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0123 DOSSIER DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004 L’auteur de « L’Archéologie du savoir » n’est pas que la figure centrale du Festival d’automne. Vingt ans après sa mort, jamais sa pensée n’a été autant commentée. Tour d’horizon de l’actualité française et internationale des « études foucaldiennes » « » Le changement du rôle des intellectuels après Mai 68 : propos inédits du philosophe, enregistrés en 1975 page VIII La rupture permanente ’ ’ Foucault, l’homme qui pensait toujours autrement ; Mathieu Potte-Bonneville ; Philippe Artières ; Yves Charles Zarka pages II et III Une conception nouvelle de la vérité, par Paul Veyne ; travailler avec lui, par Arlette Farge ; Frédéric Gros pages IV et V L’ombre de Foucault aux Etats-Unis ; les étapes de la réception en Russie ; au Japon, un rayonnement exceptionnel pages VI et VII Michel Foucault La rupture permanente

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0123DOSSIER

DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004

L’auteur de « L’Archéologiedu savoir » n’est pas quela figure centrale du Festivald’automne. Vingt ans aprèssa mort, jamais sa penséen’a été autant commentée.Tour d’horizon de l’actualitéfrançaise et internationaledes « études foucaldiennes »

«

»

Le changement du rôledes intellectuels après Mai 68 :propos inédits du philosophe,enregistrés en 1975

page VIII

La rupturepermanente

’ ’Foucault, l’homme qui pensaittoujours autrement ; MathieuPotte-Bonneville ; PhilippeArtières ; Yves Charles Zarka

pages II et III

Une conception nouvellede la vérité, par Paul Veyne ;travailler avec lui,par Arlette Farge ; Frédéric Gros

pages IV et V

’L’ombre de Foucaultaux Etats-Unis ; les étapes dela réception en Russie ; au Japon,un rayonnement exceptionnel

pages VI et VII

MichelFoucaultLa rupturepermanente

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II/LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004

PAUL KLEE(1879-1940)

« Dans la mesure

où Klee fait apparaître dans

la forme visible tous les

gestes, actes, graphismes,

traces, linéaments, surfaces

qui peuvent constituer

la peinture, il fait de l’acte

même de peindre

le savoir déployé

et scintillant

de la peinture elle-même. Sa

peinture n’est pas

de l’art brut, mais une

peinture ressaisie par

le savoir de ses éléments

les plus fondamentaux. »

Michel Foucault,

in « L’homme est-il mort ? »,

entretien avec

Claude Bonnefoy, juin 1966.

« Intention », 1938

(pastel peint sur papier)a

1926 : Paul-Michel Foucault naît àPoitiers, le 15 octobre. Son père estchirurgien.1937-1944 : Paul-Michel, quimodifiera plus tard son prénom,fait ses études secondaires à Poitiers.1945 : Vient à Paris, poursuivreses études au lycée Henri-IV,en khâgne.1946-1951 : Elève de l’Ecole normalesupérieure de la Rue d’Ulm.1952-1955 : Enseigne à Lille et à larue d’Ulm.1955-1960 : Vit en Suède, puisen Pologne et en Allemagne,où il dirige des Instituts culturelsfrançais et prépare sa thèsesur l’histoire de la folie.1961 : Publie Folie et déraison.Histoire de la folie à l’âge classique.1960-1966 : Professeur à l’universitéde Clermont-Ferrand.1966 : Publie Les Mots et les Choses.1966-1968 : Enseigne à l’universitéde Tunis.

1968-1970 : Enseigne à l’universitéde Vincennes.1970 : Devient professeurau Collège de France, multiplieensuite les engagements militantset les voyages (Japon, Etats-Unis).1975 : Publie Surveiller et punir.1976 : Publie le tome I de l’Histoirede la sexualité, La Volonté de savoir.1984 : Publie les tomes 2 et 3de l’Histoire de la sexualité.L’Usage des plaisirs et Le Souci de soi.Meurt à Paris des suites du sidale 25 juin.

(Sont indiquées seulement l’éditionoriginale, et la dernière publication,au format de poche, s’il y a lieu).Folie et déraison. Histoire de la folieà l’âge classique, Plon, 1961 ;Gallimard, « Tel », no 9, 1992.Naissance de la clinique.Une archéologie du regard médical,PUF, 1963, « Quadrige »,2003.

Les Mots et les Choses. Unearchéologie des sciences humaines,Gallimard, 1966 ; « Tel », no 166,1992.L’Archéologie du savoir, Gallimard,1969.Surveiller et punir. Naissancede la prison, Gallimard, 1975,« Tel », no 225, 1993.La Volonté de savoir. Histoirede la sexualité, tome I, Gallimard,1976 ; « Tel », no 248, 1994.L’Usage des plaisirs. Histoirede la sexualité, tome II, Gallimard,1984 ; « Tel », no 279, 1997.Le Souci de soi. Histoire de lasexualité, tome III, Gallimard,1984, « Tel », no 280, 1997.

Maladie mentale et psychologie,PUF, 1954 ; « Quadrige », no 198,2002.Raymond Roussel, Gallimard,1963, « Folio essais », no 205, 1992.

Ceci n’est pas une pipe. Sur lepeintre Magritte, Fata Morgana,1973.L’Ordre du discours. Leçoninaugurale du Collège de France,Gallimard, 1971.Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé mamère, ma sœur et mon frère…,Gallimard-Julliard, 1973 (ce texte afait l’objet d’un film réalisé par RenéAllio). « Folio histoire » no 57,1994.Microphysique du pouvoir, Einaudi,1977.Herculine Barbin, dite Alexina B.,Gallimard, 1978 ; « Folio », no 2 470,1993.Le Désordre des familles. Lettresde cachet des archives de la Bastille,présentées par Arlette Fargeet Michel Foucault, Gallimard, 1982.

Michel Foucault est aussi l’auteurde traductions : le Rêve etl’Existence, de Ludwig Binswanger.Desclée de Brouwer, 1954 ;

Anthropologie du point de vuepragmatique, d’Emmanuel Kant.Vrin, 1964 ; Etudes de style,de Léo Spitzer, Gallimard, 1962.

Dits et Ecrits (recueil de textespubliés de son vivant par MichelFoucault), sous la directionde Daniel Defert et François Ewald,4 volumes, Gallimard, 1994 ;« Quatro », 2 vol., 2001.Cours de Michel Foucaultau Collège de France :Il faut défendre la société,cours au Collège de France 1976,Seuil, « Hautes Etudes », 1997.Les Anormaux, cours au Collège deFrance 1975 , Seuil, « HautesEtudes », 1999.L'Herméneutique du sujet, coursau Collège de France 1981-1982,Seuil, « Hautes Etudes », 2001.Pouvoir psychiatrique, cours aucollège de France 1973-1974, Seuil,« Hautes Etudes », 2003.

Foucault, de Gilles Deleuze,« Critique », Editions de Minuit,1986. Réédition : Minuit, Critique,2004.Michel Foucault (1926-1984),de Didier Eribon, Flammarion,1989.Michel Foucault et sescontemporains, de Didier Eribon,Fayard, 1994.Michel Foucault, de David Macey(traduit de l’anglaispar Pierre-Emmanuel Dauzat),Gallimard, 1994.La Passion Foucault,de James Miller (traduitde l’anglais pas Hugues Leroy),Plon, 1995.

Foucault par lui-même.Film de Philippe Calderon, écritavec François Ewald (Arte, 2003,63 min.).

Multiple et discontinue, telle estau premier regard l’œuvre deFoucault. Ses ennemis dirontqu’elle est disparate, ou mêmedispersée. Sa trajectoire per-

sonnelle peut donner la même impression :une myriade de lieux et de centres d’intérêtplutôt qu’une belle totalité clairement orga-nisée. A l’inverse de ceux qui creusent unseul sillon, Foucault serait un désordonné.Serait-ce un penseur sans unité ? La diversi-té de ses sujets d’étude pourrait le laissercroire. Au premier regard, sa course estdéconcertante : de la folie pendant l’Age clas-sique à l’usage des plaisirs durant l’Antiqui-té, de la naissance des sciences humaines àcelle des prisons, en passant par le regardmédical ou les archives de la Bastille, sanscompter Raymond Roussel ou Manet, littéra-ture et réflexion esthétique.

Le sentiment de morcellement peut s’ac-centuer encore si l’on constate qu’il n’existepas de méthode Foucault uniforme etconstante. Ses enquêtes successives obéis-sent à des règles distinctes, visent des objec-tifs dissemblables. En outre, inventeur deconcepts, il en a créé à foison, les abandon-nant sans vergogne, en créant aussitôt denouveaux. Enfin, ce défricheur avide n’a ces-sé d’établir des programmes de travail pourn’en remplir qu’une partie ou pour les modi-fier en cours de route. Face à tant d’élé-ments qui ne s’ajustent jamais parfaitement,on pourra conclure, d’un côté, à une recher-che vivante, toujours en devenir, s’inventantcontinûment. Sur l’autre versant, on désespé-rera d’agripper l’unité introuvable de cetteœuvre.

D’autant plus que Foucault lui-même n’acessé de revendiquer cet éclatement commeune exigence de liberté. S’il écrit, c’est pourpréparer un « labyrinthe » où il pourra se dis-simuler, cheminer sans être vu, surgir à l’en-droit le plus improbable. « Ne me demandezpas qui je suis et ne me dites pas de rester lemême », dit-il au début de L’Archéologie dusavoir. N’être pas repérable, pas fixé ni figé,pouvoir indéfiniment changer de perspecti-ve ou de tactique, voilà qui appartenait à safaçon de lutter, de penser, de vivre. Cettemobilité concertée n’a pas empêché bonnombre de ses lecteurs de chercher une uni-té à son travail et une systématicité à sa pen-sée. Il se pourrait qu’un bon guide, sorte defil d’Ariane paradoxal, soit l’idée même derupture. Car Foucault n’a cessé de rompre.Avec les références habituelles ou les pers-pectives convenues, avec ses œuvres anté-rieures ou ses propres intentions.

Au commencement de son parcours, vers1955, Foucault rompt avec la France commeavec l’enseignement. Ce jeune normalien,agrégé de philosophie, part en Suède pour ydevenir attaché culturel à Uppsala.

C’est là aussi qu’il commence à rompreavec le Parti communiste et avec le marxis-me. De ce moment date surtout la rupturedécisive qui le voit s’engager dans l’écriturede Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge

classique. Le livre, présenté d’abord commethèse, ne paraît qu’en 1962, mais Foucaultdit déjà adieu, au milieu des années 1950,aux références universitairement correctes.

Sur la folie, en effet, on eût attendu d’unphilosophe qu’il commentât Erasme, Descar-tes et quelques autres, bien en place dans labibliothèque des œuvres légitimes. Voilàque Foucault se lance au contraire dans ledépouillement de volumes indignes : traitésde sorcellerie, manuels de médecine, rap-ports de police, cours de psychiatrie, œuvressans relief d’auteurs sans stature. Dans cetteécume des bibliothèques, ces flots oubliésde propos obscurs, il ne cherche pas àreconstituer l’histoire des attitudes enversune déraison humaine supposée toujoursidentique à travers les âges. Sa démarcherompt avec ce point de vue habituel et sim-pliste. Foucault étudie en effet le gestemême du partage qui constitue d’un côté laraison et de l’autre son double effrayant. Aucours de cette investigation, il s’attache à fai-re voir comment se transforment radicale-ment les discours et les pratiques sociales :on disait au Moyen Age le fou proche dudivin, plus ou moins prophète, nécessaire-ment errant, nomade receleur de secretssurhumains. On le nomme désormais dange-reux, dérangé, malade, plus proche de labête que de l’humain. On le dit à enfermer, àdiagnostiquer, à soigner si possible.

Foucault opère donc, d’entrée de jeu, unesérie de ruptures. Il rompt avec l’idée d’unefolie toujours identique, qui ferait enfin l’ob-jet, avec la psychiatrie, d’un savoir scientifi-que. Il montre que les objets étudiés sont aucontraire produits en même temps que lessavoirs et leurs classifications. Il rompt aussiavec la séparation des disciplines et des regis-tres d’analyse : le discours sur l’enferme-ment nécessaire des fous et l’Hôpital généralnaissent ensemble, tout comme l’asile et lapsychiatrie. Dispositifs de savoir et disposi-tifs de pouvoir sont deux faces d’un mêmeprocessus. Ces deux faces renvoient l’une àl’autre et s’engendrent réciproquement.

Leur histoire révèle les mêmes fractures,mutations et discontinuités. Voilà ce qui inté-ressera Foucault dans tous ses travaux :moments de bascule, seuils, lignes de parta-ge. Il ne se contente pas d’opérer des ruptu-res. Il les étudie.

On pourrait même affirmer qu’il les tra-que, cherchant à les faire saillir là où, avantlui, on ne les avait guère aperçues. Ainsi,avec Les Mots et les Choses, en 1966, Foucaultfait émerger de l’ombre et de l’oubli la fractu-re dans l’espace du savoir qui a fait naître lessciences humaines telles que le XIXe siècle lesdéveloppe. Chemin faisant, il souligne com-bien la figure de l’homme, conçue commeprincipe central d’explication, est historique,donc temporaire, en train de s’estomperpeut-être déjà. Cette « mort de l’homme » lerend célèbre, au prix de malentendus. Le

livre connaît un succès extraordinaire, endépit de sa difficulté réelle. Foucault, lui,part enseigner en Tunisie. Il y restera jus-qu’après mai 1968. Quand il revient en Fran-ce, c’est pour enseigner à Vincennes, alorshaut lieu du gauchisme, avant d’être élu auCollège de France. Il s’éloigne désormais deplus en plus de l’université et surtout dumodèle professoral habituel, rompant à sa

manière avec les raideurs académiques com-me avec ce qu’on peut appeler, au proprecomme au figuré, les forces de l’ordre.

