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Sur les Autres écrits de Jacques Lacan

Editorial .................................................................................................................................................................. 3 A bon entendeur ..................................................................................................................................................... 4

Une leçon de publication Éric Laurent............................................................................................................. 4 Préface… présage Christiane Alberti............................................................................................................... 7 L’art de la réponse dans les Autres écrits Yves Depelsenaire......................................................................... 13 Lire ou ne pas lire Nathalie Georges-Lambrichs........................................................................................... 16

L’élan calculé ....................................................................................................................................................... 18 Un rapport véridique au réel François Leguil ................................................................................................. 18 Les Complexes familiaux : l’élan de Lacan Dominique Holvoet ................................................................... 21 Logique de la suspicion Alexandre Stevens ................................................................................................... 26

L’esprit lacanien ................................................................................................................................................... 30 Introduction à la lecture du « Discours de Rome » Serge Cottet .................................................................... 30 Les psychanalystes ont rarement su se servir d’une clé Bernard Lecœur...................................................... 33 « L’esprit de Freud » Guy Briole..................................................................................................................... 36 Comment demeurer séparés ? Jacques Borie.................................................................................................. 40 Jacques Lacan et la criminologie en 1950 François Sauvagnat ..................................................................... 42

L’objet et ses vêtures ............................................................................................................................................ 50 L’objet regard au cœur des Autres écrits Alfredo Zénoni............................................................................... 50 LOM, LOM de base, LOM cahun corps Yasmine Grasser ............................................................................ 53 Clinique de l’intrusion Philippe Lacadée ....................................................................................................... 57 La rencontre de Monsieur Andesmas Monique Amirault .............................................................................. 61

Le psychanalyste et l’intraduit.............................................................................................................................. 67 Une supposition de savoir Joseph Attié .......................................................................................................... 67 Un sujet supposé au chiffrage Pierre Malengreau ......................................................................................... 72 Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Pierre Naveau ............................................................................................ 76 Satisfaction de la fin Philippe La Sagna......................................................................................................... 78

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Editorial Rien n’est plus rassurant que de rendre une chose classique, c’est-à-dire – comme l’écrit Jacques-Alain Miller dans son Prologue aux Autre écrits – de la classer. A cet égard, la résistance des textes de Lacan à se ranger parmi les savoirs constitués impressionne. L’enseignement de Lacan est de structure Autre à lui-même, et donc inclassable. En ce sens les Écrits ont été déjà Autres.

Le danger de l’effacement de l’énonciation est un enjeu pour l’avenir de la psychanalyse même. « Sachez-le ! » disait Lacan dans une des ses « Réponses à des étudiants en philosophie » (car il savait aussi être direct Si les Écrits s’opposaient déjà à la dilution de l’esprit freudien qui donne à l’inconscient un « droit à la parole » (cf. le texte de B. Lecoeur dans ce numéro), les textes des Autres écrits et le fait même de leur publication dans un même ouvrage s’opposent à une dilution des effets des Écrits, en donnant une place d’honneur à un « réel qui parle » à l’encontre du réel mutique que la science tente de capter par ses formules (cf. le texte de S. Cottet). C’est un mouvement qui est à l’opposé de la « censure par la poubellication » selon l’expression d’Eric Laurent dans l’article qui ouvre ce numéro de Quarto.

Les Écrits comme les Autres – pas-à-lire selon Lacan – ne demandent pas à être compris. Mieux, ils demandent à être expliqués (cf. la « Postface au Séminaire XI »). Le pas-à-lire n’est donc pas une invitation à laisser les ouvrages de Lacan sur l’étagère parmi ceux qui nous sont tombés des mains, mais plutôt de mettre de côté une tendance quasi automatique de faire de la lecture le moyen de ne pas entendre ce qui est écrit.

Vingt membres de l’École de la Cause Freudienne ont bien voulu répondre à l’appel de Quarto d’écrire un texte à partir de leur lecture dans les Autres écrits. Ces textes sont à lire non pas comme des essais herméneutiques, niais comme des tentatives de « s’en faire le destinataire », toujours selon une formule d’Eric Laurent. Faisons le pas.

Quarto

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A bon entendeur Une leçon de publication Éric Laurent

L’adresse et la poubellication Je tiens les Autres écrits pour une leçon dans l’art de la publication, où l’éditeur relève la gageure de l’auteur.* Pour introduire les Écrits parus en septembre 1966, dans son « Petit discours à l’ORTF » diffusé en décembre de cette même année et que nous avons réécouté en avril 2001, Lacan indiquait qu’il ne tenait pas la publication pour un acte anodin ou obligé. « Ces propos [les Écrits] indiquent seulement une direction de travail : qui ne concerne que ceux-là qui peuvent y fonctionner. C’est bien pourquoi nous n’avons pas cru devoir rassembler nos Écrits pour un plus vaste public que celui auquel ils s’adressaient : à savoir les psychanalystes – jusqu’à maintenant ». 1

Le champ de la parole suppose l’interlocution. Le champ de l’écrit s’en sépare et domine en lui la place de la lettre comme objet. En soulignant la dimension du rebut dans la lettre, Lacan la désidéalise, il se refuse à être « homme de lettres ». Pourtant il ne perd jamais de vue ce qui relaie l’interlocution dans l’écrit, les voies de sa diffusion, de sa transmission. Le geste même de publier relève d’une politique. Peut-on adresser l’écrit, contrôler son adresse ? « Je n’aurais pas encore publié ce recueil de mes Écrits, si ce qui s’y émet (…) n’avait fini par courir tout seul hors du champ où on peut le contrôler ». 2

La publication, pour Lacan, doit être justifiée. Elle ne l’est que parce que déjà quelque chose a fui et court tout seul. C’est alors une sorte de course pour rattraper ce qui court tout seul. Jusque 1966, Lacan gardait un contrôle par l’adresse spécifique de son enseignement à des publics limités, à ceux qui fonctionnent dans le discours.

1

LACAN J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 224.

2 Ibid., p. 226.

Comment donc, après la publication des Écrits, Lacan a-t-il pris en compte l’opposition entre l’adresse et la fuite ? C’est la question qui se pose à voir rassemblés les textes plus ou moins longs ou courts qui marquent la période d’après les Écrits 1966-1980. On y découvre une sorte de course poursuite où Lacan renforce d’autant plus l’adresse que son enseignement peut « courir tout seul ». Ce « courir tout seul », cette propagation dans le public, il l’a qualifiée de poubellication. L’affirmation de l’adresse dans chacun des intitulés de ces écrits est d’autant plus stricte à l’époque de la poubellication. Elle peut aller jusqu’à se limiter à une personne, comme dans la « Note sur l’enfant ». Il a donc fallu à l’éditeur d’abord opérer un travail de rassemblement dont Ornicar ? d’une certaine période fut d’abord le lieu, avant d’opérer le regroupement final

La fausse adresse et la vraie

Le découpage opéré par J.-A. Miller des différentes parties de l’ouvrage conserve et rend lisible la précision de l’adresse des textes de Lacan par leur mise en série. Prenons par exemple la cinquième partie, la partie institutionnelle. Elle va de l’« Acte de fondation » (1964) jusqu’à la « Lettre de dissolution » (1980) et chacun des textes qui la composent est adressé à certains, qui fonctionnent dans le texte : « Proposition du 9 octobre 1967 », « Discours à l’École freudienne de Paris », « Introduction de Scilicet au titre de revue de l’EFP », « Adresse à l’École », « Allocution sur l’enseignement », « Note italienne », « Peut-être à Vincennes », « Lettre de dissolution ».

Chacun de ces textes s’adresse très spécifiquement à une communauté. Ce n’est pas toujours la même, mais elle est chaque fois définie. Ils répondent de plus à des interrogations précises. Mais à les mettre en série, par cette publication, on voit comment ils sont toujours « réponse à côté ». Ils visent au-delà. Dans leur apparente diversité, chacun de ces textes fait un pas de plus dans un programme très précis : assurer le « passage dans le réel » de la passe.

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Ce qui apparaît dans cette partie, se révèle pour chacune des autres. A voir se développer la cohérence interne de chaque partie du recueil, l’ensemble apparaît receler une étrange technique de publication. Ce serait quelque chose comme une adaptation à notre temps des techniques antiques dont Léo Strauss avait fait grand cas dans la façon dont il lisait les textes fondateurs de la politique grecque. Léo Strauss est cité dans « L’instance de la lettre » dans un contexte où Lacan évoque la fonction de la métonymie : « (…) que trouve l’homme dans la métonymie, si ce doit être plus que le pouvoir de tourner les obstacles de la censure sociale ? ». 3 La « censure sociale » des écrits modernes n’est pas la censure du maître antique. Elle est remplacée par la poubellication de la société permissive. C’est une censure par accumulation et non par caviardage. Flot de merde plutôt que trous manquant à leurs places dans un texte plein de sens.

Dans la technique de publication qui apparaît, la dialectique entre la précision des index sociaux de l’adresse et la réponse à côté produit des « effets d’illecture » qui donnent le vertige. Comme l’a montré J.-A. Miller, le malentendu de l’adresse est à son comble dans le dernier texte du recueil, la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », dont il a dégagé le montage complexe. Le plus sûr est que ce texte ne s’adresse pas au lecteur anglais, supposé nouveau, du Séminaire XI. Il est bilan de l’expérience de la passe à l’ECF. Les index sociaux de l’adresse sont bouleversés.

Ce texte ne peut être lu que si le lecteur sait y trouver la place qu’il occupe, s’en faire le destinataire. Sinon, comme « La lettre volée » du conte d’Edgar Poe, il peut être lu par tous ceux qui l’avaient déjà lu, moi le tout premier et n’y voir que du feu. Ce bilan de la passe n’apparaît ainsi que si l’on est déjà sur la pente de chercher quelque chose en l’ayant déjà trouvé. Le destinataire de la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », est, au-delà du lecteur anglais de 1976, un lecteur à venir. Comme Stendhal, Lacan s’adresse au-delà. Il ne s’adresse pour autant pas à la postérité ou aux happy few. Il s’adresse à ceux qui sauront fonctionner dans la logique du texte, l’entrée est refusée aux tricheurs. Nous trouvons dans ces Autres écrits une généralisation du système que Lacan avait résumé d’un exergue :

3

LACAN J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 508.

« Pour quelques-uns uns… et "à d’autres" ». Pour mettre à sa place dans le recueil cette Préface, il a fallu que J.-A. Miller puisse s’en faire le destinataire et nous désigne le joyau qu’il contenait. A partir de ce texte, distingué par sa mise en place, la « méthode Lacan » de publication est mise au jour. C’est tout le volume qui s’éclaire. Loin d’être une exception, on s’aperçoit que chaque texte en est marqué. Pour trouver la place de chacun, il faut y être impliqué à partir d’une pratique des textes de Lacan et de la pratique de la psychanalyse dans l’orientation lacanienne. Bien sûr, il n’est pas pour tous les textes, aussi difficile de s’en faire le destinataire, mais la question se pose pour chacun.

Le cadre de la lecture et le pouvoir d’illecture

C’est pourquoi la publication des Autres écrits est aussi importante. A voir ainsi distribués les textes, la profonde cohérence thématique du développement de l’enseignement de Lacan apparaît dans toute sa force. Là où jusque-là on ne s’y retrouvait qu’en opposant la période de la lettre (a) et la période des nœuds ; la période de la logique et celle de la topologie, ce que J.-A. Miller a dénommé les « moyens techniques », nous pouvons enfin suivre la relecture par Lacan des points-clés de son œuvre à partir de son enseignement sur la jouissance. Jusqu’à la publication, les textes de Lacan étaient tellement protégés par leur « pouvoir d’illecture » que chacun en était embarrassé, comme un poisson d’une pomme, pour en dégager les grandes lignes d’efficace et les ramener à l’expérience de la psychanalyse en acte.

L’acte de l’édition comme ponctuation éclaire spécialement les textes courts, mais les textes longs s’en trouvent tout autant éclairés. L’assignation de chaque texte à sa place fonctionne comme le cadre caché qui fait que les textes se répondent, s’assemblent, se parlent. Eux qui ont l’air d’être un tout seul, font série. Le cadre se retrouve effacé par la volonté de J.-A. Miller qui présente son travail avec une discrétion admirable. Tout est dans les trois phrases qui suivent l’exposé des motifs de l’inclusion des « Antécédents » dans la deuxième partie : « Cet ensemble est distribué dans les seconde, troisième et quatrième parties du volume. La cinquième regroupe les textes consacrés à l’École. […] Les trois dernières parties font retour à la chronologie ». 4 II faut savourer l’ironie de cet

4

MILLER J.-A., Prologue des Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 9.

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usage du terme de retour, le « retour à la chronologie ». C’est un retour qui produit des effets de surprise.

