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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptationréservés pour tous pays, y compris la Russie.

Copyright by Librairie Gallimard, 1942.

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INTRODUCTION

Le langage m'attire sous tous ses aspects. J'aimeles formes d'expression étrangères aux nôtres. Ellesme reposent de la rigueur du français qui parfoisblesse comme si elle était inhumaine. J'ai le goûtdes alphabets, des déclinaisons, des modes et destemps verbaux, des syntaxes, des aspects, de toutesles combinaisons par lesquelles les hommes, enquelque endroit de la terre, s'ingénient à rompreleur solitude et à prendre possession du monde.J'aime les proverbes et j'aime les mathématiques.De là vient que je m'interroge à leur sujet. Je medemande quelle peut bien être la nature de notreconnaissance qui ne saisit le réel qu'à travers sesdénominations et n'agit sur lui que par l'intermé-diaire de formules, sans jamais atteindre à l'intui-tion totale et directe de la vérité, ni à l'accomplis-sement immédiat de ses conceptions, dont notrepensée fait le privilège des Dieux.

Nous admettons communément, aujourd'hui,que le langage est un système de signes élaboré parl'esprit humain à partir de gestes et de cris spon-tanés. Mais c'est là une doctrine relativement

récente, que Démocrite et Aristote ont, semble-t-il,introduite les premiers dans la philosophie. Carnous savons qu'à l'époque de Platon la plupart desGrecs croyaient encore à la rectitude naturelle

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(<pii<rei) des mots, ce qui excluait qu'ils fussentun produit de la convention ou de l'usage. Il estimpossible qu'un Ancien qui pensait ainsi ait eu lamême idée que nous de la vérité et de la science.

Par bien des traits la situation présente rappellee temps où les Grecs se déchiraient entre eux.Aujourd'hui, comme alors, le nihilisme attaque lespostulats de notre vie intellectuelle. Une mêmecrise qu'il y a vingt-cinq siècles atteint la penséedans ses fondements. A une pensée, à une éloquence,à une philosophie, à une réflexion sur la natureque nous ne nous lassons pas d'admirer et danslesquelles nous continuons à-puiser des enseigne-ments, Socrate et Platon demandaient si elles

étaient capables de s'expliquer sur leurs premièresdémarches, à savoir la dénomination et le discours.Les géomètres et les analystes d'aujourd'hui, aprèstant de découvertes merveilleuses, en sont à s'in-

terroger sur le fondement de leur science, sur lesaxiomes des mathématiques et sur les propriétésdes symboles dont ils se servent pour calculer.Là c'était le logos qui était mis en question. Ici cesont les nombres. Mais la même incertitude fonda-

mentale frappe de stupeur l'esprit humain. Celui-cise trouve contraint, en plein essor, de décider,avant de pousser plus loin son aventure, quellepart lui revient dans l'instrument de son travail,qu'il manie avec. une telle puissance, mais dont ildépend sans doute aussi tout à la fois.

« Dieu a fait les nombres entiers, le reste estl'oeuvre de l'homme », disait Kronecker. Dedekindlui répond que les nombres sont de libres créationsde l'esprit humain, des émanations immédiates des

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INTRODUCTION

pures lois de l'entendement. Certains paradoxesapparaissent dans la théorie des ensembles (1), quidéconcertent les mathématiciens modernes à la

façon dont les arguments de Zénon avaient embar-rassé les philosophes grecs. On ne sait plus si lelangage mathématique a prise sur le réel, ou s'iln'enferme pas plutôt l'esprit en lui-même. B.Russell demande à Frege si l'ensemble de tous lesensembles qui ne sont pas membres d'eux-mêmesest membre de lui-même. Weyl objecte à la théoriedes coupures de Dedekind que « si un nombre réelest une coupure ou en général une certaine propriétécommune aux nombres rationnels d'un ensemble,un ensemble de nombres réels sera défini par uncaractère A de propriétés de nombres rationnels.La borne supérieure de cet ensemble sera l'ensembledes nombres rationnels possédant la propriété Bqu'il existe, leur convenant, une propriété quel-conque de caractère A. Mais ou bien la notion depropriété de nombres rationnels a déjà une exten-sion déterminée, ce qui donne bien un sens à B,puisque cette propriété se réfère à la totalité despropriétés des nombres rationnels (au sein de la-quelle le caractère fait un partage) et alors B n'enpeut faire partie contradiction. Ou bien l'existenced'une propriété est sa construction, à possibilités

(1) On les trouvera exposés, par exemple, dans lesouvrages de J. Cavaillès Remarques sur la formation dela théorie abstraile des ensembles, Paris, 1937 (Le para-doxe de Burali-Forti, p. 94-95; l'antinomie B. Russell,p. 119, et sa solution par Zermelo, p. 123; l'objection deRichard, p. 124, n. 1) et Méthode axiomatique et forma-lisme, Paris, 1937 (L'argument de Weyl, p. 38).

