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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1983 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne. https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. https://www.erudit.org/fr/ Document généré le 29 déc. 2020 07:07 Jeu Revue de théâtre « À la recherche de la parole errante » Pierre Lavoie et Michel Vaïs Numéro 26 (1), 1983 URI : https://id.erudit.org/iderudit/28299ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers de théâtre Jeu inc. ISSN 0382-0335 (imprimé) 1923-2578 (numérique) Découvrir la revue Citer ce document Lavoie, P. & Vaïs, M. (1983). « À la recherche de la parole errante ». Jeu, (26), 69–80.

« À la recherche de la parole errante · deux des morts de la faim, ainsi que des membre l'I.R.As de. Tout ça a contribué à faire du spectacle un événement beaucoup plus qu'une

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Tous droits réservés © Cahiers de théâtre Jeu inc., 1983 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation desservices d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politiqued’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé del’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec àMontréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.https://www.erudit.org/fr/

Document généré le 29 déc. 2020 07:07

JeuRevue de théâtre

« À la recherche de la parole errante »Pierre Lavoie et Michel Vaïs

Numéro 26 (1), 1983

URI : https://id.erudit.org/iderudit/28299ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)Cahiers de théâtre Jeu inc.

ISSN0382-0335 (imprimé)1923-2578 (numérique)

Découvrir la revue

Citer ce documentLavoie, P. & Vaïs, M. (1983). « À la recherche de la parole errante ». Jeu, (26),69–80.

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«à la recherche de la parole errante»

le théâtre: instrument de prise de conscience Le théâtre peut-il être un instrument de la lutte des classes, un instrument politique? Peut-il servir à faire la révolution, à entraîner à la révolution?

Armand Gatti — Il y a eu deux grandes tendances qui se sont, malheureusement, souvent heurtées, presque toujours au détriment de la même d'ailleurs. Celle de la prise de pouvoir et celle de la prise de conscience. La tendance que le marxisme a toujours défendue et celle que l'anarchie a essayé de défendre, avec plus ou moins de bonheur. Dans l'optique d'une prise de pouvoir, le discours théâtral doit adopter un style très précis pouvant permettre cette prise de pouvoir, donc entrer dans ce qu'ont essayé de faire tous les exégètes du réalisme socialiste. Pour eux, l'expres­sion en général, fût-elle de théâtre, devait entrer dans des catégories bien précises pour aider à la lutte. On a abouti, de ce côté-là, à une espèce de monstre. Il n'y a pas eu plus réactionnaire que le théâtre de gauche pour la simple raison qu'on cherchait à incorporer dans le moule du théâtre bourgeois quelques idées de gauche, ou quelques elocutions. (Je ne veux pas dire slogans. Ce sont les ennemis qui disent cela!) Finalement, le moule a toujours tout digéré.

Dans l'optique de l'autre tendance, celle d'une lutte pour une prise de conscience, le théâtre est beaucoup plus conséquent avec lui-même. Il peut aider à une prise de conscience, mais aider seulement. En général, les gens — cette abstraction qu'on appelle le public — connaissent déjà la pièce qu'ils vont voir. C'est un peu là ma théorie: le public ne va pas voir une pièce, il va se voir par rapport à une pièce, à un texte. Il sait à l'avance s'il l'aime ou s'il ne l'aime pas. Pourquoi mettre entre les mains du caissier cinquante francs ou cent francs alors qu'on sait déjà ce qu'on va penser de la chose? Autant dire tout de suite ce qu'on en pense avant même de l'avoir vue. Ce qui va en ressortir, c'est ce qu'on est dans la vie, la lutte qu'on mène chaque jour. Alors, pas la peine d'aller au spectacle! Par contre, dans le cas d'une prise de conscience, même en admettant ces parenthèses qui peuvent être de taille évidemment, le théâtre peut avoir une certaine efficacité.

