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1 Université Lumière-Lyon 2 Faculté des Lettres Année universitaire 1991/1992 Mémoire de maîtrise de Lettres modernes Littérature et civilisation françaises du XVIII e siècle L’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE (1668-1747) « AMBIGUÏTÉ ET COMIQUE DANS L’HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE » par Pascal BELON Directeur de recherche Monsieur le Professeur Robert FAVRE

« AMBIGUÏTÉ ET COMIQUE DANS HISTOIRE DE GIL BLAS DE … formation/Memoir… · 1731-1741 : Marivaux, La Vie de Marianne 1734 : Voltaire, Les Lettres philosophiques 1735 : Parution

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Université Lumière-Lyon 2 Faculté des Lettres

Année universitaire 1991/1992

Mémoire de maîtrise de Lettres modernes Littérature et civilisation françaises du XVIII e siècle

L’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE (1668-1747)

« AMBIGUÏTÉ ET COMIQUE DANS L’HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE »

par Pascal BELON

Directeur de recherche Monsieur le Professeur Robert FAVRE

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SOMMAIRE AVANT-PROPOS p. 4 ANNEXE CHRONOLOGIQUE

L’Histoire de Gil Blas de Santillane, Alain-René LE SAGE et la Régence p. 5 AVERTISSEMENT DE L’AUTEUR p. 6 INTRODUCTION p. 8 I/ PREMIÈRE PARTIE : L’ŒUVRE p. 12 CHAPITRE I. PRÉSENTATION DE L’ŒUVRE p. 12

1) Originalité et organisation de l’œuvre p. 12 A. Une œuvre originale B. L’organisation de l’Histoire de Gil Blas de Santillane

2) Résumé de l’œuvre p. 14

CHAPITRE II. ENTRE HÉRITIER ET INITIATEUR, GENRE(S) ET GENRE(S) COMIQUE(S) DE L’OUVRAGE : L’AMBIGUÏTÉ DANS GIL BLAS p. 18

1) Mouvement et ambiguïté de la picaresque p. 18 Picaresque et réalisme de l’œuvre : tentative de définition

2) Gil Blas : une œuvre ambiguë qui renvoie à plusieurs genres littéraires sans s’identifier à aucun p. 20

A. Présence de la picaresque dans Gil Blas à travers des détails réalistes B. L’Histoire de Gil Blas de Santillane : un « mémoire-romanesque » ?

i. Traditions et caractéristiques des genres ii. Présence dans Gil Blas, « mémoire-romanesque » ?

CHAPITRE III. HÉRITIER ET INITIATEUR : LES FORMES D’UN COMIQUE AMBIGU p. 26

1) Héritier : la comédie, une tradition classique p. 26 LE SAGE et les genres comiques : un héritage ambigu

A. La comédie de caractères B. La comédie de mœurs C. Dancourt

2) Initiateur : l’Histoire de Gil Blas de Santillane, un comique ambigu p. 28

A. Entre « picaresque-adaptée » et « romanesque-limité » ?

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B. L’illusion comique i. Les deux modes d’expression du comique spirituel :

la comédie et le mot d’esprit ii. La comédie est-elle essentiellement comique ? iii. Le comique spirituel

II/ DEUXIÈME PARTIE : HÉROS, NARRATEUR ET ACTANT p. 33 CHAPITRE I. INITIATEUR : LA DISTANCIATION IRONIQUE ROMANESQUE p. 33

1) La distanciation ironique romanesque p. 33

2) La présence diffuse et équivoque de l’auteur p. 35 A. LE SAGE, premier écrivain « professionnel » B. La critique de la société et du pouvoir

3) Un grand talent de portraitiste p. 44

A. Le portrait de Gil Blas B. Gil n’est pas un modèle C. Comment Gil Blas se métamorphose tout au long du roman

CHAPITRE II. DES MODALITÉS AUTOBIOGRAPHIQUES OMNIPRÉSENTES p. 50

1) Les avatars de la première personne du singulier, « je », et du « moi » dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane p. 50

Quand le héros-narrateur diffère nettement de l’actant

2) LE SAGE : de la question de la réalité romanesque à l’invention d’une réalité ambiguë p. 53 Où il y a confusion entre héros-narrateur et actant

3) Un autoportrait codé p. 59

CONCLUSION p. 62 NOTES p. 65 BIBLIOGRAPHIE p. 71

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AVANT-PROPOS

Aucun travail ne s’accomplit tout à fait dans l’isolement ou la solitude.

Aussi, ai-je trouvé normal que figurent, au début de ce mémoire de maîtrise, des remerciements adressés à tous ceux qui m’ont aidé dans cette entreprise et ont ainsi concouru à sa réalisation ainsi qu’à tous ceux qui m’ont témoigné intérêt, confiance et sympathie.

Je tenais à remercier tout particulièrement Monsieur le Professeur Robert FAVRE pour l’aide qu’il m’a apportée dans la définition de mon sujet, pour ses conseils et son soutien, tout au long de mon travail. J’ai eu la chance d’avoir un directeur rigoureux et bienveillant, vigilant quant à l’orientation et à l’accomplissement du travail. J’ai eu aussi un maître qui a essayé, parmi tant d’autres étudiants dix-huitiémistes, de m’apprendre à penser et a souvent pensé pour moi, sans pour autant m’écraser de son savoir.

C’est pourquoi j’exprime à Monsieur Robert FAVRE ma gratitude, sachant bien que cette expression consacrée n’est pas à la hauteur de ma reconnaissance.

Je remercie aussi Monsieur le Professeur FAVRE de s’être « penché sur le métier », sur un tapuscrit maladroit qui a pu, grâce à son aide, devenir présentable.

Merci enfin à tous ceux qui ont accepté de relire tout ou partie de ce mémoire et m’ont fait part de leurs réactions et de leurs remarques précieuses.

Pascal BELON

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ANNEXE CHRONOLOGIQUE

L’Histoire de Gil Blas de Santillane, Alain-René LE SAGE et la Régence

I/ EN HISTOIRE La Régence : Il s’agit de la Régence de Philippe II d’Orléans, pendant la minorité de Louis XV, qui dura de 1715 à 1723. 1715 : Mort de Louis XIV

Début de la Régence de Philippe II, duc d’Orléans 1719 : Guerre entre la France et l’Espagne 1723 : Majorité officielle de Louis XV, qui régnera jusqu’en 1774

Fin de la Régence de Philippe II d’Orléans 1725 : Mariage de Louis XV avec Marie Leszczynska 1726-1743 : Ministère Fleury

II/ EN LITTÉRATURE 1715 : Parution des deux premiers tomes de l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE 1717-1718 : Premier séjour de Voltaire à la Bastille 1720-1731 : Club de l’Entresol 1721 : Montesquieu, Les Lettres persanes 1724 : Parution du troisième tome de l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE 1725 : Marivaux, L’Île aux esclaves 1726 : Deuxième séjour de Voltaire en prison puis exil en Angleterre 1728 : Voltaire, La Henriade 1730 : Marivaux, Le Jeu de l’amour et du hasard 1731 : L’abbé Prévost, Manon Lescaut 1731-1741 : Marivaux, La Vie de Marianne 1734 : Voltaire, Les Lettres philosophiques 1735 : Parution du quatrième et dernier tome de l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE 1747 : Édition définitive de l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE

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AVERTISSEMENT

Nous avons choisi d’utiliser, dans ce mémoire, l’acception substantive de picaresque au féminin : la picaresque, contrairement certes à l’usage français édicté par le dictionnaire Robert mais conformément à l’usage espagnol d’origine : la picaresca.

De la même façon, le patronyme de l’auteur ayant deux orthographes possibles, nous avons opté pour la forme composée suivante : Alain-René LE SAGE (plutôt que LESAGE).

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Alain-René LE SAGE (1668-1747)

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INTRODUCTION

« Le moment est venu de vaincre ou de périr. » Napoléon Bonaparte

Tout texte bien écrit est susceptible de créer, chez son lecteur, une émotion esthétique. Mais certains textes provoquent aussi une autre forme d’émotion : ils agissent sur l’humeur du lecteur pour la rendre plus gaie. Ces textes ont ce qu’on appelle un ton, c’est-à-dire un ensemble de caractéristiques qui induisent un certain état affectif chez le destinataire.

Il en est ainsi de l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE.

SA VIE Alain-René LE SAGE naît le 8 mai 1668 à Sarzeau, petit village du Morbihan, au fond du golfe où les vagues

déferlent entre les rochers noirs d’Arz et de l’île aux Moines, au pied du vieux château fort de Suscinio et des ruines de l’abbaye de Saint-Gildas de Rhuys qu’habita Abélard.

Issu d’une bonne famille bourgeoise, il commence ses études chez les jésuites de Vannes et les achève à Paris, où il fait son droit et devient avocat. Mais, sa fortune dissipée par son tuteur, il va devoir écrire pour subvenir à ses besoins.

VIVRE DE L’ÉCRITURE Il réussit à vivre de ses parades pour les foires et de ses romans-feuilletons. Il est possible que son intérêt

pour l’Espagne s’éveille déjà, « si l’on songe aux liens, aux relations tant de fois séculaires de l’Espagne et de la Bretagne. » (1).

À vingt-six ans, il épouse une Espagnole qui lui donne sans doute le goût des romans castillans dans lesquels il va tant puiser.

Ayant obtenu jusque là peu de succès, il s’ingénie vainement à trouver sa voie quand il rencontre un protecteur en la personne de l’abbé de Lyonne, qui boit chaque matin vingt-deux pintes d’eau de Seine, et à qui Alain-René songera-t-il peut-être en crayonnant, dans Gil Blas, son type célèbre du docteur Sangrado. Il reçoit de lui une petite pension et quelque chose de plus précieux encore : la révélation de ce monde que l’Espagne avait mis en lumière dans ses romans picaresques. Il étudie donc la littérature espagnole et traduit des pièces de théâtre et des romans qui lui valent quelque renom et le conduisent à faire œuvre originale avec Crispin rival de son maître, Le Diable boiteux (1707), inspiré d’un conte espagnol de Luis Velez de Guevara, et Turcaret (1709).

Il est désormais connu mais fier, indépendant, il ne sollicite des puissants ni emploi, ni pension. Il met vingt ans à achever son Gil Blas de Santillane, dont les premiers livres avaient paru en 1715.

LE SAGE va s’adonner à la littérature jusqu’en 1738. Devenu sourd, il se retirera, en 1743, chez un de ses fils, chanoine à Boulogne-sur-Mer. C’est là qu’il mourra le 17 novembre 1747.

SON ŒUVRE LE SAGE a débuté par des traductions ou des imitations d’ouvrages de différents genres, comme les Lettres

galantes d’Aristénète (1695), mais surtout de pièces de théâtre et de romans espagnols : Le Traître puni de Rojas (1700), Don Felix de Mendoce de Lope de Vega (1700), Le Point d’honneur de Rojas (1702), Don Cesar Ursin de Calderón de la Barca (1707), etc.

Il composa ensuite des comédies de valeur : Crispin rival de son maître (1707) et, la plus connue, Turcaret (1709), en cinq actes, satire violente des financiers qui dénonce leur malhonnêteté, leur impudence et leur pouvoir scandaleux.

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Le public lui fait un triomphe, démontrant ainsi que la comédie peut encore, comme au temps de Corneille et de Molière, peindre autre chose que les caractères abstraits qui font désormais son ordinaire.

Les principaux romans de LE SAGE sont : Le Diable boiteux (1707) et l’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735).

Dans le premier, Asmodée, le diable boiteux retenu prisonnier dans un bocal magique, a été délivré par l’étudiant Don Cléophas. Pour le remercier, il le mariera richement mais, auparavant, il l’entraîne à sa suite dans les airs, au-dessus de Madrid, soulève les toits et lui fait voir ce qui se passe à l’intérieur des maisons. C’est l’occasion d’une série de portraits inspirés des Caractères de La Bruyère.

HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE L’Histoire de Gil Blas de Santillane, le chef-d’œuvre de LE SAGE, paraît en trois parties : 1715, 1724 et 1735. Gil Blas est le fils d’un écuyer et d’une duègne. Un oncle chanoine lui a donné quelque éducation et une bonne

instruction ; il l’envoie la compléter à l’université de Salamanque. Mais le jeune homme, encore naïf, connaît toutes sortes d’aventures qui le marquent pour la vie. Il ne peut plus être question pour lui d’étudier. Il entre comme laquais dans plusieurs maisons puis chez le docteur Sangrado, qu’il supplée au besoin avec succès. Il est ensuite secrétaire du duc de Lerme, le Premier Ministre. Devenu puissant, riche grâce à sa complaisance dans les affaires, il est renvoyé précisément pour cette dernière raison mais il reviendra au pouvoir avec le duc d’Olivares, ministre intègre, et suivra les exemples de son maître qu’il estime. Vieilli, anobli, il se retirera dans son château, estimé de tous.

Cette œuvre, dans un cadre espagnol, est un tableau des milieux et des mœurs du temps en France. Citons encore : Don Guzman de Alfarache (1732), Le Bachelier de Salamanque (1736), La Valise trouvée (1740),

etc. Gil Blas semble être sa meilleure œuvre et apparaît, ainsi que le souligne Henri Coulet, « comme un grand

roman bien construit, un tableau de la vie sociale. » (2). À sa parution, le roman fut très applaudi, en France comme en Allemagne ou en Hollande. Bruzen de la

Martinière dit à son sujet : « C’est sa manière d’embellir entièrement tout ce qu’il emprunte aux Espagnols. C’est ainsi qu’il en a usé avec Gil Blas, dont il a fait un chef-d’œuvre inimitable. » (3). L’abbé Voisemon dit également : « Il fit Gil Blas, roman qui, par la légèreté et la pureté du style et la finesse de la morale, sera toujours un monument précieux de la littérature française. » (4).

Mais LE SAGE connut aussi bien des détracteurs qui, comme Voltaire, l’accusèrent d’avoir imité entièrement La Vida de lo escudero Don Marco de Obregón de Vicente Espinel et le XIXe siècle considéra son roman comme « Un florilège dépourvu d’originalité (…), réuni (…) à force de plagiats », alors qu’en fait « l’esprit baroque et contre-réformiste de l’Âge d’Or espagnol n’a d’affinités que lointaines avec l’ironie régence et laïque de Le Sage ; l’imitation du fond littéraire collectif a survécu au cliché romantique du mage. » (5).

LA « QUESTION » DE GIL BLAS C’est là toute la question de Gil Blas. Cette question fut de savoir si cet ouvrage était ou non un roman

français ! Car ce qui ne fait plus de doute pour nous fut jugé différemment, en France, par Voltaire notamment et tout au long du XIXe siècle, et surtout à l’étranger, particulièrement en Espagne. « Malheureusement », jamais on ne put montrer ni publier le prétendu original « copié » par LE SAGE… Gil Blas est bien trop farci d’anecdotes parisiennes et de types parisiens pour qu’il y ait la moindre hésitation à garder. Au début du XIXe siècle, le Romantisme ayant ramené l’attention sur l’Espagne, on parla de nouveau de Gil Blas. Victor Hugo défendra pourtant LE SAGE dans un mémoire plus curieux que probant. Nous conclurons, quant à nous, en faveur de la pleine originalité, de fond comme de forme, du Gil Blas de Santillane. Mais au-delà de ces querelles, la question de Gil Blas pose le problème de l’ambiguïté, inhérent à ce roman.

Considéré avec raison comme l’un des plus beaux romans de mœurs qui aient été écrits, Gil Blas est un de ces livres dont le charme augmente à mesure que l’on s’avance dans la vie et dans lequel on découvre toujours plus de choses à mesure qu’on y creuse ; un de ces livres « qu’il est bon de relire après chaque invasion, après chaque trouble dans l’ordre de la morale, de la politique et du goût, pour se calmer l’humeur, pour se remettre l’esprit au point de vue et se rafraîchir le langage. » (6).

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GIL BLAS : PREMIER OUVRAGE DE L’IRONIE ET DE L’AMBIGUÏTÉ ROMANESQUE ? Alain-René LE SAGE semble aller, à travers l’Histoire de Gil Blas de Santillane, du problème de la réalité

romanesque, initialement picaresque, à l’invention de sa propre réalité « Régence », d’où l’importance des modulations du mode d’expression autobiographique. D’où également les avatars comiques de la première personne du singulier (« je » et les autres) et de ce « moi » encore hésitant dans l’Histoire de Gil Blas : premier ouvrage à pressentir l’ironie romanesque avant qu’on ne la théorise et à jouer sur les registres de l’ambiguïté pour divertir le lecteur.

Si le ton comique provoque l’amusement voire, plus rarement, le rire, en donnant le plus souvent au spectateur une supériorité sur le personnage [comique de situations (quiproquos…) ; comique de gestes ou de paroles (répétitions, jeux de mots, intrusions diverses de l’auteurs…) ; comique de mœurs ou de caractères], LE SAGE n’est-il pour autant qu’un spectateur, perplexe et amusé, des activités délictueuses du picaro Gil Blas de Santillane ou n’est-ce pas plutôt ledit Gil Blas qui représente, pour l’auteur vieillissant, un inespéré substitut temporel ?

Le statut équivoque du héros-narrateur et de l’actant, qui tantôt diffèrent, tantôt se confondent, plonge le lecteur dans une rare indétermination.

GIL BLAS : OUVRAGE COMIQUE ? LE SAGE transcende encore, dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, à la fois sa profonde connaissance du

cœur humain, ce rare talent de peintre de la vie révélé par son roman du Diable boiteux, et surtout sa verve comique, mise en lumière avec la comédie de Crispin rival de son maître.

La muse comique aura-t-elle alors toute sa place dans cet ambigu Gil Blas où se manifeste un esprit aussi vif, aussi ingénieux, aussi mordant, aussi entraînant, et qui paraît constituer une modulation nouvelle dans un discours romanesque encore balbutiant ?

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I/ PREMIÈRE PARTIE : L’ŒUVRE

CHAPITRE I. PRÉSENTATION DE L’ŒUVRE

« Au seul point de vue du nombre, la Régence semble plutôt une période de "vaches maigres" en ce qui concerne la production romanesque.

La chute du nombre des titres publiés chaque année entre 1715 et 1733, nettement inférieur à la moyenne de la période 1700-1715, s’accompagne, notamment pour la période 1715-1719, d’une diminution de la longueur moyenne des œuvres. Il semble que l’on puisse parler d’une stagnation voire d’une régression de la fiction en prose qui s’étendra à peu près jusqu’en 1731.

Bon nombre de textes ainsi enregistrés n’ont pas la forme unitaire du roman, au sens moderne du mot, et appartiennent au genre "coupé" : on rencontre fréquemment la formule où une fiction quelconque masque le caractère fragmenté de l’œuvre et établit un lien entre les diverses intrigues.

Le roman "unitaire" tolérant lui-même l’intrusion de plusieurs intrigues annexes, il est parfois délicat de distinguer rigoureusement les deux catégories.

Ce qui frappe, dans l’ensemble des textes publiés entre 1715 et 1723, c’est l’extrême variété des tentatives qui, à une époque féconde en bouleversements de tous ordres, semble traduire un besoin de mutation et de renouvellement de l’écriture romanesque. » (7).

Grande est alors l’ambiguïté résultant de la possibilité d’interprétations multiples pour cette seule forme romanesque.

1) ORIGINALITÉ ET ORGANISATION DE L’ŒUVRE A. Une œuvre originale

S’il est aujourd’hui démontré que LE SAGE n’a pas « copié », comme on l’a soutenu parfois, un ouvrage espagnol, nous savons toutefois que les sources de l’Histoire de Gil Blas de Santillane sont nombreuses. Tout d’abord Marcos de Obregón de Vicente Espinel, ensuite d’autres romans picaresques, les mémoires politiques et les pamphlets sur les règnes de Philippe III et de Philippe IV d’Espagne.

Le vrai est qu’il y a dans le roman de Gil Blas des réminiscences nombreuses d’aventures éparses dans les romans picaresques et les comédies de la littérature espagnole. Là même où LE SAGE a insisté, comme dans « L’Histoire du garçon barbier », prise dans Marcos de Obregón, l’épisode du Mendiant à l’escopette, celui du parasite et bien d’autres. LE SAGE peut, comme Corneille, comme Scarron, comme La Fontaine, avouer ses dettes ; son imitation n’est jamais un esclavage : il embellit ce qu’il touche et la saveur bien essentiellement française de son style assure sa parfaite originalité.

Gil Blas constitue une œuvre très teintée d’ambiguïté, en semblant réunir parfois des qualités opposées et même participer de natures différentes.

« J’ai fait un nouveau livre sur le même fond » disait orgueilleusement LE SAGE dans la première préface du Diable boiteux. Juste prétention : en dépit de ses modèles étrangers, LE SAGE a écrit des œuvres très françaises, bien à lui, de ces œuvres pour lesquelles il faut songer au nom, glorieux et périlleux, de chefs-d’œuvre.

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Comme ces miroirs habilement préparés, qui embellissent ou défigurent, en tout cas transforment ce qui se reflète en eux, LE SAGE donne à tout ce qu’il reproduit une allure, une couleur nouvelles. Même quand il imite de très près, il ne copie pas ; on a souvent répété qu’il sait être plus rapide, plus vraisemblable, plus décent que ses modèles : sans doute. Mais nous admirons surtout comment il recrée dans son esprit ce que son modèle lui suggère et l’exprime tel qu’il le voit. Or, il a une puissance remarquable et très personnelle d’évocation pittoresque. Plus qu’aucun autre il sait dégager et souligner le trait qui donne le mouvement et assure la ressemblance. Disciple réfléchi de La Bruyère à qui il a emprunté de multiples détails, surtout dans son Diable boiteux, il lui doit avant tout sa méthode d’expression, la science des lignes et des gestes, l’animation de la vie.

L’extraordinaire diversité des épisodes de ce livre, qui n’a d’espagnol que le cadre mais demeure si typiquement français, en rend la trame très complexe.

LE SAGE va moins s’intéresser aux aventures de son héros qu’aux milieux sociaux qu’il traverse. Complétant les esquisses du Diable boiteux, que l’affabulation même de ce roman rendait forcément brèves et dispersées, l’auteur va nous promener, aux côtés de Gil, de la caverne des brigands à la Cour, en passant par le palais de l’archevêque.

Noblesse, clergé, médecins, hommes de lettres, comédiens, valets, bandits de grand chemin : tous les milieux sont représentés, avec leurs mœurs, leurs travers ou leurs vices. Bien entendu, la « couleur » espagnole ne doit pas nous faire illusion : c’est la société française de la Régence qui va s’animer ainsi sous nos yeux. B. L’organisation de l’Histoire de Gil Blas de Santillane

Alain-René LE SAGE commence son Gil Blas de Santillane entre 1712 et 1713. Les premier et deuxième tomes (livres I à VI) paraissent en 1715, le troisième (livres VII à IX) en 1724, le quatrième (livres X à XII) en 1735.

L’édition définitive paraît en 1747. TOMES I ET II

La première partie de l’Histoire de Gil Blas de Santillane se caractérise, au niveau de l’écriture, par des « variations thématiques sur l’avarice, la convoitise [ou] l’orgueil (…) ». Le sujet illustre « la fantaisie qui emporte les imaginations à la fin du règne de Louis XIV : Les Aventures de Télémaque (1699) de Fénelon, Les Mille et Une Nuits (1704-1718) de Galland, Le Diable boiteux (1707) et Les Mille et Un Jours (1710-1712) de Le Sage (…) sont les succès de la librairie. » (8).

LE DÉSENCHANTEMENT DU HÉROS AU CONTACT DU MONDE Le titre de ces deux premiers tomes pourrait être : l’apprentissage ou le « dépucelage »/la « défloration » du

héros, jusqu’alors virginal et innocent. Dans le premier, en effet, Gil Blas apprend à s’adapter au monde des hommes, à s’y conformer pratiquement

sans trop réfléchir, pareil au jeune héros voltairien chassé du « paradis-clos » que représentait le château de Thunder-ten-Tronckh, au chapitre premier de Candide (1759). Seul l’éveil d’une certaine conscience morale mettra un terme à cette phase d’apprentissage.

Dans le deuxième, Gil voit les trompeurs à l’œuvre : il découvre leur intelligence mais aussi leur manque de réalisme. Ils réduisent leur vie à un simple jeu, en vivant par la simulation, ayant l’intention d’en imposer aux autres par une fausse apparence, en faisant croire de soi ce qui n’est pas.

De l’enfance à l’âge adulte, le spectateur naïf de la réalité se transforme peu à peu en acteur conscient.

VERVE ET GAIETÉ Empreints de « la verve et de la gaieté de la jeunesse », les deux premiers tomes voient aussi se mettre en

place, peu à peu, « un réseau complexe de références ». Fondé sur « un retour ultérieur des personnages » ainsi que sur des « rappels de situation dans un registre satirique puis sentimental », il engendre un grand « effet d’indétermination (…) rare dans les œuvres de fiction », dans lequel s’ébauche « un simulacre du monde réel » où coexistent l’ordre et le hasard (9).

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Il en résulte un ton comique alerte, gai et tonique mais incertain, mal déterminé, qui semble participer de natures contraires et appeler parfois des jugements contradictoires. TOME III

Le troisième tome (1724) gagne en ampleur, revêtant une dimension historique et contemporaine. Le récit devient donc plus ample ; il s’élargit de façon significative aux différents milieux de l’époque.

LES MŒURS DE LA RÉGENCE Illustrant tout à la fois « la force et le sérieux de la maturité » de l’auteur (et peut-être aussi de son double

romanesque ?), il « s’inspire de la vogue des mémoires historiques authentiques et apocryphes publiés dans les années 1717-1720 ». Il transpose « dans l’Espagne du duc de Lerme [les] mœurs ecclésiastiques, financières, politiques et mondaines de la Régence. » (10).

La conscience historique et sociale reflète celle de la pleine maturité. Le ton est celui des mémoires. TOME IV

Le quatrième tome (1735) amorce une moralisation, conditionnée par « la nostalgie et le conformisme de la vieillesse » (11). Elle est caractéristique d’une perception vieillissante, plus conformiste, et qui cherche à se sécuriser en se donnant ainsi bonne conscience.

MORALISATION DE L’OUVRAGE L’ironie, présente quasiment constamment dans les trois premiers tomes, bégaie ici, vacillante. Acceptées les valeurs qui s’entrechoquaient jusqu’alors, LE SAGE fait se succéder, par le biais d’une

accélération dramatique qui vient relier livres et chapitres, « les valeurs sentimentales, bourgeoises et chrétiennes remises à l’honneur sous le ministère du cardinal Fleury » [1726-1743] (12).

L’unité du roman et sa continuité ne sont pas parfaites : trop souvent, l’enchaînement paraît artificiel. Certains épisodes pourraient ainsi être déplacés à loisir. Et quand il fait progresser simultanément plusieurs intrigues, LE SAGE n’use pas toujours de finesse :

« Laissons-là mon mariage pour un moment. L’ordre de mon histoire le demande et veut que je raconte le service que je rendis à don Alphonse, mon ancien maître… » (13).

