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Artl@s Bulletin Artl@s Bulletin Volume 6 Issue 2 Migrations, Transfers, and Resemanticization Article 6 2017 « Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité « Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin des Années 1930 des Années 1930 Hélène Duret Ecole Normale Superieure de Paris, [email protected] Follow this and additional works at: https://docs.lib.purdue.edu/artlas Part of the European History Commons, Modern Art and Architecture Commons, and the Social History Commons Recommended Citation Recommended Citation Duret, Hélène. "« Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin des Années 1930." Artl@s Bulletin 6, no. 2 (2017): Article 6. This document has been made available through Purdue e-Pubs, a service of the Purdue University Libraries. Please contact [email protected] for additional information. This is an Open Access journal. This means that it uses a funding model that does not charge readers or their institutions for access. Readers may freely read, download, copy, distribute, print, search, or link to the full texts of articles. This journal is covered under the CC-BY-NC-SA license.

« Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une

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Page 1: « Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une

Artl@s Bulletin Artl@s Bulletin

Volume 6 Issue 2 Migrations, Transfers, and Resemanticization

Article 6

2017

« Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité « Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité

collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin

des Années 1930 des Années 1930

Hélène Duret Ecole Normale Superieure de Paris, [email protected]

Follow this and additional works at: https://docs.lib.purdue.edu/artlas

Part of the European History Commons, Modern Art and Architecture Commons, and the Social

History Commons

Recommended Citation Recommended Citation Duret, Hélène. "« Dégénérés » en France. Tentatives de Définition d'une Identité collective par les Artistes Germaniques exilés en France à la Fin des Années 1930." Artl@s Bulletin 6, no. 2 (2017): Article 6.

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This is an Open Access journal. This means that it uses a funding model that does not charge readers or their institutions for access. Readers may freely read, download, copy, distribute, print, search, or link to the full texts of articles. This journal is covered under the CC-BY-NC-SA license.

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«Dégénérés»enFrance :Tentativesdedéfinitiond'uneidentitécollectiveparlesartistesgermaniquesexilésenFranceàlafindesannées1930

AbstractThispaperexaminesthedifferentstrategiesofself‐identificationGermanandAustrianartists exiled in France deployed, while the Degenerate Art exhibitions were takingplace in Nazi Germany. In the context of tense international relationships and of asuspiciouswelcomingofGermanrefugeesinFrance,someartistcollectivespresentedthemselvesalternativelyasflag‐bearersofthe“otherGermany,”ofaFrenchtraditionofartisticfreedomorofan“Artists'International.”However,theseartistswereunabletoaccomplisha“reversalofthestigma”(Goffman)oftheNaziterm“degenerate.”

HélèneDuret*EcoleNormaleSupérieuredeParis

*HélèneDuret estélèvedel’ÉcoleNormaleSupérieureetétudianteenmaster2d'histoireculturelledu XXe siècle à l'université Paris 1 – Panthéon Sorbonne. Sonmémoire demaster porte sur laréceptionfrançaisedesexpositionsd'art«dégénéré»enFranceentre1937et1939.

RésuméCet article examine les stratégies d'identification mises en œuvre par les artistesallemandsetautrichiensexilésenFranceaumomentoùlesexpositionsd'art«dégénéré»circulentdansl'Allemagnehitlérienne.Dansuncontextedetensionsinternationalesetd'accueil méfiant des réfugiés allemands en France, certains collectifs d'artistes sedéfinissent tour à tour comme fers de lance de l'« autre Allemagne », d'un héritagefrançais de liberté artistique ou d'une « Internationale » artistique. En revanche, cesartistesnefranchissentpaslepasd'un«retournementdustigmate»(Goffman)vis‐à‐visduqualificatifnazi«dégénéré».

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Introduction

«Inutile de les citer.» : voilà ce qu'écrivait unjournaliste anonyme de Je suis partout à proposdesartistes réunispar le gouvernementnational‐socialiste dans l'exposition «Art dégénéré»(«EntarteteKunst»)quiavaitouvertsesportesàMunichenjuillet1937.1Enunsens,cettenégationdel'identitéd'ungrouped'artistesenleurrefusantmême lamentionde leurnomsymboliseunedesdifficultés auxquelles se confrontèrent en Francelesartistesconsidéréscomme«dégénérés»parlerégimehitlérienàpartirde1937,etpasseulementauseindel'extrême‐droitequereprésentaitJesuispartout. Les artistes allemands et autrichiensexilésenFranceenraisondelapolitiqueculturellenationale‐socialiste se heurtèrent à une questiond'identité collective: leur groupe était moinsévident à saisir spontanément quedes catégoriesdésignéesdemanièrestéréotypéedansladiatribenazie,commeles«Juifs»oules«bolcheviques».

Cet article seproposed'examiner les registresdemobilisationparlesquelscesartistesallemandsetautrichiens, réunis ici sous le termegénériquede«germaniques», souvent exilés depuis peu enFrance et visés par la campagne nationale‐socialistecontrel'artdit«dégénéré»,cherchèrentà construire une identité commune sous laquellese présenter au public français. C'est pourquoicette étude porte avant tout sur les groupesconstitués dans l'exil plutôt que sur les artistesallemandsdavantagereconnusenFrance.Ceux‐ci,souvent installés depuis plus longtemps,choisirentdanslamajoritédescasdefairecavalierseulafindedéfendreleurnotoriéténaissante,telsVassily Kandinsky2 ou Otto Freundlich,3 et ne sepréoccupèrent pas ou peu de défendre l’artpersécuté. L'Union des artistes libres (Freier

1Anonyme,«Gloiresetsoucisdel'artallemand»,Jesuispartout,n°353,27août1937,p.10.2VassilyKandinsky(1866‐1944)quittal'Allemagneen1933aprèslafermetureduBauhaus,oùilenseignaitdepuis1922.ApatridemaisconsidérécommeallemandourusseparlesFrançais,ilfitpartiedelapremièrevagued'exilésd'Allemagne;sesamitiésdanslemondedel'artfrançais,notammentavecChristianZervos,luipermirentdedéfendresontravailhorsdescerclesd'émigrés.Defait,ilrefusad'adhéreràl'Uniondesartisteslibresoudecollaborerd'unefaçonoud'uneautreauxinitiativesdesexilés.3OttoFreundlich(1878‐1943),d'originejuive,militantcommunisteetartiste«dégénéré»,avaitcertestouteslesraisonsd'êtrepourchasséparlerégimehitlérien;sonémigrationétaitcependantplusanciennepuisqu'ilrésidaitenFrancedepuis1908parintermittences.

Künstlerbund)seconstituaainsiendeuxétapesenseptembre 1937 et avril 1938 à partir d'artistesallemands et autrichiens émigrés. La Ligue del'Allemagne nouvelle (Bund neues Deutschland),fondée vers février 1938 par l'écrivain HansSiemsen4 pour préparer l'Allemagne post‐hitlérienne, attachait également une attentionparticulièreàlaquestiondel'art«dégénéré».Cesdeuxassociations,aprèsunepériodedetravailencommun, entrèrent en rivalité. À l'exception deMax Ernst, les artistes qui participèrent auxmanifestations de ces mouvements sont souventrestésinconnusenFranceaujourd'hui:ainsipourMaxLingner,EugenSpiro,GertWollheim,pourneciterquelesplusactifsd'entreeux.5

Ladéfinitiond'uneidentitécollectiveétaitrenduenécessaire par un contexte non seulement dexénophobie, et plus particulièrement degermanophobie,grandissantes,maisaussiparunelégislation de plus en plus dure au cours desannées 1930 contre les réfugiés en France. Parailleurs, le public français, même lorsqu'il étaitinitiéauxavant‐gardesartistiques, faisait souventpreuve de méconnaissance et d’incompréhensionenvers l'art moderne allemand,6 d'où le besoinpour ces artistes stigmatisés dans leur paysd'origine de défendre leur travail. Dans uncontexte où ce groupe d'individus était rejeté detoutesparts,parl'Allemagnehitlérienneaussibienque par la France de l'après‐Front populaire, etdans la difficile situation quotidienne de l'exil,comment prendre la parole autour d'un nomcommun? À quelle bannière se rallier pour êtreacceptés?

D'emblée,segrouperautourd'uneuniqueidentitécollective était difficile, ne serait‐ce qu'en raison

4HansSiemsen(1891‐1969)étaitunjournalisteethommedelettresallemand,égalementfamilierdumarchédel'art.Aprèssonémigrationen1935,ilcollaboraàplusieursorganesdepresseissusdescerclesallemandsexilés.En1938,ilfondalaLiguedel'Allemagnenouvelleencollaborationaveclebanquieretcollectionneurd'artHugoSimon.5Peuconnusdugrandpublic,enparticulierfrançais,lesartistesallemandsenexilontfaitl'objetdedeuxthèsesdedoctorat:EmmanuelleFoster,LesartistespeintresetgraveursallemandsenexilàParis:1933‐1939,UniversitédeParisIPanthéon‐Sorbonne,1991;NicolasSurlapierre,LesartistesallemandsenexilenFrancede1933à1945:histoireetimaginaire,UniversitédePicardie,2003.Cesdeuxthèsesdedoctoratenhistoiredel'artn'épuisentcependantpasl'histoiresocialedecesregroupementsd'artistesallemandsenFrance.6Àcesujet,voirnotammentMarieGispert,«L’Allemagnen’apasdepeintres»:diffusionetréceptiondel’artallemandmoderneenFrancedurantl’Entre‐deux‐guerres,1918‐1939,Thèsededoctorat,UniversitédeParisIPanthéon‐Sorbonne,2006.

