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« L'empirisme transcendantal » de Deleuze Dans ses deux textes d'hommage de novembre 1995, juste après la mort de Deleuze, Lyotard insistait sur « son alliance secrète avec la pensée anglaise ». Un concept ne sert pas, se révèle inutile, il sort de la boîte à outils car « sa pensée est toujours parente d'un empirisme et d'un pragmatisme, mais schizophrènes ». On a peut-être beaucoup insisté ainsi sur l'empirisme deleu- zien et ses sources. Mais peut-être, par respect de son rejet de toute pensée atta- chée à quelque transcendance, a-t-on aussi parfois minoré son souci de ce qui excède l'expérience non parce qu'il la dépasse mais parce qu'il en définit les conditions - transcendantales donc. CLAIRE PAGÈS ANNE SAUVAGNARGUES DELEUZE, L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL Puf, 438 p., 29 € A nne Sauvagnargues choisit au contraire d'insister chez Deleuze sur l'empirisme et la philosophie transcendantale. Plus précisément, elle propose d'interroger cette formule contra- dictoire - « empirisme transcendantal » - par laquelle il est arrivé à Deleuze de définir sa pensée et qui en qualifie le « moment 68 », autour de Différence et répétition. Le livre propose de dégager les différentes pièces de cette « machine infernale » et de suivre en quoi les deux notions s'en trouvent tout à fait transfor- mées. Si une telle explication s'impose, c'est que l'existence d'un empirisme transcendantal semble d'abord très problématique : avec un sujet produit, non constituant, quel sens possède encore l'existence d'un champ transcendantal et qu'y a-t-il bien d'empirique dans des conditions transcendantales de l'expérience ? Cette conception du signe La formule « empirisme transcendantal » fonc- tionne alors dans le livre comme un signe tel que le conçoit Deleuze. Un signe n'est jamais pour lui le représentant d'un absent, mais il est ce sous l'impulsion violente de quoi la pensée créatrice peut surgir. Cette conception du signe constituera d'ailleurs un des pivots de son empirisme trans- cendantal. L'auteur prend la mesure de cette exigence et choisit de se confronter à ce signe oxy- morique qu'est l'empirisme transcendantal, qui choque la pensée représentative habituée à l'op- position entre les deux idées, mais qui peut aussi forcer à penser. Sa constitution engage une discussion systé- matique avec la philosophie kantienne, qui semble en question dans les lectures deleu- ziennes de tous les autres auteurs. Le livre se donne alors comme une source précieuse sur le débat de Deleuze avec la philosophie kantienne. L'empirisme est d'abord transcendantal, car Deleuze, suivant Kant, maintient l'idée que la pensée dans tous ses exercices doit être saisie dans ses conditions transcendantales. L'analyse trans- cendantale est une alliée de poids dans l'élabora- tion d'une critique qui porte sur le fonctionnement de la pensée et en offre une clinique. Néanmoins, la philosophie kantienne doit être débarrassée de son substantialisme et de son empirisme vulgaire issu du fait que le transcendantal y serait subrep- ticement calqué sur les formes empiriques du sens commun ordinaire. C'est pourquoi Anne Sauvagnargues présente l'empirisme transcen- dantal comme un « hostile hommage à Kant ». On en donnera quelques exemples. K.i-M-.v J .i :.>n. M», vi \i..i . i V. . : . V'y»i.: Un « hostile hommage à Kant » Est d'abord discutée la théorie kantienne des facultés : Deleuze conserve ce cadre mais en attaque les modèles inavoués. Positivement, avec le sublime, Kant aborde une pensée qui rompt avec l'image, le bien connu et découvre du nouveau sous un choc irruptif et violent. C'est pourquoi la Critique de la faculté dejuger change de statut et devient fondement, pivot qui rend pos- sibles les deux autres. Ensuite, revenant sur le trai- tement de la modalité et dégageant chez Kant le leurre touchant les conditions transcendantales de la pensée qu'il considère comme possibles, Deleuze fait valoir la dualité virtuel/actuel. Le passage du possible au virtuel et cette substitu- tion de l'empirisme de l'actualisation réelle à l'idéalisme du possible permet de comprendre en quel sens le transcendantal est