Renvois nombreux, allusions à des péripéties antérieures, réapparitions de personnages, etc. : le début du livre X tend à la récapitulation. « L’unité ainsi obtenue dépend du hasard » (14), qui joue un rôle prépondérant dans la vie du picaro, procédé utilisé depuis longtemps par les romanciers.

Il semblerait que Alain-René LE SAGE ait voulu interrompre l’Histoire de Gil Blas de Santillane après le mariage de Don Alphonse de Leyva et de Séraphine. Mais le succès du roman ne le lui permit pas. Il poussa donc plus avant et s’aperçut alors des invraisemblances historiques et autres anachronismes de son récit.

L’avertissement, situé au début du troisième volume, le montre parfaitement : « On a marqué dans ce troisième tome une époque qui ne s’accorde pas avec l’Histoire de don Pompeyo de Castro qu’on lit dans le premier volume. Il paraît là que Philippe II n’a pas encore fait la conquête du Portugal et l’on voit ici tout d’un coup ce royaume sous la domination de Philippe III sans que Gil Blas en soit beaucoup plus vieux. C’est une faute de chronologie dont l’auteur s’est aperçu trop tard mais qu’il promet de corriger dans la suite, avec quantité d’autres, si l’on fait une nouvelle édition de son ouvrage. » (15).

Dans Gil Blas, « la composition et la structure ne se recouvrent pas. Par composition, j’entends l’ordonnance consciente que l’artiste impose à sa matière ; par structure, l’organisation objective de la matière même. » (16).

Malgré ses multiples personnages et histoires, l’unité de Gil Blas est bien réelle. LE SAGE « a mis beaucoup de lui-même dans ce roman : consciemment (…) [ou] inconsciemment » (17).

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UNE UNITÉ BIEN RÉELLE Il y a unité entre chacun des différents tomes du roman : la progression dans le temps et dans la perception

des choses est sensible. Les destinées de LE SAGE et Gil Blas semblent étrangement parallèles : l’auteur a vieilli avec son héros. Il a même eu avant son décès, avec plus ou moins de bonheur cependant, la joie de « parfaire » son roman, d’où le nombre important de rejets et de corrections, et de le voir paraître.

Mais le style conserve des qualités de naturel, de vivacité et d’esprit qui annoncent déjà l’art de Voltaire.

2) RÉSUMÉ DE L’ŒUVRE

TOME I

LIVRE I « Déclaration de l’auteur » et « Gil Blas au lecteur » : l’œuvre se voit investie d’un rôle pédagogique. Chapitre 1 :

Enfance du héros. Gil Blas, fils d’un écuyer et d’une duègne, quitte, à dix-sept ans, la maison paternelle pour aller étudier à l’université de Salamanque.

Chapitres 2 et 3 : Une série d’événements imprévus rend impossible l’exécution de son projet auquel, du reste, il ne tient pas particulièrement. Il devient la dupe du flatteur et du muletier qui devine combien le jeune homme est naïf.

Chapitres 4, 5, 6, 7, 8 et 9 : Il tombe sur une bande de voleurs dont il est contraint de partager la vie un certain temps, jusqu’à ce que ces derniers enlèvent une jeune femme : doña Mencia de Mosquera.

Chapitres 10 et 11 : Gil réussit pourtant à s’enfuir en compagnie de doña Mencia, qui lui raconte sa triste histoire.

LIVRE II Chapitres 1, 2, 3 et 4 :

À Valladolid. Aidé de son compatriote Fabrice, il devient le serviteur d’un chanoine puis apprenti-médecin, au service de l’original docteur Sangrado.

Chapitres 5, 6, 7 et 8 : Accusé injustement après avoir voulu se venger de deux voleurs, Gil est emprisonné puis libéré. Il est obligé de quitter la ville. De Valladolid, il se rend à Madrid où l’attendent d’autres aventures.

LIVRE III Chapitre 1 :

Gil Blas devient le valet d’un homme ruiné. Chapitre 2 :

Il retrouve Rolando, le capitaine des brigands, qui est devenu Alguazil. Chapitres 3, 4, 5, 6, 7 et 8 :

Gil Blas sert un « petit-maître » (*) dont il copie rapidement le comportement. Il vit avec des comédiennes et s’éprend de la soubrette de l’une d’entre elles. Mort du maître du héros. Histoire de don Pompeyo de Castro. (*) Ce nom fut donné, pendant la « Fronde des princes » (1648-1652 env.), aux membres d’un parti dirigé par Condé, le prince de Conti et le duc de Longueville.

« On avait appelé la cabale du duc de Beaufort, au commencement, celle des "Importants". On appelait celle de Condé le parti des "petits-maîtres", parce qu’ils voulaient être les maîtres de l’État ; il n’est resté de tous ces troubles d’autres traces que ce nom de petits-maîtres, qu’on applique aujourd’hui à la jeunesse avantageuse et mal élevée. » Voltaire, Louis XIV

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Chapitres 9, 10, 11 et 12 : Il trouve un emploi chez Arsénie et côtoie les comédiens.

TOME II LIVRE IV Chapitre 1 :

Gil Blas quitte le milieu théâtral. Chapitres 2, 3, […], 5 et 6 :

Il trouve une place chez Aurore de Guzman et l’aide à gagner, par la ruse, le cœur de celui qu’elle aime. Chapitre 4 :

« Le Mariage de Vendeance » (Nouvelle). Chapitres 7, 8 et 9 :

Dès qu’Aurore est mariée, Gil change de maître. Il va chez don Gonzale Pacheco puis chez la marquise de Chaves mais les quitte rapidement.

Chapitres 10 et 11 : Il rencontre un compagnon de route, don Alphonse de Leyva, qui lui narre sa propre histoire. Ils découvrent, en la personne d’un faux ermite, don Raphaël, l’un des deux personnages qui avaient escroqué Gil dans le livre I.

LIVRE V Chapitre 1 :

Don Raphaël raconte ses propres aventures. Chapitre 2 :

Des projets malhonnêtes qu’ils font ensemble. LIVRE VI Chapitres 1 et 2 :

Ils commettent un vol. Gil Blas et don Alphonse décident de continuer leur toute. Chapitre 3 :

Gil Blas entre comme intendant au service de don Alphonse, qui a réussi à épouser Séraphine, la femme qu’il aime.

TOME III « Avertissement » LIVRE VII Chapitres 1 et 2 :

Ayant blessé la confidente de Séraphine, la dame Lorença Séphora, qui s’est éprise de lui, Gil Blas est obligé de quitter la place ainsi que son maître et ami don Alphonse.

Chapitres 3, 4 et 5 : Il devient le valet de l’archevêque de Grenade mais il est chassé de cet emploi par excès de franchise. Il découvre l’ingratitude.

Chapitres 6, 7 et 8 : Il retrouve Laure, l’atmosphère et les mœurs du théâtre.

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Chapitres 9, 10 et 11 : Il devient le secrétaire du marquis de Marialva, amant de Laure. Il doit rapidement fausser compagnie aux comédiens et aux comédiennes, l’une d’entre elles ayant appris au marquis qu’il n’était pas le frère de Laure.

Chapitres 12, 13, 14, 15 et 16 : Il revoit Fabrice à la Cour, qui le place à nouveau chez le comte Galiano, seigneur sicilien, qui est très préoccupé par son singe. Mort de l’animal et maladie de Gil qui se trouve mal récompensé de son dévouement puisque le comte le chasse.

LIVRE VIII Chapitres 1 à 7 :

Histoire de don Valerio de Luna. Gil Blas finit par entrer au service du duc de Lerme. Grâce à son habileté, il commence même à s’enrichir et prend un valet : Scipion.

Chapitre 8 : Histoire de don Roger de Rada.

Chapitres 9, 10, 11, 12 et 13 : Il fait fortune ; devient arriviste. De plus en plus ambitieux, il traite odieusement un homme qui lui apporte des nouvelles des siens. Il a les mœurs corrompues et s’adonne au libertinage. Il se dispute avec Fabrice.

LIVRE IX Chapitres 1, 2 et 3 :

Scipion veut marier son maître, de plus en plus futile et égoïste. Le mariage ne s’accomplit pas car Gil est emprisonné une fois de plus.

Chapitres 4, 5 et 6 : En prison. Il prend conscience de ses erreurs et éprouve une soudaine haine de la Cour. Il fait la connaissance de don Gaston de Cogollos. Histoire de don Gaston de Cogollos et de doña Helena de Galisteo.

Chapitres 7, 8, 9 et 10 : En serviteur fidèle, Scipion parvient à soutenir et à faire libérer son maître. Il retourne à Madrid, où il revoit don Alphonse de Leyva qui lui offre la terre de Lirias.

TOME IV LIVRE X Chapitres 1 et 2 :

Pour rejoindre son nouveau domaine dans les Asturies, il passe par Valladolid, où il retrouve le fameux docteur Sangrado. Il arrive à Oviedo, son village natal, où agonise son père. Il demande à sa mère de lui pardonner son égoïsme et, après lui avoir assuré une rente, il prend la route du royaume de Valence et arrive à Lirias.

Chapitres 3 et 4 : Arrivé à Lirias, il prend possession du domaine puis se rend à Valence pour revoir don Alphonse et Séraphine.

Chapitres 5 et 6 : À Valence. Il va au théâtre en tant que spectateur et retrouve Raphaël, sous les traits d’un religieux.

Chapitres 7, 8, 9 et 10 : De retour à Lirias, il épouse la belle Antonia et mène une vie calme et douce à la campagne. Début de l’histoire de Scipion.

Chapitres 11 et 12 : Scipion découvre sa femme parmi les dames de compagnie de l’épouse de son maître. Suite et fin de l’histoire de la vie picaresque de Scipion.

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LIVRE XI Chapitre 1 :

Mort d’Antonia et de son enfant. Sur les conseils de Scipion et de don Alphonse, Gil Blas, pour pallier sa peine, rejoint la Cour d’Espagne.

Chapitres 2 à 9 : Gil Blas se rend à Madrid et paraît à la Cour. Il a de plus en plus de succès et devient indispensable au nouveau ministre. Il se fait apprécier du comte d’Olivares dont il devient le favori.

Chapitres 10 à 14 : Vie mondaine du héros, qui continue à rendre des services à des amis tels que don Alphonse, Scipion, qu’il envoie s’enrichir en Nouvelle Espagne, ou Cogollos. Il rencontre le poète Nuñez, retrouve Fabrice et se réconcilie avec lui.

LIVRE XII Chapitres 1 à 9 :

Protégé par le roi, il est envoyé en mission spéciale à Tolède par le ministre. Il intrigue à nouveau sous les ordres du Premier Ministre, qui l’anoblit avant d’être disgracié.

Chapitres 10, 11 et 12 : Disgrâce définitive et mort du Premier Ministre.

Chapitres 13 et 14 : Retour de Gil Blas à Lirias, où il retrouve sa filleule, Séraphine, et où il se marie avec Dorothée, a plusieurs enfants et coule une vieillesse heureuse et sage.

Comme le note Henri Coulet, « chacune des trois séries de livres s’active sur un épisode heureux qui peut servir de conclusion ou, du moins, d’étape provisoire : - Gil Blas intendant de don Alphonse de Leyva, au livre VI ; - Gil Blas en route pour Lirias et disant adieu au hasard de la fortune, au livre IX ; - Gil Blas père de famille retiré chez lui et "menant une vie délicieuse", au livre XII. » (18).

Chacun des tableaux montre un héros heureux et comblé. Mais son bien-être est troublé à deux reprises par des coups de théâtre : - pour fuir la passion vengeresse de Séphora, la confidente de Séraphine, Gil Blas est obligé de quitter son poste d’intendant (19) ; - afin de tromper la douleur due au décès de sa femme et de son enfant, il retourne à la Cour d’Espagne et quitte sa paisible demeure.

Gil Blas va commencer une nouvelle vie le jour où il devient le favori du duc de Lerme. À partir de cet épisode, le livre présente un véritable intérêt historique puisque l’auteur nous découvre les secrets du Gouvernement et de l’Administration. Sous le voile de la fiction, c’est en fait le Gouvernement du régent (Philippe II d’Orléans, pendant la minorité de Louis XV, de 1715 à 1723) qui est ici dépeint.

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I/ PREMIÈRE PARTIE : L’ŒUVRE

CHAPITRE II. ENTRE HÉRITIER ET INITIATEUR, GENRE(S) ET GENRE(S) COMIQUE(S) DE L’OUVRAGE : L’AMBIGUÏTÉ DANS GIL BLAS

« J’ai juré de vous émouvoir, d’amitié ou de colère, qu’importe ! » Georges Bernanos

« Un style nouveau apparaît en Europe vers 1700. Ce style, ni baroque ni classique, est aujourd’hui nommé rococo. Pourvu d’une grande originalité, il reste associé à l’idée de préciosité, de "maniérisme du baroque". Le style Régence est considéré comme la consécration, en France, du rococo.

Liberté, sensualité, appel du présent sont les vertus du temps présent et de l’esprit nouveau (…). Mais cet art nouveau est individualiste, aventureux, inquiet, équivoque. Il se voue à l’irrégularité et au caprice ; il est fait de gaieté et de tristesse, d’esprit et d’inquiétude rêveuse, de virtuosité et de nostalgie.

La Régence est une véritable époque de transition voire une péripétie de l’Histoire : c’est une époque de grande ambiguïté. » (20).

L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un roman. Certes. Mais s’il est facile d’identifier un roman, le définir est plus difficile. Le roman relève du type narratif. C’est un genre très souple, capable d’intégrer d’autres genres (tragédie…), d’autres tons (lyrisme…), d’autres domaines de l’activité humaine (histoire…).

1) MOUVEMENT ET AMBIGUÏTÉ DE LA PICARESQUE Picaresque et réalisme de l’œuvre : tentative de définition

L’oisiveté, la faim, l’esprit d’aventure et le relâchement des mœurs, qui furent les maladies de l’Espagne du XVIIe siècle, créèrent dans cette société très variée des gens qui, pour vivre ou pour faire fortune, se prévalaient non pas d’un travail honnête ou de ressources connues et limitées mais d’astuces, d’artifices, de mensonges, de simulations, de services bizarres ou inavouables, d’inventions extravagantes, de faux empressements, d’embûches ingénieuses et d’un esprit inventif dont ils savaient pouvoir tirer profit par d’infinis moyens tortueux de captation, de compromission, de vol ou tout autre moyen de dépouillement.

LE « PICARO » Tel fut le picaro (homme ou femme, élégant et de bonne apparence ou plébéien et en haillons, mendiant, érudit

ou vil matamore), exploiteur d’hommes simples et confiants, qui donna du fil à retordre à nombre de juges et d’officiers de justice et remplit la littérature de ses espiègleries, de ses malices et de ses allures amusantes, formant en son sein un genre comique spécial.

Au picaro échoit l’interdiction d’avoir. Le voilà condamné à acquérir : c’est le thème de son récit. Le « picarisme » courut ainsi l’Europe au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’Histoire de Gil Blas de Santillane (1715-1735) de LE SAGE reste l’imitation la plus célèbre du genre. LE SAGE reprend des thèmes espagnols afin de construire le portrait d’un picaro très différent, hormis le

travesti, de ses modèles. La composition du Gil Blas de Santillane obéit aux règles du roman picaresque espagnol : c’est une suite d’aventures-prétextes à tableaux de mœurs.

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Mais le picaro n’est pas un être d’histoire (encore que son invention se circonscrive dans une étroite période de l’histoire espagnole) mais une [dé]construction idéologique : figure essentiellement critique dont la fonction est de dire ou de démentir les structures sociales et morales d’abord de l’Espagne des Habsbourg, en en faisant percevoir les rapports non point à l’endroit mais à l’envers, comme dans une chambre noire. De là, la difficulté de ces livres qui, comme Gil Blas, semblent écrits à la manière d’un miroir ambigu où tout s’inverse.

« Le lecteur, grâce à [l’ordre chronologique d’exposition des faits], épouse étroitement le point de vue du narrateur, apprenant pas à pas, en même temps que lui, la vérité. Non seulement ce dévoilement progressif est conforme à la vie mais encore il favorise l’identification du lecteur et du narrateur, nécessaire pour créer l’illusion réaliste. » (21).

UNE PEINTURE DE LA RÉALITÉ S’il arrive à LE SAGE de s’éloigner du merveilleux et du romanesque propre au genre, l’imitation de la

picaresque lui permet aussi de peindre, avec le plus de précision possible, la réalité. « Le réalisme consiste à peindre la nature, les objets, les hommes tels qu’ils se présentent, sans souci de leur

beauté ou de leur laideur, et non tels que peut les concevoir l’imagination de l’artiste ou de l’écrivain. » (22). Entre 1715 et 1735, époque où fut écrite l’Histoire de Gil Blas de Santillane, nul ne parle encore de « théorie

réaliste ». Pourtant, comme les futurs « romanciers réalistes », LE SAGE ne désire pas idéaliser le réel, ni en donner une vision édulcorée. Henri Coulet donne, quant à lui, une définition plus nuancée du roman réaliste du XVIIIe siècle : « Le terme de ce roman réaliste que nous adoptons signifie seulement que ce genre de fiction ne vise pas à redresser le monde réel selon un idéal moral ou à lui substituer un rêve de bonheur ou de pureté. » (23).

Depuis le XIX

e siècle, c’est un lieu commun de dire que LE SAGE est le véritable fondateur du roman réaliste. Mais quelques précisions sont cependant nécessaires. C’est surtout par la satire que LE SAGE évoque le réel. Sous les portraits qu’il place dans sa galerie, le lecteur du XVIIIe siècle peut, sans hésiter, mettre des noms.

Nulle démagogie chez LE SAGE ; ni la moindre complaisance pour les puissants de la terre. Mais, quand il le peut, il n’hésite pas à parler fort : catholique, il condamne l’Inquisition avec autant de véhémence que Voltaire ou que Montesquieu. Il ne ménage ni la bassesse des grands, ni la corruption des ministres, ni l’indignité du clergé, ni l’ignominie inquisitoriale ou antisémite : l’Espagne a bon dos !

Les traits qu’il décoche atteignent certes leur cible moins profondément que ne le font Les Lettres persanes mais ils ont la pertinence des pamphlets et des libelles de cette fin de règne de Louis XIV et de la Régence.

LE COMBAT DES LUMIÈRES L’originalité réaliste de LE SAGE est moins dans la satire des mœurs, où il suit de près les traces de La

Bruyère, que dans la satire littéraire et religieuse qui caractérise bien l’atmosphère idéologique de l’époque et, à sa façon, prépare le combat des Lumières.

LE SAGE suivit d’abord cet exemple en composant Le Diable boiteux en 1707. Dans ce roman, Asmodée récompense le cavalier Cléophas qui a brisé la bouteille dans laquelle un alchimiste l’avait enfermé, en lui faisant voir tout ce qui se passe dans les maisons de Madrid ; lisez : Paris. La donnée est commode, souple, élastique. C’est un « cadre à coulisses », le même que nous retrouverons dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane.

Son réalisme ne se limite pas à de petits tableaux de la vie courante qui annonceraient Balzac. LE SAGE n’est ni Mercier, ni Restif. On lui demandera plutôt un témoignage sur la mutation idéologique des années 1705 à 1735. Elle est lisible, par exemple, dans la question-clé des relations entre maîtres et valets. Mais dans le cynisme du Gil Blas de la première livraison de 1715, on aurait tort d’entendre quelques voix révolutionnaire. Gil Blas n’apparaît jamais, comme Figaro, porte-parole vertueux et indigné du peuple. C’est comme Jacob, le paysan parvenu, un héros de la perméabilité sociale.

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UN HÉROS QUI ÉVOLUE Rien de plus caractéristique sur ce point que l’évolution de Gil Blas. Étrange valet qui devient vite son propre

maître et détermine librement ses voyages dans une Espagne de fantaisie. Voilà qu’à son tour il engage un valet (dans le tome paru en 1724) et devient vite « serviteur servi ». La différence des conditions s’estompe tellement que Gil peut dire :

« Après le zèle que Scipion avait fait paraître, je ne pouvais plus voir en lui qu’un autre moi-même. »

Ainsi, plus de subordination entre Gil et son secrétaire. Plus de façons entre eux. Ils n’eurent qu’un lit et qu’une table (livre IX, chapitre 7).

À la fin du roman, en 1735, deux mariages fixent la structure de l’histoire et révèlent son sens dans l’œuvre de LE SAGE : Gil Blas, devenu riche, s’unit avec une jeune fille noble dont le frère épouse la fille du valet de Gil Blas.

Le héros de LE SAGE est d’abord un fripon, ensuite un parvenu : contrairement à ses modèles picaresques qui restent toujours des marginaux, il parvient à s’intégrer socialement et même moralement. Seul le personnage de Rolando, le brigand, se refuse à tout pacte avec la société, tel le picaro espagnol ou, à la génération suivante, certains scélérats sadiens.

UN COMPROMIS IDÉOLOGIQUE LE SAGE est encore un homme du compromis idéologique. Il est, comme Gil Blas, un magnifique entremetteur

entre la comédie classique qui se sclérose et le roman qui ne fait encore que naître.

2) GIL BLAS : UNE ŒUVRE AMBIGUË QUI RENVOIE À PLUSIEURS GENRES LITTÉRAIRES SANS S’IDENTIFIER À AUCUN

A. Présence de la picaresque dans Gil Blas à travers des détails réalistes

On retrouve, dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, la plupart des composantes originelles de la picaresque espagnole. Le roman se présente comme une autobiographie : Gil Blas raconte lui-même son histoire.

« Du modèle picaresque, LE SAGE retient certains traits typiques : l’autobiographie de Gil Blas est fragmentée en un certain nombre d’aventures qui constituent chacune un sujet défini, sans que le lien de l’une à l’autre apparaisse fort nécessaire, cette fragmentation étant mise en évidence par la disposition en chapitres ; chacun de ces épisodes se passe dans les milieux les plus différents ; l’abondance des récits secondaires (environ un tiers des neufs premiers livres), allant du registre burlesque au tragique, et faiblement rattachés à la vie du héros accentue encore [l’]impression de dispersion (…). Mais LE SAGE « a soigneusement évité le sentiment de piétinement que donne souvent, dans la picaresque, la succession d’éléments dont l’ordre serait interchangeable : des récits thématiquement trop voisins seront isolés l’un de l’autre (…). Ailleurs, une forte opposition s’institue entre les épisodes voisins (…). Sans abandonner la fragmentation picaresque, LE SAGE parvient à réduire le nombre réel des unités de récit qu’est contrainte d’ordonner la mémoire du lecteur. » (24).

L’influence de la picaresque est nette : LE SAGE, qui n’est jamais allé en Espagne, emprunte beaucoup de détails aux romans espagnols et Gil Blas a certains aspects du picaro.

De la picaresque espagnole, LE SAGE n’a conservé que l’allure extérieure et le rythme alerte et événementiel qui le rapprochent plutôt du Bildungsroman (« roman de formation ») à l’honneur au XVIIIe siècle.

Nous voyageons dans toute l’Espagne avec Gil Blas. Lancé dans le monde dès sa jeunesse, il fréquente le monde de la ville, de la Cour, de la campagne et côtoie les nobles, la roture, les comédiens, la justice, des écrivains, des gens honnêtes tout aussi bien que des brigands.

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Si Gil Blas se conduit comme un picaro, c’est, en premier lieu, pour survivre ; c’est, en second lieu, pour s’élever dans la société afin de gagner une place qu’il estime lui revenir de droit. L’intermède picaresque est, dans l’œuvre, une version particulière du voyage de formation. Au cours de ses « années d’apprentissage », Gil Blas évolue donc dans tous les milieux de la société : des auberges, où gueux, aventuriers et poètes désargentés se côtoient, jusqu’aux antichambres des ministres et aux salons des puissants, en passant par les petites gens et les bourgeois.

UNE JUXTAPOSITION DES ÉVÉNEMENTS Bien qu’il y ait juxtaposition et succession d’événements plutôt que progression (le procédé est sensible dans

la composition « en tiroirs » que l’on retrouvera, par exemple, chez Denis Diderot avec Jacques le fataliste et son maître ), le récit utilise des procédés propres aux romans réalistes de l’époque.

LE SAGE donne une place assez importante à l’imitation du réel. Cette tentative se traduit tout d’abord par la « recherche d’accumulation de la matière pour retrouver dans le roman (…) l’épaisseur et la diversité du réel. » (25).

Gil Blas de Santillane présente à la fois l’exploration d’une société et l’évolution d’un destin. L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un panorama des milieux sociaux et donne la description de la hiérarchie sociale, de son fonctionnement et de ses règles.

Divers moyens de composition traduisent également ce souci de crédibilité. LE SAGE fait allusion à des personnalités connues, telles que le duc de Lerme, Philippe II ou le comte-duc d’Olivares. Il en va de même de la narration à la première personne, implicite, si l’on considère qu’un « grand nombre des romans écrits dans la première moitié du XVIII e siècle se présentait comme des mémoires véridiques. » (26).

Gil Blas affirme ainsi raconter sa propre existence : « Avant que d’entendre l’histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire. » (27).

L’AUTOBIOGRAPHIE DU HÉROS

Ce roman se donne pour une autobiographie de son héros, depuis sa naissance obscure jusqu’à sa retraite, en passant par toutes sortes d’aventures dont le récit (la trame principale du roman) est fréquemment interrompu par des épisodes secondaires, des « histoires » racontées par des personnages de rencontre, comme on en lisait déjà dans le Roman comique de Scarron.

De succès en revers, Gil Blas, « valet aux nombreux maîtres », saisissant les occasions que le hasard lui offre, s’élève toujours dans la société. Si Gil partage plusieurs des traits originels du picaro, gueux et forban, le héros de LE SAGE est un personnage à l’échelle humaine, assez vraisemblable dans la France de la Régence.

Il a pour demi-frère le Jacob de Marivaux. Comme l’Histoire de Gil Blas de Santillane, Le Paysan parvenu (1734-1735) est censé être écrit par un héros vieillissant qui raconte ses aventures de jeunesse et son ascension sociale : Monsieur de La Vallée se souvient des débuts à Paris du paysan Jacob, facilités par sa bonne mine et le bon usage qu’il fait de ses relations féminines.

Ses aventures lui font connaître des milieux variés, en province comme à Paris. Il s’agit avant tout autre chose d’une réinterprétation de la tradition picaresque : réinterprétation-création,

réinterprétation-redécouverte d’une figure mythique de l’humanité à un moment donné de l’Histoire de France : la Régence. B. L’Histoire de Gil Blas de Santillane : un « mémoire-romanesque » ?

i. Traditions et caractéristiques des genres

L’Histoire de Gil Blas de Santillane appartient-elle à ce genre, qui connaît un vif succès à la fin du XVIIe siècle et au début du XVIIIe siècle : celui des mémoires ?

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Les mémoires peuvent être définis comme des relations écrites d’événements par ceux qui ont eu part aux affaires de leur temps, qui en ont été les témoins oculaires ou, tout au moins, les contemporains. Ils sont une des sources précieuses de l’Histoire mais la partialité, le désir de se mettre en avant, la passion, l’intérêt, le tour personnel de l’esprit et du caractère de l’auteur y déforment souvent le sens et la portée des événements.