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des clivages politiques, esthétiques, sociaux quitraversaient ces courants divers arbitrairementréunissousl'étiquette«dégénérés».Àcesclivagesantérieurss'ajoutaientlescontradictionsentrelesdiversobjectifsquepouvaientsefixercesexilésàParis.Eneffet,au‐delàdelaseulefuitedevant lespersécutions, l'exil à Paris pouvait, ou devait,servirégalementàsefairereconnaîtredupublicetdesmarchands parisiens: Paris restait le lieu oùtout artiste européen devait faire ses preuves.MaisseretrouverexiléallemandàParissignifiaitalors aussi essayer de se faire admettre commevictime inoffensiveplutôtquecommeun«brun»ou un «boche» infiltré. Enfin, les artistes«dégénérés» souhaitaient attirer l'attention desFrançais sur les agissements du nouvel Étatallemand.Cesdifférentsobjectifs supposaientparconséquent des rhétoriques diverses et parfoiscontradictoires. On comprend dès lors que lesambitionsindividuellesetlesstratégiescollectivesaient été susceptibles de fragiliser l'union d'un«Weimarenexil»7—pourtantindispensablepourparaître convaincant aux yeux des Français. Lesconcessions des uns et des autres n'étaient pastoujourssuffisantespourparlerenunseulnom.Sepose dès lors la question des trajectoires et desregistresdemobilisationchoisisparlesunsetlesautres en fonction d'amitiés et d'appartenancescommunes antérieures. L'adaptation différenciéede chacun au contexte parisien, plus ou moinsconnu avant les années d'exil, détermineégalement le choix d'un registre de mobilisationplutôt que d'un autre. Si ce sont d'abord desgroupesquisontétudiésici,ilvadesoiqueceux‐ciétaient composés d'individus, souvent endésaccord entre eux et fluctuants au cours dutemps.

Trois registres de mobilisation principaux sontexaminés ici, dont la succession n'est quepartiellement chronologique en l'espace de deuxans, entre l'été 1937 et l'été 1939. Dans unpremier temps est examinée la tentationd'assumer la germanité du groupe, et peut‐être

7D'aprèsletitredel'ouvragefondateurdeJean‐MichelPalmier,Weimarenexil:ledestindel’émigrationintellectuelleallemandeantinazieenEuropeetauxÉtats‐Unis.Paris:Éd.Payot,1990.

même de se réapproprier le qualificatif de«dégénérés», avant au contraire de se réclamerenfants adoptifsd'unhéritage français. Enfin vintletempsducosmopolitisme,etavecluilatentativedeconstruireuneInternationaleartistiquefondéesurladiasporagermanique.

I.«Dégénérés»:un«renversementdustigmate»allemand?

Entre 1933 et 1937, malgré les interdictionsd'enseigner, d'exposer, de vendre, et même depeindre ou de sculpter, énoncées à l'égard d'uncertain nombre d'artistes, ceux d'entre eux quiquittaient l'Allemagne pour la France eurentsouvent du mal à faire accepter leur statut devictimeenAllemagneentantqu'artistesplutôtquejuifs ou dissidents politiques. Les persécutionsdans le secteur culturel, parce qu'elles ne setraduisaient pas immédiatement par des peinesd'enfermement ou de mort, passaient souventinaperçues du public français. Le 18 juillet 1937,l'ouverturede l'exposition EntarteteKunst(«Artdégénéré») à Munich, la première étape d'unelongue exposition itinérante, changea pourtant ladonne: cette exposition donnait un nom à ceuxquelerégimevoulaitexpurgerdesavieartistique.«Cubisme, dadaïsme, futurisme, impression‐‐nisme», selon les mots d'Hitler,8 et surtoutexpressionnisme, étaient désormais considéréscomme «dégénérés» au sein des frontièresallemandes.Paradoxalement, le faitd'êtrefrappésd'infamie au vu et au su de tous, dans le cadred'une exposition officielle organisée sous lesordresdirectsdeJosephGoebbels,pouvaitrendreservice aux artistes allemands, puis autrichiens àpartirdel'Anschluss,exilésenFrance.Eneffet,cesartistes acquirent une existence en tant que tels,quand bien même les motifs de persécutionrestaientmultiplespourbeaucoupd'individus.

8DiscourstenuparAdolfHitlerle17juillet1937àl'occasiondel'inaugurationdelaMaisondel'artàMunich.

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1)Revendiquerl'«autreAllemagne»

Les artistes dits «dégénérés» essayèrent derevendiquerleurgermanité:enseplaçantdanslacontinuité de l'Allemagne de Weimar, en sevoulant les porteurs de l'«autre Allemagne»9artistique, les «dégénérés» osèrent se présenterclairement en persécutés et en alternative aurégime nazi. Cette nouvelle identité collectivefondéesurunegermanitépartagéesetraduisitpardeux étapes essentielles de la constitution des«dégénérés» en groupe actif. D'une part, en serassemblant en septembre 1937 sous le nom deDeutscher Künstlerbund10 (Union des artistesallemands) ces artistes reprenaient le nom de laprincipaleorganisationartistiquedelaRépubliquedeWeimaretserevendiquaientdoncleshéritierset les continuateurs de la tradition picturaleallemande.Lechangement,enavril1938,dunomde l'organisation en Freier Künstlerbund (Uniondesartisteslibres)nedoitpasêtrelucommeunenégation de cette identité collective allemande,maiscommeunélargissement:après l'Anschluss,il fallait pouvoir accueillir les Autrichiens danscette organisation, sans leur imposer au plancultureletsymboliquel'annexionsubiesurleplanpolitique.

D'autrepart, l'organisationennovembre1938del'exposition L'Art allemand libre, contre‐manifestation explicite à l'exposition EntarteteKunstdeMunich,fitlechoixassumédeprésenterunartallemand,différentdelatraditionartistiquefrançaise. Ainsi, lorsque le peintre Max Lingnerproposa, lors des discussions préparatoires de lacontre‐exposition, de s'adapter aux goûtsartistiques français, le peintre Gert Wollheim s'yopposa. Wollheim entendait faire le pari d'uneexposition d'art allemand qui se revendiqueraitcomme tel. Il y avait tout intérêt: le surréalisme 9L'«autreAllemagne»désignaitdèsleXIXesièclelespartisansd'uneAllemagnedémocratique;l'expressionfutrepriseavecsuccèspourqualifierlesopposantsaurégimehitlérien,etnotammentceuxenexil.ThomasMannparlamêmedela«meilleureAllemagne»dansunarticleparule14décembre1933dansDieNeueWeltbühne.10Le30septembre1937seréunirent,enréactiondirecteàl'expositiondeMunich,lesartistesMaxLingner,ErwinOehl,EugenSpiro,GertWollheimetleshistoriensd'artHertaWescheretPaulWestheimpourfonderleDeutscherKünstlerbundavecpourmissiond'attirerl'attentiondel'opinionpubliquefrançaiseetmêmemondialesurlesagissementsdugouvernementnational‐socialisteenmatièreartistique.ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet1,HertaWescher,compte‐rendudelaréuniondefondationduDeutscherKünstlerbund,30septembre1937.

d'unLingnerétaitnettementplusacceptablepourlepublicparisienquesapeintureexpressionniste.De fait, sa vision l'emporta,malgré les complexesartistiques que pouvaient nourrir artistesallemands et autrichiens face à la supérioritéaffirmée de l'art français.11 C'est pourquoi lepeintreetprésidentde l'Uniondesartistes libres,Eugen Spiro, lors de son discours inaugural del'exposition L'art allemand libre, se soucia deprévenir un public français peu averti des avant‐gardesallemandes:«j'aiencoreuneseuleprièreàvous faire : regardez nos œuvres avecbienveillance et indulgence, même si elles vousparaissentquelquefoisétranges».12

2)Sedire«dégénérés»?

L'exposition Entartete Kunst «offrait»,paradoxalement, un nom aux condamnés, ce quen'avait pas fait par exemple, l'autodafé de mai1933pourlesécrivainsdel'«autreAllemagne».13Dès lors, était‐il possible pour les artistesgermaniquesd'allerplusloin,etdemettreàprofitcette nouvelle désignation, qui arrivait pourcertainsd'entreeuxaprèsplusieursannéesd'exildéjà? «Dégénérés» est une catégorie qui sembles'êtreimposéesansdifficultédanslescolonnesdela presse française. Pourquoi ce succès? Dans lecontexted'assez largeméconnaissancedesavant‐gardes allemandes enFrance, il ne fautpas sous‐estimerlepouvoir«vendeur»decequalificatif:àl'époque de tous les «‐ismes», la marque«dégénéré»futadoptéesanssourciller,leméprisdes journalistes s'appliquant parfois de la mêmefaçonauxméthodesdu régimenational‐socialistequ'auxœuvresqu'ilcondamnait.Cetteacceptationd'unenouvellecatégorienationale‐socialisteparlegrand public français autorise à parler de«stigmate», au sens défini par le sociologue

11Àcesujet,voirnotammentFriederikeKitschen,JuliaDrost,PierreVaisse,MathildeArnouxetIsabelleDubois.DeutscheKunst‐französischePerspektiven:1870‐1945:QuellenundKommentarezurKunstkritik.Berlin:AkademieVerlag,2007.12ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier22,feuillet7,discourstenutrèsprobablementparEugenSpirole4novembre1938auvernissagedel'exposition«L'Artallemandlibre»,àlaMaisondelaCulturedeParis.13Le10mai1933eutlieuunimmenseautodaféàBerlinainsiquedans21autresvillesuniversitairesafind'épurerlesbibliothèquesuniversitairesdesouvrages«anti‐allemands»;laparticipationdeJosephGoebbels,MinistredelaPropagande,àceluideBerlincontribuaitàluidonneruncaractèreofficiel.

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ErvingGoffman,14nonseulementenAllemagneoùil était imposé par la législation,15 mais aussi enFrance. Cette désignation infamante pouvaitcependantêtresaisiecommeuneoccasionparlesartistesgermaniquesexilésenFranceafindefaireun usage positif de l'injure, en opérant cequ'ErvingGoffmanqualifiaitde«renversementdustigmate»: tirer profit d'un statut de dénigréspourobteniruneattentionparticulière.Letitrede«dégénérés» donnait une bannière sous laquellese ranger pour mieux se faire accepter commepersécutés en France et s'unir face à l'ennemi àabattre,l'Allemagnenazie.

