121
GROUPE DE RECHERCHE ET D'ECHANGES SUR LES JEUNESSES MARGINALISEES en Afrique et dans le Monde G R E J E M Centre d'études africaines, EHESS, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris www.grejem.ifrance.fr JEUNESSES MARGINALISEES La revue du GREJEM n° 2 décembre 2003 Directrice de la publication : Marie-Thérèse REVOL Rédacteur en chef : Yves MARGUERAT

02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

GROUPE DE RECHERCHE ET D'ECHANGES SUR LES JEUNESSES MARGINALISEESen Afrique et dans le Monde

G R E J E MCentre d'études africaines, EHESS, 54 boulevard Raspail, 75006 Paris

www.grejem.ifrance.fr

JEUNESSES MARGINALISEES

La revue du GREJEM

n° 2

décembre 2003

Directrice de la publication : Marie-Thérèse REVOLRédacteur en chef : Yves MARGUERAT

Page 2: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

2

Page 3: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

3

TABLE DES MATIERES

Editorial 5

- Une synthèse scientifique : Qu'est-ce que les enfants de la rue ? 6par Yves MARGUERAT

I - COMPTES RENDUS DE SEMINAIRES 9

Les séminaires du GREJEM en 2001-2002 10

- La jeunesse urbaine au Maroc entre soumission et rébellion. 12par Mounia BENNANI-CHRAÏBI

- Les enfants palestiniens pendant l'Intifada : une approche humanitaire. Récit d'une mission de Médecins Sans Frontières en zone d'occupation. 21

par Pierre SALIGNON

- Les petites bonnes de Côte d'Ivoire entre le village et la ville : l'exemple des jeunes migrantes du Nord-Est au travail à Abidjan. 24

par Mélanie JAQUEMIN

- Apartheid urbain et violence en Afrique du Sud : une histoire en cours de révision. 38par Marc-Antoine PEROUSE DE MONTCLOS

- La pédagogie des Scouts de France pour les jeunes des banlieues. 52par Jean-Claude YAZIGI

II - DOCUMENTS DIVERS : Enfants de la rue d'ailleurs et d'ici 58

Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN et Mahaman TIDJANI ALOU :Paroles d'enfants de la rue à Niamey. 59

Yves MARGUERAT : Un regard sur la situation des enfants de la rueà Butare (Rwanda). 78

Casa Alianza : Les assassinats d'enfants de la rue continuent au Honduras . 81

Amnesty International : Les "exécutions extrajudiciaires" d'enfants de la rueau Honduras : le point de vue d'AI 83

Jean-Claude ALT : En France aussi... Trois ans dans la rue à Paris. 85

Enfants du Monde - Droits de l'Homme : Les tribulations d'un jeune Chinois à Paris. 87

Page 4: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

4

III - A TRAVERS LES LIVRES ET LES FILMS 89

- Sylvain FILLION : Para ellos, una quinta estacion. 90

- Colin TURNBULL : Un peuple de fauves. 93

- ESPPER et GREJEM : Des images et des mots pour rencontrer les enfants de la rue. 97

- Au sujet de : La Cité de Dieu (film brésilien de Fernando Meirelles). 114

- Paulo Paranagua : "La petite vendeuse de roses ne retournera pas à Cannes." 116

Une bibliographie sélective sur les enfants de la rueet autres aspects des marginalités juvéniles 117

Page 5: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

5

EDITORIAL

Ce deuxième numéro s'ouvre par un bref texte sur la notion d'enfants de la rue et lesprincipales caractéristiques de cette population de mineurs qui vivent livrés à eux-mêmes dans lescentres-villes. Cet effort de synthèse fait le point des nombreuses années de recherche et depublications consacrées à ce sujet dans le cadre de l'ancien groupe MARJUVIA ou du nouveauGREJEM. Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène à travers le monde,malgré toutes les nuances rencontrées ,dans les situations concrètes. Avoir ainsi des concepts clairspeut être utile à tous ceux qui veulent avancer eux-mêmes dans la réflexion, agir dans ce domaine, outout simplement le découvrir en dehors des clichés qui circulent encore trop souvent.

Les comptes rendus de séminaires reprennent, dans l'ordre chronologique, les exposés faitsen 2001 et 2002 au séminaire du GREJEM, aux contenus et aux terrains géographiques très variés.On finira par une intervention plus ancienne, sur un sujet situé en France : la pédagogie des scoutsavec les enfants en difficulté d'insertion des banlieues marginalisées de la région parisienne, unepédagogie dont on peut dire, par expérience, que les principes sont valables partout.

Les documents et articles recueillis, brefs ou longs, décrivent d'autres situations d'enfants etde jeunes en difficulté au Niger, au Rwanda, au Honduras et aussi à Paris, car la capitale française aaussi des enfants de la rue - d'origine étrangère ou non, plus ou moins bien traités.

Outre la courte recension d'ouvrage sur l'action auprès des enfants au Pérou, de largesextraits d'un livre plus ancien donnent au lecteur l'essentiel d'un classique de l'anthropologie, quidécrivait un petit peuple rural d'Ouganda alors en plein effondrement de ses structures sociales : unesituation qui rappelle étonnement les crises urbaines contemporaines.

Le cinéma, qu'il soit documentaire ou fiction, est aussi un mode d'appréhension de la vie desenfants marginalisés. Fin 2002, le GREJEM a organisé, avec ESPPER, fédération qui réunit denombreuses actions de terrain, une première "rencontre" autour de films et de débats sur les enfantsde la rue, dans le cadre prestigieux de l'UNESCO, à Paris. Il en est rendu compte ici de façon assezdétaillée, afin d'essayer de conserver toute la richesse de ces journées.

Ce numéro se conclut par une bibliographie des principaux ouvrages publiés en languefrançaise sur les questions de marginalité juvénile. Là encore, notre objectif est de fournir uninstrument de travail. Souhaitons qu'il puisse être utile à beaucoup.

La rédaction

Comité de rédaction : Béatrice Bousquet, Hélène Lienhardt, Yves Marguerat, Marie Morelle,Jacqueline Peltre-Wurtz, Marie-Thérèse Revol

Page 6: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

6

ENSEMBLE POUR SOUTENIR LES PROJETS ET PROGRAMMESEN FAVEUR DES ENFANTS DE LA RUE

E S P P E R

QU'EST-CE QUE LES ENFANTS DE LA RUE ?

Une synthèse scientifique

par

Yves MARGUERATdirecteur de recherche en sciences sociales à l'IRD,

secrétaire général du GREJEMsecrétaire général d'ESPPER

Les recherches en sciences sociales qui ont été conduites ces dernières années auprès desenfants marginalisés, dans de nombreuses situations différentes à travers le monde, aboutissent àdes conclusions précises, que l'on peut résumer ainsi :

1 - Il existe, dans tous les pays où la société a été plus ou moins déstructurée, une catégorieclairement identifiable d'enfants et de jeunes qui vivent, livrés à eux-mêmes, dans l'espace publicdes centres-villes, en rupture plus ou moins profonde avec ce que chaque société définit comme lasituation normale pour un enfant. Depuis 1985, il a été convenu d'abandonner toute terminologiestigmatisante ("pré-délinquants", etc.) pour ne parler à leur propos que d'enfants "de la rue",expression qui se veut simplement descriptive de leurs conditions de vie. La caractéristiquedéterminante de ces enfants est de vivre en permanence dans les divers lieux publics, en particulierd'y dormir la nuit.

Les enfants de la rue ont pour ressources de petites activités (parfois assez rentables) comme lamendicité, la garde des voitures, le port des paquets, le vol, moins souvent la fouille des ordures, laprostitution... Malgré certains cas d'interférences, ils forment une population nettement différentedes enfants dits "dans la rue", ceux qui ne sont dans les espaces publics que pour y travailler et quicontinuent à vivre au sein de leur famille, dont ils sont souvent un soutien financier important.

2 - D'une ville à l'autre, d'un continent à l'autre, ces enfants, qui vivent dans des conditions deprécarité similaires, présentent de nombreux traits psychologiques semblables, en particulier :- contraints à une logique de survie au jour le jour, ils ne vivent que dans l'instant, sans passécomme sans avenir, même immédiat ;- leur relation au monde est avant tout instrumentale : habitués à subir toues les formes de mépriset d'exploitation, ils cherchent leur intérêt immédiat par n'importe quels moyens ;- toujours aux aguets, ils sont remarquablement vifs et perspicaces, prompts à s'adapter à tout (si,du moins, leur intelligence n'a pas été pas rongée par la drogue) ;- quel que soit leur âge, ils sont tous simultanément très mûrs et très enfantins ;- ils sont passionnément attachés à leur liberté et développent, pour la défendre beaucoupd'énergie et de courage (par contre, la force de leurs liens de solidarité est très variable).

Ce sont donc de fortes personnalités, mais qui restent aussi, quand ils peuvent le manifester, desenfants comme les autres.

Page 7: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

7

3 - Ces enfants et ces jeunes, dont les âges s'échelonnent en général entre 8-10 ans (parfoisbeaucoup moins) et 18-20 ans (parfois un peu plus), ne sont jamais très nombreux (hormisquelques cas très exceptionnels) : ils sont le plus souvent quelques centaines, au plus quelquesmilliers dans les plus grandes métropoles. Les chiffres catastrophiques (en millions) lancés par lesmédias et certaines grandes organisations reposent sur des amalgames sans fondements solides, etsont dénués de toute crédibilité.

4 - Les études sur les causes du phénomène dans les diverses situations analysées jusqu'iciaboutissent pratiquement toutes à la même conclusion : ces enfants sont avant tout les victimesd'une défaillance de leur cellule familiale, volontaire (surtout par l'instabilité conjugale,exacerbée en milieu urbain, mais aussi, parfois, du fait de diverses croyances stigmatisant un enfant"porte-malheur"...) ou non (orphelins, réfugiés des guerres ou des famines...), dont les raisonspeuvent être très variées, dans les campagnes comme dans les villes.

Il ne s'agit pas d'un effet direct de la pauvreté (les familles aux limites de la survie restentsouvent remarquablement solidaires), et les phénomènes de fuite des enfants peuvent toucher aussides couches sociales relativement favorisées. Cependant, l'appauvrissement brutal d'une sociétépeut provoquer son délitement rapide, dont les enfants en situation fragile seront les premièresvictimes. C'est ainsi que, dans les régions bien scolarisées, l'abandon de l'école, quand la famille nepeut plus en assumer les frais, est très souvent le déclic de la rupture avec la société.

5 - Ces enfants en rupture avec leurs proches sont donc tous en profonde carence affective, ce quiconditionne beaucoup de leurs comportements, aussi bien pour les risques de se réfugier dans ladrogue que pour leur réponse face à une offre d'amitié sincère. Cette demande affective de l'enfantde la rue (quel que soit son âge) est en fait le seul véhicule possible par lequel les adultes peuventrenouer un lien avec lui, ce qui exige une approche fortement personnalisée.

6 - Dans la rue, l'enfant livré à lui-même évolue selon une "carrière" aux étapes franchies plus oumoins vite :- rupture avec la famille, progressive ou brutale selon les cas,- découverte d'une nouvelle vie (angoissée ou -plutôt- amusée, ludique),- intériorisation et revendication de l'identité marginale, crânement assumée,- puis installation dans une routine où finit par s'engluer toute espérance de changer de vie.

Dans le monde de la rue, les rapports entre grands et petits sont avant tout d'exploitation,plus ou moins violente, seulement tempérée en échange "protection contre soumission" quand il y astructuration en bandes. En grandissant en force et en détermination, l'enfant maltraité par lesgrands deviendra maltraitant, le racketté deviendra racketteur, le violé violeur (forme extrêmed'affirmation du pouvoir du plus fort, par l'appropriation du corps du plus faible).

Avec le temps, la marginalisation et la stigmatisation sociale s'accroissent, ainsi que les risques dupassage à une délinquance de plus en plus grave, ou à la mort dans la rue. De nombreusesobservations montre que, sauf exceptions, l'enfant de la rue ne revient pas tout seul à un modede vie normal.

7 - L'observation des diverses situations montre que, laissé à lui-même, le monde des enfants de larue évolue spontanément vers une aggravation de la situation. Plusieurs étapes se succèdent, quel'on ne voit jamais régresser spontanément :a) Les débuts sont discrets : les catégories restent floues et les situations fluides. Ni l'opinionpublique, ni les autorités, ni les enfants eux-mêmes n'ont conscience du phénomène.b) La stabilisation signifie que le nombre des enfants est assez important pour que le problèmesoit identifié par tous. L'organisation collective ne dépasse pas le groupe instable de pairs. (C'est lasituation la plus fréquente dans le monde.)c) La structuration correspond à un durcissement des conditions de vie qui pousse les enfants às'organiser en bandes pour assurer leur défense mutuelle, autour d'un leader qui sait s'imposer. Lesbandes affichent leur identité par divers codes spécifiques, en particulier des rites d'entrée ; le

Page 8: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

8

pouvoir y est le plus souvent (mais pas toujours) le résultat du seul rapport de force ; l'enracinementterritorial conduit à des guerres de frontières. En lui fournissant sécurité, entraide, identité, la bandeoffre à l'enfant un mode de survie acceptable, qui le rend moins demandeur de retour à la normale.d) La féminisation du monde de la rue (surtout fréquente en Amérique latine, où le nombre defilles peut atteindre un quart des enfants de la rue) est significative d'une grave détérioration desconditions sociales générales, car, habituellement, les filles sont exploitées, mais pas abandonnées.Leur fuite vers la rue est le produit de situations familiales intolérables (en particulier du violincestueux). Leurs conditions de vie dans la rue sont particulièrement dramatiques (la prostitutionest en général systématique, supportée par le refuge dans la drogue) : en général, les bébés nés dansla rue ne survivent guère, leurs mères non plus.e) La phase finale est la cristallisation du monde de la rue en véritable contre-société, en guerreavec le monde des adultes. La présence de filles nombreuses permet une certaine reproductionbiologique ; les bandes sont toutes fortement délinquantes ; les relations avec la société ne sontrégies que par la violence, dont le symbole est la "justice de la foule" qui brûle vifs les voleurs (ouprésumés tels). De telles situations sont encore rares, mais elles sont l'aboutissement logique dessituations de marginalité que l'on laisse s'enraciner et s'exacerber.

8 - Agir pour sortir les enfants de la rue est donc indispensable pour assurer à terme lasécurité publique. C'est possible du fait des faibles effectifs en jeu. C'est relativement facile du faitde la forte demande de retour à une vie normale des enfants en carence affective.

Les méthodes existent, qui ont fait leurs preuves depuis longtemps : il faut d'abord rétablir unerelation de confiance avec l'enfant, puis lui offrir une réinsertion sociale adaptée à son cas,toujours dans le respect de sa personnalité, de sa liberté et de sa culture. Ceci exige une approchepersonnalisée que seules peuvent faire des structures à échelle humaine.

Notons enfin que, contrairement à ce qu'affirme l'opinion commune, les plus âgés de la rue sont,en général, les plus faciles à resocialiser, car ils sont beaucoup plus conscients que les petits quela vie de la rue est une impasse. C'est même avec les plus délinquants que l'on assiste auxtransformations les plus spectaculaires, quand, pour la première fois, ils rencontrent l'espoir dechanger de vie.

Page 9: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

9

Première partie

COMPTES RENDUS DE SEMINAIRES

Page 10: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

10

Les séminaires du GREJEM

JEUNESSES ET MARGINALITES

EN AFRIQUE ET DANS LE MONDE

(approches comparatives)

2001 - 2002

Lundi 22 octobre 2001n° 10 - Etre jeune diplômé dans un pays "ajusté" : le cas du Sénégal.

par Mme Eveline BAUMANN (socio-économiste de l'IRD)

Lundi 5 novembre 2001n° 11 - La dynamique sociale des situations de rue : une première synthèse.

par M. Yves Marguerat (GREJEM)

Lundi 19 novembre 2001n° 12 - Les formes de coercition de la "culture de la rue" en France.

par M. Laurent BONELLI (politologue, Centre d'études des conflits et Univ. Paris X)

Lundi 3 décembre 2001n° 13 - La jeunesse urbaine du Maroc entre soumission et rébellion.

par Mme Mouna BENNANI-CHRAÏBI (politologue, Université de Lausanne)

Lundi 17 décembre 2001n° 14 - L'Intifada de la jeunesse palestinienne et l'action humanitaire.

par M. Pierre SALIGNON (juriste à Médecins Sans Frontières)

Lundi 7 janvier 2002n° 15 - Les petites bonnes de Côte d'Ivoire, entre le village et la ville.

par Mlle Mélanie JACQUEMIN (doctorante en sociologie)

Lundi 21 janvier 2002n° 16 - Les politiques face aux enfants de la rue en Iran.

par M. Hassan KASHEFI (doctorant en criminologie)

Lundi 4 février 2002n° 17 - La délinquance dans les villes d'Afrique du Sud : nouvelles approches.

par M. Marc-Antoine de MONTCLOS (politologue de l'IRD)

Lundi 4 mars 2002n° 18 - Les jeunes, acteurs de la violence dans les villes américaines.

par Mme Sophie BODY-GENDROT (politologue, Paris IV)

Lundi 18 mars 2002n° 19 - Etre enfant de la rue à Jogjakarta (Indonésie).

par M. Julien CHAPSAL (photographe et doctorant en anthropologie)

Lundi 6 mai 2002n° 20 - L'approche du problème des enfants de la rue dans le monde par une grande ONG de

solidarité internationale : Médecins sans frontières.par le Dr Pierre-Pascal VANDINI (MSF)

Page 11: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

11

Lundi 2 décembre 2002n° 21 - Les enfants de la rue d'Addis-Abeba (Ethiopie).

par Mlle Claire BAYON (géographe, spécialiste en Développement social)

Lundi 16 décembre 2002n° 22 - Les enfants de la rue à N'Djaména (Tchad).

par Mme Dominique SIMON-CALAFURI (sociologue)

Page 12: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

12

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

Séminaire du GREJEM n° 13 (3 décembre 2001)

LA JEUNESSE URBAINE DU MAROC

ENTRE SOUMISSION

ET REBELLION

par

Mounia BENNANI-CHRAÏBI1

Nota bene : La situation décrite ici est celle de l'époque des enquêtes de terrain de l'auteur, dansles années 1989-91. La situation de la jeunesse marocaine a considérablement évolué depuis. Cespages ont donc maintenant un intérêt surtout historique.

Le groupe des jeunes urbains de la rive sud de la Méditerranée inquiète les pouvoirs enplace, les bourgeoisies locales. Les démocraties occidentales se sentent menacées par ces mutantsqui régulièrement "grillent" les frontières par centaines. Ces jeunes, qui nourrissent les émeutes etqui constituent en Algérie les bases potentielles du FIS, sont souvent assimilés à une horde debarbares à visage musulman. En réalité, ces jeunes sont les nouveaux exclus. Les clivagesélite/masses, "vieux"/jeunes se superposent de plus en plus.

Le poids de ces jeunes n'a jamais été et ne sera jamais aussi important2. Les moins de 30 ansreprésentent près des deux tiers de la population. L'intégration des jeunes urbains scolarisés est leproblème central du Maroc d'aujourd'hui. Cette population est marquée par le rêve collectif del'après-Indépendance : un enseignement généralisé, moteur de mobilité sociale ascendante. Lesréalisations partielles de ces promesses, les effets pervers de la massification, l'étroitesse du marchéde l'emploi sont autant de sources de frustrations pour les membres de ce groupe, qui se considèrentcomme des "ayants droit". L'école est loin de fonctionner comme un agent de mobilité sociale.L'élévation du niveau d'instruction ne va pas de pair avec la baisse du chômage, et le diplômesupérieur n'est pas une garantie d'emploi. Ces éléments contribuent à allonger la jeunesse chez lesscolarisés des villes. La conjonction du phénomène d'entrée tardive à l'école et celui desredoublements à répétition augmente la moyenne d'âge des bacheliers et des étudiants. Par ailleurs,le premier emploi, le mariage, le départ de la famille sont repoussés dans le temps. Le vasterecensement réalisé en 1991 par le Conseil national pour la jeunesse et l'avenir (CNJA) nousapprend que l'âge moyen d'un jeune diplômé en quête d'emploi est de 28,3 ans, et que l'écrasantemajorité de ces jeunes n'est pas mariée et continue à vivre dans le foyer parental. Ce retard de l'entréedans la vie adulte se traduit par une "mise hors-jeu symbolique"3 ratifiant l'exclusion de près desdeux tiers de la population.

1 Politologue, Institut d'études politiques et internationales de l'Université de Lausanne. Auteur de Soumis etrebelles : les jeunes au Maroc. Paris, Editions du CNRS, 1994, et Casablanca, Le Fennec, 1995.La première version de ce texte est parue in Mondher Kilani (dir.) : Islam et changement social. Lausanne, Payot,1998.2 Philippe Fargues : "Explosion démographique ou rupture sociale ?", in Ghassan Salame (dir.) : Démocraties sansdémocrates, Paris, Fayard, 1994.3 Pierre Bourdieu : Questions de sociologie , Paris, Ed. de Minuit, 1984, p. 147.

Page 13: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

13

Les jeunes urbains scolarisés apparaissent ainsi comme un analyseur privilégié desmutations en cours dans la société. Pour mieux comprendre ce qui fonde la légitimité et conditionnela continuité d'un système qui étonne par sa relative stabilité, pour observer ce qui freine lacristallisation politique des mutations que le Maroc a connue en l'espace de trois décennies, ils'impose d'écouter des paroles, là où l'on entend d'ordinaire des discours structurés par le pouvoirpolitique, les partis d'opposition, les organisations islamistes, par tous ceux qui se présentent commeporte-parole. Il s'agit de tenter de restituer les constructions de significations et les pratiques del'individu inorganisé, qui cesse d'être enserré dans une communauté et qui se retrouve atomisé face àun Etat hypertrophié, ceci à partir de quelques axes : un individu qui émerge, un individu quis'efforce de trouver une place dans la société, un individu entre soumission et rébellion.

I - LES JEUNES : DES MUTANTS ENTRE INTEGRATION BLOQUEE ET SOUPAPESDE SURETE

Ces mutants baignent dans un univers du pensable multidimensionnel, dont les frontières necoïncident pas toujours avec celles du quartier, de la ville ou même du pays. Ils se meuvent dans unespace où Oum Keltoum, Michael Jackson et les lecteurs du Coran se disputent le champ sonore,dans des lieux où la littérature islamiste publiée au Caire ou à Casablanca voisine avec Play Boy etFemme actuelle. Apprécier Santa Barbara n'empêche pas d'aimer les feuilletons religieux ; porterun jean moulant n'empêche pas de mettre une jellâba. A chaque étiquette que l'observateur cherche àcoller à partir d'un look ou d'une pratique, un détail surgit pour lui dévoiler un bricoleur culturel quis'active à reconstruire son image.

L'individu émerge au Maroc, dans le sens où la personne se détache progressivement de songroupe. Le désenclavement -produit notamment par l'urbanisation, par la communication et parl'instruction- repousse les frontières de l'univers imaginaire des jeunes Marocains et intervient dansla reformulation des représentations qu'ils se font d'eux-mêmes, de leur société, de "l'ailleurs", maiségalement dans l'accouchement d'attentes et de valeurs nouvelles. Ceux-là tentent de se construire entant que sujet : ils puisent dans les stocks culturels (islamiques et occidentaux), en opérant undétour, en se distanciant aussi bien par rapport à leur groupe d'appartenance que par rapport auxdifférents groupes de référence.

Le système des normes héritées est certes ébréché, mais la recomposition est loin d'êtreachevée : le transitoire, la tension, le vacillement prédominent. Les jeunes désirent participer à lasociété de consommation, valorisent le nouveau, cherchent à s'épanouir "individuellement", à "vivre[leur] vie", quitte à transgresser les interdits sexuels et religieux. A ce stade, le bricolage et lesappartenances multiples sont plus présents que jamais. Les paradoxes reflètent cette gestion par lapersonne de ses deux facettes : l'individu naissant et l'être social. A ce niveau déjà s'exprime letiraillement entre un ordre pragmatique et un ordre normatif1. Ainsi, la pratique religieuse continue àêtre fortement valorisée, et la notion d'honneur structure toujours l'ethos sexuel. Cependant, l'une etl'autre tendent à être redéfinies de manière souple, de façon à ce que la non-observance et latransgression ne marginalisent pas. L'heure n'est pas à la rupture, mais à l'arrangement. Le malaisen'en est pas moins présent. Le changement est vécu dans l'insécurité. L'affirmation individuelles'accompagne de l'inquiétude face à la "déstructuration" des liens sociaux ; d'où le rêve de voirl'individu devenir citoyen, c'est-à-dire réconcilié avec le groupe. Toutes ces tensions sont exacerbéesparce que l'individu qui cherche à se détacher du groupe n'en aspire pas moins à trouver une placedans une société où l'intégration est bloquée. La négociation, le balancement entre l'idéal et la praxisn'en sont que plus grands.

L'insertion de ces jeunes se révèle difficile. Bercés dans l'euphorie développementaliste del'Indépendance, ces derniers ont, en rapport avec leur individualisation, des attentes que le systèmene parvient pas à satisfaire, en grande partie du fait de l'austérité, de la conjugaison des effets perversde la massification et de l'extraversion de l'économie. La frustration découle justement du décalageentre les promesses et les réalisations. Ces jeunes ont espéré opérer une mobilité sociale ascendantegrâce à l'école, à l'exemple des élites des générations qui ont hérité de la gestion du pays à 1 Voir les modèles d'actions présentés par Jürgen Habermas : Théorie de l'agir communicationnel, Tome I, Paris,Fayard, 1987.

Page 14: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

14

l'Indépendance. Ils ont cru pouvoir trouver leur place dans la société indépendamment de leursorigines sociales et ont intériorisé la méritocratie comme valeur légitime. Leurs espérances sontdéçues. Bien sûr, ceux qui ont un parcours "sans-faute", ceux qui sont dotés d'un fort ancrage socialet d'une bonne insertion continuent à prêcher la philosophie du mérite, et rêvent moins que les autresde quitter leur pays. Parmi eux, certains intègrent les pratiques de l'arrangement dans l'ordrenormatif.

La masse des mal-lotis grossit. Leur exclusion se définit d'abord par leur volonté departicipation contrecarrée. Ils investissent alors, bon gré mal gré, les voies souterraines, les cheminsparallèles. Les fonctions socio-économiques de la famille (amoindries du fait de la constructionétatique et de la modernisation des rouages économiques) sont revivifiées : entretien financierprolongé, réseau social, autres atouts de proximité... L'inachèvement du détachement de l'individu dugroupe permet d'éviter la constitution d'une horde anomique et asociale comme en Amérique latine.Toutefois, l'affirmation individuelle est assez avancée pour que toute dépendance soit source derancœurs.

La massification distend les liens sociaux et se présente donc comme un terrain défavorableau clientélisme, au marchandage des contours de l'identité sociale, notamment lorsque la personne nese situe pas dans un îlot d'interconnaissance (re)constitué grâce à un capital social conséquent. Dansces conditions, la corruption, ultime ressource des anonymes, connaît une amplification intense. Aun autre niveau, l'économie parallèle s'étend et comble le déficit en offres d'emploi des secteursformels. L'ailleurs, perçu comme le lieu privilégié de la pleine réalisation de l'individu, commel'espace de toutes les participations, constitue une autre soupape de sûreté, un exit, ne serait-ce quepar l'investissement collectif onirique qu'il canalise.

L'ensemble de ces tactiques empruntent à des degrés différents les méandres de l'ordrepragmatique, tout en coexistant avec des valeurs normatives. La plupart des jeunes mal insérés oufaiblement dotés dénoncent le fait d'avoir encore à se faire assister par leur famille, ou de devoirrecourir à la corruption et au clientélisme, ou d'avoir des activités éphémères, ou même d'êtreastreints à s'expatrier. De leur point de vue, "si les choses étaient comme elles devraient être", c'estl'Etat qui veillerait à garantir l'insertion méritocratique de tous. Reste à savoir comment tout cela setraduit sur la scène publique.

II - LES JEUNES ENTRE LE MAKHZEN1 ET LA SIBÂ2

L'idée de l'Etat-providence est solidement ancrée. L'image du centre tout-puissant s'estsubstituée à celle du patriarche nourricier. Le détachement du groupe d'origine s'est construit dans leclimat de la construction nationale. L'engagement de l'Etat -aussi faible soit-il comparé à un payscomme l'Algérie- a alimenté les attentes. La légitimité du pouvoir repose essentiellement sur sacapacité redistributive. Corrélativement, les politiques de retrait suscitent les rancoeurs. Lafrustration est un effet pervers du providentialisme ou, plus précisément, de son impasse.

L'Etat demeure perçu comme un centre détenteur de tous les monopoles. Ceci a plusieursconséquences. Le Makhzen est -implicitement ou explicitement- rendu responsable de l'ensembledes dysfonctionnements de la société : la corruption, les injustices et les inégalités sociales,l'insuffisance de la modernisation... Ces représentations conditionnent le rapport au politique et auxmédiateurs potentiels. L'identification politique est freinée pour plusieurs raisons. A un premierniveau, l'anonymat croissant insécurise. La méfiance vis-à-vis du groupe d'appartenance se répercutesur tous les acteurs politiques. Par ailleurs, les partis -proches du pouvoir ou appartenant àl'opposition officielle- sont souvent assimilés à des pantins, parce qu'ils apparaissent commetotalement clientélisés ou soucieux de leurs seuls intérêts privés. L'individu atomisé se sent isolé,dépourvu de tout poids, et refuse de se reconnaître dans une élite politique qui lui reste extérieure oumême à des mouvements hors système qu'ils soient islamistes ou de gauche. La plupart des jeunesconsidèrent que l'islam peut régler l'ensemble des problèmes de la société. Mais la sensibilité à undiscours de type islamique est loin de s'accompagner de l'approbation d'un engagement politique 1 Territoire effectivement soumis à l'autorité royale, symbole de l'Etat.2 Révolte, insoumission. Dans l'histoire coloniale, insurrection et non-paiement de l'impôt, assimilés à une non-reconnaissance du pouvoir étatique, étaient recouverts par ce terme.

Page 15: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

15

même de nature islamique. Les islamistes marocains sont, dans l'ensemble, appréhendés d'un pointde vue trop strictement religieux et éthique pour être perçus comme une alternative politique. Parailleurs, le politique est tellement discrédité en soi qu'un projet "entaché" d'un cachet de cette natureen devient suspect. Il ne suffit pas de penser que l'islam ou le marxisme-léninisme sont efficacesdans tous les domaines pour devenir un militant actif, islamiste ou marxiste-léniniste ; encore faut-ilêtre réconcilié avec la politique, se reconnaître dans un groupe, et surtout se percevoir autrementqu'impuissant. Tant que ces conditions ne sont pas remplies, l'insatisfaction ne peut être canalisée nipar une opposition dans le système, ni par des mouvements hors système, quelle que soit lalégitimité religieuse, sociale, nationale ou supranationale dont ces derniers pourraient se doter. Sil'islamisme au Maroc ne mobilise pas autant qu'en Algérie, ce n'est pas seulement parce que lesouverain occupe bien le champ religieux. La question réside moins dans la légitimité de tel ou telacteur que dans la perception subjective de soi par rapport à l'action : les sentiments d'exclusion,d'isolement, d'impuissance, de vulnérabilité, parent corrélativement le pouvoir de toute-puissance,d'omniscience, d'omniprésence, l'érigeant en monstre tentaculaire et indestructible. C'est l'efficacitédu pouvoir central, notamment celle du ministère de l'Intérieur dans son aptitude à préserver lanotion de crainte (hîba), qui restreint la marge d'expression de la contestation, dans le systèmecomme dans le hors-système. C'est parce que l'individu perçoit le centre comme à la foishypertrophié et castrateur de l'ensemble des sujets et des oppositions locales que ce premier dissocieparfois un discours contestataire de ceux qui le tiennent. Au-delà du rejet du système partisan en soi,au-delà des accusations de corruption et d'individualisme, le discrédit des acteurs politiquesd'opposition, cooptés ou non, est renforcé par leur assimilation à des "impuissants", et ceci en raisonmême de leur appartenance au groupe.

Entre la paralysie et le champ de bataille, il existe pourtant un espace médian. Le fait de fuirla scène politique marocaine visible ne signifie pas qu'aucune autre n'est investie. Intérêt et passionsont essentiellement reportés dans un secteur parallèle et informel, la dérision, et dans une sphère dupolitique localisée ailleurs dans le temps et l'espace. La sîba emprunte alors la voie des coulisses.

Les discours de compensation, de dignité, de délégitimation, d'inversion, se logent en tempsfroid dans les nukat (histoires drôles et courtes, œuvres de tous et de personne), l'abstraction, lamétaphore, l'ailleurs, lieux privilégiés d'énonciation des attentes et des frustrations. Les jeunespiochent dans les répertoires disponibles au sein de leur univers mental, et se les réapproprient selondes logiques à la fois éclectiques et syncrétiques. A aucun moment, la production n'obéit à unesystématisation ou une structuration de type idéologique chez les jeunes qui n'ont pas été encadréspolitiquement, d'où les propos bricolés. Islam et démocratie reçoivent souvent les mêmesdéfinitions. Des éléments, appartenant à des systèmes traditionnellement opposés ou enconcurrence, s'entremêlent. En fait, la "Démocratie", le "Socialisme", "l'Islam", comme les airesoccidentales et arabo-musulmanes qui servent de référence, sont instrumentalisés pour dénoncer lesgrandes inégalités sociales, le clientélisme, la corruption, l'arbitraire des petits potentats locaux, larépression, et pour traduire une demande de solidarité, de restauration du lien social, de participationà la société de consommation, à tout un système national et international qui exclut. L'islam se prêteà l'expression de ces mêmes aspirations, comme il permet d'énoncer la tentation ascétique, quiconsiste à répudier un modèle qui fascine tout en se refusant. Mais au-delà de la réappropriationd'un stock de notions empruntées au patrimoine ou à l'ailleurs, fonctionnant comme mode dedémarcation et d'expression euphémique, il existe occasionnellement ou plus régulièrement, unréinvestissement dans la sphère politique extérieure, cette fois-ci à la limite de la forclusion.Nombreux sont ceux qui manifestent un manque d'intérêt, voire de la désaffection vis-à-vis de laclasse politique au Maroc tout en exprimant très nettement leur sympathie pour des partis, descourants, des organisations ou des leaders localisés ailleurs. Les "bons" socialistes sont ailleurs, enEspagne ou en France. Les "bons" islamistes sont ailleurs, en Algérie ou en Palestine. La différenceentre les "mauvais" de l'ici et les "bons" de l'ailleurs réside dans l'impuissance attribuée aux uns et lapuissance prêtée aux autres. C'est dans cette perspective qu'il faut replacer la sympathie pour lesgrandes causes supranationales. Il ne s'agit pas seulement d'arabité et d'islam, mais d'admirationéprouvée pour les hommes et les peuples qui résistent face à la domination. Cette volonté depuissance, vécue par procuration, s'exprime clairement dans le transfert d'allégeance, au niveausymbolique, à des leaders charismatiques régnant sur d'autres contrées, comme Kadhafi, Khomeyni,ou Saddam Hussein. Le temps chaud favorise l'éclosion au grand jour de toutes ces tendances.

Page 16: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

16

L'observation du passage de l'apathie à l'occupation violente de l'espace public permet de serendre compte qu'il n'y a pas une forte variation d'intensité dans les frustrations. Le "cadred'injustice"1, qui définit un système d'autorité comme inique, préexiste à la mobilisation et ne suffitpas à transformer les "soumis" en "rebelles". La représentation de "la réalité" d'un moment à l'autren'est pas modifiée ; elle est tout au plus reformulée. C'est la perception de la modification desrapports de force ou de ce que l'on appelle la "structure des opportunités politiques2" qui permet lepassage au temps chaud. L'effondrement du mur de la peur, l'occupation de l'espace public par larue, des phénomènes ponctuels correspondent au moment où l'individu cesse de se sentir vulnérableet impuissant. En percevant la défaillance du pouvoir central, en s'identifiant à un groupe social,supranational, ou à un leader charismatique, l'être atomisé se métamorphose en membre d'unecommunauté reconstituée grâce à l'émergence fugace d'une conscience collective, du positionnementde chacun dans le rapport de pouvoir, tant au niveau national que transnational. L'occasion favorisel'entrée dans l'exceptionnel. Saisie, elle permet aux frustrés de l'action de participer et de s'exprimersans médiation. Les émeutes de décembre 1990 notamment à Fès, à Tanger, et les manifestations dela guerre du Golfe illustrent deux cas de temps chaud.

L'intervention des "professionnels" est déterminante, dans le sens où elle offre à des groupesdéfavorisés, aux ressources faibles, non une organisation mais une opportunité. Les initiateurs de lagrève générale du 14 décembre de 1990, les partis d'opposition et les syndicats, ont été dépassés pardes "entrepreneurs temporaires"3 qui se sont réappropriés le mot d'ordre de grève générale en luidonnant une autre orientation. Les marginalisés, les sans-emploi ou les jeunes refoulés vers lesecteur informel échappent aux espaces structurés et aux formes d'organisation propices à l'ancragedes partis et des syndicats. Pour cette population, l'appel à la grève générale ne peut pas signifierl'exercice d'une pression sur le pouvoir par l'interruption du travail. C'est l'occasion du face à face etde la confrontation directe, un moment particulier favorisant le passage des "coulisses" à l'avant-scène, du silence à l'explosion, de l'exclusion à l'envahissement de l'espace public. Saccages etconfrontations apparaissent dès lors non seulement comme les modes de participation des exclus,mais aussi comme des émissions de signes décodables.

Les itinéraires des marginalisés en colère, les lieux et les objets détruits, les personnesaffrontées désignent l'interlocuteur visé et la cartographie des fragmentations sociales. L'Etat, aucentre de l'ensemble des attentes en temps froid, est, le jour du règlement des comptes, la cibleprivilégiée de tous les mécontentements. Le tabou du roi demeure fortement ancré. Cependant, lesautres symboles ne sont épargnés nulle part : drapeaux brûlés, déprédations commises sur lespanneaux de signalisation, les poteaux électriques ou les jardins publics, attaques tournées contre lesadministrations, les bureaux de poste, le siège du district à Fès, destruction de voitures appartenantaux forces de l'ordre, assaut des commissariats de police et affrontements avec les agents de la hîbamakhzenienne, points de mire de la vengeance collective... L'autre grand volet de l'exclusion se révèledans son versant social. Pour les jeunes refoulés par l'univers du travail, entreprises et usines deszones industrielles, ces ensembles logés au voisinage immédiat des quartiers défavorisés, demeurentles symboles d'une production à deux niveaux : en amont l'emploi, en aval la consommation. Lasociété de consommation fascinante mais interdite est visée de façon plus nette à travers ladestruction des voitures et le pillage des magasins, des boutiques, notamment au centre ville. Au-delàde leur faste, les hôtels de luxe (le palais Jamaï, les Mérinides) constituent, à travers leur lien autourisme, les vitrines de l'ailleurs si présent et si fermé, mais aussi celles de cette même société deconsommation, sur le plan transnational cette fois-ci. Enfin, les banques et les villas de la routed'Imouzzer à Fès, qui ont fait l'objet de menaces, symbolisent visiblement la richesse et les profondscontrastes sociaux.

Comme au cours des événements de décembre, la mobilisation durant la guerre du Golfedémarre sans véritable médiation. Une occasion de participation et d'expression, suscitée cette fois-cipar un événement ayant lieu en dehors des frontières nationales, est saisie et instrumentalisée par

1 Concept élaboré par E. Goffman (Les cadres de l'expérience. Paris, Ed. de Minuit, 1991), repris par D. Snow etal. : "Frame alignment processes, micromobilization and movement participation", American sociological review,51, 1986, p. 466.2 S. Tarrow : Democracy and disorder. Protest and politics in Italy 1965-1975, Oxford, New York, OxfordUniversity Press, 1989.3 Michel Offerlé : op. cit., p. 100.

Page 17: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

17

l'ensemble de la société, sans qu'aucun corps ne s'intercale entre le pouvoir et cette dernière, d'où lapluralité des foyers, les différents modes de déclenchement et la multiplicité des moyens d'actionsinvestis. Chaque segment emploie la palette de "matériaux" dont il dispose. L'une des principalesdistinctions réside dans le point de départ de l'action.

En effet, à côté de marches ou de grèves organisées, ou autorisées, se sont multipliées lesmanifestations spontanées. Chaque espace entre respectivement en corrélation avec un type d'actionet un degré d'encadrement. Certains endroits se prêtent davantage à une mobilisation hautementstructurée. C'est le cas des universités disposant toutes de représentants élus ou désignés, demilitants habitués à organiser des actions collectives. La rareté des débordements vers la rueconstitue l'une des implications de ce contrôle. Les lycées sont relativement moins encadrés, car iln'existe pas de directions comme dans le cas des campus, dépendant pour certaines de partisreprésentés à l'échelon national, ou rodées à une tradition, celle de l'Union nationale des étudiants duMaroc (UNEM), à contre-courant avec les mouvements de rue. Le fait que les lycéens échappent àune structuration obéissant à des règles tacites et des équilibres donnés les prédispose davantage àjouer un rôle de mobilisation de la rue. Enfin, des lieux comme les mosquées, les souks, les stadesfavorisent de par leur nature même l'attroupement et les élans spontanés. Les mouvements organisésà un échelon local ou national par des organisations, partis, syndicats..., telle la grève générale du 28janvier ou la marche du 3 février 1991, obéissent moins à une dynamique de l'espace qu'à unelogique de la durée. Dans ce dernier cas, tout est programmé : espaces, durée, ordre, banderoles,slogans. Au cours de l'ensemble de ces manifestations, les "matériaux" utilisés se multiplient : à côtédes objets, qu'il s'agisse de banderoles, de drapeaux, de photos de leaders ou de symboles tels queles cercueils, les missiles Scud en papier, les rameaux d'olivier, les foulards palestiniens, les Corans,l'oralité déploie une riche palette de slogans, de poèmes, de chants. Les rituels les plus symboliquesde la société sont instrumentalisés au profit de cette cause, évoquant ainsi les combats pourl'Indépendance : prière des morts à la mosquée, chants funéraires au cours des manifestations, jeûne,lecture de la Fâtiha, les Allâh-u akbar et les implorations adressées à Dieu. Les 14 et 15 décembre,les marginalisés de la société expriment leur rejet non d'un système national et transnational en soi,mais d'un univers qui ne les intègre pas.

La contestation pendant la guerre du Golfe porte également la marque du sentimentd'exclusion, mais la ligne de rupture se déplace. Cette fois-ci, sous le signe de l'extension dans letemps, dans l'espace et dans les modes d'action, l'ensemble de la société se perçoit commeappartenant à un monde d'exclus, les termes étant de nature pluridimensionnelle, cumulative, puisésaussi bien dans le répertoire du nationalisme arabe, de l'islam que dans celui du tiers-mondisme. Al'origine se trouve une identification de la société aux modèles de consommation de l'Occident. Le14 décembre, ce sont les marginalisés (socio-économiques) qui expriment leur frustration face aurejet manifesté par cet espace rêvé. Pendant la guerre du Golfe, les classes moyennes et les couchessupérieures se joignent à eux, se sentant abandonnées par un système qu'elles pensent s'êtreapproprié, mais qui les bannit, notamment en s'alliant à leur "ennemi" et en pratiquant avec eux cequ'ils perçoivent comme une politique de "deux poids, deux mesures". Le soutien apporté à SaddamHussein est de même nature que la sympathie éprouvée pour Kadhafi, Khomeyni, et, bien avant,pour Nasser. Le principal trait commun consiste dans l'équilibre de forces défavorable au leader, quià chaque fois "se lève", "ose défier" plus puissant que lui, et par sa conduite, par son passage à l'actemême, une valeur en soi, se distingue dans l'espace qui est le sien, rompant ne serait-ce que pour unmoment, la chaîne du silence, de la peur, de l'humiliation et de la dépendance. Le défi, le rêve depuissance, quel que soit le langage emprunté, sont la clé du soutien au leader auquel s'identifient lesexclus et les "humiliés", aussi bien dans leur rapport à l'autre que dans leur propre relation à leurspuissants locaux.

Le fait que les groupes "erratiques" ont du mal à saisir les opportunités, étant donné le grandnombre de leurs membres et la nature de leurs relations, constitue un obstacle décisif à lamobilisation. Leur activité ne peut être qu'intermittente et de type explosif. Le passage à l'action esttributaire de la structure des opportunités politiques. La difficulté dans un pays comme le Marocréside essentiellement dans la construction d'identités collectives durables, en raison même de laforce du pouvoir central et de la perception de cette puissance ; d'où la nécessité de "réintroduire

Page 18: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

18

l'Etat" dans ce type d'analyse1. Tocqueville établissait déjà un lien entre l'Etat "fort" et le phénomènede jacqueries et de révoltes, qui à leur tour renforcent le pouvoir central2. Plus un système est fermé,plus il pousse à l'exclusion, moins les mouvements sociaux attirent des participants, et plus l'actioncollective prend des formes violentes3.

L'intérêt d'un mouvement comme celui des "diplômés inactifs", qui s'est développé à traversl'ensemble du royaume à partir de l'été 1991, est de donner à voir la construction d'un rapport aupolitique structuré et pacifique, par un groupe de jeunes qui présentent un profil similaire à celui despersonnes composant l'échantillon de départ. Au moment où les frustrations se cristallisentdurablement sous des formes violentes ici et là en Méditerranée, ces jeunes tracent une voie endehors de l'explosion, de l'arrangement individualiste, des organisations existantes légales ou horssystème. S'ils confirment la crise de légitimité dont souffre la classe politique traditionnelle, ilsannoncent le développement de mouvements sociaux dotés d'un nouveau style d'action.

La nouveauté de ce type de mouvement par rapport à une longue tradition marocaine d'actioncollective tirant sa substance du radicalisme, des clivages structuraux, des références à une légitimitésupérieure ou à des principes fondamentaux - l'intégrité territoriale ou le droit des peuples, Dieu oula libération de l'individu du carcan des traditions médiévales - réside dans la focalisation sur ce quiunit au détriment des frontières idéologiques insurmontables. Il s'agit de mobiliser dans tous lesrangs : marxistes-léninistes, islamistes, partis d'opposition, partis de la "majorité", non partisans. Leseul objectif avoué du mouvement était d'obtenir un droit : l'emploi promis par le souverain. En effet,ce mouvement est largement tributaire de la structure des opportunités. A la suite des émeutes dedécembre 1990 et des événements de la guerre du Golfe, le roi Hassan II a reconnu que le problèmeessentiel du Maroc était celui de l'intégration des diplômés inactifs. Cette ouverture du système adonné une occasion de s'organiser à des jeunes convoqués dans les préfectures, dans le cadre desdirectives royales.

Ce sont la peur, l'atomisation, le rejet d'une manière de "faire la politique" qui maintenaientces diplômés inactifs à l'écart de la scène publique. Dans ces conditions, le passage au politique et laréussite d'une action dans un système verrouillé, est favorisée par la consolidation de la position del'individu face au pouvoir. L'isolement a été brisé et la vulnérabilité réduite, par l'identification à ungroupe, paradoxalement révélé à lui-même sous l'impulsion royale, et dont la cohésion s'estrenforcée grâce au déplacement de l'enjeu de la sphère de la lutte pour le pouvoir à celle de ladéfense d'un droit social. La reconnaissance de la légitimité d'une revendication par toutes les partiesen présence favorise aussi bien l'évanouissement de la crainte ancestrale qui hantait les participantsque le retournement instrumental du discours officiel par l'exercice d'une pression efficace. Enfin, latransparence, le respect de la légalité et des principes fondamentaux du royaume (monarchie, islam,Sahara), le fait de se réclamer de la plus haute autorité du pays ont "innocenté" les acteurs.

C'est dans un tel cadre que s'est opérée la gestation d'un modèle de relations qui secaractérise notamment par un effort d'autonomisation par rapport au centre et aux organisationspolitiques partisanes ou syndicales, par un changement de perspective privilégiant un domainespécifique (chômage des diplômés) au détriment du projet politique global, par la négociation deréférences communes4. Par certains de ces aspects, cette formule se rapproche du schéma généraldes "coordinations" françaises, qui portent la marque du pragmatisme, de l'individualisme, du rejetde l'idéologie et qui cherchent avant tout à ratisser large. Le retrait de l'Etat, la crise des structuresanciennes favoriseraient le développement à l'échelle transnationale, de formes d'actions collectives,faisant contrepoids, dans la rive sud de la Méditerranée, aux projets de société islamistes totalisantset révolutionnaires.

1 Dans la lignée des travaux de sociologie historique, voir C. Tilly : From mobilization to Revolution, Reading,Addison-Wesley, 1978 et T. Skocpol : Etats et révolutions sociales, Paris, Fayard, 1985.2 Alexis de Tocqueville : De la démocratie en Amérique. Paris, Vrin (édition 1990).3 P. Birnbaum : State and collective Action : European Experiences. Cambridge University Press, 1989.4 Voir Suzan Waltz : Human Right and Reform : Changing the Face of North African Politics. Berkeley, Univeristyof California Press, 1995, ainsi que Guilain Denoeux et Laurent Gateau : "L'essor des associations au Maroc : à larecherche de la citoyenneté", Maghreb-Machrek n° 150, pp. 19-39.

Page 19: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

19

Tout un système est donc en train de basculer. La masse des non intégrés menace la stabilitédu pays, remet en cause son mode de fonctionnement ancien, mais cherche plus à le faire évoluerqu'à le détruire - sauf en de brèves périodes de crise. De la même façon que la faiblesse de l'Etatalgérien incline à la rupture, l'hypertrophie et la puissance du centre au Maroc incitent davantage àl'arrangement avec un régime que l'on connaît, qui maintient l'ordre et préserve l'unité ; unarrangement qui fonctionne tantôt comme une soupape de sûreté, tantôt comme un moyenéconomique d'ébrécher la montagne. Depuis l'Indépendance, le Makhzen a assuré sa survie enfaisant le vide autour de lui, en "clientélisant" et en discréditant les médiateurs potentiels, en seprésentant comme la seule institution du pays. De ce fait, il finit par se retrouver seul face auxattentes d'une masse mal insérée, qui ne reconnaît pas les réalisations économiques du pouvoir enplace et qui ne retient que les effets pervers de l'ajustement structurel. Jusqu'ici, on a pensé qu'ilsuffisait d'intégrer ou de coopter "par le haut", les groupes stratégiques : armée, partis, élites... Le jeupolitique limité aux notables cesse d'être efficace dans une société qui n'est plus structurée par desrapports verticaux.

Références bibliographiques

- BENNANI-CHRAÏBI Mounia : Soumis et rebelles : les jeunes au Maroc. Paris, Editions du CNRS, 1994, etCasablanca, Le Fennec, 1995.- BIRNBAUM P. : State and collective Action : European Experiences. Cambridge University Press, 1989.- BOURDIEU Pierre : Questions de sociologie . Paris, Ed. de Minuit, 1984.- DENOEUX Guilain et GATEAU Laurent : "L'essor des associations au Maroc : à la recherche de la citoyenneté",Maghreb-Machrek n° 150, pp. 19-39.- FARGUES Philippe : "Explosion démographique ou rupture sociale ?", in Ghassan Salame (dir.) : Démocratiessans démocrates, Paris, Fayard, 1994.- GOFFMAN Erwin : Les cadres de l'expérience. Paris, Ed. de Minuit, 1991.- HABERMAS Jürgen : Théorie de l'agir communicationnel, Tome I. Paris, Fayard, 1987.- SKOCPOL T. : Etats et révolutions sociales, Paris, Fayard, 1985.- SNOW D. et al. : "Frame alignment processes, micromobilization and movement participation", Americansociological review, 51, 1986.- TARROW S. : Democracy and disorder. Protest and politics in Italy 1965-1975. Oxford, New York, OxfordUniversity Press, 1989.- TILLY C. : From mobilization to Revolution. Reading, Addison-Wesley, 1978.- WALTZ Suzan : Human Right and Reform : Changing the Face of North African Politics. Berkeley, Univeristy ofCalifornia Press, 1995.

Résumé du débat

Depuis l'Indépendance du Maroc, en 1956, la société a beaucoup changé (le tauxd'urbanisation est ainsi passé de 20 % à plus de 50 %). Les tensions sociales et politiques se sontdéplacées des campagnes vers les villes. Depuis la fin des années 1980, la multiplication desantennes paraboliques a permis la diffusion des télévisions étrangères, ce qui a beaucoup élargi leshorizons.

