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  • 7/30/2019 Faire le lion

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    Faire le lion

    Muriel Mosconi

    Cest comme cela que le pre de Paul appelle la grosse voix que prend son fils de presque trois

    ans pour parler dans un verbiage incomprhensible. A cette poque, o je commence le

    recevoir, le retrait de Paul, son isolement, son exigence du mme , ses intrts trs restreints

    et rptitifs, certaines strotypies et son rapport au langage amnent voquer un diagnostic

    dautisme de Kanner. Comment a-t-il volu et sur quoi sest-il appuy depuis trois ans et demi ?

    Le dbut du traitement

    Cest alerte par la crche que la mre de Paul lamne au CMP o je le reois. Elle mexplique

    que depuis la naissance de son frre, quatre mois auparavant, alors que Paul avait deux ans et

    demi, il a nettement chang. Il fait de trs nombreux caprices qui sont quelques fois violents,mange peu et difficilement, sendort tard avec un trs mauvais sommeil, nouveau il fait pipi au lit

    et ne va pas au pot. Il lui prend du temps dans une procrastination systmatique. Il ne supporte

    pas le changement et elle doit tre trs vigilante sur ce point pour viter des crises dopposition

    violentes.

    Elle se reproche davoir voulu tre tout pour Paul comme il tait tout pour elle dans

    une solitude deux, davoir voulu prvenir tous ses besoins pour quil ne ressente aucun

    manque. Dailleurs Paul parle une langue incomprhensible quelle est la seule dchiffrer. A

    lpoque de la venue au monde de Paul, elle mergeait dun pisode dlirant quelle relie

    lhistoire dun inceste vcu dans ladolescence. Et, depuis cet pisode, elle est reue par une

    psychologue.

    Le pre de Paul travaille avec la marine nationale dans la radio-transmission acoustique (la

    transmission de la voix donc). A ce t itre il effectue de trs longs sjours ltranger que son

    pouse semble considrer comme relevant du secret dfense . Elle nen parle qu mots

    couverts. Elle remarque que, durant les sjours de son pre la maison, Paul va mieux et que la

    voix de son pre au tlphone le calme, comme la vision des bateaux sur la mer et les jeux

    rptitifs avec des figurines de pirates et de bateaux lorsque le pre est au loin.

    Paul, lui, durant lentretien vite lintrusion de lAutre prsent dont il fuit le regard et la voix. Il se

    fait entendre dans un soliloque par une grosse voix trs frappante. Elle est manifestement

    imprative et ne semble pas tre sa voix donnant limpression dune voix impose, hallucine,

    comme les hallucinations psychomotrices dcrites par Sglas qui parlait ce propos dune

    bauche de ventriloquie . Cette voix voque les cholalies retardement et le langage

    de perroquet dont parlait Kanner, tant elle semble calque sur la voix du pre dans sa version

    commandement . Cette voix artificielle marque, sur le plan imaginaire, une tentative de maitrise

    de lAutre paternel dans sa face surmoque. Elle marque aussi, sur le plan symbolique, un refus

    dappel lAutre et dengagement subjectif dans la parole, elle ne le divise pas. Elle dnote son

    refus de prendre une position dnonciation et de sinscrire comme parltre. Elle a la valeur dun

    objet non phallicis quil aurait dans sa poche comme le dit Lacan, objet par lintermdiaire

    duquel il parle. En ne cdant pas sur cette jouissance vocale, il tmoigne de sa difficult

    dincorporation de la voix chue de la parole de lAutre. Cette voix reste comme externe et

    plaque, dans un rel que ne pacifie pas le symbolique. De ce fait, il ne place pas non plus sa

    voix dans le vide de lAutre qui nest pas symbolis. Elle tmoigne de la difficult de lidentification

    paternelle par incorporation, lidentification la plus fondamentale au rel de lAutre du symbolique

    qui inscrit le sujet dans le langage. Comme le dit Lacan propos de Dick, Il a dj une certaineapprhension des vocables, mais de ces vocables il na pas fait Bejahung il ne les assume

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    pas. Et, en effet, son langage, ce moment-l, se rsume une jargonophasie, une

    verbigration o sa mre repre quelques mots quelle me traduit. Ce langage verbigr

    voque le personnage plutt verbeux dont parle Lacan propos de lautiste et du

    schizophrne lors de sa confrence de Genve sur le symptme.

