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CAHIERS / N° 34 • REVUE DU CINEMA ET DU TÉLÉ CINÉMA • N° 34

034 - revista cahiers du cinema

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numero 34 da cahiers du cinema

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  • CAHIERS/

    N 34 REVUE DU CINEMA ET DU TL CINMA N 34

  • Judy Holitay et Jack Lemmon dans IT SHOULD HAPPEN TO YOU (Une femme qui s'affiche) de George Cukor daprs un scnario et cles dialogues de Garson Kanin. (Columbia).

  • Suzan Bail et Scott Brady, les deux interprtes du Technicolor Universal LES BOUCANIERS DE LA JAMAQUE.

  • C A H I E R S D U C I N M AR E V U E M E N S U E L L E DU C I N M A ET DU TEL C I N M A [

    146, CHAMPS-LYSES, PARIS (8) - LYSES 05-38 R d a c t e u r s e n c h e f : a . b a z i n , j . d o n i o l - v a l c r o z e e t l o d u c a

    D IR EC TE U R -G R A N T : L. KEIGEL

    TOME VI AVRIL 1954 N 34.

    SOMMAIRE

    Jacques RiveHe et FranoisEntretien avec Je a n R e n o ir ....................................... .. 3

    Andr B a z in ............................. .. Un Festvql de la culture cinm atographique . . . . 23ndr feazin et Jacques

    Notes sur Cannes 1954 ................................................... WBarthlmy Amengual .......... L'Etrange comique de Monsieur T a t i ........................ .. 39

    Les couleurs de la vie ................................................... 46XXX . * . . . ......................................... Petit Journal Intime du Cinma .......................... .. 4 ?Chronique de la F.F.C.C. . . Les Cin-Clubs e t la vie du c i n m a ........................... 51

    *

    LES FILMS :

    Franois Truffaut-....................* Les Truands sont fatigus (Touchez pas au Grisbi). 54L p e tite flte (From Here Ta Eternlty) ...................... 57

    Jacques Donol-Valcroie . . . 5 ?Jacques Doniol-Valcroze . . . Le civil inconnu (Genbaku No Ko) ...................... 61F.L., J.D.V., R.L.......................... Notes sur d 'au tres films (L'Ennemi public N 1, Le

    t. --------------------------------------------------------------------------------

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    MM. P. Demonsablon. M. Dorsday, F. Laclos, J . - J . Rictier.^ J . RiveHe et F. Truffaut, c ra ig n an t qu'il puisse y avoir confusion, nous prient- d e sfgrtafer qu'ils nonf pas crit, dans Varticle F. com me femme d e notre numro 30, le passage concernant Asta Nelsen.

    f f l j ^ ! NOTRE COUVERTURE

    Audrcy 1 lepburn, Oscar 1954 pour son interprtation dansv ' ; - \ L = y

    i s a M B f c t t a

    Roman Ho/.'iday lVacances romaines) de William Wyler- Paramount.

    2

    L

  • E N T R E T I E NA V E CJ E A N R E N O I R

    par Jacques Rivette

    e t Franois Truffant

    Jwui Renoir

    L'uvre de Jean Renoir est maintenant trop vaste pou r que nous pr ten dions la com m enter toute entire en ce t entretien ; nous avons donc choisi d interroger celui-ci sur la pr iode la plus rcente de sa vie, qui est aussi para doxalement la moins bien connue. Les propos les plus contradictoires ont en effet circul sur son sjour amricain, et nous n'ignorons pas que de nombreuses in terv iew s ont t publies que notre entretien con tred it formellem ent ; prcisons, seulement que celui-ci bnficie peut-tre de Vimpartialit du magntophone, du. fa it aussi que nous n prouvions nul ds ir d'inciter Jean Renoir dsavouer aucun de ses films . .

    En rsum, nous ne pouvions avoir d autre ambition quessayer de p rendre la suite du. clbre article du Point , o Renoir rsumait en dcem bre 1938 la prem ire partie de son existence ; et tout naturellement , notre prem ire question abordait La Rgle du Jeu.

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  • i ^ Il y avait trs longtemps que javais envie de faire La Rgle du Jeu, mais 'cette envie est devenue plus prcise pendant que je tournais La Bte H um aine . Ce filin, comme vous le savez, est tir dun roman de Zola, c est essentiellement une oeuvre naturaliste ; jai t aussi fidle que je l ai pu lesprit du livre ; je n en ai pas suivi lintrigue, mais jai toujours pens quil valait m ieux tre fidle l esprit dune uvre originale qu sa forme extrieure. D'ailleurs, javais eu de longues conversations avec Madame Leblond-Zola, et je nai rien ifait sans tre sr de travailler dans un certain sens qui eut pu plaire Zola. .Cependant, je ne me suis pas cru tenu de suivre la trame du roman ; jai pens Certains ouvrages comme lhistoire du Vitrail, la Cathdrale, la Faute de lAbb VIouret ou la Joie de Vivre ; jai pens au ct potique de Zola (1). Mais enfin, les gens qui aiment bien Zola se sont dclars satisfaits.

    Nanmoins, travailler ce scnario m a inspir le dsir de donner un coup de barre, et peut-tre de m vader assez compltement du naturalisme, pour essayer daborder un genre plus classique et plus potique ; le rsultat de ces rflexions a t La Rgle du Jeu.

    Comme ou s inspire toujours de quelque chose (il faut tout de mme partir dn point, mme sil ne reste rien de ce point dans luvre dfinitive), pour m aider penser La Rgle du Jeu , jai relu assez attentivement Marivaux et Musset, sans avoir l ide den suivre mme lesprit. Je pense que ces lectures m ont aid tablir un style, cheval sur un certain ralisme pas extrieur, mais ralisme tout de mme et une certaine posie ; tout au moins, jai essay,

    UN. BOUQUET DE FLEURS;>_ v On a dit que vous tiez parti d une adaptation des Caprices de Ma- finne ...

    : r ' Non, je nai pas eu l intention de faire une adaptation ; disons que lire i.t' tclire les Caprices de Marianne , que je considre comme la plus belle p iec d Musset, m a beaucoup aid ; mais il est vident que cela na que des rapports bien lo in ta ins; cest beaucoup plus pour la conception des p erson nages que pour la forme et lintrigue, que ces auteurs m ont aid.

    ; Vous avez crit plusieurs tats successifs de ce s c n a r io ; Jnrrieu, p a r exemple, tait chef d orchestre dans une prem ire version.

    - Oui, bien sr, mais cela, toujours. - Cette p ice que jcris m aintenant (2), je la rcris pour la troisime fois, et mme la quatrime ; elle na plus aucun rapport avec mon premier jet, les personnages sont mme didentit diffrente.

    Mais vous avez galement modifi La Rgle du Jeu pen dan t le tournage ? Sur le plateau ? Oui, jai beaucoup im provis : les acteurs sont aussi les

    auteurs dun film, et quand on se trouve en leur prsence, ils apportent des ractions que l on n avait pas prvues ; ces ractions sont trs souvent bonnes, et on serait bien fou de ne pas en profiter.

    - Et dans quel sens avez-vous modifi... E h bien, les modifications qui sont apportes par mes contacts ayec les

    acteurs, dans tous mes films, sont peu prs du m m e ordre. Jai une certaine tendance tre un peu thorique dans le dbut de mes travaux : ce que je voudrais dire, je le dis un peu trop clairement, un peu comme un confrencier, et c*est extrmement ennuyeux. Peu peu (et le contact avec les acteurs my

    (1) ^Rapprochons de ccs p ropos ceux-ci recueillis en 1951 p a r A ndr Bazin et A lexandre A struc : '

    Question ; Lorsque vous lisez u n liv re p o u r l ad a p te r , savez-vous exactement o vous irez ? Rponse ; Non. On en vo it des bou ts , et lo rsq u on v o i t assez fo rt , on peu t y a ller . Ce qu i

    m a a id fa i re L a Bte Humaine, ce son t les exp lications que donne le hros sur" son a tav ism e ; j e m e su is d it : ce n est pas te llem ent b eau , m a is s i u n hom m e auss i beau que Gabin d isa i t cela en extrieur, avec beaucoup d horizon derrire , et peu t- tre avec d u vent, cela p o u r ra i t p re n d re une certaine valeu r. Cest la cl qu i m a a id fa i re ce film.

    (2), Orvet. ' .

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  • aide normment), jessaie de m approcher de la manire dont, dans la vie relle, des personnages pourraient sintgrer leurs thories, tout en restant soumis aux mille impedimenta de la vie, aux mille petits vnements, aux mille petits sentiments qui font que l on ne reste pas thorique, que l on ne peut jamais le rester ; mais je commence toujours par tre thorique. Je suis un peu dans le cas dun homme qui est amoureux dune femme et qui va la voir avec un bouquet de Heurs la main ; dans la rue il se rpte le discours quil va lui tenir, et il fait un discours magnifique, avec des comparaisons, en parlant de scs yeux, de sa voix, de sa beaut, et en se vantant lui-mme, ncst-ce pas. Et puis, on arrive devant la femme, on tend le bouquet de fleurs et on dit tout fait autve chose. Nanmoins, davoir prpar le discours, cela aide tout de mme un petit peu.

    Et la sincrit du dernier moment... Voil. Il y a aussi une autre chose, cest qu'il est extrmement difficile;

    dtre sincre quand on est tout se u l; il y a des gens qui y parviennent, ce sont des gens extrmement lous pour le mtier dcrivain ; je suis beaucoup m oins dou, et je ne peux rellement trouver ma propre expression dfinitive que grce au contact avec les autres. Et je ne parle pas tellement de critiques, je parle surtout de cet espce de jeu de balle, qui me semble ncessaire. Remarquez, c est exactement ce qui se passe partout dans la vie ; par exemple, en politique on voit des hommes d Etat aller une confrence, ils ont prpar des choses extrmement malines , ils oublient entirement que de l autre ct on a aussi prpar des choses extrmement malines ; et ils ne saccordent jamais. Si des deux cts on arrivait cette confrence politique avec l esprit que jessaie de mettre dans mon travail, peut-tre pourrait-on s entendre.

    Une scne souvent coupe de L a Rgle du Jeu (1939). On peu t reconnatre de d roite gau du ; ; Mila Parelyj Corteggiani, N om Grgor, F o rs tcr et Jean Renoir.

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  • En so m m e, vous p rparez votre travail avec Vide de tout abandonner sur le plateau...

    Oui, absolument ; nanmoins, je suis incapable d improviser compltement, je ne saurais pas travailler comme les grands pionniers, comme les grands types du dbut du cinma, comme Mack Sennett... Je suis souvent all voir le petit studio de Mack Sennett, qui existe toujours dans un vieux quartier, entre Los-Angels et H ollywood ; ce n est plus un studio, il y a des bureaux maintenant ; jai parl avec de vieux machinistes, de vieux lectriciens qui ont travaill cette poque-l ; jai rencontr aussi quelques vieux oprateurs : il y a par exemple un Franais qui s appelle Lucien ndriot, qui a trs bien connu cette poque-l ; vous connaissez Lucien, il a fait L Homme du Sud avec moi. Alors, le Pre Mack Sennett convoquait tout le- monde chaque matin, tous les types qui taient pays au mois arrivaient, et i l disait : Quest-ce quon va faire ce matin ? Quelquun proposait : On pourrait prendre un sergent de ville, le phoque, une bonne femme habille en laitire, et on pourrait aller sur la plage. Et puis on allait sur la plage, en chemin on rflchissait, on tournait quelque chose, et ctait trs bon. - Il est vident gue je ne saurais pas le faire ; je suis oblig de savoir ce que je tournerai, mais le sachant, ce que je tourne se trouve devenir diffrent. Nanmoins, cela n est jamais diffrent en ce qui concerne les accessoires, le dcor, et le sentiment gnral de la scne ; c est la forme qui change.