L'enquête auprès des jeunes a eu lieu en 1989, dans 11 villes différentes, surtout à travers lesrencontres dans l'anonymat que permet la rue. D'autres séries d'entretiens ont été faites pendant laguerre du Golfe et pendant le mouvement social des jeunes diplômés déclenchés pendant l'été 1991.

Page 20: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

20

La notion de "jeune" s'est allongée : elle dure jusqu'à plus ou moins 30 ans, voire davantagepour ceux qui n'arrivent toujours pas à s'insérer dans le monde du travail. C'est l'âge de ladépendance, vécue comme une exclusion par ceux qui ont acquis un savoir mais n'ont pas accès à unpouvoir. Sans travail, le jeune ne peut pas se marier et doit rester chez ses parents. De fait, l'âgemoyen au mariage (dont l'âge légal est passé de 15 à 18 ans) était, au début des années 1990, de 29ans pour les garçons, 26 pour les filles (encore plus tard dans les villes).

Les jeunes du Maroc ont en commun avec ceux de France un grand pragmatisme (lesidéologies ne font plus recette) et un rejet de la scène politique instituée (ce qui ne veut pas dire unrefus du politique). Les uns et les autres se bricolent des identités construites "à la carte".

Il s'est créé une "culture du coin de la rue", où les jeunes forment un groupe de pression surla vie collective. Ils ne se présentent pas comme des adolescents casseurs, mais comme une force deproposition face aux adultes, et aussi comme capables d'encadrer les plus petits (surtout dans lesactivités sportives qui leur sont proposées).

Dans cet essor du mouvement associatif, les gens (de tous âges) ne veulent pas êtreembrigadés ; ils veulent se réaliser et se former. On assiste donc à la naissance d'une société civile,autour des opportunités qui apparaissent. C'est le passage d'un monde de sujets soumis à unpouvoir tout-puissant à une société de citoyens face à un pouvoir affaibli dans ses moyens d'action.La situation est très fluide, très diversifiée.

Page 21: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

21

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

Séminaire du GREJEM n° 14 (17 décembre 2001)

LES ENFANTS PALESTIENS PENDANT L'INTIFADA :

L'APPROCHE HUMANITAIRE D'UN CAS

Récit d'une mission de Médecins Sans Frontières en zone d'occupation

par

Pierre SALIGNON1

Juillet 2001, au cœur de la bande de Gaza, une maison tout près de la colonie juive deNetzarim. C'est ici que vit une famille palestinienne : au total 9 enfants, dont un nouveau-né, le chefde famille, sa femme et la grand-mère. Depuis plusieurs mois, le toit de leur maison est occupé pardes soldats israéliens, qui l'ont transformé en poste militaire : la maison surplombe la route decontournement que les colons utilisent pour circuler entre les colonies juives de Gaza. Des filets decamouflage sont tendus sur le toit, et des sacs de sables laissent parfois apparaître l'ombre d'unsoldat.

De part et d'autre de la maison, ce n'est que désolation. Depuis le début de l'Intifada "AlAqsa", en septembre 2000, les vergers ont été détruits, les arbres fruitiers -qui faisaient la fierté desPalestiniens- ont été déracinés, les serres démolies et les maisons des voisins rasées, comme descentaines d'autres dans la bande de Gaza.

L'accès à la maison de cette famille palestinienne est devenu quasiment impossible. Il fautpasser de nombreux monticules de terre retournée, enjamber les branches des arbres couchés : unpaysage dévasté par les bulldozers de l'armée israélienne.

L'équipe médicale de Médecins Sans Frontières n'avait pas pu rendre visite à cette familledepuis quatre mois, malgré de nombreuses tentatives. La dernière s'est terminée par des tirs desommation des soldats israéliens postés sur le toit de la maison. Et l'équipe médicale a été contraintede repartir.

Ce matin, il est 9 heures. L'équipe MSF s'avance une nouvelle fois sur le chemin défoncé.Nous voyons la grand-mère qui vient vers nous, et nous décidons de nous avancer à découvert. Avecun téléphone portable, nous appelons le chef de famille dans la maison pour nous assurer que lessoldats ne nous tirent pas dessus. Après quelques minutes d'attente, une Jeep de l'armée s'arrête surla route qui passe devant la maison. Un soldat nous fait signe d'avancer. Il vérifie nos papiers etcontrôle les sacs, dans lesquels se trouvent nos médicaments, ainsi que de la nourriture et de l'huile.Il faudra attendre plusieurs minutes avant d'obtenir un accord pour nous laisser poursuivre notrechemin.

Quand nous arrivons enfin dans la maison, les soldats nous observent. Mais très vite, lesenfants nous entourent. La grand-mère nous embrasse et nous fait entrer dans l'appartement dupremier étage. Il y a une agitation étrange. Derrière la porte d'entrée, les soldats qui parlent. Al'intérieur, les enfants qui pleurent, rient, ou nous regardent sans rien dire. La conversation s'engagesimplement, sans attendre.

1 Juriste de Médecins sans Frontière.

Page 22: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

22

En octobre 2000, avec le début de l'Intifada, du jour au lendemain, cette famille palestiniennes'est retrouvée otage des soldats israéliens qui occupent sa maison. "Quand les soldats sont arrivés,nous n'avons rien pu faire. Un capitaine nous a dit que leur présence avait été décidée pour desraisons de sécurité. Depuis, nous sommes des boucliers humains."

La grand-mère nous explique les conditions de vie : "Les soldats ne laissent jouer les enfantsdehors qu'à tour de rôle ; ils leur font peur, et parfois les frappent. Pour entrer dans la maison, nousdevons demander l'autorisation. Pour sortir, nous devons demander l'autorisation." Elle poursuit : "Ilfaut toujours quatre membres de la famille dans la maison. Quand mon fils est autorisé à se rendre àGaza chercher du ravitaillement, il ne peut revenir qu'avec deux sacs en plastique, pas plus. Noussommes des prisonniers avec nos enfants. Ce n'est pas une vie..." Pendant que la discussion sepoursuit, nous entendons les soldats marcher et parler au-dessus de nous.

La mère, une femme qui paraît effacée, prend la parole : "Les soldats nous humilient. Ilsjettent leurs ordures du haut du toit, ainsi que leurs eaux usées. Il y a une semaine, alors que lesenfants jouaient dehors, un sac de sable est tombé du haut du toit. Les enfants ont crié et j'ai cruqu'ils avaient été blessés. Mais les soldats ne m'ont pas laissé sortir pour voir ce qui se passait." Ellesoupire : "La nuit, c'est encore plus terrible. Les soldats frappent contre les murs... Les soldats fontdu bruit, et parfois ils tirent. Alors, la maison tremble. Les enfants pleurent. Il nous est impossiblede dormir."

Malgré les circonstances, cette famille se refuse à abandonner la terre de ses aïeux, quitte àvivre avec des soldats israéliens à l'étage et dans les couloirs. "Les soldats ont tout essayé pour nousfaire partir, mais je ne suis pas parti", lance fièrement le père. "Ils m'ont dit : Si tu veux partir, tupeux partir..." Il poursuit : "Vous savez, je ne suis pas un surhomme. J'ai peur... Mais la peur deperdre ma maison est plus forte. Le départ, c'est la mort. Alors, si je suis tué, ça n'a pasd'importance." La mort, il l'a frôlée, il y a quelques semaines, lorsque des balles ont été tirées dans lapièce où il se trouvait. Il nous montre l'impact de la balle sur la fenêtre. Il assure qu'il s'agissait detirs de soldats israéliens. Un autre fortin militaire est visible à travers la fenêtre, à quelques centainesde mètre de là. La grand-mère raconte qu'ils ont été victimes de nombreux tirs depuis le début del'Intifada.

Le père se tourne vers la psychologue de MSF, qu'il connaît, et dit : "Vous savez, ce ne sontpas les problèmes matériels qui m'inquiètent, mais notre situation psychique. Les enfants se battent,hurlent et sont agressifs entre eux. Le plus petit pleure quand il doit sortir de la maison. Il a peur dessoldats... Nous dormons peu. L'enfermement nous rend tous fous." Ses yeux sont rouges, il est aubord des larmes. "Moi aussi, je suis parfois violent... Parfois, je veux me jeter sur les soldats... Jen'en peux plus." La grand-mère nous sert du jus d'orange. Le père remarque que personne n'a puavoir accès à la maison depuis quatre mois. La visite de l'équipe médicale de MSF est la première."C'est important que vous soyez là. On sait que vous essayez de venir, et cela nous réconforte. Lesenfants ont besoin de vous. Et il faut que vous montriez aux soldats israéliens que nous ne sommespas oubliés, que des étrangers s'occupent de nous. Tout le monde doit savoir ce qui se passe ici." Ilpoursuit : "Je suis chez moi. Mais on m'a volé ma vie et ma dignité. Les soldats disent qu'ils sont làpour protéger les colons. Et moi, qui me protège ?"

Le chef de famille est devenu, bien malgré lui, un porte-drapeau. "Si nous partons, ilsdétruiront la maison, et cette terre leur appartiendra à jamais", dit-il. "Ma force ? Je la tire de messouvenirs d'enfance, de mes souvenirs ici. Je refuse que mes enfants me demandent un jourpourquoi je suis parti." Pendant qu'il nous parle, la psychologue de MSF s'isole avec les enfants etla mère. Les voyant sortir, le père conclut : "C'était le paradis ici. Il faut donner une chance à nosenfants. Nous avons perdu trop de temps. Israël doit se retirer des territoires palestiniens."1

1 Depuis le mois de septembre 2001, l'armée israélienne n'occupe plus la maison de cette famille palestinienne. Lessoldats se sont retirés et sont désormais installés dans un fortin en béton, construit de toutes pièces, situé à 50 mètresde là. Les occupants de la maison continuent à vivre exposés, soumis aux représailles et aux vexations. Leursdéplacements hors de chez eux restent limités et suspendus à la décision des soldats israéliens. L'équipe de MSFcontinue à leur rendre visite.

Page 23: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

23

Résumé du débat1

On a, avec cette société palestinienne, exactement l'inverse des situations qui engendrenthabituellement la marginalisation des enfants et des jeunes. Ici, ils sont totalement insérés dans leurcollectivité, qui leur accorde la plus haute valeur en les projetant en avant dans son combat politique(au moins symboliquement, car il n'y a pas un engagement volontaire et organisé des enfants dansl'Intifada). Aucune mère ne veut que son fils meure en martyr, mais toute la communauté déborde defierté de ses enfants qui se font tuer pour la Cause (et qui démultiplient les désirs de vengeance). Ona vu cela dans de nombreux cas de guerres où toute une collectivité s'engage : les enfants sont prêtsau sacrifice héroïque de leur vie quand ils ont le sentiment de répondre ainsi aux attentes les plusfortes que les adultes mettent en eux. De fait, il n'y a pas d'enfants abandonnés : tous les orphelinssont récupérés par les familles élargies. Mais les jeunes martyrs ne sont qu'une petite partie de laréalité : les enfants palestiniens sont avant tout des enfants comme les autres, qui souffrent de lapermanence de violence constante. C'est toute leur société qui est marginalisée.

Les parents, dans leur majorité, ne poussent pas leurs enfants à s'engager dans le combatpolitique, où ils risquent leur vie. Une minorité les motive à s'y engager ; une autre minorité essaiede les tenir à l'écart, de les enfermer, mais la télévision leur apporte partout des images de violenceset de martyres. Les jeunes kamikazes s'engagent en général en cachette de leurs parents. Ils n'ontpas un discours de haine, mais de passion contre l'injustice

La Palestine a (ou plutôt avait) un bon système scolaire et universitaire : tous les enfants sontscolarisés dans des écoles -publiques ou islamistes- qui renforcent puissamment leur sentimentidentitaire et leur désir de résistance. Les plus jeunes sont lancés dans une fuite en avant où tous lesrisques sont permis. Notons qu'il n'y a pas de différences sensibles selon que les enfants sontmusulmans ou chrétiens.

Comme dans toute la société, sous la pression d'un stress insupportable, certains jeunes"disjonctent" : ils alternent les phases d'excitation, d'espoirs exaltés, et les phases d'abattement, dedésillusion, de désespoir profond, se sentant privés de tout avenir.

C'est pour soigner ces troubles mentaux des enfants (et, inévitablement, de leur famille enmême temps) que Médecins sans frontière intervient depuis 1994, sous forme d'un groupe depsychiatres français qui se relaient (avec l'aide de psychiatres israéliens). Ces interventions courtes(trois semaines) sont imposées par la situation, toujours mobile, où l'expérience est sans cesseremise en question. La référence théorique est ici celle de l'ethnopsychiatrie : une prise en chargetransculturelle, qui impose de connaître les codes culturels du milieu. MSF assure essentiellementdes soins curatifs des syndromes post-traumatiques (PTSD), des peurs et autres désordrespsychiques, surtout pour les empêcher de "s'enkyster", et de devenir encore plus dangereux à terme.

Comme la situation de guerre se maintient, les blessures psychiques se réactualisent au jourle jour, les vieux trauma oubliés ressortent : c'est un travail de Sisyphe. Deux cents enfants sontaidés, dans un contexte de danger permanent. Les patients viennent de tous les niveaux sociaux,mais plutôt des couches inférieures, issues d'une paysannerie profondément déstructurée au coursde l'affrontement avec Israël. Ces enfants n'ont jamais vécu que dans la violence. Les adultes sonttous à bout de nerfs. Les adolescents ont le sentiment qu'ils n'ont rien à perdre : "Si je suis tué, celan'a pas d'importance…"

1 Non revu par l'orateur.

Page 24: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

24

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

Séminaire du GREJEM n° 15 (7 janvier 2002)

LES PETITES BONNES DE COTE D'IVOIRE,

ENTRE LE VILLAGE ET LA VILLE

L'exemple des jeunes migrantes du Nord-Est au travail à Abidjan

par

Mélanie JACQUEMIN1

A Abidjan, les fillettes et les jeunes filles qui pratiquent des activités domestiques etmarchandes sont partout : elles transportent des bassines d'eau, des sacs de charbon ou desbouteilles de gaz sur la tête, elles acheminent des kilos d'ignames, de manioc ou de bananes pour lapréparation des repas ; dans les cours, elles balayent, aident à la cuisine, récurent les casseroles,lavent le linge, s'occupent des bambins ; sur les trottoirs de la ville, elles vendent des sachets d'eauglacée, des oranges ou des paquets d'arachides grillées ; devant les écoles, les bureaux ou les usines,elles assistent une femme à la vente de mets frits ou de plats préparés, etc.

L'importance numérique de cette main-d'œuvre jeune (6-20 ans) se retrouve dans lesstatistiques démographiques : la pyramide des âges de la population abidjanaise montre une fortesur-représentation des filles de 10 à 14 et de 15 à 19 ans par rapport aux autres groupes d'âge et auxgarçons, sous-tendue par d'importants flux migratoires de filles vers la métropole abidjanaise. Ildemeure pourtant très difficile de quantifier ce phénomène, les petites domestiques étant encore"officiellement" invisibles.

L'objectif de ce travail2 est de comprendre, par une analyse sociologique des pratiques et desreprésentations, les logiques d'une telle mise à contribution de fillettes et de jeunes filles dansl'économie domestique. En interrogeant les arrière-plans historiques des tendances actuelles de cephénomène, on dégage des modifications diachroniques liées aux changements économiques etsociaux, notamment sous l'influence du contexte de grave récession économique qui touche la Côted'Ivoire depuis le début des années 1980.

Si les pratiques anciennes de circulation des enfants dans les sociétés ouest-africaines3 enconstituent un cadre de référence essentiel, le recours aux services domestiques et marchands desenfants est devenu, avec la "crise", tout à fait central dans les stratégies familiales de survie. En effet,depuis le début des années 1980, les femmes occupent une place grandissante dans l'économieurbaine et dans l'économie des ménages (cf. Marc Le Pape, 1997), grâce aux revenus des multiplespetites activités qu'elles exercent, le plus souvent dans le secteur dit informel. Or il est impossible,étant donné les fortes dépenses de temps et d'énergie requises, qu'une femme assure seule

1 Sociologue.2 Recherches réalisées dans le cadre d'un doctorat de sociologie en cours de rédaction : Sociologie du travail desenfants. "Petites nièces" et petites bonnes en milieu urbain de Côte d'Ivoire (1960-2001).3 Je renvoie au concept de "fosterage" élaboré par Jack Goody (1969) et repris par Suzanne Lallemand (1993). Enanglais, to foster signifie "élever sans obligation d'adoption" (dictionnaire Harrap's). Distinct donc de l'adoption (ausens de cession définitive de l'enfant), le "fosterage" n'implique pas de changement d'identité ni même parfois delocalité géographique ; les parents conservent une part de droits et de devoirs sur l'enfant concédé, qui garde ses droitsinitiaux mais peut également bénéficier de parts d'héritage émanant de ses gardiens.

Page 25: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

25

l'ensemble du travail domestique et du travail économiquement productif (cf. Claudine Vidal, 1985) :un appoint de main-d'œuvre s'impose, que les filles non scolarisées, dociles et corvéables,fournissent au meilleur prix.

La plupart des enfants, filles et garçons, participent dès leur jeune âge aux travauxdomestiques de leur "maman" (génitrice ou adoptive) ou "tantie" (sens large), qui ont le rôled'éducatrices. Cette participation est une forme de socialisation et d'apprentissage par le travailnécessaire. Celles que nous désignons par le terme générique de "petites domestiques" sont desenfants qui exécutent quotidiennement et à plein temps des activités domestiques -et marchandesdans certains cas- sous la tutelle d'un adulte autre que l'un de leurs parents géniteurs.

De l'enquête, il ressort quelques points communs à toutes les petites domestiques. Quel quesoit leur âge, elles effectuent un minimum de 11 heures de travail quotidien, la grande majoritéd'entre elles résidant chez leur "employeur" ; de fait, logement et nourriture sont des élémentsconstitutifs de la compensation du travail fourni. Enfin, qu'elles soient déscolarisées ou qu'ellesn'aient jamais "fait les bancs", leur situation de travail annule toute possibilité de fréquentationscolaire : les jeunes domestiques sont définitivement hors-école.

Mais l'appellation "petites bonnes", communément attribuée aux filles en situation de travaildomestique, tout comme l'expression "petites domestiques", masque la diversité des situationsobservées. L'âge, le statut dans l'unité résidentielle où elles travaillent (lié aux modalités duplacement/recrutement), la nature des tâches effectuées, le type de rétribution qu'elles perçoivent, lesconditions de travail et le comportement dont elles sont l'objet révèlent cette diversité.

A partir de mes observations dans les ménages abidjanais, j'ai dégagé trois types de petitesdomestiques :

a) Jeune parente, ou bien proche par l'origine régionale, la "petite nièce"1 (parenté élargie, voirefictive) n'est pas payée en numéraire : elle est logée, nourrie, habillée et assistée en cas de maladiepar sa patronne-tutrice qui devra également "faire quelque chose" pour elle quand elle quittera laplace (trousseau, pagnes et/ou vaisselle, machine à coudre, petit pécule, etc.), cette dernière obligationétant en principe précédée de transferts (en nature et/ou en argent) et/ou de services envers lesparents de la fille, auxquels la patronne-tutrice peut difficilement se soustraire. La mise au travail de"petites nièces" prolonge une pratique ancienne de circulation des enfants -très importante enAfrique de l'Ouest- et insérée dans des réseaux de solidarités (familiales ou autres) ; ces petitesdomestiques représentent une sous-catégorie d'enfants fosterés.

b) L'enfant louée est salariée dans un ménage avec les membres duquel elle n'a aucun lien deparenté, mais elle est toujours placée chez l'employeur par l'intermédiaire d'un "tuteur"(généralement une femme), le plus souvent venu la chercher au village, et qui perçoit et gère sonsalaire. Elle est habituellement hébergée et nourrie par l'employeur, qui doit également assurer lesbesoins (vestimentaires, médicaux) de son employée, la tutrice ne laissant en général rien à cet effet2.Les enfants louées ont donc la particularité de recevoir de leur tutrice une rétribution de leur travailsous forme de compensation non monétaire, et seulement au moment de leur retour au village (ellesse rapprochent en cela des "petites nièces"), alors que la rémunération de leur travail est monétaire etmensuelle (à la différence des "petites nièces"). Certaines ignorent d'ailleurs le montant, voirel'existence de ce salaire, qu'elles ne percevront jamais. Soumises à l'autorité d'une deuxième "tantie"(placeuse/intermédiaire), les enfants louées vivent au quotidien des situations de dépendance etd'exploitation liées aux conditions de leur placement.

c) En général logée et nourrie elle aussi chez l'employeur, la petite salariée domestique n'a aucunlien de parenté avec les membres du ménage dans lequel elle travaille ; elle perçoit directement larémunération de son travail (salaire monétaire mensuel) dont le montant est en principe fixé au 1 A défaut d'expression vernaculaire, j'emploie ce concept à la suite de M. Le Pape et de Cl. Vidal, qui l'utilisent dansleurs recherches.2 Les enfants louées logent quelquefois chez leur tutrice, qui peut ainsi surveiller les plus âgées et parer à d'éventuellesfugues, tout en leur extorquant encore des heures de travail à son propre domicile. Lorsque c'est l'enfant elle-même quiremet son salaire mensuel à sa tutrice, il lui est parfois possible de garder une somme modique pour assurer ses"petits besoins" (pommade, savon, chaussures en plastique, etc.).

Page 26: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

26

moment de son recrutement. Selon les quartiers, en fonction de l'âge de la fille et quelquefois de laquantité de travail ou de la qualification demandées, les salaires mensuels s'échelonnent de 3 000 à20 000 francs cfa1, atteignant très exceptionnellement 30 000 F et plus.

Bien que les "petites nièces" n'aient pas disparu des ménages abidjanais, leur remplacementpar de jeunes salariées domestiques est une évolution significative des vingt dernières années.

Après avoir exposé les différents modèles de placement/recrutement des petites domestiques, jedécrirai leurs conditions de vie et de travail, à la fois homogènes et diversifiées, avant de présenter larégion de Bondoukou (Nord-Est de la Côte d'Ivoire) d'où partent un grand nombre de filles, futurespetites domestiques à Abidjan.

I - MODALITES DE PLACEMENT/RECRUTEMENT

On observe trois modèles principaux :

1) Le recrutement direct est le modèle le plus fréquent de captation des "petites nièces" ; la future"patronne-tutrice" s'adresse elle-même aux parents de la fille, qui la lui confient en général sanscontrepartie immédiate, dans l'espoir (la certitude) de son mieux-être en ville, et par-là même du leur.Il arrive que la demande émane des parents, qui souhaitent confier leur fille à une Abidjanaise ; ils'agit donc plutôt d'un placement direct, les conditions étant les mêmes.

Le porte-à-porte des jeunes filles en quête d'une place est un modèle plus récent deplacement/recrutement direct, lié au phénomène des "petites bonnes" (salariées) ; le plus souvent, lapersonne intéressée se rend avec sa future employée chez les parents ou tuteurs de la fille pourpréciser les termes du "contrat" (montant et destinataire du salaire principalement) et savoir à quis'adresser en cas de problème.

2) Le recrutement par personne interposée repose sur un lien plus ou moins étroit entre lademandeuse en quête de main-d'œuvre et une tierce personne (membre de sa famille, du voisinage,amie personnelle ou de son mari, etc.) qui lui trouve une jeune fille. Les petites domestiques ainsirecrutées n'ont aucun lien -ni parental, ni amical, ni même, le plus souvent, ethnique- avec leurpatronne. Leur statut d'enfants louées ou de salariées dépend de l'accord passé avec l'intermédiairedu recrutement.

Deux figures d'intermédiaires se dessinent :

a - Certains interviennent seulement pour trouver l'enfant, soit en contrepartie d'une rétributionponctuelle, en nature ou en argent, prélevée auprès de l'employeur au moment de la remise del'enfant (cas rare), soit (plus fréquemment) dans le cadre de relations de réciprocité à plus longterme. Ils ne prennent pas en charge les frais du transport de l'enfant, financés par les parents ouremboursés par l'employeur à l'arrivée. En fonction notamment de la distance du lieu de résidencedes parents de la fille et de la possibilité qu'a l'employeur de s'y rendre, l'intermédiaire peut choisirde demeurer le relais employeur/parents de la fille, ou bien il peut demander à l'employeur deprendre directement contact avec les parents de l'enfant recrutée2.

b- D'autres, se rapprochant de la figure du loueur d'enfants, restent au contraire seuls médiateursentre les parents de la fille et son ou ses employeurs. Se présentant comme tuteurs, ils demandent àpercevoir le salaire mensuel de l'enfant, afin de le reverser (très partiellement) à ses parents. Engénéral, les employeurs ne leur donnent rien à la remise de l'enfant.

1 100 francs cfa = 0,15 euro.2 A Abidjan, il arrive aussi que des jeunes filles en quête d'un emploi domestique sollicitent l'appui d'une personne deleur entourage, intermédiaire occasionnel qui fera coïncider cette demande avec celle d'une employeuse à la recherche dejeunes domestiques, s'il en rencontre dans son réseau de relations. Quelquefois, certaines petites domestiques serventelles-mêmes d'intermédiaires.

Page 27: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

27

Les "véritables" chefs de réseau, professionnel(le)s inséré(e)s dans des filières internes outransfrontalières, qui peuvent placer plusieurs dizaines de filles par trimestre à Abidjan, s'apparententà des agences de placement de type informel.

3) Dans un contexte de demande croissante en main-d'œuvre bon marché et de diversification desactivités rémunératrices, des pourvoyeurs professionnels de petites bonnes se sont installés dans lesquartiers d'Abidjan. Depuis une quinzaine d'années, des hommes et des femmes ont développé desagences informelles de placement de "filles de ménage", élargissant ainsi les possibilités deplacement/recrutement tout en simplifiant la démarche. Le nombre d'agences de placement s'estconsidérablement accru à Abidjan ces dernières années (début 2001, une bonne trentaine avaientpignon sur rue). Le "marché aux bonnes" du quartier Bracodi Bar, à Adjamé, est l'agence la plusancienne et la plus connue, créée à la fin de la décennie 1980 par quelques personnes qui ont reprisle "filon" d'un boucher du quartier qui faisait venir des filles de son village (dans la région deBondoukou, cf. infra) pour satisfaire à la demande de ses clients et amis. On y trouve aujourd'huiplusieurs groupes de "promoteurs" qui, de 8 h à 18 h, accueillent d'un côté les jeunes filles en quêtede travail domestique salarié, et de l'autre les femmes à la recherche d'une jeune employée. Les filless'assoient sur des bancs et attendent une patronne potentielle, qui discutera des tâches à effectuer etdu montant du salaire avec l'une d'entre elles ; si elles ne s'entendent pas, la femme essaie avec uneautre fille. Lorsque l'accord est conclu, l'un des placeurs inscrit le nom, l'adresse et l'âge des deuxparties ; il délivre un reçu à l'employeuse en échange des 5 000 F de commission qu'elle verse ; encas de problème, ce reçu lui permettra de revenir changer la fille dans un délai de 30 jours. Il est enrevanche demandé au nouvel employeur de prendre lui-même contact avec les parents ou le tuteur dela fille dans les 48 heures, les placeurs se dégageant de toute responsabilité.

Alors qu'à Bracodi Bar, les filles ne versent rien de leur poche, d'autres agencesinformelles prélèvent des frais de commission sur les premiers salaires des filles placées.

II - CONDITIONS DE VIE ET DE TRAVAIL DES PETITES BONNES

Aux différents types de petites domestiques, corrélés aux modalités de placement/recrutement et liés au mode de rémunération, s'ajoute une grande hétérogénéité des conditions de vieet de travail.

On observe en réalité un continuum de situations, depuis des relations quasi harmonieuses,où chacune des parties trouve son compte, jusqu'à des formes extrêmes d'exploitation et/ou deviolences verbales, physiques, voire sexuelles. Si les positions les plus insoutenables sont plutôtbien relayées dans les rubriques "faits divers" des média locaux et dans la presse généralisteinternationale, il est en revanche très difficile de rencontrer et d'interviewer des petites domestiquesvictimes de maltraitance dans la place qu'elles occupent. En travaillant sur des récits de vie et desentretiens rétrospectifs, j'ai toutefois pu avoir accès à quelques témoignages relatant privations etsévices subis chez de précédents employeurs1.

Le type de rémunération introduit un premier critère de différenciation au niveau desconditions de vie et de travail, les "petites nièces" et les enfants louées ne disposant d'aucuneressource personnelle pour combler les négligences dont elles peuvent faire l'objet ; il arrive ainsiqu'elles n'aient même pas de quoi remplacer leurs sandales en plastique cassées (la paire de tapettescoûte tout au plus 250 F)… A l'inverse, on remarque chez de nombreuses jeunes domestiquessalariées une coquetterie particulière, qu'elles financent sur leurs maigres revenus.

L'argent en propre peut également jouer au niveau de l'alimentation, pour atténuer lesinsuffisances de la nourriture accordée par l'employeur, notamment en ce qui concerne le petit-déjeuner ; d'autres jeunes filles domestiques mangent tout à fait à leur faim. L'existence de petitscadeaux (vêtements, argent de poche, savons, etc.) offerts par la patronne, surtout au moment desfêtes, révèle aussi la diversité des conditions. 1 Il est également très difficile d'interviewer les plus jeunes des petites domestiques, notamment celles qui ont entre 6et 12 ans… Pour combler ce manque, j'ai également procédé par entretiens rétrospectifs, un grand nombre de jeunesdomestiques interviewées ayant commencé à travailler avant l'âge de 12 ans.

Page 28: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

28

Dans l'ensemble, les petites domestiques dorment peu, elles sont en général les premièreslevées et les dernières couchées. Les temps de repos sont très variables ; ils dépendent de l'espacequi leur est concédé dans le logement de l'employeur : une place dans la chambre des enfants oudans la pièce principale, un matelas ou une natte, voire un simple pagne sur le sol, plus rarement unepièce à part. Dans les situations les plus difficiles, elles n'ont droit qu'au sol de la cuisine.

La présence continue de la patronne ou d'autres membres du ménage joue aussi sur unéventuel temps de repos, que les jeunes domestiques parviennent plus facilement à prendrelorsqu'elles restent seules à la maison. Les domestiques salariées bénéficient en principe d'un oudeux jours de congé par mois, quelquefois par quinzaine ; elles rentrent alors chez les parents (senslarge) qu'elles ont à Abidjan. La plupart des enfants louées vont une fois par mois chez leur"tutrice", afin de leur remettre leurs gains mensuels ; d'autres "tutrices" viennent elles-mêmesrécupérer le salaire et n'accueillent pas leurs "protégées" chez elles. Les "petites nièces""descendent" beaucoup plus rarement, surtout si leurs parents résident loin ; elles partent parfois auvillage pendant quelques jours ou quelques semaines.

Enfin, on relève une grande diversité de situations quant à la nature des tâches effectuées.Pour autant, une typologie du travail domestique juvénile selon ce critère est peu opérante, car elleengage une conception trop restrictive de la catégorie "petite domestique" et occulte certainescaractéristiques fondamentales du travail domestique des enfants. Tout d'abord, la frontière entretravail domestique et travail économiquement productif demeurant floue, il est peu pertinent decaractériser ces jeunes travailleuses en fonction des tâches qu'elles réalisent : la notion de travaildomestique doit être pensée par rapport à l'ensemble des activités ménagères et économiques desménages urbains.

On distingue deux niveaux d'articulation entre la sphère du monde domestique et celle dudomaine marchand, qui ne s'excluent pas nécessairement : d'une part, un processus de délégationdes tâches domestiques vers des auxiliaires, comme condition indispensable à l'exercice d'activités(scolaires, rémunératrices, professionnelles, etc.) par les autres membres du ménage à l'extérieur dela sphère domestique ; d'autre part, un processus qui consiste à faire participer ces auxiliaires, enplus de leurs travaux strictement ménagers, à des activités de production destinées à lacommercialisation, voire à la redistribution même de ces produits (vente ambulante, dans la rue ousur les marchés). En outre, la délimitation des tâches est très élastique, et les horaires de ces jeunestravailleuses sont extensibles : il n'est pas rare qu'une petite domestique recrutée pour accomplir uncertain type de travaux se voie par la suite attribuer des tâches supplémentaires ou, plusexceptionnellement, que lui soient retirées certaines activités afin qu'elle puisse se consacrerentièrement à d'autres.

On observe ainsi une grande variété de profils des petites domestiques selon la nature destâches qu'elles réalisent. Par exemple, dans un ménage où trois bonnes sont salariées, l'une estexclusivement préposée à la garde du seul enfant (15 mois) de sa patronne ; la deuxième est chargéedu marché, de la cuisine, de la vaisselle et du ménage ; la troisième a été recrutée pour vendre desvêtements avec sa patronne le soir au porte-à-porte ; toutes font la lessive le samedi et peuvent êtresollicitées pour effectuer de petites courses dans le quartier ou rendre de menus services dans lamaison. Ailleurs, c'est une seule "petite nièce" qui s'occupe de la garde et des soins d'un jeuneenfant, de la préparation des repas, de la vaisselle, de la lessive et de l'entretien de la maison où ellevit avec trois adultes et deux enfants ; une nièce du chef de ménage, plus âgée, suit une formation decouture mais aide aussi à la cuisine lorsqu'elle n'est pas en cours. Ou encore, une patronne salariesix filles qui se partagent (sous ses ordres) le ménage de la maison et du "maquis"1 installé dans lacour, la surveillance de sa dernière-née, la préparation des différents plats et leur service aux clientset aux membres du ménage, la vaisselle du maquis et de la maison, la lessive, les petites coursesd'appoint. De plus, elle emmène quelquefois une fille avec elle au marché pour l'aider à porter sesachats.

Même s'il est impossible de généraliser, on remarque toutefois que l'âge de la fille, son lienau chef de ménage ou à la "tantie", le nombre de résidents dans le ménage, l'activité principale de la 1 Petit restaurant populaire.

Page 29: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

29

"tantie" et bien sûr son degré de "gentillesse" peuvent jouer comme déterminants du type et de laquantité de travail extorqué, ainsi que du traitement général de la petite domestique. L'âge intervientprincipalement au niveau des tâches délicates de la cuisine (pilage du "foutou" et réussite de lasauce), pour lesquelles une qualification et une expérience minimales sont jugées indispensables. Siles fillettes domestiques participent aussi à la préparation des repas en accomplissant les tâchessubalternes, c'est toujours sous la surveillance d'une "cuisinière" plus âgée (patronne, autre membreféminin du ménage ou petite bonne) qui assurera la "touche finale" : aucune petite domestique demoins de 14 ou 15 ans ne reçoit l'entière responsabilité de l'alimentation. En revanche, la plupart desautres tâches, des soins aux jeunes enfants à la vente d'eau glacée ou d'oranges en passant par lescourses au marché, l'approvisionnement en eau, la lessive, la vaisselle ou l'entretien du feu, peuventêtre attribuées aux petites domestiques sans tenir compte de leur âge ; la tendance serait même derecruter les plus jeunes pour la garde des enfants ou pour la vente ambulante… Par ailleurs, unepetite bonne fournira bien sûr plus de travail dans un ménage comprenant 10 personnes que dans ungroupe résidentiel de 3 personnes…

Toutefois, en fonction du nombre et des activités des autres femmes présentes dans leménage, mais aussi en fonction de la valeur qu'elles accordent au travail domestique et desreprésentations qu'elles ont du rôle de la petite domestique, le labeur de la jeune domestique peutfortement varier, surtout si plusieurs femmes ou jeunes filles mettent la main à la pâte, ou encore siplusieurs bonnes sont employées au sein du ménage. Enfin, il y a plus de probabilités qu'une petitedomestique soit mise à contribution pour les activités économiquement productives si elle estemployée par une commerçante ou par une artisane que si sa "tantie" est fonctionnaire.

Au-delà de ces variantes possibles, qui ont bien sûr leur influence sur le quotidien, les petitesdomestiques vivent toutes des situations de dépendance liées à leurs conditions de travail. Pour cesjeunes travailleuses résidentes1, le travail est central et façonne toutes les interactions sociales. Bienplus qu'un niveau de qualification, il est attendu des petites domestiques docilité et disponibilité. Larelation de travail est dominée par la subordination et l'obéissance à l'adulte employeur ; elledéveloppe des formes d'assistance (logement, nourriture, soins, habits, argent) qui sont autant deformes de dépendance personnelle, fréquemment doublées de l'autorité d'une tutrice. Les petitesdomestiques évoluent dans des réseaux sociaux étroits ; elles ont une marge d'expression réduite etaccèdent peu à l'information. Beaucoup s'enferment dans la position disqualifiante d'infériorité quileur est statutairement conférée tant dans le ménage où elles travaillent que dans la société. Lastigmatisation vestimentaire et corporelle dont la plupart sont l'objet symbolise une condition basse,vulnérable et dévalorisée, qui rompt avec l'idéal d'un traitement "familial" si souvent exprimé.

En effet, le plus important pour toutes les petites domestiques est d'être incorporées à lafamille employeuse : "Elle me prend comme sa fille, comme sa sœur... " Même si elles se plaignentde la quantité et de l'extensibilité des tâches, de l'absence de congé, de la faiblesse de larémunération, et malgré les nuances concrètes qui rappellent leur différence (par rapport aux autresenfants du ménage notamment), il s'agit, pour les filles au travail, d'être traitées globalement commeun membre de la famille. Les critères avancés concernent principalement le comportement physiqueet verbal à leur endroit, le partage d'un savoir-faire minimal, la possibilité de "causer", celle de sereposer et d'accéder à des soins en cas de maladie, la perception effective de la rétribution prévue(cadeaux, salaire) et, dans une moindre mesure, la nourriture. Parallèlement, de nombreusespatronnes conseillent aussi cette conduite "familiale" vis-à-vis des petites domestiques : "Il faut laprendre comme ton enfant. C'est pas parce que c'est un enfant des autres que tu dois la frapper, Dieun'a pas dit ça. Si tu maltraites l'enfant des autres, tu sais pas aussi ce que va souffrir ton propreenfant chez quelqu'un d'autre. Non ! Ta bonne, vraiment, il faut la traiter comme ta fille. Mais y'ad'autres femmes qui sont méchantes, c'est comme ça !"2

La confusion est ainsi entretenue : non seulement les pratiques anciennes de fosterage semélangent aux pratiques plus salariales d'aujourd'hui, mais, de plus, les travaux domestiqueseffectués chez un tiers changent peu par rapport à ceux qu'une fille réalise pour sa propre mère : latransition est facile, et des conditions similaires, un traitement "familial" sont attendus. Cette positionest sous-tendue par l'idée que le travail en famille serait sans gravité. Il semble, en effet, qu'une petite 1 J'ai rencontré très peu de domestiques qui ne résidaient pas chez leur employeur, et aucune de celles-ci n'avait moinsde 19 ans.2 Entretien avec une patronne (mars 2000).

Page 30: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

30

sœur ou une nièce directe soit moins exposée aux négligences, aux violences, voire peut-être à lasurcharge de travail, qu'une petite bonne dont le lien parental est beaucoup plus lâche ou inexistant :la réputation de la tutrice est directement en jeu au sein de sa communauté, les enjeux relevant ducrédit/discrédit auprès du groupe parental, mais aussi de l'imaginaire de la sorcellerie… Pour autant,on ne peut considérer le lien familial comme en soi la garantie d'un meilleur traitement.

III - ITINERAIRES : LE CAS DES FILLES ORIGINAIRES DE BONDOUKOU

On rencontre aujourd'hui à Abidjan des petites bonnes originaires de toutes les régions deCôte d'Ivoire et des pays voisins (en particulier du Ghana, du Mali, du Burkina Faso, du Bénin, duLiberia), ainsi que des filles nées à Abidjan. Dans le cadre de ma recherche sur le terrain, il n'étaittoutefois pas possible de partir enquêter dans toutes les zones rurales du pays, et encore moins danscelles des pays frontaliers. Aussi ai-je choisi de concentrer mes enquêtes sur la région deBondoukou, au nord-est de la Côte d'Ivoire.

Pourquoi Bondoukou ? Tout d'abord, parce que de nombreuses domestiques interviewéesétaient originaires de cette région, ainsi que plusieurs des intermédiaires de placement (tanties-placeuses, mais aussi promoteurs d'agences de placement). De plus, la région de Bondoukou a,jusqu'à présent, une très forte réputation de zone pourvoyeuse de main-d'œuvre domestique juvénile.En effet, il apparaît que la région Nord-Est, ainsi que le Centre (le pays baoulé) fournissaient, aumoins jusqu'aux années 1980, la plus grosse partie de cette main-d'œuvre. Mais, avec la crise, cetteactivité s'est étendue à l'ensemble du territoire : les petites domestiques arrivent aujourd'hui de toutesles régions du pays. La réputation de Bondoukou est-elle justifiée de nos jours ? Je ne suis pas (pasencore ?) en mesure de répondre à cette question, mais, au niveau des représentations, il est très clairqu'à Abidjan en particulier, cette réputation se prolonge.

Enfin, la région de Bondoukou est située à la frontière du Ghana, et les échangestransfrontaliers y sont importants. En enquêtant dans cette zone, j'ai pu avoir accès à quelquesdonnées concernant des filières ivoiro-ghanéennes de placement de jeunes domestiques, pratiquesqui prennent parfois l'allure de trafics transfrontaliers.

a) Le milieu humain

La région du Nord-Est est celle où les Abron fondèrent, à la fin du XVIIè siècle, le puissantroyaume du Gyaman (cf. Terray, 1995), en soumettant les groupes déjà installés (Koulango, Dioula,Nafana…) à une organisation politique unique. Ils en ont néanmoins respecté l'autorité coutumièreet les traditions, et ne leur ont pas imposé leur langue, adoptant même les langues koulango etdioula, qui sont les plus parlées. Au plan économique, le commerce est resté sous le contrôle desDioula et, dans une moindre mesure, des Koulango. Au plan religieux, l'ensemble de la région s'estpeu à peu convertie à l'islam.

Postée sur la "zone de contact" entre région forestière et savane, la ville de Bondoukou jouatrès tôt un rôle de cité de transit et fut un carrefour commercial très actif, doublé d'un fortrayonnement religieux (c'est la "ville aux 100 mosquées"). L'époque coloniale, puis celle desindépendances virent cependant le déclin de cette cité, dont le rayonnement diminua à mesurequ'émergeaient de nouveaux axes marchands et que se constituaient plus à l'ouest des pôlesd'attraction démographique.

Depuis, même si Bondoukou (75 000 habitants en 1998) est encore aujourd'hui le premiercarrefour commercial du Nord-Est, cette région est restée l'une des grandes perdantes des politiquesd'aménagement du territoire : le niveau de vie des populations y est l'un des plus bas de la Côted'Ivoire. Restée à l'écart de l'agriculture marchande d'exportation (base de l'économie ivoiriennemoderne), la région est attachée à la production vivrière, en particulier celle des ignames, dont elle estun maillon essentiel pour la commercialisation à travers tout le pays. L'anacarde (noix de cajou) estla principale culture de rente de la région, elle connaît un certain essor depuis les cinq dernièresannées.

Page 31: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

31

En 1970-71, à la faveur des "fêtes tournantes" de l'Indépendance, Bondoukou a pu accélérerson processus d'urbanisation, notamment par le bitumage des routes, la rénovation ou laconstruction d'équipements socio-sanitaires, éducatifs, administratifs et commerciaux. Mais cesefforts n'ont pas suffi : le mauvais état du réseau routier perpétue l'enclavement de nombreuxvillages ; les tensions foncières ainsi que l'absence de politique visant à explorer les potentialitéséconomiques de la région jouent comme freins à son développement, trop faible pour parvenir àfixer la jeunesse. De ce fait, l'exode massif des jeunes vers les centres urbains et les plantations duSud a très vite constitué un problème crucial pour la région.

b) Migrations des jeunes filles vers Abidjan, images de leur retour

Si, globalement, l'émigration masculine est plus forte que l'émigration féminine, la tranched'âge des 0-15 ans est caractérisée par un fort déficit de filles1, dont l'explication est à chercher ducôté des placements pour travail domestique à Abidjan.

Dans la région de Bondoukou, l'analphabétisme est particulièrement important dans lapopulation féminine, dont le niveau d'éducation moyen est très faible : le taux brut de scolarisationdes filles est parmi les moins élevés du pays (59 % dans le primaire ; 11 % dans le secondaire).Celles qui ont "fréquenté" n'ont que très exceptionnellement dépassé le niveau primaire. Cette non-scolarisation ou déscolarisation massive est simultanément liée à la situation économique précairedes parents (surtout en milieu rural), au manque réel de main-d'œuvre agricole suscité parl'émigration, mais aussi à des obligations culturelles, notamment celles liées à l'excision et aumariage. En effet, pour les filles, rassembler les biens (pagnes, ustensiles de cuisine, chaussures,etc.) nécessaires à la cérémonie qui accompagne leur excision et leur mariage est un impératif quis'impose très tôt aux familles et qui pèse très lourd sur les maigres ressources monétairesdisponibles. Les filles n'ont donc d'autre choix que la migration vers Abidjan, où elles sont le plusgénéralement placées comme domestiques.

On retrouve à travers l'exemple des jeunes migrantes du Nord-Est les trois types dedomestiques et les différents modèles de placement présentés plus haut, dont on peut d'ailleurssituer chronologiquement l'apparition2.

1) Les "petites nièces"

Ce type de petites domestiques relève de la forme la plus ancienne de placement, selon lemodèle du fosterage. Pour répartir les charges d'éducation des enfants, garçons ou filles, ceux-cisont placés dans des réseaux parentaux et lignagers, ce qui renforce les alliances communautaires.Ainsi, dans le cadre de leur éducation et de leur socialisation par la mise au travail progressive, lesfillettes et les jeunes filles participent aux travaux domestiques et sont associées au petit commerceou à la production artisanale de leur "tantie"/"maman", lorsque celle-ci exerce ce type d'activités (lesfemmes dioula surtout).

La circulation des filles est souvent liée aux alliances matrimoniales : si un père/chef defamille "tapait dans le ventre d'une femme enceinte", l'enfant à naître (si c'est une fille, évidemment)était bien souvent élevée par la mère ou la tante paternelle du futur mari qu'on lui désignait3. En 1 Enquête UE/ENSEA, 2000.2 Ces exemples proviennent des enquêtes que j'ai menées en 2000 et 2001 à Bondoukou-ville et dans trois villagesenvironnants : Wélékéhi (village principalement abron et koulango) ; Motiamo (peuplé surtout d'ethnies déga,nafana et koulango) et Sorobango (la sous-préfecture, majoritairement koulango). J'y ai interviewé d'anciennes petitesdomestiques revenues vivre au village après leur expérience de travail à Abidjan, des petites bonnes de passage pendantplusieurs semaines pour être initiées et excisées, et qui devaient ensuite repartir travailler à Abidjan, des parents (père,mère [ordre], tante) de filles en position de travail (certaines de ces femmes avaient d'ailleurs été parfois(à supprimer)elles-mêmes petites domestiques autrefois), des tanties-placeuses à la retraite ou toujours en activité, des chefscoutumiers, des notables, plusieurs responsables administratifs ou d'associations, ainsi que le journaliste-correspondant régional de deux grands quotidiens nationaux, enfin des chauffeurs de la ligne Bondoukou-Abidjan quiacheminent (ou ont jadis acheminé) clandestinement de jeunes domestiques pour le compte de tanties-placeuses.3 Le mariage forcé est encore pratiqué aujourd'hui.

Page 32: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

32

contrepartie des services rendus par sa "petite nièce", et en plus de l'éducation qu'elle est censée luiavoir donnée, la "tantie" remet à l'enfant fosterée tout ou partie des biens indispensables à sonmariage au moment où la fille rentre en famille -vers 14-16 ans- pour l'éventuelle cérémonied'excision, qui sera suivie de son union. Jusqu'aux années 1950-1960, ces placements étaient surtoutinter-ruraux ou rayonnaient autour de Bondoukou (de la campagne vers la ville ou à l'intérieur de laville).

De nombreuses familles abron, koulango et surtout dioula, originaires du Ghana et dont unepartie des membres résidaient toujours au Ghana (ces cas sont d'ailleurs encore nombreux de nosjours) faisaient également circuler leurs filles entre les deux pays. Chez les musulmans (dioulaprincipalement), la circulation des enfants -filles et garçons- était fortement associée aux pratiquesmatrimoniales (bara tché et bara mousso) et au très important rôle d'éducatrices accordé aux tantespaternelles (téné). Ces coutumes perdurent jusqu'à nos jours : lorsqu'un homme prépare sonmariage, l'une de ses sœurs est promue bara tché de sa future épouse, laquelle devientautomatiquement bara mousso de cette même belle-sœur. Ces "confidentes" ont pour attributionsmutuelles de préparer leur nouvelle alliée pour la nuit nuptiale, de s'entraider au moment de leur(s)accouchement(s), d'intervenir pour la résolution des problèmes et palabres entre les époux (rôled'intermédiaire et d'arbitre), enfin de se soutenir en cas de veuvage. En principe, le premier enfantque chacune d'elles met au monde après cette alliance est "donné" à l'autre ; l'enfant sera élevé parcette tante, qu'il appellera "maman" et qui jouera véritablement ce rôle. Même si elles ne sont pasbara tché d'une de leurs belles-soeurs, toutes les tantes paternelles (les téné) se voient confierl'éducation de certains de leurs neveux et nièces, envers lesquels elles ont véritablement un rôle demère, et représentent aussi l'autorité masculine. En plus de leurs enfants directs, des téné peuventainsi avoir à charge cinq à dix enfants de la fratrie.

Les premières "vagues" d'affectation de fonctionnaires ivoiriens à Abidjan (dont on dit qu'uncertain nombre étaient originaires du village de Motiamo) entraînèrent le départ de nombreuses"petites nièces" vers Abidjan, où les besoins en main-d'œuvre domestique s'intensifiaient. Pourrépondre à cette demande croissante, des tanties ont commencé à rendre service autour d'elles àAbidjan en plaçant des nièces comme bonnes chez des fonctionnaires et des commerçantesprincipalement. Elles demandaient à ce qu'un "salaire" leur soit versé en contrepartie du travailfourni par leurs nièces, sommes qu'elles utiliseraient pour réunir le trousseau nécessaire au mariagedes filles à leur retour au village. Dans les années 1960-70, les migrations de "petites nièces" versAbidjan, qui aboutissaient désormais très souvent à des pratiques de location d'enfants, se sontintensifiées sous l'effet de l'extension du fonctionnariat, mais aussi de la multiplication des "maquis"abidjanais (en majorité tenus par des femmes) et du développement du petit commerce féminin et dela restauration de rue (notamment à l'initiative des femmes célibataires et des "deuxièmes bureaux"1

qui faisaient fructifier les "cadeaux" (réfrigérateur, argent…) de leur(s) amant(s) en faisant travaillerune main-d'œuvre jeune, docile et bon marché, qui accomplissait aussi tous les travaux ménagers,"indignes" de ces femmes "modernes"…

On peut penser que les tanties intermédiaires étaient alors peu nombreuses, car, pour faireface à la demande élevée en jeunes travailleuses domestiques, des hommes s'improvisaient eux aussiplaceurs ou loueurs d'enfants (cas évoqué plus haut d'un boucher du quartier Bracodi, originaire duvillage de Sorobango, dont les activités tout à fait informelles de placement ont impulsé la créationdu premier "marché aux bonnes" d'Abidjan ; d'autres hommes étaient à la tête de filières ghanéennesappuyées sur leurs réseaux de parenté et d'alliance toujours basés au Ghana). Il semblequ'aujourd'hui, la branche masculine de ces activités soit très réduite ; l'acheminement et le placementdes petites domestiques (hors des agences de placement) sont quasi-exclusivement devenus "affairede femmes"… D'après elles, les hommes n'ont pas su contrôler les filles qu'ils avaient sous tutelle(d'où de nombreux vols chez les employeurs, des fugues des filles, des grossesses précoces), nimener à bien la réalisation de leur trousseau, perdant ainsi la confiance et la réputation nécessaires àla captation d'un grand nombre de filles. Or la rentabilité de cette activité est relative au nombre defilles placées.

