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Le mélange des genres dans le théâtre romantique : une dramaturgie du désordre Florence NAUGRETTE Nota bene : Cette communication a été prononcée lors du colloque « Ordre et désordre : perversion, hybridation », organisé par la Société Québécoise d’Etudes Théâtrales et le Centre de Recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoise, à l’Université Laval, Québec, Canada, du 20 au 23 mai 2007, par Louis Patrick Leroux (Université Concordia), Caroline Garand (Université d’Oxford), Irène Perelli-Contos (Université Laval) et Irène Roy (Université Laval). Il s’agit d’une version orale, dépourvue de notes et de références. Ces dernières figureront dans la publication à venir des actes du colloque. On le sait, un des maîtres mots de l’esthétique romantique est le mélange des genres. Passablement galvaudée, cette notion passe-partout, dont on attribuerait indûment la paternité au seul Hugo de la Préface de Cromwell, est souvent comprise, de manière réductrice, comme la fusion du comique et du tragique au sein de l’œuvre dramatique d’une part, et comme la porosité des genres dramatiques et romanesques de l’autre. À l’occasion de la réflexion que nous propose ce colloque sur les notions d’ordre et de désordre, de perversion et d’hybridation, je souhaite revenir sur ce concept esthétique de mélange des genres afin de le resituer dans le contexte historique où il a émergé, et montrer comment, dans cette affaire, le mélange des genres engage une perturbation dont les manifestations esthétiques couvrent en réalité des enjeux

06-06-17Naugrette

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"Le mlange des genres dans le thtre romantique :une dramaturgie du dsordre"

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Le mlange des genres dans le thtre romantique:

une dramaturgie du dsordre

Florence Naugrette

Nota bene: Cette communication a t prononce lors du colloque Ordre et dsordre: perversion, hybridation, organis par la Socit Qubcoise dEtudes Thtrales et le Centre de Recherche interuniversitaire sur la littrature et la culture qubcoise, lUniversit Laval, Qubec, Canada, du 20 au 23 mai 2007, par Louis Patrick Leroux (Universit Concordia), Caroline Garand (Universit dOxford), Irne Perelli-Contos (Universit Laval) et Irne Roy (Universit Laval). Il sagit dune version orale, dpourvue de notes et de rfrences. Ces dernires figureront dans la publication venir des actes du colloque.

On le sait, un des matres mots de lesthtique romantique est le mlange des genres. Passablement galvaude, cette notion passe-partout, dont on attribuerait indment la paternit au seul Hugo de la Prface de Cromwell, est souvent comprise, de manire rductrice, comme la fusion du comique et du tragique au sein de luvre dramatique dune part, et comme la porosit des genres dramatiques et romanesques de lautre.

loccasion de la rflexion que nous propose ce colloque sur les notions dordre et de dsordre, de perversion et dhybridation, je souhaite revenir sur ce concept esthtique de mlange des genres afin de le resituer dans le contexte historique o il a merg, et montrer comment, dans cette affaire, le mlange des genres engage une perturbation dont les manifestations esthtiques couvrent en ralit des enjeux sociaux et politiques majeurs. Pour le comprendre il me faudra replacer cette notion dans lhistoire institutionnelle des thtres au dbut du XIXe sicle. Car la dramaturgie du dsordre romantique est directement issue du grand chambardement historique de la Rvolution Franaise. Aussi mefforcerai-je de montrer les liens entre ordre (ou dsordre) esthtique, institutionnel, politique et social.

Lhybridation des tonalits dramatiques nest pas une invention du drame romantique. On la ferait remonter sans peine au thtre baroque et lisabthain, puis la grande comdie moliresque, et au drame bourgeois thoris par Diderot, Beaumarchais, et Louis-Sbastien Mercier. Ces derniers montrent que les temps modernes ne se satisfont plus dune sgrgation esthtique qui, associant le tragique aux passions des grands et le comique aux vices des gens du peuple, manque ainsi toute chance de reprsenter au nouveau public bourgeois des Lumires un thtre qui lui permette de penser sa propre condition. Ce nouveau thtre, qui, avant de sappeler drame bourgeois, reoit les dnominations hybrides jusqu loxymore de comdie srieuse ou de tragdie domestique, introduit dans le systme des genres une perturbation qui produit, sous la Rvolution, un clatement complet du systme. Un clatement esthtique qui se traduit par une rvolution lgale dimportance.