    LA PRA IRE ET LES PEUPLIERS Pour en reven ir La Rgle du Jeu, n aoez-vous pas t surpris p a r le

    mauvais accueil du public ? Eh bien, je ne m en doutais pas, et je ne m en doute jamais, pour une

    raison trs simple ; c est que je me ligure toujours que le film que je vais faire sera n film extrmement commercial, qui ravira tous les exploitants et qui sera considr comme assez banal ; je fais tous mes efforts pour tre le plus commercial que je le puis, et lorsque des aventures comme La Rgle du Jeu. m arrivent, elles m arrivent malgr moi. D ailleurs je suis convaincu que c est l cas constant, je suis convaincu que les thories suivent la pratique.

    Je vous ai dit tout lheure que je commenais par tre trop thorique, et puis que la pratique, le contact avec la vie, modifiaient mon criture com pltement ; c est la vrit. Lorsque je dis que la thorie suit la pratique, je ne songe pas aux thories que les personnages auront exprimer sur lcran, et qui disparaissent peu peu dans mon criture finale ; je pense la thorie gnrale du film, les conclusions que l on en peut tirer, la leon, le message, com m e on dit, quil peut apporter ; jai l impression que ce message ne peut tre vraiment grand que si l on ny a pas song avant, que sil est apparu peu peu de lui-mme, comme un certain effet de lumire surgit dun aysage ; mais on voit le paysage avant de voir lefTet de lumire. On se promne dans la campagne, on sait que l on va arriver tel endroit prs dune route et que, l, i l y aura une prairie avec des peupliers ; on voit la prairie et les peupliers, en imagination d abord, ensuite on les voit vraiment, on sarrte, on regarde ; on voit d abord une prairie et des peupliers ; peu peu, les manations plus subtiles, les jeux de lumire, certains contrastes, certains rapports apparaissent, qui sont lessentiel du paysage, qui sont bien plus importants que la prairie et les peupliers, mais on ne les voit quaprs avoir vu la prairie et les peupliers. Il peut mme arriver, et cela arrive chez beaucoup dartistes, qu'ils oublient entirement la prairie et les peupliers et ne gardent que les consquences ; c est ce que l on appelle l art abstrait. En ralit, je crois que tout grand art est abstrait ; mme s il reste un peu de la prairie et des peupliers, il faut que cette prairie et ces peupliers soient assez modifis pour que cela ne demeure pas une simple copie.

    Et vous avez ainsi dcouver t plus tard tout ce gui, dans La Rgle du Jeu, faisait pressen tir l'approche de la guerre...

    : Ah ! non, a, jy pensais, mais jy pensais dune faon extrmement vague ; je ne me disais pas : il faut absolument, dans ce film, exprimer ceci ou cela, parce que nous allons avoir la guerre ; cependant, sachant que nous allions avoir la guerre, en tant absolument convaincu, mon travail en tait im prgn malgr moi ; mais je ntablissais pas de relation entre l tat de guerre presque immdiat et les dialogues de mes personnages ou tel ou tel mots.

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  • LE JEU COMPLIQUE DU BAROQUE ITALIEN Et votre film su ivant fut en effet in terrompu p a r la guerre... Mais pour

    quels motifs aviez-vous t tourner La Tosca en Italie ? Eh bien, cela a correspondu plusieurs choses : dabord une envie

    trs grande de ma part de tourner en Italie ; ensuite, au fait quon m a demand de tourner en Italie. Cela se passait avant la guerre, mais les gens se doutaient tout de mme un peu de ce qui allait arriver, et beaucoup dofficiels en France dsiraient que l Italie reste neutre ; il sest trouv que le Gouvernement italien, et mme la famille de Mussolini, ' ont exprim le souhait que jaille en Italie ; mon premier mouvement a t de refuser, et jai refus ; et ou m a dit : Vous savez, le m oment est un peu spcial, i l faut oublier vos prfrences personnelles, tendez-nous le service daller l-bas non seulement pour tourner La Tosca, mais aussi pour donner quelques leons de m ise en scne au Centre Exprimental de Rome ; ce que jai fait.; Voil donc la raison matrielle, pratique ; la raison, si jose dire, intellectuelle - c est la consquence de La Rgle du Jeu : vous savez, 011 ne songe pas Marivaux sans songer lItalie ; il ne faut pas oublier cjue Marivaux a commenc par crire pour une troupe italienne, que sa matresse tait italienne, et quil est essentiellement un continuateur du thtre italien : je crois quon peut le mettre dans le mme panier que Goldoni. Ce travail sur La Rgle du Jeu m avait donc rapproch de l Italie dune faon fantastique, et javais envie de voir des statues baroques, de voir des anges sur des ponts, avec des vtements et trop de plis, et des ailes avec trop de plumes ; javais envie de cet espce de jeu compliqu du baroque italien. Je dois dire que, plus tard, jai trs vite compris que le baroque ntait pas l essentiel de l Italie ; maintenant, je suis beaucoup plus attir par les priodes antrieures, et mme par ce qui prcde le Quatro- cnto ; et si l on m offrait de visiter un endroit en Italie, je crois que je choisirais d retourner au Muse de Naples pour revoir les peintures grecques de Pom pi ; oui, c est encore cela que je me paierais. Mais l poque de La Tosca, je ne savais pas tout cela ; je l ai appris depuis.

    Vous n'avez tourn, je cros, que la prem ire squence, o le got du baroque est flagrant ?

    Virginia Gilinove et Dana Andrews dans Sivamp TVater (1941).

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  • Oui, quelques galopades au clcbut, quelques chevaux ; je ne sais pas s ils y sont, je nai jamais vu le film. Koch, mon camarade, qui tait mon collaborateur et assistant, a tourn le film ma place lorsque lItalie est entre en guerre ; on m a dit que le film suivait mon scnario dune faon assez prcise, et Koch me la dit lui-mme. . _

    Cest en tout cas un trs bon film... Ah oui ? tant mieux, cela prouve que je peux crire des scnarios, cela

    m e flatte beaucoup. '

    LA FAADE DE TOURNUS Ne doit-on pas regretter que Koch n ait jamais tourn d autres films ? Certainement. Cest un homme remarquable ; c est un des hommes les

    plus intelligents que je connaisse au m onde ; ii est venu au cinma dune faon trs curieuse : au lieu darriver par la technique, comme tant de gens (ce qui, mon avis, cre toute une race de metteurs en scne dune grande banalit), il est arriv au cinma par ltude de larchitecture mdivale. Cest un homme qui connat l architecture mdivale comme personne ; lorsque nous avons com m enc travailler ensemble, nous allions dans des glises... Ainsi je me rappelle la premire fois ou cela m a tonn : ctait Tournus qui, comme vous le savez, est une glise romane ; nous sommes arrivs, Koch a regard la faade, il s est orient, il a dit : Voyons, le Nord, le Sud ; eh bien, je sais. > Il m dit tout ce qu'on allait trouver dans l glise ; il connaissait le moindre chapiteau, tout par cur.

    Il tait le mari de Lotte Eeiniger... Oui, il l est toujours dailleurs; jespre b ien aller les voir bientt en

    Angleterre. Il travaille trs difficilement, parce quil na pu, je crois, obtenir la permission des syndicats anglais ; c est trs malheureux de voir un homme qui possde le cinma dans sa main et pas en thoricien, en homme qui a une grande culture et en homme pratique cest vraiment dommage de voir quil ne fait pas de films. .. ;

    II tait galement votre collaborateur p o u r La Rgle du Jeu... - ' Oui, on a travaill ensemble tout le temps ; ce qui nous a spar,, c est

    lentre en guerre de lItalie ; cest cela qui, indirectement, m a envoy en Amrique. . : . ' '

    Nous en arrivons donc Vessentiel de ce t entretien : votre exprience amricaine, don t nous aimerions vous en tendre par ler aussi longuement q i vous p la ira .

    Remarquez, des quantits de gens vous ont probablement dit comment on travaillait dans les studios en Amrique ; je ne vous apprendrai rien ; t mon cas particulier n est pas extrmement diffrent des autres cas. Nanmoins, je peux diviser ma production am ricaine en deux : quelques essais dans ds grands studios, et dautres essais avec des indpendants. Les essais dans les grands studios n ont pas donn de mauvais rsultats, puisque jai tourne p ar exemple Swam p Wa/er, et ce nest pas un mauvais film ; c est un film trs agrable en tout cas. Seulement, .jai pu le tourner parce que jtais nouveau ; javais aussi un autre avantage ce moment-l, cest que je parlais trs mal l anglais ; alors je pouvais ne pas comprendre, je ntais pas encore influenable.

    En ralit, tout ce que lon a dit des grands studios est assez vrai, mais je crois quon est pass ct dune des grandes raisons pour lesquelles il est difficile d y travailler pour un homme comme moi, pour un improvisateur cest que les grands studios ont des frais normes, que les films y cotent tre cher, et quils ne peuvent pas risquer tout cet argent sans avoir ce quils appellent la scurit ; la scurit, c est le scnario, c est le plan de travail ; chaqi dtail dun film est fix lavance par une espce de conseil dadministration dont font partie les personnages principaux du studio, ainsi que le producteur et le metteur en scne. Remarquez que si vous tes loquent, vous faites p ratiquement ce que vous voulez comme metteur en scne ; mais vous tes oblig de le prvoir, vous tes oblig de convaincre lavance les gens de ce que vous ferez, et cela, je ne sais pas le faire. Il mest arriv constamment, aprs avoir convaincu des gens quil fallait faire ceci ou cela, une fois sur le plateau, de trouver cela compltement idiot et davoir envie de faire autre chose. Autrement dit, ce que lon dit de la tyrannie des grands studios est quelquefois vrai,

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  • mais cela dpend des individus ; personnellement, jaurais pu y travailler sans tre le moins du monde tyrannis, d une faon mme extrmement agrable, si javais le don de prvoir ce que je voudrai sur le plateau ; je ne l ai pas.

    D ailleurs, lorsque jai dcid de quitter la Vingtime Century Fox aprs S w a m p Water, cela sest pass dune faon extrmement amicale ; jai expliqu ce que je vous explique maintenant Zanuck, et Zanuck ma dit : Evidemment, nous ne pouvons pas ; nous sommes obligs de savoir o nous allons ; nous regrettons beaucoup ; je lui ai dit : Eh bien, soyez gentil, rompons mon contrat ; il m a dit : Mais bien sr ; nous sommes les meilleurs amis du monde. Mais je pense que mon genre de travail ne cadre pas avec une grande administration ; dailleurs je pense que mon genre de travail va disparatre, non seulement de Hollywood, mais du monde entier parce que les films cotent trop chers aujourdhui ; le prix dun film est une chose insense ; c est pourquoi je suis convaincu que des gens dans mon cas - et tout de mme., il faut bien que ces gens-l fassent aussi des films ne pourront travailler, peut-tre, dans Favenir, que clans le cadre dun cinmatographe moins cher, en noir et blanc, moins industriel, peut-tre en 16 mm., c est possible...