Ce «renversement du stigmate» eut‐il vraimentlieu? Contrairement à d'autres mouvementsartistiquesqui firentd'unqualificatif initialementpéjoratif une appellation commune, comme les«impressionnistes»oules«fauves»,iln'yeutpasd'école «dégénérée», ne serait‐ce que parce queles artistes concernés venaient d'horizonsartistiquesextrêmementdivers.Ontrouvepeudetraces de réelles revendications d'une identité«dégénérée», à deux exceptions près: enTchécoslovaquie, le peintre Oskar Kokoschkapeignit en 1937 un Autoportrait de l'artistedégénéréOskarKokoschka,aujourd'huiconservéàla National Gallery d’Écosse; en Hongrie, lecompositeur Bela Bartók, après l'ouverture dupendantmusicalde l'expositionEntarteteKunstàDüsseldorf enmai 1938, écrivit auMinistère desaffaires étrangères allemand pour se plaindre denepasavoirétécomptéparmiles«dégénérés».16Qu'en était‐il en France? L'usage du qualificatif«dégénérés» en tant que signe de ralliement nefaisait pas l'unanimité au sein des artistesgermaniques exilés. L'Union des artistes libreschoisit ainsidenepas en faireune revendicationpublique; on lit dans le compte‐rendu de laréunion fondatrice de l'Union des artistesallemands:

14ErvingGoffman,Stigmate:lesusagessociauxdeshandicaps.Paris:Éd.deMinuit,1975.Goffmanndéfinitcommestigmatetout«attributquijetteundiscréditprofond»(p.13)etbalaielui‐mêmeunspectretrèslargedestigmatesdanssonouvrage.15L'expositionEntarteteKunstétaitenelle‐mêmeunemanifestationofficiellevoulueparlegouvernement,maisl'expression«artdégénéré»entradanslalégislationaveclaloidu31mai1938autorisantlaconfiscationd’œuvres«d'artdégénéré».16AlbrechtDümlingetPeterGirth,EntarteteMusik:zurDüsseldorferAusstellungvon1938,Düsseldorf:DüsseldorferSymphoniker,1988,p.XXXI.

On discute du titre de l'exposition. Westheim17plaide avec insistance pour intégrer le mot«dégénéré»,quiadésormaisacquisunenotoriété,tandisqu'Oehl18préféreraitvoirreprésentédansletitre l'aspect positif de cette exposition artistiqueallemandelibre.19

C'est donc PaulWestheim, l'homme de presse, lemédiateur, qui cherchait à utiliser un nomvendeur, connu, selon lui, dans le monde entier,tandisquelesartistes,eux,serefusaientàutiliserpour leur travailunqualificatifnazi, lemêmequiavait justifié leur traque dans leur pays. Onobserve un phénomène semblable au sein d'uneautre expositiondeprotestation contre le régimenational‐socialiste, l'expositionCinqansderégimehitlérien,organiséeparleComitéThaelmann,doncpar des dissidents politiques plutôt que par desartistes.20Cetteexpositionbeaucouppluspolitiqueprésentait en vis‐à‐vis «L'art nazi» et «L'artdégénéré» sur un même panneau d'exposition(Fig. 1). Le renversement du stigmate était doncopéréexclusivementpardes«initiés»,ausensdeGoffman. Goffman entendait par «initié» toutepersonne «normale», c'est‐à‐dire sans stigmate,que la connaissance du stigmate peut conduire àune «stigmaphilie». Dans le cas des artistesgermaniquesenexil,lesstigmatiséseux‐mêmesnepouvaient se résoudre à une réappropriation duqualificatif«dégénérés»,alorsqueleurentouragedans les cercles émigrés sentait le potentielmédiatiquedecetteappellation.21

17PaulWestheim(1886‐1963)étaitunhistoriendel'artallemand.Exiléen1933,ilfutmembrefondateurdel'Uniondesartisteslibresetdevintleporte‐paroledesartistesmodernesexilés,notammentdanslequotidienémigréPariserTageszeitungetdanslebulletindel'Uniondesartisteslibresqu'ildirigeait,FreieKunstundLiteratur.18ErwinÖhl(1907‐1988)étaitunpeintreallemandetl'undesmembresfondateursdel'Uniondesartisteslibres.19Saufindicationcontraire,touteslestraductionssontdel'auteur.«DiskutiertwirdüberdenTitelderAusstellung.Westheimistdringenddafür,dass[sic]Wort«entartet»,dasheuteeineBerühmtheitbekommenhat,hineinzunehmen,währendOehllieberdasPositiveeinersolchenfreiendeutschenKunstausstellungimTitelrepräsentiertsehenmöchte».ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet4,HertaWescher,compte‐rendudelaréuniondefondationduDeutscherKünstlerbund,30septembre1937.20Defait,uncertainnombredeparticipantsàcetteexpositionétaientdesartistes(AlfredHerrmann,HeinzKiwitz,HannsKralik,MaxLingner,HeinzLohmar,ErwinOehl,FritzWolff),maisilsyparticipèrententantquemilitantscommunistes,paroppositionàl'activitédecertainsd'entreeuxdanslecadredel'Uniondesartisteslibres.VoiràcesujetKeithHolz,ModernGermanartforthirtiesParis,Prague,andLondon:resistanceandacquiescenceinademocraticpublicsphere.AnnArbor:UniversityofMichiganPress,2004.21L'hommedepressePaulWestheimavaitdurestedebonnesraisonsdecroireaupouvoirdecettecampagnedepresse:auprintemps1938,àlasuited'uneconférenceàdestinationdesdirecteursdemuséesallemands,aucoursdelaquelleleconférencier,uncertainHansen,avaitqualifiéRembrandtde«peintredughetto»,PaulWestheimavaitorganiséunecampagnedepressefondéesurcetteappellation.Celle‐cifutcouronnéed'unsuccèsmesuréaurenvoidececonférencieràlasuitede

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En revanche, en interne, entre artistes, le faitd'être considéré comme «dégénéré» conféraitune légitimité d'«ancien combattant». Entémoignentparexemplelavolontédel'Uniondesartistes libres de faire «une liste si possiblecomplète des "artistes dégénérés" exposés àMunich»;22 plus encore, le «formulaired'inscription» à l'exposition de l'Union desartisteslibres,oùilétaitdemandéderépondreauxquestionssuivantes:

Vos œuvres étaient‐elles présentées dans desmusées allemands? L'exercice de votre professionvousa‐t‐ilétéinterditdansvotrepaysd'origine?

nombreuseslettresdeprotestationécritespardesAllemands,enexilaussibienquesurleterritoireallemand.22«Sollversuchtwerden,einemöglichstvollständigeListederinMünchenausgestellten«entartetenKünstler»aufzustellen».ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet5,HertaWescher,compte‐rendudelaréuniondefondationduDeutscherKünstlerbund,30septembre1937.Ilfautsoulignerquelerégimenazin'ajamaispubliéunelistedesartistescondamnésentantque«dégénérés»,demêmequ'iln'ajamaisproduitdethéorieesthétiqueofficielle,ou,dumoins,cohérente.

Vos œuvres étaient‐elles présentées dansl'exposition«Artdégénéré»?23

Dèslors,siletitrede«dégénéré»nefitpasl’objetd’unerevendicationassuméedansl'espacepublic,il n'en devint pas moins un signe de ralliementtacite. Le nom conféré par la politique culturellenationale‐socialiste à ses opposants permit doncdecristalliserune identitécollectiveautourd'unecause commune, à défautd'undiscours sans voixdiscordante.

3)Rallierautourdes«dégénérés»

Au‐delàdesmédiateurseux‐mêmesexiléscommelecritiqued'artPaulWestheim,d’autresréactionsd'«initiés» étaient observables, quoique rares.Ainsi, même dans un contexte où les prises de

23«WarenSieindeutschenMuseenvertreten?IstIhnendieAusuebungIhresBerufesinderHeimatverboten?WarenIhreWerkeinderAusstellung«EntarteteKunst»vertreten?»ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet76,anonyme,formulaired'inscriptionàl'exposition«L'Artallemandlibre»,s.d.

Figure1.Compte‐rendudel'exposition«Cinqansdedictaturehitlérienne»(«FünfJahreHitlerregime»)parN.Marceau(pseudonymedeNahoumFanszten)parudanslarevueEinheit–ZeitschriftderInternationalenSolidaritätsbewegung,n°27,1938,p.12‐13.Ondistingueenbasunephotographiedupanneau«L'artnazi‐L'artdégénéré».DeutschesExilarchiv1933‐1945,DeutscheNationalbibliothek,Francfort‐sur‐le‐Main

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positiondesmilitantsantifascistesensoutienauxémigrés allemands se faisaient étonnammentrares, germanophobie ambiante aidant,l'exposition L'Art allemand libre, organisée dansleslocauxdelaMaisondelaCultureparisienneennovembre 1938, n'aurait pu voir le jour sans lesoutien de l'Association des Écrivains et ArtistesRévolutionnaires(AEAR)souslahoulettedeLouisAragon. Le radical‐socialiste Albert Bayet tintmême un discours au vernissage. De même,l'écrivainHansSiemsen,à l'originede laLiguedel'Allemagne nouvelle, réussit à rassembler uncertainnombredesignaturespourunappelcontrel'exposition «Entartete Kunst», dont celles depersonnalités artistiques et politiques: lesculpteur Jacques Lipchitz, le peintre HenriMatisse,l’illustrateurFransMasereel,l’ethnologueJacques Soustelle notamment.24 Cet appel futpubliédansleBulletindel'AssociationdesPeintreset Sculpteurs de la Maison de la Culture,25 surproposition de Lipchitz.26 Cette publication futcependant signée du seul nom de la Ligue del'Allemagne nouvelle.27 Chaque soutien françaisaux«dégénérés»étaitobjetdenégociation:HansSiemsen, à la tête de l'Allemagne nouvelle,vraisemblablement socialiste modéré, ne puttrouver d'autre relais médiatique que ce bulletinhautement politisé. Un certain défaitisme sedégageait par ailleurs de ces témoignages desympathie («Le fait contrairem'aurait étonné decespauvresbarbares.»écrivaitJacquesLipchitzàHans Siemsen28 à propos des organisateurs del'exposition Entartete Kunst) et l’on peine àtrouver des initiatives autonomes de ces milieuxintellectuels et artistiques français dans lesdiscoursrenduspublics.