En revanche, ce sont ces particularités qui en font l’intérêt littéraire, lorsque l’auteur est un écrivain de talent ou un homme de génie (28).

L’EMPLOI DE LA PREMIÈRE PERSONNE Le mémorialiste se doit d’obéir à l’ordre chronologique : s’il y manque, il éprouve le besoin de s’en justifier.

L’absence d’ordre systématique autorise la diversité des sujets qui vont de la vie du narrateur à l’histoire générale. « Ce narrateur, cependant, ne doit pas se transformer en historien (…). Et le fil central du récit doit être constitué par l’existence du héros (…). Les mémoires gardent quelque chose de la gravité de leur origine (…). Le propos moral compense la trop grande particularité des aventures. » (29). Ce type de narration suppose l’emploi de la première personne, en se référant, par exemple, à un personnage ayant déjà existé.

« Le projet du romancier auteur de mémoires, qui reflète à des degrés divers celui de tous les auteurs voués à la première personne, est donc moins l’imitation d’une certaine manière de dire propre aux êtres qui disent la vérité et parlent bien, que l’imitation d’un texte dont le but serait le compte-rendu aussi exact que possible d’une expérience. » (30).

À l’aube du XVIIIe siècle, le genre picaresque prolifère dans la péninsule ibérique. Le roman, abandonné à lui-même, va suivre, dès lors, toutes les voies et prendre toutes les formes.

Au vu de la production romanesque des XVIIIe et XIXe siècles, on peut considérer le roman comme une œuvre en prose (c’est-à-dire écrite en langue vulgaire et, de ce fait, destinée à une large diffusion), comme une œuvre plus ou moins didactique (c’est-à-dire qui se donne pour objet de révéler le monde), enfin comme une œuvre animée d’une intention. C’est de cette intention qu’il faut partir pour comprendre le projet profond du romancier comme la valeur de sa production.

LE PLEIN ESSOR DU ROMAN Si l’on convient qu’il y a, dans tout art, une dimension ludique, celle-ci connaît son plein développement dans le

roman, pour lequel il s’agit de recréer la vie, de la reconstruire de façon satisfaisante et en allant au plus vite. Dès lors, la seule voie possible pour le romancier consiste à s’effacer le plus possible devant la vie, tout en

sachant bien que de son œuvre, au bout du compte, l’écrivain ne s’efface jamais tout à fait. « Le romancier authentique, disait Thibaudet, crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible ; le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le génie du roman fait vivre le possible ; il ne fait pas revivre le réel. » (31).

Le roman, d’abord et avant tout, est du temps. Aussi, le vrai roman maintient-il en un faisceau indestructible les trois directions du cheminement, de l’éducation et de la chute, qui ne sont que les diverses expressions de la temporalité. Écrire un roman, c’est donc, en quelque façon, récrire sa vie, vivre sa vraie vie.

L’apparition d’œuvres romanesques a provoqué de multiples attaques dues au mépris et à « la méfiance que le mot de roman » (32) inspirait. Malgré cela, l’Histoire de Gil Blas de Santillane se rattache, par certains traits, au courant romanesque et convient tout à fait au lecteur qui souhaite « s’évader de la réalité » (33) et qui aime « la fantaisie [et] la fausseté, en un siècle où les philosophes des Lumières s’essaient aux analyses les plus lucides du réel. » (34).

ii. Présence dans Gil Blas : « mémoire-romanesque » ?

Le genre des mémoires est bien présent dans Gil Blas de Santillane, même si la chronologie n’est pas vraiment respectée. Mais Alain-René LE SAGE s’en excuse dans un « avertissement » ambigu, à l’en-tête du troisième tome :

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« On a marqué dans ce troisième tome une époque qui ne s’accorde pas avec l’histoire de don Pompeyo de Castro qu’on lit dans le premier volume (…). C’est une faute de chronologie [que l’auteur] promet de corriger dans la suite, avec quantité d’autres, si l’on fait une nouvelle édition de son ouvrage. »

C’est là une promesse narquoise de l’auteur qui spécule sur le succès de son ouvrage.

LE SAGE fait des allusions précises à l’Histoire : le duc de Lerme, le comte-duc d’Olivares ont été, réellement, les premiers ministres de la Cour d’Espagne. Mais le duc de Lerme se retira en réalité en 1618 et le comte d’Olivares ne devint quant à lui Premier Ministre qu’en 1621. Dans l’intervalle, le duc d’Uzède exerça le pouvoir.

LE SAGE HISTORIEN LE SAGE a resserré les événements historiques pour les dramatiser. Le « propos moral », visible quasiment

dès les premières pages, joue un rôle assez important dans l’œuvre. Il s’accompagne d’autres éléments familiers au genre : l’évocation de personnages historiques et de lieux géographiques précis, le rituel de méfiance à l’égard des mémoires en général et la justification de la rédaction du texte, qui revêt un intérêt « pratique », le choix d’une perspective biographique « longue » qui situe le héros au-delà de chacune des actions particulières auxquelles il est amené à participer.

Dans l’ouvrage de LE SAGE, le narrateur, loin de douter de « sa propre valeur », ne cherche pas à justifier son existence. L’autocritique du héros débouche, elle, sur une satisfaction que rend suspecte l’excessive clarté du récit. L’être moral de ce héros soumis à l’empire des signes n’est pas tant médiocre que factice.

GIL BLAS : PREMIER ROMAN DE LA MAUVAISE FOI La première personne fait de cette narration qu’est l’Histoire de Gil Blas de Santillane le premier « roman de

la mauvaise foi » : il n’a ni nature propre, ni caractère tranché. Si rien ne semble, a priori, désigner Gil comme le héros d’une œuvre romanesque, le romanesque est

cependant bel et bien présent dans l’ouvrage de LE SAGE, grâce aux aventures d’autres personnages. L’idéalisme des sentiments se traduit par leur « constance », leur « générosité », leur « fidélité auxquelles

s’opposent la jalousie et la rancune homicide, l’orgueil démesuré, l’appel passionné de la vengeance qui sert de moteur aux voyages (…). Cette partition (…) entre bons et méchants (…) trouve son expression romanesque dans une conduite intransigeante qu’entrave une suite de hasards, le plus souvent malheureux. » (35).

Les histoires des personnages secondaires sont souvent denses et insolites et le hasard y joue un rôle déterminant. Elles se définissent par plusieurs aventures : « violences, combats, duels, découvertes inattendues, lettres interceptées, espionnage avec un arsenal de fausses tapisseries, de portes dérobées ou qui s’ouvrent seules, enlèvements dès qu’on met le pied sur un vaisseau » (36).

Tout comme « Le mariage de Vengeance » (37), l’« Histoire de doña Mencia de Mosquera » (38) illustre parfaitement ce qui précède : dans cet épisode, la jeune femme raconte ses tristes amours. Persuadée que son époux, qui a dû fuir la haine d’un corrégidor, a perdu la vie en combattant pour le roi du Portugal dans le royaume de Fez, elle cède à son entourage et accepte d’épouser, en seconde noce, un homme bien plus âgé qu’elle : le marquis de la Guardia. Alors qu’elle vit dans le château de son nouvel époux, elle remarque un jardinier (39), qui se révèle être son premier mari. Elle s’entretient secrètement avec ce dernier et décide de partir avec lui :

« Non, don Alvar, non, m’écriai-je à ces paroles ! je ne souffrirai pas que vous me quittiez une seconde fois. Je veux partir avec vous. Il n’y a que la mort qui puisse désormais nous séparer. Croyez-moi, reprit-il, vivez avec don Ambrosio. Ne vous associez point à mes malheurs. » (40).

Elle quitte donc le château et c’est au cours de cette fuite que don Alvar est tué, sous ses yeux, par des brigands qui la capturent ensuite. Aidée par Gil Blas, elle parvient à s’évader et retourne, éplorée, vers son second époux, qui lui avait pardonné mais qui meurt, malgré tout, de chagrin !

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UNE ACCUMULATION DE RÉCITS SECONDAIRES Ces récits secondaires, qui concernent toujours un couple d’amants que les événements ont séparé, retardent

parfois l’évolution d’une situation pénible : l’« Histoire de don Gaston de Cogollos et de doña Helena de Galisteo » (41), racontée durant la captivité de Gil dans la tour de Ségovie, interrompt le récit de ce dernier.

« Sous la Régence apparaît le décor d’ambiance. Ce "mirage théâtral" est lui-même porté au plus haut degré d’irréalité : des personnages vrais empruntent des habits de convention pour jouer un jeu dont la signification échappe. LE SAGE jouera sur l’ambiguïté du travesti et sur la double nature de ses personnages, à la fois originale et traditionnelle. » (42).

Le travestissement « fait partie depuis longtemps de l’arsenal romanesque » (43) : Gil Blas assiste Aurore, qui l’utilise quand elle veut gagner le cœur de celui qu’elle aime. Il se prête également à la mascarade de Fabrice, croyant que son ami l’aidera à reprendre son bien :

« J’embrassai Fabrice, à ce discours, qui me faisait connaître le stratagème qu’il prétendait employer pour moi et je lui témoignai que j’approuvais fort l’expédient qu’il avait imaginé. Je saluai aussi les faux archers. C’étaient trois domestiques et deux garçons barbiers de ses amis qu’il avait engagés à faire ce personnage. » (44).

La tromperie est, là encore, un élément de comédie, en jouant sur l’ambiguïté d’une situation. Pourtant, l’Histoire de Gil Blas de Santillane ne peut pas être totalement qualifiée de romanesque, malgré la

volonté affichée de son auteur de « rendre compte du sublime et de l’extraordinaire considérés comme aussi significatifs que le normal et le quotidien » (45).

Comme nous avons tenté de le souligner précédemment, Gil Blas n’est pas [qu’]un héros romanesque.

UN ROMAN « HYBRIDE » À la fois picaresque, romanesque, appartenant au pseudo-mémoire et au roman réaliste, cet ouvrage, dans

lequel le héros-narrateur décrit sa vie et ses tentatives, plus ou moins heureuses, de se faire une place dans la société, est aussi un roman d’aventures.

C’est ainsi que l’Histoire de Gil Blas de Santillane participe tout à la fois : - du roman d’initiation (formation de la personnalité de Gil Blas au contact du monde extérieur), - du roman autobiographique (narration à la première personne : LE SAGE fait le récit de sa propre existence, essayant de reconstituer la formation de sa personnalité à travers celle de son double romanesque), - du roman picaresque (Gil Blas retrace les errances d’un déclassé, d’un marginal, et propose une vision particulière de la société), - et même du roman historique (l’époque fournit un cadre exotique et permet une mise en perspective du présent de l’auteur).

Gil Blas de Santillane est, pour une part, un « roman-prétexte », comme Le Diable boiteux : un inventaire des travers et des misères inhérentes à la nature humaine, avec bon nombre de portraits à clés. Quelques travers de choix donnent lieu à des peintures assez vivantes pour être demeurées classiques. Les homélies de l’archevêque de Grenade valent bien le sonnet d’Oronte comme illustration de la vanité d’auteur. Comme chez quelques romanciers du XVIIe siècle, un réalisme familier pare d’une sorte d’« exotisme à rebours » des observations qu’on n’attend guère dans un livre de ce temps, soit par l’habitude qu’on s’est faite d’une littérature qui les ignore généralement, soit parce que la chose même nous paraît moderne.

D’autre part, l’Histoire de Gil Blas de Santillane est, comme Le Paysan parvenu de Marivaux, un roman biographique et le récit d’une ascension sociale. Le héros quitte Oviedo adolescent, muni d’une mule et de quarante ducats ; à la fin de la première livraison, il est revenu des chimères de la grandeur et marié ; à la fin de la dernière, il est veuf, remarié et toujours revenu du monde après une seconde carrière de courtisan.

Enfin, c’est un roman d’aventures traitant quelques-uns des thèmes les plus éprouvés : brigands, caverne, noble captive livrée à la concupiscence des hors-la-loi et, du même coup, c’est une séduisante galerie d’« irréguliers romanesques », présentés sous un jour ambigu. Ils incarnent une liberté désirable et scélérate, que le narrateur admire tout en se gardant bien de la partager et qu’il montre promise aux châtiments tant humains que divins.

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Aucune de ces composantes n’est neuve. Il y a là l’empreinte du roman picaresque espagnol, quoique atténué par la relative honorabilité du héros. LE SAGE signale au moins une de ses dettes en introduisant dans son livre II des personnages du roman de Espinel : La Vie de l’écuyer Marcos de Obregón.

L’ESPAGNE EST À LA MODE LE SAGE travaille depuis 1700 dans ce genre. S’inspirant bien évidemment des Caractères de La Bruyère, la

fiction espagnole ne dissimulait guère une galerie de portraits sous lesquels on s’amusait à mettre des noms propres. L’Histoire de Gil Blas de Santillane est tout à la fois satire des mœurs et roman à clés. LE SAGE se plaît aux

ridicules, aux petits côtés de l’homme. Il croit au Diable autant qu’à Dieu. Dans Gil Blas, LE SAGE reprend et perfectionne la méthode essayée dans Le Diable boiteux mais Gil Blas, sans aucun doute, c’est un roman.

« En dépit des facilités que donne au romancier la fiction autobiographique (cette permanence d’un personnage auquel tout arrive, auquel tout se rapporte et dont la seule présence nous est un fil d’Ariane ; cette connaissance privilégiée qu’il a de soi et qui lui permet, sans imposture, d’adapter, sur soi du moins, le point de vue de grands romanciers : celui de Dieu ; cette propension de chacun de nous de se romancer, vivant sa vie d’abord comme expérience puis construisant une fable), LE SAGE n’en tire pas tout le profit possible. » (46). Il se borne à fabriquer un roman à tiroirs qui s’emboîtent même les uns dans les autres ! Trop souvent, il interrompt son histoire principale pour y insérer des nouvelles ou des récits adventices dont l’interprétation est souvent incertaine. LE SAGE abuse du procédé, grâce auquel les confidences se suivent.

L’HEURE EST AUX LETTRES PERSANES Si LE SAGE centre son roman sur un seul personnage et se situe ainsi parmi les romanciers-mémorialistes, il

charge son récit (ou plutôt ses récits) d’intentions satiriques et moralisantes. Dans Gil Blas, l’intention critique se lit à chaque paragraphe.

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I/ PREMIÈRE PARTIE : L’ŒUVRE

CHAPITRE III. HÉRITIER ET INITIATEUR : LES FORMES D’UN COMIQUE AMBIGU

« Je n’ai pas le temps de me mêler de mes ouvrages ; je m’en suis démis entre les mains du public. » Montesquieu

L’illusion comique

La question du comique est, sous une apparence séduisante, l’une des plus complexes et des plus ambigües qui se posent dans la connaissance de l’homme.

Intimement mêlé à l’existence quotidienne, le sentiment du risible, qui s’épanouit à la surface de l’âme, plonge d’invisibles racines dans le substrat obscur de la psyché…

1) HÉRITIER : LA COMÉDIE, UNE TRADITION CLASSIQUE

Poème dramatique où l’on représente une action de la vie commune, qu’on suppose ordinairement s’être passée entre des personnes de condition privée et où l’on se propose de peindre, d’une manière plaisante, les mœurs, les défauts ou les ridicules des hommes. Telle est la comédie, régie par un certain nombre de constantes : un sujet, des personnages, une intrigue et un style.

Le sujet tout d’abord est généralement bâti autour d’une intrigue (un projet contrarié…). Les personnages, à la différence des héros tragiques, sont toujours de rang médiocre : bourgeois surtout,

parfois gentilshommes, avec les domestiques indispensables (Gil Blas, fripon puis parvenu). L’intrigue, plus ou moins complexe, comporte généralement un « nœud » : l’inégalité des conditions, les

préjugés sociaux (Gil Blas de Santillane : roman de la perméabilité sociale). Du style, que dire sinon qu’il se caractérise par sa « médiocrité ». Qu’il emprunte au parler populaire ou qu’il

vise à reproduire « la conversation des honnêtes gens », qu’il s’abaisse aux trivialités du burlesque ou de la « parade » ou qu’il imite l’afféterie des gens du monde, jamais il ne se guinde jusqu’à l’emphase ou à la grandiloquence tragique. LE SAGE et les genres comiques : un héritage ambigu

[Partie réalisée à partir de l’ouvrage de Roger Guichemerre : La Comédie classique en France, PUF, Paris, 1978]

À partir de la comédie humaniste, malgré les avatars et les vicissitudes d’un genre tout à tour romanesque et sentimental ou trivial et burlesque, épris de réalisme psychologique et social ou s’adonnant à la fantaisie la plus bouffonne, pathétique et moralisant ou grivois et salace, une tradition se transmet.

On retrouve, chez l’auteur du Gil Blas de Santillane, la plupart des constantes, de fond comme de forme, propres au genre : situations piquantes, personnages caricaturaux (le parasite, par exemple), dialogues alertes, apartés ironiques et la saveur d’une langue qui emprunte au parler populaire tours et expressions pittoresques.

Mais, sous la Régence et notamment avec Alain-René LE SAGE, la comédie se propose de peindre le réel et, ensuite, d’instruire le lecteur tout en le divertissant.

« Ce désir de renouvellement est particulièrement sensible dans le genre "composite", qui paraît répondre à certaines exigences importantes de la sensibilité esthétique sous la Régence. » (47).

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LA COMÉDIE DE MŒURS OU DE CARACTÈRES La comédie de mœurs ou de caractères, encore appelée comédie d’intrigue, est une œuvre tirant son comique

de la complication des faits et des péripéties de l’action, de la peinture des mœurs d’une époque, d’une société, du développement du caractère des principaux personnages.

À la fin du XVIIIe siècle, après la mort de Molière, malgré l’hostilité des dévots et les persécutions du pouvoir, la comédie attire plus que jamais le public parisien : un public bourgeois qui veut se divertir et qui se plaît à retrouver sur la scène des tableaux de la vie parisienne, avec ses personnages marquants, ses mœurs et ses ridicules.

La peinture des mœurs contemporaines offre en effet aux auteurs comiques un attrait nouveau, un vaste domaine à explorer. A. La comédie de caractères

Baron (L’Homme à bonne fortune, 1686 ; Le Jaloux, 1688) comme Regnard (Le Joueur, 1696 ; Le Distrait, 1697) semblent se soucier moins de peindre un caractère et de subordonner l’intrigue à cette peinture que d’évoquer plaisamment les mœurs d’une certaine société parisienne. B. La comédie de mœurs

C’est sans doute sous l’influence des comédiens italiens que les auteurs français ont renouvelé la comédie, en représentant les mœurs de leur temps et en s’affranchissant du carcan trop rigide de la dramaturgie classique. C. L’exemple de Dancourt

Florent Dancourt (1661-1725) fut le plus grand auteur de comédies de mœurs de l’époque : Le Chevalier à la mode (1687), Les Bourgeoises à la mode (1692), Madame Artus (1708).

Dancourt, qui s’essouffle un peu dans de longues intrigues, compose aussi des comédies en trois actes : Les Trois Cousines (1700), Les Bourgeoises de qualité (1700), Les Agioteurs (1710).

Mais il excelle surtout dans les petites pièces en un acte, ces exquises « dancourades » où l’intrigue, en général très simple, sert à amener des scènes amusantes qui reflètent les mœurs d’une certaine société parisienne : La Maison de campagne (1688), L’Été des coquettes (1690), Les Vendanges de Suresnes (1695), Le Moulin de Javelle (1696).

Arrivisme social et ambitions nobiliaires : voilà les moteurs essentiels d’une société en pleine évolution, dont Dancourt peint l’immoralité avec une indulgence amusée. Car cette peinture est comique. Déguisements (Les Vendanges de Suresnes ), usurpations d’identité (Jeannot, Les Bourgeoises à la mode ), sentiments feints (Le Chevalier à la mode ) donnent lieu à des situations piquantes. Les personnages, déjà plaisants par leurs contradictions (amoureuses surannées, vieillards épris de tendrons, ingénues délurées, roturiers entêtés de noblesse, robins enviant les gens d’épée, aventuriers jouant les grands seigneurs…), sont souvent poussés jusqu’à la caricature. Enfin, le comique de mots sous toutes ses formes (jargon, parler paysan, parodie, sous-entendus grivois…), la vivacité du dialogue, le sens de la formule, l’ironie ou l’enjouement font du théâtre de Dancourt un théâtre gai, se refusant à prendre au tragique une société dont il ne dissimule pourtant pas les tares.

L’ambiguïté du comique propre à l’Histoire de Gil Blas de Santillane vient de ce qu’il se situe, de facto, entre transition et nouveauté. Avec Gil Blas, Alain-René LE SAGE veut faire de la comédie une œuvre « sociale », avec son cadre utopique et incertain : cette Espagne de convention, mêlée de traits de mœurs modernes. Cette fantaisie permet une satire assez hardie de la société du XVIIIe siècle.

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UN COMIQUE AMER Il y a de l’âpreté dans le comique de l’œuvre de LE SAGE. Il avait d’abord adapté plusieurs comedias

espagnoles. Mais ce sont surtout Turcaret (1709) et Gil Blas de Santillane (1715-1735) qui assurent à LE SAGE une place originale dans la comédie de mœurs.

Sa peinture des caractères se fait amère et acidulée.

2) INITIATEUR : L’HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE, UN COMIQUE AMBIGU A. Entre « picaresque-adapté » et « romanesque-limité » ?

Objectivement, est comique ou, plutôt, chez LE SAGE notamment, susceptible d’apparaître comme telle, toute situation où il y a conflit, dissonance entre deux ordres de sens ou de valeurs, qui se trouvent ainsi remis en question et, par là, dégradés.

Tout échec, tout faux-sens ou contresens, tout dialogue qui n’est pas un dialogue (dialogue de sourds), tout mécanisme qui est plaqué sur du vivant (Bergson), tout vivant plaqué sur du mécanique (dessins animés de Walt Disney, films d’animation des studios Pixar) sont dans ce cas.

Mais la situation ne paraît comique que si le sujet remplit certaines conditions. Le malaise qui lui procure la contradiction doit être léger et momentané. Le sujet (Gil Blas) peut alors prendre à son égard une attitude de jeu et, dans la détente qui succède au malaise, il éprouve un sentiment de supériorité parce qu’il lui semble, du fait qu’il l’aperçoit, dominer la contradiction (48).

En ce qui concerne les personnes, ce sont les autres qui apparaissent comiques au sujet, lequel n’apparaît comique à lui-même qu’après un certain délai, quand il se sent autre qu’il n’a été.

Le roman picaresque, né en Espagne au XVIe siècle, s’inscrivait en réaction contre les romans pastoraux et de chevalerie alors en vogue. Il en était la satire et comme la réplique cynique et désinvolte (49).

Dépouillé du caractère excessif du picaro espagnol, Gil Blas de Santillane paraît, dans l’ensemble, d’un réalisme assez conventionnel. La généralisation morale l’emporte, qui pousse à étudier des types plus que des individus.

Cette préoccupation, qui va le rapprocher de Molière et de La Bruyère, LE SAGE ne la dissimule pas : « On voit, écrit-il, en Castille comme en France, des médecins dont la méthode est de faire un peu trop saigner leurs malades. On voit partout les mêmes vices et les mêmes originaux. » (50).

Dès lors, l’auteur s’attache plutôt à décrire la vie quotidienne dans sa généralité répétitive. Les héros de l’Histoire de Gil Blas de Santillane participent d’un monde où l’on mange, où l’on boit, où l’on dort.

UN COMIQUE RÉALISTE Le style de LE SAGE recherche visiblement le pittoresque. C’est un style très travaillé et très expressif. Visant

parfois à la brièveté, à l’exactitude et à l’effet, LE SAGE porte une application spéciale au choix des termes et cherche, à l’aide de qualificatifs rares, de constructions imprévues et, surtout, par la brusquerie de certains traits, à frapper l’attention du lecteur. Il a l’art d’animer les scènes qu’il peint.

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Un « comique réaliste » semble ainsi se dégager de quelques descriptions, comme celle de la chambre de Fabrice : « Nous traversâmes une cour, où il y avait d’un côté un grand escalier qui conduisait à des appartements superbes et, de l’autre, une petite montée aussi obscure qu’étroite par où nous montâmes au logement qui m’avait été vanté. Il consistait en une seule chambre, de laquelle mon ingénieux ami s’en était fait quatre séparées par des cloisons de sapin. La première servait d’antichambre à la seconde où il couchait ; il faisait son cabinet de la troisième et sa cuisine de la dernière. La chambre et l’antichambre étaient tapissées de cartes géographiques, de thèses de philosophie, et les meubles répondaient à la tapisserie. C’était un grand lit de brocard tout usé, de vieilles chaises de serge jaune, garnies d’une frange de soie de Grenade de la même couleur, une table à pieds dorés couverte d’un cuir qui paraissait avoir été rouge et bordée d’une crépine de faux or devenu noir par laps de temps, avec une armoire d’ébène ornée de figures grossièrement sculptées. Il avait pour bureau dans son cabinet une petite table et sa bibliothèque était composée de quelques livres avec plusieurs liasses de papiers qu’on voyait sur des ais disposés par étages le long du mur. Sa cuisine, qui ne déparait pas le reste, contenait de la poterie et d’autres ustensiles nécessaires. » (51).

Il y a ambiguïté entre les artifices du décor et la réalité de l’intérieur : - « montée (…) obscure » /« logement (…) vanté » ; - « une seule chambre » /« quatre séparées par des cloisons » ; - « grand lit » /« usé » ; - « une table à pieds dorés couverte d’un cuir qui paraissait avoir été rouge » ; - « crépine de faux or » ; - « bureau » /« petite table » ; - « bibliothèque » /« quelques livres avec plusieurs liasses de papiers (…) sur des ais ».

Tout n’est qu’apparences. Le pittoresque vient ici de l’abondance des détails évocateurs. Plus que le reflet d’une société, le roman nous propose une vision du monde parsemée de nombreux traits de véridicité.

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Dans le roman, Gil Blas de Santillane continue la tradition du roman d’aventures. Le cadre espagnol n’est, lui aussi, qu’une apparence de plus. C’est, en réalité, de la vie et des mœurs françaises que LE SAGE nous donne une image spirituelle et vivante. Surtout, réagissant contre le roman d’analyse abstraite, il nous en donne une image réaliste, où apparaît dans tout son pittoresque la vie médiocre ou la vie vulgaire.

Le monde réel est aussi présent grâce aux costumes qui tiennent une place importante dans cet ouvrage. Dès que Gil reçoit de l’argent, son premier soin est de contacter un fripier afin d’être vêtu, selon lui, le « mieux possible ». Il donne alors au lecteur une vision de la mode masculine de l’époque :

« C’était un pourpoint à manches tailladées, avec un haut-de-chausses et un manteau ; le tout de velours bleu brodé d’or. Je m’attachai à celui-là et je le marchandai. » (52).