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toujours ouvertes; mais alors la définition de Bsuppose B déjà construit, sans quoi elle n'auraitaucun sens cercle vicieux. Sur ce cercle vicieux,

dit Weyl, est fondée toute l'analyse» (1). D. Hilbertreconnaît que ce cercle est incontestable seule-ment il le croit inoffensif (2). Ainsi semblaient lesarguments de Zénon à ceux qu'ils confondaient,parce qu'ils pouvaient toujours répliquer qu'Achillerejoint, en fait, la tortue.

Cependant nous retombons avec ces paradoxesdans le problème posé par les Grecs au temps deleur plus belle époque. Notre langage exprime-t-il la réalité essentielle des choses? Ou bien n'est-il

qu'un produit de la convention, dont nous serionsincapables de justifier la valeur? Il ne sertà riende dire, comme Gauss, que les vérités doivent sedéduire des notions plus que des notations (exnotionibus potius quam ex notationibus hauriridebeant), car il faudrait démontrer que les nota-tions adoptées sont les meilleures, qu'il n'en estpas de plus fécondes, et qu'elles ne trahissent pasles notions. Ce qui n'est pas en notre pouvoir.

A vrai dire, ce problème domine toute l'histoirede la philosophie parce qu'il est le problème dufondement de la pensée, et que de sa solutiondépendent notre doute ou notre assurance. Nous

ne connaissons pas l'origine du langage. L'expé-rience ne nous apprend rien sur elle. Nous nevoyons donc pas naître notre pensée. Nous ne pou-vons avoir sur cette naissance qu'une opinion méta-

(1) J. Cavaillès, Méthode axiomatique. p. 38.'2) Ibid., p. 95.

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INTRODUCTION

physique, en recherchant à quelles conditions lediscours est possible. Selon, pourtant, que nouspostulons qu'il est d'origine divine ou d'originehumaine, notre pensée est religieuse ou empirique,et notre attitude humble ou vaine.

Platon s'interrogeait, dès le Phédon, sur la naturede la première opération arithmétique, celle quiunit un à un pour faire deux. Nous n'en savons pasplus que lui sur elle. « Une fois la notion du nombreconcret 2 acquise, rien n'empêche, certes, de défi-nir le nombre abstrait correspondant comme étant(dans la terminologie employée en Logique) laclasse des collections composées de 2 objets ». Mais« nous ne pouvons pas nous placer dans l'état d'unesprit qui ignorerait les notions de zéro, de un, et,en général, des nombres entiers; et ceux qui raison-nent sur ce sujet les introduisent nécessairement,qu'ils s'en doutent ou non, donc sont conduits àdes pétitions de principe (1) ». Cependant, pourPlaton, l'exemple de la première addition n'étaitencore qu'un cas, très significatif sans doute, maisparticulier, du problème général de l'attribution.Quel droit avons-nous de dire que l'homme est bonet non pas simplement que l'homme est hommeou le bon est bon? Comment se constitue le logosle plus élémentaire? Telle est la question du So-phiste.

On connaît le rôle que le logos a joué dans la

(1) J. Hadamard, Indroduclion à la partie « Mathéma-tique » du tome 1 de l'Encyclopédie française, Paris, 1937,p. 1.52-13. M. J. Hadamard rappelle ici, à propos, leproblème des indéfinissables posé par Pascal dans sonopuscule sur l'Esprit géométrique.

