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Les affects et l’angoisse dans l’expérience analytique

EDITORIAL........................................................................................................................................................... 3 Christian Vereecken......................................................................................................................................... 3

AFFECTS ET ANGOISSE .................................................................................................................................... 4 Le gay sçavoir, un affect lacanien ? Monique Kusnierek ................................................................................ 4 Des pudeurs Marie-Christine Hamon.............................................................................................................. 6 Agujas y alfileres Luis Solano........................................................................................................................... 8 De la bacchanale au châtiment des Ménades Yves Kaufmant........................................................................ 10 Les affects maniaco-dépressifs de fin d’analyse Monique Liart .................................................................... 11 Le petit Hans et la petite Sandy devant l’angoisse Marie-Françoise de Munck ........................................... 13 Un cauchemar de Gide Marianne Ronvaux ................................................................................................... 16 Les affects dans le rêve, Le rêve d’Irma Lieven Jonckheere ......................................................................... 19 Entre rêve et réveil, l’être de jouissance du sujet Marie-Hélène Briole ......................................................... 21 La dépersonnalisation chez les freudiens des années vingt Franz Kaltenbeck .............................................. 24 Remarques sur l’Unheimliche Pierre Thèves ................................................................................................. 25 La mauvaise humeur à Trieste ou l’affect vérifié sur l’Acropole François Leguil......................................... 28 Das Unheimliche et la dépersonnalisation Hubert Van Hoorde .................................................................... 32

CONFERENCES.................................................................................................................................................. 36 La place de l’angoisse Yves Depelsenaire ...................................................................................................... 36 Approche de l’affect Herbert Wachsberger .................................................................................................. 40

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EDITORIAL Christian Vereecken

Les 17, 18 et 19 mai 1986 se sont tenues à Bruxelles les « Journées de Printemps » de l’École de la Cause freudienne, sur le thème qui est celui de ce numéro : Les affects et l’angoisse dans l’expérience psychanalytique. Y furent entendus une vingtaine d’intervenants en séance pleinière et trente-six autres répartis en six tables rondes. Les exposés tenus en séance pleinière seront publiés comme d’habitude par l’école dans un volume de compte-rendus, auquel nous prions le lecteur de se reporter. Il y trouvera également des compte-rendus des tables rondes.

Nous publions ici un choix de textes de ces interventions en table ronde. Il convient de rappeler quels étaient les thèmes autour desquels ces exposés, introduits par le rapport d’un responsable local, ont gravité : Des affects lacaniens ? (Monique Kusnierek), Du symptôme à l’angoisse : l’objet (Philippe Hellebois), Authenticité des affects ? (Monique Liart), La place de l’angoisse dans la cure avec des enfants (Marie-Françoise De Munck), Les affects dans le rêve (Lieven Jonckheere), « Unheimliche » et dépersonnalisation (Hubert van Hoorde).

Pour en terminer avec les informations, signalons que les interventions de Philippe Hellebois et Anne Lysy ont paru sous forme abrégée dans la Lettre mensuelle.

On a joint à cet ensemble quelques pièces rapportées : des conférences sur le thème tenues par Yves Depelsenaire et Herbert Wachsberger, organisateurs de ces Journées, ainsi qu’une autre de Christian Demoulin qui traite du même sujet.

Espérons que ceux qui ont participé à cette manifestation y retrouveront quelque chose de leur intérêt. Il convenait pour nous de marquer d’un numéro spécial un événement qui sans doute fera date dans le développement de l’École de la Cause en Belgique.

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AFFECTS ET ANGOISSE Le gay sçavoir, un affect lacanien ? Monique Kusnierek

Dans son texte Télévision, Lacan affirme qu’il n’a fait, concernant l’affect, que restituer l’apport freudien, et ceci en ce qu’il a fait sienne la formule freudienne selon laquelle « l’affect est déplacé » 1. L’affect est déplacé et non refoulé, disait Freud, c’est-à-dire qu’il est, dans la structure, non pas en place de signifiant (c’est le sort du signifiant d’être refoulé), mais en place d’effet, de signifié qui fait, lui, l’objet d’un déplacement. L’affect ne ressortit pas à l’inconscient. Celui-ci est essentiellement déterminé, selon Freud, par le représentant de la représentation ; il est, dira Lacan, articulation signifiante, structuré comme un langage.

Articulation signifiante, l’inconscient est le témoignage d’un savoir, et plus précisément « d’un savoir en tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant (…). L’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangué ». Et lalangue articule de savoir « des choses qui vont beaucoup plus loin que ce que l’être parlant supporte de savoir énoncé » 2. Les affects, non-assimilables à ces jeux de lalangue, résultent précisément de cette articulation de savoir, en quelque sorte toujours en excès par rapport à ce qui est supporté, de lalangue.

Effet d’un savoir en excès, l’affect « de ne pas trouver de logement, pas de son goût tout au moins » dérive,… vient au corps 3. Destin qui le confine au déplacement, peut-on dire à faire jouer la formule freudienne, puisque l’affect n’a rien affaire avec la vie du corps. L’affect s’avère être décharge de pensée. C’est lalangue et le savoir qu’elle articule qui affecte, procède à l’animation de la jouissance du corps 4. S’agissant d’un affect, le gay sçavoir sera donc à resituer dans la structure en place d’effet, précisément d’effet d’un savoir qui excède à ce que supporte l’être parlant. Mais cette démarche suffira-t-elle à rendre compte de ce que, selon Lacan, le gay sçavoir est une vertu dont l’exercice ramène au péché ?

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J. Lacan, Télévision, Seuil, pp. 37 et 38. 2

J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX, Encore, Seuil, pp. 126 et 127. 3

J. Lacan, Télévision, p. 41. 4

J. Lacan, Le Séminaire, Les non-dupes errent, inédit, leçon du 11 juin 1974.

Remarquons à ce sujet, dans la partie consacrée à l’affect dans Télévision, une sorte de décalage, d’effet de feed-back dans le propos même de Lacan. Celui-ci s’exerce, dans ce texte et à la suite de Freud, à un repérage de l’affect dans la structure. Ce faisant Lacan, peut-on dire, s’applique à un bien dire à propos de l’affect. C’est une dimension éthique, celle du devoir de bien dire, qui sous-tend son dire concernant l’affect. Lorsqu’il introduit la tristesse et le gay sçavoir, il s’agit toujours bien évidemment pour lui de s’appliquer au devoir de bien dire, mais avec le décalage suivant à cet endroit : c’est que tristesse et gay sçavoir sont des affects qui résultent précisément du devoir de bien dire. Avec la tristesse et le gay sçavoir, Lacan commence à faire série des affects en termes de passions, c’est-à-dire qu’il traite dès lors l’affect à partir de l’éthique, disait J.A. Miller 5. L’affect devient susceptible d’un jugement moral : la tristesse est un péché, le gay sçavoir est une vertu dont l’exercice ramène au péché 6. Quel est donc le ressort de cet effet de feed-back ou encore, à interroger l’affect dans la structure, comment est-on amené à une question éthique ?

Quelques définitions tout d’abord pour cerner notre propos, celles du dire, du bien dire, et de l’écriture. Le dire, Lacan le distingue de la parole. « Un dire est de l’ordre de l’événement », dit-il et « toute parole n’est pas un dire, sans quoi toute parole serait un événement, (…) et on ne parlerait pas de paroles vaines » 7. Le dire donc, d’être un événement, distingue un avant d’un après, opère une modification dans le réel. Cette définition du dire repose sur un abord du signifiant qui n’est certes pas considéré comme pur semblant, pur artifice sans rapport avec le réel. Si c’était le cas, le dire ne serait que vaine parole et ne comporterait aucune prise sur le réel. Le dire, donc, est de l’ordre de l’événement de ce que le signifiant, la structure est dans le réel.

L’événement de mon dire, dit Lacan dans Les non-dupes errent, réside dans une écriture (en l’occurrence, celle du nœud borroméen 8. L’écriture est considérée dans Le Séminaire XX comme un effet du dire, du bien-dire qui utilise lalangue pour

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Cf. Compte-rendu de la table ronde, Des affects lacaniens ?, in Actes deLes affects et l’angoisse.

6 J. Lacan, Télévision, pp. 39 et 40.

7 J. Lacan, Le Séminaire, Les non-dupes errent, leçon du 18 décembre 1973.

8 Op. cit., leçon du 8 janvier 1974.

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se dire. Cet effet consiste précisément en une articulation logique par laquelle s’opère une prise sur le réel. Prise qui ne fait cependant pas de l’écriture un métalangage. Lacan le dit en toutes lettres, l’écriture est un effet du langage, « une trace où se lit un effet du langage » 9. D’être effet du langage, l’écriture se situe en fait dans la structure à la même place, place d’effet, que l’affect, et en l’occurrence que l’affect de gay sçavoir. Il y a cependant une marge entre l’écriture et le gay sçavoir. Si tous deux résultent du savoir articulé par lalangue, l’un, l’écriture, fait de ce savoir articulation logique, produit de réel, tandis que l’autre, le gay sçavoir, transforme ce savoir en une affectation. Le gay sçavoir est, peut-on dire, un reste de savoir qui, de ne pas être passé à l’écrit, à l’articulation logique, vient animer, affecter le corps de gaieté, c’est-à-dire s’avère, juste, effet de vérité.

Voilà, à cerner la destinée que comporte sa part de savoir, qui délimite déjà le gay sçavoir, le situe comme affect, mais ne rend pas compte de ce que, selon Lacan, il est vertu dont l’exercice ramène au péché, c’est-à-dire à la tristesse puisque cette dernière est définie comme péché. Que se passe-t-il donc dès lors qu’on s’applique au savoir, au bien dire ? Question pour laquelle nous avons sans doute une indication de réponse dans ce double résultat, l’effet de vérité et le produit de réel, engendré par l’exercice du bien dire. Auquel cas ce sera à partir de son résultat précisément, en l’occurrence l’affect ou l’écriture, que nous appréhenderons l’exercice du savoir 10.

« Se brancher » à la structure, cela signifie « s’en faire dupe », s’exercer à son propos à un repérage, à un bien dire. Et de s’exercer à ce repérage, la structure… « ne démontre rien, sinon qu’elle est du texte même de la jouissance » 11. L’exercice du savoir, selon Lacan, interpelle donc nécessairement le rapport à la jouissance. Son effet, qu’il soit l’écriture ou l’affect, sera donc à envisager comme produit d’un certain rapport à la jouissance. C’est bien ce que dit par ailleurs Lacan à propos d’Aristote et de ceux qui après lui ont recopié ses textes jusqu’à ce qu’ils nous parviennent. « On sait que ça se véhiculait (…) », dit-il à propos des textes d’Aristote

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J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX, p. 110. 10

Le cours de J.-A. Miller, L’extimité, est fort éclairant à ce propos, et notamment la leçon du 5 juin 1986.

11 J. Lacan, Le Séminaire. Livre XX, p. 101.

mais « peu importe quel en fut alors l’usage ». La seule question qu’il y ait à se poser est la suivante : « où est-ce que ça les satisfaisait ? ». Autrement dit : « où est-ce qu’il y aurait eu faute à une certaine jouissance ? » 12. Interpellation clone quant au rapport à la jouissance dans l’exercice du savoir, et plus précisément interpellation quant à un défaut de jouissance. Si « la structure, pour s’y brancher, s’avère du texte même de la jouissance », c’est précisément de ce que la jouissance est en défaut. Écriture ou affect, le produit de l’exercice du bien dire est précisément celui d’un rapport à un défaut de jouissance. La jouissance qui parle, chiffre et déchiffre, joue avec lalangue, se déploie dans l’exercice du savoir s’avère être la jouissance qu’il faut, « faute – entendez-le comme culpabilité – faute de l’autre qui n’est pas » 13, faute de ce qu’il n’y a entre l’homme et la femme d’autre rapport que signifiant, faute du sens sexuel qu’il n’y a pas. Il n’est de « savoir que de non-sens » 14, que d’un défaut de jouissance donc. Ce qui n’est pas sans engendrer une certaine horreur du savoir, celle précisément qui nous assaille alors que nous nous exerçons au repérage dans la structure. Dès lors, la question qui se pose est bien celle de l’effet ou du produit de cette rencontre avec le réel de la jouissance. C’est à le déterminer que nous jugerons de la position du sujet dans son rapport à la jouissance et de son rapport au savoir donc, de sa position qui fait choix éthique.

Les passions précisément, l’ignorance, la tristesse, le sentiment d’impuissance, le gay sçavoir, etc, s’inscriront comme autant de réponses à cette rencontre, comme autant d’effets de l’exercice du savoir. Mais réponses, faut-il préciser, à la différence de l’écriture et à l’instar du fantasme, qui se leurrent quant au défaut de jouissance, quant à l’impossible du rapport sexuel. Parmi celles-ci, toutefois, le gay sçavoir se particularise. Il est vertu, dit Lacan, et ceci au sens où il mise précisément sur la gaieté, au détriment, par exemple, des sentiments d’impuissance qui affectent le névrosé dans sa rencontre avec la castration. Mise, dira-t-on en conséquence, qui fait du gay sçavoir une vertu que l’on peut attendre de la fin de l’analyse, mais sans pour autant envisager celui-ci en termes de solution. Le gay sçavoir ne peut en effet signer la fin de l’analyse, sinon à entendre cette dernière comme la substitution d’une passion à une autre. Ce qu’illustre

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Op. cit., p. 52. 13

Op. cit., p. 56. 14

Commentaire de J.-A. Miller dans Télévision, p. 40.

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fort bien le livre de Dragonetti, Le gai savoir dans le rhétorique courtoise. L’écriture des troubadours qu’il qualifie d’être l’exercice d’un bien dire, d’une gaya sciencia tient spécifiquement, dit-il, à ce qu’elle se joue du sens de lalangue pour le déjouer, pour en faire non-sens, pour suspendre le sens, en quoi par ailleurs il qualifie cette littérature courtoise d’être une écriture de l’impossible 15. Cela étant dit, cette écriture sert cependant en ce qu’elle vient à la place du rapport sexuel qu’il n’y a pas, sans elle il y aurait faute à une certaine jouissance. Elle se leurre donc quant à la condition subjective et fait défaut au bien dire, au devoir de s’y retrouver dans la structure. Défaut qui, de relever d’un choix éthique, d’une position par rapport à la jouissance, fait lâcheté morale, péché, dit Lacan, et se paie en retour de tristesse.

Des pudeurs Marie-Christine Hamon

Pluriel des pudeurs parce qu’il y a celles de Freud, les siennes, et celles dont il parle à propos des filles, de la période de latence, ou du surgissement du fantasme, il y a les points d’émergence qu’en signale Lacan à différents moments, en rapport avec le phallus ou avec l’objet, il y a la pudeur des vierges, certes, mais aussi celle, paradoxale, des prostituées par laquelle je souhaite commencer.

« Le plus étrange, dit-elle, c’est que la pudeur me soit revenue. » Elle, c’est une très jeune fille, moins par l’âge réel (20 ans) que par le mode enfantin sur lequel elle a formulé jusque là ses difficultés. Qu’elle se sente à nouveau pudique après un épisode de prostitution, elle s’en étonne et s’en réjouit. Là où elle en voit un signe sûr, c’est que le fait de se montrer nue, dévêtue au jeune garçon dont elle vient de s’énamourer, elle n’y penserait même pas. Ce qui la gêne, ajoute-t-elle, c’est de penser à ce « rapport » qu’il faudra bien avoir. Il est en effet vierge, il le lui a dit, et ce qu’elle appréhende, c’est de l’effrayer par le savoir qu’elle a acquis ces derniers mois (« elle en sait trop »).

Les émois de Nana, chez Zola, ne sont pas très différents dans leur formulation (à l’apogée de sa réussite d’« actrice » comme on disait alors, elle s’éprend malgré elle d’un très jeune garçon) « (Elle)… s’attendrissait, se sentait devenir toute

15 R. Dragonetti, Le gai savoir dans la rhétorique courtoise, Seuil,

Connexions du Champ Freudien, 1982.

petite. Pour sûr, elle avait rêvé de nuits pareilles, à une époque de sa vie qu’elle ne se rappelait pas. (…) Son existence d’hier était loin. Elle éprouvait des choses qu’elle ne savait pas. (…) Des pudeurs lui venaient. Elle était toute rouge. Personne ne pouvait la voir, pourtant ; la chambre s’emplissait de nuit derrière eux, tandis que la campagne déroulait le silence et l’immobilité de sa solitude. Jamais elle n’avait eu une pareille honte. Peu à peu elle se sentait sans force, malgré sa gêne et ses révoltes. Ce déguisement, cette chemise de femme et ce peignoir, la faisaient rire encore. C’était comme une amie qui la taquinait.-Oh ! C’est mal, balbutia-t-elle, après un dernier effort. Et elle tomba en

Qu’en déduire ? Sinon que la pudeur – Ça vous vient, ou ça vous revient, comme une conscience du corps, comme un déjà connu, lointain perdu (c’est Nana), quelque chose de l’émoi originel et de la confusion qui le barre dans le même temps. – Ça fait craindre du même coup l’offense à la pudeur de l’autre, l’image de l’autre (celui qu’on reconnaît semblable par sa réserve, son « côté sentimental » dit ma jeune patiente, ou qu’on déguise à son image de fille, comme dans Nana), voile la représentation phallique du corps propre nu (« je n’y penserais même pas »), protège de la castration qui peut surgir sous forme de l’incomplétude ou du manque. – Ça signe que malgré « tout ce qu’on a perdu » quelque chose n’a pas été entamé, et reste à préserver ou réserver. Indice du refoulement d’une jouissance – d’autrefois – la pudeur apparaît enfin comme la condition de celle-ci. Il faut, disait Freud, que la barrière de la pudeur soit intervenue pendant la période de latence pour que le plaisir d’exhibition sans pudeur de l’enfance se transforme en jouissance (perverse).

Se sentir vierge et prostituée – qu’on l’ait été ou qu’on le reste – y a-t-il meilleure façon de faire entendre le phallus qu’on est ? Exacerbation du phallus féminin quand se conjoignent la vierge et la prostituée dans une personnification de la Pudeur, celle dont Barbey d’Aurevilly fait le thème d’une de ses Diaboliques 1 : « La Rosalba n’était pas seulement une fille de l’air le plus étonnamment pudique pour ce qu’elle était, c’était proprement la Pudeur elle-même (…) l’œuvre du Diable devenu fou (…). Ce diable-là qui dans un accès de folie avait créé la Rosalba pour se faire le plaisir… du Diable

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Barbey d’Aurevilly, Diaboliques, A un dîner d’athées.

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de fricasser l’une après l’autre la volupté dans la pudeur et la pudeur dans la volupté, ou de pimenter, avec un condiment céleste, le ragoût infernal des jouissances qu’une femme puisse donner à des hommes mortels (…) un sphynx que la Pudica, un sphynx qui dévorait le plaisir silencieusement et gardait son secret. Rien du cœur ne les cloisons physiques de cette femme, ouverte au plaisir seul (…) et chez qui la pudeur était sans doute la première peur, le premier frisson, le premier embrasement du plaisir (…) ». A cette pudeur érigée – comme dans la Villa des Mystères –, comble de l’impudeur et incarnation du phallus, le nommé Ydow (qui demande qu’on prononce son nom à la grecque : Aidov), mari de la Pudica et père présumé de l’enfant qu’ils ont perdu, ne peut répondre que d’une façon très radicale et démoniaque : le scellement de l’organe supposé jouir, à défaut de maîtriser la femme et la paternité. Figure magnifiée que cette Pudica qui fait apparaître l’extrême de la jouissance en tant qu’interdite, mais aussi la valeur de la pudeur comme l’artifice le plus subtil pour susciter, voire enrager le désir de qui la voit et croit la provoquer : « (…) Il n’y a pas de figures, ajoute le narrateur, pour exprimer le plaisir qui jaillissait de cette pêche humaine, rougissant sous le moindre regard, comme si vous l’aviez mordue ».

En 1897, Freud voit dans la pudeur ce qui, à la puberté, distingue l’évolution de la fille de celle du garçon. Une pudeur sans caractère névrotique, dit-il, s’empare alors d’elle. Il en met toutefois l’excès en rapport avec l’abandon difficile d’une zone de jouissance (le clitoris, viril) pour l’autre. En 1932, ce n’est plus au désinvestissèment des zones anciennes de jouissance que la pudeur des filles est rapportée mais… à la mascarade : il s’agit de voiler le défaut de l’organe génital – d’où l’invention du tissage, du tressage. Voile jeté sur le rien ou sur le trésor à préserver au-delà du rien ?

La pudeur ? Bien plus conventionnelle qu’on ne croit, pointe encore Freud, chez les femmes surtout, plus soumises aux interdits de la civilisation – qui les empêche de s’occuper de ce qui les intéresse le plus, le sexe… Mais quand même… Il reste difficile, reconnaît-il, de décider de ce qui est effet de l’éducation (la pudeur comme vertu) ou processus de développement, barrière naturelle à une jouissance perverse polymorphe : « C’est pendant la période de latence, totale ou partielle, que se constituent les forces psychiques qui, plus tard, feront obstacle aux

pulsions sexuelles et, telles des digues, limiteront et resserreront leur cours (le dégoût, la pudeur, les aspirations morales et esthétiques). Devant l’enfant né dans une société civilisée, on a le sentiment que ces digues sont l’œuvre de l’éducation, et certes l’éducation y contribue. En réalité, cette évolution conditionnée par l’organisme et fixée par l’hérédité peut parfois se produire sans aucune intervention de l’éducation (…) ». 2

Par l’acception de la pudeur comme vertu, fruit et limite de la civilisation, si on l’entend comme ce qu’on se doit à soi-même ou à ceux qu’on reconnaît comme semblables (d’où la crainte de l’offenser chez ceux-là), c’est le sens étymologique de l’aidos grec que l’on retrouve, cette valeur première, dit Benveniste se référant à Homère, de respect dû à soi-même et à ceux dont on se sent solidaire.

L’avantage de la langue française par rapport à l’allemande – qui ne dispose que de scham –, c’est, dès le XVIl’siècle, une répartition sémantique entre honte et pudeur qui permet de retrouver, au-delà du refoulement et de la formation réactionnelle, la valeur de vénération que comportent le grec et le latin. Ainsi Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue française de 1647, analyse ensemble « insulter » et « pudeur » : « Il (insulter) passera donc d’icy à quelques années pour un mot de la vieille marque, de même que nous en avons plusieurs en notre langue, qui ne sont guère plus anciens, et que néanmoins l’on ne distingue point maintenant d’avec les autres. Te n’en dirai qu’un, mais il est beau, c’est pudeur, dont on ne s’est servi que depuis M. des Portes, qui en a usé le premier à ce que j’ai entendu dire. Nous lui en aurons de l’obligation, et non seulement à lui, mais à ceux qui l’ont mis en vogue après lui ; car ce mot exprime une chose pour laquelle nous n’en aurions point en notre langue qui fût si propre et si significatif, parce que honte, quoi qu’il signifie cela, ne se peut pas dire néanmoins un terme tout à fait propre pour exprimer ce que signifie pudeur, à cause que honte est un mot équivoque, qui veut dire et la bonne et la mauvaise honte, au lieu que pudeur ne signifie jamais que la bonne honte (…) ».

Comme si on récupérait dans la langue française ce que Freud récupère du sens premier, oublié, de la honte par le recours à la mythologie. Je m’appuie sur la lecture que Lacan fait de Freud dans La signification du phallus, très exactement ce point où 2

S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité.

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il rappelle que la référence de Freud au phallus est une référence au simulacré qu’il était pour les Anciens. De fait, dans Tabou de la virginité, Freud fait allusion au culte de Priape, à ce qui en reste du moins chez les dames romaines selon saint Augustin, et cite en note ses sources : Des divinités génératrices – ou du culte du phallus, ouvrage de 1805, de J.-A. Dulaure ; de même, dans Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, à propos des « pudenda », il cite un livre anglais de la fin du XVIIl’siècle, Le culte de Priape, de Richard Payne Knight 3 : les pudenda », dit Freud, il faudrait s’en rappeler, étaient autrefois objets de vénération. Si les lecteurs s’indignent de l’in terprétation du fantasme au vautour de Léonard de Vinci (mère phallique, structure imaginaire primitive du corps de la mère pourvu des attributs phalliques, fantasme de fellation) c’est qu’ils ont oublié leur enfance comme l’enfance de l’humanité, qu’ils ne veulent pas savoir ce qui, de la religion, du sacré, a été prélevé sur le sexe, au point que ce qui en reste, comme reliquats, a été méprisé.

« Oubli » comme barre (le la pudeur, latence de l’enfance de l’individu, latence de l’enfance de l’humanité résonnant dès lors dans la latence du phallus comme signifiant qu’évoque Lacan ? Je m’arrêterai là… pour aujourd’hui.

Agujas y alfileres Luis Solano

« Je viens vous voir parce que vous êtes mon dernier recours. Je souffre d’une idée. L’idée qu’il y a toujours la pointe d’un aiguille ou des épingles ou bien un reste de leur métal qui peut entraîner, à son contact, la mort de quelqu’un parmi les êtres qui me sont chers. »

Tels furent les premiers énoncés d’une femme d’une quarantaine d’années, lors de notre première rencontre. Depuis l’âge de quatorze ans, elle exerce le métier de couturière.

Cette idée n’est pas du tout récente. Elle est survenue il y a trois ans et depuis lors le sujet ne peut plus la chasser de son esprit qui se trouve ainsi parasité.

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Cet ouvrage a été traduit en 1883 à Bruxelles.

Avant que l’idée ne prenne la modalité affirmative qui lui est propre, notre sujet, le temps d’avant, se trouve submergé par le doute. Doute concernant l’existence de la pointe de l’aiguille ou du reste de métal sur la surface, lieu de ses vérifications compulsives.