2) Les enfants louées

1 Maîtresse entretenue régulièrement (la polygamie étant officiellement interdite en Côte d'Ivoire).

Page 33: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

33

La location d'enfants semble avoir connu ses heures de gloire dans la période 1970-85, en sedéveloppant à la fois sous forme de détournement/extension du fosterage et comme nouvelle formede placement, clairement devenu une activité mercantile, très lucrative. De nombreuses tanties -âgéesde 30 ans et plus- installées à Abidjan (et dans d'autres villes du Sud) montèrent au créneau de cecommerce juteux, multipliant les trajets Abidjan/ Bondoukou/villages et déjouant les contrôlespoliciers pour faire prospérer les filières d'acheminement et de placement qu'elles avaient créées.

Les parents faisaient partir leurs filles avec ces femmes (qu'ils connaissaient toujours plus oumoins) et qui s'étaient "trouvées" à Abidjan, alors en pleine croissance économique tandis que larégion Nord-Est restait défavorisée. Les "mamans des bonnes" se présentaient comme desbienfaitrices et jouaient la carte de la promotion sociale des enfants. Déjà forte et fascinante,l'attirance des filles pour Abidjan redoublait lorsqu'elles voyaient leurs "sœurs" revenir au villageaprès quelques années de travail, parées de beaux pagnes cousus à la mode abidjanaise, dotées demarmites et maîtrisant les bases du français. "Faire Abidjan" était un sort envié. Le fait que lesenfants soient "louées", c'est-à-dire placées chez des employeurs qui versaient un salaire à la tantieétait connu et accepté par les parents, qui ne cherchaient pas à connaître en détail les conditions deréussite de leurs enfants, laissées à la responsabilité de la tantie-tutrice.

Dans un premier temps, de nombreuses filles partaient comme "petites nièces" et finissaientcomme enfants louées, à l'initiative de leur "maman" d'Abidjan. Plusieurs témoignages de placeusesâgées révèlent de telles pratiques : elles captaient (ou se voyaient confier) des petites filles (entre uneet sept filles à la fois, âgées de 6 à 10 ans) au sein de la parenté élargie et des réseaux villageois.Elles les gardaient chez elles selon le modèle des "petites nièces" pendant un à trois ans, le temps deles former au travail domestique urbain et, éventuellement, de leur apprendre les bases de languedioula (quelquefois du français) nécessaires à un "bon" placement. Au cours de cette périodeintermédiaire, ces "petites nièces" travaillaient pour la tantie en effectuant ses travaux domestiques,(et bien souvent en participant aussi à ses petites activités commerciales (vente d'eau, de bouillie,d'ignames frits…).

Même procédé à Bondoukou chez une placeuse qui faisait venir des filles du Ghana (de saparenté proche ou élargie) et les gardait pour "formation" dans sa cour à Bondoukou-ville, avant deles faire partir à Abidjan pour les placer chez de hauts fonctionnaires. Lorsque ces "petites nièces"atteignaient l'âge de 11-12 ans, la tantie les plaçait comme bonnes rémunérées, jusqu'à ce qu'ellesaient l'âge de revenir pour l'excision et/ou le mariage, sous réserve bien sûr que la tantie soit "prête",c'est-à-dire qu'elle ait réuni les biens du trousseau.

Parallèlement, des Abidjanaises originaires de la région sont venues capter des filles dans lebut de les placer directement comme enfants louées et d'en tirer des revenus. Cette nouvelle pratique,distincte du modèle précédent, s'est répandue rapidement : les parents fermaient les yeux sur lesconditions de vie et de travail des filles, ainsi que sur les profits que la tantie pouvait faire sur le dosdes jeunes travailleuses, dans la mesure où celles-ci revenaient avec des biens que, de toute façon,elles n'auraient pu acquérir en restant au village.

Mais, sous l'effet de la multiplication des pratiques mercantiles de location d'enfants (qui, àmoindre effort, procuraient de confortables revenus alors que la "crise" sévissait), ce qui fut leprincipal moyen de promotion sociale des filles de la région s'est transformé en un circuit marchandde main-d'œuvre plus ou moins réduite à l'état de servitude. En raison de l'affaiblissement ducontrôle naguère exercé sur les pratiques de confiage par les réseaux de sociabilité unissant lespopulations rurales aux Abidjanais ressortissants de la région, l'encadrement des petitesdomestiques s'est relâché. De plus en plus, celles-ci sont revenues enceintes, affaiblies, dotées d'une"valise" (trousseau) jugée insuffisamment remplie, avec le sentiment de plus en plus fort d'avoir étéexploitées. La parole des cadets reste très peu considérée ; aucun recours n'est possible pour lesfilles ou les parents en raison de la relation de parenté (réelle ou fictive) qui est à l'origine de leurmigration : "C'est ta tantie ! Tu vas dire quoi ? Tu peux rien faire…"

La dégradation de cette pratique a eu plusieurs conséquences, et d'abord un resserrement desliens entre les "mamans de bonnes" et les "parents-prêteurs", qui, aujourd'hui, laissent rarementpartir leur fille avec des "inconnues", même si l'aggravation de la situation économique les oblige àfaire partir des enfants dans des conditions qu'ils ne jugent pas optimales. Toutefois, il est établi

Page 34: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

34

qu'un lien de parenté proche avec l'intermédiaire de placement ne garantit ni un meilleur traitement nil'accès à un trousseau acceptable…

C'est, par exemple, le cas d'une placeuse originaire de Sorobango, âgée de 45 ans, qui,profitant du dénuement de sa parenté villageoise, ne place que des filles qui lui sont directementapparentées, qu'elle traite très sévèrement et qu'elle fait rentrer avec un bagage dérisoire, voirecarrément les mains vides. Cette femme a refusé d'être interviewée, mais, à partir d'entretiens avecd'anciennes petites domestiques (nièces, cousines) qu'elle avait placées, j'ai pu "faire les comptes".Soit le cas de Fatoussi, que ses parents ont fini par laisser partir à l'âge de 14 ans, en 1990, avec cettefemme (qui est une tante directe de la mère de Fatoussi) pour travailler à Abidjan et préparer sonmariage (déjà prévu). Fatoussi a travaillé pendant sept ans chez des employeurs successifs, gagnantde 8 000 à 13 000 F par mois. Au début, elle touchait elle-même son salaire, mais, très vite, sa tante aréussi à le récupérer, sous prétexte d'une meilleure gestion. Si l'on calcule sur la base de cinq ans,soient 60 mois, où la tantie a touché en moyenne 11 000 F, cette dernière a obtenu -au minimum-660 000 F1 en sept ans, d'autant plus qu'elle refusait systématiquement de financer les petitesdépenses (pagnes, chaussures, médicaments) de sa "protégée". Fatoussi est revenue au village avec14 complets2 de pagnes de diverses qualités, que l'on peut estimer en moyenne à 13 000 F pièce. Latantie a donc dépensé 182 000 F, plus le prix de 6 marmites (20 000 F tout au plus) et l'argent dutransport aller et retour (2 x 4 000 = 8 000 F), soit au total 210 000 F de dépenses, d'où un bénéficenet de 450 000 F3 ! Cette dame a toujours, en moyenne, cinq à six filles placées en même temps àAbidjan …

Autre conséquence : à la suite d'expériences difficiles (mais qui leur ont tout de mêmegénéralement fourni des repères et des relations dans la grande ville d'Abidjan), à la faveur d'uneprise de conscience de l'exploitation dont elles ont été l'objet et du profit fait sur leur dos, il arriveque des adolescentes rompent avec la tutelle de leur tantie, reviennent au village puis repartenttravailler d'elles-mêmes comme salariées domestiques, à leur propre compte.

Depuis le début des années 1990, il semble en effet que la location d'enfants soit en perte devitesse au profit du salariat direct des petites bonnes : elle existe toujours, mais elle est davantagesoumise à des relations de confiance parents/placeuse et ne concernent quasiment plus que les fillesqui migrent avant l'âge de 12-13 ans. D'ailleurs, dans la mesure du possible, les parents retardent deplus en plus l'âge de la migration, à la suite des abus commis à l'égard des plus jeunes.

3) Les petites salariées domestiques

Ce type de domestiques concerne rarement les filles qui ont moins de 14 ans au moment dequitter leurs parents ; il s'agit donc plutôt d'adolescentes qui sont jusque-là restées en famille. Leurdéscolarisation (très fréquente à l'issue du CM 2), la maladie ou le décès d'un parent jouent commefacteurs déclencheurs de leur départ à Abidjan. Certaines villageoises partent dans un premier tempschercher une place de bonne salariée à Bondoukou-ville, qu'elles quittent aussitôt qu'elles ont réunila somme nécessaire au voyage vers Abidjan. Elles partent alors vivre chez un parent proche letemps de trouver leur premier emploi. Il existe aujourd'hui quelques (rares) réseaux de jeunessalariées domestiques originaires du Nord-Est, qui partagent la location d'un logement où ellespeuvent accueillir des cadettes et les aider à trouver une place de bonne.

Quelques cas de fugues d'adolescentes, qui contournent ainsi l'interdiction parentale de partirtravailler comme bonne à Abidjan, ont été relatés. Les parents, sans nouvelles, pensent qu'elless'arrangent pour partir avec et aux frais de commerçantes qui font la navette Abidjan-Bondoukou etqu'elles remboursent ensuite sur leurs premiers salaires. La prostitution n'est pas clairement évoquée,mais il est très vraisemblable que des filles y aient recours, au minimum pour financer les frais duvoyage.

Le développement des agences de placement, dont de nombreux promoteurs sont originairesdu Nord-Est, a favorisé ce nouveau type de départs : de nombreux villageois savent que l'on peut y 1 Environ 1 000 euros.2 Ensemble de tissus de coton imprimé.3 Environ 685 euros.

Page 35: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

35

trouver rapidement un emploi salarié et laissent partir plus facilement leur fille sans l'encadrementd'une tantie-placeuse.

Quant aux causes de départ, la nécessité de chercher ailleurs un revenu, ou au minimum dequoi constituer un trousseau de mariage, est bien plus décisive qu'une réelle volonté des parents defaire partir leurs filles. Souvent, le père n'est pas d'accord pour laisser partir la sienne travailler,faisant valoir le déshonneur que provoque le retour d'une fille en grossesse… Mais il ne peut s'yopposer fermement, car la faiblesse de ses ressources l'empêche de proposer une alternativesatisfaisante. Cet affaissement de l'autorité masculine concernant l'exode des filles ajoute encore aucaractère féminin du phénomène des petites domestiques. De nos jours, de nombreux hommes de45 ans et plus n'arrivent plus à assurer la popote sans l'aide apportée par leur(s) femme(s) grâce auxpetites activités qu'elles mènent ; que peuvent-ils alors offrir à leurs filles ? Ils se résignent et laissentles femmes gérer toute cette affaire…

De plus, les anciennes domestiques, ainsi que l'ensemble des villageois, reconnaissent que letravail de bonne à Abidjan est en général moins pénible que les travaux domestiques et agricoles duvillage, tout en rapportant (en principe) beaucoup plus. D'ailleurs, il y a ici un engrenage car, enraison de l'insuffisance de la main-d'œuvre jeune maintenue au village, le labeur des fillettes et desjeunes filles qui ne migrent pas se trouve augmenté…

Même les petites bonnes qui ont travaillé dans des conditions déplorables et souffert demaltraitance physique affirment que le travail domestique est une bonne chose (de toute façon, c'estla seule possibilité qu'elles ont), que le mauvais comportement des employeurs et des tanties-placeuses vient pourtant dégrader. Bien sûr, il est admis que peu de filles ont l'occasion de tombersur une "bonne patronne" du premier coup, mais cela arrive : c'est "à chacune sa chance"… Face àleur pauvreté, tous se résignent.

On pourrait toutefois penser que la tendance actuelle est à la baisse. En plus des grossessesprécoces et indésirées de celles qui reviennent avec pour seul "fruit" de leur expérience à Abidjanleur ventre (grossesses souvent compliquées par les tentatives d'avortement clandestin), de tropnombreuses bonnes prennent aujourd'hui le chemin du retour au village pour y mourir du Sida. Ceproblème -relativement récent mais en forte augmentation- pourrait jouer dans le sens d'uneréduction du nombre de départs.

A leur retour, la plupart de celles qui ne sont pas malades se marient et essaient de tirer desrevenus de leurs petites productions vivrières ou artisanales. Pour échapper à un mariage forcéqu'elles refusent, d'autres repartent à Abidjan travailler comme domestiques salariées avec l'espoird'y trouver un mari à leur goût (d'ailleurs souvent originaire du Nord-Est). Elles resteront à Abidjanavec leur époux, partiront vivre avec lui dans son village natal, ou encore reviendront, avec leur(s)enfant(s), vivre à moindre coût dans leur village d'origine, pendant que le mari continue de gagner savie à Abidjan.

Encouragées par les hommes, de nombreuses mamans du Nord-Est tentent désormais degarder leurs filles au village. La mise en place de groupements de femmes en coopératives vivrières,leur accès à des micro-crédits depuis quelques années, l'expansion récente de la culture de l'anacardegénérant de nouveaux revenus, ainsi que les efforts associés du gouvernement et de l'UNICEF pourpromouvoir la scolarisation des filles dans cette région donnent l'espoir de voir l'exode ruraldiminuer grâce à la création d'activités rémunératrices nouvelles. Enfin, des associations multiplientles actions de sensibilisation, en milieu rural notamment, concernant les nombreux problèmes liés auphénomène des petites bonnes.

Ainsi, l'exemple de la région de Bondoukou fournit une grille de lecture intéressante duphénomène des petites domestiques dans la mesure où il donne à voir comment la marginalisationpolitique, économique et culturelle de cette zone se répercute très clairement sur sa populationjuvénile, y compris sur les jeunes qui partent tenter leur chance dans un ailleurs lointain, où leurmarginalisation sera finalement bien souvent accentuée, les menant quelquefois jusqu'à la mort.

Page 36: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

36

Références bibliographiques

- ANTOINE Philippe & HERRY Claude (1982) : Enquête démographique à passages répétés. Agglomérationd'Abidjan, Abidjan, Ministère du Plan et de l'Industrie de Côte d'Ivoire, Centre ORSTOM de Petit-Bassam, 491 p.multig.- L'économie locale de Bondoukou (Côte d'Ivoire). Comptes, acteurs et dynamismes de l'économie locale,septembre 2000. Etude réalisée par l'ENSEA et l'IRD pour la Commission européenne et le Ministère ivoirien del'Intérieur et de la Décentralisation, 122 p. multig.- GOODY Jack (1969) : "Adoption in Cross-Cultural Perspective", Comparative Studies in Society and History ,11, 1, pp. 55-78.- LALLEMAND Suzanne (1993) : La circulation des enfants en société traditionnelle. Prêt, don, échange. Paris,L'Harmattan, 224 p.- LE PAPE Marc (1997) : L'énergie sociale à Abidjan. Paris, Karthala, 166 p.- LE PAPE Marc (éd.) (1995) : "Les dépenses des ménages abidjanais en 1989", Notes et Travaux, GIDIS-Côted'Ivoire, 5, février, 70 p. multig.- TERRAY Emmanuel (1995) :Une histoire du royaume abron du Gyaman. Des origines à la conquête coloniale.Paris, Karthala, 1 058 p.- VIDAL Claudine (1985) : "L'artisanat féminin et la restauration populaire à Abidjan", in Jeanne BISSILLIAT et al.(éd.) : Femmes et politiques alimentaires. Paris, Éditions de l'ORSTOM, pp. 548-556.

Résumé du débat

Dans les sociétés qui produisent des "petites bonnes", il ne semble pas y avoir de différencesmarquées de comportement selon les ethnies. La région de Boundoukou est très diversifiée (Dioula,Koulango et Abron), mais cela ne donne pas lieu à des comportements différents. Le phénomènetouche maintenant toute la Côte d'Ivoire : même les filles bété, naguère très rétives, sont concernées.

Les petites bonnes deviennent-elles des domestiques adultes par la suite ? Rarement. Le plusfréquemment, elles rentrent au village et redeviennent paysannes comme leurs aînées. Elles arriventen général en ville sans qualification, et elles n'en acquièrent aucune si elles restent confinées auxtâches subalternes, voire à une tâche unique pendant des années (par exemple, faire la vaisselle toutela journée, au risque d'y perdre tous leurs ongles). Les domestiques professionnelles peuventrejoindre le Syndicat des employés de maison, qui définit les catégories, organise des formations,mais cela ne concerne que les filles de plus de 15 ans (il y a un projet de lycée professionnel àBondoukou pour former aux "métiers de maison"). Les Européens et les Libanais qui lesembauchent veulent des jeunes filles avec une qualification (entre autres qu'elles soientalphabétisées), donc en général plus âgées. La grande bourgeoisie ivoirienne est très discrète sur cesujet : il est difficile d'enquêter hors des classes moyennes et populaires.

Quand il y a plusieurs filles chez une patronne, les plus âgées dominent les plus jeunes, quien seront d'autant plus durement opprimées. Si elles sont enceintes, il est rare que le géniteurrevendique l'enfant. Quand la vie est trop dure, les filles s'enfuient, mais c'est rarement avant l'âge de12 à 14 ans. Il y a un fort turn-over chez les filles salariées : les "petites nièces" peuvent trèsdifficilement se plaindre des mauvais traitements d'une "tante". De fait, le salariat, dans une relationstrictement contractuelle, sans interférence de solidarités familiales, ethniques ou religieuses, est lesystème le plus souple, le plus commode, et il se développe rapidement.

Le gouvernement ivoirien a longtemps nié tout problème de travail des enfants, en seretranchant derrières des "traditions ancestrales" : ce sont des ONG et des groupes de femmes dansles villages qui ont rendu publique la question, et surtout contribué à stigmatiser les trafiquantes

Page 37: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

37

d'enfants. Les coopératives de villageoises qui améliorent les revenus des femmes sont un moyenefficace de lutter contre l'exode et l'exploitation des fillettes en ville.

Des études comparatives sont nécessaires pour bien cerner le phénomène. Ainsi, au Sénégal,la situation semble moins dramatique : les filles partent plus facilement si elles ne sont pas contentesde leur sort. Elles vivent souvent en groupes, pouvant ainsi davantage s'organiser et se défendre.Apparemment, il n'y a pas d'agences de placement à Dakar, ni à Bamako. Plusieurs ONGdéveloppent des projets d'aide aux petites bonnes, mais parfois de façon un peu démagogique : il estutile de parler aux filles de leurs droits, mais il ne faut pas oublier qu'il y a aussi des devoirs. Etquand une fille se plaint d'exploitation, il faut toujours écouter les deux parties avant de conclure.

Page 38: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

38

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

Séminaire du GREJEM n° 17 (4 février 2002).

APARTHEID URBAIN ET VIOLENCE

EN AFRIQUE DU SUD :

Une histoire en cours de révision

par

Marc-Antoine PEROUSE DE MONTCLOS1

Malgré la relative stabilisation politique qu'a entraînée l'arrivée au pouvoir de la majoriténoire en 1994, l'Afrique du Sud reste l'un des pays les plus violents du continent, en particulier dansdes agglomérations comme Johannesburg, Durban et Le Cap. Avec, à l'échelle nationale, 61meurtres pour 100 000 habitants en 1996, le taux d'homicides y est plus de dix fois supérieur à lamoyenne mondiale. En effet, le démantèlement de la ségrégation n'a pas entraîné l'apaisement espérépar ceux qui attribuaient à l'apartheid tous les effets de la dislocation sociale en milieu citadin noir.La persistance d'un niveau de violence exceptionnel a donc conduit les Sud-africains à revisiter unpassé colonial encore tout récent. L'entreprise, proche de la catharsis, a souvent été douloureuse,notamment lorsqu'il s'agissait de restituer les terres confisquées aux Noirs ou de révéler les crimesde l'apartheid, avec la commission Vérité et Réconciliation2. Elle a également servi de prétexte pourexpliquer les difficultés et les erreurs du gouvernement actuel, facilement imputées au legs d'unsystème raciste. Mais elle a eu aussi le mérite de s'affranchir des rigidités idéologiques qui avaientmarqué la recherche en sciences sociales du temps de la lutte contre l'apartheid. De pair avec ladémocratisation du pays, la libération de la parole a permis de renouveler une histoire longtempscentrée sur les seules formes de résistance à l'apartheid3.

Un premier résultat de ces nouvelles approches a été de "criminaliser" une violence socialeque les injustices de la ségrégation raciale avaient, en quelque sorte, légitimée par défaut en luidonnant une dimension politique. Des chercheurs ont vivement critiqué le romantisme des historiensqui avaient enjolivé la contribution du banditisme à la lutte contre l'apartheid4. On s'est aperçu quebien des gangs s'étaient formés sur une base ethnique et n'avaient en fait développé aucune vision"nationale" ou "politique". Bien au contraire, certains, pour étendre leur champ d'action, avaient servid'informateurs à la police, qui les avait utilisés pour réprimer l'opposition "communiste"5. D'unemanière générale, les analyses marxistes -selon lesquelles le vol était une forme primitive de

1 Politologue de l'IRD.Une version beaucoup plus longue de ce texte a été présentée à la Table ronde "Ecrire l'Histoire de l'Afriqueautrement", organisée par le SEDET à l'Université Paris VII le 22 novembre 2001.2 En dépit de ses déboires, ladite Commission a témoigné d'un réel effort de mémoire collective et fait figure demodèle. Cf. Pons, Sophie [2000] : Apartheid, l'aveu et le pardon.3 Voir en particulier Karis, Thomas et al. [1972-1997] : From protest to challenge : a documentary history ofAfrican politics in South Africa, 1882-1990, Stanford.4 Goodhew, David [1993] : "The People's Police-Force : Communal Policing Initiatives in the Western Areas ofJohannesburg, circa 1930-62", Journal of Southern African Studies vol. 19, n° 3, p. 469.5 Voir, par exemple, le cas des Sotho de la bande des "Russians" dans la banlieue de Newclare à Johannesburg :Kynoch, Gary [2000] : "Politics and Violence in the "Russian Zone" : Conflict in Newclare South, 1950-57",Journal of African History vol. 41, n° 2, pp. 267-290. 

Page 39: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

39

protestation- ont été délaissées au profit d'une réévaluation de la violence dans les registres du droitcommun1.

Cette dernière n'a, pour autant, rien perdu de sa pertinence politique : les Blancs ont analysésa recrudescence comme un reflet du relâchement de l'autorité de l'Etat, tandis que les Noirs lacomprenaient comme le signe de faiblesse d'une démocratie naissante, quitte à ce qu'une majorité dela population soit favorable au rétablissement de la peine de mort et organise elle-même sa sécurité2.Après les élections de 1999 et la promotion de deux Noirs aux plus hauts postes de responsabilitésen la matière, avec Steve Tswete au Ministère de l'Intérieur et Jackie Selebi à la tête de la police (unepremière dans l'histoire de cette institution), les autorités ont eu, pour leur part, beau jeu d'arguer quele nombre de meurtres avait un peu diminué, passant de 26 832 en 1994 à 21 683 en 20003. L'enjeudes statistiques de la criminalité est devenu si politique que, pour obtenir leur publication, la presse arécemment dû menacer de poursuivre en justice le Ministère de l'Intérieur au nom de la libertéd'accès à l'information !

Autre conséquence, la relecture de l'histoire urbaine de l'Afrique du Sud a provoqué uneremise en perspective par rapport au reste du continent. Nombre de Sud-africains restent attachés àsouligner l'originalité de l'apartheid, véritable "exclusivité mondiale". Mais la réintégration politiqueet diplomatique de l'Afrique du Sud dans la communauté internationale, à commencer par l'africaine,a normalisé le pays en diluant la spécificité de ses problèmes, désormais analogues à ceux de biend'autres Etats en développement : corruption, immigration clandestine, Sida, insécurité, montée del'islamisme, risque d'une personnalisation du pouvoir, crainte d'une dérive autoritaire, etc.

Plus important encore, la révision de l'historiographie sud-africaine a incité à prendre encompte les complexités de la réalité sociale. Les explications simplistes et monocausales de laviolence ont été rejetées, qu'il s'agisse d'affrontement racial, de lutte des classes, de "sauvagerieafricaine" ou des seuls effets de la ségrégation spatiale. Les tenants de la thèse culturaliste ont dûadmettre que les conflits de l'Afrique du Sud ne se réduisaient pas à une confrontation entre Noirs etBlancs, pas plus qu'ils ne se résumaient à des antagonismes ethniques bouleversés par le brassagedes populations en milieu urbain. Pareillement, les marxistes ont été amenés à repenser des analysesqui faisaient de la pauvreté le moteur central de la violence et qui, pour certaines, avaient pu serapprocher des théories de darwinisme social en validant l'atavisme de l'agressivité du prolétaire desbidonvilles. Les spécialistes du développement urbain, enfin, ont été obligés de relativiser le rôle dela ségrégation au regard de l'explosion de criminalité qui a également marqué la croissance desagglomérations ailleurs dans le Tiers-monde.

Les sociologues, géographes et historiens, qui ont déjà abondamment étudié lesconséquences de l'exode rural et du déracinement des migrants en ville (et pas seulement de larelégation des populations de couleur dans des townships), insistent à présent sur les dynamiquesconflictuelles qu'alimentent les clivages et les dissensions internes aux communautés urbaines. Untel effort d'analyse -et ce n'est sans doute pas un hasard- s'est accompagné d'une exploration plutôtheureuse des diversités d'une société multiculturelle et, partant, de l'affirmation identitaire de

1 Pour une version moderne de la thèse marxiste, cf. Hobsbawm, E.J. [1972] : Les bandits, Paris. Pour une versionsud-africaine, Pinnock, Don [1984] : "From Argie boys to skolly gangsters : the lumpenproletariat challenge of thestreet-corner armies in District 6, 1900-1951", in Saunders Christopher et al. (éd.) [1983-84] : Studies in the historyof Cape Town , University of Cape Town, vol. 3, pp. 131-174.2 Shaw, Mark [1996] : "South Africa : crime in transition", Terrorism and Political Violence vol. 8, 4, p. 173.3 Les guerres des taxis, qui ont culminé en 1993, semblent aussi s'être un peu apaisées. Mais si elles font moins deblessés, elles restent extrêmement meurtrières : la précision des tirs dénote sans doute une professionnalisation destueurs à gages employés par les mafias se disputant le marché des transports publics. Cf. Schärf, Wilfried, Saban,Gaironesa & Hauck, Maria [2001] : "Local communities and crime : two experiences in partnership policing", inSteinberg, Jonny (éd.), Crime Wawe. The South African underworld and its foes , Johannesburg, p. 136. En ce quiconcerne les autres activités criminelles, du vol à main armée au cambriolage, l'augmentation des chiffres, insiste legouvernement, doit beaucoup à l'amélioration d'une police qui couvre mieux le terrain parce qu'elle est en train de sedémocratiser et de regagner la confiance de la population. Les spécialistes rappellent aussi qu'à partir de 1994, laréintégration des homelands (44 % de la population sud-africaine) a contribué à la hausse de la criminalité enregistréedans l'appareil statistique national.

Page 40: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

40

communautés qui, autrefois victimes de discrimination, ont regagné une certaine fierté en allant à ladécouverte de leur histoire.

I – DE L'AFFRONTEMENT RACIAL AU CONFLIT ETHNIQUE

Pendant longtemps, les études traitant de l'apartheid se sont focalisées sur des questionsraciales envisagées sous divers angles : biologique, anthropométrique, génétique, psychologique,culturel, structurel, écologique, géographique, administratif, économique, folklorique...1 Les conflitsont souvent été réduits à un affrontement entre Noirs et Blancs. Les acteurs politiques eux-mêmesont participé de ce processus, et pas seulement les autorités chargées de mettre en œuvre et dejustifier le grand chantier de la ségrégation raciale. Les extrémistes du PAC (Pan-AfricanistCongress), qui affichaient des positions franchement racistes, ont ouvertement demandé l'expulsiondes Blancs. En dépit d'un discours plus réconciliateur, l'ANC (African National Congress) aégalement pu revendiquer le "retour" de l'Afrique du Sud à ses premiers habitants lorsquel'organisation a dû entrer dans la clandestinité, au début des années 1960, et s'est résolue à s'engagerdans la voie de la lutte armée. Connu pour sa modération, Nelson Mandela en personne disaitappréhender "le spectre d'une Afrique du Sud divisée en deux camps hostiles, les Noirs d'un côté etles Blancs de l'autre, prêts à s'entre-tuer."2

Pourtant, Indiens et Métis ont aussi participé aux événements. Des violences ont directementmis aux prises les Noirs et les Indiens. En 1985, par exemple, éclataient près de Durban desanglantes émeutes dans la gigantesque zone informelle d'Inanda, où les Indiens -dont Gandhi-avaient commencé à empiéter sur les terres des Noirs au début du XXè siècle3. Les affiliationspolitiques, en outre, n'ont pas toujours été complètement figées sur la base d'oppositions raciales.Des Blancs ont pris part à la lutte armée au début des années 1960. Certains sont entrés dans l'ANC,d'autres ont même adhéré au PAC, ceci sans parler de la présence historiquement déterminante desEuropéens au sein du parti communiste. La décomposition progressive du régime d'apartheid devaitensuite faciliter le mélange des genres, notamment lorsque, à la fin des années 1980, l'UDF (UnitedDemocratic Front) prit le relais, en Afrique du Sud, de l'ANC en exil. Aujourd'hui, la construction devéritables partis "mixtes" reste à faire. Mais le NP (National Party), autrefois au pouvoir, n'est plusexclusivement blanc et compte un bon nombre de Métis dans ses rangs. On a également vu lesdissidents des grandes formations politiques se rassembler au sein de petits partis comme l'UnitedDemocratic Movement.

Il serait de toute façon trompeur d'imaginer des communautés raciales homogènes etconsensuelles. Les Blancs, par exemple, ne constituent pas un bloc monolithique. Les tensions entreles Afrikaners du cru et les colons britanniques sont de notoriété publique. Des différences de statutsocial jouent aussi à l'encontre des migrants européens arrivés plus récemment, tels les Portugais(l'indépendance du Mozambique et de l'Angola, en 1975, a précipité les Portugais d'Afrique australevers le pays de l'apartheid, tout comme les Rhodésiens à celle du Zimbabwe, en 1980). Le nombrede Portugais vivant en Afrique du Sud est passé de 4 000 en 1960 à plus de 45 000 en 1980. Forted'environ un demi-million de membres (selon des estimations sans doute exagérées), la communautéportugaise est aujourd'hui l'une des plus importantes, et aussi l'une des plus méprisées.

Les autres communautés blanches ne sont pas non plus restées insensibles à l'évolution de lasituation politique, et leur approche des relations raciales s'en est ressentie. D'une manière générale,ces questions obsèdent beaucoup moins les Sud-africains de toutes origines, qui, d'après un récentsondage, les ont classées au neuvième rang de leurs préoccupations, après le chômage, la criminalité,la crise du logement, le Sida et l'accès à l'eau, à l'électricité ou aux soins de santé4... De la part des

1 Banton, Michael [1983] : Racial and Ethnic Competition, Cambridge.2 Cité in Johns, Sheridan & Davis, Hunt (éd.) [1991] : Mandela, Tambo, and the African National Congress : thestruggle against apartheid, 1948-1990, a documentary survey, New York, p. 218.3 En 1936, la majorité de la population d'Inanda était devenue indienne. Au sortir de la seconde guerre mondiale,Inanda représentait la deuxième plus grosse concentration d'Indiens du Natal après Durban. Cf. Hugues, Heather[1996] : "The City Closes In : The Incorporation of Inanda Into Metropolitan Durban", in Maylam, Paul & Edwards,Iain (éd.) : The People's City : African Life in Twentieth-Century Durban, Pietermaritzburg, pp. 299-309.4 Schlemmer, Lawrence [2001] : Race Relations and Racism in Everyday Life, Johannesburg.

Page 41: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

41

Blancs, l'arrivée au pouvoir de la majorité noire n'a, en tout cas, pas entraîné l'exode massif qu'avaientannoncé les prophètes de malheur.

Indéniablement, la normalisation de l'Afrique du Sud après 1994 a beaucoup contribué àapaiser les tensions raciales. Le discours des gouvernements Mandela puis Mbeki sur la "nationarc-en-ciel" a pris le pas sur la crainte du "péril noir" ou "communiste" que les dirigeants del'apartheid brandissaient naguère. La politique de rattrapage social et de discrimination positive atenté de favoriser le rapprochement des races : la fonction publique, qui était à 87 % blanche en1994, est devenue à 79 % noire en l'espace de trois ans, même si les postes de responsabilité ontcontinué d'être dominés par les employés de l'ancien régime.

Les mots d'ordre sur la réconciliation se sont également accompagnés d'une redécouverte del'histoire "africaine" du pays, désormais officialisée dans les manuels scolaires ou les salles desmusées. Une nouvelle toponymie administrative est venue entériner cette consécration : alors quePretoria est censée prendre le nom de Tshwane, Krugersdorp (petite ville minière des environs deJohannesburg qui faisait référence au père du nationalisme afrikaner, Paul Kruger) a été rebaptiséeMogale City en l'honneur d'un chef tswana. L'Afrique du Sud a ainsi suivi le chemin des Etatsafricains qui, après les Indépendances, avaient cherché à se démarquer du colonisateur et à retrouverleur "authenticité" africaine en changeant leur nom, comme le Ghana, le Mali ou le Zaïre.

Du temps de l'apartheid, seules les townships noires évoquaient un passé africain, à l'instarde quartiers de Soweto comme Molapo ou Mapetla (des lignages sotho), Zondi ou Dhlamini (destribus nguni), Mofolo (un historien du roi Chaka), Moletsane (un chef du XIXè siècle)… Depuis1994, ces appellations ont été en quelque sorte institutionnalisées. Tandis que l'épopée de laconquête coloniale et du Grand Trek perdait de sa grandeur officielle, d'autres pans de l'histoire sud-africaine étaient ainsi réhabilités, au risque de mettre en évidence la diversité de communautés noiresdont les théoriciens de l'apartheid avaient souligné les différenciations culturelles pour justifier lacréation de homelands ethniques sous prétexte de protéger les minorités. Il ne faut pas oublier, eneffet, que l'anthropologie coloniale des facteurs de la violence a souvent servi à démontrer que lesNoirs étaient incapables de se gouverner par eux-mêmes, et que certains groupes ethniques étaientplus particulièrement belliqueux.

II – LES LIMITES DU CULTURALISME

De ce point de vue, l'attention s'est beaucoup portée sur les Zoulou du KwaZulu-Natal,dernière province où fut levé l'état d'urgence du temps de l'apartheid, et également la première oùcelui-ci fut rétabli après les élections de 1994. Au regard de l'expansion de l'empire du roi Chakadans la première moitié du XIXè siècle, puis des défaites infligées à l'armée britannique, les Zoulouont acquis la réputation d'être de valeureux guerriers (amabutho), organisés en régiments (impi)1.Leur stratification sociale en clans et en classes d'âge a évoqué une structure quasi-militaire etdisciplinaire, voire castée si l'on en juge d'après le caractère fermé de certaines de leurs catégoriesprofessionnelles, tels les forgerons, les guérisseurs ou les faiseurs de pluie. La rigidité d'uneéducation initiatique a complété le tableau.

Tirant une grande fierté de leur passé glorieux, les Zoulou eux-mêmes ont accentué le trait.Centré sur le KwaZulu rural, le parti Inkatha du chef Buthelezi a été un mouvement typiquementethnique, qui a voulu mobiliser la "grande nation" zoulou en y incluant jusqu'à ses voisins assimiléspar les conquêtes de Chaka. La vocation nationale d'un parti qui avait d'abord prétendu relayerpacifiquement les efforts de l'ANC en exil n'a bientôt plus trompé personne. Buthelezi, qui s'étaitprésenté comme l'avocat des minorités, n'a en fait défendu que les seuls Zoulou. Les partisans del'Inkatha en dehors du KwaZulu-Natal ont tous été des Zoulou, la plupart dans des foyers detravailleurs célibataires, les hostels, qui ont catalysé les différences ethniques en milieu urbainlorsqu'ils ont été attaqués par les partisans de l'ANC.

1 Coquerel, Paul [1989] : "Les Zulu dans l'Afrique du Sud contemporaine : ethnicité et lutte de libération", inChrétien, J.-P. & Prunier, G. (éd.) : Les ethnies ont une histoire, Paris, pp. 417-25. Voir aussi Bryant, A.T. [1949]: The Zulu People as They Were Before the White Man Came, Pietermaritzburg.

Page 42: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

42

De telles affiliations territoriales, conjuguées aux vendettas des cycles de vengeance, ontindéniablement attisé les rivalités ethniques. Forme bien particulière d'habitat urbain, les hostels onteffectivement témoigné d'une spécificité culturelle : des attaches plus fortes à la terre et à la tradition,un passé de résistance militaire à la colonisation, puis à la modernité. Cette concentration des Zouloudans des foyers de travailleurs a facilité les repérages ethniques et contribué à créer une culture decamp retranché face à l'hostilité déclarée de l'ANC. Bien des ménages zoulou vivant en dehors deshostels ont dû se résoudre à rejoindre ces cités devenues forteresses. En échange de sa logistique etde sa protection, l'Inkatha s'est ainsi bâti une base électorale dans des milieux urbains éloignés de laterre ancestrale des migrants. La compétition avec l'ANC s'est directement greffée sur desantagonismes ethniques et régionaux, les réseaux traditionnels prenant le relais de convictionspolitiques plutôt ténues à la base. Les procédures de solidarité ont renforcé les affiliations tribales,souvent pour le pire, car les affrontements de masses ont banalisé l'usage de la violence du fait queles belligérants n'avaient même plus besoin de connaître leurs ennemis personnellement1.

Néanmoins, il serait extrêmement réducteur d'imputer tous les conflits d'Afrique du Sud à lavirulence des confrontations d'ordre ethnique. Tirant parti de ce que la quasi-totalité desaffrontements des années 1990 a opposé des Noirs entre eux, et non des Blancs, les partisans desthèses culturalistes ont complètement négligé les autres facteurs de violence, à commencer par lesservices de sécurité de l'apartheid, qui ont délibérément armé et dressé des communautés les unescontre les autres afin de diviser pour mieux régner. C'est essentiellement le pouvoir qui a essayé defiger les identités ethniques, confinées dans des homelands "nationaux" ou des townships commeSoshanguve (au nord de Johannesburg), où habitaient des Sotho, des Shangaan, des Nguni et desVenda - d'où son nom en forme d'acronyme.

Axée sur le maintien de l'ordre socio-politique et non sur la lutte contre la criminalité, lapolice n'a pas non plus été pour rien dans l'explosion du banditisme armé dans les zones noires.Fondamentalement, son objectif était de contenir le "péril noir" et de l'empêcher d'embraser leszones blanches2. De ce fait, les effectifs des forces de l'ordre étaient -toutes proportions gardées-moins nombreux dans les townships noires que dans les quartiers blancs. De même, la justice sepréoccupait moins de combattre la criminalité en milieu noir que de contrôler les relations raciales.Le premier Blanc à avoir été condamné à mort en Afrique du Sud, en 1853, a été pendu pour avoirtué son neveu alors qu'il était en état d'ivresse. La même année, un Noir écopait de seulement cinqans de travaux d'utilité publique pour avoir massacré sa femme avec une hache, et ceci au nom durespect des lois coutumières ! On peut imaginer ce qu'il en a été lorsqu'il s'agissait de juger un crimeinterracial : aussi tard qu'en 1995, un Blanc était condamné à une peine bénigne pour avoir tué "enétat de légitime défense" un ouvrier noir qui venait d'assassiner son chien !

D'une manière générale, la théorie ethnique résiste mal à une analyse un peu fine de laviolence. Les victimes de chaque camp ont pu être "mélangées" du point de vue de leur identitétribale ; des querelles de personnes ont également interféré, ce qui a valu à l'Inkatha, par exemple, deperdre son secrétaire général, assassiné. En milieu urbain plus particulièrement, la thèse ethnique aété contrecarrée par des oppositions entre citadins des townships et migrants ruraux des bidonvillesou des foyers de travailleurs, entre "insiders" et "outsiders", entre les Noirs qui avaient le droit derésider en zone blanche et ceux qui ne l'avaient pas3. Si les batailles de rues n'ont pas toujours misaux prises des squatters et des propriétaires, les bidonvilles qui se sont déchirés à propos des raresrichesses disponibles ont révélé des lignes de divisions entre nouveaux venus et anciens, alors qu'ilsétaient homogènes sur le plan ethnique. L'ANC a connu de nombreux conflits entre les militants del'intérieur, réunis au sein de comités de citoyens (les civics), et les professionnels de la lutte armée(les guérilleros du MK) qui, revenus d'exil, ont voulu prendre les townships en main.

En outre, des conflits de générations ont parfois contredit les affiliations lignagères. Lesjeunes Zoulou urbanisés du Natal ont souvent penché vers l'ANC par rejet de l'autorité des Anciens

1 Lauer, Robert [1989] : Social Problems and the Quality of Life, Dubuque, p. 204.2 Sur les travers de la police de l'apartheid, voir Mathews, M.L., Heymann, Ph.B. & Mathews, A.S. (éd.) [1993] :Policing the conflict in South Africa, Gainesville.3 Bekker, Simon (éd.) [1992] : "Capturing the event. Conflict Trends in the Natal region, 1986-1992", IndicatorSouth Africa, n° spécial, p. 33.

Page 43: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

43

et refus de la pensée conservatrice de l'Inkatha. A Durban, par exemple, les civics de Lamontvilleétaient proches de l'ANC. Organisés au sein d'un Joint Rent Action Committee, ils se sont opposés àl'Inkatha, qui voulait incorporer la township dans son fief rural et traditionaliste du KwaZulu. En1983, le meurtre du leader de la protestation, commandité par le président du conseil communal deNingizimu, a provoqué de graves affrontements.

Pareille dichotomie entre des villes jeunes et des campagnes plus âgées est reparue tout aussinettement dans le Natal lors des élections de 1994. Le vote ANC a été nettement urbain : 53,1 % dessuffrages à Pietermaritzburg, 46,9 % à Durban. Le détail des votes à l'intérieur de la régionmétropolitaine de Durban confirme un tel clivage, cette fois entre la ville formelle et les bidonvillessemi-ruraux de la périphérie nord. En ville, l'ANC l'emporte par 46 % contre 16 % pour l'Inkatha et30 % pour le NP (le parti des Blancs, soutenu par les Indiens). Dans la seconde zone, l'Inkatha aobtenu 35 % contre 28 % à l'ANC et 31 % au NP1.

III – LES ANALYSES ECONOMIQUES A L'AUNE DE LA LUTTE DES CLASSES

De fait, les brassages urbains ont beaucoup dilué les affiliations lignagères et le poids de latradition rurale. Opposée aux théories ethniques, l'école de pensée marxisante a insisté sur lesfacteurs structurels et économiques de la violence. Du milieu citadin, en effet, a émergé un prolétariatnoir laissant croire à certains que les affrontements raciaux recoupaient une lutte des classes,notamment dans des fiefs industriels comme Johannesburg, la "ville de l'or" fondée surl'exploitation des gisements aurifères à partir de 1886, ou Durban, le plus gros port du pays. Lesecteur minier, très syndiqué, a également développé une culture trans-ethnique autour d'une languehybride, le fanagalo2.

Cependant, la théorie de l'exploitation du prolétariat noir par le patronat blanc a eu pourdéfaut de négliger les tensions sociales à l'intérieur des ensembles raciaux, par exemple entreouvriers et grand capital afrikaners, ou entre locataires et propriétaires dans les townships3. Lerecours à la force n'a pas fait l'unanimité de la classe dominante, ainsi qu'en témoignent, sur la scènepolitique blanche, les divergences des conservateurs et des libéraux à propos de la police, les uns latrouvant trop laxiste, les autres trop brutale4. Les services de répression, pour leur part, ont chacunsuivi leurs propres stratégies, parfois jusqu'à la "guerre de services".

Le grand chantier urbain de l'apartheid n'a certainement pas été une entreprise monolithique.Au contraire, la ségrégation raciale et les déplacements de populations qui en ont résulté ont révélédes intérêts fort différents. Ainsi à Durban, l'administration et les colons étaient d'accord que seulsles Noirs employés par des Blancs auraient le droit de rester en ville. Au-delà, les raisonnementsdivergeaient. Les autorités se dirent d'abord favorables à des foyers de travailleurs célibataires, quidevaient empêcher l'enracinement urbain des familles africaines. Désireux de fixer une main-d'œuvre trop instable, les industriels et les commerçants, au contraire, souhaitaient plutôt ledéveloppement de quartiers noirs, tandis que les missions chrétiennes étaient opposées à ladislocation des familles. Il fallut attendre les émeutes de 1929 pour que l'administration prenneconscience du danger des populations dites "flottantes" : la commission chargée d'enquêter sur lestroubles préconisa alors la construction de logements sociaux. En 1931, la municipalité acquit à cettefin un lotissement qui avait l'avantage de jouxter la zone industrielle et qui prit le nom du maire deDurban à l'époque, le révérend A. Lamont5. Mais le développement de Lamontville devait ensuitelaisser apparaître des tensions entre l'administration locale et le gouvernement central à propos dufinancement des logements, dont la majeure partie revint finalement à l'Etat.

1 Cf. Johnson, R.W. & Schlemmer, L. (éd.) [1996] : Launching Democracy in South Africa : The First OpenElection, April 1994, New Haven, pp. 316-317.2 Cole, D.T. [1953] : "Fanagalo and the Bantu Languages in South Africa", African Studies vol. 12, n° 1, pp. 1-9.3 Adam, Heribert [juin 1983] : "Outside Influence on South Africa : Afrikanerdom in Disarray", Journal of ModernAfrican Studies vol. 21, n° 2, pp. 235-252.4 Weitzer, R. [1991] : "Elite Conflicts Over Policing in South Africa, 1980-90", Policing & society vol. 1, 4.5 Torr, Louise [1996] : "Lamontville, a History, 1930-60", in Maylam, Paul & Edwards, Iain (éd.), The People'sCity : African Life in Twentieth-Century Durban, Pietermaritzburg, pp. 245-73.

Page 44: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

44

La ville du Cap a suivi un cheminement comparable. Face aux pressions électorales desMétis (qui ont conservé un droit de vote local jusqu'en 1971) et des petits propriétaires oucommerçants blancs, qui avaient de gros intérêts dans les quartiers promis à la démolition, le conseilmunicipal n'a pas caché son opposition à la destruction des taudis du centre-ville1. Le clivage, enl'occurrence, a opposé l'Etat à la municipalité, qui ne voulait pas prendre en charge le relogement despopulations déplacées par les bulldozers de l'apartheid. Il a également mis en évidence de gravescontradictions au sein du grand capital : face aux "marchands de sommeil" favorables à unentassement des populations de couleur dans des taudis insalubres, les industriels se plaignaient dela hausse des loyers, qui avait des répercussions sur les revendications salariales, et de la santé deleur main-d'œuvre, confrontée au risque des épidémies. Les lobbies industriels s'insurgèrent à leurtour lorsque le gouvernement tenta, vainement, de leur faire financer les logements sociaux à lapériphérie de la ville.

L'apartheid s'avère avoir été beaucoup plus complexe qu'une simple affaire de répression desmasses africaines au bénéfice du patronat blanc. Le système a surtout perduré grâce auxinterdépendances économiques et aux communautés d'intérêts entre différents groupes raciaux2. LesMétis, en particulier, ont longtemps occupé les strates supérieures de la bourgeoisie noire, à tel pointque, selon des sondages, la moitié des Afrikaners les considéraient comme une sorte de Blancs "àtitre honoraire"3. L'analyse économique contredit largement les explications marxistes de laségrégation raciale sur la seule base d'une exploitation du prolétariat noir. Le coût du relogement despopulations déplacées, le financement des forces de répression et les journées de travail perdues àcause des grèves de protestation ont fini par l'emporter sur les avantages supposés de l'apartheid, àtel point que les milieux d'affaires blancs ont été parmi les premiers à s'engager en faveur denégociations avec l'ANC.

De fait, la lourdeur du système a été contre-productive sur le plan économique, privant lepays de la majeure partie de son marché intérieur et démultipliant les dépenses gouvernementalespar autant de groupes raciaux, "Etats nationaux" et autres bantoustans autonomes. Au milieu desannées 1980, il existait quinze Ministères de l'Education ! Gérées par les Affaires étrangères ou parle Ministère du Développement et de la Coopération, les bureaucraties parasitaires des bantoustansdevaient être soutenues à bout de bras et grevaient 9 % du budget de l'Etat4. L'hypertrophie de leursadministrations montra toute sa mesure lorsqu'il a fallu les absorber dans une fonction publique qui,au niveau national, a employé jusqu'à deux millions de personnes, dont 50 000 travailleurs"fantômes" et identifiés comme tels lors d'un audit en 1996.

Rétrospectivement, il apparaît clairement que la motivation profonde de l'apartheid n'a passuivi une logique économique. Les explications de la violence centrées sur la pauvreté et lesinégalités sociales n'en ont pas moins perduré après 1994, car la ségrégation raciale a paru sereproduire sous la forme d'une division de classes. La normalisation politique du pays n'a paspermis de sortir d'une crise économique amorcée avec le déclin de l'apartheid. Face à l'insécuritéambiante et à l'étatisation d'une économie où les dépenses du secteur public représentaient près de20 % du produit intérieur brut, les investissements n'ont pas beaucoup repris, malgré la levée desdernières sanctions qui frappaient encore l'Afrique du Sud fin 1993. La détérioration continue de lasituation économique a accentué les clivages sociaux et alimenté le chômage, qui concernedésormais 40 % de la population active. Par tête d'habitant, l'économie n'a pas connu de croissanceréelle depuis 1964, et il n'y a pas eu de création nette d'emplois depuis la deuxième moitié desannées 1980 ! A ceci se sont ajoutées d'importantes disparités de revenus qui ont fait de la sociétésud-africaine une des plus inégalitaires du monde développé5. En milieu urbain, un des aspects les

1 Pinnock, Don [1992] : "Bluprints of a garrison city", in James, W.G. & Simons, M. (éd.), Class, Caste, andColour : A Social and Economic History of the South African Western Cape , New Brunswick, pp. 150-168.2 Wilson, Monica & Thompson, Leonard [1971] : The Oxford History of South Africa, Londres, vol. 2, p. 470-471.3 Adam, Heribert & Giliomee, Hermann [1979] : Ethnic Power Mobilized : Can South Africa Change ? New Haven,p. 125.4 Darbon, Dominique [1987] : Afrique du Sud, la fin des certitudes, Talence, CEAN, Trav. et Doc. 13, p. 20.5 Ginsberg, Anthony [1998] : South's Africa Future : From Crisis to Prosperity, Londres.

Page 45: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

45

plus frappants et les plus visibles en a été l'explosion des bidonvilles et l'apparition de jeunes sansabri, de pair avec l'aggravation de la délinquance juvénile1.

Pourtant, la pauvreté n'explique pas seule la montée de la criminalité : bien des actes violentsne relèvent pas du vol par nécessité et ne rapportent a priori aucun bénéfice2. En fait, le banditisme etson style de vie ostentatoire exercent sur la jeunesse une forte attraction sous la forme d'un moded'initiation à l'âge adulte. La délinquance ne constitue pas ici un palliatif au chômage et à l'oisiveté : àrémunération égale, note un spécialiste3, bien des membres des gangs préfèrent leurs activitéscriminelles à un travail régulier. Bien des éléments incitent à relativiser le rôle de la pauvreté dans laproduction de violence. D'abord parce que les communautés les plus pauvres ne sont pas forcémentles plus criminelles. Qui plus est, la violence a pris toute son ampleur au moment où le statut socio-professionnel des Noirs commençait à s'améliorer. Désormais, le pouvoir d'achat global des Noirs adépassé celui des Blancs, et la politique du gouvernement post-apartheid a clairement visé à comblerles inégalités : depuis 1994, le rythme de construction des logements sociaux a été multiplié parvingt (200 000 nouvelles unités en 1997), la Compagnie d'électricité a réalisé 2,5 millions deconnexions supplémentaires4.