    PICASSO NE EN CHINE Aviez-vous propos vous-mme le scnario de Swamp Water ? Non, pas du tout. Cest Dudley Nichols qui l avait crit, peut-tre un an

    auparavant, sous une forme dailleurs diffrente. Nichols, ce moment-l, avait quitt Hollywood et il tait dans FEst, dans le Connecticut, o il crivait dautres choses, mais pas pour le cinma. A mon arrive, la Fox ma donn lire des quantits de scnarios en me demandant de choisir celui que je voudrais tourner ; jen ai lu des tas, et tons, pour mon got, taient trop des copies dh istoires europennes. Or, je nai pas perdu la conviction quil est extrmement

    Dana Andrews et Anne Baxter dans S w a m p W alcr (1941).

  • difficile de faire des films qui ne soient pas lis l endroit o on les fait ; je pense que l origine de l artiste na pas une importance extrme, mais... jemploie trs souvent la comparaison de lEcole franaise de peinture, qui a tout de mme t dans le monde un vnement aussi important que la Renaissance italienne ; or i l y avait l des gens qui venaient de tous les pays possibles, c taient tout de mme des gens qui peignaient franais, et en contact troit avec tout ce. qui vient du sol franais : Picasso est peut-tre espagnol, il peint en France, c est un peintre franais, et sil tait n en Chine, i l serait peintre franais la mme chose.

    C'est la raison pour laquelle, en tant que Franais, la Fox m avait propos des tas de films sur la France ou sur l Europe n se disant : Il connat bien la France, i l connat bien l Europe, il va faire des choses patantes ; mais je n en voulais pas ; finalement, je tombe sur cette histoire essentiellement amricaine, et jen ai t ravi ; cela a dailleurs eu l avantage de me mettre en relation avec Dudley Nichols, qui est rest un ami extraordinaire je peux dire un frre avec lequel je suis en correspondance et avec qui jai entrepris dautres films qui ne se sont jamais faits.

    Je dois aussi S w am p Water de m avoir fait connatre lAmrique, car i l s est produit ceci : cela se passe en Georgie, jai demand ladministration du studio : Quand partons-nous en Georgie ? Ils ont t extrmement tonns ; ils m ont dit : Vous croyez quon construit un studio qui vaut tant de m illions, o l on peut reproduire nim porte quoi, pour aller ensuite en Georgie ? Nous allons vous faire la Georgie ici. Je nai pas march, jai protest vhmentement ; lhistoire est venue devant Zanuck, qui s est tordu ; il sest dit : Tout de mme, ces Franais ont de drles dides ; je lui ai dit : Jai de drles dides, mais jaime mieux vous dire que je prfre ne rien faire, que de faire ce film en studio ; il me semble quen Georgie on trouvera tout au moins quelques extrieurs ; je ne vous dis pas que nous n devrions pas faire ic i les in trieurs ou mme quelques extrieurs qui ne sont pas typiques ; le devant dune m aison, mon Dieu, pourquoi ne pas le construire dans la cour du studio ; mais tout ce qui exprime le caractre du paysage Gorgien, je veux le faire en Georgie. Alors nous sommes alls en Georgie, et cela a t pour moi loccasion de connatre ce marcage ; et jaime m ieux vous dire que cela a t fort agrable et que je me suis bien amus.

    JE SUIS UN METT'EUR EN SCENE LENT

    Il sest produit une autre chose, c*est que ce film a mis plus de temps se tourner que ne le prvoyait le devis ; je devais le tourner, je ne sais pas, en quarante jours, et jen tais peut-tre dj au quarante-cinquime jour, et nous tions loin de la terminaison du film, J?avais un oprateur extrmement lent, mais ce n tait pas de sa faute ; ctait moi qui prenais mon temps pour

    < tourner le film ; un jour on a appel loprateur pour lui faire de grands reproches sur sa lenteur ; jai protest : Ecoutez, ce nest pas loprateur qui est lent, c est moi ; je suis lent, je suis un metteur en scne lent, et si vous ne voulez pas de metteur en scne lent, ne nemployez pas. Cet oprateur dailleurs est devenu un ami trs cher, il a t trs content de cette attitude... (1) Il se produisait en effet ceci : javais refus une histoire tire dun roman connu, javais refus toute vedette, javais certes de trs bons acteurs ; il y avait Walter Huston ; Dana Andrews tait un stock-boy, Anne Baxter tait une stock-girl ; Walter Brennan avait eu un Academy Award et tait trs connu ; mais c taient des acteurs de caractre, c taient des seconds rles, et cette poque-l, la h irarchie des stars tait trs svre Hollywood : un film cotant tant devait prsenter au public une vedette, jeune premier ou jeune prem ire, de telle importance. Comme je lavais refus, mon film tait tomb automatiquement dans une catgorie de films devant tre faits avec seulement tant dargent. Et les administrateurs du studio s inquitaient de voir un film sans noms coter dj plus quil n tait normal ; on ma donc demand darrter le tournage ; jai cess de tourner le film et je suis rentr chez moi ; dans la nuit, jai reu un coup de tlphone de Zanuck qui ma dit : Non, non, Jean ;

    (1) Cta it Pcverell Marley.

    10

  • videmment, cest un jeu, mais je prends la responsabilit sur moi et jai expliqu au conseil dadministration que, malgr ces dpenses supplmentaires, vous continuerez ce film, Alors je suis rentr tourner le lendemain matin ; et jai t le bnficiaire dune manifestation qui m a touch normment et qui montre que les gens de cinma sont vraiment les mmes dans tous les pays du monde et sentendent bien : lorsque je suis arriv au studio, 9 heures exactement, qui tait l heure de tournage, jai trouv toute lquipe au milieu du plateau ; les lectriciens au lieu dtre leurs lampes taient en bas, l oprateur, les acteurs, les figurants, tout ce monde tait l dune faon extrmement formelle, un peu comme si jentrais l Elyse pour une visite au Prsident de la Rpublique, et quand jai ouvert la porte, ils m ont tous applaudi ; cela a t un grand applaudissement, et puis on a com m enc le travail ; ctait trs agrable.

    Un autre oprateur, que jai eu dans le mme film, tait un garon trs intressant : Lucien Ballard est un Indien amricain, et comme beaucoup dindiens amricains, il porte un nom franais, parce que les Franais, au xv ii i6 sicle, ont eu des contacts trs troits avec les Indiens ; beaucoup se sont tablis dans des tribus ou des territoires indiens, se sont maris avec des Indiennes ; il y a eu un grand mlange Indiens-Franais... Lucien Ballard tait un tre exquis ; comme il gagnait bien sa vie, il essayait daider les Indiens, qui sont souvent trs malheureux dans les rserves ; il ma emmen une fois dans une rserve, o nous avons pass plusieurs jours avec des Indiens 'Hopis, dans une cole absolument charmante, dou jai ramen des quantits daquarelles, faites par de petits Indiens, qui reprsentaient peu prs toutes le Pre Nol avec une barbe blanche.

    Swamp Water a eu un grand succs aux Etats-Unis... Oui ; dailleurs, Zanuck me Va dit souvent plus tard ; cette anne-l, il

    y avait tout un programme, dont cinq ou six grands films avec de trs grandes vedettes et des millions de dpenses, et Sivamp Water a fait beaucoup plus dargent que tous ces films-l ; alors ils taient trs contents. Nanmoins, malgr ces bonnes relations, je n ai pas repris mon travail la Fox.

    DEANNA, KOSTER, SAINT-EX.

    On a d it que vous aviez com menc un film avec Deanna Durbin... Oui ; en sortant de la Fox, on m a propos ce film Uni versai ; jai fait

    This Land is Mine (11)13). Au centre, la m a in levce ; P h il ip Merivalc.

    II

  • la connaissance de Deanna Durbin, qui m a'beaucoup plu : c est une fille charmante, et cette cpoque-l, elle tait juste au passage de ltat de jeune fille l tat de femme ; elle venait de se marier, elle tait particulirement ravissante et jtais trs excit.

    La raison pour laquelle je n'ai pas termin ce film, c est que Deanna Durbin tait la prisonnire du genre qui avait fait son su cc s; c est un genre que jadmire beaucoup ; il a t invent par quelquun que vous connaissez bien, qui a vcu longtemps Paris, qui est Henry Koster ; Koster tait dabord scnariste et c est lui qui avait amen lide des Trois Jeunes Filles la page ; c tait un film charmant, et il avait vraiment dcouvert pour Deanna Durbin un genre qui tait extraordinaire; dailleurs,-quand jai commenc ce film, je me suis fait projeter tous les Deanna Durbin, et jaime mieux vous dire quil y en avait, et les films de Koster taient videmment trs suprieurs aux autres. Mais enfin, je n tais pas dou pour ce genre-l et il valait beaucoup mieux que le film soit termin par des gens connaissant mieux ce mtier que moi. - Le succs de Deanna Durbin avait absolument sauv Universal, qui tait tout prs de la faillite quand Koster tait arriv avec ses ides, avait fait tourner Deanna inconnue dans les Trois Jeunes Filles, et cela avait t immdiatement la fortune pour Universal ; Deanna Durbin tait donc devenue comme Une valeur bancaire, et le scnario de ce film tait encore une fois du type habituel... Remarquez, je vous le rpte, je pouvais y introduire mon influence comme je le voulais ; mais enfin, chaque dcision tait si grave, nest-ce pas, un sourire et un coup d il en coin taient l objet d une dlibration de dix personnes autour dun tapis vert ; alors cela me semblait difficile de travailler avec autant de gravit.

    Ctait un peu com me modifier les lois des mosaques byzantines ... Oui, c est peu prs cela. Ensuite, jai voulu tourner Terre des

    H o m m e s; jai dailleurs conserv des conversations sur disques avec Saint- Exupry, qui portent surtout sur des sujets littraires. Nous voulions donc faire ce film> et nous avions tabli, non pas un scnario, mais un projet, enfin nous avions trouv un style, une formule pour faire Terre des Hommes ; mais alors i, je n ai trouv personne qui sy intresse, malgr le succs du livre aux Etats-Unis.

    Je dois vous dire quil y a eu entre-temps un changement considrable ; dailleurs Zanuck a beaucoup fait pour ce changement : c est lacceptation de tourner en extrieurs. Lorsque je suis arriv Hollywood, on tournait dans des extrieurs reconstruits; l ide d aller tourner sur place a pris corps avec la guerre ; quand je voulais faire Terre des Hommes, on en tait encore la priode de studio intensif ; or, il fallait aller tourner ce film dans les lieux dcrits dans le livre, et j crois que cest la grande raison qui a loign les gens de ce projet.

    UN HOMME EXTRAORDINAIRE

    C'est alors que vous avez entrepris This land is mine, qui est une p ro duction indpendante ...

    Cest une production indpendante "'distribue par R.K.O. ; mais remarquez que le mot indpendant est une des nombreuses tiquettes que lon attribue aux cinquante faons diffrentes de faire des films Hollywood. Ce film tait indpendant dans ce sens que le studio nous laissait la paix la plus entire, N ichols et . moi-mme, mais c tait une finance R.K.O. et une distribution R.K.O. ; et nous tions responsables, vis--vis du studio, du budget du film, de ses dpenses et de ses rsultats.