La partie VII par exemple, se trouve encadrée par la ´Préface à l’édition des Écrits en livre de poche », au début, et l’« Avis au lecteur japonais » à la fin. Si l’on se base sur les dates de rédaction des textes, et non leur date de publication, l’« Avis… », de janvier 1972 est rédigé avant « l’Étourdit », daté de juillet. Pourtant, il suit « l’Étourdit » dans les Autres écrits. Cela retient. On relit chaque texte avec l’autre. La « Préface… » résonne avec l’« Avis au lecteur japonais » à travers « l’Étourdit ». On s’aperçoit que la réflexion de Lacan sur la traduction infinie du signifiant par un autre et son point d’arrêt se poursuit dans les trois textes. L’« Avis… » se termine par ceci : pour tenir la place du psychanalyste il me faut un style, le style « qui ne se traduit pas, hors l’histoire d’où je parle ». 5 Le point qui se refuse à la traduction, est du même coup celui qui fixe le sens. Le style vient alors occuper la même place que le

´point de capiton » cité dans la « Préface… ». C’est le point qui assure une lecture possible : « Le point de capiton, par quoi λεκτον se trouve traduit à mon gré, sans que je m’en targue, étant plutôt que stoïcologue, stoïque d’avance à l’endroit de ce qui pourra s’en redire ». 6 Le choix de l’emplacement provoque ainsi des « résons » nouvelles, des « répons » en vagues, le texte se traduit lui-même autrement. Mais dans cette mesure même, son point de capiton, son lecton se déplace. Le point organisateur véritable de la lecture des Autres écrits n’est pas le cadre, c’est un point de fuite. Le tour de force du livre, son grand effacement est le fait que le livre soit organisé par un au-delà. Le point d’Archimède qui l’organise est hors du corpus comme le phallus, hors corps, organise la jouissance du corps. C’est la définition du « dernier enseignement de Lacan » par J.-A. Miller qui organise le texte, et qu’il qualifie ainsi : « la thèse radicale selon laquelle le réel est l’exclu du sens, y compris du "sens-joui' : Cette thèse discutée dans son dernier enseignement oral n’a été reprise par Lacan dans aucun de ses écrits ; elle donne à ce recueil sa ligne de fuite ». 7

5

LACAN J., « Avis au lecteur japonais », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 499.

6 LACAN J., « Préface à l’édition des Écrits en livre de poche », Autres

écrits, op. cit., p. 390. 7

MILLER J.-A., Prologue des Autres écrits, op. cit., p. 8.

Transfert et contre-transfert Il reste maintenant à renforcer l’incidence du transfert à cet « Autre Lacan ». Mettre en œuvre le transfert avec cet enseignement, c’est lire ces Autres écrits et se laisser enseigner par eux dans la perspective du point de fuite. Il est notable, dans ce qui s’est publié à l’occasion du centenaire de la naissance, que l’enseignement sur la jouissance reste, pour l’essentiel, inédit hors notre mouvance. Pour nous, auditeurs réguliers du cours de J.-A. Miller, il nous faut mesurer notre embarras devant les conséquences à tirer dans la pratique elle-même de ce qui nous est, par ce travail, donné à voir. Toujours l’enseignement de Lacan a visé au « passage dans le réel ».

Dans la troisième partie, au même moment où Lacan fait fond sur la psychanalyse comme expérience de vérité, les accents retentissent du combat à mener pour révéler « la raison par quoi le signifiant s’avère premier en toute constitution d’un sujet ». 8 L’expérience « privée » de la cure, mène à la prise de position contre ceux-là mêmes dont le réinventeur de cette question [Freud] a voulu faire les gardiens de son legs, [qui] s’organisent pour le transformer en instrument d’équivoque et de conformisme et se constituent réellement en une Église ». 9

Dans la partie IV, qui va du compte rendu d’enseignement des « Quatre concepts fondamentaux », coupure théorique et institutionnelle jusqu’au « Petit discours… » d’après la publication des Écrits, je retiendrai l’effet produit par la mise en série des comptes rendus d’enseignement, déjà publiés, avec les autres textes de la période. Je proposerais aussi volontiers un travail : comparer les réponses données aux « étudiants en philosophie » avec les réponses de « Radiophonie ». La dernière spécialement, qui est très proche de la question II de Radiophonie. On a d’ailleurs le net sentiment que celui qui élabore les questions de radiophonie a lu les Cahiers pour l’Analyse. En 1966, Lacan, sur l’unité d’une anthropologie répond : « L’anthropologie la meilleure ne peut aller plus loin que de faire de l’homme l’être parlant, (…) or le sujet de l’inconscient est un être parlé ». 10 En 1969, sur l’unité des sciences humaines, Lacan répond « suivre la structure, c’est s’assurer de l’effet

8

LACAN J., « Maurice Merleau-Ponty », Autres écrits, op. cit., p. 175. 9

LACAN J., « La psychanalyse la vraie et la fausse », Autres écrits, op. cit., p. 173.

10 LACAN J., « Réponses à des étudiants en philosophie », Autres écrits, op.

cit., p. 211.

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de langage. Ça ne se peut qu’à écarter la pétition de principe qu’il la reproduise de relations prises au réel ». 11

Nous avons parlé de la partie V. Dans la partie VI, ´l’Acte psychanalytique » vient conclure la période inaugurée par « La logique du fantasme » avec une précision déductive qui n’a jamais été aussi claire. Le regroupement dans le même volume des Complexes familiaux » avec l’« Allocution sur les psychoses de l’enfant » et la « Note sur l’enfant » publiée ici pour la première fois selon les indications de l’éditeur, fait apercevoir combien ces textes commencent là où se termine « Les Complexes familiaux » et l’actualisent. Ces deux textes sont un véritable petit traité. Il faut les relire du même trait.

Dans l’étonnante partie VIII, parmi les passages à lire, j’en retiens un qui m’a été posé comme colle par quelqu’un. « Quelle hiérarchie pourrait lui confirmer d’être analyste, lui en donner le tampon ? Ce qu’un cht me disait, c’est que je l’étais, né. Je répudie ce certificat : je ne suis pas un poète mais un poème ». 12

Qu’est donc que ce cht ? Le mot est construit sur le modèle joycien de « l’esp d’un laps » qui figure au début du texte. Dans esp, seul subsiste le début du mot alors que la suite ace, a disparu. On retrouve la voyelle a dans le mot qui suit, laps qui, homophoniquement, sonne avec ace, à la consonne p près. Comme esp se termine par ce même son, le montage esp/laps laisse le sentiment d’un démontage-remontage de l’espace autour de « esp d’un laps ». Dans cet éclat de lalangue, l’espace bascule du côté du laps. L’espace se retrouve espace-temps.

Sur ce modèle d’évanouissement des voyelles, cht semble appeler une voyelle, un liant entre ch et t. Lequel ? Tournons-nous vers le texte anglais. Comment le traducteur, le malheureux Alan Sheridan, a-t-il résolu le problème ? Pouvons nous y trouver une indication ? Comme en de nombreux endroits du Séminaire, il l’a résolu à la va-vite. Il dit ´What hierarchy could confirm him as an analyst, give him the rubber-stamp ? A certificate tells me that I was born. I repudiate this certificate : I am not a poet, but a poem ». On n’en croit pas ses yeux. A la place de cht, se trouve certificate. Le mot est extrait de la suite du texte et reporté sur le cht. Nous sommes entre la solution de fortune et le contresens. 11

LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 408. 12

LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 572.

Le cht a rapport avec une hiérarchie analytique qui donne un tampon. Ne serait-ce pas un membre de cette hiérarchie qui dirait à Lacan qu’il était un analyste-né ? Le cht est à la place de ces Béatitudes des sociétés d’analyse IPA d’autrefois qui se taisaient de structure. Dans la « Situation de la psychanalyse en 1956 », elles laissent aux Biens-nécessaires le soin de parler. Dans la « Situation… », on retrouve évoquée pour certains la nostalgie de la transmission de la qualification de psychanalyste par la voie du sang. 13 Dans le plus récent « Discours à l’EFP », Lacan évoque un personnage du même ordre. « Mais comment se distribue cette structuration dont personne, que je sache, ne peut prétendre, hors le personnage qui a représenté la médecine française au bureau de l’Internationale Psychanalytique, que ce soit une donnée (lui, dit que c’est un don !) ». 14 Mais cht est surtout à la place de chiant, d’où le hi-han a été retranché. Ce cht est un index. Il ne se traduit pas plus qu’un nom propre. Et c’est pourquoi il n’aurait pas fallu le traduire en anglais. C’est un nom propre ravalé au rang de nom commun, un cht

L’objet et le silence ne sont-ils pas deux faces du même, du moins le silence où recèle la pulsion, clairière dans l’Autre. J.-A. Miller a pu intituler ainsi de « Silet » un de ses Cours.

Le silence des Béatitudes est tout autre chose que le silence qui doit accompagner toute interprétation qui soit analytique. A celui qui s’identifie au cht, s’oppose l’usage du « Silet », par celui qui se voue éthiquement à n’être que poème. * Exposé présenté le 20 juin 2001 lors d’une soirée mensuelle de l’ECF à

propos des Autres écrits.

Préface… présage Christiane Alberti

Sans doute moins fameux que les écrits qui l’entourent, « Préface à une thèse » se présente comme un écrit d’une actualité étonnante. La parution récente des Autres écrits de Lacan nous donne l’occasion de le redécouvrir, au chapitre VII

13

LACAN J., « Situation de la psychanalyse en 1956 », Écrits, op. cit., p. 475

14 LACAN J, « Discours à l’EFP », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001 p. 262.

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de ce volume. Il s’agit de la Préface 1 que Jacques Lacan rédigea à la Noël 1969, à l’occasion de la publication de la thèse d’Anika Rifflet-Lemaire intitulée Jacques Lacan. L’événement est d’importance : « C’est donc arrivé. Il n’est rien arrivé à eux, à moi seulement : me voici sujet de thèse par mes Écrits ». 2 Pour la première fois, une jeune diplômée de l’Université de Louvain tente de faire thèse de ce volume.

Jacques Lacan accueille d’emblée cette entreprise comme une deuxième hirondelle susceptible de faire le printemps, la première étant référée au travail d’un jeune chercheur américain sur son « Discours de Rome ». Animé d’un désir de transmission, son premier mouvement est donc de saluer avec générosité le fait que la jeune génération s’empare de ses écrits. S’y donne à lire le souci constant de Jacques Lacan que ses écrits soient lus au présent par les générations futures.

Comme en témoigne l’ensemble du chapitre VII dans lequel elle prend place, cette Préface intervient dans un contexte de diffusion croissante de l’enseignement de Lacan et elle lui donne matière à prendre position quant au traitement universitaire de ses écrits, et ce bien au-delà du contexte de la thèse d’Anika Rifflet-Lemaire.

Notre propos à cet égard, ne sera pas celui du commentaire exhaustif. Notre attention s’est portée sur quelques fragments relatifs au poids déterminant du discours universitaire dans notre civilisation. L’analyse de Lacan ne saurait être attribuée à la seule contingence des circonstances de l’après 1968. D’une extrême lucidité, compte tenu des emballements de l’époque, elle vise plutôt les caractéristiques essentielles d’un discours dont les effets se prolongent avec une accélération notable ces vingt dernière années.

Antithétiques

Tout en reconnaissant le parti qu’elle a su tirer des sources universitaires, Lacan accentue ce que l’exercice de la thèse d’Anika Rifflet-Lemaire tend à démontrer : la nature antithétique des Écrits de Lacan. Le statut des énoncés de Lacan les rend impropres à la synthèse, à la somme, au cubage,

1 LACAN J., « Préface à une thèse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.

393-402. Auparavant paru sous le titre « Préface » en tête du livre d’Anika Rifflet-Lemaire, Jacques Lacan, Bruxelles, C. Dessart, 1970 et repris sous le même titre, en 1977, chez Pierre Mardaga éditeur.

2 Ibid., p. 393.

rétifs au pouvoir fascinant des signifiants maîtres. Ressortissant d’un enseignement, ils témoignent plutôt d’un frayage incessant, d’une élaboration progressive qui se voue à articuler l’essence de l’expérience analytique. La systématisation n’est possible qu’au prix de mortifier le savoir qui se dépose de l’expérience.

Aux formulations de ses Écrits, « il n’y a qu’à se prendre ou bien à les laisser ». 3 Ainsi en appellent-ils à l’entendement plutôt qu’à la compréhension qui en elle-même n’emporte pas de conséquences subjectives. En ce sens, pour Lacan, la lecture est clinique : l’éveil ne peut être que singulier. 4 Entre ses énoncés, court un désir auquel le lecteur peut s’accrocher. La dimension de l’adresse y est donc essentielle : son énonciation ménage une place à chacun. La définition du « défi fait pour tenter le désir » 5 convient ici au plus juste à la méthode de lecture promue par Lacan. Il rappelle à cet égard que ses écrits valent d’être éclairés par leur contexte, tant chacun est le mémorial de la conversation continue que Lacan a conduit jusqu’à l’extrême de sa vie, avec les psychanalystes de son temps.