Mon séjour en Irlande, mon expérience irlandaise m'ont confirmé que l'important, ce n'est pas tellement les gens à qui on s'adresse. À la limite, on s'adresse toujours aux mêmes. L'intérêt du théâtre comme prise de conscience, c'est que les mouve­ments révolutionnaires peuvent y entendre et y voir une parole qui est prise en charge, qui est donnée, qui est là. Ils constatent non seulement les effets que cette parole peut avoir sur d'autres, mais aussi sur eux. Il y a là un effet de distance qui

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joue. C'est ce qui s'est passé entre l'I.R.A. (Irish Republican Army) et nous, au sujet du sort de l'Irlande. Cela s'était déjà un peu amorcé avec ma première pièce, le Crapaud-Buffle, qui avait été fortement contestée en France, en 1959 . (D'ailleurs, cela semble faire partie de mes attributs de faire des pièces contestées. S'il arrivait que l'une d'entre elles ne le soit pas, je serais très inquiet et je me dirais que quelque chose de moi s'est perdu en cours de route.) Si j'avais vécu le destin de cette pièce par rapport à la réception de mes compatriotes à ce moment-là, j'aurais dû conclure à l'échec. Un massacre! Mais ce n'est pas tout à fait juste car, un jour, quelqu'un frappe à ma porte et me dit qu'il avait été envoyé par le Front de libération nationale guatémaltèque et qu'il avait traduit ma pièce alors qu'il était en prison. La pièce, qui avait été rejetée par le public français, a été très utile par la suite à des combattants d'Amérique du Sud (au Nicaragua, au Honduras...).

Vous disiez rejeter le théâtre comme instrument de lutte politique, en prenant comme exemple le théâtre socialiste. Augusto Boal, lui, qui est Sud-Américain, parle du théâtre comme d'un entraînement à la révolution. De plus, le Crapaud-Buffle, rejetée en Europe, a servi en Amérique du Sud à nourrir l'esprit révolution­naire.

A.G. — Avec la différence que je ne suis pas aussi optimiste que Augusto Boal. Jamais je n'oserais dire ce qu'il dit.

N'est-ce pas une question de contexte, de civilisation?

A.G. — Peut-être, mais le théâtre révolutionnaire ne peut servir, à mon avis, que dans le cadre d'une prise de conscience, et comme prise de conscience. La révolu­tion de Boal, qu'est-ce que c'est? C'est un mythe, une utopie dégonflée, surtout si l'on songe à ce que devient l'Amérique latine, lorsqu'on voit tous ces mouvements révolutionnaires rallier les généraux argentins. Je me permets d'avoir des doutes...

C'est idéaliste?

A.G. — Un tout petit peu! Actuellement, on vit beaucoup plus l'utopie en train de mourir. On vit cette idée de révolution comme une régression. Je ne pense pas qu'elle puisse être formulée comme elle pouvait l'être il y a encore quelques années, à moins de dire: « Bon, je me range, je répète toujours le même discours, de toute façon, j'ai raison. »

Donc, le théâtre est avant tout un instrument de prise de conscience plutôt qu'un instrument de lutte des classes...

A.G. — Et aussi de réflexion.

les dédales du labyrinthe: pré-écriture et écriture Par rapport à la contestation dont vous parliez précédemment, le fait d'avoir pré­senté le Labyrinthe au Festival d'Avignon n'est-il pas paradoxal? N'y a-t-il pas là une récupération du système?

1. Mise en scène par Jean Vilar.

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Le théâtre: un instrument de prise de conscience plutôt qu'un instrument de lutte des classes.. Vaucluse-Matin.

Photo:

A.G. — L'histoire du Labyrinthe est toute simple. Avant la présentation de la pièce, il y a eu, à Avignon même, une pré-écriture à laquelle plusieurs combattants irlandais participaient. Il y avait le frère de Thomas Me Elwee, le neuvième mort des grèves de la faim2, qui venait de sortir de Long Kesh, un parent de Francis Hughes, le numéro deux des morts de la faim, ainsi que des membres de l'I.R.A.

Tout ça a contribué à faire du spectacle un événement beaucoup plus qu'une pièce de théâtre, un événement de prise de conscience. La pièce de théâtre faisait partie de cet événement qui se voulait plus global que la seule représentation.