Je veux parler de la loi le Chapelier, du nom du dput qui la dfendit la Chambre et la fit adopter en 1791. La loi le Chapelier est au thtre ce que la nuit du 4 aot fut la socit tout entire: elle abroge les privilges des thtres. Et quand je dis privilge, je nemploie pas une mtaphore, mais le mot propre. Le terme recouvre, sous lAncien Rgime et jusquau milieu du XIXe sicle, une ralit institutionnelle: chaque thtre parisien est attribu un rpertoire prcis, comportant un ou plusieurs genres dfinis, dont ce thtre lexclusive. Ce systme permettait la fois le maintien de lordre esthtique, le maintien de lordre social (chaque thtre ayant son public privilgi, en fonction la fois du type de rpertoire et du prix des places), et le maintien de lordre politique, car la surveillance des rpertoires engendre une auto-censure simplifiant le travail de la Censure officielle. En abolissant ce systme des privilges, la loi Le Chapelier entrine de droit une ralit de fait: depuis de nombreuses annes, le contrle des rpertoires tait dpass par des pratiques de contournement. Cest ainsi que les genres de la ferie et de la pantomime, qui fleurissaient sur les petites scnes, avait invent la pancarte, bien avant Brecht, pour contourner linterdiction de faire dialoguer plus de deux personnages sur scne dans certains petits thtres.

Voici le texte de larticle 1 de cette loi: Tout citoyen pourra lever un thtre public et y faire reprsenter des pices de tout genre, en faisant, pralablement ltablissement, une demande la municipalit. Quelles sont les consquences esthtiques de cette libralisation des rpertoires? Comme toute libralisation, elle soppose au principe dordre du contrle tatique, qui nest dailleurs pas toujours forcment nfaste: le contrle tatique entranait aussi des subventions pour les genres dits nobles jous dans les salles officielles, comme la Comdie-Franaise et lOpra. La floraison anarchique des salles et des troupes engendre certes une crativit nouvelle et lessor de nouveaux genres, comme le mlodrame, le vaudeville, la ferie, mais elle encourage aussi, par la loi de loffre et de la demande, lefflorescence de spectacles populaires du plus bas tage, ce qui ne laisse pas, rapidement, dinquiter les autorits rvolutionnaires elles-mmes. Les trteaux de la corruption, sont vite considrs comme des ferments danarchie, ou de dgradation des murs, y compris des bonnes murs rpublicaines. Cest ainsi quun des rapporteurs dune commission charge par le Conseil des Cinq Cents dobserver les effets de la loi Le Chapelier peut sindigner du mauvais got, de la folie et de limmoralit qui rgnent sur les trteaux. Y domine, selon lui, un style barbare qui flatte les plus mauvais penchants de la populace, et au lieu dlever la moralit de cette dernire, lavilit par les poisons dangereux dun art dgrad, au service de la cause contre-rvolutionnaire. Le thtre se prsente alors comme une menace au maintien de lordre, quel quil soit: royal dabord, rpublicain ensuite.

Ce dsordre institutionnel est dailleurs de courte dure. Plusieurs dcrets successifs amorcent un rappel lordre moral et rpublicain, et favorisent la propagande rvolutionnaire par le biais de subventions accordes aux spectacles politiquement corrects. Mais le principe de la libert des thtres nest officiellement remis en cause que sous lEmpire: Napolon rtablit le systme des privilges par ses dcrets de 1806 et 1807, qui ramnent de 33 12 puis 8 les thtres autoriss Paris. Il sagit dun retour lordre politique, bien sr, puisque le ministre de lIntrieur va pouvoir maintenant surveiller bien plus facilement les rpertoires, et dun retour lordre esthtique, comme le montre lordonnancement parfaitement symtrique des salles autorises:

4 salles officielles, publiques, et subventionnes, ou sont jous les grands genres: Comdie-Franaise, Odon, Opra et Opra-Comique

4 salles prives, fonctionnant 2 2:

la Gait et lAmbigu-comique, spcialiss dans le mlodrame;

les Varits et le Vaudeville, spcialiss dans le vaudeville.

