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Date : 16 / 22 FEV 17 Pays : France Périodicité : Hebdomadaire OJD : 92619 Page de l'article : p.58-60 Journaliste : Marie Chaudey Page 1/3 SEUIL 7501550500505 Tous droits réservés à l'éditeur Culture À l'heure du centenaire de la Révolution, les blessures de l'histoire et leur empreinte sur la Russie continuent de fasciner les écrivains. Qu'ils en arpentent les territoires géographique ou imaginaire. TRAJECTOIRES RUSSES

À l'heure du centenaire de la Révolution, les blessures de l'histoire … · 2017. 3. 20. · Olivier Rolin fait son pèlerinage en toute simplicité, de traces de baraque-ments

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  • Date : 16 / 22 FEV 17

    Pays : FrancePériodicité : HebdomadaireOJD : 92619

    Page de l'article : p.58-60Journaliste : Marie Chaudey

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    SEUIL 7501550500505Tous droits réservés à l'éditeur

    CultureÀ l'heure du centenaire de la Révolution, les blessures de l'histoireet leur empreinte sur la Russie continuent de fasciner les écrivains.Qu'ils en arpentent les territoires géographique ou imaginaire.

    TRAJECTOIRESRUSSES

  • Date : 16 / 22 FEV 17

    Pays : FrancePériodicité : HebdomadaireOJD : 92619

    Page de l'article : p.58-60Journaliste : Marie Chaudey

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    livresOn le sait depuis qu'on a lu Anna Karé-

    nine, le Docteur Jivago ou la poésie de BiaiseCendrars : prendre un train russe, c'estremonter le temps, mais aussi se frotter àl'espace d'un pays continent, à ses fuseauxhoraires, aux milliers de kilomètres à ava-ler dans une mélancolique lenteur. OlivierRolin, qui connaît la Russie pour y avoirvoyagé depuis les années 1980, nousentraîne cette fois dans un périple à bordde « l'autre Transsibérien », la MagistraleBaïkal-Amour (BAM), qui rejoint le Paci-fique à la hauteur de l'île de Sakhaline.Traversée de l'immensité sauvage, rêveriesface à cet océan d'arbres qu'est la taïga, sesmélèzes, ses bouleaux. Dans les bourgadesd'anciens pionniers, l'écrivain croise deshommes qui ont vu l'ours, des chasseursd'élans, de phoques ou de zibelines, despêcheurs d'omouls. Il fait doux en Sibériequand il fait - 30 °C. Voilà pour le dépay-sement. Mais Olivier Rolin suggère com-bien la permanence de la nature a quelquechose de consolatoire pour ses interlocu-teurs russes. Dans un univers à l'abandon,où l'on survit entre vétusté et déglingue.

    LE FANTÔME DE L'URSSCar « la géographie est ici tout mtriquée

    d'Histoire ». Carrefour d'avenues « largescomme des pistes d'aviation » ou croisementd'une poignée de rues, les villes loin deMoscou n'ont guère bougé, sauf en décré-pitude - sortes de « conservatoires » del'urbanisme communiste, avec souventcette « laideur soviétique qui saute à lagueule ». Le fantôme de l'URSS est partout.Et Olivier Rolin, qui fut dans sa jeunessemilitant de la gauche prolétarienne, semontre particulièrement attentif auxempreintes du totalitarisme sur le paysageet les hommes. « Voyager en Russie, c'est

    traverser les lieux de ce quifut la plus grandeespérance profane de l'époque moderne (...)avant de devenir le cauchemar sanglant dela Terreur. On ne peut comprendre le siècledont nous venons que si l'on a une connais-sance de cet espoir et de ce désespoir. »