IV – HISTOIRES DE GANGSTERS

A l'évidence, d'autres facteurs sont intervenus dans l'explosion de la violence criminelle, enparticulier en ville. L'origine du banditisme armé en Afrique du Sud se trouve pour une bonne partdans le déracinement urbain et la ségrégation raciale, qui ont divisé des familles entières,désintégrant ainsi le contrôle social dans les ghettos noirs. La précocité, l'élaboration complexe etl'organisation à l'américaine du gangstérisme sud-africain sont frappantes par rapport auxphénomènes de délinquance juvénile qui affligent les autres villes d'Afrique noire. Or elles doiventbeaucoup à l'urbanisme d'une ville blanche peu avenante, même pour les populations européennes.Les townships grandissent en effet avec les gangsters. Dès les années 1930 apparaissent des bandesde skollies au Cap, de funanis à Pretoria et de malalapipes à Johannesburg (des gosses de la ruedont le nom -"pipes"- provient des gros tuyaux de chantier dans lesquels ils trouvaient refuge etdormaient la nuit). Initialement formés de petits voleurs à la tire, ces groupements se structurentbientôt, se hiérarchisent et s'ancrent dans leur territoire, à l'instar du gang des "Tuta Rangers" àAlexandra ou de "Nsibanyoni" et du "Board" à Orlando, deux des plus vieilles townships noires deJohannesburg.

Plus subtil que son pendant rural des bandes amalaita du pays sotho, indlavini du terroirpondo ou abaqhafi de la tradition zoulou, le clever des villes est streetwise : "futé", il connaît le"code de la rue" et se distingue du moegoe, le "péquenot" de la campagne. Dans les villes du Rand,son enracinement urbain se traduit par le développement d'un argot spécifique, qui sert de langagesecret : d'abord le shalambombo, un mélange de xhosa et de zoulou qui fait référence à desstratégies "d'évitement" (shala) et de "couverture" (mbo-mbo), puis le flaaitaal, qui dérive del'afrikaans, et enfin le tsotsitaal, qui l'emporte sur les deux autres à partir des années 1940.

La période précédant l'application de l'apartheid "pur et dur", à partir de 1948, confirmel'émergence de la figure du tsotsi, qui, avant de devenir un criminel endurci, désigne initialement unzazou un peu voyou, à l'image, plus tard, du dandy ivy ou cat de Soweto. On note alors unerecrudescence des bandes dites rasj, un terme tiré du mot "ranch" parce que leurs membres sont trèsamateurs de films de cow-boys. Dans la banlieue de Johannesburg, on recense une bonne centainede formations de ce genre entre 1940 et 1960, parmi lesquelles les "Americans" et les "Black Caps"de Sophiatown, les "XY" de Newclare, les "Apaches", les "Berlins" et les "Boom Towns" d'Orlando,les "Red Knife Boys" et les "Spoilers" d'Alexandra, les "Black Swines", les "Pirates" et les

1 Reynolds, P. [1989] : Childhood in Crossroads : cognition and society in South Africa, Le Cap, David Philip ;Swart, J.M. [1989] : Malunde : the street children of Hillbrow , Johannesburg.2 Midgley, Rob & Wood, Geoffrey [automne 1996] : "Community Policing in Transition : Attitudes and Perceptionsfrom South Africa's Eastern Cape Province", Low Intensity Conflict & Law Enforcement vol. 5, n° 2, pp. 165-181.3 Glaser, Clive [2000] : Bo-Tsotsi : the youth gangs of Soweto, 1935-1976, Oxford, p. 190.4 Bouillon, Antoine [1998] : "Les défis de Thabo Mbeki", Politique internationale n° 79, p. 413.

Page 46: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

46

"Terrors" de Jabavu, etc.1 Les noms provocateurs de ces gangs évoquent une sous-cultureunderground et rebelle qui s'affiche contre l'establishment, soit du côté des vaincus, en l'occurrenceles nazis avec les "Gestapo" ou les "Germans", soit du côté du diable, avec les "Satan Boys" ou les"Gas Devils", soit encore du côté de la marginalité sociale, de la violence et de la paresserevendiquées, avec les "Dead End Kids" ou les "Benzine Boys" (qui mettent le feu à leurs victimesavec de l'essence).

A partir des années 1960, cependant, les rafles de la police, le départ en exil des mouvementsde résistance et la dislocation sociale résultant de l'expulsion des Noirs à la périphérie des villesblanches viennent casser l'enracinement de tels gangs. Ceux-ci peinent à se reconstituer dans lesnouvelles townships comme Soweto, et cèdent la place à des bandes d'un nouveau genre, moinscohérentes, moins stylées, mais non moins violentes. Le déracinement lié au repositionnement forcéde la population dans des zones noires provoque certains clivages, par exemple entre les ndofayaoriginaires des vieilles townships du centre de Johannesburg, qui parlent le tsotsitaal à based'afrikaans, et les "Kalkoene" de Soweto, qui gloussent comme des "dindons" -d'où leur surnom- etpratiquent un langage, le scamtho, issu du zoulou. Les vieux gangs du centre-ville de Johannesburgont d'ailleurs moins bien résisté à leur déménagement vers Soweto que les bandes du Cap, plussoudées par des liens familiaux, qui sont parvenues à se reproduire presque intactes en banlieue2.

A Soweto, on assiste alors à un fort marquage territorial de gangs comme les "Green Berets"et les "Top Ganda Eleven" de Jabavu, les "Quarters" et les "Young Apudis" de Moroka, les "ElevenBoys" et les "Slagspaal" de Zola, les "Hellions" ou les "Kwaitos" d'Orlando, les "Vikings" (ou"Vice Kings") de Dlamini, etc. Des affrontements récurrents à coups de couteaux reconfigurentrégulièrement les limites de l'influence des uns et des autres. A mesure que Soweto se développe etdevient une véritable ville en soi, le nombre de ces bandes passe, en une décennie, de dix à plus d'unecinquantaine, avec de nouveaux venus comme les "Barnabas" et les "Eagles" à Orlando, les "Jaws",les "Hyenas", les "Mongols" et les "Biafras" de Diepkloof, les "Black Power", les "Come Softly",les "Hong Kongs", les "Christians" de Meadowlands, les "Bandidos" de Jabavu, les "X5" et les"Dirty Dozen" de Pimville, les "Dirty Dogs" et les "War Killers" de Senoane, les "Sleep Outs" deMoroka, les "Judas" de Naledi, et bien d'autres encore…

La révolte scolaire de juin 1976 bouleverse alors la situation. En effet, les luttes politiques, ens'engageant dans une stratégie de confrontation physique avec les représentants du pouvoir,relèguent en quelque sorte les gangs à l'arrière-plan du champ de la violence publique, qui avait étéjusque-là leur apanage. Les domaines de l'action politique et de la criminalité se chevauchent etrendent les distinctions difficiles ; les gangsters mettent leurs activités sur le compte de leuropposition à l'apartheid, tandis que la tactique "d'ingouvernabilité" des comrades, les militants del'ANC, dérive vers le racket, le règlement de comptes, la prédation et le pillage. La confusion desgenres produit ce qu'on appelle, pendant la période d'état d'urgence, au milieu des années 1980, lecom-tsotsi, mélange de comrade et de tsotsi, d'agit-prop et de bandit. L'amalgame n'est évidemmentpas pour déplaire aux autorités qui, pour leur part, contribuent à criminaliser la lutte politique en laréduisant à du simple terrorisme et en assimilant systématiquement à de la violence les actionscollectives des contestataires.

Les deux phénomènes concomitants de criminalisation du politique et de politisation ducrime interfèrent. D'une part, le sentiment de vide politique et de remise en cause de l'autorité, allié àla mauvaise conscience grandissante d'une partie de la communauté blanche et aux manœuvressuspectes des forces de sécurité, laisse le champ libre aux bandits de toutes sortes, qui agissent souscouvert de la lutte de libération. D'autre part, la stratégie d'ingouvernabilité de l'ANC en exil donnedes vertus politiques à toute forme de rébellion, masquant la dislocation du contrôle social en milieunoir urbain. En réalité, les attaques contre les quartiers blancs ne sont pas politiques maiscriminelles, parce que c'est là que se concentrent les richesses. La dégénérescence en émeutes desmanifestations politiques doit autant à la brutalité des forces de la répression qu'à la récupération des

1 Glaser, Clive [2000] : op. cit., p. 59.2 Glaser, Clive [2000] : op. cit., p. 112.

Page 47: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

47

événements par de jeunes "casseurs"1. A mesure que les partisans de l'apartheid perdent du terrain,la recomposition politique du pays met à nu de vulgaires luttes pour le pouvoir et pour lesressources. Les troubles permettent la montée en puissance des "seigneurs de la guerre", leswarlords qui, dans les camps de squatters, ont généralement conquis de haute lutte leur pouvoirlocal en occupant des terres vacantes et en "militarisant" la fonction traditionnelle de mobilisation del'induna (chef de clan). Entrent également en scène des bandes de jeunes désœuvrés, "nervis de laguerre" prêts à se mettre au service du plus offrant, quitte à ce que la force de l'âge bénéficiefinalement aux Anciens.

L'explosion de violence, criminelle aussi bien que politique, connaît ainsi son apogée audébut des années 1990. De pair avec l'ouverture internationale de l'Afrique du Sud et un affluxd'armes en provenance des pays voisins en guerre, la pègre se professionnalise. Désormais, lesbandes de jeunes délinquants, comme les aboskroef (les "enfoirés") ou les jackrollers ("ceux quikidnappent et violent les passant(e)s") de Soweto côtoient des gangs professionnels et spécialisés,les schemes, qui, de mèche avec des syndicats de receleurs, organisent à grande échelle les trafics devoitures volées, d'armes de contrebande, de drogues (essentiellement le Mandrax et la dagga, versionlocale du cannabis), de fausse monnaie, d'or et de pierres précieuses, de tabac, d'alcool ou d'êtreshumains (de la prostitution au passage des immigrants clandestins). Cependant, ces gangs, sous lahoulette de big bosses, les makulu baas, n'ont pas encore atteint l'ampleur et le degré d'élaborationdes mafias italo-américaines, des yakusa japonais ou des cartels colombiens, véritables entreprisesqui ont diversifié leurs activités et emploient des hommes de mains à plein temps2. En dépit de sesconnexions internationales nouvelles, le gangstérisme sud-africain continue d'être profondémentenraciné dans son terroir urbain, ce qui oblige les analystes à revenir sur le mode de productioncriminelle de la vie citadine.

V – VILLE DE SEGREGATION ET DESINTEGRATION DU CONTROLE SOCIAL

Jusqu'alors, les spécialistes du développement urbain avaient surtout insisté sur lesspécificités de la ségrégation raciale en Afrique du Sud. Idéalisant quelque peu la culture citadinedes Noirs avant l'arrivée au pouvoir des nationalistes afrikaners en 1948 et l'expulsion despopulations de couleur à la périphérie des villes, les historiens ont contribué, à leur manière, à unesorte de mythologie de l'apartheid urbain. Ont ainsi été encensées les townships qui avaientmiraculeusement survécu aux bulldozers ou qui, au contraire, avaient été rasées parce que tropproches de la ville blanche. Dans la première catégorie, on a trouvé des quartiers comme Alexandra,à Johannesburg, et Clermont, à Durban, où les Noirs avaient, exceptionnellement, pu êtrepropriétaires de leur logement, ce qui leur avait permis de développer des liens de voisinage solideset de ce fait un fort contrôle sur les déviants. District 6 au Cap, Sophiatown à Johannesburg et CatoManor à Durban ont fait partie, eux, de la deuxième catégorie, celle des quartiers héroïques etmartyrs, détruits dans les années 1950 et 19603.

Les monographies de ces sites ont souligné la dislocation sociale que provoqua à chaquefois le grand chantier de l'apartheid, opposant la vie "conviviale" des vieilles townships africaines à ladureté des nouvelles banlieues. Bâtie à partir de 1931 sur des terrains appartenant initialement à unesociété missionnaire, Clermont, par exemple, n'avait rien à voir avec la township adjacente deKwaDakeba, créée dans la deuxième moitié des années 1970 pour reloger les squatters refoulés ducentre-ville de Durban. La première offrait des paysages et des styles de construction variés, qui

1 Le phénomène n'est pas propre à l'Afrique du Sud. D. Bigo dénonce ainsi l'arbitraire des analyses ne reposant que surdes aires de pertinence culturelle, quitte à séparer le monde musulman et le sous-continent indien de l'Afriquesubsaharienne, de l'Amérique latine ou de l'Extrême-Orient. On ne peut, dit-il, "véritablement distinguer des zonesréservées aux manifestations et des zones dans lesquelles les émeutes seraient plus fréquentes que dans d'autres lieux…L'Europe occidentale serait-elle épargnée en ne connaissant plus qu'une forme manifestante euphémisant laviolence ?"  Cf. Bigo, Didier [1992] : "Contestation populaire et émeutes urbaines. Les jeux du politique et de latransnationalité", Cultures et Conflits n° 5, p. 15..2 Wardrop, Joan [1998] : "Soweto, Syndicates, and Doing Business", in Rotberg, Robert I. & Mills, Greg (ed) : Warand peace in Southern Africa : crime, drugs, armies, and trade , Washington, pp. 45-63.3 Freund, B. [1999] : "Economie et ville d'apartheid", in Gervais-Lambony, Ph., Jaglin, S. & Mabin, A. (éd.) : Laquestion urbaine en Afrique australe : perspectives de recherches, Paris, p. 42.

Page 48: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

48

reflétaient un sens développé de la propriété, tandis que la seconde proposait un habitat uniforme,ennuyeux, qui ne favorisa pas le sentiment d'appartenance communautaire. De même, District 6 etSophiatown étaient densément peuplés, avec des bâtiments de faible hauteur. Leurs multiplesactivités commerciales et résidentielles avaient été un facteur de cohésion sociale qui disparutlorsque les habitants furent relogés manu militari à Soweto.

District 6 est un cas célèbre1. En 1912, un siècle après sa création, ce fief du prolétariat métiscomptait déjà 30 000 habitants, soit le quart de la population du Cap. Les tenants de l'apartheids'inquiétèrent de sa position au centre de l'agglomération. Après diverses tentatives, le quartier futdéclaré "zone blanche" en 1966. Les propriétaires furent obligés de revendre leurs terrains à l'Etat, etles destructions commencèrent. La population fut déménagée aux Cape Flats, une banlieueaujourd'hui réputée pour ses gangsters.

Indéniablement, l'expulsion des populations de couleur dans des banlieues lointaines a, d'unemanière générale, aggravé les effets du déracinement et de la dislocation du contrôle social en milieuurbain, précipitant le relâchement de la morale publique et les phénomènes de délinquance juvénile.

Pour autant, l'explosion du banditisme armé ne peut pas être imputée seulement à l'apartheid.La criminalité a aussi été alimentée par une intense contrebande d'armes (au Mozambique, lesbelligérants ont liquidé leurs surplus au sortir de la guerre civile). La mentalité pionnière de laminorité blanche, favorable au système de libre vente des armes, n'y a pas non plus été pour rien.Les partisans de l'autodéfense ont ainsi bloqué des lois qui, à l'instar des Etats-Unis, auraient permisde retarder de cinq jours ouvrables les ventes d'armes à des particuliers, le temps de vérifier lesantécédents judiciaires d'un client. L'Afrique du Sud est devenue un vaste arsenal, où la facilité à seprocurer des armes a largement contribué à la criminalité.

Rétrospectivement, il faut dépasser les oppositions raciales pour comprendre le gangstérismeet la violence armée à l'aune des clivages ayant divisé les citadins noirs2. A Johannesburg, latownship d'Alexandra a ainsi sombré dans une folie meurtrière à cause des divergences d'intérêtsentre locataires et propriétaires, occupants des bidonvilles et habitants des zones formelles, citoyenssud-africains et immigrés mozambicains, xhosa et zoulou3. Au nord de Durban, les gigantesquesbidonvilles d'Inanda ont pareillement connu des tensions sanglantes entre Pondo et Zoulou, Indienset Africains, jeunes et anciens, propriétaires et locataires, occupants de maisons en dur ou decabanes4… Au sud de la grande ville, la township de Lamontville n'a pas été non plus épargnée parde telles disputes, comme en témoigne la toponymie de son noyau initial : Engxabana, qui signifie"la querelle". La township s'est développée en strates successives, du quartier des "riches",Ezigwilini, à celui des criminels "en fuite", Gijima. La composition du Native Advisory Board deLamontville, inauguré en 1936, a bien reflété cette diversité : s'y sont opposés le Parti de la "MeuleRouge", qui représentait les analphabètes, et le Parti du "Cuir", qui était issu des milieux éduqués5.

Paradoxalement, c'est plutôt le durcissement de l'apartheid qui a rassemblé les habitants enfaisant l'unanimité contre lui. De la même façon que les émeutes anti-indiennes de 1949 avaientrelégué au second plan les rivalités commerciales de la bourgeoisie africaine, une hausse des loyers,en 1982, et la menace d'une incorporation dans le homeland du KwaZulu, en 1984, ont obligé lesoccupants de Lamontville à faire front contre le Port Natal Administration Board, une institutionétablie en 1971 afin de gérer la périphérie de Durban. La mobilisation de la population a étél'occasion de réinvestir le champ politique local, délaissé depuis que l'Urban Bantu Council de

1 Marks, Rafael & Bezzoli, Marco [2000] : "The Urbanism of District Six, Cape Town", in Anderson, David &Rathbone, Richard (éd.), Africa's Urban Past, Londres, pp. 262-82.2 Kynoch, Gary [juil. 1999] : "From the Ninevites to the Hard Living Gangs : Tonwhip Gangsters and UrbanViolence in Twentieth-century South Africa", African Studies vol. 58, n°1, pp.55-85.3 Montclos (de), M.-A. [1999] : "La violence urbaine à Johannesburg et à Durban, de la révolte du ghetto à lacriminalité", in Onana, J.-B. (éd.) : Questions urbaines en Afrique du Sud, Paris, pp. 195-299.4 Hugues, Heather [1996] : "The City Closes In : The Incorporation of Inanda Into Metropolitan Durban", inMaylam, Paul & Edwards, Iain (éd.) : The People's City : African Life in Twentieth-Century Durban,Pietermaritzburg, p. 307.5 Kuper, Leo [1965] : An African bourgeoisie : race, class, and politics in South Africa, New Haven, pp. 336-337.

Page 49: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

49

Ningizimu, "UBC", rebaptisé Useless Boys Club (le "Club des garçons inutiles" !), avait relayé leNative Advisory Board de Lamontville en 1961.

La complexité de la société urbaine en Afrique du Sud nous oblige finalement à dépasser lesanalyses trop simplistes de l'affrontement racial, de la lutte des classes ou des effets de laségrégation spatiale. Les manifestations de la violence politique ou criminelle ne peuvent pas êtrestoutes mises sur le compte du système d'apartheid. Il s'avère nécessaire de ramener l'héritagecolonial du pays à sa juste dimension. L'Afrique du Sud n'est pas le seul Etat à avoir connu desformes de ségrégation raciale en ville. En réalité, la politique de développement séparé des races a étél'aboutissement d'une logique ségrégationniste qui imprégnait tout le continent à l'époque coloniale,où les réglementations sanitaires comme les normes de construction aboutirent, ouvertement ou non,à une ségrégation sociale et, de droit ou de fait, raciale. L'Afrique du Sud n'a donc été qu'unetentative de ségrégation poussée jusqu'à l'absurde. Le pays a surtout dévié du schéma en vigueur surle reste du continent à cause de la permanence de son peuplement blanc et de l'institutionnalisationdu racisme, qui ont fait que la ségrégation y a été beaucoup plus développée et plus durablequ'ailleurs.

La normalisation de l'Afrique du Sud post-apartheid plaide en faveur d'une réinsertion deson champ historique dans un cadre plus global, qui prenne en compte les autres expériencescoloniales du continent. Il ne s'agit évidemment pas de réhabiliter le système d'apartheid, mais d'encomprendre la genèse et les conséquences, autrement dit, d'aider à en décrypter la singularité. Lalibération de l'Afrique du Sud a ainsi suscité des débats qui comptent parmi les plus intenses, lesplus stimulants et les plus riches du continent. Ils peuvent aussi nous faire réfléchir sur lesconséquences, ailleurs, de toutes les pratiques de ségrégation sociale urbaine, et sur leurs effets entermes de rupture du lien social, de marginalisation et de production de délinquance.

Bibliographie

- ADAM Heribert [juin 1983] : "Outside Influence on South Africa : Afrikanerdom in Disarray", Journal of ModernAfrican Studies vol. 21, n° 2, pp. 235-252.- ADAM Heribert & GILIOMEE Hermann [1979] : Ethnic Power Mobilized : Can South Africa Change ? NewHaven, Yale University Press.- BANTON Michael [1983] : Racial and Ethnic Competition, Cambridge University Press, 434 p.- BIGO Didier [1992] : "Contestation populaire et émeutes urbaines. Les jeux du politique et de la transnationalité",Cultures et Conflits n° 5, p. 15.- BOUILLON Antoine [1998] : "Les défis de Thabo Mbeki", Politique internationale n° 79.- BRYANT A. T. [1949] : The Zulu People as They Were Before the White Man Came, Pietermaritzburg, Shuter& Shooter.- BEKKER Simon (éd.) [1992] : "Capturing the event. Conflict Trends in the Natal region, 1986-1992", IndicatorSouth Africa, n° spécial.- COLE D. T. [1953] "Fanagalo and the Bantu Languages in South Africa", African Studies vol. 12, n° 1, pp. 1-9.- COQUEREL Paul [1989] : "Les Zulu dans l'Afrique du Sud contemporaine : ethnicité et lutte de libération", inCHRETIEN J.-P. & PRUNIER G. (éd.) : Les ethnies ont une histoire, Paris, Karthala, pp. 417-25.- DARBON Dominique [1987] : Afrique du Sud, la fin des certitudes, Talence, CEAN, Trav. et Doc. n° 13.- FREUND B. [1999] : "Economie et ville d'apartheid", in GERVAIS-LAMBONY Ph., JAGLIN S. & MABIN A.(éd.) : La question urbaine en Afrique australe : perspectives de recherches, Paris, Karthala-IFAS, p. 42.- GINSBERG Anthony [1998] : South's Africa Future : From Crisis to Prosperity, Londres, McMillan.- GLASER Clive [2000] : Bo-Tsotsi : the youth gangs of Soweto, 1935-1976, Oxford, J. Currey-Heinemann.- GOODHEW David [1993 : "The People's Police-Force : Communal Policing Initiatives in the Western Areas ofJohannesburg, circa 1930-62", Journal of Southern African Studies vol. 19, n° 3, p. 469.- HAW Mark [1996] : "South Africa : crime in transition", Terrorism and Political Violence vol. 8, 4, p. 173.- HOBSBAWM E. J. [1972] : Les bandits, Paris, Maspero.

Page 50: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

50

- HUGHES Heather [1996] : "The City Closes In : The Incorporation of Inanda Into Metropolitan Durban", inMaylam, Paul & Edwards, Iain (éd.), The People's City : African Life in Twentieth-Century Durban,Pietermaritzburg, University of Natal Press.- JOHNS Sheridan & DAVIS Hunt (éd.) [1991] : Mandela, Tambo, and the African National Congress : thestruggle against apartheid, 1948-1990, a documentary survey, New York, Oxford University Press.- JOHNSON R.W. & SCHLEMMER L. (éd.) [1996] : Launching Democracy in South Africa : The First OpenElection, April 1994. New Haven, Yale University Press.- KARIS Thomas et al. [1972-1997] : From protest to challenge : a documentary history of African politics inSouth Africa, 1882-1990. Stanford, Hoover Institution Press, 5 vol.- KUPER Leo [1965] : An African bourgeoisie : race, class, and politics in South Africa, New Haven, YaleUniversity Press, pp. 336-337.- KYNOCH Gary [juil. 1999] : "From the Ninevites to the Hard Living Gangs : Tonwhip Gangsters and UrbanViolence in Twentieth-century South Africa", African Studies vol. 58, n° 1, pp. 55-85.- KYNOC Gary [2000] : "Politics and Violence in the "Russian Zone" : Conflict in Newclare South, 1950-57",Journal of African History vol. 41, n° 2, pp. 267-290. - LAUER Robert [1989] : Social Problems and the Quality of Life, Dubuque, Brown Publishers.- MARKS Rafael & BEZZOLI Marco [2000] : "The Urbanism of District Six, Cape Town", in ANDERSON David& RATHBONE Richard (éd.), Africa's Urban Past, Londres, James Currey, pp. 262-82.- MATHEWS M. L., HEYMANN Ph. B. & MATHEWS A. S. (éd.) [1993] : Policing the conflict in South Africa,Gainesville, University Press of Florida, 225 p.- MIDGLEY Rob & WOOD Geoffrey [automne 1996] : "Community Policing in Transition : Attitudes andPerceptions from South Africa's Eastern Cape Province", Low Intensity Conflict & Law Enforcement vol. 5, n° 2,pp. 165-181.- MONTCLOS (de) M.-A. [1999] : "La violence urbaine à Johannesburg et à Durban, de la révolte du ghetto à lacriminalité", in Onana, J.-B. (éd.), Questions urbaines en Afrique du Sud. Paris, L'Harmattan, pp. 195-299.- PINNOCK Don [1984] : "From Argie boys to skolly gangsters : the lumpenproletariat challenge of the street-corner armies in District 6, 1900-1951", in Saunders Christopher et al. (éd.) [1983-84 : Studies in the history ofCape Town , University of Cape Town, Centre for African Studies, 5 vol., vol. 3, pp. 131-174.- PINNOCK Don [1992] : "Bluprints of a garrison city", in James, W.G. & Simons, M. (éd.), Class, Caste, andColour : A Social and Economic History of the South African Western Cape , New Brunswick, pp. 150-168.- PONS Sophie [2000] : Apartheid, l'aveu et le pardon. Paris, Bayard, 210 p.- REYNOLDS P. [1989] : Childhood in Crossroads : cognition and society in South Africa, Le Cap, David Philip.- SCHÄRF, Wilfried, SABAN Gaironesa & HAUCK Maria [2001] : "Local communities and crime : twoexperiences in partnership policing", in STEINBERGJ onny (éd.), Crime Wawe. The South African underworld andits foes , Johannesburg, Wits University Press.- SCHLEMMER Lawrence [2001] : Race Relations and Racism in Everyday Life, Johannesburg, SAIRR.- SWART J. M. [1989] : Malunde : the street children of Hillbrow , Johannesburg, University of WitwatersrandPress.- TORR Louise [1996] : "Lamontville, a History, 1930-60", in MAYLAM Paul & EDWARDS Iain (éd.) : ThePeople's City : African Life in Twentieth-Century Durban, Pietermaritzburg, University of Natal Press, pp. 245-73.- WARDROP Joan [1998] : "Soweto, Syndicates, and Doing Business", in ROTBERG Robert I. & MILLS Greg(éd) : War and peace in Southern Africa : crime, drugs, armies, and trade , Washington, Brookings InstitutionPress, pp. 45-63.- WEITZER R. [1991] : "Elite Conflicts Over Policing in South Africa, 1980-90", Policing & society vol. 1, 4.- WILSON Monica & THOMPSON Leonard [1971] : The Oxford History of South Africa, Londres, OxfordUniversity Press, vol. 2, p. 470-471.

Résumé du débat

Malgré ses spécificités, la violence en Afrique du Sud n'est pas différente par nature de cellequi sévit dans les autres métropoles africaines : ce n'est qu'une différence de degré, et l'on voitémerger des problèmes qui existent ailleurs, comme la montée de l'intégrisme islamique.

Page 51: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

51

Toutefois, actuellement, la police n'y est pas discréditée comme, par exemple, au Nigeria, où,de ce fait, ce sont les vigiles qui exécutent les voleurs, à la demande de la population, qui n'a aucuneconfiance dans les institutions judiciaires. Les policiers du South Africa Police Service (bien queleur métier soit dangereux et mal payé) sont perçus par la population comme légitimes, et leursrapports se sont beaucoup améliorés depuis l'époque de l'apartheid, quand ils étaient au seul servicede la protection des communautés blanches. Les townships étaient autrefois complètement livrées àelles-mêmes : maintenant, la police est beaucoup plus présente, et la criminalité y est désormaisenregistrée avec sérieux - ce qui a eu pour effet d'en faire grimper les statistiques.

Les habitants des townships avaient pris l'habitude de la justice populaire la plus brutale ; ilsne comprennent pas bien que, maintenant, les policiers veuillent respecter la Loi et les droits de ladéfense quand un voleur est arrêté, au lieu de le tuer sur place. Avant de condamner un accusé, lestribunaux exigent des preuves de sa culpabilité ; il y a donc beaucoup de relaxes, ce qui paraît dulaxisme aux yeux de la population. La peine de mort a été abolie contre l'avis de l'opinion publique.

Cependant, les prisons restent surpeuplées (mais il n'y a plus de mineurs incarcérés avec lesdélinquants adultes). Elles sont empoisonnées par des gangs très violents (les "28's", les "38's", les"Ninevites", les "Air Force" - ceux-ci spécialisés dans l'organisation des évasions).

Seule une petite partie des "com-tsotsis", ces jeunes voyous qui participaient à la lutte arméecontre l'apartheid, a pu bénéficier des programmes de réinsertion (recrutement dans l'armée ou lapolice, quelques formations professionnelles...). La majorité d'entre eux sont restés gangsters,maintenant adultes, et fort dangereux. Ils protègent moins qu'autrefois le quartier où ils résident.Seuls les plus "professionnels" le font, car ils ont besoin d'y avoir de la tranquillité pour leursaffaires.

Il n'y a guère de femmes dans les gangs, sauf comme complices pour espionner ou faire leguet. Par contre, les femmes sont les premières victimes de la violence : l'Afrique du Sud détient lerecord mondial des viols (il est vrai qu'ils y sont sans doute mieux répertoriés qu'ailleurs).

La drogue est surtout le cannabis, cultivé massivement dans les pays xhosa et pondo, auSud-Est du pays. Il y a aussi beaucoup de Mandrax, un barbiturique importé d'Inde. Les droguesdures, naguère rares, sont en plein essor depuis l'ouverture des frontières.

Il y a eu, dans les années 1930 et 40, une pègre blanche. En favorisant méthodiquement lesBlancs dans tous les domaines, et d'abord celui de l'intégration par le travail, le régime de l'apartheidavait pu résorber ses propres marginaux. De nos jours, le nombre des chômeurs blancs s'accroît.Certains se mettent au service des passeurs de drogue. Il semble qu'un "milieu" blanc est en voie deconstitution, notamment pour tenir le trafic d'ectazy dans les boites de nuit, en particulier dans lesrégions touristiques.

Quels sont les relations entre enfants de la rue et jeunes gangsters ? Il est certain que cesderniers servent de modèles aux premiers, mais c'est là une question qui demeure à étudier.

Page 52: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

52

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

(Exposé fait le 25 janvier 1999)

LA PEDAGOGIE DES SCOUTS DE FRANCE

POUR LES JEUNES DES

BANLIEUES PARISIENNES

par

Jean-Claude YAZIGI1

Une petite réserve d'abord sur le terme "banlieue" : ce mot mérite d'être explicité avantutilisation, car on le trouve galvaudé dans tous les discours actuels et il peut mener à des amalgames.De ce fait, il est préférable de parler des jeunes qui nous intéressent dans ce qui suit, c'est-à-dire les"jeunes en difficultés", que les difficultés soient financières, familiales ou sociales.

Avant d'aborder l'action spécifique des Scouts de France pour les jeunes en difficulté, il estimportant de mettre en lumière ce qui caractérise le projet éducatif des Scouts de France de manièregénérale.

I - LE PROJET EDUCATIF DES SCOUTS DE FRANCE

La proposition des Scouts de France a pour objectif d'accueillir des jeunes sans distinctiond'origine ou de religion, et de leur proposer des activités structurantes, qui s'inscrivent dans letemps, pour bâtir et consolider leur personnalité. Les activités et la pédagogie mises en œuvre visentà créer un environnement favorable à la prise d'initiative et de responsabilités avec :

- un moteur principal : l'action (on entreprend),- un moyen privilégié : le jeu (on est là pour "s'éclater"),- un espace de prédilection : la nature (avec elle, on ne triche pas).

Indiquons quelques éléments importants révélateurs de l'attitude des Scouts de France parrapport aux enfants et qui nous habilitent à prendre nos distances par rapport à certaines pratiquesd'autres mouvements : "La pédagogie souhaite prendre le jeune tel qu'il est pour l'aider à découvrir etdévelopper par lui-même ce qu'il a de meilleur en lui. Il y a, dans le dynamisme et l'inventivité desjeunes de quoi faire bouger le quotidien. Il y a, dans les ras-le-bol et les bouderies des adolescents,les ferments d'entreprises positives."

On est là pour être une réponse d'aujourd'hui à des jeunes d'aujourd'hui, et l'évaluationpermanente de notre action se fait à la lumière de cette devise : plus clairement, il ne s'agit pas depérenniser une tradition ou des pratiques, ou de préserver une image valorisante du mouvement,mais de partir du jeune tel qu'il est et de l'accompagner dans sa croissance. De ce fait, nous excluonsla "contrainte" au profit de "l'adhésion du jeune" ; nous associons les jeunes à la définition de leurprojet ; nous les accompagnons pour les aider à le réussir ; nous leur proposons des clés de lecturepour évaluer leur progression et pour donner un sens à leur action.

1 Docteur en science politique. Responsable départemental des camps Plein Vent pour les Hauts-de-Seine.

Page 53: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

53

II - "PLEIN VENT" : QU'EST-CE QUE C'EST ?

Un élément de la Charte interpelle en permanence les Scouts de France : "Nous œuvronspour le développement de l'Homme, nous œuvrons pour le développement de tous les hommes…"

Bien que le Mouvement Scouts de France soit le plus important des mouvements de jeunesen France (120 000 membres actifs), la démarche proposée n'atteint pas toutes les catégories de lapopulation, alors que l'expérience a démontré qu'elle peut être bénéfique à tout jeune.

Une action volontariste et spécifique des Scouts de France, baptisée "Scouts de France enPlein Vent", pose comme priorité de porter cette proposition dans les zones sensibles en adaptant ladémarche pédagogique aux jeunes en voie de marginalisation, du fait de difficultés économiques,familiales ou sociales. Un aspect de cette action se traduit concrètement par l'organisation d'un campd'été appelé "Camp pour tous", qui accueille des jeunes âgés de 8 à 17 ans vivant dessituations "difficiles" et n'ayant pas la possibilité de partir en vacances. Nous allons, dans ce quisuit, développer cette action spécifique pour éclairer de manière concrète ce que nous faisons.

Les activités proposées aux "Camps pour tous" ne constituent pas une activité deconsommation. Elles sont organisées de manière à favoriser :

- la prise d'initiatives (les jeunes sont associés aux décisions concernant les activités),

- l'apprentissage technique (monter les tentes, construire des tables à feu, des tables modulo, desvaisseliers, des PH1...), basé sur une pédagogie de réussite immédiate et à la portée de tous,

- la découverte de la nature sans artifices (vivre sous la tente, préparer sa cuisine, chercher son boismort et allumer son feu, chercher son eau, apprendre à s'orienter et explorer une région...),

- la vie en communauté mixte (filles-garçons, origines et cultures différentes, organisation enéquipes dont les membres ne se connaissent pas au départ, rédaction par les jeunes des règles de vieet d'une charte...),

- l'ouverture vers l'extérieur (communication avec la population locale pour trouver un abri pendantles randonnées, visite de fermes locales, services proposés...),

- le réflexe de l'évaluation systématique d'une action (par les jeunes eux-mêmes, puis par l'équiped'animation). Les jeunes se rendent compte que leurs avis sont écoutés et pris en compte. Ils ontalors tendance, après une première période d'observation, à participer de manière beaucoup plusforte aux évaluations, car ils constatent que celles-ci débouchent sur des actions concrètes.

Nous pensons que la méthodologie acquise pour organiser, par eux-mêmes, les activités(propositions, concertation, choix, préparation, réalisation, évaluation) leur donnera des réflexesstructurés pour mieux gérer ultérieurement leurs problèmes au quotidien.

Une autre ambition de cette proposition est d'intégrer, dans les équipes d'animation, desjeunes de plus de 18 ans, issus aussi d'un environnement en prise à des difficultés économiques ousociales, qui, à l'occasion d'une préparation BAFA2 (suivie chez les Scouts de France ou ailleurs),acquièrent des éléments de cette pédagogie et la mettent en pratique ultérieurement. Tous lesanimateurs présents sur les camps sont des bénévoles : ceci est une condition essentielle de réussitede la pédagogie préconisée.

1 Paraboloïde hyperbolique : élégant échafaudage architectural en bois et ficelle, pour marquer et embellir le camp.2 Brevet d'aptitude à la fonction d'animateur.

Page 54: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

54

III - PARTENAIRES ET FINANCEMENTS

Les Scouts de France ne connaissent pas l'environnement des jeunes en difficulté ; ilsmettent donc leur compétence d'animation (campisme, jeux, nature…) au service d'associationslocales qui connaissent ces jeunes en difficulté.

Pour réussir ce projet, une préparation minutieuse est indispensable ; elle doit prendre encompte tous les aspects inhérents au projet. Des Camps pour tous ont été organisés en Francedepuis 1994 ; environ 2 500 jeunes en bénéficient chaque été. Une observation minutieuse et uneévaluation systématique ont permis d'en tirer des enseignements, aussi bien au niveau del'organisation, que de l'environnement et des comportements. Ceci a permis d'affiner et d'enrichirnos pratiques et notre démarche.

Les jeunes nous sont confiés par des associations partenaires, aussi bien des structuresdépartementales (Secours catholique, Equipes Saint-Vincent de Paul, Secours populaire) que desassociations locales de quartier (Association Pierre-Kohlman, Système J...). Celles-ci connaissentbien les jeunes et surtout leur environnement familial et économique. Ceci nous permet d'avoir unefiche descriptive de chaque jeune nous signalant des difficultés, et de sensibiliser les animateurs àprendre des précautions éventuelles pendant le camp.

Une rencontre est prévue avec chaque jeune, avant le camp, de manière à lui présenter leprojet et vérifier son adhésion personnelle réelle à sa participation.

Le financement est assuré par plusieurs sources et sous des formes diverses (soutienfinancier, accueil dans des champs, accueil au cours des randonnées, prêt de matériel, aide à lalogistique, mise à disposition de véhicules, prise en charge de la consommation d'eau, prise encharge d'une activité de découverte...) :

- la participation (même minime) des familles des jeunes,- le soutien des associations partenaires,- le soutien des communes du département dont proviennent les jeunes,- la Banque alimentaire,- le Conseil général du département des Hauts-de-Seine,- la Direction départementale de la Jeunesse et des Sports (Ville-Vie-Vacances) des Hauts-de-Seine- le soutien de la commune, du département et de la région où se déroule le Camp pour tous.- le soutien des groupes Scouts de France dans les Hauts-de-Seine, ainsi que des groupes dudépartement et de la région où se déroule le Camp pour tous.

IV - ORGANISATION, DEROULEMENT, PROJET PEDAGOGIQUE

Le Camp pour tous est organisé autour d'une structure centrale, appelée "Village", composéed'adultes qui connaissent bien la pédagogie des Scouts de France et la dynamique Plein Vent, et dequelques jeunes Compagnons (scouts de plus de 18 ans) volontaires. Le Village sert essentiellementà assurer la logistique des différents camps et à agir comme "ressources" pour les animateurs descamps. Deux à quatre camps d'une vingtaine d'enfants s'organisent autour du Village.

Chaque camp est animé par une équipe mixte d'animateurs scouts et d'animateurs locauxsous la responsabilité d'un chef (ou d'une cheftaine) de camp. Les animateurs ont, tous, suivi uneformation, au minimum conforme aux règles du Ministère de la Jeunesse et des Sports, et complétéepar des formations plus spécifiques tout le long de l'année. Le chef de camp a, en plus, uneformation et une expérience scoute confirmée. Plusieurs rencontres, ainsi qu'un ou plusieurs week-ends de formation spécifique, ont lieu pour l'ensemble des équipes d'animation dans les mois quiprécèdent.

Chaque camp est organisé en plusieurs équipes de jeunes (en général, une équipe de fillespour trois équipes de garçons). Une équipe partage une tente et un "lieu de vie" commun : cuisine,tables...

Page 55: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

55

Du fait que les enfants qui nous sont confiés vivent des situations souvent très difficiles, undes premiers leviers sur lesquels nous nous appuyons est la rupture totale avec leur environnement,leur comportement et leurs repères habituels.

La pédagogie Scouts de France est appliquée en sa totalité. Elle pose comme principe majeurde favoriser la prise d'initiative par les jeunes pour "définir un projet, le concevoir, l'organiser, leréaliser et l'évaluer."

Les jeunes arrivent dans un immense champ, où la seule infrastructure préparée à l'avance estl'infrastructure du Village, ainsi que les sanitaires de chaque camp. Le déroulement du campcommence par le "montage" : les animateurs accompagnent les jeunes et leur enseignent à se créercomplètement leur "lieu de vie" en "équipe". Le montage des tentes, la confection d'une table, d'unvaisselier, d'un coin feu, etc., tout cela permet d'entrer en action en créant une complicité immédiateentre les animateurs et les jeunes. Ceux-ci, très souvent habitués à être en situation d'échec, serendent compte qu'avec peu de moyens (des bouts de ficelle et du bois sec coupé en forêt), ilsarrivent en peu de temps à confectionner des installations robustes et de qualité, aussi bien sur leplan esthétique que sur le plan pratique.

Dès le départ, dans chaque camp, les animateurs se réunissent avec les jeunes et exposent lesdifficultés qui peuvent être rencontrées au cours du camp :

- provenance des jeunes de quartiers différents,- jeunes qui ne se connaissent pas mais qui doivent accepter de vivre en équipes,- jeunes qui n'ont peut-être pas les mêmes goûts et affinités,- il y a des tâches (cuisine, vaisselle, approvisionnement en eau et en bois, etc., tâches souventperçues1 comme exclusivement féminines) qui doivent être assurées par tous, garçons compris...

De ce fait, la vie en communauté peut être d'une richesse extraordinaire si chacun y met dusien, mais elle nécessite qu'on se mette d'accord sur des "règles de vie". Nous demandons alors auxjeunes de se concerter et d'écrire une Charte du camp, où ils répertorient les règles qu'ils souhaitentse choisir pour "vivre ensemble". Cette Charte est affichée au milieu du camp. Il est ensuitedemandé à chaque jeune de signer celle-ci, comme marque de son engagement. La majorité desjeunes signe la Charte de leur camp. Tous les ans, nous constatons que ceux qui refusent de signersont ceux qui la respectent le plus, ou ceux qui incitent les signataires à la respecter : "C'était pas lapeine que tu signes si tu la respectes pas ! T'as pas de parole..."

Quelques attitudes intéressantes ont été observées quant à la Charte, et sont révélatrices d'uneréflexion plus profonde chez certains jeunes. A titre d'exemples, deux d'entre eux n'ont pas signéparce qu'ils "n'étaient pas sûrs de pouvoir la respecter" ; un autre jeune est venu retirer sa signaturecar il s'est rendu compte qu'il avait signé "uniquement pour avoir le foulard". Evidemment, cesmoments sont toujours propices pour engager avec les animateurs une discussion plus personnelle.

Nous avons aussi constaté certaines années que des jeunes qui avaient déjà participé à unCamp pour tous auparavant ont poussé à un engagement plus important dans l'écriture de la Charteen proposant d'écrire : "Je décide de…" plutôt que l'habituel et impersonnel "On ne doit pas…"Cette Charte est évidemment le repère principal en cas de dysfonctionnement ou de conflit.

L'implication des jeunes se concrétise et est visible surtout par le mécanisme des "conseils",qui fait partie intégrante de la pédagogie des Scouts de France et qui aborde aussi bien la répartitionde ces tâches pratiques (vaisselle, cuisine, feu...) que la responsabilité des animations (grand jeu,veillées...). Chaque jour du camp, ou à la fin de chaque activité, les jeunes se réunissent par équipepour discuter de l'activité, de ce qui leur a plu ou les a dérangés, de ce qu'ils voudraient changer...Les conseils sont toujours composés de deux temps : un temps d'évaluation de chaque activité et untemps de propositions. Ensuite, un conseil réunit un ou deux animateurs et un délégué de chaqueéquipe, qui rapporte ce qui a été dit dans le conseil d'équipe. Ce système fonctionne bien en termesde remontées d'informations et de formation à la démocratie.

1 Surtout en milieu d'origine maghrébine.

Page 56: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

56

Les conseils ont toujours pleinement fonctionné et sont même un point fort pour révéler desconflits latents et les gérer ensuite sainement. Beaucoup de ces jeunes perçoivent d'une manièreforte que l'expression d'un problème comprend déjà 80 % de sa solution, et ceux-là sont alorsextrêmement moteurs dès qu'il s'agit de réfléchir ou de proposer. Ceci a même permis, dans certainscamps, de réadapter la Charte pour y inclure des règles face à des problèmes qui sont apparusquelques jours après le début du camp.

V – PISTES D'EVALUATION

Nous avons constaté, tous les ans, des progrès incontestables dans le comportement decertains jeunes :

- prise d'initiatives et de responsabilités,- acceptation de définir des règles de vie communes, de les écrire, les signer et les respecter- révision des attitudes par rapport à des actions de pratique quotidienne jugées dévalorisantes(vaisselle, service aux autres, rangement, cuisine...).- regard différent sur la vie en commun avec des jeunes du sexe opposé. Nous avons vu notammentdes filles s'affirmer au fur et à mesure du déroulement du camp et se faire accepter sur un piedd'égalité dans les activités avec les garçons. Nous avons constaté des changements notables decomportement des garçons par rapport aux filles.

Les activités externes que nous proposons jouent toujours en ce sens. Nous préparonstoujours les activités (avec les professionnels qui les encadrent) de manière à ce qu'elles soient unlieu favorisant une démarche pédagogique. A titre d'exemple, pendant l'apprentissage de l'escaladesur un château d'eau aménagé en mur d'escalade, les professionnels qui encadraient les jeunes lessensibilisaient sur la notion de dépendance et de solidarité. Ceci a été très bénéfique, car des jeunesont restitué ces enseignements au cours de conflits dans leur camp : "Si tu nous lâches pendantnotre jeu, c'est comme si tu nous lâches la corde en pleine escalade alors que tu nous assures"...

De même, nous avons constaté que les mécanismes de comportement développés pendant lesconseils permettent de régler de manière créative les conflits que le phénomène de groupe favorise.Voici un exemple concret, vécu pendant l'un des Camps pour tous :

Un moment fort de l'implication des jeunes a été l'évaluation d'une sortie qui a faillidégénérer en grabuge général. Lors d'une sortie prévue pour participer à une activité d'escalade, lebus, qui devait emmener les jeunes d'un camp, était déjà rempli par les jeunes d'un autre camp qui sedéroulait dans la même région (le convoyeur voulant optimiser son trajet).

Aussitôt, une forte agressivité s'est manifestée entre les jeunes des deux camps, les unssentant que les autres venaient sur leur territoire et qu'il fallait se déplacer dans le bus pour laisser dela place. Des insultes et des projectiles ont volé entre l'avant et l'arrière du bus. Il a fallul'interposition physique des animateurs des deux camps pour arriver à destination sans que lasituation ne dégénère complètement. (Le retour a été plus calme, car le chauffeur n'a pas réitérél'erreur et a évité d'emmener d'autres jeunes en même temps.)

Lors du conseil du matin, l'équipe d'animation a souhaité faire exprimer les jeunes sur lesmécanismes qui ont conduit la situation à dégénérer. Les critiques et les justifications de tous genresont commencé à fuser de manière désordonnée. Les animateurs ont alors demandé aux jeunescomment ils pourraient décrire de manière plus active ce qui s'était passé. Les jeunes ont alorsproposé de monter un spectacle en rejouant la scène du bus, mais en proposant desalternatives différentes de déroulement. Ce moment a été très fort : les jeunes ont imaginé dessituations réellement différentes, où l'humour arrivait à prendre le pas à l'agressivité. Ils ontexpérimenté concrètement le fait qu'ils pouvaient agir sur le déroulement d'une situation et ne pas selaisser entraîner par la violence banale.

Cependant, tous ces aspects, sur lesquels nous demandons aux animateurs d'être vigilants eten éveil permanent, n'empêchent en aucune sorte l'objectif principal du camp, à savoir passer desvacances gaies et enrichissantes. En cela, la pédagogie, qui est basée sur le jeu et sur l'imaginaire, est

Page 57: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

57

assortie, tout le long du déroulement du camp, d'aventures, de jeux de pistes, de veillées ludiques,d'activités ponctuelles externes, etc., qui permettront aux jeunes d'accumuler des souvenirs et desexpériences. Nous le constatons souvent dans les évaluations que les associations demandent auxenfants de faire après le déroulement du camp.

De notre côté, après le camp, nous rédigeons systématiquement, avec chacune des équipesd'animation, une appréciation pour chacun des enfants. Cette note est destinée à éclairer l'associationpartenaire, et à l'aider dans le suivi de l'enfant pendant tout le reste de l'année.

Résumé du débat

Les enfants des camps du département des Hauts-de-Seine proviennent des quartiers lesplus défavorisés. Il y a très grossièrement un tiers de "Français de souche", un tiers d'enfantsd'origine plutôt maghrébine, un tiers d'origine africaine sub-saharienne ; deux tiers de garçons, untiers de filles (en général plus mûres à âge égal). Quelques uns reviennent d'une année sur l'autre, etmême certains venus naguère comme enfants sont revenus comme jeunes encadreurs. Maisrappelons que ce ne sont pas les Scouts qui sélectionnent les enfants choisis pour venir ou revenir :ce sont les associations locales qui travaillent avec eux dans les quartiers tout au long de l'année. LesScouts ne font que proposer un service (2 000 à 3 000 places par an, alors qu'il y a en France enmillion d'enfants qui ne partent jamais en vacances), et ils n'ont aucun moyen d'assurer le suivi. C'estpourquoi il est difficile d'évaluer avec précision les progrès de l'enfant une fois qu'il est retourné enfamille : on sème des graines, d'autres feront la récolte. Les encadreurs (même formés avec un brevetspécial d'animateurs "camps Plein-Vent") ne sont pas des éducateurs mais plutôt des "co-éducateurs", avec des enfants qui ont au départ une forte adhésion au projet.

Il s'agit d'offrir aux enfants des vacances, et que celles-ci soient une ouverture sur le monde :on leur propose pendant quinze jours la découverte d'une autre manière de vivre. C'est ainsi que lesgarçons, qui arrivent persuadés que c'est aux filles de faire la cuisine et la vaisselle, peuvent, enfaisant tout collectivement (mais sans contraintes), se rendre compte que cela n'a rien de déshonorantpour eux. On prend les enfants tels qu'ils sont, et l'on essaye de les accompagner dans un éveilpersonnel. Par exemple, les amener à passer de la violence physique à la violence seulement verbale(s'injurier au lieu de se taper de dessus au premier désaccord) est déjà un grand progrès - bien sûrdifficilement quantifiable.

Le coût (2 000 FF1 par enfant pour les deux semaines) est assuré par les associations deterrain, avec une participation des familles (obligatoire, même si elle n'est que symbolique pour lesplus modestes), et diverses subventions publiques. Les camps bénéficient aussi de la générosité despaysans de la région, qui aménagent les lieux, apportent l'eau, etc.

D'autres actions auprès des enfants difficiles utilisent comme méthode pédagogique ledéplacement spatial, comme le Père Guy Gilbert avec sa ferme de Haute-Provence, où ils sestructurent en s'occupant d'animaux domestiques, ou le Père Jean-Pierre Jung qui les emmène enrandonnée en Afrique de l'Ouest2. Il est rappelé que les anthropologues ont aussi observé que biendes sociétés africaines ont utilisé le déplacement comme rituel d'initiation des jeunes, épreuvetoujours entourée d'une riche symbolique.

1 300 euros.2 Cf. “ Le projet “ Ecole mobile en Afrique ” de l'association Les Brandons ”, Cahier de Marjuvia n° 9, 1999,pp. 14-30.