C’est toujours sous le signe de la ruptureque se poursuit sa trajectoire. L’Archéologiedu savoir s’éloigne des méthodes et objetsconvenus de la recherche historique pourdéfinir ce que sont les discours, leurs configu-rations, leurs basculements. Surveiller etpunir prend ses distances avec la conceptionhabituelle du pouvoir, émanant d’un centreunique, pour proposer l’idée de « micro-pou-voirs », locaux, polycentrés. En analysant lanaissance de la société disciplinaire, le dressa-ge des corps, le contrôle du temps et de l’es-pace (caserne, pensionnat, usines), Foucaultrompt aussi, et cette fois de manière radica-le, avec l’approche marxiste conventionnel-le. Plus encore : alors qu’il est désormais ins-tallé, traduit dans le monde entier, écouté detoutes parts, Foucault va s’éloigner de seschamps de recherches précédents.

Avec Histoire de la sexualité, il entame unprogramme de grande envergure, quis’ouvre, avec La Volonté de savoir, par uneréflexion sur le lien très particulier qui anoué, en Occident, le discours et le sexe.C’est une rupture de plus avec ce qu’oncroyait communément. Les interdits dont lasexualité est entourée, disait-on, en limitentl’exercice. Au lieu de penser en termes de res-triction et d’amoindrissement, Foucault insis-te sur l’aspect incitatif, productif de cette his-toire. Nulle part on a tant parlé de sexe, tantconsacré d’efforts, de réflexions, de tempsaux techniques de l’aveu. L’Occident estparcouru par un souci, interminable et pro-téiforme, de discourir sur le sexe. Il s’agirad’en retracer la formation et les points derupture.

Foucault abandonne pourtacnt ette gigan-tesque entreprise. Sous le même titre, plu-sieurs années plus tard, il entame une investi-gation très différente. C’est en effet dansl’Antiquité, chez les Grecs et les Romains,leur « souci de soi » et leur manière de régler« l’usage des plaisirs » que Foucault reconsti-

tue le modèle d’une manière d’exister etd’agir, de construire sa propre vie, qui diffèretotalement des modèles du christianisme.C’est donc à l’intérieur même de la constitu-tion de l’individu, de sa subjectivité, qu’ilintroduit finalement les ruptures de l’histoi-re. Peut-être n’a-t-on pas assez mesuré l’ext-raordinaire effort qu’exigeait, pour un philo-sophe historien si longtemps familier desTemps modernes et de leurs diverses archi-ves, la volonté de se faire helléniste, latiniste,antiquisant. Comme une dernière rupture.

A moins que ce soit seulement unmoment dans un processus qui, en fait, nes’arrête pas avec la mort de Michel Foucaulten juin 1984. Le mouvement de ces rupturesen série continue. Les lecteurs en effet le pro-longent, réinventant le geste, rompant à leurtour, comme Foucault l’avait d’ailleurs prévuet souhaité, avec le sens premier de tel ou telde ses concepts. En France, on a commencépar exemple à prendre en compte différem-ment la dernière période de l’œuvre, à la lireparfois comme le testament d’un moraliste.L’ampleur d’une démarche philosophiquequi s’inscrit dans le sillage de Nietzsche estégalement mieux discernée.

Aux Etats-Unis, au Japon, en Russie, leslecteurs de Foucault rompent à leur touravec ce que furent ses intentions premières.Ils fabriquent à leur usage des Foucault nou-veaux et singuliers.

On ne parlera pas de trahison. Au contrai-re, ces transformations lui sont fidèles. Car lavolonté explicite de Foucault était de faireœuvre instrumentale. Chacun, à ses yeux,devait pouvoir se servir de son travail, enfonction de ses besoins, d’une manière éven-tuellement inédite et imprévisible. L’auteurn’était pas pour lui dépositaire du sens offi-ciel et unique de ses livres. Ce que MichelFoucault a enseigné de plus important, enfin de compte, est peut-être ceci : penser,écrire et lutter ne forment qu’une seule etmême rupture permanente.

Roger-Pol Droit a

MICHEL FOUCAULT, 1926-1984

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N’être pas repérable,pas fixé ni figé,pouvoir indéfinimentchanger de perspectiveou de tactique,voilà qui appartenaità sa façon de lutter,de penser, de vivre

m i c h e l f o u c a u l td ’ h i e r à a u j o u r d ’ h u i

L’homme qui pensait toujours autrementcréateur de concepts,défricheur de sujetsd’étude trèsdifférents, michelfoucault n’a cesséde revendiquer unéclatement qu’il atoujours défenducomme une exigencede liberté

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LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004/III

a SÉCURITÉ, TERRITOIRE,POPULATION et NAISSANCEDE LA BIOPOLITIQUE,Cours de Michel Foucault auCollège de France (1977-1978et 1978-1979)Editions établies sous la direction deFrançois Ewald et AlessandroFontana, par Michel Senellart.Nous sommes le 1er janvier 1978.« Eh bien, je voudrais maintenantcommencer ce cours. Donc, là, ças’appelle “Sécurité, territoire,population” »... Après un and’interruption, Michel Foucaultreprend son enseignement au Collègede France. Ils ne le savent pas encore,mais les centaines d’auditeursprésents dans la salle s’apprêtent àassister à un tournant crucial dans lediscours du philosophe. Ceux qui sontvenus pour écouter un drame de ladomination et de l’assujettissement etqui se réjouissent à l’idée d’entendreclaquer les mot « surveillance » et« punition », « dressage » et

« répression », ceux-là risquent derepartir un brin déçus.Certes, il s’agit toujours de lamodernité, « c’est-à-dire de notreactualité » : savoir policier, politiquede la vérité. Mais ce qui va alors seconfirmer, puis se radicaliser, c’est unglissement théorique déjà décelabledans le cours précédent (Il fautdéfendre la société, 1976), oùl’hypothèse « biopolitique » s’étaittrouvée brièvement esquissée,« comme ça, un petit peu en l’air ».A ce moment, le curseur du proposfoucaldien se déplace de façondécisive, depuis l’explorationgénéalogique du « pouvoir » envisagécomme discipline des corps, vers unedescription matérialiste et moraled’un « gouvernement » conçu commeun ensemble de procéduresrégulatrices visant d’abord, cette fois,les populations.Des corps à la population et desmécanismes de la domination à l’artde gouverner : telle est donc

l’inflexion qui fait tout l’intérêt desdeux cours publiés ces jours-ci(Sécurité, territoire, population,1977-1978 et Naissance de labiopolique, 1978-1979). De ce diptyque,on pressentait l’unité. Mais il revientau philosophe Michel Senellart del’avoir rendue manifeste, par untravail d’édition dont il faut saluer laprévenante et généreuse érudition.Grâce à celle-ci, le lecteur disposed’une boussole d’autant plusprécieuse que le discours foucaldienn’est pas toujours facile à suivre :« Vous le savez, je suis commel’écrevisse, je me déplacelatéralement », admet le professeur auCollège de France. Multipliant lesécarts, les pas de côté, il n’en construit

pas moins, leçon après leçon, unehistoire de « la manière dont onconduit la conduite des hommes » – cequ’il appelle la« gouvernementalité ». Comme à son

habitude, il y mêle microanalyse et« remarques de pur vocabulaire »,exemples « très enfantins » et amplescommentaires de textes : la« littérature anti-Machiavel », parexemple, laquelle, plutôt que deprodiguer au Prince des conseilsd’habileté, préfère méditer« l’introduction de l’économie àl’intérieur de l’exercice politique ». Ouencore les textes fondateurs dunéolibéralisme allemand, quiexhibent, eux aussi, la mutation de laraison politique en son devenirmoderne. C’est-à-dire l’irruption dumarché comme lieu ultime de vérité,dans une société où la seule questionqui compte vraiment s’énonce ainsi :« comment gouverner dans un espacede souveraineté peuplé par des sujetséconomiques ? »Le pouvoir s’échinait à contrôler lescorps, le gouvernement s’emploiedésormais à réguler la vie de tous. Orle libéralisme aura constitué à la foisle cadre indispensable et la « condition

d’intelligibilité » de cette nouvelle ère« biopolitique ». A la charnière de cesdeux emprises (sur les corps, sur lapopulation), il y a la sexualité. Là,aussi, se déploie la société civile. « Lasociété civile, c’est comme la folie, c’estcomme la sexualité » ; lance Foucault,fidèle à sa méthode, attentif auxinterfaces entre gouvernants etgouvernés, aux formes d’allégeancecomme aux modalités d’une possiblerésistance. Gouvernement des autres,gouvernement de soi : ici se profile lagrande question éthique, qui serabientôt à l’honneur sur la scènefoucaldienne. Où il ne sera plusseulement question d’objets (corps,populations) aux prises avec lepouvoir, mais aussi d’un sujet vouéà l’esthétique de l’existence et ausouci de soi.

Jean BirnbaumSeuil-« Hautes Etudes », 432 et 384 p.,15 ¤ chaque volume. En librairie le1er octobre.

« Revolution of the viaduct« , Paul Klee, 1937 a

BIbliographie

L es années 1971-1972 sont le théâ-tre d’une lutte inédite autour desprisons dont Foucault, avec le

Groupe d’information sur les pri-sons, est l’un des principaux artisans.En proposant d’enquêter, à la maniè-re de Marx, sur l’univers pénitentiai-re, en décidant de « faire-savoir »l’enfermement dans sa quotidienne-té, en considérant pour cela que cet-te connaissance appartient d’abordet surtout aux détenus et qu’ils doi-vent en être les producteurs, Fou-cault invente un geste philosophi-que : il ne parle pas à la place desautres, il se fait le relais d’une prisede parole.

Ce geste, que le philosophe prolon-ge avec la rédaction de son « livredes peines », par lequel il dresse lagénéalogie de la prison dans nossociétés, et qu’il renouvelle ensuitejusqu’à sa mort par une série d’inter-ventions, dont son soutien au doc-teur russe Stern, qu’en faire aujour-d’hui ? A l’heure où certains voientdans l’expérience du GIP un instanta-né jauni de l’année 68, au moment oùplus de 60 000 détenus sont entassésdans les établissements pénitentiai-res français, à une période où le tout-carcéral semble faire l’unanimité, cegeste foucaldien paraît bien encom-brant. Alors que la France et la majo-rité des démocraties dans le mondesont, en ce début de XXIe siècle, aumilieu de l’impasse pénitentiaire,alors que l’on établit aujourd’hui desnormes internationales d’une « bon-ne prison », la pensée de Foucault etson action au sein du GIP peuventapparaître à beaucoup, du moins lesouhaiteraient-ils, comme une paren-thèse d’un autre temps.

Pourtant, la prison et ses avatarsque sont les centres de rétention pourles personnes en irrégularité deséjour, revient régulièrement sur ledevant de la scène : en France, suici-des, mauvais traitements, promiscui-té ; ailleurs, brimades, tortures… L’en-fermement n’a pas fini de poser à nossociétés des problèmes, de les placerface à l’intolérable, de les fairevaciller. Face à cette situation, les tra-vaux de Foucault nous invitentd’abord à rompre avec la logique de laréforme. Surveiller et punir montremagistralement que la prison a été,depuis sa naissance, une institution àréformer, et que ses deux siècles d’his-toire sont jalonnés d’échecs.

Le second héritage foucaldien tientà nos yeux à la méthode du diagnos-tic ; il ne s’agit pas de porter sur la pri-son un point de vue humaniste, maisde la penser en termes de relations depouvoir, de stratégies, de rapports deforce. Autrement dit, Foucault doitnous encourager à interroger le péni-tentiaire aujourd’hui, dans le paysagequi est le nôtre, non plus la société dis-ciplinaire mais la société de contrôleidentifiée par Deleuze. Il nous fautdonc nous constituer en cartographede notre présent, repérer les failles, leseffondrements, les sédimentationspour permettre à des luttes d’émer-ger. Faire ce travail de connaissance etle faire circuler telle est notre tache, sil’on veut un jour en finir avec les pri-sons. En somme, il ne s’agit pas derépéter le geste foucaldien, mais de leréinventer.

Philippe Artières,historien au CNRS, responsable

du centre Michel Foucault a

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Les nouvelles frontièresde l’intolérablel’afflux des demandeurs d’asile, que foucault voyaitcomme un « présage de l’avenir », est devenu une question centrale

Dans la torpeur de l’été 2004, la longueerrance du navire de l’ONG Cap Ana-mur ne fit guère de remous : long-

temps interdit d’accostage, refoulé auxfrontières maritimes de l’Europe pour avoiraccueilli à son bord 37 rescapés africainsd’une barcasse en perdition, une partie deson équipage fut ensuite inculpée d’« aideà l’immigration illégale », et ses passagersinterdits de demande d’asile – au mépris dela convention de Genève. C’est à Genève,justement, que Foucault annonçait, en1981, la création d’un comité internationalcontre la piraterie en mer de Chine. Le sou-tien aux boat people, précisait-il, a un carac-tère politique : « Nous sommes tous des gou-vernés, et à ce titre, solidaires. »

Ce comité faisait d’ailleurs suite àd’autres initiatives : parmi celles-ci, Fou-cault citait le bateau Ile-de-Lumière, et… l’as-sociation Cap Anamur.

On n’en conclura pas qu’en matière desolidarité internationale la donne d’aujour-d’hui est encore celle d’hier. Chez Foucault,l’attention aux demandeurs d’asile inter-vint assez tard, signe d’une question encoreà l’horizon ; l’afflux des réfugiés constituaitselon lui « un présage de l’avenir » – il estdevenu notre présent le plus irrécusable.