    Je dois dire dailleurs qu cette poque, R.K.O. tait dirig par Charlie Korner, qui tait un homme extraordinaire ; il est malheureusement mort et je l ai terriblement regrtt ; si Korner ntait pas mort, je crois que jaurais fait vingt productions R.K.O. ; jaurais travaill toute ma vie R.K.O. - parce que c tait un homme comprhensif : c tait un homme qui connaissait trs bien le march cinmatographique, trs bien l exploitation, niais qui tout de mme admettait quon puisse faire des essais ; daillcurs, les gens qui l'avaient prcd R.K.O. taient aussi des gens assez extraordinaires : ils ont quand mme perm is des expriences comme Citizen Kane, qui n eut t possible dans aucun autre studio. R.K.O. a vritablement t le centre du vrai cinma de H ollywood pendant les dernires annes, jusqu la mort de Korner, cest-

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  • -dire en 1940 ; Korner est mort pendant La Femme sur la Plage, que jai termin avec une direction p rov iso ire . du studio.

    Vous avez ralis This land is mine en collaboration troite avec Dudleg Nichols ?

    Trs troite ; nous avons crit le scnario ensemble, compltement, c est--dire que nous nous sommes enferms dans une petite chambre, lui, ma femme qui nous aidait, et moi-mme, et nous avons tout compos, tout fait ensemble. A ce moment-l, Nichols ne pensait pas la mise en scne, c est moi qui Py ai fait penser ; il y a dailleurs renonc de nouveau ; mais cette poque, il ne voulait pas se mler de la prise de vue ; sur le plateau, jtais donc seul ; cependant, en ce qui concerne lcriture du scnario, ainsi que les discussions avec les dcorateurs, c est notre collaboration complte... D ailleurs, comme dcorateur, javais amen Louri, de France, avec moi.

    On remarque dans ce film un ut g le assez diffrent de celui de vos autres films amricains.. .

    - Avec peut-tre plus de contre-champs, m oins de scnes tournes dun coup ?... Eh bien, je vais vous dire : ce film est un film bizarre, et si l on veut en parler, il faut penser lpoque laquelle il a t tourn ; il a t tourn une poque o beaucoup dAmricains se laissaient influencer par une certaine propagande tendant reprsenter toute la France comme extrmement collaboratrice. Ce film, que lon a eu tort de prsenter en France, je Fai fait uniquement pour l Amrique, pour suggrer aux Amricains que la vie quotidienne dans un pays occup ntait pas aussi facile que certains pouvaient le penser. Je dois dire que les rsultats ont t extraordinaires, et je incn flicite ; non seulement le film a eu une trs belle carrire, mais jai reu des lettres dapprobation et de nombreuses manifestations daffection et destime pour la France ; je pense que le film a rempli son but.

    Nanmoins, comme ce film tait un peu de propagande jai horreur du mot propagande, mais enfin... enfin, il voulait convaincre de quelque chose ; jai donc pens quil fallait tre prudent et pouvoir modifier le montage. Dhabitude je suis trs sr de mon montage sur le plateau et je prends tous les risques ; c est encore une des causes de mon divorce avec les grands studios, car la

    ' Zachary Scott dans The Southerner (1945).

    J3

  • base de leur mthode, c est quon ne doit pas pren dre de risques ; or, personnellement, jaime m ieux prendre des risques : si je sais que je dois me jeter leau et que je me noie si je ne men sors pas, si je ais que je ne peux pas men tirer ensuite par des trucs au montage, jai limpression que ma scne est m ieux tourne. Or dans les grands studios - et toujours pour des raisons de dpenses : quand un produit cote cher, on veut tre sr quil conviendra au client la seule mthode est celle de la scurit ; et cause de cela, il faut des plans, des contre-plans, des plans densemble, des plans moyens, de faon pouvoir presque, avec quelques retakes, refaire un autre film si cela ne colle pas au montage ; or, je n ai jamais fait cela. Je lai fait dans -This [and is mine, parce que la partie qui se jouait tait trop grave ; i f me semblait que jtais un peu responsable... Vous savez, beaucoup de Franais aux tats-Unis pendant cette guerre se livraient ' des discours patriotiques absolument incomprhensibles, tout fait confidentiels et mme quelquefois un peu agressifs ; et javais l im pression que ce ntait pas la vraie faon de prsenter notre pays ; ma responsabilit tait donc assez grande, et jai acquis l tat desprit dun grand studio qui veut tre prudent, mais pour dautres raisons ; et jai vraiment cadr le film, et je l ai dcoup com m e un film commercial, pour pouvoir au besoin le modifier au montage, et doser, par des previews, les effets sur un public que je voulais convaincre.

    En voyant This land is mine, nous avons irrsis tiblement pens aux Contes du Lundi de Daudet, et particu lirem ent La Dernire Classe .

    Jy ai pens. Ecoutez ; ma premire ide, quand jai quitt la France, tait d f a ir e un film sur un exode denfants de Paris vers le Midi... En ralit, je pensais Jeux In terd its , mais sans lhistoire du cimetire, bien sr ; et puis, jai pens que, des enfants que l on ferait jouer, cela ne serait pas bien l tranger ; il fallait faire jouer des enfants Franais en franais ; un film sur cette situation devait donc tre fait par des acteurs affirms, pouvant traduire artistiquement, cest--dire artificiellement, certains sentiments l usage dun public amricain. Alors, jen ai parl souvent avec Charles Laughton qui est im de mes bons amis nous nous voyons constamment' , et c est en nous re>racon- tant le conte de Daudet quun jotir jai eu l ide de cette histoire, que jai crite.

    Cela prouve en tout cas lefficacit de Daudet travers les poques ... Oui, c est tonnant, On. vous attribue galement la pa tern i t d un court-mtrage, Salute to

    France, que nous navons d ailleurs jamais vu ... Ecoutez, Salut la France ne peut pas m tre attribu ; dans ma vie,

    jai fait des quantits de films, plus ou moins de propagande, pour aider des causes diverses, ou, trs souvent, pour aider des groupes de techniciens, qui se trouvaient tre m es camarades et avoir travaill dans mes films, et qui me disaient : On fait tel film, venez donc nous donner un coup de main . - Pour le Salut la France , quelques camarades travaillaient l Office de War Information New York, Burgess Meredith par exemple, ou Philip Dunne, qui est maintenant un scnariste trs connu, c'est lui qui a fait La Tunique, nest-ce pas... Ils mont dit : Vous devriez venir l Office de War Information pour nous aider faire un film l usage des troupes amricaines, pour leur expliquer quen France, on boit du vin, quon fait ceci, quon fait cela, de faon viter des conflits (invitables d ailleurs), enfin pour expliquer un peu ce que sont les Franais aux Amricains qui vont dbarqer. Jai donc reu une invitation officielle de l Office de War Information ; jai pens que je ne pouvais pas dire non, que ctait ma faon de payer mon cot au Gouvernement amricain et au Gouvernement franais ; je suis all l et jai particip un film, mais je n ai pas fait ce film ; dans ce film, il y un peu d moi, mais trs peu.

    LE PLUS GRAND M ETTEUR EN SCENE AU MONDE.

    Nous en arrivons donc L'Homme du Sud, qui marque, je le suppose, le dbut des productions indpendantes.

    Cest cela ; l id e du Southernr m a t donne par Eobert Hakim ; un jour celui-ci m a apport un scnario qui tait..., enfin qui ntait pas trs bon, qui tait surtout le scnario type pour grand studio ; et i l ma dit : Je vou-

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  • Paulette Goddurd et Rcginald Owen dans The Diarg o f a. C ham berm aid (1940).

    drais tourner ce film avec un trs petit budget ; or, jai lu le scnario, cela ntait tournable quavec des millions. Je le lui ai dit, et i l en a t convaincu, mais jai ajout : 11 y a tout de mme des choses patantes dans cette histoire, je voudrais bien lire le livre (car ctait dj une adaptation) ; il ma donc apport le livre, qui est un livre charmant ; c est une suite dhistoires courtes, qui se passent dans le Texas, crites par un type qui s appelle Cessionsperry, sur des personnages comme ceux quil y a dans le Southerner, des histoires dailleurs beaucoup plus varies ; on pourrait faire dix films comme cela avec ce livre. Et aprs lavoir lu, jai dit Hakim : Gela m intresse la condition que je puisse oublier le premier scnario, et en crire un autre. II sest trouv que Hacim a propos le Southerner un autre producteur, qui tait David Loew; et cela a t pour moi l occasion de devenir l aini de ce personnage tout fait extraordinaire ; c est vraiment un type patant, qui a t extrmement courageux ; jai donc crit un scnario, ce scnario lui a plu, il m a dit : Cest entendu, on marche ; je lui ai dit : Je vous prviens, je modifierai pendant le tournage ; il ma dit : Trs bien ; je lui ai dit : D ailleurs, soyez donc l ; comme cela, quand je modifierai, on en discutera ensemble ; il m a dit : Mais a m intresse beaucoup ; .il a trs bien compris ma faon de tra- vaillen

    Mais lorsque le scnario a t prsent aux deux stars du film, celles-ci, qui taient habitues des scnarios extrmement diffrents, ont t trs nettes ; ctaient des gens qui me couvraient de fleurs, qui m adoraient, qui disaient : Ah ! Jean, le plus grand metteur en scne au m onde , etc... mais quand jai prsent mon scnario, les compliments se sont transforms en critiques et elles ont dit : Nous ne sommes pas forces de tourner un scnario comme cela, nous refusons. s> Alors David Loew leur a dit : Cest trs bien, vous refusez ; moi, cela mest compltement gal ; avec Jean nous allons, choisir des acteurs ^ ; et nous avons choisi, de nouveau, des acteurs pas connus, et nous avons commenc une aventure complte. Le film devait tre distribu par United Artists, mais United Artists a dit David Loew : Nous ne pouvons pas le distribuer parce que vous nous avez promis un film avec des stars ; il ny en a pas ; alors vous pourrez le garder pour vous. > David Loew leur a dit : Cest trs bien ; jai des intrts assez forts dans une trentaine de films que

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  • vous distribuez, je vais tous les donner Columbia ; alors United Artists a dit : Eh bien, nous allons prendre Je Southerner !

    Cest un film que jai fait en complte libert, et ctait, ds le dpart, un film assez ambitieux ; remarquez que ctait un film plus ambitieux Hollywood quici, parce quon avait dj racont en France des histoires de ce genre, et on en racontera encore ; mais ce momcnt-l, c tait la guerre en Amrique, et il y avait une sorte de mot dordre, suivant lequel H ollyw ood devait reprsenter les Etats-Unis dune faon assez glorieuse dans le monde ; dailleurs le film na pas t prsent en Europe, il est arriv en France beaucoup plus tard, et un peu par raccrocs ; United Artists hassait le film ; comme on les avait forcs d le prendre, ils l ont trs mai sorti ; le film a tout de mme fini par faire de l argent ; je le sais parce que javais un intrt sur les bnfices, et jai vu de largent ; donc cest quil y a eu des bnfices ; d'ailleurs* l heure actuelle, le film appartient David Loew et moi-mme ; et en ce moment-ci, nous com m enons le sortir la Tlvision.

    FLORENCE, PISE ET RAYENNE

    Peut-tre nous trompons-nous, mais il nous semble que LHomme du Sud marque le dbu t d une certaine volution de votre conception du cinma.