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pensée grecque depuis Héraclite jusqu'à la théolo-gie chrétienne, en passant par les Stoïciens. Or quesignifie ce terme? A plusieurs reprises, Platon ledéfinit comme nous définissons la proposition,c'est-à-dire par ses éléments, qui sont les noms etles verbes. Pourtant nous avons pris l'habitude del'interpréter doublement, tantôt par langage ettantôt par raison. J'ai été tenté de réduire cetteduplicité à l'unité. Que deviendraient les différentesphilosophies présocratiques et la métaphysiqueplatonicienne si nous entreprenions de ne jamaisconsidérer le logos grec que comme une opérationde langage? Voilà le problème que je me suis posé,espérant, à son occasion, apercevoir quelques res-sorts secrets de l'esprit antique, et, du moins, con-tribuer à le ramener dans son climat de religionque nous sommes trop enclins, dans nos préoccu-pations modernes, à négliger. Je livre à la critiqueles résultats de mon analyse, demandant toutefoisla permission de remercier, sans qu'ils encourent lamoindre responsabilité dans mes erreurs, ceux quim'ont aidé et encouragé dans mes recherches, peut-être hasardeuses, en particulier M. G. Moulinier àqui je dois de savoir un peu de grec et à la mémoirede qui je dédie ce livre, en témoignage de monaffection.

N. B. J'utiliserai la plupart du temps, pour mes cita-tions de Platon, les traductions de la collection G. Budé,et celles que M. L. Robin a données dans son Platon dela PlFiade. Toutefois il m'arrivera de les transformer

légèrement pour maintenir le mot logos dans son sensd'opération de langage. Le résultat en sera non pas unetraduction nouvelle, mais une simple adaptation à l'hy-pothèse émise ci-dessus des traductions existantes.

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CHAPITRE PREMIER

Le logos avant Socrate.

On traduit habituellement le mot grec Xoyoç defaçons diverses selon qu'il est employé au singulierou au pluriel et selon les expressions dans lesquellesil figure, tantôt par mot, parole, récit, discours(c'est le sens courant du pluriel Xôyoi), entretien,débat, exposé, thèse, argument, raison (au sensd'argument), raisonnement, définition, langage, ettantôt aussi par pensée, intellection, raison (au senscausal « la manière dont une chose en contient

d'autres »), tantôt même encore par rapport et idéeau sens platonicien du terme (1). A travers cesinterprétations le logos grec risque de nous appa-raître comme un mélange déconcertant de langageet de raison (2). Cette duplicité a de quoi nousdéconcerter, en effet. Nous ne confondons jamais,dans notre esprit moderne, le langage et la raison,non plus que nous ne confondons le cordonnier etson alène. Pour nous le langage est l'instrumentdocile de la pensée (ou de la raison), et c'est la pen-sée (ou la raison) qui nous fournit la connaissance

(1) Pour des exemples de ces emplois, cf. Appendice I,p. 188 et sqq.

(2) Cf. L. Brunschvicg Le Progrès de la conscience.Paris, Alcan, 1927, t. 1, p. 13 « Le mot deX :^oi voué parson indétermination même à la plus éclatante et à la plusétonnante des fortunes signifie à la fois raison et langage ».

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que nous avons des choses. Le langage ne faitqu'exprimer nos idées et nos sentiments ou nosémotions. Ce que l'on conçoit bien s'énonce claire-ment. Nous considérons donc, communément, nos

paroles comme secondaires à ce qu'elles signifient,la rhétorique n'étant que l'art de persuader et nonpas de penser.

Mais Xéyoç est le substantif du verbe Xéyeiv quine signifie que dire, parler. On sait que l'étymologiede ce mot est douteuse. Nous ne chercherons donc

pas de ce côté-là. Seulement, à s'en tenir au verbeXéyeiv, Xôyoç ne devrait jamais désigner que desopérations de langage. Or c'est bien ainsi que Pla-ton le définit ôvo[iàTCov yàp aufijrXoxTjv eïvai XoyouoÛCTiav, affirme Socrate dans le Théélèle (202 b),« c'est l'entrelacement des noms qui constitue l'es-sence du logos ». Quel droit avons-nous de luiattribuer un autre sens que celui-là? Si donc lesGrecs, à côté du substantif voûç, du verbe voeïv et

de ses composés, à côté du substantif (ppovrçcnç, duverbe çpoveïv et de ses composés, se servaient encoredu mot Xoyoç et des composés du verbe Xéyeiv, Sia-Xéyeaôai par exemple, pour désigner des opérationsde la pensée, c'est parce que, vraisemblablement,ils avaient de la pensée une autre conception quela nôtre. Peut-être la considéraient-ils, en effet,selon l'exégèse de M. Léon Robin, comme une pen-sée qui serait à la fois la pensée et son verbe. Maispourquoi lui auraient-ils choisi, dans ce cas, lenom de Xôyoç plutôt que celui de voOç ou de eppovv)-aiç, désignant ainsi l'exprimé par l'expression, laréalité par son apparence? Le logos ne serait-il pasplutôt un verbe qui par sa nature contiendrait de