Les rivalitésentre l'Uniondesartistes libreset laLigue de l'Allemagne nouvelle d'une part, et le

24BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/2.25Anonyme(HansSiemsen),«L'artdégénéré.Lalibertédel'artisteenrégimefasciste(EntarteteKunst)»,Bulletindel'AssociationdesPeintresetSculpteursdelaMaisondelaCulture,n°5,mai1938,p.47‐50.26BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/2,lettredeJacquesLipchitzàHansSiemsen,6mai1938.27Bienquecetteuniquesignaturen’aitpuquerendreserviceàl’engagementcommunistedesMaisonsdelaCulture,enévitantd’introduiredesnomsapolitiquescommeceluideMatisse,elleesttoutefoislesouhaitdeHansSiemsen.BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/2,lettredeJacquesLipchitzàHansSiemsen,6mai1938.28BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/2.LettredeJacquesLipchitzàHansSiemsen,26avril1938.

désaccord entremédiateurs et artistes quant à laréappropriation du qualificatif «dégénérés»d'autre part empêchaient de construire unestratégieefficacede«cultedustigmate»,quiplusest dans un contexte politique et socialdéfavorable.Dèslors,lefaitdesefaireaccepteretreconnaître en tant que victime du nazisme nepouvait fonctionner que pour ceux quibénéficiaient des soutiens nécessaires en‐dehorsdes cercles d'exilés. C'était le cas d'OttoFreundlich, qui sut mobiliser autour de sapersonne non seulement des exilés allemandsmais aussi un large cercle d'individualités issuesdes avant‐gardes. En effet, à l'occasion de sonsoixantièmeanniversaire, en juillet1938, eut lieuune exposition de sesœuvres à la galerie JeanneBucher;unappeldestinéàrécolterdesfondsafind'acquérirpourlemuséeduJeudePaumel'undeses tableaux accompagnait cette exposition. Cetappel mobilisait très clairement le registre de«renversementdustigmate»:

en plaçant la reproduction d'une sculpture deFREUNDLICH «L'Homme nouveau» sur lacouverture du catalogue de l'exposition organiséerécemment à Berlin29, sous le titre: «l'Artdégénéré» lesAllemandsrendirent–à leur insu–unhommageàOTTOFREUNDLICH.30

Le comité d'action de cet appel était certescomposédedeuxAllemands,AlfredDöblinetMaxErnst,mais également d'unemédiatrice françaisede l'art moderne, Marie Cuttoli.31 Les signatures,au nombre de 27, mêlaient des noms d'exilés,commePaulWestheim,etdegrandsnomsdel'artmodernefrançais,commeGeorgesBraque,Robertet Sonia Delaunay, Géo‐Charles, Albert Gleizes,FernandLéger,AndréLhoteetPabloPicasso.Quiplus est, Otto Freundlich était sans doute un desrares Allemands à réunir pour un mêmeévénement des personnalités émigrées et

29Berlinfutladeuxièmeétapedel'expositionitinérante«EntarteteKunst»,du26févrierau8mai1938;lecataloguedecetteexpositionn'existaitpasencorepourlapremièreétapeàMunich.LasculptureL'HommenouveaudeFreundlich,réaliséeen1912,étaiteffectivementreproduiteencouvertureducatalogue;ellefutdétruitependantlaguerre.30«UnappelenfaveurdeOttoFreundlich»,signéparlecomitéd'actioncomposédeMarieCuttoli,AlfredDöblinetMaxErnst,1938,reproduitnotammentparUliBohnen,OttoFreundlichSchriften:einWegbereiterdergegenstandslosenKunst.Cologne:DuMont,1982,p.210.31MarieCuttoli(1873‐1879)étaitcollectionneused'artmoderneetinitiatriced'unrenouveaudelatapisserieauxcôtésdeJeanLurçat.ElleétaitnotammentenrelationaveclagalerieJeanneBucher.

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Kandinsky,quisetenaitsoigneusementàl'écartdeces cercles. Cet «Appel en faveur de OttoFreundlich» fut un succès, puisque le tableau enquestion,Hommageauxpeuplesde couleur, entraeffectivement dans les collections du Jeu dePaume.32 Comment expliquer ce «renversementdu stigmate» réussi pour Otto Freundlich etavorté pour l'Union des artistes libres? Deuxraisons doivent être invoquées ici. D'une part,Freundlich n'était pas seulement «dégénéré», ilétait également juif, militant communiste etpersonnalité cosmopolite:33 les raisons de ledéfendre étaient nombreuses. D'autre part,Freundlich vivait par intermittences en Francedepuis1908etbénéficiaitàcetitredenombreusesaccointances françaises. Il fallait donc unenotoriété autre que l'unique reconnaissance entant que «dégénéré» pour que ce «culte dustigmate» puisse être convaincant auprès desmilieux artistiques français, et à plus forte raisonencorepourlegrandpublic.

II.Françaisd'adoption?

1938 et surtout 1939 marquèrent l'accentuationd'une autre stratégie de dénomination de la partdes artistes germaniques en exil. Dès 1938, enparticulier au moment de l'exposition L'Artallemand libre, les différents groupes concernésprêtaient attention à se faire comprendre par lepublic français, notamment en traduisant leurstextes et en prononçant des discours en français.C'estainsique letitrede l'exposition initialementchoisi en allemand,Freie Deutsche Kunst futvolontairement diffusé en français, selon unedécision prise dès la réunion constitutive.34 Lesdocuments originaux présentés dans l'expositionétaient également traduits.35 Cet effortd'intégrations’intensifiaaudébutdel'année1939,

32Cettetoilede1935estaujourd'huiconservéeauMuséenationald'artmoderne,àParis.33CetargumentestempruntéàKeithHolz,«TheexiledartistsfromNaziGermanyandtheirart»,pp.343‐367,inArt,culture,andmediaundertheThirdReich,éd.RichardA.Etlin.Chicago:UniversityofChicagoPress,2002.34ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet4,HertaWescher,compte‐rendudelaréuniondefondationduDeutscherKünstlerbund,30septembre1937.35ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet43,anonyme,«ProgrammfürdieOktober‐Ausstellung1938imMaisondelaCulture»,s.d.

avec l'adhésion de l'Union des artistes libres àl'Association des Amis de la Républiquefrançaise.36 Cette association, créée en janvier1939,avait«pourbutdecréerdeslieuxmorauxetspirituels entre Français et étrangers».37 Aprèsl'exposition L'Art allemand librede novembre1938,oùmalgréd'importantseffortsd'adaptationaupublicfrançais,unestratégiedegermanitéavaitprimédanslechoixdesœuvresexposées,uneffortdelapartdesartistesexiléspoursortirdel'entre‐soidel'émigrationdevenaitobservable.

Les raisons principales de cet effort d'intégrationétaient vraisemblablement d'ordres juridique etartistique.D'ordre juridique d'abord: la situationdes exilés allemands en France s'étaitconsidérablementdurcieaucoursdel'année1938.Enparticulier,lesdécretsdes14avril,2maiet12novembre 1938 exigeaient que les émigrésrenoncent à toute prise de position politique, etprévoyaient leur expulsion sur simple décisionpréfectorale et leur internement dans descentres.38D'ordreartistiqueensuite: lamédiationautour d'un art présenté comme germaniquetouchait vite à ses limites face à la supérioritérevendiquée de l'art français. L'exposition L'artallemand libre organisée par l'Union des artisteslibres eut certes un écho non négligeable dans lapressefrançaise.Maiscetéchofut,parlaforcedeschoses, politique bien plus qu'artistique. Lesappréciations artistiques restèrent timideségalement,commeparpeurdesefairelerelaisdudiscours hitlérien en France. «On peut apprécierou ne pas apprécier les œuvres exposées rued'Anjou. Il est, je pense, impossible de nier leurcaractère de grande sincérité.», lisait‐on dansBeaux‐Arts,39 et «Certes, lesœuvres réunies sontde valeur inégale.Mais presque toutes traduisentuneffortsincère»dansLePopulaire.40Ilimportaitdès lors aux artistes allemands de faire leurs

36Anonyme,«AssociationdesAmisdelaRépubliquefrançaise»,FreieKunstundLiteratur,n°6,avril1939,p.5.37Archivesnationales,Pierrefitte‐sur‐Seine,fondsdesorganisationsallemandesettchécoslovaquesàParis,sous‐fondsdesimprimés(F/7/15134),feuillet7g.38Àcesujet,voirnotammentClaireZalc,LespouvoirspublicsetlesémigrésduIIIeReichenFrancede1933à1939:problèmesd’identité,Mémoiredemaîtrise,UniversitédeParis7Diderot,1993.39Anonyme,«L'expositiondel'Uniondesartisteslibres»,Beaux‐Arts,11novembre1938,n°306,p.8.40Jean‐MauriceHerrmann,«Lacultureallemanden'estpasmorte!»,LePopulaire,15novembre1938,n°5747,p.8.

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preuves faceàunpublicparisienconvaincude lajustessedesonjugementenmatièreartistique.

1) Le cent‐cinquantenaire de la Révolutionfrançaise: célébrer le pays des droits del'homme

1939 offrit à cet égard une occasion nouvelled'intégration dans la société française: à unmoment où la revendication d'une germanité,même non‐hitlérienne, était de plus en plusmalvenue en France, la célébration des cent‐cinquante ans de la Révolution française à l'été1939 donnait une occasion d'identification desexilés à la tradition supposée de liberté de laRépublique française. La réputation de la Franceen tantque terred'asiledesopprimésetdepaysdesdroitsdel'hommeétaiteneffetunfacteurnonnégligeabledanslechoixdenombreuxAllemandset Autrichiens d'émigrer vers la France; pour lesartistess'yajoutaitl'aurad'unecréationartistiquelibre.ÀdéfautdepouvoirseprétendreréellementFrançais d'adoption, ce qui était difficilementcrédible pour des émigrés récents, ceux‐cis'identifiaient publiquement à l'héritage de laRévolutionfrançaisedansplusieursdiscoursetenparticulierdansunnumérospécialdeFreieKunstund Literatur, la revue de l'Union des artisteslibres, consacré à l’anniversaire de la Révolution.La liberté française de création et d'exposition yétait louée à de nombreuses reprises, avec laréférence à de nombreux lieux communs dudiscoursrépublicainfrançais,commeentémoignel'article«L'artestlibre[enfrançaisdansletexte]!Créer librement, exposer publiquement sansentraves»,41 qui appliquait la notiondedroits del'hommeàl'artiste.