A.G. — Non, non, non. Je ne renonce pas à la pièce de théâtre, au contraire. Non seulement on l'a présentée en tant qu'écriture, avec ses hauts et ses bas, mais dans la pré-écriture on a confronté chaque phrase du texte avec l'expérience des gens qui étaient là, qui ont vécu ces événements, ces morts, ces gens qui avaient porté l'événement. Nous, nous ne portions pas l'événement, mais nous en permettions en quelque sorte la prise de conscience. À un moment donné, une femme s'est levée et a commencé à hurler: «Bobby Sands est un criminel.» Pour prouver que Bobby

2. En 1971, les Anglais ouvrent le camp d'internement de Long Kesh (aussi nommé Maze et surnommé le «labyrinthe»). En 1976, sont constitués les H Blocks, pavillons constitués par quatre ailes reliées par un bâtiment central, en forme de H. Après la suppression, en 1976, du statut politique accordé aux membres de l'I.R.A., trois grèves se succèdent: celle du vêtement (refusant de porter le même vêtement que le criminel, les prisonniers restent nus sous leur couverture); celle de l'hygiène, en 1978, suite au durcissement des conditions de détention (ils défèquent et urinent à même le sol de leur cellule); celle de la faim, de mai à août 1981 (dix hommes choisiront de mourir ainsi).

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Sands était un meurtrier, elle s'est mise à citer Cromwell. Le comble, le sommet, c'est lorsqu'on a appris que c'était une dame de l'Abbey Theatre de Dublin... Le théâtre revenait à la surface. On avait là, en quelque sorte, son représentant, dans le rôle qu'elle jouait. Il y a eu alors toute une série de réponses, les femmes se levant, etc. Ce sont des moments rares.

La présence de toutes ces personnes est-elle indissociable de la représentation?

A.G. — Ça dépend du théâtre qu'on fait.

Dans votre théâtre?

A.G. — Dans mon théâtre, je pense que la pré-écriture est tout aussi valable que l'écriture.

Ça tient beaucoup du meeting politique.

A.G. — Je ne déteste pas le politique, tant que c'est quelque chose qui va vers la prise de conscience. Je souhaiterais beaucoup de meetings politiques à beaucoup de pièces de théâtre.

Si le théâtre est une prise de conscience, et si ce sont les gens déjà convaincus qui vont voir la pièce, les gens conscients, alors à quoi cela sert-il d'utiliser le théâtre comme mode d'expression?

Du naturalisme au théâtre: dialogue avec l'événement. « Les couvertures deviennent le support de l'inscrip­tion de chaque forme théâtrale » et «tiennent lieu de costumes, d'accessoires, de décors ». Photo: Vaucluse-Matin.

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A.G. l'ai déjà répondu à cela. Ce n'est pas le phénomène du spectateur qui est déterminant. Nous, on l'a fait uniquement pour qu'on parle de l'Irlande, parce que l'Irlande n'existe pas en France, sauf lorsque les chevaux britanniques meurent. Alors là, il y a des pages entières... Mais je ne suis pas tellement sûr que je ne me sois pas trompé. D'une part, il y a l'information officielle et, d'autre part, moi qui fais une contre-information. Si une image n'a pas son contexte, elle est destinée à mourir de froid. La société, perpétuellement gelée, se passe sans cesse ses propres images. Moi, j'ai voulu démystifier tout cela en partant, en me servant de l'image culturelle...

le dialogue avec l'événement Dans votre propre théâtre, vous avez commencé par faire des pièces assez structu­rées, présentées dans des lieux théâtraux, pour un public. Petit à petit, vous vous êtes éloigné de cette forme. Il y a plusieurs années que vous n'avez pas vraiment écrit de pièces. Vous y revenez?

A.G. — Si vous voyiez le nombre de pages que j'ai écrites sur l'Irlande... Il y a encore une autre version, celle qui se monte maintenant.

En Avignon, c'était la deuxième?

A.G. — Oui, la première version a été créée à Gênes, en Italie.

Entre Le cheval qui se suicide par le feu (Avignon 1977) et le Labyrinthe (Avignon 1982)...

A.G. — Il y a le film (Nous étions tous des noms d'arbres) tourné à Derry, en Irlande du Nord.

Au départ, préférez-vous une forme d'expression à une autre?