    Ce nest pas une ide fausse, c est une ide extrmement juste ; et pour une raison trs simple, 'cest que ctait la fin de la guerre : la Libration est arrive pendant que je tournais le Journal d une Femme de cham bre , que jai com m enc quelques semaines aprs le Southerner ; et tout de suite, des ides diffrentes m e sont venues... Cette guerre a t considre par beaucoup comme une guerre, comme simplement une guerre ; mais c est beaucoup plus quune guerre, cest iie rvolution considrable, c est un remaniement, dailleurs absolument incontrl, du monde. Je pense que les gens vont se trouver regroups beaucoup plus par civilisations que par nations ; je ne veux pas dire que les nations disparatront ; les' nations existaient au Moyen Age, elles taient plus nombreuses ; il y avait Florence, Pise et Ravenne, .au lieu de lItalie ; mais les citoyens de Ravenne, de Pise ou de Florence taient, avant tout, les partis dune civilisation, qui tait la civ ilisationchrtienne- d e1 lOuest ; c taiertt les Chrtiens romains, et ceux-ci reprsentaient certaines ides qui taient la continuation des ides des Grecs, modifies par la rvolution chrtienne, modifies par lorganisation romaine, modifies surtout par le dbut du Moyen Age et la reconstruction du monde par l Eglise. Dans ce Moyen Age, les d ivisions entre nations taient plus faibles que les divisions par intrts, par professions, par tendances intellectuelles ; il est parfaitement vident quun clerc, un m onsieur dont la p ro fession tait dtre instruit, d essayer dapprendre , n tait pas urf intellectuel italien ou franais, ctait un intellectuel qui appartenait la grande civilisation occidentale ; et ce clerc tait son aise aussi bien l Universit de Bologne, qu celle de Caen ou celle dOxford. La premire grande uvre franaise que nous connaissions, il y en a peut-tre eu d autres qui ne nous sont pas parvenues , la seule version donc que nous connaissions de la Chanson de Roland (celle qui a t m ise en franais moderne par Bdier) a t crite Oxford ; elle aurait pu tre crite Milan la mme hos. Il y avait donc, l intrieur de l Occident, une sorte dinternationale des intrts intellectuels ; i l y avait aussi des internationales dautres intrts : un tonnelier tait un tonnelier appartenant ce m onde occidental, il tait tonnelier aussi bien Nuremberg qu Bordeaux, et i l voyageait, dailleurs pied, allant de Nurfemberg Bordeaux, et descendant ensuite en Sicile. -

    Jai l impression que cette espce dinterpntration nous attend ; personnellement, jy crois foncirement. Cela ne m empche pas de croire encore plus fortement aux influences locales, mme encore plus quaux influences nationales ; je crois que cest une erreur de faire, par exemple, en Provence, parce que le temps y est plus beau, un film qui devrait s e passer Paris ; i l fat faire en Provence des films provenaux, et Paris ds films parisiens. Je l e rpte, et nous en avons la preuve mme aprs le Moyen Age --, je pense que lorigine des artistes travaillant une uvre na quune importance secondaire ; car le sol est tellement fort quil cre une natralisation, non pas en quelques annes, m ais en quelques semaines : Benvenuto Cellini, travaillant Fontainebleau, ou Lonard

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  • Rcginald Owen, ITurt Hatfield, F ranc is Ledercr et Paulette G oddard dans The Diary o f aC h a m b e r n u t id ( l 4 ( j j .

    de Vinci, sont videmment rests des Italiens, ils sont rests Benvenuto Cellini et Lonard de Vinci ; nanmoins, il y a dans leurs uvres faites pour les rois de France un petit quelque chose qui en fait des uvres franaises. Jai l impression que nous allons retrouver cette espce dinternationale, en tout cas dans certains mtiers ; celle-ci dailleurs, disons-le, na jamais cess, malgr les mots, dans beaucoup de mtiers ; et ctait plutt une espce de volont arbitraire qui tendait sparer les gens.

    Maintenant, je ne sais pas si cest dplorer ou pas dplorer ; personnellement, jai Pimpression que je me sentirais assez mon aise dans un monde divis comme cela ; remarquez, je suis probablement le seul penser ainsi en ce moment, parce que, pratiquement, jamais les nationalismes nont t aussi exacerbs ; les petits dtails, les choses les plus secondaires, prennent brusquement l importance dun drapeau agit. Jai l impression que, prcisment, ces manifestations un peu ridicules sont les dernires dun nationalisme expirant, et que nous trouverons des groupements du monde... je ne dis pas quil y aura Un Monde, comme disait Monsieur Wilkie, mais quen tous cas, les mondes que nous connatrons seront probablement plus grands, plus vastes, plus larges que le monde de notre enfance, qui se limitait absolument nos frontires. Je m e souviens, tant gosse (et je vous assure qu cette poque-l c tait beaucoup plus troit que quand vous tiez jeunes vous-mmes), lorsque jallais l cole communale de mon village en Bourgogne, nous ne pensions pas quau del des frontires il puisse y avoir quoi que ce soit qui mritt dtre connu ; et dailleurs, nous naturalisions tout, avec une bonne fo i absolue : jtais par exemple convaincu, jusqu lge d au moins douze ans, que Mozart tait Franais, sim plem ent parce que javais vu des reproductions de gravures le reprsentant jouant du clavecin devant Marie-Antoinette ; et jen avais conclu que, puisquil jouait du clavecin Versailles, il tait Franais.

    LES COMPLICESAlors jai l impression que, si nous pensons comme cela, si nous pensons

    en temps que citoyen du cinmatographe, avant que de penser en citoyen de

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  • telle ou telle nation, cela va modifier de plus en plus notre approche vers le cinmatographe. Cela va peut-tre aussi nous permettre de faire un certain cinmatographe lusage dun certain public, dun public de spcialistes ; et je pense que ce cinmatographe sera meilleur, et sera possible parce quil sera montr dans plusieurs pays donc arrivera payer le cot du ngatif, non pas par les grandes foules dans un endroit, mais par de petites foules dans plusieurs endroits ; et je le souhaite vivement, parce que jai la conviction que le cinmatographe est un art plus secret que les arts soi-disant secrets. On croit que la peinture, c est secret, mais le cinma, c est beaucoup plus secret ; on croit que le cinma* cest fait pour les 6.000 personnes du Gaumont-Palace, ce nest pas vrai ; cest fait pour trois personnes parmi ces 6.000 personnes. Javais trouv un mot pour les amateurs de cinma, c tait le mot aficionados ; je me suuviens dune course de taureaux, i l y a fort longtemps ; je ne connaissais rien aux courses de taureaux, et jtais l, avec les gens qui taient tous trs contents ; et ces gens entraient dans des dlires d enthousiasme lorsque le torador faisait un petit mouvement comme a vers la droite ; puis ensuite il faisait un autre petit mouvement, galement vers la droite, qui me semblait le mme, et tout le monde l engueulait ; ctait moi qui avais tort : javais tort daller une course de taureaux sans connatre ]a rgle du jeu ; il faut toujours connatre la rgle du jeu.

    La mme chose m arrive ; jai des cousins en Amrique, qui viennent du Nord Dakota ; dans le Nord Dakota, tout le monde patine, tant donn que pendant six mois de l anne la neige tombe horizontalement au lieu de verticalement, tellement il y en a ; il fait froid, tout est gel, et ce sont tovis de trs bons patineurs. Chaque fois que mes cousins me rencontrent, ils memmnent une ice- show ; ils memmnent voir des dames qui sont sur des patins et qui font des tas de trucs ; et c est la mme chose : de temps en temps, on voit une dame qui fait un tourbillon trs impressionnant ; j'applaudis, et puisj mon applaudissement se ralentit en voyant les regards svres de mes cousins fixs sur moi, parce que, parat-il, ce n tait pas bon du tout ; mais je nen sais rien. Eh bien, le cinma, au fond, c est comme cela. Et tous les mtiers sont faits coutez non seulement pour des aficionados, mais pour des complices ; en ralit , il faut des complices ; il faut des confrres.

    D ailleurs, vous avez entendu parler de Barnes ; sa thorie tait trs simple : les qualits, les dons ou lducation qui font un peintre, sont les mmes que les dons, l ducation et les qualits qui font l amateur de peinture ; autrement dit, pour aimer un tableau, il faut tre un peintre en puissance, sinon on ne peut pas l aimer ; et en ralit, pour aimer un film, il faut tre un cinaste en puissance ; il faut se dire : mais moi, jaurais fait com m e ci, jaurais fait comme a ; il faut soi-mme faire des films peut-tre seulement dans son imagination, mais il faut les faire, sinon, on n est pas digne d aller au cinma.

    ARISTOTE ET PLATONCette ide du inonde dont je vous ai parl, m a donc incit voyager ; elle

    ma incit aller aux Indes, elle m a donn la conviction que, si je peux m appliquer avec amour aux faits et gestes dun pcheur sur le Gange, je peux aussi peut-tre quoiqutranger, midentifier lui par le fait que je suis un homme de cinma, et que je suis le frre de lhomme de cinma qui travaille Calcutta, et quil ny a pas de raison que je ne parle pas du Gange comme lui.

    Vous recherchez, nous semble-t-il , une plus grande concision, une plus grande densit...

    Cest cela, une plus grande densit dans le local absolu ; jessaie en ce moment doublier les ides, les formules et les thories, mais jessaie, en mme temps, de m identifier la seule chose qui demeure vraiment solide aprs tous les bouleversements, les catastrophes et les stupidits auxquels nous avons assist ; et cette chose, c est tout de mme notre civilisation. Dieu sait si jadore l Inde, si jadmire l hindouisme ; je connais un peu la religion hindoue, qui est une chose passionnante tudier ; nanmoins je pense que si je veux travailler proprement, il vaut m ieux que je lise Aristote et Platon, et que je suive la filire de tous les gens qui sont dans mon cas, seraient-ils Washington, Oxford, Palerme ou Lyon, c est--dire la filire de la civilisation grecque, en passant par la civilisation chrtienne.

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  • Robert Ryan et Joan Bennett dans l l rojjii on ihe Beach (1946).

    En somme vous cherchez un certain classicisme ? Exactement.

    AVEC UNE ENTIERE LIBERTE

    Votre film suivant, le Journal d une Femme de chambre, a t assez mal accueilli en France...

    Trs mal. Pour notre part, nous rainions beaucoup, peut-tre m m e le prfrons-

    nous la Rgle du Jeu... Remarquez que, moi, jen suis trs fier. Oh, vous savez ce que je vous

    demanderai ? Puisque vous pensez ainsi, un jour, si cela ne vous fait rien, rencontrons-nous et envoyons ensemble un petit mot Paulette Goddard ; cela lui fera plaisir parce que cest aussi son opinion ; elle aime beaucoup ce film.

    Il sagissait d un assez vieux projet... Cest un trs vieux projet, qui s'est trouv entirement modifi, tant

    donn que je Pax ralis au commencement de cette priode o je voyais les scnes dune faon plus concentre, plus thtrale, avec moins de champs et de contre-champs ; je voyais les scnes plutt comme de petits groupements ajouts les uns aux autres. Mon premier projet avait t du temps du muet, je le concevais, cette poque-l, dune faon extrmement romantique, trs Nana ...