Ainsi, tissus, épingles, machine à coudre et tout ce qui a pu être en contact avec ces outils de travail sont méticuleusement observés, palpés et lavés. Elle ne trouve jamais la pointe en question et alors le doute succombe sous le poids de la certitude, celle de l’angoisse qui fait irruption. Au sommet de celle-ci, notre patiente est prise par la certitude qu’il y a un reste de métal. Un reste inclus dans la surface. Un reste qu’elle ne voit pas et qui est pourtant là. Ce déroulement temporel que je viens de vous présenter s’achève par une action qui consiste à jeter à la poubelle tout ce qui a été compulsivement vérifié et lavé.

L’idée de la « pointe de l’aiguille » existait chez notre sujet bien avant qu’elle ne lui devienne insupportable. Mais elle arrivait à la maîtriser en se disant que c’était absurde, que cela relevait de la bêtise. La patiente me dit avoir eu des idées comme cela, des idées fixes, qui lui ont encombré l’existence depuis presque toujours. Presque, car elle va me dire quelque chose qui tient de très près à la forme d’un aveu. Il s’agit d’un souvenir dont elle n’a jamais fait part aux médecins par crainte de leur jugement. Ce souvenir est le suivant :

« Lorsqu’elle avait 14 ans, son père se disputa avec son frère à lui, qui était « garde des champs ». Après quelques injures et menaces de part et d’autre, son père le poignarda à deux reprises sur la région péricordiale, ne le tuant pas grâce à l’insigne métallique que son oncle portait à cet endroit du corps. En rentrant après l’incident, son père se cassa une jambe. Une heure après la police vint le chercher. Le jour où son père devait être transféré dans la ville où il devait être jugé, notre patiente eut ce qu’elle appelle sa première idée fixe : elle craignait que dans un virage la voiture qui transportait son père ne se renversât et ne le tuât sur le champ. »

Son père fut pardonné par son frère et il n’eut à payer comme peine, en tout et pour tout, que 15 jours d’emprisonnement et les frais des soins que la blessure de son frère nécessita. Mais notre patiente nous dira que depuis cet épisode, son père ne fut plus le même. Qu’il se reprochait sans cesse son

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impulsion fratricide, aussi bien que le fait d’avoir eu à hypothéquer leur maison pour pouvoir payer tous les frais. Il devint, jusqu’à il y a cinq ans, date à laquelle il mourut, un homme sombre, triste, habité par des remords qui l’éloignèrent de ses proches.

A cette première idée de notre sujet, d’autres succédèrent. Si elle entrait dans un cimetière, elle devait faire attention, car regarder à droite ou à gauche pouvait constituer des signes différents, même si tous confluaient à être un appel à la mort qui frapperait un des siens. Avec la lettre initiale des mots, elle retrouva une difficulté semblable : elle s’épuisait à trouver des mots qui n’auraient aucune connexion avec ceux qui feraient signe à la mort,

Il y a trois ans, lorsque l’angoisse parut, notre patiente vivait dans la crainte de ne pas pouvoir payer une dette qu’elle venait de contracter. Cette dette-là, elle la paya dans les délais mais l’idée obsédante et l’angoisse ne l’ont pas quittée jusqu’à ce jour. Cette patiente en est encore aux préliminaires. Elle est venue après trois séjours en clinique psychiatrique, pour faire une psychanalyse car elle pense que c’est là la seule voie qui pourrait la guérir de cette idée qui la domine.

Afin de porter un éclairage aux énoncés de notre sujet, nous allons prendre appui sur la logique propositionnelle. A partir de ces énoncés «… il y a la pointe d’une aiguille… ou un reste de leur métal… qui peut entraîner la mort », nous dégageons trois propositions : a) la première proposition que nous nommerons proposition p « il existe une pointe », b) la deuxième proposition, nommons-la proposition q : « cette pointe est un reste », et c) la troisième que nous appelons proposition r, énonce : « ce reste peut causer la mort ».

Nous savons à partir de la logique des propositions que dans les relations d’implications, on distingue l’antécédent et le conséquent. Cela s’énonce avec le support des opérateurs : « si… alors… ». Voici donc nos trois implications :

I. S’il existe une pointe alors cette pointe est un reste. Ce qui s’écrit p→q.

2. Si cette pointe est un reste alors ce reste peut causer la mort, ce qui donne q→r.

3. En vertu de la propriété transitive :

si p→q et q →r nous déduisons que p→r, ce qui nous permet d’écrire p→q ∧r.

Dans les implications matérielles affirmatives, pour que l’implication soit vraie, le conséquent doit être tenu pour vrai, l’antécédent pouvant être vrai ou faux.

Tandis que dans la logique inconsistante – et la logique de l’inconscient serait de cette nature, comme Lacan nous l’enseigne – peu importe que la troisième proposition soit fausse car elle n’invalide pas le fait que l’implication des deux premières soit vraie. C’est ce que Lacan désigne dans la logique du fantasme comme étant l’opération oméga.

De quoi s’agit-il pour notre sujet dans le processus de vérification ? Quelle opération logique évoque-t-il par ce procédé ? Partons de l’existence de deux termes : le premier, la pointe de l’aiguille, et le deuxième tout ce qui est en contact avec la pointe de l’aiguille et que nous nommerons la surface. La vérification consiste à vouloir extraire le reste inclus dans la surface. Opération que l’on pourrait nommer de décomplétion d’une partie incluse dans la surface.

Mais notre sujet échoue dans son entreprise, le reste étant toujours introuvable. La surface et le reste en tant que partie incluse, font un tout. Un tout consistant, résultat de l’échec de l’opération dont il était question pour notre sujet, à savoir la séparation. Séparation dont le support est l’opération logique de l’intersection. Intersection de l’ensemble du sujet comme ensemble vicie et le manque comme manque dans l’ensemble de l’Autre.

S S1→S2 A

De vérifier que le manque (trou bouché par le reste de l’aiguille, le reste de métal inclus comme partie) vient à manquer, le sujet éprouve une angoisse dont nul doute ne permet d’apaiser ce qu’elle tient « d’affreuse certitude ».

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De la bacchanale au châtiment des Ménades Yves Kaufmant

La phase maniaque comme réalisation du fantasme, le suicide comme chute mortelle de ce réel*

Je vais m’efforcer de montrer en quoi l’enseignement de Lacan éclaire profondément la phénoménologie dite maniaque » chez l’hystérique, ainsi que son renversement dépressif : l’illumination maniaque de la structure hystérique du fantasme permet à l’analyste un repérage structural, permettant au décours de l’accès d’ébaucher avec le sujet un travail portant sur la cause du désir : espace de jouissance, la phase maniaque, pour autant qu’elle n’est qu’un temps de la discontinuité où se meut le sujet, se repère entre les deux points, l’initial et le terminal, d’un temps logique, Ces deux points peuvent en effet être repris comme ceux que Lacan définit ainsi : « le premier, l’instant de voir où quelque chose est toujours élidé, voire perdu, de l’intrusion même. Le second, ce moment élusif où, précisément, la saisie de l’inconscient ne conclut pas, où il s’agit toujours d’une récupération leurrée » ; c’est précisément à ce second point qu’intervient le désir rie l’analyste, obviant au leurre du désir évanoui d’un sujet foudroyé par la jouissance : c’est là qu’il peut avoir barre sur l’objet (a), à ce moment où le sujet peut encore se décider au bien dire…

Françoise a 32 ans lorsqu’elle est hospitalisée pour un état d’exaltation : la police l’a interpellée en pleine bacchanale, au siège de l’entreprise de son ex-mari ; elle exige qu’il répare le tort qu’il lui a fait, car il ne lui manque plus que l’argent qu’il lui doit pour connaître le bonheur absolu : elle a trouvé l’homme idéal et va redevenir la femme d’affaires qu’elle a toujours été. Ce qu’elle présente comme cause à son état, c’est après tout une invention du l’apport sexuel, qui cesse de ne pas s’écrire du fait d’une certitude quasi scientifique : la contingence de l’amour la fonde, loin de la nécessité de la structure du signifiant. Identifiée à son père par le biais des affaires, à sa mère par celui de l’intolérance et de la fragilité, elle avait voulu dix ans durant se vouer à faire de son mari un patron, ne voulant rien savoir de ses mensonges permanents et de ses escroqueries : la découverte d’une autre femme réduit à néant son projet et elle-même ; elle est hospitalisée pour dépression. Elle ne redevient elle-même, c’est-à-dire femme d’affaires, qu’à chaque rencontre masculine, ce qui est, J.A. Miller le signalait en 1985, dans la

problématique de sa structure : chaque rencontre précède de peu un « épisode » où elle caricature une femme d’affaires et un séjour à l’hôpital psychiatrique. Dans le séminaire sur l’acte analytique, Lacan précise : « L’hystérique, dans sa dernière articulation, dans sa nature essentielle, c’est bien authentiquement, si authentique veut dire ne trouver qu’en soi sa propre loi », qu’elle se soutient dans une affirmation signifiante qui, pour nous, fait théâtre, comédie… Nul ne saurait saisir ce qu’il en est de la vraie nature de l’hystérique s’il ne prend pas au contraire pour être le statut le plus ferme et le plus autonome du sujet celui qui s’exprime dans ce signifiant, à condition que le premier, celui qui le détermine, reste non seulement dans l’oubli mais dans l’ignorance qu’il est oublié ». La gravité de ses épisodes maniaques augmente, ainsi que le caractère insatisfaisant des hommes rencontrés, qui, en se dérobant comme objet, maintiennent le désir de Françoise dans son fantasme en y a apportant l’insatisfaction.

Je l’ai rencontrée lors de l’avant-dernière de ses hospitalisations ; après m’avoir narré son histoire, elle m’a demandé si je la croyais folle, comme les psychiatres qui l’avaient jusque-là soignée : je lui ai dit que non et lui ai proposé une série d’entretiens à l’issue desquels elle a pu cerner ce qui pour elle faisait symptôme le fait de n’être elle-même qu’en se dévouant à un homme, et le fait qu’elle ne puisse que pousser les hommes à bout car ils ne sont jamais ce qu’elle attend. Une ébauche d’hypothèse à cela, à laquelle elle pense ne jamais vouloir croire, c’est que peut-être aucun homme n’est à la hauteur de ce qu’elle attend. Elle envisage ce qu’elle nomme son délire comme une parade à cette vérité terrifiante. Aucune autre explication à ce délire ne lui paraît plausible, tant il est vrai qu’elle essaie, justement par son perfectionnisme, de ne pas se prendre pour une femme parfaite. Propos qu’on ne peut que rapprocher de ce que dit Lacan dans son séminaire D’un autre à l’Autre : « L’hystérique, et c’est précisément pour cela que ce mode se rencontre plus spécialement chez les femmes, se caractérise de ne pas se prendre pour La Femme, car, dans cette impasse, dans cette aporie, les choses s’offrent assez crûment à la femme qui veut remplir un rôle dans la conjonction sexuelle où naturellement elle a une assez bonne part, ce que l’hystérique refoule, mais qu’en réalité elle promeut, c’est ce point à l’infini de la jouissance comme absolu », ce qui serait au fond démontré dans l’état maniaque sous la forme d’une

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réalisation. Lacan relie ce constat à la particularité du rapport de l’hystérique à la castration : « elle promeut la castration au niveau de ce nom du père symbolique à l’endroit duquel elle se pose comme voulant être au dernier terme de sa jouissance, et c’est parce que cette jouissance ne peut être atteinte (sauf ici dans l’état maniaque) qu’elle refuse toute autre, qui pour elle aurait ce caractère de diminution de n’avoir rien à faire que d’externe, que d’être du niveau de la suffisance ou de l’insuffisance en regard de ce rapport absolu qu’il s’agit de poser ».

Au fond, la phase maniaque est ici interprétable comme l’aboutissement, par la réalisation du fantasme, d’une écriture du rapport sexuel : le sujet fait ici réalité de la bipolarité symbolique de l’hystérie, où aucune des deux instances n’est frappée par l’amnésie. Ce qui fait ici démonstration, c’est la coprésence du sujet barré et de l’objet, rendant compte de ce en quoi le fantasme a à faire avec la trame identificatoire du sujet. On peut dire que, par la phase maniaque, l’hystérique court littéralement à sa perte, à sa perte comme objet, mais une perte qui tire en quelque sorte à sa suite celle du sujet et la disparition du poinçon du désir : c’est ici la non-fonction du désir qui est mise en acte, non celle de l’objet. C’est, nous l’allons voir, ce dont rend compte la suite de l’histoire de Françoise. Sur le plan de l’humeur toutefois, l’exaltation mégalomaniaque tient à la rencontre réelle de l’objet, sorte d’Euréka poussé par un Archimède de la poussée sexuelle, la gravité de l’état maniaque tenant à la plus ou moins grande déhiscence d’un ordre symbolique seul capable de préserver le désir des embûches du réel. Les entretiens initiaux avaient abouti à ce que j’appellerai une ébauche de demande. Les énigmes qui se posaient à Françoise admettaient pour elle une cause dont elle pensait que je pouvais l’aider à la trouver, en ajoutant que ce dont il s’agissait, c’était de savoir si ce qu’elle désirait, c’était avant tout d’être une femme et d’apporter quelque chose, à un homme, ou si c’était d’attendre d’un homme qu’il fit d’elle une femme.

La période suivante, celle donc des entretiens préliminaires, a été brutalement stoppée par les retrouvailles avec l’ami de l’épisode précédent : en 8 jours, une nouvelle phase maniaque s’est développée, brutalement stoppée cette fois par une lettre de rupture écrite par l’ami à Françoise hospitalisée, ce qui l’a plongée en quelques jours dans une phase de dépression anxieuse au cours de

laquelle elle a effectué la première T.S. grave de sa vie. Réhospitalisée, elle me dit à cette époque que « décidément, sans amour elle n’existe plus ; que son incurabilité réside dans ceci que l’amour la rend folle et nuisible pour ceux qu’elle aime

Ressortie depuis peu, elle a repris début 1986 ses entretiens, pour chercher au-delà de ce qu’elle voulait savoir auparavant, ce qui la pousse à chercher l’évidence à imaginer réalisé bien autre chose que ce qu’elle désire.

Arrivée il y a quelques semaines au point de constater que ses échecs provenaient du caractère absolu de ses illusions, elle s’est suicidée le lendemain de ce constat, préférant la mort au renoncement à une jouissance ainsi réduite à néant par la mise au jour de la structure, en un paroxysme mégalomaniaque de la lâcheté morale dont parle Lacan dans Télévision.

Les affects maniaco-dépressifs de fin d’analyse Monique Liart

Si l’angoisse est le seul affect qui ne trompe pas puisqu’elle est l’affect du sujet, un signal qui indique que la jouissance du sujet est directement interpellée, par contre les autres affects sont trompeurs du fait qu’ils cachent au premier abord leur articulation à l’inconscient. Ils sont méconnaissance de la structure, donc faute morale, dit Lacan en référence à Spinoza. Nous avons donc en tant que psychanalystes à vérifier l’affect, c’est-à-dire à faire parler cette articulation inconsciente, à remettre l’affect dans la chaîne signifiante.

Les affects propres à la fin de l’analyse telle que Lacan la conçoit sont les affects « maniaco-dépressifs ». Je montrerai d’abord qu’il vaut mieux mettre ces termes entre guillemets pour éviter la confusion avec la psychose. Lacan en effet a repris sous la forme d’adverbe, « maniaco-dépressivement », et avec une nuance humoristique, les concepts employés par Balint pour décrire la fin de l’analyse. Celle-ci n’est absolument par un moment psychotique, comme on l’entend dire parfois. Je proposerai ensuite de considérer les affects de fin d’analyse également comme des affects trompeurs. Ils sont clone aussi à mettre du côté des passions de l’âme. La passe que Lacan a installée pour qu’un savoir s’élabore sur le passage de l’analysant à l’analyste peut donc être entendue aussi comme un lieu logique pour la vérification de ces affects de fin d’analyse.

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Lacan employé le terme de dépression pour qualifier la fin de l’analyse dans la Proposition du 9 octobre 1967 : « Qui pourrait mieux que ce psychanalysant dans la passe, y authentifier ce qu’elle a de position dépressive ? Nous n’éventons pas là rien dont on puisse se donner les airs, si on y est pas » 1. Et il ajoute ceci dans L’étourdit : « L’analysant ne termine qu’à faire de l’objet (a) le représentant de la représentation de son analyste. C’est donc autant que son deuil dure de l’objet (a) auquel il l’a enfin réduit, que le psychanalyste persiste à causer son désir : plutôt maniaco-dépressivement » 2.

. La référence à Balint est claire : il s’oppose à la conception qu’a celui-ci d’une fin d’analyse hypomaniaque, dernier cri de l’identification du psychanalysant à son psychanalyste. Dans son article de 1944 sur la fin de l’analyse, Balint pose celle-ci, d’une part, en termes de « maturité génitale » du côté du sujet analysant : transformer un objet indifférent ou même réticent en un partenaire génital aimant et coopérant, et, d’autre part, en termes d’« effusion narcissique » pour qualifier le rapport à l’analyste : le patient en état d’élation croit avoir échangé son moi contre celui de l’analyste. Cette relation spéculaire à l’analyste produit une sorte d’exaltation du moi. « La crise terminale véritablement maniaque qu’il nous décrit comme étant la fin de l’analyse représente l’insurrection du (a) qui est resté intouché » 3. Dans Le défaut fondamental en 1967, Balint insistera plus sur la dimension du deuil. La fin de l’analyse pour Balint est en quelque sorte une manie sans dépression. Elle n’a cependant rien à voir avec la manie au sens psychotique du terme, qui se définit par une non-fonction de (a) : c’est ce qui livre le sujet sans aucune possibilité de liberté à la métonymie pure et ludique de la chaîne signifiante. Dans la manie, le sujet n’est plus lesté d’aucun objet (a), comme en témoignent les descriptions cliniques de Kraepelin (fuite des idées, excitations alternées de dépressions…).

A ceci Lacan oppose une fin d’analyse qui dépasse la butée freudienne de l’angoisse de castration. Il propose une fin d’analyse en termes de traversée du fantasme. A l’inverse donc du rapport sexuel proposé par Balint (amour génital et identification à l’analyste), Lacan pose la fin de l’analyse en ces

a

1 J. Lacan, Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de Scilicet

n°1, p. 26. 2

J. Lacan, L’Étourdit, Scilicet, n°4, p. 44. 3

J. Lacan, le Séminaire, L’angoisse, (inédit).

termes : « Il n’y a pas de rapport sexuel » et « Il n’y a pas d’Autre de l’Autre ». Ceci suppose une traversée de l’angoisse de castration et pose la fin de l’analyse non pas en termes de fusion avec l’analyste mais en ternies de séparation. L’analysant se sépare de celui qui, de sa place de sujet supposé savoir ses signifiants inconscients, devient celui qui incarne l’objet (a), cause de son désir. L’analysant se sépare du même coup de cet objet cause de son désir qui organisait son fantasme fondamental. Le fantasme étant ce qui rend l’Autre consistant, cette opération met le sujet en face de l’expérience « il n’y a pas d’Autre de l’Autre » ou de l’Autre comme inconsistant. Le sujet s’aperçoit que derrière le fantasme, il y a rien tout simplement. Lacan écrit cela S(A). La perte de ce fantasme implique en même temps la perte de la croyance au rapport sexuel, puisque la fonction du fantasme est précisément de maintenir cette croyance. Cela s’écrit : séparation : séparation de (a) et de (-ϕ). La traversée du fantasme n’est pas sans rapport avec l’angoisse puisqu’elle s’opère de la rencontre du sujet avec l’objet, ce plus-de-jouir qui organisait son fantasme et donc ses affects. L’analysant « renvoie au psychanalyste l’effet d’angoisse où il bascule

dans sa propre déjection ». -ϕ

⎛ ⎝ ⎜

⎞ ⎠ ⎟ .4

Comment situer alors les affects maniaco-dépressifs dans ce temps de fin d’analyse ?

L’affect dépressif est lié à l’opération de séparation : le temps que met le sujet à faire le deuil de cet objet auquel il a réduit son analyste. Ceci met en fait le point final à cette dépression sous transfert qu’est la cure analytique, puisque depuis le début celle-ci consiste en la perte des éléments imaginaires qui habillaient l’objet (a) et qui assuraient le signifiant de l’idéal du moi. Cet écart opéré entre I et (a) correspond à une désidéalisation de l’objet et finalement à son deuil. Ceci correspond à la définition que donne M. Klein de la dépression. La séparation d’avec l’objet provoque une désorganisation du sujet par rapport à sa jouissance puisqu’il a perdu l’assurance de son fantasme et c’est ce qui donne ce côté dépressif. Il est dans un « je ne sais pas » quant à ce qui va organiser un nouveau désir. La rencontre avec celui-ci ne se fera d’ailleurs pas sans angoisse puisque l’objet n’est

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J. Lacan, Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, Scilicet 1, p. 26.

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plus enrobé du fantasme. Il ne s’agit donc pas de faire de la dépression de fin d’analyse une nouvelle structure clinique, c’est un moment et un moment qui passera comme en témoigne l’amnésie de l’acte.

L’affect maniaque est plutôt à mettre au compte, me semble-t-il, de la logique de l’aliénation : il est lié à l’expérience de la destitution subjective, donc de la rencontre avec S(A). Après la traversée du fantasme, le sujet mesure son aliénation au signifiant maître et vit dans une sorte d’élation, dans un lâchage des signifiants qui le représentaient (sans pour autant rentrer dans la manie au sens psychotique puisque la séparation d’avec l’objet (a) ne signifie pas qu’il n’en soit pas encore lesté). Le sujet s’éprouve comme S. Le sujet au rendez-vous avec l’objet (a) est « heureux », dit Lacan dans Télévision, puisqu’il fait là l’expérience d’un « gay sçavoir », qui est l’expérience du déchiffrage de la jouissance. C’est le temps de l’acte : le sujet en fin d’analyse est du côté de l’être, de l’être trop. L’analyste lui, au même moment, est du côté du désêtre. Le sujet dans l’acte s’équivaut à son signifiant. Il est du côté du « je ne pense pas ».

La passe peut donc être considérée comme un lieu logique installé par Lacan pour que le sujet non seulement ait une chance de pouvoir dire quelque chose sur ce qui fait ce virage de l’analysant à l’analyste, mais aussi puisse mettre de l’ordre dans ses « passions » de fin d’analyse et leur donner leur juste place. La passe est donc un temps logique du point de vue de l’éthique également : le devoir de bien dire la structure est une façon de remettre de l’ordre dans les idées inadéquates qui sont cause de la tristesse selon Spinoza. Ces idées inadéquates peuvent être éventuellement liées à un dernier signifiant, dernier rescapé de la destitution subjective, puisqu’il faut bien quand même que le sujet se représente. La passe est donc le lieu où les affects maniaco-dépressifs de fin d’analyse trouvent à se déchiffrer dans un gay sçavoir, puisque celui-ci est, comme le disait J.-A. Miller ce vendredi à Gand, passage de la tristesse, qui est impuissance de savoir, à l’enthousiasme que donne le réel de l’impossibilité de savoir.

Le petit Hans et la petite Sandy devant l’angoisse Marie-Françoise de Munck

Dans la littérature concernant la psychanalyse d’enfants, la question de l’angoisse est fréquemment abordée mais peu élaborée. Mon propos ici n’est pas de recenser les divers destins que peut présenter ce repérage de l’angoisse mais de resserrer la fonction que Lacan lui donne, principalement dans le séminaire sur l’angoisse. C’est là qu’il en expose la fonction essentielle dans la constitution du désir, soit l’entrée dans le champ de l’Autre. Il en fait une étape nécessaire s’inscrivant dans la temporalité propre à l’élaboration du fantasme. Pour être plus précise, c’est au second temps de cette élaboration que l’angoisse se situe. Second temps qui correspond à celui isolé par Freud dans l’analyse du fantasme Un enfant est battu.

Je rappelle ici brièvement les 3 temps de cette construction fantasmatique : « mon père bat un enfant », « je suis battue par mon père » et « on bat un enfant ». La seconde phase de ce fantasme est, selon Freud, la plus importante mais aussi la plus inaccessible. A la limite, comme telle, elle n’a pas d’existence réelle, dit-il, elle est le résultat d’une reconstruction nécessaire par l’analyse. Voilà qui fait écho à ce que dit Lacan, à savoir que le temps d’angoisse est toujours élidé, insaisissable. Si on considère que ce temps, inconsistant comme tel, intervient dans la constitution du désir, la question suivante se pose comment ce temps peut-il faire retour dans le champ du désir constitué et quels en sont les effets ? L’angoisse de castration est ce qui dans le champ du désir restitue cette fonction de l’angoisse.

Aussi est-ce cette angoisse de castration que nous allons essayer de pointer dans l’étude de deux cas commentés par Lacan dans le Séminaire IV : le petit Hans et la petite Sandy.

Je ne rappellerai pas ici l’histoire de la phobie (le Hans telle que Freud l’a développée. Lorsque Lacan relit ce cas en 1957, il cherche quel a été l’événement déclenchant l’angoisse. Il relève dans la relation imaginaire à la mère, l’irruption d’un élément de réel venant la perturber, précisément l’activité du pénis réel liée aux premières sensations d’orgasme dans la masturbation. C’est cet élément du réel qui ne trouve pas, du côté du père, du côté de la fonction paternelle, à être assimilé. La fonction paternelle est appelée comme venant donner une

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réponse à l’énigme que constitue cette activité débridée du pénis. C’est là relever une fonction qui sera plus tard celle du fantasme. Dans son commentaire, Lacan repère que la carence de la fonction paternelle indique le « manque de manque » constitutif de l’angoisse. L’objet phobique a les allures d’un agent castrateur (un cheval qui mord) dans la mesure où précisément il est appelé à introduire, à soutenir le signifiant de la castration.