Chacun de ces deux genres redistribuant dans un registre populaire les tonalits tragique et comique des grands genres.

Cette spcialisation a une fonction sociale: il sagit de sparer llite, qui sont rservs les grands genres, de la foule qui sont rservs les divertissements plus grossiers. Cest contre cette discrimination que slvera le drame romantique.

Mais ce retour au systme des privilges entrine cependant les changements de got et une certaine dose de mlange des genres opre pendant la Rvolution: lopra-comique, genre btard, hybride de thtre parl et chant, est devenu un grand genre; le vaudeville lui aussi, o shybrident thtre et musique, et qui drive des trteaux de la Foire, acquiert droit de cit officiel. De nouvelles salles de spectacle rouvriront sous la Restauration et la monarchie de Juillet, mais le systme de la sparation des genres et des publics subsiste jusquau Second Empire.

Cest dans ce paysage thtral, dans ce champ, diraient les sociologues, que slabore la doctrine romantique. Aussi le drame romantique doit-il beaucoup tous ces genres issus de la tourmente rvolutionnaire, et une hybridation esthtique relative laquelle ils ont habitus les spectateurs. Le thtre romantique provient moins, en effet, dune hybridation entre elles de la comdie et de la tragdie classique (genres nobles) que dune hybridation de ces dernires avec les genres btards qui ont fleuri sous la Rvolution. Ces derniers, aprs avoir eux-mmes instaur un dsordre dans le vieux systme des privilges, sont rattraps par lidologie bourgeoise dominante, qui, on la vu, finit par les redistribuer en un nouveau systme tout aussi ordonn que lancien.

Toujours est-il que lordonnancement esthtique de la dramaturgie classique a t mis mal par ces genres btards, une mise mal dont le drame romantique hrite directement. Ainsi, la loi des trois units est dj malmene depuis longtemps quand on joue Hernani en 1830. Le mlodrame et la ferie lont conteste depuis le dbut du sicle, et le public nen fait plus un dogme depuis quelques dcennies. Ainsi, dans le Christophe Colomb de Npomucne Lemercier, cr en 1809, la scne se dplace, dun acte lautre, de lEurope en Amrique: ce sont les units de lieu et de temps qui sont ainsi violes mme temps, et ce dsordre esthtique entrane aussitt un dsordre dans la salle: la bataille fait un mort! Cest bien pire que la bataille dHernani, qui, en 1830, ne tuera personne!

Quant aux biensances, elles ont t malmenes par cette forme abtardie de la tragdie que constitue le mlodrame. Ceux de Pixercourt regorgent de rapts qui sont autant de viols dguiss, et de meurtres ou suicides en scne parfaitement incompatibles avec les biensances classiques. L encore, le drame romantique, esthtiquement parlant, ninvente rien.

Autre hritage rvolutionnaire, le brassage social dans les salles de thtres. Mme aprs les dcrets de 1806-1807, qui sparent clairement les thtres de llite des thtres populaires, une mixit relative subsiste: sous la Restauration et la monarchie de Juillet, laristocratie et la grande bourgeoisie vont sencanailler sur le Boulevard du Crime, et inversement, un ouvrier peut, force dconomies, soffrir le paradis de la Comdie-Franaise. Dans ses Mmoires, le compagnon Agricol Perdiguier en tmoigne: lors de son tour de France, il frquente assidment les grands thtres de province pour asseoir sa culture classique, et se familiarise avec les tragdies de Voltaire, Corneille, et Racine, quil apprcie tout autant, voire plus, que les spectacles de foire. Lhybridation concerne donc aussi, cette poque, les publics.