Dans Le Héros et son double, Marie-Hélène Huet n’a pas manqué de relever l’importance accordée par l’auteur et le héros aux vêtements comme le signe de la mimèse :

« Gil Blas se vêt d’autant de costumes qu’il a de nouveaux maîtres et la minutie avec laquelle LE SAGE décrit le détail de ses habits semble renforcer encore l’importance que leur accorde le héros. Ce procédé de personnification, qui grise le valet d’une importance empruntée, est également un moyen remarquable (…) de passer la société en revue ; car l’originalité de ce roman de mœurs (…), c’est en effet que la plupart des rôles sont tenus par un unique personnage : Gil. Sans doute rencontrons-nous ses maîtres mais nous découvrons leurs habitudes, leur langage, leur train de vie dans les modifications qui se font dans la personnalité versatile de leur serviteur. ».

Ceci « est fort juste (…) dans une optique sociale ». Mais le vêtement revêt aussi une importance, pour Gil Blas, d’un point de vue individuel : « il choisit de se montrer au monde à ses propres conditions, choix qui n’est pas en général celui des picaros espagnols. » (53).

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Le réalisme pittoresque est souvent source de comique dans l’œuvre de LE SAGE. Cette « comédie de mœurs » qu’est, par bien des points, l’Histoire de Gil Blas de Santillane, met en scène les

gens et les professions de l’époque. Au service de don Mathias, Gil Blas copie ses attitudes et ce sont les autres qui le remarquent :

« Je m’y accoutumai effectivement et bientôt même. Je changeai d’humeur et d’esprit. De sage et posé que j’étais auparavant, je devins vif, étourdi, turlupin. Le valet de don Antonio me fit compliment sur ma métamorphose et me dit que, pour être un illustre, il ne me manquait plus que d’avoir de bonnes fortunes. » (54).

La peinture d’un comique de caractères ou de situation, à laquelle va se livrer LE SAGE, est rapidement prétexte à brosser un tableau de mœurs d’où se dégagent de nombreux traits de satire : « pour être un illustre ». Les sentiments s’expriment aussi dans les dialogues directs, « qui rejettent ainsi plus fortement le rôle du narrateur en ce que la parole lui échappe » (55) :

« Je redoublai de vivacité pour produire quelque bonne saillie et le hasard voulut encore que mes efforts ne fussent pas inutiles. Eh bien ! me dit alors celui de mes confrères qui m’avait adressé la parole dans la rue, ne commences-tu pas à te décrasser ? Il n’y a pas deux heures que tu es avec nous et te voilà déjà tout autre que tu n’étais. Tu changeras tous les jours à vue d’œil. » (56).

Cette comédie satirique est aussi accompagnée d’intermèdes burlesques, tels que les « Histoire de… » qui ponctuent chacun des livres du roman jusqu’au dixième, tels aussi que « Le Mariage de Vengeance. Nouvelle », au chapitre 4 du quatrième livre du deuxième tome.

Mais « de l’observation fidèle à l’exagération plaisante, de l’exagération à la fantaisie extravagante, de l’extravagance à l’extraordinaire et à la fantasmagorie, le passage est facile et naturel pour des esprits curieux et superficiels et des âmes avides d’expériences et de jouissances. Les romanciers n’ont pas le sentiment qu’une limite sépare le vrai de l’imaginaire. » (57). B. L’illusion comique

Les phénomènes comiques se divisent en deux grandes catégories qui correspondent à la distinction existant, dans le domaine de la connaissance, entre les choses qui sont perçues par les sens et celles qui ne peuvent être saisies que par l’esprit.

Nous grouperons, sous la dénomination de « comique matériel », les divers genres dans lesquels le comique ne vient pas du caractère des personnages mais des seules circonstances extérieures. Mais le comique peut s’attacher également à des sentiments ou à des idées : il ne sera pas directement perçu et aura alors besoin d’être exprimé. Telle est donc la fonction propre de l’esprit. Nous désignerons donc par le terme général de « comique spirituel » ce risible caché des choses qui doit être exprimé pour être perçu.

i. Les deux modes d’expression du comique spirituel : la comédie et le mot d’esprit

Le comique spirituel peut être rendu apparent de deux manières : - soit au moyen d’un jugement qui met en évidence ce qu’il peut y avoir de risible dans un sentiment ou une idée (ce jugement prend corps dans le mot d’esprit ) ; - soit en mettant en scène le personnage ou l’idée comique de telle manière que l’élément risible qu’ils contiennent et qui demeure invisible dans la vie courante éclate au grand jour : ce moyen est la satire.

Voyons comment procédera l’auteur comique pour rendre apparent le même aspect risible d’une âme : il mettra en scène le personnage et le fera parler et agir de telle sorte que les éléments drolatiques de sa vie intérieure transparaissent au-dehors.

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Il y a une différence importante entre le comique du mot d’esprit et celui de la comédie ou de la satire : le trait spirituel saisit directement les éléments cachés de la vie intérieure pour éclairer brusquement les coins obscurs de l’âme ; la comédie et la satire procèdent discursivement, en déroulant le panorama des idées secrètes et en matérialisant leurs rapports cachés dans les actes ou les paroles des personnages.

ii. La comédie est-elle essentiellement comique ?

Certains auteurs ont placé la comédie au sommet de la hiérarchie du comique. Or le but de la comédie n’est pas précisément de faire rire. Elle vise primordialement à peindre, démasquer, venger et corriger ; elle n’utilise le risible que comme un moyen d’une part d’humilier les travers de l’âme humaine et, d’autre part, d’atténuer ce que sa peinture pourrait avoir de sombre et d’attristant.

Telle est bien l’Histoire de Gil Blas de Santillane. Si le Gil Blas de LE SAGE apparaît, par bien des points, comme une comédie, ce roman ne saurait donc être

considéré, semble-t-il, comme renfermant la quintessence du comique. C’est d’abord une œuvre « sociale » que constitue cette comédie de mœurs.

Si le Gil Blas de LE SAGE tend à faire sourire, tant par le fond que par la forme, souvent alerte et gaie, il n’a, pour exprimer le comique psychologique, que le recours à la matérialisation extérieure qui s’exprime, tout au long du roman, par le biais de la fantaisie verbale et du jeu sur les mots.

Sans prétendre à la peinture des caractères, les mots d’esprit excellent à en éclairer le côté risible.

iii. Le comique spirituel

Il y a, dans le comique de la comédie comme dans celui du mot d’esprit, deux moments successifs. Dans le premier stade, l’identification du spectateur avec le personnage comique voile (comme le masque du mot d’esprit) l’absurdité des paroles ou des actes de ce dernier ; puis le spectateur, se détachant du personnage risible, voit et juge son comportement à la lumière de la raison objective.

Tels sont les principes qui régissent le comique en littérature : celui-ci met d’une part en scène des caractères généraux, des dispositions et des travers universellement humains, propres en quelque sorte à l’espèce ; il montre, d’autre part, des absurdités en un mot, qui sont la conséquence logique et naturelle des caractères ou des travers représentés.

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II/ DEUXIÈME PARTIE : HÉROS, NARRATEUR ET ACTANT

CHAPITRE I. INITIATEUR : LA DISTANCIATION IRONIQUE ROMANESQUE

« Les passions font vivre l’homme ; la sagesse le fait seulement durer. » Chamfort

1) LA DISTANCIATION IRONIQUE ROMANESQUE

Selon la définition du Littré, l’ironie est l’ignorance simulée d’un individu qui veut faire ressortir l’ignorance réelle de celui contre qui il discute. En un mot, c’est l’action d’interroger en feignant l’ignorance, ce qui implique une démarche de l’esprit mettant mal à l’aise le lecteur, visant à perturber l’interlocuteur. Celui qui use de l’ironie (l’ironiste) se place, de facto, dans une position de supériorité face à son interlocuteur. Il peut user de l’ironie pour plonger son adversaire dans la perplexité. Même si, très souvent, il n’en sait pas vraiment plus que ses adversaires, il démontre qu’il n’existe pas de savoir absolu.

UN JEU AVEC LA VÉRITÉ L’ironie est un vaste jeu avec la vérité. Souvent rapprochée de la « contrevérité », elle est moquerie, raillerie

particulière par laquelle on dit le contraire de ce que l’on veut faire comprendre. Elle est aussi forme rhétorique apparentée à l’antiphrase. Il s’agit de provoquer, de stimuler le lecteur ou

l’interlocuteur. Si « l’ironie fait rentrer les gens en eux-mêmes » (58), elle est introspection, remise en cause, en question. Il

faut nécessairement être deux pour que le processus de l’ironie se déclenche : l’ironie a besoin d’être comprise pour fonctionner. Une méprise est toujours possible, notamment lorsque sont en présence des modalités autobiographiques.

UNE FORME MALAISÉE DE COMIQUE Mais l’ironie romanesque est aussi une forme de comique tout à fait particulière, malaisée à manier et que

semble parfaitement maîtriser Alain-René LE SAGE. Elle implique une complicité donc une forme de communication, entre actant et héros-narrateur par exemple. Dans l’ironie, seul l’auteur, le locuteur, est conscient de sa propre ironie. Il opère un véritable retour sur lui-même, comme en ce qui concerne le personnage de Gil.

« Dans l’ironie, dit Jean-Paul Sartre, l’homme anéantit ce qu’il pose. Il donne à croire pour n’être pas cru ; il affirme pour nier ; il nie pour affirmer ; il crée un objet positif mais qui n’a d’autre être que son néant. » (59).

Aussi, l’ironie romanesque va-t-elle être la manière dont cette forme de rhétorique parvient à mettre en cause tous les aspects de la création littéraire. L’ironie est un procédé difficile à manier, parce qu’il fait jouer l’être et le paraître, la complicité du lecteur et du locuteur. Elle contribue à la recherche de la vérité en nous saturant d’illusions. Elle joue avec des situations limites, aussi bien sur le plan du système de valeurs que, dans le cas du roman, sur celui de la mise en cause du héros et des structures.

UNE DÉSORGANISATION DE LA CRÉATION LITTÉRAIRE L’ironie est désorganisatrice en ce qu’elle bouleverse le déroulement du récit, les principes habituels de la

narration. Alors Alain-René LE SAGE mérite-t-il le titre de « romancier par ironie » ? La production romanesque de LE SAGE, considérable de 1707 à 1715, se ralentit durant la période foraine puis

s’intensifie autour de 1730 : rêve et fantaisie, réalité et ironie, platitude et scepticisme en marquent les étapes.

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LE SAGE avait trouvé sa prime inspiration dans le maniérisme alexandrin et le baroque espagnol. En 1707, il publie Le Diable boiteux. LE SAGE y mit tant et tant de vérités qu’on peut, à juste titre, dire que c’est le journal des petits scandales parisien de l’époque. C’est la réponse la plus péremptoire qu’on puisse faire aux Espagnols qui prétendaient voir et reconnaître, dans Le Diable boiteux, une simple traduction du Diablo cojuelo (1641) de Luis Velez de Guevara, auquel LE SAGE n’a emprunté somme toute que fort peu de choses, si ce n’est le thème du merveilleux : Asmodée découvre à son libérateur d’une nuit le dessous des toits de Madrid [Paris]. Encore eût-il pu ne rien lui emprunter car ce qui plut surtout et seulement, dans son livre, ce furent les anecdotes, indiscrétions et faits divers de la vie à Paris.

Anecdotes, mots d’esprit et historiettes contrastent avec les deux histoires sentimentales contées à loisir. L’ensemble, allègre et varié, introduit le style Régence en littérature : Le Diable boiteux fut un des cinq ou six succès de librairie du siècle.

Plus exotiques, Les Mille et Un Jours (parus de 1710 à 1712, sous le nom de Pétis de La Croix) partagèrent la célébrité des Mille et Une Nuits de Antoine Galland. L’ouvrage a beaucoup d’humour, piqué d’ironie, de grâce, et une finesse presque « philosophique ».

Les deux premiers tomes de Gil Blas (1715) commencent en fantaisie : les brigands ressemblent à ceux

d’Ali Baba, les grands seigneurs rapportent des aventures fort romanesques. Cela plaît à la Cour de Sceaux et aux lectrices du Mercure galant, pour qui LE SAGE adapte assez fidèlement, en 1717, le Roland amoureux de Matteo Boiardo (1441-1494). Mais les beaux sentiments, les scènes de route, d’auberge ou d’intérieur perdent, dans la proche Espagne, patrie des conventions picaresques, l’étrangeté de la fiction : l’ironie indulgente de Gil pour sa naïve jeunesse déniaise les dupes et démasque les trompeurs. Aristocrates et bourgeois sont concernés.

Le troisième tome (1724) gagne certes en ampleur : l’élévation et la chute du héros ajoutent une dimension historique et contemporaine à celle, plus ironique, du premier. L’écriture s’enrichit d’images et d’expressions familières, d’exemples et de sentences pris en particulier à Horace.

Le quatrième tome (1735) répète, en les moralisant, des situations antérieures : la sensibilité larmoyante des années 1730, alliée à un ton résolument enjoué, rend parfois indécise l’intention ironique.

Dès 1726, dans sa version revue et augmentée du Diable boiteux, LE SAGE imite sa propre manière. Son adaptation de Guzman d’Alfarache (1732) relance le genre picaresque au prix d’un contresens révélateur ; les « anti-confessions » d’un gueux privé de la grâce deviennent les mémoires d’un aventurier bel esprit. Les Aventures de Robert Chevalier, dit de Beauchêne (1732) contiennent de jolies pages fabriquées sur les récits authentiques d’un capitaine de flibustiers. L’Histoire d’Estavanille Gonzalez (1731-1734) doit peu à son modèle espagnol et les premiers chapitres ne manquent pas d’une verve ironique certaine. Le Bachelier de Salamanque (1736-1738) copie Gil Blas : les débuts du héros dans le préceptorat sont agréablement dépeints. Les sottises des adolescents mais non des hommes faits amusent encore LE SAGE dont la réputation commence à décliner. Et ses derniers livres : Estevanille, La Valise trouvée (1740), Le Mélange amusant ne renouvellent pas son talent d’ironiste mais soulignent encore ses dons d’observation critique et de réalisme satirique.

LES MODALITÉS DE L’ILLUSION ROMANESQUE Cependant, de cette publication échelonnée sur vingt ans, l’Histoire de Gil Blas de Santillane tient sa puissance

où se résument à la fois une tradition littéraire et la vie d’un écrivain et où se mettent véritablement en place les premières modulations de l’ambiguïté romanesque, alliées à celles de l’autobiographie.

LE SAGE retourne l’ironie contre lui-même par le biais de ce personnage clownesque qu’est Gil-le-picaro. Ce « héros médiocre » est animé d’un projet. Qui dit médiocrité ne dit donc pas inéluctablement échec. Bien au contraire. L’échec, ombre portée de la réussite, participe de l’ambition du héros qui, de gueux qu’il était, finira arrivé et parvenu. C’est là l’apparition du « point de vue du sujet », face à une dissolution simultanée de ce dernier, qui n’est plus le héros. La base est, dès lors, tout autant médiocre que factice.

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Pour LE SAGE, il n’y a pas ou peu de rapport entre la réussite de son personnage et celle de son roman : il ne s’agit pas tant de raconter une histoire que d’innover dans la manière de raconter. LE SAGE est, certes, un grand « écrivain par ironie ». Dans Gil Blas, « l’ironie jaillit sans peine, sans recherche, du contraste entre idéal et réalité, valeurs et faits. Elle pose à la fois et accepte deux registres qui fondent, dans l’ambiguïté, la conduite des hommes. Elle ne vise [plus], comme le conceptualisme des baroques espagnols, à détruire les prestiges du monde mais l’illusion sur autrui et sur soi, l’alliance des grands mots et des petits gestes, la casuistique naïve qui guide les actions et les pensées. » (60).

2) LA PRÉSENCE DIFFUSE ET ÉQUIVOQUE DE L’AUTEUR

A. LE SAGE, premier écrivain « professionnel » [Partie réalisée à partir de l’ouvrage de Roger Laufer : Lesage ou le métier de romancier, Gallimard, Paris, 1971]

LE SAGE doit à sa carrière de romancier (ou, plus justement, de « producteur littéraire ») sa grandeur et sa misère. En ce qui le concerne, impossible de s’en remettre au seul mythe de l’inspiration : il entre dans la vie littéraire parisienne sans autre ressource que son talent.

Il est clair que sa création est une « recréation » ; c’est la mise en forme, la récriture d’un matériau littéraire préexistant : textes espagnols, mémoires, anecdotes et historiettes, pièces de théâtre, traductions, etc.

Il ne s’agit pas non plus, chez lui, de l’imitation des écrivains de l’Antiquité que recommandaient les partisans des Anciens : toutes les sources de LE SAGE le signalent d’ailleurs comme un partisan des Modernes. Plutôt d’une « mise à nu » de ce qu’est un texte. Aussi, rien n’est-il plus vain que de lui faire, comme Voltaire, le reproche de plagiat. On y perdrait son temps. LE SAGE n’est, en effet, un « auteur » qu’au sens où Perrault et Lautréamont sont des auteurs.

L’une des meilleures œuvres de LE SAGE, Les Mille et Un Jours, est parue sous le nom d’un autre : le traducteur Pétis de La Croix. Dès Les Nouvelles Aventures de Don Quichotte, LE SAGE s’empare du roman picaresque qui va lui fournir, entre autres, les sujets du Diable boiteux et de Gil Blas. Mais l’idéologie qu’il met à l’œuvre dans son travail n’a pas grand rapport avec celle de la picaresque espagnole ou de la Contre-réforme. Il suit les modes à l’honneur chez ses contemporains de la Régence.

UN JEU SUR LE SIGNIFIANT L’ambiguïté de l’écriture devient alors un jeu consenti sur le signifiant. LE SAGE se moque des auteurs qui se

prennent trop au sérieux. Gil Blas rencontre son ami, le poète Nuñez : « Depuis que je t’ai quitté, j’ai toujours fait le métier d’auteur ; j’ai composé des romans, des comédies, toutes sortes d’ouvrages d’esprit. J’ai fait mon chemin ; je suis à l’hôpital. Je ne pus m’empêcher de rire de ces paroles et encore plus de l’air sérieux dont il les avait accompagnées. Eh quoi ! m’écriai-je, ta muse t’a conduit dans ce lieu : elle t’a joué ce vilain tour-là ! Tu le vois, répondit-il, cette maison sert souvent de retraite aux beaux esprits. » (61).

Gil Blas se passe de muse ; il sait vendre au duc de Lerme une plume alerte et naturelle puis au comte d’Olivares une rhétorique ampoulée.

UN STYLE ALERTE Le style de LE SAGE ne mérite que louanges et celles que reçoit Gil Blas de tous les ministres qui lui donnent

des mémoires à rédiger vont directement et légitimement à son historien. Le duc de Lerme déclare à Gil Blas : « Tu n’écris pas seulement avec toute la netteté et la précision que je désirais, je trouve encore ton style léger et enjoué. »

et plus tard, le roi lui-même, « à qui le duc avait parlé fort avantageusement de mon style, fut curieux d’en voir un échantillon ».

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Le comte d’Olivares ne pense pas autrement : « Sais-tu bien que tu viens de faire un morceau digne d’un secrétaire d’État ? Je ne m’étonne plus si le duc de Lerme exerçait ta plume. Ton style est concis et même élégant mais je le trouve un peu trop naturel. »

Le talent de LE SAGE réside dans un usage conscient, souvent comique et parodique, de la littérature. Nombre d’anecdotes, d’épisodes de Gil Blas de Santillane peuvent être lus comme des pastiches, pleins de fantaisie, du style romanesque naissant : enlèvements, emprisonnements, grandes passions, brigands, cavernes, tours et cachots.

LES ACCESSOIRES DU COMIQUE Ce sont là les épices nécessaires du roman, souvent aussi les accessoires mêmes de l’humour. « Quel que

soit le décor choisi, le pastiche et la parodie servent à voiler une pensée impertinente, parfois profonde, souvent frivole, qu’on déguisera jusqu’à la rendre sibylline » (62).

Le recours constant au discours direct, toujours tiré du côté de l’outrance littéraire ou, mieux encore, théâtrale, contribue à faire du récit une parade et du narrateur un comédien :

« Perfide, lui dis-je, reconnaissez ce trop crédule Gil Blas que vous avez trompé » (apostrophe du valet Gil Blas à l’aventurière chez qui il vient récupérer son diamant en compagnie de faux alguazils).

UN ROMAN « TRIPTYQUE » Le jeu ne correspond évidemment pas à la composition canonique du roman telle que la fixera le XIX

e siècle. Mais il serait anachronique de le reprocher à LE SAGE, qui est parvenu à donner aux trois tomes du Gil Blas de Santillane la forme, la cohérence d’un triptyque : jeunesse et premières expériences du narrateur / équilibre de la maturité / sagesse de l’âge.

« Or, de ce triptyque, nous ne voyons de face que la partie centrale, les deux autres de biais, l’un vers nous, l’autre en retrait et dans la pénombre. » Seuls des rappels de personnages ou de situations viennent relier les panneaux de ce triptyque. LE SAGE ne repense pas l’intégralité de la vie de son héros. « La continuité qu’il instaure paraît formelle et fragile. Pourtant, inconsciemment, il introduisait l’unité, vivante et changeante, de sa propre personnalité, dans un roman qui devint, en partie, une autobiographie déguisée. Dès 1724, la part pure du roman d’aventures diminuait, la transposition de la vie de l’homme de lettres s’accroissait. Dans les trois derniers livres de 1735 (…), l’écart entre les emprunts romanesques ou histoires et les mémoires bourgeois de l’écrivain qui peine avec son sujet prête de la vérité et un charme secret à un roman écrit sous la forme de mémoires : un journal de l’ Histoire de Gil Blas de Santillane s’y lit en filigrane. » (63).

GIL EST UN MONTREUR La succession des épisodes semble obéir à la plus pure loi du hasard avec, pour le héros, des hauts et des

bas. Comme au jeu de l’Oie, les dés font et défont la fortune du joueur, à la limite parfois de l’absurde : ce décalage entre une forme apparemment très sérieuse et un contenu insensé. Et comme le romancier est toujours un peu tricheur, il sait guider la chance : quand le héros dépasse la dernière case, il revient en arrière, à Madrid par exemple, pour un nouveau tome et de nouvelles péripéties. Les personnages en sont les pions. Asmodée et don Cléophas dans Le Diable boiteux et Gil Blas n’ont aucune épaisseur psychologique. Les deux premiers sont de simples masques, placés aux deux pôles de la fiction : le Diable montre et Cléophas regarde.

Gil Blas-narrateur porte sur Gil Blas-personnage un regard qui ne varie guère au cours du roman : amusé, indulgent et satisfait. Comme Asmodée, il est un montreur.

« Les personnages, qui ne sont souvent que des silhouettes qui peuvent devenir, à l’occasion, des portraits, sont innombrables dans Gil Blas et présentent un tableau assez complet d’une société en profonde transformation : valets et servantes, pique-assiettes, chevaliers d’industrie, acteurs et actrices, auteurs besogneux ou prodigues, médecins, chanoines, nobles, depuis les petits-maîtres jusqu’aux ministres. » (64).

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Mais de quelle société s’agit-il ? Omniprésent dans sa déclaration préliminaire, LE SAGE écrit : « J’avoue que je n’ai pas toujours exactement suivi les mœurs espagnoles ; et ceux qui savent dans quel désordre vivent les comédiennes de Madrid pourraient me reprocher de n’avoir pas fait une peinture assez forte de leurs dérèglements ; mais j’ai cru devoir les adoucir, pour les conformer à nos manières. »

L’ironie marque ici le discours, tout comme l’ambiguïté. En effet, derrière un « espagnolisme » de façade, on retrouve facilement la France du XVIIIe siècle, plus familière à un Alain-René LE SAGE, auteur de Turcaret, que l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles.

L’ironie est définie parfois comme une figure de l’esprit, de la pensée. Mais en la définissant comme telle, les maîtres de rhétorique voulaient proscrire les jeux de mots. « Pourtant, à l’ironie, figure de l’esprit, correspond dans l’écriture le récit à la première personne : de toute évidence, un écart entre les mots et la pensée sous-entendue doit être exprimé dans les mots » (65). Aussi, l’exagération, la litote ou l’antiphrase renvoient-elles parfois à une connaissance hors-texte, souvent polysémique.

L’AMBIGUÏTÉ RHÉTORIQUE L’ambiguïté rhétorique est, par définition, le contraire de la netteté. Elle consiste à laisser l’esprit incertain

sur le vrai sens d’une expression, laquelle, d’après la construction grammaticale, exprimerait une chose différente de celle que l’écrivain a pensée.

La plupart des ambiguïtés viennent de la diversité de rapport dont sont susceptibles les pronoms « il », « le », « la »…, les adjectifs possessifs « son », « sa »… ; souvent aussi, elles sont occasionnées par des mots qui ne sont pas à la place que marque la liaison des idées.

« Blas de Santillane, mon père, après avoir longtemps porté les armes pour le service de la monarchie espagnole, se retira dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise, qui n’était plus dans sa première jeunesse, et je vins au monde dix mois après leur mariage. »

Dès les premières lignes du premier chapitre du livre I, le narrateur se compromet par le choix des éléments d’information. L’honorabilité chronologique de sa naissance n’est pas sans rapport avec l’âge de sa mère ; il le suggère en insérant la relative « qui n’était plus dans sa première jeunesse » entre les propositions coordonnées et en changeant de sujet, ce qui valorise (humoristiquement) une précision banale et apparemment superflue.

i. Tel mot ou groupe de mots (A), qui semble signifier ceci (B), signifie en réalité cela (C) ; ceci (B) et cela (C) étant contradictoires.

ANTIPHRASES

1. « Après m’être si avantageusement défait de ma mule » (66). 2. « ses yeux paraissaient d’un très beau rouge pourpré. Tenez, dame Léonarde, dit un cavalier en me présentant à ce bel ange des ténèbres » (67). Les antiphrases (manière d’employer un mot ou une locution dans un sens contraire au sens véritable) des exemples 1 et 2 prennent valeur ironique dans leur contexte : elles signalent le détachement, présent ou passé, du narrateur face à une situation pénible. Leur structure est du type : a) je parle d’une situation ; b) cette situation est pénible ; c) j’en parle légèrement. 3. « Ils vont composer de tout ceci une belle histoire, qui pourra bien aller jusqu’à Oviedo, et qui t’y fera beaucoup d’honneur. » (68). 4. « mais cette Lucrèce des Asturies, à qui la mauvaise mine de son tentateur prêtait de nouvelles forces, fit une vigoureuse résistance » (69). Les exemples 3 et 4 contiennent des antiphrases « secondaires », dans lesquelles une double lecture est nécessaire au développement de la contradiction implicite.

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CONTREVÉRITÉS 5. « il faut que tu sois né coiffé, pour être tombé entre nos mains. Je te l’ai dit, tu vivras ici dans l’abondance et rouleras sur l’or et sur l’argent » (70). La première phrase de l’exemple 5 affirme une contrevérité marquée, linguistiquement, par la proposition contradictoire mais véridique : « être tombé entre nos mains ».

CALEMBOURS Dans la deuxième phrase de l’exemple 5 (« tu vivras ici dans l’abondance et rouleras sur l’or et sur l’argent » ), le calembour du capitaine Rolando exprime littéralement la vérité de la possession et du manque ; mais par cette vérification du trésor verbal, il nie l’importance des richesses et affirme la toute-puissance du discours libérateur.