Pour le petit Hans, petit garçon, il est clair que c’est autour de l’objet comme tel que s’articule la problématique désirante. Il est confronté à une mère qui ne lui laisse aucun doute sur la valeur de ce qu’il a : le phallus est là comme un enjeu entre eux. De se trouver encombré de cet objet qui s’avère bien peu fiable, qui n’en fait qu’à sa tête, c’est ce qui l’angoisse. Sa problématique se voit focalisée par la nécessaire disparition de l’objet. L’issue de la « cure » du petit Hans nous montre bien la construction d’un fantasme qui soutient le manque, le (-ϕ)) : le pénis est escamotable (le plombier vient dévisser son fait-pipi pour lui en remettre un plus grand), tout en maintenant l’espoir de la possession du phallus.

C’est un compromis élégant, une nouvelle organisation du désir où le phallus a repris sa fonction de voile, de masquage de l’objet (a) révélé par cette intrusion de la jouissance (la débandade… le charivari). Le désir continue à fonctionner comme insatisfait : le phallus reste une promesse.

Qu’en est-il dans le cas de la petite Sandy ? Cas moins connu que Lacan reprend d’une communication d’Annaelies Schnurmann au Séminaire d’Anna Freud en 1946. Il s’agit d’une phobie des chiens chez une petite fille de deux ans et demi. Cette enfant est élevée dans une nursery. Nous sommes en période de guerre. Fort occupée par ses activités, la mère rend régulièrement visite à sa fille, la comblant de cadeaux. Elle a une dimension de mère symbolique, dit Lacan, car elle joue avec la fillette sur cette oscillation de ses présences et absences.

A la nursery, vient le moment où l’enfant s’aperçoit que les garçons ont un pénis, ce qui entraîne chez elle une identification et une position de rivalité. Peu après, une nuit elle s’éveille, un chien veut la mordre. Ce chien est un chien qui mord, mord les jambes des méchants garçons, mord le sexe.

La phobie n’a pourtant pas été déclenchée par la seule découverte de ce qu’ont les garçons mais par un événement qui s’est produit entre temps : la mère n’a plus pu venir parce qu’elle est tombée malade et a été hospitalisée. D’abord la fillette en est triste, mais c’est dans un troisième temps, quand elle revoit sa mère malade, fatiguée, appuyée sur une canne qu’éclate le rêve du chien et la phobie.

Précisons ce qui déclenche l’angoisse : c’est en tant que la mère manque de la possibilité de donner le phallus, c’est en tant qu’elle est atteinte dans sa puissance que la phobie est nécessaire. Ce n’est pas de se rendre compte du manque de pénis chez la mère qui perturbe l’enfant, ce n’est pas (-ϕ) qui est angoissant, c’est la perte par la mère, atteinte réellement, de la possibilité de jouer comme avant de l’oscillation symbolique d’un objet imaginaire. Nous retrouvons ici la notion de « manque de manque » caractéristique de l’angoisse. En ce point la petite Sandy se trouve confrontée à l’énigme du désir de l’Autre. L’élément décisif réside dans le fait que la mère, manquant réellement du phallus, s’avère désirante, c’est-à-dire atteinte dans sa puissance.

A examiner le mode de résolution de cette phobie, on s’apercevra de quelle façon la notion de puissance sera retrouvée.

Après un mois la phobie cesse quand la mère se remarie. La famille se reconstruit, Sandy a un nouveau père et retrouve son frère aîné. Ce garçon, plus âgé qu’elle de cinq ans, s’intéresse beaucoup à elle à travers des jeux sexuels à la fois adorateurs et violents. La narratrice s’étonne qu’il n’y ait pas alors rechute de la phobie. Au contraire, Sandy ne s’est jamais si bien portée. Il y a à cela deux raisons : la mère ne cache pas sa préférence pour Sandy, et le père est maintenant assez présent pour introduire un élément symbolique au-delà de la relation de puissance ou d’impuissance avec la mère. Il porte à son tour cette notion de puissance qu’avait saturée la phobie du chien castrateur.

Nous avons pour ces deux cas tenté de repérer la conjoncture où s’inscrit le point d’angoisse qui préside à l’apparition de la phobie. Cependant il est remarquable que cette émergence de l’angoisse, nettement caractérisée comme angoisse de castration, surgisse en des points distincts selon la structure du désir, obsessionnelle ou hystérique.

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Dans le Séminaire IV, l’angoisse du petit Hans est clairement rattachée par Lacan à la présence de l’objet. En ce qui concerne la phobie de Sandy ou également le cas de la jeune homosexuelle de Freud, nous remarquons que ces deux cas féminins sont abordés par la question de la frustration. L’accent dès lors n’est plus mis sur l’objet comme tel mais sur l’Autre en tant que donateur, en tant que c’est lui qui introduit l’objet. « L’objet de la frustration, c’est moins l’objet que le don ».

Ceci ne manque pas de faire résonner ce que Lacan développe quelques années plus tard dans le Séminaire sur l’angoisse. « Pour l’homme, dit-il, sa liaison à l’objet doit passer par (-ϕ), ce qui pour la femme n’est pas un nœud nécessaire. Dans sa confrontation au désir de l’Autre, l’objet ne vient qu’en second et pour autant qu’il joue un rôle dans ce désir de l’Autre ».

Pour Hans, c’est derrière cette question de l’objet que se profile l’énigme du désir de l’Autre, pour Sandy c’est quand l’Autre devient pur désir que l’objet se met à faire question.

Ainsi l’angoisse surgit en un point chaque fois caractérisé de la structure et cela sans y apporter de modification. La structure obsessionnelle ou hystérique ne se trouve pas modifiée à l’issue de la crise.

C’est-à-dire que dans le fantasme résolutif de Hans, on voit bien que la question reste centrée sur la possession de l’objet. La question de l’avoir reste à l’avant-plan. Le destin de Sandy la place, quant à elle, dans une position de soeur-phallus, comme dit Lacan, où la question dès lors reste celle d’être le phallus. Tout comme pendant l’épisode phobique, elle employait dans son langage le même mot pour désigner le pénis absent et sa mère attendue. Ce n’est pas la structure du désir qui est ébranlée par ce temps d’angoisse, c’est la construction fantasmatique. Dans chacun des cas, c’est une irruption du réel au point précis où le phallus imaginaire était attendu qui fait vaciller la position désirante du sujet. Ce point précis est donné par le cadre du fantasme. Le désir lui-même, soutenu jusqu’alors par son objet imaginaire, s’en trouve découvert en son point de béance et le sujet en tire conséquence. D’abord sous forme de phobie, premier pas, dit Lacan, dans cette tentative qui est le mode névrotique de résoudre le problème du désir de l’Autre, puis en réordonnant la quête phallique dans le fantasme. Où l’on voit que la phobie vient en

quelque sorte parer à un défaut dans le support du fantasme, un défaut de la possibilité d’une construction fantasmatique qui sous-tend la stratégie désirante. Quoiqu’il en soit de la façon dont le sujet tire les conséquences du point de certitude rencontré dans l’angoisse, ces solutions névrotiques escamotent, contournent ce qui est en cause : l’objet (a) indice du désir de l’Autre.

Que peut-il en advenir dans la cure, et particulièrement dans la cure avec les enfants qui est ici notre souci ? L’éthique analytique nous impose de maintenir quelque chose du vif de cette confrontation à l’objet en tant qu’il est le support-cause du désir, plus certain que les leurres phalliques. L’analyse nous indique de maintenir ouvert cet écart ouvert par l’angoisse entre (-ϕ) et l’objet (a).

Eric Laurent, il y a un an exactement, aux journées de Bordeaux, rappelait que l’enfance est la période d’un choix sur le désir mais laisse en suspens un choix sur le fantasme. Les deux enfants dont nous avons parlé ont révélé nettement ce choix sur le désir : c’est dans une structure précise, hystérique ou obsessionnelle, qu’une irruption de réel vient dévoiler l’énigme du désir de l’Autre. Autre chose est le choix sur le fantasme. C’est celui-ci en effet qui s’est trouvé modifié à l’issue de la crise. Mais pouvons-nous dire qu’il y ait eu analyse ? Si l’analyse a permis la lecture de ce qui s’est passé et de ce qui s’est mis en place, la fonction leurrante de la signification phallique n’a pas été touchée. L’intervention d’un tiers, à quoi parait la phobie, a permis la mise en place d’un nouveau signifiant phallique, niais sans en soutenir le paradoxe. Autrement dit, si le fantasme a été bouleversé et remodelé, son usage et sa fonction sont restés inentamés. Dès lors celui-ci reste soumis à l’épreuve de vérification lors de toute nouvelle irruption de la jouissance.

Suite à ce temps de l’angoisse, la visée de la cure doit être autre chose que la seule reconstruction du fantasme qui cependant s’avère nécessaire et « thérapeutique » en tant que réaffirmation de la quête désirante. La traversée du fantasme, par la destitution de la clôture narcissique de son cadre, instaure le sujet dans un proximité du réel de l’objet qui l’éloigne de la promesse phallique, tout en en soutenant la fonction pour le désir.

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Un cauchemar de Gide Marianne Ronvaux

Le lecteur de Lacan est familier d’André Gide, un Écrit 1et plusieurs leçons du Séminaire 2 lui étant consacrés. Cet « illustre patient », s’intéressant à sa particularité et ne cessant de se dire, nous livre, ne serait-ce que dans son monumental Journal 3, un important échantillonnage de ses affects. Et certains sont bien curieux chez un sujet pervers – rappelons que c’est Lacan qui a posé ce diagnostic, et que celui-ci n’emporte aucun jugement moral.

Le remords, par exemple, qui apparaît après la mort de Madeleine, dans Et nunc manet 4, sous la forme d’une auto-observation qui frappe par sa justesse. Gide est taraudé de remords, et il nous dit très explicitement pourquoi : c’est de se rendre compte qu’il a réduit Madeleine, son idole, à être la pièce maîtresse de son scénario pervers, de l’avoir réduite à s’identifier à l’Alissa de La porte étroite 5. C’est là une des raisons pour lesquelles les indignations de Schlumberger dans son Madeleine et André Gide 6, sont absolument hors de propos : Madeleine n’avait nul besoin d’être « réhabilitée », et si Gide en brosse un si triste portrait, ce n’est pas elle qu’il salit, mais bien plutôt lui-même qu’il accuse. Ceci nous rappelle que, pour bousculer un pervers, il faut du solide, en l’occurrence, la mort réelle de celle qui lui permettait de soutenir son fantasme. Et si Gide voit, si l’on peut dire, aussi clair dans son jeu, sans doute faut-il l’attribuer en grande partie à la tranche d’analyse qu’il effectua, en 1922, avec Eugénie Sokolnicka, du divan de laquelle il détala pour cracher sur le freudisme de manière suffisamment symptomatique pour nous indiquer qu’il s’y était passé quelque chose.

Maintenant, soulignons ceci. Dans ce catalogue des affects gidiens, il en est un qui brille par son absence, en tout cas en ce qui concerne l’adolescence et la vie adulte : c’est l’angoisse, au sens où nous l’entendons, à savoir l’angoisse de castration. Elle est par contre présente dans des souvenirs de la petite enfance – même les Schaudern sont plus tardifs, et Lacan spécifie bien qu’il ne

1 J. Lacan, Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir, Écrits, Seuil, 1966.

2 Lacan, Séminaire IV, 1956-57, La relation d’objet, inédit – Séminaire VI,

1958-59, Le désir et son interprétation, inédit. 3

A. Gide, Journal, Gallimard, Pléiade. 4

A. Gide, Journal 1939-49, Souvenirs, Gallimard, Pléiade. 5

A. Gide, Romans, Gallimard, Pléiade. 6

J. Schlumberger, Madeleine et André Gide, Gallimard, 1956.

s’agit pas d’accès d’angoisse, elle apparaît précisément dans un cauchemar, ce qui n’a rien d’étonnant : dans les rêves, dixit Freud, les affects sont rédimés 7, et l’angoisse ne peut donc apparaître que dans cet échec du rêve qu’est le cauchemar.

Il s’agit d’un cauchemar récurrent, épinglé par Lacan d’ailleurs, que Gide relate à plusieurs reprises, un cauchemar bien intéressant en ceci qu’il cesse d’en être un pour devenir un rêve, tout à fait réussi puisqu’il amuse le rêveur, les éléments et la forme du songe restant identiques. Le voici tel qu’il est formulé dans le tout dernier texte de notre spirituel graphomane,

Feuillets d’automne 8 : Quand j’étais très jeune, il m’arrivait souvent de me lancer, la nuit, dans d’effroyables cauchemars, dont je sortais tremblant et baigné de larmes. Puis, je ne sais ce qui s’est passé dans mon organisme, ni quelles glandes endocrines s’étant soudain mises à fonctionner différemment, le sentiment de frousse me déserta. Je rêvais encore des mêmes croquemitaines, mais sans plus les prendre au sérieux : la crique pouvait bien me croquer encore, mais je trouvais cela rigolo ».

Cette disparition de l’angoisse semble bien être la trace d’un « choix » quant à la structure, celle de la perversion. Nous n’avons bien entendu aucune idée du moment précis de ce « choix » – d’autant plus que nous disposons, comme matériel, non pas du discours d’un analysant, mais de textes, et de textes de Gide, en plus, qui, à l’instar de Joyce, se réjouit d’avance des ahurissements de ses futurs commentateurs. Restent des traces, qui permettent d’affirmer sans hésitation que ladite structure est en place. Rappelons pour mémoire le souvenir gidien que Lacan choisit pour exemplifier ceci 9. Il s’agit du plaisir qu’éprouve le jeune Gide en écoutant sa grand-mère lui raconter l’histoire de Gribouille. Gribouille, enfant disgracié auquel notre auteur peut s’identifier – on sait que

Gide ne se faisait pas une très bonne idée de son image de petit garçon : ses propres photographies le navrent –, se jette à l’eau pour fuir les quolibets de

7

S. Freud, Die Traumdeutung, 1901, chapitres VI/VIII. 8

Voir note (4). 9

Voir note ('2).

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ses camarades, et, au fil du courant, se transforme en végétal. Traduisons : en objet-regard de l’autre côté de l’écran. Et Gide, écoutant cette histoire, se pâme, dit-il. Ce qui veut dire qu’il bande, et il ajoute, avec son humour habituel, que sa bonne grand-mère n’avait certainement pas voulu ça, et que, à côté de l’érotisme torride de ce récit, les historiettes salaces de son ami Pierre Loups ne sont que peccadilles.

Revenons à ce cauchemar passé au rêve, en précisant qu’il s’agit ici de la trace d’une belle et bonne perversion, définitive et bien constituée, et non pas d’une de ces « tentatives », perverses ou névrotiques, qui peuvent se manifester chez de très jeunes enfants au moment de la constitution de l’Autre et de leur rapport avec celui-ci. On prendra pour points de repère les indications de Lacan dans La relation d’objet et Les formations de l’inconscient 10. A cette époque, dans la pensée de Lacan, l’objet est encore imaginaro-réel : (a) commence à se détacher de i(a). Ce qui donne ses limites à ce petit travail. Si, cependant, la lecture en est faite avec, en point de mire, les élaborations ultérieures, dans Le désir et son interprétation et L’identification, on se rend compte que, dès les choses sont déjà très rigoureusement articulées, et que les indications concernant la perversion sont extrêmement précises. Relisant le cas du petit Hans, Lacan consacre régulièrement des incises à la perversion, à partir, notamment, de cette question : « Pourquoi Hans n’est-il pas devenu pervers ? ». Parce que, nous dit-il, Hans était capable d’y aller comme sujet, de créer des mythes, de se mettre au niveau de sa question. Hans se coltine l’angoisse de castration, mettant sur la béance qu’ouvre sa question ce signifiant à tout faire qu’est le signifiant phobique, faisant dès lors proliférer les significations. Il semble dès lors légitime de poser une autre question : pourquoi Gide n’est-il pas devenu phobique ? Légitime, parce que la phobie et la perversion se constituent au même endroit dans le schéma lacanien des trois modalités du manque, autrement dit le schéma de la traversée de l’Œdipe.

10

J. Lacan, Séminaire V, 1957-58, Les formations de l’inconscient, inédit,

RETROACTION

FRUSTRATION PRIVATION CASTRATION

PSYCHOSES

NEVROSES

PHOBIE MELANCOLIE

PERVERSIONS HOMOSEXUALITES

dam imaginaireobjet réel (sein)

agent symbolique (mère)

manque réel (mère)

objet symbolique (dons)

agent imaginaire (père)

dette symboliqueobjet imaginaire

(phallus) agent rel (père)é

IAutre

maternel

ITrait

unaire

I Insignes du père

Sortie del’Œdipe

11

Si l’on se souvient de cette triade lacanienne des trois modalités du manque et de ses implications cliniques, on s’aperçoit que la phobie se motive de la confrontation de l’enfant, à ce temps essentiel qu’est la frustration, au désir de la mère et à son objet : à savoir, le phallus… et un petit quelque chose au-delà. Et l’enfant de s’apercevoir que, pour satisfaire la mère, s’identifier au phallus ne suffit pas. Inversement – là, on en est à la privation – la mère ne peut donner ce phallus qu’elle n’a pas, qu’elle désire, et que l’enfant représente pour elle. C’est là que peut survenir la phobie, qui introduit dans la triade mère-enfant-phallus un élément phallomorphe quelque peu canent dans le circuit symbolique.

Et remarquons, pour éclairer le fantasme de dévoration présent aussi bien dans les paniques de Hans que dans le cauchemar de Gide, que, si l’enfant a bien repéré le phallus comme étant l’objet du désir de la mère, ce phallus qu’elle n’a pas et auquel il s’est identifié, il peut très légitimement redouter que vienne à cette mère l’idée de le bouffer.

Côté névrose, donc, l’enfant va faire intervenir dans cette triade un quatrième terme, le père, agent imaginaire et ensuite réel. Car si la mère désire quelque chose au-delà du phallus, ce ne peut être que le père puisque, lui, il l’a. Et c’est aux insignes de ce père que l’enfant va s’identifier. Nous en sommes à la castration, et à la constitution définitive de l’Idéal du moi. La sortie de l’Œdipe va alors, nous dit Lacan, s’effectuer sur le mode d’un pacte

11

Schéma reconstruit en collaboration avec C. Vereecken.

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avec le père réel sur le phallus imaginaire, sur une sorte de « Tu ne l’auras jamais mais tu l’auras quand même ».

Revenons au pervers, et à ce que nous enseigne cette disparition de l’angoisse chez Gide. La problématique est la même que désire la mère (et elle désire, puisqu’elle va et vient) ?

1. Le phallus, puisqu’elle ne l’a pas, mais si je le suis, elle pourrait bien me dévorer.

2. Quelque chose au-delà du phallus, sans quoi je suffirais à la satisfaire.

C’est là que nous en sommes quand le rêve est un cauchemar. Au stade du rêve, Gide a trouvé une solution qui lui permet, sans angoisse, de soutenir les deux questions. Il le restera, ce phallus que la mère désire et s’apprête à incorporer, mais sur un mode très particulier : il le restera sur une image de lui-même qui va se figer, cependant qu’il va, lui, aller s’identifier directement à l’au-delà du phallus, l’objet, objet-regard en l’occurrence. Il va sortir de la scène pour regarder son image face à la crique qui le croque. L’angoisse disparaît, et ce n’est plus qu’un rêve, rigolo, bien apte à satisfaire un désir pervers.

On ne reprendra pas ici les abondantes occurrences de la problématique du double, du dédoublement, de la seconde réalité, dans l’œuvre d’André Gide, parce que ces phénomènes ne sont pas tous justiciables de la même chose. Les uns relèvent de la non-unification de l’Idéal du moi chez le pervers, les autres de cette « métonymie du sujet » qu’illustre ce fragment. En effet, cette « sortie du tableau » se décortique parfaitement à partir du moment où Lacan insiste sur le caractère fondamentalement métonymique de la perversion. Il part pour ce faire du fantasme, examiné par Freud, On bat un enfant, fantasme qui, s’il est dit pervers, ne vient pas nécessairement signer une structure perverse. Lacan souligne que la formulation même de ce troisième temps du fantasme se marque par une élision du « je » au profit du « on », ce qui dénote une réduction du symbolique et une désubjectivation de la situation. « Je », devenu objet-regard, contemple un flash marqué par la perte de la signification et de l’intersubjectivité. Ce qui permet à notre Gide de

passer du cauchemar au rêve en conservant les mêmes éléments. Cette métonymie n’est donc pas une figure de style, mais une modification radicale de la position du sujet, autrement dit de l’établissement du fantasme pervers : (a)◊S. Ce S peut être aussi bien un petit autre que, à l’occasion, et ce rêve en témoigne, le sujet lui-même ramené au rang de double imaginaire.

Quitter la scène en la figeant, et lui-même aussi bien : c’est très exactement ce que Lacan appelle un « arrêt de l’histoire qui continue quand même » – ce qui veut dire que la métaphore paternelle intervient, mais sur des bases faussées – et, plus tard, une « simulation naturelle de la coupure », quand il éclairera cette métonymie du sujet par la particularité des trois temps de l’identification symbolique chez le pervers, essentiellement le premier qui va, par sa spécificité, rendre impossible le franchissement du troisième.

On comprend dès lors que le sujet pervers soit très bien rempardé contre l’angoisse de castration. Une des seules choses qu’il redoutera vraiment sera l’intervention d’un père réel – qui n’est pas forcément son papa puisqu’il s’agit d’une fonction – c’est-à-dire de l’agent de la castration. Pour l’ordinaire, il démontre que le phallus est « rien », c’est-à-dire (a) et donc, l’escamote.

Hasardons que ce qui aurait pu angoisser Gide, c’est ce qu’il aurait pu rencontrer lors d’une étreinte avec Madeleine, avec l’idole. Car notre auteur, si son mariage est resté blanc, était parfaitement capable d’avoir des relations sexuelles – et un enfant – avec d’autres femmes. Il n’était d’ailleurs pas absolument ignorant de ce danger : en témoigne le sentiment d’inquiétante étrangeté qui le saisit, lors de son voyage de noces, dans une chambre d’hôtel italienne, posté devant la fenêtre.

Deux remarques, pour terminer. De nombreux auteurs ont qualifié les sujets pervers de pré-oedipiens. Ce n’était pas la position de Lacan, qui pose que, psychoses exceptées, « l’Œdipe est toujours déjà là ». Peut-être vaudrait-il mieux dire que le pervers reste dans l’Œdipe. En effet, si la sortie de l’Œdipe se spécifie d’un pacte sur le phallus imaginaire, on ne voit pas comment, dans le cas où (-ϕ) est escamoté, ledit pacte pourrait se faire,

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autrement, en tout cas, que sur le mode du semblant, ce que le souci de conformisme, présent chez beaucoup de pervers, semble venir confirmer. Ce qui amène la seconde remarque. La sortie de l’Œdipe correspond au troisième temps de l’identification, celle qui se fait au père réel, et vient parachever l’instance de l’Idéal du moi, troisième temps que le pervers ne franchit pas. Or, c’est à ce temps, nous dit Lacan, que s’opère l’assomption du sujet à son sexe. Sans doute pourrait-on expliquer ainsi cette pointe d’homosexualité que l’on retrouve dans toutes les perversions. Après tout, Gide était homosexuel, soit, mais il était surtout pédophile, ce qui n’est pas tout à fait la même chose – et Lacan commente longuement cette identification de Gide à « l’enfant désiré ». Il existe une homosexualité névrotique, qui consiste à choisir un partenaire du même sexe. L’homosexualité perverse est une autre affaire, et l’œuvre de Jean Genet, par exemple, en témoigne massivement. Il y a plutôt, semble-t-il, dans les perversions, une hésitation quant à son propre sexe, quant à sa propre position dans la sexuation.

Les affects dans le rêve, Le rêve d’Irma Lieven Jonckheere

Après une brève introduction au thème, Les affects dans le rêve, je présenterai quelques réflexions, portant sur le rêve de l’injection faite à Irma, rêve exemplaire de la Traumdeutung de Freud.

Je dois avouer que cette introduction me pose quelques difficultés. Je n’ai pas réussi en effet à trouver une formule lacanienne assez spécifique pour orienter une table ronde sur Les affects dans le rêve. Il me faut donc retourner à la Traumdeutung de Freud. Je pourrais faire un inventaire des affects freudiens 1, où résonnent beaucoup de signifiants lacaniens, mais une telle démarche ne nous prépare pas à une approche structurale.

Regardons donc de plus près les commentaires de Freud. On peut y repérer deux coupures dont il faut tenir compte : coupure d’une part entre les pensées du rêve et le texte du rêve, coupure d’autre part entre l’affect et le signifiant. Dans leur passage des pensées au texte, les signifiants sont pris dans le jeu de la métaphore et de la métonymie. Ce n’est pas le

1

Colère, culpabilité, douleur, dégoût, deuil, effroi, ennui, frayeurs, fierté, gay sçavoir, haine, honte, hostilité, indifférence, infatuation, irritation, impatience, joie, jouissance, langueur, mépris, morosité, passion, protestation, reproche pénible, satisfaction, souci, tristesse, tendresse, Unheimliche, etc.

cas pour l’affect. Par ailleurs, comme pour la névrose, ce qui décide du succès du rêve c’est ce qui se passe au niveau justement des affects. C’est bien plus par l’affect que par ses signifiants que le rêve s’impose comme événement réel (wirklich) dans notre psychisme, affirme Freud 2. On peut distinguer cinq avatars de l’affect désarrimé du signifiant.

Le premier est celui de la persistance dans le texte du rêve de l’affect des restes diurnes. Deux autres avatars s’expliquent par la dépendance de l’affect de l’instance imaginaire de la censure : il s’agit de la répression des affects et de leur renversement dans le contraire. D’autre part, de nouveaux affects peuvent résulter de notre rapport au surmoi. C’est le cas pour les rêves de châtiment. Enfin, là où les affects sont justifiés dans leur qualité, mais pas dans leur intensité, il y a mobilisation d’affects attachés à des signifiants jusque là refoulés.

