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97 « LE CHANGEUR D’OR » DE MARGUERITE YOURCENAR : analyse de la figure de l’homo viator dans l’histoire culturelle de l’Europe bourgeoise par Maria Rosa CHIAPPARO (Université de Tours) Dans l’essai « Le Changeur d’or » 1 de 1932 Marguerite Yourcenar approche la question du déclin du monde classique à partir de la confrontation entre société traditionnelle et société moderne. Il s’agit là d’un thème auquel notre auteur attacha une grande attention dans sa première production littéraire. Dans ce cas, elle procède à une analyse socioculturelle de l’Europe moderne 2 qui vise à illustrer la naissance de l’esprit bourgeois, tenant compte de la question confessionnelle et des effets de cette dernière sur les mentalités. L’essai est un exemple éclairant des liens forts de Yourcenar avec le contexte social, politique et culturel dans lequel elle a vécu. Nous pouvons y lire en filigrane l’écho de questions qui animaient les milieux intellectuels européens de l’entre-deux-guerres et notamment la distinction entre Europe latine et Europe nordique, ainsi que la quête des causes de l’écart entre Nord et Sud, au cœur du débat né 1 « Le Changeur d’or » fait partie de la série d’articles écrits autour des années trente que Yourcenar renonça à publier par la suite. Cet essai, paru dans la revue Europe (15 août 1932, 2, p. 566-577) fut réédité seulement en 1991, dans le volume d’ Essais et Mémoires de la « Bibliothèque de la Pléiade » (EM, p. 1668-1677). Voir, à ce propos, Nicole MAROGER, « “Le Changeur d'or” : un essai d'histoire économique », Bulletin de la SIEY, n° 10, juin 1992, p. 23-34 ; Anne-Lise THULER-MULLER, « L’univers socio- politique yourcenarien : ordre et désordre », Équinoxe, n° 2, automne 1989, p. 113-123. 2 En principe, nous parlons d’Europe moderne ou d’âge moderne pour indiquer la période qui va de la Révolution française jusqu’à l’entre-deux-guerres, en négligeant la chronologie classique. De même, les expressions « Europe moderne » ou « modernité » sont souvent utilisées comme synonymes pour indiquer l’entrée dans l’ère de la modernité et l’accomplissement de cette nouvelle sensibilité. Nous préciserons au fur et à mesure les cas où nous employons ces termes en nous référant à l’Europe du XVI e siècle.

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« LE CHANGEUR D’OR » DE MARGUERITE YOURCENAR :

analyse de la figure de l’homo viator dans l’histoire culturelle de l’Europe bourgeoise

par Maria Rosa CHIAPPARO (Université de Tours)

Dans l’essai « Le Changeur d’or »1 de 1932 Marguerite Yourcenar approche la question du déclin du monde classique à partir de la confrontation entre société traditionnelle et société moderne. Il s’agit là d’un thème auquel notre auteur attacha une grande attention dans sa première production littéraire. Dans ce cas, elle procède à une analyse socioculturelle de l’Europe moderne2 qui vise à illustrer la naissance de l’esprit bourgeois, tenant compte de la question confessionnelle et des effets de cette dernière sur les mentalités. L’essai est un exemple éclairant des liens forts de Yourcenar avec le contexte social, politique et culturel dans lequel elle a vécu. Nous pouvons y lire en filigrane l’écho de questions qui animaient les milieux intellectuels européens de l’entre-deux-guerres et notamment la distinction entre Europe latine et Europe nordique, ainsi que la quête des causes de l’écart entre Nord et Sud, au cœur du débat né

1 « Le Changeur d’or » fait partie de la série d’articles écrits autour des années trente que Yourcenar renonça à publier par la suite. Cet essai, paru dans la revue Europe (15 août 1932, 2, p. 566-577) fut réédité seulement en 1991, dans le volume d’Essais et Mémoires de la « Bibliothèque de la Pléiade » (EM, p. 1668-1677). Voir, à ce propos, Nicole MAROGER, « “Le Changeur d'or” : un essai d'histoire économique », Bulletin de la SIEY, n° 10, juin 1992, p. 23-34 ; Anne-Lise THULER-MULLER, « L’univers socio-politique yourcenarien : ordre et désordre », Équinoxe, n° 2, automne 1989, p. 113-123. 2 En principe, nous parlons d’Europe moderne ou d’âge moderne pour indiquer la période qui va de la Révolution française jusqu’à l’entre-deux-guerres, en négligeant la chronologie classique. De même, les expressions « Europe moderne » ou « modernité » sont souvent utilisées comme synonymes pour indiquer l’entrée dans l’ère de la modernité et l’accomplissement de cette nouvelle sensibilité. Nous préciserons au fur et à mesure les cas où nous employons ces termes en nous référant à l’Europe du XVIe siècle.

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autour de la lecture politique de l’opposition entre Réforme et Contre-Réforme3.

L’essai se fonde sur la constatation du changement des valeurs sociales de l’Europe « pré-capitaliste » intervenu en parallèle avec la diffusion de la morale protestante, ce qui aurait conditionné, à la fois, le développement de l’esprit capitaliste et la désacralisation du système traditionnel. Les ressemblances entre les idées yourcenariennes et l’analyse de l’esprit capitaliste amorcée par Max Weber dans l’étude L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905)4 sont considérables, au moins du point de vue thématique. Toutefois, dans cet essai on peut aussi reconnaître des suggestions propres aux courants anti-moderne et néo-idéaliste d’une partie de l’intelligentsia de l’Europe « latine »5. Comme nous le verrons, les deux aspects ne s’excluent pas ; ils sont au contraire complémentaires et expriment la profonde crise de la civilisation occidentale du tournant du siècle.

Pour illustrer notre propos, nous examinerons, dans un premier temps, les principes sur lesquels se fonde la théorie wébérienne de la naissance du capitalisme, montrant comment ces principes sont profondément ancrés dans la mentalité du début du XXe siècle. Dans un deuxième temps, nous analyserons les échos éventuels de cette théorie dans les écrits yourcenariens des années trente et notamment dans « Le Changeur d’or ».

3 Voir à ce propos Guglielmo FORNI, L’“essenza del cristianesimo”. Il problema ermeneutico nella discussione protestante e modernista (1897-1904), Bologna, Il Mulino, 1992 ; Réforme et Contre-Réforme à l’époque de la naissance et de l’affirmation des totalitarismes (1900-1940), C. LASTRAIOLI, éd., Turnhout, Brepols, 2006. 4 Max WEBER, Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus [1904-1905], in Gesammelte Aufsätze zur Religionssoziologie, Band I, 4. Aufl., Tübingen, Mohr, 1947, p. 1-236, éd. fr. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905), trad. par Jacques CHAVY, Paris, Plon, 1999. 5 Cf. Angela I. VILLA, Neoidealismo e Rinascenza Latina tra Otto e Novecento. La cerchia di Corazzini poeti dimenticati e riviste del Crepuscolarismo romano (1903-1907), Milano, LED, 1999.

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I- La question confessionnelle et la naissance de l’esprit bourgeois selon Max Weber

Dans ses recherches sur la société dite de la modernité6, Max

Weber avait traité de l’influence de l’esprit protestant dans la naissance du capitalisme, soulignant les « affinités électives » entre l’éthique protestante et l’esprit capitaliste, comme lui-même le dit, ainsi que l’accentuation du caractère moral du travail qui coïncidait avec la conception de la vocation au travail, Beruf7. Selon les conclusions de Weber, l’esprit du capitalisme aurait retenu l’idée de

6 Avec le terme « modernité », nous entendons essentiellement le changement de sensibilité qui intéressa le monde intellectuel européen de la fin du XIXe siècle. On peut ainsi définir l’éclosion d’une nouvelle saison de l’esprit qui informera de soi toute l’intelligentsia européenne du tournant du siècle, en suscitant un profond bouleversement dans l’appréhension de la réalité. La modernité se présente comme une nouvelle vague pour la sensibilité fin de siècle, dans laquelle tout l’héritage du passé est mis en discussion et pour laquelle seulement un présent éternel et infini devrait exister. Sur le concept de modernité, voir Charles BAUDELAIRE, Le peintre de la vie moderne (1859), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 1961, p. 1152-1190. Sur les différentes définitions des concepts de moderne, modernité, modernisme, voir le livre d’Antoine COMPAGNON, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Éd. du Seuil, 1990, dans lequel l’auteur nous présente un excursus sur l’idée de « moderne », en opposition au concept de « tradition » aux caractères flous, élaboré à partir de quelques paradoxes qu’il repère dans l’idée même de modernité. Voir aussi, Hans Robert JAUSS, « La “modernité” dans la tradition littéraire et la conscience d’aujourd’hui », Pour une esthétique de la réception, trad. de l’allemand par Claude MAILLARD, Paris, Gallimard, 1998, p. 173-229 ; et le livre de Michel RAIMOND, Éloge et critique de la modernité, Paris, PUF, 2000, qui se présente comme une sorte de « défense et illustration » du monde moderne, selon l’expression qu’il préfère utiliser à la place de « modernité », à travers un regard sur les écrivains français de l’entre-deux-guerres. Pour ce qui concerne les implications plus proprement philosophiques du discours sur la modernité, nous renvoyons à Hans BLUMENBERG, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1988, éd. fr. La légitimité des temps modernes, trad. de l'allemand par Marc SAGNOL, Jean-Louis SCHLEGEL et Denis TRIERWEILER, avec la collaboration de Marianne DAUTREY, Paris, Gallimard, 1999. 7 « L’un des éléments fondamentaux de l’esprit du capitalisme moderne, et non seulement de celui-ci, mais de la civilisation moderne elle-même, à savoir la conduite rationnelle fondée sur l’idée de Beruf, est né de l’esprit de l’ascétisme chrétien […]. Les éléments essentiels de l’attitude que nous avons alors appelée “esprit du capitalisme” sont précisément ceux que nous avons trouvé être le contenu de l’ascétisme puritain du métier, mais dépourvus du fondement religieux […] » (Max WEBER, L’Éthique protestante, op. cit., p. 222-223).