Jusquedans lesdernièressemainesde l'été1939,les artistes germaniques en exil en Franceespérèrent,commebeaucoupd'autresvictimesduIIIeReichréfugiéesenFrance,queleurloyautévis‐à‐vis de la France représenterait la meilleuregarantie d'un asile. C'est pourquoi l’on trouve

41Anonyme,«L'artestlibre!Freischaffen,unbehindertöffentlichausstellen»,FreieKunstundLiteratur,n°7/8,nonpaginé,Paris.

nombrede témoignagesde la reconnaissancedesartistes exilés pour leur pays d'accueil. Cettereconnaissance était certainement mise en scènepour remercier leurs sympathisants de leursoutien matériel, mais aussi ressentie avecsincéritéjusqu'àuncertainpoint.Lediscourssansdoute le plus touchant dans cette série dedéclarations d'amour à la France est le discoursd'inauguration de l'exposition «L'Art allemandlibre», prononcé par Eugen Spiro en français etretransmisàlaradio:42

Unpaysaussibeau,aussilibreetaussihumainquelaFrance,oùl'art,grâceàlalibertétotaledesidéeset du travail artistique est arrivé au comble de laprospérité,nepeutcomprendred'aussigrotesquesmesures [celles prises par le gouvernementhitlérien]. Nous sommes donc d'autant plusreconnaissantsàcepaysetàcettevilled'artsqu'estParis,depouvoiryvivreetyexercernotreart ;etnotre sentiment de reconnaissance vivra en nousjusqu'ànotredernierjour.43

Bien qu'il faille se garder de la tentationtéléologique de mettre ces discours en parallèleavec l'internement dont firent l'objet la plupartdes exilés dès l'automne 1939,44 le discours tenudeux ans plus tard par l’écrivain Arthur KoestlerdansLaLiedelaterretémoignebiendel'intensitéavec laquelle cette trahison de la part de l’Étatfrançaisfutressentie:

Ils [les représentants de la gauche européenne]n'avaient rien faitquemettreenpratiquecequ'ilsavaient prêché et cru ; ils avaient été admirés etadoréspuisilsavaientétéjetéssuruntasd'ordurescomme un sac de pommes de terre avariées,abandonnéesàlaputréfaction.45

2)Paris,terred'asileetcapitaledesarts

Auxyeuxdesartistesgermaniquesémigrés,Parisétaitaussilacapitaleartistiqueoùnombred'entre

42Anonyme,«Radio37,ParisüberdieKulturarbeitderdeutschenEmigration»,FreieKunstundLiteratur,n°4,janvier1939,p.6.Cediscoursfutretransmisdanslecadred'uneémissiondeRadio37(ex‐RadioBéziers)surl'émigrationallemande.43ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier22,feuillet66(texteprobablementécritparEugenSpiro),s.d.44Aprèsladéclarationdeguerre,lesressortissantsallemandset,parextension,autrichiens,furentinternésentantquesujetsd'unepuissanceennemie.Cefutlecasdelaquasi‐totalitédesartistesdontilestquestionici.45ArthurKoestlerArthur,Laliedelaterre,Paris:Librairiegénéralefrançaise,1971,p.169.

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eux s'étaient formés avant le temps de l'exil. Àl'urgencepolitiques'ajoutaitainsiunsentimentdedette artistique antérieur des artistes allemandsenvers l'art français.46 C'est ainsi que, dans unmême article deDieZukunft, l'un des organes depresse exilés, le journaliste Hugo Rellstab prendnote de «l'irritabilité nerveuse qui ne provoqueque trop facilement des querelles houleuses ausein du cercle des émigrés» et de l'accueil desParisiensauxartistesexilés:

Il était tout naturel que le courant principal desmilieux artistiques en partance depuis plusieursdesfrontièresallemandesetautrichiennessedirigevers Paris, vers la capitale mondiale de toutdomaine artistique, qui fait office d'éducatrice despeuples, et que de nombreux désormais exilésaimaientdepuisleursétudes.Lesattentesnefurentpasdéçues. La villedespeintres recueillit les sanspatrie avec bonté; l'air libre et clair de laspiritualité et de l'hospitalité françaises lesaccueillit de manière revigorante, vivifiante,bénéfique.47

Ces discours divers attestent d'une volonté fortede se faire valoir au sein de la scène artistiquefrançaise,etdes'intégrerauseindecettetraditiondeliberté.L'oppositionàlapolitiqueculturelleduIIIe Reich invoquait ainsi l'histoire de l'artfrançais:

La France a été le théâtre de bien des luttes, quiopposaientlesanciensauxmodernes,lesclassiquesaux romantiques, les «pompiers» auxindépendants. Dans certains cas l’État françaisaccordaitsonpatronageàuneÉcolequelconque,audétriment d'autres écoles, mais jamais les artistesdont les idées et les tendances n'étaient pasconformes à celles des maîtres du jour, n'étaientmenacésd'êtrejetésenprisonouinternésdansunemaisondefous.48

46Àcesujet,voirnotammentBéatriceJoyeux‐Prunel,Lesavant‐gardesartistiques1848‐1918:unehistoiretransnationale.Paris:ÉditionsGallimard,2015,p.438‐439.47«Eswarnurnatürlich,dassderHauptstromderKünstlerschaft,dieindenletztenJahren,diedeutschenundösterreichischenGrenzenhintersichliess,seineRichtungaufParisnahm,nachderWelthauptstadtallenKunstwesens,dieseitzweiJahrhundertenalsdieLehrmeisterinderVölkerfungiert,unddievieledernuninsExilZiehendenschonseitihrerStudienzeitliebten.DieErwartungenwurdennichtenttäuscht.DieStadtderMalernahmdieHeimatlosengütigauf,erquickend,belebendheilkräftigempfingsiediefreie,helleLuftderfranzösischenGeistigkeitundGastlichkeit.».HugoRellstab,«DeutscheundösterreichischeKünstlerinParis»,DieZukunft,26mai1939,n°21,p.6.48ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier28,feuillet165,anonyme,«DieReichskulturkammer»,s.d.

Ces louanges à la France pays des droits del'homme,de la liberté artistique, terred'asiledespersécutés sont probablement àmi‐chemin entrel'admiration sincère de l'histoire française et unestratégie calculée pour s'intégrer au sein d'unepopulationquin'entendaitpasavecplaisirl'accentallemand. Elles marquaient le chant du cygne deces Français d'adoption qu'avaient voulu être lesartistes germaniques en exil: chant de lareconnaissance de ces artistes qui avaient baignédepuis leurs années de formation dans l'artfrançais,maisaussichantducygnedesAllemandset des Autrichiens persécutés aussi bien par lesFrançais que par l'Allemagne brune quelquessemaines avant l'entrée en Seconde Guerremondiale.

3) Exilés de fraîche date versus Françaisd'adoption

L'efficacitédecettestratégieétaitengrandepartiedéterminéepar ladated'arrivéeenFrance.Ainsi,presque tous lesmembresde l'Uniondesartisteslibres avaient émigré après l'arrivée d’Hitler aupouvoir,malgré des séjours antérieurs en Francepour beaucoup d'entre eux. Un fossé les séparaitdeMaxErnstouOttoFreundlich,arrivésbienplustôt; Vassily Kandinsky put encore faire croire àune émigrationplus ancienne grâce à ses amitiésfrançaises.C'est sansdoutepourcette raisonqueMaxErnstput rendrecompatible saprésencesurla scène artistique française et son engagementcroissantcontrelapolitiqueculturellehitlérienne.Émigré en 1922, Ernst devint à la fin des années1930 un exilé de sentiment,49 mais son ancragedans les réseaux parisiens lui permettait ce«luxe». Le même phénomène est notable pourOtto Freundlich: celui‐ci, au lendemain de lamobilisationensafaveurlorsdesonexpositionàla galerie Jeanne Bucher en juin 1938, pouvaitmettrel'accentsursonintégrationdanslasociétéfrançaise malgré, ou grâce à, son statut de«dégénéré». Il écrivit ainsi à André Dezarrois,directeur du Musée du Jeu de Paume, pour le

49VoiràcesujetLudgerDerenthal,«Max Ernst and Politics » in Werner SpiesetSabineRewald.MaxErnst:ARetrospective.NewYork:YaleUniversityPress,2005.

