationaveclessixmembresduFIS. Il adécidédeprévenir sonhomologueàAlgerqui fera cequ'il jugera leplus utile pour les intérêts nationaux. On frôle la catastrophe. En effet, notreambassadeur en Algérie, Bernard Kessedjian, se précipite auprès des serviceslocaux afin de les informer de la situation à Khartoum et de la présence de«terroristes»duFrontislamiquedesalut.Biensûrsesinterlocuteursl'écoutentattentivement. La France vient de leur livrer un paquet-cadeau contenant sixmembresduFIShonni par le pouvoir àAlger.Une fois leur chef informé, ilsdépêchent le numéro trois des services, un certain Kitouni, dans la capitalesoudanaise.

AuSoudan, l'ambassadeur deFrance se frotte lesmains.Notre chef deposte, informé, rend compte à la Boîte. Le haut responsable des servicesspéciauxalgériens,lefameuxKitouni,traquesescompatriotesetsaitqu'ilpeutcompter sur l'aide de l'ambassade deFrance. Il rencontreRenaudB. qui, bienentendu, ne lui dit rien de l'endroit où sont cachés les membres du FIS etrenforcemêmelesmesuresdesécuritépourmieuxencorelesprotéger.

ÀParis,ausiègedelaDGSE,lessecteurschargésdegérercesnouvellessources sont sur les dents et ne décolèrent pas après les diplomates. Il fauttrouverune solutionpour exfiltrer auplusvite l'équipeValentin.Unedernièreréunion fixe les choses. Le chef de poste devra en envoyer deux en Turquie,notamment le député du FIS, qui présentent un intérêt relatif au plan de larecherchedurenseignement.LesquatreautrespartirontauSénégal,àDakar,lieusûr, comportant un poste du contre-espionnage, « le » poste du contre-espionnageparcequetousceuxquiyontétéaffectéssontensuitedevenuschefsdeservice.Danslacapitalesénégalaise,ilserapossibled'envoyeruneéquipequipourralesinterrogerdanslesmeilleuresconditionspossibles.

FauxpasseportsetexfiltrationUnproblèmeresteensuspens:commentlesfairesortirduSoudan?Le

Servicedoitles«habiller»,c'est-à-direleurdonnerdesfauxpasseports.LaDRrefusedefaireappelàlafilièrepapiersdelaDGSE.L'affaireGreenpeaceetlesfauxdocumentssuissesdes«époux»Turengeontmarquélesespritspourdesannées.Horsdequestiondecourirdenouveaulerisquedesefaireprendredansce genre d'histoire, d'autant plus avec desAlgériens. Les relations avecAlger

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sontambiguës,etcertainsresponsablespolitiquesfrançaisdepremierplansontprêtsàtoutpoursatisfairelesautoritéslocales.Uneautresolutions'impose.Lecontre-espionnageaunvaguecontactcapabled'obtenirdesfauxpapiersducôtédeMontreuil,enrégionparisienne.Lesparticipantsàlaréunionchoisissentcetteoption,considéréecommelamoinsmauvaise.Quelques jourssontnécessaires,tantpourobtenirlespasseportsfalsifiésquepourlestransmettreauchefdeposteà Khartoum. Ce dernier devra se débrouiller par ses propres moyens afin deconduirelesmembresduFISàl'aéroportetlesmettredansl'avion.

Unechance,RenaudB.,àsonarrivéeauSoudan,avaitachetéunegrosseberlineToyotad'occasionpoursonusagepersonnel.Levendeurn'étaitautrequel'un des chefs de la police et les plaques d'immatriculation étaient marquéescomme étant celles d'une autorité, un moyen bien pratique pour franchir lescontrôles. Lemoyen de transport des «Valentin » est tout trouvé. Le chef deposte lesachemineraà l'aéroportendeuxfois, lesunsenpartancepourDakar,lesautrespourAnkara.Avantchaquedépart,ilrécupèreleurspasseportsetleurdonne les faux. Leurs vrais documents d'identité vont transiter par porteurspécial et sous couvert de la valise diplomatique, les uns vers le Sénégal, lesautresverslaTurquie.Unelogistiquemillimétrée…

CurieusegestiondupersonnelPour le représentantduServiceàKhartoum, l'affaireest terminée.Mais

l'intéresséattendencorelesfélicitationsdelaBoîte!Ilapprendraparlasuitequeles lauriers ont été remis… à son homologue àDakar dont le rôle n'était quelogistique,maisPhilippeB.saityfaire.Luiaussilieutenant-colonel,ilrêvedesétoiles qui orneront un jour son képi et sa femme, infirmière diplômée d'État,clameàquiveut l'entendrequesonmariseragénéral.Il ledeviendra.L'affairedes « Valentin » n'est pas étrangère aux excellentes notations qui seront lessiennes.QuantàRenaudB., il resterasansnuldoutelieutenant-colonel jusqu'àsondépartenretraite.

Quelquesannéesplustard,Philippeseraencenséparl'adjointdudirecteurdu renseignement, André Le Mer, tandis que Renaud sera comparé à une« vieille culotte de peau ». L'histoire est mal faite. Le haut commandementignoresouvent lesétatsdeservicedesmembresde laBoîte.Moi,suiteàcetteopération,jereviendraisurmonidéepréconçuequ'ilfautpasserplusieursannéesà la Centrale avant de partir en poste et d'y être efficace. Renaud B. enestl'exemple.Quantàl'équipe«Valentin»,deuxmembressonttoujoursactifs,

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les autres s'installeront en France, en Turquie ou ailleurs. Le député du FISattendra, lui, sixmois samallette, le contre-espionnage l'avait oubliéedansuncoin.

60Certainsobservateursparlentd'unemanipulationdesservicesalgériensquivoulaientdiscréditerlemouvementislamiste.61Ils'agitdubureauderechercheopérationnelleduServicedecontre-espionnage.

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12.Eninterne,laguéguerredesservices

Été1993.9h15.Ledirecteurdurenseignement(leDR),MichelLacarrière,vient d'arriver à la Boîte. Sa Safrane noire de fonction et son chauffeur l'ontdéposé à l'entrée du Château. Rien à voir avec l'Élysée : il s'agit du surnomdonnéàuneexcroissancearchitecturalequisertàabriterlebureaududirecteurgénéral, le préfet Jacques Dewatre, et son petit cabinet. À cette époque, cederniern'est pas encorepléthorique.En fait, c'est l'état-majorde laDRqui enassure lamission.Leschoseschangeronten2000avec l'arrivéeà la têtede laDGSE de Jean-Claude Cousseran, qui se dotera d'une solide batterie deconseillersetferaconstruiredeslocauxadaptésetcoûteuxautourdesongrandbureau qui empiète sur l'ancienne place d'armes. La baie vitrée donnedirectementsurlapelouse.

Michel Lacarrièremonte par l'escalier d'honneur, sa sacoche de cuir à lamain. Elle contient certainement les dernières notes que je lui ai données laveille.Illesalueslesoir,chezlui.J'avais,peuavantlaréunionde19h45,aumoment des « Guignols de l'info » sur Canal +, que le DR regarde avecgourmandise,attirésonattentionsurl'urgencedetroispapiersetl'intérêtqu'ilyavaitàlesmettredanslecircuitauplusvite.Illongelepetitcouloirquidonneaccèsaubureaudupatronetsedirigeverslapasserellequipermetderejoindrele premier étage de la vieille caserne des Tourelles, là où se situent son état-major et son vaste bureau, celui qu'occupait le comte deMarenches avant laconstructionduChâteau,uneidéedePierreMarion,jecrois,quandcedernierapris,en juin1981, la têtedecequis'appelaitencore leSDECE, l'ancêtrede laDGSE.UnimmensetableaunapoléonienapportéparM.lecomteornetoujourslebureau…jusqu'aujouroùleshéritiersdeMarenchesleréclameront.Cejour-là,ilseraremplacéparuneœuvremalheureusementbienplusanodine.

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Aumomentoù leDRquitte lepetit couloir, jem'engagesur lapasserellepourallerdéposerunpapierausecrétariatduDG.Jelesalue.

—Bonjour,monsieurledirecteur.—Bonjour,Pierre.Ilfaudraquejevousvoieaprèslaréunionde9h30.J'ai

quelquechosepourvous.Çavousintéressera,j'ensuissûr.Il continue sa marche sénatoriale, due à un certain embonpoint. Les

formules laconiques duDRm'inquiètent toujours un peu. Lui aussi est pince-sans-rire et la dernière fois qu'il m'a fait le coup, c'était pour récupérer leshorreurs que lui avaient données en guise de cadeau les Totems, les serviceshomologues étrangers, lors des rencontres bilatérales.Va-t-ilme faire le coup,cettefoisencore?Jesenspourtantquel'ambiancen'estpaslamême.

ContactavecunLibanaisÀ9h 30, première réuniondumatin.Elle engage celles de la journée,

une en fin de matinée, une autre vers 16 h 30 et la réunion de 19 h 45, ladernière.LeDRquittetoujourslaBoîte,saufcastrèsexceptionnel,à20heures.Endébutdejournée,ilreçoitdoncsonadjoint,AndréLeMer,etsonchefd'état-major,PatrickPerrichon.Ilspassentenrevuelesévénementsdelanuitoudelajournée.Moi,àcetteépoque,jesuisplusparticulièrementchargéd'expliciterlesprojets d'opérations pour obtenir l'aval de Patrick.Rien ne passe à travers sesfilets.Danslamajeurepartiedescas,ilfautobtenirensuitelevisaduDRetduDG. La marge de manœuvre est faible et il est indispensable de savoir êtreconvaincant.C'estl'unedesraisonsquim'amènesouventàréécriredesfichesdepropositions d'opération pour les rendre plus crédibles, plus solides aussi, desopérations auxquelles je crois et que je soutiens avec vigueur, pour les avoirétudiéesaveclesecteurdemandeur.

À 9 h 30, le trio fait le tour des affaires et plus particulièrement desmessagesdespostesextérieurstimbrés«urgent»ou«immédiat»quisignalentdesproblèmesdiversetvariésavecunesource,avecl'ambassadeurouaveclesmoyens techniquesde la« station»,pourprendre l'appellationaméricainedesreprésentations de leurs services. À l'issue de la réunion, le directeur me faitappeler.

—MoncherPierre…Jen'aimevraimentpascetonpleindegentillesse.— … il faut que vous alliez voir Paul-Henri Trollé, le directeur de

l'administration, il va vous proposer un contact avec un Libanais. Il vousexpliquera. Prenez rendez-vous au plus vite avec lui. Téléphonez dès quepossibleàsonsecrétariat…J'aidéjàdonnémonaccord.

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—Merci,monsieurledirecteur,jem'enoccupetoutdesuite.—Boncourage,Pierre.La conversation est terminée et je sors du bureau l'air perplexe, me

demandant depuis quand le DA62 joue les espions et se lance dans lerecrutement.Jemeprécipitesurmontéléphoneoùl'unedestouchespréréglées«secrétariatDA»memetdirectementenliaisonavecsasecrétaire.Paul-HenriTrollépeutmerecevoirimmédiatement.J'enfilemaveste,prendsunblocetunstylo.Danslescouloirs,j'arrangemacravateafind'êtreparfaitementprésentable.

UnesourcetombéeducielCinqminutessesontàpeineécouléesquandjemetrouvedevantlaporte

dusecrétariat.Jefrappeetentre.—MonsieurTrollévousattend,monsieurSiramy.—Merci,j'yvais.Il faut ensuite franchir une porte capitonnée, rendant les conversations

totalement inaudibles.Un jeudevoyants indiquesi l'onpeutentreroupas.Lavoieestlibre.

—Bonjour,Siramy.Installez-vous.Ilmemontreunfauteuildanslapartiesalondesonbureau.Cen'estpas

dans seshabitudes, notammentvis-à-visd'un lointain subordonnéet ce, quellequesoitlasympathiequ'ilpeutavoirpourlui.

—Vousvoulezuncafé?—Nonmerci,monsieurledirecteur.—Ehbienmoi,jevaisenprendreun.Il appelle sonassistanteet luidemandeuncafé. Je suis surprispar tant

d'amabilité. Paul-Henri Trollé est plutôt d'un abord brutal, allant droit au but,sanscomplaisance.Unerelationunpeudifficile.Cetassautd'amabilitén'estpassongenreetjerestedeplusenplussuspicieuxsurlafinalitédecetentretien.Ila,de touteévidence,convaincusonamiMichelLacarrièrequi,commelui,estun ancien du ministère de l'Intérieur. Je crois même que le directeur durenseignement a tout fait pour que la DGSE accueille Trollé, administrateurcivil,anciendel'ENA.Lecaféestservi.LeDAprendunechemisefinesursonbureau, elle ne doit pas contenir plus de deux ou trois feuillets. Le nom d'unchrétienlibanaisestinscritdessus.

—Voilà,Siramy,unpetitdossierque jevouspasserai toutà l'heure.Jevaisvousexpliquerlecontextequidoitrestertrèsconfidentiel.

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Je sensque leDAest encore réticent. Il hésite àmedonner les raisonsprofondesdecequideviendralerecrutementleplusfacilequej'aiconnu.

—Ils'agitd'unFranco-Libanais,cousinéloignéd'unhautresponsabledel'armée libanaise, Émile Lahoud. Il est bien placé et le rencontre souvent…plusieursfoisparan…C'estpasmal.Unebonnesourcederenseignement,non?

Paul-HenriTrolléchercheàmevendre«leproduit»etsesentréesauprèsd'unhommequin'estautrequelefuturprésidentduLiban.Pourtant,lachoseestbien plus compliquée et une multitude de questions me viennent à l'esprit.Pourquoiest-ilprêtàdonnerdurenseignementàlaFrance?Lahoudestprochedes Syriens, qu'en est-il de ce Franco-Libanais ? Joue-t-il un rôle de conseilauprès de son cousin ? Estil en France depuis longtemps ? A-t-il gardé descontactssolidesetréguliersauLiban?Est-ilfiable?Malistedequestionsesticiloind'êtreexhaustiveetsurtoutjemedemandeoùleDAabienpudégotercettesourcemiraculeuse.

Desrenseignementsà«40000francs»parmoisBien évidemment, je pose quelques questions afin d'éclairer un peu la

situation.J'obtiensdesréponsesévasives.LeDAmetenduneficherédigéeparle secteur A (monde arabe) de la Direction du renseignement. C'est sûr, c'estMichel Lacarrière qui l'a demandée, et ce au profit de Paul-Henri Trollé.Pourquoi autant de secret et d'attention autour d'une affaire qui semble bienbanale?

Jeparcoursrapidementledocument.Riendetranscendant.NotreFranco-Libanais est vaguement connu, sans plus. Il ne présente guère le profil d'uncontactdehautniveauquiméritel'attentiond'aumoinsdeuxdirecteurs.LeDAm'assure que l'affaire ne se pose pas en ces termes. Certes, mais que faut-ilcomprendre? Impossiblede le savoir ;ma réticenceà traitercette source finitparl'emporterd'autantplusquej'apprendsqu'ilfautlarémunérer.

— Siramy, vous paierez votre contact 40 000 francs63 par mois. Enliquide,bienentendu.

Les sources sont toujours rémunéréesenargentcash.Lorsqu'il s'agitdefonds importants, l'officier traitant conseille de verser des petites sommes surplusieurscomptesbancairesafind'éviterd'attirer l'attentionetd'êtresoupçonnédeblanchirdel'argent.SeuleslesplushautesautoritésdelaDGSEbénéficientd'unecartebleuepourleursfraisdebouche.L'und'eux,ungénéral,dépensera,en2000,quandilseradirecteurdecabinetdeJean-ClaudeCousseran,directeur

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général duService, plusde1000 eurosparmois et auradroit à sa carteVisaGold.

—Mais,monsieurledirecteur,c'estunesommeénormepourunesourcedontlepotentieln'amêmepasétéévalué.

—Ehbienévaluez-le…etsivousarrivezàvousentendresurlesalaire,ceseraparfait.

Le tonne souffrepas la réplique.N'empêche,pourune telle sommeonpourraits'attendreàobtenirdessecretsd'État.Trollél'exige,maisjen'enpensepasmoins.L'histoireestailleurs.Jefiniraiparconnaîtrelepotauxroses.

Je salue leDAetquitte sonbureau, comprenantbienque l'entretienestterminéetquecen'estpascettefoisquej'ensauraiplus.ÀlaDR,lasecrétairedeMichel Lacarrière m'annonce que ce dernier veut me voir au plus vite. Jefrappeàlaportedirectoriale.

—Entrez!Alors,Pierre,leDAvousabriefé?— Oui, monsieur le directeur. N'empêche que je comprends mal la

méthode.—Necherchezpasetessayezd'obtenirlemaximum.—Bien,monsieurledirecteur.Je me retire et retourne dans mon bureau, muni des coordonnées

téléphoniquesdecettesource«providentielle».Jeluiproposeundéjeunerpourle surlendemain. L'homme en accepte très courtoisement le principe. Il a l'airsympathique.Jechoisisunrestaurantdebonniveau,sansluxeostentatoire.Grosavantage : cela permet de luimontrer que laDGSE ne roule pas sur l'or. Parailleurs, le lieudisposed'alcôves séparant largement les tables, cequi autoriseles échanges discrets. Nous précisons les moyens de reconnaissance et je luiindiquemonnom,c'est-à-diremonpseudonyme,PierreSiramy.

UndéjeunerinstructifLepremiercontactestexcellent.Roger,puisquetelestleprénomdecette

source miraculeuse et onéreuse, n'a pas les travers de certains Libanais quigrenouillentdanslesmilieuxdelapolitiqueetdurenseignement.Ilnesemontrepasobséquieux.Ilm'expliquequ'ilestâgéd'unebonnecinquantained'annéesetqu'ilaétéofficierdemarine.Au titredesaccordsentreParisetBeyrouth, il aintégrél'Écolenavale,installéeprèsdeBrest.Rogermefaitl'élogedetoutessesrelationsauLiban,m'expliquantcombienellessontnombreusesetbienplacéesdans l'entourage d'Émile Lahoud et d'un gouvernement libanais sous tutelle

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syrienne. En d'autres mots, il me fait l'article et cherche à se vendre. Ilm'expliquecombiensesinformationspeuventêtreintéressantespourlesservicesderenseignementsfrançais.J'abordeenfin,aumomentdudessert, lenerfdelaguerre.Mène-t-il cette démarche pour laFrance ou attend-il du gouvernementdescontreparties,notammentfinancières?

—Vous savez, Pierre…Vous permettez que je vous appelle Pierre, ceseraplussympathique…

—Oui,oui,biensûrRoger.—Alors,Pierre,jevaisêtreobligédemedéplacerplussouventauLiban,

une foisparmois serait bien.Etpuis, il faudraque j'aillevoir la communautélibanaise àMiamioù j'aimon fils.Vous savez elle y est très importante et dehautniveau.Enplus,c'esttrèsfacilepourmoi,j'ailaGreenCardaméricaine.

En d'autres mots, il est résident américain et pas seulement franco-libanais.

—…toutça risquedem'occasionnerdenombreuxfraisetmapensionmilitairederetraitenesuffirapaspourlesassumertous.Jenepeuxpastravaillergratuitementpourvous,Pierre.Jesuiscertainquevousmecomprenez.

—Oui,oui…Jevousproposedecaleravecvousvosdéplacementsetdevousdéfrayeràhauteurde20000francsparmois.

Je suis coincé entre le fait que j'ai reçu l'ordre de recruter Roger et leconstat que la Boîte a déjà des sources performantes dans les milieuxgouvernementauxàBeyrouthycompris,maispersonnenelesaitdanslesrangsdel'exécutif libanais,puisqu'ils'agitd'unministre!Devantceconstatetplutôtsoucieuxdubonusagedesdenierspublics,j'avaischoisidediminuerdemoitiélemontantdelarémunération.Çadonnait,selonmoi,unebasedediscussion.

LaconversationentreRogeretmoidureàpeuprèsunedemi-heure.Unenégociation de marchand de tapis. J'arrive fièrement à emporter l'affaire à25000francs64parmois.Cecin'apasétésansmal.ToujoursçadegagnépourlesfondssecretsdelaDGSE…Aucoursdudialogue,unechosemesurprend.Roger m'avoue en effet qu'il connaît très bien Philippe Tenneson, l'un de sescamaradesdepromotionàl'Écolenavale.Lenomdecedernierfaittilt:iln'estautrequel'unedesprincipalespersonnalitésduministèrefrançaisdelaDéfense,dont il estdevenu ledirecteurde l'administrationgénérale.Mieuxencore :masource miraculeuse me glisse que le haut fonctionnaire lui aurait promis40000francsparmois.

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RogerdevientTarazinIlestunpeudépitéetmoiunpeudépriméparcerecrutementsifacileet

unemanipulationpolluéeparuneaffaired'argent,maisnousnousséparonsbonsamis.Laprochainerencontreestfixéeetlepremierversementtomberalemoissuivant.Rogeracceptedesignerunreçuàchaquefoisqu'iltoucheral'argentdelaDGSE.Avantdenousséparer,jeluidemandedem'établirlalisteexhaustivedesesrelationslibanaises,histoiredepouvoirl'orienterauplusvite.

En rentrant à la Boîte je lui fais attribuer un pseudonyme : RogerdeviendraTarazin.Encela,jesuisscrupuleusementlaprocédure.Ilnemeresteplusqu'àrédigermoncompterendudepremièreentrevue,maisavantcelailfautinformer le directeur du renseignement et celui de l'administration sur lesinformationsapprises.Lachoseestd'autantplusinhabituellequelesfraisserontprisenchargeparlaDAetnonparlesfondsspéciauxdelaDR.

JepointelenezausecrétariatdeMichelLacarrière.Aprèsêtreentrédanslevastebureauetm'êtreassisdansundesdeuxfauteuilscrapaudsquifontfaceàl'immensetabledetravaildudirecteur,couvertededocumentsetdedossiers,jelui relatemon premier entretien avec Tarazin. J'insiste sur son étroite relationavecPhilippeTenneson.

—IlfaudraenparleràTrollé.Vousdevriezallerlevoir.LeDR,suiteàmesexplications,prendsonairrenfrogné.Iln'yapasde

doute,ilensaitplusquemoi.

FondsspéciauxcontrefondsnormauxJe retournedansmonbureauet j'appelle lesecrétariatduDA.Nouvelle

attente. Paul-Henri Trollé me recevra en fin d'après-midi, vers 18 heures. Ilenchaîneréunionsurréunion.Jereprendsenfinmesactivitésnormalesetjemetrouve confronté à une énorme pile de parapheurs. Je suis largement occupéjusqu'àl'heuredurendez-vous,quifinitpararriverrapidement.Devantlaporte,lasecrétairedepermanence65mefaitpatienter.

—Necourezpas,monsieurSiramy,leDAesttoujoursenréunion.—Merci.—Installez-vousdanslepetitsalonenl'attendant.Ilnedevraitpastarder.Eneffet,cinqminutesplustard,Paul-HenriTrolléouvrelaporte.—Entrezdansmonbureau,Siramy,j'arrive.LeDAfaitundétourparsonsecrétariat,trèscertainementpourvoirs'ila

reçudesappelsoudesmessagesparticuliers,puismerejoint.

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—Alors,cepremiercontact,comments'est-ilpassé?—Trèsbien,monsieur ledirecteur.CeLibanaisestassez sympathique,

mais il n'est pas seulement franco-libanais, il dispose également de laGreenCard.

—C'est bonà savoir, il n'est pas impossiblequ'il travaillepeuouproupourlesAméricains.

—Nousnoussommesmisd'accordpour25000francsparmois.—C'estbien,bonneopération,Siramy.— Il y a autre chose. Il m'a dit être un ami personnel de Philippe

Tenneson.—Oui,oui,c'estvrai.LeDAestgênéparcetteinformation.Savoixestplussourde.Lagêneest

encoreplusgrandequandjeluidisqueledirecteurdel'administrationgénéraleduministèredelaDéfenseavaitpromis40000francsparmoisànotreFranco-Libanais.

— Il faut que je vous dise une chose, Siramy, qui doit rester entre cesquatremurs,seulLacarrièreestaucourant…Tennesoninsistedepuisdesmoispour que le Service intègre votre homme et le rémunère à la hauteur de sescapacités. J'ai eubeau lui expliquer lesproblèmesde statuts et ladifficultédefaireentrer à laDGSEunbinational, rienà faire. Ilm'expliqueque laBoîteabesoin de sources et que Roger en est une parfaite et fiable. Quand nous enavonsparlé,l'entretienn'apasétéparticulièrementcordial,orj'avaisbesoindesasignaturepourdébloquerdes fonds.Je luiaidoncproposédeprendresonamicommesourceduService.J'espèreseulementqu'ilapporteraquelquechose.

L'affaireestdésormaisclaire,ils'agitd'undeal.Uncasd'écolerarissime.Parfoisd'autresamitiésentrentenlignedecompte,etformentunréseau,cequiest strictement déconseillé par le secteur en chargedu suivi des sources.Quoiqu'ilensoit,ilnemerestequ'àgéreraumieuxlasituation.

GuerredesservicesetdessecteursPendantplusieursjours,jeréfléchisaumoyenquimepermettraitdefaire

deTarazinunesourcecomme lesautres,mêmesi sonpseudonymecommencepar un TA, indiquant son caractère de contact réservé à la Direction durenseignement. J'interroge le secteur en lui précisant les opportunités quepeuvent présenter lamanipulation deRoger et la plus-value en renseignementque nous sommes susceptibles d'obtenir. Je vante les qualités deTarazin et sa

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bonneconnaissancedesconfréries,nombreusesauMoyen-Orient,etobjetsd'unerecherche attentive de la Boîte. Elles auraient une réelle influence sur la viepolitiquelocale.

J'ai vu pendant des mois et des mois ma source franco-libanaise. J'aiappris qu'il rencontrait régulièrement l'attaché militaire américain et l'aisoupçonné,jusqu'àlafindenotrerelation,d'êtreunagentdouble.J'aiattenduenvainlesorientationsderecherchedusecteurA–chargédusuividumondearabe– auquel je transmettais toute la production de Tarazin, des documents écrits.Aucune critique. Aucune remarque. Aucune question. À croire qu'ils n'ytrouvaientnulintérêt…Jegéreraiseulcettemanipulationàlaquelleilaétémisuntermeen1999.Ilestvraiqu'àcettedatePhilippeTennesonn'estplusunhautfonctionnaireoccupantunpostestratégiqueauministèredelaDéfense.Ilapris,en 1997, la tête d'un groupe industriel d'armement en Belgique. La source,recrutée et rémunérée à cause de son amitié avec un haut fonctionnaire duministère, a-t-elle étéutile à laDGSE?Notrehommeaprocuréd'intéressantsrenseignements, mais cette matière brute a été mal exploitée à cause de laguéguerre en interne. Le secteur A n'avait pas la source dans son cheptel,puisque cette dernière relevait de l'état-major de la DR, et s'est gardée enconséquencede faireduzèle…Secteur contre état-major, en somme.Oncroitque la guerre des services, souvent popularisée au cinéma, ne touche que lapolice?Faux.AuseinmêmedelaDGSEellebatsonplein.

62Directeurdel'administration.63Soit6000euros.64Soit3800euros.65Lepersonnelcommencesajournéeà9heures,disposed'unepausedequaranteminutespourledéjeuneretterminesonactivitéà

17h30.Pendantleshorairesnonouvrables,unsystèmedepermanenceestmisenplacejusqu'audépartdesdirecteurs.

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13.QuandlaDGSEtravaillepourleprivé

Printemps 1994. André Le Mer, adjoint au directeur du renseignement,m'informe que le lendemain matin nous nous rendrons avec Gilbert Flam etJean-BernardL.ausiègedeMatra,à9heures,pourunpetitdéjeunerdetravail.En cette année-là, on parle encore de Matra, même si l'entreprise a étéprofondément restructurée l'année précédente pour devenir Matra-Hachette66,avec à sa tête l'industriel Jean-Luc Lagardère. Nous avons rendez-vous avecLaurentdeGouvion-Saint-Cyr,ledirecteurenchargedelasécuritédugroupeetanciendelaDGSE,oùilavaitoccupédespostesàresponsabilités,notammentceluidechefduservicedelarecherche, leSR.Dansl'attented'unpantouflagelucratifchezMatra, ilavaitété l'adjointdudirecteurdurenseignement,MichelLacarrière. Il est vrai que Gouvion, qu'on surnomme TGV, à cause de sonhyperactivité,avait tisséunréseauconfortabledecontactsavec lesentreprises,dutempsoùilétaitchefdusecteurchargédesrelationsaveclesgrandsgroupes.Un secteur dont l'existence et l'activité ont toujours été entourées d'une solidediscrétion, sachant que la DGSE n'est pas censée faire du renseignementéconomique. Néanmoins, sa production est régulièrement dévoilée à certainsdirigeants bien choisis. Ces derniers ont l'opportunité de jeter un œil sur lesécoutes du Service technique de recherche, dépendant de la DT67, voire debénéficier d'informations opérationnelles. La Boîte se livrait, et c'estcertainement toujours le cas, au ramassage des poubelles des grands groupesétrangersinstalléssurleterritoirenational.Toutétaitbonpourdénicherquelquesdocuments ou éléments sur les appels d'offres, les contrats, les informationscommerciales. Gouvion pilotait toute cette organisation et l'avait quittée enconservantdesliensaveclesindustriels.

—NouspartironsdelaBoîteà8heures.Ilnefautpasarriverenretard,me

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ditLeMer.L'opérationnemetenteguère.Déjàilfaudraquejemelèvetrèstôt,ceque

jen'aimepas.Jen'habitepasàcôté.Etpuis,Andrémesemblenerveux.Ondiraitqu'ils'apprêteàpasserlegrandoraldel'ENA.