A.G. — Je n'ai pas d'idée préconçue. Pour moi, la forme, c'est le dialogue avec l'événement, la possibilité que j'ai de dialoguer avec lui. Sinon, j'essaie d'en inven­ter une autre. J'ai tout essayé. Quand j'ai mis les pieds en Irlande, j'ai failli l'appeler la terre promise parce que toutes les idées que j'ai trimballées au cours du siècle, autant elles étaient en train de mourir sur le continent, autant, là-bas, elles avaient une force, une vie, une vérité de chaque jour, de chaque instant, la vérité des gens qui y laissent leur peau tous les jours.

C'est le journaliste Gatti qui prend un peu le dessus et qui, ensuite, cherche un moyen d'expression approprié.

A.G. — Non, j 'y vais beaucoup plus parce que je ne suis pas impartial. J'y vais avec énormément de parti pris au départ, même si, ensuite, certains points de vue ont dû être entièrement modifiés sous peine de manquer à l'honnêteté fondamentale, indispensable à ce dialogue avec l'événement. Je pars comme quelqu'un qui a envie que le monde change, que les hommes se modifient, qu'ils aient d'autres types de rapport. Si vous connaissez l'histoire de l'Irlande, vous serez enrichis non seulement par cette confrontation avec l'événement qui est là comme exemple, mais avec toute la vie. Au début, nous avons essayé, en vain, de trouver de l'argent. Le seul moyen pour réaliser notre projet, c'était d'entrer dans le système, de faire une

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demande d'avances sur recettes.

Quel était au juste ce projet?

A.G. — Celui d'établir le dialogue avec l'événement et de le rendre communicable aux autres.

Faire connaître à l'extérieur de l'Irlande le drame de ces gens. Vous ont-ils perçu comme quelqu'un qui pouvait les aider à faire connaître leur drame à l'extérieur?

A.G. — Ce serait beaucoup mieux que ce soit eux qui répondent, mais comme ils ne sont pas là... Je voudrais revenir au fait que, même en entrant dans le système pour trouver des fonds, je n'ai essuyé que des refus. Puis, tout à coup, les gens de la Commission des avances sur recettes en France ont eu comme mauvaise conscience. Un membre de la Commission est venu me voir en me disant qu'il était en désaccord avec ce refus. Le président de la Commission m'a téléphoné ensuite pour me demander de retoucher mon projet. J'ai refusé. Alors on m'a demandé d'envoyer quelque chose d'autre. J'ai envoyé exactement la même chose et ça a marché.

Cette demande avait été faite sous l'ancien régime.

A.G. Oui. Nous étions déjà en Irlande lorsque les socialistes ont pris le pouvoir.

Cela vous a aidé?

A.G. — La subvention a été doublée. Nous avons reçu à peu près 300 000 $, le maximum à l'époque. Entre-temps, un ami belge, metteur en scène de mes pièces, s'est retrouvé chef de cabinet du ministre de la Culture et responsable du cinéma. Du coup, il y a eu coproduction belge. Mais le plus merveilleux dans cette aventure, c'est que la population de Derry s'est payé son film.

De quelle façon?

A.G. — En nous logeant, en nous fournissant les couvertures, les draps, l'essence... On faisait la tournée dans Derry: « Les cinéastes ont besoin de telle chose. Qui peut la donner?» Ça se passait comme ça. Moi, j'étais mort de honte. Ça me gênait terriblement, mais en même temps, ces gens faisaient preuve d'une générosité formidable. Les gars qui faisaient le film nous faisaient aussi à manger. Ils ne faisaient pas simplement le fi lm, ils ne construisaient pas seulement le décor. Il existait une solidarité totale. La contradiction absolue, c'est que ce sont les pays anglophones qui se sont emparés du film. La B.B.C. a été la première à l'acheter.

Ça donne bonne conscience peut-être.

A.G. — Je ne sais pas. Le film a en Angleterre un succès qu'il n'a pas en France. Il a d'ailleurs été choisi par le British Institute, l'équivalent du Centre de la cinématogra-phie en France. À Cannes, il a été sélectionné dans le cadre de « Perspectives ». Il se trouve que le film a décroché un prix. Tant mieux, mais tout cela, c'est de la dérision. On n'informe pas du tout. En fait, on est tombé dans le marché du film.