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remercierdel'entréedesontableauHommageauxpeuplesdecouleurdanslescollectionsdumusée:

En vous remerciant de tout mon cœur, MonsieurDezarrois,devotregénéreusebienveillanceàmonégard, je me permets d'exprimer en même tempsmeshommagesàlaFrancepaysdelaculture,delatraditionartistique,à laFranceaucœurhumain,àlaquelle je me sens infiniment lié depuis majeunesse.50

Toutefois, au‐delà de ces rares exceptions, lesartistes germaniques continuaient à être perçusessentiellementsousl'angledel'altéritéenFrance,même par leurs sympathisants françaisconvaincus du bien‐fondé de leur mobilisation.Biensouvent,onnecomprenaitguère l'intérêtdesoutenirdesartistesétrangersenFrancedansunepériode difficile pour tous. En témoignel'intervention en Conseil municipal du conseillerRené Gillouin, au lendemain de l'expositionMaîtresde l'art indépendant tenue au Petit Palaisdans le cadre de l'Exposition internationale de1937. Malgré la présence très majoritaired'artistes français à cette exposition, les artistesétrangers étant présentés dans lemême temps àl'exposition Origine et développements de l'artinternational indépendant au Musée du Jeu dePaume, René Gillouin faisait l'éloge del'assainissement entrepris par le gouvernementallemand par l'exposition Entartete Kunst. Ilcondamnait «l'expressionnisme allemand à lasource de toutes les formes outrancières de l'artmoderne»etpoursuivait:

C'est [l'ÉcoledeParis], pourunebonnemoitié, unrendez‐vousdemétèques,accourusàParisdeleurLithuanie [sic], de leur Podolie ou de leurTchécoslovaquie natales, où ils n'avaient aucunechancedefaire lamoindrecarrièreetqui,unefoischez nous, ont réussi […] à décrocher la Légiond'honneuretlescommandesofficielles.(Trèsbien!Sur divers bancs.) tandis qu'à côté d'eux, descentainesd'artistesdebonneracefrançaise,pleinsdetalentetdesavoir,végéteronttouteleurviedansuneobscuremédiocrité.(Trèsbien!Trèsbien!)51

50IMEC,Caen,FRN5.6,lettred'OttoFreundlichàAndréDézarrois,corrigéeparGéo‐Charles,1938.51Compte‐rendudelaséancedu17décembre1937,BulletinduConseilmunicipaldelaVilledeParis,18décembre1937,page5319.

La réponseque lui fitGeorgesPrade, sénateurdela Seine à la même époque, sembla remporternettement moins d'assentiments au sein duConseilmunicipal: «l'appointd'origineétrangèrevenudemanderquoi?Maisl'audiencedeParis!Laconsécrationirremplaçablequel'onnetrouvequ'àMontparnasse ou à Montmartre!»52 Dans cesconditions,cediscoursd'intégrationà latraditionfrançaisedelapartdesexilésgermaniquesn'étaitque difficilement défendable et ne pouvaitremporterderéelleadhésion.

III. Faire de la diaspora uneInternationaleartistique?

Dans ledouble contexted'unemontéeen tensiondes relations internationales en 1938‐1939 etd'unelargediasporaallemandeetautrichienne,enEurope et aux États‐Unis principalement, serevendiquerd'unegermanité,même«autre»quecelle du régime national‐socialiste, ou d'unhéritage français atteignait vite ses limites. Onpeut comprendre aussi pourquoi les tentativesd'identification à l'«autre Allemagne» ou aulibéralismecréateurfrançaisdelapartdesartistesgermanophones exilés en Frances’accompagnèrent assez tôt d’une tentative deconstituerdesréseauxinternationaux.Autrepointfocaldesdiscours,donc:qu'ellesoitfantasméeouréelle, une «Internationale artistique» fit sonapparition dans les correspondances et lesdiscours des artistes germaniques exilés enFrance,avecousansconnotationcommunisante.

1) L'internationalisme revendiqué de l'Uniondesartisteslibres

La plupart des membres de l'Union des artisteslibresparticipaientde lamouvanceduVolksfront,le pendant pour l'Allemagne exilée du Frontpopulaire; cette idée d'une Internationaleartistique contre l'Allemagne hitlérienne y étaitdonc particulièrement prégnante. Eugen Spiro,

52Suiteducompte‐rendudelaséancedu17décembre1937,BulletinduConseilmunicipaldelaVilledeParis,19décembre1937,page5329.

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président de l'Union des artistes libres, tentad'élargir le rayon de diffusion de l'organisationdans toutes les directions géographiques. C'estainsi que l'Union entra en contact avec leOskar‐Kokoschka‐BunddePrague53etleFreierDeutscherKulturbund à Londres.54 L’historienne HélèneRoussel fait état de prises de contact de l'Uniondes artistes libres avec des artistes à Londres(Hein Heckroth, Walter Trier, Fred Uhlman), àAmsterdam (Max Beckmann), à Bruxelles (FelixNussbaum), en Suisse (Paul Klee), en Norvège(BrunoKrauskopf), enTurquie (BrunoTaut), auxÉtats‐Unis (Josef Albers, Walter Gropius, GeorgeGrosz, Arthur Kaufmann) et en URSS (WillLammert, Heinrich Vogeler),55 tandis que lescartes de visite conservées dans le fonds EugenSpiro à Berlin témoignent de contacts avecBarcelone, Berlin, La Haye, New‐York, Nice etLondres.56 Au‐delà de ces prises de contact, plusou moins fructueuses, c'est surtout le discoursporté par l'Union des artistes libres qui lesrevendiquait,l’informationetlefaitqu’ellecirculecomptant plus que sa réalité. Eugen Spiro s'enprévalaitdanssacorrespondance:

Ces artistes ont désormais fondé à Paris une«Union des artistes libres» (Freier Künstlerbund1938), à laquelle se rallient tous les émigrésd'Allemagne et d'Autriche qui travaillentmaintenantenpartieàParis,Londres,enAmérique,enPalestine,enSuisseetenHollandeouailleurs.57

Lesactionsentreprisespar lesémigrésenFrancemobilisèrent, parfois, l'aide de leurs amis etcollègues artistes. Ainsi de l'exposition L'Artallemand libre de 1938, où des tableaux furentprêtéspardesartistesdispersésenEurope.

53LeOkskar‐Kokoschka‐Bundétaituncollectifd'artistesallemandsetautrichiensexilésàPrague,actifentreseptembre1937etoctobre1938.SesmembresfuirentprécipitammentaprèslesaccordsdeMunich.54LeFreierDeutscherKulturbund,plusconnuparlasuitesoussonnomanglaisdeFreeGermanLeagueofCulture,regroupaitlesartistesallemandsetautrichiensexilésàLondres.Ilfutactifàpartirdedécembre1938etjusqu'en1946.55HélèneRoussel,«LespeintresallemandsémigrésenFranceetl'Uniondesartisteslibres»,inLesbannisdeHitler:accueiletluttesdesexilésallemandsenFrance,éd.GilbertBadia.Paris:Étudesetdocumentationinternationales,1984.56ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier28,documents102à141.57«Theseartistshavenowfounded,inParis,a“freeAssociationofArt”(FreierKünstlerbund1938),wherealltheemigrantsfromGermanyandAustriajoin,whoworkpartlynowinParis,London,America,Palestine,SwitzerlandandHollandorelsewhere.».ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier5,feuillet2,lettred'EugenSpiroàW.H.Standley,31mai1938.

CeréseauinternationalétaitprésentéetconsidérécommeunréseauenétoileàpartirdeParis.C'estdans ces termes qu'était présenté l'historique del'Union des artistes libres dans le journal émigréDieZukunft:

Onpassaaussi ses troupesen revuedansd'autrescontrées,onnommaKokoschka,quivit àLondres,Présidentd'honneur,onentraencontactavecJosefBato(égalementàLondres),avecMaxBeckmannàAmsterdam, avec Felix Nussbaum à Bruxelles(autrefoisenfantterrible[enfrançaisdansletexte]de la Sécession berlinoise), avec le sculpteurIsenstein à Copenhague, avec Bruno Krauskopf àOslo. C'est ainsi que se constitua ici un centrenévralgique de l'intégralité de l'émigrationartistiquegermano‐autrichienne.58

Paris devait être le centre à partir duquel lesactions de l'Union des artistes libres contre lapolitique culturelle hitlérienne rayonnaient. Futparexemplelancéel'idée,nonréaliséecependant,de faire circuler l'exposition «L'Art allemandlibre» en «Suisse, Angleterre, Hollande,Danemark, États‐Unis».59 À plusieurs reprisesrevenait aussi sous la plume d'Eugen Spiro,président de l'Union, l'idée d'informer l'opinionpubliquemondialedesagissementsdel'Allemagnenazie:«Ilnes'agitpasicidesartistesréprimésenAllemagne; les artistes et amateurs d'art de tousles pays doivent être conscients de l'offensivemenéecontreleprincipedebasedetoutecréationartistique: la liberté de l'art.»60 Après avoirincarné pendant des décennies l'idéal de laRévolution française et la capitale artistique oùtoutpeintredébutantsedevaitdefairesesarmes,Paris était donc, aux yeux des exilés, le lieu d'oùdevait logiquement partir la contre‐offensiveinternationale contre l'Allemagne hitlérienne. Silesartistesantihitlériensfaisaientsouventpreuve,

58«ManhieltauchanderwärtsHeerschau,ernannteKokoschka,derinLondonlebt,zumEhrenpräsidenten,tratinVerbindungmitJosefBato(gleichfallsinLondon),mitMaxBeckmanninAmsterdam,mitFelixNussbauminBrüssel(ehemalsenfantterriblederBerlinerSezession)mitdemBildhauerIsensteininKopenhagen,mitBrunoKrauskopfinOslo.SodasshiereinMittelpunktdergesamtendeutsch‐österreichischenKünstleremigrationentstandenist.».HugoRellstab,«DeutscheundösterreichischeKünstlerinParis»,DieZukunft,n°21,26mai1939,p.6.59ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier21,feuillet10,anonyme,compte‐rendudelaséancedu29octobre(1938?).60«EsgehthiernichtumdieinDeutschlandunterdrücktenKünstler;dieKünstlerundKunstfreundeallerLändermüssensichbewusstsein,dasshiereinVorstosserfolgtgegendasGrundprinzipallenkünstlerischenSchaffens:dieFreiheitderKunst..».ArchivderAkademiederKünste,Berlin,fondsEugenSpiro(N2291),dossier22,feuillet3,lettres.n.,s.d.

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jusqu'au déclenchement de la guerre etl'internement des étrangers, d'une foi démesuréeenlacapacitédelaFranceà leuroffrirunasile, iln'en était pas moins clair à leurs yeux que lacontre‐réaction ne pouvait passer que par unemobilisation de la diaspora germanophone et desessympathisantsdenationalitésdiverses,etceàl'échelleeuropéenne.

2) L'Internationalisme artistique sans lecommunisme?