Le secret de l’ironie est de jouer sur l’ambiguïté.

AMBIGUÏTÉS LEXICALES 6. La remarque suivante sur l’oncle chanoine fait mieux apparaître l’enchaînement ironique dans sa simplicité : « c’était un ecclésiastique, qui ne songeait qu’à bien vivre, c’est-à-dire qu’à faire bonne chère ».

Le narrateur commente l’expression « bien vivre », qui ne signifie pas : vivre chrétiennement (puisqu’elle est appliquée à un ecclésiastique) mais : bien manger. Le jeu sur le signifié (Sé) est produit par un jeu sur le signifiant (Sa), jeu d’autant plus subtil que le signifiant est complexe : mot, groupe de mots, proposition, rapport syntaxique. 7. « je mangerai quelques morceaux par complaisance. (…) Il se jeta d’abord sur l’omelette avec tant d’avidité qu’il semblait n’avoir mangé de trois jours. À l’air complaisant dont il s’y prenait, je vis bien qu’elle serait tantôt expédiée. (…) À la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c’est-à-dire qu’il donna sur le poisson comme il avait donné sur les œufs. » (71). 8. « Rassure-toi, mon ami. Viens avec nous et ne crains rien. Nous allons te mettre en sûreté. » (72). 9. « je l’épousai solennellement, tant pour faire plus de dépit aux Herrera que pour laisser aux enfants de famille un si bel exemple à suivre. » (73). 10. « Pour les gens de justice, je n’en parlerai point. On n’ignore pas ce qu’ils savent faire. Il faut pourtant avouer qu’ils sont plus humains que nous car, souvent, nous ôtons la vie aux innocents et eux, quelquefois, la sauvent aux coupables. » (74). Les exemples 6, 7, 8, 9 et 10 développent des contradictions lexicales latentes dans un mot ou une expression toute faite ou les construisent dans le contexte sur le modèle de l’antiphrase.

POLYSÉMIE 11. « Je m’acquis toutefois par là dans la ville la réputation de savant. Mon oncle en fut ravi, parce qu’il fit réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. » (75). 12. « je suis d’avis de t’envoyer à l’université de Salamanque : avec l’esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. (…) Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable car je mourais d’envie de voir le pays. » (76). Les exemples 11 et 12 diffèrent des précédents parce que le procédé ironisant porte sur un groupe nominal. Il y a passage du sens propre au sens figuré antiphrastique dans l’exemple 3, déplacement d’accent du déterminant sur le déterminé dans l’exemple 11 et déplacement inverse dans les exemples 4 et 12.

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ii. (A) implique (B) et (C) ; (B) et (C) sont exclusifs. 13. « Avant mon départ, j’allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m’épargnèrent pas les remontrances. Ils m’exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne point m’engager dans de mauvaises affaires et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d’autrui. Après qu’ils m’eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j’attendais d’eux. » (77). 14. « en intéressant sa conscience, je le prenais par son faible. Ce n’était effectivement pas son fort… » 15. « … car, au lieu de faire monter l’estimation à dix ou douze pistoles, comme mon oncle, il n’eut pas honte de la fixer à trois ducats, que je reçus avec autant de joie que si j’eusse gagné ce marché-là. » (78).

Les exemples 13, 14 et 15 appartiennent également au type précédemment analysé, bien que leur caractère diffus en cache, de prime abord, le mécanisme.

En examinant l’exemple 13, on distingue le double jeu sur le don (conseil et présent) et le bien (moral et matériel). L’essentiel du message ironique est conservé dans la transcription réduite : « Avant mon départ, j’allai embrasser [mes parents]… (…) Après qu’ils m’eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j’attendais d’eux. » L’ironie porte finalement sur l’aire sémantique du mot bien.

Dans l’exemple 14, on constate que la décomposition ironique porte sur le verbe polysémique « intéressant » (faisant appel et annonçant du profit), qui peut aussi signifier : émouvant ou séduisant. Si la construction est normale dans la langue du XVIIIe siècle, le jeu sur le mot est bien proche de l’équivoque, d’où le déplacement du processus de décomposition sur le mot « conscience ».

AMBIGUÏTÉS SÉMANTIQUES De l’ambiguïté sémantique résultent deux lectures possibles : « Ce n’était effectivement pas son fort »

(exemple 14) veut dire : « Je ne le prenais pas par son fort » et « La conscience n’était pas son fort ». Cette seconde lecture permet la poursuite du mouvement ironique dans l’exemple 15. Intéresser la conscience

d’un maquignon, ce n’est pas s’en rapporter à sa bonne foi ; c’est le rappeler à son sens des affaires. Sans nier donc la nécessité d’une expression linguistique, on aperçoit que les deux niveaux de l’ironie peuvent

se ramener ici encore à un schéma simple, qui est l’analyse du concept de conscience, auquel les personnages en présence donnent un sens contradictoire. C’est dans la mesure où la langue elle-même n’offre pas immédiatement la ressource d’une dichotomie sémantique que l’écriture doit y suppléer par une construction : le jeu de langue remplace le jeu de mots. Aussi convient-il de généraliser le modèle.

Soit (A) une affirmation quelconque : (B) et (C) sont des propositions impliquées par cette affirmation mais

mutuellement exclusives. En d’autres termes : (A) implique (B) est vrai et (A) implique (C) est vrai. Mais (B) exclut (C) et (C) exclut (B) donc (A) implique (B) et (C) est faux, ce qui est absurde. Mais l’ambiguïté peut exister sans qu’on aille jusqu’à l’exclusion : (B) plus vrai que (C) ou moins vrai que (C), etc.

Le terme de la déconstruction ironique consiste bien à établir une contrevérité. Reprenons l’exemple 3, traité plus haut : « Ils vont composer de tout ceci une belle histoire, qui pourra bien

aller jusqu’à Oviedo, et qui t’y fera beaucoup d’honneur. » La conscience ironique, abolissant les restrictions de situation, conclut que Gil mérite, à Oviedo comme à Peñaflor, la réputation de sot. En fait, l’exemple 3 est l’un des plus complexes que nous ayons considéré, parce qu’il repose entièrement sur une construction textuelle.

Alors que l’écriture semble jouer sur les mots, elle joue en réalité sur les signifiés.

AMBIGUÏTÉS VERBALES 16. « Le juge l’écouta et, l’ayant attentivement considérée, jugea que l’accusé était indigne de pardon. » (79).

L’exemple 16 paraît utiliser une pure ambiguïté verbale : les mots « écouta », « considérée » et « jugea » étant pris dans un double sens physique et intellectuel ; mais cette ambiguïté prolongée, rare d’ailleurs sous la plume de LE SAGE, est justifiée par la double condition de juge et d’homme. Et la distinction de sens est toujours licite.

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INCERTITUDES LINGUISTIQUES 17. « cette connaissance m’ôta ma première crainte. Une frayeur plus grande et plus juste vint s’emparer de mes sens. Je crus que j’allais perdre la vie avec mes ducats. » (80).

Dans l’exemple 17, le passage du temporel au sens ordinal de « première » se fait presque imperceptiblement ; mais la confusion des valeurs s’accompagne d’une incertitude linguistique (la bourse ou la vie ; la bourse puis la vie).

FANTAISIE VERBALE ET COMIQUE PARODIQUE Dans Gil Blas de Santillane comme d’ailleurs dans Le Diable boiteux, on assiste à un véritable florilège de

fantaisie verbale et de comique parodique : perpétuel jeu sur les mots, sur les situations, emboîtements d’anecdotes gigognes.

La présence de l’auteur dans le fil de l’œuvre participe du comique de celle-ci, par le biais de cette fantaisie verbale tout empreinte de réalisme : si Philippe IV fait songer à Louis XIV vieilli et au régent, il est possible d’identifier Lerme avec le cardinal Dubois et Olivares avec le cardinal Fleury. L’évocation appuyée du monde des finances et des milieux du théâtre renvoie à une réalité contemporaine bien connue de l’auteur. Il est ainsi aisé de dresser une liste des noms propres espagnols qu’emploie facétieusement LE SAGE.

UN PERPÉTUEL JEU SUR LES MOTS Il donne à de nombreux personnages fictifs :

- des noms réels : Acuna, Ipina ; - des noms de villages : Chinchilla, Castil Blazo ; - des patronymes nobiliaires : Cogollos, Medina ; - des noms de valets de comédies : Chilindron, Clarin, Mogicon.

Souvent aussi, il leur attribue des noms « parlants » (qui les caractérisent) ou des noms plus cocasses, qui font sourire. Un nom existant l’amuse : Villa Viciosa (81) et il s’en sert. Il baptise une vieille dame, en qui l’on reconnaît Ninon de Lenclos, Inésille de Cantarilla (82), c’est-à-dire « Inésille de Cruchon », par jeu.

LE SAGE emprunte également certains patronymes ou toponymes à l’italien. Noms parlants et caractéristiques : Astuto astucieux (T. II, L. 5, chap. 1) Buena Garra bonne griffe (T. II, L. 5, chap. 1) Buenotrigo bon blé (T. IV, L. 10, chap. 9) Descomulgado excommunié (T. I, L. 3, chap. 3) Deslenguado médisant (T. III, L. 7, chap. 13) De la Fuente de la fontaine (T. I, L. 2, chap. 7) Ligero léger Llana simple [de : a la llana, simplement] (T. II, L. 4, chap. 5) Sangrado saigné (T. I, L. 2, chap. 2) Sirena sirène (T. III, L. 8, chap. 12) Tonto fou, sot (T. III, L. 7, chap. 13) Torbellino tourbillon (T. I, L. 1, chap. 17) Ventoleria vantardise (T. I, L. 3, chap. 11)

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Un vocabulaire pittoresque, emprunté au parler populaire : Campanario clocher (T. II, L. 4, chap. 9) Cordel corde (T. II, L. 5, chap. 1) Cuchillo couteau (T. I, L. 2, chap. 4) Muscada muscade (T. III, L. 8, chap. 13) Salero salière (T. III, L. 9, chap. 1) Triaquero vendeur de thériaque (*) = charlatan (T. IV, L. 10, chap. 5) Talego besace Zapata pantoufle (T. I, L. 2, chap. 8)

(*) thériaque : médicament se présentant sous forme pâteuse et contenant, dit-on, 71 drogues parmi lesquelles une assez forte dose d’opium. Inventé, croit-on, par Mithridate pour guérir la morsure des animaux venimeux, ce médicament bizarre fut administré longtemps comme tonique dans les cas de gastralgie.

Noms cocasses et humoristiques : Alcacer orge en herbe, terrain planté d’orge (T. III, L. 7, chap. 7) Apuntador pointeur Cantarilla cruchon (T. III, L. 8, chap. 1) Caprara sur la racine de capra, chèvre Camero mouton (T. IV, L. 11, chap. 8) Catalina Catherine (T. III, L. 8, chap. 10) Coscolina nom de prostituée (T. IV, L. 10, chap. 10) Centellés de centellear, scintiller (T. I, L. 3, chap. 3) Forero propriétaire d’une terre donnée à bail emphytéotique (*)

(T. III, L. 8, chap. 7) Gamboa variété de coing (T. I, L. 3, chap. 3) Majuelo aubépine Membrilla variété de coing pommé (T. II, L. 5, chap. 1) Moyadas de mojar, mouiller : mouillures (T. II, L. 5, chap. 1) Oloroso odorant (T. I, L. 2, chap. 7) Pedrosa de piedra/pedregosa, pierreuse (T. I, L. 3, chap. 3) Pliego pli, feuille pliée (T. IV, L. 11, chap. 1) Villa Viciosa en français déguisé : ville vicieuse (T. III, L. 7, chap. 13)

(*) emphytéotique : se dit d’un bail à longue durée, conférant un droit réel, susceptible d’hypothèque.

Chez LE SAGE, la comédie révèle un grand savoir-faire, dans le droit fil de la tradition moliéresque. Mais il se

heurte, avec Dancourt et Regnard, à un genre déjà constitué et à des règles inviolables et jusqu’alors inviolées par des comédiens conservateurs, épris d’un goût académique.

Ce n’est donc pas tant dans leur structure formelle de comédie d’intrigue et de mœurs que réside la nouveauté de ces œuvres que dans leur cynisme joyeux, leur irrévérence critique et leur organisation idéologique.

LE SAGE INVENTE ET S’AMUSE Brouillé avec les Comédiens-Français, composant à partir de 1712 pour le Théâtre de la Foire, libéré par

conséquent des contraintes de la comédie traditionnelle, LE SAGE invente et s’amuse.

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Nous sommes là aux sources mêmes de la comédie moderne. Le Gil Blas de Santillane est un roman à clés. Que d’originaux parisiens dont les types de LE SAGE sont les copies : Triaquero, qui est Voltaire ; Guyomar, que les contemporains reconnaissaient pour le recteur Dagoumer ; Sangrado, Oquetos et Andros, médecins fameux sous les faux noms desquels chacun mettait les véritables, ceux des docteurs Hecquet et Andry ; l’acteur Carlos Alonso de la Ventoleria (le « seigneur de la vantardise ») en qui tout le monde reconnaissait l’acteur Baron ; la marquise de Chaves, qui n’est autre que la marquise de Saint-Lambert et tant d’autres personnages dont les clés s’associent au secret mal gardé !

Voilà aussi où l’Espagne n’est pour rien. B. La critique de la société et du pouvoir

À travers les péripéties de Gil, l’auteur nous présente une peinture critique de la société qui, sous les couleurs de l’Espagne, a des aspects bien français.

Utilisant donc l’image de la royauté espagnole, LE SAGE attaque les détenteurs du pouvoir en cette première moitié du XVIIIe siècle :

« Nous allâmes dans le moment chez ce ministre, que nous trouvâmes dans une grande salle (…). Il y avait là plus de monde que chez le roi. Je vis des commandeurs et des chevaliers de Saint-Jacques et de Calatrave, qui sollicitaient des gouvernements et des vice-royautés ; des évêques qui (…) voulaient (…) devenir archevêques ; et de bons pères (…) qui demandaient humblement des évêchés. Je remarquai aussi des officiers réformés (…) qui se morfondaient dans l’attente d’une pension. » (83).

Le duc est, quant à lui, tout à fait conscient de son pouvoir et de son influence sur le roi. Il en parle ouvertement à Gil :

« Il y a déjà longtemps que je vois mon autorité généralement respectée, mes décisions aveuglément suivies et que je dispose à mon gré des charges, des emplois, des gouvernements, des vice-royautés et des bénéfices. Je règne, si je l’ose dire, en Espagne. » (84).

Le comte d’Olivares joue, auprès de Philippe III, le même rôle. Ce roi repose entièrement sur son ministre, dont la principale préoccupation est sa popularité :

« Ce ministre, ravi de se voir parvenu à son but, qui n’avait été dans cet ouvrage que de s’attirer l’affection publique, voulut la mériter véritablement par une action louable et qui fût utile au roi. » (85).

Gil Blas lui-même note que le « faible » du comte-duc d’Olivares est « de vouloir être aimé » (86). La distinction entre réputation et mérite est enfin établie. Dans le troisième tome, paru en 1724, comme dans le quatrième, édité en 1735, LE SAGE présente donc des

princes fantoches, incapables de diriger un État. Le duc de Lerme et le comte d’Olivares sont en fait, l’un après l’autre, les véritables maîtres de l’Espagne.

LE GOUVERNEMENT DU RÉGENT Le livre 9 n’est pas sans rappeler le Gouvernement de Philippe d’Orléans, le régent, qui semblait préférer la

débauche plutôt que de débattre des affaires de l’État et qui avait légué la majorité de ses pouvoirs au cardinal Dubois. Celui-ci fut d’abord archevêque de Cambrai puis ministre des Affaires étrangères en 1718, cardinal en 1721, Premier Ministre en 1722. Il conseilla au régent le rétablissement des secrétaires d’État et le retour aux méthodes de l’absolutisme. En politique étrangère, son rôle fut considérable : diplomate habile, il assura la paix à la France par le maintien des traités d’Utrecht, qui mirent fin à la guerre de succession d’Espagne (1713-1715).

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LE RÈGNE DE LOUIS XV Le livre 11 fait sans doute allusion au règne de Louis XV : bien qu’il ait atteint l’âge de sa majorité, ce roi laissa,

en effet, la direction du gouvernement à un prince de sang, le duc de Bourbon, de 1723 à 1726, puis à son ancien précepteur, le cardinal Fleury, de 1726 à 1743. Après la mort de ce dernier, « Louis XV annonça son intention de gouverner désormais par lui-même mais, en réalité, ne fit pas vraiment son métier de roi. Par apathie, par scepticisme blasé, par timidité mal corrigée et goût semi-morbide de l’isolement plus encore que par indifférence, il ne s’astreignit pas (…) à remplir ponctuellement les devoirs de sa charge et à diriger les affaires de son royaume ; il laissa trop souvent gouverner ses ministres, se contentant d’assister en quelque sorte à son propre règne. » (87).

Dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, les courtisans les plus hardis se disputent les faveurs du roi et tentent de faire disgracier leurs rivaux : le duc de Lerme intrigue pour que son neveu, le duc de Lemos, lui succède au ministère, au détriment du comte d’Uzède, qui « a le génie trop borné pour occuper [sa] place » et qui est « son ennemi » (88) bien qu’il soit son fils ! D’autre part, si le roi Philippe III désavoue son ministre, c’est sur le conseil d’un grand nombre de nobles « qui se réunissent tous pour le perdre » (89).

« C’était la première fois de sa vie que ce monarque avait osé pensé autrement que son favori… » (90).

La Cour d’Espagne, miroir de celle de la France, a si peu de morale qu’elle pervertit tous ceux qui s’y trouvent.

À son contact, Gil Blas perd toute éthique et toute sensibilité : « Avant que je fusse à la Cour, j’étais compatissant et charitable de mon naturel ; mais on n’a plus là de faiblesse humaine et j’y devins plus dur qu’un caillou. » (91).

Toutes les personnalités haut placées que côtoie Gil Blas sont sensibles à la flatterie, qui reste le plus sûr moyen pour progresser. C’est la raison pour laquelle Santillane, en parfait hypocrite, encense le duc de Lerme et Calderone, son confident (92).

Cette critique du pouvoir s’accompagne de la peinture d’une justice arbitraire et déficiente. Dans l’œuvre de LE SAGE, elle est rarement efficace : alors qu’il vint d’échapper aux bandits, Gil se retrouve en prison, accusé d’un larcin commis par des voleurs :

« Le corrégidor, que sa charge obligeait plutôt à tirer une mauvaise conséquence de mon embarras qu’à l’expliquer favorablement, jugea que l’accusation n’était pas mal fondée et, présumant que la dame pouvait être complice, il nous fit emprisonner tous deux séparément. » (93).

Il parvient cependant à s’expliquer mais est réduit à la mendicité par l’appareil judiciaire, alors qu’il n’est pas coupable :

« … ils vidèrent tout doucement mes poches et me prirent ce que les voleurs même avaient respecté, je veux dire les quarante ducats de mon oncle. Ils n’en demeurèrent pas là : leurs mains avides et infatigables me parcoururent depuis la tête jusqu’aux pieds. Ils me tournèrent de tous côtés et me dépouillèrent pour voir si je n’avais pas d’argent entre la peau et la chemise. Après qu’ils m’eurent si bien fait leur charge, le corrégidor m’interrogea (…) puis il sortit avec ses gens et mes espèces et me laissa tout nu sur la paille. » (94).

Par ailleurs, l’expression « me prirent ce que les voleurs même avaient respecté » opère un contraste comique quasi-carnavalesque : la mise en parallèle ironique de la perversion des voleurs et de celle des juges a tout de la satire.

Les hommes de justice ne sont pas toujours des gens intègres et, parfois, ils sont d’anciens brigands repentis, comme le capitaine Rolando que Gil Blas rencontre à Madrid. L’ancien voleur lui fait part de sa nouvelle position sociale :

« Pour éviter l’oisiveté, j’ai acheté une charge d’alguazil. » (95).

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3) UN GRAND TALENT DE PORTRAITISTE A. Le portrait de Gil Blas

L’Histoire de Gil Blas de Santillane est divisible en trois parties, lesquelles correspondent aux trois dates d’écriture et de parution du roman. La famille de Gil Blas apparaît une fois dans chacune de ces parties.

LA FAMILLE DE GIL BLAS Dans la première partie, le héros-narrateur mentionne ses parents lors de sa naissance et lors de son départ

pour Salamanque : « Avant mon départ, j’allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m’épargnèrent pas les remontrances. Ils m’exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne point m’engager dans de mauvaises affaires et, sur toutes choses, à ne pas prendre le bien d’autrui. Après qu’ils m’eurent très longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction, qui était le seul bien que j’attendais d’eux. » (96).

Malgré le ton ironique qu’il emploie, il les montre comme des parents soucieux de l’avenir de leur fils. La famille de Gil comprend aussi un ecclésiastique : le chanoine Gil Pérès, oncle du héros :

« Il était le frère aîné de ma mère et mon parrain. » (97). Ces personnages semblent être ses seuls ascendants et, tout au long du roman, ils ne sont jamais dissociés.

Dans la deuxième partie, la famille de Gil Blas n’est présente que par le truchement du fils d’un épicier, voisin

de son père : le jeune garçon est venu voir l’homme important qu’est devenu Santillane ; il lui donne des nouvelles de sa famille afin qu’il songe à subvenir à ses besoins :

« Apprenez que votre père et votre mère sont toujours dans le service et que le bon chanoine Gil Pérès accablé de vieillesse et d’infirmités n’est pas éloigné de sa fin. Il faut avoir du naturel ; et puisque vous êtes en état de faire du bien à vos parents, je vous conseille en ami de leur envoyer deux cents pistoles tous les ans. Par ce secours, vous leur procurerez une vie douce et heureuse, sans vous incommoder. » (98).

Mais, dans ce passage, la famille ne sert qu’à dénoncer la fierté et la vanité qui sont devenues les principaux traits de caractère de Gil Blas. Elle montre à son tour. Elle ne joue pas un rôle absolument prépondérant dans sa vie. La situation de ses parents ne bouleverse pas ses décisions.

C’est également ce que nous pouvons constater dans la troisième partie de l’œuvre : Gil Blas, se dirigeant vers Lirias, décide de passer voir sa famille qu’il trouve dans une très grande misère. Il arrive juste à temps pour voir l’agonie de son père :

« Cela n’est que trop véritable, répondit l’hôtesse ; dans quelque état fâcheux que vous puissiez vous les représenter, vous ne sauriez vous imaginer des personnes qui soient plus à plaindre qu’eux : le bonhomme Gil Pérès est devenu paralytique de la moitié du corps et n’ira pas loin, selon toutes les apparences ; votre père, qui demeure depuis peu chez ce chanoine, a une fluxion de poitrine ou, pour mieux dire, il est dans ce moment entre la vie et la mort ; et votre mère, qui ne se porte pas trop bien, est obligée de servir de garde à l’un et à l’autre. » (99).

Les retrouvailles de Gil Blas et de ses parents vont lui permettre de racheter, quoique tardivement, son ingratitude et sa vanité. Il décide de faire des obsèques somptueuses à son père (100) et demande à sa mère de l’accompagner dans sa propriété de Lirias. Elle refuse. Il finit par lui proposer une pension annuelle de cent pistoles. Elle accepte et c’est donc la conscience en repos que Gil Blas quitte son village natal pour se rendre sur ses terres.

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Dans les deux dernières parties du roman, la famille n’influe pas directement sur le destin du personnage : elle semble n’être là que pour mettre en valeur son évolution morale, jouant, là encore, un rôle de révélateur. B. Gil n’est pas un modèle

LE SAGE ne fait pas pour autant de Gil Blas un modèle éthique : s’il a des qualités, il n’est certes pas dépourvu de défauts.

Dès sa première apparition, il fait preuve d’une grande naïveté et passe pour un personnage irréfléchi. À peine a-t-il quitté son village natal que Gil rencontre des bandits. Mais tant il est candide, il les prend pour des nobles :

« Si ces gens-ci, disais-je en moi-même, étaient des voleurs, ils m’auraient volé et peut-être assassiné. Il faut que ce soient de bons gentilshommes de ce pays-ci qui, me voyant effrayé, ont pitié de moi et m’emmènent chez eux par charité. » (101).

L’ingénuité de Gil Blas « est sans doute la cause immédiate de ces désastres successifs mais elle se

manifeste plus particulièrement dans ses discours. Ses paroles, en effet, quoique cherchant toujours à reproduire très exactement la vérité des faits, ne semblent jamais appropriées à la situation », créant ainsi un véritable effet comique parodique. « Arrêté par des brigands, il leur confesse sur-le-champ et avec une grande frayeur ses démêlés avec la justice qu’il croit avoir retrouvé en leur personne (…). Voyageur malchanceux, voleur sans conviction, Gil Blas n’échappe à ses nouveaux amis que pour retomber entre les mains de la justice à qui il a le tort de tout dire. » (102) :

« … le corrégidor m’interrogea. Je lui contai ingénument tout ce qui m’était arrivé. Il fit écrire ma déposition ; puis il sortit avec ses gens et mes espèces… » (103).

Dans les premiers livres, ses mésaventures ne semblent pas lui servir de leçon : s’il sait qu’il peut facilement

être berné, il n’en abandonne pas pour autant le rôle de dupe. Sa crédulité s’accompagne d’une certaine imprudence : soutenu par le discours de son valet Scipion puis par celui de son maître, le duc de Lerme, il n’hésite pas à livrer au jeune prince d’Espagne la maîtresse de don Rodrigue, favori du ministre (104). Cette action est l’une des raisons pour lesquelles il se retrouvera, peu après, disgracié puis emprisonné (105).

Dès que sa position sociale s’améliore ou dès qu’une intrigue ou une personne le passionne, Gil a une fâcheuse tendance à faire preuve d’égoïsme et d’ingratitude. Devenu employé du duc de Lerme, Gil Blas, tout à sa fatuité et à sa mesquinerie, va bien mal recevoir le jeune épicier, voisin de ses parents, et écoutera, sans vraiment d’émotion, son discours à leur sujet :

« En un mot, j’étais devenu si fier et si vain que je n’étais plus le fils de mon père et de ma mère. Hélas ! pauvre duègne et pauvre écuyer, je ne m’informais pas si vous viviez heureux ou misérables dans les Asturies ! je ne songeais pas seulement à vous ! La Cour a la vertu du fleuve Léthé pour nous faire oublier nos parents et nos amis, quand ils sont dans une mauvaise situation. » (106).

Le héros de LE SAGE manie également fort bien l’hypocrisie et passe même, par moment, maître dans l’art de paraître. Gil Blas est capable de feindre et de flatter pour arriver à ses fins :

« Je n’avais pas paru devant l’archevêque de Grenade, ni devant le comte Galiano, ni même devant le Premier Ministre, si respectueusement que je me présentai aux yeux du seigneur Calderone. Je le saluai en baissant la tête jusqu’à terre et lui demandai sa protection dans des termes dont je ne puis me souvenir sans honte, tant ils étaient pleins de soumission. Ma bassesse aurait tourné contre moi l’esprit d’un homme qui eût moins de fierté. Pour lui, il s’accommoda fort de mes manières rampantes et me dit d’un air, même assez honnête, qu’il ne laisserait échapper aucune occasion de me faire plaisir. » (107).