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vocation sans son fondement religieux. L’inspiration initiale est tronquée : elle devient cette aberration d’être à elle-même sa propre fin, loin de toute doctrine du salut, qui s’exprime par l’acharnement au travail pour la gloire de Dieu. Il en découle un changement profond du rôle du travail dans la société, devenu désormais le moyen à travers lequel distinguer les âmes élues. Cette lecture du protestantisme fait de la Réforme un moment de rupture avec le passé, car elle est considérée comme l’élément perturbateur de l’ordre traditionnel du monde, ainsi que des équilibres de pouvoir bien établis. Le lent acheminement vers la modernité commencerait ainsi à partir de la Réforme et il intéresserait surtout les pays de confession protestante, comme l’attesterait le développement du capitalisme dans ces régions d’Europe8.

De même, en faisant coïncider l’esprit moderne avec l’esprit capitaliste des sociétés protestantes, Weber expliquait aussi la disparité et l’inégalité entre Nord et Sud. Le décalage progressif entre Nord protestant et Sud catholique avait eu pour effet le déplacement de l’axe de création et de production du cœur de la Méditerranée à l’Europe du Nord. Ce revirement hégémonique confirmerait ultérieurement le rôle joué par l’esprit du protestantisme dans la naissance du capitalisme et de la démocratie représentative, et plus clairement, dans la naissance du monde moderne. Selon ces prémisses, l’opposition « Réforme versus Contre-Réforme » acquiert une valeur représentative, devenant le symbole de l’affrontement de deux univers culturels, de l’esprit conservateur et de l’esprit progressiste, de l’organisation traditionnelle de l’État menacée par la

8 Dans son essai sur la sociologie moderne, Danilo Martuccelli parle de la fonction centrale des études de Weber dans l’exploration de l’esprit de la modernité : « La deuxième conception de la rationalisation, plus synchronique, fait avant tout référence à l’état social et aux institutions propres à la société moderne stricto sensu. Les analyses de Weber sont là encore d’une extension et d’une précision remarquable. Le monde moderne émerge au carrefour de la coordination entre entreprises, de la planification, de la prévisibilité des actions, de la pénétration d’attitudes méthodiques dans la production et dans l’administration… Le monde se caractérise donc par l’expansion de la rationalité dans toutes les sphères de la vie sociale […]. Les analyses de Weber montrent ce processus à l’œuvre dans l’économie, dans le droit, dans l’administration, dans l’image du monde que donne la science, ou encore dans l’art » (Danilo MARTUCCELLI, Sociologie de la modernité, Paris, Gallimard, 1999, p. 187-188).

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réforme « démocratique » de l’État moderne, de l’universalisme contre l’individualisme9, du pouvoir divin contre le pouvoir sécularisé.

En effet, la confrontation entre esprit de la Réforme et esprit de la Contre-Réforme alimentait une polémique classique qui avait vu s’affronter deux conceptions différentes du monde et qui, depuis le XVIe siècle, était utilisée régulièrement comme métaphore des deux âmes de l’Europe. Dans l’essai de Yourcenar, l’actualisation de ce débat est intéressante si l’on tient compte des implications politico-culturelles propres à l’Europe du début du XXe siècle. Si, d’un côté, enquêter sur les conséquences liées à ces deux phénomènes capitaux pour l’histoire de l’Europe moderne signifiait comprendre les causes qui avaient déterminé le décalage entre Nord et Sud, de l’autre, l’insistance sur ce dualisme était déjà le symptôme du durcissement de la démarcation entre l’esprit bourgeois et l’esprit aristocratique, le libéralisme et l’autoritarisme. L’opposition « Réforme versus Contre-Réforme » devenait, en effet, une véritable métaphore ouverte qui fut chargée de sens différents, selon les époques. Elle fut revigorée au lendemain de la Révolution française par les contre-révolutionnaires dans leur rejet des principes des Lumières, elle fut reprise, par la suite, par les opposants à la démocratie représentative, par les partisans de l’autoritarisme et de l’antiparlementarisme du tournant du siècle, exploitée par les théoriciens du racisme, pour aboutir aux théories autoritaires des fascismes de l’entre-deux-guerres. Elle devint alors la métaphore de l’Europe de la modernité, tiraillée entre l’esprit innovateur et bourgeois, que l’on attribuait à la culture nordique, et l’esprit conservateur et traditionaliste, qu’en revanche on estimait propre à la culture méridionale. Elle allait constituer ainsi la métaphore dont vont se servir tous ces penseurs de l’autoritarisme du tournant du siècle qui fournirent la véritable base idéologique du fascisme européen10.

9 Sur l’opposition entre universalisme et individualisme et sur ses apories, génératrices de la modernité, voir Alberto BURGIO, « Individualismo, universalismo e razzismo », in L’invenzione delle razze. Studi sul razzismo e revisionismo storico, Roma, Manifestolibri, 1998, p. 27-41 ; Tzvetan TODOROV, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Le Seuil, 1989. 10 Voir, à ce propos, Mario DE MICHELI, La matrice ideologico–letteraria dell’eversione fascista, Milano, Feltrinelli, 1976 ; Zeev STERNHELL, Ni droite, ni gauche, Paris, Éditions du Seuil, 1983.

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L’essai de Max Weber sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme eut un rôle central dans la reprise du débat. Selon le sociologue allemand, le changement des valeurs sociales typiques de l’Europe « pré-capitaliste » est intervenu essentiellement en parallèle avec la diffusion en Europe de la morale protestante11, conditionnant profondément le développement de l’esprit capitaliste. Dans cette société moderne, le gain et le profit devenaient la seule mesure à travers laquelle estimer les compétences humaines12 et le travail la seule « vocation » à laquelle devait aspirer l’homme, qui pouvait être favorisé par une bonne éducation religieuse13. Dans le passage de la morale catholique à la morale protestante, Weber indique l’entrée de l’Europe dans la modernité : c’est à ce moment que commence la laïcisation de la société grâce au processus de sécularisation de la religion provoqué par le protestantisme.

11 Plus que de protestantisme en sens général, Weber parle de la responsabilité du calvinisme et du puritanisme anglais dans la naissance de l’esprit capitaliste. Dans la réception de ses théories, cette distinction pourtant essentielle n’a pas été prise en compte. Les intellectuels parlaient d’Europe nordique et protestante, sans se préoccuper de distinguer le calvinisme du luthéranisme. Voir, à ce propos les essais de Curzio MALAPARTE, L’Europa vivente ed altri saggi politici (1921-1931), Firenze, Vallecchi, 1961. 12 « L’argent est à ce point considéré comme une fin en soi qu’il apparaît entièrement transcendant et absolument irrationnel sous le rapport du “bonheur” de l’individu ou de l’“avantage” que celui-ci peut éprouver à en posséder. Le gain est devenu la fin que l’homme se propose ; il ne lui est plus subordonné comme un moyen de satisfaire ses besoins matériels. Ce renversement de ce que nous appellerions l’état de choses naturel […], est manifestement l’un des Leitmotive caractéristiques du capitalisme et il reste entièrement étranger à tous les peuples qui n’ont pas respiré de son souffle. Mais il exprime également une série de sentiments intimement liés à certaines représentations religieuses […]. Gagner de l’argent – dans la mesure où on le fait de façon licite – est, dans l’ordre économique moderne, le résultat, l’expression de l’application et de la compétence au sein d’une profession […]. En effet, cette idée particulière […] que le devoir s’accomplit dans l’exercice d’un métier, d’une profession [Berufspflicht], c’est l’idée centrale de l’“éthique sociale” de la civilisation capitaliste […] » (Max WEBER, L’Éthique protestante, op. cit., p. 50-51). 13 « La capacité de concentrer sa pensée aussi bien que le fait de considérer son travail comme une “obligation morale” se trouvent ici [dans les milieux piétistes] couramment associés avec un esprit de stricte économie, sachant calculer la possibilité de gains élevés, et avec une maîtrise de soi, une sobriété qui augmentent considérablement le rendement. Terrain favorable à cette conception du travail en tant que fin en soi, vocation [Beruf], qu’exige le capitalisme. L’éducation religieuse accroît les chances de surmonter la routine traditionnelle » (ibid., p. 64).

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La rigidité de la morale protestante, surtout calviniste, enlevait à l’homme toutes les échappatoires de salut existant dans la religion catholique. L’homme était impuissant devant les desseins impénétrables de Dieu ; face à son insuffisance, il ne lui restait que le travail, soit pour ne pas penser à sa finitude, soit pour se montrer le parfait instrument de Dieu, au comportement irréprochable. La contestation du mysticisme pousse ainsi l’homme à se concentrer sur le réel et le concret, ce qui favorisera, au cours des années, une lente émancipation des sociétés protestantes du poids de la religion, et le remplacement de la mystique catholique par le sacrifice et l’endurance, la morale religieuse par une morale laïque. De plus, la laïcisation des mentalités avait contribué à creuser ultérieurement le décalage entre Nord et Sud : le besoin de chercher des preuves de son élection sur le terrain de la réussite terrestre, preuves qui nécessitent elles-mêmes d’être toujours à nouveau confirmées par un effort incessamment renouvelé, avait donné lieu à une véritable manie d’agir, suscitant dans les pays protestants une formidable dynamique de progrès matériel, que ce soit dans la vie quotidienne, ou bien dans les arts et dans les sciences. La nouvelle mentalité capitaliste et bourgeoise fut considérée comme la conséquence directe de la personnalisation et de l’émancipation de l’individu, suscitées par la morale protestante et par l’esprit des Lumières, et elle fut associée à l’idée de progrès. En revanche, dans les sociétés pré-capitalistes, considérées par les conservateurs comme des lieux mythiques d’harmonie et de perfection, fut mise en évidence l’influence de l’esprit communautaire et dogmatique de la morale catholique, dans lequel on reconnut la cause du retard et de la décadence des régions du Sud vis-à-vis des régions du Nord.