    Japprendrais plus tard, lors dun entretien avec le pre, que celui-ci dit que Paul fait le lion

    lorsquil prend cette grosse voix, dans une rfrence au Roi Lion. Par cette rfrence unehistoire de transmission dun pre un fils sur un canevas proche dHamlet, le pre humanise

    cette voix dsincarne, il interprte du ctdu refoulement ce qui est tomb sous le coup de la

    forclusion, la transmission symbolique.

    Sur quoi Paul sest-il appuy pour accder un langage comprhensible et pour pacifier la

    jouissance perscutoire dont cette voix tait la trace ?

    La fonction du double dans ses deux versants

    Le double a ici deux valences. Dune part, il sy affronte dans un combat mortel quil met en scne

    durant les sances avec deux figurines qui se battent mort de manire trs rptitive et sans

    issue. Dautre part, il sy appuie en en produisant une srie mtonymique : tout dabord le lzardpour lequel il se passionne, encourag par sa mre qui laide garder des lzards vivants la

    maison ou les amener lcole, puis le dinosaure dont son pre lui lit des histoires, et,

    rcemment, le gavial que sa mre tricotera en doudou sa demande. Contrairement au lzard

    qui a son efficace in praesentia, dans sa matrialit mme, le gavial, lui, prend le statut

    doprateur logique dans une tentative de classification sexuelle. Il dessine en effet un tableau

    deux colonnes, une pour le gavial, la longue queue , un mle qui mange les poissons ,

    lautre pour lalligator, une femelle qui mange les oiseaux et il place en bas de la ligne de

    sparation des colonnes leur rsultante : un bb . Le double vivant puis sexu lanime en

    retour et cest propos du gavial et de lalligator quil dira une de ses premire phrase longue et

    bien construite en sance o il donne le droul de ses vacances de Pques : Ma tatie et mon

    tonton, ils mont amen dans un zoo o il y avait des alligators, aprs les parents la plage,

    aprs Papi et Mamie toutes les vacances. Le zoo quil dessine sur le tableau comme un cercleen prcisant : Le gavial, il vit dans la nature ( lextrieur du cercle contrairement lalligator)

    le zoo donc lui donne un motif logique quil utilisera comme le diagramme de Venn de la

    thorie des ensembles. Jy reviendrai.

    Par ailleurs, son petit frre aprs avoir surtout t un adversaire dans un conflit violent, devient un

    guide dsirant. Lorsque je le reois avec ses parents, son frre est souvent prsent et les dessins

    quil fait au tableau servent de modle Paul. Les parents me confirment que les deux frres

    jouent de plus en plus ensemble, quils sentendent bien et que Paul prend appui sur son frre

    pour apprendre. Il y a peu, la mre, trs heureuse, me dit que la rciproque est quelque fois

    vraie. Paul a appris son frre pcher la truite. Dans la mme priode, Paul, dit-elle, fait une

    de ses premires phrases bien construite : Cest dur daiguiser un sabre !

    La fonction pre

    Outre sa voix, le pre fait lobjet dune construction rptitive en sance. Dabord il sagit de

    confectionner un bateau bleu o, plus tard, une petite voiture vient trouver abri face un dragon

    menaant. Paul confirme que cette construction lapaise. Il y adjoint rcemment un appendice

    rouge.

    Le pre apparait aussi souvent dans sa version violente sous les traits dun capitaine qui coupe

    la tte tout le monde , qui a une pe feu et un bouclier qui le protge et, depuis

    peu, qui porte un masque.

    Cest in praesentia ou dans sa version construction matrielle qu ce moment-l le pre constitue

    un appui pour Paul. Dailleurs lors dun sjour qui se passe trs bien chez ses grands-parents

    paternels, Paul se trouble larrive de ses parents. Son pre remarque : il ne savait plus qui

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    commandait.