Page 58: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

58

Deuxième partie

DOCUMENTS DIVERS

Enfants de la rue d'ailleurs et d'ici

Page 59: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

59

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

DOCUMENT1

Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN & Mahaman TIDJANI ALOU2

(enquêtes de Dourhamane Noma et Aboubakar Tidjani Alou)

PAROLES D'ENFANTS DE LA RUE

A NIAMEY

(Niger)

En octobre et novembre 1997, une quarantaine d'entretiens ont été réalisés par D. Noma et A.Tidjani Alou auprès d'enfants de la rue à Niamey3. Il s'agit plutôt de "jeunes de la rue" (la plupartsont adolescents), mais nous garderons ici l'expression habituelle. Ce sont bien des "enfants de larue" au sens strict, c'est-à-dire ceux qui dorment dans la rue (kan sinda nankanya, en langue zarma -littéralement : "qui n'ont pas d'endroit où dormir"), distincts des enfants dans la rue, qui y passentleurs journées ou y travaillent et réintègrent le soir un domicile normal - cas de la très grandemajorité des mendiants (dont beaucoup sont talibé4), des cireurs de chaussures ou des vendeurs dejournaux... Le problème des quelques rares travaux déjà faits à Niamey sur cette question est qu'engénéral, ces deux catégories ne sont pas distinguées dans le dépouillement statistique5. En effet, cestravaux ont eu essentiellement recours à de longs questionnaires ; comme les talibé ou les cireurs dechaussures sont les plus faciles à interroger, les réponses obtenues ont peu de validité en ce quiconcerne les enfants de la rue.

Nous nous sommes donc essentiellement attachés aux enfants et jeunes "sans domicile fixe"(tous sont de sexe masculin -à peu près aucune fille ne dort régulièrement dans la rue-, et ils onttous entre 12 et 18 ans), en privilégiant la méthode de "l'entretien guidé", au plus près desconversations quotidiennes, car nous sommes particulièrement sceptiques sur la fiabilité desréponses que ces enfants et jeunes-là peuvent faire à des questionnaires fermés.

1 Une première version de ce texte a été éditée comme Etudes et Travaux du LASDEL, n° 6, 1998, 26 p. multig. Uneautre version a été publiée dans Working Papers on African Societies, 27, 1998.2 LASDEL (Laboratoire d'études et recherches sur les dynamiques sociales et le développement local), Niamey.3 Cette recherche a été conçue et supervisée par J.-P. Olivier de Sardan et M. Tidjani Alou, et exécutée en 1997 pourle compte du Rotary Club de Niamey, qui l'a financée. Les entretiens ont été faits en langue zarma, transcritsintégralement en zarma, puis traduits en français. D. Noma et A. Tidjani Alou, qui ont assuré ces différentes étapes dutravail, ont bénéficié, pour les contacts dans la rue, de l'aide de Rébecca Awerinou et de Belkissa Abdoulaye Maïga.Notre seul objectif était de mieux connaître ces "enfants de la rue" et de donner directement accès à leurs propos àtravers ces entretiens.4 Elèves d'écoles coraniques, qui mendient dans la rue pour leur maître.5 Cf. surtout Contribution à l'étude des conditions de vie socio-économiques des enfants de la rue dans lescommunes 1 et 2 de Niamey, de Belkissa Abdoulaye Maïga (mémoire de l'ENSP, Niamey, 1992). Il s'agit d'un solidetravail, dont l'auteur, en tant que travailleur social, a une longue pratique de relations avec les enfants de la rue au sensstrict. Malheureusement, elle se limite dans son mémoire aux résultats du dépouillement statistique de questionnairesfermés. C'est aussi le cas avec une étude réalisée ultérieurement par le département de sociologie de l'Université deNiamey. Quant à l'article de Gilliard & Pédenon ("Rues de Niamey, espace et territoire de la mendicité", in Politiqueafricaine, 1996, 63, pp. 51-60), il ne mentionne pas ses sources et ses méthodes, et se limite à des généralités etimpressions géographiques concernant les jeunes mendiants...

Page 60: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

60

Nous avons surtout essayé de parler avec des enfants issus des divers "groupes" repérablesà Niamey (le terme "bande" n'est pas adapté, on le verra). Ces groupes sont identifiés d'après leslieux où ils dorment en général, à savoir : le grand-marché, la gare routière (dite "autogare") deWadata, devant la pharmacie Zabarkan, devant l'hôpital, Kalley-Sud1 et le rond-point Justice2. Nousn'avons, hélas, pas pu avoir d'entretiens avec un dernier groupe, celui de Yantala (lié au groupe dugrand-marché).

L'image première qui se dégage de ces entretiens est que les enfants de la rue à Niamey nesont en rien des enfants abandonnés, sans famille, désocialisés, ou sans autre recours que la rue.Tous les enfants interrogés, même si beaucoup sont originaires de villages situés dans un rayon de150 km autour de la capitale, ont de la famille à Niamey (au moins un oncle ou un frère), aveclaquelle ils ont des contacts tantôt épisodiques, tantôt plus réguliers. Treize sur quarante ont leursdeux parents présents à Niamey. Seuls quatre sur quarante sont issus de parents divorcés.Beaucoup voyagent, parfois loin. Ils ne sont pas dépourvus d'argent. "Vivre dans la rue" est enquelque sorte un "mode de vie", à la fois "subi" et "choisi", où l'on trouve aussi bien des formes de"travail-épargne" transitoires que des formes de délinquance, qui tendent parfois à se"professionnaliser". En fait, deux modèles (deux "types-idéaux", en jargon sociologique) sedégagent, qui forment les deux extrêmes : ceux que l'on peut appeler les "enfants de la drogue" d'uncôté, de l'autre les "enfants comme les autres" (ou presque...).

a) Les "enfants de la drogue"

C'est ce "modèle" que l'on retrouve chez les jeunes dits du grand-marché, mais aussi chezceux de la gare de Wadata, sans doute aussi ceux de Yantala, et chez certains jeunes ici ou là. Ilssont plutôt des "fugueurs" et ils ont un pied -ou les deux- dans la "délinquance". L'inhalation decolle ou de solvant (dit ici "dissolution"), parfois associée au fait de "fumer" (sous-entendu : duchanvre indien), rythme les journées. Le larcin est très couramment pratiqué, mais en laissant à"l'élite" des voleurs professionnels adultes l'art du pickpocket ("deux-doigts", dans leur langage). Iln'est jamais exclusif d'autres moyens de subsistance, c'est-à-dire des "petits boulots" du typeportefaix, rangement des tables des commerçants le soir, plonge pour les vendeuses de platspréparés, etc. Tous les gains passent en achat de nourriture et de colle. L'homosexualité (qui peutprendre la forme presque banalisée de viols) et la prostitution occasionnelle -voire régulière-semblent très pratiquées.

La moitié d'entre eux ont déclaré être partis de chez eux à la suite de fortes difficultés dansleur famille (mauvais traitements de la part d'une marâtre, d'un grand frère, etc.).

Sur les 18 jeunes de ce type interrogés, tous ont déclaré voler, et tous, sauf deux, respirer dela colle. Seuls 5 ont reconnu avoir, parfois, des rapports homosexuels, mais l'opinion générale chezceux qui les connaissent est que presque tous en ont ; ces pratiques semblent quasi inévitables chezceux du grand-marché, et largement répandues chez ceux de Wadata.

Ces enfants sont appelés couramment "bandits" (on parle en zarma de banditarey : "état debandit"), terme qu'il faudrait traduire plutôt par "voyou", "marginal"...

b) Les enfants (presque) "comme les autres"

Ces enfants-là ont des comportements guère différents des autres jeunes qui vivent de "petitsboulots" à Niamey tout en dormant sous un toit. Ils sont même, apparemment, mieux lotis que denombreux talibé logés par leur marabout ou petits mendiants en famille...

On trouve ceux-ci devant l'hôpital, à Kalley-Sud ou au rond-point Justice. Tous se défendenténergiquement d'être des "bandits". Ils affirment avec insistance ne pas se droguer, ne pas voler, nepas connaître les pratiques homosexuelles... Le meilleur exemple en est le groupe qui se tient devant 1 Quartier du centre-ville.2 Nous n'avons trouvé aucune trace des enfants de la rue qu'on nous avait signalés à Gamakallé et au Château I. AGamakallé, on a affaire à des enfants dans la rue.

Page 61: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

61

l'hôpital. Ils vivent -et pas si mal- de la garde des voitures et des mobylettes, ou de la revente defruits. A la différence des premiers, ils sont en liaison plus étroite avec leurs familles, et ils épargnentsouvent, soit pour eux-mêmes, soit pour donner régulièrement de l'argent, par exemple à leur mère.

Dans cette catégorie figurent les migrants saisonniers (surtout à Kalley-Sud), qui séjournenten ville pendant la saison sèche et regagnent les villages pour cultiver la terre pendant l'hivernage.

A la différence des "enfants de la drogue", un seul d'entre eux à déclaré être parti de chez luien raison de conflits ou mauvais traitements.

Le "dormir dans la rue" de ces enfants-là est, à certains égards, moins proche du mode de viedes "enfants de la drogue" que de l'habitude qu'ont, dans les villages, les enfants d'une même classed'âge de dormir ensemble (souvent à l'extérieur), avec à leur tête l'aîné du groupe,

Bien sûr, on ne doit pas rigidifier à l'excès ces deux catégories. Il ne s'agit que de pôles, etcertains enfants peuvent aller d'une catégorie à l'autre, ou se tenir dans une situation intermédiaire(comme le groupe de la pharmacie Zabarkan). Mais les entretiens reflètent cependant bien cecontraste entre les deux "modèles"1.

Comme ordre de grandeur, les enfants de la rue à Niamey devaient être, en 1997, autour de120 à 150. On peut estimer qu'ils se répartissent à peu près également entre ces deux catégories - cequi est aussi le cas dans notre échantillon.

Evidemment, cette dualité rend particulièrement complexe toute intervention à caractère socialauprès de ces jeunes. Si Caritas et son projet ANIM, pionniers en la matière, ont eu des succèsincontestables en termes de réinsertion familiale, de nombreux enfants qui ont fréquenté le Centresont retournés ensuite à la rue, toujours de leur plein gré. Dans le Centre géré par Caritas, lacoexistence entre "enfants de la drogue" et "enfants comme les autres" pose de gros problèmes2.

Notons enfin que la rue n'est pas un monde dénué de valeurs positives, même si c'est unmonde ambigu et ambivalent, d'un côté dévalorisé et stigmatisé, mais au sujet duquel on peutcependant éprouver de la nostalgie. La solidarité y est aussi développée que les bagarres et laviolence, et par les mêmes personnes. L'amitié, l'entraide sont largement pratiquées, dans ladélinquance comme dans le besoin. Il n'y a pas à proprement parler de "bandes" (avec ce que celaimpliquerait d'organisation et de rites). Parfois, il y a un "chef" (un grand ayant une autoritépersonnelle, un handicapé jeune adulte, ou encore l'aîné du groupe), parfois non. L'individualisme,qui est incontestable, se conjugue à un réel sentiment d'appartenance et à de solides camaraderies,allant parfois jusqu'à la mise en commun des gains.

Peu de "besoins" exprimés ressortent clairement des entretiens. La nourriture semble n'êtrepas vraiment un problème vécu en tant que tel. Les soins de santé ou l'habillement le sont davantage.L'hygiène est très variable, plutôt catastrophique chez les inhaleurs de colle3. Vidéo et baby-footdominent très largement les loisirs.

Côté avenir, le désir d'apprendre un "métier", en général manuel (mécanicien, tailleur etmenuisier sont les trois métiers les plus nommés, par respectivement 17, 14 et 4 des 40 jeunesinterviewés), apparaît comme largement partagé. Mais n'est-ce pas la réponse convenue à une 1 Il faut noter que, dans les deux catégories, on trouve un nombre important de jeunes ayant fréquenté l'école coranique(17/40), à peu près égal à celui de ceux ayant fréquenté l'école publique (18/40). Peut-on en déduire que l'écolecoranique est une forme, par la mendicité qu'elle induit, "d'initiation à la rue", ou bien y a-t-il simplement corrélationentre la fréquentation des écoles coraniques et l'appartenance aux couches les plus défavorisées, d'où proviennent lesenfants de la rue ?2 Il existe aussi, depuis plusieurs années, un centre d'écoute de Caritas au quartier Banifandou. Seuls les jeunes dugrand-marché (côté "enfants de la drogue") et les jeunes de l'hôpital (côté "enfants comme les autres") le connaissent.3 Très impliqués dans les pratiques homosexuelles (toujours sans préservatifs), ces enfants sont, ou seront,particulièrement exposés au Sida - ce dont ils n'ont actuellement aucune conscience.

Page 62: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

62

question posée sur ce que l'on souhaiterait faire ? On doit aussi mentionner l'ambition voisine dedevenir "tablier"1 (8/40), à la suite de certaines propositions ou actions de Caritas. On peutcependant penser qu'une formation professionnelle est souhaitée par la grande majorité, et serait uneaction prioritaire à mener en leur faveur. Serait-elle suivie si elle était mise en place, serait-elle unsuccès ? C'est une autre question. Mentionnons ainsi cette réponse d'un jeune vendeur de journaux :"L'apprentissage de la couture dure trop longtemps. Avec la vente de journaux, on a tout de suitede l'argent."

** *

La sélection d'extraits d'entretiens présentée ci-dessous entend donner une idée de la teneurdes dialogues, comme de la façon dont ces jeunes s'expriment et décrivent leur mode de vie, tout enrespectant la variété des situations et des propos, et la diversité des thèmes abordés. Cestémoignages directs sont suffisamment forts, expressifs et significatifs, en leurs contradictionsmêmes, pour se passer de plus amples commentaires. Pour respecter la diversité des situations desenfants, ces témoignages sont simplement présentés selon l'ordre de leur enregistrement.

1 - Avant l'entrée dans la rue : la famille

- Pourquoi as-tu quitté le domicile de ton père ?- Je n'étais pas à l'aise. C'est pourquoi j'ai quitté la maison. A la maison, on me frappe... (cas 1)______________- Qu'est-ce qui t'empêche d'être à l'aise chez toi ?- C'est ce que mon père et ma mère me font qui m'a poussé à partir.- Qu'est-ce qu'ils te font ?- Ils me grondent à chaque instant ; c'est pourquoi j'ai quitté. (cas 2)______________- As-tu des parents à Niamey ?- Oui. Il y a le petit frère de mon père. Il habite dans les parages du grand-marché. C'est chez lui quej'étais resté. Mais, maintenant, je ne suis plus avec lui, car nous nous sommes disputés. Il m'avaitgrondé d'avoir frappé un enfant de la concession qui me provoquait. C'est pourquoi j'ai quitté.(cas 5)______________- On te maltraite [chez toi] parce que ta mère n'est plus là ?- Oui, c'est ça. Tu as vu cette trace de blessure sur ma tête ? Ce sont mes demi-frères qui en sont lesauteurs.- Ton père te maltraite aussi ?- Non, c'est ma marâtre qui me maltraite. Car, même lorsque j'avais décidé de partir, mon père m'aconseillé de rester, mais j'ai refusé. Nous étions aux champs lorsque mon demi-frère m'avait frappé.Alors, je suis retourné à la maison, j'ai retiré mon argent confié à mon père, et je suis parti. (cas 9)______________- La personne pour laquelle je vends des journaux, mon patron, connaît mon père et ma mère. C'estlui qui m'a proposé de venir lui vendre le journal. (cas 17)______________- Mon père est vendeur de légumes ; ma mère ne fait rien. Quand j'étais à la maison, je mangeaisbien, je dormais très bien. J'ai fui parce que mon frère m'embêtait beaucoup : il m'insulte, il me traitede "drogueur"...- Donc, si je comprends, tu sniffais de la dissolution quand tu étais encore à la maison ?- Non, pas du tout ! Tu sais, dès que je reste à la maison, il me maltraite, et même si quelqu'und'autre me maltraite, dès que lui, il arrive, il me tape dessus encore ! (cas 25)____________________________- Pourquoi as-tu fui de chez toi ?- Je te dis qu'on m'emmerde beaucoup. Mais ma mère ne m'emmerde pas ; ce sont mes grandsfrères qui m'emmerdent. (...) Des fois, ma mère même m'a proposé d'aller à Niamey chercher dutravail. C'est mieux que de rester souffrir... (cas 29) 1 Petit commerçant dans la rue.

Page 63: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

63

2 - Avant l'entrée dans la rue : l'école

- Pourquoi as-tu abandonné l'école ?- Je me battais chaque fois avec mes camarades, et la maîtresse de la classe ne s'en prenait qu'à moi.Elle me frappait. C'est comme ça que j'ai abandonné l'école. (cas 1)______________- J'ai été exclu. (cas 2)______________- Pourquoi as-tu quitté l'école coranique ?- Les élèves entretenaient un climat de commérage ; c'est pourquoi tout le monde a quitté. (cas 8)______________- Pourquoi as-tu fui de chez ton marabout, alors que [chez lui] tu bois, tu manges et tu dors ?- Il y a la souffrance (taabi) ! Regarde : c'est nous qui pilons, c'est nous qui puisons de l'eau, c'estnous qui faisons la lessive, c'est nous qui faisons tout chez le marabout ! (cas 21)______________- Nos tuteurs nous ont dit qu'ils ne pouvaient pas nous garder sans aide financière ; c'est comme çaque j'ai abandonné l'école. (cas 35)______________- Cela fait cinq ans à peu près que je suis ici [devant l'hôpital]. Au début, j'étais un talibé. Quandmon père était malade, il m'a dit d'aller mendier pour nous trouver à manger. (cas 37)

3. Les relations actuelles avec la famille

- Vas-tu voir ton père de temps en temps ?- Oui, je vais de temps en temps à la maison. Même avant-hier, quand la police a arrêté mon cousin,j'ai été à la maison pour informer ma tante.- Lorsque tu vas à la maison, il t'arrive de rester longtemps ?- Non, je fais au plus deux jours... (cas 1)______________- Parmi vous, personne n'est retourné chez lui ?- Il y en a qu'on vient chercher. Mais dès qu'ils voient leurs parents, ils s'enfuient, car ils ne veulentpas retourner à la maison. Et même si les parents arrivent à les ramener, aussitôt là-bas, ilsreviennent... (cas 8)______________- Tu ne connais personne à Niamey ?- Je connais quelqu'un : c'est ma tante. Lorsque j'étais venu, j'ai été chez elle, mais je n'y suis pasresté.- Pourquoi ?- Parce que j'ai vu mes camarades dormir à Wadata. C'est pourquoi je suis resté à Wadata. Je lesconnaissais parce qu'ils sont tous de Malanville1. (cas 11)______________- Tu retournes chez toi de temps en temps ?- Je vais à la maison tous les trois jours, après avoir accumulé de l'argent. (cas 14)______________- Mon père ne sait même pas où est-ce que je suis. Je ne veux pas qu'il le sache ! (cas 21)______________- Mon père est vendeur de livres au grand-marché, tout près de l'endroit où on prend les taxis.- Est-ce qu'il est au courant que tu es dans la rue ?- Il sait. Et il me gronde toujours quand il me voit. Des fois même, il me ramène à la maison.- Est-ce que ta mère sait que tu es dans la rue ?- Elle sait, car elle vient chaque fois qu'elle a le temps pour me persuader de venir à la maison.(cas 22)______________

1 Ville à la frontière du Bénin.

Page 64: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

64

- J'ai des grands frères qui travaillent dans un garage qui se trouve à côté de la station Shell-Score.Quand je pars chez eux pour les voir, ils me chassent. Ils me disent que je suis un complice despetits voleurs... (cas 28)_____________- Depuis que tu es venu ici, est-ce qu'on a cherché à te ramener au village ?- On m'a ramené à la maison deux fois, et, à chaque fois, j'ai fui pour revenir à Niamey. Je fuis... Ilsne savent même pas quand je pars ! D'ailleurs, ils pensent que je travaille. (cas 32)______________- Lorsque vous venez à Niamey, est-ce que vos parents vous conseillent ?- Oui, ils nous ont conseillé. Ils nous ont dit de rester travailler, de faire attention au banditisme, à ladélinquance, et nous, nous suivons ce conseil. (cas 34)______________- Quel genre de travail fait ta mère ?- Elle vend de l'igname frit devant l'hôpital. D'ailleurs, c'est moi-même qui vais le lui transporter tousles matins à l'aube. Nous habitons à K : ce n'est pas loin de l'hôpital.- Ta mère ne te gronde pas parce que tu dors au-dehors ?- Non, ni elle, ni mon père, personne ne m'a rien dit... Nous tous, nous sommes ici avec leconsentement de nos parents. (cas 36)______________- Ça fait plus d'un an que je n'ai pas vu mon père. Ma mère, il y a un seul mois que je l'ai pas vue.Elle fait des nattes. Si je vais chez elle, je lui vole toujours son argent avant de fuir. (cas 40)

3. L'entrée dans le monde de la rue

- Je voudrais savoir plus précisément comment tu as pu t'introduire dans le groupe des enfants dela rue du grand-marché.- En fait, je passais, lorsque j'ai vu qu'ils prenaient leur colle. Alors j'ai arraché la colle d'un desenfants ; il m'a pourchassé et m'a dit de lui payer sa colle. Pour le faire, j'ai été dans le marché, j'aivolé et je l'ai payé. (cas 1)______________- Et toi ?- Je vagabondais lorsque j'ai vu les [amis de] K, et je les ai suivis- Qui c'est, K ?- C'est un enfant qui, dès l'âge de 8 ans, était dans la rue et volait. (cas 2)______________- Je marchais dans le marché, et un gaillard marchait à côté de moi. Subitement, le gaillard a voléquelque chose, et il me l'a donné en me menaçant pour que je fuie avec. C'est comme ça que j'aiconnu le groupe. (cas 3)______________- C'est après avoir cherché du travail en vain. Je vagabondais lorsqu'ils m'ont vu. J'avais un peud'argent et dès qu'ils s'en sont rendu compte, ils m'ont appelé et je suis allé vers eux. Nous avonsacheté de la colle, nous l'avons consommée - bien qu'en ce temps-là, je ne prenais pas la colle. C'estcomme ça que nous nous sommes connus et que j'ai intégré leur groupe. (cas 5)______________- Lorsque je suis venu, j'ai passé des jours à chercher la maison de mon oncle, en vain, et je dormaisla nuit sous un hangar. Un jour, j'étais à la station d'essence de la Poudrière quand le handicapé estvenu là-bas. Il m'a demandé là où je passais la nuit. Après avoir causé longtemps, je lui ai réponduque je dormais sous ce hangar, là. Il m'a alors dit de venir avec lui dormir à la pharmacie, que c'estmieux que le hangar. Voila pourquoi je dors à la pharmacie. (cas 7)______________- Je passais pendant la nuit lorsque je les ai aperçus en train de dormir. Alors, je me suis couché àcôté d'eux. Le matin, ils ne m'ont rien dit. Le lendemain, je suis revenu me coucher à côté d'eux, ilsne m'ont encore rien dit. Je dors là-bas la nuit ; le matin, je prends ma soucoupe de mendiant. C'estainsi que j'ai intégré ce groupe. (cas 8)______________- Nous avons fui avec un ami. Nous avons profité du marché de Gaya1 pour voler une femme quiavait attaché ses 7 500 F cfa sur le bout de son pagne. Nous avons alors pris une voiture pour 1 A 270 km au sud-est de Niamey, près de la frontière du Bénin. Dosso : à 140 km de Niamey sur la même route.

Page 65: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

65

Dosso. Nous étions restés jusqu'au jour de marché. Nous avons pris une autre voiture pour venir àNiamey ; elle nous a amenés à [la gare routière de] Wadata, et c'est là que nous sommes restés.[Une fois] habitués des lieux, nous sommes restés à l'autogare, tout en faisant des incursions dans laceinture d'arbres1.- Qu'allez-vous faire dans les arbres ?- Nous allons fumer du "tabac" [chanvre indien].(…)- L'enfant à la chemise rouge, là, il est nouveau parmi nous ; il vient de Dosso.- Comment a-t-il intégré votre bande ?- C'est avant-hier, en revenant du fleuve, que nous l'avons trouvé assis. Il nous a dit qu'il n'a aucunami. Alors, nous lui avons dit de venir avec nous, et c'est parti comme ça... (cas 10)______________- Quand j'étais venu [à Niamey], j'avais passé la nuit à Wadata. Le matin, je suis parti vers le grand-marché. En revenant, j'ai croisé [mes amis]. Ils revenaient également du grand-marché. Alors, je leurai demandé de me montrer [le chemin de] l'autogare. Alors, ils m'ont répondu qu'ils sont égalementde l'autogare. Et c'est comme ça que j'ai intégré la bande. (cas 11)______________- Ça fait combien d'années que tu es [devant] l'hôpital ?- J'ai fait plus de quatre ans à l'hôpital.- Qui est-ce qui t'a amené ici ?- C'est ma mère qui m'avait amené ici chez mes frères, les tabliers qui sont ici. Elle m'avait amenépour voir mes frères. Depuis, je ne suis pas retourné. Je ne retournerai que lorsque j'aurai trouvé del'argent.- Comment as-tu fait pour intégrer ce groupe d'enfants de l'hôpital ?- J'avais déjà mon grand frère parmi eux. C'est ce qui a favorisé mon intégration. (cas 15)______________- Comment es-tu venu jusqu'au grand-marché ?- J'avais toujours ma soucoupe de mendiant quand je suis rentré à Niamey. Partout où la faimm'emmerdait, je mendiais pour manger. La nuit, je dormais près des mosquées, et c'est ainsi que j'aientendu parler du grand-marché, et je suis parti là-bas. C'est un enfant qui m'a intégré dans legroupe. Je l'ai vu au grand-marché. Je l'ai vu à l'endroit où vous nous avez pris, tout près du centreculturel américain. L'enfant s'appelle N. Avec N, on dormait, et on se réveillait ensemble, jusqu'à cequ'il achète un jour une demi-boîte de colle. Il m'a demandé de commencer à [en] prendre, et j'aicommencé ; depuis lors, je suis là-dedans. (cas 21)______________- On m'a donné de l'argent pour mon transport sur Niamey. A l'autogare, j'ai vu les jeunesconsommer de la colle. Je suis resté avec eux, et c'est comme ça que j'ai commencé à consommer lacolle. Vraiment, au début, ça ne me plaisait pas : je la consommais parce que je les vois consommer,c'est tout. (cas 24)______________- Pourquoi vis-tu dans la rue ?- Je vis dans la rue parce que, tout d'abord, on ne m'a jamais inscrit à l'école, même l'école coranique.Et moi, je viens de temps en temps faire mes quelques jours à Niamey. Je suis devenu un "chasse-touriste", un guide pour eux... J'avais 10 ans quand j'avais commencé le banditisme. Aujourd'hui, j'ai15 ans : donc, ça fait exactement cinq ans que je suis dans le banditisme. Tu sais, au début, je suivaisuniquement les touristes. Un jour, un Blanc m'a pris pour lui montrer la Sonibank, la BCEAO, leGrand-Hôtel, l'hôtel Terminus... Il m'invitait dans les restaurants ! Le jour de son départ, quand il avendu sa voiture2, il m'a donné 10 000 F3 ! C'est comme ça que je faisais, jusqu'au jour où je suisdevenu un bandit.- Qu'est-ce que c'est que le "banditisme" ?- Il y a plusieurs sortes de "banditisme". On est bandit quand on se drogue et qu'on vole ; on estaussi bandit quand on se drogue seulement, même si on ne vole pas, même si les parents sontriches... (cas 26)______________- Qui t'a entraîné dans le "banditisme" ? 1 Plantations d'arbres qui entourent la capitale pour lutter contre la désertification.2 Beaucoup de touristes qui traversent le Sahara revendent leur voiture une fois arrivés à Niamey, pour repartir enavion. Pour eux, les gamins de la rue sont d'excellents guides, disponibles, débrouillards et sympathiques .3 Rappel : 1 000 F cfa = 1,5 euro.

Page 66: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

66

- C'est un ami qui m'a entraîné. On était à Dosso ensemble.- Comment est-ce qu'il t'a entraîné ?- Moi, j'étais à l'école, et je faisais le CE 2. Chaque fois que je reviens de l'école, on causaitbeaucoup. D'ailleurs, leur maison est à côté de la nôtre. Dans notre causerie, il me racontait commenton consomme de la colle. Il y a eu un moment où je ne déjeunais pas avec mon argent de récréation,et je ne partais même pas à la maison à midi : je dépose mon sac à l'école, et je pars à sa recherche àl'autogare [pour y "sniffer" des solvants]. C'est ainsi que j'ai abandonné les études, et j'ai commencéà dormir devant la station Mobil de Dosso.- Que t'ont dit tes parents ?- Ils viennent me chercher pour m'emmener à la maison. Deux jours ou une semaine après, jereviens encore. C'est ainsi que j'ai fait, jusqu'à ce que mes parents m'ont laissé tranquille. Un jour jeme suis retrouvé à Niamey... (cas 27)______________- Pourquoi as-tu quitté ta mère ?- Là-bas, je ne suis pas heureux. Tu sais, cette année, la récolte n'a pas été bonne. Dans l'espoir decombler le déficit, j'ai décidé de venir à Niamey chercher du travail. Comme je n'en ai pas eu, je mesuis mis à dormir avec le groupe du handicapé. (cas 29)______________- Ce qui nous a incités, c'est quand nous venons nous balader vers l'hôpital : nous voyons desenfants gagner de l'argent dans la garde des motos. C'est ainsi que nous sommes devenus des amis ;on se rend visite, ainsi de suite, jusqu'à ce que nous avons commencé à faire le "job" de la garde demotos. Je dormais ici. J'étais sur un bout de carton sans couverture, car je refusais d'amener macouverture là-bas ; c'est ainsi qu'il m'arrivait de profiter des couvertures de mes amis. (cas 36)

4. Travail, gains et dépenses

- Que fais-tu avec tes revenus ?- Lorsque je gagne une grosse somme (comme 250 F) dans la journée, j'épargne la moitié.Actuellement même, je suis en train d'épargner les revenus que je gagne du portage des tables desfripiers et de la garde des voitures. Je dépose mon argent auprès de quelqu'un. (cas 1)______________- Moi, je donne la priorité à la nourriture. Après quoi, je me procure ma colle, car il n'est pas indiquéde prendre de la colle sans avoir mangé : il faut d'abord bien manger avant de prendre la colle.(cas 2)______________- Je porte les tables pour le fripier ; il me donne souvent 250 F ou 300 F.- Tu dépenses tout ce que tu as gagné ?- Non, je dépense les 100 F, je casse la croûte et, le soir, je vais manger des restes. Il y a unevendeuse de nourriture pour qui je fais la plonge moyennant un plat, en plus des 75 F qu'elle mepaye. C'est après avoir transporté les tables que je vais là-bas, au petit-marché. (cas 3)______________- Qu'est-ce que tu réalises avec ton argent ?- J'achète des glaces (appolo), de la nourriture, de la bouillie... Avec le reste, je me procure de ladissolution. (cas 4)______________- Nous gardons les voitures. Nous gagnons 25, 50, 100 F par automobiliste...- Tu n'épargnes pas ?- J'ai épargné jusqu'à 2 500 F, et j'ai laissé1. Mais mon camarade qui a parlé avant moi continued'épargner. Actuellement, il a plus de 10 000 F en dépôt. (cas 5)______________- Toi, tu mendies ?- Oui, je mendie.- Dans les maisons ?- Non. C'est à la Bra-Niger que je vais, chez les vendeuses de nourriture. Je mange, je reviens oubien je vais chez Baré2, ou encore à côté, au "camp militaire 6ème", pour manger. (cas 8) 1 Comprendre : j'ai repris mon argent et je l'ai dépensé ; je n'épargne plus.2 C'est-à-dire auprès des militaires qui gardent la maison du président de la République, et qui donnent leurs restes denourriture aux enfants.

Page 67: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

67

______________- Quelle est ta source de revenus à l'autogare ?- Le vol.- Tu ne fais pas le portefaix ?- Je fais aussi le portefaix. Nous portons les bagages des voyageurs vers les voitures. On nousdonne 25 F ou 50 F...- Tu peux gagner combien par jour ?- Par jour, je peux gagner 800 à 850 F.- A qui confies-tu ton argent ?- Nous creusons des trous dans lesquels nous déposons notre argent nous-mêmes.- C'est par manque de confiance que vous ne confiez pas votre argent à quelqu'un ?- Il y a des gens qui confient et d'autres qui ne confient pas... (cas 10)______________- Quel genre de travail cherches-tu ?- J'ai déjà trouvé du travail : je travaille pour une vendeuse de bouillie.- Quel genre de travail tu lui fais ?- En fait, elle vend la bouillie, et moi, je m'occupe du ramassage et de la vaisselle des récipients.- A combien elle t'a pris ?- A 3 000 F le mois. (cas 13)______________- Au début, lorsque j'étais arrivé à l'hôpital, je vendais des oranges. C'est après avoir perdu moncapital que je me suis mis à garder les motos.- Lorsque tu gardes les motos, tu gagnes combien par jour ?- Je gagne 500 F à 750 F.- Qu'est-ce que tu fais avec cette somme ?- J'assure ma nourriture, et je dépose le reste auprès d'un grand frère qui est tablier ici. (cas 14)______________- Au vu des risques qu'il y a dans la garde des motos -à savoir les vols-, je me suis converti dans lavente des oranges. C'est avec cette activité que j'arrive à manger ; j'achète les oranges à 1 000 F et jegagne un bénéfice de 400 F.- Combien gagnes-tu par jour ?- Par jour, je peux gagner entre 1 250 F et 1 500 F.- Que fais-tu avec ton argent ?- J'assure ma nourriture avec une partie de mon argent, et je remets l'autre partie à ma mère. (cas 16)______________- Comment es-tu venu à la vente des journaux ?- Je connaissais déjà ces enfants, et ils sont venus me trouver au petit-marché pour me dire de veniravec eux au rond-point Justice. Alors, j'allais de temps en temps avec eux là-bas. Leur patronm'ayant remarqué, il m'a engagé.- Combien gagnes-tu par jour ?- Je gagne souvent 300 F, parfois 400...- Que fais-tu avec ton argent ?- Je dépense une partie dans la nourriture, et j'épargne l'autre partie, que je dépose dans une cassette(asusu) que j'ai au quartier Boukoki. Lorsque mes économies atteignent 2 500 F, je vais à la maison,je donne les 1 500 F à ma mère, et je garde les 1 000 F. (cas 20)______________- Pourquoi tes amis vont-ils à Namoro1 ?- Vraiment, je n'en sais rien. Mais je pense qu'ils partent faire des jeux de hasard, et même acheter du"tabac"2 pour venir revendre ici à Niamey. Avec 1 000 F de tabac, tu peux gagner jusqu'à 10 000 F...(cas 27)____________- Le jour où tu auras besoin de me voir, il te suffit d'aller à la pharmacie Zabarkan, au bar-restaurant"Le Melody" ou à la pharmacie du nouveau marché. Tu sais, je mendie là-bas pour avoir de l'argent.- Combien gagnes-tu chaque jour ?- Vraiment, il m'arrive d'avoir 500 F, ou même 750 F, et cela chaque jour !- Qu'est-ce que tu fais avec cet argent ?

1 Village à 50 km de Niamey, sur l'autre rive du fleuve Niger.2 Chanvre indien.

Page 68: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

68

- Je ne fais rien avec ; je le dépense seulement dans des futilités... Tu vois, j'achète de la nourriture,des amuse-gueule, et je passe la journée à la vidéo... (cas 28)

5. Le vol

- Que voles-tu ?- Souvent des boucles d'oreilles, souvent des voiles, quelques fois des souliers ou des Paladium1.- Tu n'as jamais fait des vols à la tire ?- Non. D'ailleurs, je ne vole pas seul ; c'est avec mes camarades M, S et G. que je vole. Ces volss'effectuent le plus souvent à la veille des fêtes, quand les gens se ruent au marché.- Ce n'est pas vos aînés qui commanditent vos vols ?- Non. Eux, ils sont spécialistes des portefeuilles. (cas 1)______________- N'as-tu jamais volé, toi ?- Je volais, mais maintenant je ne vole plus, depuis que j'ai été tabassé à coups de bâtons par lescommerçants à la suite d'un vol. (cas 5)______________- Je n'ai jamais volé quelqu'un.- Parmi tes camarades, est-ce qu'il y en a qui volent ?- Même s'il y en a, je ne le saurais pas, car ils ne m'ont jamais volé, et je n'ai pas vu quelqu'un qu'ilsont volé. (cas 7)______________- Donc, tu voles de temps en temps ?- "Wallahi2" ! Il m'arrive de voler...- Quel genre d'articles voles-tu ?- Des savons, que je revends pour aller manger. (cas 8)______________- Tu prends de la colle pour aller voler ?- Non, nous ne prenons pas la colle pour voler. D'ailleurs, si tu prends la colle avant d'aller voler, sion te prend et qu'on sent la colle, les gens vont te frapper sans pitié ! C'est pourquoi nous nevoulons même pas que la colle touche nos habits.- Tu fais les "deux-doigts" ?- Non, ce sont les grands qui en sont les spécialistes.- Avez-vous des rapports avec les grands voleurs ?- C'est deux mondes différents. (cas 10)______________- Tu voles ?- Non, je n'ai jamais volé. Mais si mes camarades volent, ils partagent avec moi.- C'est donc seulement tes camarades qui volent ?- Moi, je n'ai volé qu'un sachet en plastique plein d'oranges. (cas 11)______________- Donc on vole les motos ?- Oui, on vole ! Beaucoup de nos camarades ont fait la prison.- Qu'est-ce qu'ils volent pour qu'on les emprisonne ?- Ce ne sont pas eux qui volent ! Lorsqu'on leur confie la garde d'une moto et que la moto a étévolée par un autre, c'est eux qu'on emprisonne ! (cas 15)______________- Je gagne de l'argent en faisant le portefaix, ou en volant des assiettes chez les vendeuses denourriture. D'ailleurs, quand une assiette est neuve, je la vends à 50 F, si elle est vieille à 25 F. Mêmeque, hier nuit, ils m'ont arrêté. J'étais sous les tables, le policier m'a demandé si je travaillais, je lui airépondu que je ne faisais aucun travail. Il m'a demandé si j'étais un voleur, je lui ai dit que je ne suispas un voleur. Il m'a demandé de lui parler pour voir si je ne sentais pas la colle, j'ai parlé, et il n'arien senti. C'est après qu'il m'a chicoté, avant de me laisser partir. Mais on ne m'a jamais arrêté suiteà un vol. (cas 21)______________- Tu n'as jamais volé, vraiment ? 1 Marque de chaussures de basket.2 "Au nom de Dieu !"

Page 69: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

69

- Je vous le jure que je n'ai jamais volé ! Je leur vends seulement les effets volés. (cas 23)______________- Est-ce que tu voles ?- Oui, je vole des savons et des chaussures, que je mets dans ma chemise pour fuir.- Où est-ce que tu les voles ?- Je les vole au marché de Wadata.- Quel genre de savons tu voles ?- Les savons de Marseille et les savons locaux. Juste après le vol, je les vends à 125 F et leschaussures à 400 ou 450 F. Il y a même des chaussures de femme qui coûtent 750 F, et d'autres à500 F. (cas 31)______________- Est-ce que tu gagnes de l'argent par le vol ?- Oui. Je gagne des fois 500 F ; des fois, je gagne jusqu'à 2 000 F... Dès que je gagne cet argent,j'achète à manger et je consomme ma colle.- Comment est-ce que tu voles ?- Je ne pars jamais seul. On part généralement à trois dans le marché, et on profite d'une toute petiteinattention des vendeurs pour leur voler leurs articles.- Comment vous faites avec les articles ?- On ne les vend pas tout de suite. On attend jusqu'à ce qu'on en a beaucoup avant d'aller vendre.- Est-ce qu'on vous a déjà pourchassés ?- On nous a pourchassés plusieurs fois. Mais dès qu'on nous pourchasse, on laisse tomber l'articlevolé.- Est-ce que vous retournez après, là-bas ?- On y retourne et même si le vendeur nous voit, il ne dit rien du tout. (cas 32)

6. Nourriture

- Dans la journée, comment fais-tu pour te nourrir ?- Je vais quémander auprès des fripiers du grand-marché ; ils me donnent 25 F chacun, et je vaism'acheter de la bouillie. (cas 1)______________- Je vais manger des restes (pîs1) chez les vendeuses de nourriture chaque matin, midi et soir. (cas 4)______________- Qu'est ce que tu fais avec l'argent que tu gagnes ?- Nous cotisons pour acheter de quoi manger.- Vous cotisez combien chacun ?- Si parmi nous, il n'y a qu'un seul qui a de l'argent, il achète pour tout le groupe. Si les uns enpossèdent et les autres n'en possèdent pas, alors les premiers cotisent jusqu'à 150 F ou 200 Fchacun pour acheter pour tout le groupe. (cas 7)______________- C'est après avoir mangé les restes que vous allez en ville mendier ? - C'est la nuit que nous allons mendier. Le jour, nous mangeons des restes. (cas 10)______________- Qu'est-ce que tu vas faire chez les militaires ?- Si nous avons faim, c'est là-bas que nous allons manger les restes de leur nourriture. Ils nous fontfaire la lessive et ils nous font faire leurs courses. (cas 13)

1 De l'anglais "piece".

Page 70: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

70

7. Habillement

- Comment fais-tu pour t'habiller ?- Cette chemise m'a été offerte hier seulement par le fripier dont je te parlais1.- Et le pantalon ?- C'est le charbonnier2 qui me l'a offert. (cas 3)______________- Qui est-ce qui t'a donné ce vêtement que tu portes ?- C'est un camarade, M, qui me l'a offert, après avoir bénéficié d'un cadeau de cinq chemises. Quantau pantalon, il m'a été donné par une bonne volonté. (cas 8)______________- Qui t'a offert les vêtements que tu portes ?- Je les ai trouvés accrochés lorsque nous étions partis au fleuve, et je les ai pris.- Et le pantalon ?- Le pantalon, je l'ai amené de Dosso. (cas 10)______________- Quelles sont les difficultés que tu rencontres dans la rue ?- C'est le manque de vêtements qui constitue ma principale difficulté.- Tu ne trouves pas des difficultés sur le plan alimentaire ?- Non.- Et sur le plan vestimentaire ?- Il y a des problèmes...- Qui te donne des habits ?- Je les ramasse dans les poubelles. Sinon, je prends une soucoupe et je deviens un mendiant.(cas 21)______________- Je m'habille moi-même si je gagne de l'argent. Avant-hier, j'ai eu de l'argent, mais les grands mel'ont arraché, et ils m'ont pris ma chemise. C'est A qui m'en a donné une. (cas 26)

8. Santé et hygiène

- Comment t'es-tu soigné ?- Si je gagne 25 F, j'achète des comprimés chez les "pharmaciens ambulants".- Sinon, ce sont tes camarades qui te donnent l'argent pour t'acheter les comprimés ?- Oui.- Pourquoi tu ne veux pas aller au dispensaire ?- Parce que je suis pas chez moi, et je ne peux pas aller seul, sans un assistant. Ici, personne ne peutnous accompagner au dispensaire, car on ne s'est connu qu'ici. Alors qu'à la maison, les parents oules voisins sont là pour nous amener au dispensaire... (cas 2)______________- Lorsque tu étais malade, qui t'a soigné ?- Ce sont mes camarades qui m'achetaient des comprimés. Ils vont dans le marché voler ; après, ilsm'achètent des comprimés. Même la nourriture, ce sont eux qui m'en procuraient. Les unsm'offraient 50 F, les autres 25... Ils m'achetaient la nourriture. (cas 3)______________- Tu te laves souvent ?- Oui.- Tous les combien de jours ?- Souvent, je fais 6 jours sans me laver...- Cela ne te rend pas malade ?- Ça me donne seulement des poux. (cas 4)______________- A quand date ta dernière toilette ?- Même hier, j'ai été au fleuve me laver. A mon retour [du] grand-marché, je vais me rendre au fleuvepour me laver. (cas 5)______________ 1 Dont il transporte les tables.2 Pédophile notoire, comme on le verra plus loin.

Page 71: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

71

- Depuis ton arrivée à Niamey, tu n'es pas tombé malade ?- J'ai attrapé une carie qui n'a même pas duré une semaine.- Comment l'as-tu soigné ?- Je l'asperge avec de l'essence que je trouve à la station, en me rinçant. L'essence calme la douleur.Après, quelqu'un m'a conseillé de chercher le liquide de sukuday, de le mettre sur du coton et depincer le coton sur la dent malade pendant un long moment. Depuis que j'ai appliqué cette méthode,il n'y a plus eu de rechute. (cas 7)______________- C'est aujourd'hui seulement que je ne me suis pas lavé au fleuve. Chaque jour, nous allons aufleuve nous laver. (…)- Lorsque tu as eu le paludisme, tu as été au dispensaire ?- Non, je n'ai pas été au dispensaire. C'est auprès des colporteurs de médicaments que je suis allé.- Pourquoi ne voulez-vous pas aller au dispensaire ?- Parce qu'on demande toujours d'après nos parents. (cas 8)______________- S'ils tombent malades, qui est-ce qui les soigne ?- Ils s'achètent eux-mêmes des médicaments auprès des colporteurs, car ils ont de l'argent.- Et ceux qui n'en ont pas ?- C'est le chef de bande qui leur achète des médicaments, car il est, lui, aidé par les enfants. (cas 9)______________- Où est-ce que vous vous lavez ?- Nous nous lavons souvent à l'hôpital, souvent au fleuve.- On ne vous gronde pas ?- Souvent, à l'hôpital, on nous empêche de nous laver. (cas 16)______________- Où est-ce que tu te laves ?- Je me lave au fleuve, mais sans savon. (cas 21)______________- Tu vois, il y des moments où c'est ma tête qui me fait mal, et des fois j'ai de la fièvre. Ce sont mesamis qui m'ont guéri.- Quel genre de médicaments ils t'ont donné ?- Ils m'ont acheté les médicaments du Nigeria1. (cas 23)______________- Qu'est-ce que tu prends comme médicament quand tu tombes malade ?- Je prends "Madame et Monsieur", "Deux-couleurs"2. Si on part à l'hôpital, on nous fait payer[cher]. (cas 38)

9. Loisirs

- Quels sont tes loisirs préférés ?- Le football.- Ici, vous jouez au foot ?- Non, nous n'avons pas d'endroit.- Alors à quels loisirs vous adonnez-vous ici, au grand-marché ?- La colle, c'est tout. (cas 2)______________- Nous allons à la vidéo.- Quel est le prix d'entrée ?- 25 F par cassette [par projection]. (cas 7)______________- Je joue au baby-foot. Nous savons tous jouer au baby.- Et la colle ?- Si nous avons 500 F ou 1 000 F, nous achetons la demie boite, et on en met à chacun sur sonmorceau de tissu... (cas 10)______________- Avez-vous des loisirs ? 1 Souvent des contrefaçons, plus ou moins dangereuses.2 Capsules d'antibiotiques vendues par les colporteurs.

Page 72: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

72

- A part le baby-foot, nous n'avons pas d'autres loisirs que de nous rassembler et de causer. (cas 12)______________- Où allez-vous regarder la vidéo ?- Au quartier Kombo.- Où allez-vous jouer au baby-foot ?- Au petit-marché. (cas 15)______________- Je ne vais ni au cinéma ni à la vidéo. Moi, mon loisir, c'est le baby-foot.- Combien vous coûte la partie de baby-foot ?- C'est à 10 F seulement. (cas 35)

10. Pratiques sexuelles

- Qui sont ceux-là qui sodomisent les enfants ?- Ce sont les grands. Lorsque les enfants dorment, ils leur enlèvent le pantalon. Lorsque les enfantsprennent conscience et se réveillent, ils les menacent. Quelquefois, ils leur font prendre desamphétamines1 désignées sous le nom de "5" pour les endormir, ou bien ils leur font fumer du"tabac" [chanvre]. [Ici,] il y a un grand qui sodomise les enfants ; il les prend par surprise pendantque les enfants dorment ; c'est un charbonnier. (cas 2)______________- Utilisez-vous des préservatifs ?- Korondo [la sodomie] ne nécessite pas l'usage des capotes. (cas 3)______________- Fais-tu le korondo ?- Non.- On ne t'a jamais sodomisé à ton insu ?- Sauf si je suis saoul...- Qui te l'a fait ?- Je ne sais pas. C'est le matin que mes camarades m'ont dit que quelqu'un me l'a fait.- On peut te le faire sans que tu saches ?- Lorsqu'on se couche en étant saoul, ou bien lorsqu'on se couche sous le coup de la fatigue, on nepeut pas se rendre compte quand on subit cela. En saison froide, quand on dort profondément, on nepeut pas s'en rendre compte... (cas 5)______________

- Et entre vous, vous faites l'amour ?- Dieu nous garde d'une telle débauche ! Parmi nous, personne ne s'adonne au banditaray(banditisme).- Qu'est-ce que c'est, le "banditaray" ?- C'est ce que tu viens d'insinuer : la fréquentation des prostituées ou l'amour entre nous. (cas 7)______________

- Est-ce vous faites korondo entre vous ?- Qu'est-ce que c'est, korondo ? (cas 14)______________- Peux-tu me dire avec qui les enfants font korondo ?- Des fois, ils se le font entre eux. Il y a un enfant du nom de G ; lui, il fait la sodomie avec un vieux,(c'est un vendeur d'omelettes), et après, le vieux le paye.- Où est-ce qu'ils font ça ?- Ils vont dans les bas-fonds du petit-marché. C'est surtout pendant la journée. Des fois, le vieux luidonne 500 F.- Toi, tu vas chez les prostituées ?- Oui, pour 250 ou 350 F. (cas 23)______________- Tu fais korondo ?

1 En fait, un barbiturique, dosé à 5 mg.

Page 73: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

73

- Je ne le fais pas, mais je vois ceux qui le font. Ainsi, il y a des "El Hadji1" qui vendent à manger...D'autres au petit-marché... D'autres qui ont des motos : ils prennent les enfants pour aller fairekorondo, et après ils payent. J'en connais beaucoup qui font korondo. (cas 27)______________- A propos de cette pratique de korondo, je conseille toujours [les enfants]. Je leur dis de ne pas lefaire. D'ailleurs, un jour, ils voulaient le faire à un petit qui dormait, mais je leur ai interdit ça !Regarde : cette chicote, elle est toujours dans ma poche. Chaque fois qu'ils veulent commettre desbêtises, je les chicote !- Cela veut dire qu'ils ont l'habitude de le faire ?- Oui, parce qu'ils ont des rapports avec les jeunes de Wadata qui le font. Tu sais, à Wadata, tu voisdu n'importe quoi ! D'ailleurs, si tu demandes aux jeunes de Wadata de te dire s'ils le font, ils tediront que oui, ils le font. Et c'est vraiment de leur propre vouloir, car ils échangent les positions.(cas 28)______________- Tu connais des enfants qui font korondo ?- Vraiment, à l'autogare, ils le font ! Tous les consommateurs de la colle le font. (cas 29)______________- Est-ce que tu fais korondo ?- Non, je ne l'ai jamais fait. Ce sont les petits du grand-marché qui font ces pratiques. (cas 33)______________- Moi, je vais chez les Ghanéennes2, à 200 F ou 400 F la passe. Eux, ils sont tous des pédés ! Cesont les grands voleurs qui les baisent par les fesses. Même des "El Hadji" les baisent pour 1 000 F,et ça, même pendant la journée... Quand on fait des rapports, on ne met jamais de capotes. (cas 40)

11. Relations avec la police

- Quels sont les inconvénients de dormir au grand-marché ?- Ce sont les rafles.- On vous rafle souvent ?- Oui. On nous rafle la nuit. Le matin, on nous relâche après avoir balayé le commissariat, ou bienaprès avoir payé 500 F.- Une fois au commissariat, qu'est-ce qu'on vous fait ? On vous tape ?- C'est dès ici qu'on nous tape ! Et ensuite, on nous embarque dans le véhicule. Une fois aucommissariat, on nous tape avec des planchettes. Le matin, on nous fait balayer la cour et laver lesvoitures, et on nous relâche.- Et les PM [Police militaire], quand ils vous arrêtent, qu'est-ce qu'ils vous font ?- Ils nous amènent en brousse pour nous frapper. (cas 1)______________- Quel genre de risques y a-t-il dans la garde des motos et des voitures ?- Rien qu'avant-hier, un enfant avait proposé de garder la voiture à quelqu'un. Le gars a refusé. Ason retour il a trouvé que la radio de sa voiture a été volée, et il a accusé l'enfant. L'enfant estprésentement en prison. (cas 15)______________- Arrivé à Niamey, je suis parti voir mon ami. En ce moment là, on dormait dans la rue. Un jour monami m'a invité à Zabarkan pour voir un film, et c'est là que nous nous sommes endormis : il faisaitnuit. La police est venue nous prendre pour nous amener à Dakoro, dans le centre de rééducation.C'était en 1987, et ce n'est qu'en 1992 que je suis revenu à Niamey. (cas 27)

12. Organisation interne et rapports entre groupes

- Nous sommes solidaires parce qu'on s'aide mutuellement.- Comment se manifeste cette solidarité ?- Lorsque, un jour, on m'a frappé au bras avec une barre de fer, c'est S qui m'a acheté desmédicaments pour que je mette sur mon bras.- Il lui a acheté "deux-couleurs". Il allait même mendier pour lui amener à manger. 1 En principe, pèlerins de La Mecque. Synonyme de marchands riches et âgés.2 En Afrique de l'Ouest, de nombreuses prostituées sont traditionnellement ghanéennes.