Les réactions aux théories wébériennes furent multiples, intéressant tous les milieux intellectuels européens de l’époque et exerçant une influence extraordinaire sur les études historico-sociales du début du XXe siècle tant en Allemagne que dans le reste de l’Europe, et notamment en Italie14. Les débats nés autour de

14 Un exemple du débat sur « Réforme versus Contre-Réforme » mené en Italie dans les premières décennies du XXe siècle, tant dans les milieux politiques que dans les milieux artistiques et littéraires, est offert par l’intérêt que Piero Gobetti, ainsi que les collaborateurs de sa revue Rivoluzione liberale, portaient à cette question. Par ailleurs, les théories wébériennes furent aussi objet de discussion au sein de la revue d’art contemporain Valori Plastici, adoptées par la critique pour illustrer l’évolution

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quelques-uns des principes fondateurs de la modernité, à savoir la rationalisation et le « désenchantement »15 du monde moderne, ainsi que la sécularisation du pouvoir, furent significatifs pour l’évolution des sensibilités. Il s’agit là de sujets qui vont trouver un large écho dans les critiques du courant anti-moderne, ravivées au lendemain de la Première Guerre mondiale car le résultat du conflit avait enflammé les esprits nationalistes, provoquant une profonde crise des consciences et une rupture avec le passé et la tradition. Toutefois, l’œuvre de Weber eut des difficultés à percer dans les milieux intellectuels et scientifiques français16, bien que le débat sur

et la décadence de l’art italien. Voir Lelio BASSO et Luigi ANDERLINI, éd., Le riviste di Piero Gobetti, Milano, Feltrinelli, 1961 ; Luisa MANGONI, « “Riforma” e “Controriforma” », Il fascismo, in Il letterato e le istituzioni, Torino, Einaudi, 1982, “Letteratura italiana” I, p. 521–548. 15 Weber parle de Entzauberung, le processus de sécularisation de la société en passant par la sécularisation de la religion, que le protestantisme atteint avec le rejet de tous les moyens « magiques » dans l’obtention du salut, poussant les fidèles à se concentrer sur le contrôle de soi-même dans les actions quotidiennes et à s’adonner au travail qui devenait le seul moyen de se régénérer dans la foi, sécularisant ainsi même l’ascèse. Cf. Max WEBER, L’Éthique protestante, op. cit., p. 186-227. 16 La forte emprise du courant conservateur et nationaliste sur le monde intellectuel français, dans cette période qui va du tournant du siècle à l’entre-deux-guerres, empêcha sans doute la diffusion des théories de Weber en France, dont on commença à parler seulement autour des années 1920, tandis que ses œuvres furent traduites très tardivement. Néanmoins, dans les milieux du socialisme nationaliste, ces théories commençaient à être connues, comme le montre l’attention que lui prêta Marcel Déat (Perspectives socialistes, Paris, Librairie Valois, 1930, p. 13-37) autour de 1930 dans une analyse du socialisme, qu’il entreprend à partir des théories sociologiques allemandes contemporaines, s’intéressant à Max Weber, Troeltsch et Sombart. Selon Monique Hirschhorn, ce fut Maurice Halbwachs qui présenta le premier les œuvres de Weber au monde académique français, avec un compte rendu de Die protestantische Ethik und der Geist des Kapitalismus, (« Les origines puritaines du capitalisme », Revue d’Histoire et de Philosophie religieuses, année 1925). Mais dans les milieux de la sociologie française, on continua à ignorer le travail de Weber, à cause de différences méthodologiques ou idéologiques par rapport à la sociologie allemande, et aussi à cause de la mainmise de l’école de Durkheim sur la sociologie française. La première véritable présentation de la pensée wébérienne en France remonte à 1935, au travail de Raymond Aron (La Sociologie allemande contemporaine, Paris, Félix Alcan, 1935-1936), auquel est liée la fortune en France de Weber. Le premier essai de Weber traduit en France remonte à 1959, (Max WEBER, Le Savant et le politique, trad. par Julien FREUND. Introduction de Raymond ARON, Paris, Plon, 1959). Par la suite, Freund se consacrera non seulement à la traduction, mais surtout à la diffusion de la pensée du sociologue allemand en France. Voir, à ce propos, quelques

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« Réforme et Contre-Réforme » restât central dans les milieux politiques et culturels du tournant du XXe siècle, et notamment chez les contre-révolutionnaires et les conservateurs français, et de l’Europe catholique en général, car il fut utilisé comme pierre d’achoppement dans les critiques adressées au monde moderne. Les écrits de Charles Maurras en sont une preuve essentielle. En effet, l’écrivain français fut le continuateur de cette idée accréditée après la Révolution qui rapprochait l’esprit de la Réforme et celui des Lumières, en les considérant comme l’origine du monde moderne et la source de la décadence des civilisations classiques17. Selon cette idée,

textes de sa bibliographie : Julien FREUND, Sociologie de Max Weber, Paris, PUF, 1966 ; ID., Max Weber, Paris, PUF, 1969 ; ID., La Décadence : Histoire sociologique et philosophique d’une catégorie de l’expérience humaine, Paris, Sirey, 1984 ; ID., D’Auguste Comte à Max Weber, Paris, Économica, 1992. L’ouvrage de Weber sur l’éthique protestante du capitalisme sera traduit seulement en 1964 par Jacques Chavy (Max WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, in Études de sociologie de la religion, trad. par Jacques CHAVY, Paris, Plon, 1964, vol. 1). Sur la réception tardive de l’œuvre de Weber en France, voir Monique HIRSCHHORN, Max Weber et la sociologie française, préface de Julien FREUND, Paris, L’Harmattan, 1988. 17 Maurras reprit avec force les arguments des contre-révolutionnaires dans ses propos politiques : dans la volonté de détruire ou d’invalider les acquisitions de la démocratie libérale afin de permettre un « retour à l’ordre », à l’harmonie de la « politique naturelle » et de contester ainsi les prévisions de décadence de la civilisation latine. L’Europe nordique, bourgeoise et réformée, était présentée comme l’emblème même de la dégénérescence des esprits, vouée au bien-être matériel et à l’enrichissement, pièges de cette nouvelle imposture politique et sociale qu’était aux yeux de Maurras la démocratie. Aux méfaits de la nouvelle société libérale, il opposait les valeurs de l’ancienne Europe méridionale catholique et aristocratique, les seules qui auraient permis à la nation française de garder son unité, de confirmer sa supériorité par rapport aux pays nordiques, à l’Allemagne en particulier, et de sauver les Français de la corruption de la modernité. Voulant combattre la source même de la modernité, à savoir l’individualisme bourgeois et la « ploutocratie » capitaliste, tout en déstabilisant les nouvelles institutions libérales au nom des principes sacrés de la nation, la droite révolutionnaire en appelle aux valeurs de la Contre-Réforme. L’Enquête sur la monarchie (Enquête sur la monarchie, 1900-1909, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1909) de Maurras éclaire bien cet aspect de sa pensée : il réclame, en effet, une légitimité catholique pour fonder son idée de monarchie. Au nom d’une identification presque naturelle entre nationalité, culte et système politique, il propose aux Français de réagir à la République, de faire une révolution contre la Révolution pour restaurer une monarchie traditionnelle, antiparlementaire, décentralisée et catholique. Cf. Charles MAURRAS, « Le gouvernement de la France », Mes idées politiques (1937), Paris, Fayard, 1968, p. 15-83. Sur la recrudescence de

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l’individualisme de la société bourgeoise et la sécularisation du pouvoir avaient produit une lente dégénérescence du monde occidental, livré aux impératifs du marché que la mise en place des institutions libérales avait favorisés. L’aspect qui nous intéresse le plus est le rapprochement constant entre l’esprit de la Réforme et l’esprit bourgeois opéré par des sociologues comme Weber, par les intellectuels appartenant à la « droite révolutionnaire »18, par des contre-révolutionnaires et des nationalistes comme Maurras.

On peut dire alors que l’opposition « Réforme versus Contre-Réforme » appartient à un discours très répandu dans les milieux intellectuels français et européens en général19 et elle rentre dans la polémique beaucoup plus vaste concernant le décalage entre Europe jeune et vieille Europe, entre Nord et Sud, entre tradition et modernité. À la fin du XIXe siècle, l’actualisation de ce débat avait

l’opposition entre Réforme et Contre-Réforme au lendemain de la révolution française, voir Georges STEINER, « Aspects of Counter-revolution », in The Permanent Revolution. The French Revolution and its Legacy, 1789-1989, Geoffrey BEST, éd., London, Fontana, 1988, p. 129-152 ; Michèle SACQUIN, Entre Bossuet et Maurras. L’anti-protestantisme en France de 1814 à 1870, Paris, École des Chartes, 1998. 18 Voir, à ce propos, le livre éclairant de Zeev STERNHELL, La droite révolutionnaire. 1885-1914 Les origines françaises du fascisme (1978), Paris, Gallimard, 1997. 19 Il suffit de rappeler que même Brunetière fait une distinction entre l’esprit catholique et l’esprit protestant dont les arguments rappellent l’opposition classique entre « Réforme versus Contre-Réforme », en particulier quand il insiste sur l’opposition entre individualisme protestant et collectivisme catholique : « Le catholicisme a sur lui de grands avantages ; dont le premier sans doute d’être, selon le mot de Renan, “la plus caractérisée, et la plus religieuse de toutes les religions”. Le catholicisme est d’abord un gouvernement, et le protestantisme n’est que l’absence de gouvernement. C’est ce que prouve son histoire, qui n’est à proprement parler que celle de divisions. Représentez-vous une armée, dont les soldats refuseraient l’obéissance à leurs officiers, comme différant avec eux d’opinion sur une question de discipline ou de service : telle est l’image du protestantisme […]. Ou en d’autres termes, faute d’être un gouvernement, le protestantisme, dont on est convenu d’admirer la souplesse, perd à jamais ses moindres hérétiques, tandis que le catholicisme, dont on a si souvent méconnu la “plasticité”, absorbe d’ordinaire, annule et parfois réussit à utiliser les siens, parce qu’il est un gouvernement » (Ferdinand BRUNETIÈRE, « Après une visite au Vatican », repris dans Questions actuelles : Après une visite au Vatican ; Éducation et instruction ; La moralité de la doctrine évolutive ; Le catholicisme aux États-Unis ; Voulons-nous une Église nationale ? La fâcheuse équivoque ; le mensonge du pacifisme ; les bases de la croyance ; pour les humanités classiques, Paris, Perrin, 1907, p. 37-38 et passim).