empirisme. L'empirisme transcendantal requiert encore un sujet sans support anthropologique. En cela, Kant - dont le sujet n'est déjà plus « ni dieu ni homme » - est partiellement récupéré comme préfiguration de l'avancée structurale qui a cette vertu de dégager la notion de sujet d'un tel support. En dépit d'une réévaluation du schématisme qui fournit les composantes permettant de contrer l'image représentative de la pensée, Deleuze juge Kant incapable de poser le problème de la création, celui de la genèse de l'acte de penser dans la pensée. Il lui reproche d'avoir ignoré les exigences d'une méthode génétique dont il ne ferait cas que pour le sublime. C'est pourquoi - on perçoit là l'apport de la méthode empirique - Deleuze va modifier le transcendantal kantien en exigeant de lui une genèse de la raison elle-même. Enfin, il critique l'inscription de l'espace et du temps comme ordre des sens interne et externe et forme a priori de la subjectivité transcendantale. Ce sont bien des formes mais il s'agit de proposer des formes une théorie intensive et maté- rielle qui les comprenne comme formation et information émergeante, matériellement pro- duites, et non comme réalités préexistantes. Le propos s'organise surtout autour des diffé- rentes pièces que Deleuze élabore en dialoguant avec certains interlocuteurs privilégiés, qui vont lui servir solidairement à transformer le kantisme et à élaborer son empirisme transcendantal. L'exposition présente à chaque fois l'avantage de détailler ce qu'il va chercher chez tel ou tel auteur, en quoi il s'en distingue et comment il arrive à jouer souvent les auteurs contre eux-mêmes, se servant de motifs qui leur sont propres comme correctifs pour leur discours. On en donnera trois exemples. Deleuze réor- ganise toute l'œuvre de Spinoza autour de la lutte contre l'analogie et la critique de l'allégorie, pour dégager une pensée de l'immanence du sens qui permet de le comprendre comme effet de surface et de faire valoir l'interprétation comme expéri- mentation et non plus comme signification. Cette lecture immanente des signes, qui exposent des rapports de force, vient conforter les thèses de l'empirisme. Anne Sauvagnargues montre bien comment Deleuze parvient à se servir de Spinoza pour contrer une partie de la théorie du signe de celui-ci. Ensuite, dans la recherche d'une typo- logie des cas et des forces que Deleuze veut subs- tituer à la topologie des concepts Nietzsche apporte une aide décisive : il guide le tournant empiriste qui porte l'interrogation transcendan- tale des conditions de l'expérience sur le terrain des formes et de l'actualisation réelle, offre surtout une méthode pour juger la raison du dedans et rend possible une physique des opéra- tions de l'esprit. Deleuze s'en sépare pourtant qui tient à la consistance de l'idée qu'il refuse de dis- soudre dans l'expression de la volonté de puis- sance. Enfin, Simondon est lui aussi convoqué pour remanier la philosophie du signe dont il offre une théorie intensive, permettant à Deleuze d'achever l'élaboration de sa théorie de la création. Il apporte la distinction entre moulage et modulation qui engage une réévaluation de la technique et de l'empirique tout en mettant en œuvre le concept comme agencement. Il fournit la théorie du cristal et de la transduction. Il faudrait évoquer aussi la façon dont l'auteur détaille l'apport de Bergson, du structuralisme, de la rencontre avec Guattari, de Foucault, Maïmon et Lautman à la machine infernale de l'empirisme transcendantal. Mais on préférera conclure sur ce qui semble en être la pièce décisive et qu'Anne Sauvagnargues situe dans l'esthétique et la lecture de Proust. En effet, elle lie le devenir transcendantal de l'empirisme avec le fait de saisir l'esthétique comme une discipline apodictique qui appréhende dans le sensible l'être même du sensible. L'œu\ re peut alors être comprise non plus comme rec < >- gnition mais comme expérimentation du sensible grâce à l'hétérogénéité des signes. Surtout, l'œuvre d'art moderne indiquerait à la philosophie comment sortir de l'image de la représentation, souci prioritaire de l'empirisme transcendantal. Proust dans La Recherche offrirait cela. I