— Nous allons rencontrer Gouvion pour une affaire sensible, trèssensible…

J'aimeencoremoinsça.Matraestcertesl'unedesplusgrandesentreprisesfrançaises,maisjenevoispasbiencequenousallonsfairelà-bas.S'ils'agissaitàlalimited'uneréuniondetravailconsacréeauxrisquesencourusdansunpaysoùMatrachercheàinvestir,pourquoipas?Maisjepressensqu'enprésenced'untel aréopage de la DGSE, il ne s'agit pas de cela. Notre compétence nouscontraint à ne nous préoccuper que du renseignement étrangermais je ne suispasnédeladernièrepluie.Nuln'ignoreàlaBoîte,moicompris,quenousnousaffranchissons souvent de notre mission initiale au profit de grands groupestricolores. Le haut commandement de laDGSE comme les politiques doiventclasser ce type d'action dans la catégorie « protection des intérêts français ».Maislaquestionaffleurenéanmoins:dansquellehistoiresommes-nousentraindenousembarquer?

Le lendemain, je suis prêt à 8 heures et patiente à côté de la Xantia defonction de l'adjoint au directeur.Les autres invités du petit déjeuner arrivent.Nousavonstousunpetitcartabledanslequelnousavonsglisséunblocdepapierpourprendredesnotes.Notrestyloestarmédanslapochettedelaveste.AndréLeMer arrive au pas de course.Bien sûr il n'y a pas d'embouteillage et nousvoilàavecunedemi-heured'avanceaurendez-vous…cequinousconduitàfairedeuxoutroisfoisletourdelaplacedel'Étoile,histoiredepasserletemps.LedirecteuradjointfinitparprésenterlavoituredevantleportaildusiègedeMatra,toutprochedesChamps-Élysées.Ungardenousouvre lesportes en fer forgé.AndréLeMermontresacartetricolorequifaitl'effetd'unvéritablesésame.Letemps de laisser à l'accueil les papiers d'identité, nous voilà dans une grandesalle de réunion. Sur une desserte il y a du thé, du café et des croissants toutchauds.J'avouequej'enauraisbienavaléuntoutdesuite,maislapetitetroupeseplacedéjàautourdelatableetsortsonbloc.Ilmefautdoncfairedemême,m'asseoiretattendre.Àvoir la têted'AndréLeMer, j'ai lesentimentquenousn'attendonspasseulementunancienduServiceetquequelqu'unaccompagneraGouvion.Ilyatropderetenuedansl'attitudeduchefdeladélégation.

LeServiceauxordresdeMatraetdeJeanLouisGergorin68

Cinqminutesavant9heures,unhommed'unequarantained'annéesentre

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dans la pièce. Ses cheveux n'ont pas l'air d'avoir connu un peigne depuislongtemps,sesyeuxpétillantssontàmoitiécachésparunepairedelunettesenécaille. Ilporteuncostumedebellecoupe,etneseprésentepas.Visiblement,tout lemonde est censé le connaître.Notre adjoint au directeur s'en charge. Ils'agitdeJean-LouisGergorin,connupourêtreunintellectuelbrillantetundesgrandscadresdeMatra, lebrasdroitdeJean-LucLagardère,niplus,nimoins.UnamidugénéralRondotaussi.Desannéesplustard,enjanvier2010, ilseracondamné69 dans l'affaireClearstream, dans laquelle des listings bancaires ontététrafiquéspournuireàunesériedepersonnalités.DominiquedeVillepinaétéluiaussijugéetrelaxéenpremièreinstance.

Gouvion entre à ce moment en saluant chacun, c'est-à-dire Jean-LouisGergorinetAndréLeMer;lesautresreçoiventun«Bonjourmessieurs»unpeulointain,nousnesommesquedupetitpersonnel.GilbertFlam,lui,adroitàunepoignée de main. Il est vrai que TGV a tout fait pour faciliter son entrée auService,ledébauchantdelaDirectiondesaffairesstratégiquesduministèredelaDéfense où il coulait les jours heureux d'un magistrat en détachement. Jean-Louis Gergorin désigne le buffet, nous proposant de nous servir d'une voixrapide et hachée. Jeme précipite avec délicatesse vers la desserte si tentante.Gergorinsortsesdocuments,s'installeetvidelatassedecaféqueGouvionluiatendue,sansunmotderemerciementpoursonserviteur.J'enconclusqu'onesttoujourslepetitpersonneldequelqu'un.

Le numéro 2 de Matra se lance dans un grand monologue, véritablelogorrhéeverbale,dontjeneretiensqu'unnomquirevientàlongueurdereprisedans son récit, celui de William Lester Lee. Cet avocat américain d'origineasiatique,taïwanaispeut-être,seraitàentendreGergorinleconseillerparticulierd'AlainGomez, lepatrondugroupeThomsonet concurrentdeMatradans lesventes d'armes au profit de Taïwan, notamment des histoires de missiles, uncontrat juteux remporté parMatra en 1992. Jean-Louis Gergorin assure qu'uncomplotaétéfomentécontreJean-LucLagardèreetsongroupeindustriel.IlfautneutraliserLee.Biensûr, ilnousassurequenouspourrionsconduire toutes lesinvestigations possibles et imaginables, sans oublier de pratiquer toutes lesécoutes téléphoniques que nous voulons.L'opération semble, encore selon lui,couverteparlespolitiques.LebrasdroitdeLagardèrenousremetunebatteriedenumérosdetéléphone.

«NotregroupesubissaitdesmenacesdedéstabilisationàTaïwansurlesgrands contrats. Des lettres nous reprochaient même d'avoir assassiné uncapitainedelamarinetaïwanaise,retrouvémortendécembre1993.Bref,nous

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étions visés par une campagne de dénigrement mettant en cause Jean-LucLagardère,autravers,parexemple,d'articlesdepressepubliésàTaipei.Commelesgrandscontrats représentaientun intérêtmajeurpour laFrance,nousavonsdécidéd'enparleràlaDGSE.Lagardèrem'achargédecescontrats.Pournousils'agissait à l'évidence d'une affaire internationale, avec probablement lesAméricains derrière. La DGSE était dans son champ de compétences70 »,explique aujourd'hui Jean-Louis Gergorin. Ce dernier assure que le lien entreWilliamLeeetAlainGomez, levieilennemideMatra,«était inconnuàcettedate».

Laréunionsetermine.Jean-LouisGergorinselève.Lamesseestditeetj'aimalàlatête.J'airêvédescroissantschauds,maintenantjenesouhaitequ'uncachetd'aspirine.Àl'évidence,jenejouepasdanslamêmecourintellectuelle.GilbertFlamaréussilaprouessedeprendreunequantitédenotesphénoménale.Il donne le sentiment d'être comme un poisson dans l'eau. Si son emploi dutempslepermet,jeluidemanderaidemefaireunpetittopodelaréunion,disonsplutôt du monologue de Gergorin, car aucun des participants n'a ouvert labouche. J'ai été le seul à demander quelques éclaircissements sur ce fameuxWilliamLee.Mes questions ne devaient pas être pertinentes puisqu'elles n'ontpasréussiàstopperlediscoursdel'hommeligedeLagardère.Peut-êtreFlama-t-il compris mieux que moi les enjeux de la rencontre ? Peut-être sera-t-ildisponibleunpeuplustard?Ilestvraiquesoninterlocuteurattitréestl'adjointaudirecteur,AndréLeMer. Ils tiennent régulièrementdesconciliabules toutesportes fermées et avec interdiction de les déranger. La secrétaire particulièreveille.Inutileaussidepenserqu'onpeutvoirGilbertàlacafétéria,iln'ydéjeuneque très rarement, pour ne pas dire jamais. Je sais que je vais devoir medébrouillerseul.

GroupedetravailconfidentielLapetitetrouperejointlavoitureaprèsavoirrécupérésapièced'identité

et rendu le badge « visiteur » qui nous avait été aimablement prêté à notrearrivée.Letraficestdésormaisplusimportantetnousallonsdevoiraffronterlesbouchons avant de retrouver le boulevard Mortier et nos bureaux douillets.J'imaginelapiledeparapheursquidoits'accumuler,lescoupsdefilqu'ilfaudrapasserpourobtenirdeséclaircissementssur lesaffairesencoursou lesprojetsd'opérations décrits dans des notes souvent rédigées à la va-vite. Cette visitechezMatravadécalertoutemajournée.Ellemelaisse,enplus,ungoûtamer;je

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comprendsmall'intérêtnationaldanscettehistoirequiopposedeuxentreprisesfrançaises. Évidemment, seul compte le fait de gagner lemarché. Je suis loind'imaginer les rétrocommissions qui y auraient été associées, qui feront desannéesaprèslaUnedelapresse,ainsiqueleslourdssous-entendusconcernantle financement occulte des partis politiques,majorité comme opposition.Moninnocenceenlamatièreesttotale.

Alorsquenoussommesàl'arrêtsurlepériphériquenord,AndréLeMersetourneversmoi.

— Pierre, vous monterez un groupe de travail très restreint sur cettedemandequidoitresterparticulièrementconfidentielle.Lespremièresréunions,commelesrecherches,devrontêtrelancéesauplusvite.

—Bien.Jem'enoccuperaidèscetaprès-midi.—Non,non.Dèsnotre retour à laCentrale…Gilbert, vousdésignerez

quelqu'undechezvous.Je constate une fois de plus queFlamne sera pas en première ligne et

qu'ilmefaudraassumerl'entièreresponsabilitédecetteaffaire.Aprèstout,c'estlerôled'uncadred'état-major,surtoutquandilestresponsabledelarechercheetdesopérations.Jemesuis toujoursdemandéd'où luivenaitcetteprotection, jen'aurai jamais vraiment la réponse, jamais de certitude,mêmepasd'hypothèsesauf àm'interroger sur d'éventuels soutiens particuliers, c'est-à-dire politiques.LejugeFlamsaityfaire.J'apprendraiplustard,lorsdel'épisodeditdu«comptejaponais71 » de Jacques Chirac, qu'Alain Chouet, le chef du Service derenseignement de sécurité (SRS), la structure qui a remplacé le vieux contre-espionnage,luiaaccordéunsoutieninconditionnelaupointdeplacerdansunetrèsmauvaiseposturesonamiJean-ClaudeCousseran,ledirecteurgénéral,quiyperdra sonposteavantde retournerauxAffairesétrangères.AlainChouet s'ensortiramieuxpuisqu'ilbénéficierad'unemiseencongéspécial,unedispositionparticulière à la DGSE, qui permet à un haut fonctionnaire de conserver sontraitement pendant cinq ans. Il finira même, après avoir pris sa retraite enoctobre 2007, par entrer dans la sphère d'influence de Claude Guéant, lesecrétaire général de l'Élysée de Nicolas Sarkozy, maître d'œuvre d'unediplomatieparallèleetconfidentielle,notammentdanslespaysduProche-OrientetduGolfe,zonedontAlainChouetestunexpertnotoire.

Maisence jourde1994,noussommesenpleinecohabitation.ÉdouardBalladurestlePremierministredeFrançoisMitterrand.AlorspourquoiGilbertFlamest-ilpréservé?Sessympathiessocialistes?Peut-être.Jerêvassedanslavoiture,avecenfondsonorelesgrognementsd'énervementd'AndréLeMerqui

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ne supporte pas de piétiner sur le périph. M. Le Mer déteste attendre. Jel'apprendrai à mes dépens quelques années plus tard, une fois passé chef duServicetechniqued'appui,etluiinspecteurgénéral.Alorsqu'ilvenaitvérifierlabonnetenuedemonentité,j'avaiseuungrosproblèmetechniqueàréglerpourleService action : une de ses équipes devait partir en urgence, dans les deuxheures.Lechoixétaitvitefait.Audiablel'inspection.Madécisionn'avaitpasétédu goût d'André Le Mer qui avait fait part de son énervement devant masecrétaire.Àl'évidence,lerapportd'inspectionquiavaitsuivinem'avaitpasétéparticulièrementfavorable.

UnaffrontemententregrandesentreprisesMais là nous sommes encore coincés dans les embouteillages. LeMer

tape sur le volant et le bruit régulier m'agace, m'empêchant de somnolertranquillement.Aprèstout,iln'avaitqu'àprendresonchauffeuretemporterdelalecture.JesaisdéjàquelegroupedetravailseracomposédeCatherineL.,uneinconditionnelledeGilbertFlametmembreduBureaudesaffairesprotégées,leBAP,qu'ildirige,deJean-BernardL.quirendracomptescrupuleusementauchefduServicedecontre-espionnage,GeorgesTouchais.Iljouerauniquementlerôlede«voix»desonpatron.Commed'habitude,jepiloterail'ensemble.

Jen'ai plus enmémoire le pseudonymeque laDGSEa attribué à cetteaffaire. J'apprendrai plus tard que la presse la désignera comme l'opération«Couperlesailesdel'oiseau72».L'affaireopposeraencoulisselesdeuxgroupesd'armement, Lagardère contre Thomson-CSF, qui prendra ensuite le nom deThales,aupointquelasuccessiondecoupsbasetdechausse-trappesaconduitlesdeuxentreprisesdevantlajustice,lapremièreentrepriseaccusantlaseconded'avoircherchéàladéstabiliser.En1993eneffet,l'avocatWilliamLeeconduiraun groupe d'actionnaires de Hachette à contester en justice la fusion Matra-Hachette, puis prendra attache avec le groupe de Jean-Luc Lagardère afin demonnayerleretraitdecesplaintes.Résultat,Leepasseratroismoisendétentionpréventive et neuf personnes, dontAlainGomez, l'ancien P-DG de Thomson-CSF,serontrenvoyéesencorrectionnelle,avantd'êtretoutesrelaxées.

Avec le recul, l'opération « Couper les ailes de l'oiseau » ressemblefinalementaucoupd'envoiduscandaleClearstream.Dansleslistingstrafiquésauxquels Jean-Louis Gergorin a mis la main, comme l'a révélé l'enquêtejudiciaire, se sont retrouvés nombre de hauts cadres de Thales… Pluscurieusement, les noms deGilbert Flam et d'AlainChouet73 seront également

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inscritsdanscettelistedepseudo-comptesbancaires.En1993,jesuisloindemedouterdecettefuturepublicité.

LaDGSEs'exécuteLes«ordres»deGergorinserontréalisésdanslesplusbrefsdélais.Dès

l'après-midi se tient unepremière réunion.Lesparticipants ont été désignés lematin même, et un ingénieur du Service technique de recherche (STR) nousrejoindra à la demande. L'histoire est cloisonnée et il n'aura connaissance quedes éléments qu'on voudra bien lui donner. Sur cette affaire, la confiance estlimitée,encoreplusqu'à l'accoutumée.Lecloisonnementestcomplet,et jemedemandebien,enmemettantàlaplacedenotrecollèguetechnicien,commentilpourra nous aider sans connaître le contexte. Il est vrai que laBoîte n'est pascenséetravaillersur,voirecontrelesAméricains:unedirectiveencesensaétéclairementposéeparlecommandementafindenepasnuireaux«excellentes»relations que Paris entretient avec Washington. Or William Lee, bien qued'origine chinoise, est un ressortissant des États-Unis. Tout cela devient biencompliqué.

Lacollaborationde laDGSEavec legroupeLagardèredémarre sur leschapeaux de roue. On choisit dans la liste donnée par Gergorin cinq lignestéléphoniquesàécouterimpérativement,deuxdeWilliamLeeettroislignesfaxde son cabinet d'avocat à Paris. Je confie au représentant de la Directiontechnique, l'homme du STR, les mots-clefs suivants : William Lester Lee,William Lee, Alain Gomez. Pour le STR, pas besoin de fiches explicatives :notre homme tape les noms dans sesmachines et il suffit d'attendre sagementque les résultats tombent des antennes de la station de Domme74 comme desfruits mûrs. Il n'en est pas de même pour les interceptions de sécurité,communémentappeléesdesZcommezonzon,unsurnomdonnéparlespoliciersaux écoutes téléphoniques administratives classiques. Il faut motiver lademande, qui sera signée par le directeur de cabinet du Premierministre. Lesparticipants se mettent d'accord pour évoquer d'éventuelles « atteintes auxintérêts français75 ». Je décide d'organiser une nouvelle réunion le lendemainafinde faire lepoint sur lespremiers résultatsdes recherches respectivesdanslesdifférentesarchivesduService.

En find'après-midi, leGIC,chargédeposer lesbretelles sur les lignes,metéléphonepourmedirequelesdemandesontétéacceptéesparlecabinetduPremierministre.Nous recevrons la première production dès le lendemain. Je

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n'en reviens pas : habituellement, surtout avec un motif aussi vague, il fautattendrequinzejours,pournepasdireunmois,voireréécrirelamotivationdelademandeafindelarendreacceptableparlepouvoirpolitique,etl'accompagnerd'unenotedétaillée.Enl'espèce,riendetoutcela,commesileterrainavaitétédéjàdéblayé.Jean-LouisGergorinsemblevraimenttrèsinfluent.

LespremiersrésultatsconfirmentqueWilliamLee,l'objectifdésigné,estbienunavocatd'affairesaméricainquiporteun intérêtparticulierauxmarchésd'armementetquiévoluedansl'entourageimmédiatd'AlainGomez.Ilapparaîtpluscommeunintermédiaireetabienétéchargé,auprofitdeThomson-CSF,decontrer Matra sur plusieurs ventes avec Taïwan, notamment des avionsMirage2000etdesmissilesMica.LaDGSE,sesouvientJean-LouisGergorin,réussit à intercepter un brouillon de lettre adressé depuis Taïwan à Lee etprouvant son implication dans le dispositif. « Le document sera transmis àÉdouardBalladur»,raconteaujourd'huil'ancienbrasdroitdeLagardère.

Unagentd'influenceaméricano-israélienLesréunionss'enchaînentetfinissentparmarquerlepas.Notrepêcheaux

informations semble se tarir. Le STR ne nous donne pas grand-chose. Lecaractère sensible de la recherche – chaque jour, André Le Mer me rappellecombienl'affaireestdélicate–amènel'équipeenchargedudossieràinterrogernoshommesenposteàl'étrangeravecbeaucoupdeprudence;c'esttoutjustesionneleurdemandepasdesecontenterderegarderdanslejournalsansactiverleurs différents contacts. Bien évidemment, il est exclu de questionner noshomologuesdespaysamis,noussommesenpleineaffaire franco-française,cequi, au fond, n'est pas si sûr. L'avocat qui nous mobilise est, après tout, denationalitéaméricaine.

Dans la presse, Lee a longtemps été présenté comme « proche de laCIA », notamment à cause de la personnalité de son collaborateur, dont on aappris qu'il adressait des messages cryptés à la centrale de renseignementaméricaine. Mais pas seulement. Les éléments que nous avons découverts àl'époquemontrent qu'il n'en était pas très loin, en effet…Unmatin, lisant laproductiondesinterceptionsdesécurité,presqueunmoisaprèsl'exposédeJean-LouisGergorin, jedécouvrequeWilliamLeedialogueamicalementenanglaisavec un certainMichael Ledun.Bien sûr, la conversation est traduite,mais lenomdel'interlocuteurtelqueretranscritneressemblepasàunnomanglo-saxon.Celam'intrigue.Jereprendsledialogue;WilliamLesterLeereçoitunappeldes

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États-Unis. Parce que américain, il est inimaginable de chercher à l'identifier.Pourcela,ilfaudraitdemanderleurconcoursauFBIouàlaCIA.Iln'enestpasquestion. Pourtant, le nomme dit quelque chose etme ramène des années enarrière,vers1989,àl'époqueoùjem'occupaisdesaffairesparticulièresduchefducontre-espionnage, le colonelGeoffroy.Cen'estpas la teneurde l'entretienentreLeeetLedunquimemetsurlapiste.Ilséchangentdesbanalitésdugenre:

—ToutvabienMichael?—Oui,oui,ettesaffaires?—Çaavance,tumeconnais.(Rires.)—Oui,jeteconnais...,etc.Cequimeguide,c'estlaprononciation.L'hommeduGICquiaretranscrit

la conversation a entendu Ledun, ce qui, avec la prononciation américaine,donneLedeen,orMichaelLedeenn'estpas,pourmoi,uninconnu,tants'enfautpuisqu'à la fin des années 1980 j'ai ouvert un dossier sur lui, dossier quirassemblaittouslesélémentsconnusparleService.

DesécoutessurlejournalisteChristianMalardD'autres écoutes, autrement plus secrètes que cellesmenées dans notre

affaireLee,avaientmenélaDGSEsurlapistedeceMichaelLedeen.LeServicesurveillaitdeprèsl'undesesanciensmembres,quiavaitétédirecteurdecabinetdetroisdirecteursgénérauxetquis'était,commebeaucoup,reconvertidanslesaffaires et plus particulièrement dans l'armement. Je me souviens encore dupseudonyme de cet ancien collègue de laBoîte, parce que, dans lemonde durenseignement, toutestpseudonyméparsoucidesécuritéetdeconfidentialité.Thêta.C'étaitsonsurnom.J'avaiseuenmainlesphotocopiesdesretranscriptionstéléphoniques.Jen'aijamaissuquelétaitleservicedemandeur.C'estcommeçaquej'aidécouvertqu'onécoutait,en1993,unjournalistefrançaisdetélévision,Christian Malard, alors que la règle implicite – avant que la loi de 1991 leformalise–veutquelesavocatscommelesjournalistesnefassentjamaisl'objetd'une écoute administrative. Le relevé des communications téléphoniques deMalard, spécialiste à France 3 – la chaîne était alors baptisée FR3 – de lapolitique étrangère et régulièrement chargé d'interviewer des chefs d'Étatétrangers, était d'une rare platitude et montrait seulement qu'il connaissaitparfaitementlesÉtats-Unis.

LechefCEgardaitprécieusementcesdocumentsqu'ilrecevait, jecrois,directementdeMichelLacarrière, ledirecteurdurenseignement.Ilmeconfiait

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ledossieràlademande,quandj'avaisletempsdem'yconsacrerpleinement.Illesortait de son coffre-fort habillé de plaques de boismassif pour laisser croirequ'ils'agissaitd'unesimplearmoireetplacéderrièresongrandbureau.Lecoffren'a jamais bougé de place. Je suis certain qu'en 2010, il doit être toujours aumêmeendroit.

Impliquédansl'IrangateetlalogeP2Thêta, l'ancien agent de laDGSE, était en relation suivie avecMichael

Ledeen.Ilconvientdes'arrêteruntempssurcedernier,inconnudugrandpublic.Ce n'est pas à proprement parler un espion américain, mais plutôt un agentd'influence dont le but est de tisser un important réseau de relations afin dediffuseruneidéologienéo-conservatriceradicale.Biensûriladescontactsdanslemilieudurenseignementaméricain,ettoutparticulièrementavecleNationalSecurity Council, organisme qui chapeaute l'ensemble des centrales derenseignementsdesÉtats-Unis(plusdevingt-cinqstructuress'occupentpardesmoyens techniques ou humains, civils ou militaires de l'acquisition derenseignement).Conseiller deRonaldReagan,MichaelLedeen est très prochedusecrétaireadjointàlaDéfensedel'époque,RichardPerle,quiserainterrogéainsi que sa femme dans une affaire d'espionnage au profit d'Israël : desinformationssecrètessurlapolitiqueaméricainevis-à-visdel'IranavaientfuitéàJérusalem76.Notrehommesera lui aussi l'objetdesmêmes suspicions. Il estvraiqu'il figureparmi lesmembresfondateursduJewishInstitute forNationalSecurity Affairs, le JINSA. Il n'y a pas besoin de s'étendre sur les idéespolitiquesdecetorganisme,ellessonttransparentes.

C'estdanslecourantdesannées70etsurtoutaudébutdeladécennie80queLedeen attire particulièrement l'attentionduService en raisonde ses liensaveclapseudo-logemaçonniquePropagandaDue,lalogeP2,quicomptaitalorsdans ses rangs les principaux chefs du renseignement italien, le SISMI. CettecollusionconduiraàparlerdeSuperSISMI,unesortedeservicesecretauseindelastructureofficielle.LalogeP2etsonvénérablemaître,LicioGelli,serontimpliqués dans les grands scandales qui ont frappé l'Italie à cette période, lesannées de plomb, notamment l'attentat de Bologne le 2 août 1980 qui fit85 morts et 200 blessés. Dans un article duWall Street Journal de 1987, ilreconnaîtra d'ailleurs avoir été, en 1980, payé par le SISMI en qualité deconsultant.

En1981,MichaelLedeendevientleconseillerspécialdusecrétaired'État

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AlexanderHaig,undesprincipauxresponsablesduréseauGladio,unestructureclandestine paramilitaire chargée de lutter contre le communisme. Sous lesecond mandat de Ronald Reagan, son nom est cité dans le scandale del'Irangate.Ils'agissaitdevendreillégalementdesarmesàl'Iran,ennemijurédela diplomatie américaine, pour financer secrètement un mouvement contre-révolutionnairenicaraguayen,hostile au régimecommunistedeDanielOrtega.Autrehypothèse,cescandalepouvaitégalementrésulterd'unmarchandagepourlalibérationdesotagesaméricainsdétenusauLiban.

PasvraimentunamidelaFranceProche des ultras de l'administration Bush, cet homme d'influence est

devenuunardentdéfenseurde ladoctrineappliquéepar laMaison-BlancheauProche-Orient : redessiner la zone en un Grand Moyen-Orient. Après lesattentatsdu11septembre2001, ilestimeque lesennemisdumonde libresontl'Iran, la Syrie et, bien sûr, l'Irak. Il défend évidemment la guerre contre lerégime de Saddam Hussein, s'entremet pour nouer des contacts avec lesopposantsàcedernieretavecdesIranienshostilesaupouvoirenplace.Ilveut,de plus, que les États-Unis mettent tout en œuvre pour empêcher l'Arabiesaouditede financer le terrorisme radical.Cesolidecarnetdechansonsne faitpasdeMichaelLedeenunamidelaFrance,ce«cherallié»desÉtats-Unisquinerêverait,selonlui,quededéstabiliserlatoute-puissanteAmérique.

Mais que faitWilliam Lee, l'avocat proche du PDG de Thomson-CSF,aveclenéo-conservateuraméricain?Jedécidedelancerlegroupedetravailsurune recherche approfondie. Je suis certain que Ledun est bien Ledeen. Enrevanche, je ne sais pas jusqu'où iront les investigations. Prouveront-elles queThomson etAlainGomez sont sous contrôle américain ? L'après-midimême,toutlemondeestlà,sauflereprésentantduSTRprispard'autrestâches.Jeposelaquestionpoursavoirsidesélémentsnouveauxontététrouvés.Toutlemondeplongelatêtedanssondossieretseulunchœurmerépond:riendeneuf!

—Avez-vousreçuladernièreproductiondesinterceptions?—Oui,merépondJean-BernardL.—Avez-vousvuMichaelLedun?—Biensûr,ilesttotalementinconnudesfichiers…— Je pense qu'il s'agit de Michael Ledeen. C'est un problème de

prononciation. Je vous demanderai de creuser cette relation entre Lee et soncompatriote.Jesuisconvaincuqu'ontientunepiste.

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Laréunionn'apasduréplusdedixminutesetonmelancedesregardsunpeususpicieux,mêmequandj'aidonnélesgrandeslignesduprofildeLedeen.

UnecolèremalvenueLetempsderejoindremonbureau, je reçoisquelquesminutesplus tard

un appel du chef du Service de contre-espionnage. Son homme a dû rendrecompte.

—Bonsoir,Siramy(Lavoixestsècheetlehaut-parleurdutéléphoneestallumé. Georges Touchais veut sûrement montrer toute son autorité à seshommes,réunisàsescôtés.)

—Bonsoir,monsieur.—Qu'est-cequec'estquecetamalgameentreLeeetLedeen?Vousne

changerezjamais.Iln'estpasquestiond'uncertainLedeenmaisdeLedun.Pourceluiquiparlecouramment l'anglaiset l'espagnoletquideviendra

chefdeposteàWashingtonaveccompétencesurlepostedeNewYork,jeneletrouve pas très doué en linguistique. Je sens surtout qu'il va me passer uneengueuladeavecsavoixquinesupportepaslacontradiction.

—Monsieur,coupezlehaut-parleur.—Iln'enestpasquestion,jeveuxquemestroupes,quisontenfacede

moi,entendent.Moi,jen'airienàcacher.—Jevousprieencoreunefoisdecouperlehaut-parleur.—Non!—Tantpis,vousl'aurezvoulu.Cetteaffaireestdansvotrearmoireforte,

derrièrevous,danslesarchivesquevousalaisséeslecolonelGeoffroy.D'un coup, j'entends qu'il supprime le haut-parleur. Cette fois, il

commenceàcomprendreetj'entendsunevoixplusamènemedire:—Jen'aipaseuletempsdetoutliredepuismaprisedefonction,vous

comprenez. C'est l'époque où vous travailliez pour Jef [le surnom du colonelAlainGeoffroy]?

—Oui,voustrouverezunesous-chemisedansledossierdeThêta,voussavezquiestThêta?

—Oui,oui.—La sous-chemise est le dossierLedeen. Il a déjà été retranscrit sous

l'orthographeLedun.—Trèsbien,merciPierre.Poursefairepardonnerdesacolère,ilm'appelleparmonprénom.