    Mais ce pre prend peu peu une valeur logique. Depuis quatre mois, sur la lance du zoo ,

    Paul dessine des ensembles sur le tableau. Dabord un ensemble de points-gavials qui

    sentredvorent ou qui dvorent des poissons puis un ensemble de point-fourmis, de points-

    soldats ou de soldats-gchettes ou un ensemble de monstres quil efface rageusement en

    prenant sa voix de lion. Sur la priphrie de cet ensemble apparait une excroissance : unemitraillette comme lappendice rouge du bateau (et un peu comme le gavial externe au zoo du

    dbut des ensembles). Peu peu, dans cet ensemble, la fonction dexception du chef se

    dgage, sur la trace du gavial qui vit dans la nature , : il nest pas tu, puis il est entour dun

    cercle propre constituant ainsi un singleton , un ensemble un lment, inclus dans le plus

    grand ensemble comme une vacuole, un Un tout seul. Cest le seul dont la jouissance nest pas

    barre, efface par lponge, mais elle devient circonscrite dans un ensemble particulier.

    Lensemble des fourmis ma aussi amene lui poser la question dun retour de la jouissance

    dans le corps ( avoir des fourmis dans les jambes ), mais je nai pas obtenu de rponse.

    Ce dveloppement o se logifie la fonction pre est fragile, comme cela apparait dj dans le

    rapport de Paul aux chiffres : il se refuse compter quatre dans leur srie. Or, comme le

    remarque Lacan, une structure quadripartite est ncessaire la constitution subjective au sens

    plein. Lorsque je linterroge sur ce point, lui demandant qui est le quatrime, il me rpond le

    chien , ne se comptant pas ou ne comptant pas son frre.

    La catastrophe

    A la veille de mes vacances, survient une catastrophe. A cette poque son pre est bas terre

    et dhabitude cest lui qui laccompagne, ce jour-l exceptionnellement cest sa mre. Elle tait

    absorbe jusque-l par la prparation dun CAP de couture laquelle je lavais encourage et

    elle vient de le russir. Sur le chemin, Paul a trouv une corce de platane quil souhaite

    emmener en sance. Sa mre, par inadvertance , la casse. Paul est furieux. Durant

    lentretien avec la mre, il ne cesse de la frapper malgr mes interventions fermes. Il lui hurle tu

    as cass mon bout de bois ! , Je suis en colre !

    Une fois la mre partie, il ne se calme pas. Il envoie des crayons travers la pice, donne des

    coups dans les murs, renverse des petits meubles. Et surtout il crie Jai pas envie ! , Je veux

    pas parler ! , Cest cause de toi ! Je lui confirme que, dune certaine manire, cest

    cause de moi et que parler implique un risque et une perte mais quil faut continuer. Jarrte l la

    sance. Je prendrai peu aprs des nouvelles par tlphone en confirmant le rendez-vous de la

    rentre. Il est fatigu me dit la mre.

    Dans cette sance se rvle la fragilit de lersatz phallique quil tentait de construire et le peu

    defficience de la fonction pre vis--vis de la jouissance maternelle.

    Le bonneteau et la lettre

    A la rentre, il reprend son travail sur les ensembles et cest ce moment que les lments

    deviennent des soldats-gchettes et que la vacuole du chef apparait. Puis vient un jeu de

    bonneteau o il cache les figurines dun capitaine masqu et dun jeune garon quil appelle

    lidiot sous des gobelets, les deux sont attaqus par un dragon rouge quils combattent sans

    succs. Il commente : Je veux mattraper ! Ce dragon ainsi quune figurine fminine sont

    constamment lobjet de tentative de coupures du cou impossibles, jusqu que les ciseaux se

    cassent. Il en prend acte : Il [les ciseaux, lui] ne peut pas, il [le dragon] est solide . Je le lui

    confirme. Juste aprs il introduit une feuille de papier dans la gueule du dragon La feuille est

    partie, dit-il . Puis il sintresse un bloc de petits papiers sur mon bureau. Cest quoi ?

    Cest pour crire. Tu aimes crire ? Tu aimes les lettres ? Non, me rpond-il . A larrt de la

    sance, il insiste pour crire-dessiner au tableau. Il crit un P majuscule quil complte pour enfaire un soldat-gchette. Je linterroge : Cest un P comme Paul ? Non, me dit-il, cest mon

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    soldat-Lego ! Nous en sommes l.