Mais ces bateaux chargés de fuyards,bord à bord malgré vingt ans de distance,suggèrent que les concepts de Foucaultpourraient trouver aujourd’hui une acuiténouvelle. Car les mobilisations, sur ce ter-rain, déploient leur volume entre des repè-res qu’il a justement désignés : le sentimentde l’intolérable y procède de trois excès.

Excès, d’abord, du problème de l’asile surtoute solution simple ou définitive. Or Fou-cault a montré que certains combats doi-vent trouver leur ressort, et non leur pointd’arrêt, dans des questions proprementintraitables, aux deux sens du terme : ques-tions à la fois impérieuses et insolubles, quis’imposent avec d’autant plus de rigueur,déchirant les circonlocutions dont on vou-

drait les envelopper. En un sens, de la folieà la pénalité, Foucault ne s’est jamais préoc-cupé que des problèmes « sans solution » :avec la conviction que ces problèmes-là nese laissent pas repousser d’un haussementd’épaule, au prétexte qu’on ne peut rêverd’y mettre enfin un terme. Du constat qu’ilformulait en 1981, « les raisons qui font quedes hommes et des femmes aiment mieuxquitter leur pays que d’y vivre, nous n’y pou-vons pas grand-chose », nous pouvons tirerla même conclusion que lui : cette impuis-sance ne fait pas une excuse, elle fonde undevoir.

C’est aussi qu’une mobilisation trop sou-cieuse d’une alternative globale manque-rait le niveau où se joue, de nos jours, l’es-sentiel de notre condition : ce niveau unpeu gris, en deçà des principes juridiques etdes déclarations idéologiques, où les gou-vernants se soucient d’ordonner les multi-plicités humaines, et où l’inventivité policiè-re excède l’ordre du droit. C’est cet ordrespécifique que Foucault a mis en lumière, lenommant « gouvernementalité » : par là, ila invité à se tourner d’abord vers les techni-ques de contrôle des populations et lesmodes d’exercice du pouvoir, certain ques’y décide largement la forme des collectivi-tés, et le sort des individus.

Conviction confirmée avec éclat par l’af-faire du Cap Anamur : le mépris de la ges-tion policière des flux migratoires enversles cadres juridiques (tant nationauxqu’européens), l’annexion de l’asile politi-que aux prérogatives de l’action gouverne-mentale signalent l’insuffisance d’un sim-ple rappel à la morale, aux conventionsinternationales ou aux règles constitution-nelles. Ils rendent nécessaire une critiquedes manières de gouverner.

Quelle prise trouver, pour engager unetelle critique ? Ici, nous rencontrons le troi-sième excès, mis en lumière par Foucault etrevenant au cœur de notre actualité : l’ex-cès des techniques de relégation, de réclu-

sion, d’enfermement sur les rêves de trans-parence et de circulation indéfinie dont seberce la modernité. S’il faut s’inquiéter desprisons, notait Surveiller et punir, ce n’estpas à titre d’archaïsmes que nos sociétés« ouvertes » n’auraient pas encore réussi àdissoudre ; c’est parce que leurs murs don-nent à cette ouverture ses soubassementssecrets, qui la soutiennent et la contredi-sent à la fois.

Ce constat se retrouve aujourd’hui auplan international : l’approbation par l’Eu-rope d’un projet italo-allemand visant àimplanter en Libye des camps où les candi-dats à l’asile se verraient rassemblés, conte-

nus et « traités » ; la proposition, faite parTony Blair, d’installer de semblables « pro-cessing centers » en Turquie, en Iran, enSomalie ou en Ukraine ; autant de signesdu retour, au cœur de la modernité euro-péenne, d’une logique fort ancienne queseule une « solidarité des gouvernés » per-mettra d’affronter. Il s’agit d’enfermer,selon le mot de l’Histoire de la folie, lesinsensés « à l’intérieur de l’extérieur, et inver-sement » : aujourd’hui aux frontières del’Union, comme hier aux portes des villes.Aujourd’hui sur le Cap Anamur, commehier sur la nef des fous.

Mathieu Potte-Bonneville.philosophe, membre du comité de

rédaction de la revue Vacarme a

Concepts mixtes et regard fulgurant

« La philosophie antique nousapprenait à accepter notre

mort. La philosophie moderne,la mort des autres. »

Ces bateaux chargés defuyards suggèrent queles concepts de Foucaultpourraient trouverune acuité nouvelle

m i c h e l f o u c a u l td e s o u t i l s p o u r q u e l l e s l u t t e s ?

I l y a dans l’œuvre de Foucault une dimen-sion politique incontestable et profonde,coexistant avec d’autres dimensions :

archéologie historique des savoirs, moralede la subjectivité, etc. Pourtant, Foucault amarqué profondément la philosophie politi-que sur trois plans : dans son écriture, sesapproches et ses objets. Il a modifié lecadre de la problématisation du politique.

Ma seconde lecture de son œuvre, quicorrespond à une redécouverte tardive, estl’un des aspects décisifs de ma réorienta-tion dans ce champ : passage d’une lecturedes textes à une confrontation aux choses,à l’histoire des institutions, aux autres tex-tes, ceux auxquels l’histoire a imposé lesilence, sans renonciation à la question desnormes et des valeurs.

Foucault a inventé un nouveau style depensée et d’écriture sur le politique quirésulte directement du décloisonnementqu’il opère sur les savoirs. Dans ce champaussi, il a rompu les interdits liés aux fron-tières des savoirs institutionnalisés. Histoi-re, philosophie, anthropologie, voire socio-logie s’entrecroisent dans cette écriture quientend voir autrement et déjouer les obsta-cles à la compréhension. Armé de concepts

mixtes, d’un regard fulgurant qui perce àjour ce que personne ne voyait auparavant,Foucault modifie l’approche du politique.Rien n’est plus éloigné de lui que cesnotions abstraites que sont « l’Etat », « lanation », « le peuple », « la volonté politi-que », « la démocratie », etc. Raisonner surelles, c’est s’ôter tout moyen d’en juger lateneur véritable, c’est-à-dire de connaîtreles dispositifs de pouvoir, les rapports dedomination qu’elles cachent. Penser à par-tir d’elles, c’est manquer la substance dupolitique.

On comprend que l’objet du politique setrouve également bouleversé.

De nouvelles réalités deviennent aveu-glantes une fois découvertes par lui, alorsqu’avant personne ne les soupçonnait. Lelibéralisme se trouve ainsi complètementrelu à partir de la notion de bio-pouvoir. Lasociété contemporaine se trouve autre-ment éclairée par l’analyse du passage de lasociété disciplinaire à une société postdisci-plinaire qui ne laisse plus rien à ses marges.Enfin, la nature même des phénomènes depouvoir prend un autre caractère lorsqu’onn’identifie plus le pouvoir à l’Etat (ce quefaisait le marxisme) et que l’on perçoit des

rapports de pouvoir qui traversent toute latexture institutionnelle, administrative,médicale, psychiatrique de la société.

Mais, dira-t-on, quelle que soit la forced’invention de Foucault, sa capacité à per-cer la réalité historico-politique, à y décou-vrir des ordres et des relations inédites, il luimanque la dimension normative, laréflexion sur le bien commun ou le meilleurgouvernement, une différenciation du justeet de l’injuste, du légal et du légitime sansquoi on ne saurait parler de philosophiepolitique. Il est vrai que l’approche du politi-que chez Foucault n’est pas du tout norma-tive, elle est factuelle, historique, descripti-ve. Elle va aux relations de pouvoir, d’assu-jettissement, dans lesquelles se forme la réa-lité des relations sociales et politiques. Maisest-ce vraiment à la théorie de dire la véritéque la pratique doit suivre ou appliquer ?Peut-être l’action partielle, locale, ponctuel-le, celle qui n’attend pas le grand soir dugrand jour, est-elle plus porteuse d’espoirque toutes les théories du monde.

Yves Charles Zarka,directeur de recherche au CNRS,

directeur de la revue Cités (PUF) a

Le livre des peinesà l’heure du règne du tout-carcéral,la pensée foucaldienne reste encombrantE

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IV/LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004

GÉRARD FROMANGER(1939)

« Les tableauxde Fromanger ne captent

pas d’images; ils neles fixent pas ; ils les font

passer. Il les amènent,les attirent, leur ouvrent

des passages, leurraccourcissent les voies,

leur permettentde brûler les étapes

et les lancent à tout vent. »Michel Foucault in

« La Peinture photogénique »,février 1975.

a MICHEL FOUCAULTAUJOURD’HUI,de Blandine KriegelAncienne collaboratrice de MichelFoucault, Blandine Kriegel refuse delaisser cette œuvre aux mains de« ses interprètes et contempteurspetits-bourgeois ». Dans cet essai enforme d’hommage, elle propose de« ressusciter un moment d’admirationpartagée » en même temps qu’uneépoque « sans messe et sans culte »,marquée par l’enthousiasme et l’élande ce qu’on nomme souvent, fautede mieux, une génération. Contreceux qui voudraient faire de Foucaultun « prophète précurseur d’Attac et del’altermondialisme », elle entendmettre en avant la figure d’unFoucault « incertain » – créateur etartiste plutôt que militant. Aussil’accent est-il mis, ici, surl’enracinement du propos foucaldiendans la tradition phénoménologique,et du même coup sur les travaux quiexplorent les tensions du visible et de

l’invisible, la rencontre du texte et duregard, pour tenter de « redécouvrir lemonde dans son apparition » et danssa fragile continuité. Insistant sur unedouble filiation (la fidélité à Husserl,mais aussi le retour à Kant viaCassirer), et revenant par exemple surle commentaire fameux des Méninesde Vélazquez, la philosophe salue le« regard loquace » d’un Foucaultenvisagé certes comme unintellectuel engagé, mais aussi etd’abord comme un « peintre critiquede la pensée ». Un « artisteanti-artiste », que son itinéraire auraitmené « du manifeste contre l’art àl’art manifeste de son écriture », et dela contestation radicale du statutmême de créateur à la célébrationd’une peinture placée « au sommet »des pratiques discursives : « Histoirede l’œil, ce fut d’abord cette vision quinous embrasa. Toute la philosophiedans un seul tableau. Tout Descartesdans un Vélasquez… » Tel serait doncle noyau central de ce que Kriegel

nomme « l’affirmation Foucault », à lacroisée du « nietzschéismeromantique » (façon Bataille) et del’école épistémologique française(Canguilhem encore, et Koyré,Cavaillès aussi), ces deux polaritésvenant nourrir « sa double visionromantique et héroïque de la liberté,qui le rapproche d’un artiste du XIXe etd’un penseur du XXIe siècle et font de

lui une sorte de Luchino Visconti de laprose philosophique ».Ainsi Kriegel tient-elle à affirmer qu’àses yeux Foucault demeure avanttout un « grand écrivain moraliste »,qu’on aurait tort de coifferaujourd’hui avec « la casquette PaulRicard à la fête de L’Humanité ». Pourla philosophe, par ailleurs présidentedu Haut Conseil à l’intégration, il

s’agirait plutôt d’honorer une penséequi aura été, entre autres, d’un« antimarxisme radical », et qui auradébouché sur la redécouverte del’esprit des Lumières et de l’Etat dedroit au-delà de l’Etat policier.« On devrait le remarquer,assure-t-elle : ce ne sont pas leshistoriens de l’Ecole des Annales quiont réausculté la République moderne,redécouvert l’Etat de droit, étudiél’Etat providence. Ce sont les élèvesde Foucault… » J. Bi.Plon, 126 p., 13 ¤

a MICHEL FOUCAULT ENTRETIENS,de Roger-Pol DroitNotre collaborateur Roger-Pol Droita réuni dans ce volume troisentretiens réalisés en 1975, quifurent publiés dans Le Monde pourles deux premiers et dans Le Pointpour le dernier (« Gérer lesillégalismes », « Se débarrasser de laphilosophie » et « Je suis unartificier »). Il est question dans ces

entretiens – que l’auteur a faitprécéder de deux études surFoucault – du rapport à l’écriture età la littérature, de la politique, dumarxisme et du communisme, de laformation intellectuelle.Le philosophe revient également surla manière dont ses différents livresfurent reçus et compris. « Jamaisidentique à soi. » C’est la définitionque Roger-Pol Droit donne deFoucault. On peut la retenir. P. K.Ed. Odile Jacob, 160 p., 13 ¤.En librairie le 24 septembre.(lire en page VIII des extraits inéditsde ces entretiens)

e La revue Le Portique consacre sonnuméro 13-14 (deuxième semestre2004) à Foucault, usages et actuali-tés. Il s’agit en fait d’un véritablelivre collectif (404 p., 12 ¤) où figu-rent plus d’une vingtaine d’articlesde spécialistes renommés, éclairantde nombreux aspects de l’œuvre etde ses prolongements présents.

Rue Saint-Antoine.Bastille-Treichville-Bastille,huile sur toile, 73 × 60 cm,

Paris, 1988.a

bibliographie

Travailler avec luiL’historienne arlette farge revient sur sa collaborationavec michel foucault pour « Le Désordre des familles », paru en 1982

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Il y a un risque à évoquer, plus de vingt ans après, ce que fut ma ren-contre avec Michel Foucault. D’autant que, pour ceux qui, à l’épo-que, connaissaient l’un et l’autre, il n’y avait là que de l’improbable.

Pourtant elle exista, et permit un travail de recherche et d’écriture encommun, tout autant qu’une réelle amitié. Il serait facile de s’engouf-frer dans une mémoire convenue dont la célébrité de Michel Fou-cault et la commémoration de sa mort amplifieraient chaque détail,chaque moment des séances de travail et d’élaboration de la pensée.Ce serait à la fois faux et emphatique par rapport à ce qui fut. Commehistorienne, je sais à quel point les témoignages sont trompeurs, et lamémoire un outil que l’on manie parfois à volonté, ne serait-ce quepour s’assurer d’avoir vraiment participé à des moments importants.