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Pourmoi,commepourlegroupedetravail,l'affaireMatras'arrêtelà.Endébutdesoirée,alorsquejem'apprêteàrendrecomptedesprogrèsdel'enquêteàAndréLeMer,avantmêmequej'aieletempsd'ouvrirlaboucheilm'expliquequel'histoire«MatracontreThomson»n'irapasplus loin.«Tout lemondeafait du bon travail », assure-t-il. Je ne connaîtrai donc pas immédiatement lasuitedonnéeàlacollusionentreLeeetLedeen.LapoursuitedesinvestigationsaététransmiseàRémyD.,monsuccesseurenchargedesaffairesparticulièresduchefCE.Iln'enrestepasmoinsqu'ilestunpeufrustrantd'abandonneraumilieudu gué. « Je n'ai jamais su jusqu'à aujourd'hui que Lee était en contact avecMichael Ledeen, dont je connais bien entendu le nom. À l'époque, on m'aexpliqué que la DGSE a stoppé les recherches quand elle s'est aperçue qu'ils'agissaitd'uneaffairefranco-française»,assureJean-LouisGergorin.Ilraconteavoircroiséunjour,dansl'antichambredeNicolasBazire,ledirecteurdecabinetd'ÉdouardBalladuràMatignon,àquiilrendaitvisite,lepréfetJacquesDewatre,ledirecteurgénéralduService.Cedernier,àentendreJean-LouisGergorin, luiaurait alors glissé : «Ah, votre affaire, c'est plus compliqué qu'il n'y paraît. »J'apprendraiultérieurementquelaDGSEauraitprispositiondanslesensdecequ'attendaitGergorin:«C'estlaFrancequiestvisée77»,avaiteneffetassurélaBoîte.

Des années plus tard, au cours du procès de l'affrontement Matra-Thomson-CSF, ledéballageépargnera laDGSE…maispas laDST, leServicede contre-espionnage duministère de l'Intérieur, aujourd'hui dénomméDCRI.Gergorinestsiprochedeceservicequ'ilfinancesesenquêtescontreThomson-CSFàcoupd'argentliquide:quelque45000euros78avaientétéremisdansunsac de sport. Une note de la DST, datée du 14 octobre 1994, fait état de cecurieuxfinancement:«Jean-LouisGergorinadéfinilesobjectifsàatteindre.Lasommeaétéremiseenliquidecar ilsouhaitaitqu'aucunetracedecontratavecMatran'apparaisse.»L'affaireaétépubliquementévoquéeaucoursduprocèsmaisaucundesprotagonistesn'enacurieusementgardélesouvenir…

Pasd'étonnementàcequelesnotesdelaDSTsoientauxpetitsoignons.Voici un extrait de l'une d'entre elles, déclassifiée avant le procès. « Lee aeffectuédescomptesrendussurl'évolutiondudossieràJamesWoolsey,ancienpatron de la CIA. Il aurait perçu des indemnités de celle-ci à hauteur de15000euros79parmoisdemarsànovembre1994.»

Lesinvestigationsdenotregroupedetravailnesontjamaisalléessiloin.Danscemétierilfautsavoirs'impliquerpleinementdansuneaffaireetadmettre,sanssourciller,qu'ilfautl'abandonner,mêmesiellen'estpasbouclée.

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66LefuturgroupeLagardèresecomposeprincipalementdebranchesspécialiséesdansl'aéronautique,lesmissiles,lestransports,lessatellites,l'éditionetlapresse.

67LaDirectiontechnique.68Ancienélèvedel'Écolepolytechniqueetdel'ENA,ilserasuspectéd'êtrel'undescorbeauxdel'affaireClearstream.C'estMichel

Lacarrière,anciendirecteurdurenseignementdelaBoîte,quiluiconseilleradeserendredevantlejuged'instruction.69Ilainterjetédevantlacourd'appeletn'estpasencorerejugé.70Entretiendu19janvier2010.71Lirechapitre18.72Lirenotamment«Lescoulissesd'uneaffaired'État»,L'Express,13décembre2004.73Leprocèsdel'affaireClearstream,quis'esttenuenpremièreinstanceen2009etfaitl'objetd'unappel,n'ad'ailleurspaspermis

decomprendrepourquoiGilbertFlametAlainChouet,ainsiqued'autresmembresdesservicesspéciaux, sesont retrouvésdans lefameuxlisting.

74Unedesplusimportantesstationsd'écoutesdelaBoîte,situéedanslePérigord.75Laloide1991quirégitlesécoutestéléphoniquesadministrativesprévoitqueseulscinqmotifspermettantlamisesurécoutedes

téléphonessontrecevables:leterrorisme,lacriminalitéorganisée,lasécuriténationale,lasauvegardeéconomiqueetlareconsitutiondegroupementsdissous.

76Patrick Jarreau, « Des néoconservateurs républicains au cœur de l'enquête du FBI sur une affaire d'espionnage au profitd'Israël»,LeMonde,7septembre2004.

77SergeRaffy,«LemystèreGergorin»,LeNouvelObservateur,18mai2006.78Àl'époque,ils'agissaitde300000francs.79C'est-à-dire100000francs.

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14.Criminelsdeguerre:lesgendarmesdoublentles

servicessecrets1995. S'il n'était pas 10 heures du matin, le général Champtiaux, alors

directeurdesopérations,c'est-à-direayantlahautemainsurleServiceaction,seseraitbienserviunverredepurmaltpourfêterl'événement.LegénéralRondot,alorsmembredelaDST,leservicederenseignementsduministèredel'Intérieur,vientdequittersonbureau.Avait-ilrencontréaupréalableledirecteurgénéral?Illuiarrivesouventd'allervoirtelouteldirecteursanseninformerleDGdelaDGSE, qu'il croise en d'autres occasions. Toujours est-il que DominiqueChamptiauxsaitdésormaisquesadirectionseraenpremièrelignedanslachasseauxcriminelsdeguerreserbes,RatkoMladic, l'ex-chefmilitairedesSerbesdeBosnie, et Radovan Karadzic, leur ancien chef politique, accusés d'avoirorchestréunecampagnede«nettoyageethnique»pendantlaguerreenBosnie-Herzégovine,entre1992et1995et,toutparticulièrement,d'avoirfaitmassacrerentre7000et8000Bosniaques,àSrebrenica,en1995.Ilsallaientvoircequ'ilsallaientvoir.GrâceàlaDGSE,lesexterminations,torturesetassassinatsquiontendeuillé cette région de l'Europe obtiendraient réparation, ou presque. AvecPhilippeRondotencoordinateur,DominiqueChamptiauxetMichelLacarrière,directeurdurenseignementdelaDGSE,montentunecelluledecrise.LefaitquelaDGSEsoitpilotesurcetteaffaireprovoqueréunionsurréunion,auxquellesjeparticipe occasionnellement, à la demande de la hiérarchie. Tous lesreprésentantsdesdirectionsopérationnellessontprésents,ycomprisuneautoritéduServiceactionetduservicemissions80(SM).Premierobjectif:intercepterlesmessages éventuellement échangés par les deux fuyards et repérer leurshabitudes.

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SoupçonssurRondotÀl'époque,legénéralRondotestencoreinconnudugrandpublic,même

s'il occupe un postemajeur au sein de l'appareil sécuritaire de l'État, celui deconseiller pour le renseignement et les opérations spéciales du ministre de laDéfense. Dans les couloirs duministère, on le surnomme donc le CROS. Eninterne,àlaBoîte,beaucouplevoientenvéritablepatrondelaDGSE,àlaplacedeceluientitre;d'autrestrouventqu'ilsentlesoufre.LesplusanciensévoquentsondépartprécipitéduService.RondotesteneffetunanciendeR1,l'ancêtreduService action. Une sale affaire lui colle à la peau, qui lui avait valu d'êtreinterrogéparleServicedesécuritéetdecontre-espionnage.Ques'était-ilpassé?AlorsenposteàBucarest,enRoumanie,pourlecompteduSDECE,c'est-à-direl'ancêtredelaDGSE,lefuturgénéraladisparupendanttroisjourssansdonneràpersonnelemoindresignedevie.Cequiestinterditàunagentsouscouverture–censérendrecompteàlaCentraleheureparheureoupresquedesonemploidutemps – et a suscité nombre de questions. Les plus suspicieux à son encontreprétendent que les services roumains auraient surpris Philippe Rondot etl'auraientprisenphotoaucoursdeséancescompromettantes.Thèsenonétayée.Entoutcas,Rondot81dutquitteràcetteoccasionleService.LecolonelAndréCamus, chef de la sectionP (Ppour « pénétration»), avait été à cette époqueresponsabledesesinterrogatoires,probablementmusclés.Grandetfort,lecrânerasé,amateurraisonnabledechampagne,Camusrègnesurl'universglauquedesofficiers traitants ayant abandonné le droit chemin. Quand je l'ai connu, ildisposait de quatre bureaux hautement sécurisés. Il fallait sonner pour que sasecrétaire vienne ouvrir la porte blindée. Depuis ce bunker, André Camus selivre à la chasse aux membres du Service susceptibles de travailler pour unepuissance adverse, voire un service allié. Depuis l'épisode Rondot, il fait unefixationsurcedernier.Illetenaitàl'œilaumêmetitrequel'amidePhilippe,lecommandantRichard, fondateur d'uneONG, les Enfants du Soleil, très activedanslacornedel'Afrique.

OfficiertraitantdesagentsroumainsLe colonel, de par ses fonctions et son physique d'armoire normande,

jouit lui-même d'une réputation en demi-teinte au sein de la DGSE. Certainsdisent qu'il assure seul une relation privilégiée avec James JesusAngleton, lechefducontre-espionnageàlaCIAetgrandchasseurdetaupesdevantl'éternel,au point que les autres affirment qu'il en voit partout. Sachons raisongarder :

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Angleton comme Camus n'ont pas toujours tort. Des taupes, les Services endébusquentplusqu'onnelecroit…AndréCamusentretientaussidescontactsetdébriefedesdéfecteurs82, desmembresdes services de l'Est qui ont décidédepasseràl'Ouestpourfaireétatdeleurconnaissancesurleursmaisonsrespectivesetleurssourcesderenseignements.

Personnellement,cesgens-là,jenelesappelleraijamaisdestraîtres.Ceuxquidévientainsiauprofitd'unepuissanceétrangèreont toujoursuneraisondebasculer de l'autre côté dumiroir. Pour les comprendre – et ainsi les repérer,quandonenalacharge–,lefacteurhumainetunaccèsdefaiblesse,àuninstantdonné,sontlesbonscritèresd'approche.JecroisquelecolonelCamus,décédéen1987,necontrediraitpascettegrilledelecture.

Carquellessontlesmotivationsquipoussentdeshommesoudesfemmesdanslesbrasennemis?Lesservicessecretsdelaplanètelesconnaissent,àforced'en tirer les ficelles et d'en faire jouer les ressorts. Bien sûr, le sexe : del'infidélitéconjugaleà l'attirance immodéréedessituations lesplusscabreuses.Ensuite, l'argent, lapromessede sommes souvent rondelettespourarrondir lesfins de mois. Ressort plus rare : l'idéologie, qu'il s'agisse du communismesoviétiqueoudulibéralismeaméricain,voiredusoutienàIsraël.L'ego,enfin:leplus souvent les agents ayant choisi une autre voie sont des déçus, descarriéristes effrénés regrettant de ne pas être reconnus selon eux à leur justevaleur.Onappellecetensembledeparamètres l'effetMICE(Money, Ideology,Compromission,Ego),uneformulemnémotechniqueanglo-saxonnerésumantlabasedetoutrecrutementd'honorablescorrespondantsoud'agents.Voilàl'universdanslequellesuspicieuxAndréCamus,quel'écrivainGillesPerraultabrocardédansl'undeseslivres,L'Erreur,évoluejouraprèsjour.

Lecolonelestainsientourédelalégendedeplusieursrencontresaveclelieutenant général Ion Pacepa, vétéran de la Securitate, les services spéciauxroumains,àl'enverguredémesuréeauseindel'ensembledelasociétéroumaine.Pacepa s'est réfugié aux États-Unis en 1978 mais, toujours selon les on-ditcirculant à la DGSE, Camus traite plus particulièrement et encore plussecrètementunofficierderenseignementroumainencoreenposte.Ceseraitluiquiauraitévoquéd'éventuellesactivitésobscuresdePhilippeRondot.

LecolonelCamus,quisaitquejetravaillebeaucoupsurlemondearabe,m'a déclaré un jour que, pendant samystérieuse absence, le capitaineRondot,grand arabisant, avait été approché par la Securitate. Les agents des servicesroumainsauraientemployédesphotospourlefairechanteretbasculer.N'ayantjamaiseucesclichésentrelesmains,jesuistoujoursrestésurmesgardesquant

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àcesassertions.LespreuvesserontlongtempsrecherchéesauseindelaBoîte,les archives fouillées dans tous les sens, sans succès. Aucune trace de cesfameuses images–quiseraientaunombrede trois–n'aété trouvée.Ont-ellesseulementexisté?Beaucoupendoutent.L'ultra-cloisonnementquirègneauseinde la DGSE ne permet pas aujourd'hui d'en savoir plus. Le colonel Camus aemportésesconvictionsaveclui.

PierreMarion,nommédirecteurgénéraldelaDGSEen1982,s'opposaàla réintégrationdeRondot endépitde la«pression83 » exercéepar« certainsmilieux».Marionécriramêmedanssonpremierlivreen1991:«L'ÉlyséeetleQuai d'Orsay font appel à ses services, malgré une lettre personnelle etconfidentielle très ferme envoyée le 30 septembre 1982 par Charles Hernu[ministre de la Défense], pressant Claude Cheysson, “après de nouvellesinformationsextrêmementprécises[…],deleteniréloignédetout”etajoutantque les Américains avaient sur lui un dossier accablant84. » Ce qui, entreparenthèses, n'empêchera pas les États-Unis de travailler avec Rondotultérieurement… Ce dernier reviendra quelques années après dans lerenseignement comme conseiller de la DST, puis prendra un poste similaireauprèsdeplusieursministresdelaDéfense.Ilafaitrécemmentlamanchettedesjournaux à cause de son rôle dans l'affaire Clearstream. Ses carnets ontparticulièrementintéressélesjugesquilesontsaisis.Sonpèreluiavaittoujoursconseillé de toujours tout noter. Lui-même a expliqué au cours du procèsClearstreamavoirétémeurtridenepaspouvoir justifieràl'époquesesfameuxtroisjoursenRoumanie,fauted'écrits.Ilseseraitalorspromisd'inscrirenoirsurblancledéroulé,heureparheure,den'importelaquelledesesmissions.

Balisesespionnes1999.Le temps a passé, et les criminels de guerre serbes sont toujours

danslanature,recherchés,traqués,maislibres.PhilippeRondotaconfirméàsonami Dominique Champtiaux que la localisation des deux Serbes reste unepriorité.Maisilinsistesurlefaitqu'ils'agitdeleslocaliser.Pasquestiondelesneutraliser,c'est-à-diredelesarrêter.Àcetteépoque«lachasseauxcriminelsdeguerre s'inscrivait toujours dans un jeu d'influences complexe entre Étatsoccidentaux. L'administration américaine, divisée, cherchait plus que jamais àmener l'affaire, en agitant la carotte de l'aide financière et de l'intégration del'armée yougoslave au Partenariat pour la Paix de l'OTAN », résumeparfaitementJacquesMassédanssonlivreNoscherscriminelsdeguerre85.

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L'enquêtesurlescriminelsdeguerrevafairedanslesmoisquisuiventundétour par les Yvelines, un département de l'ouest parisien. Noël O., untechnicien supérieur, perdu près d'Orgeval, est un passionné d'informatique,chargé plus particulièrement du suivi des balises Argos de la Boîte, de petitsbijoux de technologie achetés au consortium franco-américain CollecteLocalisationSatellites(CLS),dont lesiègeeuropéenestàToulouse.LaDGSEemploie à des fins opérationnelles ce petit émetteur qui permet de suivre lesdéplacements d'une bouée, d'un bateau, d'un animal ou de toute plate-formeéquipéed'unémetteuravecuneprécisionde300mètres,partoutdanslemonde.Sousundélaiminimumde15minutes,lesrésultatsdutraitementdecesdonnéesapparaissentdirectementsurl'écrandevotreordinateur,sousformedecarteparexemple, indiquant les déplacements d'une bouée dérivante. La Boîte a unaccord avecCLS, comme la plupart des services, la gendarmerie, la police, etdesparticuliers,notammentlesnavigateursensolitaire.

À la différence de ces différents acquéreurs, le Service dispose, avecl'accord de CLS, d'un petit centre installé aux Alluets, où l'on intercepte etinterprètelessignauxémisparlesbalises.LaDirectiontechniquedelaDGSEetplus particulièrement le Service technique d'appui, le STA, dont je prendrai lecommandementunanplustard,enadétournél'usage.Ilnes'agitpasdepisterles oiseaux migrateurs ou les voiliers en détresse, mais de suivre lesentraînements des groupesduService action et ainsi toujours suivre à la tracenoséquipesdechoc.Ilestd'ailleursbiendommagequ'enjuillet2009laDGSEn'aitpaséquipé sesdeuxmissionnairesquiontétéenlevésenSomalieetdontl'un restait toujours introuvable sept mois plus tard. Une fois de plus,probablement,lehautcommandementdelaBoîteapéchéparexcèsdeprudenceet par une grande méfiance vis-à-vis des professionnels du camouflage de laDGSE. J'ai eu, en mon temps, à me battre contre cette lourdeur touteadministrativedanslemontagedel'opérationTalemic86.

NoëlO.chercheparunprogicieldesafabricationàrepérersursesécranstoutes les balises lancées dans la nature et actives, et surtout à obtenir lesnuméros qui permettent d'identifier l'organisation qui les utilise.Doté de cetteréférence,ilsuffiraitdedemanderàladirectiondeCLSquiestlepropriétairedelabalise.Lachoseestplusfacileàdirequ'àfaire.Eneffet,ilyauneclausedeconfidentialité qui ne permet pas au premier venu de savoir qui emploie labalise.Notrehommeestloindesedouterquesesrecherches,ridiculiséesparlegénéralMathian,ledirecteurtechniquedelaBoîte,répondentàlademandedeCarlaDelPonte,alorsprocureurduTribunalinternationalpourl'ex-Yougoslavie,

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qui, depuis la guerre en Bosnie, active ses réseaux et sollicite les grandespuissancespourarrêterMladicetKaradzic.

RecrutementpatrioteEn juillet 2000, je prends le commandement du Service technique

d'appui. Je fais le tour de toutes les entités aussi diverses que variées, del'imageriespatialeàlafabricationdevrais-fauxdocuments,dusoutientechniqueauxtechniquesspéciales,fabriquantdesgadgetsentoutgenre.JerencontrepourlapremièrefoisNoëlO.quim'expliqueenlong,enlargeetentraverssonprojetqui est sur le point d'aboutir. Le plus dur sera d'identifier les organismes quiauront posé les balises. Lors de cette visite, je décide d'aller au plus tôt àToulousepourrendrevisiteauxdirigeantsdeCLS.Aprèstout,nousavonssignéavec la société un contrat important. Eh oui, la DGSE, comme toutes lesadministrations, passe des marchés publics. Heureusement, certains sontclassifiés pour éviter que les curieux n'aient connaissance de nos acquisitionstechniques.Plusledomaineestpointu,plusilssontprotégésetdiscrets.

Mon voyage dans le Sud-Ouest se déroule au mieux. Un de mesingénieursm'accompagne,ilconnaîtbienl'équipedeCLS.C'estluiquiarédigélemarchéetenassurelerenouvellement.Luidemandantdem'accompagner,jesuissûrderecevoirunaccueilchaleureux.J'aiuneidéederrièrelatête:trouverau sein de la société l'homme miracle qui pourrait nous livrer les noms desacheteursdebalises.

La visite des locaux de l'entreprise a lieu comme prévu. On n'échappemême pas à la description technique des modèles miniaturisés qui nousintéressent tout particulièrement. Ensuite, nous allons déjeuner dans une belleaubergequinetrahitpaslaréputationculinairedelarégion; impossibledenepasselaissertenterparlecassouletmaison.Avantdepasseràtable,jemeplaceàcôtédeceluiquimesembleleplussensibleàlacordepatriotique.Pendantlerepas, aprèsquelquesverresdevin, je lancemes filets et lui propose labotte,pouremployerlevocabulairesignifiantunrecrutement.Enl'espècelachosefutaisée. Jacques, je l'appellerai ainsi, est fasciné par les services spéciaux. Êtreremarquéparunespion,ilnepeutrêvermieux.L'actionestfacile,ilmedonnesonaccordimmédiatement.J'aiàpeinefinideposermaquestiondécisivequ'ilme dit pouvoir me donner les noms des organismes qui utilisent les balisesArgosàpartirdumomentoùjedisposedesréférences.Àpartirdelà,jesaisqueNoëlO.meseraparticulièrementutile.

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LaDGSEdoubléeDe retour à la Centrale, je demande au Département imagerie de me

préparer une carte très précise de l'ex-Yougoslavie, incluant le maximum deroutes.En effet, lors des réunionsadhoc, j'ai appris que la surveillance d'unelibrairie à Paris et d'un local en Suisse serait susceptible de faire progresserl'enquête. Située place Saint-Sulpice, dans la capitale, disposant de bureaux àLausanne, la librairie L'Âge d'Homme appartient à Vladimir Dimitrijevic, unéditeur dont la proximité avec les réseaux Karadzic est notoire depuis qu'il apublié pendant la guerre les écrits du leader serbe. Dans son livre sur lescriminelsdeguerre,JacquesMasséracontequePhilippeRondotavaitdonnéàce dernier un message à remettre à Karadzic, en vain. Les proches des deuxSerbes recherchés passeraient par là de temps en temps avant de retourner àBelgrade, selon un renseignement jugé fiable. Une fois repérés, il suffirait deplacerunebaliseArgossurleursvéhicules.

Dixjoursplustard,jedisposeenfind'unecartedignedel'IGN.Aveclesscènes satellitaires, l'équipe de l'imagerie, spécialisée en cartographie, fait desmiracles.J'enfaisenvoyerunexemplaireàNoëlO.pourqu'ilpuissesuivrelesbalises actives sur la zone. Au bout d'un petit mois, il revientme voir et meprésentedifférentsrelevésquimontrenttroisbalisesl'unederrièrel'autresuruneroute,etmedonne les identifiantsdechacuned'entreelles.Pasdedoute,avecles renseignements de sources humaines obtenus récemment, il s'agissait biendes voitures deMladic etKaradzic. J'attends qu'il ait quittémon bureau et jetéléphoneàJacques,chezCLS.Jeluidonnelesréférences.Ilmerappelleradanslajournéeaveclesrésultatsdesarecherche,medit-il.

Uneheureplustard,letéléphonesonne.—MonsieurSiramy?—Oui,lui-même.—C'estJacques,j'aivotreréponseetc'estdrôle.—…—Oui,deuxbalisesappartiennentauGIGN,leGrouped'interventionde

la Gendarmerie nationale, et la troisième aux services de renseignementshollandais.

—Mercibeaucoup,Jacques.Àtrèsbientôt.Ayantraccroché,jemedemandecequejevaisfairedecetteinformation.

PhilippeRondot, impatientoudésireuxdemultiplier lesfersaufeu,adonnéà

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n'enpasdouterdesdirectivesàunautre service tricolore. Jen'ose imaginer lacolère deDominique Champtiaux qui, pourtant, a ramassé quelques étoiles etune nouvelle fonction, celle de directeur de cabinet du directeur général,véritablenumérodeuxdelaMaison,grâceàsesamitiésélyséennesetàsonamiRondot. Champtiaux ne rend compte de l'évolution des recherches qu'à cedernier qui, lui, sait parfaitement qu'elles échoueront. Raison d'État. Il fautlaisser les Serbes s'occuper des Serbes, une doctrine toute diplomatique. Surcetteaffaire,Champtiauxs'estfaitdoubler.

Nomsd'oiseauxJe prends mon courage à deux mains et téléphone au secrétariat pour

demanderunentretienurgentaveclegénéralChamptiaux.Laréponsenesefaitpas attendre. Le général m'attend. Je rassemble rapidement les cartes et lesrelevés. Je descends l'étage et me dirige à pied vers la porte de la caserneMortier.IlfauttraverserleboulevardpourrejoindrelacasernedesTourellesoùsetrouventlesbureauxdelaDirectiongénérale.Cettepetitemarchemepermetde réfléchir à la façon dont il me faudra présenter l'affaire à mon généralcolérique.Ilestpresquemidi.

—Alors,Siramy,qu'est-cequivousamène?Vousn'allezquandmêmepasmedirequevousavezretrouvénosdeuxSerbes?

—Non,mongénéral,moijenelesaipasretrouvés,maisleGIGNoui.—Qu'est-cequec'estquecesconn…Jeluimontremesdocumentsetluiexpliquecommentnousavonsobtenu

cesprécisions.Loind'êtrefélicitépourmonzèle,j'assisteàunecolèresourde.IlenveutàRondotetc'estmoiquiprends.Pasquestiondedirequenotreinitiativea été la bonne. Les noms d'oiseaux fusent. Je suis certain que l'entretien qu'ilaura avec le conseiller pour le renseignement du ministre de la Défense serabeaucoupplussoft.

PourtantlaBoîten'apasfinid'avalerdescouleuvres.Unautreservicedel'État, la DST, joue lui aussi sa partition en piétinant nos plates-bandes. Uneancienne maîtresse de Karadzic, installée à Genève, est ainsi mise soussurveillanceparnoséquipesduServiceaction.Unjour,racontedanssonlivre87unancienduSA,PierreMartinet, ladamesortsoudaindechezelle.Directionl'aéroport. Elle se rend en fait à Paris, où un comité d'accueil de la DGSEl'attend…etconstatequelaDSTestégalementprésentesurlesfilatures.

Avec Champtiaux, la conversation se termine fraîchement. Je retourne

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dansmonbureauavecunsentimentmitigé:àlafoisceluidudevoiraccomplietlefaitquetoutevéritén'estpasbonneàdire.Cen'estpaslapremièrefoisquej'aicegoûtd'amertumedanslabouche.Lesservicessecretsnesontpastoujourslàpourdirecequ'ilssavent,maispoursignalercequelehautcommandementveutbienentendreoucequela«bonne»politiqueimpose.

L'anciendirigeantserbedeBosnie,RadovanKaradzic,seraquandmêmearrêté le 21 juillet 2008, avec l'aide de Belgrade, comme les États l'avaientdécidé depuis le début de sa cavale. Quant au général RatkoMladic, il courttoujours.De lààpenserquedescomplicitésétatiquesont jouéàplein, iln'yaqu'unpasqu'onhésiteraàfranchiriciparmanquedepreuves.

80LeServicemissionsestchargédurenseignementpourlecomptedelaDirectiondesopérations.81Unedemanded'entretienàl'attentiondePhilippeRondotaététransmisele11janvier2010àsonavocatÉricMorain.Elleest

restéesansréponse.82Ànepasconfondreavecdestransfugesquisont,leplussouvent,desdiplomatessansliensaveclesservicesspéciaux.83ElieMarcuse,XavierRauferetJamesSarazin,«Rififichezleshommesdel'ombre»,L'Express,30mai1991.84PierreMarion,LaMissionimpossible:àlatêtedesservicessecrets,éd.Calmann-Lévy.85JacquesMassé,Noscherscriminelsdeguerre,Flammarion.86Lirechapitre17.87PierreMartinet,Unagentsortdel'ombre,éditionsPrivé.

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15.MoinesdeTibéhirine:laDGSEbrouillelejeu

29avril1996.Depuisplusd'unmois,septmoinestrappistesdumonastèredeTibéhirineenAlgériesontdétenusparungroupeislamistearmé.L'opérationaétémontéedans lanuitdu26au27mars.Ungrouped'hommesestarrivéàvisage découvert dans le petit village d'Aïn Elrais, à quelques kilomètres dumonastère, s'est embarqué dans une série de taxis, direction le monastère deTibéhirineetaréveilléenpleinenuitlesneufmoinesquiydormaient,ainsiquelegardiendeslieux,demandantàcequedeuxblesséssoientsoignésenurgence.Septmoinesâgésde45à82anssontalorsenlevés,lesdeuxderniers,dontl'unétait rentré la veille de France et l'autre arrivé inopinément duMaroc, n'étantmêmepasréveillésparlesravisseurs.Cesrescapéstrouverontaupetitmatinleslieux abandonnés, les fils du téléphone sectionnés, le gardien du cloître terrédanslejardin.

Iln'yaaucuneréelleévolutiondepuisl'enlèvement,cequitendraitàlaissercroire que des négociations avec les ravisseurs sont en cours.Mais ce sont làmesdéductionsdecaféducommerce.L'affairemobiliselesommetdel'État.Lechefdeladiplomatie,HervédeCharette,aconvoquél'ambassadeuralgérienenFrance, lui rappelant « la nécessité de toutmettre enœuvre pour obtenir leurlibération, sains et saufs, dans les meilleurs délais88 ». Au Quai d'Orsay unecellule de crise a été créée, sous l'autorité duministre desAffaires étrangères,rassemblant des diplomates, des représentants de l'Élysée, deMatignon, de laDGSE et de laDST, dont le général PhilippeRondot. Le directeur de cabinetd'HervédeCharette,HubertColindeVerdière,pilotelastructureaujourlejour.

LaFrancemetl'Algérieengardecontreuneopérationmassivesusceptibled'entraînerlamortdesreligieux.Lebrouillardesttotal:endépitdel'arrivéesurplace du généralRondot, alors conseiller à laDST, peu d'informations filtrent

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depuisAlger.Le ratissagede la zonepar l'armée fait choublanc.Lesgroupesislamistes,eux,règlentleurscomptesdanslesangdanscetterégiondeMédéa,à90 kilomètres au sud d'Alger, dans les montagnes où fourmillent grottes etcavernes. Le lendemain de l'enlèvement, l'un des chefs de cette nébuleusen'avait-ilpasplacardésurlesmursdelavilleuntractdénonçantcetteopérationetpromettantmêmededéposerultérieurementlesarmes?