    Autisme et psychose

    Paul est-il encore autiste aprs ces trois annes et demie de cure ? Et quel est le sens de cette

    question ?

    Si lon considre lautisme comme un syndrome dcrit dabord par Bleuler dans le cadre de la

    schizophrnie et spcifi par Kanner, puis par dautres, dans la clinique de lenfant, caractris

    par des troubles du langage, une solitude lonelyness, une ncessit du mme sameness ,

    et des rptitions indfinies, lon peut dire que ces lments se sont en partie amliors. Il parle

    avec sa propre voix de manire assez souvent comprhensible bien que le sens de son discours

    soit parfois hermtique et que certains troubles de llocution persistent, sa solitude est moins

    farouche et sa ncessit du mme sest nettement assouplie, les rptitions strotypes se sont

    faites plus rares. Jean-Pierre Drapier a propos une triade pour le syndrome autistique : -

    perscution par les signes de lAutre, ce qui pour Paul sest attnu, - avec en retour tentative

    dannuler lAutre et lautre dans leur prsence et leur dsir, ce qui est beaucoup plus sporadique

    et il faut remarquer que Paul sest probablement montr sensible au dsir de lanalyste qui

    loriente lors de ses constructions logiques - et , troisime point, impossibilit dentrer danslalination signifiante et par-l dans la sparation. Le fait que Paul parle un langage

    comprhensible, bien que marqu par des erreurs phonologiques ou syntaxiques, avec sa propre

    voix plaide en faveur dune alination signifiante effective. Quant la sparation, elle peut peut-

    tre se reprera minima dans le transfert. Javais accd sa demande demmener le dragon

    rouge chez lui, la sance suivante il le ramne et il me dit lors de sa conclusion Je te laisse ton

    dragon !

    Si lon considre lautisme comme une structure, comme Jean-Claude Maleval le propose, avec

    mergence dun objet autistique, retour de la jouissance sur ce bord et non dans le corps ou

    dans lAutre, mergence dlots de comptence, lon peut remarquer que Paul sest appuy sur

    divers objets quil a ensuite, quelques fois, abandonns : la voix de lion, le bateau-pre et le

    gavial, voire la lettre qui est en gsine, par exemple, et qua merg une certaine comptencepour la logique (qui na rien dexceptionnel son ge). Mais la jouissance est localise au lieu de

    lAutre avec ses effets perscutoires, comme dans lpisode de la catastrophe du bout de bois et

    lensemble des fourmis pose la question non rsolue dun retour de jouissance dans le corps.

    Paul illustrerait plutt mon sens lide de Margareth Mahler, dveloppe par Colette Soler, quil

    ny a pas, ou quasiment pas, dautisme pur , que lautisme est un ple au sein de la structure

    psychotique. Lautisme pur , sans langage, avec une absence radicale au monde et surtout

    sans issue, serait une virtualit, ou tout au moins une raret, comme le dit Lacan de la

    schizophrnie quil dfinit ce moment-l comme une psychose sans dlire.

    Quoiquil en soit cest la clinique de la forclusion du Nom-du-Pre et de ses supplances qui me

    parat le plus clairante pour le cas de Paul. A partir dune non-Bejahungdu S1 paternel qui sednotait dans la voix de lion, il a construit une logique du Un dexception qui lui permet un net

    progrs. Mais il ne symbolise pas le manque de lAutre qui le perscute. Lon pourrait dire que sil

    a construit du Un, il reste en plan pourle Zro. Birger Sellin, considr comme un autiste de haut

    niveau, trs dou en mathmatiques, rapporte dans La solitude du dserteurquil fut horrifi

    lorsquil apprit que lensemble vide est inclus dans tout ensemble sans le modifier. Cet ensemble

    vide, dont le cardinal est zro, Lacan le rapporte au signifiant du manque de lAutre qui est la

    face logique du Nom-du-Pre. Cela donne une piste pour la suite de la cure de Paul. Et le

    concepteur du thorme dincompltude, Kurt Gdel, lui aussi psychotique, ne louait-il pas

    limmuable des mathmatiques, ce que nest mme pas la Voie lacte, disait-il ?