Pas de savoir sans discours

Instruit de la lecture que requiert l’inconscient freudien, Lacan s’est employé à remanier le sens même de la lecture. Ni commentaire, ni exégèse, le mode de lecture préconisé ici pour ses propres écrits est à référer à la structure du discours analytique qui les conditionne et les contraint. Lacan l’éclaire ici de l’existence du discours analytique aux autres discours, notamment au discours du maître qui en est l’envers et au discours universitaire dont la domination s’inscrit bien au-delà des murs de l’Université. Il en rend compte par une mise en question du savoir aux commandes dans le discours universitaire. Par touches successives, dans un style incisif, il interroge la nature d’un tel savoir, la vérité qui le sous-tend et sa visée de production. Cette Préface ravive avec intensité le renouveau que Jacques Lacan a insufflé sur le questionnement relatif au savoir. A commencer par une interrogation de la notion même de savoir qui la démarque des

3

Ibid. 4

La formulation exacte de Lacan « il n’y a d’éveil que particulier » dans son texte plus tardif (1975) « Peut-être à Vincennes… » n’est pas sans faire écho à la parenté qu’un Kant fait valoir entre sommeil et dogmatisme (cf. Prolégomènes à toute métaphysique future).

5 J’emprunte ce commentaire de la définition lacanienne de l’écrit à

Jacques-Alain Miller. Il figure dans la prière d’insérer des Autres écrits.

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présupposés qu’implique toute théorie de la connaissance, qui subvertit toute idée de connaissance. Le savoir n’y est pas stockage de connaissances dans la mesure où il n’est jamais donné dans l’immédiateté de la connaissance mais suppose le déploiement d’un discours. Le projet d’une archéologie du savoir cher à Michel Foucault 6 visait en ce sens à faire de tout élément de savoir le produit d’une pratique discursive. Son entreprise, ni proprement philosophique, ni historique, centrée sur les « conditions de possibilité du savoir », sa recherche constante sur la « discontinuité anonyme du savoir », l’ont conduit à envisager le savoir comme construction, architecture, champ d’historicité caractérisé par sa formation et ses transformations discursives. Ainsi, ses recherches sur la prison, la folie, le corps furent autant d’investigations sur la formation du savoir dans nos sociétés modernes.

Lacan propose de référer la question même du savoir, distincte de toute théorie de la connaissance, à l’élan issu de la science moderne, la science galiléo-cartésienne, selon un procès complexe qu’il condense en ces mots : « ce n’est que du jour où, d’un mouvement de renonciation à ce savoir, si je puis dire, mal acquis, quelqu’un, du rapport strict de S1 à S2, a extrait pour la première fois comme telle la fonction du sujet, j’ai nommé Descartes, (…) c’est de ce jour que la science est née ». 7 L’accent porte ici sur le moment historiquement daté du cogito cartésien, qui se dissocie du sujet de la connaissance à travers l’épreuve du doute. C’est donc dans ce mouvement de dissociation et grâce à lui que la question même du savoir commence à se poser. L’exigence cartésienne d’un fondement reposant en soi de la vérité procède en effet, selon les termes de Martin Heidegger, de « l’émancipation par laquelle l’homme se libère de l’obligation normative de la vérité chrétienne révélée et du dogme de l’Église, en vue d’une législation reposant sur elle-même et pour elle-même ». 8 En élevant l’homme de sa condition de créature à la position de sujet (Subjectum), l’opération cartésienne marque un redépart du procès du savoir, dans une articulation éminemment nouvelle des rapports entre savoir et vérité. Dieu n’y figure plus comme cause mais exclusivement comme témoin de la vérité.

6

FOUCAULT M., L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971. 7

LACAN J., Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 23.

8 HEIDEGGER M., « L’époque des conceptions du monde », Chemins qui

ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1962, p. 139.

A partir de cette condition de possibilité éthique, Lacan souligne l’accent qu’il convient de porter au terme de savoir dans la psychanalyse. Ce que l’on découvre dans l’expérience de la cure est bien de l’ordre du savoir. Au temps de cette Préface, Lacan en propose une définition à la fois élégante et minimaliste : « quelque chose qui lie, dans une relation de raison, un signifiant Si à un autre signifiant S2 ». 9 Il n’y a donc pas de savoir sans la médiation d’une articulation signifiante, d’une organisation en réseau. L’inconscient est de nature à le démontrer : « il n’est pas de savoir sans discours. Car ce qu’il serait ce savoir : soit l’inconscient qu’on imagine, est réfuté de l’inconscient tel qu’il est : un savoir mis en position de vérité ». 10 C’est bien au cœur de la division structurale du savoir et de la vérité que Lacan situe la subversion introduite par le discours analytique dans le champ du savoir..

Une vérité qui boîte Si la question du savoir ne se pose que depuis Descartes, il faut en effet attendre la psychanalyse, pour en renouveler l’abord. L’expérience analytique mobilise un savoir à extraire du signifiant, un savoir qui ne se sait pas lui-même. Il se distingue moins à ses contenus qu’à sa position : il se supporte du signifiant comme tel. Il est donc supposé se loger dans l’articulation signifiante et c’est à cette place qu’il doit son efficace dans l’opération analytique. Au nom de cette supposition, l’association libre se déploie. C’est pourquoi l’inconscient, en tant que savoir supposé, « savoir mis en position de vérité » ne « se conçoit que d’une structure de discours ». 11 La vérité en question ne se soutient d’aucune nécessité formelle et au contraire s’approche dans et par l’erreur, la bévue, le ratage, en usant d’une technique « qui tient compte de ce que la vérité ne se dit jamais qu’à moitié ». Lacan en déduit que l’enseignement de la psychanalyse n’est concevable qu’à partir de ce mi-dire, issu de l’expérience elle-même, d’où le caractère asymptotique de cet enseignement qui l’éloigne de toute visée didactique.

Il s’agit donc d’un discours par essence antinomique à toute clôture, impossibilité qui fait « le fondement de son réel ». 12 La pente à l’absolutisation de tout savoir trouve ici sa limite dans la dissociation du

9

LACAN J., op. cit„p. 32. 10

LACAN J., « Préface à une thèse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 394.

11 Ibid.

12 Ibid.

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« lien de raison » Si-S2 que le discours analytique vise en définitive à produire. Le discours scientifique au contraire ne se préoccupe que de nécessités formelles.

Lacan rapporte précisément « l’inanité […] du discours du savoir […] s’affirmant de sa clôture » 13à la nature du savoir aux commandes à l’université. La science dans sa nouveauté post-cartésienne joue sa partie dans la forme actuelle du discours universitaire. Cette modification intervenue dans la nature du savoir ne se soutient de façon bien plus essentielle que d’une modification dans le rapport à la vérité. Le discours de la science évacue la question de la vérité en la réduisant à un jeu de valeurs purement formelles. Qu’il le sache ou pas, le chercheur a délaissé la charge de la vérité. Ses productions sont le résultat d’une combinatoire qui ne met en jeu qu’une vérité formalisée. Le signifiant peut y être manipulé, disséqué de façon autonome, sans souci de la signification. Le rapport du sujet au savoir s’en trouve profondément modifié. Dans la division structurale entre savoir et vérité, la vérité se réduit en effet à une vérité formelle dont le sujet est dessaisi. Ainsi s’amorce une prolifération sans fin du savoir scientifique qui ne connaît pas de limite. Cette donnée se retrouve dans la forme du savoir transmis à l’université, qui se caractérise par son caractère instrumental, de plus en plus désubjectivé, asservi au seul ordre scientifique. La vérité déployée est en définitive sans contenu, dépourvue de signification, d’où sa prodigieuse fécondité qui tient à ce qu’elle est dégagée de tout espoir d’atteindre et de posséder un jour la vérité.

Cependant la nature et la place de la vérité qui sous-tend le savoir scientifique, restent totalement opaques dans le Discours universitaire. Lacan l’illustre d’abord de sa critique de Politzer.

Raison d’un échec

Que la science soit dans son déploiement une « idéologie de la suppression du sujet », du sujet de l’énonciation, celui-là même que vise le larvatus prodeo de Descartes n’est pas contradictoire avec le surgissement du Je du maître au sein de l’université. Lacan illustre cette pente inhérente au discours universitaire à partir de l’entreprise de Georges Politzer, celle qu’il élabore dans sa Critique des

13 Ibid.

fondements de la psychologie. 14 Pour Politzer, l’essentiel de ce qui est exigible en matière de psychologie est que tout fait psychique doit faire intervenir l’acte du Je « Les désirs inconscients… la conscience les perçoit, mais à aucun moment une activité en première personne, un acte ayant forme humaine et impliquant le "je" n’intervient. […] Les systèmes trop autonomes rompent la continuité du "je" et l’automatisme des processus de transformation et d’élaboration exclut son activité ». 15Outre sa critique de ce qu’il nomme « le réalisme de l’inconscient », Politzer met en question « l’abstraction » de l’inconscient freudien. S’il a bien perçu, ainsi que Lacan le mentionne, l’importance déterminante du langage et du récit dans l’analyse freudienne des formations de l’inconscient, il reproche à Freud d’avoir échoué dans sa tentative de rattacher les désirs inconscients à un « drame en première personne ». Ce faisant il préserve la continuité du Je, autrement dit, insiste Lacan, il ne sort pas du discours universitaire. Son espoir d’émerger de la psychologie universitaire échoue. « Mes L s’en tirent d’un coup d’éventail dont ils chassent cette "première personne" de l’inconscient. Eux savent comment cet inconscient, je l’entu-ile, à leur gré », 16 Lacan fait ici directement allusion à ce que Laplanche et Leclaire rétorquent à Politzer en lui opposant un discours « en personne ». Cependant l’argument invoqué par ces auteurs selon lequel, conformément à l’énoncé de Lacan, le sujet reçoit son message de l’autre sous une forme inversée, n’est pas raison suffisante. Lacan rappelle en effet sa prosopopée de la vérité : « Ils auraient pu se souvenir pourtant que je fais dire à la vérité "Je parle" ».17 Pour qu’un tel énoncé soit tenable, il faut concevoir que le Je en question n’est pas une instance de la continuité. Lacan lui oppose un Je innombrable, un Je dont la seule unité est celle de la récurrence, soit le un de la répétition qui caractérise le sujet, un sujet divisé de la jouissance. La force de la critique que Lacan adresse à Politzer est de n’être pas fondée sur un « recours à l’auteur dont procèderait le discours universitaire ». 18Plutôt réside-t-elle dans le fait de lire la rechute de Politzer dans les impasses de ce discours comme non

14

POLITZER G., Critique des fondements de la psychologie, PARIS, P.U.F., 1994.

15 LACAN J., op. cit, p. 396.

16 Ibid., p. 397.

17 Ibid.

18 Ibid., p. 396.

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contingente mais tenant à l’exigence d’un Je qui lui est structuralement attaché.

Du Je transcendantal

Quel est donc ce Je qui surgit particulièrement au sein de l’Université ? Ce Je serait d’abord celui d’une auto-désignation sans reste du sujet lui-même, soit un sujet de l’énoncé qui tendanciellement parviendrait à résorber le sujet de l’énonciation : « Le signifiant ainsi désigné, dont le sens serait absolu, est très facile à reconnaître, car il n’y en a qu’un qui puisse répondre à cette place – c’est le Je ». 19Lacan rappelle dans le séminaire qu’il tient à la même époque, l’écriture proposée dans l’article de Laplanche et Leclaire : SIS. C’est très précisément sur « cette volonté d’extraire un sens absolu du langage » 20que repose la thèse critiquée dans le travail d’Anika Rifflet-Lemaire, selon laquelle l’inconscient serait la condition du langage. Il s’agit certes d’un Je illusoire puisqu’une telle entreprise est en soi un idéal inatteignable. Mais Lacan retient toute notre attention en le distinguant soigneusement d’un Je moïque, du Je de l’infatuation personnelle, qui pourrait renvoyer par exemple au nombrilisme des acteurs universitaires qu’un David Lodge (cf. Un tout petit monde) a si bien décrit. Plus fondamentalement, il désigne le Je transcendantal, qu’il décline encore comme « le Je qui maîtrise, le Je par où au moins quelque chose est identique à soi-même, à savoir l’énonciateur ». 21 II apparaît donc comme dépassant le simple sujet de l’énoncé et comme antinomique au sujet de l’inconscient qui ne peut prétendre à la maîtrise. Ce « Je transcendantal » se définit et s’impose par la place fondamentale qu’il occupe dans le discours universitaire. C’est à la place du S1 c’est-à-dire en place de vérité qu’il faut le situer. N’est-ce pas ce que Kant promeut avec son Je transcendantal ? En dépit de sa critique du caractère purement phénoménal du moi cartésien, il n’en maintient pas moins un Je transcendantal, sujet du savoir, qui, tout en étant actif, présent, constituant, ne saurait être confondu avec une conscience psychologique. 22 Somme toute, faut-il le considérer comme un Je théorique, pur corrélat post-cartésien du discours 19

LACAN J., Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 70.