    Les scnes d office de Nana, en effet...- Ecoutez, chacun porte en soi tout ce quil fera lui-mme plus tard, et

    puis, cela se modifie tout le temps ; il est vident quaucun de nous ne savons ce que nous ferons demain, mais il est probable quun observateur plus malin que nous-mmes le verrait en nous ; cela y est certainement en puissance... Jai donc repris ce projet, parce que javais trs envie de faire un fllm avec Paulette Goddard ; et en ralit, je cherchais un rle pour Paulette Goddard, et jai pens quelle serait trs bien dans Clestine ; cest la seule raison.

    Ctait une production indpendante ; Burgess Meredith, quelques amis, moi- mme, nous tions un petit groupe d associs ; Benedict Bogeaus a trouv l argent ; ctait le propritaire dun studio indpendant qui fonctionne com m e les

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  • studios en France, c est--dire qui loue des producteurs particuliers ses emplacements, et qui n a mme pas le son ; le son, on le loue ct, Western Electric. Cest un studio sur le modle des anciens studios de Hollywood ; cest dailleurs un trs vieux studio, charmant, qui sappelle General Service ; Bogeaus en tait donc le propritaire, et il avait des relations qui lui ont permis de trouver une petite somme initiale et les emprunts bancaires ncessaires faire ce 151m, - Cest galement un film que jai tourn avec une entire libert, et en improvisant beaucoup.

    On a pourtant beaucoup d i t en France , il y a quelques annes : Jean Renoir n a pas pu faire ce quil voulait, il a t brim ...

    Non, pas du tout ; ce film est bon ou il est mauvais, mais sil est mauvais, jen suis le seul responsable. Remarquez que jy ai subi des influences ; je suis l'homme qui subit le plus d'influences au monde ; parce que les gens vous disent : Tu as peut-tre tort de faire a, pourquoi le fais-tu ? ; et puis, mon Dieu, on sc dit : ils ont peut-tre raison ; et on se mfie. Il est vident que l on peut subir de bonnes ou de mauvaises influences, mais cela dans tout film ; ferait-on un film comme Chaplin avec son propre argent, c est--dire sans aucune concessiop aucun intrt au monde, on subit tout de mme des influences... Mais je le rpte, jai toujours fait ce que jai voulu Hollywood, et si jai fait des erreurs' Hollywood, jaurais fait les mmes Paris.

    L scne finale du lynchage a t, croyons-nous, entirement im provise sur le plateau...

    Elle est videmment improvise, elle n tait pas du tout dans le scnario ; mais ce nest pas la seule, il y en a des quantits.

    Vous recherchez, semble-t-il , dans ce film, un paroxysm e croissant. Vous y tentez, com me on dit, d aller jusqu'au bout...

    Oui, bien sr ; et puis cela m intressait de faire travailler dans ce sens- l, une actrice qui, dans ses autres films, ne le faisait pas et que jaime bien ; cest une camarade extraordinaire pour travailler, cest vraiment une bonne collaboratrice, alors cela m intressait de la pousser dans ce sens.,. Javais aussi un trs grand dsir de faire des scnes, qui soient presque des skctches, de ne pas les dvelopper, de les simplifier l'extrme ; des sketches, c est-- dire des croquis.

    PRE VIEW A S A N T A B A R B A R A

    Cest enfin La Femme sur la Plage, film o vous avez rencontr, dit-on, quelques difficults...

    Cest toute une aventure ; c est un film que jai fait la demande dune amie moi, qui est Joan Bennett ; elle m a dit : On me demande de faire un film la R.K.O., j'ai deux ou trois scnarios, venez donc le faire avec moi. R.K.O. me le demandait aussi ; javais t trs heureux dans ce studio et jtais content d'y retourner. Au dbut, le producteur de ce film devait tre Val Lewton. Je vous dis quelques mots de Val Lewton, parce que cest un personnage extrmement intressant ; malheureusement il est mort, il y a dj plusieurs annes ; c est un des premiers, peut-tre le premier, qui ait eu l ide de faire des films ne cotant pas cher, avec des budgets de B. Pictures, mais avec certaines ambitions, avec des scnarios de qualit, racontant des histoires plus releves que dhabitude ; ne croyez pas que je m prise les B. Pictures ; en principe je les aime mieux que les grands films psychologiques et prtentieux, ils sont beaucoup plus amusants ; quand par hasard je vais au cinma en Amrique, je vais voir des B. Pictures. D abord, ils sont lexpression de la grande qualit technique de Hollywood ; parce que, pour faire un bon western en une semaine, comme on le fait Monogram, le com m sn cer le hindi et le terminer le samedi, croycz- moi, cela demande des qualits techniques extraordinaires ; et les histoires policires se font avec la mme rapidit. Je crois aussi que les B. Picture;s sont souvent meilleurs que les films importants parce quils sont faits tellement vite que le ralisateur a videmment toute libert ; on na pas le temps de le surveiller.

    Val Lewton avait donc prsent R.K.O. un programme de films ne coulant pas cher, mais racontant des histoires un peu plus ambitieuses ; jen cite un, qui a t une russite, qu'il a fait avec le fils de Tourneur, et dont Simone Simon tait la vedette : ctait Cat People ; c tait une trs bonne histoire et un trs

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  • bon film. Alors, Val Lewton, trs gentiment, ma aid commencer La Femme sur la Plage, et puis il a eu dautres projets, qui taient plus conformes son programme, et qui l'intressaient sans cloute davantage, de sorte que je suis rest seul ; et jai t pratiquement mon propre producteur, en association avec un camarade qui sappelle Gross pour les cts purement pratiques ; en ralit, jai t absolument responsable de La Femme sur la Plage, personne n est intervenu, on m a laiss faire exactement ce que je voulais ; jamais mme je nai tourn un film avec un scnario aussi peu crit et aussi im provis sur le plateau. Jen ai profit pour tenter quelque chose dont javais envie depuis longtemps : un film bas sur ce que lon appellerait aujourdhui le sexe et que l on appelait peut-tre dj le sexe ce moment-l ; enfin, on en parlait moins mais envisag dun point de vue purement physique ; je voulais essayer de conter une histoire damour dans laquelle ies motifs dattraction entre les diffrentes parties taient purement physiques, une histoire dans laquelle le sentiment ninterviendrait pas du tout. Je" l ai fait et jen tais trs content ; c tait un film peut-tre- un peu lent, mais avec des scnes assez appuyes, et qui tait admirablement; jou par Robert Ryan, que vous connaissez vous l avez vu depuis dans le! S'et-Up de Wise et dans beaucoup de films ; c tait son premier rle important et Joaii Bennett, qui a t admirable.

    Donc, R.K.O., la direction du studio, les acteurs, moi-mme, nous tions tous trs contents du film, mais nous avions quelques doutes sur sa rception par le public ; alors, d un commun accord, nous avons dcid de faire des previews, et nous en avons fait, notamment une Santa-Barbara devant un public de trs jeunes gens, en majorit des tudiants de lcole ; et ils ont trs mal pris le film, cela ne les a pas intresss du tout ; jai eu l'impression que ma manire de prsenter ces questions sentimentales sans sentiment les c h o quait, ou peut-tre cela ne correspondait-il pas ce dont ils avaient lhabitude ;

    Robert Rynn, Joan Bennett et Charles Bickford, dans IVouian on the. Bcach (1946),

    2f

  • en tout cas, le film a t extrmement mal accueilli et nous sommes rentrs au studio assez dprims.

    Vous savez, une preview, c est une preuve pouvantable ; on est assis dans la salle et c est exactement comme si on vous enfonait des quantits de petits coups de couteau partout dans le corps ; je dois avouer que je suis revenu de cette preview trs dcourag et que jai t le prem ier conseiller des coupures et des changements dans le film. Le film avait cot assez cher, parce que pour arriver ce style assez diffrent, javais d travailler lentement ; Joan Bennett s tait trs gentiment prte presque un changement de personnalit ; je lui avais mme demand de changer sa voix, javais travaill pour en baisser le registre ; elle avait une voix assez aigu et, dans ce film, elle a une voix assez basse ; tout cela avait pr is du temps, don c de l argent, et jai t le premier craindre une catastrophe financire pour le film, me sentir responsable et m'affoler ; et le studio trs gentiment m a dit : Bon, on va faire des changements, mais c est vous qui les ferez ; alors jai demand la collaboration dun crivain pour ne pas ctre seul, pour avoir quelquun avec qui discuter et se renvoyer la balle ; en mme temps, trs gentiment, le mari de Joan Bennett, \Valter Wanger, est venu lui aussi voir des projections et me donner son point de vue ; enfin, i l m a sembl ce moment-l que je navais pas le droit dassumer seul la responsabilit du lancement de ce film. Je crois d ailleurs que javais tort, et que ce petit mouvement de crainte n a pas fait de bien au film.

    J'ai donc retourn de nombreuses scnes, en tant prudent, c est--dire environ un tiers du film, soit essentiellement les scnes entre Joan Bennett et Robert Ryan ; et jai sorti un film qui, je crois, n tait ni chair ni poisson, qui avait tout au moins perdu sa raison dtre. Je pense que je me suis trop laiss influencer par cette preview Santa-Barbara, qui avait t dcisive ; javais eu peur brusquement de perdre le contact avec le public, et jai flanch. Mais une fois de plus, les personnes qui critiquent ce film ne doivent pas critiquer les influences que jai subies ; cest moi-mme qui suis responsable de ces changements comme javais t auparavant responsable du film.

    En ralit, je pense que j ai tent l quelque chose qui aurait t bon aujourdhui ; si je tournais La Femme sur la Plage maintenant, en Amrique, avec les ides que javais quand je lai tourn, je crois que cela marcherait ; jai peur d.avoir anticip sur ltat desprit du public,

    LA PECHE EN HAUTE MER

    Vous nous d isiez que vous recherchiez un certain style... Quand je dis style, le mot est ambitieux ; mon Dieu, ce que je cherchais,

    ctait, sans employer de mot prcis, suggrer un tat physiquement amoureux trs grand chez mes personnages, et le suggrer avec dautres mots, avec des mots d une grande banalit, par exemple, avec des souvenirs ; ainsi, Joan Bennett racontait des souvenirs de son enfance, et parlait dun certain professeur italien ^ui lui apprenait la musique, et ces souvenirs, trs banaux, taient dits de telle faon quils suggraient un grand dsir commun de la part de Joan Bennett et de Bob Ryan. Alors, n est-ce pas, ces choses-l sont assez difficiles jouer, assez difficiles exprimer, et cela prenait du temps. Autre chose, c est un genre de film qui demande, des expressions trs faciles lire par le public, et cela demande beaucoup de gros plans ; et les gros plans prennent du temps au cinm a et cotent cher.

    Il y a, par exem ple , la scne de la cigarette, don t je serais, pour ma part, bien incapable de d ire ce qui la fait s i remarquable...

    Probablement cause de la qualit des acteurs dans ces gros plans ; c est une scne galement dans laquelle la conversation n a aucun rapport avec l action intrieure ; la conversation, dans cette scne que vous citez, est propos de la pche en haute mer ; Dieu sait si tous les gens qui sont l se fichent de la pche en haute mer, mais ils parlent de la pche en haute mer, alors que la seule question qui est dans le crne du nouvel invit, de l homme qui a ;trs envie de Joan Bennett, est : Est-ce que cet hom m e est aveugle, ou est-ce quil n'est pas aveugle ; cest tout, mais on ne le dit pas.