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Par le biais de Gil Blas, qui sert ici de révélateur, c’est l’attitude du ministre que dénonce LE SAGE. L’apparence est un de ses principaux soucis. Le héros de LE SAGE signale sa progression sociale à la fois par ses vêtements et par sa façon d’agir :

« Il me régala bien et l’on me servit avec des marques de considération qui me faisaient encore plus plaisir que la bonne chère. Quand il fut question de payer, je jetai sur la table une pistole, dont j’abandonnai aux valets un quart pour le moins qu’il y avait de reste à me rendre. Après quoi je sortis de chez le traiteur en faisant des écarts de poitrine, comme un jeune homme fort content de sa personne. » (108).

Mais Gil Blas sait aussi, à l’occasion, se parer d’une certaine immoralité. Le mal, par exemple, ne l’effraie pas. Santillane, peu de temps après avoir quitté Oviedo, est enlevé par des voleurs et, pour gagner leur confiance, il se voit obligé de commettre un larcin :

« Je joignis le père et lui demandai la bourse en lui présentant le bout d’un pistolet. » (109). Plus tard, en compagnie de don Alphonse, il s’associera à Raphaël de son plein gré, afin de détrousser un juif

(110). Il sait la théorie et la pratique du vol. Son immoralité s’illustre aussi par des gestes meurtriers : Gil Blas, devenu « médecin » auprès du docteur

Sangrado, tue beaucoup plus de malades qu’il n’en guérit : c’est la médecine qui est alors explicitement visée. Enfin, l’égarement des valeurs morales se traduit par le relâchement de ses mœurs, Gil n’hésitant pas à se transformer en entremetteur.

Pourtant, il semble que ce qui le conduit aux mauvaises actions et à la malhonnêteté se trouve, paradoxalement, dans les expériences malheureuses qu’il accumule à force de vertu : dès que Gil oublie d’être menteur et hypocrite, il perd sa place, comme nous pouvons le constater auprès de l’archevêque de Grenade (111).

LE RÔLE DE L’AMBITION Les qualités et les défauts de Gil Blas sont exacerbés par l’ambition qui le ronge. Gil est conduit par un violent

désir d’ascension sociale. Rapidement, son principal souci est de vivre avec grandeur, d’être riche et maître d’innombrables biens. Il devient cupide, intéressé, et, comme il désire accumuler une grande fortune, décide de monnayer les services qu’il peut rendre :

« Cet imprimeur avait contrefait un ouvrage d’un de ses confrères et son édition avait été saisie. Pour trois cents ducats, je lui fis avoir mainlevée de ses exemplaires et lui sauvai une grosse amende. (…) Après l’imprimeur, il me passa par les mains un négociant (…). Je m’intéressai pour lui et il rattrapa ses effets moyennant la somme de quatre cents pistoles dont il fit présent à la protection. » (112).

Chez lui, très rapidement, l’ambition succède au premier souci du picaro, « primum vivere » : « … je fis la lecture de mon ouvrage, que Sa Majesté n’entendit pas sans plaisir. Elle témoigna qu’elle était contente de moi et recommanda même à son ministre d’avoir soin de ma fortune. Cela ne diminua pas l’orgueil que j’avais déjà ; et l’entretien que j’eus peu de jours après avec le comte de Lemos acheva de me remplir la tête d’ambitieuses idées. » (113).

C’est ainsi qu’en fort peu de temps, ces nouvelles prétentions firent de lui un personnage de Cour totalement corrompu :

« Un vieux courtisan ne s’en serait pas mieux acquitté que moi. » (114). En lui faisant parfois commettre des actions répréhensibles, l’ambition est souvent la cause des

mésaventures de Gil Blas. Elle annihile, chez lui, tout sens commun et toute réflexion : il offre au prince d’Espagne l’amante de don Rodrigue mais, grisé par sa réussite et des espoirs de richesse et d’honneur, il se soucie bien peu des conséquences de son acte. Ses hautes prétentions le conduiront directement en prison :

« Je suis donc ici, disais-je, pour avoir contribué aux plaisirs de l’héritier de la couronne. Quelle imprudence aussi d’avoir rendu de pareils services à un prince si jeune ! Car c’est sa grande jeunesse qui fait tout mon crime. » (115).

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Gil semble cependant prendre conscience du rôle négatif de l’ambition lors de son emprisonnement. Il se rend alors compte de la corruption de ses mœurs, de sa vanité, de son orgueil et de son ingratitude, tout comme il constate que ni la Cour de Madrid, ni les courtisans ne sont exceptionnels :

« … et je pris une ferme résolution de ne plus retourner à la Cour, quand le duc de Lerme voudrait m’y rappeler. Je me proposai plutôt, si jamais je sortais de prison, d’acheter une chaumière et d’y aller vivre en philosophe. » (116).

Cet épisode n’est pas sans annoncer la fin du Candide de Voltaire. Retiré dans une métairie en Turquie, après maintes péripéties, Candide peut déclarer : « … il faut cultiver notre jardin ».

Et soutenu par don Alphonse, Gil tiendra parole. Il se retirera à Lirias, où il se mariera et vivra désormais en gentilhomme campagnard. Seule la mort de sa femme et de son enfant favoriseront le retour de l’ambition dans le cœur de Santillane ainsi que de l’avarice et du manque de scrupules (sentiments très atténués cependant par rapport à son premier séjour à la Cour).

Ce sentiment est visible lorsqu’il apprend qu’il est anobli ; il n’en retire plus ni orgueil ni fierté excessive : « Je lus donc mes patentes (…). J’ose dire à ma louange qu’elles ne m’inspirèrent aucun orgueil. Ayant toujours devant les yeux la bassesse de mon origine, cet honneur m’humiliait au lieu de me donner de la vanité : aussi je me promis bien de renfermer mes patentes dans un tiroir sans me vanter d’en être pourvu. » (117).

C. Gil Blas se métamorphose tout au long du roman

Faisant l’apprentissage du bien et du mal, Gil Blas va se transformer au fil de ses aventures. Les premiers livres de l’Histoire de Gil Blas de Santillane relatent divers événements au cours desquels le

héros va rencontrer des personnages pittoresques, parfois dénués de scrupules, et qui lui donnent des leçons pratiques au détriment, bien souvent, de sa bourse ou de sa liberté.

Les bandits Rolando et Raphaël sont omniprésents tout au long des premiers chapitres où Gil fait figure d’apprenti. Il commence ses aventures par « une flatterie imprudente (…) qui révèle aussitôt les lacunes de son apprentissage théorique. Ces premiers contacts avec le monde, ces effets alarmants d’un enseignement peu approprié à la réalité quotidienne ruinent le héros et l’envoient passer quelques semaines en prison. » (118).

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UN PERSONNAGE QUI ÉVOLUE La naïveté de Gil est certes en cause mais il va apprendre à profiter de ses déboires et à évoluer grâce à ses

« maîtres » : « Je commençai à perdre courage en me voyant retombé dans une situation misérable. Je m’étais, chez mes derniers maîtres, trop affectionné aux commodités de la vie, je ne pouvais plus, comme autrefois, envisager l’indigence en philosophe cynique. »

Et il reproduit leurs manières dans ses mœurs et dans son caractère.

Ce n’est qu’à partir du quatrième livre, où il part pour la Cour, qu’il arrive à tirer profit de ses expériences. « Mais il reste au fond incohérent et équivoque : incohérent, parce qu’il s’abandonne au hasard ; équivoque, parce que c’est l’égoïsme qui inspire ses complaisances ; il unit la sincérité et le calcul : il est effrayé à l’idée d’aller en prison ; le duc de Lerme croit qu’il a simplement peur de lui avoir déplu et Gil Blas ne dissipe pas le quiproquo. Il pleure avec Olivares qui a perdu sa fille mais il pleure le souvenir de sa propre femme, Antonia, et laisse Olivares croire qu’il partage sa tristesse, se proposant très consciemment d’exploiter le faible d’Olivares, qui est de "vouloir être aimé". » (119).

Grâce à des personnages tels que don Alphonse de Leyva, Gil commence à différencier les bonnes actions des mauvaises. Quand le jeune seigneur confie au héros de LE SAGE la répugnance qu’il a eue à profiter de la peur et de la crédulité du commerçant juif (120), la vertu de Gil Blas s’éveille et il se sent honteux en évoquant l’action qu’il a commise :

« Quoique vous m’ayez vu faire le personnage d’alguazil dans la comédie de Samuel Simon, ne vous imaginez pas que ces sortes de pièces soient de mon goût. Je prends le Ciel à témoin qu’en jouant un si beau rôle, je me suis dit à moi-même : " Ma foi, monsieur Gil Blas, si la justice venait à vous saisir au collet présentement, vous mériteriez bien le salaire qui vous en reviendrait ! " Je ne me sens donc pas plus disposé que vous, seigneur don Alphonse, à demeurer en si bonne compagnie » (121).

UNE CONSCIENCE QUI S’ÉVEILLE

Sa conscience, qui commençait lentement à s’éveiller (il n’accepte pas d’être un brigand) prend une importance sans cesse grandissante, comme nous pouvons le constater lorsqu’il refuse de rester auprès de Laure :

« Je fus aussitôt sur pied et, grâces au Ciel, je partis radicalement guéri de Laure et de la chiromancie » (122).

Mais seule sa disgrâce éveillera définitivement sa vertu. Enfermé dans une des geôles de la tour de Ségovie, il se remémore ses actions passées, les juge, les regrette et prend la décision de mener, désormais, une vie simple et honnête (123). Il mettra sa décision en pratique dès son arrivée à Lirias, où il apprend la sensibilité et l’amour de la nature et de la lecture :

« Mais je donnai principalement mon attention à la bibliothèque. Elle était composée de grands philosophes, de poètes, d’historiens et d’un grand nombre de romans de chevalerie. » (124).

Et malgré son retour à l’ambition (125), il connaît une véritable progression morale : le chagrin qu’il éprouve à l’annonce de la perte du poste de gouverneur de Valence par don Alphonse de Leyva est bien sincère :

« J’étais si pénétré de ce fâcheux événement que je n’eus pas besoin d’affecter un air de tristesse pour paraître affligé aux yeux du comte-duc. » (126).

Gil suit la voie de l’ascension sociale et morale et acquiert, par cela, une réelle « vertu d’expérience ». Au fil des années, il se déniaise vraiment, principalement au contact de la Cour d’Espagne, et gagne parallèlement une certaine maturité, laquelle apparaît dès le sixième livre.

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UN PROGRÈS MORAL Comme le souligne René Demoris, « l’insistance du narrateur sur le commentaire moral tend donc à mettre

en valeur le caractère d’épreuve significative revêtu par tel ou tel épisode. Elle tend à faire considérer l’immoralité du héros comme une occultation passagère de son être moral, conforme du reste aux variations habituelles de l’honnêteté. [Le mal est dans les milieux qu’il traverse. Il en sera de même pour Candide.] La violence de la critique permet de mesurer le danger couru mais elle suppose un être moral et tourne tout entière à sa gloire, s’il parvient à sortir de l’épreuve, le mérite du héros étant d’autant plus grand qu’il a été plus profondément atteint (…). Les fautes du héros n’empêchent pas le sentiment d’un progrès, l’être innocent mais responsable de la jeunesse laissant place à un être plus coupable mais de conscience morale. » (127).

Dans Gil Blas, l’effort de composition est plus sensible. Sans doute, c’est un roman « à tiroirs » et les liens sont factices et fragiles que tissent entre les diverses parties d’adroits rappels des premières aventures, les retours imprévus d’anciennes connaissances. Ce qui fait l’unité de l’œuvre, c’est la personnalité du héros, complexe mais cohérente et dont l’évolution est lente et naturelle : Gil Blas est d’abord un jeune homme prêt à tout, sauf au crime ; devenu plus délicat, il se laisse encore gâter par le monde ; mûri et assagi, s’il reste faible aux tentations, il finit par les vaincre et s’épanouit en une vieillesse tranquille et honnête, celle dont LE SAGE rêve pour lui-même.

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II/ DEUXIÈME PARTIE : HÉROS, NARRATEUR ET ACTANT

CHAPITRE II. INITIATEUR : DES MODALITÉS AUTOBIOGRAPHIQUES OMNIPRÉSENTES

« Je combattrai vos idées jusqu’à la mort mais je me ferai tuer pour que vous ayez le droit de les exprimer. » Voltaire

1) LES AVATARS DE LA PREMIÈRE PERSONNE DU SINGULIER, « JE », ET DU « MOI » DANS L’HISTOIRE DE GIL BLAS DE SANTILLANE

Au romancier-providence qui sait tout et dit tout répond la nature « intime » de ses créatures. Le premier problème concerne donc la personne du narrateur : de celui qui dit « je ».

À ce point de vue divin, qui fait de l’auteur, à travers la personne du narrateur, cette conscience et ce juge absolu qui ne s’arrête jamais aux apparences mais qui perce le fond des choses, correspond une analyse psychologique si fouillée qu’elle finit par figer logiquement la durée du personnage dans une « nature » dont ses attitudes et ses réactions dépendront. Ce second trait met donc en lumière une sorte de déterminisme romanesque, en fonction duquel le romancier traditionnel fait vivre des personnages dont il connaît les ressorts.

LE PANTIN GIL BLAS Dès lors, le personnage romanesque n’est plus qu’un pantin, dont l’artiste tire les ficelles. Le roman picaresque pousse à la limite la fiction qui l’engendre : un misérable (Gil) ne trouvant personne qui

écrive sa vie prend le parti de la raconter lui-même à la première personne. Le picaro est d’abord un « je ». Depuis La Vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades, un picaro est un être dont personne

ne parlerait s’il n’en parlait lui-même : il est condamné au discours-je par son ignominie même, le discours héroïque en il n’appartenant qu’au seigneur. Il se différencie par le sang, légitime et glorieux chez le seigneur, infâme et impur chez l’ignoble (128) : innoble en espagnol, littéralement « non-noble ».

Aussi le picaro n’a-t-il d’autre entrée en matière que de présenter son médiocre lignage : « … ils allèrent ensuite demeurer à Oviedo, où ma mère se fit femme de chambre et mon père écuyer. Comme ils n’avaient comme tout bien que leurs gages, j’aurais couru le risque d’être assez mal élevé, si je n’eusse pas dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Pérès. Il était frère aîné de ma mère et mon parrain. » (129).

Ainsi le picaro construit-il un « antihonneur qu’il oppose à l’honneur du maître. (…) D’où il suit que les picaros disent, au moyen de ce discours -je, l’envers du discours seigneurial. Sous couleur d’avouer leur ignominie, c’est la noblesse qu’ils mettent tête en bas : une noblesse qui reste figée en elle-même, tandis que la valeur-travail conduit le picaro à assumer sa liberté dans la conscience de soi. » (130).

Si LE SAGE ne manque pas de subir, dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, l’influence du roman héroïco-galant du Grand Siècle, c’est surtout à l’inspiration et à la technique du roman picaresque de l’Espagne des XVIe et XVIIe siècles qu’il est redevable.

L’Espagne lui fournit déjà les décors et l’intrigue facétieuse de son premier roman : Le Diable boiteux, dans lequel le jeune don Cléophas se laisse complaisamment dévoiler par le Malin des dessous d’une société qui ressemble étrangement à celle de la France de la Régence.

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Mais c’est bien sûr dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane que se ressent le mieux l’héritage picaresque : Gil, un jeune espagnol démuni, se promène au fil des livres dans la double dimension des sociétés et des époques que son inépuisable vigueur lui permet de traverser. Au gré de ses malheurs ou de ses réussites, il se forge ainsi un destin et une conscience. Loin de rester passif devant le spectacle du monde, comme Cléophas, il en retire, en effet, de précieuses leçons, qui feront du simple picaro qu’il était un « honnête homme », arrivé et installé. LE SAGE a su faire de Gil un véritable type. Le héros-narrateur diffère nettement du sujet-actant

Le destin de Gil Blas est hypothétique. L’autobiographie ne donne au lecteur que l’illusion de la réalité. L’emploi de la première personne provoque une reconnaissance effective du témoignage de Gil. Posée d’emblée, elle authentifie l’histoire factice de Gil Blas de Santillane.

« La forme autobiographique réunit dans la première personne deux êtres revêtus d’une seule identité : le narrateur jeune en tant que héros, agissant, et le narrateur vieilli, reconsidérant son passé en le racontant. Cet écart temporel assigne à l’écriture une double fonction : celle de relater les faits et celle d’ouvrir au lecteur une réflexion immédiate sur les mouvements et les dires du héros. » (131).

UN CONTRASTE COMIQUE La distance qui semble exister, dans Gil Blas, entre l’actant et le héros-narrateur engendre un certain effet

comique en permettant à ce dernier de juger et d’anticiper ses actions et, surtout, leurs conséquences. L’autobiographie révèle « … la conscience du geste, la motivation de l’acte en même temps qu’elle respecte et

rend plus sensible l’étrangeté du monde. (…) … il appartient au héros de ressentir, au narrateur d’identifier, d’évaluer » (132).

Lors de l’épisode du parasite, dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, le narrateur exprime les sentiments du héros :

« Je fus bien aise qu’il eût relevé les dernières paroles de l’hôte et il ne fit en cela que me prévenir. Je m’en sentais offensé et je dis fièrement à Corcuelo : Apportez-nous votre truite et ne vous embarrassez pas du reste. » (133).

Cette mésaventure est alors « suivie d’un commentaire introspectif a posteriori » qui, lui aussi, est exclusivement du « fait du narrateur » (134) :

« Je fus aussi sensible à cette baie que je l’ai été dans la suite aux plus grandes disgrâces qui me sont arrivées. Je ne pouvais me consoler de m’être laissé tromper si grossièrement ou, pour mieux dire, de sentir mon orgueil humilié. » (135).

Il raconte de la même manière la rencontre du héros et des bandits : « … le discours de Gil Blas, fait contemporain de l’action, est immédiatement suivi des commentaires psychologiques, fait contemporain de l’écriture » (136) :

« … je leur contai même l’alarme qu’on venait de nous donner et j’avouai que la crainte d’être appliqué à la torture m’avait fait prendre la fuite. Ils firent un éclat de rire à ce discours qui marquait ma simplicité » (137).

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Parfois, LE SAGE donne au lecteur des éléments propres à lui permettre de distinguer ses erreurs. Au livre 1 par exemple, le narrateur donne, dès le troisième chapitre, la raison pour laquelle Gil, se voyant accusé de vol avec d’autres voyageurs, prend la fuite :

« La nouvelle mariée, quoique jeune, était si noire et si peu piquante que je ne prenais pas grand plaisir à la regarder : cependant sa jeunesse et son embonpoint donnèrent dans la vue du muletier, qui résolut de faire une tentative pour obtenir ses bonnes grâces. Il passa la journée à méditer ce beau dessein et il en remit l’exécution à la dernière couchée. (…) … sur la fin du repas, nous le vîmes entrer d’un air furieux. "Par la mort ! s’écria-t-il, on m’a volé. (…) Je vais chez le juge du bourg qui n’entend pas raillerie là-dessus et vous allez tous avoir la question…" (…) Il ne nous vint pas à l’esprit que ce pouvait être une feinte, parce que nous ne nous connaissions point les uns les autres. (…) Ainsi, cédant à notre frayeur, nous sortîmes de la chambre fort brusquement… » (138).

Mais le héros n’apprendra la vérité, pour sa part, que bien plus tard, au treizième chapitre : « De son côté, le chantre me conta ce qui s’était passé dans l’hôtellerie de Cacabellos, entre le muletier et la jeune femme, après qu’une terreur panique nous en eût écartés. En un mot, il m’apprit tout ce que j’en ai dit ci-devant. » (139).

Le renvoi de Gil Blas, alors qu’il est devenu le confident de l’archevêque de Grenade, ou sa disgrâce, quand il est au service du duc de Lerme, sont aisément prévisibles : en froissant, par trop d’honnêteté, la vanité et la susceptibilité du prélat ou en donnant au prince d’Espagne la propre maîtresse de Calderone, il apparaît nettement et ce dès le début de ses péripéties que Gil court à sa perte.

Parfois, plutôt que de juger de l’action elle-même, le narrateur de l’Histoire de Gil Blas de Santillane en dévoile les motifs :

« Je pensai succomber les premiers jours au chagrin qui me dévorait. Je ne faisais que traîner une vie mourante ; mais enfin mon bon génie m’inspira la pensée de dissimuler. J’affectai de paraître moins triste. Je commençai à rire et à chanter, quoique je n’en eusse aucune envie. En un mot, je me contraignis si bien que Léonarde et Domingo y furent trompés. Ils crurent que l’oiseau s’accoutumait à la cage. » (140).

UN JUGEMENT CRITIQUE DU NARRATEUR SUR SES ACTIONS

Mais le narrateur n’est pas présent uniquement par sa faculté d’anticipation. Il porte également un jugement sur ses actions. Représenté, en effet, comme un être « à peu près omniscient, [il] oppose la sûreté de ses explications à l’interprétation souvent erronée du héros » (141).

En racontant complaisamment les mésaventures du personnage principal, il précise la conduite qu’il aurait dû suivre. Le biographe de l’histoire de Gil critique l’attitude du héros à la Cour d’Espagne et montre à quel point il est devenu fat et vaniteux :

« J’avais encore un autre ridicule dont je ne prétends point me faire grâce : j’étais assez fat pour parler des plus grands seigneurs comme si j’eusse été un homme de leur étoffe. Si j’avais, par exemple, à citer le duc d’Albe, le duc d’Ossone ou le duc de Medina Sidonia, je disais sans façon d’Albe, d’Ossone et Medina Sidonia. En un mot, j’étais devenu si fier et si vain que je n’étais plus le fils de mon père et de ma mère. » (142).

D’autres fois, « le narrateur appose un jugement qui modifie la signification ou la valeur d’un geste » (143). C’est ce que nous voyons dans le roman de LE SAGE : alors que Gil a obtenu, pour don Alphonse de Leyva, la place de gouverneur de Valence, il souligne bien que cette action a été inspirée par la vanité (144). De la même façon, certaines de ses explications vont jusqu’à transformer un vol en bonne action :

« Nous emportions sans façon tout le reste. Bien loin de nous faire un scrupule d’avoir volé des courtisanes, nous nous imaginions avoir fait une action méritoire. » (145).

Mais les jugements qu’il porte sur l’homme qu’il a été, étroitement mêlés à de nombreuses allusions sur

l’avenir, renforcent la fonction comique de l’œuvre.

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DES INTERVENTIONS IRONIQUES DU BIOGRAPHE Dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane, l’intervention, la plupart du temps ironique, de LE SAGE-biographe,

provoque un effet burlesque. L’emploi de périphrases nobles : - « ce bel ange des ténèbres » (146), pour désigner Léonarde, - « présenter le nectar à ces dieux infernaux » (147), - « cette Lucrèce des Asturies » (148), pour évoquer une bourgeoise « nouvelle mariée (…) si noire et si peu piquante » (149) ou de références culturelles permet de le répéter assez fréquemment.

Le langage de Gil Blas se révèle parfois emphatique, emphase traduite par des expressions telles que : - « Ô ciel ! dis-je, est-il une destinée aussi affreuse que la mienne ? On veut que je renonce à la vue du soleil ; et comme si ce n’était pas assez d’être enterré tout vif à dix-huit ans, il faut encore que je sois réduit à servir des voleurs, à passer le jour avec des brigands et la nuit avec des morts ! » (T. I, L. 1, chap. 6) ; - « Ô vie humaine ! m’écriai-je quand je me vis seul et dans cet état, que tu es remplie d’aventures bizarres et de contretemps ! » (T. I, L. 1, chap. 12).

LA FONCTION PARODIQUE DU LANGAGE « La noblesse de ton de ces réflexions "inutiles" [comme le souligne LE SAGE] leur donne dans le récit une

fonction parodique. Capable de produire cette parodie et de n’en être plus seulement l’acteur involontaire, le narrateur, par opposition au héros, se présente comme un utilisateur pertinent du langage » (150) car le héros, Gil, se montre incapable d’exprimer lui-même cette ironie romanesque.

L’œuvre de LE SAGE souligne souvent « l’aveuglement du héros au moment de l’action ». Le biographe « se tient ici aussi loin que possible de la vision proche qui fut celle du héros. Il n’a plus aucune des incertitudes de ce dernier : abandonnant l’ordre du vécu, il arrive qu’il fournisse au lecteur toutes les indications qui lui permettront de ne pas partager ses erreurs. » (151). Par cela, il accrédite le côté pédagogique de son roman et met en valeur « le caractère d’épreuve significative revêtue par tel ou tel épisode [et] permet de mesurer le danger couru. » (152).

Les allusions à l’avenir sont fréquentes dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane. Le narrateur porte peu de jugement sur ses actions passées et les décrit souvent très froidement. En agissant ainsi, peut-être veut-il prouver qu’il est encore proche de l’homme qu’il fut autrefois et qu’il ne voit pas vraiment en quoi il aurait pu changer sa vie.

2) LE SAGE : DE LA QUESTION DE LA RÉALITÉ ROMANESQUE À L’INVENTION D’UNE RÉALITÉ AMBIGUË

Alain-René LE SAGE pose, implicitement, les problèmes inhérents au récit, en ce début du XVIIIe siècle, à l’intérieur de sa propre conception du roman.

Il semble évident que LE SAGE cherche, dans le Gil Blas de Santillane, à nous communiquer quelque chose de plus que son intimité, déchiquetée et justifiée comme roman par une technique narrative nouvelle. Il y a là une volonté de délimiter la réalité et de construire une fiction rigoureuse, sans pour autant perdre de vue le fait que la fiction obéit aux mêmes coordonnées que la réalité !

LE RÉCIT ALTERNÉ DE PLUSIEURS HISTOIRES Le procédé employé par LE SAGE, consistant à inclure plusieurs histoires pour créer cette image d’un monde

qui, à première vue, peut nous apparaître d’une complexité déconcertante, peut paraître arbitraire. L’examen le plus superficiel montre, en effet, l’inclusion successive, le récit alterné de plusieurs histoires nettement différenciées. Nous pouvons penser que, pour former cette unité, le romancier use d’un pur recours technique, en mêlant les histoires de façon plausible. Mais cette série de connections se volatilise si l’on remarque que les échelons ont dû subir une transformation pour servir de lien. D’un côté, on détruit la cohérence d’une réalité, de l’autre on tend à ignorer le vrai recours du romancier, qui consiste précisément en une métamorphose des personnages : Gil Blas, personnage en constante évolution, forban puis parvenu ; le capitaine Rolando, brigand repenti devenu homme de justice ; etc.

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Alors n’avons-nous pas devant les yeux une revue, dont les multiples tableaux ne seraient reliés que par la dextérité du présentateur ?