L’affect, donc, désarrimé du signifiant au niveau des pensées du rêve s’avère, le temps de son passage au texte du rêve, livré à l’imaginaire, au surmoi, et aux signifiants refoulés. En conséquence, dans le texte du rêve, l’affect, quant à sa qualité et sa quantité (intensité), ne correspond plus au signifiant. Il révèle dès lors le rêve comme réel insituable dans notre psychisme régi par les lois du signifiant.

Nous l’avons dit : ce n’est pas l’inventaire des affects qui en permet l’approche structurale. Un affect pourtant se distingue : l’angoisse. Tandis que l’affect d’une manière générale est désarrimé du signifiant et s’avère donc trompeur, en l’occurrence dans le texte du rêve, l’angoisse comme affect est arrimée au manque de signifiant, quant à lui indiqué ou comblé par l’objet (a). L’angoisse est sans signifiant, mais elle n’est pas sans objet. L’angoisse signale la présence de l’objet (a) à la place du manque dans le signifiant. L’angoisse n’est donc pas trompeuse, elle permet de s’orienter dans la structure du symbolique en y situant la place du réel.

Essayons maintenant de mettre un certain ordre dans les commentaires de Lacan sur le rêve d’Irma dans son deuxième séminaire.

Remarquons d’abord que pour Freud il ne peut s’agir d’un rêve d’angoisse. Au moment d’écrire la Traumdeutung Freud affirme n’avoir vécu aucun

2

S. Freud, Die Traumdeutung, Studien Ausgabe, Bd. II, Fischer Taschenbuch, 1982, p. 444.

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rêve d’angoisse depuis des dizaines d’années 3. Néanmoins, Lacan, dans ce rêve d’Irma, reconnaît une place centrale au point d’angoisse.

Regardons de plus près le texte de ce rêve pour y repérer le cadre du point d’angoisse. La première chose qui se vérifie aisément, c’est la thèse lacanienne selon laquelle il y a impossibilité d’écrire dans le rêve le rapport entre un sujet comme unité et son objet comme unité complémentaire. A l’endroit choisi pour faire unité du moi, pour être soi-même, c’est l’objet qui connaît une série de dédoublements. Phénomène dont témoigne la première partie du rêve où il y a dialogue entre le moi de Freud qui désire voir, qui désire savoir et le toi de La Femme dont Freud ne sait pas ce qu’elle peut bien vouloir ou désirer. Autour de cette femme se déploie l’éventail qui va de l’intérêt professionnel jusqu’à toutes les formes de mirage imaginaire. Irma est la condensation de trois femmes. Freud d’une part, trois femmes d’autre part. Dans la seconde partie du rêve la situation se renverse : devant la présence de l’objet dans son opacité, le moi perd son unité. Les identifications idéales (du moi-idéal et de l’idéal du moi) se dénudent. Elles font foule et Lacan parle à ce propos de « l’immixtion des sujets », autre nom pour le sujet divisé de l’inconscient, le sujet du désir séparé de son objet.

Récapitulons en termes structuraux. D’abord le désir de savoir, la conscience de soi chez Freud qui veut que la femme lui dise tout, malgré ses résistances. Mettons le S2 du savoir avec sa visée du savoir absolu. Ensuite le sujet divisé comme désirant sur l’Autre scène : S. Le point d’angoisse s’inscrit dans l’entre-temps de ces deux scènes du rêve. Nous l’appelons objet (a). C’est le moment de bascule de la division : de l’objet vers le sujet. Dans le rêve cette bascule se repère avec le mot « vite » (schnell). Irma ouvre la bouche et ce que Freud y découvre l’angoisse. Dans la bouche d’Irma apparaît ce point où le désir de savoir, où l’ensemble des signifiants se révèle défaillant. On ne peut rien savoir concernant sa propre origine. Il n’y a pas de signifiant pour La femme dont on est issu.

Mais ceci peut paraître interprétation un peu trop épistémologique de l’horreur d’un Freud scientiste. Nous tenterons donc une approche plus clinique qui

3

S. Freud, Die Traumdeutung, Studien Ausgabe, Bd, II, Fischer Taschenbuch, 1982, p. 554.

tient compte des divers registres dans lesquels peut se manifester l’objet (a) à la place du manque de signifiant, c’est-à-dire en passe par le fantasme. Dans son dialogue, dans sa relation imaginaire avec Irma, Freud arrive à placer celle-ci dans l’encadrement d’une fenêtre, il lui donne une place dans son fantasme au niveau scopique. La première partie du rêve fonctionne donc comme fantasme en tant qu’inhibition dans le registre scopique : désir de ne pas voir selon la formule « ils ont des yeux pour ne point voir ». Dans ce cadre du fantasme, Irma ouvre la bouche. Action qui fait penser à la béance soudaine de la fenêtre dans le rêve de l’homme aux loups. Quand l’écran du fantasme se déchire, apparaît dans cette béance la chair qu’on ne voit jamais, l’envers de la face, de ce beau visage. Exploit topologique qui aurait mis un héros salien en transes, Pour le héros névrotique qu’était Freud, ce renversement s’avère source d’angoisse, et cela selon la formule lacanienne de l’hommage à Marguerite Duras : « de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas l’angoisse » 4.

Ce rêve de Freud permet en outre de vérifier une formule plus précise quant à ce point d’angoisse au niveau du registre scopique. Ce que Freud voit dans la gorge d’Irma, ce qui le regarde dans cette béance, ce sont deux points blancs, ou plutôt deux taches blanchâtres. Est-ce trop risqué d’y reconnaître ce que Lacan appelle, dans le cas d’Œdipe : « ses propres yeux jetés au sol, un confus amas d’ordures » 5. De vouloir voir, savoir, chez Freud comme chez Œdipe, se paie d’une impossible vue qui les menace de la perte de leurs propres yeux. A partir de ce moment d’angoisse où ils voient leur propre castration, Freud et Œdipe peuvent tous deux devenir vraiment voyants. Dans ce moment d’angoisse, il y a eu intégration du désir, ils n’ont pas cédé sur leur désir. Œdipe à Colone et Freud dans sa découverte de l’inconscient et son invention du psychanalyste, peuvent plaider non-coupable.

A la fin de la première partie de ce rêve, l’objet (a) met un terme aux dédoublements de la femme comme objet. C’est l’apparition d’un réel sans médiation imaginaire ou symbolique. Dans un moment d’angoisse l’objet (a) cause la division subjective, précipite le sujet comme désir

4

J. Lacan, Du Ravissement de Lol V. Stein, in : Ornicar ? 1985, 34, p. 10. 5

J. Lacan, L’Angoisse, séminaire inédit, 6 mars 1963.

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(schnell = vite). La seconde partie du rêve se clôt sur l’apparition, au-delà de la démultiplication des identifications idéales, d’un signifiant pur : écriture énigmatique, discours insensé, mot qui ne veut rien dire. Reconnaissons ici S1, le signifiant maître. Dans ce rêve Freud découvre la clé du sens du rêve, sens qui réside dans le fait qu’il est structuré comme un langage, langage qui n’est pas de communication mais de chiffrage avec le gain d’un plus-de-jouir ( = Lustgewinn). Il n’y a pas d’autre définition pour le rêve que d’être de la nature même du symbolique. Et le symbolique n’est pas tout.

Le savoir (S2), l’objet (a), le sujet divisé (S), le signifiant maître (S1), S2→(a)→S→S1. C’est la chaîne des quatre éléments du discours, qui comme par hasard dans ce rêve initial de la psychanalyse se trouvent dans le bon ordre, Néanmoins ceci ne suffit pas pour la structure du discours. Il faut prendre en considération les quatre places par où passe cette chaîne. C’est ce qui permet d’y introduire des coupures ou des disjonctions. Les noms et les relations entre ces autres places 6 :

agent dˇsir semblant

site de lÕAutre jouissance

produit perte dejouissance plus de jouir

vˇritˇ

Au « naturel », les quatre éléments se répartissent

comme suit : a//SSS 21 →

C’est l’écriture du discours du maître, discours qui a réussi à attraper le corps, ce dont témoignent les affects.

Que se passe-t-il, au niveau de cette structure du discours du maître, pendant le sommeil ? Le rêve protège le sommeil. Sommeil qui chez l’être parlant n’est pas de l’ordre du besoin, mais bien de l’ordre du désir. Le désir de dormir est un désir préconscient du moi imaginaire. Dans la structure du discours, ce désir de dormir se traduit par la suspension du rapport du corps à la jouissance. Le narcissisme du

6

J. Lacan, L’envers de la Psychanalyse, séminaire inédit, 18 février 1970.

dormeur est donc la relation à soi-même en tant qu’épurée de la jouissance par l’intermédiaire de l’image de l’autre. Peut-être que sans le stade du miroir l’homme n’aurait pas si souvent sommeil. Ce sommeil, cette abolition de la jouissance du corps ne signifie pas que les trois autres places se videraient. Dans le rêve, les signifiants continuent à cavaler. Avec ces restes diurnes signifiants, le travail du rêve accomplit le désir. Cela se fait par un chiffrage qui fait sens, qui dit la vérité, qui fait gagner un plus-de-jouir (Lustgewinn).

Il est important de noter que le rêve ne montre son sens d’accomplissement de désir qu’après l’interprétation. Seulement, un point Nabel peut apparaître qui ne s’interprète plus. C’est le point où le chiffrage signifiant s’arrête. Sur ce point de réel, le rêve perd son sens d’accomplissement de désir.7 Là, le désir se révèle essentiellement comme ne s’accomplissant pas. Le plus-de-jouir n’est plus ce qu’on gagne, mais ce qu’on perd. Le plus-de-jouir n’est plus le fruit de l’accomplissement de désir, mais la cause du désir. Cette bascule se passe dans un moment d’angoisse.

Entre rêve et réveil, l’être de jouissance du sujet Marie-Hélène Briole

Entre rêve et réveil, l’être de jouissance du sujet A l’intersection de l’inconscient et du ça, le processus du rêve témoigne de la duplicité de l’objet – cause du désir, et de la refente du sujet, effet d’un savoir inconscient dont il est lui-même exclu.

Contrainte à jouir mais aussi et surtout, contrainte à dire, le rêve propose ses lettres au déchiffrage :

– Énigme qui bute sur l’impossible à dire, et qui tourne autour d’un point de réel, point d’insertion de la pulsion… – Réel pulsionnel qui, une fois pour toutes, a fixé pour le sujet les modalités de sa jouissance, donc de son désir.

L’apparition de l’inconscient dans le rêve est un moment très particulier, où se dénouent les trois « ronds » de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel : un savoir sans sujet s’écrit, où l’inconscient

7 J. Lacan, Le Savoir du Psychanalyste, séminaire inédit, 3 février 1972.

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va se repérer uniquement du côté du Symbolique et du Réel, alors que le Ça vient y ajouter la cause, et le sujet refendu par elle.

Une analysante rapporte en séance le rêve suivant : « Il fait nuit, et mon mari n’est toujours pas rentré„. Je suis inquiète, et je parcours l’appartement en tous sens, avec un bébé dans les bras, sans savoir que faire, et avec l’impression confuse qu’il y a dans le lieu une présence invisible. Je suis très angoissée, je cherche partout, dans les moindres recoins, personne. Mon mari rentre alors, et je lui fais part de mon inquiétude ; il tente de me rassurer, lorsque nos regards sont attirés par une ombre qui se profile derrière la porte-fenêtre du salon. Saisie d’horreur, j’essaie tout de même de regarder, de reconnaître cette silhouette, lorsque mon mari s’écrie « mais tu ne vois pas que c’est toi ! ». Soudain, la fenêtre, comme sous l’effet d’une poussée, s’entrouvre et, l’instant d’un éclair, j’aperçois derrière la vitre, à l’arrière-plan, un objet étrange, innommable. C’est le moment où je me suis réveillée ». Comme Freud nous l’enseigne, « l’ét rangement inquiétant serait quelque chose qui aurait dû rester dans l’ombre et qui en est sorti ». Derrière i (a), invisible au miroir, l’ombre de l’objet (a) : alors l’image spéculaire devient étrange et envahissante comme celle du double, avec le surgissement de la jouissance pulsionnelle du scopique. « Tel est ce dont il s’agit dans l’entrée de petit (a) dans le monde du réel, où il ne fait que revenir », précise Lacan dans L’Angoisse.

Moment où apparaît une béance, celle masquée par l’image ; moment de vacillation provoqué par cette mauvaise rencontre, au-delà du visible, celle du réel comme impossible. La schize du sujet, après le réveil, persiste, causée par le surgissement de l’objet, et notre analysante s’interroge sur ce « sans-nom » qui, à peine entrevu, l’a tirée du sommeil… C’est peu après, dans la même séance, qu’elle s’est sentie poussée à nommer cet objet d’un signifiant plutôt énigmatique pour elle : « lyre ». Pourtant l’équivoque ne manque pas de la saisir au moment où je reprends sur un ton interrogatif : « Lire ? ». Comment cela n’évoquerait-il pas pour elle, son rapport très étroit et presque inévitable à l’écrit, à la lettre ? Quelques jours plus tard, la mise au travail de l’inconscient produira un autre rêve où l’angoisse, liée à la jouissance de la masturbation, tournera autour d’un signifiant « Talus » (T’as lu), pris entre jouissance et désir.

Une autre analysante raconte : « Cette nuit, j’ai bien failli vomir… j’étais allongée sur un lit, les yeux fermés, et je ne bougeais plus. Mes parents pleuraient beaucoup, moi j’avais envie de rigoler (un temps),… La petite fille, elle ne savait pas qu’elle était morte ! ». Cet énoncé fait irruption dans la cure d’une analysante de six ans, dont l’inconscient, sous transfert, se vérifie être un inconscient au travail du savoir… L’écriture du rêve souligne ce qui, de la jouissance du corps, est perdu à jamais : moment où la perte de tout savoir sur le corps par l’opération du refoulement s’articule étroitement aux images du rêve qui, comme des lettres, sont seulement une tentative de retrouver un morceau de cette jouissance perdue…

Moment surtout où Aude souligne d’une façon saisissante l’effet mortifiant du signifiant. C’est bien là, en troisième personne, que l’on peut désigner le sujet de l’énonciation. Dans le séminaire sur L’identification, Lacan nous rappelle à quel point il échappe à la première personne, comme si chacun pouvait, au moment ultime, se dire : « je ne savais pas que je vivais d’être mortel », ce qui est au fondement même de l’être-pour-la-mort « ce creux, ce vide, c’est là sa place, la place même où ce sujet se constitue comme ne pouvant savoir précisément ce dont il s’agit pour lui ». Si le fantasme est la fenêtre de la réalité du sujet, le sommeil signe bien la perte de cette réalité : au niveau des formations de l’inconscient dont fait partie le rêve, il y a absence du sujet. Ce que Freud souligne au chapitre 7 de la Science des Rêves : au moment du sommeil, il y a perte de la consistance imaginaire, avec retour du refoulé dans le rêve lui-même.

Dans l’analyse, donc sous transfert, le rêve s’adresse à l’analyste et il est rêvé, si l’on peut dire, pour être rapporté en séance. Ainsi, le récit du rêve n’est pas le rêve, mais déjà son interprétation, une tentative du moins pour l’analysant de le faire entrer dans le registre de la signification. Ce sont là les « riens de sens » qui supposent un sujet, sujet représenté par le signifiant. Cela ne peut suffire au travail analytique, qui vise précisément ce qui échappe au signifiant, ce point d’articulation, cette tension, entre l’inconscient et le ça. Le rêve fait jouer cette limite, cet entre-deux, ce surgissement du réel qui va aussitôt faire réveil. Le rêve-réveil où le réel de la pulsion affleure est aussi, d’après Freud, effleurement du fantasme qui, seul, soutient le désir du sujet. Dans le rêve d’Aude, les pleurs des parents, aveuglés par les

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larmes, vont déclencher un bruit, un rire. Angoisse de ce qui s’annonce à elle, de cette rencontre, toujours manquée, qui passe là entre le rêve et le réveil… Cette dernière phrase fait-elle encore partie du récit de son rêve, en tant qu’elle est à la charnière-même de l’inconscient et du ça, qu’elle articule la refente du sujet et la duplicité de l’objet pulsionnel – cause du désir ? « La petite fille, elle ne savait pas qu’elle était morte ! ».

Lacan souligne, dans les Quatre concepts fondamentaux, l’ambiguïté de la fonction de l’éveil, et de la fonction du réel dans cet éveil : « C’est dans le rêve seulement que peut se faire cette rencontre vraiment unique… ». Mais « le réel, c’est au-delà du rêve que nous avons à le rechercher – dans ce que le rêve a enrobé, a enveloppé, nous a caché, derrière le manque de la représentation dont il n’y a là qu’un tenant-lieu ». Donc, le rêve nous pousse toujours à chercher plus loin, au-delà des apparences. Sa mise en scène nous entraîne, du côté du « ça montre », dans la direction où, s’appuyant sur l’objet en cause, va pouvoir se construire le fantasme. Le rêve de notre jeune analysante peut nous en donner quelques indications. En proie à une jouissance du corps qui la pétrifie et la fige dans l’angoisse, Aude se met en scène en tant qu’objet de la jouissance scopique de ses parents : ceux-ci s’en trouvent aveuglés, l’objet venant faire bouchon et leur permettant d’ignorer leur propre castration, tout autant que la dimension du désir. Les larmes des parents ont pour effet de provoquer chez l’enfant un paroxysme de jouissance, un rire obscène, aux portes de la mort : instant du réveil et du surgissement, dans cet entre-deux jouissance/désir, du sujet exclu de l’inconscient. Sujet qui s’origine de ce point de non-savoir qui échappe à l’Autre : « Elle ne savait pas qu’elle était morte ».

A partir de ce point va se construire dans la cure un fantasme qui pourrait être approché ainsi, dans un premier temps : « être regardée par les parents en train de dormir (ou de mourir) ».

Bientôt réversible, dans un second temps, en « regarder ses parents en train de dormir (et en mourir) », jouissance de l’obscénité de la scène primitive.

Ce qui permettra à Aude de lancer vers son père, aveuglé par sa jouissance, cet appel, ce cri de détresse, quelque chose comme : « Père, ne vois-tu pas que je meurs… ? ».

Aude s’emploiera, grâce au travail de l’analyse, à échapper au Père jouisseur tout en s’efforçant de soutenir son désir, parce que, dira-t-elle « le serpent, il faut surtout pas le laisser mourir ! ».

Traditionnellement considéré comme voie royale vers l’inconscient, le rêve nous semble offrir, à l’analysant comme à l’analyste, cette Autre scène où ça montre ce qui ne peut se voir. En suivant pas à pas le chemin indiqué par la mise en scène du rêve, ça désigne un point de réel, celui de la jouissance où le sujet, une fois pour toutes, trouve son être : ce à partir de quoi il pourra subjectiver ce qui ne l’était pas, transformant ainsi l’objet pulsionnel en cause de son désir.

Ce que nous montre le rêve, c’est bien :

– la place vide, le trou du sujet ;

– le sens de la contrainte-à-dire pour l’analysant ;

– la direction à suivre pour l’analyste dans la cure, soit la façon dont la scansion et le déchiffrage des lettres

Nécessité, à partir de là, de l’acte analytique : avec le rêve vont pouvoir cadrer le fantasme et l’amener rêve s’écrit un savoir sans sujet, dont la lecture devra à se construire, produire la cause du désir, et le sujet que cette cause refend : hypothétique, et toujours à vérifier.

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La dépersonnalisation chez les freudiens des années vingt Franz Kaltenbeck

Les phénomènes de dépersonnalisation se présentent comme une déperdition dans l’imaginaire. Les affects et les sentiments y défaillent, le monde, sans y apparaître substantiellement changé, cesse d’être familier, le moi s’y perd. C’est ainsi qu’en 1925, le psychiatre viennois Paul Schilder décrit ces états selon leurs deux versants : le monde apparaît au sujet dépersonnalisé étrange, inquiétant, semblable à un rêve et parfois les objets prennent un aspect aplati. Le sujet vit ses représentations comme pâles, il se plaint de manquer de plaisir, de l’amour ou de la haine et se sent parfois comme mort ou comme un automate, bien que ses perceptions fonctionnent et que sa vie sentimentale soit intacte. 1

La mise en cause du moi qui se dessine dans ce tableau n’est pas la moindre des raisons qui ont conduit un certain nombre de freudiens à s’intéresser à partir des années vingt, aux dépersonnalisations et aux aliénations, que des psychiatres travaillant avec des schizophrènes avaient déjà observées avant eux. En effet, la théorie de la libido et du narcissisme a permis aux disciples de Freud d’éclairer ces phénomènes sous une nouvelle lumière. Je résumerai ici les explications que quatre de ces auteurs ont données de la dépersonnalisation. Elle se produit à la suite d’une redistribution de la libido due à un trauma, un choc. Les auteurs viennois que j’ai lus situent cette redistribution libidinale sur le corps. C.P. Oberndorf par contre parle d’un déplacement de la libido du corps vers l’esprit dans le sens d’une érotisation de la pensée. 2 M.N. Searl estime que la dépersonnalisation est une défense contre des mécanismes paranoïdes. 3

Pour Herman Nunberg (1924), les dépersonnalisations reposent sur un détachement, une perte de la libido qui entame le moi, qui lui afflige une blessure narcissique 4. Il a observé ces états, dans la plupart des cas sporadiques, dans les névroses de transfert et parfois dans la séance même, comme chez ce patient hystérique qui, après lui

1

Paul Schilder, Entwurf zu eine ? . Psychiatrie auf psychoanalytischer Grundlage, Internationale Psychoanalytische Bibliothek XVII', 1925, p. 38.

2 Cf. Oberndorf, Depersonalization in relation to erotization of thought,

I.J.P. 1934. 3

M.N. Searl, A note on depersonalization, I.J.P., 1932, XIII. 4

Herman Nunbcrg, Uber Depersonalisationzustrinde in Lichte der Libidotheorie, I.Z.P., X, 1924.

avoir raconté un rêve de castration, ressent un de ses bras comme ne lui appartenant plus. Nunberg, comme d’autres analystes, rapporte des exemples de dépersonnalisations qui sont survenues chez ses patients après des interventions chirurgicales, après la séparation du sujet d’avec un objet aimé ou à la suite d’une cessation du désir. Souvent une perte libidinale actualise le complexe de castration jusqu’aux frustrations les plus anciennes. Le sujet dépersonnalisé se plaint d’un déficit de la libido dans ses organes et, dans les cas sévères, d’une perte du moi. Contrairement au schizophrène, il ne retire pas sa libido dans le moi, ce que Freud appelle « narcissisme ». Il garde ses investissements d’objets inconscients. Le moi du dépersonnalisé est donc amoindri et ne peut plus suffire à l’idéal du moi, ce qui entraîne une rupture entre les deux instances. On peut alors poser la question de savoir ce que devient la libido à la suite d’une dépersonnalisation. Nunberg ne répond pas en termes métapsychologiques à cette question mais il observe dans presque tous les cas un réinvestissement de quelques zones érogènes, une recrudescence de la jouissance phallique et chez une patiente même le surgissement d’un objet partiel. De façon plus générale, il dit que la perte de la libido dans le moi est relayée par l’émergence d’un fantasme inconscient qui peut, à son tour, être refoulé, ce qui produira un symptôme.

Selon Schilder, ces sujets dépersonnalisés retirent leur libido de ce qu’ils vivent, ils opposent à leurs expériences une protestation. D’autre part, Schilder affirme que leur libido est déjà liée par une expérience déterminée. La protestation intérieure qu’ils émettent contre leurs expériences actuelles serait représentée par leur penchant à l’auto-observation. Schilder oppose l’hypochondrie à la dépersonnalisation. Ce sont pour lui deux troubles inverses. Il a observé que la dépersonnalisation se fait jour lors du déclenchement d’une psychose et à l’entrée de la névrose ainsi qu’à leur déclin (il évoque l’exemple d’un agoraphobique qui, après la levée de son symptôme, se plaint de devoir marcher comme un automate). La libido se retire dans l’idéal du moi et les organes les plus investis succombent le plus facilement à la dépersonnalisation.

Isidore Sadger (1928) rapporte le cas d’un jeune homme de 20 ans dont la névrose a commencé par une mise en doute de la réalité et des inhibitions

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graves 5. Le patient avait perdu sa mère à l’âge de trois ans et trois mois, perte qu’il ne pouvait surmonter. Il était sujet à une pulsion scopique très forte et à des fantasmes sadiques. Pour dissimuler ses désirs, il se départait de toute émotion, cachait tout affect devant l’Autre. Sadger explique le manque d’affect et le doute sur la réalité par l’effort de son patient pour supprimer ses désirs incestueux. Cet effort a amené à la dévaluation de la fonction phallique et a renforcé le complexe de castration, ce qui explique la dépersonnalisation chez ce patient.

En examinant les aliénations et les dépersonnalisations, Paul Federn propose, en 1928, de répondre à la question suivante : « Est-ce que la libido ne fait que mettre en fonction le moi ou est-ce qu’elle en est aussi constitutive ? »6. Tandis que Nunberg suppose, comme cause de la dépersonnalisation, une blessure du moi due au désinvestissement libidinal d’un objet, Federn ramène la dépersonnalisation à une perturbation directe de la libido narcissique. Cette perturbation se porte sur le « sentiment corporel du moi » qui est le représentant psychique des frontières corporelles du moi. La dépersonnalisation survient quand les frontières du moi ne coïncident plus avec le schéma du corps (Körperschema) au sens de Schilder. Les frontières du moi sont libidinalement investies, ce qui explique l’interdépendance entre ces frontières et la sexualité. Un patient de Federn devenait toujours la proie de sentiments d’aliénation après s’être livré de façon excessive à la jouissance sexuelle. Dans un autre exemple, un homme rêve d’avoir un coït en dehors de son lit avec une femme fortement désirée. Toute sa libido s’est transformée en libido d’objet. Il se réveilla, vit son propre corps à côté de lui dans le lit mais il avait en même temps le sentiment d’être encore en dehors de son lit auprès de l’objet aimé. Les premières dépersonnalisations sont dues à un choc. Tandis que dans l’angoisse la frontière du moi retient son investissement narcissique, elle le lâche dans le choc. Tout choc est accompagné d’un sentiment d’aliénation.