    (A suivre.)

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  • VUN F E S T I V A LDE LA C U L T U R EC I N E M A T O G R A P H I Q U E

    par Andr Bazin

    A ndr Bazin vu p a r L im a Barrcto.

    Dussent tous les autres s'effacer, le dernier souvenir qui me resterait du Festival Sao Paulo serait assurment celui de Vhospitalit pauliste. Je ne saurais dire exactement quel surcrot de gentillesse et de prvenance nous valait notre qualit de Franais, mais les m ots de courtoisie et dextrme amabilit traduiraient encore insuffisamment une gnrosit dans l'accueil qui ne sest jamais dmentie. Qu'on m excuse dinvoquer mon cas personnel, c est quil fut en un certain sens exemplaire,. D abord, parce que je ne suis quun critique (je veux dire ni vedette,-ni producteur, ni metteur en scne, enfin rien de ce qui se voit ou de ce qui se craint dans le cinm a), ensuite parce que ma sant, mauvaise au dpart de Paris, souffrit beaucoup du climat et que jeus malheureusement des raisons dapprcier la so llicitude des Brsiliens lgard dun journaliste franais malade en exil. Jen donnerai la mesure par l anecdote suivante. Mtant rendu un jour sur la fo i dune information erronee publie dans le bulletin officiel du Festival (ctait frquent !) une prtendue confrence de Jean Painlev, je trouvai celui-ci en train dcouter patiemment un confrre brsilien qui parlait sa place (en portugais naturellement). Un peu furieux dun dplacement inutile qui m avait valu de surcrot d tre tremp jusqu los par l orage quotidien et tropical, je men plaignis le soir m m e l un des organisateurs. Ds le lendemain matin, une charmante personne vint m aviser quelle ferait fonction auprs de moi de secrtaire particulire jusqu la fin du Festival. Sa premire tche tant de me tenir au courant au jour le jour des modifications de programme et plus gnralement daplanir toutes les difficults dans mes rapports avec le m onde du Festival. Cette attention tait typiquement brsilienne en ce sens que les solutions gnrales sont toujours tenues pour prcaires et incertaines et quil parat gnralement plus sim ple de rsoudre personnellement une srie de cas particuliers. Je navais assurment jamais pris conscience ce point de mon cartsianisme de franais moyen. Mais si mon besoin de logique et de scurit intellectuelle a parfois souffert au Festival de Sao Paulo c tait bien peu payer les tmoignages d amiti qui sefforcaient efficacement nous faire oublier Descartes. Et puis nous aurions m auvaise grce ignorer quen France, mme

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  • A ndr Bazin in terv iew p a r les jou rna lis tes brsiliens .

    quand le dsordre demeure un hommage lorganisation rationnelle com m e l hypocrisie la vertu, il impose gnralement sa tyrannie sans compensation.

    Amicale et gnreuse, l hospitalit brsilienne fut galement somptueuse. Celle du Festival, naturellement, puisquelle comportait dabord un long voyage. Les meilleurs htels de la ville avaient t mobiliss pour les invits et chaque dlgation disposait en perm anence de jour et de nuit d un tel nombre de taxis que chacun de nous avait pratiquement sa voiture amricaine particulire, avec quoi il lui tait loisible de se faire transporter ft-ce 100 km de Sao-Paulo.

    Quant aux rceptions traditionnelles des Festivals, elles furent renouveles de faon plaisante. Hormis les quelques cocktails et soupers de type classique, nous fmes plusieurs fois invits dans des fazendas . Cette habitation typiquement brsilienne est quelque chose comme une gentilhommire. Elle tient de la ferme et de la maison de campagne luxueuse. Cest ainsi que Madame Yolanda Matarasso, mcne de la Biennale de peinture qui illustrait galement le IV0 centenaire de la ville, invita 500 personnes dans une fazenda de caf 200 km de Sao Paulo. Un train spcial emmena tout le monde dans laprs-midi et ramena les invits vers 7 heures du matin aprs un formidable souper nocturne aux flambeaux reconstituant une rception dans la mme fazenda vers 1890. Les plats typiques avaient t ctasins sous la direction de la plus clbre restauratrice brsilienne venue tout exprs de Bahia. Mais je le rpte, pour viter toute quivoque et ne point laisser croire que la richesse des budgets publics ou privs suffit la russite mondaine dun Festival, cette somptuosit (dailleurs souvent improvise et brouillonne) prenait tout son prix par la sincrit et la gentillesse dune hospitalit qui ne perdait jamais* son caractre personnel et direct.

    *

    La prsence de Cavale an ti m offrira une transition toute naturelle entre laccueil brsilien et le cinma proprement dit. Le moindre intrt du Festival de Sao Paulo n aura pas t en effet, du moins pour quelques-uns dentre nous, dapprocher pendant une quinzaine de jours, avec cette familiarit si particulire qui se cre ltranger entre voyageurs lis par la langue et un sort communs, Eric Von Stroheim, Abel Gance et jose dire Cavalcanti qui, encore

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  • que brsilien, fut visiblement heureux de retrouver travers nous un peu de la France et du cinma franais. Je pense que nul de ceux quil invita un soir sa petite maison de San Bernardo noubliera ce lieu extraordinaire. Je ne connaissais pas Cavalcanti et rien dans son uvre peut-tre par m yopie intellectuelle de ma part ne mavait laiss prvoir ce raffinement, comment dire, intemporel , cet humanisme tout la fois moderne et anachronique. Ce Brsilien de souche italienne, dont l uvre cinmatographique est essentiellement franaise et anglaise, habite dans la banlieue campagnarde de Sao Paulo une petite maison dans un jardin fleuri. Rien n y indique pourtant extrieurement le miracle dart et de got qui se cache dans sa pnombre, une fantastique accumulation dobjets venus de tous les lieux du monde, qute exquise dune vie de dilettante, et rassembls l avec une sret de rapprochement surnaturelle. Comment dcrire notre motion dcouvrir sous les tropiques ce lieu dun raffinement incroyable, grotte secrte de la culture, liors du temps et de la gographie.

    Il ne faudrait cependant pas croire que le Festival de Sao Paulo se passa en rceptions et en promenades. Ce fut assurment au contraire le plus dense de tous les Festivals. Avec peut-tre un peu de navet, m ais eu tous cas nen sympathique, les organisateurs tinrent visiblement ce que leur Festival se justifie moralement autrement que par une vaine concurrence avec Cannes et Venise. Il est vrai que toute une partie de la manifestation fut conue lim itation des festivals europens et le recours notre compatriote Sermaize, du Festival de Cannes, comme conseiller dorganisation en est un tmoignage, et mon Dieu, mme sur ce terrain o la comparaison devait fatalement tre dfavorable ne fut-ce quen raison de la relative mdiocrit des films envoys par les pays invits, le Festival de Sao Paulo ne fut pas un chec. Il souffrit pourtant dune erreur gnrale de conception dont les organisateurs ne sont dailleurs pas entirement responsables. Les manifestations de Cannes et de Venise

    Cavalcanti d ir igean t O Canfo do May.

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  • Folies de Femmes d Eric Von Strohem.

    se droulent en fait dans des lieux inhabits ou presque. Je veux dire exclusivem ent touristiques et que le Festival investit compltement. Ces festivals en vase clos, pour jouralistes et gens de cinma, ne se droulent pas du tout dans le mme m ilieu que le Festival de Berlin par exemple organis dans une grande capitale. De la mme manire, Sao Paulo cit de 3.000.000 dhabitants les problmes des rapports de la population avec le Festival se posaient de faon aigu. Les habitants pensaient que ce Festival, pay avec les deniers municipaux, tait une fte leur usage. Or les sances avaient lieu, comme Venise ou Cannes, dansr une su lle 'de 2,000 plites dont laccs tait la fois limit et onrux.' Au demeurant, pour la quasi totalit de la population la notion de Festival sidentifiait avec celle de la prsence de vedettes, principalement amricaines, et la possibilit d en obtenir des autographes. L encore il faut bien comprendre que cette grande ville ultra-moderne, dote dune remarquable lite intellectuelle, relve par certains cts de la sociologie dune sous- prfecture franaise. Qu*on organise un Festival Romorantin ou Rochefort- sur-Mer et nos compatriotes songeront aussi- d abord voir de prs les vedettes en chair et en os. Ce qui, par contre, fut m oins normal et plus regrettable, cest l attitude de la presse locale qui ne fit gnralement rien, bien au contraire,

    our combattre le malentendu entre la population et le Festival. Pour des raisons e politique municipale, auxquelles nous ne com prenions videmment rien, elle s effora au contraire de critiquer systmatiquement l organisation sur les terrains les plus vains. Ainsi sexpliquent par exem ple telles remarques dplaisantes sur les actrices de la dlgation franaise qui ne les visaient nullement personnellement t i l ne sagissait en fait que de reprocher au Festival d avoir dpens beaucoup dargent pour faire venir des actrices peu prs inconnues au Brsil au lieu d Martine Carol ou de Viviane Romance. Les Amricains, plus ralistes et disposant au surplus dun vaste cheptel inoccup, amenrent sous la houlette dEric Johnson en personne une douzaine et demie d'acteurs plus ou moins usags. Mais la domination du march par H ollyw ood est telle en Amrique du Sud que leur popularit provoqua l entre des sances des manifestations dlirantes. . . . .

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  • Les Rapaces d E ric Von Stroheim .

    A la vrit, pour satisfaire aux dsirs comprhensibles et prvisibles de la population pauliste, il eut fallu organiser le Festival sur dautres bases, dcentraliser la projection des films dans une dizaine de cinmas de quartier avec dplacement de vedettes et organiser de grandes manifestations daccs trs populaires. Il parat dailleurs que cest ce qui avait t prvu et que, l encore, la politique locale y fit chec.

    Quoi quil en soit, mme dans l'hypothse dune organisation idale, le Festival de Sao Paulo aurait encore t irrmdiablement handicap par le peu dintrt de la plupart des slections nationales. Il est en efft vident quaucune nation au monde n est en mesure de faire face honorablement plus de deux Festivals. Certains comme les Amricains, les Anglais ou les Autrichiens s en sont tirs en envoyant des films dj prsents l anne prcdente Venise comme Roman Holidaij, Cannes comme Autriche an 2000, ou dj sortis un peu partout comme Genevive . On se rservait videmment pour les grands festivals europens et leurs palmars. Seules la France et lItalie avaient jou loyalement le jeu et trait Sao Paulo galit avec Cannes et Venise* La slection italienne tait com pose de Pain , Amour et Fantaisie {prsent en seconde vision Cannes), de Musoduro un assez curieux mlodrame de G. Benatti avec Marina Vlady Versois et de Le Soleil dans les yeux, premier film de l ancien critique Pietrangeli. Chacun des trois tait fort honorable. Quant la France, jose dire que tout compte fait sa slection tait meilleure que celle de Cannes avec Jiietta, Le Gurisseur, L Amour d une Femme et Le Bl en Herbe . Ces sept films taient sans doute parmi les dix meilleurs dun Festival o la seule surprise agrable fut le film espagnol Condenados .