Cette même approche existait en‐dehors de ladynamiquedeVolksfront.C'estainsiquel'écrivainHans Siemsen, fondateur de la Ligue del'Allemagne nouvelle, mobilisait également leregistreduréseauinternational,quandbienmêmeil ne pouvait être taxé de sympathie pourl'Internationaleouvrière.C'estainsiqu'étaitdéfiniundesbutsprincipauxdelaLiguedel'Allemagnenouvelle:

Propagande internationale (internationale pasuniquemententermesderéputation,maisaussientermes d'objectifs), par le biais d'informations etdes données solides, documentées, constammentrenouvelées, analysant les intérêts personnels,nationaux et de classe de chaque cercle, diffuséesdans les milieux fluctuants et indécis en termespolitiques des grandes et petites démocratiesencoreexistantes!61

Toutefois, Siemsen fit preuve du souci constantd’échapper aux cercles des exilés tels qu'ilss'étaientconstituésàParis.IlécrivitparexempleàStefanZweig:

notre Ligue ne peut être une association, encoremoins un parti, et certainement pas une énièmeorganisationd'émigrés;aucontraire,noussommesréellement internationaux et travaillons demême,passeulementdefaçonnégativecontrel'hitlérisme,

61«Internationale(nichtnurinihremAnsehen[motdifficilementlisible],sonderninihrenZieleninternationale)Propaganda,durchwohlfundiertes,dokumentiertes,immerwiederholtes,aufdiepersoenlichen,Klassen‐undNationalen–InteressendesjeweiligenKreiseseingehendesInformations–undAuflaerungs‐Materialindenpolitischschwankenden,unentschiedenenSchichtendernochexistierendengrossenundkleinenDemokratien!».BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/9,s.n.,s.d.,s.t.

mais aussi de façon positive pour une Allemagneréellementnouvelleetpourl'Europe.62

Làoùl'Uniondesartisteslibresassumaitlestatutd'exilésdesesmembres,avecsesavantagesetsesinconvénients, Hans Siemsen ne supportait pasl'idéed'apparteniràcesmêmescercles.

Si les raisons de la brouille entre la Ligue del'Allemagne nouvelle de Siemsen et l'Union desartistes libres de Spiro et Westheim étaientdiverses, l'inspiration communisante del'argument internationaliste catalysait cesdésaccords. La dispute fut vraisemblablementd'ordre personnel avant de se transporter sur leterrainpolitique.Eneffet,Siemsen,quiavaitréussià faire publier son appel contre l'expositionEntartete Kunst dans le Bulletin des Peintres etSculpteurs de la Maison de la Culture en mai1938,63 ne participa en rien à l'exposition «L'Artallemand libre», pourtant organisée dans leslocaux de cette même Maison de la Culture parl'Union des artistes libres en novembre de lamême année. Entre ces deux dates, en août etseptembre 1938, les deux organisations sedisputèrent avec véhémence la paternité de laparticipation des exilés allemands à l'Expositionuniverselle de New‐York de 1939.64 C'est à cetteépoquequeledépitpersonneldeSiemsen,quivitleprojet confisquépar l'Uniondes artistes libres,donna lieu à ses premières attaques politiquescontrel'organisationconcurrente:

Les jalousies mesquines entre émigrés, qui sontmalheureusementdéjàpresquehabituelles,sesontreproduites.Malgréunaccordensenscontraire,le«S.D.S.»,65«l'Uniondesartistes»,etc.(toutcequi,

62«dassunserBundkeinVereinodergareineParteiseinkann,amwenigstenwiederirgendeineneueEmigranten‐Organisation,sondern,dasswirtatsaechlichinter‐nationalseinundarbeitenkoennen,nichtnurnegativgegenHitlerismussondernauchpositivfuereinwirklichneuesDeutschlandundfuerEuropa».BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/10,lettredeHansSiemsenàStefanZweig,7février1938.63Anonyme(HansSiemsen),«L'artdégénéré.Lalibertédel'artisteenrégimefasciste(EntarteteKunst)»,Bulletindel'AssociationdesPeintresetSculpteursdelaMaisondelaCulture,n°5,mai1938,p.47‐50.64Legouvernementallemandayantannoncésonrefusdeparticiper,diversesvoixs'élevèrent,departetd'autredel'Atlantique,pourproposeruneparticipationdesexilésallemands.Cesprojetsprirentdifférentesformesetdiverstitres.Desmembresdel'Uniondesartisteslibrescréèrenttrentepanneauxpourleprojet«L'Allemagned'hier–L'Allemagnededemain».Leprojetnefutpasexposé,vraisemblablementsurinterventionconjointedesgouvernementsfrançaisetallemand.VoiràcesujetKeithHolz.ModernGermanartforthirties,op.cit.65LeS.D.S.désigneleSchutzverbanddeutscherSchriftsteller,connusouslenomfrançaisdeSociétédesgensdelettresallemands.Crééenoctobre1933àlasuitedesautodafésenAllemagne,leS.D.S.organisaitdenombreuxévénementsculturelsetparticipaitdelamouvanceduVolksfront.HansSiemsenfitpartiedesoncomité

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à tort ou à raison, est réputé communiste) ont,prématurément et de façon assez puérile, rendu[lesplans]publicsafind'enprendre«ladirection».Celaa,enretour,effrayélesbourgeois.66

Siemsen, qui n'avait pas été effrayé par unecollaboration avec la Maison de la Culturecommuniste au début de l'année 1938 et avaitentretenu une abondante correspondance avecl'Union des artistes libres jusqu'à l'été 1938,mobilisa donc l'argument politique dans sarancœur contre l'organisation rivale. Cetteaccusation politique signale la prégnance duregistre internationalistedans lamobilisationdesexilés allemands, même hors de la sphèreantifasciste telle que la représentait l'Union desartisteslibres.

3)Rude concurrencedans l'internationalismeartistiquefrançais

Comme le notait bien Hans Siemsen dans sesaccusations à l'encontre de l'Union des artisteslibres, c'est justement la réputation communistede l'Union qui explique que l'argument d'une«Internationaleartistique»aitétébienreçudansles milieux antifascistes, mais guère au‐delà.L'Union des artistes libres n'auraitvraisemblablement pas reçu le soutien de laMaisondelaCulturesiellen'avaitpasparticipédelamouvanceduVolksfront,maiscemêmesoutienla privait d'un accueil plus vaste. De plus, lediscours que souhaitait porter en son nom et aunom de tous les artistes germaniques persécutésl'Union des artistes libres se heurtait à laconcurrencedusurréalisme.Lesurréalismes'étaiten effet autoproclamé porte‐drapeau del'internationalisme artistique67 et il était alors enposition de force dans le champ parisien. Or ilapparaît que les structures porteuses du

directeuren1937;lalettrecitéeci‐dessusindiquetoutefoisqu'ils'étaitégalementdisputéaveccetteorganisationémigrée.66«Die,leiderschonfastüblichenEmigranten‐Eifersüchteleienhabensichwiederholt.TrotzgegenteiligerVerabredungsindder«S.D.S.»,«Künstlerbund»u.s.w.(alleswas,zuRechtoderUnrecht,imGeruchdesKommunismussteht)vorzeitigundaufziemlichkindischeWeiseindieOeffentlichkeitgegangen,um«dieFührung»zuübernehmen.DashatwiederumbürgerlicheLeutezurückgeschreckt.»BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/10,lettredeHansSiemsenà«MaîtreLudwig»,probablementEmilLudwig,1erseptembre1938.Siemsenemploiepresquelesmêmestermesdansuneautrelettre,àLeoKerstenberg,datéedu26août1938.67BéatriceJoyeux‐Prunel,Lesavant‐gardesartistiques(1918‐1945).Unehistoiretransnationale.Paris:EditionsGallimard,2017.

surréalismeimposèrentuneformedemiseaupasesthétiqueetpolitiqueàl'Uniondesartisteslibres.Certes, laMaisonde lacultureparisienne, sous lahoulette du surréaliste et communiste LouisAragon, accepta d'ouvrir ses portes à la contre‐exposition de l'Union des artistes libres, dont laplupart des membres étaient sympathisantscommunistes malgré l'apolitisme proclamé del'Union.68Maiscetteouverturen'allaitpas jusqu'àun soutien proclamé : on ne trouve aucuneréférence à la lutte des artistes germaniques enexilnià laquestionde l'art«dégénéré»dans lescolonnes de Commune, la revue de l'AssociationdesÉcrivainsetArtistesRévolutionnaires(AEAR),dirigée par Aragon. De grandes personnalités dusurréalisme antifasciste commeAragon et Bretonn'évoquaientpasnonpluscesquestionsdansleursécrits.

Deuxraisonssontàavancerpourcela:d'unepart,àl'heuredelaguerred'Espagne,l'art«dégénéré»n'avait pas la priorité dans la lutte contre lefascisme.69 D'autre part, l'AEAR surréaliste nepouvait prendre sur elle de défendre les intérêtsd'artistes non surréalistes: quelques surréalistesfaisaient certes partie de l'Union, comme MaxErnst et Heinz Lohmar, mais l'Union des artisteslibres prétendait représenter tout le spectre desavant‐gardes allemandes. Le surréalisme, s'il seréféraitsouventà la littératureallemanded'avant1933, et notamment romantique, ne prêtait quepeuattentionàlapeintureallemande.70Dèslors,iln'étaitsansdoutepasenvisageablepourl'AEARdelutter aux côtés d'une organisation présidée parEugen Spiro, soit un portraitiste post‐impressionniste,arrivétroprécemmentenFrancepour s'être intégré à ces milieux parisiens. Lecritique d'art anglais et surréaliste Herbert Readréunissait ces deux reproches esthétique etpolitiquedansunelettreadresséeàKandinsky:

68Maisl'Uniondesartisteslibres,entantqu'organisationémigrée,n'avaitpasledroitdesemêlerdequestionspolitiquesdanslaFrancede1938;ellenepouvaitdèslorsqueproclamercetapolitisme,quellesquesoientlesconvictionspolitiquesdesesmembres.69Ainsi,ledeuxièmecongrèsdesÉcrivainspourlaDéfensedelacultureseréunitenEspagneenjuillet1937.70VoirnotammentMarieGispert,«L’Allemagnen’apasdepeintres»:diffusionetréceptiondel’artallemandmoderneenFrancedurantl’Entre‐deux‐guerres,1918‐1939,Thèsededoctorat,UniversitédeParisIPanthéon‐Sorbonne,2006,p.360etsuivantes.