Enfin, la transformation des thtres en tribunes, lpoque rvolutionnaire, et la pratique du commentaire des allusions politiques haute voix, par le public, a inflchi les murs: dsormais, le public de thtre, mme celui de la Comdie Franaise, commente haut et fort les vers double entente ou potentiellement tendancieux, exprime son approbation ou son improbation de manire vhmente. Sous la Restauration, comme Alain Corbin la montr, lagitation dans les thtres de province donne du fil retordre la police. Lindiscipline des spectateurs mobilise la prsence de reprsentants de lordre public chaque reprsentation. Noublions pas que le thtre est alors dpendant non pas du ministre de la culture, qui nexiste pas, du reste, mais bien du ministre de lIntrieur, ou de la Police.

Le drame romantique, qui fleurit entre 1830 et 1835, cest--dire pendant la brve priode dabolition de la censure qui suit la Rvolution de Juillet, ambitionne de mettre fin dfinitivement cette sgrgation force des genres et des publics, par la perturbation quil entrane dans le champ et la sociabilit thtrale, et plus profondment par sa dramaturgie mme, qui est une dramaturgie du dsordre.

Jai dj parl tout lheure de lhybridation des genres nobles et des nobles populaires. Jai montr ailleurs, je nen ferai donc pas ici la dmonstration, que Cromwell, par exemple, est la fois une comdie, une tragdie, un vaudeville, une farce, un mlodrame, et une scne historique.

Deuxime dimension, souvent mconnue, du mlange des genres, la fusion des publics. Hugo en parle dans plusieurs de ses prfaces, le public auquel il sadresse nest pas marqu socialement. En utilisant une expression anachronique, on peut dire que les dramaturges romantiques se veulent litaires pour tous, inversement un romancier comme Stendhal sadressant aux happy few. Mais ce public uni, que cherchera retrouver Vilar un sicle plus tard, Vilar qui tait dailleurs un trs grand admirateur de Hugo, ce public socialement ml, est un public utopique. Jamais les romantiques ne le trouveront vraiment, comme en tmoignent leurs tribulations de salle en salle: la Comdie-Franaise, dabord, dont ils se dtournent aprs linterdiction du Roi samuse; la Porte-Saint-Martin ensuite, temple du mlodrame, o il sont bien accueillis par le public populaire, mais dont ils sont chasss bientt par un directeur qui estime plus rentable de programmer des dmonstrations foraines dacrobates ou de montreurs dours. Quand Dumas et Hugo obtiennent enfin une salle rien que pour eux, le Thtre de la Renaissance, inaugur avec Ruy Blas, le succs est de courte dure: il sagit dun thtre priv, et donc, sans jeu de mots, priv aussi de subventions. Or le drame romantique ne peut survivre sans aide tatique.

On comprend, dailleurs, que lEtat, cette poque, soit rticent subventionner une forme de spectacle dont la dramaturgie mme est un ferment profond de dsordre idologique. Cest ce dernier aspect que je voudrais analyser maintenant.

Fondamentalement, cest la fascination pour une violence que le dnouement ne vient ni justifier ni rduire, qui parat inadmissible pour la plus grande partie de la critique, et pour les autorits. Car la violence, dans le drame romantique, est profondment subversive. Pourquoi lest-elle davantage dans le drame romantique que dans la tragdie classique, dont elle nest certes pas absente, mme si elle nest pas reprsente sur scne, ou dans le mlodrame? Dans la tragdie classique, la violence est soit punie au dnouement, soit justifie par une Fatalit (forme tragique de la transcendance), soit dpasse dialectiquement. Ainsi, dans Phdre, le chtiment injuste qui livre Hippolyte la vengeance de Neptune dbouche in fine, dans ce moment ultime de la pice qui rsulte du dnouement et quon appelle la catastrophe, sur la rconciliation politique entre Thse et sa captive Aricie. Dans le mlodrame traditionnel, celui du dbut du sicle, dans lequel Charles Nodier voyait la moralit de la Rvolution, le retour lordre simposevaprs la mise en danger maximale de la socit, dont la famille expose la malveillance du Tratre est une mtaphore. Mais aprs tous les risques encourus par les pauvres victimes, chantage, rapt, viol, extorsion de fond, calomnie odieuse, crimes sadiques, la Providence intervient, sous la figure du Justicier qui concentre sur lui toutes les valeurs rassurantes du Gouvernement, de la Justice, de la Police et de lEglise runies, et qui reprsente donc la capacit de la socit rtablir lordre, le bon droit et lquit, sa fonction mme tant dexterminer un mal mtaphysique symbolis par le tratre (voir sur ce point les analyse de Jean-Marie Thomasseau).