    L'IMMENSE INDIFFÉRENCE ATOUTChaque escale ramène donc l'écrivain

    à la tragédie, à la trace des camps de tran-sit et de tri qui sont à l'origine des petitesvilles sibériennes du Far East, de Taichetà Tynda. Le BAM, axe stratégique lié àl'exploitation des richesses minières de laSibérie, est un chemin de fer « construitsur des ossements ». Plus de 300 camps dugoulag ont fourni la main-d'œuvre du pre-mier tronçon dans les années 1930. Desprisonniers de guerre allemands et japo-nais y laissèrent ensuite leur peau, relayésplus tard par les Jeunesses communistes- les Komsomol -, qui termineront en 1984le pharaonique chantier, entre gel et maré-cage. On ne connaîtra jamais le nombredes « esclaves » morts à la tâche sur la tota-lité du parcours. Pas de procès de Nurem-berg après la dissolution de l'Empire sovié-tique. Olivier Rolin fait son pèlerinage entoute simplicité, de traces de baraque-ments en tunnels désaffectés, de stèlesdiscrètes en petits musées. L'écrivainfrançais met ses pas dans ceux du grandTchékhov, qui s'en fut à Sakhaline en 1890pour témoigner de l'épouvantable sort desbagnards du tsar. Rolin évoque « la délica-tesse désenchantée, jamais moralisatrice »de l'écrivain russe. Il loue cette littératureoù «jamais le trait n'est appuyé, pathétique,mélodramatique », et on se dit que du maîtreil a pris de la graine. D'une rue cahotante,il peut contempler un paysage urbain quiatteint « une perfection dans l'épars et ledélabré », ou à la vue d'un cèdre nain serappeler un chapitre poignant des Récitsde la Kolyma, de Chalamov.

    À ces souffrances inouïes endurées parle peuple russe, Rolin voit aujourd'huicomme conséquence une certaine brutalitédans les rapports humains, « cette immenseindifférence à tout » de la majorité des gensqu'il croise. Avec cette donnée paradoxale :les Russes parlent toujours de « l'avant »,saisis par la nostalgie d'un certain ordre,du travail pour tous, d'une existence moinsmisérable. L'écrivain français s'étonnequ'un Poutine laisse son pays s'enfoncer àun tel point dans la déréliction, en contraste

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    avec le modernisme de la Chine voisine. Etque sa cote ne se déprécie point ! Mais ilfaut compter avec le patriotisme russe, « laseule passion populaire qui reste ».

    LA NOSTALGIE DE « L'AVANT »

    Cet indécrottable amour pour la gran-deur slave, l'écrivain Cédric Gras le donneà voir en écho dans la Mer des cosmonautes.À 35 ans, ce russophile qui a étudié à Omsket enseigne à Vladivostok a vécu une aven-ture plutôt exceptionnelle : il a voyagépendant trois mois sur le brise-glace quiravitaille chaque année les bases russes del'Antarctique, survivance des conquêtessoviétiques de la guerre froide. À la grandeépoque, l'URSS a comptéjusqu'à huit basesau pôle Sud. Moscou n'entretient plusaujourd'hui que cinq d'entre elles. Et sitous les météorologues, techniciens etmarins s'accrochent à ces confettis gelésdu bout du monde, c'est d'abord très pro-saïquement par intérêt financier : unsalaire multiplié par trois... Mais CédricGras se rend vite compte que tous les poiiar-niks - les hommes des pôles - se consi-dèrent aussi comme les héritiers de l'épo-pée soviétique, qui avait fait de l'Antarctiquedes années 1950 la dernière frontière, avantque la conquête de l'espace ne prenne lerelais avec le super-héros Gaganne en 1961.

    Comme les cosmonautes, \espoliarniksaffrontent l'extrême, des températuresauxquelles la Sibérie les a à peine familia-risés : records de - 85 °C tout de même etlugubres blizzards. Là encore, des valeu-reux ont été ensevelis dans les crevassespour la gloire de l'étoile rouge. Cédric Grasn'évacue pas le sacrifice des hommes, mais

    m Les derniers jours^ d'une condamnée à mort

    ^P ̂ P ï* Les héroïnes russes ont un tempérament dè feu, on le. Mais cette insurgée de 29 ans, dont on découvre ici le texte écrit

    avant son exécution au camp des îles Solovki en juin 1931, estrenversante. Issue de la bourgeoisie intellectuelle juive de Petrograd,Evguénia voulut dès son plus jeune àge devenir « une révolutionnairevivant la clandestinité ». Compagne du poète laroslavski, emprisonnéen 1928, âprement déçue par les bolcheviks, elle rejoindra le « mondede la racaille », mendiants, prostituées et voleurs. Car c'est chez lesmarginaux seuls qu'elle verra alors la possibilité d'une force subversive.Chercheuse d'absolu, humaniste avec en elle « l'écharde du pardonuniversel », elle nous bouleverse. *> M.C.Révoltée, d'Evguénia laroslavskala-Markon, Seuil, 16 €.