20 Ibid.

21 Ibid., pp. 70-71.

22 KANT E., Critique de la raison pure, Paris, P.U.F., coll. Quadrige, 1986.

universitaire. L’énonciateur en tant qu’identique à lui-même « est très précisément ce que le discours universitaire ne peut éliminer de la place où se trouve sa vérité ». 23Le savoir (scientifique) aux commandes renvoie donc en dernière instance à la domination d’un Je. C’est pourquoi d’un tel discours surgit irréductiblement ce que Lacan appelle la Je-cratie. Autrement dit, le savoir en position d’agent trouve toujours sa vérité dans le Je illusoire du Maître. Une telle configuration détermine une opération essentielle du discours universitaire qui consiste à faire « thèse de cette fiction qu’il appelle un auteur ». 24

La fiction de l’auteur

Dans une conception naïve des places des protagonistes, on pourrait s’attendre à ce que le sujet résultant du système universitaire soit identifié à l’étudiant. Lacan fait plutôt porter l’accent sur le produit capable de reproduire, voire de sécréter le savoir qu’il faut à l’institution universitaire et au-delà à l’institution étatique. Mais à cet égard, le produit c’est plus la thèse en tant que revendiquée par un auteur que l’étudiant lui-même. Dans le séminaire contemporain de cette Préface, Lacan s’arrête un moment sur les lois de la thèse. L’ordre discursif qui contraint une telle production « a toujours rapport avec le signifiant-maître », 25soit très précisément un nom d’auteur. Le lien de la thèse à l’auteur est même le préalable nécessaire à toute prise de parole d’un enseignant à l’université. La thèse vient lester le nom de l’auteur – via sa production on « advient au nom » – tandis que son contenu, sera obligatoirement rapporté aux qualités de l’auteur. Le renvoi réciproque du nom à la thèse et de la thèse à l’auteur se suffit à lui-même et l’emporte en définitive sur le contenu de la thèse. Aux conséquences de ce qu’il dit, le sujet n’est nullement lié par la suite. Il s’agit donc d’une configuration qui vaut entièrement par le rôle du signifiant maître. Lacan soutient que le fait de labelliser, d’estampiller, une production, une thèse du nom de l’auteur fait, en un sens, obstacle à l’essai de rigueur. En somme présenter une thèse « pour faire valoir un monsieur » se produit nécessairement au détriment de l’effort d’articuler une proposition vraie. Il rappelle à cet

23

LACAN J., op. cit, p. 71. 24

LACAN J., « Préface à une thèse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 394.

25 LACAN J., Le séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit.,

p. 220.

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égard que durant des siècles le non signé n’a nullement entamé la production et la transmission d’un discours rigoureux. Et de citer l’exemple de Diderot dont Le Neveu de Rameau n’a été utilisé jusqu’en 1891 que sous la forme de sa retraduction française de la traduction allemande de Goethe. Exemple propre à démontrer que l’œuvre et ses effets l’emportent largement sur ce que l’on sait de l’auteur. C’est aux fins de viser la propagation du discours plutôt que la promotion de l’auteur que, dans le champ psychanalytique, Jacques Lacan a eu l’idée de faire paraître des textes non signés dans Scilicet la bien nommée.

La logique du nom comme unité de valeur, se prolonge dans les changements les plus récents de l’université, qui introduisent la notion de travaux capitalisables pour les enseignants-chercheurs. Chaque fois que leur nom apparaît dans les signatures d’un article la production y est valorisée au titre d’une logique strictement comptable, indépendamment de l’évaluation de leur contribution propre. Ils sont en tant que tels égalés à plus ou moins d’« unités de production ». Il s’y montre que dans la logique actuelle du discours de l’université, les enseignants sont eux-mêmes cette accumulation, cette concrétion de points capitalisables, en vertu de la stricte équivalence nomination-production. L’examen des conséquences des résultats obtenus se trouvant rejeté hors de la dialectique du sujet et du savoir, ce dernier passe dans une comptabilité à partir de laquelle il prend sa valeur.

En caractérisant l’auteur par sa nature d’entité fictive, Lacan fait retentir cette Préface comme un avertissement lancé à ceux qui traiteraient ses Écrits comme le produit d’un auteur. Loin de se réduire à des exposés théoriques, ses Écrits, « quelques pierres laissées le long du chemin » se vouent à cerner « l’essentiel de la matière de ses séminaires », et à ce titre tracent plutôt l’effet d’un enseignement. Lacan nous invite donc à traverser le texte afin de serrer au plus près le manque qui le cause. Cette Préface vibre ainsi de part à part de la position affirmée de Lacan qui consiste à préserver l’ordre qui va du discours au savoir. C’est résolument à partir du discours qu’il engage sa conception du savoir. Cet ordre suffit à ruiner la possibilité d’un savoir qui chercherait son fondement dans une tête pensante. Si le sujet y est impliqué c’est comme « composé d’un rapport au savoir » plutôt qu’auteur

supposé au savoir. 26 La critique de l’auteur par Lacan ne saurait donc recouvrir celle de Michel Foucault. Dans son projet de concevoir l’œuvre comme indépendante de toute tutelle subjective, ce dernier en vient à promouvoir la mort de l’auteur jusqu’à faire de l’énonciation « un processus vide », autrement dit in fine à ignorer le discours de l’inconscient. L’inscription du savoir dans le discours conduit Lacan bien au contraire, à ne pas jeter l’énonciateur avec la fiction de l’auteur.

Présage

La nécessité impérieuse que son énonciation ne soit pas effacée, le souci que son nom propre ne soit pas gommé des travaux qui puisent largement dans son enseignement traversent de part en part la Préface de Lacan. Elle fut rédigée dans un moment de diffusion croissante des écrits de Lacan que Lacan qualifie d’historique : l’heure est venue où l’on s’empare de son discours, où on le tourne et le retourne comme une proie, où on le retransmet. L’incidence au sein du public de l’article de J. Laplanche, « L’inconscient, une étude psychanalytique » 27en témoigne directement. Le risque de distorsion et de dilution de l’enseignement de Lacan dans le discours courant sont rapportés ici au pouvoir croissant de l’université et plus précisément à « son antipathie du discours sectaire ». Lacan rend compte du caractère « déségrégatif » d’un tel discours par le relais conséquent que constitue l’université contemporaine pour le discours du maître, via la science. Séparé du discours universitaire sous sa forme scolastique, le discours de la science a vite réintégré l’université mais cette fois-ci dans ses coordonnées bureaucratiques et capitalistes. La visée de production de savoirs utiles, efficaces, rentables, servant à l’exploitation de la nature et à l’institution étatique, qui caractérise l’université moderne n’est pas en effet contradictoire avec la logique de la recherche scientifique (la recherche collective y relaie la figure du savant) – qui par son projet et ses procédures est de moins en moins indépendante de la technologie et de l’ar-ent. Mais surtout, le statut universitaire de la recherche scientifique imprègne la forme même du savoir universitaire et les modalités de sa transmission, et ce de façon transdisciplinaire, ta science moderne vise le consensus de la communauté scientifique. La vérité d’un principe fondamental ou d’un nouveau 26

J’emprunte cette formulation au texte « Radiophonie », où Lacan évoque l’impasse du sujet produit par le Discours universitaire, un sujet mis en position de devoir "supposer un auteur au savoir' :

27 LAPLANCHE J., « L’inconscient, une étude psychanalytique », Paris,

Desclée de Brouwer, 1966.

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paradigme s’y reconnaît au consentement qu’il produit chez tous ceux qui se réclament du champ concerné. Rapporté à l’échelle de l’université de masse, il en résulte un mode de diffusion du savoir qui généralise le règne de la doxa. La promotion des noms propres, « l’égologie » ambiante n’y est pas contradictoire avec l’effacement de l’énonciation. Le sujet s’y réduit tendanciellement au signifiant de son nom propre. C’est pourquoi Lacan voit dans l’accueil universitaire de ses Écrits nulle garantie à ce que son nom ne soit pas usurpé, nulle assurance de ce que le tranchant de son enseignement soit préservé. Si on l’accueille, c’est pour mieux le faire taire : « J’ai vu quelques membres de ce corps attirés par ma pâture. J’en attendais le suffrage. Mais eux c’était de la copie qu’ils en faisaient ». 28 Et si de son propre aveu, il a mis un temps quelque espoir chez certains universitaires, ce n’est pas au titre d’une confiance aveugle dans le discours universitaire, mais bien plutôt au titre de l’orthè doxa qu’il supposait à son corps. Espérance qu’en lui, la vérité primerait plutôt que le savoir scientifique. Cette Préface se termine sur un présage qui en fait assurément un texte pour le lecteur d’aujourd’hui. Lacan y dénonce « les textes fidèles à me piller, quoique dédaignant de me le rendre. Ils intéresseront à transmettre littéralement ce que j’ai dit : tels que l’ambre gardant la mouche, pour ne rien savoir de son vol ». 29

L’art de la réponse dans les Autres écrits Yves Depelsenaire

Avec les Autres écrits nous tenons dans les mains un objet topologique singulier, *auquel étendre ce que François Regnault avait fait valoir et exemplifié du style de Lacan dans le mouvement en ellipse à double foyer selon lequel s’enroulent nombre de ses phrases, passant par torsion à la bande de Moebius, puis par coupure à l’asphérique. 1 C’est quelque chose qui se pourrait peut-être aussi comparer au Rubick's cube ou à une grille géante de mots croisés où ce sont les textes qui s’enchâsseraient selon une logique subtile. S’interrogeant et se répondant les uns les autres, parfois directement, parfois latéralement, ils nous livrent inlassablement, selon le

28

LACAN J., « Préface à une thèse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 400.

29 Ibid., p. 402.

1 REGNAULT F., « Traits de génie », Connaissez-vous Lacan ? (Collectif),

Seuil, Paris, p. 92.

mot de Francis Pongé, des « résons » nouvelles, ou comme, plus liturgique, le formule Eric Laurent dans cette même livraison de Quarto, 2 des « répons » en vagues. « Répons » est un terme emprunté au vocabulaire de la musique sacrée dont Dominique Laurent avait fait récemment usage pour désigner « un mode de réponse qui s’extrait de l’espoir du dialogue », 3 une forme de réponse qui tient compte de S(A).

Tout à la fois discours de la méthode psychanalytique, manuel d’antiphilosophie, art poétique postjoycien, work in progress d’une clinique inédite, organon d’une logique de l’incomplétude, Oraculo Manual d’un Gracian lecteur de Freud, selon que l’on privilégie l’un ou l’autre de ces aspects solidaires, on traversera ce recueil suivant des axes où le point de fuite s’appréhendera de façon variée. C’est un étrange rébus, orienté certes par l’ordonnancement très médité des textes par Jacques-Alain Miller, par la composition en huit parties du volume, par la trame qui le lie au recueil des Écrits de 1966, mais un rébus où le mot de l’énigme se refuse.

Rébus et rebut : comment ne pas glisser ici d’une lettre à la manière de Joyce, de a letter à a litter, et comme Lacan avec lui dans « Lituraterre », porte d’entrée dans les Autres écrits, à la fois réduplication et contrepoint du Séminaire sur « La lettre volée » par où s’ouvrait le recueil de 1966. Lacan y qualifie ses Écrits, jalons et chutes de son enseignement, de « lettres ouvertes ». 4 Ouvertes à qui ? La thèse selon laquelle une lettre arrive toujours à destination n’ôte rien à la fonction cruciale de l’adresse. Et à chaque écrit, comme le souligne justement Eric Laurent, celle-ci est ciblée, spécifiée pour répondre à des interrogations précises. Mais dans le même temps l’angle de la réponse ne cesse de déplacer cette adresse elle-même, tantôt l’élargissant, tantôt l’individualisant, la bousculant toujours. Examinons quelques exemples.

« Mes amis », c’est ainsi que le Dr Lacan s’adresse à l’assemblée des auditeurs de son « Discours de Rome ». 5 « Qu’à cette amitié participent donc tous ceux qu’aura ici menés le sentiment des intérêts humains emportés par l’analyse » formule-t-il ensuite. A cette rencontre sous le signe de l’amitié,

2

LAURENT E., « Une leçon de publication », Quarto, 75, Janvier 2002. 3

LAURENT D., « Le répons du partenaire », La Cause Freudienne, 48, mai 2001, pp. 73-80.

4 LACAN J., « Lituraterre », Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p. 12.

5 LACAN J., « Discours de Rome », Autres écrits, op. cit, p. 133.

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un au-delà du rassemblement de circonstance du Congrès où il s’exprime est évidemment indiqué en ces lignes. Son discours a une adresse historiquement nommée, il va à « ceux qui viennent de fonder en un nouveau pacte la conscience de leur mission ». 6 Son message pourtant est là « de toujours », et au-delà des personnes présentes, vise l’avenir promis à ce qu’il enseigne. Les réponses qu’il propose s’adressent donc à chacun de ceux qui auront à répondre de cet avenir, et leur posent la question de leur désir en l’affaire. L’assemblée présente incarne cette communauté plus large en laquelle Lacan se reconnaît.

Dix ans plus tard, en ses « Réponses à des étudiants en philosophie », dans un tout autre contexte d’interlocution, Lacan multiplie au contraire les pas de côté à l’endroit de ceux qui l’interrogent. « Ce que j’enseigne, ne s’adresse pas de premier jet aux philosophes. Ce n’est pas, si je puis dire, sur votre front que je combats. Car il est remarquable que vous me posiez des questions sans autrement vous inquiéter d’où je suis fondé à soutenir les positions que vous me prêtez plus ou moins exactes. La place de l’énonciation est essentielle à ne pas élider de tout énoncé, sachez-le ». 7 Pas de côté qui n’esquive en rien la question, celle du rapport entre conscience et sujet : « La question d’une erreur initiale dans la philosophie s’impose, dès que Freud a produit l’inconscience sur la scène qu’il lui assigne et qu’il lui rend le droit à la parole. […] Ce droit, dis-je, l’inconscient le tient de ce qu’il a structure de langage, et je m’en expliquerais de l’éclat sans fin dont Freud fait retentir ce fait, si vous m’aviez posé la question autour des termes inconscient et sujet ». 8 La suite consistera donc à remettre « à sa place la fonction d’une confusion qui est d’abord dans votre question ». 9 La fin de la réponse à cette première question est savoureuse : « Etes-vous assez édifié pour me dispenser de répondre sur les moyens de "faire sortir quelqu’un de sa conscience ?" Je ne suis pas Alphonse Allais, qui vous répondrait : l’écorcher » ! 10

6 Ibid.

7 LACAN J., « Réponses à des étudiants en philosophie », Autres écrits, op.

cit., pp. 204-205. 8

Ibid., p. 204. 9

Ibid., p. 205. 10

Ibid., p. 206.