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été l’expression de la crainte des conservateurs à l’égard d’une société en changement, pensant perdre à jamais leur autorité absolue, jusque-là incontestée. À la base de cette appréhension, il y eut le rejet de l’individualisme, considéré comme l’élément perturbateur de l’ordre établi, capable de déterminer la destruction de la mythique harmonie du monde traditionnel. En même temps, les conservateurs réagirent à la sécularisation des mentalités et à l’individualisme, qu’ils estimaient être les conséquences directes du protestantisme, ainsi que la cause principale de l’atomisation de la société. À ce monde désacralisé et parcellisé ils opposaient l’esprit communautaire et dogmatique du catholicisme, qui seul aurait dû assurer la stabilité des institutions traditionnelles. La Réforme et la Contre-Réforme perdaient donc leur caractère doctrinaire, pour devenir des catégories politiques et idéologiques à partir desquelles on procédait à l’analyse de la situation européenne moderne, ainsi qu’à la définition des identités nationales.

II- Échos du débat sur Réforme et Contre-Réforme dans

« Le Changeur d’or » de Marguerite Yourcenar Dans «Le Changeur d’or», Yourcenar s’interroge elle aussi sur la

nature de l’opposition Nord – Sud, ainsi que sur les causes du décalage économique et culturel entre ces deux différentes contrées de l’Europe. Elle ébauche la figure du marchand au moment de la naissance du débat sur Réforme et Contre-Réforme, en le présentant comme le prédécesseur du bourgeois moderne de la société capitaliste. L’affrontement entre culture nordique et culture latine est illustré par la confrontation d’une société traditionnelle (au moins du point de vue économique) et une société moderne et capitaliste, sociétés étudiées à partir de l’évolution de la figure du marchand qui les incarne. S’insérant dans le débat sur les implications confessionnelles dans le changement des mentalités, Yourcenar cherche à comprendre les raisons de la crise des valeurs « humanistes » en étudiant les composantes sociales et politiques du problème du point de vue de l’histoire économique et de l’histoire des religions. Elle part de l’étude de l’ancienne figure du marchand et elle en suit l’évolution qui aboutit à l’industriel du monde bourgeois, afin de nous offrir un aperçu de l’Europe des années trente, prise sous les feux des idéologies et perdue dans le pragmatisme. Elle constate avec

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consternation le revirement des mentalités et des mœurs qui s’était accompli dans cette Europe soi-disant moderne. La figure du marchand, ou de « l’homme d’argent » comme elle définit l’homme moderne, homo viator20 qui ouvre le chemin à la modernité, est le fil conducteur de ce voyage dans l’histoire, qui part du Moyen Âge pour aboutir à l’époque la plus récente, du déclin de l’Antiquité à la naissance du monde bourgeois ; tandis que la quête de l’or devient le moteur de la société moderne, la valeur absolue à partir de laquelle mesurer le monde.

L’histoire des religions est l’un des facteurs principaux sur lesquels Yourcenar fonde son étude, centrée sur l’analyse de l’influence exercée par l’esprit mystique – qu’il soit juif, catholique ou protestant – dans l’avancée vers le progrès21. À l’instar de Weber, elle estime qu’au cours des siècles, le changement du sens de la religiosité, de la conception du bonheur et du bien-être, aurait été la cause d’un profond revirement de la morale et des mentalités, déterminant le passage du mépris du gain des sociétés traditionnelles à l’appréciation du profit comme la seule récompense, comme l’unique valeur sur laquelle organiser la société. Yourcenar définit ce processus comme « la lente insinuation des civilisations de l’or dans les civilisations du fer », dans lequel elle indique une des causes de la déshumanisation de la société moderne.

20 Cf. Gabriel MARCEL, Homo viator. Prolégomènes à une Métaphysique de l'Espérance, Paris, Aubier, 1944. 21 L’inquiétude religieuse de Yourcenar, ainsi que son intérêt pour la mystique, font l’objet de réflexion dans un autre essai des années trente, « La Symphonie héroïque » (Bibliothèque universelle et revue de Genève, août 1930, p. 129-143 ; EM, p. 1656-1667). Dans ce texte, le concept de héros est expliqué à partir des modifications que cette figure du passé mythifié subit dans les différentes traditions occidentales : tradition classique gréco-romaine, judaïsme, catholicisme, protestantisme, pour aboutir au matérialisme de la modernité. « La Symphonie héroïque », de même que « Le Changeur d’or », constituent un deuxième volet de l’exploration de l’Europe politique, culturelle, mystique et sociale que Yourcenar avait commencée avec « Diagnostic de l’Europe » (Bibliothèque universelle et revue de Genève, juin 1929, p. 745-752) et achevée par « L’Essai de généalogie du saint » (Revue bleue, 16 juin 1934, 72e année, n° 12, p. 460-466). L’Europe qu’elle dessine se bâtit sur quelques points de repère précis constamment comparés afin de justifier l’essence multiple de la réalité européenne des années trente, à savoir : l’héritage de la tradition gréco-romaine, le dogmatisme de la tradition catholique, l’ascétisme du protestantisme et enfin la désacralisation et le pragmatisme de la morale de la modernité.

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Notre morale théorique, basée sur le mépris de l’or et des actes qui relèvent de l’instinct d’acquérir, porte les traces de cette époque [le Moyen Âge] où l’or représentait une forme nouvelle et subversive du pouvoir, comparé à ces autorités plus anciennes, plus solidement assises, moins faciles à acquérir et plus faciles à garder, que sont la puissance militaire et la puissance mystique. Toute l’histoire économique et une partie de l’histoire humaine va se résumer dans la lente insinuation des civilisations de l’or dans les civilisations du fer. (EM, p. 1669-1670)

Laissant entendre que le revirement des esprits eut lieu avec le déclin de l’Antiquité, quand le geste désintéressé laissa la place à la recherche de bénéfices, quand la morale du gain et du profit s’insinua dans les mentalités, Yourcenar se place sans hésitation en dehors de la logique bourgeoise du début du XXe siècle, côtoyant même les positions conservatrices et anti-modernes22. Le propos de suivre l’évolution des civilisations occidentales pour focaliser le moment de rupture entre tradition et modernité, suivi par la lente

22 Le long passage du « Changeur d’or » concernant les rapports des juifs avec l’or, laisse entrevoir un des arguments les plus discutés dans les milieux des darwiniens sociaux ainsi que parmi les socialistes français du tournant du siècle, comme Alphonse Toussenel ou Pierre Joseph Proudhon, à savoir la responsabilité des juifs dans la crise européenne du tournant du siècle, attestant à la fois la montée et la banalisation presque généralisée de l’antisémitisme. Il est vrai que le judaïsme est pris en compte à l’instar du catholicisme et du protestantisme pour tracer l’évolution du monde occidental vers la désacralisation de la morale. Néanmoins, Yourcenar n’hésite pas à utiliser, quelques-uns des topoï souvent employés par la littérature antisémite la plus commune, à savoir la cupidité légendaire du peuple juif et son pouvoir occulte. « L’or et l’exil, ce sont les deux poésies d’Israël. Ce sont deux poésies connexes. Dans tous les mouvements internationaux, dans la propagation du christianisme comme dans celle de l’anarchie, dans la banque comme dans la révolution, nous retrouvons cette race destinée à être l’un des ferments et l’un des ciments du monde. […] L’alchimiste et le banquier, le chercheur d’or et le faiseur d’or, poursuivent un même but dans la juiverie des légendes : l’obtention, à force de contention ou de ruse, d’un pouvoir occulte qui fasse échec à tous les autres. Peut-être, moins objet qu’emblème, moins possession des choses que signe de cette possession, l’or, par ses virtualités presque infinies, convenait à cette race agitée d’un idéal toujours futur. Ce peuple, libre parce qu’excommunié, mis en dehors des patries, forge le seul levier qui le puisse mettre au-dessus d’elles. Bien plus que le rabbin desséché dans ses arguties d’école, l’usurier juif a contribué pour sa part, au milieu d’un monde hostile, à reconstruire prudemment une Aurea Jerusalem » (Marguerite

YOURCENAR, «Le Changeur d’or», EM, p. 1672). Voir, à ce propos, Claude SOULÈS, « Diagnostic de l’Europe », Nord, n° 31, juin 1998, p. 17-21.