LaBoîtedansleflouJe suis alors chef de bureau à l'état-major de la Direction du

renseignement, plus particulièrement en charge de la recherche par moyenshumains sous les ordres du chef d'état-major, Patrick Perrichon, hommed'appareil,etdesonadjoint, le lieutenant-colonelJean-LouisT.,qu'il tientàsabottecommeunsimplesergentdesemaine.

Ce 29 avril est pourmoi un jour comme les autres. Des notes sur desopérations en cours m'arrivent par dizaines. Certaines sont la preuve que lesenquêtesde laDGSEprogressentetmontrentque laBoîtedispose toujoursdevrais professionnels. D'autres rapports s'avèrent plus médiocres. Je suis d'unregard un peu distrait les nouvelles algériennes et l'évolution d'éventuellesnégociations avec le Groupe islamique armé algérien, le GIA, qui revendiquel'enlèvement.Au niveau de laDirection du renseignement du Service, aucunevraie cellule de crise n'a été montée. Le secteur de lutte contre le terrorismeessaye de sortir un papier par jour depuis l'événement, histoire d'occuper leterrain en rédigeant des notes de renseignement sur la situation sécuritairealgérienne.Sesagentsproduisentdesétudeschiffrées,notammentsurlenombredemorts par attentat, des biographies sur les différents émirs de la nébuleuseislamiste,etplusparticulièrementsurSayedAtyah,trèsprobablementàl'originedel'actiondu24décembre199389.

12 h 30. Michel frappe à ma porte et entre sans attendre. Nous nousconnaissonsdepuisdesannées,quandnousétionsensembleaffectésàlaSectioncontre-subversion/contre-ingérenceausecteurK.Celacréedesliens,etilpeutsepermettrecetteliberté.

—Tuviensmangeravecmoi?—Pourquoipas,pourunefoisjenedéjeuneraipastroptard.Jerangemespapiers,tousclassifiés,frappésd'untamponrouge,uncercle

avecunRaumilieu,unsceauquiprouveque ledocumentévoqueunesourcehumaine ou une opération. Je les place dans l'armoire forte, ferme la porte etbrouillelacombinaisonsansavoiroubliédenoterledernierchiffreducompteur,moyen de contrôler qu'elle n'a pas été ouverte en mon absence. Je répète les

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mêmesgestesaveclaportedemonbureau.La cafétéria est à une cinquantaine demètres au rez-de-chaussée de la

tour90 ;nousdescendonsl'escalier,traversonslacourquinousséparedelafiled'attente dans laquelle chacun se glisse pour attraper plateau, couverts, verre,sansoublierquelquesmorceauxdepain.Etnousvoilà installésàune tablededeux, juste derrière une grande tablée qui regroupe les rédacteurs du SecteurantiterroetduSecteurmondearabe.Leurdiscussionestaniméeetpourcause:le sujet tourne autour de l'enlèvement des moines. Les uns dissertent sur lesmouvements terroristes et le bien-fondé de la politique des généraux algérienscontreles«barbus»,lesautrescommententlapolitiquelocale,lesliensétroitsentrelaFranceetl'Algérie.ApparaissentdanslaconversationlerôledeCharlesPasqua,ancienministredel'Intérieur,desonhommelige,unancienduServicequandcedernier s'appelait leSDECE, Jean-CharlesMarchiani, alorspréfetduVar,etaussi,enparallèle,l'actiondePhilippeRondot,luiaussiexdelaBoîtequimetenactionsesbonnesrelationsaveccertainsgénérauxalgériensetquelquesmilieuxislamistes.L'undesrédacteurs,jenesaislequel,s'exclame:

—Çasentlesoufre,onmarchesurdesœufssanss'enrendrecompte.Approbationgénérale.AvecMichel,nousdevisonssurl'Histoireetnotammentsurlaguerrede

1914-1918, sa passion. Nous ne parlons jamais travail quand nous sommesensemble.

Ledéjeunerterminé,lecaféavalérapidement,jeretrouvemonbureauetmesdossiers.Lesproposentendusàla«cafète»tournenttoutefoisdansmatête.L'affaireestétrange.L'après-midipassevitegrâceàlamassedecourrieràlire,auxentretiensavecleschefsdepostedepassageàParis,auxrencontresavecleschefsdesecteurquiviennentréclamerlaréponsedudirecteurdurenseignementsur leurspropositionsd'opérationsextérieures. J'aibeau leurexpliquerque j'enparlerai le soirmêmeà l'occasiond'undernierpoint, à19h45,où tout l'état-major se retrouve pour évoquer les affairesmarquantes de la journée, rien n'yfait.Ilsremontentrégulièrementàl'assaut.

ConversationcryptéeavecAlgerCe soir-là, la dernière réunion de la direction évoquera à peine

l'enlèvementdesmoines.Undétaildansunocéandepaperasses.Quantàmoi,j'aidumalàmedébarrasserdecetteaffaire.Oui,jecroisqu'ilyaunimbrogliofranco-françaiscommejel'aivaguementperçuàmidilorsdemondéjeuneràla

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cafétéria,grâceàmesoreillesindiscrètes.Marchianid'uncôté,Rondotdel'autre,deuxélectronslibreslancéssanscoordinationbienévidemment.Letoutsurfondde relations avec l'Algérie marquées par une histoire commune difficile àpartager.L'interventionduService, jamaispleinementaucourantdesdécisionset des combines des décideurs politiques, est donc seulement capable de nousapporterdesérieuxsoucis.

Vers 20 h 15, je monte dans la voiture de service. Prendre une bonnedouche,voilàmonrêve.Iln'endemeurepasmoinsquel'enlèvementdesmoinesetleblack-outquil'entouremeplongentdansuneinquiétudevague.J'aipeurdupire et je ne sais pas pourquoi, peut-être à cause des différents réseaux quis'activentdiscrètement,plusoumoinsenliaisonaveclepouvoiralgérien.

Lelendemain,30avril,j'ailesentimentquelajournéevamalsepasser.Cecin'arienàvoiraveccela,maisPatrickPerrichonestabsent.Lelieutenant-colonel Jean-Louis T. le remplace. Espérons qu'il n'y aura pas de décisions àprendre, ce n'est pas son fort. Pourtant, ce jour-là, l'affaire des moines deTibéhirineconnaîtrauntournant…grâceàlaDGSE.

Jeleretrouvedanslebureauduchefd'état-major,iladéjàlaminegriseetl'œilfatigué.

—Salut,Jean-Louis.Il lève les yeux d'un dossier constituant la base d'une note de

renseignement.—Salut,Pierre.Ilestàpeine8heuresetjesuisdéjàcrevé.—Prendsuncaféetdétends-toisinontunevaspastenirlajournée.—Oui,tuasraison.Jean-Louis n'est pas bavard et boit son café sans dire unmot, toujours

plongédanslalecturedesafiche.Jeretournedansmonbureau.Riend'urgent.Versmidi,montéléphonesonne,unefoisdeplus.Le205s'affichesurl'écran.Laligneduchefd'état-major.Jean-Louisdoitavoirunequestionàmeposer.

—Pierre,viensvite,j'aiAlgerenlignesurleDCS50091.Jemeprécipiteetparcoursencourantlavingtainedemètresquiséparent

nosdeuxbureaux.—Alger,iciParis,jepasseenchiffré.La machine crachote et fait des bruits de fréquences difficilement

supportables.Jean-Louisestnerveux.Laliaisonnesefaitpascommel'indiqueunepetitedioderougequiprouvequenoussommestoujoursenclair.

—Alger,iciParis,jevousrappelle.—D'accordParis,j'attends.

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Preuvesdevieremisesàl'ambassade…Jean-Louis cherche fébrilement le numéro de notre représentation en

Algérie qu'il finit par trouver dans un classeur. Il le compose avant des'apercevoirque la clefdechiffrementn'estpasà jour. Il raccroche, change lacarte et obtient cette fois la capitale algérienne et le bureau du chef de poste,Pierre L. Ce dernier lui explique qu'il vient d'avoir un entretien avec unémissairedesravisseurs,uncertain«Abdullah»,quiluiaremisdespreuvesdeviedesreligieuxenlevés.C'estlegardedesécuritédel'ambassadequil'aconduitjusqu'à son bureau de couverture.Outre sonmétier d'agent de renseignement,Pierre L. a une fonction propre au sein de la représentation française, qui luipermet demener une action semi-clandestine sous couverture diplomatique. Iloccupe ainsi les fonctions de secrétaire auprès de l'ambassadeur MichelLévêque.LaclandestinitéesttouterelativepuisquelereprésentantdelaMaisonest déclaré ès qualités aux services de sécurité locaux.Difficile demener unemissiond'espiondanscesconditions.

Ques'est-ilexactementpassé?PierreL.adiscutéplusd'uneheureavecAbdullah,qui luia laisséunelettredesmoinesetunecassetteaudio.Surcettedernière,onpeutentendredurantunequinzainedeminutes lesvoixdechacundes sept moines, avec pour fond sonore un bulletin d'information de la radiofranco-marocaineMedi 1 du 20 avril 1996. Unmoyen de dater formellementl'enregistrement.L'archevêqued'Alger,àquil'ambassadeferaécouterlacassetteavant qu'un agent ne la récupère et la transfère àParis, identifiera les voix dechacun des religieux. L'homme de la DGSE a remis à cet émissaire, sur dupapieràen-têtedel'ambassade,unesorte«d'accuséderéception»:unecourtenoteprécisantqu'il avait bien reçu lemessageet la cassette.PierreL. termineson courrier en précisant que la France souhaitemaintenir le contact avec lesravisseurs.Ilareconduitdanslecentred'Algersonmystérieuxvisiteur,àl'issuede l'entretien, avec savoiturede fonction.Comme lescamérasde surveillanceinstalléesàl'entréedel'ambassadeetduconsulatneconserventpaslesimages,aucunclichéd'Abdullahneseradisponibleetexploitable…

Branle-basdecombatpourfaireremonterl'infoToujours par le téléphone chiffrant, ce 30 avril 1996, le chef de poste

indiquequ'iln'aprévenuni l'ambassade,ni,encoremoins, l'ambassadeur,mais

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qu'en revanche il a donné à Abdallah sa ligne directe. À ce moment-là, jecomprends que nous courons à la catastrophe. Cette nouvelle filière vaembrouiller les différents réseaux à l'œuvre depuis l'enlèvement. Pierre L. nepouvait pas le savoir quand il a reçu l'émissaire, mais il n'empêche : le faitd'avoir prévenu la Centrale en premier et court-circuité les autoritésofficiellementenchargedudossiervanousmettredanslepétrin.LaDGSEn'estpas, on l'a vu plus haut, pilote sur l'affaire. De plus, dans le communiquénuméro 43 du GIA, daté du 18 avril et publié quelques jours après dans unjournal égyptien, un certain Djamel Zitouni, qui se déclare l'émir du groupe,adresse à la France un message particulièrement clair : les moines serontexécutéssiAbdelhakLayada,unterroristeextradéduMarocetdétenuàAlger,n'estpaslibéré.

Jean-LouisT. raccroche, il semble à la fois fier et inquiet de l'entretientéléphonique.J'essayedelerameneràlaréalité.

— Jean-Louis, il faut immédiatement prévenir l'adjoint du DR ou ledirecteurlui-même.

—Tucrois?—Oui,j'ensuissûr.Jean-Louis T. se dirige vers le secrétariat et apprend que les deux

autoritésdeladirectionsontpartiesdéjeuneràl'extérieur.Nousenparlons,jelepréviensquenousnelesreverronspasavant3ou4heuresdel'après-midi.Lesheurescourentetl'ambassadeurn'esttoujourspasprévenu.Uneseulechoseresteàfaire:dérangerl'adjoint,AndréLeMer,etlefairerevenirauplusvite.Ilfautqu'ilaillevoirledirecteurgénéral,lepréfetJacquesDewatre,etalertetouteslespartiesprenantes,del'ÉlyséeauQuaid'Orsayenpassantparlesréseauxquiontréussiàsefaireaccepterdansl'affaire, lesquelsserontavertisparleursproprescontacts. Finalement, Jean-Louis arrive à joindre Le Mer, le DR/Adj92, quiordonne immédiatement que Pierre L. soit rappelé et aille au pas de courserendre compte à l'ambassadeur en personne. Il faut également lui attribuer enurgence un numéro démarqué, c'est-à-dire en théorie non identifiable commeappartenantàlaMaison.Ceserachosefaitedanslequartd'heurequisuit.PierreL. couchera par écrit un compte rendu de sa conversation avec l'émissaire duGIA. Le président de la République, le Premier ministre, les ministres de laDéfenseetdesAffairesétrangèresserontprévenusparledirecteurgénéraldanslesminutesquisuivent.

La réunion du soir est un peu tendue, c'est lemoins qu'on puisse dire.Notre directeur n'est guère ravi de notre absence d'initiative. Il s'agit d'un

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dysfonctionnement majeur dont les conséquences risquent évidemmentd'éclabousserlesresponsablesdelaDGSE…Ilfautdire,àdécharge,quenousn'étions, ni Jean-Louis ni moi, pleinement au fait des étranges négociationsautourde la libérationdesmoines.Nousapprenonscesoir-làqu'ilnousfaudraveiller,nuitet jour,àcôtédu téléphone installédans la salleopérationnelleduService,jusqu'aucoupdefiléventueldesravisseursalgériens.Cettesallen'apaschangédepuislestempsanciensoùlecomteAlexandredeMarenches93dirigeaitleSDECE, avantqu'il ne soit rebaptiséDGSE.Depuis, il y a eu audébutdesannées 2000, sous l'ère du directeur général Jean-Claude Cousseran, laconstructiond'uncentredesituation,vastesalleéquipéeetcettefoisclairementidentifiéepourgérer cegenrede crise et les autres.Nousdormironspar terre,enroulés dans une vieille couverture militaire. Mais le téléphone n'a jamaissonné;l'émissairedesterroristesn'estpasrevenuaucontact.

Lesmanipulationsdel'arméealgérienneOn ne reverra pas les sept religieux vivants. Après un coup de fil

anonyme passé à une radio, le 22mai, leurs têtes seront découvertes au bordd'uneroute.Lescorpsn'ontjamaisétéretrouvés.UncommuniquéduGIA,signéAhmed Zitouni, salue leur assassinat. « Nous avons de notre côté tranché lagorgedesseptmoinesconformémentàcequenousavionspromisdefaire.QueDieusoitloué!Cecis'estproduitcematin.»

J'apprendraiplus tardque lefameuxémirZitouniauraitbénéficiéàuneépoqued'unlogementdansunecasernedel'arméealgérienne,cequiconduitàavoir des doutes sur l'islam radical qui l'animait. Et tendrait à confirmer lessoupçons demanipulation par les généraux au pouvoir de certains groupes duGIA, utilisés pour semer la terreur et mobiliser la population contre lesislamistes,terrifiéeparleursexactions.

Plus récemment, le 25 juin 2009, le général (2e section) FrançoisBuchwalter,unanciendelaDGSEetdelaDirectiondurenseignementmilitaire,la DRM, attachémilitaire enAlgérie aumoment des faits, en 1996, est venutémoignerdevant le juged'instruction chargéde l'enquête sur lamort des septmoines,MarcTrevidic.Etadévoilécequ'undesescontactsluiavaitassuré,àl'époque:ilseseraitagid'unebavuredel'arméealgérienne,cettedernièreayantmitraillé depuis un hélicoptère un bivouac dans lequel étaient détenus lesreligieux enlevés.L'armée, pour tenter d'effacer les traces de sa bavure, auraitelle-mêmedécapitélescorps.«Lescorpsdesmoinesétaientensimauvaisétat

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quelesmilitairesfautifsauraientdécidédelesdécapiterpourneconserverqueles têtes et faire croire à une exécution par ceux qui les avaient enlevés etconduitsdanslamontagne94»,écritL'Express.

La piste d'une action des forces armées algériennes semble au fil desannées se conforter. Personnellement, je m'interroge toujours sur lecomportement, dans cette affaire, desgénérauxaupouvoir àAlger. Jen'écartepas le fait que les rivalités entre les réseaux franco-français aient favorisé lesobjectifsdecesderniers: impliquerlaFranceàleurscôtésdanslaluttecontreleuroppositionislamiste.Cejugementn'engagequemoietjen'aijamaisluunenote allant dans ce sens pendant mes activités d'officier de renseignement.Depuis toujours, les relations de la DGSE avec les services algériens sontcomplexes,àl'imagedecequesontlesrelationsdeParisavecAlger.

Unedernièrequestionm'anime:pourquoiaucunprocèsenbéatificationdecesseptmartyrsn'ajamaisétéévoqué?LeVaticanaurait-ilpeur,luiaussi,derouvrir ce dossier brûlant ?Ce sont pourtant desmartyrs, au sens biblique duterme. Rome s'était engagée dans cette affaire avec l'intervention de lacommunautédeSant'Egidio.Le21novembre1994,désireusedecontribuerauretouràlapaixenAlgérie,cettecommunautécatholiqueromaineavaitorganiséuneréuniondesreprésentantsdespartisd'oppositionaurégimeenplaceàAlger.Augranddamdupouvoiretdesgénéraux,quivoientd'untrèsmauvaisœilcetterencontre œcuménique, les islamistes du FIS avaient même été conviés. Le13 janvier1995,uneseconde réunions'étaitdérouléedans lacapitale italiennepour poursuivre sur la voie d'un accord. Les moines de Tibéhirine avaientappuyéceprocessusdepaix.

François Gèze, éditeur spécialiste reconnu de l'Algérie et proche –familialement–delaDGSE,estrevenurécemmentdansunlongarticlepubliépar lesitemediapart.fr95, surcescénarioenémettantunehypothèse toutà faitplausible.Voireprobable.Ilécrivaitnotamment:«Début1996,lesdeuxchefsduDRS[l'ancienneSécuritémilitairealgérienne]Mohammed“Tewfik”Médièneet Smaïn Lamari, alors embarqués depuis deux ans dans l'organisation d'unespiraledeterreurconduitecontrelapopulationparlesforcesspécialesdel'arméeet les“groupes islamistesde l'armée”,décidentd'accentuer leurpressionsur legouvernement français : pourquoi ne pas répéter le scénario du “vrai-faux”enlèvement des époux Thévenot en 1993, en faisant enlever par le GIAlesmoinesdeTibéhirine,avantdeleslibéreretdelesfairerevenirenFrance?Ce qui aurait l'avantage de faire d'une pierre plusieurs coups : se débarrasserde “gêneurs” trop au fait des dessous de la sale guerre se déroulant dans

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l'Algérois et qui avaient jusque-là fermement résisté aux injonctions dugouvernement d'abandonner leur monastère ; torpiller un peu plus les espoirsqu'avait soulevés l'initiative de Sant'Egidio – discrètement soutenue par lesmoines –, en prouvant que les catholiques se fourvoyaient dans leur dialogueavecdes islamistes forcément“barbares” ;montrerque l'arméealgérienne,quiaurait libéré les moines, méritait de ce fait d'être résolument soutenue par lacommunauté internationale.»L'histoiren'apaspermisauxgénérauxdemenercommeilsl'auraientsouhaitécesibeauscénario.

88«EnAlgérie,lesmoinesdeTibéhirinesesavaientmenacésparlesislamistes»,LeMonde,30mars1996.89Le24décembre1993, lemonastèredeTibéhirineavaitdéjà fait l'objetd'une tentativedepénétration.Lesmoinesavaientpu

négocieretl'affaires'étaitarrêtéelà.IlestvraiquelesreligieuxavaientbonneréputationdanslazonedeMédéa.90Constructionmoderneabritantdifférentesdirections,servicesetsecteursethauted'unedizained'étages.91Ils'agitd'untéléphonechiffrant,c'est-à-direpermettantdeparlersansquelacommunicationsoitcompréhensibleparlesgrandes

oreilles.92Surnomdonnéàl'adjointaudirecteurdurenseignementduService.93AlexandredeMarenchesaétéledirecteurduSDECEde1970à1981.94PhilippeBroussard,«L'arméealgériennea-t-elletuélesmoinesdeTibéhirine?»,L'Express,5juillet2009.95FrançoisGèze,«L'assassinatdesmoinesdeTibéhirine:verslavérité?»,mediapart.fr,14septembre2009.

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16.Renseignement:del'artdel'analyse

1996à2000.J'occupedespostesclefsdansledispositifdelaDirectiondurenseignement,d'abordcommechefduBureaurecherche,DR/R,entitéquivoitpasser toutes lesdemandesd'opérationdessecteurset services,quiprépare lesdossiersdevisitesetdevoyagesdesautoritésdelaBoîte,quisuitlaproductiondessourcesduService,humainesoutechniques,notammentlesinterceptionsdesécurité, les fameuses écoutes téléphoniques, qui veille également aux postesimplantés à l'étranger aussi bien au plan logistique que dans le domaine de larecherche.La listen'estpasexhaustive,c'estévident.DR/R,danssasphèredecompétence,estunpeulebrasarmédudirecteurdurenseignement,unemachineà tout faire.Jeseraiensuitenomméchefd'état-majoradjointet,moinsd'unanplustard,chefd'état-majordelaDR.Jesuisalorslevéritablechefdecabinetdudirecteurdurenseignement,àl'époqueMichelLacarrière,et,pourunelargepart,dudirecteurgénéral,alorslepréfetJacquesDewatre,pourlequelj'aitoujourseuunvéritableattachement.C'estunchefquisaitdonnerdesordres.Lachoseestsuffisammentrarepourêtresoulignée.

Durant cette période, je verrai tout passer ou presque96, des demandesd'opérationaux fichesblanches,uniquementdestinéesauDRetauDG,autantd'élémentsde langagediscretsqui conduisent les entretiensavec lespolitiquesdehautniveau.Ceflotd'informationstoutesplussecrèteslesunesquelesautresva organiserma vie quotidienne. Un livre ne suffirait pas à décrire toutes lesarcanesdelatransmission,nimêmesalourdeur,encoremoinsl'artetlamanièred'apporter des corrections sur les notes sensibles, ou l'urgence qui est le lotquotidien. Reste de cette période le sentiment d'avoir passé des momentsexaltantsavecuneéquipeformidable.

Rôlemajeur

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Le renseignement, on l'aura compris, ne se résume pas aux opérationsclandestinesmenéespardesJamesBondbaraquésetharnachésdestechnologieslesplusfuturistes.Biensûr,celles-citiennentunrôleimportantdansl'activitédelaDGSE,à l'instardesautresservicesspéciaux.Maismonteruneopérationderecherche, activité toujours complexe, n'a qu'un objectif : obtenir durenseignement. S'arrêter à cette seule action reviendrait à réduire la DGSE,commeseshomologuesétrangers,audécord'unfilmouàl'intrigued'unromand'espionnage,aussibonssoient-ils.Cettevisionometunefonctionmajeure,cellede l'analyste-rédacteur. C'est pourtant lui qui formulera la demande enrenseignement, qui cherchera à recouper par différentes sources, humaines ettechniques, les informations secrètes, et qui rédigera in fine les notes derenseignementdestinéesauxautoritéspolitiques.Sonrôleestmajeur.

MêmesicertainsofficierstraitantsàParisouchefsdeposteàl'étrangerontparfoisletraversdeselancerdansl'artpourl'art,recrutantdessourcespourle«plaisir»,augrédeleursrencontresetdeleurhumeur,laCentraleatôtfaitdelesremettredansledroitchemin.Tous,rappellelecommandement,doiventimpérativementrespecterlesplansderenseignement.Ils'agitdesobjectifsfixéspar le gouvernement en fonction de la politique internationale qu'il souhaiteconduire, à respecter et autant que possible à atteindre par les femmes et leshommes de la DGSE. Un chef de poste ne saurait être indépendant, il est lereprésentant du Service et, à ce titre, se doit de suivre scrupuleusement lesdirectives de la Boîte. Attention, on n'est pas loin de la planification à laSoviétique…Laseule libertédureprésentantde laDGSEà l'étrangerestdoncde proposer une approche intéressante et cohérente avec les objectifs que laBoîteluiafixésavantsondépart.Ilrecevraounonl'autorisationdepoursuivrelerecrutement.End'autrestermes,ilestsolidementencadréparParis.

Je vais tenter de décrire le plus finement possible le cheminement desorientations,dusommetjusqu'àlabase,éclairerl'utilisationdesrenseignementsobtenus et leur traitement par les rédacteurs, fonction essentielle dans undispositifquilaissecroirequeseulecomptelarechercheclandestine.Ilestvraique,sanscettedernière,confiéepourpartieàlaDirectiondesopérations,laDO,et à la DR, aux techniques d'investigation et d'écoutes, les analystes neserviraientàrien.Ilestplusjustedereconnaîtrequesanseuxlarechercheseraitstérile.Ilssontlesseulsàassurerledécryptagedelamatièrebrute.

Qui sont ces analystes ? On pourrait les comparer à des bureaucrates,installés au chaud dans des bureaux exigus où ils travaillent bien au-delà des35heureslégales.Réunislaplupartdutempsàquatredansdesespacesquiont

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été conçus pour deux personnes,même après les derniers aménagements et lapose de quelquesAlgecodans des zones encore libres de laBoîte, ils sont aucœurduprocessusderenseignementpuisqu'unedeleursmissionsestd'orienterles postes extérieurs. Ils représentent plus des deux tiers des effectifs de laDGSE, un chiffre qui n'est pas neutre. Ces rédacteurs appartiennent tant à laDirection du renseignement qu'à la Direction technique, même si la dernièreréforme en date a faitmigrer les analystes duService technique de recherche,servicedelaDT,verslessecteursdelaDR.

UnemassederenseignementsàanalyserExaminons d'abord les informations utilisées par les rédacteurs : la

presse,enpremier lieu,quidiffusedes informationsdites«ouvertes»,c'est-à-direaccessiblesàtous,permettantd'avoiruneidéeducontextegénéral,voiredesbrèves qui pourraient mériter d'être recoupées. Ensuite sont épluchés lesmessagesdespostesetdesofficierstraitantsqui,aprèsuneorientationenvoyéepar l'analyste, transmettentenréponse lesélémentsqu'ilsontété recueillir toutexprès, sans oublier les interceptions de laDirection techniqueoudes écoutessur des objectifs domiciliés sur le territoire national. Enfin, les commentairesd'un homologue étranger, un Totem, ou d'un service de police avec lequel laDGSE a des relations97, sont eux aussi analysés.Ces divers éléments formentune masse de renseignements qu'il faudra recouper et dont il conviendrad'évaluerlacrédibilitéafind'enfaireunesynthèseclaireetrédigerunpapier,unenote de renseignement destinée auxministres de laRépublique.Un travail debénédictin.

Évidemment, une bonne culture géopolitique s'impose. Les rédacteursn'en font pas tous preuve et beaucoup – trop souvent – s'appuient sur lescommentaires d'un grand quotidien du soir, histoire de ne pas dévier de la«ligne»envigueuretdenepasprêterleflancàunecontradictionqu'ilsnesontpas certains de surmonter. Les grands destinataires, c'est-à-dire les politiques,redoutenteneffet toujoursunaviscontraireauxarticlesqu'ilsviennentdelire,doutant de leur propre service spécial, de sa capacité à bien analyser unesituation.

Comme on a pu le voir dans certains chapitres précédents, lerenseignementtransmisparlespostesouparlesofficierstraitantsactifsàParisest encadré par plusieurs éléments déterminants qui éclaireront les analystes.D'abord,lenuméroderédacteurdumessage,uneindicationsursapersonnalité

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et les liens qu'il entretient avec sa source. Le Bureau R, installé boulevardMortier, à Paris, est chargé de ce suivi. Il donne à l'exploitant les indicationsutiles, tout en respectant le cloisonnement nécessaire à l'analyste, ce qu'onappelle le « droit d'en savoir ». Ce dernier peut également connaître lesconditions de recueil du renseignement et notamment savoir si l'information aétéacquisedanslecadredesactivitésnormalesdelasourceous'ils'agitd'uneinformationponctuelleobtenuedansuncadreprivé.Làencore,leBureauRestd'unegrandeutilité : il aeneffetconnaissanceducompte rendud'entrevueduchef de poste ou de l'OT98. Par ailleurs, par un jeu de lettre et de chiffres, leCDP99donnesonappréciationsurlerenseignementrecueilli.Parexemple,A/1signifiequ'ils'agitdel'originald'undocumentdirectementvuparletraitant,B/2précise que la source est fiable comme l'information qu'elle transmet, etc. Laplusbasse cotation estF/6 et désigneun renseignement impossible à recouperdonné par une source inconnue du Service ou en cours d'approche. Enfin,l'analystepeutvérifierquiaétérendudestinatairedumessage.Cedispositifpeutsembler abscons au profane, il est néanmoins essentiel à l'évaluation durenseignementobtenu.

L'affaireducomptedeChiracauJaponParmi tous les dossiers qui me sont passés entre les mains, je n'en

retiendrai qu'un, tout simplement parce qu'il a été le plus médiatisé. Il mepermettra de rendre peut-être plus explicite mon propos et, en tout cas, meservira d'exemple pour montrer le cheminement du renseignement, de lapremièreorientationà l'obtentionde l'informationsecrète,voireà sadiffusion.Pourexplicitermonpropos, jeprendrai l'exemplede l'affaireditedu«comptejaponaisdeJacquesChirac»,alorsprésidentdelaRépubliqueenexercice,selonlaquelle le chef de l'État disposerait d'un compte plutôt bien garni dans unebanque de Tokyo. Une affaire dans laquelle je serai très indirectementimpliqué100. Je m'appuie sur la reproduction partielle d'une pièce majeure decette histoire, un télégramme, présenté page 21 dans le livre des journalistesNicolasBeauetOlivierToscer101.Jen'aipasgardépar-deversmoidedocumentsdu Service,mais lemessage a rejoint le dossier des deux juges en charge del'affaire. Comme par enchantement et après la levée du secret-défense quientoure toute la production de la DGSE, il s'est retrouvé dans les salles derédaction. J'ai donc pu facilement me le procurer102 sans enfreindre la règle,d'ailleurspleinementjustifiée,quiveutqu'aucundocumentnesorteduService.