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Nous étions tous des noms d'arbres. « Le film a commencé avec la mort de Bobby Sands, le premier gréviste de la faim, et il s'est terminé avec la mort du dernier, Mickey Devine. On ne parlait pas d'eux, mais ils étaient là. Toutes les bagarres, les défilés, c'était à cause d'eux. »

«la terre d'un langage assassiné» La première fois qu'il a été présenté en Angleterre, c'était à Edimbourg, devant la presse anglaise. Après la projection, c'est le silence total. C'est un peu ce que j'attendais. Ça dure trois minutes. Le distributeur anglais, à mes côtés, essaye de réchauffer un peu le silence. À un moment donné, quelqu'un dit: «Pourquoi avez-vous fait ce film? » Alors j'ai fait de la provocation en disant: « Je suis S.A.S. » C'est comme si, devant une assemblée de Juifs, j'avais dit: «Je suis officier de la Gesta­po. » Et les journalistes ont répondu: «On n'a rien compris.» Ça, c'était formidable! Tout ce qu'on avait présenté: la démonstration politique, la lutte d'un peuple qui se bat, ses enfants analphabètes qui sautent dans la mort, privés de tout, on avait essayé de dire tout cela, et le film devenait politique en Angleterre parce que les spectateurs n'avaient pas compris la langue. Et pourtant, dans le film, on parlait anglais! Le gaélique n'est parlé que dans les prisons. C'est la langue condamnée. C'est la langue des prisonniers et c'est pour cela qu'ils disent ce gaélique devenu un «territoire libre». C'est un peu là-dessus que j'ai articulé toute la pièce le Labyrinthe. Mais ce gaélique qui est là, enfermé, réussit quand même à subvenir à peu près tout «l'anglais obligatoire». Aussi, toute la presse anglaise, devant ce film parlé en « anglais», ne comprenait rien. Les Anglais ont compris ce jour-là qu'ils avaient été abusés parce que tous les films réalisés sur l'Irlande étaient dans un anglais impec­cable. Quelqu'un a dit: « C'est une autre civilisation. » Il ne pouvait pas avouer plus clairement la colonisation de l'Irlande, la dernière colonie blanche occupée. On ne

3. Lors de la dernière guerre mondiale, le S.A.S. (Special Air Service), corps de parachutistes anglais, était le fer de lance de l'Europe dans la lutte contre le nazisme. En Irlande, ce corps de l'armée anglaise est devenu synonyme de répression, de gestapo.

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s'y attendait pas du tout. On avait fait la démonstration politique habituelle, mais c'est par la langue que le combat devenait clair.

C'est ce qui vous a attiré vers l'Irlande, le fait que ce soit la terre d'un langage assassiné?

A.G. — Exactement. J'ai vécu une expérience là-bas. Je ne réussissais pas à comprendre les grèves de la faim, à les admettre. J'ai essayé de rapprocher cela de mon expérience des camps de concentration. Moi qui ai horreur de l'exercice, en prison je m'entraînais physiquement pour être toujours prêt à m'évader, pour tenir le coup. Cela m'a permis, lorsque je me suis évadé pendant la guerre, de parcourir quelque 1 000 kilomètres à pied, en hiver, de Hambourg à Bordeaux. Tout cela pour dire que je n'acceptais ni les grèves de la faim, ni les grèves de l'hygiène. Je n'arrivais pas à comprendre qu'on puisse vivre dans la merde à ce point-là. D'autant plus que les médias britanniques avaient beau jeu pour écrire: «On a toujours dit que les Irlandais étaient des cochons. Regardez!»

Votre préjugé était défavorable?

A.G. — Oui, secrètement, il était défavorable. J'ai beau essayer maintenant de dire non, c'est vrai qu'il l'était. Le film a commencé avec la mort de Bobby Sands, le premier gréviste de la faim, et il s'est terminé avec la mort du dernier, Mickey Devine. On ne parlait pas d'eux, mais ils étaient là. Toutes les bagarres, les défilés, c'était à cause d'eux.

Mais pour en revenir au langage, où se situe la prise de conscience de ce langage assassiné?