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la pensée? Nous sommes incontestablement obligésde traduire logos par des termes français, anglais,allemands divers selon les cas, parce qu'ainsi l'exi-gent nos conceptions françaises, anglaises, alle-mandes. Mais c'est simplement parce que les con-ceptions grecques et modernes ne se correspondentpas exactement. Nous courons donc le risque, entraduisant, d'engager les philosophes grecs dansdes voies qui leur sont étrangères. Admettant queAôyoç désigne toujours et ne désigne que l'une oul'autre des opérations du langage (1), au lieu detraduire diversement les logos, logoi que nous ren-contrerons afin de les accorder à nos conceptionsmodernes de la pensée, nous aurons à discernerplutôt, en chaque occasion, pourquoi les corres-pondances ne s'établissent pas à notre gré. Nousaurons à chercher la commune nature que dissimu-lent ces aspects divers. Tel est le dessein de cetouvrage.

N'est-ce pas là, cependant, le dessein de toutephilosophie? Platon nous appelle, chacun à notretour, à regrouper les événements sous un principeunique, de façon à les embrasser alors d'une vued'ensemble (cruvo7mxc5ç) et à reconstituer ainsi ununivers aussi harmonieux que si nous l'avions créénous-mêmes? Il n'est pas de mot, d'expression, de

(1) On trouvera, dans l'appendice II (pp. 193-211), lespreuves de cette assertion sous deux rubriques: 1o Défi-nitions grecques (tirées principalement de Platon etd'Aristote) du mot Àoi»*?, considéré comme le substantifdu verbe ÀéYEiv, dire, parler. 20 Examen des rapports duXoyxç, de la Siavoia et de la 8d£a dans la philosophie dePlaton.

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discours qui ne nous force à une telle entreprise.Nous n'avons rien compris tant que nous restonsattachés à l'analyse et à la description des événe-ments. Il faut encore les ordonner selon leurs

connexions naturelles, c'est-à-dire les nommer avec

justesse. L'étranger éléate du Sophiste, après avoirénuméré six définitions de son personnage (1), sedemande, lorsqu'un homme nous apparaît douéde multiples savoirs, bien que le nom d'un seul artserve à le désigner, si ce n'est pas là une apparencemalsaine, mais si, au contraire, ce n'est pas parceque nous sommes incapables de découvrir le centreoù viennent s'unifier tous ces savoirs, que noussommes réduits à mettre sur qui les possède plu-sieurs noms au lieu d'un seul. L'exemple est à mé-diter.

Notre langue et notre esprit français sont, dansl'Europe moderne, ceux qui, peut-être, répugnentle plus à considérer le langage autrement quecomme un produit de l'invention humaine. Noussommes, en cela, les disciples conséquents d'Aris-tote. Pour traduire le logos de l'Évangile, nousavons adopté un terme savant que notre langageparlé ne connaît pas. A côté des Allemands qui seservent du substantif Wort comme pour un motordinaire, à côté des Russes qui emploient leurhabituel slovo, nous disons le Verbe. Devrons-nous

dire aussi le Verbe pour le logos d'Héraclite? Maisle Verbe de saint Jean baigne dans une conceptionmystique qui n'est pas celle d'Héraclite, ni celle dePlaton. Le Verbe n'a plus pour nous d'autre sens

(1) Sophiste, 232 a.

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que celui de la théologie chrétienne. Nous n'avonspas de mot pour désigner un langage qui ne seraitpas notre expression. Voilà pourquoi nos théoriessur les signes nous séparent des anciens Grecs,comme de personnes aimées dont les manières,pourtant, nous choqueraient à chaque instant. Amoins que les différences ne nous aident à plus deperspicacité que la communion d'esprit? Cherchonsà rétablir le vrai aussi patiemment que nous lepourrons à travers l'histoire. La première décou-verte que nous ferons sera celle-ci pour les philo-sophes présocratiques le langage était une émana-tion du monde, et devait donc représenter lesobjets extérieurs, tels qu'ils sont. Mais cette concep-tion n'allait pas sans difficultés. C'est elle, en parti-culier, qui a mené la philosophie grecque à la sophis-tique, et par conséquent à la ruine du langage, d'oùla logique est sortie ensuite.