Avec Michel Foucault, ce fut d’autant plus simple, et peut-être énig-matique, que cela ne devait pas forcément arriver… La différence fla-grante entre nos niveaux de maîtrise du savoir était si grandequ’après quelques craintes persistantes de ma part, il a suffi, grâce àsa générosité intellectuelle, à sa capacité d’étonnement, de se coulerdoucement dans des interrogations majeures qui étaient bien sûr les

siennes, mais qui rejoignaient tout ce qui était en friche dans monpropre travail. Les mots, la parole, les émotions de ceux qui, auXVIIIe siècle, n’avaient ni statut ni stabilité, marquaient le socle denotre entente, mais surtout de notre continuel ébahissement. La sur-prise et le dérangement étaient au bout de chaque phrase relevée enarchives, recopiée de sa main, de celle de son assistante ou de la mien-ne, à la Bibliothèque de l’Arsenal.

Et de cet étonnement, nous avons fait notre miel, comme nous lepensions, ensemble souvent, séparément quelquefois. Avec passionet au milieu d’innombrables discussions en prise avec l’actualité del’époque : en 1981, François Mitterrand arrivait au pouvoir. En 1977,Michel Foucault avait déjà publié, dans les Cahiers de la NRF, l’Histoi-re des vies infâmes. Fasciné par ce projet, il m’avait demandé par cour-rier d’écrire avec lui sur ces demandes d’enfermement émanant desfamilles, et qu’il voulait éditer pour la plupart.

Tenir le choc de cette rencontre, et de cette écriture, ne se racontepas, mais l’intuition esthétique, intellectuelle et émotionnelle futnotre partage constant. Comment transmettre au lecteur des

« Quoi d’étonnantsi la prison ressemble

aux usines, auxécoles, aux casernes,

aux hôpitaux, quitous ressemblent aux

prisons ? »

m i c h e l f o u c a u l tl a p o r t é e P H I L O S O P H i q u e

Une conception nouvelle de la véritéCe que Foucault a profondément modifié, c’est d’abord la notion mêmeBien des malentendus en ont découlé. Mise au point

Pour la philosophie classique etpour le sens commun, la vérité estadéquation, correspondance entreune chose et l’idée que nous nousen faisons : notre idée de la folie

ou de la sexualité sera vraie si elle estconforme à ce que sont celles-ci. A vraidire, on voit mal par où nous pourrionssavoir qu’elle l’est, mais passons. Il demeu-re qu’un grand débat depuis Kant est desavoir si une pareille correspondance peutexister. Prenant parti en ce débat, Foucaultnie qu’il puisse y avoir adéquation, car,selon lui, la chose connue ne peut pas êtreséparée de cadres, qu’il appelle « dis-cours », à travers lesquels les hommes, àtravers l’histoire, se sont représenté leschoses.

Pour écrire l’histoire de l’amour, parexemple, ne partons pas du sexe en lui-même, de ce qu’en dit la psychanalyse,mais distinguons trois « discours » qui sesont succédé : les plaisirs selon l’Antiquité,la chair dont parlaient les chrétiens et lasexualité des conceptions modernes. Cesont là trois idées générales que les hom-

mes se sont faites successivement sur lenoyau réel qui, traversant l’histoire, seretrouve dans les plaisirs, la chair et lesexe… En soupesant ces idées, nous sen-tons bien le poids de réalité qu’a cet infra-cassable noyau de nuit, mais nous ne pou-vons dégager ce noyau du discours qui l’en-sable, séparer la modalité d’accès de ce àquoi elle donne accès. On ne trouvera nullepart la sexualité à l’état sauvage, cette plan-te ne se rencontre que cultivée en quelquediscours.

Comme un autre grand penseur duXXe siècle, Wittgenstein, Foucault refuse lavérité comme adéquation et il ne croit qu’àdes singularités, non à nos grandes vérités.Certains critiques ont mal compris la posi-tion de Foucault. Sa négation de la véritécomme correspondance a fait croire qu’ilprétendait que la vérité n’existait pas. Lors-qu’il écrit que nous n’atteignons les chosesqu’à travers nos discours successifs, il neprétend pas que les fous ne sont pas fous,comme on l’a dit (même un RaymondAron ne comprenait pas autrement l’Histoi-re de la folie et me le disait sans ambages).Folie ou sexualité ne sont pas de l’idéolo-gie, des préjugés, « cela » existe bel et bien,mais il est impossible de saisir ce « cela »,de séparer le sexe du gender et la folie dudiscours d’où sort la conception que nousnous en faisons.

Comme me dit amicalement Jean-MarieSchaeffer, tous les discours se valent,aucun n’a de vérité supérieure et définitive,or seul un discours supérieur aux discourshumains pourrait opérer une telle sépara-tion. Foucault ne prétendait pas réduire leréel à des discours, mais rappeler que pournous ce réel est toujours déjà ensablé dansun discours. La connaissance, ajoute-t-il,n’est pas un miroir, mais une interactionentre deux réalités de ce bas monde, l’indi-vidu et son milieu ; c’est un processus empi-rique et non une lumière céleste. Elle ne

pourrait être cette adéquation, cette lumiè-re, que si une garantie surhumaine ou trans-cendantale venait en assurer miraculeuse-ment la réussite.

Miracle auquel Nietzsche avait cessé decroire (tel est le vrai sens de son « Dieu estmort »). Ce qui n’implique aucun douterelativiste sur la réalité : il y a du réel, cha-que discours y touche, mais rien de plus.

A l’intérieur d’un certain « style de rai-sonnement », la physique aboutit à desapplications techniques et à des prédic-tions ; de ces succès spectaculaires, neconcluons pas à une harmonie entre notreesprit et la nature : les physiciens construi-sent des modèles qui permettent de prédi-re et de manier la réalité, sans qu’on puissesavoir s’ils la représentent adéquatement,puisqu’on ne peut les « recouper » à partird’une autre source d’information.

Vingt-cinq jours avant sa mort, Foucaulta résumé sa pensée en quatre mots. Uninterviewer pénétrant lui demandait :« Dans la mesure où vous n’affirmez aucunevérité universelle, êtes-vous un sceptique ? –Absolument », répondit-il. Tout est dit :Foucault doute de toute vérité universelle,rien de plus, rien de moins. Son scepticis-me ne porte pas sur la réalité des chambresà gaz, sur les faits historiques qui remplis-sent ses livres, mais sur les généralités,« qu’est-ce que la vraie démocratie ? », parexemple (et que nous importe de savoir cequ’elle est ? Sachons plutôt comment nousla voulons ; de toute façon, c’est commenous la voulons que nous croirons qu’elleest…).

Ne paniquons pas à l’idée de ne pouvoirnous raccrocher à la jupe d’une vérité adé-quate et vraiment vraie. Nous ne vivonspas dans un monde halluciné ni manipulé,nous connaissons des singularités, nousparvenons à des résultats pratiques, etmême scientifiques ; en termes kantiens,nous agissons sur les phénomènes, maissans accéder aux choses en soi. Ce quiimplique que nous devons renoncer àatteindre des vérités générales : la métaphy-sique, l’anthropologie philosophique et laphilosophie morale et politique sont de vai-nes spéculations. Les conséquences en sontlourdes : nous ne pouvons plus décréterquelle est la voie de l’humanité ni le sens deson histoire, et il faut nous habituer à l’idéeque nos chères convictions d’aujourd’huine seront pas celles de demain. Rien n’estplus éloigné de Foucault que le pathos mes-sianique de Heidegger, que sa convictiond’une « historialité destinale » de l’homme.

Foucault, qui n’aimait pas le style pathéti-que, s’y est abandonné une fois : « La vie,écrit-il, a abouti avec l’homme à un vivantqui ne se trouve jamais tout à fait à sa place,qui est voué à errer et à se tromper » sansfin, au petit bonheur de vérités qui ne sontjamais ni tout à fait fausses ni tout à faitvéridiques ; sur le fond des choses et sur legrand Tout, la connaissance est toujoursune illusion. Pour parler comme AlexandreKoyré, l’homme est capable de concevoirl’idée de la vérité, mais incapable d’attein-dre la vérité elle-même. Peut-être Foucaulta-t-il raison ; il est même très probablequ’il ait raison.

Comme on voit, tout cela a peu de rap-ports avec le structuralisme et avec une cer-taine « pensée 68 » que stigmatisentd’aucuns.

Paul Veynehistorien, professeur au Collège

de France a ...

Sur le fond des choseset sur le grand Tout,la connaissance esttoujours une illusion

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LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004/V

a MICHEL FOUCAULT, LALITTÉRATURE ET LES ARTS,sous la directionde Philippe ArtièresIssues du colloque qui s’est tenuà Cerisy en juin 2001 – dont cevolume ne reproduit, hélas, qu’unepartie des communications –, lesinterventions rassemblées« entremêlent, précise PhilippeArtières, deux fils : le premier,longtemps ignoré, est l’importancede la littérature dans l’œuvre deFoucault ainsi que l’originalité et lafécondité du regard que l’auteur deLes Mots et les Choses porte sur lecorpus littéraire (…). Le second fil decette esthétique foucaldienne est sonextraordinaire capacité à tisser danschacun des arts de nouvelles toiles ;la peinture, l’architecture,le cinéma et la danse constituentces lieux… »Le détail des contributions donne lamesure de la diversité des centresd’intérêt du philosophe et de sa

capacité de les mettreen réseaux. Il est surtout révélateurde la manière de prélever, dans lesdivers espaces culturels ouartistiques, la matière de saréflexion.Voici le sommaire : Frédéric Gros (àpropos de la référence à Magritte età Borges dans la préface de Les Motset les Choses) ; Roberto Nigro (sur lalecture que Foucault fit de Batailleet de Blanchot, associés à Nietzscheet à Klossowski) ; Judith Revel (quimet en relation le concept tardif debiopolitiqueavec l’intérêt plus ancien manifestépar Foucault pour le langage et lalittérature) ; Philippe Artières(sur l’autobiographie, à partirnotamment de Pierre Rivière,d’Herculine Barbin et de la préfacede My Secret Life, ) ; NathaliePiégay-Gros (à propos de l’influencede Foucault sur la conceptionde la littérature et la critiquelittéraire) ; Françoise Gaillard (sur la

pensée littéraire du philosopheet sa conception « blanchottienne »de l’auteur et sur son approche de laGrèce antique, mise en parallèleavec celle de MargueriteYourcenar) ; Stefano Catucci (sur lerapport à la peinture de Foucault,qui avouait en 1975 : « Je dois direque je n’ai jamais tellement aimél’écriture. Il y a une matérialité quime fascine dans la peinture ») ; Pierre

Lascoumes (à propos de la penséede Foucault sur la chorégraphie et ladiscipline) ; Jean-Louis Violeau(à propos de l’architecture et sur lerôle de Foucault dans la réflexion ence domaine après Mai 68) ; SergeTubiana (le cinéma, à propos d’unentretien accordé par Foucault auxCahiers du cinéma en juillet 1974, aumoment où les films de LilianaCavani, Portier de nuit,

et de Louis Malle, Lacombe Lucien,faisaient débat dans la Francegiscardienne). P. K.Ed. Kimé, 192 p., 21 ¤.En librairie le 15 octobre.

a VACARMEL’excellente revue Vacarmeconsacre un numéro spécial àMichel Foucault, qui réunit plus dequarante auteurs français etétrangers, aussi bien historiens,sociologues et philosophes quemiltants et artistes. Ce cahier estorganisé en quatre sections :« 1984 », année de la mort deFoucault, « Contextes » ; « Usages »et « Fronts », sur les mutations encours dans les domaines – la prison,la psychiatrie, la sexualité, etc. –qui furent les terrainsd’intervention du philosophe.Notons les articles d’Olivier Roy, surles textes de Foucault concernantl’Iran au moment du renversementdu shah ; de Judith Butler,

interprétant la mutation de lagouvernementalité au travers de laprison de Guantanamo ; de LeoBersani, qui accueillit Foucault àBerkeley au milieu des années1970 ; de Philippe Mangot,rédacteur en chef de Vacarme etancien président d’Act Up Paris, quis’attache à la figure du miltantant-sida. Enfin, on trouvera dans cenuméro deux textes inédits deFoucault, non repris dans le Dits etécrits et datant de 1976 : uneintervention à l’université deMontréal sur les alternatives à laprison et une autre devant leSyndicat de la magistrature. P. K.Vacarme, no 29, (diffusion Seuil),180 p., 12 ¤.38, rue Servan, 75744 ParisCedex 11, www.vacarme.eu.org.En librairie le 1er octobre.e Signalons également que le numé-ro d’octobre du Magazine littéraireconsacrera un dossier à l’auteur deSurveiller et punir.

a

Place de la Bastille 22,série « Rhizomes », peintures-caféacrylique, traces de café sur toileSienne, 2000.

Place de la Bastille 21,série « Rhizomes », peintures-café

acrylique, traces de café sur toileSienne, 2000.

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Le déplacement de l’horizoncomment les pratiques concrètes des hommes imposent la réalitéde choses qui n’existent pas

bibliographie

vies de misère éclairées par les archives judiciaires, donc parl’ombre, se postant en pleine lumière face au souverain pour deman-der qu’un châtiment (l’emprisonnement) tombe sur l’un des leurs afinque se réajuste enfin l’équilibre de vies défaites par la précarité, ladébauche ou le désamour ? Les textes d’archives se révélaient toutsimplement bouleversants, et il fallait laisser l’émotion faire son che-min tandis que la réflexion se nourrissait de l’étrangeté d’une époqueoù le moindre artisan, la moindre femme… pouvaient s’adresser direc-tement au roi sans passer par les juges officiels, pour que la justicesoit faite, ou, au moins, l’honneur rendu. Le roi « touchant » lafamille pour que l’un de ses membres soit châtié, n’était-ce point letoucher des écrouelles, mais réinventé par le peuple, et tout aussi gué-risseur ? Extraordinaire compétence populaire.