« L'empirism transcendantae » l de Deleuzechée à quelque transcendance, a-t-on aussi parfois minoré son souci de ce qui excède l'expérience non parce qu'il la dépasse mais

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« L'empirisme transcendantal » de Deleuze

Dans ses deux textes d'hommage de novembre 1995, juste après la mort de Deleuze, Lyotard insistait sur « son alliance secrète avec la pensée anglaise ». Un concept ne sert pas, se révèle inutile, il sort de la boîte à outils car « sa pensée est toujours parente d'un empirisme et d'un pragmatisme, mais schizophrènes ». On a peut-être beaucoup insisté ainsi sur l'empirisme deleu-zien et ses sources. Mais peut-être, par respect de son rejet de toute pensée atta-chée à quelque transcendance, a-t-on aussi parfois minoré son souci de ce qui excède l'expérience non parce qu'il la dépasse mais parce qu'il en définit les conditions - transcendantales donc.

CLAIRE PAGÈS

ANNE SAUVAGNARGUES DELEUZE, L'EMPIRISME TRANSCENDANTAL Puf, 438 p., 29 €

Anne Sauvagnargues choisit au contraire d'insister chez Deleuze sur l'empirisme et

la philosophie transcendantale. Plus précisément, elle propose d'interroger cette formule contra-dictoire - « empirisme transcendantal » - par laquelle il est arrivé à Deleuze de définir sa pensée et qui en qualifie le « moment 68 », autour de Différence et répétition. Le livre propose de dégager les différentes pièces de cette « machine infernale » et de suivre en quoi les deux notions s'en trouvent tout à fait transfor-mées. Si une telle explication s'impose, c'est que l'existence d'un empirisme transcendantal semble d'abord très problématique : avec un sujet produit, non constituant, quel sens possède encore l'existence d'un champ transcendantal et qu'y a-t-il bien d'empirique dans des conditions transcendantales de l'expérience ?

Cette conception du signe

La formule « empirisme transcendantal » fonc-tionne alors dans le livre comme un signe tel que le conçoit Deleuze. Un signe n'est jamais pour lui le représentant d'un absent, mais il est ce sous l'impulsion violente de quoi la pensée créatrice peut surgir. Cette conception du signe constituera d'ailleurs un des pivots de son empirisme trans-cendantal. L'auteur prend la mesure de cette exigence et choisit de se confronter à ce signe oxy-morique qu'est l'empirisme transcendantal, qui choque la pensée représentative habituée à l'op-position entre les deux idées, mais qui peut aussi forcer à penser.

Sa constitution engage une discussion systé-matique avec la philosophie kantienne, qui semble en question dans les lectures deleu-ziennes de tous les autres auteurs. Le livre se donne alors comme une source précieuse sur le débat de Deleuze avec la philosophie kantienne.

L'empirisme est d'abord transcendantal, car Deleuze, suivant Kant, maintient l'idée que la pensée dans tous ses exercices doit être saisie dans ses conditions transcendantales. L'analyse trans-cendantale est une alliée de poids dans l'élabora-

tion d'une critique qui porte sur le fonctionnement de la pensée et en offre une clinique. Néanmoins, la philosophie kantienne doit être débarrassée de son substantialisme et de son empirisme vulgaire issu du fait que le transcendantal y serait subrep-ticement calqué sur les formes empiriques du sens commun ordinaire. C'est pourquoi Anne Sauvagnargues présente l'empirisme transcen-dantal comme un « hostile hommage à Kant ». On en donnera quelques exemples.

K.i-M-.v J . i :.>n. M», vi \i..i . i V. . : . • V'y»i.:

Un « hostile hommage à Kant »

Est d'abord discutée la théorie kantienne des facultés : Deleuze conserve ce cadre mais en attaque les modèles inavoués. Positivement, avec le sublime, Kant aborde une pensée qui rompt avec l'image, le bien connu et découvre du nouveau sous un choc irruptif et violent. C'est pourquoi la Critique de la faculté de juger change de statut et devient fondement, pivot qui rend pos-sibles les deux autres. Ensuite, revenant sur le trai-tement de la modalité et dégageant chez Kant le leurre touchant les conditions transcendantales de la pensée qu'il considère comme possibles, Deleuze fait valoir la dualité virtuel/actuel. Le passage du possible au virtuel et cette substitu-tion de l'empirisme de l'actualisation réelle à l'idéalisme du possible permet de comprendre en quel sens le transcendantal est empirisme.