Je terminerai par deux remarques : 1. Federn affirme que la dépersonnalisation implique une perte de la charge libidinale dans les frontières du moi. Dans l’angoisse par contre cet investissement est maintenu et même renforcé. On peut donc dire que dans l’angoisse, le moi-idéal (ou l’image spéculaire) i (a) reste intact tandis que le

5 Sadger, Uber Depersonalisation, I.Z.P., XIV, 1928.

6 Paul Federn, Narcissisme in the structure of the ego, I.J.P., vol. IX, 1928.

sujet est dépouillé de cette image dans la dépersonnalisation. 2. Je m’explique les dépersonnalisations qui surviennent dans l’analyse comme rencontre de deux manques. L’un est causé par le vide que la parole installe, l’autre est le trou dans l’imaginaire narcissique percé par un événement traumatique.

En expliquant à l’aide de son schéma optique 7

l’effacement de l’Autre et la défaillance de l’illusion qu’il provoque chez le sujet, J. Lacan fait aussi une remarque sur la dépersonnalisation : selon lui, « les effets de dépersonnalisation constatés dans l’analyse sous des aspects diversement discrets, doivent être considérés moins comme signe de limite, que comme signe de franchissement » 8. Nunberg va dans ce sens 9 : il écrit qu’une résiliation d’identifications, comme un abandon d’une position libidinale habituelle, sont toujours accompagnés d’états de dépersonnalisation.

Une autre illustration de la remarque de Lacan se trouve dans la lettre que Freud a écrite en 1936 à Romain Rolland 10. Il y explique le trouble de mémoire et le sentiment d’aliénation qu’il avait subis en 1904 sur l’Acropole. Le voyage à Athènes était pour Freud un signe d’avoir dépassé le père. C’était le franchissement d’un interdit.

Remarques sur l’Unheimliche Pierre Thèves

Pendant que l’un s’écrit, l’autre paraît. Le texte l’Unheimliche paraît en effet quand Freud met la dernière main à l’Au-delà du principe de plaisir. Ces deux textes se frôlent donc autour de la compulsion de répétition.

Plus le familier insiste, plus ce familier se mue en étrange. Plus vous examinez les fondements psychanalytiques du « moi, plus ce moi s’avère étrangement fragile et en danger ».

Au narcissisme primaire répond le réel de la mort, à la majesté du moi s’oppose la détresse primaire.

7

J. Lacan, Écrits, p. 680. 8

Lacan emploie le terme de « franchissement » déjà dans L’instance de la lettre dans l’inconscient, Laits, p. 515, à propos de la structure métaphorique.

9 Op. cit.

10 S. Freud, Brief an Romain Rolland (Eine Erinnerungsstbrung auf der

Akropolis), G.W. XVI, p. 250-257.

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Le moi bute sur un facteur d’inertie, la pulsion de mort, et l’Unheimliche est identifié par Freud à un reste, à un effet résiduel issu de cette exégèse en creux du moi.

Freud écrira que l’Unheimliche (qu’on traduirait par « l’étrangement familier », comme l’a suggéré Suzanne Hommel) qui se réduit à du familier, ancien et refoulé, mais réapparu, qu’il n’y a là « rien de nouveau, ni d’étranger », puisque ce qui est là opératoire, ce n’est rien d’autre que le refoulement, dont la particule négative UN dans Unheimliche est la marque.

La thèse de Freud semble ainsi pouvoir s’énoncer : le retour du même, dont l’étrangement familier est le motif, n’apporte rien de nouveau, le même n’étant rien d’autre que ce qui présentifie le Wunsch, le vœu inconscient freudien. « Le sentiment d’Unheimlich prend sa source dans le vœu », écrit Freud.

Rien là que du fort familier que la psychanalyse n’ait pas déjà produit. Pourquoi alors cet article de 1919 ?

C’est évidemment autour du rapport que peuvent entretenir ensemble l’énoncé de l’Unheimliche comme effet résiduel du destin du moi et de la définition de ce résidu comme étant retour du même que porte notre attention. Certes, l’Au-delà mettra ce même sur le compte de l’inertie dont fait jour le principe de plaisir au regard de la chaîne signifiante que celui-ci gouverne. Le texte de 1919 met davantage, me semble-t-il, l’accent concernant le même sur l’indestructibilité du vœu incestueux que ranime l’étrangement familier en tant que reste ressurgi. L’Unheimliche manifeste la mise en défaut du principe de plaisir au regard du désir infantile.

Si, pour Freud, comme il l’écrit, rien de nouveau, ni d’étranger en réalité ne se produit, c’est qu’il identifie Wunsch et thanatos.

Freud, en effet, ne peut pas vraiment envisager ce défaut du fonctionnement du principe de plaisir comme un fading intervenant pour le sujet au regard du vestige à quoi se réduit le moi et dont l’Unheimliche fait sa pâture.

La particule négative dans Un-heimliche est certes une marque du refoulement, mais mieux : marque du manque auquel le sujet s’affronte dans sa détermination signifiante.

Le même qui fait retour laisse apparaître une béance, dont la marque négative se supporte. L’Unheimliche, en tant que retour résiduel du moi au regard du vœu infantile inconscient, peut alors présentifier le manque absolu, dont le désir tire son parti.

La répétition du même, la pulsion de mort, ne rendent pas au désir toute sa vérité. La pulsion de mort n’est pas le désir inconscient. « Unheimlich » ne peut s’ériger comme signifiant nouveau, signifiant de lalangue qu’il semble être pour Freud germanophone qu’à condition que soit réellement fondée et dégagée l’indestructibilité du désir inconscient.

Qu’est-ce que cette indestructibilité du désir, sinon son maintien dans certaines conditions parmi lesquelles l’Unheimliche peut prendre place ?

Il faut à cet effet concevoir le retour familier refoulé comme retour d’une béance rendue justement autre, étrangement autre. Si le désir est la source de l’Unheimliche, le secret de ce désir n’est un secret (Geheimnis) que s’il est rapporté à l’Autre et son désir qui est autre, parce qu’il n’y en a pas d’Autre. C’est là le secret intime, et autre du désir du sujet.

Thanatos, malgré le renouvellement qu’il représente pour la psychanalyse, n’est qu’une nouveauté partielle. Thanatos permet d’entrevoir les déterminants de l’extinction du désir, son moment d’aphanisis, et ce serait là un des noms opératoires de l’étrangement familier.

Mais, à vrai dire, ce ne serait pas tant le désir qui se trouverait disparu plutôt que le sujet lui-même sous le mode de sa Spaltung.

On pourra dire que le pouvoir d’énonciation de l’Unheimliche induit une certaine absence chez le sujet Freud lui-même, sans qu’elle puisse pour autant mettre en œuvre la refente de l’objet à quoi réfère chez Lacan cette Spaltung.

On sait que, plus de quinze ans plus tard, un autre moment de fading du sujet Freud nous est reconstruit dans la lettre à R. Rolland où se retrouve retracée la déconvenue de la rencontre de Freud d’avec l’Acropole tant convoitée.

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La refente de l’objet comme vérité de l’Ichspaltung freudienne effectue un pas supplémentaire, comme vous savez, où le désir comme même réapparu est manqué dans sa rencontre avec le désir de l’Autre.

Le véritable objet manqué et absolu du désir tend sa trajectoire jusqu’au Ding, la chose qui, elle, fonde les ressorts de l’enjeu réel du désir inconscient et qui en représente réellement le secret.

C’est du défaut de la chose que dérive la pulsion de mort et qu’est mis en cause le désir. L’Unheimliche, certes, met en place une fuite d’être du désir, mais Freud ne saurait y apercevoir un signifiant tel qu’il viendrait en occuper la béance.

Nathanaël, dans son amour-passion pour la poupée Olympia, s’exclame pour dire son abolition de sujet, ainsi : « Olympia, à vous (lecteurs) qui êtes si prosaïques, elle vous apparaît comme unheimlich. A moi, elle ne fait que déployer quoi ? Déployer ce qui d’emblée est organisé ».

Olympia représente cette organisation immédiate, ce tout primaire absolu hors Nathanaël désormais réduit à l’œil-sujet. Ce tout absolu inentamable rappelle les pages de l’Esquisse où Freud évoque dos Ding, la chose hors commune mesure, proche et étrangère, et, par ailleurs, hostile tout en étant le seul recours pour la détresse primaire.

Olympia comme complexe détaché de Nathanaël, comme l’écrit Freud, induit chez le lecteur, selon Nathanaël, la source du sentiment de l’étrangement familier. Pour lui, Nathanaél, elle ne saurait être que source de jouissance, d’où aucun secours n’est attendu, puisque la série des pertes d’objets que consacre le complexe de castration reste sans effet pour cette figure légendaire du credo fantastique.

Seule la castration est négation de l’objet, dont se détermine donc la position de lecteur. Le lecteur ne se soumet non pas tant à la fiction littéraire qu’à la vérité comme fiction de la structure, dont s’imprime le désir.

Si le réel auquel le désir ouvre tient de la pulsion de mort, le signifiant de la jouissance qu’est le phallus rend cette jouissance impossible et donc inaccessible la chose.

Mais le lecteur, comme Freud lui-même, perçoivent-ils dans l’oscillation imperceptible dont vibre l’Unheimliche la place d’une coupure ?

Freud, en tout cas, manque de tirer toutes les conséquences de ce que cette coupure, que lui-même traque à travers ce signifiant d’Unheimlich, a trait à ce qu’il signale comme effet de « transmutation » opératoire dans les fantasmes d’être enterré vivant.

Il écrit : « La psychanalyse nous enseigne que ce fantasme effrayant n’est que la transmutation d’un autre fantasme qui lui n’est pas effrayant du tout, mais qui se soutenait d’une certaine volupté, bien au contraire »,

La transmutation met en place une coupure, dont la marque du refoulement n’est que le faible reflet. Soutien d’une certaine volupté, l’objet (a) le réalise sur le mode du fantasme qui se supporte de la chose.

Il manque, semble-t-il, à Freud de concevoir la castration comme réelle Aufhebung de l’objet. Il ne peut considérer que le phallus porte déjà, en lui, à l’avance, le manque de la chose que le fantasme constitue en statut d’objet. Freud s’en tient simplement à reformuler qu’il n’y a en effet rien de nouveau, ni d’étranger à ce que ce soit le signifiant phallique du désir du sujet qui fonde le désir comme véritable source de l’étrangement familier. C’est en effet là du connu, à ceci près que l’Unheimliche en tant qu’effet résiduel tire son efficace du rapport problématique entre le désir et la levée toute positive de l’objet que la castration consacre. Le signifiant phallique, marque de négation certes, mais relevant de l’impossible.

L’Unheimliche devrait pouvoir ainsi s’envisager dans le sillage de ce qui instaure un signifiant intrusif dans le monde.

Après tout, ce terme allemand a traversé intact cette langue, en gardant son impact fuyant et tenace. En tant que signifiant bien établi, mais redoutablement insistant, il est pulsatile, et, à ce titre, peut prendre rang dans les mots de lalangue. Dans la conception linguistique de Freud, Unheimlich a toute la facture d’une Niederschrift, d’un dépôt d’écriture, dont Freud tente de ranimer la lettre pour la psychanalyse sans vraiment y parvenir.

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J’ajouterai quelques remarques à ce débat insistant chez Freud entre l’archaïque, le familier et le nouveau qui supporte le désir indestructible. Je ferai un saut dans l’œuvre freudienne jusqu’aux derniers développements que celle-ci donne de l’angoisse.

C’est d’ailleurs Gilles Bourseault qui m’y autorise à partir de son article dans le numéro 38 de la Lettre Mensuelle. G. Bourseault y rappelle que Freud tente de poser, dans ses Nouvelles Conférences, l’existence d’un au-delà de la fonction de l’angoisse en tant que simple fonction signalétique de la mise en défaut du principe de plaisir.

Cet au-delà, Freud l’identifie au trauma comme réel. C’est en tant que trauma que se définit l’objet véritable de l’angoisse. « Cet objet d’angoisse-là, écrit-il, existe tout neuf, et son fondement est fait d’une nouvelle fraîcheur ».

G. Bourseault ne cite pas la suite de cette page que je vous rapporte donc. Freud y envisage une rencontre du Ich, sur le mode du trauma, avec une exigence libidinale hors grandeur, hors commune mesure, et de cette rencontre provient une angoisse qui se forme d’une façon nouvelle, sans qu’il y ait transformation de libido en angoisse.

Cette exigence libidinale incommensurable n’est pas assumable par le signifiant phallique que ce même signifiant rend pourtant non-advenue comme telle.

La répétition si insistante dans cette page de la 23ème conférence du terme nouveau, butée de l’œuvre freudienne, est l’autre nom du familier dans son retour du même, entendu alors comme ce qui de la chose se répercute, comme le pose Lacan, en coordonnées du plaisir.

Il me semble donc que le sens de cet article de 1919 est d’interroger le versant de la transmutation en positivité, en valeur de jouissance, entr'aperçu par Freud dans l’aveuglante signification de l’Unheimliche jusqu’à y laisser tomber sa particule négative même. « Les uns disent unheimlich, les autres heimlich Moment où heimlich renouvelle la signification du mot Heim, le chez soi de l’inconscient.

La mauvaise humeur à Trieste ou l’affect vérifié sur l’Acropole François Leguil

Pour aborder convenablement la clinique des affects et s’y retrouver à peu près, Lacan, dans une leçon du mois de novembre 1962 de son Séminaire, considère quatre points et précise sur chacun sa position : – l’affect n’est pas protopathique ; il n’est pas le sujet. – l’affect n’est pas l’être donné dans son immédiateté. – l’affect a le rapport le plus étroit avec le sujet. – l’affect est désarrimé ; il s’en va à la dérive.

Rappeler que l’affect n’est pas l’être livré dans son immédiateté, distingue la clinique du docteur Lacan de ce qu’un autre médecin écrivait « les émotions sont le trognon de l’être ». Cette proposition n’est pas une bagatelle : il s’agit du docteur Destouches. La phrase témoigne à sa manière d’une position subjective et montre à quelles conclusions sinistres mène une prétention de sincérité, sitôt passée l’éclaircie surprenante d’un voyage au bout de la nuit.

Le récit d’un autre voyage, dont nous allons parler, celui de Freud et de son frère Alexandre à Athènes, permet de voir se déployer une clinique très pure de la division subjective et du surgissement d’une étrangeté non inquiétante. Ce récit conduit presque à proposer une variante au titre de notre travail. « La mauvaise humeur à Trieste, ou celui qui croyait à l’Acropole et celui qui n’y croyait pas ». En effet la division, comme la clinique qui la manifeste, sont celles du sujet Freud explicitement séparé d’un savoir établi et confronté à un autre qui émerge brutalement, dans la faille d’une vérité intense et irruptive. Après avoir été frappé de ce que sa profonde connaissance du grec ancien ne lui serve à rien, Freud est en proie à un phénomène de « déréalisation », d’irréalité plutôt, et de dépersonnalisation qu’il parviendra après-coup à articuler à un savoir, d’un autre type que le savoir établi, directement centré sur l’enjeu d’une jouissance (le mot allemand « Genuf3 » est dans le texte lui-même). . L’épisode clinique, si légitimement commenté, de l’Acropole est précédé d’un autre, moins spectaculaire mais marqué par un affect la mauvaise humeur.

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Ce texte que nous connaissions – au moins grâce à Jones – peut depuis quelque temps être travaillé dans l’édition d’une traduction récente 1. Résumons le, afin de ne conserver que ce que l’on souhaite illustrer. Freud est à Trieste avec son frère cadet de dix ans, Alexandre, et compte passer avec lui des vacances, plus courtes que prévu. Claude This à l’occasion d’une étude parue dans Les cahiers de lectures freudiennes, note que la brièveté du séjour due à des obligations d’Alexandre, renvoie à une dimension de contraction temporelle accentuée par Freud dans la relation qu’il en fait à Romain Rolland : alors qu’il pense n’avoir séjourné que quelques heures à Trieste, Freud a en vérité passé cinq jours, entre cette ville et Athènes. La différence entre la réalité des faits et la réalité psychique signale une hâte et indique qu’à côté de la description des événements, le moment relaté est un moment de conclusion.

Contrariant leur projet de se reposer à Corfou, un homme d’affaire leur conseille d’aller visiter Athènes : une après-midi durant, Ies deux frères éprouvent une mauvaise humeur vive et leur maussaderie colore le nouveau projet, à tel point qu’ils ne lui trouvent que des inconvénients ; ils estiment insurmontables les obstacles qu’ils imaginent. Malgré la perspective hostile, ils s’y rendent et Freud décrit la sensation désagréable qui l’envahit, comme s’il était coupé en deux par le souvenir qu’il ne croyait pas autrefois à la réalité de l’Acropole. Freud avance l’hypothèse que dès l’âge d’avant l’adolescence, helléniste déjà convaincu, il n’a pas cru à la réalité de ce qu’il visite maintenant ; un doute soutenait son désir à la faveur d’une falsification de la croyance. Un sentiment de culpabilité est évoqué à l’idée qu’être en ce haut-lieu confronte à un « plaisir » d’au-delà du plaisir, un plaisir interdit aux moyens du commerçant simple qu’était son père. Aller sur l’Acropole, rêver d’y aller lorsqu’il était enfant, semble, une fois qu’il s’y trouve, excéder la signification de ce qu’il pouvait envisager au nom de ce père.

Au moment du choix, à Trieste, Freud éprouve une Verstimmung que l’équipe des P.U.F. traduit par : « mauvaise humeur ». Dans le même numéro des Cahiers de lectures freudiennes, cité plus haut, notre ami Pierre Thèves et ses collègues proposent le mot « contrariété ». Leur travail, très fouillé, est une ample réflexion sur les difficultés d’une traduction. N’étant pas germaniste, capable néanmoins comme

1

S. Freud, Résultats, idées, problèmes, tome II, P.U. F.

chacun d’ouvrir les dictionnaires, il nous semble qu’il faut à « contrariété » préférer la « mauvaise humeur » qui, par son « effet d’ambiance », tient compte de ce que la langue allemande véhicule autour du mot Stimmung. Une seconde notation concernant la traduction peut-être faite : l’étrangeté, ici, n’est pas l’Unheimlichkeit mais l’Entfremdung. Nous devons briser là et renvoyer aux travaux cités : il s’agit simplement de signaler pourquoi nous préférons nous servir des termes proposés par l’équipe qu’inspire Jean Laplanche : le mot étrangeté se prête davantage à une étude clinique de l’affect que celui d’aliénation.

Que penser de cet affect de mauvaise humeur qui précède le départ vers Athènes et accompagne l’hésitation ? Lacan écrit, dans Télévision 2, que la mauvaise humeur est une « touche de réel ». Comme dans un conflit de devoirs, Freud est à Trieste écartelé entre deux projets, soit pris dans une double demande de l’Autre : une première demande : repose-toi, et reste à Corfou sur la plage, et une deuxième demande : va à Athènes. Repose-toi, car si l’affect vient à un corps qui, d’avoir à habiter le langage ne trouve pas de logement à sa convenance, il est, aussi bien, légitime de faire en sorte qu’à Corfou ce corps pas si fou que cela se cherche et se trouve une vacance à son goût. Deuxièmement et à l’inverse : va à Athènes, parce que tu es Freud, et parce que le joug du désir est ton lot, comme ton choix le plus souvent.

Parler d’une double demande, contradictoire, est une première approche de ce qui engendre la mauvaise humeur : elle permet de distinguer l’affect de l’émotion. Les psychologues enseignent que l’émotion résulte d’un décalage entre les exigences d’une situation et les moyens dont dispose un individu pour y faire face. Le même William James – proche parent d’Henry – qui invite Freud aux U.S.A. et le séduit, selon Jones, par sa valeur humaine et sa hauteur de vue, marque le débat de son intervention ; James prétend que l’on ne doit pas accepter la séquence : je vois un ours, j’ai peur donc je tremble, parce que ce qui se déroule s’éclaire d’après lui davantage et plus rigoureusement dès que l’on rétablit l’ordre des phénomènes en fonction de leur cause : je vois un ours, je tremble donc j’ai peur. Parmi d’autres, en Europe et en France, Lange reprend cela : je ne pleure pas parce que je suis triste mais je suis triste parce que je pleure. Les formules retournées sont la trace d’une dispute, décisive pour

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J. Lacan, Télévision, Seuil, 1974, p. 41.

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la clinique, quand Freud commence ses travaux : dispute entre les tenants de l’idée et ceux de l’émotion. Elles illustrent que le discours de la science prend son élan, écrit Lacan, à partir du discours hystérique. Que font les psychologues dans ce retournement sinon poser que l’affect n’est pas ce qui vient au corps mais ce qui vient du corps : ils donnent à l’émotion la place même de la cause et lui offrent le statut d’une vérité essentielle, puisque irréductible par nature à ce qui s’en peut dire. Ces choses ont été débattues largement et avec vigueur dans le dernier quart du siècle dernier. Sans vraisemblablement le mesurer lui-même, un poète adresse à ces savants un clin d’œil – à moins que ce ne soit un pied de nez : une ravissante strophe du poème de Paul Valéry, Larmes, étonne dans le recueil Mélange 3 : en utilisant les termes mêmes des exemples psychologiques elle déplace la question de telle sorte que l’on voit se projeter dans ces formules inversées les objets lacaniens du désir : le regard et la voix ! Nous citons :

« Par un visage et par une voix – La vie disait : Je suis triste, donc je pleure. Et la musique répondait : Je pleure, donc je suis triste ».

En conflit avec lui-même à Trieste, Freud a affaire à deux demandes de l’Autre. L’émotion (provenant d’une suite de circonstances plaçant le sujet dans une position où il ne peut répondre) est corrélée selon le psychologue à une certitude d’un défaut de savoir, alors qu’elle répond selon nous plutôt à la certitude d’un défaut dans le savoir. Les exigences de la situation parviennent au sujet dans le champ d’une demande de l’Autre ; quant aux moyens dont ce sujet dispose pour y faire face, ne dépendent-ils pas d’abord de son désir en tant qu’il trouve une issue dans un fantasme. L’affect apparaît dans la dialectique de la demande et du désir : sa survenue manifeste que le sujet est interrogé par un désir qui excède le cadre du fantasme où la demande précisément s’y loge en position d’objet. Nous n’abordons pas ce qu’il faudrait dire de la jouissance : notons seulement que par l’affect elle peut transformer la division du sujet bien souvent en déchirure et permet au moi de s’enorgueillir de sa souffrance. Laissons cela, Freud à la fin de son récit y revient.

Vérifier l’affect est en montrer la logique et non s’attarder sur sa pathologie. Une clinique de l’affect vérifiée sérieusement est une clinique intéressée à la série soit tout autant à ce qui succède l’affect qu’à ce qui le précède. Mais c’est une clinique de l’après-

3 P. Valéry, Œuvres, tome I, La Pléiade, p. 339.

coup lorsqu’elle vérifie qu’est déplacé ce qui provoque l’affect. Le déplacement de l’affect est aussi responsable de la « capacité d’engendrer le symptôme » que Lacan lui reconnaît en lui attribuant un rôle dans la substitution signifiante métaphorique. Vérifier l’affect par la série est le rendre inoffensif car (selon la formule de Lacan) c’est « l’aérer avec des mots ».

Quel point important isolerions-nous dans ce court article de Freud, adressé à Romain Rolland, son cadet également de dix ans ? L’important est que Freud, à Trieste, prend le bateau pour Athènes : le fait est notable, nullement une lapalissade, comparable presque au trait que met en lumière la question d’Erikson que Lacan reprend dans son commentaire du rêve de l’injection faite à Irma : alors que face à la gorge purulente de sa malade l’angoisse peut surgir, pourquoi Freud ne se réveille-t-il pas ? « Parce que c’est un solide », prétend Erikson. Certes c’est un solide, mais cela n’explique pas qu’il poursuit son rêve, corrige Lacan Freud ne se réveille pas car son rêve est celui d’un homme animé par un désir dans le courant d’une parole qui cherche à passer ; un désir d’inventer la psychanalyse. Ce désir 4 est un désir d’aller jusqu’à l’innocentement total ; ne pouvons-nous pas faire jouer cette formule de Lacan avec une seconde qui lui est postérieure de quelques années alors qu’il répond à Daniel Lagache : ce désir d’aller jusqu’à l’innocente-ment total s’apparente à celui de mener l’affaire jusqu’au lieu où toute chose est appelée pour être lavée de sa faute. On voit que la culpabilité, très présente dans les considérations freudiennes sur son Erinnerungsstörung auf der Akropolis, est une dimension de l’affect difficile à négliger.

Le lieu qu’évoque Lacan, l’Acropole, dans le trouble de mémoire, l’habite. Avant de s’y rendre, à Trieste, ce lieu se profile telle une menace, déclarant par avance Freud coupable de s’autoriser à un voyage outrepassant ce que le nom du père permet qu’on envisage. Une clinique de l’affect vérifié est une clinique de la « vérification du désir » 5. Le franchissement prouve le seuil et non l’inverse : une clinique de l’affect vérifié est une clinique de l’affect outrepassé, réduit à n’être plus la preuve signalée qu’un seuil a été franchi. La formule de la

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I. Lacan, Le Séminaire. Livre II. Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Seuil, 1978, p. 200.