Au fil de l’entretien, le ton de Lacan, grand lecteur des dialogues platoniciens, se fait ainsi plus ironique. Dans sa réponse à la deuxième question, sur le thème « psychanalyse et société », ce recours à l’ironie est situé au regard de cela même qu’emporte la question : « Quand vous aurez la pratique du schizophrène, vous saurez l’ironie qui l’arme, portant à la racine de toute relation sociale ». 11

Dans la clinique psychiatrique classique, la « réponse à côté » est un trait de longtemps repéré. A l’occasion, elle est loin d’être si à côté. « Qu’est-ce qui vous amène ? » « L’autobus 19 » répond impeccablement le patient. Il est d’autres modes de réponse à côté : il y a celle de l’humoriste, celle, souvent pleine d’humour, du cancre, celle du poète, cancre lui-même quand il se nomme Jacques Prévert ; il y a la réponse à côté de mauvaise foi, façon Georges Marchais, la réponse à côté lapsus. Et puis il y a la réponse à côté lacanienne, qui est interprétation. Interprétation dans les limites strictes qui s’imposent au discours analytique : « Pour éviter toute méprise, prenez acte que je tiens que la psychanalyse n’a pas le moindre droit à interpréter la pratique révolutionnaire, […] mais que par contre la théorie révolutionnaire ferait bien de se tenir pour responsable de laisser vide la fonction de la vérité comme cause, quand c’est là pourtant la supposition première de sa propre efficacité ». 12

Vient alors la question III de cet entretien, là où ceux qui l’interrogent l’attendent tout spécialement, question du rapport entre philosophie et psychanalyse. Lacan, il est vrai, a déjà fait un sort dès la question I à la « broutille philosophique ». D’où cette réponse sans bavure : « J’en ai déjà dit assez pour être court, car tout ceci ne me plaît guère » 13

Passons à présent au texte d’« Introduction de Scilicet au titre de revue de l’École Freudienne de Paris ». A qui s’adresse Scilicet – tu peux savoir en latin ? Elle s’adresse à un « tu que je cherche », ou encore au bachelier, à l’aspirant, à celui-là qui n’est pas encore marié, et elle parie sur le nombre. Nous voyons là Lacan, en un moment spécialement significatif (nous sommes en 1968) à la recherche d’un Autre nouveau, au-delà du cercle de l’école dont Scilicet sera l’organe. La création de Scilicet est donc en elle-même une réponse, un moyen afin de

11

Ibid., p. 209. 12

Ibid., p. 208. 13

Ibid., p. 210.

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surmonter les obstacles rencontrés douze ans durant dans les Sociétés psychanalytiques existantes, mais que les résistances rencontrées par sa « Proposition d’Octobre 1967 » dans l’EFP elle-même lui font craindre de voir resurgir. « Tel est le remède de cheval, le forcing, voire le forceps, dont l’inspiration m’est venue comme seule propre à dénouer la contorsion par quoi en psychanalyse l’expérience se condamne à ne livrer passage à rien de ce qui pourrait la changer ». 14

Cet Autre nouveau que Lacan appelle de ses vœux dans ces années-là écoute la radio et regarde la télévision. A lui s’adressent les deux grands textes que sont « Radiophonie » et « Télévision », deux entretiens où l’art de la réponse est mené à son sommet. Epinglons dans « Radiophonie » la réponse à la question VI : « En quoi savoir et vérité sont-ils incompatibles ? ». Réponse : « Incompatibles. Mot joliment choisi qui pourrait nous permettre de répondre à la question par la nasarde qu’elle vaut : mais si, mais si, ils compatissent. Qu’ils souffrent ensemble, et l’un de l’autre : c’est la vérité. Mais ce que vous voulez dire, si je vous le prête bien, c’est que vérité et savoir ne sont pas complémentaires, ne font pas un tout. Excusez-moi : c’est une question que je ne me pose pas. Puisqu’il n’y a pas de tout. Puisqu’il n’y a pas de tout, rien n’est tout ». 15Bel exemple de réponse à côté, par laquelle Lacan, jouant de l’équivoque entre compatibilité et compassion, fait résonner au sens de Pongé la question de son interlocuteur, lui imprime un tour sur elle-même, l’interprète, faisant surgir de la question elle-même un insu, un présupposé fantasmatique – tout est dans tout – sur quoi portera en définitive sa réponse. Cet effet de déplacement et de torsion de la question par la réponse, effet de retour de la réponse sur la question et le lieu d’où elle s’énonce est sensible semblablement dans « Télévision ». Question : « Il y a une rumeur qui chante : si on jouit si mal, c’est qu’il y a répression sur le sexe, et c’est la faute, premièrement à la famille, deuxièmement à la société, et particulièrement au capitalisme. La question se pose ». Réponse : « Ça, c’est une question […] qui pourrait s’entendre de votre désir de savoir comment y répondre, vous-même, à l’occasion. Soit : si elle vous était posée, par une voix plutôt que par une personne, une voix à ne se concevoir que comme provenant de la télé, une voix qui n’ex-siste pas, ce de ne rien dire, la voix 14

LACAN J., « Introduction de Scilicet au titre de la revue de l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op. cit, p. 284.

15 LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, op. cit., p. 440.

pourtant, au nom de quoi, moi, je fais ex-sister cette réponse, qui est interprétation ».16 De même, avec les questions kantiennes dont le « chatouille » Jacques-Alain Miller : « Que dois-je faire ? » Réponse : « Je ne peux que reprendre la question comme tout le monde à me la poser pour moi. Et la réponse est simple. C’est ce que je fais, de ma pratique tirer l’éthique du Bien-dire, que j’ai déjà accentuée. Prenez-en de la graine, si vous croyez qu’en d’autres discours celle-ci puisse prospérer. Mais j’en doute. Car l’éthique est relative au discours. […] Pour "que m’est-il permis d’espérer ?", je vous la rétorque, la question, c’est-à-dire que je l’entends comme venant de vous. Ce que j’en fais pour moi, j’y ai répondu plus haut. Comment me concernerait-elle sans me dire quoi espérer ? Pensez-vous l’espérance comme sans objet ? Vous donc comme tout autre à qui je donnerais du vous, c’est à ce vous que je réponds, espérez ce qu’il vous plaira. Sachez seulement que j’ai vu plusieurs fois l’espérance, ce qu’on appelle : les lendemains qui chantent, mener les gens que j’estimais autant que je vous estime, au suicide tout simplement. […] Pour que la question de Kant ait un sens, je la transformerai en : d’où vous espérez ? En quoi vous voudriez savoir ce que le discours analytique peut vous promettre, puisque pour moi c’est tout cuit ». 17 Dans ces deux dernières réponses, Lacan renvoie à ce qu’il fait, au réel en cause dans l’expérience analytique elle-même. Ceci nous amène à considérer une autre modalité essentielle de la réponse-interprétation au nom de l’objet a : celle de l’acte. La réponse en acte est moins réponse à des questions qu’à ce qu’il situe comme « problème ». L’« Acte de fondation » de 1964 est réponse en acte au problème de la formation du psychanalyste après son excommunication de l’IPA. De même, l’admirable « Lettre de dissolution » de janvier 1980 est réponse en acte à ce qu’« il y a un problème de l’École » que Lacan prend sur lui : « Qu’il suffise d’un qui s’en aille pour que tous soient libres, c’est, dans mon nœud borroméen, vrai de chacun, il faut que ce soit moi dans mon École ». 18 Réponses à des questions ou à des problèmes, l’effet obtenu est toujours un effet saisissant de déplacement de discours, dont je dirai un mot pour finir dans la perspective qui nous occupe cette année de « l’effet-de-formation ». L’effet de formation n’est pas, à ma connaissance, une expression dont

16

LACAN J., « Télévision », Autres écrits, op. cit, p. 529. 17

Ibid., pp. 541-542. 18

LACAN J., « Lettre de dissolution », Autres écrits, op. cit., p. 317.

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Lacan a usé, mais elle fait série avec une série impressionnante de syntagmes construits sur le même moule, et dont je n’ai certainement pas fait le recensement exhaustif : l’effet de vérité, l’effet de signification, l’effet de sens (ou de dé-sens), l’effet du signifiant, l’effet de langage, l’effet de signifié, l’effet de lekton (le point de capiton), l’effet de la lettre, l’effet de création, l’effet de condensation ou de déplacement, l’effet de sujet. Autant de formules dont rend raison de manière générale l’effet de rétroaction de la chaîne signifiante que le graphe de « Subversion du sujet et dialectique du désir » déploie sur ses deux étages. Comment l’effet de formation se diffracte-t-il dans cette série ? Au fond, l’expression même d’effet de formation nous conduit à penser la formation en psychanalyse sur fond d’une disjonction entre ce qui serait, pour autant que cela puisse se soutenir, la formation proprement dite et ses effets subjectifs. Il y a une béance, disait même Jacques-Alain Miller, entre la cause et l’effet. Parler d’effet de formation, c’est déjà opérer un détachement du résultat, du produit : l’effet de formation de la formation elle-même. Ça implique même de considérer que des effets de formation peuvent surgir d’ailleurs que d’une formation identifiée et reconnue comme telle dans une forme d’enseignement instituée. Dans cet ordre d’idées, l’effet de déplacement de discours pourrait être tenu pour l’effet de formation par excellence en psychanalyse. Celui-ci peut en outre se répartir selon plusieurs registres : celui des effets de vérité, ceux qui scandent les moments cruciaux de la cure d’un sujet, ceux des effets de sens, ou de dé-sens qui orientent son rapport au savoir, ceux des effets de création que la passe met en lumière. Dans les Autres écrits, un texte m’a frappé par la multiplication des occurrences d’« effets de… ». Il s’agit du « Petit discours à l’ORTF ». 19 Sur cinq pages, y apparaissent : l’effet de rire, l’effet de langage, l’effet de l’inconscient, l’effet de cisaille ou encore les effets de cisaillage (autrement dit la castration, comme effet de la prise des fonctions biologiques dans le langage), les effets de suggestion, les effets de régression. J’épinglerai dans cette série l’effet de rire et l’effet de cisaille. Leur proximité dans ce texte a aussitôt réveillé en moi le souvenir irrésistible d’un bon mot de Lacan, dans quel Séminaire je ne sais plus : « tout animal qui a des pinces ne se masturbe jamais ! » Comme

19 LACAN J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, op. cit., pp. 221-

226.

l’assistance riait de bon cœur, Lacan ajouta : « Ça fait toujours son petit effet ». * Exposé présenté le 20 octobre 2001 lors d’une après-midi organisée par

l’ACF-Belgique et Quarto sous le titre : « Les Autres écrits de Jacques Lacan ».

Lire ou ne pas lire Nathalie Georges-Lambrichs

La Postface au Séminaire XI que Lacan nie écrire *-« à le faire je posteffacerais mon Séminaire », dit-il – définit ledit Séminaire XI comme « pas un écrit », mais une « transcription ». 1 Celle-ci apparaît comme une opération particulière qui permet que « ce qui se lit passe-à-travers l’écriture en y restant indemne ». 2 Cela signifie-t-il que celui qui s’y dévoue, le transcripteur, veille avec une attention particulière à permettre que l’écriture ne fasse pas, clans le texte qu’il produit, obstacle à la lecture ?

Qu’est-ce donc qu’une transcription ? Le terme a signifié en premier lieu « copier un écrit ». D’Alembert écrit ainsi à Voltaire le 27 avril 1773 : « Démosthène me disait un jour que, pour se former le style, il avait huit fois de sa main transcrit l’histoire de Thucydide ». 3 Cette figure du solitaire s’exerçant et se rompant aux prises avec un texte illustre bien la préséance donnée au silence (de la création), et le court-circuit de ce face à face éternel que Borges a immortalisé dans son Pierre Ménard, auteur du Quichotte. L’acception du terme en musique – transcrire pour violon un prélude de Bach, initialement composé pour l’orgue – résonne autrement. L’accent est mis sur l’instrument auquel on peut supposer un désir de jouer ce qui, à l’origine, n’est pas écrit pour lui. Le recours à quelqu’un lui permettant, à cet instrument, de lire la partition pour lui indéchiffrable est donc nécessaire. Beaucoup d’écrivains ou de poètes ont ainsi défini leur pratique d’écriture, courbé sous la voix de quelque divinité qui leur dictait un texte que leur plume allait seulement faire exister, en qualité de témoin. Ce que dit la divinité est voué à l’inconscient, en effet, et Lacan ne recule pas à avancer :… « ce que je dis est voué à l’inconscient, soit à ce qui se lit avant tout ». 4 Ici triomphe la joie

1

LACAN J., « Postface au Séminaire XI », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 503.