Rien de tel dans le drame romantique, qui reprend au mlodrame son esthtique, et notamment sa fascination pour le mal (le rgicide dans Lorenzaccio, linceste dans La Tour de Nesle de Dumas, le viol dans Le Roi samuse de Hugo), mais qui, contrairement lui, ne lradique pas au dnouement, bien au contraire: le drame romantique montre le triomphe du mal, labsence de Providence, et finit par retourner contre la socit elle-mme la responsabilit de lexistence du mal. Telle est la cause du triomphe dAntony, la fameuse pice de Dumas o le jeune premier, aprs avoir viol son ancienne fiance, en fait sa matresse et lassassine au dnouement pour protger son honneur. Antony poignarde Adle consentante et dclare au mari qui vient de dfoncer la porte: elle me rsistait, je lai assassine. Le public, dont lmotion est dailleurs ici son comble, ne repart pas chez lui en paix: les deux jeunes premiers sont morts ou presque (Antony finira ncessairement sur lchafaud) et leur sacrifice naura servi rien. On ne peut mme pas penser quAntony subira un juste chtiment, car toute la pice vise montrer que le son crime est la consquence, non pas dune Fatalit, mais dun dterminisme social: Antony naurait jamais tu Adle si, au temps o ils taient fiancs, la socit lui avait donn la possibilit de lpouser; mais son statut de btard (rappelons que le sort juridique rserv aux enfants naturels par le Code Civil est particulirement calamiteux) lui interdit de donner un nom et une fortune personnelle sa fiance. Toute la pice le dit, cest la socit bourgeoise elle-mme qui est criminogne; cest elle qui produit un mal social quhypocritement elle prtend radiquer quand elle en est elle-mme la cause.

la mme poque, et par un phnomne dinfluence rciproque, le mlodrame lui-mme sinflchit vers cette veine sociale, et tient le mme discours accusateur. Ainsi, le personnage de Robert Macaire, qui au dpart est le tratre tout--fait traditionnel dun mchant mlodrame, LAuberge des Adrets, volue, sous linfluence de son crateur, le comdien Frdrick Lematre, en personnage de voyou-philosophe, qui retourne contre la socit les accusations quelle porte contre lui, mettant au jour les turpitudes des notables censs prserver la morale publique, et qui, du juge au cur, sont les premiers la bafouer. Aucun retour lordre nest alors possible, et cest ce que laissent entendre les dnouements problmatiques des drames romantiques, do est vacue toute transcendance: le suicide de Doa Sol et Hernani est en pure perte, l o, dans Romo et Juliette, pice avec laquelle le drame de Hugo entretient une intertextualit vidente, la mort des amants refondait le contrat social par un retour la concorde; Antony de Dumas, comme Les Caprices de Marianne de Dumas, o la question de ladultre emprunte si visiblement au vaudeville, se terminent par des meurtres, l o le vaudeville aurait tout fait rentrer dans lordre.

Le triomphe du mal est peru comme profondment subversif, politiquement et socialement. Ce qui se traduit gnralement dans la critique contemporaine par un rejet esthtique, plus facile argumenter, et assumer. Aussi la critique de ce thtre globalement jug immoral porte-t-elle avant tout sur des points de potique. Jen mentionnerai principalement deux: le dsordre que le drame romantique introduit dans le systme des emplois, et dans les biensances.