5 J. Lacan, Lettre aux Italiens, in Lettre Mensuelle, n°9, p. 2.

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triméthylamine vérifie l’affect d’appréhension de Freud, juste avant qu’il n’appelle ses camarades Otto et Léopold à la rescousse, de même que le travail produit par le trouble de mémoire sur l’Acropole vérifie la mauvaise humeur à Trieste. Vérifier l’affect est le mettre dans le champ du désir et non dans le registre d’une réaction – fût-elle déplacée – à un événement. Cela implique un franchissement et confère une dimension éthique à ce qu’il advient du sujet affecté, si le franchissement est un acte.

Traitant de l’affect, Lacan emploie dès son premier séminaire le mot « vérifier » : n’est-ce pas parce que le sentiment qu’il doit être rendu vrai. Lacan dit à Jean Hyppolite qu’il s’agit de « vérifier ce qui d’une symbolisation primordiale conserve ses effets jusque dans la structuration discursive ». Dans le Livre I on trouve la précision que « l’affectif n’est pas comme une densité spéciale qui manquerait à l’élaboration intellectuelle, il n’est pas un au-delà mythique de la production du symbole qui serait antérieur à la formulation discursive » 6. La preuve de la formulation discursive de ce dans quoi est pris la mauvaise humeur à Trieste, Freud l’apporte en transformant la survenue de cet affect en une véritable scansion suspensive, anticipant sa décision d’aller à Athènes. Aborder les choses ainsi fait dépendre l’affect de la structure et montre comment il se distingue dans la clinique de la jouissance : Freud place l’affect du côté de la défense soit dans le champ du désir. Une clinique différentielle des affects est une clinique du réel. Distinguer le dégoût de l’hystérique du remords de l’obsessionnel est mesurer, de façon presque précise, comment l’affect peut signaler la mise en péril de l’assurance que le sujet obtient, de par sa position dans le fantasme. Dégoût d’une satisfaction venant au secours de la manœuvre de l’hystérique de se dérober comme objet, remords qui accentue l’impossible évanouissement du sujet obsessionnel qui excipe de sa faute pour remédier aux ravages du désir. Néanmoins l’on n’envisage pas d’isoler des affects spécifiques pour qu’ils servent tels des signes médicaux à l’établissement d’un repérage diagnostique. Il s’agit justement de ne pas s’arrêter à l’inverse, tels ceux qui prétendent y loger le drame hypostasié du sujet.

Vérifier l’affect est l’interroger grâce au symptôme qu’il engendre et face à ce qu’il faut déceler du

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J. Lacan, Le Séminaire. Livre I. Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 69.

fantasme qu’il interroge. Le rendre vrai dans l’itinéraire de l’analysant suppose un trajet qui ne se décrit pas tel un itinéraire étale. Cela suppose, pour l’analyste, une technique d’intervention que le tact et la relance ne subsument pas entièrement quand il s’agit d’authentifier. Mais cela suppose pour l’analysant presque une « technique » du récit, que la passe exige – il va sans dire sans livrer aucune règle narrative préétablie. Dans son Séminaire 7, Lacan écrit que la continuité apparente d’un discours s’impose grâce aux affects : « c’est une loi, moins ces affects sont motivés, plus ils apparaissent pour le sujet ». On imagine alors comment la question des affects est sensible dans Tes moments cruciaux d’une cure lorsque vacille ce qui garantit le continuum des significations. Dans une séance antérieure de cinq semaines du même séminaire, Lacan précise que par le fantasme « il y a transfert de l’affect du sujet en présence de son désir sur son objet en tant qu’il est fondamentalement marqué d’une structure narcissique ». En forçant les choses d’une manière quelque peu artificielle, cette dernière phrase de Lacan semble permettre de distinguer ce qui ressortit au sujet Freud à Trieste, et ce qui se passe « en présence » de l’objet sur l’Acropole : Claude This note, dans cette défaillance du sentiment d’exister, « le vide d’une construction éblouissante, provoquée par ce qui est à voir ». A la faveur du désir de Freud, la mauvaise humeur est dans l’après-coup authentifiée sur l’Acropole, soit élevée à la dignité d’une scansion suspensive précédent un moment de conclure. L’étrangeté n’est pas inquiétante au moment où un certain décrochage d’un savoir établi (la notation que le grec ancien ne permet pas de comprendre le nouveau est un index) convie Freud à tirer sa certitude de ce qu’il lui faut accomplir, et non d’un surgissement anxieux. Ce que Freud doit accomplir est un travail dont le texte rend compte, travail de division entre celui qui croyait à l’Acropole et celui qui n’y croyait pas.

Quoi de plus exemplaire qu’Alexandre, prénom que Freud a donné lui-même lorsqu’il avait dix ans, à son petit frère nouveau-né ; Alexandre parangon de la supériorité des fils (la dernière page de l’article débute sur ce point), lorsque par delà le Tigre et l’Euphrate, Alexandre passe et de combien, les limites du royaume hérité de Philippe son macédonien de père. La jouissance perdue, attenante à cette identification du jeune helléniste Sigmund est

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J. Lacan, Le Séminaire. Le désir et son interprétation, inédit, leçon du 21 janvier 1959.

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responsable dans ce moment de séparation de la déréalisation voire de la « dépersonnalisation » brève sur l’Acropole. A la fin du chapitre VI de son premier séminaire, Lacan écrit qu’à « chacun des rapports objectaux correspond un mode d’identification dont l’anxiété est le signal ». Cette anxiété, précise-t-il, est une « coloration subjective » qui connote une « perte du sujet ». L’empêchement de jouir du voyage à Athènes (ces mots sont, traduits, ceux de Freud) loin d’être due à la piété filiale, préservait, telle une inhibition, une autre jouissance assurée par l’identification fantasmatique à Alexandre. A cela Freud renonce lorsqu’il se rend sur l’Acropole, et, à sa place véridique, produit un savoir.

Faut-il soutenir, comme on peut le lire ici ou là, que c’est une passe de Freud. N’est-ce pas inutilement artificiel et un peu vain de baptiser ainsi Ies innombrables franchissements que l’on relève dans la vie et l’œuvre freudienne. Patrick Valas, puis Jacques-Alain Miller critiquent au printemps 1985 cette exaltation des moments de bascule privilégiés au détriment de la durée, de la fonction du parcours, de la construction. Pour dire notre réticence à l’isolement, voire au diagnostic des « passes » de Freud, nous prendrions bientôt le goût de nous souvenir et de citer une phrase de Lessing que Kierkegaard retient pour en faire le sous-titre d’une petite partie de son Post-scriptum : « si Dieu tenait dans sa main droite toute la vérité, et dans sa main gauche l’effort constant, je choisirais la dernière ».

La passe, Freud sans aucun doute, comme Lacan, n’arrêtaient pas de la faire ; c’est que celui-ci et celui-là n’ont pas eu à contribuer au savoir mais à l’inventer de toutes pièces. Voilà qui Ies distingue singulièrement de nous autres qui n’avons si souvent d’autre idée en tête qu’aller à Corfou pour mériter le repos que nous tenons de leur travail. Fasse alors qu’une autre sorte de transfert aille là-contre. _sans trop d’affect. C’est un Wunsch, mais pourquoi non ?

Das Unheimliche et la dépersonnalisation Hubert Van Hoorde

Quelques notes en guise de rapport préliminaire*

Les affects et l’angoisse dans l’expérience psychanalytique, ce thème des Journées de Printemps 1986 n’est pas sans évoquer les débats que l’affect suscite, et n’a jamais cessé de susciter dès son introduction dans le champ psychanalytique 1. Les Journées de la Section Clinique en témoignent de surcroît : un débat se livre en effet dans l’arène de la dite psychose maniaco-dépressive, où la question de l’affect est maintenue par la psychiatrie en voie de biologisation, tandis que l’angoisse est érigée en second pivot de l’affaire par la prise qu’elle offre aux médications anxiolytiques. Inutile d’ajouter que l’apport psychanalytique réserve – les interventions à la Section Clinique l’illustre – quelques surprises en ce qui concerne la place de l’affect, autant dans la clinique que dans ses rejetons théoriques.

Faut-il dès lors s’étonner de retrouver das Unheimliche et la dépersonnalisation côte à côte à l’affiche d’une table ronde faisant partie d’un congrès traitant de l’affect et de l’angoisse ? Les psychiatries et psychologies classiques tendent en effet à considérer ces phénomènes comme des troubles du jugement, en les appelant « expériences » avec des guillemets particulièrement éloquents. Il s’agit d’un « senti », d’un « vécu » qui ne prend pas vraiment nom d’affect et qui ouvre chez certains la discussion sur ce qu’il faut entendre par « je » et « moi ». On en reste néanmoins à la constatation de la valeur de symptôme de la dépersonnalisation, das Unheimliche prenant plutôt figure de Spielerei littéraire. Ce symptôme de la dépersonnalisation, les manuels le situent un peu partout, dans un panorama de pathologie allant de la simple fatigue aux psychoses en passant bien sûr par les névroses, sans oublier la psychasthénie portant nom de Janet et autres syndromes d’un acabit moins historiquement assuré 2 3 4. Que cela mette la puce à l’oreille n’a rien de bien révolutionnaire. Et pourtant, considérer la dépersonnalisation – avec das Unheimliche comme effet très proche – dans le champ de l’affect ne 1

J. Laplanche et J.B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris 1967. 2

H. Ey, Manuel de psychiatrie, Paris, 1974. 3

H.C. Rümke, Psychiatrie I, Amsterdam, 1969. 4

Sim, Guide to Psychiatry, London, 1974.

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semble pas être la démarche la moins controversée. Sans pour autant nier l’apport du jugement où il intervient pour la délimitation moi-non-moi et ses intrications, topologiquement traçables, dans le doublet intime-extime, il me paraît justifié de situer les deux volets de notre titre dans la problématique de l’affect. Un symptôme tellement répandu qu’il déborde toute tentative de classement nosologique, tellement proche de l’angoisse et sans se prêter à d’autres considérations, cela donne matière à réflexion, cela met la puce à l’oreille. D’autant plus que la dépersonnalisation fait couple avec la déréalisation, ce qui ne fait opposition qu’en trompe-l'œil, La clinique de l’imaginaire peut y voir des oppositions irréductibles dans les troubles du jugement, pour une clinique psychanalytique la chose va de soi.

Reportons-nous aux débuts de la question en situant le débat de cette journée à partir de deux textes rie Freud : Das Unheimliche de 1919 et Brief an Romain Rolland de 1937 5 6. Deux textes jusqu’à présent moins cités mais passionnants par le témoignage de la volonté de recherche, de critique ininterrompue d’un Freud vieillissant et par l’avancée dans le dessein de démonter les concepts d’une clinique dépassée en y traçant les méandres du désir.

Pour Das Unheimliche le sujet semble de prime abord confiné à un article comptant à peine quarante pages dans les Gesammelte Werke, faisant mine plutôt d’un écrit de culture générale, étoffé de l’étude d’une œuvre littéraire dans la pure lignée du récit fantastique de l’époque romantique – la lignée « gothique » 7.

Freud ouvre le jeu en remarquant que les psychanalystes s’occupent peu d’esthétique, ce qui semble fait pour tromper le lecteur. Il sera donc question d’esthétique ? D’emblée, quelques bribes de phrases jalonnent un parcours d’une tout autre envergure. L’esthétique, nous est-il rappelé, est aussi la « Lehre von den Qualitäten unseres Fiihlens » et elle s’occupe entre autres des « zielgehemmte gedämpfte Gefühlsregungen ». Ce qui ouvre le

5 S. Freud, Das Unheimliche, Ges. W. XII, Frankfurt a. M., 1978 (1919).

6 S. Freud, Brief an Romain Rolland, Ges. W. XVI, Frankfurt a. M., 1978

(1937). 7

La gothic nove !, dont les exemples les plus largement répandus et élevés au niveau d’un mythe, sont ceux de Bram Stoker et de Mary Shelley, ce qui fait parfois oublier le foisonnement de cette littérature dans le romantisme allemand. Pensons également au Golem de Gustav Meyrink.

champ de l’angoisse, du terrifiant pour en venir à das Unheimliche, terme au sujet duquel il se pose la question de savoir ce qui permet de le distinguer de l’angoissant : puisque le langage s’est pourvu d’un autre signifiant, il ne peut s’agir d’un simple synonyme.

Signalant l’étude du psychiatre Jentsch, Freud s’arme d’une première définition qui lui servira de fil conducteur : « das Unheimliche sei jene Art des Schreckhaften, welche auf das Altbekannte, Lângstvertraute zuriickgeht » 8. Ce qu’il va vérifier dans les dictionnaires sans attendre. Glissons ici sur son étude très fouillée, illustrée d’amples citations lexicologiques et attirant l’attention sur les traductions du terme en latin, grec, anglais, français et espagnol. Il serait, bien sûr, risible de lui faire le reproche d’un oubli : le néerlandais n’est pas sans nous apporter des arguments qui feront preuve de leur importance. Je signale que les notions de secret, de caché, de malhonnête sont accouplées aux significations plutôt désuètes de « WC » et de « sexe féminin » pour le mot heimelijkheid, ce que Julien Quackelbeen me fit remarquer en cartel.

A la fin de ces considérations lexicologiques et linguistiques, Freud en vient, Schelling à l’appui, à dire : « Also heimlich ist ein Wort, das seine Bedeutung nach einer Ambivalenz hin entwickelt, bis es endlich mit seinem Gegensatz unheimlich zusammenfällt. Unheimlich ist irgendwie eine Art von heimlich ». Cette phrase clôt la première partie du texte.

La deuxième partie amène l’analyse du Marchand de sable, Der Sandmann, un conte de E.T.A. Hoffmann dans lequel plusieurs thèmes – comme celui de l’automate – se retrouvent autour de celui, central, du marchand de sable qui arrache les yeux aux enfants. Brièvement la conclusion de Freud à cette charnière de son travail : das Unheimliche prend source dans l’angoisse de castration et le marchand de sable est le père redouté par lequel le sujet attend d’être castré. La « unheimliche Wirkung » coule donc de « Motiven eus infantilen Quellen ».

8

L’article de Jentsch, Zur Psychologie des Unheimlichen – je tiens à remercier Lieven Jonckheere qui me l’a procuré – débute également par une remarque fondée sur le langage.

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Deux remarques appellent une étude plus approfondie concernant l’automate et les yeux. L’automate, la poupée qui s’anime, Lacan y fait référence dans le dixième séminaire en ces termes : « formule que je crois pouvoir donner comme la plus générale de ce qu’est le surgissement de l’Unheimlich. Pensez que vous avez affaire au désirable le plus reposant, à sa forme la plus apaisante, la statue divine qui n’est que divine. Quoi de plus Unheimlich que de la voir s’animer, c’est-à-dire se pouvoir montrer désirante. 9 Quant aux yeux – il est superflu de rappeler l’importance que Lacan y attache par le biais du regard comme objet (a) –, il faut noter que dans le texte même du Marchand de sable, le surgissement de l’inquiétante étrangeté a un lien très net avec le pullulement de l’objet. L’objet envahit le monde, que ce soit sous une forme imprécise dans la scène du laboratoire, ou plus nettement distincte quand le marchand de lunettes sort de ses poches une interminable série de monocles, binocles, longues-vues, etc. Envahissante prolifération de ces beaux yeux auxquels le personnage tient presque plus qu’à lui-même et qui sont tellement convoités par l’Autre. L’Autre qui tient en sa puissance un automate « autre » autour duquel les méandres du désir peuvent se dérouler.

L’objet (a) pullule et préfigure l’inquiétante étrangeté liée à la castration, motif de la sexualité infantile très familier et refoulé. Est-ce le retour de l’objet dans son cadre qui inquiète ? Il y a donc un versant de l’objet comme il y a un versant de l’Autre, Autre précisément inquiétant de ce qu’il se manifeste comme désirant. Ce en quoi il évoque étrangement la toute-puissance de la pensée infantile. L’Inconscient, le Désir se manifestent également dans la répétition comme apparaît unheimlich tout ce qui a affaire au narcissisme primaire, c’est-à-dire les phénomènes du double pour lesquels Freud se reporte à un article de Rank.

Tout ceci se retrouve présent dans une autre œuvre du début du XIXe siècle : Péter Schlemihls wundersame Geschichte de Adelbert von Chamisso 10. On nous y conte la triste histoire de l’homme qui perdit son ombre en la cédant à un inconnu en échange d’un sac d’où celui-ci tirait tous les objets désirés. La vie devient un enfer pour

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J. Lacan, L’angoisse, séminaire inédit. 10

A. von Chamisso, Péter Schlemihls wundersame Geschichte, texte selon Chamissos gesammelte Werke (1883), Stuttgart, 1976.

Schlemihl, muni d’un sac qui lui fournit n’importe quelle quantité d’or mais dépourvu de son ombre, ce double indissociable et discret d’une altérité qui ne le fait remarquer que quand il manque. L’homme sans ombre n’est-il pas un mort avant la lettre ? Tout comme cette ombre évoque la mort indissociablement liée à la vie. Un thème que je ne peux développer plus avant ici, mais qui ne peut manquer d’être évoqué dans cette table ronde. D’au tant plus que le double se situe à la croisée des chemins de l’imaginaire, du symbolique et du réel, comme l’indique le schéma optique, ce que Lacan développe dans son dixième séminaire. 11

Freud, affirmant le lien entre angoisse et affects, précise l’inquiétante étrangeté comme le retour du refoulé concernant l’animisme, la pensée magique, la mort, la répétition et le complexe de castration. Il synthétise der wesentliche Inhalt de son travail comme ceci :

I. si la théorie psychanalytique a raison de considérer que tout affect quel qu’il soit, est muté en angoisse par le refoulement, il doit exister dans les cas d’angoisse un groupe dont la démonstration peut être faite qu’il s’agit d’un retour du refoulé. Il s’agit de l’inquiétante étrangeté et il s’avère alors indifférent qu’il s’agisse d’un refoulé angoissant à l’origine ou d’un autre affect ;

2. si cela est en vérité la nature cachée de l’inquiétante étrangeté, nous comprenons mieux que le langage laisse glisser le Heimliche dans son contraire, dos Unheimliche puisqu’il s’agit de quelque chose de très familier que le refoulement a aliéné de la psyché. De là la définition de Schelling : l’Unheimliche est quelque chose qui aurait dû rester caché mais qui s’est produit.

C’est dire à quel point on retrouve ici les catégories de Lacan : ce quelque chose, n’aurait-il pas statut de réel ? Christian Vereecken le formulait ainsi : « là où est – phi, manque radical, quelque chose fait mine de cesser de manquer, c’est-à-dire (a) ». Il faut dire que cela souligne très bien l’anecdote de la promenade de Freud dans le quartier louche d’une ville italienne. Tournant en rond dans les ruelles, il est confronté à la multiplication des

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J. Lacan, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache in Écrits, Paris, 1966, (1960).

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« Freudenmädchen » qui, de surcroît, l’accrochent au Nom-du-Père…

La deuxième partie du texte se clôt sur une note brève l’effet d’inquiétante étrangeté qu’a l’appareil génital féminin sur l’homme névrosé.

La fin de l’article est consacrée en partie à l’analyse des différences entre l’Unheimliche vécu et l’Unheimliche créé par la fiction littéraire. Freud en arrive à dire ceci : l’Unheimliche vécu surgit quand des complexes infantiles refoulés sont réactivés ou quand des croyances primitives dépassées semblent être réaffirmées par des faits. L’Unheimliche de la fiction s’en distingue par le fait qu’il ne doit pas passer par l’épreuve de la réalité, ce qui élargit les possibilités de son évocation tout en atténuant certains effets d’Unheimlich qui seraient sans doute plus vigoureux si la chose se produisait en réalité.

Il est clair que ce débat est indissociablement lié à celui portant sur ce que la psychiatrie a appelé dépersonnalisation et déréalisation, Là aussi la question est centrée sur l’affect de l’étrangeté, qu’elle soit placée sur l’entourage ou vécue intérieurement. Un tel clivage n’est qu’artificiel : intérieur et extérieur n’ont ici de sens que d’être des repères, des jalons posés, repris et déplacés, comme l’indique une note de Lacan concernant la bande de Moebius dans les Écrits 12.

La Lettre à Romain Rolland, Brief an Romain Rolland date de 1936. Freud a quatre-vingts ans et propose cet écrit en contribution au Festschrift pour l’anniversaire de Romain Rolland, qui a exactement dix ans de moins que lui (6). Il y relate Eine Erinnerungsstörung auf der Akropolis – sous-titre de sa lettre – anecdote de voyage datant de 1904. Il y a là des choses remarquables qui trouvent un écho dans la suite du texte. Freud évoque son travail scientifique dont la source tarie ne lui laisse qu’un souvenir personnel comme matériel d’analyse. Il apparaît là que ce souvenir, vieux de plus de trente ans, n’a pas quitté Freud et se présente avec une insistance particulière à la fin de sa vie. La richesse du travail que Freud élabore face à la fin peut surprendre, elle reste une invite à qui veut s’y 12

J. Lacan, D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose in Écrits, Paris, 1966 (1958).

engager. Là où Freud s’excuse du peu qu’il offre – « Was ich Ihnen schliesslich zu bieten habe, ist die Gabe eines Verarmten, der 'einst bessere Tage gesehen hat' » – là surgit un panorama théorique qui fait écho à la vue de l’Acropole. Passant du refoulement au père, du désir du héros au refus du succès, Freud range la totalité des phénomènes d’étrangeté sous le concept de défense, Abwehr au service duquel ils sont mobilisés, ce qui ramène à la problématique du moi.

Là aussi il est question de l’épreuve de la réalité, du jugement de réalité auquel cet affect d’étrange s’articulé d’une façon qu’il s’agit d’interroger avec insistance. De même, il convient de cerner sa préparation dans l’épisode de Trieste, passage prémonitoire digne d’un roman de Thomas Mann – il faut dire que Venise n’est pas loin.

Un texte court, finalement, mais d’une grande densité qui, pour tout dire, ne se laisserait résumer qu’en le mutilant plus que de mesure. Comme je ne doute pas de sa réapparition dans les interventions et débats de cet après-midi, je m’en tiendrai là afin de ne pas trop déborder par ce rapport qui reste préliminaire par sa tentative de tour d’horizon aussi panoramique que possible dans un laps de temps aussi restreint que la richesse du matériel le permet.

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CONFERENCES La place de l’angoisse Yves Depelsenaire

A la pensée que cette conférence se déroulerait dans une salle baptisée « Salon des portraits », m’est revenu le souvenir de quelqu’un de très remarquable. Il était affligé du symptôme obsessionnel suivant : vérifier, quand il se trouvait dans quelque salle où des tableaux étaient exposés, que « le cadre était bien fixé ».

Il ne s’agit pas de quelqu’un que j’ai reçu en analyse, de sorte que je n’ai aucune certitude sur le fin mot de cette obsession. Le peu que j’en sais est cependant plein d’enseignements. L’obsession s’était déclarée peu après que cet homme, aviateur de son état, fut nommé commandant de bord. A dater de ce jour, il avait donc eu littéralement à veiller sur le bord, à veiller à ce qui jusqu’alors, à bord, lui avait paru toujours plus ou moins aller de soi, à, savoir qu’il existait un bord à sa représentation du monde, un cadre bien balisé au champ de la réalité qui était la sienne, chose certes souhaitable dans l’exercice de ses fonctions ! Devenu commandant de bord, voici qu’il avait, n’est-ce pas, à garantir la stabilité, la fixité de ce cadre. Préoccupation plutôt écrasante entre ciel et terre ! Alors, sur fond de quelle problématique singulière cette nomination avait-elle entraîné un tel trouble, je l’ignore. Se note simplement que son patronyme évoquait tout à la fois la chute, l’élévation ou la mise à plat, voire la politique de la terre brûlée. Une hypothèse dès lors : sous le coup de cette nomination comme commandant de bord, advient à ce sujet une tâche aussi impossible que d’être le garant de sa propre identité. Comment au reste être le garant d’un signifiant qui diffère si radicalement de lui-même, au point d’évoquer ascension, atterrissage ou catastrophe ? Au plus donc cet homme devait penser, au plus il se condamnait à assurer un fondement destitué dans le mouvement même de l’attention qu’il lui portait. Moyennant quoi il avait cependant assurément rencontré une certitude, celle de l’angoisse dont Lacan, dans Le Séminaire X, disait que le Cogito ergo sum, par où se trouve fondé le sujet de la certitude

. cartésienne, n’est jamais que l’ombre. L’obsession, à cette angoisse, était venue apporter une espèce de solution : le doute ne lui fournissait-il pas une échappatoire providentielle ? La profonde ambiguïté des vérifications de la fixité du cadre des tableaux le font au moins présumer, car si apparemment il s’agit de s’assurer que ça tient, la vérification porte nécessairement aussi sur la possibilité contraire. Mais elle est soigneusement localisée dans les tableaux, de sorte que le doute lui-même restaure bien un bord à l’angoisse, en en indexant le cadre. Aussi notre homme put-il continuer dans l’exercice de son métier, quoique avec infiniment moins d’entrain : désormais, il ne faisait plus que son devoir, si je puis dire ainsi vu l’ampleur de la signification inconsciente de celui-ci. Quant à ses vérifications incessantes, si elles excédaient ses proches, elles ne l’embarrassaient que très modérément. Sans doute n’était-il pas sans savoir que s’interroger à ce propos réveillerait le fantôme de la cause dont précisément il n’avait de cesse que de se prévenir et dont l’angoisse avait été le signal. Qu’est-ce que l’angoisse ? Comme celle qu’il fit à la question « quel est le plus grand plaisir non sexuel ? » (copier 410 fois le verbe être !), j’aime cette réponse inattendue de Paul Eluard : « Une lampe qui file avec un bruit de rapière ». Seul l’humour a le pouvoir de dissiper l’immanquable embarras où nous plonge une telle interrogation. Lacan le relevait en commençant son Séminaire sur L’angoisse : on ne peut pas traiter directement de l’angoisse sans qu’elle n’éveille quelque écho, sans que ne reflue sur nous, sous une forme plus ou moins atténuée comme l’embarras, quelque chose de cette angoisse.