A.G. — l e pars toujours de très loin parce que je pars toujours d'une réalité. C'est à la fois mon défaut et ma force, quoique je puisse inventer. Dans le Labyrinthe, il n'y a pas une phrase, pas un détail qui ne correspondent à une réalité. Le labyrinthe lui-même n'est pas symbolique. C'est le nom que les Anglais donnent à la prison de Long Kesh. Je n'invente rien. J'essaie de comprendre. C'était très éprouvant de travailler dans ces conditions. Par exemple, le régisseur général a été arrêté sept fois dans la même journée. À chaque jour, on devait présenter à l'armée anglaise tous les plans, tous les détails.

Un tournage sous surveillance.

A.G. — Presque.

Avez-vous pu, quand même, réaliser ce que vous vouliez?

A.G. — Oui. S'il y manque quelque chose, c'est notre faute. Je raconte une autre anecdote, là. On reviendra au langage ensuite. Une fois, je ne sais pas ce qui s'est passé, une patrouille, n'ayant pas tous les renseignements voulus, est arrivée et a tout entouré. Un membre de l'équipe a pu filmer la scène en cachette. Il y a eu comme une confrontation entre les faux et les vrais. On regarde les images et on se demande: «Où sont les vrais et les faux?» Ce sont les nôtres les plus vraisem­blables. C'étaient les Français et les Belges de l'équipe technique qui jouaient les

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soldats anglais. Ils avaient été formés par des jeunes Irlandais, car les uniformes anglais ne devaient pas être portés par les Irlandais. Les enfants leur disaient comment faire. Les nôtres donnaient une image dix fois plus convaincante que le soldat anglais qui était là.

Comment expliquer que les Anglais aient permis que vous fassiez ce film?

A.G. — Les Anglais, je les trouve très forts. Lorsque je suis arrivé en Angleterre, je n'avais pas encore commencé le film. Je travaillais au scénario. Les personnages étaient toujours conçus pour que, s'ils disparaissaient, il y ait toujours quelqu'un qui prenne la relève, d'où la nécessité d'une esthétique particulière. Des plans très brefs par exemple. Il fallait prendre l'essentiel, cette tension terrible qui était l'écriture de l'événement sur le film. Donc un jour, je reçois le message suivant: «Sir Richard Brook vous attend. » C'est en quelque sorte le vice-gouverneur de l'Irlande du Nord, celui qui contrôle tout, l'armée, la police..., l'envoyé spécial du gouvernement britannique chargé des missions délicates, un monsieur d'une vaste culture. Il m'invitait au Stormont, le château où se réunit le gouvernement de l'Ulster, à Belfast. Alors j 'y vais et j'amène avec moi un avocat irlandais, l'administrateur du workshop. Sir Brook commence en me disant: « Comment ça va Armand? Je suis un de vos admirateurs et je suis vraiment très heureux que vous veniez faire un film ici.» Il savait même le nom de mon chien! On a parlé littérature, etc. À un moment donné, j'ai eu comme une espèce de vertige: «Je fais d'un homme comme ça mon ennemi? On parle le même langage, on aime les mêmes choses... » Il me dit: « Votre scénario est formidable; je l'ai lu, relu, c'est très bien. » Je lui ai demandé si l'armée pouvait faire de la figuration. «D'accord.» Là, il a eu un petit mot de trop: «Ils donneront toujours une autre idée un peu plus vraie de l'Angleterre que ces quel­ques malheureux que vous déguiserez en soldats anglais. » Avant mon départ, il me dit: « Il y a une chose qui me fait beaucoup de peine, Armand. C'est une petite erreur et cela entache tout le scénario.» Un des thèmes du film repose sur une légende

« Ils réinventent le gaélique, ils réinventent leur langage, qu'ils recréent sur tous les murs. » « L'importance, pour les analphabètes, d'avoir leur nom écrit quelque part.»