HÉRACLITE ET PROTAGORAS.

Selon Sextus Empiricus (1), Héraclite, de mêmeque les physiologues disciples de Thalès (ot «tto©àXeco (pucixoî) estimait que l'homme dispose dedeux instruments pour connaître la vérité, la sen-sation et le langage (Xoyoç). Cependant la sensationlui paraissait indigne de foi, comme à ses prédéces-seurs. C'était le logos qu'il considérait comme lecritère. « Les oreilles et les yeux, disait-il, sont demauvais témoins pour les hommes lorsque ceux-ci

(1) Adu. Math. VII, 126 sqq., cité par Diels Vorsokr.5e éd., Héraclite A-16.

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[ou parce que ceux-ci] ont des âmes de bar-bares » (1). Le propre, en effet, de l'âme barbare estde croire aux sensations. Mais elles ne nous appren-nent rien parce qu'elles sont privées d'expression(toïç àXÔYoiç aldÔYjCTsat) (2). Est-il possible d'inter-préter une telle attitude autrement que par lesouvenir de notre embarras lorsque nous disons quenous avons faim (3)? Toute perception peut êtreanalysée en une sensation, les troubles que nousressentons dans notre corps, et en une expression,le nom que nous donnons à ces troubles. Ce n'estpas la sensation qui s'exprime elle-même et d'elle-même dans ce nom. Celui-ci est une hypothèse quenous formons sur la nature et les causes de ce

que nous ressentons. Il est donc notre premièredémarche scientifique, notre première pensée, parconséquent le premier moment de notre recherchede la vérité. Si ce moment ne contient pas, en soi,quelque promesse de vérité, il est impossible deparler jamais de vérité, à quelque titre que ce soit.

Le langage, le Verbe, qu'Héraclite institue ainsile critère de la vérité n'est pas une expression quel-conque de n'importe qui, mais un être extérieur ànous qu'il appelle le logos commun et divin (tovxoivov xcd 6s tov). Sextus Empiricus nous expliqueavec précision son origine et sa nature. Lorsque

(1) Fragment 107. Le participe peut être ou causal ouconditionnel (J3ap6<xpou; "j^cc; èydvTiov).

(2) aXoyoçau double sens indiqué ci dessous Ap. II, p. 202,n. 1 et 2.

(3) Cet embarras sert de point de départ à une réflexiond'ensemble sur le langage dans ma thèse principaleB. Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du lan-gage, ch. III.

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LE LOGOS AVANT SOCRATE

nous l'aspirons avec l'air, il nous communique l'in-telligence (voepoi yiv6[ie0a), tandis que pendant lesommeil nous sommes en état d'oubli. Dès que, denouveau, nous nous éveillons nous redevenonssensés. En effet, pendant le sommeil, nos canauxsensitifs sont obstrués (piaavTOûv -râv a[cj07)Ti.x«v tto-pwv) et l'esprit qui est en nous (ô èv r^ïv voûç) (1)est séparé du monde ambiant (t6 Tïspiéxov). Seul lecontact de la respiration est alors conservé « commeune racine ». L'esprit séparé perd la puissance demémoire qu'il possédait auparavant. Par contre,dès que nous sommes sortis de la torpeur du som-meil, il se penche en avant par les canaux sensi-tifs, comme par des petits orifices, se rapproche dumonde ambiant et revêt alors sa puissance logique(Xoyix^v èvSusTat Sûvafnv). Ainsi, de même (et de lamême façon) que les poussières charbonneuses, aucontact du feu, se transforment et s'échauffent,tandis que, loin du feu, elles s'éteignent, de mêmela parcelle issue du monde ambiant qui est accueil-lie par notre corps, perd à peu près son langage(axeSov aXoyoç yôvsTai) parce qu'elle est séparée deson lieu d'origine, tandis que, dans la mesure oùelle conserve quelque contact avec l'extérieur parles pores, elle devient semblable au tout (ô|xoiosi<M)çTtp SXcj) xaOtcTaTat.). Tel est le Verbe commun etdivin qui nous communique la parole (o5 xarà [as-TOxV ytv6[X£0a XoywcoQ et qu'Heraclite' appelle lecritère de la vérité.