C’est vrai, nous avons gambadé dans nos têtes bien plus que lelivre achevé n’a pu le laisser paraître. Nous étions là en plein cœurdes conflits de familles modestes du XVIIIe siècle, de violencesfamiliales, de mésententes entre époux, amants, frères et sœurs,parents…. Tout cela rentrait en résonance avec les années 1980 ;c’était donc un travail assez particulier puisqu’il s’agissait, commephilosophe et comme historienne, de comprendre le heurt et leparoxysme, la haine intense et l’amour tragique, tous objets desavoir qui avaient si peu cours dans les disciplines des scienceshumaines d’alors. Les journées de discussion ou d’écriture se pas-saient rue de Vaugirard, ou rue des Ecoles ; toutes intenses, baro-ques et parfois drôles. Jamais compliquées.

L’écriture : c’était peut-être – avec le politique – notre point d’an-

crage le plus absolu. Il aimait s’adresser aux mots et les plier à sondésir de combat et d’esthétisme ; il aimait aussi surprendre, tandisque, tout simplement, j’aimais être accomplie par la constructionde phrases et la vérité de l’écriture qui s’échappe d’elle-même. Cen’était pas même un défi, presque une évidence : écrire pour don-ner, écrire pour dessiner avec les mots les tumultes, les ruptures,les désillusions. Enfin, partager ensemble le plein de la structuretragique nietzschéenne, l’idée du trouble et du chaos.

Le politique : à tant aimer la seule histoire qui compte, celle quifuit l’ordre et les régularités au profit de la part imprévisible ethasardeuse de l’histoire, Michel Foucault avait peu d’estime pourl’histoire « académique ». Ce n’était pas mépris, mais sens aigu dupolitique où l’important est de ne jamais réécrire le passé en sou-haitant qu’il survive ; mais de s’attacher à ce qu’il représente d’irré-gulier et de non évident, afin d’amener le présent à s’interroger surses propres certitudes. Ici encore, nous partagions des convic-tions : rien n’était prévisible ; le présent était peut-être aussi invrai-semblable que le passé, les structures de la domination collectivesavaient infiltrer celles, individuelles, de l’intime et du privé ; lesgouvernements fouaillaient les esprits et les cœurs sans ambages.Le pouvoir pouvait forcer l’aurore à prendre couleur de crépuscu-le. Quoi de plus étrange et de plus lumineux que de s’entretenir detout cela, puis d’écrire.

Arlette Farge,historienne, EHESS a

Les sociétés sont traversées par des dis-cours : discours de fiction, discoursjuridiques, discours religieux, et enfindiscours de vérité.

Les premiers répondent à unbesoin de l’imagination, les seconds à unbesoin d’ordre, les troisièmes à un besoin detranscendance. Mais les savoirs et les scien-ces, de quelle inspiration relèvent-ils ? Aquoi une certaine philosophie répond aussi-tôt : au fondement de toute entreprise devérité, il y a un désir pur de connaissance. Legeste de Foucault consiste ici à rétorquer : cen’est pas comme cela que les savoirs nais-sent, se transmettent, se transforment, etc.Ce qui existe d’abord, ce n’est pas un amourcontemplatif de la vérité, mais des volontésde savoir, celles qui sont impliquées parexemple dans le règlement de différends sur-gissant entre des individus ou la rechercheintéressée de faits permettant d’en confon-dre certains.

Les mathématiques grecques sont pourFoucault filles du petit paysan d’Hésiodeopposant aux puissants aristocrates une jus-tice attentive aux mesures, aux quantitésexactes, à la régularité des échéances. Lesgrandes sciences empiriques du mondemoderne sont filles du petit inquisiteurmenant de minutieuses enquêtes, recher-chant des preuves matérielles, hiérarchisantles indices. Les sciences humaines sont fillesdes techniques disciplinaires de correctionet de surveillance, propres à inspirer un com-portement normal. On ne trouve pas, à l’ori-gine des grandes entreprises scientifiques,un grand désir métaphysique et général desavoir, mais de petites volontés de véritéintéressées au gouvernement circonstanciédes hommes. Retracer le destin de ces volon-tés, c’est écrire ce que Foucault appelle une« histoire politique de la vérité ».

Mais il y a aussi une histoire éthique de lavérité. Elle concerne cette fois, en aval pour-rait-on dire, les effets subjectifs des discoursde vérité. Parce que nos sociétés actuellesdonnent à ces discours de savoir une impor-tance décidément très forte. On s’autorisede savoirs vrais pour juger, pour condam-ner, pour enfermer. On revendique leur sou-tien pour prendre des décisions politiques,économiques, sociales, éthiques. Nos socié-tés fonctionnent à la vérité bien plus qu’à laloi : vérités du marché et de la concurrence

mondiale, vérités de la criminalité et de ladélinquance, vérités de la psychologie desfoules, etc.

Les discours de vérité envahissent tout : lavie de famille, la sexualité, nos rapports auxautres, nos rapports à nous-mêmes.

L’histoire éthique de la vérité, c’estd’abord pour Foucault celle des effets d’assu-jettissement par ces discours vrais. Il fauts’adresser aux marchands de savoirs pourêtre certain d’avoir un vrai désir, une vraiesexualité, d’être un vrai père ou une vraiemère, etc. Car tout ceci a été scientifique-ment démontré, statistiquement établi, expé-rimentalement confirmé. Et pourtant toutcela n’existe pas. C’est la grande thèse deFoucault, ce qu’il appelle son nominalisme :le marché, la sexualité, la délinquance, lafolie, l’Etat, ça n’existe pas. A partir dumoment pourtant où la manière dont lesgens s’aiment, se désirent et font l’amour estconstituée comme domaine de vérité, s’arti-cule selon le vrai et le faux dans des savoirsreconnus, à partir du moment où les sujetsvont interroger leur rapport amoureux à tra-vers et depuis ces discours, la sexualité, quiest quelque chose qui n’existe pas, devientune réalité d’être ainsi convoquée et rete-nue. A partir du moment où la manière dontles gens échangent des biens et effectuentdes transactions fait l’objet d’un discours devérité, le marché aussi, ce quelque chose quin’existe pas, devient une réalité, et c’est bienlui qu’on invoque comme instance haute-ment irrésistible, incontournable, indépassa-ble. Pareil pour la folie, la délinquance,l’Etat. La vérité, c’est donc finalement ce qui,dans les pratiques concrètes, effectives,matérielles des hommes, impose la réalitéde choses qui n’existent pas.

Et la réalité est ce qui suppose la fiction dela rencontre nécessaire entre ces discours etces pratiques. Par sujet enfin, il faudra enten-dre l’instance à qui l’on propose de réalisercette synthèse : veux-tu bien être un bonconsommateur comme l’exigent la vérité dela science économique et la réalité du mar-ché, un bon fou conforme à la vérité de lapsychiatrie et à la réalité de la folie, un boncitoyen, un bon mari ? Mais cet enchaîne-ment mécanique n’a pourtant rien de fatalpour Foucault (c’est le second versant de cet-te histoire éthique de la vérité), et la tâchequ’il assigne à l’intellectuel, l’importance

chez lui des figures antiques du sage stoïcienou du cynique provocateur tiennent précisé-ment dans le renversement fracassant de cet-te logique : faire valoir dans un discours devérité la réalité de ce qui existe bien et quepersonne n’ose publiquement reconnaître(jeux de pouvoir, complicités, etc.), défendrela singularité de situations historiquescontre toute théorisation globale propre àen dissoudre le caractère intolérable, donnerà penser la subjectivité comme processus delibération permanente des identités « prê-tes-à-porter »… On se pose souvent la ques-tion de savoir si Foucault est ou non un« vrai philosophe ». Si par philosophie, on

entend un système démonstratif se propo-sant de répondre à des questions comme :quels sont les critères décisifs de la vérité,quel est le fondement ultime de la réalité,comment définir l’essence éternelle dusujet ?, bien évidemment Foucault n’est pasun philosophe. Non pas qu’il ignore totale-ment ces interrogations. Il ne cesse aucontraire de parler de vérité, de réalité, desujet, mais en déplaçant, comme on l’a vu,l’horizon du questionnement où ces termesétaient pris. Alors, philosophe ou pas ? Laréponse dépend de la valeur qu’on voudrabien accorder à cette hésitation. Pour quipense que la philosophie se nourrit de l’incer-titude de sa propre identité, lui appartientplus profondément qu’aucune autre toutepensée qui ravive cette inquiétude. Pour lesautres, qui savent depuis longtemps cequ’elle est et comment la reconnaître sanserreur, évidemment…

Frédéric Grosphilosophe, université Paris-XII a

« On a beau direce qu'on voit,

ce qu'on voit ne logejamais dans

ce qu'on dit... »

C’est la grande thèsede Foucault :le marché, la sexualité,la délinquance,la folie, l’Etat,ça n’existe pas

m i c h e l f o u c a u l tl a p o r t é e p h i l o s o p h i q u e

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VI/LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004

a PHILOSOPHIE,de Michel Foucault.Anthologie établie et présentéepar Arnold I. Davidson et FrédéricGros.On a souvent répété que Foucaultn’était pas philosophe. Lui-mêmeavait d’ailleurs clairement refusé cetitre. Résultat : beaucoup ont finipar le croire, au point de ne plusdiscerner, dans son œuvre, leslignes de force et les enjeuxproprement philosophiques.Du coup, le projet d’anthologiemené à bien par Arnold I. Davidsonet Frédéric Gros trouve sa pleineutilité. Ces deux spécialistes de lapensée foucaldienne ont en effetchoisi d’expliciter sa contribution àdes questions cruciales, enparticulier celle de la vérité.A la suite de Nietzsche, mais demanière plus détaillée et concrète,Foucault a profondément remaniéla portée même de cette notion, lafaisant échapper au ciel des

essences éternelles pour l’inscriredans le jeu des rapports de force etdes effets de pouvoir.L’intérêt et la puissance propre dece livre est de donner à lire Foucaultphilosophe. Le moyen employé, uneanthologie thématique, est à la foissimple et terriblement efficace. Enun millier de pages, 72 textes deFoucault s’organisent autour detrois grands axes: « anthropologie

et langage », « régimes de pouvoiret régimes de vérité », « legouvernement de soi et desautres ». Qu’il s’agisse de préfaces,chapitres de livres, ou d’articles,conférences ou fragments de cours,ces textes étaient tous déjàdisponibles. Toutefois, leurréorganisation modifieprofondément la perspective. A telpoint qu’après avoir suivi le périple

proposé par ce volume, il devientdifficile, sinon impossible, de ne pasvoir en Foucault un authentiquephilosophe. R.-P. D.Gallimard, «Folio-Essais», no 433924 p., 13,50 ¤.En librairie le 30 septembre

a MICHEL FOUCAULT,L’INQUIÉTUDE DE L’HISTOIRE,de Matthieu Potte-Bonneville.Le livre de MatthieuPotte-Bonneville devrait faire datedans les études consacrées à MichelFoucault. Bien qu’essentiellementcentré sur l’Histoire de la folie et surL’Usage des plaisirs, soit le premieret le dernier de ses ouvrages, ilinterroge en fait, de manière à lafois forte et subtile, la totalité de sadémarche. La réflexion part d’unetension majeure : d’un côté, en« positiviste heureux », Foucaultsemble ne décrire que desprocessus sans porter sur eux dejugement ; d’un autre côté, ces

analyses portent sur les fous, lesmalades, les criminels, les déviantscomme autant de failles et decassures liées à une inquiétudepremière. L’étude, impossible àrésumer, porte conjointement sur laplace que tiennent chez Foucaultl’espace littéraire, l’écriture et lestyle et sur cette « bifurcationintérieure » qui le conduit àprivilégier finalement, contre touteattente, la question du sujet dansses derniers livres. MatthieuPotte-Bonneville conclut de manièrepertinente sur la distance quisépare « l’angoisse » de Heidegger(diffuse et indéterminée) de« l’inquiétude » de Foucault (liée à lapeur des périls et au sentimentd’un danger effectif). La force desanalyses et la finesse desdistinctions font de cet essai unelecture indispensable à ceux queFoucault intéresse. R.-P. D.PUF, « Quadrige », 288 p., 14 ¤.En librairie en octobre.

Les germanistes pourront aussise reporter au recueil Foucaultet les arts (Foucault und dieKünste) publié en langueallemande, sous la directionde Peter Gente, chez Suhrkamp(350 p., 13 ¤). Issu d'un colloquetenu du 19 au 22 septembre 2002à Karlsruhe, l'ensembleregroupe des études d'auteursallemands et français(parmi ces derniers, Daniel Defert,Thierry de Duve, Bernard Stiegler,notre collaborateurRené de Ceccatty).Ces études sont consacréesaux rapports de Foucaultavec la peinture,la littérature, la photographie, etc.Une autre étudesur Michel Foucault, dueà Udith Revel,qui avait signé en 2002un Vocabulaire Foucault(éd. Syllepse) sera publiéeen octobre chez Bordas.

BARBARA KRUGER

L'artiste américaine BarbaraKruger, née en 1945, illustre

cette double page. Elleappartient à une génération

d'artistes politiqueset conceptuels qui, à la fin

des années 1960, ontdétourné le vocabulairede l'affiche publicitaire

et de la presse pour créerdes œuvres accrochées dansla rue, au musée ou publiées

dans un journal.Ses « panneaux-slogans »

visent à dénoncerles comportements

stéréotypés, « l'uniformitédu monde et des esprits

à cause de la peur et

du repli sécuritaire ».