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irlandaise. Un bateau espagnol, de l'invincible Armada, est coulé par la flotte an­glaise. Les naufragés sont recueillis par le clan des Doherty, en Irlande. Les Doherty, ne pouvant nourrir tous ces gens, vont parlementer à Derry pour que les rescapés puissent retourner chez eux sans danger. Après de nombreuses discussions, les autorités anglaises acceptent de les laisser passer à condition que les naufragés espagnols déposent leurs armes. Le premier soir, ils sont reçus dans la place forte de Derry où on a aménagé des dortoirs pour eux. Le lendemain, quand Doherty revient pour les conduire jusqu'au port, il n'y a plus que deux rescapés. Les autres ont tous été massacrés par les Anglais. La légende veut, alors, que le canon du bateau espagnol coulé sorte de l'eau et tue un soldat anglais. Donc Brook me dit: « Un peu plus d'équilibre entre ces méchants Anglais et ces braves Espagnols n'aurait pas nui, mais enfin... Le problème, c'est qu'à l'époque où vous situez les faits, il n'y avait pas d'Anglais à Derry et ça fout tout en l'air.» Moi, ça m'a fait un choc, parce qu'il fallait recommencer le scénario. Tout reposait sur cette légende: la traîtrise an­glaise, le canon qui ressortait. La légende était en quelque sorte le miroir dans lequel l'actualité se reflétait. J'ai dit: «Je vais recommencer le scénario. » «Je crois que ce serait une très bonne idée. Mon admiration pour vous, Armand, en sortira grandie. » Quand nous sommes partis, mon Irlandais était rouge de colère. Tout de suite, nous sommes allés vérifier dans une bibliothèque de Belfast. Brook avait menti: il y avait des Anglaisa Derry à cette époque. Alors là, chapeau! Sauf qu'après, l'I.R.A. voulait me tirer une balle dans le genou parce que j'étais allé au Stormont...

Vous n'avez jamais eu /es soldats promis?

A.G. — Non, jamais.

Dans le Labyrinthe, « Malachi, avant de découvrir sa vérité, doit affronter les questions, les vérités des autres personnages...» Photo: Vaucluse-Matin.

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Et le langage?...

A.G. — Dans cette expérience de mauvaise conscience que j'ai eue de ne pas pouvoir pénétrer dans l'événement, l'élément qui, non seulement a changé les choses, mais m'a amené à écrire une pièce, c'est la réappropriation, dans les prisons, de la langue irlandaise, du gaélique, pendant la grève de l'hygiène. C'est Bobby Sands qui est à la base de ça, lui qui au cours de sa première incarcération a appris le gaélique. «Après deux ans, la merde, l'urine, les médias qui ne font rien pour nous, ça ne peut plus durer», dit-il. «Nous n'avons qu'une seule force dans l'état où nous sommes, une seule, et c'est notre langue.» Tous les prisonniers ont répondu: «C'est une langue morte, assassinée.» «Non, on va apprendre le gaéli­que », et il instaure une université du gaélique. Tous les soirs à vingt et une heures, derrière les portes des cellules, des prisonniers crient le gaélique et le message passe de l'un à l'autre. C'est en prison qu'ils apprennent la langue. Ils s'accrochent tous à ça. Ils prennent conscience tout de suite que cette langue est leur premier territoire libre, le premier territoire libre de l'Irlande du Nord. Et effectivement, lorsqu'ils parlent gaélique, les gardiens ne comprennent pas. Ceux-ci essaient de recruter des Irlandais du Sud, bien payés, mais leur accent les trahit.

Cette langue était-elle parlée dans les campagnes?

A.G. — Le seul endroit où le gaélique, encore aujourd'hui, est parlé, c'est dans la partie située du côté de l'Amérique, dans les régions les plus pauvres, les plus déshéritées, dans lesquelles les Anglais n'ont presque jamais pénétré. Mais voici que dans cet Ulster naît le premier territoire libre, cette langue assassinée qu'ils font vivre. Cependant, les prisonniers s'aperçoivent vite que les assises leur manquent. Lorsque c'est phonétique, ça va. Mais comment l'écrire? Le seul moyen qu'ils avaient eu jusque-là pour communiquer par écrit, c'était le papier à cigarette, qu'ils se procuraient on ne sait comment, et qu'ils cachaient dans leur anus puisqu'ils étaient nus. C'est d'ailleurs pour ça qu'ils refusaient les visites, car elles leur valaient des fouilles douloureuses, humiliantes et dégradantes. Une visite devenait une séance de torture. Et puis il y a l'idée formidable, le coup de génie: ils commencent à écrire sur les murs avec la merde. Ils réinventent le gaélique, ils réinventent leur langage, ils détournent le plus bas de leur expérience, l'humiliation majeure. Ils en font une victoire à partir de la langue qu'ils recréent sur tous les murs. Pour moi, c'est le choc, le fait capital. Là, je n'ai plus d'à priori. Je fonce. Il fallait que je l'écrive, que je la fasse la plus parfaite possible, d'où les nombreuses versions de la pièce. Ma motivation profonde, c'est cette langue qui brusquement devient un territoire libre, qui devient les caractères, l'écriture même de leur liberté. Et celle-là, personne ne peut leur prendre.