2 Ibid.

3 LITTRE, e vol., p. 1224.

4 LACAN J., loc, cit.

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de lire en ignorance de cause, telle qu’en elle-même l’éternité la change. Or, Joyce vint, qui au rêve, c’est-à-dire à l’inconscient, « a coupé le souffle », dit Lacan dans « Joyce-le-symptôme ». Le souffle, entendons du désir : prenez un écrit, ôtez lui le souffle, reste la jouissance. Mais où est donc passé le désir ? Eh bien, dans le lire, qui est devenu un équivalent du dire. Mais, si lire fait pièce aux délires de tout poil, – c’est une tentation de le dire – c’est bien dans la perspective des conséquences à quoi cela peut porter. Ce n’est pas lire ou ne pas lire, c’est savoir ou ne pas savoir ce que lire veut dire, que lire veut dire et dire et dire encore, sans le savoir nécessairement. Telle est la jouissance propre au symptôme, cette « jouissance opaque d’exclure le sens ». Les « post-joyciens », au nombre desquels se compteraient des psychanalystes, sauraient cela, seraient décidés à ne pas l’oublier…, c’est cette décision de contrer l’oubli (dont parle depuis qu’il a été nommé AE Alain Merlet). Les autres lecteurs resteraient et restent la proie consentante du « symptôme littéraire ». 5

Qu’est donc le symptôme littéraire ? Lacan l’aborde par une des guises de l’objet petit a, liée à la trace laissée sur le papier dit hygiénique. Il resterait, dit-il, après Joyce « quelque chose à crever dans le papier hygiénique sur quoi les lettres se détachent, quand on prend soin de scribouiller… ». 6

Ce papier qui fait écran, il peut donc s’agir de le crever encore. Cela suffit à définir une analyse. Cette métaphore du papier que l’on crève, écran du souvenir, mur du fantasme ou masque de la personne, serait plutôt à rapporter à une pratique : il y a lieu de crever le papier encore et encore, jusqu’à ce que le sujet prenne un aperçu, un operçu de l’objet qu’il y a derrière, métonymique de lui-même. Ainsi se vérifie pour qui franchit la frontière, que les deux territoires que la frontière sépare ont commune mesure, 7 soit celle du pas qui opère ledit franchissement.

La question n’est plus alors de savoir si écrire fait toujours vibrer cette dimension de la mort déjà là – sans doute y a-t-il dans l’acte ou la pratique de

5

LACAN J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit., p. 570. 6

Ibid. 7

LACAN J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit, p. 14.

l’écriture quelque chose qui consent à ce réel de la mort – mais quelle est la visée de l’écriture. Lacan a fait, pour la psychanalyse, ce pari d’un tournant, et d’une coupure radicale d’avec le mode d’écrire des écrivains et des poètes, après Joyce. Qu’il l’ait pris, ce pari, en faisant de littérature lituraterre est bien plus qu’un Witz, l’indice d’une responsabilité conçue en logique relativement au lien qu’il implique : que se passe-t-il, en effet, « quand on prend soin de scribouiller pour la rection du corps pour les corpo-rections… » 8 ? Lacan semble nous dire que ce « on » qui prend ce soin ne voit pas plus loin que le bout de son nez, et pour cause, puisque, ce faisant, il est jusqu’au cou dans les corpo-rections…

L’on passe, en effet, sans ponctuation de la rection du corps à ladite corpo-rection. Au-delà du fantôme des corporations abolies et des exercices schréberiens de la gymnastique de chambre, cette condensation joycienne nous indique ce qui peut advenir d’un vivant en proie à la déréliction qui le guette selon la place et la fonction qu’occupe pour lui cet objet : soit, résorber le « je » dans un « on », et, durablement s’indéfinir. Les innombrables variations sur ce thème n’empêchent pas la version préalable de demeurer hors d’atteinte et la dimension de la parole de rester enlisée dans celle de l’écrit qui repousse la lecture. Le destin des corps, unis par leur mêmeté organique, semble alors programmé aussi sûrement qu’il est ignoré : ils marcheront du même pas, ce pas-à-lire qu’ils ne dépasseront pas, si ce n’est pour trépasser… Où le « crève » du papier hygiénique fait résonner le mot d’ordre du maître à quoi tous ces écrits se résument et qui en est le filigrane, à savoir : « marche ou c…, et tiens-toi droit ».

Pour l’analyste, lettre et être c’est tout un : mortification, macération, jouissance du corps sur le mode de le laisser tomber au lieu de l’avoir, de l’avouër, comme il le dit ailleurs, où s’entend avouer. L’aveu est bien, en fin de compte, le mode de dire qui convient à l’analyste : savoir que quoi qu’il dise il dira toujours au-delà de ce qu’il veut dire… En ce sens, l’aveu est la transcription de son vouloir. * * Exposé à la soirée de la section clinique de Paris-lle-de-France le

mercredi 13 juin 2001.

8

LACAN J., « Joyce le Symptôme », op. cit., p. 570.

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L’élan calculé

Un rapport véridique au réel François Leguil

Lorsque Pierre-Gilles Guéguen m’a demandé si je voulais bien parler quinze minutes d’un point des Autres écrits je me suis dit : et pourquoi pas parler de la manière dont j’ai ouvert ce volume, c’est-à-dire commenter le premier texte que j’ai lu. *

Comme beaucoup d’entre nous – le jour de la vente en librairie étant celui du départ des congés dits de Printemps – j’étais en vacances et je me suis laissé guider par un motif quasi sentimental, voulant retrouver l’agrément éprouvé au milieu des années 80 lorsque Navarin a réédité la conférence que Lacan avait fait publier en 1947 dans l’Évolution psychiatrique : « La psychiatrie anglaise et la guerre ».

Tout le monde sait que ce texte est un hapax assez complet dans les deux volumes Écrits et Autres écrits, et certains en prennent prétexte pour le traiter par son côté circonstanciel, pittoresque disent ceux que les révérences n’effraient pas, prêts à faire de ces vingt pages une curiosité.

C’est vrai, c’est un récit de voyage, le deuxième dans l’histoire de la clinique française, le premier en 1908 ayant donné à Clérambault retour de Grande Bretagne et des hôpitaux psychiatriques britanniques, l’occasion d’une Note de quarante pages dont c’est assez peu dire qu’elles n’ont pas grand chose à voir avec celles de Lacan, mis à part des manières de louange argumentée. Le texte de Lacan est un récit de voyage mais il apparaît vite que ce n’est pas du tout par ce biais qu’il faut le consulter. Aussi délaisserai-je cet aspect contingent.

Ce texte est d’un abord bien plus singulier qu’étrange. Plongé dans la contingence la plus brûlante du siècle de Lacan, il apparaît dans les Autres écrits, dans ce volume plutôt maniable, comme en suspension, frappé d’une paradoxale mais certaine intemporalité. Songeons qu’il est quasiment

contemporain des « Propos sur la causalité psychique ».

Ce texte raconte un fait improbable, une rencontre déconcertante, la rencontre heureuse entre le discours analytique et le discours du maître. C’est la première fois, la dernière aussi bien et, ainsi que l’inspirerait le titre d’un film de l’école documentariste anglo-saxonne de l’époque, ce sera une brève rencontre.

Mais c’est une rencontre heureuse. Certes, il s’agit du maître du discours aux Communes l’emportant sur les héritiers du Roi Sergent escaladant l’horreur. Ceci sans doute explique ce que les médecins diagnostiqueraient comme un éréthisme relatif et contenu dans la plume. A la fin, Lacan se tourne vers « un pays démoralisé », il s’agit du sien, pour que sa psychiatrie « sache formuler ses devoirs dans des termes qui sauvegardent les principes de la vérité ». 1 Bien sûr on aurait beau jeu, songeant à la décrépitude présente… Je le répète ce serait Margaritas ante porcos, l’important n’est pas là, mais que cette rencontre improbable entre la découverte freudienne et la sempiternelle aporie du gouvernement des hommes, cette noce presque, est célébrée selon Lacan grâce au Ministère qu’il nomme : celui de la Science.

Dans ce texte, la convocation de la Science scelle cette rencontre, et permet à Lacan de poser de nombreuses pierres d’une axiologie simple et pourtant prévue.

Avant d’y venir, un point de clinique pure qui oppose la deuxième page, la page 102 avec la page 526 de Télévision 2 où la tristesse est dite « faute morale », « lâcheté morale ». Débarquant à Londres en septembre 1945, Lacan note sa surprise de constater que « la dépression réactionnelle » ambiante, qu’il observe partout où on lui raconte ce qui s’est passé depuis cinq ans, exerce sur lui

1

LACAN J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 120.

2 LACAN J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., pp. 509-545.

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comme un effet « tonique », qui lui prouve que « à l’échelle collective », cet état témoigne de l’effort de ceux qui sont allés jusqu’à l’extrême de leur énergie. 3 Contrecoup d’une aventure qui est allée au-delà de la réalité de ses limites, la dépression s’impose ici comme la rançon du courage et qui trouve sa vérité dans le réel d’un engagement.

A la même page Lacan vitupère « le romantisme » comparé à la résolution des « gens qui ne se reposent pas sur leur histoire ». Paru en 1947, vingt ans avant décembre 1967, ce texte dénonce déjà la sensibilité d’un lecteur du « Guerrier appliqué », et, à la page 273 des Autres écrits, d’un lecteur qui dira la « salubrité » de la destitution subjective. 4

Exposé présenté le 20 juin 2001 lors d’une soirée mensuelle de l’ECF à propos des Autres écrits. Ainsi pour l’héroïsme, qui n’est pas dans « tout ce qui apparaît comme sacrifice », 5 et anticipe presque ce commentaire de « L’acte psychanalytique » : « la sublimation n’exclut pas la vérité de jouissance, en quoi les héroïsmes à mieux s’expliquer, s’ordonnent d’être plus ou moins avertis ». 6

J’ai parlé des nombreuses pierres d’une axiologie simple et pourtant précise. Lacan en effet traite du courage, de la vérité, de la liberté, de la dignité, argumente sur la thérapeutique et la discipline, sur le subterfuge de « la valeur virile » lorsqu’elle s’efforce de « compenser » ce « que nos ancêtres auraient appelé une certaine faiblesse au déduit ». 7 Ces petites pierres permettent à Lacan de remonter la piste de son « déclin de l’imago paternelle » de 1938 et des « Complexes familiaux ». Mais toutes ces notations semblent se résumer et confluer dans celles-ci qu’il introduit sous forme de ce qui est ici déclaré « d’évidence psychologique », à savoir « cette vérité que la victoire de l’Angleterre est d’ordre moral, – je veux dire que l’intrépidité de son peuple repose sur un rapport véridique au réel ». 8

Passons sur l’intrépidité ; intrépide, chacun de nous ici sait ce que c’est que l’être, pour rêver tous les matins de la capacité d’en faire montre le jour où

3

LACAN J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit., p. 102.

4 LACAN J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op.

cit., p. 273. 5

Ibid., p. 120. 6

LACAN J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 380. 7

LACAN J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit., p. 112.

8 Ibid., p. 101.

cela s’avérera nécessaire. Fermeté dans le courage qui tient à l’absence d’effroi racontent en substance tous les dictionnaires.

Mais véridique, un rapport véridique au réel, qu’est-ce à dire ? C’est là qu’il importe de mesurer l’intervention de Lacan dans la sémantique commune. Véridique est la vérité servie fidèlement, avec régularité et presque avec exactitude : véridique, pour le dictionnaire, est à la fois : sincère et confirmé par les faits.

C’est plus pour Lacan, qui définit autrement le véridique dans une leçon de son séminaire, la première de celui qu’il consacre à l’Acte analytique, le 15 novembre 1967. La question qu’il y pose est simple, naïve comme il convient : qu’était le champ découvert par Freud avant l’acte de naissance de la psychanalyse, qu’en était-il du champ recouvert par la question des nombres transfinis avant que Cantor ne les invente (ces exemples sont naturellement de Lacan). Est-ce que « l’ordre du contrôlable » ouvert par la dimension du transfini dans les nombres était là de toute éternité ?

Lacan qualifie de : véridique, l’ouverture même de cet ordre, parce qu’au moment où surgit cette vérité, un savoir s’annonce dans la combinatoire qui détermine la vérité elle-même. Est véridique une vérité dont on pressent dans son surgissement qu’un savoir sans doute saura la confirmer. Surgissement d’une vérité qui annonce un savoir, le véridique s’oppose au symptomatique ou la vérité s’insurge contre le savoir. Un rapport véridique au réel est ici opposé à un rapport symptomatique au réel. D’où, selon Lacan, la condition d’une vérité qui permet l’acte et d’un savoir à venir qui l’expliquera.

La vérité de la victoire est cette intrépidité, c’est-à-dire cette certitude en acte et le savoir qui l’expliquera est ce que dans « la psychiatrie et la guerre » appelle la science.