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Pasunseulfonctionnaire,mêmeceuxappartenantàlaplushautehiérarchie,nesaurait y déroger. Le conditionnel s'impose, tellement je sais que la consignen'estpastoujoursrespectée.

Je ne vais pas reprendre l'enquête approfondie des deux journalistesd'investigation et n'apporterai ici ni confirmation ni infirmation de l'existenced'uncomptebancaireappartenantàJacquesChiracetdomiciliéàlaTokyoSowaBank, établissement dont la réputation est considérée par le Service commedouteuse,voiremafieuse.L'affaireaprovoquéledépartdetroispersonnalitésdelaDGSE:Jean-ClaudeCousseran,directeurgénéralentre2000et2002,AlainChouet,chefduServicederenseignementsdesécuritéetGilbertFlam,magistraten situation de détachement, chef du bureau des affaires protégées et,ultérieurement,àpartirde2000,duSecteurcontre-criminalité.Toustroisontàunmomentétésoupçonnésd'avoirmenédesenquêtescontre leprésidentdelaRépublique,JacquesChirac,puisontétéblanchis.Maiscen'estpasl'objetdecechapitre. En fait, l'exemple de ce télégramme va nous aider à comprendrecomment est constitué unmessage chiffré de la DGSE et ce qu'il indique aulecteurattentif,l'analystedelaBoîte.Soncaractèreparticuliernepermettrapasde tout voir, mais pourra éclairer les esprits curieux, y compris ceux quis'intéressentaufameuxcomptejaponaisdontl'existencejuridique–oujudiciaire–resteàprouver.

LefameuxtélégrammeetsonexplicationdetexteAupremier coup d'œil, on lit que cemessage provient des archives du

directeur général et ce, pour plusieurs raisons. Il y a trois lignesdactylographiées : «message 422 du 11 novembre 1996 émanant du poste duJAPON où est évoqué le nom du président de laRépublique ». Ces quelquesmots soulignent l'importancedumessageauxyeuxduDG,enquelque sorte ildoitleliredanssonintégralitésachantquelaplushauteautoritédel'Étatyestcitée.D'autresélémentsmeconfortentdanscetteidée:leterme«ARRIVÉE»qui indiqueque le télégrammevientd'unposteextérieur,«JAPON–Tokyo»comme la référence *A316AG101627*, qui précise le numéro d'ordre duclassement,etenfinlecartouchequiindiquelesbureauxetservicesdestinatairesdecetélégramme.Ilconvientdes'arrêtersurcettepetiteliste:«Montignac»,lepseudonymeduchefduServicederecherche,lecolonelRicard; leServicederecherche(SR);DG/R,leBureauspécialisédansletraitementdesmessagesauprofit du DG, auteur des trois lignes dactylographiées ; DR/M, le Bureau

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spécialisé dans la sélection des messages au profit du directeur durenseignement, entité placée sousmon autorité ;DR/R, par ailleurs égalementdestinatairedumessage;leServicedecontre-espionnage,leCE,quireçoittoutelaproduction«réservéMontignac»,unerègledesécuritévisantàcontrôlerlespostesetlessources.

Première constatation, la diffusion est relativement étendue,même si lemessage est classé en« réservéMontignac», c'est-à-dire à l'usage exclusif duchefduServicederecherche.Ilfautdirequ'enfaitlaventilationdecemessageest beaucoup plus large : les photocopieuses tournent à plein régime, commepour n'importe quelmessage.Tous les états-majors sont servis. J'évalue à unepetitetrentainedepersonneslenombredelecteursetellesnesontpourtantpastouteshabilitéesàrecevoirdestélégrammescitantlenomduchefdel'État.

LeposteduJapon,«Atama2C20»,etsonchefdeposte,OT3514,desonvrainomJean-ClaudeG,uncapitainedefrégate,commettentdeuxerreurs.L'officiertraitant3514transmetseulementsonmessageen«Urgent»,commelefont àpeuprès tous lespostesquiusent rarementde ladiffusion«Routine»,sachantqueleurrenseignementseralusansgrandintérêt,ou«Immédiat»poursignaler une information secrète particulièrement sensible ou nécessitant uneexploitation dans les meilleurs délais. Par ailleurs, certes, il envoie sontélégrammeen«RéservéMontignac»,maisj'auraitendanceàdireseulementen«RéservéMontignac».L'officiertraitantignorecombiend'exemplairessontenfait ventilés au sein de la DGSE. Le bon timbrage aurait été, à mon avis,« Réservé Tamana », c'est-à-dire uniquement destiné au directeur général,JacquesDewatre,quienassureseullepilotageendésignantundesesdirecteurspourfairetraiterl'affaire.«Tamana»estàcetteépoquelepseudonymeattribuéau directeur général du Service. Fin politique et grand serviteur de l'État, cedernierauraitsugérerl'informationplutôtbrûlanterelativeàuncomptebancairejaponaissoi-disantdétenuparJacquesChirac.Monanalyseestconfortéeparlefaitquej'aireçul'ordredecourirdanstouslesbureauxpourrécupérerlescopiesdufameuxmessage.

ProtectionnécessaireÀ défaut, l'OT aurait pu le transmettre en « Réservé Cluny », le

pseudonyme du directeur du renseignement,Michel Lacarrière. Finalement, ladiscrétiondevant impérativement entourerun tel dossier impliquant le chefdel'Étatimposaitqu'ilrédigedeuxmessagesdifférents:l'unsurlesactivitésdela

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Tokyo Sowa Bank et l'autre sur le soi-disant compte présidentiel. Le premierpouvait facilement être transmis en « Réservé Montignac » à plusieursdestinataires,lesecondauraitétéprotégéparun«RéservéTamana»etseulledirecteurgénéralenauraiteuconnaissance.

Deuxièmeconstatation,rienn'indiquequecefameuxtélégramme422du11novembre1996aététransmisàGilbertFlam,mêmesionpeutpenserquelechefduServicederechercheluiena transmisunephotocopie.EtcealorsqueFlamaparlasuitefaitl'objetdelavindictedel'ÉlyséeetétéécartédelaBoîte,suspecté d'avoir « comploté ». Troisième constatation, il manque sur ledocument le nom de la source sous la ligne pays. Cette source est seulementcitée dans le corps du texte, par l'intermédiaire de son pseudonyme :«Jambage».Lacotationdurenseignementestégalementabsente.Ilestvraique« Jambage » est bien connu puisque le prédécesseur de 3514, l'OT 2927,RémyP.,traitaitdéjàcettepersonne,commeleferaparlasuitelesuccesseurduchefdeposteàTokyosignatairedutélégramme,AlexisM.

Quatrièmeconstatation, jenotequ'aucune référencene faitmentiondesconditions de recueil du renseignement. On peut penser que la source évoluedans sonpropremilieuprofessionnel, le secteurbancaire.Enfin, l'OT3514necitepasunequelconqueorientationdonnéeparleService,nisurcettebanque,nisurl'éventuelcomptejaponaisduprésident.Ilyatoutlieudepenserqu'elleluiaétédonnéeoralement, soit avant son installation surplace, soit à l'occasiondesonpassageàlaCentrale.Auregarddusujettraité,ilyatoutlieudepenserqueGilbert Flam a briefé en personne le représentant de la Boîte à Tokyo.Connaissantbienl'unetl'autre,jedoutequeJacquesChiracaitétécitédansladiscussion,saufàévoquerdesarticlesnipponsdequelquestabloïdsàscandales.Il y a une certaine déontologie à respecter, y compris à laDGSE et,même siGilbert Flam avait eu quelque idéemaligne, il ne se serait pas aventuré à sedévoilerdevantunchefdeposte,notammentdevantunofficierdemarine,arméepeu connuepour ses idées de gauche.Ensuite, les activités de laTokyoSowaBank entrent parfaitement dans le cadre des activités du magistrat et de sonéquipe.Ilestmêmesurprenantquelechefdeposten'aitpasajoutéenen-têtelaformulerituelle«intéresseBAP»,c'est-à-direleBureaudesaffairesprotégées.

LesservicesjaponaisalertésLalongueurdumessage–troispages–tendàlaisserdirequel'entrevue

entrel'OTetsasourceaétépluslonguequ'unesimpleremisededocumentsou

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de dossiers. Le sujet principal traite de criminalité organisée et d'organismesbancaires liés à laSowaBank. Il révèle aussi les craintes, pour ne pas dire lapeur,de«Jambage».Lesujetesttrèssensible,surtoutauJapon,aupointque,dans son avis, le capitaine de frégate G. signale que la source « paraîtsincèrementpenserquecettebanquen'estpas,dufaitdesaprésidenceactuelle,fréquentable et il ne veut plus y toucher par simple souci pour sa sécuritépersonnelle…»

Parailleurs,lasource«Jambage»indiqueque«lemontantdessommesverséessurlecompteouvertparSowaaunomdeM.Chiracseraitdesoixante-dix Oku Yen soit sept milliards de Yen, soit environ trois cents millions defrancs103».Àla lecturedeceseulparagraphe, iln'estpaspossibledecertifierque«Jambage»confirmel'existenced'uncomptebancaireauJaponaunomduprésident de laRépublique.D'une certainemanière, l'affaire tombe commeuncheveu sur la soupe, pour employer une formule un peu triviale. L'OT 3514précisemêmeaudébutdusecundode son télégrammequ'il«a relevédans laconversation les éléments suivants rapportés en brut, car non recoupés ouvérifiés ». Il est alors impossible pour l'analyste de savoir d'où viennent cesinformations, presse à scandale ou informations bancaires. Les échangesultérieursentreleposteAtamaetlaCentraleserontpeut-êtreplusexplicites.

Undernierpointretientmonattention.Dansletertiodesonmessage,lechefdepostepréciseque«depuissonentrevueavecJambage,ilarencontrésoncorrespondant habituel, Jocaste… au moment de se quitter, la question Sowan'ayant pas été abordée, il a interrogé directement son correspondant, lequeln'avait rien à dire ». Je suis surpris que l'OT 3514 ait abordé ce sujet avecJocaste104 puisque ce surnom désigne les services de sécurité du ministèrenippon de la Justice. Il y a une règle : on ne parle pas à un correspondantétrangerd'uneaffaireintéressantsonpaysd'origine.J'auraisaimévoirlatêtedesrédacteurs de la Boîte qui, à l'occasion d'une rencontre Totem avec leurshomologuesétrangers,auraientétéenfind'entretienquestionnéssurlescandaleduCréditLyonnais…outouteautreaffairefranco-française.

Voilàlequotidiendel'analystequidoitremettredel'ordredansunpuzzlesouventcompliqué.Iln'endemeurepasmoinsquecemessageseralepremieràdéclencherl'affaireducomptejaponais,dontjeferailerécitplusloin105.

Bonnombredechefsdeposte semontrentplusprudents, le jouroù ilsdoivent transmettre un message particulièrement sensible. Ces jours-là, letéléphonechiffré,leDCS500,chauffeentreleurbureauetlaCentrale,àParis.Pasd'écrit,pasdetrace.

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Untélégrammesurlesfraudesd'OmarBongoOusiunpapierestécrit,qu'ilsoitaumoinsexploitédemanièrediscrète.

Cene fut pas le casdes informations sur des fraudes électorales commises auGabon.Endécembre1993,VincentN.,alorschefduBureaurecherchedel'état-major, est de permanence. Une permanence à domicile qui dure une semainecomplète,ycomprisleweek-end,obligeantquandmêmeàserendreàlaBoîtelesamedi soir, ledimanchemidiet ledimanchesoirpourconsulter lesmessagesenvoyésparlespostesextérieurs.

À l'époque, la campagne présidentielle bat son plein au Gabon. LeService, connu pour son intérêt particulier pour l'Afrique et ce petit payspétrolier,suitdeprèslesrésultats,d'autantplusquec'estlapremièrefoisqu'une« concurrence » entre les candidats, si l'on peut dire ainsi, a libre cours.VincentN.a l'attentionattiréeparun télégrammeenprovenancedeLibreville,indiquant les résultats avant la fermeture du scrutin et les très nombreusesfraudesquiontentourélaréélectiond'OmarBongo,aupouvoirdepuis1967.Ildécidedefaireunprint106,notammentsurlesturpitudesélectoralesduprésidentgabonais, au lieu de rédiger une note blanche à l'attention du seul directeurgénéral…VincentN.ignorequ'ellessontcenséesrestersecrètesetneregardentpersonne, surtout pas la DGSE. On pourrait croire que la France n'était pastotalementétrangèreautrucageayantpermisàOmarBongodesemainteniraupouvoir!IlestvraiqueJacquesFoccartestalorsencoreunpeuauxaffairesetqu'ilporteunegrandesympathieàcedernier.L'initiativedeVincentn'apasétéparticulièrement du goût du haut commandement, à commencer par MichelLacarrière lui-même. Cet incident n'aura toutefois pas de conséquences surl'avenirdecebrillantfonctionnairequiseranomméàBruxelles.

On le voit, l'art de la rédaction d'un message comme celui de sonexploitationn'estpaschoseaisée.Unegrandeprudence,unsenspolitiquecertaindoivententourerl'analysedelaproductiondespostes,c'estencelaquelemétierde rédacteur – ou, pour employer la terminologie de la Boîte, la fonctiond'exploitant–,nepeutêtreconsidérécommemarginale.

L'artdelanoteCarunefoiscetravaildedécorticageréalisé,ilfautenfairelasynthèseet

rédiger une note. Tous les mots doivent être pesés, la plus grande prudence

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entourant ladiffusiondu renseignement,uneprudenceque je conteste souventparlefaitquesapertinenceestdiluéedansunabusdeconditionnel.Alorsqueleprésents'impose.JedéplorequelapratiqueduServicenesoitpascomparableàcelle plutôt anglo-saxonne qui consiste à transmettre la plupart du temps desinformations brutes, sans effet de style, au Joint Intelligence Committee,structurede synthèsede l'information, et à son autorité de tutelle.LaBoîte sedoit, elle, de ne pas déplaire à ses lecteurs gouvernementaux. Pour cela, lenombre de correcteurs de chaque papier dépasse l'entendement, du chef desection à l'état-major de la DR, seule entité autorisée à écrire des notes derenseignementetdesfichesblanchesdestinéesaudirecteurgénéral.L'ensembledecesfiltress'avèrecontre-productif,chacunlaissant laresponsabilitéà l'autreaumotif que l'état-major veille.C'est cette dilution qui a conduit le Service àannoncer,pendantprèsdedixansavantl'heure,lamortdusouverainsaoudien,leroiFahd,ouencore,beaucoupplusrécemment,àproclamerladisparitiondel'otage franco-colombienne Ingrid Betancourt à vingt-quatre heures de salibération…Pourtant,surcettedernièreaffaire,unecelluleparticulièreavaitétémontée.Elleavaitpourseuleactivitéderecherchertoutélémentsurl'enlèvementdenotre ressortissante.Cettecellules'est laissépiégerparunesourcehumainesoi-disant bien placé.Heureusement, le hasard a empêché la fiche de sortir lesoirmême;leresponsabledeladiffusionauprèsdudirecteurdurenseignementavait trouvé l'heure trop tardive pour la mettre dans le circuit. Hélas ! lesanecdotesnemanquentpasdanscedomainehautementsensible.

96Certainesopérationssontconduitesdirectementparledirecteurdurenseignementvoireledirecteurgénéral.Là,jen'aipasàenconnaître.

97Actuellement c'est surtout avec laDCRI que les relations sont les plus importantes.Ce n'est pas l'arrivée de PatrickCalvar,anciennumérodeuxdelaDirectioncentralederenseignementintérieur,nommélorsduconseildesministresdu23décembre2009directeurdurenseignement,quivachangercettelogique.Ilprendlaplaced'AndréLeMer,élevéaurangdeconseillermaîtreàlaCourdescomptes(troisièmetour).

98L'officiertraitant.99Lechefdeposte.100Nicolas Beau et Olivier Toscer,L'Incroyable Histoire du compte japonais de Jacques Chirac, Éd. Les Arènes. Voir aussi

annexes.101Voirannexesenfind'ouvrage.102Soitenviron45millionsd'euros.103J'hésiteàdévoilerlepseudonymedececorrespondantparcequejecroisqu'ilesttoujoursemployé.LaBoîtehésiteàchanger

les pseudos dévoilés, car il s'agit d'une lourde tâche. Pourtant le risque est grand, puisqu'une telle compromission facilite uneéventuelleopérationvisantàcasserlescodesetpermetderendrelisiblesdesmessagescryptés.

104Lirechapitre16.105Nom donné aux messages destinés aux permanences de l'Élysée et des grands ministères, Premier ministre, ministre des

AffairesétrangèresetdelaDéfense.

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106Lirechapitre18.

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17.UnebaliseArgoscontrel'immigrationclandestineFévrier 2001. C'est une première : en ce mois d'hiver, la côte d'Azur se

trouve confrontée à un affluxmassif de clandestins kurdes arrivés par bateau,l'EastSea107.Unboatpeoplecommeonenavait jamaisvudans le sudde laFrance.Lespayslesplustouchésrestentl'Espagne,l'Italie,Malte,laGrèce,maisjamaisjusqu'àprésentunnaviren'estvenus'échouersurnoscôtes.L'affairevamobiliserlesservicessecrets…

Jesuisàl'arrièredemaFordMondeodefonction.Gérard,monchauffeur,s'apprête à doubler une Peugeot bleu marine, une 607, avec un gyropharetournantsurletableaudebord.Orcettedernièrepluslourde,plusimposantequelesberlinesdelamêmemarqueetdumêmetype.Etpourcause:elleestblindée,identiqueàcellesdontdisposeleprésidentdelaRépublique.

Noussommesnonloindel'entréedelaDGSE.Del'arrière,jevoissoudainlesgardesrectifierleurpositionetremonterlaceinturequisupporteleur11/43.

Jemepenchelégèrementversl'avant.—Gérard,nedoublezpas,c'estledirecteurgénéral.—Nevousinquiétezpas,monsieur,nous,ontourneàgauche.La Boîte est matériellement coupée en deux : l'ancienne caserne des

TourellesestsituéecôtédroitquandonvientdelaportedesLilas,etlacaserneMortier, abandonnée par le régiment du Train, se trouve sur la gauche. LesTourelles,c'est l'âmenoble, ledirecteurgénéralet soncabinet, laDirectiondurenseignement (la fameuseDRdédiée au renseignement humain), laDirectiondesopérations, laDirectionde la stratégie et leServicede sécurité.De l'autrecôtéduboulevardontétéinstalléslaDirectiondel'administration,leservicedesoutien aux opérations – un nom ronflant désignant une mission quasiuniquementlogistique–etlaDirectiontechnique.

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Jedirigecettedernièrestructure.LelecteurfrianddeJamesBondpourraitlacompareraulaboratoiresecretde«Q»,l'inénarrablemaestrodesgadgetssanslequel 007 ne serait rien.Mon service est associé à la fois à la recherche durenseignement,notammentgrâceàdesoutilsdecommunicationclandestinsoudesordinateursportablesadaptésauxmissions.Onyinventeautantdeslogicielsque d'ingénieux moyens de camouflage – et le Service action n'est pas notredernier«client»enl'espèce.Uneautrepartieduservice,quigèreetanalyselesscènessatellitaires,estégalementcapabled'établirdescartesaussiprécises,pournepasdireplus,quecellesdel'Institutgéographiquenational:cedépartements'avèreparticulièrementutilequandils'agitd'engagerlesforcesdelaFrancesurdesthéâtresd'opérationétrangers.Plusautonome,unepetiteéquiperecueilledesinformations sur les trajectoires desmissiles lancés par desÉtats connus pourdévelopperdesarmesdedestructionmassive.LaDGSEdisposeainsidumoyendelesdétecteràl'aided'ordinateursetdesystèmescomplexesquiressemblentàs'y méprendre à des entonnoirs emmanchés sur des tuyaux d'arrosage. Cesdispositifs savants sont installés sur les toits de certaines de nos ambassades,avec l'accordduministèredesAffairesétrangères,celas'entend. JecommandeaussiundépartementquiassurelesoutienetlaréparationdetouslesmatérielsélectroniquesdelaBoîte,sansparlerdeceluiquirédigelesmarchéspublics.Lesservicessecrets,commetouteadministrationfrançaise,sontsoumisauxmêmesrègles.

UrgencechezledirecteurdecabinetGérardvajusqu'aufeurouge,faitdemi-tourpournousmettredanslebon

sens,enfilelecouloirdebusetseprésenteaupostedegarde.Lecérémonialdesprocéduresdesécuritéserépètejouraprèsjour.Lechauffeurprésentesonbadge,glissesurlepetitportiqueceluidelavoiture;quantàmoi,jemontrelemien.Legardemefaitunpetitsignedelamain,ilyaurabientôtvingtansquenousnousconnaissons,dutempsoùj'arrivaisàpied.Unefoislavoituregarée,jerécupèrema mallette Vuitton sécurisée par une serrure et un compteur qui permet desavoircombiendefoiselleaétéouverte.Jem'engouffredansl'immeuble,leM4.

9h15.Christiane,masecrétaire,m'attendavecunebrasséedeparapheursquicontiennent,jelesais,desmarchéspublicsqu'ilvamefalloirrelire,corrigerou signer. Cematin-là, elle n'a pas tout à fait lamême tête que d'habitude etprésentel'aircontrarié.Avantquej'aieletempsdelataquiner,ellemelance:

—Chef,ledirecteurdecabinetduDG,legénéralChamptiaux,aappeléplusieursfoisdepuis8h30.Ilal'aird'êtretrèsremonté.

—Pourtant, on est encore lematin,Christiane ; restons calmes.Allez,appelez-moilegénéral.

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DominiqueChamptiauxestdanslefondlevéritabledirecteurgénéraletilvautmieuxl'avoirlematinqu'aprèssonrepasdemidi,qu'ilprendgénéralementsolide et arrosé.Cequi n'empêchepas cet officier parachutiste deprésenter lasilhouettegrandeetsèche,leregardaiguisé,intelligentetcarriériste.

En trente secondes, Christiane est derrière son téléphone, appelle laDirectionGénéraleendemandantledirecteurdecabinet,celuiqu'onsurnommele«DG/CAB»,etmelepasseillico.J'aitoujoursmavestesurdos,maisjesensquelajournéeserabouleverséeetquelesdossiersencoursattendront.

—Siramy, qu'est-ce que tu fous ?Ce n'est pas une heure pour arriver.Moi,jecommenceà8heures.

Cen'estpasun reproche,une façondeparler seulement.Une formedebrutalitéamicale.

—Tuasvuqu'unbateaus'estéchouépasloindeSaint-Raphaëlavecunepalanquéedeclandestinskurdes.Ilfautquetutrouvesquelquechose.Unmoyentechnique quelconque. C'est bien toi qui t'occupes des techniques spéciales,non?

—Mais,mongénéral,jeveuxbienm'enoccuper,seulementilfautquelaDR et la DO108 me donnent un coup de main et me disent ce qu'ellesconnaissent.Voussavezbienqu'ellesgardentleursrenseignements.

—T'emm…pas. Lance tes ingénieurs et trouvez-moi une solution. LeDGestharceléparl'ÉlyséeetMatignon.Ilmefautuneréponsepourmidi…

—Non,mongénéral,c'esttropcourt.J'aid'abordbesoindeconnaîtrelesinfosdesautresdirections,lesfilières,etc.

MissionanticlandestinsMaphrasen'estpasfiniequeleDG/CABaraccroché.Iln'yaplusqu'à

s'exécuteretréaliserunprojetenmoinsdetroisheures.Ondevinemall'objectifquidoitpourtantentrerdanslepaneldesactivités«maison».Bon,jenesaispasencoregrand-chose:desclandestins,pasmoinsde900individus,ontdébarquéenFrance;l'équipagedubateauaquittélebordbienavant,laissantlebâtimentàladérivepourlelaissers'échouerprèsdeSaint-Raphaël.

LesDouanesdoiventdéjàêtresurlecoup,rienàespérerdececôté-là,letempsdemonteruneréunion,sansparlerdespetitesrétentionsd'information,jeucommun,quandunchientientunos…Biensûr,j'aiquelquesamisàlaDirectionnationaledelarechercheetdesenquêtesdouanières,laDNRED,maissijeveuxuneinfoilmefaudraexpliquerlepourquoietlecomment,orjustementj'ignore

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l'unetl'autre.Quelest lebutdel'interventiondelaDGSE?Débusquerlafilière?La

neutraliser ? Je n'en sais encore strictement rien. Les plus hautes autorités del'États'excitentsurcetteaffaireet,commed'habitude,onnesaitpaspourquoi.Jedevrais dire, même à mon niveau. Je suis pourtant sous-directeurd'administration centrale, l'un des hauts grades de la fonction publique. Maisnenni, pas un détail de plus. Impossible de rappeler le général Champtiaux,l'ambiancen'y est pas et, sansvergogne, ilm'aurait raccroché aunez.Un seulobjectif,gagnerdutempspourcomprendre.

Alorsquejesuissurlepointdepasserdescoupsdefilàdescamaradesdes autresdirectionsqui, àn'enpasdouter, ont reçu lamême sollicitationquemoi, voilà que déambule près de la cafetière et à portée de voix, un grandlieutenant-colonel,efflanquéetunpeuflemmard,unamisolide.

—Salut,Étienne,viensmevoir.—Salut,chef,medit-ilavecunairmalicieux,salutPierre,qu'est-cequi

t'arrive, tu as l'air sur le pied de guerre avec ta veste toujours sur le dos, tonpapierettoncrayon.Enplus,çasevoitàtonregard,ilestbleudur…Tuveuxuncafé?

—Oui,jeveuxbien,merci.Ilprendmonmugsurlebureausansautreformedeprocèsetrevientavec

sa tasseet lamienne. Il s'assiedenfacedemoi,saisissant le fauteuildedroitequ'il rapprochede lagrande tablede travail.Têteenarrièredansmon fauteuilnoir basculé, mains croisées, je sais que lesminutes comptent, mais si on neprendpas le tempsde la réflexiondans cemétier, onvavite à la catastrophe.L'expériencedevingtansdeMaisonm'aaumoinsapprisça.

TrouverunsystèmeespionJe raconte à Étienne, chargé des relations entre mon service et la

Directiondurenseignement,ladernièrecommandedeDominiqueChamptiaux.—Attends, du temps où j'étais à SR/A avant que tu neme débauches,

c'étaitdéjàunepriorité.Lebateauquis'estmisaupleinadûagacerlesautorités,c'esttout.

Ce qui est bien avec Étienne, c'est qu'il est toujours rassurant. Tout vabien, toutva trèsbien,mais rienn'estsimple.Je l'écoutepourtantd'uneoreilleattentive.Le secteurduServicede renseignementsmondearabe (SR/A) auraitdoncdéjà travaillé sur l'immigrationclandestine?Champtiauxs'estbiengardé

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deme le dire. Je sais que le Service missions de la Direction des opérations(DO/SM)afaitdevagueschosessurlesujet.LeSApeut-êtreaussi.

—Tuveuxquejejetteunœilettendeuneoreille?—Oui,sansproblèmeÉtienne.Enrevanche,évitedeleurdirequ'onest

danslaboucle.—Tumeprendspourunamateur?Ilestunpeuvexédemestermesprudentsetrepartavecsatassesansun

mot.Une fois seul, j'appelle Serge, le chef du Département des techniques

spéciales afindevoir cequenouspourrions faire. Il est capablede camouflerune caméra dans une boîte de transport pour chien, de mettre un systèmeélectroniquecomplexedansunhabillageen formedecaillou,notammentpourmesurerlestransportsradioactifs.Surnotreaffaire,j'aidéjàunevagueidéeplusoumoinssouffléeparÉtienne.

Serge a ses bureaux à Noisy-le-Sec, une autre entité de la DGSE. Letemps qu'il vienne à la Centraleme laisse quelque loisir. On peut bricoler unpetitdispositif,histoiredesurveillerunefilière.Parcequ'aufondjepensequelaquestionestlà.Champtiauxveutavoirdesélémentsdelangagepourlesdonneraudirecteurgénéralquilui-mêmelespasseraauxautoritésdel'État.Histoiredemontrerqu'onn'apaslesdeuxpiedsdanslemêmesabotetqu'onestréactif.UnmotàlamodedanslaBoîte.

10heures.Sergen'esttoujourspasarrivé.Jecommenceàm'impatienter.Enrevanche,jevoisaumilieudelaportelagrandetailled'Étienne,sourireauxlèvres.

—Entre,Étienne.— C'est bien d'avoir de bons copains… SR/A bosse sur les filières

clandestines et cherche à savoir d'où elles viennent. C'est la priorité. Ils ontmonté un groupe de travail, une vague opération appelée Talemic. Les deuxpremières lettres du pseudonyme, TA, de Talemic signifient bien qu'il s'agitd'uneactiondelaDRetpasseulementduSecteur.

SuivrelafilièredepuislaSyrieÀlaDGSE,toutoupresquetoutestdésignéparuncode,unpseudopour

employerlejargonmaison.LesnomsenTAsignifientqu'ils'agitd'uneopérationsuivieparledirecteurdurenseignementlui-même.