la langue: un pays aux multiples visages Si on parlait un peu de votre séjour au Québec, par rapport à la langue.

A.G. — Je suis venu ici avec l'idée qu'il y a un drame, une dramatisation possible en tout cas, à partir de la langue française. C'est pas la France, la langue française! C'est ici, c'est Djibouti, c'est l'île Maurice, c'est Haïti... Cette langue française a différents visages, même ici à l'intérieur du Canada. Cette langue a elle aussi sa lutte des classes à l'intérieur même de ce qu'elle est. Elle vit à travers les peuples dont elle est la géographie. Il y a toute une lutte, une dramatisation, et en même temps, il y a

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comme une mise à mort de cette langue. À partir du moment où tu tues cette langue, tu tues tout un pays. Je voudrais faire une pièce..., je ne voudrais pas que le mot fasse prétentieux, un peu planétaire. Essayer, de pays en pays, de trouver les formes de dramatisation de cette langue, de trouver des groupes, des gens avec qui travail­ler, autour du quotidien. Essayer de voir comment la langue s'y installe, voir comment elle vit, comment elle meurt, ce qu'elle apporte ou pas, ce qu'elle brime... Voir comment cette langue subit tout un tas de mutations, comment brusquement elle devient la respiration, la joie de tout un peuple. Voir comment elle est vécue au Sénégal, au Liban, etc. Elle est à la fois le combattant et le champ de bataille. La langue se reflète elle-même dans ses propres contradictions, dans ses propres luttes. Je voudrais essayer de créer cette pièce, réunir les différents éléments, les différentes trouvailles dans leur pré-langage. Le français de Winnipeg est dans un décor qui n'est pas celui de Montréal. Il naît d'une toute autre réalité, de toutes autres possibilités. La langue est ce pays que nous sommes quelques-uns à habiter sous des visages différents.

Vous avez toujours été fasciné par la langue.

A.G. — Oui, pour moi, fils d'émigré, c'est une conquête.

Et à votre avis, le fait de partir de la langue permet de montrer ce que partagent différentes personnes?

A.G. — Oui. On est membre d'une patrie, d'un pays, d'un territoire, ce dont on n'a pas toujours conscience.

Un territoire mental?

A.G. — Oui, mais en même temps très concret. Je voudrais essayer de faire cette pièce, de réunir les gens qui participent à la pré-écriture. On aurait d'un côté, les Québécois, de l'autre, les Somaliens, les Malgaches, etc. Le but, ce serait de la présenter lors de l'exposition internationale qu'il y aura en France, vers 1989. Sinon, la présenter dans tous les pays participants, pour qu'il y ait prise de conscience. Cela me paraît indispensable. Je crois qu'il y a moyen de sortir un peu la langue de l'abstraction généreuse dans laquelle elle plane quelquefois, de voir que c'est un élément de conquête et d'identité de soi, tous les jours.

I l y a deux ans, vous parliez d'un projet de traiter de la réalité amérindienne. Est-ce abandonné pour /'instant?

A.G. — l e crois que c'est là un des aspects du français au Québec. Il y a quand même un cadavre en dessous de la lutte contre l'anglais.

À travers le français, on va rejoindre ainsi les plus dépossédés dans leur langage.

A.G. — Ça fait partie des contradictions de ce combat. Progressisme d'un côté, mais de l'autre, le cadavre qui pourrit sous les pieds des deux lutteurs.

propos recueillis en novembre 1982 par pierre lavoie et michel vais; mise en forme de l'entretien: pierre lavoie