Untitled (Tell us somethingwe don’t Know), 1987

a

lectures

©E

.A

L’archéologueen prescripteurLe formidable impact de Foucaultoutre-Atlantique est à la mesure du besoinpolitique que son œuvre est venue satisfaire

©

/

Il y a deux mille collèges universitaires auxEtats-Unis et au moins cent universitésdans lesquels la production universitairea lieu. Fournir un résumé empirique de lafaçon dont Foucault a été reçu au cours

des deux dernières décennies serait uneentreprise d’une importance majeure, danslaquelle quelqu’un d’autre devra se lancer.L’échelle des productions aux Etats-Unis estindustrielle ; les normes et les formes sontrigoureusement mises en application, et l’Ho-mo academicus règne.

A l’origine, les deux concepts fondamen-taux de Foucault qui ont engendré des tra-vaux universitaires aux Etats-Unis étaient la« discipline » et la « sexualité ». Pour parlerde façon extrêmement générale, la « discipli-ne » dominait les sciences sociales et a été deplus en plus comprise comme « contrôlesocial », un concept dont Foucault s’est expli-citement distancié mais qui est plus facile-ment compris et utilisé dans les examens, lescommunications universitaires et les proposi-tions de bourses d’études. Les auteurs indus-trieux, essentiellement en histoire et en socio-logie, ont proposé pléthore d’exemples mon-trant comment nous étions contrôlés, avonsété contrôlés et comment nous sommes sus-ceptibles d’être contrôlés ou comment nousavons résisté au contrôle, etc.

La « sexualité » a été le concept de choixdans les disciplines littéraires ainsi que dansles études culturelles et les différents pro-grammes d’études gays. C’est le champ qui asans aucun doute été le plus relié aux mouve-ments sociaux, et cela sur une grande échel-le. Il est sûr que d’importantes nouvellesarchives d’une documentation sans précé-dent ont été constituées. Un travail concep-tuel original est plus difficile à trouver, maisaprès tout on pouvait s’y attendre.

Au cours des dix dernières années environ,on a noté une seconde vague d’études qui sesont regroupées autour du terme de « gou-vernementalité ». Ce concept a été large-ment reçu parmi les sociologues en Grande-Bretagne, en Australie et au Canada, peut-être parce que c’est dans ces pays que les pro-grammes néolibéraux de Margaret Thatcheret leur suite ont eu le plus d’impact. AuxEtats-Unis, les études sur la « gouvernemen-talité » ont été reliées de façon préférentielleaux études postcoloniales. A nouveau, l’équa-tion de la gouvernementalité avec le contrô-le social est largement répandue. Cette mau-vaise interprétation est presque inévitable-ment reliée à une rhétorique de la dénoncia-tion et, sous ses formes les plus recherchées,à une herméneutique du soupçon. Ceux quise consacrent aux études culturelles sontdominants ici. Ceux qui adoptent uneconception un peu plus nuancée sont margi-nalisés et de plus en plus associés à la remon-tée récente des études sur les « multiplici-tés », les « rhizomes » et concepts sembla-bles présentés sous la bannière de Deleuze.

Bien que Foucault n’ait eu que peu ou pasd’impact dans les cercles de philosophie ana-lytique, sa réception parmi ceux qui s’intéres-sent à la philosophie européenne continue à

se faire sous le signe d’Heidegger. Cette ten-dance suspecte – Foucault lui-même s’en esttoujours tenu à distance – a débuté avec lestentatives sérieuses d’Hubert Dreyfus de fai-re de Foucault un critique de la technologie,un « Heidegger mis en pratique », ne mettantde l’ordre que dans les détails ontiques. Celase poursuit avec la grande popularité de Gior-gio Agamben. Agamben, un élève d’Heideg-ger, profondément influencé par l’éthos mes-sianique de Walter Benjamin, a avancé desinterprétations provocatrices sur l’essencede l’Occident présente dans le paradigme descamps d’extermination. Comme c’est sou-vent le cas, l’érudition et le désespoir, qu’unpenseur comme Agamben apporte à cesquestions, sont mis à nu et transformés enune « critique de l’Occident » assez optimis-te. Le profond mépris envers les détails histo-riques dérangeants de l’histoire et de l’an-thropologie – le travail méticuleux et sans lus-tre du généalogiste – est sensible partout.Certains des penseurs dominants sur la« sexualité » esquivent également le travail

ennuyeux de découverte des détails méticu-leux des micro-pratiques. Le marché améri-cain des grandes idées et des conceptionsmondiales n’est pas en récession.

Les travaux les plus riches – à la fois sur leplan conceptuel et sur le plan empirique – sesont déroulés en anthropologie et ont explo-ré des questions de « bio-politique » etd’« éthique ». Des études éclairantes, quicombinaient enquête à long terme etdétaillée de nature ethnographique et d’ar-chives – en commençant avec des conceptsde Foucault mais en les mettant à l’épreuved’un vaste ensemble de cadres politiques,culturels et géographiques –, ont permis depénétrer les articulations des pratiques devérité et la formation du sujet dans les indus-tries de biotechnologie et du génome, la for-mation d’un « citoyen biologique » dansl’Ukraine post-Tchernobyl, dans les bidonvil-les d’un Brésil ravagé par le sida, dans les régi-mes changeants de la psychiatrie à BuenosAires, ou dans les reliquats de « social » enRussie. Il y a eu un travail passionnant sur lesnouvelles formations du moi qui sont modi-fiées par les nouvelles technologies de l’ima-ge et du diagnostic, et dans les groupes depatients constitués autour de pathologiesspécifiques et ceux autorisés à dire la véritésur leur condition, travail réuni en gros sousle concept de « bio-sociabilité ».

Un travail plus récent sur le bio-terrorismeet la bio-sécurité explore les limites duconcept de « bio-politique » tout enessayant de théoriser plus largement lesconceptions de sécurité qui sont peut-êtreen train d’apparaître aujourd’hui.

Tout en n’ayant pas cette ampleur et touten débordant fréquemment sur le travailplus riche concernant la sexualité et les nou-velles identités, le travail sur « l’éthique »contient de riches courants de réflexion et dedonnées. Le travail sur les nouvelles forma-tions religieuses est particulièrement perti-

nent dans les France fondamentalistes.Enfin, à Berkeley, un groupe commence à uti-liser un des concepts les plus provocateurs etcependant peu élaboré de Foucault, la « pro-blématisation ». Comme Foucault reliait laproblématisation à son éthique de pensée, etsi l’on est d’humeur optimiste, on peut espé-rer des travaux passionnants sur « Wissens-chaft als Beruf » pour le nouveau siècle.

Dans le même ordre d’idées, le messianis-me lugubre et l’attente passive, qui domi-nent l’élite universitaire dans ses branchesculturelles, pourraient ne pas être plus étran-gers à l’éthos et à la vocation de Foucault ;son réalisme s’est plus transformé en pessi-misme coléreux et hyperactif dans unerecherche du gai savoir. Dans Le Philosophemasqué, Foucault écrivait : « Je ne crois pas àla ritournelle de la décadence, de l’absenced’écrivains, de la stérilité de la pensée, de l’hori-zon bouché et morne. […] Je crois au contrairequ’il y a pléthore ! Et que nous ne souffrons pasde vide, mais du trop peu de moyens pour pen-ser tout ce qui se passe. […] Et puis il y a uneimmense curiosité, un besoin ou un désir desavoir. Je rêve d’un âge nouveau de la curiosité(IV. 108). » On devrait se souvenir que Fou-cault a fui la France pour venir dans desendroits comme Berkeley parce qu’il se sen-tait dans une impasse à cause des institu-tions dominantes et des pratiques culturellesde la « Vieille Europe » (pour employer uneexpression commune à Jürgen Habermas età Donald Rumsfeld). Il n’est pas évident desavoir où il irait aujourd’hui. Sans aucun dou-te, quelque part dans tous ces campus her-beux et câblés, il y a ceux qui fuient l’as-phyxie : la devise de tous ceux qui cherchentla lumière dans les endroits les plus obscurs,ceux qui « battent le fer des fermoirs invisi-bles ».

Paul RabinowProfesseur d’anthropologie

à Berkeley a

e Traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Jean Guiloineau.

Dans l’université mais aussi au-delà, lesEtats-Unis sont le lieu d’une mise enœuvre continue et protéiforme des

concepts foucaldiens, selon des modalitésimpensables en France. Au point que la des-tinée nord-américaine de Foucault figureune véritable anamorphose, chacun préle-vant dans son œuvre ce que requiert sonchamp de pratiques, conformément à cettepragmatique américaine des usages qui faitde chaque auteur de référence un moteurd’action – militants gays citant son conceptd’« amitié » contre l’hétérocentrisme, tra-vailleurs sociaux éduqués à traquer chezleurs interlocuteurs le « gouvernement desconduites », artistes alternatifs cherchant àdéployer dans leur travail la construction desoi « par assujettissement », théoricienspostcoloniaux dénonçant l’histoire des vain-queurs et sa belle continuité, et même desécrivains que son triomphe incite à faire delui un héros de roman, à l’instar de PatriciaDuncker dans La Folie Foucault.

Pourtant, derrière la multiplicité desangles d’attaque, partiels et partiaux, c’estd’un même rapport américain à Foucaultque relèvent ces diverses démarches, si l’onreprend à Vincent Descombes la distinctionqu’il proposait, en 1987, entre un Foucaultfrançais, obsédé d’égarement et lisant lessurréalistes, et un Foucault américain, mora-lement stable et politiquement opératoire :un rapport à la fois prophétique et program-matique, qui fait de l’auteur de Surveiller etpunir l’intellectuel oracle mais aussi le pres-cripteur des modes de résistance, soit undouble statut d’oracle et de guide politiquequ’il n’a cessé de refuser à mesure que leslui attribuaient les plus fervents de ses lec-teurs – comme en témoigne l’interview qu’ilaccorda à la revue Salmagundi en 1982 aucours de laquelle, sommé de proposer une« méthode de vie » et une « tactique » mili-tante, il répétait son refus de « prescrire » etde « légiférer ».

Là où sa démarche visait une « philoso-phie analytique du pouvoir », maints lec-teurs américains y déchiffrent injonctionséthiques ou discours critiques sur le pou-voir. L’histoire qu’avait élaborée Foucaultdes systèmes de pensée est ainsi entenduesur un mode prescriptif : assorti d’une post-face de Ronald Laing, Histoire de la folie futreçue dès 1968 comme une offensiveantipsychiatrique ; mise en avant par les lit-téraires qui furent ses premiers passeurs,son analyse de l’auteur comme « principede classement » devint un réquisitoirecontre la fonction auctoriale ; ses réflexionssur l’histoire comme processus stratifié vin-rent justifier pour l’école du New Histori-cism de Stephen Greenblatt un « retour àl’histoire » ; enfin son travail sur la constitu-tion, au XIXe siècle, du discours modernesur la sexualité en fit l’inspirateur involon-taire des queer studies et, non sans para-doxe, à la fois le saint patron de la causegay et la référence majeure du féminismeanti-essentialiste. Pour ce faire, certains deses concepts axiaux ont été réinterprétés :le savoir-pouvoir est compris moins com-me une « spirale » historique que sur lemode dialectique d’un échange de compé-tence contre de l’autorité ; les « sociétés decontrôle » contemporaines sont vues com-me un fantasme orwellien du panoptiquetotal, ou la microphysique du pouvoir com-me un raffinement des théories de l’Ecolede Francfort sur la domination.

Derrière l’indéniable fécondité de telsmalentendus, l’Amérique demande à ceFoucault-là qu’il désigne les coupables, fas-se justice aux victimes, « démasque » lespouvoirs qui « occultent » les minorités etenseigne, finalement, comment vivre. Onest loin de l’archiviste libertaire qui permit,à Berkeley, qu’on s’attelât enfin à « l’histoi-re du temps présent ».

François Cusset a

« Un énoncéest toujours

un événement queni la langue ni le sensne peuvent tout à fait

épuiser. »

Une ombre sur lesrecherches américainesdeux conceptsfondamentaux ; ladiscipline et la sexualité,ont dominé laréception de michelfoucault aux états-unis

Foucault a fui la Francepour venir dans desendroits comme Berkeleyparce qu’il se sentaitdans une impasse

M I C H E L F O U C A U L Tl e c t u r e s i n t e r n a t i o n a l e s

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LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004/VII

’La 33e édition de la manifestation(voir notre supplément, Le Monde du12-13 septembre) consacre une séried’événements au philosophe et à sonœuvre, à Paris, du 13 septembre au19 décembre. 156, rue de Rivoli, 75001.Tél. : 01-53-45-17-00.Location en ligne et informations :www.festival-automne.comRenseignements et location :01-53-45-17-17. Du lundi au vendredi de11 heures à 18 heures et samedi de11 heures à 15 heures.

Foucault, 17 janvier 1972Photographies d’Elie Kagan.Bibliothèque de documentationinternationale contemporaine,université Paris-X-Nanterre,6, allée de l’Université,92000 Nanterre. Du 30 septembreau 29 octobre, entrée libre.

Portrait de Michel Foucaulten philosophe

Exposition conçue parPhilippe Artières et Frédéric Gros.Bibliothèque publiqued’information, Centre Pompidou,place Georges-Pompidou, 75004.Du 10 novembre au 13 décembre,entrée libre.

Foucault-cinémaUne vingtaine de longs métrages,des films militants et des filmsexpérimentaux, présentésà la Cinémathèque française,salle des Grands-Boulevards,42, boulevard Bonne-Nouvelle,75010. Du 22 au 31 octobre,de 3 ¤ à 5 ¤.