S. (1) Les éléments essentiels de notre activité intellec-

tuelle l'intelligence {ffôv^nù, la pensé^ (vou;) et le logossont distingués avec soin 1 un de l'autre dans l'exposéde Sextus Empiricus.

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ESSAI SUR LE LOGOS PLATONICIEN

Ce qui est perçu communément par tous (ayantété saisi par le Verbe commun et divin) est doncplausible, tandis que ce qui survient à un seulindividu est indigne de foi pour la raison con-traire (1). Au début de son traité sur la Nature,Héraclite nous enseigne que c'est à ce Verbe com-mun et divin qu'il faudrait prêter l'oreille et nonaux paroles des hommes, même lorsqu'ils sont sages.Mais nous n'en faisons rien d'ordinaire « De ce

Verbe (2) qui est éternel, dit-il, les hommes n'ontpas l'intelligence, ni avant de l'avoir entendu ni en-suite (xaî 7up6a0ev y) àxouaai xal àxoiScravTsç). Bien quetout arrive selon lui (xocxà tov Xôyov tovSe), ils res-semblent à des êtres sans expérience, qui interro-gent des paroles (stcscûv) et des actes tels que lesmiens, lorsque je sépare les choses selon leurnature et que j'explique comment elles se compor-tent. Quant aux autres, ils ignorent ce qu'ils fontdans l'état de veille, de même qu'on ignore les actesaccomplis pendant le sommeil (3) ». Pourtantcomme tous nos actes et toutes nos pensées (6Tt.recevra 7tpàxTO[xev TE XOCL vooojxev) arrivent par com-munion avec ce Verbe divin, « le devoir est de suivreece qui est commun; toutefois, bien que le Verbe soitcommun à tous, la plupart des hommes viventcomme si chacun possédait son intelligence parti-culière (g>ç ISîav ëxovTsç cppovyjaov) » (4). Or celle-ci

(1) Cette dernière phrase est peut-être une glose deSext. Empiricus, mais elle n'enlève rien à la valeur dutémoignage sur la nature du logos héraclitéen.

(2) Myo;. J. Burnet traduit ici par Word ( Greek Philos.Part. I, op. cil., p. 58).

(3) Fragment l «cité à cet endroit par S. Emp.(4) Fragment 2 cité de même à cet endroit par S. Emp.

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LE LOGOS AVANT SOCRATE

n'est rien d'autre que l'interprétation de la manièredont le monde est dirigé. La condition de notrepensée est en conséquence très fragile. Nous disonsla vérité dans la mesure où nous sommes en com-

munion avec la mémoire du monde; nous nous

trompons chaque fois que nous en sommes isolés.Sextus Empiricus nous représente donc le logos

d'Héraclite comme le langage du monde qui enémane et se communique à nous matériellement (1).Nous n'avons aucune raison sérieuse de mettre en

doute son témoignage, et d'autant moins qu'ilconcorde avec tout ce que nous savons de la logiqued'Héraclite et de celle des Sophistes, ses disciples.Ce Verbe parle. Il n'exprime ni ne cache la pensée.Mais il ne la dit pas non plus expressément, il nefait que l'indiquer (2). Notre rôle est de l'entendre.D'où l'emploi presque exclusif du verbe àxoûeivpour désigner notre rapport avec lui. « Ce n'est pasmoi qu'il est sage d'écouter, répète le philosophed'Ephèse, mais le Verbe, en reconnaissant quetout est un (3) ». Les hommes, toutefois, sont sourdsà ce conseil. « Comme ils se séparent du Verbe quipourtant ne cesse jamais de leur être présent, lesphénomènes contre lesquels ils buttent chaque jourleur paraissent étrangers (4) ». Ils feraient mieuxde moins s'agiter et d'être plus attentifs à la voixqui leur parle. « Ce n'est pas en marchant que tu

(1) Anaxagore appelle le vouç le plus subtil et le pluspur des corps, XejîTÔTfcTo'v TE ;câvTCi)V ^prjjxocTtuv Y.al zaGapiitaTov.Fragment 12.

(2) Fragment 93.(3) Fragment 50.(4) Fragment 72.

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