Malgré son évidence poétique, nous ne nous contenterons cependant pas de la formule de Paul Eluard si nous sommes fidèles à la voie freudienne : élaborer de l’angoisse le concept. Ambition inflexible de Freud, réaffirmée dans son ultime texte à ce propos, celui des Nouvelles Conférences de 1932 : « Il s’agit réellement de conceptions, c’est-à-dire des représentations abstraites correctes, il s’agit de les amener au jour, ces conceptions dont l’application à l’étoffe brute de l’observation, permettra d’en faire sortir l’ordre, la transparence ». La traduction de ce passage est de Lacan 1, et il faut la comparer à celle, usuelle,

1

J. Lacan, L’angoisse, Séminaire inédit, séance du 9 janvier 1963.

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d’Anne Berman pour mesurer la dépréciation portée dans son énoncé même à cette exigence freudienne. « Il ne peut être question que de conceptions », traduit-elle 2. Voilà comment on induit chez le lecteur le sentiment d’un clivage avoué entre l’observation clinique et ce qui ne serait que spéculation chez Freud.

Ce n’est donc que paradoxe apparent si Lacan ne repart pas quant à lui des textes métapsychologiques de Freud, mais d’un petit texte qu’on a rangé dans ses essais de Psychanalyse appliquée : Das Unheimliche (« L’inquiétante étrangeté »). Il s’agit de mieux faire sortir ordre et transparence de la matière brute d’un phénomène clinique essentiel. « Dans tout ce qui fait l’angoissant en son sens fondamental, remarque en effet Freud, nous discernons la marque de l’Unheimlichkeit ». Lacan en isole le ressort à partir de son schéma optique : Unheimliche signe le retour dans le champ spéculaire de ce qui en apparaît sur ce montage comme structuralement retranché, soit la présence réelle du corps.

La forme corporelle que le sujet découvre de lui-même au miroir n’a de transparence qu’en fonction d’une méconnaissance qui est, plus largement parlant, celle de la conscience. Le schéma optique illustre la constitution de cette méconnaissance nécessaire. Rappelons-en les éléments : un miroir plan (I), le sujet figuré par un œil (II), un miroir concave (III) en arrière du champ d’observation du sujet, et sur un support entre les deux miroirs (IV), un bouquet de fleurs. Sous le support, se trouve fixé un vase (fig. 1).

Une image réelle de ce vase va se reformer autour des fleurs, dont le sujet ne prendra connaissance que dans le miroir plan, dans une seconde réflexion qui en fait à présent une image virtuelle (fig. 2).

2

J. Lacan, Nouvelles Conférences, Payot, p. 108.

La réalité du corps est représentée dans ce montage par le vase. Les fleurs qu’à travers ce jeu de réflexions optiques il prend dans son col figurent les objets isolés par Freud dans les zones érogènes, objets partiels dont l’entrée en fonction est nécessaire pour que se réalise l’accommodation qui permet au sujet d’apercevoir l’image spéculaire. Mais cela ne suffit pas à ce que le sujet fasse de cette image la sienne.

Ces objets en effet entrent en fonction suivant des modes qui ont des déterminations organiques : la constitution mammifère, la plasticité du larynx à l’empreinte phonématique, la musculature sphinctérienne, ou encore la valeur anticipatrice de l’image spéculaire à la prématuration néonatale du système nerveux. Mais il est clair qu’ils constituent un ensemble par lui-même hétéroclite. Je devrais plutôt dire qu’ils ne constituent naturellement nul ensemble, même s’il est vrai qu’ils attiennent au même organisme. C’est à partir d’un point de repérage fourni par l’Autre, que symbolise ici le miroir plan, que le sujet peut faire de cet organisme son corps, et s’imaginer dans une unité qui rétroactivement donne à ces bords du corps où s’était jusque là localisée la jouissance dite auto-érotique un statut de morcellement. Un trait suffit pour ordonner ainsi l’ensemble de la scène, c’est-à-dire faire entrer dans l’encolure du vase les objets (a) qui y font bord. Ce trait, I, le sujet le découvre dans la rencontre du miroir via la relance de la voix de l’adulte qui le soutient, et très généralement le nomme, authentifiant ainsi l’image proposée.

L’image spéculaire devient du même coup l’objet de l’investissement libidinal. Mais pas de tout l’investisse ment libidinal, comme Lacan le notera particulièrement dans son séminaire L’angoisse, ou encore en 66 dans le texte intitulé De nos antécédents, où il resitue le stade du miroir dans le cadre de son enseignement d’alors : « Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet le plus évanouissant de n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards, manifeste à ce que l’enfant se

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retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fût-ce seulement de ce qu’il assiste à son jeu. Ajoutons-y ce qu’un jour un filin, pris tout-à-fait hors de notre propos, montra aux nôtres, d’une petite fille se confrontant nue au miroir : sa main en éclair croisant, d’un travers gauche, le manque phallique » 3. Dans tout ce qui apparaît comme repérage imaginaire, gît comme un blanc, un en-moins irreprésentable comme tel, index d’un reste, d’un résidu à l’investissement de l’image spéculaire. C’est pourquoi Lacan connote –ϕ le vase renversé de son schéma optique. Mais que soudain se trouve comblée cette place ménagée au manque et qui polarise le désir, alors l’angoisse est au rendez-vous. L’objet (a), support du désir dans le fantasme, n’est pas visible pour l’homme dans ce qui constitue l’image de son désir. Ce qui suscite l’angoisse, c’est l’apparition au bord de ce que le col du vase doit contenir, au double sens du terme contenir, quand donc ce qui, en arrière du champ d’illusion où se produit i'(a), est connoté comme −ϕ vient hanter l’espace d’illusion de l’image virtuelle.

« L’homme trouve sa maison, Heim, en un point situé dans l’Autre, au-delà de l’image où nous sommes faits, et cette place représente l’absence où nous sommes. A supposer qu’elle se révèle pour ce qu’elle est, la présence ailleurs qui fait cette place comme absente, alors l’image devient reine du jeu : elle s’empare de ce qui la supporte et devient l’image du double avec ce qu’elle apporte d’étrangeté radicale en nous faisant apparaître comme objet d’où nous est révélée la non-autonomie du sujet », Ainsi en va-t-il de Nathanaél, dans L’homme au sable d’Hoffmann, exemple princeps de L’inquiétante étrangeté : dans la poupée Olympia dont il s’est énamouré, il découvre ses propres yeux que le sorcier Coppola y a enchâssés. « En, ce point Heim ne se manifeste pas simplement, poursuit Lacan, ce que je vous enseigne depuis toujours, à savoir que le désir se révèle comme désir de l’Autre, mais je dirai que mon désir entre dans l’antre où il est attendu de toute éternité, sous la forme de l’objet que je suis en tant qu’il m’exile de ma subjectivité » 4,

Dans la clinique, ce dérèglement du rapport à l’image spéculaire peut prendre diverses formes, du simple sentiment de « déjà vu » que chacun a pu

3 J. Lacan, Écrits, p. 70.

4 J. Lacan, L’angoisse, séance du 5 décembre 1962.

éprouver un jour, à la vacillation dépersonnalisante de la psychose qui a saisi un Maupassant 8 et dont me témoigne tel autre sujet qui tombe en arrêt face au miroir. Certes il est là, il se voit lui-même dans le miroir, et cependant il voit tout autre chose un revenant, me dit-il. Mais il précise aussitôt, de façon que je ne m’y trompe pas, qu’il ne parle pas d’un revenant au sens où il faudrait là reconnaître quelque ancêtre prénommé comme lui et récemment décédé dont il m’entretient parfois, mais un revenant au sens où, me dit-il en accompagnant son dire d’un geste de traction, « ça revient réellement ». « Je ne suis qu’une illusion » conclut-il imparablement. A travers donc un espace, qui contrairement à ce qu’on pourrait croit naïvement, n’est précisément le champ d’aucune illusion pour le sujet, l’image se présente à lui coupée de toute historicité, arrachée à toute détermination signifiante. Elle n’est pas proposable à la reconnaissance de l’Autre.

L’angoisse, en ce sens, est le pendant absolu de la jubilation narcissique du stade du miroir. Elle nous étreint quand nous fait défaut l’appui dans l’Autre, quand nous ne trouvons pas ce point I à partir duquel la scène du monde s’ordonne, et que se défait notre identité, que s’éveille le « soupçon d’être réduit à notre corps » 5. Pour illustrer cela, Lacan, dans L’identification, imaginait un autre miroir, pas moins essentiel à nous orienter dans son enseignement. Il ne demandait pas une construction de l’ordre du schéma optique, puisqu’il s’agit d’un miroir dont par nature une telle construction serait impossible : « Supposez-moi dans une enceinte fermée avec une mante religieuse de trois mètres de haut. C’est la bonne proportion, pour que j’aie la taille du mâle de l’espèce, mais en plus revêtez-moi d’une dépouille à la taille du dit mâle qui a l’in 75, c’est-à-dire à peu près la mienne. Je me mire, je mire mon image ainsi affublée dans l’œil à facettes de la mante religieuse » 6.

Est-ce cela l’angoisse ? Nous en sommes très près en effet, car il s’agit foncièrement dans l’angoisse de sensation du désir de l’Autre. Au vu des mœurs sexuelles de la dite mante, celui-ci paraît propice à susciter l’angoisse ! Pourtant cette appréhension du désir de l’Autre ne sera vraiment pure que si je ne

8

J. Lacan, L’angoisse, séances des 9 janvier et 23 janvier 1963 ; cf. à ce propos Y. Depelsenaire, L’angoisse et la psychose, Quarto, n°20/21.

5 J. Lacan, La troisième, Lettres de l’EFP, n°16, p. 199.

6 J. Lacan, L’identification, Séminaire, inédit, séance du 4 avril 1962.

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sais de quelle dépouille, de quel masque j’ai été affublé. Que si je méconnais, dit Lacan, mes insignes, à savoir que je suis affublé de la dépouille du mâle. Ne le sachant pas, je ne peux donc rien savoir de ce que je suis comme objet pour l’Autre. Figure de légende, qui de tous temps a fasciné les hommes 7, la mante religieuse donne l’image d’un Autre qui n’a plus rien de cet Autre bienveillant du miroir, dont la voix médiatrice semble me rendre transparent à moi-même. Autre énigmatique, intéressée à une jouissance innommable, telle celle qui se profile dans le cauchemar, elle incarne l’Autre non barré, celui dont Freud fait aussi bien surgir la figure dans le père de la horde primitive que dans la mère phallique, dans Chronos ou dans Méduse. Un Autre qui me défait littéralement de mon image spéculaire, parce que ce qu’il vise, c’est mon être même.

L’angoisse est l’affect du désir de cet Autre en tant qu’inconscient, de cet Autre dont je ne puis savoir ce qu’il me veut, de cet Autre qui non seulement n’est pas mon semblable, mais qui me révèle à moi-même en tant que je ne suis pas mon propre semblable. En tant que, précisément, c’est dans une illusion que je me suis saisi comme conscience, pris au piège de mon image narcissique.

Ainsi située, l’angoisse devient un repère essentiel dans notre compréhension des diverses impasses du névrosé face au désir de l’Autre, et en particulier de la plus régulière de ces impasses, celle qui consiste à imaginer que l’Autre me demande ma castration. Mais elle devient aussi un repère majeur dans l’expérience analytique elle-même. Ainsi Lacan a-t-il noté sur le schéma optique les effets de bascule opérés par la manœuvre du transfert sur le miroir. Rotation de 180°du miroir plan qui entraîne le sujet dans un parcours où « l’illusion doit défaillir avec la quête qu’elle guide : où se confirme que les effets de dépersonnalisation constatés dans l’analyse sous des aspects diversement discrets, doivent être considérés moins comme signes de limite, que comme signes de franchissement » 9.

7 R. Caillois, Le mythe et l’homme, Idées, pp. 35 à 83.

9 J. Lacan, Écrits, Remarque sur le rapport de Daniel Lagache, p. 680.

Effets de dépersonnalisation, signes rie franchissement. Reconnaissons dans ces deux formulations une prémière approche des notions de destitution subjective et de traversée du fantasme. Franchissement (de l’angoisse de castration) et traversée du fantasme sont à rapprocher de manière d’autant plus justifiée que, dans la première leçon du Séminaire L’angoisse, les places de l’angoisse et du fantasme sont cernées par Lacan comme la même sur le graphe du désir.

Dans la sixième leçon du même Séminaire, il nous indique les coordonnées du repérage clinique de cette place de l’angoisse et du fantasme à partir de deux exemples : le rêve de l’Homme aux loups, et le dessin d’une schizophrène sur lequel C. Demoulin a récemment rappelé l’attention 10. Voici ce passage :

« (…) La première chose à avancer concernant la structure de l’angoisse, et que, fascinés par le contenu du miroir, vous oubliez toujours, ce sont ses limites, c’est que l’angoisse est encadrée.

« Ceux qui ont entendu mon intervention aux Journées provinciales concernant le fantasme, peuvent se rappeler la métaphore dont je me suis servi – celle d’un tableau qui vient se placer dans l’encadrement d’une fenêtre. Technique absurde sans doute, s’il s’agit de mieux voir ce qui est sur le tableau, mais, comme je l’ai expliqué, ce n’est justement pas de cela qu’il s’agit – quel que soit le charme de ce qui est peint sur la toile, il s’agit de ne pas voir ce qui se voit par la fenêtre.

« Il suffit pour s’en apercevoir de reprendre ce rêve inaugural dans l’histoire de l’analyse, celui de l’Homme aux loups. A quoi tient son privilège ? Comme il arrive incidemment et de façon non ambiguë – à l’apparition dans le rêve d’une forme pure, schématique, du fantasme. C’est parce que le rêve à répétition de l’Homme aux loups est le fantasme pur, dévoilé dans sa structure, qu’il prend toute son importance, et que Freud le choisit. Si cette observation a pour nous un caractère inépuisé, inépuisable, c’est parce qu’il y s’agit essentiellement, et de bout en bout, du rapport du fantasme au réel.

10

J. Bobon, Leçon inaugurale, Ornicar, n°29, p. 162 ; cf. aussi à ce propos : J.-A. Miller, Montré à Prémontré, Analytica, n°37.

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« Qu’est-ce que nous voyons dans ce rêve ? La béance soudaine – les deux termes sont indiqués – d’une fenêtre. Le fantasme se voit au-delà d’une vitre, et par une fenêtre qui s’ouvre. Le fantasme est encadré. Et qu’est-ce que vous voyez au-delà ? Si vous savez vous en apercevoir, vous y reconnaîtrez, sous les formes les plus diverses, la structure que vous voyez, ici, dans le miroir de mon schéma. Il y a toujours les deux barres d’un support plus ou moins développé, et de quelque chose qui est supporté, tels les loups sur les branches de l’arbre.

» Je n’ai qu’à ouvrir n’importe quel recueil de dessins de schizophrènes pour le ramasser, si je puis dire, à la pelle – avec aussi, à l’occasion, quelque arbre, et au bout, quoi par exemple ? Pour prendre mon premier exemple dans le rapport que Bobon a fait au dernier Congrès d’Anvers sur le phénomène de l’expression, qu’est-ce qu’on trouve au bout des branches ? Ce qui, pour un schizophrène, remplit le rôle que les loups jouent dans ce cas borderline qu’est l’Homme aux loups – ici, un signifiant. C’est au-delà des branches de l’arbre que la schizophrène en question écrit la formule de son secret – Io sono sempre vista, à savoir ce qu’elle n’a jamais pu dire jusque-là – Je suis toujours vue.

» Encore ici faut-il que je m’arrête pour vous faire apercevoir qu’en italien, comme en français, vista a un sens ambigu. Ce n’est pas seulement un participe passé, c’est aussi la vue, comme on dit la vue du paysage, celle qui est prise là comme objet sur une carte postale » 11.

L’angoisse donc est encadrée, et les vacillations de ce cadre ne doivent pas nous l’escamoter. Ainsi s’agissant de l’Homme aux loups, a-t-on bien observé ce qui se fait jour autour de l’illustration de son rêve qu’il remet à Freud ? A chaque retour de ce cauchemar, il lui fallait toujours un bon moment pour se convaincre que ce n’avait été qu’un rêve, que ce tableau vivant n’était qu’une représentation. Une représentation sortie d’un livre de contes dans lequel, enfant, il avait lu Le chaperon rouge et Le loup et les sept chevreaux. Quinze ans plus tard, quand il réévoque ce rêve en analyse, il répète littéralement cette opération mentale en dessinant les loups juchés sur l’arbre à l’intention de son analyste, lequel _intègre ce dessin au compte-rendu du cas. En somme les loups sortis du livre de contes, sortis de 11

J. Lacan, L’angoisse, leçon du 19 décembre 1962, Ornicar, n°29, p. 164.

leur cadre pour soudain surgir dans celui de la fenêtre du rêve, regagnent un livre, suivant en cela le vœu le plus cher de S. Pankejeff, qui, nous dit Freud, tenait tout spécialement à ce qu’il écrive l’histoire complète de sa maladie 12. Ce vœu ne sera cependant que partiellement réalisé : « une telle tâche est techniquement impraticable, et socialement inadmissible », lui signifie Freud. Impossible en effet de faire passer tout le réel au symbolique. Mais nous aurions bien tort de réduire à une forfanterie infantile cette demande de l’Homme aux loups. Il exprime par là bien autre chose : une nécessité aussi impérieuse pour lui que les vérifications incessantes auxquelles procédait notre aviateur de tout à l’heure, celle de refermer la fenêtre du fantasme. De cette nécessité, l’analyse ne réussit pas à le dégager, comme son destin en fit foi. (…)

Approche de l’affect Herbert Wachsberger

I. Freud

L’affect est un concept freudien qui semble avoir perdu aujourd’hui son tranchant. Les psychanalystes souvent ne situent plus son importance dans l’expérience. Or la place de l’affect chez Freud, dès le début de ses recherches, était centrale. L’affect était pour lui un élément d’orientation clinique et une pièce fondamentale de sa théorie. Avec l’affect, Freud a rencontré une question cruciale dont il conviendrait que nous essayions de dire quel était pour lui l’enjeu afin d’apprécier son enjeu pour nous, dans la pratique qu’il nous a léguée. Nous sommes d’autant plus intéressés à retrouver le vif de sa question que Lacan, loin de négliger l’affect, en a donné, dans Télévision, – vingtième année de son enseignement public – une mise au point très élaborée qui donne l’idée de l’importance qu’il lui accordait.

C’est par l’hystérie que Freud est entré dans la psychanalyse, c’est dans l’hystérie qu’il a rencontré l’affect, et d’abord, dans l’hystérie de Charcot, plus précisément dans ce que Charcot appelait « les faits d’hystérotraumatisme ». Chez Charcot, l’affect n’est pas nommé comme tel, mais on y trouve déjà une assez bonne position du problème. Pour Charcot, le déclenchement d’un symptôme hystérique suppose que se développe un état psychique propice à

12

S. Freud, Cinq psychanalyses, Payot, p. 326.

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l’importance exagérée d’une idée, idée qui serait à l’origine de la lésion « corticale dynamique » qui détermine le symptôme en question. Est tout à fait apte à produire cet état une vive émotion. Ce n’est pas nécessairement la frayeur classiquement reconnue à l’origine de ce qu’on appelait la « névrose traumatique » (lors d’un accident de train), ce peut être aussi bien la colère qui arme la gifle et qui crée la condition mentale à ce que s’ensuive une paralysie de la main. Freud a retenu les leçons de Charcot, et il suffit, pour s’en convaincre, de lire son premier article sur l’hystérie, dans l’Encyclopédie de Villaret.

Mais son approche diffère. D’abord parce qu’il avait fait son profit des expériences de Breuer dans le traitement de l’hystérie (Anna O.) et aussi parce qu’il était très imprégné de la pensée des physiologistes de l’école de Helmholtz, de Brücke en particulier, dans le laboratoire duquel il avait travaillé et par l’intermédiaire duquel sans doute il avait pu connaître les travaux de Herbart. Notons aussi que c’est chez Brücke qu’il rencontra Breuer.

Freud, dans cet article de l’Encyclopédie, reconnaît comme Charcot l’influence d’un motif psychique qu’il isole comme « émoi moral », « frayeur », « attente ». Mais il le traite en termes de « quantité d’excitation » dans le système nerveux, voire de « surplus d’excitation », dont la répartition est réglée par les représentations conscientes ou inconscientes et dont l’action pathogène tiendrait à la conservation, dans la vie représentative, d’une somme d’excitation psychique qui serait, elle, à l’origine des symptômes. Toujours sur le modèle de Charcot, Freud met en série divers phénomènes, en les rapportant à un même mécanisme, l’émotion, dont il donne cependant – c’est son originalité – une traduction quantitative.

Cette procédure se confirme dans un article en collaboration avec Breuer, qui date de 1892 et qui vient seulement de paraître en français, dans lequel ils mettent sur le même pied la grande névrose traumatique et les frayeurs, les vexations, les déceptions, tous ces petits traumatismes « qui constituent les fragments de l’histoire d’une souffrance », qui est pathogène, parce qu’elle a provoqué un accroissement d’excitation qui n’a pas été déchargé. Le mot « affect » apparaît un peu plus tard, en tant que « affect d’attente » relié à une représentation, dans un article de 1892 : Un cas de guérison hypnotique. L’apparition du mot « affect »

précède de peu, dans cet article, le développement dans la Communication préliminaire de la théorie de « l’affect coincé » qui fonde le traitement cathartique. Celui-ci, rappelons-le rapidement, vise à supprimer les effets nocifs d’une représentation qui n’a pas été abréagie, en permettant de « décoincer » l’affect et de laisser cette représentation recouvrer le cours associatif dans la conscience.

Freud développe la conception de l’affect sur deux plans. D’une part, l’affect comme phénomène, dans l’acception commune d’impression laissée par un événement. Mais la définition nouvelle de l’affect comme quantité d’excitation qui se répartit dans le système nerveux selon les représentations ramène l’excitabilité du système nerveux (ou « nervosité commune ») à un « quantum d’affect » (en 1893 : Affekbetrag). Ce quantum d’affect, dit Freud, dans un article de 1894, Les psychonévroses de défense, a tous les caractères d’une quantité. Il est susceptible de variations, de déplacements, de décharges. Il « s’étend sur les traces mnésiques des représentations, un peu comme une charge électrique à la surface du corps ». On comprend alors l’intérêt que Freud va porter à un affect particulier qui est celui de l’attente anxieuse, qu’il rapporte à un quantum d’angoisse librement flottant, tout prêt à se lier à une représentation et dans laquelle il découvre « à ciel ouvert une partie de la théorie ». Il vérifie, dans sa pratique, que cet affect librement flottant, qui est donc une quantité dénuée de toute représentation, est irréductible et n’est pas attaqué par la psychothérapie. Cela éclaire déjà les positions débattues plus tard sur la question de l’interprétation de l’angoisse.

C’est sur la base de ce couple « affect – représentation » et dans le cadre d’une théorie de la défense que Freud entame une formidable révision clinique dont les premiers résultats vont paraître dans Les psychonévroses de défense. Cette mise en place d’une nouvelle clinique se poursuit par la distinction de la neurasthénie et de la névrose d’angoisse, et culmine, en 1896, dans une série de trois articles importants, dont les résultats sont rapportés à une méthode dont Freud donne pour la première fois le nom : la psychoanalyse. Ce nom paraît pour la première fois dans l’article intitulé L’hérédité et l’étiologie des névroses.

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On voit ce que la psychanalyse doit à l’affect. En ramenant des phénomènes psychiques à des processus quantifiables, même s’ils ne sont pas mesurables, il assure à la psychanalyse un statut scientifique : c’était vraiment l’ambition de Freud. En retour, l’affect acquiert un statut psychanalytique : c’est à lui qu’on peut attribuer la force ou la faiblesse d’une représentation, qui sera, selon cette force ou cette faiblesse, admise ou non dans le conscient. L’affect règle donc le mouvement des représentations.

Ce couple « représentation – affect », Freud le fait fonctionner tout au long de la première topique, jusqu’en 1921. Mais c’est en 1915, dans les textes de la Métapsychologie, qu’il en fait une mise au point radicale. Ce qui maintenant est en jeu pour Freud est une théorie, non plus de la défense, mais de la pulsion. C’est dans la pulsion qu’il cherche l’origine de l’affect. Avant, l’affect était lié à un événement extérieur, maintenant, il est transporté à l’intérieur même de l’appareil psychique.

L’articulation de l’affect à la pulsion est complexe. La pulsion, dans sa définition d’énergie psychique, ne peut se passer des services d’un représentant psychique pour accéder à la conscience. Ce représentant pulsionnel (Repräsentanz) est constitué d’une représentation (Vorstellungsrepräsentanz) à quoi s’attache une quantité d’énergie pulsionnelle, que la représentation draine et oriente dans le conscient, et qui s’appelle « libido » ou « intérêt ». Si le Vorstellungsrepräsentanz est réprimé, que devient l’énergie libidinale ? Ou bien le représentant psychique de la pulsion disparaît corps et biens et le facteur quantitatif réprimé ne laisse aucune trace. Ou bien ce facteur maintenant détaché de sa représentation d’origine se manifeste qualitativement en tant qu’affect de la sensibilité. On voit déjà dans ce premier état de la théorie que l’affect est du pulsionnel qui s’est trouvé détourné et qui a réussi à déjouer le refoulement. C’est la leçon qu’on peut tirer de l’article de 1915 sur Le refoulement,

L’article de la même année qui traite de L’inconscient est beaucoup plus net. Il affirme clairement la solidarité de l’affect et de la représentation. Tant qu’un affect dont la représentation a été refoulée n’a pas trouvé une nouvelle représentation dans le système conscient,

tout développement lui est impossible. C’est la nature de la représentation substitutive consciente qui va déterminer le caractère qualitatif de cet affect, sa coloration. L’affect est un hybride. Il a une composante quantitative qu’il tient d’un fragment d’énergie pulsionnelle. Sa composante qualitative lui vient de la représentation à laquelle il s’attache. Il signale la pulsion dont il s’origine mais il trompe sur la représentation à laquelle il était primitivement relié. Ce qui peut se dire avec Lacan : l’affect est déplacé. Non seulement, cet affect, pour être représenté, est condamné à passer d’une représentation à une autre, mais surtout un affect non déplacé ne se conçoit même pas, à cause du refoulement qui oblige l’énergie pulsionnelle en panne de représentation à s’en trouver une autre.