Page 74: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

74

- Non, il ne mendiait pas lui-même ; il chargeait son petit d'aller mendier pour lui.- Et toi, tu as quelqu'un pour qui tu mendies ?- Oui, j'en ai.- Qui c'est, ton chef ?- Moi, j'ai deux chefs, car si S ou K sont malades, c'est moi qui les assiste. Si j'ai de l'argent, je leurachète à manger. Une fois, quand S a été malade, je lui ai acheté du couscous pour 100 F. (cas 1)______________- Qui est le chef de votre groupe ?- Nous n'avons pas de chef ! Chacun est son propre chef. Moi, je n'ai pas de chef. Seulement, lesgrands nous rackettent... (cas 2)______________- Tu as des amis dans le groupe ?- Oui, ce sont ces enfants qui sont mes amis.- Tu as un chef ?- Non, je suis mon propre chef.- Donc, les grands ne t'arrachent pas ton argent ?- Non. Si j'ai de l'argent, je ne m'expose pas à eux, à plus forte raison les laisser m'arracher l'argent...Cependant, ils nous frappent et ils nous volent lorsque nous dormons. Et quand nous lessurprenons en train de nous voler, ils frappent ! (cas 3)______________- Quel plaisir tires-tu dans la rue ?- Je ne tire aucun plaisir. C'est surtout le fait d'être avec mes camarades qui me pousse à y rester.- Qu'est-ce qui est le plus souvent à la base de vos bagarres ?- La dissolution.- Vous en arrivez aux mains ?- On a même l'habitude de se couper avec des lames1 au cours de ces bagarres.- Qui est-ce qui vous frappe ?- Ce sont les grands qui nous frappent.- Pourquoi vous frappent-ils ?- Pour ce que nous gagnons. Quand ils nous arrachent nos biens, et que nous les réclamons, ilsnous frappent. (cas 4)______________- Il n'y a personne qui a quitté le groupe ?- Les enfants avec lesquels je dors à la pharmacie sont tous là.- Aucun n'a quitté après avoir trouvé du travail ?- Non.- Dans votre groupe, qui c'est, le chef ?- C'est le handicapé, car c'est lui qui nous a tous amenés à la pharmacie. (cas 8)______________- Vous n'avez pas de chef ?- Nous sommes tous des chefs !- Qui est ton ami dans le groupe ?- Ils sont tous mes amis !- Votre camarade qui est actuellement à Katako, a-t-il été chassé par les talibé ?- C'est nous tous que les talibé avaient menacés. Ils nous accusent de voler les cuillères desvendeuses de nourriture. C'est pour cela qu'ils nous frappent. Parce qu'ils sont plus nombreux, ilsnous frappent tout le temps.- Pourquoi ces mendiants ne veulent pas de vous ?- Parce qu'ils estiment que nous les empêchons d'avoir de la nourriture, parce que nous quêtons dela nourriture en même temps qu'eux. (cas 10)______________- Non, nous n'avons pas de chef. D'abord, quel genre de chef ? (cas 12)______________- Est-ce que vous fréquentez les enfants du grand-marché ?- Non, nous ne les fréquentons pas, même au Centre [de Caritas], chaque groupe est à part. Nousn'avons pas de contact avec eux. (cas 14)______________- Qu'est-ce qui est à la base des querelles entre vous ? 1 Couteaux.

Page 75: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

75

- C'est la garde des motos qui est à la base de ces querelles, car si tu trouves le premier une moto àgarder et qu'un ami vient t'usurper la garde, ça sera l'objet de querelle. Et lorsque nous nousbagarrons, ce sont les gendarmes qui mettent fin à la bagarre. (cas 15)______________- Est-ce que vous avez un chef de bande ?- Oui, nous en avons, mais il n'est pas avec nous ici. Lui, il suit les voitures. Mais nous dormonsensemble.- C'est vous qui l'avez choisi ?- Tu sais, la majorité des enfants ici sont de Karma1, et lui aussi, il est de Karma. Nous sommesdeux à ne pas être de Karma. Le choix de la majorité repose sur lui, et il a été désigné chef. (cas 17)______________- Tu connais les jeunes du grand-marché ?- Oui, je les connais.- Est-ce qu'ils viennent chez vous ?- Non, ils ne viennent pas chez nous. Et nous n'acceptons pas qu'ils viennent chez nous, car ce sontdes voleurs.- Qu'est qui vous prouve que ce sont des voleurs ?- Parce que nous les avons vus à l'œuvre, et qu'en plus, ils prennent de la colle. (cas 18)______________- Peux-tu nous dire si, à Yantala, il y a des "bandits" comme vous ?- Ce sont ceux du grand-marché qui se rendent là-bas et, s'il fait nuit, ils restent là-bas pour dormir.A Wadata, il y a des bandits. De même qu'à l'hôpital, mais ces derniers ne consomment pas de lacolle ; ils dorment seulement dans la rue, et, le matin, ils gardent les motos et les voitures.- Ces "bandits" de Wadata sont vers où ?- Ils sont tout juste à la rentrée de l'autogare. Mais, vraiment, pour les voir, il faudra aller tard la nuit,car ils partent vers Zangorzo, Zabarkan2... C'est là-bas qu'ils consomment leur colle.- Vous vous connaissez ?- Quelques uns seulement.- Vous vous aidez entre vous ?- Oui, on s'aide entre nous. Par exemple, si nous partons à Wadata pour nous balader, s'il y a lapatrouille, ils nous avertissent, ils nous disent de faire attention... (cas 22)______________- Comment es-tu devenu le chef des enfants ?- Tu sais, je ne les ai pas vus en même temps. Le premier m'a vu à la pharmacie en train de dormir, etil s'est couché à côté de moi. Le lendemain, on est devenu amis. Le plus grand parmi nous, lui, on l'avu au moment où les enfants voulaient lui voler son argent. On l'a réveillé ; je lui ai demandé s'il n'apas où dormir, il m'a dit non. Je lui ai proposé la pharmacie, et il a accepté. Le troisième est venuavec Z. Vraiment, ces enfants là sont choyés par moi, parce que je leur donne toujours de l'argent, etc'est pour cela que je suis devenu un chef. Je leur assure même le petit déjeuner !- Pourquoi as-tu fui de Wadata ?- J'ai fui parce que, parmi le grand nombre d'enfants qui me suivaient là-bas, certains prenaient de lacolle "vis-à-vis"3. Même maintenant, "mes" enfants sont encore là-bas. (cas 28)______________- Est-ce que, dans votre groupe, il y a des bandits ?- Non ! Il n'y a aucun bandit parmi nous.- Votre groupe est composé de combien de garçons ?- Pour le moment, on est 8. Le reste n'est pas encore [re]venu du village.- Vous arrive-t-il d'aller avec les enfants du grand-marché ou de Wadata ?- Nous ne nous entendons pas, et puis nous ne savons même pas où est-ce qu'ils sont. Et aussi, onnous dit qu'ils volent beaucoup !- Comment accueillez-vous un nouvel enfant parmi vous ?- Vraiment, s'il veut s'intégrer dans notre groupe, nous lui demandons d'abord d'où il vient. S'il nousle dit, nous le testons pendant quelques jours. Ensuite, s'il est sérieux, nous lui demanderons denous montrer chez lui. S'il refuse, on le chasse... (cas 36)

1 Bourgade proche de Niamey.2 Quartiers des cinémas.3 Ouvertement, sous son nez.

Page 76: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

76

13. Problèmes pour une réinsertion...

- As-tu déjà appris la menuiserie ?- Oui, j'avais commencé à l'apprendre à Wadata.- Pourquoi as-tu abandonné l'apprentissage ?- C'est le sous-chef qui parle mal de moi à mon patron. C'est pourquoi j'ai abandonné. (cas 2)______________- Si on devait créer un autre Centre, que voudrais-tu qu'il y ait pour t'intéresser à y rester ?- Qu'on nous amène des machines à coudre, et qu'on nous apprenne à coudre. Qu'on nous permetteaussi de nous distraire, avec des danses et des chants. Qu'on nous fournisse du travail ! (cas 4)______________- Lorsque Fati Lankondé1 est venue, étais-tu parmi ceux qui étaient au Centre [de Caritas] ?- Oui, j'y étais.- Donc, on t'a offert des vêtements ?- On nous a donné des t-shirts ; ils sont revenus, et ils nous ont donné des chaussures et des savons.- Où sont tes chaussures ?- Je les ai vendues. D'ailleurs, tout le monde a vendu ses chaussures.- Même les vêtements, vous les avez vendus ?- Non, les vêtements, ils sont devenus vieux. (cas 5)______________- Les gens de Caritas viennent de temps en temps ici, chez vous ?- Oui.- Qu'est-ce qu'ils vous font ?- Ils viennent comme vous, nous tenir des propos similaires.- Ne vous ont-ils pas apporté des aides ?- Ils nous aident.- Quel genre d'aide ?- Ils financent des "tables" [étals] ; ils nous achètent des vêtements, et ils nous conseillent de fairesouvent la lessive.- Est-ce qu'ils t'ont acheté une table ?- Moi, ils ne m'ont pas donné de table, mais ils l'ont fait pour d'autres personnes.- Est-ce que leurs tables sont en fonction jusqu'ici ?- Non, aucune de ces tables n'existe aujourd'hui.- Pour cause de banqueroute2 ?- Oui. C'est parce qu'ils ont des filles3 que ça n'a pas marché. (cas 14)______________- Vous avez des rapports avec les enfants du grand-marché. ?- Non. Nous nous voyons au Centre, mais chaque groupe est isolé dans le Centre. Alors que noussommes bien habillés, eux, ils sont très sales. C'est pourquoi nous avons dit à A que nous nepouvons pas rester avec eux. Nous ne mangeons même pas ensemble ; nos dortoirs sont égalementdifférents. Nous avons été filmés et montrés à la télé. Mais moi, je ne me suis pas fait téléviser, carceux qui sont apparus à la télévision ont été objets de dédain de la part de la population. Dès qu'ilspassent dans la rue, on les identifie, et on crie : "Voila les petit voleurs (zeyizey) qu'on a montrés à latélévision !" (cas 16)______________- Qu'est ce qu'on vous apprend au Centre de Banifandou ?- On nous a dit d'aller à Djounjou faire un barrage de pierre pour l'eau. Après Djounjou, on nous adit que celui qui veut aller chez lui peut prendre sa natte pour partir.- Combien de jours as-tu fait au Centre ?- J'ai fais une douzaine de jours là-bas, et ensuite j'ai fui. Tu sais, au Centre, il y a des moments oùnous mangeons, et il y a des moments où nous ne mangeons pas. Car s'ils n'ont pas de salaires, onne mange pas.- Pourquoi as-tu fui le Centre ?- Je te le jure, c'est parce que je me suis rappelé que je n'avais pas consommé de la colle depuisplusieurs jours. Tu sais, il y a des moments où la colle te manque beaucoup, et on a mal au corps.- Est-ce que, quand tu as fui du Centre, tes amis de la rue ne se sont pas moqués de toi ? 1 Journaliste qui a fait une émission de télévision sur l'action de Caritas.2 Mauvaise gestion.3 Petites amies, "fiancées".

Page 77: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

77

- Oh oui ! Ils se moquent de nous, en nous disant qu'ils nous avaient avertis, que le Centre n'est pasbon, que rester dans la rue est meilleur... (cas 23)

Après ces entretiens, nous avons le sentiment que toute action auprès de ces jeunes exige,plus que des infrastructures, un personnel spécialisé qualifié (éducateurs ou psychologues), dotétant de compétences professionnelles que de qualités personnelles. En ce domaine, la bonne volontécaritative ne saurait suffire.

Page 78: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

78

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

DOCUMENT1

Yves MARGUERAT

LA VIE DES ENFANTS DE LA RUE

A BUTARE

(Rwanda)

A l'issue d'une mission sur les enfants de la rue effectuée au Burundi à la demande del'UNICEF, en août 2000, je suis allé au Rwanda pour rendre une courte visite à une petite action deterrain qui s'était lancée depuis peu, l'OPDE de Butaré, "sœur cadette" de l'OPDE-Burundi2. Unebonne discussion3 avec une demi-douzaine d'enfants que l'OPDE-Butaré venait de sortir de la ruem'a permis de me faire une idée assez précise de la situation de la marginalité infantile dans cetteville, la seconde du Rwanda (de l'ordre de 50 000 habitants, dans un cadre réellement urbain, héritéde la période coloniale4), avec le siège de sa principale université. Les enfants de la rue y sont trèsnombreux5, comme dans tout le Rwanda, pays si terriblement bousculé par les massacres et laguerre de 1994.

A Butaré, on les trouve -des petits, des grands, et quelques filles, aussi sales et dépenaillésqu'ailleurs- avant tout à la gare routière, près de la cathédrale, dans le centre commercial, au quartier"arabe", près de l'hôtel Faucon... Comme bien souvent, ils portent les paquets (ici, il n'y a guère devoitures à garder), ils mendient et ils volent, ce qui est l'activité la plus lucrative, bien que trèsirrégulière. Un mendiant ou un porteur gagne 100 à 200 Frw6 par jour (un bon voleur facilementtrois fois plus). Comme il faut 75 à 100 Frw pour manger à sa faim, ils ne font le plus souvent qu'unseul repas par jour, rarement deux, fréquemment aucun7. Comme tous les gamins du monde, ilsaiment les vidéos, surtout d'action, de karaté et de musique (en fait, lors des séances à 50 Frw, ils nepeuvent pas choisir le film : ils voient ce qu'on leur projette). Quand ils ont un peu d'argent ensurplus, ils s'empressent de le jouer entre eux, ou ils doivent cacher leurs gains pour ne pas se lesfaire dérober...

Tout ceci est assez banal. Ce qui ne l'est pas, c'est que, globalement, la situation de la rue àButaré est nettement plus grave qu'à Bujumbura : elle a déjà atteint, sur l'échelle de l'évolution desmodes de vie dans la rue, le niveau de la structuration en bandes. Certes, l'organisation de celles-ciest encore assez embryonnaire : les bandes d'enfants n'ont pas de nom propre ni de symbolesd'appartenance, mais elles ont déjà une identité définie (par le lieu que leur bande occupe la nuit) etsurtout un chef, en général le plus costaud (qui a souvent dû conquérir son pouvoir par la force) ou

1 La version primitive de ce document a été publiée en annexe au rapport de mission : Les enfants de la rue auBurundi et les moyens d'intervention. Bujumbura-Paris, UNICEF-Burundi, 92 p. multig., pp. 82-83.2 L'Œuvre humanitaire pour la protection et le développement de l'enfant, action très remarquable.3 Avec un encadreur du centre comme interprète.4 Les Belges avaient envisagé d'en faire la capitale de tout leur Territoire sous mandat du "Ruanda-Urundi", au lieu deBujumbura, excentrée et de culture swahili.5 Une récente rafle par la police en avait embarqué 600, mais il en reste encore beaucoup, bien visibles dans le centre-ville.6 En 2000, 100 francs rwandais = environ 2 francs français (0,30 euros).7 Certains présentent de très importants retards de croissance, paraissant moins de 10 ans alors qu'ils en ont 15...

Page 79: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

79

le plus "méchant"1. Le jour, chacun vaque à ses occupations, mais, la nuit, on se regroupe engroupes stables de 10 à 15 membres, d'âges diversifiés. C'est le chef qui décide du lieu où l'on dortet des stratégies pour trouver de l'argent. Les petits doivent lui rendre des comptes précis sur leursgains, et lui en remettre une bonne partie (la proportion sera d'autant plus élevée que ceux-ci sontfaibles, car le chef maintient de toute façon son niveau de prélèvement). Le chef ne redistribue quetrès peu à ceux qui n'ont rien ; par contre, il défend "ses" petits contre les menaces ou les agressionsdes autres bandes, et, s'ils sont malades, il s'en occupe (ou, plutôt, il désigne un autre enfant pours'en occuper)2.

Pour entrer dans la bande, il faut l'accord du chef, qui commence par soumettre le candidat àun interrogatoire sur son passé, puis, s'il l'agrée, le soumet à un "baptême", qui consiste à le rouer degifles et de coups de poings, de pieds, voire de câble électrique, pour tester sa résistance et l'endurcir.Ensuite, le chef initiera le nouveau aux réalités de la vie de la rue.

Celui des membres qui n'est pas d'accord avec le chef peut s'en aller, mais il trouveradifficilement une autre bande à intégrer : il ira plutôt en fonder une nouvelle. Certains chefs restenten place très longtemps3 (quelques-uns sont maintenant âgés de 20 ans et plus). Les plus anciensont quitté la rue en devenant conducteurs de pousse-pousse, auxiliaires des chauffeurs de minibusou vrais "bandits".

Il y a quelques rares filles dans les bandes, et même quelques couples. C'est surtout le chefqui a parfois une compagne stable, mais les liens sont assez flous, et, en général, les filles couchentsurtout avec ceux des garçons qui peuvent leur faire le plus de cadeaux (ce pour quoi le chef estnaturellement le mieux placé). Il n'est pas exceptionnel que les petits soient violés par les plusgrands, notamment au moment des épreuves d'entrée dans la bande.

La drogue n'est pas obligatoire dans le groupe (à la différence de Bujumbura, où le nouveause voit forcé par les grands à fumer du chanvre indien, mais où l'on ignore le "sniffage"). Bien sûr,pour le nouveau, la tentation sera très forte de faire comme les autres. On consomme du chanvreindien, des alcools locaux (comme le kanyanga, tord-boyaux à base de maïs, de banane ou autres),mais l'usage des médicaments modernes est inconnu. Par contre -et c'est là un facteur trèsinquiétant- les enfants de la rue de Butaré ont découvert les vertus psychotropes de l'inhalation desvapeurs d'essence et de la colle (de menuisier ou de cordonnier). La boulette de chanvre coûte de 50à 100 Frw, la colle à partir de 20 Frw (selon la quantité) ; l'essence est trouvée gratuitement dans lesgares routières.

Selon un rapport sur les enfants de la rue des centres d'accueil de Kigali4, si l'usage del'essence comme drogue est ancien dans la capitale, celui des colles est massif (52 % chez les moinsde 12 ans, 35 à 40 % des 12 à 20 ans, encore 22 % des plus de 20 ans5), mais d'apparition récente :seulement depuis la crise de 1994. Ce n'est pas la moindre des retombées désastreuses de ce conflitfratricide.

Pourquoi une telle différence de situation entre Bujumbura et Butaré, deux villes queséparent à peine 100 km à vol d'oiseau ? On peut penser que la société rwandaise a été encore plustraumatisée par la violence que celle du Burundi (bien que la proportion des orphelins parmi les

1 Le chef d'une bande qui fréquente sporadiquement l'OPDE n'impressionne pas par sa carrure, car il est tout petit,mais son surnom, Djinn, évoque la malfaisance d'une force surnaturelle que les autres lui attribuent.2 On ne meurt pas de maladie dans la rue, mais parfois d'accident (apparemment pas de meurtre).3 Il est difficile de savoir si cette situation est antérieure aux événements de 1994.4 Qui suis-je ? Rapport 1999 du Centre Carrefour d'appui aux projets des enfants de la rue. Archidiocèse de Kigali etCaritas italiana, 1999, 71 p. multig. Ce rapport et d'autres de la même source, en mélangeant toutes les catégories,perdent malheureusement la plus grande partie de l'intérêt de leurs enquêtes.5 Alors qu'au Sénégal, c'est là une "pratique d'enfant" : un jeune adulte ne saurait se défoncer qu'avec du chanvre oudes pions (comprimés) - question de dignité... (cf. Jean-François Werner : Marge, sexe et drogue à Dakar. Paris,Karthala, 1993).

Page 80: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

80

enfants de la rue de Kigali ne soit que de 63 %, nettement inférieure aux 85 %1 que l'on dénombre àBujumbura).

Dans le cas concret de Butaré, on peut penser que c'est leur trop grand nombre sur un espaceurbain très limité qui les a ainsi obligés à se structurer en bandes pour survivre, ce qui peut très bienarriver un jour à Bujumbura si on laisse le phénomène des enfants de la rue s'amplifier.

1 Dont la moitié sont directement dus à la guerre civile qui ravage le pays depuis 1993.

Page 81: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

81

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

DOCUMENT DE "DIAL"1

AssociationCasa Alianza - Amérique latine

LES ASSASSINATS D'ENFANTS DE LA RUE CONTINUENT

AU HONDURAS

Dans son rapport présenté le 2 octobre 2002, Mme Asma Jahangir, rapporteuse spéciale desNations-Unies sur les exécutions extrajudiciaires, arbitraires et sommaires, lance un appel augouvernement du Honduras pour qu'il prenne des mesures dans le but de prévenir ces exécutions etpour que les responsables soient jugés. A l'issue de sa visite de 10 jours dans le pays, en août 2002,la rapporteuse spéciale a conclu que ce qu'elle a vu et entendu "manifeste clairement que des enfantssont assassinés au Honduras par des membres des forces de sécurité. Dans la majorité des cas,l'enfant n'était pas armé et n'avait pas provoqué la police pour que celle-ci use de la force, etencore moins d'une force mortelle. Il y n'a eu que quelques rares enquêtes et jugements sur descas d'exécutions extrajudiciaires, et les personnes qui ont été emprisonnées sont des casexceptionnels."

Dans une conclusion assez sévère, la représentante des Nations-Unies indique : "L'actionmenée par le gouvernement du Honduras n'a pas constitué un message clair pour la police, àsavoir que les policiers seraient conduits devant la Justice pour tout abus quelconque d'autorité outoute violation des droits humains. Les groupes de pouvoir suspectés d'être compromis dans cegenre de crimes n'ont pas compris qu'ils ne pouvaient pas tuer des enfants, et les autorités n'ontpas non plus donné de signal pour montrer que des assassinats étaient injustifiables, même sousprétexte de créer un climat favorable à la stimulation économique."2

Pendant sa visite à Tegucigalpa, capitale du Honduras, Mme Jahangir, originaire du Pakistan,a rendu visite à Casa Alianza - Amérique latine, qui travaille à promouvoir le bien-être des enfants etdes jeunes de la rue au Mexique et en Amérique centrale. Elle a discuté avec le personnel de l'ONG,ainsi qu'avec les membres des familles des victimes. Elle a également visité le cimetière des enfantsde l'organisation, dans lequel ont été enterrées quelques-unes des victimes de ces assassinats. Lesparents des enfants victimes l'ont informée sur les exécutions effectuées par des forces de sécurité.Les enfants qui en ont été témoins ont également parlé avec la rapporteuse spéciale, qui a reconnuêtre "accablée, perturbée et affligée" par ces réunions.

Dans son rapport, très attendu, la rapporteuse a affirmé que des enfants lui ont parlé degroupes d'hommes armés, habillés en civil et conduisant des véhicules sans immatriculation, qui ontséquestré des enfants de la rue, qu'ils ne revirent jamais plus par la suite. Les témoins ont déclaréque la police n'a rien fait pour arrêter ces personnes, et qu'elle a parfois dissimulé leurs activités. Ona rencontré, dans certains lieux déserts de diverses villes du Honduras, des corps d'enfants de la rue

1 "Diffusion de l'information sur l'Amérique latine". Bulletin du DIAL n° 2599 (15-30 novembre 2002).Traduction DIAL.2 Derrière cette proposition, il y a l'idée -ici dénoncée- que se débarrasser des enfants de la rue et des petits délinquantsest nécessaire pour assurer un climat de sécurité favorable au développement des activités économiques. (Note deDIAL)

Page 82: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

82

assassinés par des auteurs inconnus. Quelques-uns de ces enfants ont été torturés et avaient reçuune balle entre les deux yeux. (...)

Mme Jahangir a indiqué qu'il existe "un manque de confiance et une crainte profondeenvers la police" parmi les enfants victimes et les familles avec lesquelles elle a parlé. Cette crainteest maintenue vive en raison de l'impunité et de l'indifférence, et cette ambiance rend difficile auxONG et aux défenseurs des droits humains de monter des dossiers sur tous les cas d'exécutionsextrajudiciaires. Ainsi, les données qu'elle a reçues de Casa Alianza portent sur 606 enfants etjeunes de moins de 23 ans assassinés entre 1998 et 2000, mais elle a noté qu'il s'agissait là"seulement de la partie visible de l'iceberg". Mme Jahangir a déclaré qu'un enfant sur quatre deceux qu'elle a rencontrés dans les centres de détention avait vu des exécutions extrajudiciaires, tandisque des mères lui ont parlé de leurs recherches sans fin de leurs enfants disparus.

La mère d'Oscar Daniel Medina Cortès, assassiné à l'âge de 16 ans, lui a ainsi racontécomment des policiers avaient emmené son fils et deux de ses amis (dont José Luis Hernandez, âgéde 14 ans), le 11 janvier 1998, dans un parc d'El Progresso. Le petit José a pu s'échapper et avertir lamaman d'Oscar, mais, bien que celle-ci ait demandé toute la nuit à la police de l'aider, le corps de sonfils Oscar et celui de son ami ont été retrouvés dans une plantation de bananiers le jour suivant. Ilsavaient été torturés et avaient reçu un coup de fusil dans le dos. Mme Cortès a essayé de déposerune plainte contre les policiers inconnus, mais elle n'a pas pu, et aucun témoin n'était prêt à rapporterdes preuves. Le cas reste sans solution, et Casa Alianza l'a présenté devant la Commission inter-américaine des droits humains. La mère de José Giovanni Lainez, âgé de 17 ans, a raconté à larapporteuse spéciale comment son fils avait reçu une balle dans la jambe de la part d'un officier depolice parce qu'il n'avait pas pu s'arrêter lorsque l'ordre lui en avait été donné. On ne permit pas à lafamille de voir l'enfant à l'hôpital, mais on l'informa qu'il était vivant. Le jeune fut sorti de l'hôpitalpar la police, qui remit plus tard son corps avec un trou entre les deux yeux clairement provoqué parune balle. La mère demanda justice devant les autorités, mais sa démarche fut rejetée, indique lerapport. La mère connaît le nom des assassins en uniforme de son fils, et continue la lutte pourobtenir justice, avec une photographie de José près de son coeur.

Ces histoires sont banales. Mme Jahangir trouve que "les recherches n'aboutissent que trèsfaiblement dans une grande quantité de cas d'enfants assassinés par des auteurs inconnus." Lareprésentante des Nations-Unies a aussi critiqué les médias du Honduras à cause de la présentationqu'ils font fréquemment des enfants de la rue comme s'ils étaient tous membres de bandes etsupposés s'entre-tuer les uns les autres. Un tel comportement, dit-elle, favorise un climat dans lequelles enfants sont considérés comme responsables de leurs propres morts. "Il faut que l'on réaliseque les enfants de la rue ne sont pas une "réalité inévitable". Aucun des enfants entrevus par larapporteuse spéciale ne demande miséricorde, charité ou aide. Ce qu'ils veulent, c'est vivre avecdignité et en sécurité. Ils ont le droit de jouir de leurs droits, comme des enfants qu'ils sont", a ditla rapporteuse.

Mme Jahangir, qui est également présidente de la Commission nationale pakistanaise desdroits humains, a crédité le gouvernement de quelques actions favorables au bien-être des enfants, etde sa volonté de l'aider au cours de sa recherche. Elle l'invite à créer une organisation indépendantecomme un "défenseur des enfants", pour s'assurer que tous les cas d'exécutions extrajudiciairesfassent l'objet d'enquêtes ; toutes ces enquêtes seraient contrôlées de façon indépendante. Desinformations périodiques seraient publiées, et présentées aussi au gouvernement. Elle lanceégalement un appel urgent pour que soit créée une commission avec la participation d'ONG et ducommissaire aux droits humains, pour étudier la situation et présenter des recommandationsconcrètes, (...) et pour que les responsables soient conduits devant la Justice sans délai.

Elle a affirmé que "le gouvernement doit satisfaire à son obligation de résoudre le mystèredes enfants qui sont assassinés par des auteurs inconnus. L'Etat doit assurer sans attendre la finde l'impunité actuelle pour les assassins des enfants marginalisés du Honduras." Le rapport - quia été envoyé à la Mission permanente du Honduras aux Nations-Unies à Genève - a été bien reçupar Casa Alianza - Amérique latine. "Ce rapport soutient pratiquement tout ce que nous avons ditdepuis que nous avons commencé à travailler au Honduras, il y a 15 ans", a indiqué Bruce Harris,son directeur exécutif. "Nous avons compté que 1 343 enfants et jeunes de moins de 23 ans sontmorts assassinés au Honduras depuis janvier 1998, dont 53 uniquement au mois d'août de cetteannée. Ce chiffre est la triste expression d'un système qui permet que l'on tue les enfants en toute

Page 83: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

83

impunité. Nous attendons que le gouvernement du Honduras agisse, en référence à ce rapport desNations-Unies, pour mettre un terme aux exécutions extrajudiciaires des enfants, et pour qu'ilconduise les coupables devant la Justice. C'est seulement alors que les enfants du Hondurasauront les droits qu'ils méritent."

---------------------

DOCUMENTd'Amnesty International

Les "exécutions extrajudiciaires" d'enfants de la rue au Honduras

Le point de vue d'Amnesty International

La grande organisation internationale de défense des droits de l'homme a lancé en 2003 unecampagne pour dénoncer les assassinats d'enfants de la rue qui sont commis en nombre croissant auHonduras, petite république d'Amérique centrale très pauvre, avec des inégalités sociales extrêmes,énormément de violences et un appareil d'Etat très corrompu. Amnesty International espère ainsi, parla pression que peut exercer l'opinion publique mondiale, amener le gouvernement du présidentRicardo Maduro -un juriste élu en 2002 après une campagne électorale axée sur la "tolérance zéroface à la criminalité"- à lutter contre de telles pratiques. Nous reprenons ici quelques extraits d'undocument solidement argumenté, fondé sur l'analyse rigoureuse et prudente de nombreux casconcrets1.

Ces dernières années, (…) on a constaté une augmentation sans précédent du nombre desmeurtres et exécutions extrajudiciaires (…) : entre 1998 et 2002, plus de 1 500 enfants et jeunesont été assassinés2. L'implication de membres des forces de sécurité (…) a été signalée dans unnombre inquiétant de cas (22 %), tandis que certains de ces crimes ont lieu dans le contexte de laguerre des gangs [de jeunes, de la rue ou des bidonvilles] ou maras. La plupart des victimesvivaient dans la pauvreté, en marge de la société, presque sans formation ni possibilités d'emploi.La société du Honduras fait montre, à l'égard de ces décès, d'indifférence et d'apathie, certainsjournaux les évoquant même comme une solution possible au problème de l'insécurité publique.(…)

Certains médias accusent souvent les maras (gangs) ou les enfants et les jeunes de la rue del'augmentation de l'insécurité publique. La réalité des statistiques indique que les crimes commispar des mineurs sont en nombre minime. (…) La délinquance juvénile ne représente que 5 % descrimes et délits commis dans le pays ; (…) en 1999, seuls 0,02 % de tous les meurtres commis auHonduras étaient imputables à des mineurs. (…) Les deux tiers de tous les enfants et adolescentsqui meurent de mort violente n'appartiennent pas à des gangs et n'ont pas de passé criminel. (…)Ils ont été "catalogués ainsi" en raison de la façon dont ils s'habillent ou de leur apparence, qui lesfait ressembler aux membres des maras. (…)

Selon les statistiques de Casa Alianza, de 1998 à 2002, 87 % des victimes sont de sexe masculin3.Cependant, le nombre des victimes de sexe féminin4 augmente : 21 cas en 2000, 60 en 2001, 70 enjuin 2002. (…) En 2002, 68 % des assassinats d'enfants et jeunes de la rue pouvaient être

1 Amnesty International : Honduras. Tolérance zéro… pour l'impunité. Exécutions extrajudiciaires d'enfants et dejeunes depuis 1998. Document AMR 37/001/2003 (SF 03 COO 161), Paris, 2003, 57 p. multigr.2 En 1998 : 97 assassinats, en 1999 : 277, en 2000 : 209, en 2001 : en 430, en 2002 : 556.3 Agées, dans les divers cas cités, de 11 à 17 ans.4 Très souvent violées avant d'être tuées.

Page 84: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

84

attribués à des inconnus, 14 % à des [ guerres entre] gangs, 12 % aux occupants des "voituresde la mort"1, 3 % à la police nationale, 2 % à des civils et 1 % à des gardes privés.

Malgré de nombreuses promesses et initiatives gouvernementales en 2001 et 2002, aucunediminution du nombre de décès ne s'est produite, et rien n'a été fait pour enquêter effectivement surces cas. (…) Le gouvernement hondurien a manqué à sa responsabilité de prévenir les violationsdes droits humains et de protéger les victimes, ainsi que d'enquêter de manière adéquate sur tousles cas d'assassinats qui sont dénoncés. Dans un pourcentage significatif de cas, dans lesquels il ya eu des allégations d'implication des forces de sécurité, le gouvernement aurait dû agir plusfermement et plus promptement afin de déterminer l'implication des policiers et des militaires dansces crimes. La paralysie presque totale de ces affaires au stade de l'instruction et du procès ontconduit à la conclusion qu'il existe un fossé énorme entre les paroles du gouvernement duHonduras et ses actes. (…)

Seules des politiques coordonnées, exigeant la participation de tous les services, pourront fairecesser les exécutions d'enfants et de jeunes. Ces politiques devront prendre comme base le respectdes droits fondamentaux de tous les citoyens et la nécessité de mettre fin à l'impunité qui prévautau sein des diverses institutions honduriennes. (…) Une attention particulière doit être apportée àl'élaboration de politiques destinées à venir au secours des enfants et des jeunes, et à les intégrerdans la société, à moderniser et à renforcer les institutions de protection de l'enfance et à leurfournir des ressources humaines et financières plus importantes.

Pour exprimer une protestation, chacun peut écrire directement au président du Honduras :

Lic. Ricardo MADUROPresidente de la República de Honduras

Casa presidencialBoulevard Juan Pablo SegundoTEGUCIGALPA (Honduras)

Fax : (00 504) 221 45 52

(Copie à Casa Alianza : fax (00 504) 221 58 33)

1 "Des groupes d'hommes lourdement armés, circulant dans des voitures aux vitres teintées circulant sans plaqued'immatriculation, le visage couvert. (…) Ils utilisent des voitures et un armement qui sont encore difficiles àobtenir par des membres des gangs traditionnels. De plus, dans certains des cas étudiés, ces groupes semblaientopérer en lien avec les policiers. (…) Le fait qu'ils continuent à agir en toute impunité et sans être "détectés"pourrait indiquer qu'ils mènent leurs activités avec l'autorisation explicite ou implicite de l'Etat."

Page 85: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

85

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

TEMOIGNAGEd'Amnesty International-France1

Dr Jean-Claude ALT

Commission "enfants" d'Amnesty International-France

EN FRANCE AUSSI...

TROIS ANS DANS LA RUE

A PARIS

C'est ce qu'a vécu X, de 1979 à 1982. Enfant de parents divorcés, le père resté au Québec, lamère revenue en France avec les enfants, X ne parvint pas à s'intégrer dans la famille de sa mère quiles hébergeait en Bretagne. Ambiance d'alcoolisme et de violence. Menacé souvent, batturégulièrement, il est mis à la porte du domicile à l'âge de 12 ans, avec, comme par ultimerecommandation, de ne pas revenir.

Il met alors plus d'une semaine pour gagner Paris, où il découvre la vie de la rue, enparticulier dans le XIVème arrondissement. Des foyers, il garde un souvenir déprimant : au foyerdes jeunes Bretons, pas d'argent, pas de lit ; au foyer des "bleus" de la RATP, c'était vraiment tropsale ; aux foyers de la DDASS, il y allait parfois volontairement, pour trouver à manger, plussouvent d'office, amené par les agents de la RATP ou par la police, mais il n'y restait pas car, dit-il,les gens de ces foyers ne s'intéressaient pas aux enfants.

Il se souvient qu'à cette époque, au moins cent enfants vivaient comme lui dans la rue, rienque dans le XIVème arrondissement. Certains n'avaient que 8 ou 9 ans. Beaucoup étaient desorphelins. Certains, comme lui, avaient rejoint la rue à la suite de problèmes familiaux et avaientfugué, parfois parce que les parents avaient voulu les prostituer. D'autres présentaient des troublesmentaux. Très peu étaient dans la rue du fait de la pauvreté des parents. Aucun n'était étranger.

Tous vivaient d'expédients : mendicité, vols, trafic de drogues, prostitution. Lui-même sesouvient avoir commis des vols alimentaires et avoir été livré à la police. La compréhensionmanifestée par celle-ci était le plus souvent remarquable, et il cite le cas d'un commissaire de policequi a payé de ses deniers la valeur du vol que X avait commis, afin que le gérant du magasin retire saplainte. Par contre, l'indifférence des habitants et de l'Eglise continue, 20 ans après, à le choquer.Seuls les ouvriers et les épiciers maghrébins prêtaient attention à leur sort et leur fournissaientquelques aides.

La collectivité ne se préoccupait alors que des vrais délinquants, ceux qui constituaient unemenace pour la sécurité du quartier. Ceux-là avaient droit à une vraie prise en charge, avec deséducateurs, ils étaient nourris et habillés. "Mais nous, les enfants les plus jeunes, nous n'étions unemenace pour personne, donc pas un sujet de préoccupation pour la société."

Parmi la centaine d'enfants qui vivaient comme lui, X pense qu'une trentaine a pu s'en sortir.Vingt-cinq se sont suicidés, et il a perdu les autres de vue. Selon lui, ils doivent être morts.

1 Extrait du Bulletin de la Commission enfants d'Amnesty International, n° 4, juin 2002, p. 10.

Page 86: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

86

En 1982, un épicier algérien chez qui il vient de commettre un vol, l'héberge, le loge, le lave etle nourrit pendant un mois, puis lui trouve une place de pré-apprenti chez un boulanger-pâtissier.Pour lui, c'est la sortie de la rue : une adresse est la condition indispensable pour avoir un travail.Deux ans d'apprentissage salarié suivent, et l'employeur se charge de lui obtenir enfin un extraitd'acte de naissance.

Vingt ans plus tard, il travaille pour une entreprise de maintenance électrique. Il estaujourd'hui père d'une petite fille de quelques mois. Pour lui, le constat est clair : sans la solidaritédes plus modestes, ouvriers et petits commerçants nord-africains, il ne s'en serait sans doute passorti. Les institutions civiles ou religieuses ne lui ont été d'aucun secours, hormis les policiers, quipoussaient parfois leur rôle de protection au-delà de ce qu'exigeait leur fonction.

N.B. Ce témoignage a été recueilli par l'auteur. Pour des raisons personnelles, le témoin a préféréque son identité ne soit pas dévoilée. Cependant, l'auteur peut le mettre en contact direct avec toutepersonne qui souhaiterait avoir des informations sur son expérience.

Page 87: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

87

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

DOCUMENT ORIGINALdu Service mineurs étrangers isolésd'Enfants du Monde - Droits de l'Homme

LES TRIBULATIONS D'UN JEUNE CHINOIS

A PARIS

Le témoignage d'un immigrants clandestin de 15 ans.

Je m'appelle W. Je suis né en septembre 1987, à T (Chine du Sud). Mes parents sont paysans. J'aidû arrêter l'école à 13 ans et commencer à travailler, car mes parents sont pauvres et nepouvaient continuer à payer ma scolarisation. Ils m'ont envoyé travailler dans la ville deWenzhou, dans un atelier de couture. J'y ai travaillé pendant presque trois ans, 7 jours sur 7, de 6heures du matin à 10 heures du soir. J'étais payé 400 yuans par mois, mais seuls 100 yuans1

m'étaient versés directement. Le reste de la somme devait être remis à mes parents.

Mon patron m'a proposé de partir en France, en me disant que, là-bas, je pourrai gagner plusd'argent. J'ai accepté, car rien ne me retenait en Chine. J'en veux à mes parents de ne pas m'avoirlaisser continuer l'école. De plus, je ne les voyais plus que quelques jours par an, au moment duNouvel An [chinois]. C'est mon patron qui s'est occupé d'organiser mon voyage et de payer lebillet d'avion. En arrivant en France, un de ses amis devait me prendre en charge et me fairetravailler.

Je suis arrivé à l'aéroport Roissy-Charles de Gaulle en mars 2003, tôt dans la matinée. Je ne saispas par quelle compagnie aérienne je suis arrivé, ni le numéro de mon vol. Je sais seulement queje suis parti de Pékin et que j'ai fait escale en Guinée, où j'ai changé d'avion avant d'arriver àRoissy.

J'étais muni d'un passeport, mais je ne sais pas s'il y avait un visa dessus, car je ne sais pas ceque c'est, ni à quoi ça ressemble. La police m'a pris mon passeport, et je ne l'ai pas récupéré.

Dès mon arrivée, deux policiers m'ont demandé par l'intermédiaire d'un interprète si je voulaisrepartir. J'ai refusé. L'interprète est parti. Les deux policiers ont tenté de m'emmener à l'avion.J'étais attaché par des menottes à l'un des policiers. Je me suis débattu et j'ai mordu le policier aubras. Trois autres policiers sont venus et, à cinq contre moi, ils m'ont battu. J'ai reçu des gifles,puis des coups de poing et des coups de pied. J'ai été atteint par des coups dans le dos, à lapoitrine et au visage. Cela a duré environ une quinzaine de minutes, dans une sorte de couloirsans fenêtre, pas très loin de l'avion.

J'ai été menotté les mains dans le dos et emmené dans un bureau de la police. J'y suis restéenviron deux heures. Il y avait là trois autres étrangers. Dans ce bureau, j'ai été giflé à plusieursreprises par les policiers.

Ensuite, ils m'ont conduit devant un médecin. Ce médecin m'a demandé où j'avais mal. Il m'aexaminé le visage et les mains. Il a fait un certificat que les policiers ont gardé. Puis, j'ai étéreconduit dans le bureau de la police.

1 Environ 15 euros.

Page 88: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

88

Un autre interprète est venu. Il m'a demandé ce qui s'était passé. Je lui ai expliqué que j'avaisrefusé de repartir et que les policiers m'avaient frappé. Il m'a demandé de signer quelque chose,mais je n'ai pas compris ce que c'était.

Dans la soirée, j'ai été emmené en voiture dans un hôpital. J'ai été examiné par un médecin.

Au retour, on m'a enfermé dans une pièce où était déjà entassée une centaine de personnes. Nousétions tellement nombreux qu'il n'était pas possible pour tout le monde de se coucher par terrepour dormir. Pour aller aux toilettes, il fallait former un groupe avec plusieurs personnes pourque les policiers acceptent de nous accompagner. Je suis resté enfermé dans ce lieu pendant cinqjours, en dormant par terre la nuit. Je suis sorti seulement le quatrième jours pour être présentéau juge, qui a refusé de me libérer.

Après ces cinq jours, j'ai été transféré dans une chambre (n° 74) avec cinq lits, mais où nousétions entre 7 et 8 Chinois, selon les moments.

Il y avait un vol pour la Chine le mercredi et le samedi. Les policiers n'ont pas tenté de merenvoyer lors du premier vol, car j'avais encore le visage très enflé. Lors du second vol, je devaispartir, mais les policiers n'ont pas eu le temps de faire monter dans l'avion tous les Chinois.Seulement six compatriotes sont repartis, mais pas moi.

Après douze jours en zone d'attente, j'ai été présenté à un autre juge, qui m'a libéré parce quej'étais mineur. Quand le traducteur m'a dit que j'étais libre, je suis tout de suite sorti du tribunal,sans récupérer mes affaires restées en zone d'attente.

J'ai rejoint Paris à pied. J'ai dormi plusieurs nuits dans la rue. Il me restait quelques dollars pouracheter de la nourriture. Des Chinois m'ont ensuite indiqué une association qui pourrait m'aider.C'est comme ça que je suis arrivé au Service des Mineurs isolés d'Enfants du Monde-Droits del'homme1

Vingt-cinq jours après les faits, un médecin a relevé des traces de coups sur le jeune W et afait un certificat médical. Ce témoignage sur les illégalités et les violences commises à l'aéroport deParis a été transmis à l'Inspection générale de la police nationale et au Tribunal des enfants, qui asaisi la Commission de déontologie de la Sécurité.

(Fin 2003 : l'enquête suit son cours.)

1 Service chargé de l'accueil des mineurs étrangers isolés, avec un foyer dans la proche banlieue de Paris (au Kremlin-Bicêtre), dont les responsables travaillent avec des médiateurs capables de s'exprimer en 27 langues...

Page 89: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

89

Troisième partie

A TRAVERS LES LIVRES

ET LES FILMS

Page 90: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

90

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

COMPTE RENDU DE LECTURE

Sylvain FILLION

PARA ELLOS, UNA QUINTA ESTACION(Pour eux, une cinquième station)

PROYECTO DE INTERVENCIONCON LOS NIÑOS Y JOVENES DE LA CALLEDE LA VICTORIA Y DEL CENTRO DE LIMA

(Projet d'intervention avec les enfants et les jeunes de la ruede La Victoria et du Centre de Lima)

Lima, INPPARES, CUSO et Terre des Hommes, 1999, 141 p.

L'auteur, Sylvain Fillon, Canadien, a une formation de travailleur social spécialisé dansl'intervention avec les mineurs en situation de risque (plus spécialement les bandes de jeunes et lesjeunes de la rue). Il a six ans d'expérience comme éducateur de rue et cinq ans comme coordinateurde programmes et de services. Il a travaillé au Guatemala, dans le domaine des Droits de l'Homme,pour l'organisation de coopération canadienne CUSO, et il est arrivé au Pérou en septembre 1996pour le CUSO. Il a travaillé pendant trois ans à Lima pour l'ONG Manuel-Ramos, commecoordinateur du service de protection de la jeunesse à Pamplona Alta, ensuite pour l'ONGINPPARES, comme consultant pour le programme Jeunesse.

Au Pérou, plus de 2 millions d'enfants et d'adolescents sont exposés à des situations de hautrisque, dont beaucoup d'orphelins, ce qui est dû à la mortalité maternelle élevée, à l'abandon du foyerpar le père, la maternité précoce ou l'assassinat du père dans les zones de violence politique. 22 %des enfants de 6 à 11 ans et 22 % des adolescents entre 12 et 15 ans ne vont pas à l'école, et netravaillent pas non plus. D'où le nombre croissant de bandes, et aussi de suicides.

13 % des filles entre 15 et 19 ans sont déjà mères ou accouchent pour la première fois, pourla majorité sans le vouloir et sans préparation. Beaucoup d'entre elles quittent l'école car elles sontrejetées par l'institution scolaire et les professeurs, ce qui les empêche par la suite de subvenir à leursbesoins et de trouver un travail mieux rétribué. Ainsi se maintient le cercle de la pauvreté.

Le phénomène des enfants de la rue et des bandes dans la ville de Lima a grandi depuisquelques années. L'appauvrissement des familles, conséquence de la crise économique du Pérou, lemanque d'emploi pour les adolescents et les jeunes, le manque d'organismes qui puissent lesassister, le manque de perspectives d'avenir, l'impossibilité de se réaliser et d'affronter leursproblèmes personnels, ont amené beaucoup de ces jeunes à quitter leurs foyers pour se regrouper etse soutenir entre eux pour satisfaire leurs besoins

Rien qu'à Lima, il y a une moyenne de 800 "enfants de la rue", appelés aussi pirañitas1. Ilssont dans la rue, dans la majorité des cas, à cause de la pauvreté, de la violence familiale et des abussexuels, qui les ont obligés à fuir leur foyer. La rue représente pour beaucoup de ces enfants leur

1 Les petits pirañas (poissons carnivores).

Page 91: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

91

principal espace de socialisation. La rue leur offre ses aspects indésirables, mais leur apporte aussiun climat et un espace qui sont souvent ressentis comme meilleurs par les enfants dont la viefamiliale est insupportable et qui, par conséquent abandonnent leur maison, se transformant ainsi enhabitants de la rue. Une des conséquences de la malnutrition, signale l'auteur, est qu'il n'est pas rarede voir dans la rue des adolescents qui, par la taille, paraissent des enfants.

La drogue

Le "terokal" est un solvant inhalé par les enfants dans des sacs en plastique. Il sert pouroublier la faim ou comme analgésique pour calmer la douleur à la suite, par exemple, de plaiesinfectées, de fractures suite à des bagarres ou des accidents dans la rue. Il peut provoquer deslésions graves dans le cerveau, et même la mort s'il est consommé pendant longtemps. L'alcool, lamarijuana et la pâte-base de cocaïne existent aussi, mais sont moins utilisés que le terokal.

La violence

Pour survivre dans la rue, il faut être fort et utiliser la violence pour préserver ses biens et sefaire respecter des autres. Dans le quartier règne la violence : prostituées, boutiques qui vendent dela drogue et des marchandises volées, adultes qui utilisent les enfants pour voler ou vendre de ladrogue, lieux de consommation d'alcool, jeux électroniques, présence de bandes et bagarres entreelles... Ils se battent pour la nourriture, pour le terokal ; ils se volent leurs sacs… La violence leurpermet aussi d'acquérir plus de pouvoir et plus de prestige.

Ils sont parfois embarqués par la police, passent quelques heures au commissariat (sansmanger) et sont ensuite adressés au juge, qui les envoie dans différents centres, d'où ilss'échapperont ensuite. Certains jeunes se tailladent la figure ou le corps pour être envoyés non aucommissariat, mais à l'hôpital.

Ils sont l'objet de violences sexuelles entre eux et de la part d'adultes.

Le travail des éducateurs

L'auteur insiste sur les points suivants :- L'importance de respecter les décisions d'un mineur qui ne veut pas quitter la rue pour retournerchez lui.- L'importance de prendre en compte le temps passé dans la rue : il est plus facile de réussir la"désadaptation" graduelle de la rue avec des mineurs qui y sont depuis peu de temps qu'avec ceuxqui sont dans la rue depuis plus longtemps.

Pour un éducateur de rue, il faut à peu près six mois pour bien connaître le milieu, établir debons contacts et pouvoir intervenir auprès des jeunes. Il faut que les éducateurs puissent avoir desréunions hebdomadaires avec l'équipe (en dehors de leur lieu de travail) où ils puissent exprimerleurs sentiments et être confortés par le groupe. Un éducateur de rue peut "durer" environ 10 ans,selon sa capacité à s'évaluer et à prendre du repos et du recul quand il est nécessaire de "rechargerles batteries".

Un espace d'accueil et de conseils de l'association doit être ouvert aux mineurs, nuit et jour,pour les orienter vers les diverses structures : foyers, hôpitaux, maternités…

Les ateliers qui ont été réalisés de mai 1998 à juin 1999 sur les lieux de vie des enfants ontporté sur les thèmes comme l'estime de soi, l'identité personnelle, la connaissance du corps,l'initiation sexuelle, la prévention sur les maladies sexuellement transmissibles (IST et VIH- Sida),les méthodes contraceptives et la grossesse chez les adolescents. Les ateliers duraient de 1h 30 à 1h45, avec beaucoup de vidéos de 15 à 20 minutes. Sylvain Fillion conclut : "Le thème de l'estime desoi nous paraît important, car nous croyons que c'est la base de l'auto-réalisation de chaque êtrehumain. Mais nous devons dire aussi que ce n'est pas un thème qui plaît beaucoup aux jeunes dela rue, car cela les conduit à se poser des questions et à travailler sur eux-mêmes."