Commenons pas ces dernires: tant que les obscnits taient rserves aux trteaux de la Foire, et limites aux genres de la parade ou de la comdie poissarde, tout restait dans lordre. Mais il est insupportable que Hugo fasse dire en alexandrin au bouffon Triboulet, sadressant des gentilshommes de cour: Vos mres aux laquais se sont prostitues. Quant la violence, tant que sa reprsentation scnique se limite aux scnes de mlodrame, rien redire. Mais la critique smeut quand les biensances sont mises en pril sur les scnes officielles, rserves llite, et garantes de la conservation du bon got. Lalibi du modle shakespearien ny fait rien. Gautier mis part, la critique continue de percevoir le dramaturge lisabthain comme un modle dangereux, et de stigmatiser en son esthtique un mauvais got anglais incompatible avec le raffinement franais, dont le Grand Sicle constitue un sommet indpassable.

Mme incomprhension des censeurs et des journalistes devant le mlange des emplois: comment porter un jugement dfinitif sur Don Ruy Gomez, qui, dans Hernani, relve tout autant du barbon de comdie que du pre noble, ou sur Antony, la fois jeune premier comique, amant de vaudeville et tratre de mlodrame. Laxiologie bien-pensante est rendue impossible par le mlange des emplois, qui est une des formes les plus efficaces, et dont on parle pourtant rarement, du mlange des genres.

Cest enfin lambition sociale dunifier les publics et de donner tous accs au plus grand art qui drange la critique (voir les commentaires dAnne Ubersfeld dans Le Roman dHernani sur la rception du drame romantique notamment dans la presse librale). On le comprend aisment: le nouvel ordre de la socit rvolutionne a fait accder de droit la bourgeoisie la place quoccupait la noblesse dAncien Rgime. Aussi, par un phnomne que la philosophie marxiste et la sociologie bourdieusienne nous ont habitus penser, le public bourgeois entend-il sapproprier les genres nobles, les codes du bon got et les lieux de sociabilit aristocratiques qui tablissent sa position de nouvelle classe dominante. Dans cette perspective, lambition romantique dun public uni sert de rvlateur gnant la lutte des classes.

Cette ambition se rvle clairement comme une utopie sous le Second Empire. La nouvelle carte des thtres trace par Napolon III renforce la sgrgation sociale, par la construction de salles luxueuses rserves aux divertissements de la fte impriale. Sgrgation sociale aggrave par la disparition du Boulevard du Temple, et lessor dun genre populaire refoul dans les faubourgs, le caf-concert. Quant la censure, elle a pour mission de traquer farouchement les drames romantiques des annes 1830, dont les dnouements anti-providentiels, parce quils interrogent profondment la lgitimit du pouvoir et dnoncent la violence dEtat, sont identifis une entreprise de dmoralisation nationale. Hugo, exil, est naturellement interdit de reprsentation sur le territoire franais; quant Dumas, il doit changer de registre (et se plie dailleurs assez volontiers aux consignes): les pices quil crit sous le Second Empire sont des mlodrames fin heureuse.

Ce tableau doit cependant tre nuanc. Lesthtique peut composer avec lordre impos par linstitution. Ainsi, on montrerait sans peine que les vaudevilles de Labiche et Feydeau, comme les oprettes dOffenbach du reste, o les effets et les causes, dans leur enchanement vertigineux, menacent tout moment de faire exploser la machine thtrale, jouent sur les codes gnriques et lordonnancement de leurs dnouements providentiels par lautoparodie et une certaine forme de distanciation; le retour lordre sy donne en effet comme arbitraire, command par les lois du genre, et non pas comme ncessaire, command par les lois de la transcendance.

De nombreuses communications, dans ce colloque, sont consacres au thtre contemporain. Certaines examinerons les figures ou les modalits du dsordre dans le thtre antique, mdival, et baroque. Jespre avoir contribu montrer, pour ma part, qu lpoque romantique au moins, la dramaturgie du dsordre, lie la sublimation du mal et ce quon appellerait aujourdhui lesthtique de la catastrophe, correspond un besoin de panser les plaies de la tourmente rvolutionnaire, et de confronter la socit nouvellement rvolutionne ses contradictions.