Foucault, si procheUne soirée spéciale au Salonde la revue, avec notammentles revues Vacarme, Multitude,Mouvement… Espace desBlancs-Manteaux, 48, rueVieille-du-Temple, 75004.Le 16 octobre à 18 heures, entrée libre.

L’enchantementde l’écritureEnregistrement en public del’entretien que Michel Foucault adonné à Claude Bonnefoy en 1966.Par Eric Ruf et Marc Lamandé.

Maison de la radio, studio 105,

116, avenue du Président-Kennedy,75016. Le 30 septembre et le1er octobre à 20 heures, entrée libre.

Les garçonsExposition de photographiesd’Hervé Guibert.Galerie Agathe Gaillard, 3, rue duPont-Louis-Philippe, 75004.Du 4 décembre au 28 janvier 2005,entrée libre.

Michel Foucault aujourd’hui,9e rencontre INA/Sorbonne.

Sorbonne, salle Louis-Liard.Le 27 novembre, entrée libre.

Michel Foucault, choses dites,choses vuesSpectacle de et mis en scène parJean Jourdheuil.Théâtre de la Bastille, 76, rue de laRoquette, 75011.Du 13 septembre au 8 octobre(durée : 75 minutes), 12,50 ¤ et 19 ¤.

« … Au-delà du hasard »et « Le Temps restitué »,de Jean Barraqué.Théâtre du Châtelet, 1, place duChâtelet, 75004.Le 27 novembre à 20 heures(durée : 75 minutes), de 10 ¤à 23 ¤.

24 heures FoucaultInstallation de Thomas Hirschhorn.

Palais de Tokyo, 13, avenue duPrésident-Wilson, 75016.Du 2 octobre à midi au 3 octobreà midi, entrée libre.

A l’université Berkeley (Etats-Unis)se tiendra le 16 octobre un colloquecoorganisé par Paul Rabinow etHans Sluga, et intitulé « Foucault atBerkeley : twenty years later ».

A l’Institut de sciences politiques deParis se tiendra, les 7 et 8 janvier2005, un colloque organisé parplusieurs institutions de recherchesur le thème : « Le politique vu avecFoucault », autour d’unequestion-clé : « Quelle est lafécondité des outils de MichelFoucault pour analyser lepolitique ? » Parmi les concepts quiseront mis en lumière :« discipline », « gouvernementalité »,« bio-pouvoir »…

Untitled (Your Body is a battleground), 1989 a

manifestations

©

A ucun penseur français, à l’exceptionen son temps de Jean-Paul Sartre,n’a au Japon un rayonnement com-

parable à celui de Michel Foucault. Nonseulement par une œuvre traduite entotalité, qui constitue une référence quel’on ne peut guère circonscrire à undomaine particulier pour les chercheursen sciences humaines, francisants ounon, mais aussi par le dialogue qu’il facili-te entre intellectuels asiatiques influen-cés par sa pensée, qui trouvent chez luiune sorte de dénominateur commundont ne disposaient pas ceux qui ont uneérudition plus classique, souligne le philo-sophe Hidetaka Ishida, professeur à l’uni-versité de Tokyo.

De La Naissance de la clinique (traduiten 1969) aux Dits et Ecrits (2000) – intégra-lement traduits en japonais – ce qui estassez exceptionnel – en passant par destextes sur l’homosexualité, réunis demanière inédite sous le titre Homosexuali-té et esthétique de l’existence (1987), l’œu-vre de Michel Foucault a aussi donné lieuaussi à la publication d’un ouvrage d’en-tretiens avec Moriyaki Watanabe, traduc-teur du premier tome de l’Histoire de lasexualité (La Volonté de savoir), qui serontrepris par la suite dans les Dits et Ecrits.

Le rayonnement de la pensée de Michel

Foucault dans l’archipel tient assurémentaux questions qu’elle soulève (conniven-ce pouvoir-savoir, mise en cause dusujet) mais aussi, et surtout peut-être, àla trame qui sous-tend sa démarche. Ens’efforçant de saisir les événements quiont présidé à la naissance de la rationalitéoccidentale, d’inventorier l’expériencehistorique de la modernité, Michel Fou-cault a en quelque sorte « délivré » lespenseurs japonais (et asiatiques en géné-ral) d’une « vénération », parfois inhibitri-ce, des paradigmes de la pensée occiden-tale.

En relativisant l’universalité à laquelleprétend cette pensée, en éclairant lesconditions historiques de son avène-ment, il a redonné une « initiative » depensée aux intellectuels japonais – et nonoccidentaux en général. La « déconstruc-tion », chez Jacques Derrida, aura uneffet salutaire analogue. Par sa mise encause du sujet comme du leurre de larationalité triomphante, Michel Foucaulta donc rendu aux outils conceptuels occi-dentaux une « valeur d’usage ».

Sa réception au Japon a connu plu-sieurs phases : l’introduction et la traduc-tion, puis la rencontre (ses deux voyagesen 1970 et en 1977 qui – outre l’évidentplaisir qu’il y prit – restent de grands

moments d’échanges pour ceux qui lecôtoyèrent), enfin les vingt années qui sui-virent sa mort, au cours desquels se sontopérées une maturation et une assimila-tion de ses concepts qui innervent aujour-d’hui aussi bien la méthodologie de socio-logues féministes que de celle d’histo-riens et des philosophes. Le Foucault« combattant » aura en revanche uneinfluence plus timide en ce qui concernela prison ou la psychiatrie (à l’exceptiondu mouvement d’antipsychiatrie desannées 1980).

En relativisant le statut de l’universelen philosophie, en prenant en compte lecontingent, le hasard et la discontinuité,Michel Foucault permet à des intellec-tuels asiatiques de soulever des questionsque lui-même n’avait pas posées sur leurpropre modernité et de donner ainsi unedimension plurielle à la notion même demodernité. Une expression de ce nou-veau champ de réflexion est par exemplela tentative de penser les dispositifs et lesreprésentations qui sont à l’origined’autres expériences de modernité – lesmodernités extrême-orientales – entrepri-se par Hidetaka Ishida au Collège interna-tional de philosophie, à Paris.

Philippe Pons a

L a première apparition de Michel Fou-cault en Russie date du début desannées 1970. Je suis heureuse d’avoir

été la première à publier un article sur sesconceptions dans l’Union soviétique del’époque, puis sa première traduction, LesMots et les choses, en 1977. Par la suite, onm’a souvent demandé en France com-ment, pendant ces années de plomb, ilavait été possible de publier un ouvrageaussi critique envers Marx.

En fait, tout système comporte desfailles. Le livre de Foucault est paru avec lamention « uniquement à l’usage des biblio-thèques scientifiques », mais toutes les gran-des bibliothèques de l’URSS en reçurentun exemplaire.

Aussitôt après la sortie du premier livre,je cherchai à savoir s’il ne serait pas possi-ble de traduire, par exemple, L’Archéologiedu savoir. L’éditeur, de la maison Progress,me regarda comme si j’étais folle :« Réjouis toi d’avoir pu faire paraître celui-ciet ne compte pas sur une nouvelle chanceavant longtemps », me dit-il. Il avait raison.

Au cours des années 1980, on ne vit paraî-tre aucune nouvelle publication de MichelFoucault, mais le travail de recherche surson œuvre s’est poursuivi. On commençaità trouver mention de Foucault dans lesmanuels et les encyclopédies, mais seslivres restaient inconnus du lecteur russe.

La situation changea radicalement avecla fin du régime soviétique. La scène cultu-relle et intellectuelle russe s’ouvrit commejamais à la pensée occidentale et les livresfrançais furent tout particulièrement lus etétudiés. Lors de cette « deuxième arrivée »

en Russie, Foucault fut le philosophefrançais le plus lu, le plus connu et le pluspopulaire, avec Jacques Derrida et GillesDeleuze. Au cours des années 1990, sesprincipaux livres sont traduits.

Cette deuxième étape fut productive.Nombre des conceptions de Foucaultfurent travaillées et retravaillées, notam-ment les idées autour de la significationdes instances marginales dans les sociétés,

autour du rôle des pratiques disciplinairesqui dissolvent le pouvoir en tant qu’instan-ce homogène, autour des pratiques discur-sives et leur conditionnement social etleurs limites ; enfin, les idées sur le rapportentre savoir et pouvoir.

Et pourtant, on a parfois l’impressionque ce travail n’a pas été assez intense etprofond, qu’il s’emparait de concepts fon-damentaux pour les réduire à des sloganset négligeait les formes spécifiques de l’ana-

lyse chez Foucault. Quels concepts, quellesprocédures d’analyse sont transférablesd’un sol culturel vers un autre ? Quelsautres résistent à cette dynamique ? Il sem-ble parfois que les idées de Foucault sontrestées extérieures, malgré tous les effortsaccomplis pour les illustrer à l’aide d’exem-ples tirés de l’histoire russe (impériale,soviétique, post-soviétique). Il faut, pourune véritable assimilation des idées et despratiques de Foucault, pour leur claireénonciation, plus de temps et de travail.Alors viendra la troisième phase de saréception en Russie.

Ne désespérons donc pas. Certainesidées de Foucault, dans leur radicalité,pouvaient être interprétées comme desprovocations, par exemple la « mort del’homme ». Mais, en même temps, Fou-cault aspirait à la vie, à une nouvelleanthropologie concrète, qui aurait permisde relier les savoirs, les institutions et lespratiques. Pour trouver cette anthropolo-gie en se frayant un chemin à travers « unehistoire critique de la pensée », il s’aidaitde son bien-aimé Kant. Nous ferions bien,à la suite de Foucault, de nous souvenirqu’il serait bon de respecter ce que nousdisait Kant : ne pas éviter les Lumières, quenous n’avons pas vécues jusqu’au bout,mais reprendre leur voie – pour se raffer-mir, devenir « adulte », être apte à porterdes jugements (y compris des jugementsdistinctifs), apte à effecteur un travail sursoi-même.

Natalia AvtonomovaInstitut de philosophie, Moscou a

Sites Internet

Rayonnement exceptionnel au JaponIntégralement traduite, l’œuvre foucaldienne a contribué à « libérer »les penseurs japonais d’une certaine vénération de la pensée occidentale

« Je voudrais êtreun agitateur

pour les réguliers,et parvenir à ce

qu’on laissâts’exprimer

les irréguliers. »

Les trois étapes de la réceptionde l’œuvre en Russiele philosophe a été particulièrement lu et étudié après la fin du régimesoviétique, même s’il semble parfois que ses idées soient restées extérieures

Nous ferions bien,à la suite de Foucault,de nous souvenirqu’il serait bonde respecter ce quenous disait Kant : nepas éviter les Lumières

m i c h e l f o u c a u l tl e c t u r e s i n t e r n a t i o n a l e s

Foucault.info est certainement le site anglophone le plus complet sur MichelFoucault. Outre les habituels biographies, bibliographies, textes en ligne etréflexions sur les thèmes foucaldiens, le site propose un weblog qui recense systé-matiquement les nouveautés disponibles en ligne.

http://foucault.info/

The Foucaldian propose également de nombreux textes de Foucault, dont cer-tains ne figurent pas sur Foucault.info.

www.thefoucauldian.co.uk /library.htm

« Le feu Foucault », le dossier du quotidien Libération (19-20 juin 2004), com-prend notamment un entretien avec le compagnon de Michel Foucault à proposde sa mort et du sida.

www.liberation.fr/dossiers /foucault/foucault.pdf

« Pour en finir avec les mensonges », un entretien avec Didier Eribon parudans Le Nouvel Observateur en 1985 dans lequel Foucault critique l’état du débatintellectuel en France.

www.hydra.umn.edu/foucault /mensonge.html

« Les confessions de Michel Foucault », un entretien avec Roger-Pol Droitparu dans Le Point, dans lequel Foucault aborde l’aspect personnel de ses tra-vaux.

www.lepoint.fr/edito/document.html?did=149332

Compilation des critiques de livres de Michel Foucault parues dans le NewYork Times.

www.nytimes.com/books /00/12/17/specials/foucault.html

« La redéfinition du judiciable », transcription des propos tenus par Fou-cault lors d’un séminaire du Syndicat de la magistrature en 1977, publiée par larevue Justice.

www.univ-lille3.fr/set/sem /FoucaultaGoutelas.html

« Nouveau millénaire, défis libertaires », collection de textes de et surMichel Foucault en français.

http://1libertaire.free.fr /Foucault.html

« Surveiller et punir aujourd'hui », un entretien avec François Boullant,auteur de Michel Foucault et les prisons (PUF, 2003), publié par la revue EcoRev’,où l’interviewé tente de prolonger la pensée de Foucault en l’appliquant à lasituation actuelle dans les prisons.

http://ecorev.org /article.php3?id_article=220

« Problématique pour une histoire de l’homosexualité », une étude de laréflexion de Foucault sur la sexualité dans l’histoire, sur le site de l’université deMontréal.

www.unites.uqam.ca/dsexo /Revue/Vol2no1/03_Olivier~1.html

Le projet de dictionnaire Foucault constitue un lexique des mots utilisés dansune acception particulière et des néologismes dans l’œuvre du philosophe.

www.california.com/%7Erathbone /foucau10.htm

Page 8: 0123 DOSSIER - 1libertaire.free.fr1libertaire.free.fr/MFoucaultLeMonde2004.pdf · L™Usage des plaisirs et Le Souci de soi. Meurt à Paris des suites du sida le 25 juin. ... et biographies

VIII/LE MONDE/DIMANCHE 19 - LUNDI 20 SEPTEMBRE 2004

En haut : Michel Foucault lors dedébats organisés dans les locauxde l’université technique deBerlin-Ouest, du 27 au 29 janvier 1979.

En bas : le philosophe défilantau côté de Claude Mauriac(à gauche) lors d’une manifestation,en décembre 1972.