Ces considérations obligent Freud à revoir sa conception de l’angoisse. Il ne saurait y avoir de développement de l’angoisse dans l’inconscient, puisque la représentation est refoulée et que sans représentation l’angoisse ne peut pas se développer. Si cette angoisse se fait tout de même connaître au niveau du conscient, c’est qu’elle a réussi à se frayer un chemin en direction d’une représentation du système préconscient-conscient. Il n’est pas acceptable non plus que l’angoisse provienne d’une transformation pulsionnelle, comme Freud l’avait défendu dans ses premiers textes (Hans). Il vaut mieux concevoir qu’elle reproduit l’image mnésique préexistante d’une expérience vécue ancienne, voire d’un événement pré-individuel. On peut considérer que cette image mnésique préexistante vaut pour sa représentation. Mais Freud rejette la représentation au niveau du mythe. Cependant, pas d’angoisse sans cette représentation, qui est rejetée dans un passé lointain. C’est la thèse de 1926 : dans Inhibition, symptôme et angoisse, est entreprise, dans le cadre de la deuxième topique freudienne, une révision radicale de l’angoisse.

L’angoisse devient une angoisse du moi et non plus une angoisse du ça. C’est dans le moi qu’elle a sa source. L’angoisse signale un danger. L’angoisse se lie à une représentation et l’expérience des névroses de transfert la désigne comme angoisse de castration. L’angoisse de castration fonctionne dans le moi comme un signal, elle provoque le refoulement, et non plus en résulte, comme l’avait défendu Freud. Le danger a une fonction causale : c’est lui qui suscite le signal d’angoisse, qui conduit le moi à mettre en œuvre le refoulement. De quel danger s’agit-il ? Le danger d’un augmentation excessive de tension, d’une exigence libidinale qui

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laisserait le moi sans recours, en détresse. L’angoisse signale au moi l’imminence de cette situation de détresse. Cette situation résulte de la perte d’une médiation dans le rapport du sujet à une exigence pulsionnelle. Freud formule différemment cette médiation : perte de la mère, séparation d’avec elle ou perte de son amour.

Dans Inhibition, symptôme et angoisse, il y a un débat entre Freud et Otto Rank sur le traumatisme de la naissance. Finalement, il décide de prendre la naissance comme prototype, modèle originel de cette perte. S’il le fait, c’est parce que cette naissance est pour lui une castration de la mère qui fonctionne sur le modèle de l’équivalence freudienne « enfant-pénis ».

On peut donc reformuler provisoirement l’énoncé de Freud que l’angoisse signale un danger de la façon suivante : la menace de castration qui donne son contenu à l’angoisse donne le signal d’un manque dans l’Autre, si l’on veut bien traduire ainsi « castration maternelle ».

II. Lacan

Lacan reprend la question de l’angoisse, mais pas au point où nous venons de la laisser avec Freud. La question se pose d’abord dans le cadre d’un débat sur la relation d’objet, et l’angoisse lui sert de fil dans la critique qu’il va faire de la relation d’objet. A cette époque, l’angoisse avait pour lui la même importance que pour Mélanie Klein, dont en quelque sorte il retrouve l’inspiration. Mélanie Klein a attribué un rôle prépondérant à l’angoisse dans la constitution du monde des objets : je renvoie à son article de 1930, L’importance de la formation du symbole dans le développement du moi, qui contient l’analyse du petit Dick. Mais c’est aux textes de Glover que Lacan en appelle, Glover qui se méfiait des emportements théoriques de Mélanie Klein et qui avait pris le parti de réarrimer la relation d’objet kleinienne – relation qui distingue l’objet de la réalité et l’objet du fantasme – au schéma abrahamien des stades du développement. C’est ainsi que Glover avance que le développement du sens de la réalité n’est pas seulement à concevoir selon les pulsions et leurs objets, mais qu’il faut encore le référer aux étapes de « maîtrise de l’angoisse ». Or cette angoisse est liée au système fantasmatique propre à chacune de ces étapes. Lacan retient ce point de Glover : les relations du sujet à

l’objet, aux différentes étapes du développement, s’établissent sur fond d’angoisse.

Le deuxième point qui sert à Lacan pour avancer dans sa critique de la relation d’objet (dans son séminaire La relation d’objet de 1956-57) est l’une des définitions de l’objet chez Freud – sa définition la plus radicale : l’objet est foncièrement perdu, il donne la raison des autres objets qu’on trouve chez Freud, l’objet de la pulsion orale, anale, et l’objet d’amour.

Dans le séminaire L’angoisse de 1962-63, la question de l’affect se trouve véritablement posée. Non pas, comme Lacan le signale, qu’il l’avait jusqu’alors négligée, mais il estime qu’il l’avait abordée plutôt par ses caractères négatifs : l’affect n’est pas l’être donné dans son immédiateté, il n’est pas non plus le sujet donné sous une forme brute, protopathique. La formule se retrouve dans Subversion du sujet et dialectique du désir. S’il s’agit bien des affects dans ce séminaire, Lacan évite d’en donner la doctrine, en raison même de l’axe choisi, c’est-à-dire le désir qui seul, pour Lacan, répond à ce qu’est la pratique de l’analyse, c’est-à-dire une « érotologie ». Et l’affect le plus sûr pour se guider dans cette érotologie, c’est l’angoisse. Entre La relation d’objet, de 1956 et L’angoisse de 1962, l’élaboration de la fonction de l’objet perdu a évidemment beaucoup progressé. C’est la détermination du sujet au lieu de l’Autre qui provoque la perte de l’objet qui est donc un objet du sujet : ceci pour situer l’objet perdu.

Lacan s’attache à définir le statut de l’objet (a), qui n’est pas l’objet perdu, mais qui, sur le vide que cet objet a laissé, se trouve mis en jeu dans une dialectique où le désir de l’Autre a une fonction décisive. Il dégage la fonction de cet objet (a) dans le fantasme et dans la relation spéculaire, toujours en se servant de l’angoisse comme guide théorique et repérage pratique,

A. La relation narcissique

Pour aborder la place de – l’objet (a) dans la relation spéculaire au grand Autre, Lacan s’appuie sur le modèle optique à deux miroirs qu’il avait introduit dans son premier séminaire public en 1954. Ce schéma intègre la dialectique freudienne du narcissisme. Dans le choix d’objet narcissique,

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l’homme situe dans l’autre son rapport imaginaire et libidinal au monde en général : ceci est d’expérience freudienne. Or cet autre, comme objet de son désir, se supporte, comme nous l’apprend le miroir, d’une image virtuelle, i'(a). Le sujet (représenté par l’œil) n’a pas d’accès direct à son propre corps, ni même à sa propre image spéculaire i(a). Le seul accès qu’il a est au reflet de celle-ci dans un miroir, i'(a), qui est une illusion, puisque reflet de l’image réelle. Dans ce montage, ce vase en dessous, invisible à l’œil du sujet, se reflétant dans le miroir concave, donne une première image, réelle, i(a). La vision de cette image réelle dans le miroir, elle, est une image virtuelle, i'(a). L’image spéculaire réelle, i(a), est, dit Lacan dans Subversion du sujet et dialectique du désir, le canal que prend la transfusion de la libido du corps vers l’objet : c’est aussi d’expérience freudienne. C’est donc de son côté que gît la cause du désir. Plus le sujet s’engage dans la voie d’une relation avec l’objet de son désir, supporté par le reflet, plus il rate ce qui en est véritablement la cause. Cause totalement inaperçue, puisque ne se reflète nullement dans cette image virtuelle i'(a) que l’image spéculaire i(a) est une image trouée. Rien ne permet d’appréhender l’image spéculaire comme « vase primordial » (séminaire sur L’angoisse). Rien ne permet de le repérer sauf lorsque l’image virtuelle, où cette image spéculaire trouve son soutien, s’émancipe. En voici deux exemples, repris dans le livre de René Zazzo sur Les jumeaux, le couple et la personne.

Un jumeau rencontre son frère au théâtre, il croit voir son image se promener dans la salle. Aussitôt il est pris d’un sentiment d’étrangeté. Un autre jumeau croise à l’improviste son image dans une glace, mais il croit voir son frère dans l’encadrement d’une porte, il ressent une impression très pénible. Le surgissement dans le réel du reflet de l’image spéculaire dénonce l’hétérogénéité de cet ensemble. Cette perte de transparence de l’image à elle-même – celle qui croit se saisir dans un reflet lisse – se signale par l’affect. B. Le fantasme : S ◊ a

Dans le fantasme, l’objet (a) est tout aussi inaperçu que dans la relation narcissique – en dehors des moments de vacillation du sujet par rapport à cet objet. Ces moments de vacillation du sujet (S) sont signalés par l’angoisse, qui est angoisse de castration. Nous retrouvons ici Freud où nous l’avions laissé tout à l’heure. Mais Lacan, au point

où il en est de son élaboration de l’objet (a), entrevoit la possibilité de dépasser une aporie freudienne liée à cette angoisse, celle du roc de la castration, sur quoi buterait la fin de l’analyse. Aussi entreprend-il, dans le séminaire sur L’angoisse, une révision du complexe de castration. C’est le fil que j’ai choisi pour traverser ce séminaire. Pour suivre ce démontage du complexe de castration par Lacan, je vais m’appuyer, comme il le fait, sur une redéfinition donnée par Bela Grunberger, psychanalyste de l’Institut, dans un article sur le masochisme, Esquisse d’une théorie psychosomatique du masochisme, paru en 1954 dans le numéro 2 de la Revue française de psychanalyse. Lacan chantait les louanges de cet article très long, que je vais résumer.

Grunberger renonce d’emblée à définir le masochisme comme une recherche de la souffrance, ce qui plaît beaucoup à Lacan. Pour lui, le masochiste fuit toute satisfaction pulsionnelle riche et authentique, parce que l’approche de cette satisfaction déclencherait l’angoisse. De ce fait, le masochiste en question s’affiche comme une victime, comme châtré, par peur de la castration. Cette angoisse est liée à son désir dissimulé d’une castration sadique-anale du père. On peut retenir de cela que Grunberger relie l’angoisse du masochiste à la condition d’un manque dans l’Autre. Le problème que cette approche du masochisme soulève est le suivant : en quoi le complexe de castration du névrosé, qui ne veut rien dire d’autre que le déjà-là d’une structure, peut-il mettre à l’abri d’une angoisse qui suppose la castration comme non-effectuée ? Autrement dit, comment peut-on être châtré et craindre de l’être ?

Ici, Lacan fait intervenir la jouissance de l’Autre. Le spectre du manque à jouir de l’Autre désenclave l’objet (a) qui fonctionnait jusqu’alors silencieusement dans le fantasme. Le masochiste veut bien, dans son fantasme, se faire l’objet de la jouissance de l’Autre, justement parce que ce fantasme vient faire barrière à la béance du manque à jouir de l’Autre. Dans Inhibition, symptôme et angoisse, Freud écrit : « Le moi recule à céder devant l’exigence pulsionnelle. » On pourrait ajouter que cette exigence pulsionnelle devant laquelle le moi recule est ressentie comme une exigence pulsionnelle de l’Autre. L’objet (a), support du désir dans le fantasme, n’est pas visible dans ce qui constitue pour l’homme l’image de son désir, sauf à ce que l’angoisse, signalant le manque à jouir de

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l’Autre, le désigne, cet objet, dans l’imminence de sa perte et le produise comme objet sacrifié, objet qui choit du sujet. Cette mise au point de la castration par Lacan peut être suivie dans les formulations de Subversion du sujet et dialectique du désir, plus sûres que celles du séminaire.

Dans Subversion, Lacan dit que le névrosé subit au départ la castration. C’est une castration imaginaire et, contre toute attente, le névrosé y tient et notre masochiste névrosé en fait parade. Cette castration imaginaire de départ, de structure, on peut l’écrire : –ϕ. « Ce que le névrosé ne veut pas, c’est de sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre en l’y laissant servir » (a). Cette distinction entre (a), voué à la chute, happé par la béance dans l’Autre, et –ϕ, phallus imaginaire en tant que manquant, permet à Lacan de démonter et de dépasser l’impasse freudienne de l’analyse. Le refus de sacrifier sa castration à la jouissance de l’Autre, le névrosé le maintient jusqu’à la fin de l’analyse 1. Ce refus repose sur une confusion entre –ϕ et (a).

Résumons. L’angoisse est ce qui ne trompe pas, de n’être pas sans objet. Elle est l’affect par excellence, celui qui mène le sujet, dans son rapport au désir de J’Autre, au plus près de ce qui le détermine comme sujet lié à la condition d’un objet.

Dans le séminaire unique qui suivra le séminaire sur L’angoisse, celui sur Les Noms-du-Père, Lacan dira : l’angoisse est un affect du sujet. Mais alors, que dire des autres affects ?

Il faut ici lire Télévision, qui date de 1973. Lacan y traite à nouveau de l’angoisse et des affects, non plus en suivant les occurrences de l’objet dans l’expérience, mais en partant de la structure en tant qu’elle est liée pour lui au postulat du signifiant. Sa reconsidération de l’affect le mène, dit-il, à ce qui s’en est dit de plus sûr, soit que pour aborder les affects, il faille en passer par le corps. Cette référence corporelle n’est pas absente chez Freud, qui parle, discrètement, des affects de la sensibilité (Empfindung). Lacan préfère ce qu’il appelle « la résection des passions selon le corps », qu’il trouve chez les philosophes de l’Antiquité. Epithumia, « le désir », tranche dans le corps et fait de thumos, « le 1

J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, in Écrits, p. 826.

cœur », le siège d’une passion, dit Platon. Ce qui affecte le corps, c’est la structure. Précisons ce qu’est cette structure.

. Dans Radiophonie, on lit que c’est le symbolique qui fait le corps, en s’y incorporant. C’est le corps du symbolique qui donne corps au corps. Le langage décerne le corps à l’être qui s’en soutient. Mais cette incorporation du symbolique ne va pas sans reste. Lacan l’illustre par la façon dont, dans une sépulture, s’ordonnent, à partir de l’ensemble des ossements, les « instruments de la jouissance » : colliers, gobelets, armes. Ces « sous-éléments », propres à énumérer la jouissance, n’entrent pas dans le corps. Ce sont des parts hors-corps, certes, mais incluses dans la structure. Rappelons la formule de la Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : « Tout est structure, si tout n’est pas signifiant. » Ce qui affecte le corps, c’est la structure, et l’affect est l’effet de cette structure, selon qu’y prévaut la part hétérogène au signifiant ou le versant signifiant, c’est-à-dire l’inconscient. Si l’angoisse, qui se situe du pôle objectal, est ce qui ne trompe pas, tout autre affect, à se motiver du versant signifiant de la structure, va y perdre en valeur de vérité, sans pourtant perdre sa valeur de signal, même si c’est un signal très atténué. On peut donc proposer deux approches de l’affect selon la structure, le versant signifiant et le pôle objectal.

C’est du pôle objectal que relèvent les affects qui font « constellation à l’angoisse », comme dit Lacan dans Télévision. Les affects qui font constellation à l’angoisse sont l’empêchement, l’embarras, l’émoi. Lacan introduit des termes que la littérature analytique ne connaissait pas. Ces signifiants nouveaux qui nomment l’affect viennent-ils s’ajouter aux affects déjà existants, ou bien leur font-ils perdre leur pertinence à l’endroit de la structure, ou bien recoupent-ils certains affects en laissant les autres à la place qu’ils occupaient déjà ? D’autre part, Lacan a modifié ses vues à propos des affects que je viens de nommer, par rapport à celles qu’il avait au moment où ils les a introduits pour la première fois, c’est-à-dire dans le séminaire sur L’angoisse.

L’émotion, qui figurait parmi les affects, dans L’angoisse en 1962, a disparu dans Télévision, en 1973. Lacan s’en est expliqué un an avant, en 1972,

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dans une conférence qu’il a faite à Milan : « L’émotion se traduit par un choc d’ondes. Freud parle de tension. C’est plus fondamental que cette irruption passagère de l’émotion. (…) Confondre émotion et affect est injustifié. » Exit l’émotion. Alors que l’empêchement, désigné comme symptôme dans le séminaire sur L’angoisse, devient maintenant un affect. Enfin, Lacan abandonne cette matrice, qu’il utilise tout au long du séminaire sur L’angoisse. Dans cette matrice, il proposait à partir d’un désétagement de l’inhibition, _du symptôme et de l’angoisse, un certain nombre de corrélations dont il disait qu’il les lui fallait mettre à l’épreuve pour les confirmer dans leur fonction structurale. On doit donc conclure que toutes n’ont pas résisté à cette épreuve et que, pour cette raison, cette matrice n’a pas été retenue par lui. En tout cas, trois affects ont réchappé : l’émoi, l’empêchement, l’embarras,

L’émoi est suffisamment bien spécifié par Lacan pour qu’on ne le confonde pas avec la Triebregung, que le français traduit tantôt par « émoi pulsionnel », tantôt par « motion pulsionnelle ». La racine germanique (le cet émoi, magan, nous dirige vers le mögen allemand ou le to may anglais, dans le sens d’un pouvoir assorti dans l’émoi d’un e privatif qui se trouverait dans un exmagare du latin populaire. Pour Littré, l’émoi signifie proprement « l’action d’ôter la force et le pouvoir » et Lacan le situe du côté du trouble qu’éprouve l’homme aux loups enfant, à la vue du coït parental. L’enfant, sans force, sans recours, face au spectacle de la jouissance de l’Autre, se déleste d’une selle. Après quoi, il retrouve l’usage du cri qui met fin à la scène primitive à laquelle il assiste. L’émoi comme affect se résume dans la défausse de l’objet (a) et vient parer ainsi à l’irruption menaçante de l’angoisse.

L’émoi se caractérise par un « en moins », l’embarras, lui, par un « en trop » qui encombre une fonction. L’embarras, comme affect, est le signal de l’incidence de l’objet-cause, lorsque se profile la jouissance potentielle de l’Autre. La honte ressortit, à mon sens, à l’embarras. Freud avait noté, dans l’analyse de l’homme aux loups, que l’évacuation involontaire de la vessie provoquait de la honte, ce qui n’était pas le cas de l’évacuation intestinale. Ce qui est étrange. La honte de l’homme aux loups, déplacée sur un nom qu’il ne voulait pas prononcer – celui de Matrona – se rapportait, dans l’analyse, au souvenir d’une scène où il avait uriné en regardant la

jeune Grouscha accroupie en train de laver le plancher. Il s’était trouvé en quelque sorte brutalement confronté à la mise en fonction de l’organe phallique, dont on peut dire qu’il s’était mis en travers de son désir, organe qui n’avait plus rien de la grâce ailée qu’on prête au signifiant phallique et dont il ne restait plus que l’encombrante pesanteur d’un objet.

L’empêchement est rattaché par Lacan au impedicare du bas latin, « prendre au piège ». L’empêchement serait l’affect d’un sujet qui, sollicité par la jouissance de l’Autre, est pris au piège de son narcissisme. Ce pourrait être Narcisse retenu dans son élan par son reflet.

J’essaierai de présenter le doute comme un des modes de l’empêchement. Dans son séminaire sur L’angoisse, Lacan fait se superposer l’empêchement et l’émotion (ce sont alors selon lui des symptômes) et le couple freudien de la compulsion et du doute (Zwang, Zweifel). Le « désir de retenir » de l’obsessionnel, ainsi qualifié par Lacan, est pris – entre la compulsion et le doute – dans la tenaille d’un « ne pas pouvoir s’empêcher » (placé, dans la matrice, du côté de l’empêchement) et d’un « ne pas savoir que dire » (rangé du côté de l’émotion).

Mais les modifications apportées ultérieurement par Lacan (l’émotion disparaît de la liste, l’empêchement devient un affect) permettent la jonction avec les définitions freudiennes. Le doute est la perception interne (un affect) d’une indécision (un « je ne sais pas »). La compulsion est un forçage, elle tente de contrebalancer l’intolérable inhibition à laquelle le doute mène 2. Le doute, ce serait l’affect qui, en étroite intrication avec la compulsion, manifesterait le repli du sujet dans l’indécision devant l’imminence de la cause. Le doute comme affect signale une vacillation du rapport du sujet à l’objet cause de son désir, non pas à la façon où, comme dans l’angoisse, cet objet est produit comme un objet qui choit, mais où le sujet, face à l’objet, se tient dans une indétermination signifiante. Ce serait, non pas le barré du fantasme, sujet marqué du signifiant, mais tout au contraire, un sujet qui n’est pas marqué du signifiant, c’est-à-dire, pour

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S. Freud, Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle (L’homme aux rats), in Cinq psychanalyses, P.U. F.

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reprendre une écriture de Jacques-Alain Miller, un sujet indéterminé entre deux signifiants, S1 – S2.

Pour dire encore un mot au sujet de cette difficulté de décider si le doute est un symptôme ou un affect, on pourrait trancher en prenant pour modèle « les affects dans le rêve » : l’affect y est tributaire d’une formation de l’inconscient. Il l’était tout autant de l’énurésie, de l’encoprésie de tout à l’heure. Il y a le symptôme et le halo d’affect qui marque la proximité de l’objet (a).

Si l’originalité du séminaire sur L’angoisse était de rapporter l’angoisse à l’objet qu’elle concerne, celle de Télévision est d’offrir une place dans l’expérience analytique à des affects mal situés, ou qui apparaissent totalement nouveaux, en les rapportant, dans la structure, à l’inconscient en tant qu’il est une articulation signifiante. Intéressons-nous maintenant aux affects qui se situent de ce versant signifiant. Le savoir, lalangue, dit Lacan, affectent. L’affect est le signal, dans le corps, d’une décharge de la pensée. Il y a un risque de noyer l’affect dans l’affectif et dans l’émotionnel. L’homme habite le langage d’une façon non harmonieuse et l’affect témoigne de ce « distord » 3. Mais il faut ne voir dans cet affect qu’un alibi et inviter l’homme à mieux habiter le langage. Lacan en appelle à Spinoza pour lequel « les affections de l’âme relèvent d’idées inadéquates ». L’insuffisant logement de l’homme et de son corps dans le langage, qui font la morosité ou la mauvaise humeur, relèvent du devoir de bien dire et de s’y retrouver dans l’inconscient. Cette éthique du bien-dire est vraiment décisive pour ces affects majeurs que sont la tristesse, l’excitation maniaque et le gay sçavoir.

La tristesse, pour Lacan, c’est le nom de l’affect dépressif et il l’attribue à une errance dans le signifiant.

C’est-à-dire qu’il ne la situe que de la pensée en l’assortissant d’une incitation à mieux s’orienter dans la structure. Serge Cottet 4 a bien dégagé, dans la cure, les apparitions de la dépression sous transfert, comme effet d’un fading du désir par suite de la perte d’une accommodation imaginaire. Ce moment serait plutôt un moment d’entrée dans la

3 Nous nous référons ici à J…-A. Miller.

4 S. Cottet, La belle inertie (note sur la dépression), in Ornicar 32, Navarin.

cure, qu’on peut situer, dit-il, du côté de la tristesse propre à toute névrose. Lacan, lui, l’appelle lâcheté morale, entendons-le comme un rapport lâche, trop distendu, au fantasme. La dépression de séparation, celle de la passe, est un autre moment, que signale Serge Cottet, où la dénudation de l’objet cause du désir laisse le sujet au maximum de sa division.

L’excitation maniaque, dans la veine d’un rapport lâche à l’inconscient, est définie comme le retour, dans le réel, de ce qui est rejeté. Cette définition fait de l’excitation maniaque le pendant psychotique de la tristesse.

Le gay sçavoir, si Lacan le considère comme une vertu au contraire de la tristesse qui, elle, serait un péché, c’est sans doute en référence à saint Thomas d’Aquin : « Les passions qui s’émancipent de l’ordre rationnel inclinent au péché, celles qui sont réglées par la raison relèvent de la vertu. » C’est la raison qui règle le gay sçavoir : jouir du déchiffrage au ras du sens, à parcourir en tous sens. Non pas comprendre ni piquer dans le sens, mais raser le sens, sans rien qui fasse point d’arrêt, glu. Ce gay sçavoir a comme référence le « gay saber », ou « gaya sciensa », dénomination qui date, semble-t-il, de la période de déclin de la poésie courtoise. Ce « gay saber » donne peut-être à cette poésie des troubadours et des trouvères, sa clé. C’est la thèse de Dragonetti dans ses livres, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise et Le gay sçavoir dans la rhétorique courtoise 5. La « fin'amor » de la poésie courtoise n’est pas une érotique, mais une rhétorique ; une fiction poétique strictement réglée destinée à un public averti ; un art poétique qui permet au trouvère de vivre son amour en poésie et de s’y faire l’amant d’un pur objet poétique, la Dame. Le « joy » poétique que le trouvère en retire – son plus-de-jouir – sanctionne sa réussite. Ce « joy » nomme la jouissance, dans les mots qui la font vivre, de la Chose à jamais insaisissable. Dans la chanson courtoise, rien qui fasse glu pour attraper la Dame !

Texte établi par Ginette Michaux

5

R. Dragonetti, La technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, Genève, Slatkine « Reprints », 1979. R. Dragonetti, La gay sçavoir dans la rhétorique courtoise, Seuil. Connexions du Champ Freudien, 1982.

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