Page 92: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

92

Parmi les difficultés rencontrées, l'auteur relève :- La rivalité et les jalousies entre divers organismes, qui empêchent d'avoir un travail communnécessaire pour une intervention globale qui aurait plus de poids pour motiver et influencer le jeuneà changer de milieu.- L'existence de groupes et d'organisations peu professionnelles, qui ne visent pas vraiment àrépondre aux nécessités de cette population des rues.- Les déplacement des lieux et des zones des enfants à la suite des descentes de la police rendentplus difficiles la localisation des enfants et le suivi des actions préventives.

A la fin du livre, l'auteur publie une liste des organismes et associations qui travaillent avecles enfants des rues rien que dans le secteur de La Victoria et le centre de Lima : pas moins de 50 !

Jacqueline Blanchy

Page 93: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

93

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

Relire un classique de l'anthropologie

Colin M. TURNBULL

UN PEUPLE DE FAUVES

Paris, Stock, 1973, 288 p.

A sa parution, en 1972 pour sa version anglaise, ce livre fit scandale1 : il montrait unepopulation africaine qui ignorait toute solidarité, toute fraternité, tout ce que l'on considérait commeconsubstantiel à l'âme de ce continent. En effet, les Ik tels que les décrit l'anthropologue américainColin Turnbull, un tout petit groupe caché dans les âpres montagnes de l'extrême-nord del'Ouganda, aux confins du Kenya et du Soudan, se comportaient comme "un peuple de fauves",ainsi que l'affirme le titre de la version française2. Entre eux règne l'individualisme le plus féroce, leplus cynique : chacun ne cherche que son plaisir immédiat, en réalité sa survie, dans une indifférencetotale à la souffrance et à la mort du prochain, fût-il un parent, un conjoint, un enfant. La douleur del'autre provoque plutôt le rire de tous, y compris de la victime elle-même, tant la notion decompassion est ignorée : "Il arrive que des hommes observent avec une attente impatiente unenfant qui se traîne vers le feu, et ils se mettent à rire bruyamment lorsqu'il plonge une mainosseuse dans les braises ardentes. Quelqu'un qui tombe est aussi une occasion de rire, surtout s'ilest vieux, faible ou aveugle." (p. 104) Le fondement des relations sociales est tout simplementl'indifférence, en général sans agressivité3 : "J'ai vu des choses qui m'ont donné envie de pleurer,mais je n'ai jamais vu un Ik éprouver du chagrin et, si j'ai vu des enfants pleurer, c'étaituniquement de colère." (p. 120)

Dans ce monde où les liens sentimentaux sont abolis, l'anthropologue ne peut s'interdire desréactions dictées par la pitié, et il essaye parfois d'apporter une aide devant une détresse tropinsoutenable. Le résultat est encore pire : "La vieille femme était manifestement mourante de faim etde soif. C'est alors que se passa une chose poignante. Nous la soignâmes et la fîmes manger. (...)Soudain, elle se mit à pleurer. C'était, [expliqua-t-elle,] parce que, brusquement, nous lui avionsrappelé qu'il y avait eu un temps où les gens s'entraidaient, où ils étaient gentils et bons..." (p. 217)Turnbull conclura plus loin, avec amertume : "Nous lui avions rappelé le passé ; (…) ce faisant,nous l'avions fait pleurer, et elle est morte en pleurant." Alors que les autres "vieux" (au plusquadragénaires) décédés quasiment sous ses yeux "étaient tous morts sans se plaindre, longtempsavant leur heure, à cause de la fin de la bonté, (…) parce que la froide indifférence, qui étaitdevenue la dernière arme des Ik contre le monde, les avait touchés." (p. 277)

Car les Ik n'ont pas toujours été ainsi. C'était une petite société fragile de chasseurs-cueilleurs à qui, quelques décennies plus tôt, l'administration coloniale avait retiré ses territoires dechasse pour en faire de vastes réserves naturelles, au nom de la défense des animaux sauvages. LesIk avaient été refoulés dans des montagnes inhospitalières, contraints à une agriculture peu efficace, 1 Voir par exemple la critique acerbe de Jean-Loup Amselle in Cahiers d'études africaines n° 54, 1974 (pp. 393-396).2 Le titre originel était, plus banalement, Mountain People, en écho à la célèbre étude de l'auteur sur les pygmées duCongo belge (1961) : The Forest People (traduction française : Le Peuple de la Forêt , Paris, Stock, 1963).L'ouvrage a été réédité en 1987 dans la collection Terre Humaine (et Terre Humaine/Poche) sous le titre : Les Iks,survivre par la cruauté.3 "Je n'ai jamais vu un Ik en faire tomber un autre", affirme l'auteur. (p. 104)

Page 94: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

94

que rendaient de plus en plus aléatoire des sécheresses récurrentes. Avec l'effondrement de sesressources et de son mode de vie, la société ik, tenaillée par la faim éprouvée au quotidien, s'estdécomposée, perdant en peu de temps tout ce qui en assurait la cohésion : croyances, techniques,valeurs et surtout structures. Tout le système régissant les relations entre les individus était, quandTurnbull l'a observé, en train d'achever de se dissoudre.

Dans la crise de survie affrontée par les Ik, la famille a été l'une des premières institutions àdisparaître. (...) Ils continuent à vivre en villages, même s'ils ne peuvent plus être considéréscomme de véritables structures sociales. (...) Les habitants d'un village se méfient (et se craignent)plus les uns des autres que de n'importe qui, en raison même de leur voisinage, et sans égardspour leurs liens de parenté. Cette méfiance commence au sein de chaque enclos, entre un hommeet sa femme, entre parents et enfants. (...) Les enfants sont aussi inutiles que des personnes âgées.Quiconque ne peut subvenir à ses propres besoins est un boulet, et un danger pour la survie desautres. (pp. 124-125)

Il ne faut donc absolument pas voir les Ik comme des monstres par nature, mais bien commedes victimes, écrasés par une politique qui les ignore. S'ils sont si indifférents, si passifs, c'est qu'ilsvivent perpétuellement affamés, c'est-à-dire obsédés par la survie quotidienne. Ils sont les derniersvestiges d'un monde en agonie, y compris biologique :

Les Ik mettaient dans leur vie sexuelle la même lassitude et la même inertie que dans tout le reste,surtout les hommes, qui avaient mieux à faire de leurs forces. Mais lorsqu'un homme éprouvait lebesoin irrésistible d'avoir des rapports sexuels [en général adultérins] (...), deux obstaclesimportants s'y opposaient. D'une part, la femme demandait à être payée, (...) d'autre part celaimpliquait une dépense d'énergie, et les hommes jeunes -les seuls qui fussent aiguillonnés par cedésir ridicule- trouvaient moins fatigant de se masturber. (…) Pour les filles et même quelques-unes des femmes les plus jeunes, c'était différent : [la prostitution] était leur principale source denourriture, et elles s'y livraient volontiers quand elles le pouvaient. (…) [Pour les plusmignonnes,] bien entendu, elles ne couchaient jamais avec des Ik, car ils n'avaient pas de quoi lespayer, mais avec les policiers [et les éleveurs de la plaine.]"(pp. 243-244)

Si la conclusion de l'auteur est pessimiste, c'est au sujet de toute l'humanité, à commencer parl'Occident et son futur : "On pourrait dire que les Ik ont "progressé", puisque le changement qu'ilsont subi s'est produit avec la venue de la civilisation en Afrique, (…) de ce que nous appelons sijoliment et si étourdiment le "progrès". D'un monde vivant, ils ont fait un monde mort, un mondefroid et sans passion. (…) Les Ik ont renoncé avec succès à ces luxes inutiles que sont la famille, lacoopération sociale, la foi, l'amour, l'espoir, etc., pour la simple raison que ces choses que noustenons pour fondamentales allaient à l'encontre de la survie. (…) Ils ont remplacé la sociétéhumaine par un simple mécanisme de survie. (…) Et les symptômes de changement de notrepropre société indiquent que nous allons exactement dans la même direction." (pp. 278-279)

Mais, ici, ce qui nous intéresse avant tout, c'est le sort des enfants et des jeunes dans cettesociété qui a banni toute affection dans les relations entre les êtres.

On constate sans surprise que les enfants ne sont pas mieux lotis que les vieux ou lesmalades. Ils sont littéralement expulsés de la vie de leurs géniteurs aussitôt qu'ils ont un minimumd'autonomie de mouvement : "Je n'ai jamais vu un père ou une mère donner à manger à un enfantde plus de 3 ans." (p. 105) Exclusion de la nourriture familiale, mais aussi du toit : "Les familles quiont des enfants possèdent un enclos plus grand, car les enfants ne sont pas autorisés à dormirdans la hutte après 3 ou 4 ans. A partir de cet âge, ils dorment à l'extérieur, en s'abritant commeils peuvent contre la clôture ou une hutte voisine." (p. 111) De ce rejet, les enfants peuvent tirer unediscrète vengeance :"Si, le soir, les adultes secouaient les peaux sur lesquelles ils dormaient àl'extérieur des huttes pour en chasser les poux et les cafards, les enfants, eux, peut-être pour sevenger d'avoir à dormir dehors, s'arrangeaient toujours pour secouer leurs poux à l'intérieur deshuttes, ce qui provoquait beaucoup de plaisir d'un côté et de colère de l'autre. Mais la colère desparents était mêlée d'une certaine estime pour l'enfant qui faisait montre d'une telle initiative."(p. 238)

Page 95: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

95

Si, entre les adultes, la règle sociale est une ignorance réciproque, il n'est pas vraimentsurprenant de voir apparaître, chez les enfants ainsi "élevés", la méchanceté :

C'était seulement parmi les enfants que se manifestaient une véritable violence et une véritablecruauté physiques, mais elles n'allaient pas sans raffinement. Par exemple, le petit Lokwam1, quiavait 9 ans, regarda deux jours durant Naduié, sa soeur de 6 ans, faire du charbon de bois pouraller l'échanger au poste de police contre de la nourriture (elle était encore trop jeune pour sevendre elle-même). (...) L'après-midi du second jour, je la vis se diriger vers le poste de police,serrant dans ses mains un petit sac de charbon de bois. Lokwam la suivit, lentement d'abord, luilaissant le temps de prendre peur, puis plus vite, lui laissant le temps de se mettre à pleurer. Alorsseulement il sauta sur elle, la jeta par terre brutalement et se mit à la frapper avant mêmed'essayer de prendre le charbon de bois, qu'elle tentait de protéger en se couchant dessus. (...) Nepouvant le lui arracher, Nokwam se redressa et sauta sur le dos de Naduié, que la douleur fit crieret lâcher son petit sac. Lokwam la regarda un moment, puis s'empara du sac et alla au poste depolice. (pp. 251-252)

Il est particulièrement intéressant de retrouver, chez ces enfants livrés à eux-mêmes dès unâge théoriquement encore tendre, ce que l'on pourrait croire une exclusivité des jeunes citadinsmarginalisés : la bande.

Pour les garçons, la manière traditionnelle de prouver leur virilité était jadis de s'illustrer à lachasse. Cela avait été simplement et efficacement remplacé par la survie dans les bandes, et lepassage final de la bande des plus âgés à la solitude de l'adulte. (...) Il en va de même pour lesfilles, car elles aussi ont dû apprendre à survivre en tant qu'individus, mais elles ont en outre unecharge supplémentaire, la maternité." (pp. 184-185)

A 3 ans commencent une série de rites de passage2. Dans un tel environnement, un enfant n'aaucune chance de survie solitaire avant 13 ans environ, de sorte que les enfants se partagent endeux groupes d'âge, en formant des bandes séparées. La première comprend les enfants de 3 à 7ans, la seconde les enfants de 8 à 12 ans, 13 au maximum.

L'entrée dans une bande est une épreuve aussi sévère que le rite de passage par lequel on en estexclu. Lorsqu'on entre dans une bande, on y est le plus jeune, on a moins de résistance physique,on ne lui apporte rien, et l'on n'y est pas beaucoup mieux reçu que dans sa famille. Mais du moinsle fait-on pour quatre ou cinq ans, et les autres savent que, si l'on survit, on finira par être dequelque utilité.

Au sein de la bande, chaque enfant en cherche un autre qui ait à peu près son âge, afin qu'à deux,ils puissent se défendre contre les autres. Ils deviennent "amis". Il n'y a habituellement qu'entrecinq et dix enfants dans une bande, ce qui signifie que chacun ne peut avoir qu'un ou deux "amis".Ces amitiés, toutefois, sont temporaires, et il vient inévitablement un moment de transition oùchaque enfant se détourne de celui qui, jusqu'alors, était le plus proche de lui. C'est cela, le rite depassage : la rupture du lien fragile qu'on appelle l'amitié. Lorsque cela vous est arrivé trois ouquatre fois, vous êtes prêt à affronter le monde en prenant "l'amitié" pour la plaisanterie qu'elleest. (...)

Les seuls groupes sociaux fixes sont les bandes d'enfants. D'ordinaire, chaque village n'en compteque deux, une par groupe d'âge. Chaque bande revendique son propre "territoire" momentané. Iln'y a pas de territoires établis "appartenant" à une bande, mais celle-ci a certains droits qu'ellefait valoir par l'occupation pure et simple d'un territoire donné. La recherche de nourritureentraîne souvent les bandes assez loin du village, et il peut arriver qu'elles en rencontrent d'autresvenues de villages voisins. En pareil cas, le droit d'occupation joue si les bandes qui se rencontrentsont du même âge. Mais si une bande d'enfants plus âgés rencontre une bande de plus jeunes, fût-elle de son propre village, et si la première veut disposer du territoire de la seconde, elle le fait par

1 Un autre passage décrit celui-ci comme "particulièrement méchant, et les autres enfants se laissaient d'ordinairecommander par lui, à moins qu'ils ne fussent assez nombreux pour le rosser." (p. 105)2 En français dans le texte.

Page 96: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

96

la force. Ces conflits se règlent à coups de poings, de bâtons ou de pierres. Je n'ai jamais ouï direqu'un enfant avait été tué dans une telle bataille, mais il y a souvent des blessés.

Tout enfant solitaire est, bien entendu, en butte aux mauvais traitements de tous les autres : il fautêtre "fou" pour être seul. Au sein de la bande joue un système de protection mutuelle, nonseulement contre les autres, mais aussi contre les fauves, lions ou léopards. Si l'un des membrestombe dans un ravin, les autres l'aideront généralement à en sortir1 - à moins qu'il ne soit l'aîné,auquel cas il est possible qu'on l'y ait poussé. Toutefois, dans l'ensemble, les relations entre lesmembres ne traduisent qu'un esprit de compétition limité, chaque enfant cherchant sa proprenourriture, mais non point aux dépens des autres, c'est-à-dire qu'il n'essaie pas d'amasser plusqu'il ne peut lui-même consommer2. (…)

Chaque groupe se déplace continuellement. (...) Lorsque deux bandes s'approchent l'une del'autre, elles évitent généralement la rencontre. Des escarmouches ne se produisent que quand labande des plus jeunes occupe un bosquet particulièrement productif [en fruits comestibles]. (…)

Les plus jeunes sont souvent trop petits pour grimper aux arbres et doivent se contenter deramasser ce qu'ils trouvaient par terre, c'est-à-dire principalement des fruits en partie mangéspar les babouins, et quelques baies. Certaines écorces sont comestibles, mais les rendent parfoismalades. Lorsque les [plus petits] sont vraiment affamés, ils avalent même de la terre, voire depetits cailloux. Les plus faibles sont rapidement hors-jeu, (…) mais leur élimination contribue aubien-être des plus forts, (…) qui prennent le commandement de la bande. (...)

Le chef est finalement chassé par ses compagnons, y compris par celui qui avait été son "ami"quelques années auparavant, de la même manière qu'il avait lui-même pris la place du chefprécédent, qui avait été son "ami". Ce processus se répète sans cesse. Celui qui est chassé estforcé de se joindre à un autre groupe, dont il sera le membre le plus jeune, le plus faible et lemoins actif. Il y retrouvera celui ou ceux qui étaient ses "amis" dans la bande précédente, ets'attachera de nouveau à lui ou à eux.

Dans ce nouveau groupe, la sexualité intervient, ce qui donne de nouveaux moyens de nouer des"amitiés" sans rapport avec l'âge. C'est ainsi que la petite Nialetcha (…) apprit rapidement queson corps de 8 ans pouvait lui servir à assurer sa survie. Mais, ici encore, toute activité autre quesexuelle est, au sein de la bande, essentiellement individuelle : on a moins de peine qu'auparavantà grimper aux arbres. Cette bande plus âgée revendique aussi le droit exclusif de voler dans leschamps : tout groupe d'enfants plus jeunes surpris à le faire sera attaqué. (...)

Le rite de passage final est celui qui marque l'entrée dans l'âge adulte. Il prend place à 12 ou 13ans. A ce moment-là, le candidat au statut adulte a appris à agir seul, pour son seul profit, tout ensachant qu'il est parfois profitable de s'associer temporairement avec d'autres. Il a eu maintesoccasions de se rendre compte que de telles associations ne peuvent être que temporaires alorsque lui-même, au sein de chaque bande, passait de l'état de cadet à celui d'aîné et, après avoir étécelui qu'on maltraitait, devenait celui qui maltraitait. (pp. 127-131)

Tout ceci est étonnement semblable aux comportements que l'on observe dans les bandesjuvéniles citadines : dans les âpres montagnes des Ik comme dans le désert humain des grandesmétropoles, c'est bien la dureté des conditions de vie qui oblige les enfants exclus du monde desadultes à créer ainsi leur propre société, guère moins féroce que l'autre, mais où la solidarité est unecondition indispensable à la survie de chacun - au moins pour un temps.

Y. Marguerat

1 Au contraire des adultes, qui se contenteront d'éclater de rire.2 Là encore, différence majeure d'avec les adultes, obsédés par la faim et qui réagissent, quand ils en trouventl'opportunité, en s'empiffrant à en vomir et en accumulant bien au-delà de ce qui peut être utile.

Page 97: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

97

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

CINEMA

DOCUMENT ORIGINAL

ESPPER, GREJEM, UNESCO

DES IMAGES ET DES MOTS POUR RENCONTRER

LES ENFANTS DE LA RUE

Une synthèse des films et des débats du festival du film"A la rencontre des enfants des rues"

(Paris, UNESCO, 11-13 décembre 2002)

L'UNESCO, à travers son programme pour "l'éducation des enfants en situation difficile"1,et la fédération ESPPER2, qui réunit 573 petites associations consacrées à la réinsertion sociale desenfants de la rue à travers le monde, ont un objectif en commun : informer l'opinion publique et lesautorités responsables sur le problème des enfants de la rue, ceux qui survivent au cœur des villes enrupture avec les adultes. D'où la décision d'organiser en commun, avec la participation desscientifiques du GREJEM, cette "rencontre" autour d'images venues de tous les continents, afin demontrer les réalités quotidiennes que connaissent ces enfants, et d'échanger sur les méthodespossibles pour leur venir en aide, c'est-à-dire leur offrir la possibilité de sortir de la rue.

Inaugurée par Mme Aïcha Bah Diallo, sous-directrice générale adjointe de l'UNESCOchargée des questions d'éducation, Mme Florence Migeon, responsable du programme Educationdes enfants en situation difficile, et le général Joël Rousseau, président de la fédération ESPPER, larencontre a permis de voir 18 films, suivis de 9 débats, devant un public de 30 à 90 personnes selonles moments, dans la salle de cinéma du palais de l'UNESCO.

PREMIERE JOURNEE

A LA DECOUVERTE DES ENFANTS DES RUES DANS LE MONDE

La première série de films a pour objectif de parcourir diverses situations à travers le monde,afin de faire sentir similitudes et différences dans ce que vivent les enfants de la rue.

I - AU PEROU, EN INDE, AU SENEGAL…

El otro camino (7 minutes) et Sin mirar atrás (11 mn), 1999. Deux reportages de SalomonGuttierez auprès des jeunes de la rue de Lima (Pérou).

1 Malheureusement disparu depuis.2 "Ensemble pour soutenir les programmes et projets en faveur des enfants de la rue".3 Fin 2003 : 62 associations.

Page 98: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

98

Deux cinéastes de la télévision péruvienne se sont liés de sympathie avec des jeunes de la ruede Lima, et ont reçu d'eux la permission de les suivre avec une caméra vidéo dans quelquesmoments de leur vie quotidienne : nuits passées dans des recoins sordides, désœuvrement,mendicité, "sniffage" de colle dans la rue, mais aussi quelques moments de détente : toilette etbaignade dans un torrent qui traverse la ville, balade en groupe jusqu'à l'océan, etc. Les visages,captés en gros plans, sont marqués par la faim, les bagarres, la drogue, le désespoir. Car la vie qu'ilsmènent, extrêmement dure, est souvent courte : l'un des enfants qui mime sa mort pour la conclusiondu second film a été réellement assassiné peu de temps après.

Tapoori, 1998 (20 mn). Reportage d'ATD-Quart Monde : les enfants qui vivent dans la gare deBombay (Inde).

Pour les tapoori ("petits voyous"), les trains qui traversent l'Inde et où l'on s'embarquefacilement sans billet sont synonymes de liberté. De ce fait, les gares, comme celle de Bombay (l'unedes plus grandes du monde), sont pour eux un lieu de vie où l'on peut facilement se cacher et trouverde quoi survivre. Un petit centre d'écoute installé à la gare de Bombay accueille les enfants qui ontbesoin de se confier et de renouer un dialogue avec des adultes compréhensifs. Les images filméespar l'association Snehasadan (avec 40 ans de travail auprès des enfants de la rue de Bombay, c'estl'une des doyennes des ONG de terrain dans ce domaine) illustrent sa méthode : offrir à l'enfantesseulé de refaire sa vie dans des foyers qui restent toujours à échelle humaine.

Et que la nuit soit courte, 1992 (52 mn). Documentaire de Christopher Barry pour l'UNESCO,avec les enfants de la rue de Dakar (Sénégal).

On suit la vie d'un groupe d'enfants de la rue, Mamadou et sa bande, dans les rues de Dakaret dans ses loisirs à l'extérieur de la ville. Les uns (les célèbres talibé) mendient pour leur marabout,d'autres cirent les chaussures, d'autres volent… Si leurs conditions de vie sont pénibles (maisinfiniment moins qu'à Lima), tous ne sont pas mécontents de leur sort, loin de là. Les adultesinterrogés expriment face à ce problème des avis très contrastés, de la compréhension pour les uns àl'appel à la répression pour d'autres (les plus nombreux).

Project Why, 2001 (18 mn). Documentaire d'Anu Bakash pour l'UNESCO-Canada sur une écolealternative pour enfants déshérités à New Delhi (Inde).

Ce film, qui décrit un milieu assez différent des premiers, illustre une action de préventiondes risques de marginalisation pour les enfants. Dans un quartier très pauvre de New Delhi, l'écoleinformelle créée par l'ONG locale "Project Why", impulsée surtout par des Indiennes, accueille defaçon personnalisée des garçons et des filles dont les familles en grande difficulté ne peuventassumer les frais d'une scolarité normale. Les enseignants et les travailleurs sociaux se dévouentpour nouer un dialogue avec les enfants et leur offrir le minimum d'éducation (alphabétisation,découverte de l'anglais…) qui leur permettra d'échapper à l'avenir de misère qui les menacerait sanscette aide, avec tous les dangers que cela signifie.

Débat avec Parul Bakshi (Project Why), J.-M. Couteau (Aide française à l'action de Snehasadan),Sylvain Fillion (éducateur spécialisé canadien qui a travaillé dans les rues de Lima) et le Dr EricGaye-Bareyt (médecin revenant d'un travail avec les enfants de la rue du Pérou).

Les images venues de Lima ont été tournées par deux jeunes cinéastes péruviens, après avoir,pendant plusieurs mois, noué une relation de confiance avec les enfants particulièrement exclus.Pendant longtemps, ces documents n'ont intéressé personne au Pérou. Quand ils ont été enfinmontrés, ils ont beaucoup choqué, car la société refuse dans une large mesure de voir de tellesréalités, qui lui renvoient le reflet de ses propres échecs : l'existence des enfants de la rue cristallisel'impuissance de la société des adultes. Il y a donc un gros travail d'information à faire pourl'opinion, publique, pour changer petit à petit sa vision du monde de la rue.

Page 99: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

99

C'est au cours d'un long séjour à Lima que le Dr Gaye-Bareyt a rencontré Sylvain Fillion,éducateur spécialisé canadien, qui a travaillé pendant deux ans avec ces jeunes, excessivementdésocialisés et drogués. Parmi eux, il y a 20 % de filles, ce qui montre la dégradation de la sociétépéruvienne. Si plus de la moitié des enfants de la rue sont issus des bidonvilles de Lima, 40 % sontarrivés directement des campagnes, où la misère est aussi grande qu'en ville. Dans la rue, les petitsvivent en groupes, les grands en bandes organisées, qui sont largement délinquantes.

Ces jeunes sont des cas extrêmement difficiles. Les plus anciens ont souvent fréquenté, puisabandonné l'une après l'autre, plusieurs structures d'accueil, ou bien en ont été expulsés pour y avoirsemé trop de désordre. Surtout, les colles qu'ils respirent à longueur de journée laissent de terriblesséquelles neurologiques. Il n'est pas étonnant qu'avec eux, le taux de réinsertion sociale réussie soitfaible : de l'ordre de 15 % des jeunes suivis dans la rue par le programme de Sylvain Fillion. Quepeut-on faire pour eux ? Du fait que tous sont en grande carence affective (perceptible même chezles plus âgés, dont on peut dire qu'ils n'ont jamais "vécu leur enfance"), il faut d'abord, pour établirun dialogue, leur témoigner un minimum de compréhension et d'amitié, sans savoir quels effetspositifs en sortiront.

Il paraît nécessaire d'agir en priorité auprès de ceux qui viennent d'arriver dans la rue, afin derétablir un contact avant que l'enfant ne soit trop enfoncé dans l'exclusion. Chez chacun d'eux, l'auto-estime est très basse ; du coup, le seul fait de trouver la possibilité de se laver entraîne déjà pourl'enfant un changement d'attitude positif. Il faudrait davantage d'équipes mobiles intervenant dans larue et dans les prisons (une sensibilisation des gardiens a ainsi permis une baisse sensible de laviolence), ainsi que de maisons ouvertes pour un accueil temporaire permettant une resocialisationpar étapes.

Que signifient, dans un contexte aussi profondément détérioré, les notions de réussites etd'échecs des actions de resocialisation ? Il est difficile de quantifier les uns et les autres, car le travailsocial agit sur le long terme (alors que les donateurs, eux, voudraient tout de suite des résultatsprécis et convaincants). Le bilan final est, en général, positif, même si, souvent, on sème la grainesans savoir quand et comment elle germera.

En Inde, les bidonvilles sont trop présents au cœur même des villes pour qu'on puisse fairesemblant de les ignorer, mais ils ont gardé un minimum de cohérence et de solidarité. Il faut,explique Parul Bakshi, intervenir dans les familles et les communautés de quartier avant que lesenfants qui ont encore "un pied dedans, un pied dehors" ne rompent définitivement avec les leurs.Un problème particulier pour les fillettes indiennes est la pratique traditionnelle du mariage précocedes filles, qui interdit toute scolarisation dès que la jeune fille devient mère.

A Bombay, l'action du RP Fonseca, le fondateur de Snehasadan, qui anime de nombreuxpetits foyers où les enfants de la rue retrouvent une vie analogue à celle d'une famille, a fait depuislongtemps la preuve que sa stratégie est efficace : les résultats obtenus en termes de réinsertion dansla société sont là pour le prouver.

Certes, toutes les actions enregistrent un certain nombre d'échecs, c'est-à-dire de fugues quideviennent irréversibles, mais ces cas sont finalement assez rares, car la majorité des enfantsrecueillis saisissent la chance qui leur est offerte. La vraie difficulté est d'amorcer le contact avecl'enfant habitué à une vie sans contraintes : la liberté de la rue et les gains que l'on peut y trouverexercent sur lui une forte attraction. Il faut nécessairement respecter la liberté de l'enfant : toutes lesexpériences montrent qu'aucune resocialisation ne peut réussir sous la contrainte.

Pour conclure, Sylvain Fillion a raconté l'histoire de Robertito, un gamin de Lima âgé alorsd'à peine 7 ans. Son frère aîné avait été blessé par un chien, et Sylvain l'avait fait admettre dans unhôpital spécialisé, où l'on garde en observation dans des cages les chiens qui ont mordu deshumains et sont soupçonnés d'avoir la rage. L'enfant alla acheter du pain, et il en distribua desmorceaux à tous les chiens, de cage en cage, en parlant doucement à chacun d'eux : l'enfant de la rueavait eu pitié de ceux qu'il avait perçus comme plus malheureux que lui. Une telle empathie entre lesexclus a de quoi nous interpeller.

Page 100: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

100

Si les solutions doivent toujours, impérativement, être adaptées aux réalités de chaquesituation concrète, on en retrouve partout les mêmes fondements : écouter ces enfants livrés à eux-mêmes, reconnaître les valeurs dont ils sont porteurs (courage, débrouillardise, une certainesolidarité...), savoir répondre en leur offrant ce dont ils ont le plus besoin, c'est-à-dire un toit, un bolde nourriture et beaucoup d'amour. Il faut aussi se demander comment faire pour que puissents'échanger les expériences les plus fécondes entre les meilleures pratiques pédagogiques utiliséesavec les enfants de la rue du Tiers-monde et celles conduites avec les jeunes en difficultés dans lespays riches, où les problèmes ne manquent pas.

II - EN AFGHANISTAN ET EN RUSSIE

Nous avons partagé le pain et le sel, 2001 (52 mn). Documentaire d'Atiq Rahimi sur l'action du RPSerge de Beaurecueil avec les enfants de la rue de Kaboul (Afghanistan).

Il y a près de 40 ans, un dominicain français, Serge de Beaurecueil, s'était installé enAfghanistan pour y étudier l'œuvre d'un mystique persan du XIè siècle. Il avait croisé dans les ruesde Kaboul des enfants à l'abandon, et, sans projet défini, il les avait accueillis chez lui. Ils formèrentensemble une famille de plus en plus grande mais toujours aussi chaleureuse et unie, où toutes lesethnies du pays cohabitaient en pleine harmonie. Quand arriva la catastrophe de l'invasionsoviétique, en 1980, ce fut, pour lui comme pour les enfants, la même tragédie et les mêmesdéchirements que pour toutes les familles afghanes. Beaucoup des plus grands furent enrôlés deforce, chassés ou emprisonnés, certains torturés par la police politique pour leur faire dire que lePère était un espion. In extremis, celui-ci put s'enfuir, désespéré de l'écroulement de son œuvre.Vingt ans plus tard, ceux de ses anciens enfants que le sort a conduits en France ont entrepris decréer une nouvelle structure pour agir auprès des enfants abandonnés de Kaboul, qui ne manquentpas. C'est cette histoire, reconstituée en France avec ceux qui l'ont vécue, que raconte, avec beaucoupde talent et de pudeur, ce film que traverse une grande émotion.

Débat avec Atiq Rahimi, le RP de Beaurecueil et Ehsan Meranhgais (Afghanistan-Demain).

Serge de Beaurecueil raconte d'abord son récent retour à Kaboul, où il a retrouvé dix de sesanciens, maintenant pères de famille. Tous rayonnaient de joie de le revoir, "avec des visages deressuscités", dit-il. Autrefois, les enfants étaient, le plus souvent, 20 à 25 à vivre chez lui : on ne lesdénombrait guère, car la maison était, par définition, ouverte à tous. Ehsan Meranhgais (lui-mêmeancien gamin de la rue recueilli par le Père, puis enfant-soldat combattant auprès du commandantMassoud, aujourd'hui fondateur de l'ONG franco-afghane qui prend maintenant la relève de l'œuvredu P. de Beaurecueil) explique ce qu'a été son itinéraire : orphelin de mère, il quitte à 6 ans un pèrequi le néglige, et passe quatre ans dans les rues de Kaboul, à survivre de petits boulots en compagnied'autres petits en situation semblable, dont l'un l'a finalement conduit chez le "padar" (père), ce qui acomplètement changé sa vie.

Atiq Raïmi, le réalisateur, avait entrepris, encore à l'époque de la dictature des Talibans, desauver par le film l'image de ce qu'avait été l'Afghanistan d'autrefois. Il se souvenait d'avoir vu, quandil était lycéen, ce prêtre français qui, chaque matin, amenait au lycée une cargaison d'enfants venusde toutes les régions du pays. C'était le symbole de cet Afghanistan véritable, fraternel et paisible,qu'il avait voulu retrouver à partir de l'album de famille du "padar". L'histoire du RP de Beaurecueilet d'Ehsan montre que l'amitié peut changer la vie, et redonner l'espoir à ceux qui n'en ont plus.

Aujourd'hui, il y a dans le pays des milliers d'orphelins désespérés. Ils ont le plus souventgardé un lien familial, mais il n'y a rien à manger chez eux (en général une mère veuve, que lesTalibans ont privée de toute possibilité d'emploi) et ils partent donc à l'aventure pour survivre. Laville de Kaboul est à moitié détruite ; la plupart des villages ont brûlé ; un nombre immensed'Afghans ne connaissent plus que les camps de réfugiés, sans travail, sans école. Beaucoupd'enfants doivent travailler pour faire vivre les leurs : une population très vulnérable, en grand dangerde basculer dans la rue. L'action d'Afghanistan-Demain consiste à recréer des foyers où vivent 12 à15 enfants, en reconstituant une famille autour d'un ancien du Père de Beaurecueil, et en leurdonnant un minimum de formation scolaire. Bien sûr, tout est fait pour essayer de retrouver lesfamilles, mais on y parvient rarement, tant celles-ci ont été disloquées par vingt ans de guerre.

Page 101: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

101

Actuellement, il y a 800 ONG implantées en Afghanistan. Les beaux projets fourmillent,mais avec bien peu d'efficacité visible. Le problème le plus urgent, c'est la faim, ainsi que l'absencede travail, la destruction des logements et des infrastructures… Il y a aussi des fillettes dans la rue,mais, dans le contexte actuel, il est impensable de les mélanger aux garçons. Sur ce problème, lesTalibans "ont fait reculer le pays d'un siècle" ! Notre institutrice dit ainsi : "J'ai eu beaucoup de malà mettre le tchadri (voile noir ou bleu couvrant l'ensemble du corps) ; et maintenant, j'en ai autant àl'enlever..." Or s'accroît sans cesse le nombre des filles chassées dans la rue par la misère, avec unemontée inévitable de la prostitution. Afghanistan-Demain prépare un projet de maison pour lesfillettes, et celles-ci demandent déjà quand elles pourront y venir, et aller enfin à l'école. Mais, pourde nombreuses raisons, l'association est obligée d'aller lentement.

Il y a également des enfants de la rue dans toutes les grandes villes du pays, où la situationest encore plus dure qu'à Kaboul, car les seigneurs de la guerre se disputent par les armes lecontrôle des provinces. Impossible de tout faire, surtout faute de moyens, et aussi de temps : "il vautmieux s'occuper bien de 50 enfants plutôt que mal de 500."

Trois sœurs, 2002 (26 mn). Documentaire de Maciej Patronik avec des religieuses qui viennent enaide aux enfants en Sibérie.

Le fil conducteur du film est la vie de trois religieuses polonaises qui se dévouent au servicedes exclus dans une petite ville de Sibérie, Angansk, près d'Irkoutsk, non loin du lac Baïkal. Denombreux enfants, grands et petits, garçons et filles, "enfants de tous", c'est-à-dire abandonnés detous, survivent en se réfugiant, comme dans tous les pays de l'ancien bloc soviétique, dans lescanalisations souterraines où circule l'eau chaude urbaine. Là, ils sont -relativement- à l'abri duterrible froid de l'hiver sibérien (images frappantes d'un trou circulaire au milieu de la neige : l'entréed'un égout devenu logis). Les conditions d'hygiène y sont naturellement désastreuses. Pour oublierleurs conditions de vie, les enfants "sniffent" massivement de la colle, car ensuite, affirment-ils, "toutva bien".

Les religieuses nourrissent jusqu'à 60 enfants. Déjà, une dizaine d'entre eux sont vraimentsortis de la rue (mais pas encore rescolarisés). On les voit en train de faire un petit spectacle quiapporte un peu de joie dans un asile de pauvres vieillards, guère moins abandonnés qu'eux : commeà Bucarest, les enfants découvrent ainsi qu'ils existent aux yeux des autres, et ils reprennentconfiance en eux. Ils retrouvent un intérêt à l'éducation, et ils pourront bientôt retourner à l'école.

Débat avec Maciej Patronik.

Le réalisateur raconte avoir commencé ce film sans idée préconçue, parce qu'il connaissaitpersonnellement l'une de ces religieuses et qu'il a voulu voir comment elles pratiquaient leurapostolat dans une lointaine province de la Russie orthodoxe post-communiste. Les conditions detravail de celles-ci sont difficiles, tant par les obstacles matériels (par exemple, ces enfants n'ont leplus souvent pas de papiers d'identité, c'est-à-dire pas d'existence administrative), que par la précaritéde leur propre situation : Polonaises et catholiques, on les accuse de prosélytisme religieux, et ellespeuvent être chassées de Sibérie à tout moment1. Mais, depuis trois ans qu'elles sont là, leurrenommée s'étend (et les gamins affluent), ce qui a provoqué des réactions très positives de gens dela ville, qui commencent à prendre eux aussi conscience du problème et à se mobiliser pour lerésoudre.

Fait avec extrêmement peu de moyens, ce document a été tourné en un mois de séjour, aprèsune première semaine de simple observation. Il a été en permanence élaboré et discuté avec lesreligieuses et avec les enfants. Aller là-bas est important, car les gens découvrent que l'on s'intéresseà eux, qu'ils ne sont pas oubliés au bout du monde.

III - LE CAS DE LA ROUMANIE 1 Ce qui est arrivé à leur supérieur, l'évêque d'Irkoutsk, expulsé peu après le tournage du film.

Page 102: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

102

Les enfants du bitume, 2001 (1 h 35). Documentaire de Edet Belzberg pour la chaîne Arte sur lesenfants du métro de Bucarest.

La caméra a suivi pendant de nombreux mois un groupe d'une demi-douzaine de garçons etfilles qui ont élu domicile dans une gare souterraine du métro de la capitale de la Roumanie. Imagesparticulièrement dures sur le désespoir et le délabrement physique de ces enfants : on les voit, entreautres, se "défoncer" en respirant, le nez plongé dans un sac de plastique, les vapeurs d'une laqueliquide ("eurolac"), ce qui leur laisse le bas du visage constellé de petits points de couleurs et lesyeux vitreux, stigmates d'un abrutissement qui risque de devenir de moins en moins réversible. Ungamin d'une douzaine d'années, au beau visage apparemment serein, laisse s'extérioriser sasouffrance en se tailladant l'avant-bras avec un caillou tranchant à la suite d'une contrariété qui paraîtbien frivole…

Les garçons ont de 8 à 14 ans. Leur chef est une fille de 16 ans (dont 5 dans la rue), aucostume androgyne, qui exerce son autorité de façon plutôt maternelle, mais sans hésiter à recouriraux coups de bâtons dans certains cas, en particulier envers une autre jeune fille dans un étatpitoyable car elle se démolit rapidement à l'eurolac. On les voit mendier, voler porter des paquets,rendre divers services aux commerçants de la gare, et aussi jouer, rire, sniffer, se battre, dormir surdes cartons dans les corridors déserts la nuit. Ils proviennent de familles gravement alcooliques oud'orphelinats où ils étaient trop maltraités. La caméra les suit dans des efforts de réinsertionfamiliale, qui paraissaient d'abord possibles, mais qui échouent, puis dans des institutions où celasemble mieux réussir. A la question du cinéaste : "Qu'est-ce que tu aimes le plus dans la rue ?", laréponse de l'un des enfants est celle de tous les gamins de la rue du monde : "La liberté !" Celle-ciest réelle, mais combien cher payée…

Roumanie : la rue des clowns, 1998 (26 mn). Documentaire de M. Blanchard, avec la chaîne Arteet la Fundatia Parada, sur l'action d'un clown français pour resocialiser les enfants de la rue deBucarest grâce au cirque.

Dans tous les pays de l'ancien bloc soviétique, la société, soumise naguère aux contraintespolitiques et policières les plus autoritaires, et de ce fait déresponsabilisée pendant des décennies, aéclaté aussitôt que cette autorité s'est relâchée. Un grand nombre de familles ont alors explosé, ontsombré dans l'alcool, perdu leur logement… Et d'innombrables enfants se sont brutalementretrouvés à la rue. La situation en Roumanie est la pire, du fait d'une dictature paranoïaque quiexigeait de chaque femme au moins six enfants (mais ne se souciait ensuite aucunement de leuréducation) et avait interdit toute formation d'éducateurs ou de travailleurs sociaux spécialisés.

Un clown français, Miloud, a découvert ces enfants, et a su gagner leur confiance. Puis, illeur a donné tout ce qu'il a en sa possession : ses talents d'homme de spectacle, pour les former auxmétiers du cirque, avec toute la discipline rigoureuse que cela nécessite. Au début, une telle exigenceest difficile à intérioriser pour des garçons et des filles habitués à se laisser aller, à se réfugier dansl'oubli que donne le "sniffage". Le film nous montre Miloud bataillant ferme contre la servitude dela drogue, sans mâcher ses mots face à ceux qui manquent à leurs engagements. C'est là le seulmoyen de responsabiliser ces enfants, et de leur rendre leur dignité. Grâce aux spectaclesqu'organise avec eux la Fondation Parada, ces gamins rejetés découvrent qu'ils ont en eux descapacités, et qu'ils peuvent même se faire applaudir des adultes, se faire admirer, eux que l'on ajusqu'ici tant méprisés. Le film les montre en train de présenter un spectacle aux petits malades d'unhôpital : ils réalisent ainsi à la fois qu'ils ont eux aussi une valeur, et qu'il y a des enfants encore plusmalheureux qu'eux, auxquels ils peuvent apporter le meilleur d'eux-mêmes. Les métamorphosesainsi obtenues sont spectaculaires.

Débat avec Miloud Oukili

Le fondateur de Parada expose longuement, avec pudeur et poésie, son itinéraire avec lesenfants des rues de Bucarest : 10 ans d'action pour les aider à sortir "de la gare et de la colle". Lefondement de son attitude est l'acceptation et la compréhension de la différence, à commencer parcelle dont il est lui-même issu. Il savait combien son métier peut être important pour permettre aux

Page 103: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

103

gens de vivre ensemble plus sereinement : ainsi, quand une algarade menace de se transformer enbagarre, se placer en plein milieu avec simplement un gros nez rouge, en silence, permet dedésamorcer le conflit. Certes, le sourire n'est pas tout, mais c'est déjà un excellent départ pour nouerun contact humain. En 1992, Miloud avait monté un spectacle sur une grande place de Bucarest.Deux mômes en haillons s'étaient faufilés au premier rang et regardaient bouche bée. Les adultesavaient voulu les chasser. Ne pouvant accepter cette attitude, Miloud a improvisé une pantomime, etla tension s'est transformée en rires et en bonne humeur.

Depuis, il a rencontré 900 enfants, qui ont connu "900 histoires différentes". C'est dire qu'iln'y a pas une solution, mais de multiples difficultés, à résoudre une par une, en s'entourant de toutesles compétences possibles. "Ce n'est pas nous qui sauvons un enfant, c'est lui-même qui se sauve,mais nous pouvons l'y aider." Ce qui veut dire d'abord le comprendre (sans le juger), et doncl'écouter : on ne peut rien enseigner à quelqu'un sans recevoir aussi quelque chose de lui. L'écouteest fondamentale ; Miloud se remémore ainsi le cas d'un gosse de 12 ans rencontré une nuit dans unbar, vers 2 heures du matin, déjà bien imprégné d'alcool. Découvrant -pour la première fois-quelqu'un prêt à l'écouter, l'enfant a longuement parlé de sa vie dans la rue, de sa solitude, desdangers vécus (surtout la nuit : c'est pourquoi il faut être le dernier couché, le premier levé), de sondésespoir, finalement de son bonheur de rencontrer quelqu'un qui lui manifestait de la sympathie etde l'attention : c'est en s'écoutant mutuellement que l'on noue une amitié, prélude à un changement devie.

Il faut en général beaucoup de temps pour "séduire" un enfant de la rue, c'est-à-dire mettreen confiance celui qui est habitué à se méfier de tous et de tout. On ne doit pas juger ces gossesselon les catégories rigides des adultes. Il faut d'abord comprendre qu'ils sont des victimes, etchercher avec eux des solutions adaptées. Par exemple, la question n'est pas de savoir si le travaildes enfants est un bien ou un mal, mais pourquoi ils travaillent, et surtout ce que l'on peut leurproposer d'autre.

L'enfant a besoin d'un "projet de vie", son projet de vie. Pour cela, il doit d'abord savoir où ilen est (dans la rue, on ne réfléchit pas : on survit, au jour le jour). C'est pourquoi l'adulte doit l'aiderà formuler ce qu'il a dans le cœur, et à se construire une image positive de lui-même. Les enfants dela rue de Roumanie disent qu'ils sont nés de la rencontre d'un caillou et d'une fleur ; c'est jolimentpoétique, mais c'est surtout le signe de leur désarroi familial : les parents n'existent plus pour eux.Pour ceux (nombreux) qui vivent dans les égouts et les canalisations souterraines d'eau chaude, leseul point fixe est ce qu'ils appellent "la lune", c'est-à-dire le rond de ciel délimité par la bouche del'égout, seul contact avec un monde extérieur qui les rejette. On ne meurt pas de faim dans la rue,seulement de froid et surtout de solitude. Faire comprendre à un enfant qu'il est aimé, c'est lui rendrela chaleur.

En fait, le travail de cirque est surtout un prétexte : l'important, c'est de faire quelque choseavec les enfants, établir ainsi un lien de confiance, les valoriser (bien sûr, cela prend du temps). Il estfondamental de respecter l'enfant, ne fût-ce que par le geste de s'essuyer les pieds en entrant chez lui,même s'il s'agit d'un égout. Ensuite, mais seulement ensuite, on pourra être exigeant avec lui.

A la question de l'accueil de bénévoles français par un programme comme Parada (mais c'esttout aussi vrai ailleurs), la réponse ne peut être que nuancée : oui, si le volontaire apporte vraimentune compétence, un vrai professionnalisme, ce qui signifie une préparation sérieuse avant de venir.Cela exige aussi une ouverture totale à l'échange : surtout ne pas prétendre débarquer avec sasolution. Il arrive que des bénévoles, trop naïfs ou pleins d'illusions, se "brûlent" au contact d'unmonde trop dur (et parfois physiquement dangereux). Il ne faut donc les accepter qu'avec le plusgrand discernement quant à leurs motivations et à leurs compétences.

Parada a mis du temps à se faire accepter par les autorités roumaines, qui n'avaient au débutaucune expérience de ce type d'intervention. La Fondation Parada a finalement été agréée en 1996, etil n'y a plus de problèmes. C'est en France qu'il y en a, avec les petits Roumains des rues de Paris. Ilfaut savoir que rapatrier ceux-ci de force peut les mettre en danger à Bucarest et, de toute façon, lesrend de plus en plus désespérés, donc de plus en plus dangereux.

Page 104: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

104

DEUXIEME JOURNEE

ERRANCE ET PROSTITUTION DES ENFANTS MARGINALISES

Ouverte ou cachée, la prostitution des enfants (pas toujours "de la rue", loin de là) est unphénomène en expansion rapide, dans le monde entier. La conscience que nous en avons a, elleaussi, fait de grands progrès, et la lutte s'organise, avec déjà des résultats tangibles. Puissent cesfilms y contribuer.

IV - EN HAÏTI, AUX PHILIPPINES, AU GUATEMALA

Kalfou plezi, 1995 (22 mn). Documentaire de Rachel Magloire sur les enfants qui se prostituent àPort-au-Prince (Haïti).

Ce "carrefour des plaisirs" (en créole haïtien) est bien mal nommé : il s'agit d'un cimetièreproche du centre de Port-au-Prince où s'est développé un vaste marché aux enfants prostitués, fillesou garçons. C'était à l'origine pour les touristes, mais, ceux-ci ayant disparu, la clientèle estmaintenant toute locale. Certains enfants sont emmenés par leurs clients dans un hôtel, mais lesimages parlent d'elles-mêmes quand elles montrent un véritable tapis de préservatifs usagés quirecouvre le sol entre les tombes. Si quelques-uns des enfants qui acceptent de parler disent trouverdu plaisir à ces relations (dont un adolescent de 15 ans, grande perche trop vite monté en graine,mais qui paraît capable de se défendre seul), la plupart sont visiblement en grande détresse et, desurcroît, durement exploités par un réseau de proxénètes et de mères maquerelles. Devant la caméra,des fillettes racontent leur calvaire, des histoires sordides et pour elles banales, comme allant de soi ;dans le même temps, elles jouent nerveusement avec leur poupée...

Inévitablement, depuis quelques années, le Sida explose parmi ces enfants, qui ne pensentpas à se protéger ou surtout ne le peuvent pas : les trois quarts d'entre eux seraient séropositifs. Leresponsable du CEP, la plus efficace des ONG d'aide aux enfants de la rue de Port-au-Prince, laissepercer son désarroi devant la maladie qui fauche ses victimes de plus en plus jeunes, plus vite qu'ilne peut leur proposer de changer de vie.

Les anges de la nuit, 1995 (25 mn). Documentaire réalisé pour la chaîne Arte par ChristianSterley : la prostitution de très jeunes filles à Manille (Philippines).

Dans les quartiers pauvres de Manille, la prostitution des fillettes auprès des touristesoccidentaux est devenue comme une industrie, dont la banalité fait presque oublier l'exploitationsordide. Elles seraient 15 000, toutes gravement menacées par la drogue et le Sida (la crainte decelui-ci accroît la "valeur marchande" des fillettes de plus en plus jeunes, donc réputées saines dansl'esprit des clients). Une caméra cachée suit la vie, de jour et de nuit, de trois adolescentes que pilote-mais aussi protège- une "mère maquerelle" à peine plus âgée (18 ans - elle a été elle-mêmeprostituée dès l'âge de 7 ans). L'affaire est bien organisée (la passe avec un Européen coûte environ15 euros, dont la fille perçoit le tiers). Illustration spectaculaire de la complaisance de la police : unsoir, celle-ci doit intervenir dans l'hôtel où les filles sont en train de "travailler" ; on voit lecommissaire, filmé en gros plan et visiblement fort gêné, faire néanmoins tout son possible pouréviter que l'honorable client étranger soit le moins du monde inquiété.

Enfance et prostitution, 2001 (15 mn). Documentaire d'Anne Pascal avec les petites prostituées dela ville de Guatemala.

Dans la capitale du Guatemala, pays durement marqué par des décennies de guerre civilesanglante, la population chassée des campagnes est venue s'entasser dans des bidonvillesparticulièrement misérables et dangereux. Les familles sont complètement déstructurées, et leshommes, en général chômeurs, souvent alcooliques, presque toujours violents, passent d'un foyer àl'autre en délaissant leurs enfants livrés à eux-mêmes. Les deux tiers des fillettes ont été violées par

Page 105: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

105

leur beau-père dès l'âge de 7 ou 8 ans, avant de s'enfuir vers le centre-ville, où sévissent toutes lesviolences. Là, elles se prostituent dans les conditions les plus désastreuses, en se droguant à fondpour oublier leur calvaire. Dès 13 ou 14 ans, elles deviennent mères dans la rue. La mortalité parmielles (de maladie, de drogue, de déchéance physique ou, souvent, de meurtre) est effrayante, toutcomme l'état physique et psychique de celles qui réussissent à survivre (certaines vont jusqu'àprostituer leur propre fille pour payer leur drogue).

L'ONG Solo para Mujeres, qu'anime Anne Pascal (cinéaste et anthropologue) avec uneéquipe guatémaltèque, leur offre de sortir de la rue, de se désintoxiquer, de redevenir des jeunesfilles comme les autres, d'apprendre un métier. Les résultats sont impressionnants, malgré desconditions très difficiles de fonctionnement, de financement et même d'insécurité directe. Ce sontsurtout des filles accueillies par Solo para Mujeres qui ont été filmées, des filles dont les visagesportent les stigmates visibles de tout ce qu'elles ont vécu, et qui, pourtant, ont l'espoir de s'en sortir.

Clients de la prostitution, 2000 (24 mn). Reportage de Bernard Bétrémieux avec l'ACPE auprès desenfants prostitués de Manille (Philippines).