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dégénérescence de la tradition méditerranéenne, laisse entendre l’écho des théories organicistes, de même que de la pensée décadente, du concept de déclin de l’Occident de Oswald Spengler23. Selon ces principes, toute société doit être considérée comme un organisme vivant, gouverné par les rapports étroits de cause et d’effet d’ascendance déterministe et évolutionniste24 ; l’existence serait ainsi scandée par le rythme du cycle vital, c’est-à-dire naissance, développement et mort25. La civilisation classique étant en agonie,

23 Dans son Déclin de l’Occident, Spengler procéda à une comparaison entre les êtres vivants et à une classification des civilisations, dans un cadre qui incluait huit civilisations dites « supérieures » et refusait totalement les civilisations préhistoriques, reléguées dans le chaos primitif. Dans cette classification, Spengler attribue à «l’Occident faustien» en décadence le rôle de civilisation des héros, sous-entendant sa supériorité par rapport aux autres formes de civilisation. C’est justement cette ambiguïté présente dans la pensée de Spengler, selon laquelle il annonce la fin de cette civilisation occidentale pour en affirmer la beauté et la grandeur, qui renvoie à Yourcenar et à son essai «Diagnostic de l’Europe». Cf. Oswald SPENGLER, Der Untergang des Abendlandes, Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte, München, O. Beck, 1918-1923, 2 voll. ; éd. fr. Le Déclin de l’Occident, esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, trad. par M. TAZEROUT, Paris, «Nouvelle Revue française», 1931-1933, 2 t. 24 « Smyrne et Tyr, Venise et Gênes, Bruges et Amsterdam, cités amphibies, appartiennent à ce type de grandes villes que des raisons point uniquement religieuses ou stratégiques, mais commerciales ont fait naître […]. De même que, dit-on, les premières formes vivantes se développèrent près des côtes, ces premiers essais d’une société toute moderne sont tributaires du rivage » (Marguerite YOURCENAR, « Le Changeur d’or », EM, p. 1670). 25 Cette idée du cycle vital qui illustre aussi le cycle des civilisations est mise en valeur dans un autre essai à peu près contemporain du « Changeur d’or », « Diagnostic de l’Europe », dans lequel Yourcenar essaye de décrire les conditions de l’Europe contemporaine se servant des schémas du darwinisme social ; à cet égard elle compare l’évolution de l’intelligence européenne, comme elle-même le dit, avec l’évolution normale de n’importe quel autre organisme vivant. « L’Europe moderne est menacée d’ataxie locomotrice. […] L’intelligence à l’état pur n’existe guère qu’entre la Baltique et la mer Égée. Acclimatée ailleurs, elle garde sa marque d’origine. Qui l’acquiert s’européanise. Entre l’Asie, cœur immense, et l’inépuisable matrice africaine, l’Europe a la fonction d’un cerveau.[…] C’est plus et mieux que la pensée même : la pensée logique. Comme d’autres races disent : Bouddha, Confucius, Jésus, nous disons : Aristote, Galilée, Bacon, Descartes, Spinoza, Claude Bernard. Aujourd’hui la raison européenne est menacée de mort » (Marguerite YOURCENAR, «Diagnostic de l’Europe», EM, p. 1649).

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comme Yourcenar elle-même le dit26, l’affirmation de l’homme d’argent se fait aux dépens de la désintégration du monde ancien27.

Toutefois, dans « Le Changeur d’or », il est question d’évolution de la civilisation européenne et de l’examen attentif des changements liés à l’avènement de la modernité. Il est question aussi du rôle joué par la laïcisation des mentalités dans le processus de réification de la vie moderne qui a poussé à quantifier en termes d’argent tous les aspects de l’existence humaine.

Trois pouvoirs ont jusqu’ici gouverné l’homme : la foi, la force, la fortune. […] Pour ramasser dans ses mains la puissance tout entière, il ne lui manquait plus que de devenir le créateur d’un nouveau dogme. Le culte de la richesse, ou plutôt de l’enrichissement à outrance, tend de nos jours à faire passer ce pouvoir de l’or, du monde matériel, […] au monde moral, qui s’efforçait jusqu’ici de lui rester étranger. Comme toutes les religions, cette foi nouvelle se croit capable d’assurer le bonheur humain, et de l’assurer seule ; si terre à terre que paraisse son point de départ, elle n’en aboutit pas moins à l’élaboration d’une morale ascétique. Cette morale, qu’on peut […] qualifier de « travailliste », s’oppose en tout à la conception classique, pour qui l’activité de l’homme était d’autant plus noble qu’elle était désintéressée, plus inutile […]. Différente aussi de l’idéalisme chrétien qui voyait dans le travail, non point tant un mode de vie supérieure que la sanction d’une faute et la preuve d’une

26 Ibid., p. 1654-1655. 27 Dans cette argumentation, l’empreinte de Paul Valéry, teintée par le déterminisme et le pessimisme anti-moderne, nous paraît forte. Il suffit de citer un bref passage d’un essai de Valéry, pour attester l’idée selon laquelle les milieux darwiniens et déterministes ne devaient pas être méconnus par Valéry, milieux à l’intérieur desquels probablement commencèrent à circuler en France les théories de Weber. « L’idée de culture, d’intelligence, d’œuvres magistrales est pour nous dans une relation très ancienne […] avec l’idée d’Europe. Les autres parties du monde ont eu des civilisations admirables […]. Mais aucune partie du monde n’a possédé cette singulière propriété physique […]. Tout est venu à l’Europe et tout en est venu. Ou presque tout. […] l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? […] La petite région européenne figure en tête de la classification, depuis des siècles. Malgré sa faible étendue, […] elle domine le tableau. […] Certainement le miracle doit résider dans la qualité de sa population » (Paul VALÉRY, « La crise de l’esprit. Extrait d'une conférence donnée à l'Université de Zurich le 15 novembre 1922 », Variété I (1924), Paris, Gallimard, 1998, p. 23-25).

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humiliation, cette morale honore dans l’homme qui peine, non des qualités de patience, de résignation au sort, ravalées par ailleurs jusqu’à devenir presque des vices, mais l’instrument de la prospérité humaine, à laquelle, […] on finit par trouver naturel de sacrifier peu à peu l’homme. (EM, p. 1675-1676)

Dans cette société nouvelle où l’immanent domine, l’échange commercial devient la forme suprême de vie, car l’homme moderne a perdu toute valeur métaphysique, se transformant en une chose parmi tant d’autres. Le culte de la richesse acquiert ainsi le statut de nouveau dogme des sociétés modernes, devançant les autres critères qui jusque-là avaient assuré à l’homme le pouvoir, c’est-à-dire la foi et la force. Si le monde n’a qu’une valeur matérielle, le but de l’homme est alors d’utiliser, consommer, entrer lui aussi dans ce cycle de production et de vente visant à l’enrichissement matériel. Un extrême matérialisme et un indifférent pragmatisme semblent gouverner les sociétés et dans cette nouvelle morale, l’enrichissement à lui seul semble être signe de progrès28. Ce changement de mentalité génère une nouvelle morale que Yourcenar définit comme « travailliste », reprenant ainsi les termes propres au débat sur « Réforme versus Contre-Réforme » en cours à ce moment-là. Selon cette idée, la gratuité du geste prêché par l’idéalisme chrétien naît du fait que le travail était considéré comme une punition, la preuve de l’humiliation des pécheurs, ainsi que le signe de la soumission des fidèles. Faire du travail l’emblème même de l’élection divine, le but ultime de l’existence non seulement bouleverse l’ordre traditionnel qui

28 Dans cette esquisse de la société moderne, Yourcenar emploie les mêmes arguments que Valéry pour dénoncer les nouveaux dieux de ce monde désacralisé : « Je prends le même exemple : celui de la géométrie des Grecs, […]. On la voit peu à peu, […] prendre une telle autorité que toutes les recherches, toutes les expériences acquises tendent invinciblement à lui emprunter son allure rigoureuse, […] ses méthodes subtiles, et cette prudence infinie qui lui permet les plus folles hardiesses… La science moderne est née de cette éducation de grand style. Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen de domination concrète, excitant de la richesse, appareil d’exploitation du capital planétaire, – cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique. Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur d’échange. L’utilité du savoir une denrée, qui est désirable […] par Tout le Monde. Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus maniables ou comestibles ; […] elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se produit un peu partout » (ibid., p. 27-28).

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réglait les rapports entre l’homme et Dieu, mais en plus, il entraîne la désacralisation de l’ascèse et de la vie en général. L’homme moderne sera condamné à se tourner de plus en plus vers le présent et vers le concret, faisant du travail le but même de son existence, la seule et unique foi à laquelle se vouer. C’est bien cela, selon les théories wébériennes, le germe de l’esprit capitaliste ; et c’est contre ce principe que Yourcenar s’insurge.

S’appropriant le discours des milieux anti-modernes, Yourcenar affirme que ce furent les bouleversements sociaux qui amenèrent l’Europe du XVIe siècle à provoquer la fin de la conception aristocratique du monde, ainsi que la désintégration d’un système de vie presque idéalisé :

[…] la grande crise du XVIe siècle fut surtout produite par l’entrée en scène de ce personnage nouveau : la Terre. C’est de l’union de quelques marchands et de quelques soldats affamés d’or que naquit l’effort qui aboutit au Nouveau Monde. […] Pendant toute la période qui va de l’invention des métiers à l’invention des machines, l’homme d’argent a vu s’élargir son terrain d’action en même temps que se multiplier ses outils. C’est durant cette époque que triompha le dogme du progrès, parfois pacifique et le plus souvent guerrier, dont il était naturel que le marchand soit tout l’ensemble [sic] le bénéficiaire et l’agent. (EM, p. 1672-1673)

Yourcenar situe la « grande crise » de la culture européenne au XVIe siècle, le siècle du protestantisme, germe, aux yeux de notre auteur, du triomphe du « dogme du progrès ». Elle exprime sa nostalgie pour un monde mythique désormais révolu qui s’achemine vers une morne et décevante modernité. Dans sa réflexion, le marchand acquiert le rôle d’élément de transition qui conduit l’Europe d’une structure économique et sociale traditionnelle et pré-capitaliste, à la moderne organisation du travail, à laquelle correspond une lente laïcisation des mentalités. L’affirmation de l’argent comme unique valeur d’une morale laïque serait la preuve évidente de la fin de la curiosité désintéressée qui avait été le véritable moteur de la vie. Cette curiosité, qui avait poussé l’homme à défier les dieux et à surmonter sa finitude, donnant un sens à son existence, perdait sa spontanéité et sa gratuité pour être remplacée par le concept angoissant de la nécessité et de l’utilité. Yourcenar semble rejoindre le pessimisme résigné de Weber face à la naissance

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de la modernité29, mais au contraire du sociologue allemand qui observe impassible l’évolution du monde moderne, elle essaye de stigmatiser de toutes ses forces la nouvelle réalité socioculturelle de l’Europe. Elle procède à une confrontation directe entre le « marchand primitif », représentant d’une société fondée sur le principe de la gratuité, et « l’homme d’argent », symbole, en revanche, de la morale du gain et de l’utilité.