Bien sûr ce n’est pas la science dont Lacan annonce à la page 302 des Autres écrits, dans son « Allocution sur l’enseignement » de 1970, qu’elle ne change rien à l’ordre du discours du maître : la science ici, je veux dire entre 1945 et 1947 est la psychanalyse lorsque, réformatrice de la psychiatrie, elle consent à se faire conseillère du Prince.

Sans doute aura-t-on raison de gloser et observer que la Science dans « La psychiatrie anglaise »

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correspond à ce que tout honnête homme se plaît à nommer justement l’esprit des lumières. Bien sûr cette science n’est pas celle qui fait avouer à Lacan à l’« Ouverture de la Section clinique », qu’il faut « bien se rendre compte que la psychanalyse n’est pas une science ». 9 Lacan pourtant, définit assez précisément les choses en 1945 et dresse même la liste de quelques réquisits de ce qui s’avance sous cette bannière « science », telle une conquête de la raison : qu’elle dispose de concepts légitimant « un mode opératoire », 10 qu’elle vienne en lieu et place des obscurités d’une tradition monopolisée par ceux qui y font figure de maître, 11 qu’elle se constitue en une discipline capable de répondre aux discours politiques et sociaux qui l’interrogent sur ses moyens d’élucidation et d’action, 12 et qu’elle dénonce le snobisme d’une science postiche prête à investir les objets d’études qui flattent le sentiment dominant de ceux qui ont le vent en poupe (Lacan se moque ici de la causalité physio-biologique du fait mental). 13 Cette science – conquête de la raison – « allège la tradition » mais en « l’intégrant », c’est-à-dire en s’avançant sur la scène du monde, « la porte à une puissance seconde ». 14 Où est, dans les Autres écrits, le Lacan de « La psychiatrie anglaise et la guerre », lorsqu’on a tourné la dernière page de ce texte ? Et bien en maints endroits et, n’ayant pas le temps de le montrer, je n’en retiens que deux en priant qu’on me pardonne, parce que le premier n’est pas dans les Autres écrits mais, en 1956, dans les Écrits eux-mêmes : qu’on songe à cette page aux accents de philippique de « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », et ne trouvera-t-on pas à l’œuvre le même dessein qui, à la page 104 de « La psychiatrie anglaise », se voue à « dissiper la formation de caste et d’école » : « Voici donc l’organisation qui contraint la Parole à cheminer entre deux murs de silence, pour y conclure les noces de la confusion avec l’arbitraire. Elle s’en accommode pour ses fonctions d’avancement […] Une observation attentive dénombrerait ici toutes les formes du tir indirect ou de ce cheminement appelé chicane, autant dire celles qui provoquent l’assaillant à jouer de l’invisibilité. C’est bien là la faille du système comme moyen de tri des sujets, et celle-ci 9

LACAN J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, 9, avril 1977, p. 14.

10 LACAN J., « La psychiatrie anglaise et la guerre », Autres écrits, op. cit.,

p. 106. 11

Ibid., p. 103. 12

Ibid., p. 115. 13

Ibid., p. 117. 14

Ibid., p. 103.

se conjoignant à l’insonorité qu’il oppose à la parole […] ». 15avec l’arbitraire. Elle s’en accommode pour ses fonctions d’avancement […] Une observation attentive dénombrerait ici toutes les formes du tir indirect ou de ce cheminement appelé chicane, autant dire celles qui provoquent l’assaillant à jouer de l’invisibilité. C’est bien là la faille du système comme moyen de tri des sujets, et celle-ci se conjoignant à l’insonorité qu’il oppose à la parole […] ». 15

En 1967, enfin, dans les Autres écrits cette fois, le compte rendu sur l’acte analytique où, Lacan ne dénonce plus « l’intimidation » du maître de 1956, mais « l’endoctrinement » 16qui cherche « alibi universitaire » 17pour s’offrir « assez péniblement à la pénombre des conciles… [comme à ce qui] prend figure d’Église parodique ». 18 Lacan évoque « l’humilité de la limite où l’acte s’est présenté à son expérience » 19et, comme il l’a fait à la fin du Livre XI et dans les deux premières leçons du séminaire de l’automne 1967, il reprend l’exemple de l’expérience de Pavlov pour montrer qu’à s’être « fait espoir à bon marché d’avoir mis le chapeau dans le lapin », 20 l’expérimentateur méconnaît que dans l’expérience qu’il pense conduire, le sujet de la science c’est lui et nul autre. C’est à ce ton d’exhortation non pas vibrant mais résolu que Lacan recourt : « Aussi bien sommes-nous partis, pour lui rendre courage [lui : à l’analyste], du témoignage que la science peut donner de l’ignorance où elle est de son sujet ». 21la fin du Livre XI et dans les deux premières leçons du séminaire de l’automne 1967, il reprend l’exemple de l’expérience de Pavlov pour montrer qu’à s’être « fait espoir à bon marché d’avoir mis le chapeau dans le lapin », 20 l’expérimentateur méconnaît que dans l’expérience qu’il pense conduire, le sujet de la science c’est lui et nul autre. C’est à ce ton d’exhortation non pas vibrant mais résolu que Lacan recourt : « Aussi bien sommes-nous partis, pour lui rendre courage [lui : à l’analyste], du témoignage que la science peut donner de l’ignorance où elle est de son sujet ». 21

15

LACAN J., « Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956 », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 482-483.

16 LACAN J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 376.

17 Ibid., p. 377.

18 Ibid., p. 378.

19 Ibid., p. 377.

20 Ibid.

21 Ibid.

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S’autoriser de soi-même, c’est « accablant » enseigne Lacan en avril 1974. Lui « rendre courage » fait écho à ce rapport véridique au réel lorsque, pour chaque sujet, son partenaire le symptôme n’en peut mais dans le pas qu’il faut toujours faire.

Les Complexes familiaux : l’élan de Lacan Dominique Holvoet

Il revient aux « Complexes familiaux » d’ouvrir les Autres écrits, si l’on réserve à « Lituraterre » la place d’extime que « La lettre volée » occupe dans les Écrits. *

Les Autres écrits ouvrent ainsi sur un texte précurseur de l’enseignement de Lacan qui n’est rien moins que la première grande reformulation par Lacan de l’œuvre freudienne. 1 C’est dire la portée qu’aura cet écrit sur la suite ; il est d’ailleurs remarquable que cet exposé magistral n’ait pas fait d’obstacle à ce qui allait suivre.

S’il s’agit au départ d’un article d’encyclopédie consacré à la famille et commandé au jeune Lacan par Henri Wallon, nous avons aujourd’hui entre les mains une reprise critique de l’œuvre freudienne qui constitue l’amorce d’un projet ambitieux : le projet de Lacan de réviser le complexe d’Œdipe afin de permettre « de situer dans l’histoire la famille paternaliste et d’éclairer plus avant la névrose contemporaine ». 2

On aura compris que Lacan va subordonner l’évolution du complexe d’Œdipe aux conditions culturelles de la famille paternaliste et que cet écrit va déjà induire une perspective quant à la question de ce qu’est un père dans la foulée de la révolution freudienne. Cette question « Qu’est-ce qu’un père ? » posée par Lacan vingt ans plus tard, dans son troisième séminaire en 1958, a pu faire croire que les lacaniens étaient des dévots du père. Vous savez qu’il n’en est rien, et déjà cet écrit de 1938 en donne témoignage et nous oriente de la bonne façon quant au père.

« Les complexes familiaux » sont un écrit d’une telle richesse qu’il serait illusoire de vouloir en faire ici le tour. Il est déjà de ces écrits de Lacan qui

1 MILLER J.-A., LAURENT E., « L’autre qui n’existe pas et ses comités

d’éthique », cours inédit, leçon du 22/01/1997. 2

LACAN J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 46.

contiennent ce pouvoir d’illecture qui suppose une pratique du texte soutenue. Ce texte force l’admiration par sa qualité démonstrative, sa rigueur méthodique ou encore simplement parce qu’il apporte du nouveau pour la psychanalyse. Pour essayer de me tenir à la hauteur du texte, j’ai trouvé appui sur le commentaire qu’en a proposé Jacques-Alain Miller il y a près de vingt ans dans son séminaire « Des réponses du réel » à la suite duquel il fera d’ailleurs publier « Les Complexes Familiaux » en 1984 dans la Bibliothèque des Analytica chez Navarin. Eric Laurent a consacré lui aussi de nombreux articles à cet écrit et tout deux ont fait référence à ce grand texte lors du séminaire qu’ils ont soutenu ensemble, « L’Autre qui n’existe pas et ses comités d’éthique ».

Enfin, dans la perspective ouverte par Eric Laurent de mise en valeur du travail d’édition que constituent les Autres écrits, on peut situer ce texte au niveau de son adresse largement collective. 3 Dès lors, il y a un autre texte qui répond au « Complexes familiaux » dans les Autres écrits, et c’est la « Note sur l’enfant » 4qui n’a qu’une destinatrice. Eric Laurent a fait valoir qu’à mesure que son enseignement se mettait à courir tout seul « hors du champ où on pouvait le contrôler », 5 Lacan va en restreindre l’adresse. Ce sera sa façon d’éviter la « poubellication ». Avec « Les complexes familiaux » nous avons, en ouverture du livre, un texte qui s’adresse à une large audience, alors que trente ans plus tard le texte qui lui répond, publié dans les parties qui font retour à la chronologie, la « Note sur l’enfant », a un seul destinataire, Jenny Aubry.

Un double point de départ radical

On peut considérer que c’est avec cet écrit que Lacan se pose dans la psychanalyse, et il le fait en prenant un double point de départ radical. D’un côté la différenciation nette entre le moi et le sujet, de l’autre le refus de l’instinct au profit des instances culturelles comme formatrices de l’individu.

Le second point est clairement établi à la lecture du texte, dès les premières pages où nous trouvons la démonstration de la domination des instances culturelles sur les instances naturelles, soit une

3

LAURENT E., « Une leçon de publication », Quarto, 75, décembre 2001. 4

LACAN J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, op. cit., pp. 373-374. 5

LACAN J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, op. cit., p. 224.

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« économie paradoxale des instincts » au profit de relations sociales soutenues par « des capacités exceptionnelles de communication mentale ». Que la formation de l’individu dépende radicalement des conditions de la culture, est une évidence simple dont le rappel est pourtant bien nécessaire. Je propose d’entendre dans ce titre de "formation" moins l’éducation de l’individu dont chacun s’accorde en effet à penser qu’il est un fait de culture, que son édification de sujet au sens, développé plus tard, de causation du sujet. Il y a déjà dans ce texte de 1938 des accents du Séminaire XI.

La mise en évidence du premier point, celui de la différenciation entre le moi et le sujet, est l’apport de la lecture de J-A. Miller. Il met en évidence dans son exploration, que la manière de Lacan de se poser dans la psychanalyse a été de faire barrage à l’antithèse freudienne qu’a constitué le post-freudisme. Et Lacan le fait en prenant pour point de départ l’Introduction au narcissisme. Il se met ainsi d’entrée en phase, non pas avec les développements des années 20' mais avec ce texte de 1914. Miller montre que Lacan n’est pas entré non plus dans la psychanalyse par la découverte première de l’inconscient mais bien par celle du narcissisme. Il importait à Lacan de reprendre la question à partir de la théorie du narcissisme pour mettre en valeur le moi, non pas comme instance constituante (moi de synthèse, moi autonome, etc) mais comme instance constituée. Ce n’est donc pas le moi qui apporte l’effort de synthèse du monde désorganisé du petit d’homme mais le moi est lui-même constitué, il l’est à partir de la relation narcissique. A partir de là, on voit Lacan devoir rendre compte de l’édification de l’individu avant le narcissisme, avant toute possibilité d’objectivation, c’est-à-dire avant tout moi constitué. Et il propose cette formule : « Pour la première fois, […] une tension vitale se résout en intention mentale », qui évoque déjà « l’intention de signification » que nous trouverons dans le graphe. 6

Cette distinction nette « moi-sujet », ce départ pris de 1914, du narcissisme comme secondaire, consomme d’entrée de jeu la rupture de Lacan avec l’ego-psychologie. Lacan introduit ici, pour sa démonstration, son stade du miroir afin de rendre compte comment le moi se constitue, comment s’installe une relation de méconnaissance du sujet à

6

LACAN J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, op. cit., p. 31. C’est J.-A. Miller qui propose la lecture en filigrane d’« intention de signification », dans son cours de 1984 cité en introduction.lecture en filigrane d’« intention de signification », dans son cours de 1984 cité en introduction.

la réalité et dès lors en quoi le moi se différencie radicalement du sujet, pris lui dans son « isolement affectif ». 7 Et au fond J.-A. Miller propose que cette distinction du moi et du sujet appelle, comme en creux, comme par un effet d’aspiration, la dimension de la structure. C’est ce qu’on va trouver sous le concept du complexe, comme instance éminemment culturelle, proprement symbolique. Le complexe c’est une pré-structure, propose J.-A. Miller. Le sujet sévèrement distingué du moi, saisi dans son isolement affectif mais fort des potentialités de communication mentale, se présente dès lors ouvert à l’invention et aux effets de créations à l’infini que permet justement la culture. Le culturel constitue ici le tissage dans lequel le sujet trouvera à s’inscrire selon les coordonnées du complexe ; et en cela le complexe se définit à l’opposé de l’instinct. Lacan renverse l’appui que Freud pensait pouvoir trouver dans l’instinct pour éclairer le complexe en considérant à l’envers que c’est « l’instinct qu’on pourrait éclairer actuellement par sa référence au complexe » ! 8

L’idée de la structure Comment s’organise la présentation de Lacan ? II ouvre l’article, comme je l’ai déjà signalé, en démontrant la prégnance du culturel sur l’édification de l’individu, réponse culturelle à l’économie paradoxale des instincts. Après avoir défini le concept du complexe et situé l’imago comme facteur inconscient du complexe, il décline trois complexes qui trouvent à s’articuler l’un l’autre. A la fois le mode de résolution du complexe précédent conditionne les réponses possibles à l’étage supérieur, et en même temps le dernier complexe, le complexe d’Œdipe, réorganise, rétroactivement les étages inférieurs. Cette gymnastique conceptuelle traverse tout le texte jusqu’à ses prolongements cliniques et donne d’emblée l’idée qu’il n’y a pas là une simple genèse développementale mais vraiment l’idée de la structure. Il rejoint ainsi ce qu’il articulera dans le Séminaire IV où il indique qu’il « s’agit toujours de saisir ce qui, intervenant du dehors à chaque étape, remanie rétroactivement ce qui a été amorcé à l’étape précédente ». 9 L’articulation des complexes entre eux, déjà, répond à une logique plus qu’à la chronologie, spécialement en ce qui concerne les effets rétroactifs du complexe

7

Ibid., p. 42. 8

Ibid., p. 29. 9

LACAN J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 199.