—Ilsonttrouvéquoi?

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—Pasgrand-chose.IlsontbienunesourceauLiban,unagentrémunéré;ils voudraient qu'il intègre une filière et pouvoir le récupérer à l'arrivée,seulementilesthorsdequestionderecommencerlabavuredubateau.

—ÉcouteÉtienne, si, comme je le crois, ce sontbiendesKurdes, leurpointdedépartest laSyrieetilsvontauLibanparlaroute.UnefoisarrivésàBeyrouthouàTripolionstoppelafilière.Qu'enpenses-tu?

—Oui,oui,etonlessuitcomment?medit-ild'unairdubitatif.—J'aifaitvenirSerge.Toussesgadgetspourraientserviraumoinsune

fois,ondevraitpouvoirfairequelquechoseaveceux.Sergevientd'arriver,unpeuessoufflé.—Désolé,chef,j'aiétébloquédansunembouteillage.Cen'estvraiment

pascommoded'êtredispersésurplusieurssites…—Fermezlaporteetasseyez-vous.Vousvoulezuncafé?—Nonmerci,j'ensuisdéjààmontroisième.Qu'est-cequisepasse?— Si j'ai bien compris, la DG veut qu'on neutralise une filière

d'immigrationclandestineetqueçaleurservedeleçon,unmessagefort.—Oui,d'accord,maisavecquoi?—Justement,Serge,vousêteslàpourmedonnerlaréponse.—Moi,iln'yaqu'uneseulechosequejevois,c'estlabaliseArgos.Sa réflexion n'est pas idiote. On l'a vu plus haut, la Boîte utilise

régulièrementcetypedematériel.Commenousendétenonsuncertainnombre,calibréesetopérationnelles,çanedevraitpasposerdeproblème.

— Je vous suis, Serge,mais j'ai deux objections.La taille de la balise,avecunealimentationsuffisammentpuissante,et le repérage ; ilnous fautdescartes.Lesvaleurs sontdonnéesen latitudeet longitude. Il fautqu'elles soienttrès précises, on ne pourra pas se contenter d'un quartier, il faut arriver à laprécisiondelarue,voired'unemaison.

—Là,chef,c'estpasvraimentmonproblème.Moi,jepeuxfaireréfléchirmesgarssurleconditionnementdelabalise,voircommentonpeutlacamoufler,faire la surveillancevingt-quatreheures survingt-quatre,mais le reste, c'est lacartographie,leDépartementimagerie.

PasdecartedeDamas!Sergeaàpeinefinisaphrasequejetapotelestouchesprérégléesdemon

téléphonepourappelerlecapitaine,ungéographe,enchargedudomaine.—Oui, c'est le chef, avez-vous des cartes très détaillées de la Syrie et

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mêmedeDamasetduLiban,plusparticulièrementdeBeyrouthetdeTripoli.—Jepeuxvousdire,monsieur,queBeyrouthetTripoli,nouslesavons,

leServiceactionnouslesademandéesilyaquelquessemaines.Ondoitavoiraussi les routes entre laSyrie et leLiban, en revancheDamas, je suis sûrquenousnel'avonspas.

Jeviensdelaisserungrandblancetmoninterlocuteurmeramèneviteàlaréalité.

—Chef,qu'est-cequ'onfaitpourDamas?—Ehbien,vousfaiteslacarte.— Mais chef, il va nous falloir plusieurs jours, obtenir les scènes

satellitaires,etj'enpasse.Jen'aipasbeaucoupdepersonnel.—Vousn'allezquandmêmepasmedirequenousn'avonspasd'images

deDamas?—Pasbeaucoupchef,enplusellessontanciennes.—Oui,ilfautagiterleDépartementimagerie,luidemanderdefairedes

miracles, réussir à donner à laDirectiondu renseignementmilitaire109 (DRM)DamascommeunobjectifcrédiblepourlaDGSE.

LaDRMvanousprendrepourdesfous.Jen'aipasfinid'entendreJean-Pierre, le chef de département, qui dans une logorrhée verbale intense vam'expliquerquecen'estpaspossible, enmultipliantenvrac lesarguments : ila−luiaussi−undéficitenpersonnel,cen'estpasuneprioritéduministère,onn'auralespremiersrésultatsquedansseulementtroisouquatrejours,etilfaudrabien traiter les images, c'est-à-dire qu'au moins quinze jours de plus serontnécessaires pour arriver à un résultat à peu près correct. Et puis quoi encore,comme si j'avais trois semaines devantmoi ! Il est déjà presque11 heures dumatin et rien n'est vraiment sorti de ces discussions sans fin sur le temps quimanque,sur lemanquedupersonnel, surcequevapenser lahautehiérarchie.Bienqu'étantsous-directeurd'administrationcentrale,jesuisconsidéréparcettetroupe comme du petit personnel. Ils préfèrent faire la cour au directeurtechnique, le généralMathian, pas insensible à la flatterie et peu amène àmelaisser gérer une affaire qui pourrait le mettre en valeur dans sa chasse auxétoiles.Sijamaisilmelaisselamain,c'estqu'ilalacertitudequel'affairerisquedetournermal.

Manœuvrereninterne…Je raccroche le téléphone et essaye d'appeler Jean-Pierre. Il est déjà en

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ligne avec le généralMathian, j'en suis convaincu. Leurs conciliabules, je lesimaginedéjà.Cesontàchaquefoislesmêmes:ildoitprobablementluiracontern'importe quoi, à son habitude, notamment que jemonte une affaire dans sondos. Notre pauvre général souffre déjà suffisamment de la colonne vertébralepouréviterde lui fairemalaux lombaires.Bien sûr l'idéen'estpas là, il s'agitjuste d'examiner les moyens possibles avant de proposer au chef une idée demanœuvre.

J'aurais pu, j'aurai dû faire un mail au directeur technique en luiexpliquantqueleDG/CABestàfondsurl'histoiredubateauquis'estéchouéetqu'ilavaitsollicitéleServicetechniqued'appuipourtrouverunsoutien,uneidéede manœuvre. Comme à son habitude, le général m'aurait demandé de medébrouiller.Pertedetemps,maisrespectdelahiérarchie.LaDGSEfonctionneaussicommeça.Maispasbesoindejouerlesidiots,vulesdélais,jepréfèremepasserd'unchaperondontlesconseilsseseraientrévélésbieninutilesmêmesi,en son temps, il avait commandé le service dont j'ai actuellement laresponsabilité.

Je renouvellemonappelvers Jean-Pierre. Ildécrocheenfin. Jen'écoutepaslaréponsedel'interlocuteur.

—Oui,ilyauneurgenceàtraiter.IlfautprendrecontactaveclaDRMàCreil.

—Monsieur,excusez-moi,c'estÉric,l'adjointdeJean-Pierre.—Cen'estpasgraveÉric,vousprendreztrèsbienlesconsignes.Jeveux

desscènessatellitairesdeDamasetque,danslafoulée,onfasseunecarte.Ilmefauttoutçadanslessoixante-douzeheures.Jesaisquec'estjouable.

— Jean-Pierre ne sera pas d'accord. On travaille sur la proliférationiranienne.C'estleDTquiaditque…

—JesaisetJean-Pierreestpartiventreàterredemanderconfirmationdela priorité. Alors on change de portage et on se met à fond sur Damas, lesenvirons,untrucprécis.Ilmefautunecartedétaillée.

Enprononçantcettedernièrephrase,jecomprendsquejesuisendehorsdelaplaque.J'auraisdûinformerledirecteurtechnique, luidemandersonaviséclairé, lui soumettre après mes idées pour qu'il les propose au DG/CAB,attendre qu'il revienne avec l'aval.Mais dans trois jours on y serait encore etj'entendraislescritiquessurlescapacitésdemonservicesiffleràmesoreilles.Ilfautmener rondement l'opérationet ladécisiondoit seprendreauplusvite. Ilsera toujours temps d'obtenir le feu vert du grand patron, le directeur généralJean-ClaudeCousseran.

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Mes deux proches collaborateurs sont toujours là. Serge n'est pas trèsenthousiaste,iln'aimepaspasserenforce.Contractueldelafonctionpublique,ilaunecarrièreàgérer.Étienne,lui,al'airplusamusé;ilestvraiquelieutenant-coloneln'ayantpasfaitl'écoledeguerre,iln'apasgrand-choseàattendredelahiérarchie. Je réfléchisàvoixhaute,notammentpour tester la réactiondemesinterlocuteurs.

— Il fautmettre SR/A dans la boucle et qu'il demande à son poste deBeyrouth et à celui de Damas comment les volontaires pour le départ sonthabillés, quels sont leurs bagages − en ont-ils d'ailleurs ? − afin de savoircomment on pourra planquer une balise Argos. Il ne faut pas que le chef desecteurs'amuseàdéblatérerpartoutqu'iltravaillesurl'immigrationclandestine.Telquejeleconnaisildevraitsavoirresterdiscret…Étienne,ilfaudraquetutecharges de ça. Vous, Serge, vous allez voir avec la chimie110, il faut qu'ilstrouvent unemousse qui empêchera les sirènes des aéroports de semettre enalerterougeetquin'empêchepaslabalisedefonctionner…

—Chef,vousnepensezpasque…— Non, Serge, je ne pense pas. Il faut anticiper, c'est majeur. Sinon,

commed'habitude,onferaçadansl'urgenceetonseplantera.

UnegourdepiégéeD'un petit signe, je renvoiemes deux subordonnés à leurs occupations.

Onaural'impressiondelenteur,delourdeurmême.Maismonteruneopération,c'est ça, sionveutqu'ellemarche.Biend'autres sont faitesdansuncoin, sansfaire intervenir les différentes parties prenantes ou en leur distillant quelqueséléments diffus, pour ne pas dire confus. Celles-là font un jour ou l'autre lesbonheursdelapresse,quirécolteratoujourslebontuyauglisséparunmembreduServiceunpeubavard.

Jemeplacedevantl'ordinateuretcommenceàpianoteruneréponsepourle général Champtiaux. Il est 11 heures, je suis dans les temps. Commed'habitudedanscegenred'affaire,jemetsleDTencopie.

«Suiteàvotredemandedecematin,jecomprendsqu'ils'agitdesuivreunefilièreetde lastopperavantsonarrivéeenFrance.Seule lamiseenplacecamoufléed'unebaliseArgoslepermet.NousdevonsnousrapprocherdeSR/Apour connaître le matériel à piéger. Nous savons qu'ils ont une source quipourrait se glisser dans la filière. Cet agent contre rétribution pourra faire leporteur.»

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L'accord est obtenu dans les cinqminutes qui suivent. Pour le nom decode de l'opération, nous réutilisons l'expression Talemic. J'appelleimmédiatementÉtiennepourqu'ilexpliqueàSR/Aqu'onrentredanslejeu.Cedispositif est assez rare, laDirection techniquea toujoursvoulu sepositionneruniquement comme prestataire de service, jamais comme acteur. Monvolontarismen'arrangerapasmesaffairesavecleDT.

Vers11h15,Étiennerevientmevoir:ilarencontrélechefdesecteurdeSR/A qui était moyennement chaud pour une opération commune. L'affairen'avaitpasétévueparlaDirectiondurenseignement,alors!N'empêche,ilfaitrédigerenurgent,àlavitessedetransmissionlaplusrapide,unmessageànotrereprésentationàBeyrouthetunàcelledeDamas.

Laréponsetombedansl'après-midimême.Lesfutursclandestinsportentbien un sac avec quelques effets personnels, mais ne les gardent pas enpermanence.Lecoupdumanteaupiégénepeutdoncfonctionner.Enrevanche,ils ne se séparent jamais d'une gourde, pour l'eau.On décide de faire avec lagourde. Il suffit de réduire le contenant, mettre la balise au fond et déployerl'antennetoutdulong.Riendeplusfacile?Pasévident.Sergeenvoiesonéquipedans les grandes chaînes de magasins de sport à la recherche de la gourdemiraculeuse. Bien sûr, ils ont trouvé. Ils en ont acheté quatre, trois étantréservéesauxessais.Lesoirmêmeilssesontmisautravail,lesdémontant,lessciant,cherchantdesmoussesanaloguesetprotectricescontrelescontrôles.

L'après-midi,j'appelleNoëlquifaitlaveilledesbalisesArgosetsuitleurtrajectoire.IlestauxAlluets,prèsd'OrgevalmaistrèséloignédelaBoîte.Jeluidonnerendez-vouspourlelendemain,vers10heures.

L'affaire est enfin sur les rails.Pas chien, je faisunpetit compte renduécritaugénéralMathian.Lemailluipermettrad'avoirdesélémentsdelangagesijamaisledirecteurgénéralluiposedesquestionssurcetteactionquisembletantluiteniràcœur.Endébutdesoirée,Jean-Pierre,àpeineaimable,m'appellepourmedirequelescartesserontprêtesdansles72heures.Maintenantjen'aiplusqu'àmemettreàlalectureducourrieretdesmarchéspublics.Passionnant.Ce travailme conduira jusqu'à 21heures.EtGérard,monchauffeur,m'attend,sagementassisdanslesecrétariatqueChristianevientdequitter.

Alerte:ledispositifcessed'émettreLelendemain,à10heuresprécises,Noëlestlà.Jelefaisentrerdansmon

bureau et lui explique globalement l'affaire sans entrer dans les détails. Nous

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convenons qu'il m'enverra les points de la balise par la messagerie Mélodie,notreOutlook sécurisé. Ensuite, nous réduirons la carte au formatA4 pour larendrepluslisibleauxautorités.

SR/A, après avoir validé la conformité de la balise, envoie un jeuneofficier traitant transporter la gourde jusqu'à Beyrouth. Le chef de poste sechargeradelaremettreàlasource.Afindenepasuserinutilementlesbatteries,nousn'avonscommencéàsuivrenotreprécieuxagentquedeuxjoursplustard.En attendant que la filière soit en route, on réalise seulement quelques petitsflashesdevérifications.Onavait pris soindemesurer la capacitédespilesdudépartdeDamasjusqu'auxcôtesfrançaises.Unefoisnotrehommearrivédanslacapitalesyrienne,jelancelaveille24heuressur24.

Notre gourde se déplace de quartier en quartier tous les jours, commetrimballée d'une planque à une autre. Six jours plus tard, Noël remarque undéplacementanormal.Labaliseindiquequ'elleempruntelaroutequiconduitauLiban. La vitesse de l'écho sur l'écran est rapide. À n'en pas douter, lesclandestinssontàbordd'unvéhicule.LesvoilàdanslabanlieuedeBeyrouth,lequartierNord. Je demande qu'on affine la précision.Ce n'est pas commode etconstitueuneprouessetechnique.Lesgarsarriventàpréciserlepâtédemaisons.Onconnaîtlacache,lesimmigrantsclandestinsyrestentplusieursjours.

Bien évidemment, pendant ce temps, j'informe le DG/CAB et le DT,toujoursarmédesonsourireetquinecroitpasdutoutàcetteopération,commeilnecroyaitàaucunedesopérationsmontéesparsadirection.Lepatronde laDGSEaquandmêmeétéprévenudenotreavancée.

Auboutdudouzième jour, je trouveNoëldansmonbureau. Ilavaitdûpartirbientôtpourêtrelàà9heures.

—Chef,ilyaunproblème.Labalisenebougeplusdutoutdepuishier.L'alimentationestencorebonne,cen'estpasunproblème technique.L'hommenebougeplus.

Leshypothèsessebousculentdansmatête.Lagourdeaétédécouverteetl'agent exécuté ou, par peur, il s'est débarrassé de l'engin ? La filière a étéstoppéeparlesautoritéslocales,syriennesoulibanaises?

Unvoiled'inquiétudeparcourtmonvisage.Noëls'enaperçoit.—Chef,onnepouvaitpasmieuxfaire.Voussavieztrèsbienqu'ilyavait

unrisque.A-t-onstoppélafilièreaumoins?—Jen'ensaisrien,Noël.J'informeimmédiatementlaDGetlaDT.Pasderéponse.Plustard,deux

moisaprèsaumoins,audétourd'uneconversationavecAlainChouet,lechefdu

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Service de renseignement de sécurité, j'apprendrai que l'opération a été unsuccés, que le directeur général a pris contact avec son homologue(probablement le patron des services de renseignement syriens. CousseranconnaîtparfaitementlaSyrie)etquelesfilièresmaritimesontétéstoppées.

Onauraitbienaimélesavoir.Unpetitmotdefélicitationsn'auraitpasfaitdemalnonplus.Maiscen'estpaslegenredelaMaison.Heureusementl'affaireavaitmarché.Jerestepourtanttoujoursdubitatifsurl'avenirdel'agent.A-t-ilpuprofiterdesfondsversésparlaDGSE?Mystère.

«Nousavonsété échaudésen février2001par l'arrivéede900Kurdessur les plages de Saint-Raphaël. Ce problème, humanitaire avant tout, nous atouchés. Depuis, nous avons des dispositifs de prévention (survol en avions,bateau de surveillance et utilisation des sémaphores) pour anticiper desdébarquements»,expliqueraplus tard lepréfetdeRégion.Endécembre2008,huitSyriensetunLibanais,reconnuscoupablesd'avoirorganiséletransportetledébarquementdes900Kurdes,ontétécondamnésàdespeinesd'unàdixansdeprison. Peu de clandestins se risquent désormais à débarquer sur le littoral dugrand Sud. Mais, en janvier 2010, le même scénario, certes d'une moindreampleur, s'est reproduit en Corse : 124 réfugiés se disant Kurdes de Syrie,commeen2001,ontétédébarquésprèsdeBonifacio.Aprèsl'affaireTalemic,laBoîte avait cessé d'enquêter sur les filières d'immigration clandestines.Dommage.

107Lessauveteursavaientdécouvertdanslebateaubattantpavilloncambodgien910personnes,dont180femmeset480enfants,entasséesàfonddecaledansdesconditionsdetotaldénuementetd'insalubrité.

108LaDirectiondesopérationsquidirigenotammentleServiceaction.109LaDirectiondu renseignementmilitaireestofficiellementchargée,commesonnom l'indique,de l'informationauprofitdes

forcesarmées.LaréalitéestunpeudifférenteetlarivalitéentreDRMetDGSEestcertaine.LesdeuxservicessontaprèstoutdeuxdirectionsduministèredelaDéfenseetlaDRMasouventlesentimentquetoutrelèvedumilitaire.

110J'aiégalementcinqingénieurschimistessousmaresponsabilité.

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18.ChiracetleJapon:malaiseàlaDGSE

Septembre2001.J'arriveàmonbureau,celuiduchefdeservicequejesuis.Cematin,pointdecafébrûlantdanslesmainsdeChristiane,masecrétaire.

—Bonjour,monsieur…LegénéralChamptiauxvousattend,maispasdanssonbureau,dansunepetitepièceàcôtédel'anciennesalleopérationnelle.

Le général Dominique Champtiaux est le numéro deux de la Maison,l'adjointducabinetdudirecteurgénéral,Jean-ClaudeCousseran.Lepremierestnotoirement chiraquien bon teint, le second, socialiste convaincu. En plus,Champtiaux dispose d'un avantagemajeur au sein de laBoîte, il estmilitaire.Même si, en termes d'effectifs, les membres de l'armée n'y sont plus depuislongtempsmajoritaires,ilsprésententcohésionetespritdecorpsfaceauxcivils.

Jereprendsmonimperméable,letempsesthumideetilmefauttraverserleboulevard. Je trouve rapidement l'endroit où m'attend le directeur de cabinet.Maisiln'estpasseulàcerendez-vousimprovisé:lecolonelPhilippeC.,chargéde la sectionDG/P (P comme pénétration) et qui, avant les grandes réformes,dépendaitdu servicedecontre-espionnage, est égalementprésent.Cen'estpasbonsigne.

Lessalutationssontfraîches,l'affairedoitêtresérieuse.— Salut, Siramy. Connaissez-vous la Tokyo SowaBank ?Avez-vous vu

desnotessurlesujetquandvousétiezàl'état-major?LechefdeDG/Pmeregarde,l'airplusoumoinssoupçonneux.—Lenommeditquelquechose.C'étaitGilbertFlam,lechefdubureaudes

affairesprotégées,quisuivaitcettebanqueenraisondesesactivitéslouches.Jen'aipasconnaissancedefichesparticulièressurlesujet.

—Oui,jesaisquec'estFlamquis'enoccupe.Quepensez-vousdelui?— Sa femme travaille à la mairie de Paris, c'est l'une des adjointes de

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BertrandDelanoë.Quant à lui,bienquemagistrat, il vientde laDirectiondesaffairesstratégiques111.C'estGouvion-Saint-Cyr, l'ancienchefduServicede larecherchequil'acooptépourentrerauService.J'aiapprisque,danslesannées1990, il fréquentait très régulièrement l'ambassade d'Israël. Ma source étaitparticulièrement fiable, elle travaillait aussi à la DAS comme administrateurcivil.

—Oui,onsait.Ycomprispourl'ambassaded'Israël.LegénéralChamptiauxbalaied'unreversdemaincettedernièreremarque.

Çanel'intéressepas,lecolonelnonplus.Jesuissurprisdecetteattitude.Entantqu'ancien du service de contre-espionnage, je trouve qu'il serait logique decreuser cette relation suivie avec une ambassade étrangère, même si rien nelaissepenserqu'ellesoitillégitime.D'unautrecôté,j'ignorepourquoionmeposedes questions sur une banque japonaise. Toute cette discussion est bienmystérieuse.

BanquejaponaisesulfureuseÀ l'issuede cet entretien très court, je croiseAndréLeMer, inspecteur

généraldelaBoîte,fonctionqu'ilatailléeàsamesureaprèsavoirétédirecteurdu renseignementpar intérimpendantde longsmois, sonprédécesseurMichelLacarrièreayantprissaretraiteetsonsuccesseurJean-PierrePochonétantarrivédans le poste tardivement. Nous échangeons quelques banalités et venons àparlerdel'enquêtedeChamptiaux.Ilmerépondsansambages.

—Heureusementencequimeconcerne,jen'aipasdemémoireetpuisilyacebonRichardL.quinousasauvéslamiseengardantlaficheincriminéesous le coude.Une fiche qui parlait duprésident de laRépublique, vous vousrendez compte ?Par chance, la hiérarchie ne l'a pas eue entre lesmains et nepeutdoncêtretenuepourresponsable.Onl'aéchappébelle.

Je ne comprends rien à ses propos. De quelle note s'agit-il ? De quelsujet est-il question ? Je finirai par le savoir, mais plus tard. Je continue laconversation. Souvent les discussions à la DGSE tournent autour du pot sanstomber dedans. Chacun tente de savoir ce que sait l'autre, sans pour autantdévoilersescartes.Unpetitjeuépuisant.Etfrustrant.

—André,c'estuneaffairepolitique?—Onpeutappelerçacommeça,oui.EtquiimpliquelaBoîte.—ÀcausedelafemmedeFlam?—PourquoilafemmedeFlam?—Parcequ'elleestsocialisteetquesonmari luiapeut-êtreparléd'une

affairetroubleaveclabanquenipponne.

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—Elle est socialiste ?Mais je ne le savais pas,moi qui ai emmené sisouventGilbertFlamrencontrer Jean-LouisGergorin112chezMatra.Vraiment,jen'aipasdemémoire…

J'aidumalàlecroire.C'estsonmoyendedéfensepourneriendire.Ungrand classique… Pourtant, ce jour-là, un accent de vérité semble teinter sespropos.Finalement, peut-êtrene sait-il riende la couleurpolitiquedeMireilleFlam,cetteconseillèredeParisquifutadjointeaumairede2001à2008.Ilestvraiqu'AndréLeMern'estpasréputépouravoirdéveloppésafibreducontre-espionnage et semble peu s'intéresser aux personnes. C'est du moins ce quebeaucouppensentauService.Jemetsuntermeàlaconversationquim'agaceunpeuet retourneàmonbureau. Il commenceàpleuvoir alorsque je traverse leboulevarddanslesensinverse.

LaDGSEdécapitéeCelasemble incroyable,mais jen'entendraiplusparlerdecetteenquête

jusqu'en2008.Entre-temps,évidemment,j'ailulapresse.LejournalLeMondeavaitétélepremieràtirer,le23juin2002.EngroscaractèresàlaUne,iltitraitcelundi-là:«L'Élyséeaccuselesservicessecretsd'avoirenquêtésurM.ChiracsouslegouvernementdeM.Jospin.»JacquesChiracvenaitd'êtrerééluchefdel'État,etlesrèglementsdecomptesd'aprèscampagnesepréparaient,commelequotidien le laissait entendre, assurant dans le chapeau de présentation del'article : « Convaincu que laDGSE et laDST ont recherché, au Liban et auJapon, des élémentsdestinés à le compromettre, le président de laRépubliquesouhaite en remplacer rapidement les directeurs. L'annonce n'est pas encoreofficiellemais la décision est acquise. » En effet, quelques jours après, Jean-Claude Cousseran est remplacé en conseil desministres par Pierre Brochand.AvecledirecteurgénéraldelaDGSE,d'autrescadresdelaBoîtesautent,pourde bonnes ou mauvaises raisons, on ne sait trop : Gilbert Flam113 et AlainChouet114 principalement. Jean-Pierre Pochon, directeur du renseignement,quitteluiaussileService,maisbienaprèscesderniers.Lesjournaux115avaientdepuisleprintempsévoquésamésententenotoireavecCousseran,aupointquecedernierluiavaitordonnéderesterchezluipendantsixmois.

L'affaire rebondit en 2006. Le montage des comptes bancairesClearstreamfaussementattribuésàunesériedepersonnalitéspolitiques,etaussides affaires, de l'industrie et des services de renseignements remet le dossierjaponaisdansl'actualité.Maisparricochet.Lesjugesontperquisitionnéchezle

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généralPhilippeRondotetsonttombéssurlefruitdesrecherchesmenéesparcedernier à la demande de Jacques Chirac à l'automne 2001. Avec le généralChamptiaux, Rondot avait en effet été chargé par le chef de l'État de faire lalumièresurl'actionréelledelaDGSEsurlesujet.Etcommeilnotaittout,mêmelesaffirmationslesplusincroyables…Lapresse,vitealertée,publiedesextraitsdesescarnets,devenus fameux,et lesnotesde laBoîtequiontétéverséesaudossierd'instruction.UnmessagecryptéadresséàlaDGSEàParisparsonchefdeposteauJapon,le11novembre1996,saisiparlajustice,faitlesdélicesdesjournalistes.J'aimontrédansunprécédentchapitre116commentcetélégrammeaété distribué à grande échelle dans la Boîte au lieu d'être diffusé, pour sesinformations les plus sensibles, celles touchant à Jacques Chirac, au seuldirecteur général. La presse se perd en conjectures mais les certitudes surl'existence,ounon,decefameuxcomptebancairequifaitcoulertantd'encre,nesont toujours pas au rendez-vous.Quant àmoi, je découvre comme le lecteurlambdacesdéveloppementsdontj'ignoraistout.Etletempspasse…

Unjourde2008,uneamiemedit,àl'occasiond'undîner:—Tusaisquetuescitédansunlivre?—Quoi?Avecmonnom?Quellivre?Surquelleaffaire?—Non,iln'yapastonnom,maisc'esttonprofiltoutcraché.Letitredu

livretedonneratoutdesuitelenomdel'affaire,L'IncroyableHistoireducomptejaponaisdeJacquesChirac117. Ils reprennent lesproposducapitaineBernardCoquart,tuleconnais,tul'aseusoustesordres.

—Çaalors!Lafureurmegagne.J'aipassétoutemavieprofessionnelleàpréserverla

discrétion autour de mon nom et mes fonctions, et voilà ces efforts réduits ànéant sans que je n'en aie rien su. Même Intelligence Online, une lettrespécialisée dans les affaires de défense et le suivi des services spéciaux, quientretientpourtantdescontactssuivisauseinmêmedelaDGSE,nem'ajamais,envingt-cinqans,consacréunseulentrefilet.JemeprécipitesurmonordinateuretcommandelelivreparInternet,histoiredesavoirauplusvitecequ'ilenest.

«Punietmalnoté»Deux jours plus tard, l'ouvrage, doté d'une couverture orange éclatante,

estdansmaboîteauxlettres.J'ydécouvreplusieursfaitsquimerappellentdessouvenirs remontant à l'époque où j'étais à l'état-major de la Direction durenseignement.Bien sûr, je tombe sur lespages100et101dans lesquellesun

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mémorandum du capitaine Bernard Coquart, daté du 25 juillet 2002, est cité.Alorsmembre de laBoîte,Coquart avait pris la plume pour saisir l'Élysée deprétendus dysfonctionnements au sein de laDGSE, dénonçant ce qu'il appelle« l'utilisation déloyale desmoyens du Service » et assurant que ceux qui ont«collaboré»eninterneaveclesresponsablesdecesenquêtessoi-disantpartialesontétépromus.ÀlasuitedeceslettresadresséesàunamipersonneldeJacquesChirac, l'ancien ministre, ex-secrétaire général du RPR (l'ancêtre de l'UMP),Bernard Pons, le chef de l'État avait exigé, on l'a vu plus haut, une enquêteinternesurlespratiquesencoursauseindelaBoîte.

Coquart écrit notamment : « Il ne fait aucun doute que ce type decollaboration eût valeur de sésame et de qualification professionnelle. Enl'espace de quatre ans, mon ancien alter ego est devenu chef de service à laDGSE avec grade de sous-directeur de l'administration centrale. Quant à moi[Bernard Coquart], je suis toujours capitaine, puni et mal noté parM.Cousseran.»Lesdeuxauteursdu livrepoursuivent :«Cequi estvrai.Lecapitaine avait fait l'objet d'une procédure disciplinaire lourde. »En réalité, lasanctionavaitétéplutôtclémente.