    À LIRE

    r, d'Olivier Rolm, Paulsen, 21 €.

    a, de Vladimir Sorokine, Actes Sud, 22,50 €

    ^ *V La Mer des cosmonautes, de Cédric Gras, Paulsen,19,50 €

    7, de Bernard Chambaz, Seuil, 15 €.Sortie le 9 mars.

    n'a pas la même amertume qu'OlivierRolin. Lui qui appartient à une générationguérie des utopies trouve un charme vin-tage aux reliques bolcheviques figées dansles glaces - cimetières d'avions et d'enginsmythiques, Iliouchine 11-12 et autrescamions Zis. Ce qui ne l'empêche pas deconstater la vétusté des installations danslesquelles continuent de travailler lespoliarniks, pris encore et toujours par lanostalgie de « l'avant » - et d'abord celle« de la considération ». D'année en année,les mêmes reviennent sur les bases deMirny ou Molodejnaya, y recréant finale-ment « un "petit communisme", aux fraisde l'État ». Tout est dit ! Depuis son brise-glace, Cédric Gras décrit finalement laRussie comme « un pays inclassable oùl'indigence côtoie la superpuissance ».

    Et c'est bien ce mélange détonnantqu'utilisé l'écrivain russe Vladi-mir Sorokine pour imaginer lefutur dans son nouveau romanTelluria : un Moyen Âge avec holo-grammes, une période deténèbres où les gueux sont mani-pulés par des tyrans super-geek,où les pires féodalismes côtoientla technologie la plus pointue.Les utopies sont mortes, vive ladystopie grinçante ! Quèlquesannées après l'implosion del'Europe et le démantèlement dela Russie ne subsistent dans lafiction de Sorokine que desprincipautés et petits royaumesen guerre perpétuelle, dont laMoscovie, au nouveau régime

    BernardCHAMBAZ

    « théocratocommunoféodal ». Le gaz etI electricité y sont rationnés au profit desdignitaires, le bon peuple se déplace grâceà un carburant bio - la pulpe de pomme deterre - à l'heure où les Chinois, plus puis-sants que jamais, ont débarqué sur Mars.Considéré en Russie comme le plus douédes postmodernistes, Sorokine n'a pastoujours eu l'heur de plaire à Poutine, tantsa prose acide mêle le grotesque au déses-péré. La quête du Graal des citoyens de sonmonde cruel n'est plus spirituelle ni idéo-logique, mais guidée par la possessionmatérielle : si vous vous enfoncez dans lecrâne un clou de « tellure », métal enchantéqui ravit vos neurones, vous connaîtrez lebonheur. Ruée donc vers le nouvel or, dansun récit accrocheur, éparpillé façon puzzle,qui fait froid dans le dos.

    Qu'il n'y ait pas de fin de l'histoire, et pasdavantage de finalité, c'est déjà ce que disaitPasternak. Et l'écrivain Bernard Chambaznous le rappelle dans un drôle de livre, éclatélui aussi, mais uni par le chiffre fétiche del'année révolutionnaire russe : 17. Parmitoute une galerie, Chambaz y esquisse unbref et savoureux portrait de l'auteur duDocteur Jivago, entre le premier soubresautde février et le séisme d'octobre. Si BorisPasternak s'enflamma au printemps pourla liberté tout autant que pour la belle Elena,son histoire d'amour fut hélas sans lende-main, et s'assombrit dès l'hiver : le poèten'alla pas au rendez-vous décisif des bol-cheviques à l'Institut Smolny. Pas plus quele gouvernement soviétique ne laisseraPasternak, 40 ans plus tard, aller chercherson Nobel à Oslo... 9 MARIE CHAUDEY