En 1972, avec Gilles Deleuze, vousavez inauguré, dans la revue L’Arc, unenouvelle approche de la notion mêmede pouvoir, mais aussi une nouvelleanalyse des relations entre « les intel-lectuels et le pouvoir », pour reprendrele titre de cet entretien qui a fait date(1). Comment est née cette initiative ?

Elle se situait dans une conjoncture pré-cise. Je l’appellerai volontiers le « grandrecouvrement marxiste » qui avait tou-jours pesé, et qui pesait à ce moment-làde plus en plus, sur les discours et les prati-ques nées autour de mai 68. On ne trou-vait de justification à toutes ces actionsque dans une référence constante et res-pectueuse au marxisme et à sa « scientifi-cité ». Il était donc devenu nécessaire, ànos yeux, de faire autre chose… Et ce nepouvait pas du tout être purement et sim-plement une critique du marxisme : ellenous aurait reconduits exactement aumême circuit révérencieux ! Il s’agissaitplutôt de marquer quelle était véritable-ment la chose à mettre en question, lacible qui était en jeu dans toutes ces for-mes de lutte. Il nous a paru que d’était lesrapports de pouvoir, l’exercice du pou-voir, des pouvoirs. C’est là qu’il fallaitréfléchir. Sans doute ce point n’est-il pasétranger aux analyses de Marx, mais ilimplique tout de même un décentrementimportant qui a permis de resituer le sens

et la direction de toute une série d’actionsqu’on menait à ce moment-là. Avec Deleu-ze, plutôt qu’un débat, c’était au fond unepartie que nous jouions en commun. Onse relançait chaque fois la balle, toujourssur le thème : « Comme vous avez rai-son !… mais vous avez encore plus raisonque vous ne le croyez, parce que… » Onenchaînait ainsi, en repartant à chaquefois du point où nous étions arrivés.

Comment décririez-vous les change-ments intervenus dans le rôle des intel-lectuels ces derniers temps ?

Etre un intellectuel, dans l’avant-guerreou dans l’immédiat après-guerre, c’étaitse trouver dans une position universalis-te, permettant de tenir sur toute chose undiscours qui avait, quel que soit sondomaine d’application, la même syntaxeet la même sémantique.

C’était en même temps être prescriptif,dire : « Voilà ce qu’il faut faire », « Voilà cequi est bien, et ce qui ne l’est pas ». C’étaitégalement être prophétique, dire : « Voilàce qui va se passer. » On retrouvait tou-jours cette figure-là, et ces caractéristi-ques. Je ne suis pas sûr que Sartre n’aitpas cherché autre chose, mais j’ai l’impres-sion qu’il a tout de même été piégé dansce rôle.

Les gens de ma génération ont commen-cé à chercher autre chose.

Peut-être n’avions-nous pas le talent,ou le génie, comme on voudra, de tenir cediscours universaliste. Peut-être aussi lesrapports avec le Parti communiste étaient-ils devenus trop difficiles. En tout cas, ona expérimenté des actions où des intellec-tuels ne parlent finalement que de cequ’ils connaissent, de leur lieu même d’ex-périence ou de compétence, avec tout ceque cela peut comporter, éventuellement,de limité.

On résiste le plus possible au fonction-nement de l’intellectuel universaliste quiparle de n’importe quoi, qui prend posi-tion sur la politique iranienne ou sur la cri-se du pétrole.

Au lieu de cela, on a plutôt essayé dedéfinir un intellectuel régional, parlant deson lieu d’expérience. Pourquoi est-ceson lieu ? Parce que cela a été sa vie, ouparce que son corps est concerné. Doncpas de fonction universaliste.

Et la fonction prescriptive de l’intel-lectuel, cette posture normative qui luifait énoncer, disons, le bien et le mal,appartient-elle toujours, à vos yeux,aux rôles nouveaux que vous décrivez ?

Pas du tout. A mes yeux, l’intellectueln’a pas à faire valoir son discours sur celuides autres. Il essaie plutôt de donner pla-ce au discours des autres. Cela ne veut pasdire qu’il doive se taire, car on tomberaitdans le masochisme… Son rôle est

d’ouvrir des possibilités de discours, et demêler le sien aux autres, d’entrelacer sondiscours avec celui des autres, comme unsupport.

L’intellectuel n’a plus non plus de fonc-tion prophétique. Au lieu de se deman-der : « Qu’est-ce que ça va être ? », « Versquoi faut-il aller ? », on essaie plutôt deposer des questions au présent : « Que sepasse-t-il ? », « Qui sommes-nous ? ». Aulieu de donner un coup de sifflet et de met-tre tout le monde en rang pour proclamer« Voilà l’objectif ! », mieux vaut chercher àcomprendre ce qui se passe actuellement,ce que nous faisons, quels sont les rap-ports de pouvoir qui passent à traversnous sans que nous le sachions, quel estdonc l’événement que nous constituons,ou bien dont nous sommes les dupes ; etmieux vaut encore se demander : « Quisommes-nous en train de duper ? », « Oùsont les pièges ? », etc. Pour moi, ce quiconstitue aujourd’hui les intellectuels,c’est cette inquiétude de l’actualité. Noussommes plutôt journalistes que prophè-tes, mais journalistes de nous-mêmes. Voi-là les fonctions qu’on a essayé de dégager.

Quels sont les domaines nouveaux oùs’exercent ces fonctions nouvelles ?

Regardez les gens qui se sont battuspour la liberté de l’avortement : des méde-cins, et aussi les femmes qui ont pris leplus de responsabilités, qui se sont expo-sées, qui étaient en majorité des profes-seurs, des actrices, des intellectuelles.Regardez le mouvement de l’antipsychia-trie : si ce qui s’est passé à l’intérieur desmurs de l’asile a pu effectivement avoirlieu, c’est bien parce qu’il y avait eu unesorte de discours de l’intellectuel qui avaitrendu possible que ces paroles des inter-nés soient considérées comme des dis-cours, c’est-à-dire autre chose que des gar-gouillis inintelligibles et disqualifiés d’en-trée de jeu. Regardez les luttes autour del’homosexualité, et à plus forte raison dela sexualité en général, jamais les intellec-tuels n’ont été si féconds, si proches dansleurs discours de ce qui se dit dans la réali-té. Finalement, cette nouvelle scèneconcerne le corps, l’habitat, la sexualité,la famille, le quotidien…

Vous n’avez pas encore mentionnéles prisons. Dans ce domaine se sontdéroulées des luttes auxquelles vousavez pris, et continuez à prendre, unepart active. Comment se distinguent,sur la question des prisons, ancienneset nouvelles modalités d’action desintellectuels ?

Voilà effectivement une question surlaquelle les intellectuels n’ont pas cesséd’intervenir, ou en tout cas d’ouvrir l’œil,depuis la fin du XVIIIe siècle. Ils tenaientplusieurs rôles. Premièrement, ils pou-vaient dire : « Ecoutez, en tant qu’intellec-tuel, c’est-à-dire homme de l’universaliténon seulement théorique mais aussi morale,je peux vous garantir que ces gens – qui évi-demment n’ont pas le droit à la parole, etne peuvent pas avoir ce droit, puisque cesont des délinquants – ont tout de même jus-qu’à un certain point raison dans leur révol-te, leur indignation, leur désespoir, et jegarantis, moi, en tant qu’homme de lavaleur en général, la valeur particulière detel ou tel de leurs cris. »

Un second rôle était de dire ceci : « Eux,ces gens perdus au fond de la mine, dans letrou où ils sont, ne peuvent pas bien com-prendre tout ce qui se passe autour d’eux età travers eux. Le sens historique, ou philoso-

phique, ou politique, c’est moi qui vais vousle dire. Je vais donc parler à leur place. »Enfin l’intellectuel pouvait entreprendrede dire : « Pour que le système punitif fonc-tionne comme il faut, il doit réaliser telles ettelles exigences. » Tous ces discoursétaient des discours de caution. Ils don-naient la garantie, le sens, la prescription.

Ce qu’on a essayé de faire, à propos desprisons, était complètement différent. Ils’agissait d’entrecroiser des discours dontaucun n’était privilégié. Nous ne nous tai-sions pas parce que c’était un détenu quiparlait, nous ne lui reconnaissions pas ledroit de nous faire taire, mais nous nenous reconnaissions pas non plus le droitde parler à sa place. Il nous a semblé quele fait d’être à l’extérieur n’était pournous ni qualifiant ni disqualifiant. C’étaitune position par rapport à la prison, uneposition permettant de parler de la prisonsans parler à sa place. Le fait de connaître

d’autres domaines, comme par exempleles asiles psychiatriques, ou encore deconnaître l’histoire de l’institution pénale,pouvait être un instrument de lutte impor-tant, permettant de repérer des proces-sus, de voir des lignes de force, des pointsde faiblesse, etc. Ce savoir, on n’avait biensûr pas à le faire valoir comme « la véri-té » de ce que les autres disaient dans laprison, mais on n’avait pas non plus à lefaire taire comme un savoir dérisoire,bourgeois, abstrait, purement théorique,extrait des livres… Après tout, les livres, ça

existe aussi, il s’y passe des choses. Ils’agissait de faire interférer tout cela, afinde donner une possibilité aux prisonniersd’accéder au discours.

Les prisonniers parlent, s’expriment,peuvent quand même se faire enten-dre… Alors que signifie exactement« accéder au discours » ?

Les faits de discours et les droits au dis-cours ne sont pas répartis de la mêmemanière. Une réalité comme celle de lafolie et de l’enfermement, comme celle dela prison et de la délinquance, ne pouvaitêtre que disqualifiée ou réduite au silence.Notre rôle n’était pas de devenir les récu-pérateurs compatissants de ces gens sansvoix et de les promouvoir au mêmeniveau de discours que nous. Nous avionsà bousculer l’ordre du discours, demanière que la pluralité des discoursentre dans leur guerre, j’allais dire « natu-relle ». Nous travaillons pour le droit à la

guerre des discours, pas pour leur résorp-tion dans l’unité où chacun se reconnaî-trait.

Evidemment, les prisonniers parlent. Jene dis pas qu’ils ne parlent pas, mais quece qu’ils disent n’entre pas dans le systè-me des discours. Entre « ce qui se dit » et« le discours », je fais une différence. « Cequi se dit », c’est tout un ensembled’énoncés prononcés absolument n’im-porte où, sur le marché, dans la rue, dansla prison, dans un lit, etc. « Le discours »,parmi tout ce qui se dit, c’est l’ensembledes énoncés qui peuvent entrer à l’inté-rieur d’une certaine systématicité etentraîner avec eux un certain nombre d’ef-fets de pouvoir réguliers. Dans les pri-sons, on parlait, mais ce n’était pas des dis-cours. Les intellectuels vont alors se met-tre à travailler leur propre discours, de tel-le sorte qu’il se mette à parler avec,contre, en face de ces choses qui sedisaient et qui n’étaient pas des discours…

Et la transformation a lieu ?Oui, ces choses dites deviennent dis-

cours. Vous me direz : ce sont les intellec-tuels qui agencent ce discours… La belleaffaire ! L’intellectuel, dans une société,c’est précisément le préposé aux discours.Ce qui va se passer dans l’ordre des dis-cours va de toute façon le concerner. Ilsera pour ou contre, mais rien finalementne peut se faire dans l’ordre des discourssans que l’intellectuel y intervienne. Pre-nons encore un autre exemple, ce que j’ap-pellerais le « murmure de la folie ». Il ruis-selle, vous en avez partout, il n’y a pas depsychiatre qui n’ait des tonnes de cahiers,de lettres, de manuscrits envoyés par lesfous. Aux archives de la Bastille, voustrouvez encore ce murmure de la folie,par liasses entières, intact depuis leXVIIIe siècle. Mais cette masse demeuresans pouvoir. Elle n’a que la force du cri,sa violence, à quoi répondra la violencedu psychiatre qui fera taire le cri, en met-

tant le gars dans un sous-sol pour que per-sonne ne l’entende. Pour que ce murmuredevienne un discours, le discours de lafolie, il est certain qu’il faut qu’il puisseobéir à un certain nombre de règles quine sont pas simplement celles de la séman-tique et de la syntaxe, mais les règles del’acceptabilité d’un discours dans uncontexte donné.

Le fait, par exemple, qu’il existe un cer-tain nombre d’analogies entre le discoursde la folie et de la prison devient une desconditions pour que ce discours de la foliesoit effectivement entendu. Mais, une foisencore, tant que tout cela ne fonctionne-ra pas comme « discours », tant que toutcela demeurera simplement des « chosesdites » – murmurées, soupirées, criées…–, les effets de pouvoir seront nuls. Il fautencore préciser que ce n’est pas parce queces choses dites deviennent des discoursqu’elles entraînent automatiquement deseffets de pouvoir. Je dirais plutôt qu’à par-tir du moment où elles entraînent deseffets de pouvoir, elles entrent dans lalutte, obéissent à une tactique, possèdentdes objectifs, désignent des ennemis, dis-qualifient un certain nombre d’énoncés,alors, par là même, elles deviennent dudiscours.

(1) Paru dans le no 49 de L’Arc, cet entre-tien daté du 4 mars 1972 a été repris dansles Dits et écrits de Michel Foucault (Galli-mard).

Un entretien inédit avec Michel Foucault, enregistré en juin 1975 par Roger-Pol Droit

« L’inquiétude de l’actualité »

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M i c h e l f o u c a u l te n t r e t i e n

« A mes yeux,l’intellectuel n’a pasà faire valoir sondiscours sur celui desautres. Il essaie plutôtde donner place audiscours des autres »

« Pour moi, ce qui constitue aujourd’huiles intellectuels, c’est cette inquiétude del’actualité. Nous sommes plutôt journalistes queprophètes, mais journalistes de nous-mêmes »