Pour Lanson, « ces différentes aventures n’ont entre elles qu’une liaison très légère ou, plutôt, elles n’ont qu’un seul rapport, celui d’être arrivées à la même personne ». Mais cette personne peut-elle être un héros ?

En l’occurrence, le détail de la structure interne du Gil Blas de Santillane est révélateur. Les « passages de la douleur à la joie, de la joie à la douleur, [la] succession bizarre de disgrâces et de prospérités » (153) correspondent au monde instable de l’aventure, où tout est toujours possible, mais proviennent aussi d’un souci esthétique de la diversité.

LE MONDE « PLAT » DE GIL BLAS Pour cacher le caractère terne du personnage, qui serait condamné à se redire toujours identique à lui-

même, LE SAGE accumule les péripéties. Le monde de Gil Blas est, nonobstant, un « monde plat » (154) : il ne ressort aucune épaisseur de cette surabondance, exclusivement constituée d’effets de surface.

Le mécanisme est identique dans l’Histoire de Gil Blas de Santillane. Ce qui transforme toutes les histoires en un roman réside dans sa qualité purement littéraire de ne pas s’appuyer sur la réalité et, cependant, de l’imiter.

Nulle trace d’une quelconque continuité romanesque, ni d’une durée existentielle, si ce n’est celle, fort conventionnelle, qu’autorise le statut, équivoque, de la narration à la première personne et qui permet à l’auteur de se moquer des « faiseurs de romans » (155).

LE SAGE semble instaurer ainsi une distance entre les autres romanciers de son époque et lui-même. Les genres littéraires qu’il cultive sont des genres irréguliers qui scandalisent les classiques, Boileau et Jean-Baptiste Rousseau qui, apprenant en 1716 que LE SAGE travaillait pour la Foire, écrivait à Brossette : « L’auteur du Diable boiteux ne pouvait mieux faire que de s’associer avec des danseurs de corde : son génie est dans sa véritable sphère ».

LE SAGE devine ce dédain et se console en voyant croître son succès, en raillant à son tour les « bureaux d’esprit » où « l’on ne regarde la meilleure comédie et le roman le plus ingénieux et le plus égayé que comme une faible production qui ne mérite aucune louange, au lieu que le moindre ouvrage sérieux, une ode, une églogue, un sonnet, y passe pour le plus grand effort de l’esprit humain. » (156).

L’INTENSITÉ DES PERSONNAGES Mais que de qualités compensent cette petite faiblesse ! Quelle intensité de vie et de vérité dans les

personnages : Fabrice, l’homme de lettres, orateur de café, littérateur décadent, qui broie les couleurs chez un peintre, fait les écritures chez un administrateur d’hôpital, se fait siffler au théâtre, enfant sans souci, dédaigneux de la fortune qui lui rend ses dédains, qui rencontre son ami Gil à chacune de ses étapes vers le succès, comme pour mieux marquer la distance qui sépare, chaque fois davantage, le malchanceux du privilégié ; Raphaël, l’aventurier ingénieux et hardi ; Scipion, le valet fidèle et dévoué, adroit et jovial, qui avait dit, bien avant Figaro :

« Je serais le fils d’un grand de première classe si cela eût dépendu de moi ; mais on ne choisit pas son père. »

Ce n’est que quatre-vingts ans plus tard que Beaumarchais allait soulever le peuple en faisant jeter par Figaro le défi aux préjugés nobiliaires : « Si le ciel l’eût voulu, je serais fils d’un prince. ». Il n’y avait là rien de neuf et LE SAGE en avait écrit autant.

Il dédaigne le décor de la comédie humaine ; même, il raille volontiers ceux qui s’attardent à cette description facile et vaine :

« J’aurais en cet endroit de mon récit une occasion de vous faire une belle description de tempête, de peindre l’air tout en feu, de faire gronder la foudre, siffler les vents, soulever les flots, etc. ; mais, laissant à part toutes ces fleurs de rhétorique, je vous dirai que l’orage fut violent et nous obligea à relâcher à la pointe de l’île de Cabrera. »

Mais que des hommes viennent animer la scène : aussitôt son œil amusé s’y attache et quelques regards aigus lui permettent de découper des images vivantes, nuancées, inoubliables.

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C’est dame Léonarde, la servante des voleurs : « … outre un teint olivâtre, elle avait un menton pointu et relevé, avec des lèvres fort enfoncées ; un grand nez aquilin lui descendait sur la bouche et ses yeux paraissaient d’un très beau rouge pourpré » (Gil Blas, I).

Ou bien c’est le capitaine Chinchilla, un vieux brave : « … homme de soixante ans, d’une taille gigantesque et d’une maigreur extraordinaire. Il portait une épaisse moustache qui s’élevait en serpentant des deux côtés jusqu’aux tempes. Outre qu’il lui manquait un bras et une jambe, il avait la place d’un œil couverte d’un large emplâtre de taffetas vert et son visage en plusieurs endroits paraissait balafré. À cela près, il était fait comme un autre » (Gil Blas, VII).

Ces bonshommes si nettement dessinés ne sont jamais au repos ; ils ont des mouvements précis et larges,

des mouvements de théâtre qui « passent la rampe ». Parfois aussi, sans arrêter l’action ni ralentir le mouvement, quelques mots jetés en passant révèlent chez LE SAGE la plus fine connaissance du cœur. Laure, la comédienne, a conté ses longues et tristes amours avec un jaloux dont elle a dû se séparer :

« Croiras-tu que le dernier jour de notre commerce en fut le plus charmant pour nous ? Tous deux également fatigués des maux que nous avions soufferts, nous ne fîmes éclater que de la joie dans nos adieux. Nous étions comme deux misérables captifs qui recouvrent leur liberté après un rude esclavage » (Gil Blas, III).

Faut-il rappeler aussi le terrible capitaine Rolando, l’excellent seigneur don Alphonse de Leyva et sa femme Séraphine et toute cette foule bigarrée, remuante, animée, les grands seigneurs et leurs valets, les chanoines, l’archevêque de Grenade, les aubergistes, muletiers, alguazils, fripiers : c’est un monde.

En avant, au premier plan, jeune, preste, l’œil vif, le front intelligent, voici Gil Blas, que tant de fortunes et de péripéties attendent, caractère aimable, habile, peu facile au découragement, philosophe, clone romanesque de LE SAGE, mais cédant aux circonstances et peu disposé à se faire tuer pour le principe.

Certes, LE SAGE donne à ses personnages « déclassés » quelque chose de sa bonhomie. Si Gil laisse parfois apercevoir une inconscience assez inquiétante, plus souvent il rougit lui-même de ses faiblesses ; il se laisse entraîner mais n’est pas vraiment mauvais et nous sommes prêts à ratifier le jugement du duc de Lerme :

« Je m’étonne que le mauvais exemple ne l’ait pas entièrement perdu ; combien y a-t-il d’honnêtes gens qui deviendraient de grands fripons si la fortune les mettait aux mêmes épreuves ? » (Gil Blas, VIII).

Et le charme de Gil Blas provient peut-être de sa permanence dans la discrétion, de sa modestie pleine de candeur et de fraîcheur, le tout sur fond de « bonne humeur », comme l’a souligné Étiemble.

Voilà comment LE SAGE sait faire siens tant d’éléments partout recueillis. Certes, la fusion n’est pas toujours parfaite. Dans sa hâte, il s’est contenté trop souvent de coudre à grands points, comme en un costume d’Arlequin, des morceaux mal assortis. Nous ne défendrons point les énumérations d’anecdotes et de types, hâtives, froides, parfois invraisemblables, qui apparaissent dans Gil Blas. Mais le mélange est en général fait avec adresse, avec un sentiment juste des proportions, des groupements et des contrastes.

Pourtant, Gil vit dans un univers d’apparences. Jadis, le picaro en tirait une leçon : ce monde n’est que farce et comédie. Mais de ces glissements du paraître, Gil Blas ne conserve que la transparence évanescente.

Il s’agit d’un univers où, loin de renvoyer à une réalité intérieure ou transcendante, l’apparence est l’être, où « on juge là comme ailleurs sur les apparences » et où on n’est « considéré qu’à proportion de la figure qu’on vous verra faire. » (157).

« Carnaval de masques, de leurres, où l’on doit figurer, monde de voyeurs où Gil Blas, frêle mais insistant, se faufile le temps d’un regard. »

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GIL BLAS N’EST QU’UN TÉMOIN La caractéristique de Gil est d’être un témoin toujours disponible : il voit, il écoute, il enregistre. D’une

souplesse remarquable au contact des événements et des êtres, « il se laisse faire par les choses » (158). « Le narrateur premier (Gil-mémorialiste) est dépourvu d’attachement pour lui-même, de tendresse envers

son passé. C’est le moi anonyme, c’est-à-dire quelconque, moyen » (159). On ne peut pas véritablement parler d’évolution du personnage. La prolifération d’instants, qui caractérise sa

vie, ne saurait s’organiser en un destin significatif sinon par la plus commune des leçons qu’est la sérénité apportée par la vieillesse, le livre se terminant sur la vision d’un Gil Blas sage père de famille.

Comme l’écrit J. Cassou, « il finit, dans sa maturité, non par s’affirmer mais par s’annuler ».

Gil semble suivre sa nature tout au long du roman. Cependant, LE SAGE omet de nous préciser ce qu’elle est. Gil bouge, Gil remue, Gil se déplace. « Gil Blas est avant tout un livre de la circulation. »

Pour autant, Gil Blas change-t-il en lui-même ? Non. Il ne change que parce qu’il change de milieu et que ceux-ci ne sont jamais les mêmes.

« Excluant le sérieux, le mal, le tragique, l’ironie du narrateur conserve intacte l’abondance du récit et (…) autorise néanmoins des lectures innombrables. » (160).

Il découle de tout cela deux lectures possibles du personnage de Gil : 1. un naturel calme, altéré ou caché par les aléas de la vie et retrouvé dans la vieillesse (le retour sur soi du narrateur correspondant alors à un retour à soi) : 2. ou bien, sa nature se définissant par la plasticité, Gil Blas est toujours lui-même en n’étant jamais lui-même.

L’originalité de Gil Blas est de n’en avoir pas. Guère présent, il est cependant toujours là. En relisant ses aventures, le lecteur peut dire, comme l’hôtesse d’Oviedo, dix ans après :

« Oui, vraiment, (…) c’est lui-même ; il n’a presque point changé. C’est ce petit éveillé de Gil Blas qui n’avait plus d’esprit qu’il n’était gros. Il me semble que je le vois encore qui vient avec sa bouteille chercher ici du vin pour le souper de son oncle. » (161).

UNE LECTURE MORALE

Gil Blas se distingue aussi des dupes et des fourbes « par une prise de conscience morale puis intellectuelle qu’exprime le plus souvent la seule distance narratrice, qui sépare le je conteur du je conté » (162).

La lecture de Gil Blas de Santillane est aussi morale : morale comme l’expérience, qu’elle soit maturité littéraire et romanesque pour LE SAGE ou confrontation entre lui et le monde dans lequel il doit évoluer pour Gil. Attestons-en le censeur Danchet écrivant, dans son « Permis d’imprimer » : « J’ai trouvé dans cet ouvrage des peintures agréables qui peuvent égayer l’esprit et des traits propres à corriger les mœurs. »

Attestons-en LE SAGE lui-même dans son « Prologue » : « Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ».

Mais cette morale est amusante, loin d’être répressive, et LE SAGE promène sur tous les vices et les ridicules son malicieux et imperturbable sourire, sa moquerie et son ironie, fines et doucement sévères.

Un souvenir insinué, une image fugace profondément ressentie, ceci prend progressivement forme dans un monde purement imaginatif et peut s’associer librement à des images semblables qui constituent le noyau des différentes histoires.

Il n’est pas besoin d’une connexion mécanique pour rapprocher des mondes virtuellement identiques, puisque tous ont une racine commune : ils intègrent un monde librement choisi par la mémoire du héros-narrateur et reconstruit à partir d’elle, en vertu d’une vision poétique.

Cependant, le rapport entre actant et héros-narrateur est en constante évolution tout au long du roman de Alain-René LE SAGE.

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Où il y a confusion entre héros-narrateur et actant

« J’espère avoir montré sinon l’existence immédiate, du moins la possibilité objective de construction d’un niveau de lecture où se découvre une cohérence de type psychanalytique (…).

L’écriture à la première personne pratiquée dans le Gil Blas, par son refus de la sophistication, rend illusoire la distinction entre l’auteur, créateur ou scripteur, et le mémorialiste, rédacteur impersonnel ou personnage impliqué soit dans le présent du souvenir, soit dans le passé de son histoire. Aussi appellerai-je narrateur le signifié d’une configuration textuelle implicite » (163).

Dès que Gil Blas devient laquais, il a, en face de lui, l’interlocuteur idéal : le maître. Il l’imite et sa progression se mesure à la multiplicité des emplois qu’il va occuper.

De même que le héros n’évolue « qu’à travers l’imitation de plus en plus parfaite de modèles de plus en plus élevés, Gil Blas-narrateur donne curieusement l’impression d’écrire à la troisième personne, comme si l’ombre du maître-modèle projetait une sorte d’opacité entre l’écrivain et le souvenir malléable de son passé. »

UN « MONOLOGUE EXTÉRIEUR » [Gil Blas portant toujours en lui la réflexion], l’apparence et la parole d’un autre, on peut s’interroger sur la

validité d’une écriture autobiographique par laquelle le héros, parlant de lui-même, décrit des tierces personnes et ne se dépeint qu’en parlant d’autrui, c’est-à-dire de sa propre image : Scipion » (164). Mais au fur et à mesure que Gil va s’élever dans la société, cette forme d’écriture s’estompe. Le narrateur ne fait presque plus de commentaires ; ce sont les autres personnages qui s’en chargent et, par cela, ces réflexions deviennent alors contemporaines de l’action.

Peu à peu, le narrateur ou l’interlocuteur cessent de commenter les actions du héros. Seuls ses gestes sont décrits et « le biographe devient aussi impersonnel que l’auteur d’un récit, malgré l’emploi de la première personne, un peu à la façon dont le témoin de l’événement s’efforce de s’effacer pour mieux respecter l’objectivité des faits ». Gil Blas-héros perd, peu à peu, « son autorité descriptive » et se refuse souvent à commenter.

Narrant seulement « les circonstances ou les opinions, il devient très vite un prétexte » (165). C’est ce dont le lecteur peut s’apercevoir lors du portrait de la marquise de Chaves :

« La marquise de Chaves était une veuve de trente-cinq ans, belle, grande et bien faite. Elle jouissait d’un revenu de dix mille ducats et n’avait point d’enfants. Je n’ai jamais vu de femme plus sérieuse, ni qui parlât moins. Cela ne l’empêchait pas de passer pour la dame de Madrid la plus spirituelle. Le grand concours de personnes de qualité et de gens de lettres qu’on voyait chez elle tous les jours contribuait peut-être plus que ce qu’elle disait à lui donner cette réputation. C’est une chose dont je ne déciderai point. Je me contenterai de dire que son nom emportait une idée de génie supérieur et que sa maison était appelée par excellence dans la ville le bureau des ouvrages d’esprit » (166).

Le rôle du narrateur diminue de plus en plus tout au long de l’ouvrage : il laisse parler soit les événements, soit d’autres personnages dont les commentaires facilitent « la compréhension entière des faits accomplis ».

UNE ÉCRITURE UNIDIMENSIONNELLE L’écriture devient alors « unidimensionnelle » et perd le « caractère d’intériorité » et « l’ambiguïté que lui

donnait le regard du héros lui-même » (167). Le biographe s’efface dès que le héros cesse d’être lui-même et qu’il tente d’imiter le mieux possible son maître. À ce moment, sa parole comme d’ailleurs celle du héros « est creuse parce qu’elle n’est pas réaction originale d’un être qui veut apprécier son expérience vécue mais effet second du rôle qu’il joue. Quand le narrateur philosophe, ce n’est pas pour affirmer une vérité, c’est pour se désigner comme philosophe. À chacune de ses expériences, il applique la réflexion morale ou le point de vue que d’autres pourraient adopter, en envisageant son existence de l’extérieur. La première personne permet ici de représenter la distance du narrateur au héros et de faire penser que le premier détient le sens qui échappait au second. Mais il apparaît vite que l’un est le digne héritier de l’autre et que la conscience du narrateur est frappée d’extériorité. » (168).

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Le biographe et le héros ne font bientôt plus qu’un car Gil Blas-écrivain trouvera, dans la rédaction de ses mémoires, non pas le souvenir de ce qu’il fut mais celui de ses multiples transformations. Comme le note Marie-Hélène Huet, dans Le Héros et son double : « Tel est le paradoxe d’un héros qui incarne sans cesse le double et un autre sans jamais éprouver de conflit intérieur, qui reflète des personnalités contradictoires sans que s’éveille en lui l’ombre d’un être souple que l’écriture même ne parvient pas à cerner mais dont la présence s’impose à chaque mot (…). Tel est le secret d’un héros inconstant, d’un écrivain docile qui ne s’impose avec force que dans les rôles qu’il s’est attribués et dont le visage ne transparaît que sous les masques qu’il s’est choisis » (169).

Ce qui appartient en propre à LE SAGE et ce qui fait, en dernière analyse, la plus grande beauté de l’œuvre en même temps que sa secrète vertu subversive, c’est un certain accent. En apparence en effet, rien de plus innocent que les intentions morales.

« Après avoir lu ses romans, nous demeurons convaincus que, s’il est des voies plus courtes et plus sûres pour arriver aux honneurs et à la fortune, la vertu seule peut mener au bonheur. » Si l’on prend au sérieux le roman, on peut souscrire à ce jugement formulé en 1822 au sein de l’Académie, qui avait mis au concours un éloge de LE SAGE. Mais le talent de LE SAGE est celui du conteur : il consiste à inclure dans la narration les signes de sa gratuité et à autoriser par là un doute qui s’étend naturellement des faits eux-mêmes aux jugements moraux qu’ils appellent. Parmi ces derniers, les plus catholiques voisinent couramment dans sa bouche avec une démoniaque jubilation et, pour peu que le lecteur y prenne garde, ils perdent par là beaucoup de leur sérieux.

LE RÉCIT EST UNE PARADE ; LE NARRATEUR, UN COMÉDIEN Des procédés narratifs contribuent particulièrement à faire de ce récit une parade ou un jeu et du narrateur

un parleur, un comédien. Ils apparaissent comme l’illustration même de cette perversion des jugements moraux : 1. la division en chapitres dont les titres sont parfois subtilement humoristiques : « De la rencontre que Gil Blas et son compagnon firent d’un homme qui trempait des croûtes de pain dans une fontaine et de l’entretien qu’ils eurent avec lui » ; 2. le fait que Gil Blas se pose en narrateur universel, sachant ou ignorant à son gré, rapportant par le menu des conversations auxquelles il n’a pas assisté ou narrant d’une seule venue (Livre 1, chapitre 3 : « De la tentation qu’eut le muletier sur la route ; quelle en fut la suite et comment Gil Blas tomba dans Charybde en voulant éviter Scylla » ) des scènes qui se situent les unes avant, les autres après sa sortie, bref : modelant ou non, selon son caprice, le récit des événements sur la conscience qu’il aurait pu en avoir lorsqu’ils se produisaient.

On pourrait comparer utilement avec le récit de Prévost ou de Marivaux, moderne précisément parce qu’il semble répondre à un besoin du narrateur de revivre, dans leur jaillissement premier, les grands moments de leur existence.

De là, peut-être, l’inconsistance de Gil Blas, qu’on a sans doute eu tort de reprocher à LE SAGE. Certes, son héros est un composé assez arbitraire de picaro et d’honnête homme, peureux en principe en sa qualité d’antihéros mais tout à fait capable d’empiéter sur les sentiments chevaleresques qui, en raison d’une longue tradition littéraire, appartiennent comme par définition aux gens bien nés.

On peut s’étonner que certains critiques aient regretté l’absence d’héroïsme alors qu’il fleurit un peu partout et, notamment, dans des récits secondaires extrêmement romanesques.

Pour Francis Assaf, « Lire Gil Blas autrement qu’à travers le héros est une erreur. (…) … une lecture complète et surtout en harmonie avec les intentions de LE SAGE ne peut se faire en dehors du héros. Le plus important est donc la vie du héros, ce qu’il fait, ce qu’il voit et surtout ce qu’il dit ou entend dire. Si l’on fait abstraction de lui, le roman perd tout son sens. » (170). Mais admettons toutefois que l’être profond de Gil Blas n’est pas l’objet du récit. Nous sommes encore dans la « préhistoire » du roman, puisque ce genre ne s’épanouira que dans les années 1730, sous la forme des grands romans biographiques, précisément quand il se donnera pour objet la quête de lui-même par le narrateur, l’objectivation d’une singulière et irremplaçable présence au monde.

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LE MONDE EST OBJET DU RÉCIT Le monde même est l’objet du récit chez LE SAGE ; son narrateur le représente théâtralement, il le donne à

reconnaître, produisant des types et des situations-types, formulant ou appelant des jugements qui réunissent narrateur et lecteurs dans le lieu commun.

Jouant, il se joue lui-même dans les postures que nécessite l’attente collective des lecteurs. Le vrai Gil Blas est une voix qui se confond avec celle de LE SAGE lui-même, une certaine qualité d’imagination

qui crée un monde gracieux et impossible, sanguinaire et inoffensif, où des brigands se lèvent la nuit, maternellement, pour donner à un faux malade un lavement d’huile d’amandes douces ; c’est de la curiosité et de la gentillesse et, en fin de compte, une douce ardeur à vivre, parfaitement symbolisée par la vertu poétique de la route.

LE SAGE connaît celle-ci autant que le Diderot de Jacques le fataliste ou le Rousseau des Confessions.

UN ROMAN DU PASSÉ L’Histoire de Gil Blas de Santillane est un « roman du passé » ; il porte sur le révolu. Le temps de base en est le passé simple de l’indicatif, qui « détache l’histoire racontée du moment où on la raconte » (171). Le présent de l’indicatif, symbole de l’époque contemporaine de la rédaction, en est quasiment exclu. Quand Gil Blas emploie le présent, ce n’est qu’à la fin du dernier chapitre :

« Il y a trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec des personnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné m’accorder deux enfants dont l’éducation va devenir l’amusement de mes vieux jours et dont je crois pieusement être le père. » (172).

On peut alors s’interroger, à juste titre, sur la portée exacte du trait constitué par l’adverbe « pieusement » qui peut présenter, là encore, plusieurs sens possibles, dont l’interprétation est incertaine : s’agit-il d’une pointe de satire supplémentaire ou d’une réelle marque de misogynie, dont la littérature du XVIIIe siècle doit fournir quelques autres exemples ?

Mais le passé est, pour LE SAGE, une chose toute mentale où se conjuguent tout à la fois mémoire et civilisation, rêveries de vivre d’autres vies que la sienne et besoin d’entraver sa propre divagation par d’incontournables archives.

Autant d’histoires que d’historiens. Autant de certitudes, c’est-à-dire d’interprétations des faits.

Le jeu qui existe entre le héros-narrateur et l’actant permet au lecteur de tirer une leçon des aventures des personnages principaux mais il aide à comprendre quel homme est aussi Gil Blas.

3) UN AUTOPORTRAIT CODÉ

Au début de Histoire secrète d’un roman, Mario Vargas Llosa affirmait : « Écrire un roman, c’est une cérémonie semblable au strip-tease. Comme la jeune fille qui, sous d’impudiques projecteurs, se libère de ses vêtements (…), le romancier dénude aussi son intimité en public par le biais de ses romans. »

UNE CÉRÉMONIE EXHIBITIONNISTE Bien que toute l’Histoire de Gil Blas de Santillane semble illustrer cette cérémonie exhibitionniste (cette

passion de se raconter en même temps qu’il raconte une fiction), elle a rarement encore été aussi intime que dans Gil Blas.

Il en est ainsi parce que, comme jamais auparavant, le protagoniste, le narrateur et l’auteur se confondent peu à peu d’une façon parfaite. A priori, l’autre versant du récit était supposé arriver au niveau irréel des péripéties picaresques, aux antipodes de l’autobiographie. Il ne sera, en fait, qu’un fragment oblique de cette même vie, par le biais du personnage de Gil Blas, en faisant de cette histoire le premier roman de LE SAGE dont le fil souterrain serait celui de l’ironie romanesque : celui de « l’écrivain-écrivant », écrivant une fiction de sa vie, s’écrivant une vie dans la fiction littéraire.

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DES DESTINÉES PARALLÈLES LE SAGE semble avoir mis « beaucoup de lui-même dans ce roman : consciemment dans Gil, le rédacteur, et

Fabrice, le poète ; inconsciemment dans les rapports de Gil avec sa mère ainsi qu’avec Laure, la comédienne. Il interroge le sens de la vie, les limites de la liberté (…). Nul doute que la réussite unique de l’ Histoire de Gil Blas de Santillane ne s’explique par les destinées parallèles du héros et de l’écrivain. » (173).

À travers l’Histoire de Gil Blas, « nous suivons tant la carrière du héros que celle de l’écrivain : cette ambiguïté en fait la richesse. » (174).

Cette décision de travailler le récit avec plus qu’un personnage, avec une présence aussi réelle et identifiable de Gil, crée un type de persuasion qui, au-delà du roman, semble par moment correspondre exactement au genre de l’autobiographie.

Il ne fait aucun doute que ce qu’a tenté de faire Alain-René LE SAGE, en tout premier lieu, a été de récupérer un morceau de son passé et de le rendre le plus strictement fidèle, y compris dans les moindres détails. Cette volonté anxieuse de parvenir non seulement à la vraisemblance mais à la véracité et à l’exactitude objective apparaît dès l’avertissement de « Gil Blas au lecteur », qui commence l’histoire de sa vie par cette « préface » en forme de parabole : deux écoliers s’étant arrêtés près d’une fontaine découvrent une pierre sur laquelle est gravée une inscription à demi-effacée :

« Ici est enfermée l’âme du licencié Pierre Garcias. » (175). Si le plus jeune des garçons trouve cette épitaphe grotesque, en rit et, plutôt que de s’attarder, préfère

poursuivre sa route, l’autre, davantage intrigué et curieux, décide quant à lui de rester jusqu’à ce qu’il réussisse à éclaircir le mystère de cette phrase et découvre un trésor :

« Celui-ci, (…) sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu’il l’enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu’il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats avec une carte sur laquelle étaient écrites ces paroles en latin : Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription et fais un meilleur usage que moi de mon argent. » (176).

Après avoir rapporté cette histoire, le héros l’explique et va prodiguer des conseils au lecteur afin qu’il puisse retirer de l’ouvrage ce que Rabelais appelait la « substantifique moelle » (177). Et LE SAGE de renchérir, par l’intermédiaire de son double romanesque Gil :

« Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l’un ou l’autre de ces deux écoliers (…). Si tu (…) lis avec attention, tu (…) trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé avec l’agréable. » (178).