    Mais ces rserves faites sur l intrt de Sao Paulo comme exposition de la production mondiale rcente, i l reste dii'e l essentiel. A savoir que cette manifestation fut bien davantage quun festival de second plan, un magnifique et exemplaire effort de culture cinmatographique l chelle dune grande nation. Ce que jai appel jusqu prsent festival et qui correspondait l imitation forcment dcevante de celui de Cannes, ne constituait en fait quune bien faible partie du programme de la journe. Ce programme s ouvrait

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  • Eric Von Stroheim , en compagnie de Denise Vernuc et de SaEcz-Gomcz, visite l exposition qu i lu i tait consacre.

    9 heures du matin pour sc terminer 1 heure le lendemain matin, quand ce n tait pas 2 ou 3. Il comprenait en effet quotidiennement, en plus du festival entendu dans le sens troit du mot, deux sances de rtrospectives des classiques de l cran ; Les grands moments du cinma , une Rtrospective du cinma brsilien (malheureusement compromise par la mauvaise volont de la C* Kino Film), une session de cinma scientifique, des confrences critiques avec projections (Henry Langlois parla du cas Prvert , moi-mme de Robert Bresson), un Festival de cinma pour enfants qui fut le triomphe personnel de Sonika Bo, des Journes nationales o furent prsents avec grand succs, au public brsilien, les principaux films de la production des deux ou trois dernires annes sous la responsabilit des nations participantes, sans compter dventuelles projections spciales. Mais cet norme ensemble de manifestations varies fut domin par la rtrospective de luvre dEric Von Stroheim qui fera date dans l histoire du cinma pour une raison qui mrite dtre dveloppe.

    Les films groups loccasion de cet hommage au ralisateur des Rapaces n taient sans doute point inconnus des habitus des cinmathques de Paris, de Bruxelles, de Londres ou de Milan et leur rassemblement ne constituait pas en lui-mme un vnement tellement original. Mais ce qui lui confra sa porte et son sens ce fut laudience donne des films qui ne connaissent plus depuis dix ans que celle des cnacles de cinmathque. Il faut avoir revu Les Rapaces ou La Sym phonie nuptiale dans une salle comble de 2.000 places, au milieu dun public profane et simplement de bonne volont, pour mesurer m ieux que la vitalit de ces uvres leur stupfiante modernit : je plaais assurment com m e tout le monde Stroheim parmi les trois ou quatre plus grands noms de lh istoire du cinma, mais justement mon admiration la lumire des rtrospectives habituelles demeurait malgr tout historique t critique. Lpreuve de la projection devant un vrai public a renouvel compltement mon apprhension de l uvre. Certains au m oins des films de Stroheim tiennent le coup aussi solidement que La Rue vers lor ou les Lumires de la Ville et le tiendront ternellement, leur pouvoir de fascination n est presque pas affect par le v ie ill is sement des sujets et de la technique. Ce sont, dans le sens plein du mot, des

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  • classiques. D une telle ralit nous ne pouvions tre compltement assurs que dans les conditions o ces uvres ont t projetes Sao Paulo. Je critiquais tout l heure Fin suffisance de la salle du Festival, mais il est vident que ses 2.000 places constituaient au contraire une arne exceptionnellement vaste s agissant de films aussi anciens. Je pense par exemple que La Sym phonie Nuptiale a t vue par prs de 4.000 personnes, dont une fois entre 1 heure 30 et 3 heures du matin, propos de ce film il convient de prciser quil s agissait dune copie indite sonorise par les soins de la Cinmathque franaise laide des disques daccompagnement prvus lpoque (1927), car La Sym phonie Nuptiale tait un filin sonore, ce que nous avions oubli. Or cette reconstitution ne rend pas seulement l uvre sa vraie dure esthtique, son temps dramatique, elle dmontre une fois de plus combien vaine est lopposition traditionnelle du fllm muet au parlant et l'hypothse d une solution de continuit radicale entre ces deux poques du cinma.

    Assurment Sao Paulo n est pas le premier Festival o les rtrospectives accompagnent la comptition moderne. Cest l honneur de Venise de s en tre proccupe depuis longtemps et ce n est pas celui de Cannes de les ddaigner rsolument. Il est assez tonnant, sinon assez triste, de devoir aller Venise et Sao Paulo pour voir projeter le tryptique du Napolon de Gance (1). Mais mme au Palais du Lido et parce quil sagit comme je l ai dit dun Festival en vase clos (pis, insulaire), le public des rtrospectives compos de quelques dizaines de fidles se retrouve encore tre celui des cinmathques ou mieux des cins-clubs, tandis qu Sao Paulo les films, de Stroheim furent projets devant l quivalent dun Palais de Chaillot peu prs plein. Ce nest assurment pas diminuer, ni critiquer laction des cinmathques (sans lesquelles au demeurant le Festival de Sao Paulo neut pas exist) que de souhaiter dsormais un changement dchelle pour certaines manifestations de la culture cinmatographique. A l preuve du temps doit sajouter, si je puis dire, celle de l espace spirituel que peuvent seules constituer les audiences normales. Les chapelles qui rayonnent autour des cathdrales ne doivent pas faire oublier de dire la messe sur le grand autel.

    (1) A l vrit la p ro jec tion de Sao P au lo a s eu l im e n t f a i l l i a v o ir l ien , l a salle (appar tenant une compagnie am ricaine) a y a n t fa i t des objections techniques de dern ire -minute. jUais une copie est rtrste l -bas qui doit tre p ro jete ap rs le Festival drtiis le cadre des rtrospectives qui le p ro longeront p endan t quatre mois.

    * Ci-dessous : dessin de N orm an Mac Laien.

    A n d r B a z i n

  • N O T E S S U R C A N N E S

    par Andr Bazin e t Jacques Doniol-Valcroze

    (Voir le palm ars du F estiva l page 38)

    Hazegawa Ivazuo et Ky Maehi-Ko flans Jirjoky-Mon (La Porte de l Enfer) de Teinosuke Kimigasa.

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  • Toot, W hisfc , P ln m k and B oum (Z im ... Z im ... Boum... Boum...) p rem ier d e ss ia an im en Cinmascope, p ro d u i t p a r W alt D isney m ais trs in sp ir de l uvre des dessinateurs de l ancienne

    quipe de Bosustov.

    Nos dlais d im primerie ne nous perm etten t pas de donner dans ce numro-ci un compte-rendu dtaill du V IIe l'e s tiv a l In te rn a tion a l du Film Cannes; nous y rev ien drons dans notre prochain numro et ne voulons ici simplement que prsen ter une courte synthse de ce que f t ce tte m anifestation.

    L a prem ire constatation qui simpose est la suivante : pas d chef-d'uvre, pas de rvlation, pas mme de production vraim ent hors-srie, mais pas de trs m auvais film non plus, tous p rsen tan t un ti tre ou un au tre un certa in in trt, tous se m ainten an t dans une qualit au moins moyenne qui est significative dun progrs du cinma lchelle mondiale.

    Le fa i t sans doute le plus saillant est la promotion de toute une srie de nations dont les films ta ien t souvent indignes d un F estival e t parfois mme catastrophiques. L E gypte, le Brsil (encore quil y eut dj l an dernier le prcdent de OCangaceiro), l A utriche, la Sude, la Pologne, l Inde, la Grce, sont au fond les v ra is vainqueurs de la comptition. Les nations ne sont plus m ain tenan t admises pour lexotisme, elles lu tte n t armes gales e t se rapprochent peu peu du Japon qui de festivals en festiva ls f a i t m ain tenan t figure a priori d outsider e t qui cette anne encore a gagn avec L a Porte de lE n fer de Teinosuke K inugasa,

    M ais ce que lon appelle cinm atographiquem ent les grandes nations ne sorten t pas grandies de laventure. P our les E tats-U nis un film de poids (Fram Uere to M ernity de F red Zinnemann e t lclat hab ituel de la partic ipation de Disney (le prem ier dessin anim en Cinmascope Zim... Zim... Bornn-Bomn, tro p inspir de . feu lquipe de Bosustov e t un nouveau numro de la srie Cest la vie The Living Dsert) balancent peine linsignifiance de Little Boy Lost de George Seaton e t les faiblesses de Beneath The 12-Mile Reef de R obert D. W ehb e t su rtou t de Enights o f tke Sound Table de R ichard Thorpe, qui. ont pour seuls a t tra i ts leur ralisation en Cinmascope.

    P our l Angleterre, sa slection passerait presque innaperue (The Kidnapper s de P hilip Leacock et Man o f A frica de Cyril F ran k le ), sil n y av a it le tr s im portan t Monsieur Kipois qui est de... Ren Clment e t le plus b rillan t peut-tre des films de ce ra lisa teu r (nous reviendrons sur cette uvre dune grande sub tilit).

    La partic ipation sovitique est mieux quilibre dans sa composition : Scander Beg de Serge Y outkevitch reprsente la trad itio n historique, Etoiles de Ballets Susses de G. Eappoport, celle du film de balle t lance par Le Grand Concert, e t La Destine de Marina de I. Chmaaouk et V. Ivtchenko, celle, trs im portante en U.K.,S.S., du film kolkhosien. Seul cependant, m algr sa construction droutante pour le spectateur occiden tal e t les lenteurs qui en dcoulent, Scander Beg est ce que lon peut appeler un. film de classe in ternationale. Etoiles de Ballets ne doit pas g rand chose au cinma sinon de pouvoir fixer grce lui le souvenir du meilleur corps de balle t du monde et les bats prestigieux de la Oulanova ou de la P lissetkaa. La Destine de Marina est dans la ligne des films kolkhosien trs loin du lyrism e de La Moisson de Poudovkine e t de l humour lger de lE t merveilleux de B arnet. Son principal in trt, hors de la faon, d aileurs m aladroite, dont sont abords les conflits psychologiques, est dtre luvre de deux jeunes gens, fra is moulus de l in s ti tu t du Cinma.

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  • M onsieur R ipo is de Ren Clment.

    L Ita lie qui re tira de la com ptition Maddalena - semble-t-il sur de bons conseils ? a vu applaudir le charm ant et tr s russi Pain, amour et fantaisie de Commencini, mais qui ta it hors-course a y an t dj, t prsent Sao-Paulo. Elle com ptait beaucoup sur le Carrousel Fantastique dE tto re Griannini, adm irable de couleur e t de mouvement, mais su rtou t p r tex te une sorte de fes tiv a l de ballets, certes sduisant, m ais peu caract ris tique de ce quest aujourdhui le gnie propre du cinma italien. C 'est pourquoi i l fa u t lu i p rfrer cette adm irable Chronique des pauvres amants du jeune m etteur en scne Carlo L izzani auquel nous devions dj une uvre pleine de promesses : Achtung Banditi. M alheureusem ent ce dernier film in te rd it lexploitation par la censure ita lienne n a pratiquem ent pas t vu en F rance. P arfa item en t adapt de lexcellent rom an de Vasco P ra to lin i cette Chronique, touchante, nostalgique, v ivante, qui m et en scne la douzaine d 'h ab itan ts d'une ruelle florentine en 1924, in trodu it dans le no-ralisme italien , un ton et un point de vue nouveaux. L antifascism e m ilitan t du film est troite-' m ent dpendant de la psychologie individuelle e t du destin des personnages. Les scnariste s des dm ocraties populaires y trouvera ien t donc une u tile leon e t la preuve que le sens politique dun film nest pas exclusif de la vrit e t du pathtique humain.

    Q uant la France, elle f t loin de ses succs de l'a