L'empirisme transcendantal requiert encore un sujet sans support anthropologique. En cela, Kant - dont le sujet n'est déjà plus « ni dieu ni homme » - est partiellement récupéré comme préfiguration de l'avancée structurale qui a cette vertu de dégager la notion de sujet d'un tel support. En dépit d'une réévaluation du schématisme qui fournit les composantes permettant de contrer l'image représentative de la pensée, Deleuze juge Kant incapable de poser le problème de la création, celui de la genèse de l'acte de penser dans la pensée. Il lui reproche d'avoir ignoré les exigences d'une méthode génétique dont il ne ferait cas que pour le sublime. C'est pourquoi -on perçoit là l'apport de la méthode empirique -Deleuze va modifier le transcendantal kantien en exigeant de lui une genèse de la raison elle-même. Enfin, il critique l'inscription de l'espace et du temps comme ordre des sens interne et externe et forme a priori de la subjectivité transcendantale.

Ce sont bien des formes mais il s'agit de proposer des formes une théorie intensive et maté-rielle qui les comprenne comme formation et information émergeante, matériellement pro-duites, et non comme réalités préexistantes.

Le propos s'organise surtout autour des diffé-rentes pièces que Deleuze élabore en dialoguant avec certains interlocuteurs privilégiés, qui vont lui servir solidairement à transformer le kantisme et à élaborer son empirisme transcendantal. L'exposition présente à chaque fois l'avantage de détailler ce qu'il va chercher chez tel ou tel auteur, en quoi il s'en distingue et comment il arrive à jouer souvent les auteurs contre eux-mêmes, se servant de motifs qui leur sont propres comme correctifs pour leur discours.

On en donnera trois exemples. Deleuze réor-ganise toute l'œuvre de Spinoza autour de la lutte contre l'analogie et la critique de l'allégorie, pour dégager une pensée de l'immanence du sens qui permet de le comprendre comme effet de surface et de faire valoir l'interprétation comme expéri-mentation et non plus comme signification. Cette lecture immanente des signes, qui exposent des rapports de force, vient conforter les thèses de l'empirisme. Anne Sauvagnargues montre bien comment Deleuze parvient à se servir de Spinoza pour contrer une partie de la théorie du signe de celui-ci. Ensuite, dans la recherche d'une typo-logie des cas et des forces que Deleuze veut subs-tituer à la topologie des concepts Nietzsche apporte une aide décisive : il guide le tournant empiriste qui porte l'interrogation transcendan-tale des conditions de l'expérience sur le terrain des formes et de l'actualisation réelle, offre surtout une méthode pour juger la raison du dedans et rend possible une physique des opéra-tions de l'esprit. Deleuze s'en sépare pourtant qui tient à la consistance de l'idée qu'il refuse de dis-soudre dans l'expression de la volonté de puis-sance. Enfin, Simondon est lui aussi convoqué pour remanier la philosophie du signe dont il offre une théorie intensive, permettant à Deleuze d'achever l'élaboration de sa théorie de la création. Il apporte la distinction entre moulage et modulation qui engage une réévaluation de la technique et de l'empirique tout en mettant en œuvre le concept comme agencement. Il fournit la théorie du cristal et de la transduction.

Il faudrait évoquer aussi la façon dont l'auteur détaille l'apport de Bergson, du structuralisme, de la rencontre avec Guattari, de Foucault, Maïmon et Lautman à la machine infernale de l'empirisme transcendantal. Mais on préférera conclure sur ce qui semble en être la pièce décisive et qu'Anne Sauvagnargues situe dans l'esthétique et la lecture de Proust.

En effet, elle lie le devenir transcendantal de l'empirisme avec le fait de saisir l'esthétique comme une discipline apodictique qui appréhende dans le sensible l'être même du sensible. L'œu\ re peut alors être comprise non plus comme rec < >-gnition mais comme expérimentation du sensible grâce à l'hétérogénéité des signes. Surtout, l'œuvre d'art moderne indiquerait à la philosophie comment sortir de l'image de la représentation, souci prioritaire de l'empirisme transcendantal. Proust dans La Recherche offrirait cela. I