L’ÉLABORATION D’UN DOCUMENT BIOGRAPHIQUE

L’ambiguïté de l’alternative est, dès le début, clairement posée. Il y a deux éléments essentiels, ici, à l’élaboration du document biographique : nous sentons qu’il y a un « je » protagoniste qui n’imagine pas mais se souvient. Bien sûr, les choses ne sont pas si simples : à la fin, la mémoire qui essaie d’évoquer est inévitablement une mémoire qui imagine ; non pas un sujet réel qui raconte sa vie ou un fragment de celle-ci mais un romancier qui invente [aussi] sa vie, un écrivain qui écrit une fiction qui prend elle-même l’apparence d’une vie.

Mais l’auteur, grâce à Gil Blas, n’explique-t-il pas aussi au public que son roman n’a pas tant pour but de le divertir que de l’éduquer, d’éveiller son esprit critique en lui démontrant en quoi l’itinéraire de son héros romanesque est positif ? Ne le pousse-t-il pas à porter un jugement, en compagnie du héros-narrateur, sur les actions de Santillane, à apprécier ses réussites et à constater ses échecs, à analyser causes et conséquences ?

LE SAGE exhorte le lecteur à appréhender le sens caché de son œuvre et à ne pas la lire superficiellement. Tout comme l’écolier perspicace, le lecteur découvrira lui aussi un trésor, s’il prête attention au roman : la « recette » d’une certaine réussite sociale.

Ce problème du sens caché de l’œuvre laisse l’esprit incertain sur la signification ultime du livre : on ne réussit qu’à la seule condition de tricher et d’accepter les vices. Gil Blas en a fait l’expérience auprès de l’archevêque de Grenade.

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L’Histoire de Gil Blas de Santillane de A.-R. LE SAGE est une préfiguration de la pensée de Jean-Jacques Rousseau sur la perversion de l’homme par la société. Ceci constitue la matière, pour LE SAGE, d’un énorme comique de situation.

L’ambiguïté, dans sa variété, n’est plus un simple moyen de divertir et d’agréer, elle peut aussi être instructive, dans la mesure où elle est fidélité au réel. L’ensemble du texte prolonge d’ailleurs la démarche des récits secondaires et la frontière reste souvent indécise entre ce qui est fiction et ce qui ne l’est plus.

La variété en est la règle. Mais à la variété « horizontale » du récit s’ajoute une vérité « verticale », obtenue par l’adjonction de

réflexions à chaque histoire. L’auteur sort ici de la fiction pour engager un dialogue moral avec son lecteur sur les sujets qu’il traite, ce qui renforce évidemment leur crédibilité. Surtout, il arrête l’attention de ce lecteur sur le récit, comme étant autre chose qu’une pure succession d’événements.

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CONCLUSION

« Seize pages, vous êtes pamphlétaire ; faites en seize cents, vous êtes présenté au roi. » Paul-Louis Courier

Parvenu au terme de ce mémoire, nous voici nu face au miroir abrupt de la complétude requise. L’heure est donc au bilan, tant personnel que textuel.

Maître auxiliaire de français en classe de sixième et de cinquième de collège, nous avons pu observer que la rédaction de ce mémoire de maîtrise, vécue comme une aventure vive de l’esprit, un moment privilégié de découvertes et d’enrichissement, a ouvert la porte à un désir de formation universitaire, complémentaire et permanente, et constitué la base d’une activité intellectuelle régulière, compagne plus que « rafraîchissante », certes nécessaire mais ô combien vitale, d’une telle activité professionnelle !

Notre travail a consisté, dans une certaine mesure, à remettre le texte en question, comme Alain-René

LE SAGE avait lui-même remis en question un ensemble de textes du baroque espagnol ainsi que des traditions et des héritages romanesques établis, en les récrivant ou, mieux encore, en les recréant.

Le roman picaresque, né en Espagne au XVIe siècle et parvenu à son plus haut éclat dans la seconde moitié du XVIIe siècle, exerça, au début du XVIIIe siècle, une grande influence sur les écrivains français.

Les romans espagnols racontaient des aventures, savoureuses et colorées, de picaros, personnages vivant en marge de la société et connaissant des fortunes très diverses tout au long de leur vie. Les romans français qui s’inspirent de cette tradition sont, en général, des monographies qui, faisant suivre au lecteur les péripéties d’une existence, sont le prétexte à une étude critique des mœurs.

Tel est, d’abord, l’Histoire de Gil Blas de Santillane de Alain-René LE SAGE. Nos conclusions portent donc, tout à la fois, sur l’établissement de la paternité littéraire, la fécondité

idéologique et poétique de l’exotisme espagnol, sur une dialectique des conditions de production et des modalités d’existence du Gil Blas de Santillane ainsi que sur le lien existant, sur fond d’ambiguïté, entre vision du monde et rhétorique de l’ironie.

Peu à peu, deux lectures semblent s’être imposées : l’une, « horizontale », du point de vue du fond, et l’autre,

« verticale », autour de l’appréhension de la forme, cette opération par laquelle notre esprit va atteindre un objet de pensée simple pour tenter de se l’approprier.

L’Histoire de Gil Blas de Santillane, « roman triptyque », est composée de trois unités. Et si l’esprit [trop] curieux que nous sommes considère le fait que le chiffre 3 est le signe spirituel de la création, la structure même du roman de LE SAGE revêt alors une dimension quasi-symbolique.

À l’image d’une triade, il peut être formé de 2 et 1 : la vie dont l’activité est dans la lutte [c’est le primum vivere du picaro Gil Blas, considéré dans la dimension « horizontale » du roman] ou de 1 et 2 : la créature face à son créateur [Gil Blas-pantin, héros ou double romanesque de A.-R. LE SAGE, sur l’autre versant du roman : la « verticalité » de l’expérience narrative].

Pour l’homme (c’est-à-dire pour LE SAGE via son « substitut » livresque et temporel à la fois), le chiffre 3 est le symbole même la vie, tiraillée entre instinct [1715 : parution des deux premiers tomes (Livres 1 à 6) : jeunesse et premières expériences de Gil Blas], sentiment [1724 : troisième tome (Livres 7 à 9) : équilibre de la maturité] et intelligence [1735 : quatrième et dernier tome (Livres 10 à 12) : sagesse de l’âge].

Mais l’Histoire de Gil Blas de Santillane incarne aussi, dans sa « trinité », les trois dimensions du monde : assemblage, construction et stabilité, parallèlement à celles de l’homme précédemment édictées.

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Enfin, tant au niveau de la forme que du fond, on ne peut pas ne pas rapprocher tout ce que nous venons de dire des trois sœurs Parques de la mythologie latine, qui présidaient à la destinée humaine : - Clotho d’abord, la fileuse, qui tire de sa quenouille le fil symbolisant la vie

[1715 : héritier du Siècle d’Or espagnol, LE SAGE renouvelle le sujet ] ; - Lachésis ensuite, la fatidique, qui le tient plus ou moins suspendu suivant la volonté du sort

[1724 : entre héritier et initiateur, déjà porteur de l’ironie des Lumières pressentie par la Régence, LE SAGE renouvelle le ton ] ;

- Atropos enfin, l’inflexible, qui le coupe avec des ciseaux aussitôt le terme fatal arrivé [1735 : le héros se parle à lui-même par le biais d’un ambigu monologue extérieur. LE SAGE initiateur renouvelle l’écriture ].

Au terme de ce travail de recherche, l’Histoire de Gil Blas de Santillane semble donc pouvoir être définie

comme une œuvre d’une grande ambiguïté. Elle peut nous apparaître, du point de vue du héros romanesque, Gil, comme le récit d’une aventure picaresque qui serait tout à la fois apprentissage de la vie et des sentiments adultes et développement d’une personnalité propre dans une société concrète (celle de la France au cours de la Régence de Philippe, duc d’Orléans, pendant la minorité de Louis XV, de 1715 à 1723) dont les coordonnées sont définies avec une adroite précision.

Mais, au même moment, sur l’autre versant (celui de la « verticalité » d’une rhétorique ambiguë de l’illusion comique), l’œuvre constitue un interrogatoire tacite de la hiérarchisation littéraire.

Gil Blas ne serait-il pas, par hasard, l’aède obscur d’une incommensurable masse d’êtres humains sous la Régence : celle des parvenus qui s’élèvent au-dessus de leur condition sans avoir su prendre les manières qui conviendraient à leur nouveau milieu ?

Elle est aussi et surtout une très riche et complexe expérience technique dont la capacité imaginative, mise en œuvre par le biais de modulations autobiographiques omniprésentes, exerce une savante fonction de contrepoint, l’entrelaçant ou la confrontant, au plan de l’histoire réelle, et nous montre les possibilités extraordinaires de l’incursion de Alain-René LE SAGE dans une zone jusqu’alors vierge des registres narratifs.

« Des traditions grammaticale, rhétorique et logique diverses ont affronté, dans sa dimension philosophique qui fait toute sa complexité, le problème de l’ambiguïté (…) : - Dimension philosophique pour la grammaire, qui confronte ses modèles d’analyse à des énoncés ambigus. - Dimension philosophique à travers les réflexions sur l’identité et la diversité. » (179).

Conscient d’avoir, par moment, effleuré la sémiotique du texte, il nous appartient d’en dire ici quelques mots. En cherchant à explorer les conditions de la signification, en mettant Gil Blas de Santillane « sens dessus

dessous » afin d’élucider les « dessous du sens », la sémiotique ne ressemble-t-elle pas à un jeu de dé-construction ? Il ne s’agit pas tant de se demander « Que dit le texte ? » ou « Qui dit le texte ? » que de s’interroger sur « Comment ce texte dit ce qu’il dit ? » (c’est-à-dire en revenir à analyser les modalités ambiguës de l’illusion comique romanesque).

Ce sont donc les conditions internes de la signification que nous avons tenté de mettre en lumière. C’est aussi à l’intérieur même du texte que nous avons voulu construire le « comment » de ce texte. D’où cette sensation parfois étrange, ce « ton » comique mais qui ne fait pas rire et que l’on pourrait, fort justement, définir comme un comique déviant, hybride.

Tributaire des principes d’une modulation neuve du discours romanesque, la muse comique de LE SAGE va devoir se conformer, en effet, à un espace laissé vacant par la comédie classique, qui se sclérose de plus en plus, et un discours comique ambigu, propre au roman, où tout reste à faire. Elle va revêtir pour cela une forme malaisée : celle de l’ironie.

Entre comédie et mots d’esprit, là où l’écriture devient un véritable jeu consenti sur le signifiant, le comique de LE SAGE sera spirituel. Spirituel et social. Il y a, dans Gil Blas, entre fantaisie verbale et comique parodique, un contraste plaisant entre l’actant et le héros-narrateur, dans les interventions souvent ironiques du biographe. Le récit est une parade ; le narrateur, un comédien.

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Tout comme Les Lettres persanes de Montesquieu, qui paraissent en 1721, l’Histoire de Gil Blas de Santillane est une satire spirituelle des mœurs pendant la Régence et des institutions françaises. Reprenant des procédés de La Bruyère, LE SAGE, comme Montesquieu, fait des portraits : Fabrice, l’homme de lettres ; Raphaël, l’aventurier ; Scipion, le valet ; Rolando, le capitaine des voleurs ; etc. Il décrit, avec une naïveté feinte, les usages, les modes et les habitations.

Avec une indépendance d’enfant terrible, le picaro Gil Blas expose en fait ce que sont la monarchie française, la religion, l’Inquisition.

Gil Blas de Santillane est certainement, comme le sera Candide pour Voltaire, le plus ironique, le plus ambigu et le plus animé des romans de LE SAGE. Il ne faut pas chercher dans ses romans (pas plus d’ailleurs que dans ceux de François-Marie Arouet) la vérité dans l’observation morale ou dans l’intrigue : il ne s’agit que de prétextes. Ses personnages ne sont que des pantins qu’il s’amuse à faire gesticuler. Le thème fondamental est un voyage où le voyageur (Gil) apprend, à ses dépens, à se défaire de toutes ses illusions ; c’est une façon pittoresque de passer en revue tous les milieux et d’en signaler les « préjugés » et les divers abus.

Bien avant Voltaire, LE SAGE a eu conscience de la force de la fonction parodique et satirique du langage et a su jouer de ses ambiguïtés. Mais l’Histoire de Gil Blas de Santillane n’est toutefois pas un roman de la superficie, comme certains ont pu le croire, une sorte de broderie de l’écriture sur l’écriture qui n’irait pas au-delà du verbe.

C’est, à travers le personnage de Gil Blas, un certain regard, à la fois tendre et sarcastique mais aussi sévère et cruel, posé avec acuité, depuis une Espagne purement formelle, sur la société parisienne de la Régence, là où affleure un certain « Siècle des Lumières » dont LE SAGE pressent déjà le combat, celui-là même peut-être qui le pousse à écrire.

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NOTES INTRODUCTION Page 8 (1) Charles DEDEYAN : Lesage et Gil Blas, Paris, Société d’enseignement supérieur, 1981, p. 14.

Page 9 (2) Henri COULET : Le Roman avant la Révolution, Paris, Armand-Colin, 1967, p. 302. (3) Charles DEDEYAN : op. cit., chap. 2, pp. 15-35. (4) Charles DEDEYAN : idem. (5) Roger LAUFER : préface de l’Histoire de Gil Blas de Santillane, éd. originale, Paris, chez P. Ribou (puis chez

Vve Ribou), quatre volumes in-12, 1715-1724-1735. Éd. utilisée : Paris, Garnier-Flammarion, 1977, p. 10. (6) Charles-Augustin SAINTE-BEUVE (1804-1869). I/ PREMIÈRE PARTIE : L’ŒUVRE CHAPITRE I. PRÉSENTATION DE L’ŒUVRE Page 11 (7) D’après René DEMORIS : « Aspects du roman sous la Régence. Un genre en mutation », in La Régence, Centre

aixois d’études et de recherches sur le dix-huitième siècle, Paris, Armand-Colin, 1970.

Page 12 (8) Roger LAUFER : introduction à l’Histoire de Gil Blas de Santillane, op. cit., p. 9. (9) Roger LAUFER : op. cit., p. 9.

Page 13 (10) Roger LAUFER : op. cit., p. 9. (11) idem (12) idem (13) LE SAGE : Histoire de Gil Blas de Santillane, Tome III, L. 9, chap. 2, p. 430. (14) Henri COULET : op. cit., p. 313. (15) LE SAGE : op. cit., Tome III, Avertissement, p. 313. (16) Roger LAUFER : Lesage ou le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971. (17) Roger LAUFER : introduction à l’Histoire de Gil Blas de Santillane, op. cit., p. 9.

Page 17 (18) Henri COULET : op. cit., pp. 333-334 (19) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 7, chap. 1, pp. 315-320. CHAPITRE II. ENTRE HÉRITIER ET INITIATEUR, GENRE(S) ET GENRE(S) COMIQUE(S) DE L’OUVRAGE : L’AMBIGUÏTÉ DANS GIL BLAS Page 18 (20) D’après Jean SGARD : « Style rococo et style Régence », in La Régence, Centre aixois d’études et de

recherches sur le dix-huitième siècle, Paris, Armand-Colin, 1970.

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Page 19 (21) François BARGUILLET : Le Roman au XVIII e siècle, Paris, PUF, 1981, pp. 135-136. (22) D’après le dictionnaire encyclopédique Quillet, pp. 5714-5715. (23) Henri COULET, op. cit., p. 302.

Page 20 (24) René DEMORIS : Le Roman à la première personne, du classicisme aux lumières, Paris, Armand-Colin, 1975.

Page 21 (25) Louis BALADIER : « Aspects du réalisme romanesque avant le Réalisme », in L’École des lettres II, numéro 6,

1985-1986, p. 10. (26) idem (27) LE SAGE, op. cit., Tome I, « Gil Blas au lecteur », p. 21.

Page 22 (28) D’après le Dictionnaire encyclopédique Quillet. (29) René DEMORIS : op. cit. (30) René DEMORIS : op. cit. (31) Albert THIBAUDET : Réflexions sur le roman, Paris, NRF Gallimard, 1938. (32) Henri COULET : op. cit., p. 287. (33) François BARGUILLET : op. cit., p. 42. (34) idem

Page 23 (35) Jean OUDART : « Récits et histoires dans les romans de Lesage », in Recherches et travaux universitaires de

Grenoble, UER de Lettres, 1976. (36) idem (37) LE SAGE : op. cit., Tome II, L. 4, chap. 4, p. 189-208. (38) idem, Tome I, L. 1, chap. 11, p. 51-56. (39) Ce thème est également présent dans Le Diable boiteux. (40) LE SAGE : ibid.

Page 24 (41) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 9, chap. 6, p. 439-451. (42) D’après Jean SGARD : op. cit. (43) René DEMORIS : op. cit. (44) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 2, chap. 4. (45) Jean OUDART: op. cit.

Page 25 (46) Bibliothèque de la Pléiade, Romanciers du XVIII e siècle, T. I : Alain-René LE SAGE (édition préfacée par

Étiemble). CHAPITRE III. HÉRITIER ET INITIATEUR : LES FORMES D’UN COMIQUE AMBIGU Page 26 (47) René DEMORIS : op. cit.

Page 28 (48) D’après le Dictionnaire encyclopédique Quillet, p. 1414.

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(49) idem, p. 5222. (50) Michel LAUNAY et Georges MAILHOS : Introduction à la vie littéraire du XVIII e siècle, Paris, Bordas, 1969.

Nouvelle édition 1984, pp. 156-159.

Page 29 (51) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 7, chap. 13, pp. 362-363.

Page 30 (52) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 15, p. 64. (53) Francis ASSAF : Lesage et le picaresque, Paris, Nizet, 1984.

Page 31 (54) LE SAGE : ibid., Tome III, L. 3, chap. 5. (55) Marie-Hélène HUET : Le Héros et son double, Paris, Corti, 1975. (56) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 3, chap. 4. (57) D’après Henri COULET: op. cit. II/ DEUXIÈME PARTIE : HÉROS, NARRATEUR ET ACTANT CHAPITRE I. INITIATEUR : LA DISTANCIATION IRONIQUE ROMANESQUE Page 33 (58) Selon VOLTAIRE. (59) Jean-Paul SARTRE : L’Être et le Néant.

Page 35 (60) Roger LAUFER : op. cit. (61) LE SAGE : op. cit., Tome IV, L. 11, chap. 7.

Page 36 (62) D’après Jean SGARD : op. cit. (63) Roger LAUFER : op. cit. (64) D’après Michel LAUNAY et Georges MAILHOS : op. cit.

Page 37 (65) Roger LAUFER : op. cit. (66) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 2. (67) idem, Tome I, L. 1, chap. 4. (68) idem, Tome I, L. 1, chap. 2. (69) idem, Tome I, L. 1, chap. 3.

Page 38 (70) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 4. (71) idem, Tome I, L. 1, chap. 2. (72) idem, Tome I, L. 1, chap. 3. (73) idem, Tome I, L. 1, chap. 5. (74) idem, Tome I, L. 1, chap. 5. (75) idem, Tome I, L. 1, chap. 1. (76) idem

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Page 39 (77) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 1. (78) idem, Tome I, L. 1, chap. 2. (79) idem, Tome I, L. 1, chap. 3.

Page 40 (80) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 4. (81) idem, Tome III, L. 7, chap. 13. (82) idem, Tome III, L. 8, chap. 1.

Page 42 (83) LE SAGE: op. cit., Tome III, L. 8, chap. 2. (84) idem, Tome III, L. 8, chap. 4. (85) LE SAGE: op. cit., Tome IV, L. 11, chap. 6. (86) idem, Tome IV, L. 11, chap. 8.

Page 43 (87) D’après le Dictionnaire encyclopédique Quillet. (88) LE SAGE : ibid., Tome III, L. 8, chap. 4. (89) idem, Tome IV, L. 12, chap. 7. (90) LE SAGE: op. cit., Tome IV, L. 12, chap. 8. (91) idem, Tome III, L. 8, chap. 10. (92) idem, Tome III, L. 8, chap. 4 à 6. (93) idem, Tome I, L. 1, chap. 12. (94) idem (95) idem, Tome I, L. 3, chap. 2.

Page 44 (96) LE SAGE: op. cit., Tome I, L. 1, chap. 1. (97) idem (98) idem, Tome III, L. 7, chap. 13. (99) LE SAGE: op. cit., Tome IV, L. 10, chap. 2. (100) idem

Page 45 (101) LE SAGE: op. cit., Tome I, L. 1, chap. 4. (102) Marie-Hélène HUET : op. cit. (103) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 12. (104) idem, Tome III, L. 8, chap. 12. (105) idem, Tome III, L. 9, chap. 4. (106) idem, Tome III, L. 8, chap. 13. (107) idem, Tome III, L. 8, chap. 3.

Page 46 (108) LE SAGE: op. cit., Tome III, L. 8, chap. 3. (109) idem, Tome I, L. 1, chap. 8. (110) idem, Tome II, L. 6, chap. 1. (111) idem, Tome III, L. 7, chap. 5. (112) idem, Tome III, L. 8, chap. 9. (113) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 8, chap. 5. (114) idem

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(115) idem, Tome III, L. 9, chap. 5.

Page 47 (116) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 9, chap. 8. (117) LE SAGE: op. cit., Tome IV, L. 12, chap. 7. (118) Marie-Hélène HUET : op. cit.

Page 48 (119) Henri COULET : op. cit. (120) LE SAGE : op. cit., Tome II, L. 6, chap. 2. (121) idem (122) idem, Tome III, L. 7, chap. 11. (123) idem, Tome III, L. 9, chap. 9, pp. 457-459. (124) idem, Tome IV, L. 6, chap. 7. (125) idem, Tome IV, L. 11 et 12. (126) idem, Tome IV, L. 11, chap. 12.

Page 49 (127) René DEMORIS : op. cit. CHAPITRE II. INITIATEUR : DES MODALITÉS AUTOBIOGRAPHIQUES OMNIPRÉSENTES Page 50 (128) D’après un article de Maurice MOLHO, in Historia spécial n°11. (129) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 1. (130) Maurice MOLHO: op. cit.

Page 51 (131) Marie-Hélène HUET: op. cit. (132) idem (133) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 2. (134) Marie-Hélène HUET : op. cit. (135) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 2. (136) Marie-Hélène HUET : ibid. (137) LE SAGE : ibid., Tome I, L. 1, chap. 3.

Page 52 (138) LE SAGE : ibid., Tome I, L. 1, chap. 3. (139) idem, Tome I, L. 1, chap. 13. (140) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 7. (141) René DEMORIS : op. cit. (142) LE SAGE : ibid., Tome III, L. 8, chap. 13. (143) Marie-Hélène HUET : op. cit. (144) LE SAGE : ibid., Tome III, L. 9, chap. 2. (145) idem, Tome I, L. 2, chap. 5.

Page 53 (146) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 4. (147) idem, Tome I, L. 1, chap. 5. (148) idem, Tome I, L. 1, chap. 3.

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(149) idem (150) René DEMORIS: op. cit. (151) idem (152) idem

Page 54 (153) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 7, chap. 9. (154) A. GUEDJ : « Structures du monde picaresque », in Linguistique et littérature, numéro spécial de La Nouvelle

critique, 1968. (155) LE SAGE : op. cit., Tome III, L. 7, chap. 2. (156) Gil Blas de Santillane, IV.

Page 55 (157) LE SAGE : op. cit., Tome I, L. 1, chap. 15.

Page 56 (158) D’après SAINTE-BEUVE. (159) Roger LAUFER : Lesage ou le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971. (160) LE SAGE : op. cit., préface de Roger LAUFER. (161) idem, Tome IV, L. 10, chap. 2. (162) Roger LAUFER : op. cit.

Page 57 (163) Roger LAUFER : op. cit. (164) Marie-Hélène HUET : op. cit. (165) idem (166) LE SAGE : op. cit., Tome II, L. 4, chap. 8. (167) Marie-Hélène HUET : op. cit. (168) René DEMORIS : op. cit.

Page 58 (169) Marie-Hélène HUET : op. cit. (170) Francis ASSAF : op. cit.

Page 59 (171) Jean ROUSSET : Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris, Corti, 1973. (172) LE SAGE : op. cit., Tome IV, L. 12, chap. 14.

Page 60 (173) LE SAGE : op. cit., préface de Roger LAUFER. (174) Roger LAUFER : op. cit. (175) LE SAGE : op. cit., Tome I, « Gil Blas au lecteur ». (176) idem (177) François RABELAIS : Gargantua, prologue. (178) LE SAGE : ibid. CONCLUSION Page 63 (179) D’après L’Ambiguïté, cinq études historiques réunies par Irène Rosier, Presses universitaires de Lille, 1988.

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BIBLIOGRAPHIE I/ ŒUVRE DE ALAIN-RENÉ LE SAGE > LE SAGE, Alain-René L’Histoire de Gil Blas de Santillane, édition originale. Paris, chez P. Ribou (puis chez Vve Ribou), quatre volumes in-12, 1715, 1724, 1735. Édition utilisée : - Paris, Garnier-Flammarion, préface de Roger Laufer, 1977.

- Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade : Romanciers du XVIII e siècle, Tome I, édition établie, présentée et annotée par Étiemble, 1988.

II/ OUVRAGES ET ARTICLES SUR LE ROMAN AU XVIIIE SIÈCLE > BARGUILLET, Françoise Le Roman au XVIII e siècle, Paris, PUF, 1981. > COULET, Henri Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand-Colin, 1967. > DEMORIS, René Le Roman à la première personne, du classicisme aux lumières, Paris, Armand-Colin, 1975. > HUET, Marie-Hélène Le Héros et son double, Paris, Corti, 1975. > LAUNAY, Michel et MAILHOS, Georges Introduction à la vie littéraire du XVIII e siècle, Paris, Bordas, 1969. Nouvelle édition, 1984. > ROUSSET, Jean Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris, Corti, 1973.

Articles > BALADIER, Louis « Aspects du réalisme romanesque avant le Réalisme », in L’École des lettres II, numéro 6,

1985-1986. > DEMORIS, René « Aspects du roman sous la Régence. Un genre en mutation », in La Régence, Centre aixois

d’études et de recherches sur le dix-huitième siècle, Paris, Armand-Colin, 1970. > SGARD, Jean « Style rococo et style Régence », in La Régence, Centre aixois d’études et de recherches

sur le dix-huitième siècle, Paris, Armand-Colin, 1970. III/ ARTICLES TRAITANT DE LA PICARESQUE > GUEDJ, A. « Structures du monde picaresque », in Linguistique et littérature, numéro spécial de

La Nouvelle critique, 1968. > MOLHO, Maurice « Introduction aux romans picaresques espagnols », in Romans picaresques espagnols,

Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1987.

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IV/ OUVRAGES CRITIQUES SUR ALAIN-RENÉ LE SAGE > ASSAF, Francis Lesage et le picaresque, Paris, Nizet, 1984. > DEDEYAN, Charles Lesage et Gil Blas, Paris, Société d’enseignement supérieur, 1981. > LAUFER, Roger Lesage ou le métier de romancier, Paris, Gallimard, 1971.

Articles > OUDART, Jean « Récits et histoires dans les romans de Lesage », in Recherches et travaux universitaires

de Grenoble, UER de Lettres, 1976. V/ OUVRAGES PORTANT SUR LE COMIQUE > CHAPIRO, Marc L’Illusion comique, Paris, PUF, 1940.