Le « chef de service », « sous-directeur de l'administration centrale »,c'est bien moi. Que peut bien contenir ce mémo de juillet 2002 ? PourquoiCoquartsepermet-ildememêleràl'affaireducomptejaponaisduprésidentdelaRépublique?Jesaisqu'ilestinutiledesetournerversladirectionduServicepourensavoirplus.Onmeferacomprendrequ'iln'yarienàvoiretquel'affairenemeregardepas.

Deuxjugesd'instruction,Jean-Maried'HuyetHenriPons,ontenchargele dossier Clearstream, dans lequel les pièces sur l'affaire japonaise ont étéversées.Ma seule crainte, c'est quemonnomde familley soit cité.Unebellefautedesécuritéouuneinsouciancerare,entoutcasuneabsencedeprotectiond'un officier de renseignement. Je vais me débrouiller afin de récupérer lefameux mémorandum et quelques autres documents dans lesquels il seraitsusceptiblequemonnomapparaisse.Jetrouvelasourceetobtienslaphotocopiede quelques feuillets édifiants. Les documents que je me procurerai ne merassurerontpas:monidentitéréellen'apasétéépargnée,etfiguredanslemémo.Onestplusdansladélationquedanslecompterendu.

Une«taupe»politiqueauseindelaBoîteJeconnaisBernardCoquartdepuis1992.Àcetteépoque,iltravaillaitau

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Groupementinterministérieldecontrôle(GIC),unorganismechargédesécoutesadministratives autorisées par l'État.C'est dans ses sous-sols situés à quelquesjets de pierre de l'hôtel des Invalides que les différents services étatiques – laDGSEbiensûr,maisaussi laDRM,lesservicesdepolice, lesDouanes,etc.−écoutentvingt-quatreheuressurvingt-quatrelesconversationstéléphoniques.Icitournentjouretnuit,sansinterruption,desdizainesd'enregistreursbranchéssurautant de téléphones d'individus ciblés pour terrorisme ou grande criminalité,voirecollusionavecunserviceadverse.

Baséenpermanenceaux Invalides,unagentduGICapporteet reprenddans une valise sécurisée la production quotidienne des enregistrements,conservéeseulementtroismoisauService.Ilrécupèrelesdemandesnouvellesetles feuillets arrivant à expiration. Voilà la fonction du capitaine Coquart. Àl'occasiondesespassagesà laCentrale, ilnemanquepasd'allersaluer l'undesesproches,PatrickPerrichon, toutesportes fermées.Cedernierestalorschefd'état-major adjoint. Je n'ai jamais su quels secrets ils échangent lors de leursconciliabulesentêteàtête.

Au printemps 1996,BernardCoquart rejoint laDGSE et est affecté enqualité de sélectionneur desmessages et des constructions techniques (lemotofficiel désignant les écoutes) pour les autorités et chefs de bureau de l'état-major.Iltravailledoncauxordresdudirecteurdurenseignement,desonadjoint,du chef d'état-major, de son adjoint, du chef duBureau analyse et de celui enchargedelarechercheparmoyenshumains,c'est-à-diremoi-même.

J'apprendrai plus tard que Coquart connaît particulièrement bien legénéralCharrois,lepatronduGIC,dontlenomseralargementcitédansl'affairedes écoutes de l'Élysée. À n'en pas douter, son intervention et le combat dePatrickPerrichonpourlerécupéreràlaDGSEluiontpermisd'intégrerlaBoîtedans un poste sensible, mais relativement médiocre au regard du nombre dephotocopiesqu'ilestchargédefairetoutaulongdelajournée.Sonrôleestdesélectionnerunedizainedemessagesouinterceptionstouteslestroisheures.Ilne peut se livrer qu'à un survol rapide de ces documents tant la masse estimportante et n'a évidemment aucunemission de contrôle sur les activités desmembresduService,contrairementàcequiapuêtredit.

Patrick Perrichon, pour luimettre du baume au cœur et flatter son egosurdéveloppé, l'a baptisé chef de bureau, le dotant d'une voiture de service luipermettant de rejoindre son domicile dans la banlieue ouest deParis, dans lesYvelines.

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LesincontournablesPasquaetMarchianiBernardCoquartfaisaitbiensontravail.J'étaissonnotateur.Grâceàmoi,

ilapuobtenirdebonnesappréciations,à lahauteurdesa tâcheplutôt ingrate.Pourtant,jen'appréciaisguèresamanièredeseprendreausérieux.Ilselajouait,pour parler de manière triviale. Je n'ai jamais imaginé qu'il se livrait à desenquêtesparticulièressurlefonctionnementduServicecommeill'assureradansle fameuxmémorandumdu 25 juillet 2002 remis au général PhilippeRondot,alors conseiller pour le renseignement et les opérations spéciales auprès duministredelaDéfense.Rondot,dansunenote118audirecteurdecabinetciviletmilitaireduministèredelaDéfense,valideralesproposdeCoquartsansaucunespritcritique.Ilémettramêmedesdoutessurlesérieuxdel'enquêteinternedelaDGSElancéesuiteauxpremièresdéclarationsdenotrecapitainedélateurenmai2001,quiluiavaientvaluunelégèresanctiondisciplinaire(dixjoursd'arrêtavecsursis)pourallégationsmensongères.Sesactionsetlesdéclarationsnuirontfortement à la Boîte ; pas seulement à la haute hiérarchie, mais à l'ambiancegénéraledelaDGSE.

BernardCoquart,pendantsonséjourdedeuxansàl'état-majoretmêmedanssonaffectationfutureauSecteurAsie-Amériques,n'aaucuneconnaissancedu contexte politique. Je ne prendrai qu'un exemple : l'Angolagate. Rien desurprenant qu'un service de renseignement dont la mission est de travailler àl'étranger s'intéresse à l'Angola et aux livraisons d'armes alimentant cet Étatpétrolier,d'autantplusqueleServicesoutientl'Unita,lemouvementenrébellioncontre le pouvoir central du président José Dos Santos, et son chef JonasSavimbi119, suivantencela lesdirectivesgouvernementales. Ilest,en l'espèce,impossible de ne pas tomber sur les noms de Charles Pasqua, ministre del'Intérieur entre 1993 et 1995, ou de Jean-Charles Marchiani, son prochecollaborateur,nommépréfetduVaràlamêmeépoque.Coquartaeneffetpuliredes comptes rendus d'écoutes téléphoniques dans lesquelles apparaissaient cesderniers.L'enquêtedelaDGSEneportaitpassureux,mêmesiPasquacommeMarchianiseretrouverontaubancdesaccuséslorsduprocèsquisedérouleraen2009àParis,maissurlesintermédiairesétrangersayantorganiséleslivraisonsdematérielsdeguerre.

Dans sonmémorandum,BernardCoquart assure du contraire, accusantGilbertFlam,chefdubureaudesaffairesprotégées,demenerdesinvestigationssur l'ancien ministre et son collaborateur, et je serais selon lui son complice.Maisilsembleignorerquis'occupedequoi.Toutn'estpasduressortdeGilbert

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Flam,aucontraire.Pourreprendrel'exempledel'Angolagate,l'affaireestsuivieparBrunoB., que le directeur du renseignement surnomme «Gnangnan » enraison d'un léger défaut de prononciation. Bruno B. appartient au Secteurdéfense, spécialisé dans les contrats d'armement. Il représente le Service à laCommission interministérielle d'étude des exportations de matériel de guerre.MichelLacarrière le reçoit régulièrement.BernardCoquart l'ignore, le généralRondotaussi.

Lerésultat,c'estquejeseraiaccuséd'êtrehommedegauche,unecréaturede Cousseran à écarter de toute responsabilité, un dangereux personnageincontrôlable. Heureusement, l'affaire se calmera. Il n'empêche que j'ai étéblessé.Enrevanche,Coquartaeulebongoût,oulasubtilité,dedédouanerdanssescourriersMichelLacarrière,ledirecteurdurenseignement,etAndréLeMer,devenu son adjoint. Il a omis, bien sûr, le nom de son protecteur, PatrickPerrichon.

MembredesréseauxFoccartNotre zélé capitaine est pleinement politisé.Le3 juillet 2003, il écrit à

l'ancienministreBernardPons,trèsprochedeJacquesChirac.«…Ceuxquimeconnaissent saventmon attachement aumouvement gaulliste, ne serait-ce queparce que j'ai eu le privilège d'être présenté, il y a quelques années de cela, àM.JacquesFoccartetdelerencontrerplusieursfois120…»Inutiledeselancerdansunlongcommentaire,BernardCoquartavouequ'ilestmembredesréseauxFoccart,puissantspendantdetrèsnombreusesannées,notammentenAfriqueetayantplacédeshommesdeconfianceauseinduSDECEd'abord,de laDGSEensuite. À l'époque et même avant d'avoir connaissance des lettres et dumémorandum de Coquart, je pensais que cette époque était révolue. Cecapitaine,devenupetitemaindedifférentesofficinesprivéesaprèsavoirquittél'armée121,s'attaquenonseulementàGilbertFlam,maiségalementaudirecteurgénéral, Jean-Claude Cousseran, de sensibilité de gauche, et au généralDominiqueChamptiaux,lenumérodeuxdelaMaison.Ilignoraitquecedernierétaitprotégéparlatrèshautehiérarchiemilitaire,notammentlechefd'état-majordes armées, Henri Bentégeat. À la DGSE, il est plus facile de changer dedirecteurgénéralqued'écarterunhommedusérailmilitaire.

L'affaireCoquart, par ses dénonciations, a facilité le développement del'affaire du compte japonais de JacquesChirac au sein de laDGSE.LaBoîte,sous l'impulsion du directeur général et de ses hommes liges, tous de gauche,

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ferait la chasse aux politiques qui ne sont pas de son bord. Voilà ce que faitsavoir le capitaine humilié, qui n'avait pas été nommé en poste extérieur pourraisons psychologiques. Son témoignage pèsera lourd auprès de l'Élysée,trouvant grâce auprès d'oreilles attentives. Mais l'enquête sur l'existence d'uncompte japonaisdétenupar l'ancienprésidentde laRépubliqueestpasséeà latrappe, sapée par lamanipulationCoquart. Ce fameux compte, je ne sais pas,personnenesaits'ilexisteouaexisté.Desoncôté,JacquesChiracdémentcetterumeur, même si les investigations des journalistes Nicolas Beau et OlivierToscersemblentpertinentes.Maisnoustouchonslààuneautreaffaire.Etsi lecapitaine Coquart n'était peut-être qu'une pièce dans un dispositif pluscomplexe…

111DAS,quidépendduministèredelaDéfense.112Il s'agit dumême Jean-LouisGergorin, bras droit de Jean-LucLagardère, vice-président d'EADS, apparu dans l'affaire des

listings bancaires trafiqués de Clearstream. Gergorin explique aujourd'hui n'avoir rencontré qu'une seule fois Gilbert Flam. Lirechapitre13.

113GilbertFlamaalorsréintégrélamagistratureenétantnommévice-procureurdelaRépubliquedeParis.114Renvoyéchezlui,AlainChouetconserveranéanmoinssontraitementjusqu'àsaretraite,enoctobre2008.115AinsiJacquesIsnard,«Incompatibilitéd'humeurentrelesdeuxtêtesdelaDGSE»,LeMonde,27avril2002.116Lirechapitre16.117NicolasBeauetOlivierToscer,éditionsLesArènes.118NoteN°305/DEF/CROSdu25juillet2002.119Lamortdecedernier,le22février2002,mettrauntermeàlaguerrecivilequiensanglantaitl'Angoladepuis25ans.120ExtraitdelalettreadresséeàBernardPons.121Lesautoritésmilitairesl'ontpousséàquitterl'institutionaprèsunerixeterminéesurletrottoir.Ilseraramenéàlaraisonpar

AlainJuillet,alorshautresponsablepourl'intelligenceéconomiqueetanciendirecteurdurenseignementdelaDGSE.

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19.QuandlavoixdeBenLadensèmeladiscordeàlaDGSE

10 novembre 2002. L'air est frais sans être froid, une belle journéed'automne.LeServicetechniqued'appui(leSTA)estenébullition.LedirecteurgénéraldelaDGSE,PierreBrochand,doitenfin,aprèsavoirremisplusieursfoissavisite,sedéplacerdansnoslocaux.Eninterne,celacristalliselesrapportsdepouvoir. Le directeur technique, le général Mathian, a cédé sa place à sonadjoint,PascalFaure,dansl'aréopagequiaccompagnelepatron.Lepersonnelentire des conclusions, un peu hâtives peut-être, mais sûrement pas dénuées defondement.Ledirecteurtechniquenesouhaitepassoutenirparsaprésencesonsubordonné, moi en l'occurrence, il préfère le laisser seul face au DG. Il saitparfaitementquesonadjointn'interviendrapas,illuiapromissaplacedoncilneferapasdezèle.LegénéralMathianneveutpas répondreàdesquestionsquipourraient être embarrassantes, montrant notamment le peu d'intérêt qu'ilaccordeausoutientechnique,uneactivitépourtantfortutileàlaBoîte.Qu'onenjuge : ilcouvre l'ensembledes implantationsde laDGSE,enFrancecommeàl'étranger, et apporte aussi un apport important à la recherche opérationnelle,qu'ils'agissedemoyensradiooudeconsolesinformatiques,d'antennes,commeàlarechercheparmoyenshumains:lesdispositifsemployéssontparexemplelesbalisesArgos,quiontservidansl'opérationTalemic122contrel'immigrationclandestine, les enregistreurs sous support, camouflés dans une sacoche pourgarderenmémoireleséchangesavecunhonorablecorrespondantouunagentdela Direction du renseignement, les appareils photo dans un cartable quipermettentdedisposerduportraitdel'interlocuteur,parexemple.

Mathian se moque de toute cette logistique technique, pourtantfondamentaledansunservicederenseignements.Ilpréfèreéviterd'êtremisdansl'embarrasd'autantplusque,quelquesannéesavantmoi, ilavaitcommandéce

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servicesansvraimentbrillerparlessoutiensapportésàsestroupes.Legénéralcraint également toute question sur la relative lenteur des développements destransmissionsclandestinestrèsutiliséessurleterrain,notammentàl'étranger,etqui permettent de rester en contact avec la Boîte sans être identifié commemembre de la DGSE ou même comme ressortissant français ; descommunications invisibles. Il ne tient pas à expliquer que la technologiemoderne est tellement sophistiquée qu'il faut des mois pour détourner lesmatérielsde leurusagecourant. Ilvitmal lesattaquescontresonpetitchâteaufort.

Pourlegénéral,leSTA,onlevoit,n'estpassonunitédepointe;ilpréfèredebeaucoupcellequis'occupedesinterceptionsélectromagnétiques,c'est-à-direles écoutes, secteur à ses yeux beaucoup plus porteur pour sa carrière.Néanmoins, la visite a fait l'objet d'une préparation de plusieurs jours. Il nefallait pas tout montrer, tant s'en faut, mais plutôt présenter le meilleur duservice.Objectifnuméroun:éviterqueleDGsoitamenéàposerdesquestions« indiscrètes » qui auraient pu le conduire à réviser son jugement sur le bonusagedelaDirectiontechnique.LegénéralChamptiaux,directeurdecabinetetvéritablenumérodeuxdePierreBrochand,m'abriefé laveille,notammentsurunpoint.

— Siramy, il est hors de question que le DG voie le studio. Vous vousdébrouillezcommevousvoulez,maiscommej'ail'intentiondelesupprimer,jeneveuxpasqu'ilposedesquestionssursonutilité.

—Mais pourquoi le supprimer, il est très utile pour les enregistrements,pourévaluerlacrédibilitéd'unecassetteaudioouvidéo…

—Ahoui…,merépond-ild'unevoixteintéedemépris.Deschoixfinancierscontestables

AutondeChamptiaux,j'aicomprisquelaconversationétaitfinie.Maisjeregrette l'ordredugénéral.LestudioduSTAestunevéritablerégie,commedansunechaînedetélévision.Desécranscouvrentlesmurs,desmagnétoscopeset autres enregistreurs ou égaliseurs de sons et de bruits s'entassent sur destables. Dans cette pièce, il est possible de visualiser ou d'écouter autant decassettes qu'on veut, de faire des montages ou de déterminer, grâce à desmachinesplussophistiquées,ceuxquiauraientpuêtrefaitsavantdiffusion.Dansle contexte d'une société hyper médiatisée, ce dispositif est particulièrementadapté au renseignement moderne et que le haut commandement veuille s'endébarrassersansautreformedeprocèsmechiffonne.Laplus-valueapportéeparcettecellule,quijoueégalementunrôleimportantdanslachaînescientifiquedelareconnaissancevocale,estconsidérable,etvoilàdesresponsablesdelaDGSE

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quipréfèrents'asseoirdessus.L'idée est peut-être, en cette période d'économies qui sévit dans la

fonctionpublique,deconcentrerlebudgetsurlarénovationdelasectionchargéede la diffusiondes chaînes de télévision internationales, afin de permettre auxrédacteursde suivre les actualitésdupaysdont ils sont spécialistes. Il est vraique le besoin est là et que la reconstruction du local comme des antennesparaboliquesetducâblagedansl'ensembledesbâtimentsneseraitpasunluxe.Onpeutquandmêmes'étonnerdecechoixfinancier,sic'estbiencelui-là,quandon voit le nombre de voitures « haut de gamme » qui composent le poolautomobilede laDGSE.Les investissementsnécessairespour la réhabilitationde la section TV sont, certes, sans commune mesure et bien plus onéreux,néanmoinsdeséconomiespeuventêtrefaitessansaltérerlarecherchetechnique.On a une fâcheuse habitude en l'espèce : attendre que les Américains nousdonnent la réponse à nos questions, notamment dans le domaine de lareconnaissancevocale.Finalement,leschefsfontplusconfianceàcepartenaireprivilégiéqu'àleurspropreséquipes.Jenepartagepascepointdevue,mêmes'ilne faut pas négliger l'apport de la CIA et des autres organismes de lacommunautéaméricainedu renseignement,correspondantspuissants, tellementpuissants qu'ils peuvent nous induire en erreur comme ils ont tentéde le faireavecleursphotossatellitesdel'Irak123.

VisitetrèsexpressLa visite doit avoir lieu à 14 heures précises. Je m'en souviens

parfaitement parce que l'horaire perturbait ma méthode de travail, celle quej'avaismiseenœuvredepuismaprisedecommandementauSTA.J'aitoujourstrouvéagaçantcettementalitédepetitschefs–etj'enaiconnu…–quiarriventà8heuresdumatin,avantleurstroupesquicommencentuneheureplustard.Dèsleurarrivée,ilsleursautentdessuspourdemandertelouteléclaircissementsurdes messages tombés pendant la nuit. Bien entendu, le personnel n'en a pasencoreprisconnaissanceetnepeutquerépondredemanièreévasive.Cespetitschefs refont lemêmecinéma juste après ledéjeuner. J'ai toujours le sentimentqu'ils cherchent àmettremal à l'aise leur personnel.Une drôle demanière des'imposer.Quant àmoi, à cette époque, je commencema journée de travail à10heures,jeleconfessesansrougir,etsuissûrd'obtenirdesréponsesdétailléesàmesquestions. Je faisdemêmeàmidi, travaillantaucalme jusqu'à14h30,heureà laquelle jevaisdéjeuner,à l'extérieur toujours, lacafétéria fermantses

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portes à l'heure réglementaire de reprise des activités. Ma table favorite : lePouilly-Reuilly, au Pré-Saint-Gervais, où quelques personnalités politiques depremier plan, toutes de gauche, viennent savourer une bonne cuisine debrasserie.Jevaistoujoursdanslasalledufond.Aurestaurant,jesuistranquille,jepeuxtravailleràl'organisationdemonservice,auxnotationsdescadres,àlalecturededossiersportantsurdespropositionsdeprojetstechniques,notammentdansledomainedestransmissionsclandestines,impossiblesàintercepter.Jemesensbiendansmacantine,oùlapatronnesertdesrepasdequalitéetmelaisseunepaixroyale.Jeretourneauservicevers15h30etjusqu'à17h30,voireplustard,jetravailleavecmeséquipes.À19heures,jeréunismonpetitétat-major,nous faisons le tour des affaires en cours, des problèmes de carrière et demutation.À20 heures,mevoilà enfin seul.Le bâtiment s'est totalement vidé,seulmonchauffeur,Gérard,m'attendetm'attendra jusqu'à22heures,plus tardsouvent.Jen'aipasl'impressiondevolermesémoluments.

Alorscommencerlavisitedirectorialeà14heuresn'estpasdemongoût,d'autant plus que j'apprends le matin même un changement dans l'agenda dudirecteurgénéral.IlnepourrapasvisiternosimplantationsàNoisy-le-Sec,làoùsetrouvejustementleDépartementdestechniquesspéciales,pourtantmajeur.Iln'aurapas le tempsnonplusdevisiter leSecteur chimie, celui qui réalisedesexpertises, notamment enouvrant avec soindes lettresqu'il referme tout aussisoigneusement avant de les remettre dans le circuit postal, ou encore enrecherchant les composants d'emballage rendant indétectables tout matérielélectroniqueminiaturisé.PierreBrochandneverrapasnonplusleDépartementsoutientechniqueetencoremoinslafilièrepapier,premièreentitédefabricationdesfaussesidentités.IlenestdemêmedusitedesAlluets,troploin.Ilyauraitpourtant découvert un laboratoire spécialisé dans l'étude des ondesélectromagnétiqueset lacellulechargéedelasurveillancedesbalisesArgos.IlaurafinalementjusteletempsdevisiterleDépartementimagerie,autantlapartieanalyse des images satellitaires que la partie vidéo, mais seulement celle qui«offre»leschaînesdetélévisionauxdifférentesdirections.Àn'enpasdouter,ledirecteurdecabinetetledirecteurtechniquel'ontbienbriefé.Onnemontrepascequipourraitfâcheroudonnerdemauvaisesidées,notammentsi leDGveutoptimiser son dispositif et s'attaquer à une vraie réforme de la Directiontechnique.

Les départements et secteurs écartés de la visite sont choqués, tant ilsavaientappréciélagrandeinspectionduprédécesseurdeBrochand,Jean-ClaudeCousseran.Ilsétaientfiersdemontrerleursavoir-faire.

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Ledébutdelavisitecommencedanslessallesd'interprétationdesimagessatellitaires.

—Mesrespects,monsieurledirecteurgénéral.—Bonjour.J'ailesentimentqu'ilnemevoitmêmepasetal'œilrivésurlatapisserie

orangée dumur, derrièremoi. Les interprétateurs lui montrent leur habileté àfaire parler des scènes satellitaires. Il s'énerve un peu parce que les imagesprennent du temps à se charger sur les écrans d'ordinateurs. Son temps estcompté.Ilditquelquesbanalités.

—C'estintéressant.—Ladéfinitionestdequelquesmètres,préciseunsous-officier,fierde

sonoutil.—Oui,oui,c'estbien…Champtiaux,oùallons-nousmaintenant?—Nousallonsvoirlasectionvidéo,c'estdansl'autrebâtiment.—Bon,allons-y…Mercidevotreprésentation,dit-ilàlacantonade.On a vraiment le sentiment que ces visites l'ennuient.Elles l'obligent à

sortirdesonconfortablebureau, son«Château».Brochandestunhommededossiers. Sa petite cour le suit. Je dois plutôt dire que c'est son directeur decabinetquiouvrelamarche.JedoutequeleDGsacheoùsetrouventleslocauxquiluidiffusentpourtantetentreautresleschaînesdesportdontilraffole.Cecinel'empêchepasd'êtreungrostravailleuretundévoreurdepapiers.

IdentifierlavoixdeBenLadenNous traversons une petite cour et montons les deux étages qui nous

séparentdelasectionaudio.Ladélégationadéjàduretard,maislaportedelarégieaudiovidéorestebienfermée,commeconvenu.LeresponsabledelapetiteentitéTVprésentelesbaiesinformatiques, lespetitesdiodesquiclignotent, lescâbles reliés aux antennes qui dominent la caserne des Tourelles. PierreBrochandprêteuneattentiondiscrèteàl'exposé.Aufondcequiluiimporte,c'estqueçamarche. Iln'apasun intérêtparticulierpour les femmeset leshommesqu'ilcommande. Ilécourte lavisiteet se retrouveendeuxpasdans lecouloir.Manquedechance,laportedelarégies'ouvreàcemoment,unemployéayantune envie pressante à satisfaire. Ce besoin naturel va changer le cours deschoses.IlsalueleDGetseprécipiteverslestoilettes.PierreBrochandsedirigeévidemment vers cette pièce, juste éclairée par la lumière des écrans destéléviseurs.Deuxofficiersmarinierssontlà,plantés,figés.Lavenuedudirecteur

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généraln'estpasprévue,jelesaiprévenus,bienentendu.—Monsieur,cebureauappartientàvotreservice?Lavoixestàpeineaimable.Jesuissûrqu'ilalesentimentquej'aivoulu

luicacherquelquechose.—Monsieurledirecteurgénéral,c'estunstudioaudioetvidéo.—Oui,jevoisbienetalorsçasertàquoi?— À filmer toutes les grandes manifestations de la DGSE, les prises

d'armesparexempleoulesremisesdedécoration.—C'esttout?Letonestsuspicieux.L'officier marinier le plus ancien, le responsable du groupe, se met à

prendrelaparole.—Onexamineaussi lesvidéos truquéesetonfait lespremiers testsde

reconnaissancevocale,monsieurledirecteurgénéral.— Alors vous êtes en train d'analyser le dernier communiqué de Ben

Ladenquivientd'êtrediffusésurAlJazeera?Etpourtantcen'estpaslecas…Notreservicen'amêmepasétéchargéde

tenterdedécrypterlederniermessageattribuéàOussamaBenLaden.Pourtantlesattentatsdu11septembredatentdequatorzemoisseulement.Unhommeseprésentantsoussonidentitévienttoutjusted'avertirdansunbulletintransmisàlatélévisiond'informationduQatarquelesalliésdesÉtats-Unisserontlaciblede nouveaux attentats s'ils continuent à soutenir « le gang des bouchers dela Maison-Blanche ». « Tout comme vous tuez, vous serez tués », a-t-ilnotammentassuréencitant«laGrande-Bretagne,laFrance,l'Italie,leCanada,l'Allemagne et l'Australie ». La nouvelle apparitionmédiatique deBen Ladenintervient après les attaques àBali (contre une discothèque), auKoweït (deuxsoldats américains tués), auYémen (contre le pétrolierLimburg), en Jordanie(assassinat d'un diplomate américain), en Tunisie (contre la synagogue deDjerba) ainsi que la prise d'otages menée par un commando tchétchène àMoscou.Dansnombrede services de renseignements dumondeoccidental, etmêmeailleurs,onalancélatraqueauterroristeetàsesaffidés.

L'ordredePierreBrochandJe reprends la parole et interromps un peu brutalement la conversation.

J'attends déjà une réaction du DT adjoint, voire son secours devant cettesituation qui allait devenir délicate. J'explique au DG que la Direction durenseignement ne m'a pas sollicité et que la Direction technique n'est qu'un

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simple prestataire de service. Bien évidemment ma réponse ne plaît pas aupatron,malheureusement elle est dans ladroite lignedesdirectivesdugénéralMathian. Pour une fois, j'ai suivi « la ligne » et, une fois de plus, je ne suissoutenuparpersonne.

Pierre Brochand se tourne vers moi et, d'une voix loin d'être affable,m'intimel'ordredemelancerdans l'examende lavoixdeBenLadenetde luifournirunefichepourlelendemainmatin.Mêmesila«conversation»estaigre-douce, je suis ravi de cette demande. Mon service a engrangé une solideconnaissancedansledomainedelareconnaissancevocale,notammentgrâceauxtravauxdeThierryL.quiadéveloppédesapplicationsdessériesdeFouriertoutàfaitadaptéesàlavoixetàsonidentification.IlaquittélaDGSEdepuismoinsd'un an pour rejoindre une société israélienne. Il faut dire qu'Israël apprécieparticulièrement nos activités dans cette discipline et nous prête des cassettesaudio pour reconnaître leurs ennemis palestiniens. Des faits que j'expose audirecteur général, mais ce dernier m'écoute sans approuver. La visite estterminée.PierreBrochand,accompagnédesonpetitcénacle, retourneverssonbureau.Deloin,j'entendssonnumérodeuxetl'adjointdudirecteurtechniqueluiexpliquantquenousnesommespasaussibonsqueçadanscetexercice.

Ilest16heuresetjemeprécipiteversmonproprebureau.Ilfautquejerassemble quelques ingénieurs spécialistes du signal électronique et des filtresvocauxainsiqu'unarabisantdetrèsbonniveauafinqu'ildistinguelespassageslesplussignificatifs,ayantdéjàétéemployésdansdesdiscoursdeBenLaden.Jen'ai pasbesoindeprévenir l'équipe audio. Ils étaient présents et savent à quois'attendre. Les travaux se passent à Noisy, là où se trouvent les machines etautresoscilloscopes.

Une heure après la fin de la visite débarque Pascal Faure, l'adjoint dudirecteur technique, qui m'exprime en des termes peu amènes que le généralMathian s'est déplacé chez leDGpour lui expliquerquenousne sommespascapables de réaliser le travail demandé. On croit rêver. Vexé par une tellemauvaisefoi,jeproposeàcepolytechniciendem'accompagnersurplacepourserendrecompteparlui-même.Ilaccepte.Onprendmavoitureetnousvoilàpartisvers le plateau technique du Fort deNoisy-le-Sec.Un quart d'heure de route,pendantlequelpasunmotn'estéchangé.Atmosphèreglaciale.