[…] le marchand autrefois n’était pas conservateur. […] C’est seulement plus tard, lorsque, par lui, et bientôt à son détriment, la mystique de castes se trouve remplacée par une mystique de classes, que l’homme d’argent passe à droite de l’histoire, devient une force de résistance après avoir été une force de révolution. L’ère industrielle oblige l’homme d’argent à reprendre la tradition du pouvoir enraciné dans un coin du sol […]. Elle tend à donner aux grandes exploitations modernes l’importance d’une sorte de domaine féodal […]. Ce n’est point par hasard qu’elle rouvre l’âge du despotisme et des guerres, non seulement dans la vie réelle, […] mais dans ce monde de théories abstraites que finissent toujours par justifier les faits. Les exemples actuels nous montrent que l’homme d’argent n’est pas seulement le nouveau maître des peuples, mais leur nouveau mystique. (EM, p. 1674)

Du moment que le marchand a troqué son esprit libre, sa curiosité, avec la sécurité de la possession des biens, il perd son rôle d’intermédiaire, d’homo viator, instrument de la circulation d’idées et de savoirs, sa fonction d’élément perturbateur de l’ordre constitué. Il se fixe dans un territoire, d’où il essaye de faire rayonner sa puissance et sa richesse, sans engager un rapport dialectique avec le monde, sans s’imprégner de l’esprit des lieux, mais cherchant simplement à protéger et à conserver son pouvoir. La morale du gain et de la possession s’installe dans les esprits modernes, acquérant le statut de nouvelle forme de religiosité, dans une société de plus en plus laïcisée. Si l’acharnement au travail et à l’enrichissement des pays capitalistes était une marque de progrès techniques, selon les théories de Weber30, néanmoins, le marchand acquiert une fonction

29 Voir, en particulier, Max WEBER, Le Savant et le politique, op. cit. 30 « Voilà précisément ce qui semble à l’homme pré-capitaliste le comble de l’inconcevable, de l’énigmatique, du sordide et du méprisable. Qu’un être humain puisse choisir pour tâche, pour but unique d’une vie, l’idée de descendre dans la

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conservatrice et réactionnaire dans les sociétés modernes, car il tend de plus en plus à protéger ses propres acquis, à figer son pouvoir, jadis déstabilisant et porteur de nouveautés.

Pour montrer le bouleversement des esprits advenu avec la diffusion de la nouvelle morale utilitaire, Yourcenar souligne l’importance de cet aventurier que fut le marchand primitif, dans la circulation des idées :

[…] le marchand primitif est d’abord un voyageur. […] c’est d’abord un aventurier. […] c’est un cosmopolite en même temps qu’un novateur ; dans ce monde clos de toutes parts qu’est la cité antique ou celle du Moyen Âge, il introduit ces deux éléments de trouble, l’exotisme et la nouveauté. […] [S]on métier fait de lui le grand polyglotte […]. C’est l’homme des civilisations qui se compliquent, où, par conséquent, le rôle de l’intermédiaire grandit. […] [C]’est surtout un navigateur. (EM, p. 1670)

Le portrait du « marchand primitif », présenté en tant que porte-parole d’une sorte d’avant-garde intellectuelle, se précise en opposition à l’« homme d’argent » des temps modernes que Yourcenar veut condamner. En effet, ayant intégré le principe de l’utilitarisme, aux yeux de notre auteur, le nouveau marchand ne peut plus incarner le rôle d’intermédiaire, de moyen de circulation et de diffusion des idées : devenu industriel, l’ancien colporteur est obligé de se fixer, récréant ainsi des conditions d’exploitation féodales. Son évolution est tout à fait opposée à l’évolution du monde : au fur et à mesure que les sociétés occidentales deviennent plus ouvertes, l’« homme d’argent » perd sa caractéristique d’homo viator, et il s’enferme dans un territoire circonscrit, développant un fort sens de la propriété des biens et des êtres et un fort sens de la domination qui ouvrent le chemin au despotisme. L’« homme d’argent » semble suivre un mouvement de régression, qui le conduit au tarissement de tout élan novateur. Yourcenar le définit comme « l’une des larves des temps

tombe chargé d’or et de richesse, ne s’explique pour lui que par l’intervention d’un instinct pervers, l’auri sacra fames. De nos jours, avec nos institutions politiques, légales et économiques, avec la structure et les formes d’organisation générales propres à notre ordre économique, cet esprit capitaliste, […] pourrait être purement et simplement intelligible en tant que résultat d’une adaptation. Le système capitaliste a besoin de ce dévouement à la vocation [Beruf] de gagner de l’argent » (Max WEBER, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit. , p. 74).

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futurs » (EM, p. 1668), employant une image qui laisse apercevoir l’ambiguïté qu’elle attribue à cette figure considérée comme la cause de l’importante révolution des mentalités de l’âge moderne qui contient en germe l’avenir. Non seulement le marchand est l’un des responsables de la décadence des esprits, mais il est surtout l’élément destructeur des valeurs des civilisations traditionalistes et closes. Par cette image, Yourcenar démystifie les nouveaux mythes du progrès technique et scientifique. L’or, ou bien la morale du profit intéressé, a permis à l’« homme d’argent » de parcourir le chemin qui porte « du marchand à l’industriel, de l’industriel au despote, [et] ramène la civilisation de l’or aux civilisations du fer » (EM, p. 1677), s’imposant en tant qu’unique raison d’exister de l’homme laïque des temps modernes.

Dans cette analyse des sociétés de l’Europe moderne, Yourcenar a une approche essentiellement culturelle, se limitant à affirmer l’impuissance de l’homme vis-à-vis de l’évolution technologique. À un progrès matériel concret ne correspondrait aucune évolution véritable, et la suprématie de la technique et de la science ne serait qu’une sorte de superstition qui limite la liberté du savoir, ainsi que les horizons des esprits emprisonnés dans les valeurs utilitaires et matérielles.

Pendant toute la période qui va de l’invention des métiers à l’invention des machines, l’homme d’argent a vu s’élargir son terrain d’action en même temps que se multiplier ses outils. C’est durant cette époque que triompha le dogme du progrès, parfois pacifique et le plus souvent guerrier, dont il était naturel que le marchand soit tout l’ensemble [sic] le bénéficiaire et l’agent. […] [L]’homme moderne (l’homme d’argent n’est ici que le type de l’homme moderne) redevable à la science de perfectionnements techniques, indifférent à la connaissance, ne s’attache qu’aux résultats ; l’homme de laboratoire ne consent à voir dans ces mêmes perfectionnements qu’un sous-produit de la pensée pure. […] [L]a science, qui s’enorgueillissait jusqu’ici d’être surtout spéculative, commence à passionner les hommes parce qu’elle commence à les servir. Elle s’humanise, en même temps qu’elle déshumanise la vie. Elle introduit dans le labeur humain les deux notions parallèles de rendement et de vitesse […]. (EM, p. 1673)

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L’ancien marchand est passé de l’envie créatrice et déstabilisante d’explorer l’inconnu, au besoin de possession, s’ancrant dans une forme statique de bien-être et de bonheur. De plus, la nécessité d’atteindre des résultats et l’obsession de l’utilité, ont « sédentarisé » cet homo viator, devenu prisonnier de ses propres conforts. La science même a été déviée par la morale du gain, transformée en instrument de conquête et de contrôle des sociétés ; elle s’est éloignée de la spéculation scientifique, contribuant, elle aussi, à accélérer le processus de déshumanisation de la société moderne, car le progrès technique ne fait qu’amplifier la soumission de l’homme moderne à la machine. Ce revirement intellectuel et social a comme conséquence la diffusion et l’imposition des principes de rendement et de vitesse en tant que valeurs sur lesquelles fonder la nouvelle structure sociale31.

La critique que Yourcenar fait de la société contemporaine présente des échos de la pensée conservatrice, bien qu’elle ne vise pas à encourager une récupération des valeurs d’un mythique « Âge d’or » de la civilisation latine et catholique, ni la mise en place d’un État autoritaire qui évoque les monarchies traditionnelles. Cependant, la réflexion de notre auteur laisse transparaître le même regret pour la fin d’un monde, la même consternation face à ces changements qui sont interprétés comme le signe de la dégradation de la tradition culturelle ancienne, due à la coupure nette avec le passé. Dans un autre écrit de ces mêmes années, « Essai de généalogie du saint », Yourcenar, essayant de comprendre les causes de l’affirmation de la Réforme, reviendra sur la même note nostalgique, insistant sur thème du regret pour un harmonieux monde du passé que l’on peut déceler dans les écrits des conservateurs de l’époque :

D’une part, le protestantisme est un mouvement populaire, presque un mouvement national, une forme de la lutte des campagnes contre la ville, du paysan contre le seigneur, une vaste protestation du peuple contre la hiérarchie, les formules,

31 Sur les relations entre pensée scientifique et conception de l’histoire chez Yourcenar, voir May CHEHAB, « La déduction du “moi” et l’impossible autobiologie », L’écriture du moi dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar, Rémy POIGNAULT, Vicente TORRES, Jean-Pierre CASTELLANI, Maria Rosa CHIAPPARO, éd., Clermont-Ferrand, SIEY, 2004, p. 75-88 ; Mireille DOUSPIS, « Bouddhisme et concepts scientifiques dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar », Bulletin de la SIEY, n° 26, décembre 2005, p. 37-58.