A Manille, la puissante ONG Virlanie, dirigée par l'éducateur français Dominique Lemay,vient en aide à tous les types d'enfants en détresse, y compris des filles et des garçons de 13-14 ansqui se prostituent ou, plus exactement, sont prostitués. Mis en confiance par Dominique Lemay, lesenfants font des confidences explicites sur ce qu'exigent d'eux leurs clients : fellations et sodomies,en général non protégées. Leurs récits montrent une immense misère affective, psychologique etphysiologique : ils sont "détruits intérieurement", expliquent les psychologues de Virlanie. Dans laculture philippine, il est normal que l'enfant se sacrifie pour sa famille, ce qu'ils font de cettemanière. Mais il est évident qu'aucun d'entre eux n'est heureux de son sort, même si la colle inhaléeensemble leur sert de refuge, de lien et de marque de leur identité commune. Depuis quelquesannées, la police de Manille, sensibilisée au fléau, est plus vigilante face à la prostitution infantile.Revers de la médaille : les enfants se cachent davantage, et ils doivent compenser leurs pertes derevenus en volant davantage. Ce n'est qu'une fois accueillis dans les foyers de Virlanie qu'ils peuventretrouver la paix, la considération et l'affection.

Débat avec Jacqueline Bruas (ACPE), Martin Courbet (Virlanie) et Anne Pascal (Solo paraMujeres).

Les images sont partout les mêmes : des enfants encore en âge de jouer à la poupée qui sontdétruits intérieurement parce qu'on les fait servir de jouet aux fantasmes des adultes. Partout, desenfants victimes de la misère, de l'éclatement des familles (ou de la cupidité de celles-ci : on a vu enThaïlande des parents qui trouvent fort rentable pour eux la prostitution de leurs enfants), de lacorruption de la police…

Que faire ? Face à ces enfants en immense détresse, l'approche doit être encore pluspersonnalisée, encore plus respectueuse qu'avec les autres types d'enfants en détresse. La réinsertionsociale n'est pas facile, mais elle est possible, et les transformations peuvent être spectaculaires. Solopara Mujeres a ainsi recueilli 70 jeunes filles, avec de très bons résultats : certaines de ces filles, qu'ila fallu accompagner, guider, sont maintenant coiffeuses, éducatrices, infirmières, ou mêmepoursuivent des études supérieures (ce qui provoque l'admiration et l'émulation des nouvelles). Lesanciennes sont particulièrement précieuses pour aller contacter les petites dans la rue, car celles-ciont tiré de leur expérience de la vie beaucoup de méfiance, voire de haine, envers les hommes. Maisle tragique est que 20 à 40 % d'entre elles sont séropositives : un tiers de ces jeunes femmes estcondamné à mort à plus ou moins court terme.

Que faire face aux clients (dont certains des films se sont cru obligés de masquer le visage,et pas celui des enfants) ? L'ACPE mène une active campagne d'information et de prévention, enparticulier dans les milieux du tourisme : c'est souvent "Monsieur-tout-le-monde", qui se retrouveriche dans un pays pauvre et qui se laisse tenter par l'occasion (les vrais pédophiles sont bienorganisés, ils ont leurs propres réseaux). L'ACPE a été l'un des moteurs de la "loid'exterritorialisation" de 1994, qui permet de poursuivre dans son propre pays un Européencoupable d'actes pédophiles dans le Tiers-monde (certains ont ainsi pu être condamnés). Mais le

Page 106: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

106

tourisme n'est pas seul en cause : au Guatemala, la clientèle est exclusivement locale, avec un pouvoird'achat faible : les passes se font pour un dollar, et de moins en moins quand la fille grandit et sedétériore, alors que le crack dont elles sont dépendantes est (relativement) cher.

L'opinion publique est maintenant sensibilisée à ces questions, mais souvent de façon troppassionnelle, donc irrationnelle, ce qui conduit parfois à de graves confusions. La loi de 1994 estloin d'avoir tout résolu, car la magistrature française n'est guère informée sur les réalités du Tiers-monde, et elle agit parfois à tort et à travers. On en est arrivé à un point où tous ceux qui s'occupentd'enfants, en France comme dans le Tiers-monde, peuvent se sentir menacés et doivent, pour seprotéger des accusations malveillantes (de plus en plus fréquentes), se tenir à distance des enfants,ce qui est tout à fait anti-pédagogique, car le contact est presque toujours indispensable pourrépondre à leurs besoins de confiance et de tendresse.

Face à l'enfant traité comme un objet, il faut lui rendre sa dignité en le traitant avec respect etamitié, et lui permettre de se réinsérer dans la vie en lui trouvant les moyens de la gagnerhonnêtement.

Ajoutons qu'en France, on constate que certaines adolescentes issues de famille passpécialement pauvres choisissent de se prostituer pour se payer les derniers vêtements à la mode oudes chaussures hors de prix. De même les jeunes Roumains qui se prostituent à Paris : ils sont trèsbien habillés. Il y a un grand risque de banalisation de telles pratiques, quand la conscience moralese perd. Il faut faire un gros travail d'information et de sensibilisation, y compris des parents.

V - EN FRANCE AUSSI…

Les enfants des rues à Paris, 2002 (60 mn). Documentaire de Cyrille Devaud pour la chaîne detélévision France 2, sur les mineurs roumains qui se débrouillent en France.

Il y a toujours eu, dans les rues de Paris, des enfants et des jeunes livrés à eux-mêmes,survivant tout seuls, mais, jusqu'ici, ils restaient pratiquement inaperçus. Depuis quelque temps,l'opinion et les pouvoirs publics ont pris conscience de la présence à Paris de mineurs sans domicilefixe, venus essentiellement de Roumanie, qui vivent de petits vols et de prostitution. En 2002, leurnombre est estimé entre 1 000 et 3 000 (il aurait triplé en deux ans). France 2 a donc consacré unesoirée à ce phénomène, pour laquelle a été tourné ce reportage, aussi remarquable par son empathieavec les jeunes, que la caméra a pu suivre librement, que par l'ampleur des problèmes qu'il nousdévoile.

On accompagne ainsi dans leur journée deux adolescents de 14 ans qui pillent lesparcmètres avec virtuosité et se nourrissent dans les "McDonald's", puis on en rencontre un petitgroupe qui a adopté comme domicile l'un des grands parcs publics de la capitale. Leur vie à Paris estdure, mais, affirment-ils, "c'est pire en Roumanie", pour eux qui étaient petits bergers dans lesmontagnes. Cependant, l'un d'eux reconnaît volontiers qu'il "serait mieux chez lui s'il avait un avenirlà-bas..." L'enquête se poursuit dans les plus beaux quartiers de Paris, entre la Porte Dauphine et lebois de Boulogne, où opèrent de nombreux prostitués des deux sexes, de tous âges et denombreuses nationalités. L'activité est rentable pour un mineur : en plus des 80 ou 100 euros de lapasse, on peut escamoter le téléphone portable ou arracher le portefeuille de son client quand on estplus costaud que lui… Le réalisateur visite ensuite un "squat" d'au moins 30 personnes (y comprisdes familles complètes) installé dans un entrepôt désaffecté, sans eau ni électricité. Malgré toutl'inconfort des lieux, les habitants n'expriment qu'une seule peur : être expulsés hors de France, oùils doivent gagner à tout prix de quoi rembourser les passeurs qui les ont fait venir (de 6 000 à12 000 euros).

Ensuite, on s'intéresse à la réponse de la Société. On voit ainsi les policiers de la Brigade deprotection des mineurs à l'affût sur les lieux de prostitution ; ils interpellent les clients qui se fontprendre avec un mineur, visiblement bien penauds non de leur comportement mais de s'être faitpincer. Mais que faire du mineur ? Les juges pour enfants ne sont que 14 à Paris, pour traiter unmillier de cas en 2001, et les éducateurs de rue au contact direct des jeunes seulement 25. L'Aidesociale à l'enfance (ASE) ne dispose que de deux centres d'accueil d'urgence (pour un hébergementde 24 à 48 heures), qui ont reçu un millier de mineurs au cours du dernier semestre, et de 73 places

Page 107: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

107

pour des séjours de deux à six mois : capacités complètement saturées. Par ailleurs, l'ASE de Pariss'occupe de façon durable de 500 enfants, qu'elle scolarise.

De nombreux problèmes concrets se posent aux responsables, ne fût-ce que la déterminationexacte de l'âge d'un mineur supposé (et donc par principe non expulsable), alors que les mesuresosseuses que pratiquent les médecins ne sont fiables qu'à 18 mois près, et aussi l'afflux d'enfantsaux langues jusqu'ici inconnues. L'attention au phénomène portée par les pouvoirs publics s'estaiguisée, et la croissance des effectifs (209 mineurs étrangers recueillis en 1999, 718 dans les dixpremiers mois de l'année 2002) s'explique aussi par une comptabilisation plus efficace.

La caméra suit des jeunes conduits dans des institutions chargées de les accueillir et de les protéger,avec un succès pour le moins variable. Dans ces structures, publiques ou associatives, se pose aussiavec acuité, outre l'insuffisance des moyens matériels, la question de la motivation du personneld'accueil, parfois trop routinier et bureaucratique, et souvent désorienté par l'explosion duphénomène. Il est nécessaire d'améliorer les infrastructures de prise en charge en France. Il est nonmoins indispensable que soient organisées de véritables capacités d'accueil pour ceux qui retournentdans leur pays d'origine. En fait, on n'observe guère d'améliorations dans ce domaine.

Débat avec Cyrille Devaud.

Le reportage a pu être réalisé grâce au soutien du Samu-social, dont les tournées détectent deplus en plus de mineurs isolés. On constate aussi de plus en plus de pratiques de prostitution dejeunes des deux sexes, et de plus en plus d'implication de mafias diverses. Parmi les causes, il fautmentionner aussi ce que l'on peut appeler "l'effet pop-star" : des jeunes de toute la France quiaffluent à Paris en rêvant d'être admis dans les castings de la télévision ; désemparés par leur échec,ils se retrouvent souvent sans aucune ressource, et prêts à tout. Le phénomène des enfants et desjeunes livrés à eux-mêmes n'est pas propre à Paris : il a déjà gagné les chefs-lieux des régions, etprogresse dans des villes de plus en plus petites. De même, il est à prévoir que la politiquepréconisée d'accroissement de la répression de la prostitution n'aura pour résultat que d'amenercelle-ci à se cacher davantage, ce qui multipliera les dangers de tous ordres pour ceux qui sontcontraints de s'y adonner. L'opinion publique ne s'est pas passionnée pour le sujet : malgré uneheure de grande écoute, l'émission n'a pas obtenu beaucoup d'audience. Les gens se contentent deseffets d'annonce des hommes politiques. Mais, au-delà des beaux discours médiatiques, il sembleque peu de progrès soient en cours, et que, ces derniers mois, le résultat soit moins une résolutiondu problème que son déplacement dans l'espace : se sentant trop contrôlés à Paris, les petitsRoumains migrent actuellement vers d'autres régions de France.

Tous ces mineurs ne sont pas "isolés", loin de là : les jeunes Chinois, par exemple, sont enréalité les éclaireurs, la "tête de pont", d'une migration bien organisée, très rentable pour les passeurs,qui récupéreront leur mise en les exploitant dans de nombreux ateliers clandestins. Mais il est biendifficile d'en faire la preuve, même devant un tribunal. La notion même de "réseaux" est bien floue :il s'agit le plus souvent de filières familiales, où l'enfant est le porteur de l'espérance de tout ungroupe. Mais il y a aussi de véritables gangs, en particulier pour exploiter les jeunes prostitué(e)svenues des Balkans ou de l'ex-Union soviétique.

Cependant, dans la salle, des personnes qui travaillent avec ces enfants (notamment pour leurenseigner le français) affirment qu'en faisant montre d'un minimum de sympathie, on obtientfacilement leur confiance, et que toute l'information peut être ainsi disponible. Mais les autoritéspréfèrent souvent la politique de l'autruche : la question des mineurs dans les rues de Paris estlargement une "patate chaude" que les services théoriquement compétents se repassent de l'un àl'autre sans vouloir vraiment s'y impliquer. On a le sentiment que, pour certaines institutions, le jeunequi arrive (pas toujours de son plein gré) est moins une personne en détresse qu'un dossier à traiter,et que l'important est avant tout que celui-ci soit conforme aux règles (peu importe que les donnéesqui y sont inscrites soient fausses). Le film a bien fait voir comment l'enfant reçu dans un serviceofficiel y reste séparé de l'adulte qui l'interroge par le vrai rempart que forment la largeur du bureauet la pile des dossiers qui l'encombrent : la confiance et la sincérité peuvent-elles naître dans un telcontexte ? En France comme n'importe où dans le monde, l'enfant en rupture avec les adultes ad'abord besoin d'être écouté avec attention et sympathie.

Page 108: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

108

Trop souvent, la stratégie de nos grandes institutions pour mineurs en difficulté consiste àoffrir aux enfants pris en charge à long terme des "vacances de luxe", qui achètent sa tranquillitémais sans grande valeur éducative, puis à les laisser tomber dès qu'ils deviennent majeurs. Mais,bien sûr, il y a aussi beaucoup de compétences et de dévouements, à tous les échelons : policiers,juges, éducateurs de rue, cadres des centres d'accueil, militants des ONG de terrain comme Auxcaptifs la libération ou Enfants du Monde-Droits de l'Homme, et d'autres encore…

TROISIEME JOURNEE

VENIR EN AIDE AUX ENFANTS DE LA RUE

Décrire les problèmes de la marginalisation infantile ne suffit pas : il faut agir pour offrir àces enfants en détresse les voies qui leur permettront de sortir de la rue. Beaucoup d'actions existent,dans de nombreux pays, qui sont efficaces si elles apportent d'abord à l'enfant l'accueil personnaliséindispensable.

VI - ECOUTER LES ENFANTS POUR LES AIDER A SORTIR DE LA RUE

Paroles d'enfants, 1998 (60 mn). Documentaire d'Eric Guéret et Oumar Sow, à la recherche d'ungroupe de jeunes de la rue à Dakar (Sénégal).

Ce film sur les enfants de la rue au Sénégal est l'un des plus passionnants de ceux qui ontété montrés, car, outre une qualité remarquable d'attention aux visages et l'écoute de la "parole" desenfants rencontrés, il nous apporte une dimension supplémentaire à l'appréhension du phénomène :la durée.

En effet, à l'origine, en 1994, les réalisateurs avaient sympathisé avec un groupe de dixadolescents réfugiés sur l'une des plages que surplombent les beaux quartiers de Dakar, et ils lesavaient filmés, enregistrant leurs confidences et leurs espoirs. Quatre ans plus tard, les cinéastes sontrevenus. Ils s'efforcent de les retrouver, en recherchant leurs traces dans tous les endroits où l'onpeut survivre dans la marginalité à Dakar : plages, marchés, dépôts d'ordure…

Cette quête à travers les bas-fonds de la ville est le fil conducteur du film, et sa questionfondamentale : sans intervention extérieure, quel est le devenir des enfants de la rue ? La réponse estclaire. Sur les dix connus quatre ans plus tôt, un seul exerce maintenant un métier à peu près"normal" : marin sur une pirogue de pêche artisanale (mais au moment de l'enquête, il est en prisonpour bagarre : sa réinsertion reste bien fragile…). La plupart des autres seront retrouvés : tous sontencore dans la marginalité, avec des visages plus vieux, plus durs, visiblement marqués par la viequ'ils racontent, avec d'autres enfants rencontrés : les maladies, les coups, la sodomie imposée parles viols des plus grands ou acceptée contre un peu de "guinz" (la colle que l'on respire pouroublier)...

Les cinéastes parviennent à raccompagner l'un d'eux dans sa famille, quittée depuis desannées. Les retrouvailles du jeune et de sa mère sont bouleversantes de pudeur et d'émotioncontenue : guère de gestes, encore moins de paroles, juste l'intensité d'une présence mutuelleretrouvée après une si longue séparation. Enfin, assis en silence à côté de sa mère, à une questionque l'on entend à peine, l'enfant répond dans un souffle : "Je reste." C'est la dernière image du film.

Car ces enfants, quel que soit leur âge, ont conscience d'être dans une impasse, et ils gardenten eux le rêve de changer de vie : "Si je trouve quelqu'un qui m'aide, je peux m'en sortir", affirmel'un des jeunes. Agir est donc possible.

Débat avec Eric Guéret, Christian Bompard (Construire et REPPER), Yves Marguerat (ESPPER etGREJEM) et le jeune Jonas Mataka (ancien enfant de la rue au Togo).

Page 109: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

109

Un acquis positif de cette aventure cinématographique est qu'elle a abouti ensuite à lacréation d'une petite structure d'accueil pour ces jeunes de la rue, qui donne satisfaction1.

Pour les gens qui se consacrent, parfois depuis plusieurs décennies, à la resocialisation desenfants de la rue en divers endroits du monde, des principes communs sont apparus clairement.Ainsi, il est essentiel d'offrir à l'enfant un véritable accueil, en particulier la nuit, période pour lui detous les dangers. La phase de fréquentation d'un centre d'écoute de jour, avec des va-et-vient entrel'abri et la rue, n'est pas structurante, et ne doit pas s'éterniser. Mais, quels que soient les choixpratiques, toute action (surtout si elle est issue du Nord) doit s'enraciner dans la communauté localeet ses spécificités. Il faudrait aussi que les diverses institutions coordonnent leur travail, enparticulier entre centres fermés et interventions en milieu ouvert, dans la rue. Les éducateurs des unset des autres ont besoin de qualités différentes, et leur rôle est complémentaire. Hélas, on est obligéde constater que, trop souvent, dans l'action humanitaire, chacun des responsables adultes a laconviction d'être le meilleur, voire le seul, et que les coopérations loyales sont rares.

L'observation scientifique le montre partout avec force : le phénomène des enfants de la ruen'est pas un effet de la pauvreté, mais de la déstructuration familiale. C'est un itinéraire individuelproduit par une crise sociale, et c'est toujours une déchirure affective. C'est pourquoi la relation ànouer avec cet enfant blessé dans ses contacts avec les adultes doit être fortement personnalisée, cequi exige des institutions à échelle humaine. On peut affirmer que les structures créées pour leuroffrir une resocialisation sont d'autant plus efficaces qu'elles sont de petite taille. Il est tout aussiincontournable de respecter la liberté de l'enfant : aucune démarche autoritaire ne réussit. Car la rue,à côté de son inconfort, de ses dangers, de sa solitude, a aussi de sérieux attraits, avant tout la libertéet des gains faciles (parfois importants). L'enfant doit accepter de la quitter parce qu'il est devenuassez mûr pour comprendre que la rue est une impasse, et qu'il ne pourra pas en sortir tout seul.C'est une course de vitesse entre les charmes de la rue et l'envie d'un retour à la normale.

L'accueil de l'enfant doit aller jusqu'au bout, c'est-à-dire lui rendre sa place dans la société.L'idéal, bien sûr, est que l'enfant puisse renouer avec sa famille, mais souvent cela n'est pas possible,surtout quand la cause même de sa fuite est précisément au sein de cette famille. En ce cas, l'enfantdoit être gardé jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il soit formé et puisse devenir autonomeéconomiquement, ce qui correspond à son vœu profond. Contrairement à ce que craignent ceux quine les connaissent pas, peu d'enfants sortis de la rue se satisfont d'une position d'assistés passifs :ils ont une revanche à prendre sur la société qui les a méprisés, et ils veulent très fort montrer leurvaleur, leur courage, leur ambition. La vraie difficulté, pour ceux qui s'en occupent, est le choix desprofessions à leur proposer : beaucoup des "petits métiers" sont saturés. Il faut assurer à ces jeunesla formation la plus efficace possible, et ne pas négliger les possibilités de retour à la terre(maraîchage, aviculture, élevage…), bien sûr quand les conditions s'y prêtent.

Dans le dialogue avec l'assistance, il est rappelé que l'existence, dans les pays de l'Afrique del'Ouest sahélienne, de Dakar à N'Djaména, d'un problème spécifique : les "talibé", ces élèves desécoles coraniques (naguère itinérantes) qui doivent mendier au profit de leur maître. Sanscondamner en bloc une pratique traditionnelle qui avait naguère sa légitimité et qui assurait auxjeunes ruraux une promotion sociale, on constate que, de nos jours, les dérives sont très graves : denombreux enfants venus de villages lointains sont ainsi soumis à l'obligation de rapporter chaquejour au marabout une somme d'argent, parfois élevée, par n'importe quels moyens (y compris lesplus immoraux), sous peine de sévices terribles. Certains de ces enfants, écrasés de mauvaistraitements et qui ne peuvent retourner dans leur village, finissent par fuir dans la rue. Dans cesvilles, c'est l'une des causes les plus importantes de la marginalisation et de la délinquance infantiles.Mais il est extrêmement difficile d'agir contre les marabouts escrocs, surtout pour un étranger : ilfaudrait que ce soient les "confréries" musulmanes, si puissantes au Sénégal, qui prennent en mainle contrôle des écoles coraniques.

Les participants au débat sont unanimes sur une conclusion : la clé de la réinsertion sociale,c'est toujours le rétablissement d'une relation de confiance avec l'enfant, ce qui exige qu'on lerespecte dans sa personnalité, dans sa liberté, avec son histoire passée et présente, y compris ses 1 Tout comme Jean-Pierre Sauné, le réalisateur de Libre (2001), avec les jeunes de la rue de Dakar qui ont joué dansson film.

Page 110: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

110

reculs, ses rechutes, car la vie est souvent "en pointillé". Cette exigence du respect de l'enfant est laphilosophie fondamentale qui inspire tous les membres de la fédération ESPPER. Quant à lapratique concrète, chacun s'adapte comme il le sent nécessaire et possible, avec ses moyens et selonles réalités locales.

Enfin, un ancien enfant de la rue du Togo raconte sa vie, la gorge serrée par l'émotion née deces images d'autrefois qui lui reviennent : son père parti, sa mère remariée et indifférente, ledénuement, la faim, pourtant le refus de voler, la rue qui fait si peur mais où il faut quand même allerchercher à manger par de petits boulots, et puis, un jour, longuement espérée, la rencontre avec unepersonne compatissante…

VII - QUELQUES EXEMPLES DE SOLUTION

Il est frappant de constater que, dans de nombreux endroits, des gens de bonne volonté et debon sens ont mis au point des solutions semblables. C'est que les enfants de la rue présentent, au-delà de leurs diversités, des caractères communs, en particulier cette carence affective qui les apoussés à vivre en rupture avec les adultes. Pour leur permettre de redevenir des enfants comme lesautres, il est indispensable de leur offrir des conditions de vie proches de celles d'une véritablefamille : des foyers de taille modeste, respectueux de la personnalité de chacun. C'est ce quemontrent les deux films suivants, venus des antipodes du continent africain : l'un de Mauritanie, surune expérience déjà ancienne, l'autre, tout récent, de Madagascar.

Enfants des sables, enfants des rues, 1995 (52 mn). Documentaire de Denis Chégaray avec le RPFrançois Lefort avec les enfants de Nouakchott (Mauritanie)

La ville de Nouakchott n'est sortie des sables qu'avec l'Indépendance de la Mauritanie, en1960. Une quinzaine d'années plus tard, diverses catastrophes ont jeté dans la petite ville descentaines de milliers de personnes qui fuyaient la sécheresse et la guerre, et beaucoup de familles sesont retrouvées dispersées malgré elles. D'où l'apparition du phénomène des enfants de la rue, dontpeu de gens avaient pris conscience. Le RP Lefort, alors médecin dans le désert, fut l'un despremiers à découvrir et approcher ces enfants, à gagner leur confiance, puis à chercher pour eux,avec eux, une solution. Celle-ci se révéla vite être la constitution d'un substitut à la famille (quandretrouver celle-ci était impossible) : de petits foyers où les enfants, autant que faire se peut, gèrenteux-mêmes leur vie - une solution qui fera très largement école.

Le film accompagne le Père Lefort dans ses relations avec ces (ou plutôt "ses") enfants, dansla vie quotidienne ou dans les moments de détente, par exemple sur le terrain d'aventure qu'est poureux l'épave d'un cargo échoué sur la plage ou à s'amuser avec un petit comme une paire de vieuxamis qui n'ont que 35 ans de différence… Tous les instants ne sont pas aussi joyeux, comme cetteimage d'un enfant qui, un soir très tard, attend le retour du Père recroquevillé devant sa porte : c'estun petit talibé battu qui vient chercher un abri et un secours, et qui les trouve. Scène très forte d'unedétresse accueillie et consolée (au montage, le cinéaste a préféré couper l'image la plus dure : le dosdu petit zébré de cicatrices sanglantes). Miracle d'une porte ouverte, au propre comme au figuré :aujourd'hui, l'enfant est devenu un homme fier et entreprenant, qui n'a jamais oublié celui qui luiavait tendu la main au moment de sa plus grande détresse.

Les Enfants du Soleil, 2001 (37 mn). Documentaire de Sami Chalak sur le travail de cetteassociation à Madagascar.

Pour l'association franco-malgache Les Enfants du Soleil, solidement installée dans quatrevilles de Madagascar, la réinsertion des enfants a pris depuis longtemps sa vitesse de croisière, avecune équipe malgache bien rodée, des méthodes efficaces et maintenant 800 enfants (des deux sexes)pris en charge grâce à un dispositif complet de structures d'écoute, d'hébergement et de formation.Le travail commence dans la rue, surtout la nuit, où un groupe va à la recherche des enfants quidorment dehors (ils sont nombreux) et leur propose un abri temporaire dans un "centre d'accueil etd'écoute". Là, s'instaure un dialogue entre l'éducateur et l'enfant, à qui l'on propose de se construire,

Page 111: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

111

en toute liberté, un projet de "sortie de rue". Ceux qui acceptent de rompre avec leur vie antérieuresont ensuite orientés vers des villages créés par l'association, dans des maisonnettes conviviales où,avec une dizaine d'enfants de leur âge, ils réapprennent à vivre sous la direction attentive d'une mèrede substitution. Une scolarisation poussée aussi loin que possible (université comprise) et diversesformations professionnelles leur permettront de devenir plus tard des adultes indépendants. Leprojet devient réalité : l'ancien enfant de la rue a réussi sa véritable réinsertion sociale etprofessionnelle.

L'aide n'est pas proposée qu'aux enfants, car il y a à Madagascar une population complètevivant dans la rue. L'association apporte aussi son soutien à des femmes seules et à des vieillardsindigents, auxquels des ateliers (couture, vannerie, etc.) permettent de vivre du fruit de leur travail,leur rendant ainsi un minimum d'autonomie et de dignité.

Débat avec le RP François Lefort (alors Caritas-Mauritanie, et maintenant REPPER) et JoëlRousseau (Les Enfants du Soleil et ESPPER), ainsi que, dans la salle, Florence Migeon(UNESCO).

L'association Les Enfants du Soleil applique une méthode longuement éprouvée parl'expérience, qui peut se résumer en un schéma montrant l'itinéraire que suit l'enfant (toujoursvolontairement), depuis un lieu d'écoute jusqu'à sa pleine réinsertion, familiale ou autonome.Naturellement, dans la pratique, chacun des acteurs de terrain adapte ces principes communs à sesmodalités concrètes de fonctionnement. Mais les principes restent partout les mêmes, ceuxsynthétisés dans la Charte d'ESPPER (reformulation de la Charte de Rufisque de 1994), qui serésument en deux mots : le respect de l'enfant (voir ci-dessous en annexe).

Dans leur vie quotidienne dans la rue, les enfants développent des talents de débrouillardiseremarquables. Les structures qui les accueillent doivent préserver cette capacité d'autogestion, leurlaisser le plus possible de liberté pour organiser leur vie. De nombreuses expériences malheureusesl'ont démontré : les institutions autoritaires ne réussissent jamais.

Pour les enfants de la rue, la période la plus dangereuse est la nuit, où se concentrent les causesd'insécurité, d'où leur tendance à déambuler au lieu de dormir (ou toutes sortes d'autres activités, pastoujours recommandables). Et ceux qui les voient se reposer pendant la journée les traitent deparesseux… C'est dire l'importance de leur offrir un abri pour la nuit. Mais il ne faut pasaccompagner celui-ci de nourriture, qui pourrait constituer pour eux l'unique intérêt de la formule,les incitant ainsi à rester davantage dans la marginalité. Rappelons-le : toute aide à la vie dans la rue(hormis les soins médicaux d'urgence) est contre-productive, car elle pousse les enfants de la rue à yrester (et d'autres à y affluer). L'unique manière d'aider l'enfant de la rue, c'est de lui proposer lesmoyens d'en sortir.

En Mauritanie, pays totalement musulman, il est impossible pour un prêtre catholiqued'interférer directement dans les abus dont sont victimes les talibé exploités par certains marabouts :il ne peut que demander aux autorités d'agir. Dans les foyers créés par François Lefort, les enfantsreçoivent une éducation musulmane solide : c'est indispensable pour qu'ils puissent se réinsérerensuite dans leur société. Un marabout choisi par l'association vient au foyer la leur donner, et il estarrivé au Père Lefort d'enseigner lui-même quelques sourates…

Pour les filles, il faut des structures spécifiques. Elles sont assez rares dans la rue en Afriquenoire, plus fréquentes en Amérique latine, avec des situations parfois extrêmement dramatiques,comme à Guatemala. A Nouakchott, il y en a quelques unes ; elles ont refusé de se laisse filmer, car,ont-elles dit, si on les reconnaît, "elles ne pourront jamais se marier".

Les ONG sérieuses arrivent à faire beaucoup avec peu d'argent. Le problème de fond n'estpas (ou pas seulement) financier, c'est surtout celui de la sensibilisation, tant de l'opinion publiqueque des autorités : c'est un problème politique. En même temps, les relations avec les autorités sontsouvent délicates, car celui qui s'occupe des enfants de la rue voit tout ce qu'il ne faut pas voir, toutce que l'on s'efforce de cacher… De ce fait, on risque parfois quelques ennuis. (Ceux qui sontarrivés à François Lefort en sont un cas exemplaire, et qui nous concerne tous.) Il est pourtant

Page 112: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

112

indispensable que les ONG qui accueillent les enfants soient connues et surtout reconnues desautorités locales. Elles doivent agir en partenariat avec tous les acteurs du terrain (écoles, artisans,autorités du quartier, institutions religieuses, et bien sûr familles).

Il est enfin rappelé que l'UNESCO, grâce auquel cette rencontre a pu se dérouler, partagepleinement les objectifs d'ESPPER : représenter et assister les petites ONG, informer et sensibiliserl'opinion publique. Partout où c'est possible, l'UNESCO aide à la prise de conscience et à laresponsabilisation des pouvoirs publics, notamment en Namibie, au Mali, au Burkina Faso... Ilappartient à tous de prendre en charge ces enfants qui n'ont personne. Nos diverses organisations,chacune à son niveau d'intervention, doivent contribuer à créer une synergie durable entre tous lesacteurs.

VIII - POUR FINIR, L'APPORT DE LA FICTION

Il n'y a pas que les documentaires qui puissent nous faire comprendre le réel : l'art a aussipour rôle de le faire ressentir. Le cinéma d'imagination est ici un vecteur très puissant, tant par laforce d'évocation de ses images que par l'ampleur du public qu'il touche.

A propos d'Ali Zaoua, 2000 (15 mn). Reportage sur les conditions de tournage du grand film defiction qui clôt la rencontre.

Tourner un film professionnel avec de vrais enfants de la rue à Casablanca, le plus grandport du Maroc, n'était pas une mince affaire, mais cela s'est déroulé sans trop de problèmes.Retenons juste au passage une scène cocasse : un tournage en extérieur est toujours protégé par unservice d'ordre policier, et les badauds se sont fort étonnés en voyant que la police protégeait cesgamins de la rue méprisés, au lieu de les pourchasser comme d'habitude...

Ali Zaoua, prince de la rue, 2001 (1 h 40). Film de Nabil Ayouch, sur et avec les enfants de la ruede Casablanca (Maroc).

L'histoire, admirablement jouée, est pleine de poésie et de gaieté, malgré son thème tragique.Elle raconte la vie de quatre enfants qui survivent seuls dans les rues et sur les quais du port, aprèsavoir rompu avec leur bande. Celle-ci, une quarantaine de gamins de tous âges installés dans uneusine en ruines, est dirigée d'une main de fer par un redoutable sourd-muet adulte, qui cherche àrécupérer les fugueurs tantôt par la menace, tantôt par la séduction. Le secret du héros, Ali Zaoua(environ 13 ans), est sa détresse profonde d'avoir une mère prostituée : malgré l'amour que lui portecelle-ci, l'incommunicabilité entre eux est totale. Ali, qui voulait devenir marin pour aller dans "l'îleaux deux soleils" de ses rêves, meurt d'une pierre qu'un enfant de leur ancienne bande lui a lancée àla tête. Ses trois amis vont tout faire pour lui donner des funérailles mieux que décentes : conformesà son rêve. Au terme de nombreuses aventures drôles ou poignantes, avec l'aide d'un vieux pêcheurcompréhensif et de la mère d'Ali, ils y parviendront.

Au-delà d'une belle histoire d'amitié et de la reconstitution fidèle de ce qu'est la vie desenfants livrés à eux-mêmes au Maroc, on peut retenir des images montrées par le film combien lesvisages sont durement marqués par la brutalité de la vie de la rue : presque tous sont couturés decicatrices (d'ailleurs, le gosse qui a tué Ali est montré puni d'une large entaille qui le balafre du frontjusqu'au milieu de la joue). Un thème profond du film est aussi l'impossibilité pour un petit grouped'enfants de survivre en dehors d'une bande organisée : celle-ci, malgré sa violence (viol collectifcompris) et son pessimisme (son cri de ralliement est : "La vie, c'est de la merde !"), protège, attire,fascine : elle est une identité incontournable. Finalement, c'est elle qui gagne. Triste perspective pourles gamins de Casablanca !

Page 113: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

113

Débat avec Jean Cottin, producteur d'Ali Zaoua.

Les acteurs de ce film (hormis les adultes) étaient tous des enfants de la rue de la ville,contactés avec l'aide de la fameuse association Bayti, la plus importante du Maroc dans ce domaine.Les difficultés ont été nombreuses, en particulier les contraintes liées au temps : le respect deshoraires, quelques fugues (rares), l'obligation de tourner certaines scènes plusieurs fois de suite…Le casting a été moralement éprouvant, quand il nous fallait refuser certains enfants, alors que l'onvoyait si clairement quelle immense tristesse tous portent dans leur cœur et dans leurs yeux. Lespetits acteurs, vedettes ou figurants, se sont adaptés facilement au travail qui leur était demandé.Ainsi ont-ils tous très bien appris leur rôle et, de fait, moins improvisé qu'on ne l'avait prévu. Ils sesont appropriés sans peine l'histoire du film, car c'est la leur. Pour les enfants, c'était la première foisque des adultes s'intéressaient à eux avec sincérité, et la confiance (réciproque) a été vite établie.Pour les adultes, il s'agissait d'utiliser les enfants, mais aussi, après les deux mois de travail encommun, de les aider à sortir de la rue, avec le concours de Bayti.

Pour les quatre principaux acteurs, devenus ainsi des "stars", retourner à la vie quotidiennen'a pas été facile. Deux ans plus tard, les résultats sont contrastés. L'un de ces jeunes continue àfaire fugue sur fugue. Un autre, le plus mûr, suit une formation en menuiserie avec Bayti. Le pluspetit (le plus drôle et le plus expressif, malgré son nez fracturé) est devenu acteur professionnel, et ila beaucoup de succès à la télévision marocaine. Enfin, celui qui incarnait le héros de l'histoire, aucaractère plus difficile, et rendu plus orgueilleux par son rôle-titre, est quand même en bonne voie :maintenant, il suit une scolarité le matin, et travaille avec le metteur en scène l'après-midi. Touteresocialisation exige du temps, et l'on ne réussit jamais à 100 %...

Finalement, ce film, qui ne se voulait qu'un conte pour enfants, est devenu au Maroc unphénomène de société : le public lui a fait un immense succès, car il a senti que, pour une fois, ontraitait de ses vrais problèmes1. Ali Zaoua a ainsi contribué à une meilleure connaissance duproblème des enfants de la rue, et surtout à changer le regard que porte sur eux le monde desadultes.

Ce qui était exactement l'objectif principal de cette "rencontre avec les enfants de la rue".Devant l'importance du sujet et la richesse de sa filmographie, une conclusion s'impose : tôt ou tard,cette rencontre devra, sous une forme ou sous une autre, être renouvelée.

Yves Marguerat

1 Même triomphe populaire en Côte d'Ivoire pour le film Bronx-Barbès d'Eliane de Latour (2001), sur la vie desjeunes loubards d'Abidjan.

Page 114: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

114

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

L'ACTUALITE CINEMATOGRAPHIQUE

Articles de la presse

Trois couleurs, 11 mars 2003

LA CITE DE DIEU

(CIDADE DE DEUS)

de

Fernando Meirelles et Katia Lund

Brésil, 2002, 2 h 15

Fin des années 1960. Les programmes d'urbanisation sauvage ont donné naissance, dansune banlieue de Rio de Janeiro, à un futur bidonville sobrement baptisé "Cidade de Deus". Si legrand barbu n'a évidemment pas été convié au lieu-dit, le diable n'y a pas encore totalement installéson nid. En attendant, des graines de mafieux poussent comme des fleurs dans ce ghetto que legouvernement n'a pas, à ce moment-là, définitivement abandonné. La police ose encore s'y aventurerpour poursuivre les braqueurs à la petite semaine, dont le sport favori est de s'attaquer au camion quivient livrer le gaz. "Fusée", le protagoniste de la saga qui va suivre, est le témoin privilégié del'éclosion des gangs (son grand frère fait partie du "Tendre Trio") et de la naissance du caïd de lacité, "Petit Zé". Mais, pour l'instant, Fusée nourrit deux rêves : séduire la belle Angélica et surtoutdevenir photographe.

Pas évident pourtant d'entrevoir ici un futur métier autre que malfrat ou macchabée ! Amis etvoisins tombent sous les balles ennemies ou celles distribuées par des représentants d'un ordreimpossible à maintenir. La drogue fait peu à peu son apparition et devient l'enjeu majeur des luttesfratricides. Une époque est révolue, l'innocence s'est envolée, mais Fusée ne cesse de caresser le rêvede publier un jour ses photos.

Ce qui fascine d'emblée, dans la fresque édifiée par Fernando Meirelles est l'incroyableauthenticité des situations et des dialogues, la véracité de ces personnages incarnés par des gaminsissus de divers quartiers populaires de Rio. Le film, adapté du roman de Paulo Lins (issu de lafameuse cité), se déroule sur une trentaine d'années et fourmille de personnages attachants.L'esthétique reflète la couleur et les tonalités des différentes époques ; l'humour, la violence sourdeet les circonvolutions du récit, raconté en voix off par Fusée et morcelé en flash-back ne sont passans rappeler la virtuosité d'un Martin Scorsese qui aurait trop fréquenté Quentin Tarentino. MaisMeirelles ne se contente pas d'emprunter ou de rendre hommage ; il invente tout simplement unenouvelle façon d'aborder le cinéma social, faisant de son spectacle un sujet de société. A l'heure del'espérance sociale brésilienne incarnée par le président Lula, (…) il est heureux de constater qu'unfilm, à défaut de changer le monde, peut mettre le doigt là où ça fait mal et dégeler certainesmentalités. Et lorsqu'il procure en plus énergie et plaisir que lui demander de plus ?

Jérémy MESLAY

Page 115: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

115

Spectateur, mars 2003

Fernando Meirelles : Histoire d'un "deal"

"La Cité de Dieu évoque la mainmise des caïds de la drogue qui s'est opérée au début desannées 1970 dans presque toutes les favelas de Rio de Janeiro. Afin de restituer cet univers defaçon aussi réaliste que possible, ma co-réalisatrice et moi avons interviewé 2 000 jeunes garçonsvivant dans des communautés de Rio, et nous en avons sélectionné 200, qui ont participé à unatelier de travail. Leur mise en condition a nécessité près d'un an…

"C'est aux trafiquants de drogue que nous devons d'avoir pu tourner à l'intérieur d'unejavela. Notre scénario a été acheminé jusqu'aux quartiers de haute sécurité de Bangu, la prison lamieux protégée du pays, et il y a obtenu une autorisation conditionnée au fait que nous necherchions pas à reproduire le style des films américains et que nous nous contentions de montrerla réalité telle qu'elle est. Une fois tout organisé, on nous a accueillis à bras ouverts, et chacun amis du sien pour nous faciliter les choses. Personne ne s'est plaint du bruit, et nous n'avonsjamais été à court de figurants. Nous n'avons même pas eu à signer la moindre demanded'autorisation…"

Propos recueillis parLaura Vogler

PS. Les enfants qui jouent dans le film sont ceux des foyers de réinsertion de l'association IBISS,l'une des plus actives du Brésil pour toutes les formes d'aide à l'enfance en danger. C'est unegarantie de l'authenticité du témoignage que donne ce film.

Page 116: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

116

Post-scriptum

Extrait du quotidien Le Mondedu 15 octobre 2003

La petite vendeuse de roses

ne reviendra pas à Cannes

A l'âge où les demoiselles font leurs débuts en société, à 15 ans, une petite vendeuse de rosesde Medellin (Colombie) montait les marches du Palais des festivals, à Cannes, avec les stars. Ce rêvede Cendrillon n'a guère duré. La justice colombienne vient de condamner Leidy Tabares, 20 ans àpeine, à vingt-six ans de prison pour le meurtre d'un chauffeur de taxi.

Le film colombien La Vendeuse de roses était en compétition en 1998. Le réalisateur, VictorGaviria, avait tenu à faire le voyage avec toute son équipe. Les interprètes étaient des amateurs,recrutés dans les rues de Medellin, plus connue comme la capitale de la drogue. (…) Victor Gaviriaavait choisi Leydi pour jouer le rôle-titre de son film.

La mère avait apparemment rêvé d'une belle carrière pour sa fille. En la prénommant Leydi,transcription phonétique de Lady, elle avait sans doute la princesse Diana à l'esprit. Vendre desfleurs était en tout cas un honnête moyen de gagner de l'argent. Mais, si La Vendeuse de roses luidonnait le rôle de sa vie, au sens où elle s'en inspirait fidèlement, il n'aura pas changé la destinée deLeydi. La misère et la violence l'ont rattrapée à son retour de Cannes. A 17 ans, Leydi était enceinte.Le père de son premier enfant a été tué quelques mois après sa sortie de prison. Le père du secondest détenu pour les mêmes motifs que la mère. Six interprètes de La Vendeuse de roses ont étéassassinés comme, avant eux, les acteurs du premier film de Gaviria sur les jeunes délinquants à lagâchette facile, au titre prémonitoire : Rodrigo D, No future.

Le film brésilien Pixotte, portrait d'un autre gamin de la rue, avait connu un succèsinternational. Contrairement aux jeunes colombiens, la carrière artistique de Fernando Ramos daSilva, l'interprète du réalisateur Hector Babenco, avait été moins éphémère. Il fut un temps où le petitPixotte fréquentait davantage les studios que les bas-fonds. Le passage à l'âge adulte n'en a pasmoins été fatal. Basculant de la rubrique spectacles à celle des faits divers, Fernando est tombé sousles balles de la police.

Paulo A. Paranagua

---------------------------------------------------------

Page 117: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

117

Jeunesses marginalisées, la revue du GREJEM, n° 2 (décembre 2003)

BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

sur les enfants de la rue

et autres aspects des marginalités juvéniles

(ouvrages publiés en langue française)

AGOSSOU Thérèse (éd.) :Regards d'Afrique sur la maltraitance.Paris, Karthala, collection Questions d'enfance, 2000, 277 p.

BALAAM Yves :Enfants de la prison et de la rue dans une ville africaine (1975-92).Yaoundé, UCAC & Karthala, 1997, 219 p.

BOISSIEU Arnaud de :Jeunes des rues de Tanzanie. Une vie par jour, entre l'eau et le feu.Paris, Karthala, 2001, 133 p.

BRUYERE Jean-Michel :L'Envers du jour. Mondes réels et imaginaires des enfants errants de Dakar.Paris, Léo Scheer, 2001, 319 p.

COMBIER Annick :Les Enfants de la rue en Mauritanie.Paris, L'Harmattan, 1994, 208 p.

COOPIETERS'T WALLANT Renaud :Jeunesse marginalisée, espoir de l'Afrique : un juge des enfants témoigne.Paris, L'Harmattan, 1992, 188 p.

DIOP Momar-Coumba (éd.) :Pauvreté, jeunes de la rue et Sida. Les cas d'Abidjan et d'Accra.Paris, Karthala-GTZ-PGU, collection Questions d'enfance, 2002, 126 p.

DUBET François :La Galère : jeunes en survie.Paris, Fayard, collection Points, 1995, 503 p.

ENDA-Tiers Monde (éd.) :Voix des enfants d'Afrique.Dakar, ENDA, 1999, 148 p.

FOURCHARD Laurent & ALBERT Isaac Olawala :Sécurité, crime et ségrégation dans les villes d'Afrique de l’Ouest, du XIXè siècle à nos jours.Paris, Karthala et Ibadan, IFRA, 2003, 451 p.

HÉRAULT Georges et ADESANMI Pius (1997) :Jeunes, cultures de la rue et violence urbaine en Afrique.Ibadan, IFRA, 512 p.

Page 118: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

118

INVERNIZZI Antonella :Straßenkinder in Afrika, Asien und Osteuropa. Bibliographie commentée (en français)Bonn, WAWADB (Conférence épiscopale allemande), "Projekte", 2001, 418 p.NB. Ce document est consultable sur le site de l'université de Fribourg :http://www.unifr.ch/socsem/bibliocomm.html

LEPOUTRE David :Coeur de banlieue. Codes, rites et langages.Paris, Odile Jacob, 1997, 362 p.

LUCCHINI Riccardo :Enfant de la rue. Identité, sociabilité, drogue.Genève et Paris, Droz, 1993, 248 p.

LUCCHINI Riccardo :Sociologie de la survie : l'Enfant dans la rue. `Paris, PUF, 1996, 323 p.

LUCCHINI Riccardo :Femmes, violence et identité. Le cas de l'Amérique centrale.Paris, L'Harmattan , collection Recherche Amériques latines, 2002, 294 p.

LUTTE Gérard :Les Enfants de la rue du Guatemala : princesses et rêveurs.Paris, L'Harmattan, 1997, 264 p.

MARGUERAT Yves (éd.) :Garçons et filles des rues dans la ville africaine. Diversité et dynamique des marginalités juvénilesà Abidjan, Nairobi, Antananarivo.Paris, GREJEM, 2003, 289 p. multig.

"MARJUVIA" (Yves Marguerat et Danièle Poitou éd.) :A l'écoute des enfants de la rue en Afrique Noire.Paris, Fayard, collection Les Enfants du Fleuve, 1994, 628 p.

MERIENNE SIERRA Maricel :Violence et tendresse : les enfants de la rue à Bogota.Paris, L'Harmattan, 1995, 100 p.

MEUNIER Jacques :Les Gamins de Bogota.Paris, 1977, rééd. Payot, Petite Bibliothèque-Voyageurs, 2001, 191 p.

PARAZELLI Michel :La Rue attractive. Parcours et pratiques identitaires des jeunes de la rue.Sainte-Foy (Canada), Presses de l'Université du Québec, 2002, 358 p.

PEDRAZZINI Yves et SANCHEZ Magaly :Malandros. Bandes, gangs et enfants de la rue : culture d'urgence à Caracas.Paris, Desclée de Brouwer & Editions Charles Léopold Mayer, 1998, 271 p.

PÉROUSE DE MONTCLOS Marc-Antoine :Villes et violence en Afrique noire.Paris, IRD & Karthala, 2002, 311 p.

PETITCLERC Jean-Marie :Les nouvelles délinquances des jeunes. Violences urbaines et réponses éducatives.Paris, Dunod, 2001, 177 p.

Page 119: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

119

PIRENNE Jacqueline :Mes fils de la rue à Addis Abeba.Paris, Fayard, collection Les Enfants du Fleuve, 1989, 336 p.

POITOU Danièle :La Délinquance juvénile au Niger.Niamey, IRSH, Etudes Nigériennes n° 41, 1978, 210 p.

SCHLEMMER Bernard (éd.) :L'Enfant exploité. Oppression, mise au travail et prolétarisation. `Paris, Karthala, 1996, 522 p.

STOECKLIN Daniel :Enfants des rues en Chine.Paris, Karthala, 2000, 368 p.

TERCIER Anne-Sophie :Enfants des rues de Bombay. Snehasadan, la maison de l'amitié.Paris, Karthala, 2003, 224 p.

TESSIER Stéphane (éd.) :L'Enfant de la rue et son univers. Ville, sociabilité et marginalité.Paris, Syros, 1995, 228 p.

TESSIER Stéphane (éd.) :Langages et cultures des enfants de la rue.Paris, Karthala, collection Questions d'enfance, 1995, 146 p.

TESSIER Stéphane (éd.) :A la recherche des enfants de la rue.Paris, Karthala, collection Questions d'enfance, 1998, 471 p.

VELIS Jean-Pierre :Fleurs de poussière : enfants de la rue en Afrique.Paris, UNESCO, 1993, 172 p.

WERNER Jean-François :Marge, sexe et drogue à Dakar. Enquête ethnographique.Paris, Karthala, 1993, 292 p.

Numéros spéciaux de revues

Autrepart n° 18 : "Les jeunes, hantise de l'espace public dans les sociétés du Sud ?", IRD, 2001.

Les Cahiers de Marjuvia, du n° 1 (1995, 72 p.) au n° 10 (2000, 155 p.), version informatique.

Cultures & conflits n° 18 : "La violence politique des enfants", L'Harmattan, été 1995.

Politique africaine n° 63 : "Du côté de la rue", Karthala, octobre 1996

Politique africaine n° 80 : "Enfants, jeunes et politique", Karthala, décembre 2000

Page 120: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

120

Rappel de quelques références théoriques générales

ARIES Philippe :L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime.Paris, Le Seuil, collection Points Histoire, 1975, 318 p.

BERNAULT Florence (éd.) :Enfermement, prison et châtiments en Afrique, du XIXè siècle à nos jours.Paris, Karthala, 1999, 510 p.

BOURDIEU Pierre :La Misère du monde.Paris, Le Seuil, 1993, 953 p.

CYRULNIK Boris :Un merveilleux malheur.Paris, Ed. Odile Jacob, 1999, 238 p.

ERNY Pierre :L'Enfant et son milieu en Afrique noire. Essai sur l'éducation traditionnelle.Paris, L'Harmattan, 1987, 310 p.

EZÉMBÉ Ferdinand :L'Enfant africain et ses univers.Paris, Karthala, coll. Questions d’enfance, 2003, 359 p.

FOUCAULT Michel :Surveiller et punir. Naissance de la prison.Paris, Gallimard - NRF, 1975, 318 p.

GEREMEK Bronislaw :La Potence ou la pitié. L'Europe et les pauvres du Moyen Age à nos jours.Paris, Gallimard, 1978.

LALLEMAND Suzanne :La Circulation des enfants en société traditionnelle : prêt, don, échange.Paris, L'Harmattan, 1993, 224 p.

LEWIS Oscar :Les Enfants de Sanchez. Autobiographie d'une famille mexicaine.Paris, Gallimard - NRF, 1963 (rééd. 1972), 639 p.

MARIE Alain (éd.) :Une Afrique des individus ?Paris, Karthala, 1997, 440 p.

MBEMBÉ Achille :Les Jeunes et l'ordre politique en Afrique noire.Paris, L'Harmattan, 1985, 247 p.

RABAIN Jacqueline :L'Enfant du lignage.Paris, Payot, 1979, 237 p.

VIDAL Claudine :Sociologie des passions (Côte d’Ivoire, Rwanda).Paris, Karthala, 1991, 181 p.

Page 121: 02 Revue 02 - horizon.documentation.ird.frhorizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_6/... · Nos travaux ont confirmé la grande homogénéité de ce phénomène

121

Romans sur les enfants de la rue et les enfants-soldats

AMADO Jorge :Capitaines des sables.(1937, traduit du portugais du Brésil)Paris, Gallimard, collection L'Imaginaire, 1984, 296 p.

KOUROUMA Ahamadou :Allah n'est pas obligé.Paris, Le Seuil, 2000, 233 p.

MANKELL Henning :Comedia infantil.(1995, traduit du suédois)Paris, Le Seuil, 2003, 235 p.