Onprésentenosbadgesd'accès.OnarriveaupieddubâtimentqueFauren'a encore jamais visité et grimpons les étages pour arriver dans la salled'expérimentation.Cinqingénieurs tousplusdiplômés lesunsque lesautresetdeux techniciens brillants s'activent au côté de Jean-François, notre meilleur

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arabisant.Jeleurserrelamain,PascalFaureleurditbonjourunpeufraîchement.Ilsontdéjàrepérédesphrasestypes,quideviennentdescourbessurlesécransdesmachines. Des chiffres s'affichent. L'adjoint du directeur technique est unpeuépoustouflédelamaîtrisedel'équipeetdesonardeurautravail.Walter,unpolytechnicien lui aussi, dirige son petit monde et explique la méthodeemployée.Notre visiteur semble convaincu, voire sur le point de regretter lestermescritiquesqu'ilavaiteusdevantleDG.

—Pourarriveràunrésultat,ilvousfautcombiendetemps?—Plusieursheures,maislaficheseraprêtepourdemainmatin,mêmes'il

nousfautlanuit.Toutlemondeatéléphonéchezlui.Ilnefaudrapaslesattendrepourle

dîner.Aprèsavoirsalué l'équipeet lesavoir remerciés, je ramèneFaureàson

bureaucaserneMortier.Ilestétonnédenosconnaissancesdansledomainedelareconnaissance vocale. Malheureusement, je ne sais pas s'il va chercher àconvaincre le directeur technique qui, de toute façon, restera campé sur sespositions. Quant à moi, je sais que la nuit va être longue. Mon assistante,toujoursattentive,m'apréparéunboncaféquim'aideraàtenirlecoup.Jeréalisequejen'aipasdéjeunéàcausedecettevisite,maisj'aimetroplerenseignementpour considérer ce ratage culinaire comme majeur. Je m'attaque aux dossierslaissésenplan.

À90%,c'estbienBenLadenÀ22heures,me revoilàauprèsde l'équipequiœuvre toujoursàNoisy.

Lestravauxavancent.Ilfautencoreattendrepouravoirunecertitude.Unécranmontre les courbes issues des voix qui s'empilent les unes sur les autres. Lesbruits de fond ont été effacés. La voix d'Oussama Ben Laden enregistréerécemmentet lorsde sespremières interventions se retrouveà l'étatpur ; seulproblème,lesprisesdesonnesontpaslesmêmesetgênentlareconnaissance.J'explique aux ingénieurs comment je vois la rédaction de la fiche qui doitexposer en termes simples l'approche scientifique et souligne l'importance d'ymettre des photos des courbes choisies sur des noms sélectionnés, Allah parexemple. Je leur dis que je les attendrai àmon domicile, désormais situé toutprèsdelaCentrale,quandilsaurontfini.Nousfinaliseronslanoteensemble.

À4heures,enpleinenuit,lasonnetterésonnedansl'appartementetfaitaboyerlechien.L'équipeestlà,aucomplet.Caféenmain,attablésdanslesalon,

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ilsmemontrentlerésultatdeleuranalyse.À90%c'estlavoixdeBenLaden.Ils préfèrent nepas seprononcer pourune certitudede100%en raisonde ladifférence d'enregistrement entre la référence et le discours analysé. Noustombons d'accord sur ce principe. J'ajoute ma petite touche personnelle à larédactiondelanote.Jenelesgardepaspluslongtemps,décidantque,pourunefois,jeseraidansmonbureauà8heuresafindefairemettreenformelafiche.PierreBrochandaurasanoteuneheureplustardetserasurpris,j'ensuiscertain,delaqualitédutravail.

J'apprends dans la matinée que notre travail est parti vers les quatregrands destinataires, l'Élysée,Matignon, lesAffaires étrangères et laDéfense.Pasunmotdefélicitations.Tantpis.Unefoisdeplus,ons'enpassera.

L'après-midi,jepassedirebonjouràlasecrétairedudirecteurtechnique,dont le bureau reste souvent ouvert. Sur une table repose notre fameuse notebarréed'ungrandpost-itsurlequellegénéralMathianaécrit:«l'escroquerieduSTA ». Une fois de plus, il met en cause la capacité des ingénieurs et destechniciens de mon service. Bien évidemment, je tairai cette remarque peuobligeantedevant le travail fourni.Plus tardonm'annonceraque leSecteurdeluttecontreleterrorismeduServiceavaitécritqueBenLadenétaitmortavantce dernier communiqué. Voilà qui fait désordre et montre que la Directiontechnique n'est pas seulement un prestataire de service dédié aux autresdirectionsdelaDGSE.

Le lendemain, dans les brèves d'un grand hebdomadaire, on pourra lirequelesAméricainsontidentifiélavoixducommuniquédiffuséquelquesjoursplustôtsurAlJazeera,lachaîneqatarie,commeétantbiencelledeBenLaden.Surnous,silence!

122Lirechapitre17.123Lirechapitre20.

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20.Irak:unprécieuxdossierdephotossatellitaires

Endépitduchocdu11septembre,quivoitlemondeentiers'unirauxcôtésdes États-Unis, frappés par le terrorisme, le refus de la France de s'engagerderrière Washington dans un nouveau bourbier irakien passe par la DGSE.Certes,JacquesChirac,alorsprésidentdelaRépublique,n'apasfermélaporteauxdesideratadeGeorgeW.Bush,quisouhaiteentraînerlesNationsuniesdanssaguerrecontreSaddamHussein.Maisilsouhaite,etobtient,uncadrestrictquipasse par le vote d'une nouvelle résolution du Conseil de sécurité en cas derecoursàlaforce.LesÉtats-Unissepréparentàyallerseuls:ledialogueParis-Washington tourne au vinaigre, s'interrompt même. « Depuis le début,l'antiaméricain,danscetteaffaire,c'estChirac,confieundiplomatefrançaiscitédansLeMonde. Il n'a jamais voulu entendre parler de cette guerre124. »Et lequotidiend'analyser:«AuQuaid'Orsay,lalignedeconfrontationadoptéeparlechefdel'Étatmetmalàl'aiselespartisansdudialogueatlantique.»Finalement,laFrancenes'impliquerapasenIrak.

Le secrétaire d'État américain Colin Powell, dans sa dernière tournéeeuropéenne avant le bras de fer final, tente de convaincre Paris que Saddamserait,selonWashington,surlepointdedisposerd'armesdedestructionmassiveetplusparticulièrementdel'armenucléaire.Cettesituationrécurrenteaufildesannées est bien évidemment contraire à la stabilité de la région comme auxintérêts israéliens, amis indéfectibles des États-Unis. Surtout, dans la guerrecontre les « États qui patronnent le terrorisme125 », nouvelles cibles deBush,l'Irak figure désormais au sommet de la liste. Dans la tournée des capitaleseuropéennes qu'il entreprend, Powell présente à ses interlocuteurs des photosprises par satellites et montrant visiblement l'avancée prodigieuse des travauxd'infrastructure irakiens, laissant penser que l'Irak dispose déjà de l'arme

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atomique.ChercherlesphotossatellitesàlaDRM

La DGSE, bien évidemment, s'intéresse à la zone. Le Secteur mondearabe,SR/A,etleSecteurcontreprolifération,SR/DEF,s'activent,c'estlemoinsqu'on puisse dire. Ce dernier secteur demande régulièrement des clichéssatellitairesauServicetechniqued'appui,quidisposeduDépartementimagerie.Unecentained'hommesetde femmes,des ingénieursetunemajoritédesous-officiers et de catégorie B126, tous spécialisés en informatique ou enreconnaissanced'images,voireengéographie,ontenchargel'analysedesscènessatellitaires.À ladifférencedesautresentitésdemonservice, ilssont installésdans la caserne des Tourelles, au plus près des secteurs géographiques trèsdemandeursenimages.LeursbureauxsontidentiquesàceuxdelaDirectiondurenseignement, mais à la place des armoires fortes, ce sont d'immenses baiesinformatiques. Sur les tables trônent des écrans grand format, permettant demieuxvisualiserlesdétailsetd'obtenirlescoordonnéesgéographiquesdeszonesétudiées. Je n'aime guère leur chef, un lieutenant-colonel, intelligent audemeurant, mais pas franc du collier ; il donne l'impression de toujoursdemander l'avis à sa cravate et se serait livré à quelques malversationsfinancièresàl'extérieurduService.Ilavaitétécondamnépourcela.Ledirecteurdecabinetdudirecteurgénéral,DominiqueChamptiaux,peudetempsavantmaprise de fonction,m'avait proposé de le virer purement et simplement, suite àcette affaire. J'avais refusé : l'homme est un bon professionnel. Quant auxaffairesprivées,ellesnedoiventpasprendrelepassurlemétier.Mêmedanslesservicessecrets.Cefameuxlieutenant-colonelneserapasamenéàjouerunrôleclef dans l'affaire irakienne. Ce sera son adjoint, Jean-Pierre G., qui leremplaceraencesmomentscruciaux.Avecsonéquipe,ilferadesmiracles.

Le système de reconnaissance satellitaire des services secrets estparfaitement rodé et efficient,même s'il se révèlemoins précis que celui dontdisposentlesAméricains.Enoutre,ilsouffred'unproblèmelogistiquegrave.Eneffet, les images des satellites Helios 1 A et 1 B arrivent sur une paraboleinstalléesur le sitede laDirectiondu renseignementmilitaire (DRM),àCreil,dans l'Oise. Le STA va y chercher ses photos avec une vieille 4L Renaultpoussive.Lesdélaisdetransportnuisentgrandementàl'évaluationetàl'analyse,mais, à l'époque, personne ne croit au bien-fondé de la mise en place d'uneantenneàlaCentraleetplusparticulièrementàNoisy,quidisposepourtantdelaplacesuffisante.

Encesjoursoùl'ÉlyséeetleministèredesAffairesétrangères,emmené

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par Dominique de Villepin, un proche parmi les proches de Jacques Chirac,s'activentsurlascèneinternationale,jesuisinquiet.Ladated'arrivéeàParisdeColin Powell se rapproche. Aucune demande urgente n'a curieusement étéformuléeàl'Imagerie.LesecteurSR/DEFdonnelesentimentderesterl'armeaupied.LaDGSEdoit-elledemeureràl'écartdecequisetrameenhautlieuentrelaFranceetlesÉtats-Unis?Jedécided'appelerlechefdudépartement.

—Jean-Pierre,avez-vousreçuunecommandedeSR/DEFsurl'Irak?—Non, riendu tout,maisnousn'avonspasd'initiativeàprendre.Vous

savez,monsieur,noussommesdesprestatairesdeservice,commeditledirecteurtechnique.IlfautattendrelacommandedelaDirectiondurenseignement.

—Ouimaisjenesuispasconvaincu.Jen'aijamaisappréciécettepositiond'attente.Cen'estpasparcequ'onest

simpleingénieurqu'onnesaitpaslirelejournaletsuivrel'actualité.Jenesuisjamaisd'accordavecmonchefdirect, ledirecteur technique,qui attendque lademandetombedelahautehiérarchiepourréagir.LaDirectiontechniquen'estpaslaNSAaméricaineetseplacetoujoursdansunepositiondedépendancetantvis-à-visdelaDirectiondurenseignementquedecelledesopérations.Pourquoifairecequ'onnenousdemandepas?Cettepositionalargementdégradél'imagemême de cette Direction, à laquelle j'appartiens depuis le 1er juillet 2000. LegénéralYvesMathian,officierdumatérieletfortd'unebrillantecarrièreobtenuesur le dos de ses subordonnés, manque d'audace, sauf quand il s'agit dedévalorisersescollaborateursdevantlahautedirectionduServicecommeonl'avu.Uneméthodedepouvoir?Unemanièredegérersoncarriérismepersonnel?Pascal Faure, polytechnicien de valeur et directeur technique adjoint, val'apprendre un jour à son détriment en se voyant écarté du poste de directeurtechnique : le général Mathian lui avait pourtant promis de prendre sa suite.Rassurons-nous,l'uncommel'autrepoursuivrontdesviesprofessionnellestoutàfait honorables. Pascal Faure rejoindra la haute administration et le généralmonterasapropreboîte.

AntisémitismerécurrentLesilenceestlourdauboutdufil.Jean-Pierresedoutequejenevaispas

enresterlàetmesatisfairedesaremarque.Ilestvraiquej'aitoujoursprivilégiélerenseignementplutôtquelastricteobéissanceauxrègles.Nerienfaireseraittellementplussimple.Jeraccroche,sachantque,detoutefaçon,jen'arriveraipasà le convaincre et qu'il préviendraMathian dans lesmeilleurs délais, des fois

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qu'ilpuissemecontrer.Aprèsréflexion,jemedécideàtéléphoneràl'état-majordelaDRafindesavoircequ'ilcomptefaire.J'appelleYasmineG.responsabledeladiffusionauxautoritéspolitiques.JenesaispassiYasmine,pourlaquellej'aiunecertainesympathie,apprécieramonintrusiondanssondispositif.Ilfautdirequejenesuispascertainquel'amitiéquejeluiportesoitréciproque.Lorsdeson retourauServicedans lesbagagesdeJean-ClaudeCousseran,aprèsunpassageauQuaid'OrsayoùelleavaitétéaffectéecommespécialisteduVietnampuis de l'Inde, elle m'avait, lors du cocktail donné pour l'arrivée du nouveaudirecteur général, traité d'« antisémite », ce qui m'avait mis dans une colèrenoire, moi qui ai toujours lutté contre toutes les formes de racisme et dediscrimination.

En écrivant ces mots, je me remémore une anecdote. Au début desannées 1990, je préparais l'École nationale d'administration. L'un de mesprofesseurs,PatrickSitbon,énarque,voulaitobtenirundétachementàlaDGSEpours'occuperdescomptesdelaBoîte.Ilavaitparfaitementleprofil.Biensûr,j'enavaisparléaudirecteuradjointdelaDR,AndréLeMer,lui-mêmeissudecetteprestigieuseécole.Sacandidatureavaitétéécartéepouryplacerunamiducommissariat de laMarine aumotif « queSitbon était un nom juif », commeAndré Le Mer me l'a rapporté. J'y ai vu une pointe d'humour déplacé… Cedernier,alorsdirecteuradjoint,adepuiséténommédirecteurdurenseignementetdevantl'élargissementdurecrutementaaccepté,c'estheureux,lapluralité,ycomprisauplanconfessionnel.Ainsiévoluentlesservicessecrets.

PourenreveniràYasmine,jel'appelleenymettantlesformes.—Bonjour,Yasmine.—Bonjour,Pierre,qu'est-cequit'amène?—Ilnet'apaséchappéquelesAméricainsveulentfairecroirequel'Irak

disposeraitdel'armeatomiqueou,dumoins,qu'elleseraitsurlepointdel'avoir.ColinPowellvavoirleprésidentpourl'informerquesavisiondeschosesn'estpaslaréalité,quelabombeestprête.OnpourraitfaireundossierImagepourlesquatregrands127.

—Maisnousn'avonspasdecommandeetSR/DEFn'estpastrèschaudpour se livrer à ce genre d'exercice. Ils ont peur de se tromper, sauf leurlieutenant-colonel,spécialistedansledomaine,maisquin'estpastrèsfiableenraisondesonalcoolémieavancée.

Voilàencoreunargumentpourécarter lacompétence.Jenedispasquecetofficiersupérieurestsobrecommeunchameau,maisilestbrillantdanssondomained'activité.Bon,passons.

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—Jecomprends,Yasmine,mais ilne faudraitpasqu'on tombesurunecommandededernièreminute.Jen'auraispasmoyendelagéreravecl'Imagerie.Jevaisfairefaireledossiercommesionnousl'avaitdemandé.

—Faiscommetuveux,merépond-elle,énervée.—Après tout, c'estChiracqui avoulu l'indépendancedenos satellites,

même si nous les avons fabriqués en partenariat avec l'Italie et l'Espagne. Ilserait dommage de ne pas lui montrer la qualité de notre travail et lesperformancesquisontlesnôtres.

—Pierre,tuvastemettretoutlemondeàdos.—Jem'enmoque,qu'ilspréparentlescommentairessurlesphotosqu'on

leurfournitdepuisquinzejours.Yasmine reste dubitative, pas franchement convaincue. On se salue et

nous reprenons nos activités. Je sais qu'elle ne soutiendra pas mon initiative.Aprèsplusieursappels,j'affoletoutmondispositif.Jeleurdemandederécupérerladernièresynthèse,légendéeilyaplusieursmoisparlesecteurSR/DEF,etdecompareraveclesélémentsnouveauxquenousavonsrécupérés.Leséquipesselancentdanslabagarre,conscientesdel'enjeuquej'avaistracéenquelquesmots.

Cousseranporteraledossieràl'ÉlyséeNous réalisons une note de renseignement montrant les scènes

satellitairesdeszonesmilitaires irakiennesagrémentéesdescommentairesqu'abien voulu nous donner le lieutenant-colonel peu apprécié. Nous disposonsmaintenantd'undossiercompletetplutôtbienficelé.Inutilededirequ'iln'ya,selonlesphotosprisesparnossatellites,aucunetracedecentralenucléairedignedecenom,nidelaboratoirebiologiquededestructionmassivesurlesolirakien.LesAméricainslereconnaîtronteux-mêmesparlasuite…

Maintenant, il s'agit de le « vendre» à la hiérarchie. Je fais dubattageautourdecedossierafinquelaDRsedécideà leprendreencompteetdonneson aval pour le transmettre aux autorités gouvernementales. Dans 48 heures,Colin Powell sera à Paris. Dans 48 heures, il sera trop tard. La Direction durenseignementfinitdevantmoninsistanceparsefaireuneraisonetacceptedeprésenter le document, après quelques modifications à la marge, au directeurgénéral.Ils'enemparerapourleporterlui-mêmeàl'Élysée.

Évidemmentnotreinitiativen'apas,àelleseule,empêchéquelaFranceentreenguerreavecl'Irak.Maisnousavonsparticipé,ànotremesure,àlaprisede décision par les autorités politiques. Nous n'en tirons aucune gloire,

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seulementlesentimentd'avoirdignementremplinotremission.Happéànouveauparlaroutinedesonactivité,chacundesfemmesetdes

hommesduservicevisualiseralesfrappessurBagdadautantsursesécransquesurlesvuessatellites.Ledirecteurtechniquemeregarderad'undrôled'air,ayantlesentimentque,moi,j'aimenémaguerredansmoncoin,cequin'estpaspourluiplaire.

124PatrickJarreau,CorinneLesnes,SylvieKauffmann,«ParisWashington,lesdessousd'unerupture»,LeMonde,27mars2003.125UneformuleadoptéeàWashingtonparl'équipeBush.126Gradedelafonctionpubliqueenchargedel'encadrementdepetiteséquipes.127Les quatre grands, selon le jargon de laDGSE, sont l'Élysée, le Premierministre, lesAffaires étrangères, laDéfense : les

destinatairesdesnotesetrapportslesplusimportantsdelaBoîte.

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ÉpilogueMaison secrète et riche, autant de ses importants moyens financiers et

logistiquesquedesestalentshumains,laDGSEresteuneadministration,etuneadministrationatypique.LeServicenefonctionnepassimalqueça,alorsqu'ilaurait pu être définitivement détruit par le scandale de l'opération Satanic128,plus connue sous le nom du Rainbow Warrior, du nom du navire del'organisationGreenpeace,piégépardeséquipesduServicesurordredupouvoirpolitiqueetentraînantlamortd'unphotographe,parinadvertance.

Satanic amarquéd'uneempreinte semble-t-il indélébile les rapports entrelesgouvernementssuccessifset laDGSE,placéesous tutelleduministrede laDéfense. À sa création, l'ancêtre de la Boîte avait été directement soumise àl'autorité du président du Conseil (on est à la sortie de la Seconde Guerremondiale),puisàcelleduPremierministreunefoisquelaVeRépubliqueaétéinstallée, en 1958. Cette tutelle avait un sens : elle signait le niveau deresponsabilité accordée aux hommes du renseignement et du secret, et luipermettaituneplusgrandeefficacité,unelégitimitéplusimportante,uncontrôleplusserré.Leprésidentde laRépublique,égalementchefdesArmées,avait leService sous la main, si l'on peut dire. Mais, en 1965, le pouvoir politiquel'éloigne de son centre nerveux : il est désormais placé sous la houlette duministredelaDéfense.Ques'est-ilpassé?LeServiceestmisencausedansladisparition de l'opposant marocain Mehdi Ben Barka, enlevé à Paris. Lescandale129sera telque lePremierministreMichelDebrédécideradereléguerloindeluicetteadministrationquipeutparfoiss'avérerradioactive…Quelquesannées plus tard, après le Rainbow Warrior, Charles Hernu, ministre de laDéfense, démissionnera. Il sera le seul homme politique à assumer un échecflagrantdelaDGSE.

LacraintedesefourvoyerEnFrance,eneffet,depuiscesannées-là, lechefdel'Étatrefusequesa

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responsabilité soit directement engagée pour une affaire de renseignement ; ilresteméfiantsurl'actiondesservicessecrets,àl'imagedel'ensembleoupresquede laclassepolitique ; ilcraintdesalir son imageetdese fourvoyerdansdesdossiersdontilnemaîtrisepasl'ensembledesdonnées.Qu'ils'agissed'unéchecoumêmed'uneréussite,uneopérationdelaDGSEn'estjamais–ouseulementdemanièreannexe–dénigréeousaluéeparlechefdel'État.Lesujetn'estjamaispubliquement évoqué… Le président de la République reçoit néanmoins àintervalles réguliers, le plus souvent en tête à tête, le directeur général de laDGSE. Ce dernier lui demande, verbalement, son autorisation concernant desopérationsclandestinesmajeuresquelegouvernementsouhaiteengageràl'appuidesonactiondiplomatique.Illuimontreégalementlesnoteslesplussensibles,sans lui en laisser une copie. Le cabinet du chef de l'État est égalementdestinataire,ainsiqueceluiduPremierministre,duministredelaDéfenseetdesAffairesétrangères,desnotesimportantesproduitesparlaBoîte.

Débutjanvier2010,lacomparaisonétaitflagranteaveclesÉtats-Unis,oùl'importancedesaffairesderenseignementestconsidéréecommemajeureparlesacteursdelasphèrepublique.Publiquement,leprésidentdesÉtats-Unis,BarackObama, reconnaît alorsassumer l'échecdeses servicesde renseignementsqui,huitansaprèslesattentatsdu11septembre2001,n'ontpasréussiàempêcherunjeune Nigérian de monter le 25 décembre 2009 à bord de l'avion de ligneAmsterdam-Detroit,munid'explosifs,alorsquesonproprepèreavaitalerté lesofficielsaméricainsdesadérive intégriste.Convoquésdès ledébutde janvier,les services ont été sermonnés.Mais surtout, BarackObama a pris sa part deresponsabilitéde lacatastrophequiauraitpuseproduire :«Quand lesystèmeéchoue,jesuisresponsable»,a-t-ildéclaré,renonçantàfairetomberdestêtesauseinde la communautédu renseignement.«LePrésident américaina fixédesobjectifstrèsprécispourchacundesservicesconcernésetlaisséentendrequelesresponsabilités étant désormais clairement définies, il ne serait plus possible àl'avenirdesedéfaussersur labureaucratie,sansseprononcerpourunerefontedelaconstellationdurenseignement(16agences)130…»,aécritLeMonde.

RepriseenmainDepuis son élection à l'Élysée,NicolasSarkozy a pourtant évolué dans

sonapprochedu renseignement,unmondequ'il avait il estvraidéjà approchélors de ses deux passages auministère de l'Intérieur, de 2002 à 2004 puis de2005 à 2007. Prenant les rênes de l'État, il s'est impliqué dans ce domaine

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jusque-làenjachèreetalancéuneréformedelacoordinationdesstructuresquicomposent le renseignement à la française : la Direction centrale durenseignement intérieur (DCRI) − qui dépend de l'Intérieur −, la Directiongénérale de la sécurité extérieure (DGSE), la Direction du renseignementmilitaire (DRM)et laDirectionde laprotectionetde la sécuritéde ladéfense(DPSD)−quirelèventdelaDéfense−,Tracfin−lacelluleantiblanchimentdeBercy−et laDirectionnationaledu renseignementetdesenquêtesdouanières(DNRED)quidépendelleaussiduministèredel'ÉconomieetdesFinances.Le24décembre2009,undécretasignél'actedenaissanceduConseildedéfenseetde sécurité nationale (CDSN), et de son complément spécialisé, le Conseilnational du renseignement (CNR), tous deux présidés par le chef de l'État. Àl'Élysée, dès juillet 2008, un ambassadeur avait été nommé premiercoordonnateur national du renseignement. Bernard Bajolet avait été chargé, àl'aided'unepetiteéquipe,decoordonnerl'actionetlabonnecoopérationdecesservicesqui,tropsouvent,n'agissentpasdanslemêmesens.

Enoctobre2008,NicolasSarkozyavaitnomméDGdelaDGSEl'undesesproches :ErardCorbindeMangoux,unpréfetqui futauparavantdirecteurgénéral des services du conseil général des Hauts-de-Seine et recruté ensuitedans l'équipede l'Élysée.Unenominationassimiléepar lesobservateursàune« reprise en main » politique de la Boîte. D'autant plus qu'elle s'estaccompagnée, en parallèle, de celle d'un homme tout aussi proche du chef del'ÉtatcommedirecteurdelatoutenouvelleDirectioncentraledurenseignementintérieur,laDCRI,quiafusionnélesRenseignementsGénérauxetlaDST,deuxstructuresdel'Intérieur.BernardSquarcini,préfet,règnedoncsurunservicederenseignement civil de 3 000 fonctionnaires. Son numéro deux, un policier,Patrick Calvar, a été nommé directeur du renseignement de la DGSE endécembre2009.Unesynergiequivadans lebonsens, tantellepeutpermettred'éviter les guerres de chapelles et les rivalités interminables avec les«cousins»,commeonsurnommelesfonctionnairesdel'ex-DSTauseindelaBoîte…

UnetendanceàinverserCette reprise en main et ce décloisonnement des services de

renseignementsontétésuivisaudébutde2010parl'annoncedelacréationd'uneAcadémie du renseignement. Les responsables et cadres des structures desservices civils et militaires y perfectionneront leurs connaissances et leur

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«culturegénéralesurlerenseignement,lepanoramadesmenaces,lesrèglesdusecret,l'encadrementjuridique,l'éthique,l'organisationdurenseignementetsoninsertiondanslefonctionnementdel'État131».Unemissiondepréfigurationdoitdéblayerleterrainafindefinaliserlesobjectifsetlebudgetdecette«écolepourespions».Ilfautespérerqu'unetelleinitiative,qu'ils'agiticidesaluer,permetteà la DGSE de retrouver la voie du renseignement efficace – du vrairenseignementopérationnel,plutôtquedelasimpleinformation…–etderetenirsesjeunesagents.Latendancedecesdernièresannéesdoitêtreinversée:onaeneffetassistéàunehémorragiedejeunesrédacteurs,passésquelquetempsausein de la Boîte et vite écœurés par l'absence de perspectives ou d'évolutionintéressanteaupointdelaquitter−trop−rapidement.Cesjeunesfonctionnairesse sont retrouvés au service du privé et peuplent désormais les sociétés desécuritéetd'intelligenceéconomique,aprèsavoirété formésàgrands fraisparl'État.

Enfin, pour redevenir un grand service de renseignements, un véritableservice secret digne de ce nom, la DGSE devrait enfin abandonner ce quimobiliseunegrandepartiedesonénergie,desesmoyensetdesestalents.Ellecontinue en effet à vivre sous un double tropisme : celui de l'Afrique, quicontinue à relever d'une vraie chasse gardée de la Boîte, pour des raisonshistoriquesévidentes;etceluiducontre-terrorisme.Laluttecontreleterrorismed'origineislamistenedoitévidemmentpasêtreabandonnée.L'affrontementdesreligions, l'accroissement des inégalités, la prolifération des moyens dedestructionmassive,laluttepourlesmatièrespremièresvitales,voilàautantdecausesquisuscitentdesvocations terroristesqu'il s'agitdecombattrede toutesses forces.Mais tous les services français sontmobilisés sur le terrorisme– leservicequienestchargéauseindelaDGSEestl'undesplusgrosdelaBoîte–audétrimentdureste.Aujourd'hui,onnesaitpluscequisepasseenChine,nientrel'IndeetlePakistan,nimêmeenRussie,uneciblequiapourtantbeaucouppréoccupé le Service pendant des générations. On ne sait pas commentévolueront certaines organisations écologistes ni comment la défense del'environnementrisquedeseradicaliser.Lesmenacespotentiellesdesprochainesannéesviendrontàn'enpasdouterdeceshorizons-là.

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128Lirechapitre5.129Lemot«scandale» figuredans l'explicationdonnéepar leministèrede laDéfensesurcettedécisionde1965.http://www.

defense.gouv.fr/dgse/decouverte/memoire/historique/l_apres_guerre130CorinneLesnes,«M.Obama:lesÉtats-Unissontenguerrecontreleterrorisme»,LeMonde,7janvier2010.131IsabelleMandraud,«Unegrandeécolepourespions»,LeMonde,9janvier2009.

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Annexes

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UnexempledetélégrammeinterneàlaDGSEPour comprendre le cheminement d'un renseignement, depuis son recueil

jusqu'àsatransmissionauxautoritésetauxanalystesdelaBoîte,voilàunepiècemajeure de l'affaire dite du « compte japonais de Jacques Chirac ». (Ledécryptagedecedocumentestexplicitéauchapitre16.)

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