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l’étranger, Rome. C’est l’honnêteté populaire, c’est le bon sens un peu simpliste du peuple qui s’incarne dans Luther à Worms. D’autre part, c’est un mouvement individualiste, un épisode de la Renaissance. Coïncidant avec un renouveau de la pensée humaine, il se présentait comme un effort de critique, une tentative de rationalisation. […] Tandis que la vie dévote peut satisfaire l’âme catholique, […] on voit mal où placer, dans le protestantisme, cette région intermédiaire entre la régularité et l’extase : seul, le mysticisme peut sauver une religion à peu près sans culte, sans merveilleux, sinon métaphysique, de glisser peu à peu à l’utilitarisme social, et de n’être qu’une règle des mœurs appuyée sur un livre saint. À côté de l’idéal de sainteté populaire, […] les philosophes de la Réforme nous offrent un type de saint se rapprochant du sage. (EM, p. 1684-1685)

Pour Yourcenar, le protestantisme se présente comme un mouvement national du peuple allemand, guidé par Luther qui le représente et qui en incarne les caractéristiques spécifiques. Il est donc considéré plus comme un fait social et populaire, une sorte de revendication d’indépendance à l’égard de l’Église romaine, que comme mouvement mystique. Cela explique la raison pour laquelle elle le définit comme « règle des mœurs appuyée sur un livre saint », comme code de vie matériel, en ôtant tout caractère mystique à ce mouvement religieux. De même, le protestantisme serait aussi l’élément perturbateur de l’ordre hiérarchique traditionnel qui aurait encouragé l’individualisme, favorisant le « désenchantement » et la rationalisation de la société, la désacralisation de la morale et l’adoption d’une conception utilitariste de la vie. L’homme de la Réforme sécularise l’ascétisme et la mystique, il concentre ses spéculations dans l’exploration du réel ou dans le travail, abandonnant ainsi le dogmatisme catholique pour glisser vers « l’utilité sociale », expression de la rationalisation du savoir et de la foi.

Dans « Le Changeur d’or » aussi, Yourcenar nous laisse entendre sa critique vis-à-vis de la laïcisation des valeurs sociales :

Les esprits nourris de l’idéalisme antique ou du spiritualisme chrétien hésitent encore devant cette morale de fourmilière. Ils reprochent au marchand d’avoir perfectionné l’outil humain sans améliorer l’homme, d’avoir fait de celui-ci l’esclave de biens

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matériels, c’est-à-dire périssables, d’avoir obligé l’humanité tout entière à tourner dans ce cercle vicieux qui consiste à produire plus pour consommer davantage. Enfin, l’équité, la prudence peut-être, s’inquiète de voir se réaliser brutalement l’unification du monde au profit de quelques nations commerçantes. […] Les tares de l’ère industrielle sont compensées par des conforts physiques que nous n’avons pas le droit de mépriser tant que nous continuons d’en jouir […]. De même que le monde antique, le christianisme, l’Europe des monarchies ont réussi à procurer aux hommes, non certes la paix, non certes la sécurité, mais la stabilité, et cela durant quelques siècles, l’instabilité introduite par l’or dans l’existence humaine fera peut-être place à un équilibre d’autant plus sûr que la religion du plus fort rendement sera mieux adaptée au réalisme des foules. Lorsque cette religion, enfin totalement triomphante, se sera dépouillée des formules sentimentales qui tout à la fois cachent l’aspect purement technique du problème et lui procurent l’appui des passions humaines, on saura s’il s’agit de la première tentative vraiment rationnelle pour établir le bonheur de l’homme par le moyen de l’énergie humaine, ou de la plus dure revanche de la matière sur ceux qui prétendaient l’asservir. Il sera permis, alors, de regretter les époques où la puissance humaine portait un autre masque. (EM, p. 1676-1677)

Commentant les résultats de l’œuvre de l’« homme d’argent » et son influence dans la société moderne, Yourcenar évoque le débat sur la place occupée par la technique dans l’existence humaine au centre des discussions au lendemain de la Première Guerre mondiale. Elle énonce simplement les prévisions catastrophiques de ces théoriciens qui voyaient dans la révolution industrielle la cause de l’extension de la mentalité marchande à la société dans son ensemble, et la réduction de l’être humain à un simple engrenage du système de production. Cela permettrait une plus facile maîtrise des masses et assurerait le pouvoir aux pays « détenteurs » de la technique32. Tout en estimant que le pouvoir acquis par l’argent avait déstabilisé l’équilibre des sociétés pré-capitalistes, elle n’adhère pas à ces théories. De manière pragmatique, elle veut attendre afin de juger

32 Pour plus de précisions, voir Enzo TRAVERSO, « Auschwitz “Ante”. De Kafka à Benjamin », in L’Histoire déchirée. Essai sur Auschwitz et les intellectuels, Paris, Les Éditions du Cerf, 1997, p. 45-70.

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sur des épreuves concrètes si l’homme a été vraiment capable de trouver en lui-même les énergies pour créer les conditions d’un bonheur « laïque » ou s’il s’est emprisonné dans la structure qu’il a inventée.

Si nous ne pouvons pas parler d’influence directe des théories de Weber sur la pensée de Yourcenar, nous pouvons, néanmoins, affirmer que dans son analyse de la fonction du marchand dans l’évolution des mentalités et dans la naissance de l’esprit de la modernité, elle utilise des arguments fondamentaux du débat sur « Réforme versus Contre-Réforme », actualisé suite à la diffusion des écrits du sociologue allemand. Les conclusions pessimistes sur la déshumanisation de la société technologique moderne sont une preuve fondamentale de l’intérêt porté par Yourcenar au mouvement de pensée qui animait l’Europe des totalitarismes33.

Cet intérêt est confirmé par d’autres écrits yourcenariens des années trente, dans lesquels l’opposition entre vieux et nouveau

33 Nous pouvons chercher dans certaines revues du début du XXe siècle les antécédents directs des théories sociales et religieuses yourcenariennes. L’engagement en faveur du néo-catholicisme de la Revue des deux Mondes, l’attention prêtée aux études sociologiques, de même que la vivacité des débats de revues à vocation européenne comme Valori Plastici et l’Europe, témoignent bien de cette vogue culturelle. Dans ce cadre s’insèrent les échanges entre le monde politico-culturel italien et les milieux intellectuels français, y compris pour ce qui est de la diffusion des théories wébériennes. Ces dernières eurent en effet une large diffusion en Italie dès les années 1920 et elles ont pu pénétrer en France par l’intermédiaire d’intellectuels comme Malaparte et Gobetti qui vécurent en France ; cela était d’autant plus possible qu’elles correspondaient à des inquiétudes déjà présentes dans le monde intellectuel français. La question du rôle du « protestantisme » dans la crise de la modernité avait été utilisée pour expliquer la décadence à laquelle étaient condamnés les pays latins. Cela atteste la circulation facile des idées de Weber dans les milieux « latins ». Renée Lelièvre, dans son étude sur la présence du théâtre italien en France, laisse entendre le poids de ce débat sur la production théâtrale du début du XXe siècle. Elle souligne la nécessité pour les hommes de théâtre français et italiens, de distinguer les sources étrangères, « protestantes » des sources classiques, « catholiques » à partir desquelles envisager la réforme de la scène qui devait aboutir à la réalisation d’un théâtre moderne : « Pour retrouver son énergie, sa personnalité, son âme […], la France doit se garder des influences étrangères : drame wagnérien ou ibsenien, poésie symboliste, mysticisme nordique, quelques-uns disent même pensée protestante, et effectuer une sorte de «retour aux sources» à la pensée antique ou à la pensée catholique, à l’art hellénique ou à l’art italien » (Renée LELIÈVRE, «La France et l’Italie en 1897», in Le théâtre dramatique italien en France. 1855-1940, La Roche-sur-Yon, Imprimerie Centrale de l'Ouest, 1959, p. 89).

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monde, symbolisée par la question « Réforme versus Contre-Réforme », constitue une dominante de la pensée de notre auteur. On y retrouve le témoignage du besoin propre à Yourcenar de comprendre son époque qu’elle définit « âge de l’or », et non pas « âge d’or », laissant entendre par là que le monde moderne se fonde désormais sur la monétarisation de la vie. C’est le cas du Conte bleu34 – brève nouvelle écrite vers 1930, jamais éditée du vivant de l’auteur et publiée seulement en 1993 – et du recueil de nouvelles La Mort conduit l’attelage, publié en 193335.

Malgré les différences stylistiques et formelles de ces deux ouvrages36, il est tout de même évident qu’ils traitent du même sujet que l’essai, à savoir le rôle de l’esprit capitaliste dans le processus de réification de la société. Dans l’un comme dans l’autre cas, le point de départ de l’analyse est la nouvelle figure de marchand bourgeois. Dans le Conte Bleu, Yourcenar reprend la structure binaire qui voit s’opposer les mondes moderne et ancien par rapport à la relation du marchand à l’argent : l’histoire retrace le voyage d’un groupe de marchands européens vers l’Orient à la recherche de trésors fabuleux, poussés par la seule envie d’enrichissement matériel, fin en soi. En opposant la culture occidentale, fondée sur le profit, à la culture « humaniste » de l’Orient, Yourcenar insiste sur l’avidité de ces « marchands européens », qui déploient leur force brute sur le monde, obnubilés par un désir effréné de richesse qui se transforme en véritable culte37. Elle souligne aussi l’arrogance et l’étroitesse d’esprit qui les empêchent de respecter les autres, tout simplement parce qu’ils sont différents. Non seulement l’esprit marchand a pris le

34 Comme le dit Josyane Savigneau, dans la préface de ce recueil de contes, Yourcenar avait écrit le Conte bleu vers 1930 et elle avait le projet « d’écrire un Conte rouge et un Conte blanc » envisageant un volume « qui contiendrait aussi Sixtine et quelques proses » (Josyane SAVIGNEAU, « Préface », in Marguerite YOURCENAR, Conte bleu. Le premier soir. Maléfice, Paris, Gallimard, 1993, p. VI). 35 Marguerite YOURCENAR, La Mort conduit l’attelage, Paris, Grasset, 1933. 36 Le Conte bleu se présente comme un raffinement littéraire, où les effets musicaux et visuels comptent plus que l’histoire, tandis que les nouvelles recueillies dans La Mort conduit l’attelage visent clairement à la mise en roman du matériau historique. 37 « Les marchands débarquèrent au crépuscule sur un rivage pavé de marbre blanc. Des veines bleuâtres couraient à la surface des grandes dalles de pierre, qui avaient autrefois servi au revêtement des temples » (Marguerite YOURCENAR, Conte bleu, op. cit., p. 9). Ce qui autrefois servait pour honorer les dieux, était là pour satisfaire l’avidité des marchands ; la possession était un bien fin en soi.