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Jenecroispasqu'ilseraitdebonconseild'exposerà l'aveniravec lesexpressionnistesallemands…Laplupart d'entre eux sont tellement déterminés àtransformer leur destinée tragique en capitalpolitiquequ'ils en viennent à contrarier les seulespersonnessusceptiblesd'acheterleurstableaux...71

De fait, Kandinsky se tenait soigneusement àl'écart des autres exilés. Cet étouffement par lasphèresurréalistedelalutteantifascisteartistiquemenée par l'Union des artistes libres expliqueégalement que le discours internationaliste desartistesgermaniquesenexiln'aitpuavoirunéchotrèslarge.

Quant à la Ligue de l'Allemagne nouvelle, elleexclutd'embléedecollaboreraveclessurréalistes,troppolitiséspour lemodéréHansSiemsen.Lorsde sa réflexion sur les artistes à contacter poursigner son appel contre l'exposition EntarteteKunst,celui‐ciécrivit:

En ce qui concerne les surréalistes, nous avonslargementsoupesé lapossibilitéde leurdemanderdesigner.Maisilesttellementévidentquecesonteux,touchésleplusdirectementparl'attaque«artdégénéré»,quivontéleverdesprotestationscontrecette attaque, qu'il serait quand même un peuridiculedeleurdemanderexprès.72

L'affirmation selon laquelle les surréalistesseraient au centre de la campagne d'épurationartistique menée par le gouvernement hitlérienn'étaitquepartiellementvraie:certes,desartistessurréalistes commeMaxErnst et Kurt Schwittersétaientreprésentésà l'expositionEntarteteKunst,mais lesmouvementsd'avant‐garde lesplusvisésétaient d'abord les différentes déclinaisons del'expressionnisme.Dès lors,cetteraison invoquéepour ne pas s'adresser aux surréalistes apparaîtcomme un simple prétexte. De fait, les artistesauxquels Hans Siemsen s'adressa effectivement

71«IdonotthinkyouwouldbewelladvisedtoexhibitinfuturewiththeGermanexpressionists...mostofthemaresodeterminedtomakepoliticalcapitaloutoftheirunhappyfatethattheyantagonizetheonlypeoplewhoarelikelytobuytheirpaintings...».LettredeHerbertReadàVassilyKandinsky,9novembre1938,citéedansKeithHolz,ModernGermanartforthirties,op.cit.72«WasdieSurrealistenangeht,sohabenwirunsreichlichueberlegt,obwirsieumihreUnterschriftenbittensollen.Aberesistsoevident,dasssie,diedurchdenAngriff«EntarteteKunst»imdirektestengetroffenwerdensollen,gegendiesenAngriffProtesterheben,dassesschoneinweniglaecherlichwirkt,wennmansiedazuauchnochbesondersauffordernwuerde.»BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/10,lettredeHansSiemsenàTheaSternheim,16mars1938.Le«nous»inclutprobablementlebanquieretcollectionneurHugoSimon,ladeuxièmetêtepensantedelaLiguedel'Allemagnenouvelle.

pour son appel étaient apolitiques, commeMatisse, ou antifascistes sans être surréalistes,comme Jacques Lipchitz et Frans Masereel. Uneliste d'artistes à contacter concentre d'ailleurssurtout des artistes de la génération cubiste etfauve: Picasso, Braque, Derain, Léger, Laurens,Lhote, Vlaminck, Friesz, Dufy, Maillol, Despiau,Bonnard, Vuillard, Rouault, Delaunay,73 soit desplasticiens moins controversés que lessurréalistes,etparfaitementconsacrés.

L'option du ralliement au cercle antifascistesurréaliste, qui regardait alors surtout versl'Espagne, paraissait donc compromise autantpour l'Uniondesartistes libresquepour laLiguede l'Allemagnenouvelle.Malgrédescontactsbienréels à travers la diaspora germanophone,l'Internationale artistique antinazie ne vit pas lejourauseinducercledesartistesgermaniquesenexil, car elle existait déjà au sein du surréalismeparisien, et celui‐ci ne fit que peu de cas de l'art«dégénéré».Parailleurs,iln'yeutpas,enFranced'organisation d'exilés germaniques serevendiquantd'embléecommeinternationale,paropposition à la Grande‐Bretagne, où l'Artists'International Association était en mesure detoucher un public plus large par ses actions àorientationsdiverses,parexempleaussicontre laguerred'Espagne.74

Conclusion

Que l'«art dégénéré» ait désigné une catégorieidentifiéepour le grandpublic français à la veilledelaSecondeGuerremondialeestuneréalitédontonnepeutguèredouteràlalecturedelapressedecette époque. En revanche, les trois principauxregistres de discours mobilisés par les«dégénérés» en exil ne pouvaient guèreprétendre aumême écho. La revendication d'unegermanité, l'inscription dans une traditionfrançaise supposée de liberté créatrice ainsi que

73BArch,Berlin,FondsHansSiemsen,N2286/2.OnnesaitpassiSiemsenentraeffectivementencontactaveclesartistesdecetteliste.74VoiràcesujetAnnaMüller‐Härlin,«DieArtists'InternationalAssociationund'refugeeartists'»,inIDidn’tWanttoFloat,IWantedtoBelongtoSomething :RefugeeOrganizationsinBritain1933‐1945,éd.AndreaReiteretAnthonyGrenville.Amsterdam:BrillAcademicPublishers,2009.

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l'internationalisme artistique fournirent auxartistiques germaniques en exil des discoursautour desquels se mobiliser afin de se faireentendre, et ce, à la fois en tant qu'artistes et entantquepersécutésdurégimehitlérien.Toutefois,lerassemblementautourdecescatégoriessembleavoir été, in fine, un échec: échec durassemblementdesdiverscollectifsd'artistessousune même bannière, échec de la mobilisation desympathisants français autour d'eux. Certes, lesartistes, individuellement ou collectivement,n'agissaient pas en vain. Des cas particuliers demobilisation, comme autour d'Otto Freundlich,furentcouronnésdesuccès,etl'Uniondesartisteslibresparvintàorganiserunecontre‐expositionàl'exposition Entartete Kunst, à laquelleparticipèrent soixante‐dix artistes. Mais lesartistes germaniques en exil ne surent pasdépasser les rivalités entre organisationsémigrées, ni le fossé entre exilés récents etémigrés anciens. Leurs luttes bénéficièrent desamitiés et pâtirent des inimitiés antérieures àl'exil.Ainsi,MaxErnst,bieninsérédanslesmilieuxsurréalistes parisiens, ne se serait peut‐être pasjointàlaluttedesexiléss'iln'avaitconnul'undeses principaux représentants, Gert Wollheim,depuisledébutdesesannées1920etpartagéaveclui des expériences esthétiques. D'autre part, lamobilisationd'une sphèred'«initiés»nedépassaguère la sphère antifasciste, qui, de son côté,imposait ses règles de fonctionnement internesauxexilés.Les«dégénérés» enFrancenepurentfranchir le stade de mobilisations faitesd'interactions personnelles pour atteindre unemobilisationàgrandeéchellefondéesurunecausecommune. Les sources utilisées pour cette étudeen témoignent: rares sont les documents quin'étaientpasproduitsparlesexiléseux‐mêmes.

Parailleurs,cesdifférentestentativespourdéfiniruneidentitécommunesouslaquelleseprésenteràunpublicfrançaisnécessairementdiversentraienten contradiction avec l'urgence dumoment pourlesexilés.Eneffet,pouvoirsurvivredans l'exilentantqu'artistesimpliquaitdesefaireuneplaceauseindescerclesartistiquesparisienspréexistants,

qu’il s’agisse des surréalistes (au sein desquelsréussissaient par exemple Vassily Kandinsky,récupéré par André Breton, et Max Ernst) ou degroupes abstraits comme Abstraction‐Création(auquel participait Otto Freundlich). À défaut, ilfallait pouvoir produire en tant qu'illustrateur oudessinateur, comme ce fut le cas deMax Lingnerpour la revue Monde. Toutefois, la plupart desartistes germaniques en exil se heurtaient à troisobstacles de taille: la plupart d'entre euxconnaissaientmallescerclesparisiens;ilsétaient,sauf exception, méconnus en France; beaucoupd'entreeuxétaienttrèsjeunesetn'avaientpasfaitleurs preuves.75 Dès lors, les stratégiesindividuelles se présentaient sous un joursuffisammentdifficilepournepas lesfairepasserau second plan par rapport aux stratégiescollectives.

C'estsansdoutelàcequifaitlaspécificitédel'exilartistique par comparaison avec les exils racial,politique, religieux et même littéraire. Plusclairement et plus tôt identifiables, ces autresexiléspouvaientprétendreavecplusdefacilitéaustatutdepersécutés,statutquidonnait lieuàunereconnaissance symbolique et parfois un soutienmatériel.L'exilartistiquenejouissaitpasnonplusdu même prestige que l'exil littéraire: alors quetous les grands écrivains allemands de l'Entre‐deux‐guerresétaientenexil,cen'étaitpaslecasdetous les artistes allemands reconnus. Là où l'exillittéraire pouvait donc légitimement prétendreincarnerl'«autreAllemagne»,voirela«meilleureAllemagne», lesartistessepréoccupaientd'aborddeleursurvieetdeleursdivisionsinternes.Klauset Erika Mann, lorsqu'ils enquêtèrent sur l'exillittéraire germanique, écrivaient que «L'Europeest trop petite»; 76 dans le cas des artistes,majoritairement installés dans la capitalefrançaise,etdontlessociabilitéspréexistantesleurrestaient inaccessibles, il aurait fallu écrire:«Parisesttroppetite».

75VoirEmmanuelleFoster,LesartistespeintresetgraveursallemandsenexilàParis,op.cit.76ErikaMannetKlausMann,Fuirpourvivre:lacultureallemandeenexil.Paris:Éd.Autrement,1997.