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dessus sur la tradition, mais en plus il a creusé un profond fossé entre Orient et Occident, ce qui empêche toute communication entre ces deux univers. Comme le souligne Josyane Savigneau, « le seul marchand qui se sauvera est le Grec bien sûr, plus détaché des biens matériels, prêt à oublier les saphirs pour redevenir pêcheur » (CB, p. VIII), le seul donc qui a su revenir à une espèce d’état primordial, reniant le culte de la possession pour s’anéantir dans les éléments de la nature38.

L’histoire du Conte bleu est située en dehors des coordonnées spatio-temporelles, les personnages n’ont pas de nom, ils sont juste indiqués par leur appartenance nationale qui se concrétise dans la représentation de caractères préétablis et stéréotypés39. La seule donnée précise de l’histoire est ce voyage vers l’Orient accompli par le groupe de marchands du « nouveau monde » qui se conclut dans la destruction, soulignant ainsi l’imperméabilité de ces deux civilisations destinées à l’incompréhension. Si le seul qui peut se sauver est le Grec, c’est sans doute parce que la Grèce a fonctionné comme un intermédiaire entre Orient et Occident et parce qu’elle renferme les valeurs ataviques du monde ancien. Les autres civilisations occidentales sont désormais trop lointaines de cet Orient qu’elles ne comprennent plus. Pour cette raison, le seul langage que les marchands connaissent est celui de la cupidité qui finira par phagocyter les civilisations traditionnelles, en les amenant vers leur désintégration, laissant la matière prendre le dessus « sur ceux qui prétendaient l’asservir » (EM, p. 1677).

La Mort conduit l’attelage est, en revanche, un recueil de nouvelles à caractère historique qui offre des affinités thématiques extraordinaires avec « Le Changeur d’or ». L’ensemble du recueil se présente comme une fresque de l’Europe de la fin du XVIe siècle40,

38 « Le Grec se jeta à la mer, et fut recueilli par un dauphin qui le reconduisit à Tinos » (ibid., p. 20). 39 Dans ce groupe d’aventuriers, on retrouve des représentants de tous les pays qui avaient été des grands comptoirs commerciaux : un marchand hollandais, un grec, un irlandais, un italien ou plus précisément un vénitien, un castillan, un tourangeau, un bâlois. 40 Elle dit, à ce propos : « Il est des siècles de fièvre, des époques où l’homme a rêvé davantage, cherché plus loin, et davantage tenté. Siècles où la guerre, la révolte et la science sont les trois faces de l’aventure, où la passion dispose, non certes de plus de force mais de plus d’occasions d’oser » (Marguerite YOURCENAR, La Mort conduit l’attelage, op. cit., p. 9).

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entre révoltes protestantes et boursouflures d’un catholicisme pré-baroque ; il illustre le moment de rupture déclenché au sein de l’Europe par la Réforme, tout en traçant les caractères de l’ancien et du nouveau monde.

La première des trois nouvelles, « D’après Dürer », à l’origine de L’Œuvre au Noir, est particulièrement intéressante pour notre propos, car elle constitue une sorte de mise en roman de la problématique présentée dans « Le Changeur d’or ». En retraçant la vie et les voyages sur les routes de l’Europe d’un médecin-alchimiste flamand à l’époque des Guerres de Religion, Yourcenar essaye de dessiner la naissance du monde moderne. La structure de l’histoire reproduit le schéma utilisé dans « Le Changeur d’or » : « l’homme d’argent » de l’essai voyage à travers les siècles, montrant les changements intervenus au fil du temps ; ce qui permet de faire des rapprochements entre la réalité présente et les événements passés. L’alchimiste de « D’après Dürer » sillonne les routes de l’Europe au moment où ces deux âmes de la civilisation occidentale s’affrontaient, focalisant l’attention sur le développement du mouvement de révolte. La nouvelle se termine sur le XVIe siècle, considéré comme une ligne de démarcation entre civilisation ancienne et civilisation nouvelle, à partir de laquelle décrire le revirement profond des valeurs morales de l’époque. Le chemin qu’accomplit Zénon à travers l’Europe reflète l’itinéraire parcouru par ce marchand d’or41, témoin des bouleversements que Yourcenar a choisi de raconter afin d’illustrer le processus de changement de la société occidentale.

Sans doute, «Le Changeur d’or» aura-t-il servi de préparation à ce recueil, comme l’atteste le rôle joué par la composante mystique et confessionnelle dans les trois nouvelles, où l’atmosphère réformée du Nord de l’Europe est en relation avec les aspects les plus baroques du catholicisme espagnol – c’est le cas de la nouvelle « D’après Greco » –, ou bien elles sont montrées dans une coexistence chaotique dans la

41 À propos du lien entre le protestantisme et la naissance de la bourgeoise marchande, on retrouve dans la nouvelle quelques exemples intéressants : « Zébédée Spire tenait à vivre suffisamment pour faire à la fois son salut et sa fortune » (ibid., p. 55). Et encore : « Martha savait combien l’apport d’une fortune donne dans une famille d’autorité à l’épouse ; sans le savoir, cette fille si dure qu’aucune mollesse n’aurait pu la séduire, élevée dans le culte de l’or, le respectait après Dieu. Martha Fuggers était heureuse de concilier les intérêts de ses croyances et ceux de sa fortune » (ibid., p. 56).

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Hollande du XVIIe siècle, comme c’est le cas de la nouvelle « D’après Rembrandt ».

« Le Changeur d’or » constitue alors une sorte d’exploration du contexte historique, politique et culturel de l’Europe du XVIe siècle, au moment des affrontements entre catholiques et protestants, qui a permis à notre auteur de recréer le fond le plus proche de la réalité historique sur lequel faire vivre les personnages de son histoire. L’intérêt de Yourcenar pour le XVIe siècle et pour les Guerres de Religion serait ainsi l’expression de son intérêt pour les débats sur la Réforme conçus comme un moment de transition d’une époque à une autre, comme seuil de la modernité et de la naissance de l’esprit bourgeois. Cette reconstruction témoigne de la pratique qui lui était propre d’utiliser l’histoire comme filtre du présent, afin de vaincre le temps pour accéder aux sens des choses42. Dans le cas de l’essai, on peut dire que la fresque de l’Europe bourgeoise ébauchée suivant l’itinéraire du marchand n’est qu’un moyen pour comprendre la réalité du présent, celle des années trente qui voit la mise en place de régimes totalitaires, la banalisation de l’utilitarisme, la réification de la culture, la désacralisation de la pensée et par conséquent la déshumanisation du monde moderne.

Si le choix de tracer l’évolution de la société à partir des rapports de l’homme avec l’argent n’est pas très original, car la prééminence de l’argent était considérée comme le nouveau «mal du siècle»43 et il était au centre des réflexions sur l’industrialisation, sur l’urbanisation massive, sur le bouleversement de l’ordre social, sur la désacralisation des mentalités et sur la foi dans le matérialisme ; néanmoins, Yourcenar ne se limite pas à prendre acte de la situation. Elle recherche les causes de cette corruption, en remontant loin dans le passé jusqu’au moment de la grande crise confessionnelle et

42 Malgré l’extrême précision, la reconstruction du contexte historique n’est qu’une stratégie narrative, un moyen de dépaysement, de distanciation qui vise moins à la reconstitution fin en soi d'une époque et d’un personnage, qu’à la réflexion sur l’être humain et sur le présent, étant donné que pour Yourcenar l’essence de l’homme est éternelle : « Aujourd’hui comme hier, l’alchimiste s’efforce à la transmutation du monde […]. J’ai préféré reculer assez loin dans le passé pour laisser plus de place au songe. Qu’importe la variété des costumes, s’ils recouvrent tous la même chair ? À force de contempler la vie, on s’aperçoit qu’elle est éternelle » (ibid., p. 10). 43 « Le mal du siècle […] c’est la question d’argent » (François MAURIAC, Le Jeune Homme (1926), in Œuvres romanesques, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, t. 2, p. 686).

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culturelle déclenchée par la Réforme protestante. Son but consiste à dévoiler les causes de la déshumanisation de la société occidentale et elle le poursuit en analysant avec esprit critique l’histoire culturelle de l’Europe. À cet égard, non seulement elle manipule l’histoire à son gré, mais surtout elle défie les idées arrêtées de son époque pour mettre en discussion les structures mêmes de la société moderne. Indiquant dans l’homme d’argent, le marchand de la société capitaliste, le signe de la décadence, Yourcenar ne fait qu’insérer sa voix au sein du débat sur « Réforme versus Contre-Réforme », sur Nord et Sud, de manière contestataire, car elle critique les nouveaux dogmes laïques imposés par la diffusion de la mentalité bourgeoise, tout en dénigrant l’utilitarisme et le pragmatisme prêchés par les régimes totalitaires en place à l’époque. Son excursus sur l’Europe moderne, mené suivant l’itinéraire du marchand qui va de l’Antiquité au capitalisme moderne, se confirme en tant que critique de l’esprit bourgeois, et dévoile à la fois le pessimisme de notre auteur vis-à-vis du monde moderne, et sa foi dans l’humanisme.

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