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d’Œdipe sur les deux qui le précèdent : le complexe de sevrage et le complexe d’intrusion.

L’article se termine sur les prolongements cliniques que permettent les développements de la première partie, d’abord concernant les psychoses puis les névroses – et c’est une brillante leçon clinique – s’achevant sur l’avenir que le complexe d’Œdipe réserve eu égard aux conditions culturelles de l’époque. C’est un Lacan visionnaire qui se révèle dans ces dernières pages.

Le complexe, une pré-structure, l’imago, une préfiguration de l’objet

Lacan définit le complexe comme « reproduisant une certaine réalité de l’ambiance » à une certaine étape du développement psychique, et cela de deux façons :

−La forme du complexe « représente cette réalité en ce qu’elle a d’objectivement distinct à une étape donnée du développement psychique ; cette étape spécifie sa genèse ». Vous reconnaissez là le mécanisme de la fixation.

−L’activité du complexe « répète dans le vécu la réalité ainsi fixée, chaque fois que se produisent certaines expériences qui exigeraient une objectivation supérieure de cette réalité ». 10 Vous avez là le mécanisme de la répétition.

Avec fixation et répétition nous avons le mode de fonctionnement du complexe qu’il faut alors articuler logiquement aux trois complexes que Lacan présente chronologiquement : sevrage, intrusion et Œdipe. L’élément fondamental du complexe est l’imago en tant que représentation inconsciente. Imago de la relation nourricière, imago de l’autre ou du double et enfin imago du parent du même sexe ou imago paternelle. J.-A. Miller propose de considérer qu’il y a ici comme une anticipation voire plusieurs anticipations de l’objet. Je relèverai la plus exemplaire, celle de l’objet comme perdu. Lacan présente le complexe dans « sa manifestation de carence objective à l’égard d’une situation actuelle » qu’il appelle « épreuve au choc du réel ». 11

Ainsi, la façon dont s’articulent les complexes entre eux est proprement ordonnée à partir d’un point de carence, qui n’est certes pas conceptualisé comme

10

LACAN J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 28.

11 Ibid.

tel mais qui est là comme une pierre d’attente à ce qui va suivre. Au fond, l’imago, comme représentation inconsciente du complexe, est déjà une mise en forme de l’objet qui trouvera à s’éclairer plus tard lorsque Lacan distinguera objet et signifiant.

Ces trois complexes dont Lacan se sert pour rendre compte du développement psychique se déclinent en trois scansions : le complexe de sevrage, celui dont Jacques-Alain Miller fait remarquer que le nom même de sevrage met d’emblée l’accent sur l’objet en tant que perdu, le complexe d’intrusion que Lacan articule à partir de son stade du miroir pour mettre en valeur le narcissisme comme secondaire, et le complexe d’Œdipe où enfin le père s’avance, mais comme venant, si je puis dire, d’un autre monde que le monde des relations objectales de la prime enfance. Le père n’y intervient que comme fonction où se conjoignent sur un seul individu « l’agent de l’interdiction sexuelle » et « l’exemple de sa transgression ». 12Lacan voit dans cette conjonction paradoxale l’« idéal de promesse » qui conduira l’enfant vers le devenir humain le plus prometteur et le plus riche en effets de création.

Le groupe familial décomplété

Il est à souligner qu’il nous faut attendre le complexe d’Œdipe pour voir apparaître une figure symbolique dans ce processus de maturation psychique. C’est sans doute pour cette raison que J.-A. Miller accorde manifestement peu de faveur au complexe d’intrusion qui le précède, en tant qu’il ne dessine qu’une partie du futur schéma en X que nous connaissons et qui représente précisément l’axe imaginaire comme venant s’interposer sur l’axe où le sujet trouverait sinon à réaliser symboliquement son être. Or le stade du miroir présenté dans cet écrit repère l’axe imaginaire seul, c’est-à-dire le « voile du mirage narcissique »13i solé de toute intervention symbolique authentifiante. Le complexe d’intrusion ne fait émerger aucune figure qui viendrait authentifier la reconnaissance de l’autrui et donner à la réalité un caractère autre qu’imaginaire. Mais du même coup, ce développement partiel éclaire les phénomènes psychotiques. Lacan évoque ainsi ce qu’il appelle « le groupe familial décomplété » comme très favorable à l’éclosion des psychoses et chacun entend se profiler dans cette formule une

12

Ibid., p. 46. 13

LACAN J. « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 550.

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prémisse de la forclusion. A la page 45 des Autres écrits vous trouvez ceci : « […] le groupe familial, réduit à la mère et à la fratrie, dessine un complexe psychique où la réalité tend à rester imaginaire ». C’est à ce propos que Lacan mettra en valeur le couple mère-fille comme couple psychologique spécialement sensible au délire à deux. « C’est – écrit-il – dans les délires à deux que nous croyons le mieux saisir les conditions psychologiques qui peuvent jouer un rôle déterminant dans la psychose. […] Nous avons rencontré constamment ces délires dans un groupe familial que nous appelons décomplété, là où l’isolement social auquel il est propice porte son effet maximum, à savoir dans le "couple psychologique" formé d’une mère et d’une fille ou de deux sœurs [Lacan renvoie ici à son étude sur les sœurs Papin], plus rarement – signale-t-il encore – d’une mère et d’un fils ».14 Il accorde manifestement peu de faveur au complexe d’intrusion qui le précède, en tant qu’il ne dessine qu’une partie du futur schéma en X que nous connaissons et qui représente précisément l’axe imaginaire comme venant s’interposer sur l’axe où le sujet trouverait sinon à réaliser symboliquement son être. Or le stade du miroir présenté dans cet écrit repère l’axe imaginaire seul, c’est-à-dire le « voile du mirage narcissique » 13 isolé de toute intervention symbolique authentifiante. Le complexe d’intrusion ne fait émerger aucune figure qui viendrait authentifier la reconnaissance de l’autrui et donner à la réalité un caractère autre qu’imaginaire. Mais du même coup, ce développement partiel éclaire les phénomènes psychotiques. Lacan évoque ainsi ce qu’il appelle « le groupe familial décomplété » comme très favorable à l’éclosion des psychoses et chacun entend se profiler dans cette formule une prémisse de la forclusion. A la page 45 des Autres écrits vous trouvez ceci : « […] le groupe familial, réduit à la mère et à la fratrie, dessine un complexe psychique où la réalité tend à rester imaginaire ». C’est à ce propos que Lacan mettra en valeur le couple mère-fille comme couple psychologique spécialement sensible au délire à deux. « C’est – écrit-il – dans les délires à deux que nous croyons le mieux saisir les conditions psychologiques qui peuvent jouer un rôle déterminant dans la psychose. […] Nous avons rencontré constamment ces délires dans un groupe familial que nous appelons décomplété, là où l’isolement social auquel il est propice porte son effet maximum, à savoir dans le "couple psychologique" formé d’une mère et d’une fille ou de deux sœurs [Lacan renvoie ici à son étude

14 LACAN J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu »,

Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 68.

sur les sœurs Papin], plus rarement – signale-t-il encore – d’une mère et d’un fils ». 14

L’imago maternelle, facteur de mort

Revenons sur le complexe de sevrage pour évoquer son issue régressive, à savoir que, non sublimée, l’imago maternelle devient facteur de mort. A la page 39 des Autres écrits, Lacan utilise la formule de « rôle de doublure intime que joue le masochisme dans le sadisme […] qui a conduit Freud à affirmer un instinct de mort ». Ce masochisme primaire, propose-t-il, est le moment où se reproduit le malaise du sevrage pour son dépassement, c’est-à-dire pour sa sublimation. Et Lacan évoque le Fort-Da comme pratique masochique qui consiste à renouveler inépuisablement l’exclusion de l’objet comme pour s’infliger à chaque fois le pathétique du sevrage, même si l’enfant en triomphe maintenant qu’il est actif dans sa reproduction. Lacan parlera d’ailleurs de tendance à la mort et non pas d’instinct de mort, indiquant ainsi que la tendance contrairement à l’instinct n’est pas inscrite dans le biologique comme Freud voulait le montrer mais dans l’insuffisance du biologique à quoi le symbolique supplée. Pour Lacan l’insuffisance du biologique trouve sa raison dans la prématuration foncière de l’humain. Dès lors, dès qu’une situation réactive l’imago maternelle, c’est la tendance à la mort qui est la réponse « supplétive », si je puis dire. Cette réactivation de l’imago maternelle se présente dans chaque situation où il y a une perte de l’objet, c’est-à-dire finalement, comme le propose J.-A. Miller, une perte de jouissance. Par là chaque situation où se produit une perte de jouissance réactive l’imago maternelle et peut à l’occasion faire tendre le sujet vers cette mort non violente et silencieuse qu’est la retrouvaille avec le grand Tout. Ainsi, Lacan met en exergue une forme de suicide très spéciale qu’il caractérise comme suicide non-violent : « grève de la faim de l’anorexie mentale, empoisonnement lent de certaines toxicomanies par la bouche, régime de famine des névroses gastriques. L’analyse de ces cas montre que, dans son abandon à la mort, le sujet cherche à retrouver l’imago de la mère ». 15

Dans un registre moins morbide, Lacan signale – c’est déjà une thèse freudienne – que « l’abandon des sécurités que comporte l’économie familiale a la

15

Ibid., p. 35.

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portée d’une répétition du sevrage […] », il fait ici une prédiction funeste : « Tout retour, fût-il partiel, à ces sécurités peut déclencher dans le psychisme des ruines sans proportion avec le bénéfice pratique de ce retour ». 16 Et Lacan signale déjà, l’utopie sociale – il en signalera d’autres non plus à partir de l’issue régressive du complexe de sevrage mais à partir de l’abâtardissement du complexe d’Œdipe – l’utopie sociale donc que constituent tous les projets totalitaires qui confinent à l’harmonie universelle, à cette retrouvaille avec le grand Tout. Eric Laurent avait commenté ce point à l’époque où l’on parlait de la secte Sri Aurobindo. 17 Dans un registre moins délirant, Lacan met en garde contre tout projet d’éducation universalisant, toute tentative de rationalisation éducative, reconnaissant à la seule institution familiale une puissance formatrice sans précédent. 18 C’est sur cette base que sont fondées, par exemple, les institutions du RI3. En se gardant de se faire les porte-drapeaux de tout projet éducatif, en refusant les discours qui voudraient imposer quelque modèle pédagogique que ce soit, en se mettant en rupture avec toute tentative d’ailleurs vaine d’une quelconque réduplication du modèle de la famille, ces institutions ont développé une pratique originale non-oedipienne.

La fonction du père, source de l’élan culturel Lacan introduit le complexe d’Œdipe en le situant dans son rapport à l’histoire de la famille paternaliste. Il montre que le père de l’Œdipe n’est rien moins que « produit » par l’institution familiale. Ainsi, la définition du père n’est pas à aller chercher dans un mythe des origines comme Totem et Tabou mais dans l’histoire de la famille paternaliste elle-même. Lacan signale qu’il n’en a pas toujours été ainsi et en veut pour preuve les traces persistantes universellement d’une structure matriarcale de la famille. Il note que dans ces organisations matriarcales la répression de la sexualité était souvent très rigoureuse. Il prend ce fait ethnologique pour preuve que « l’ordre de la famille humaine a des fondements soustraits à la force du mâle », ce qui le conduira à parler, tout à la fin de l’article de « l’occultation du principe féminin sous l’idéal masculin » comme l’envers de cette préférence culturelle pour le mâle. 19 Cet envers a pour effet le

16

Ibid., p. 36. 17

LAURENT E., « Institution du fantasme, fantasme de l’institution », Feuillets du Courtil, 4, 1992, p. 16.

18 LACAN J., op. cit., p. 60.

19 ibid., p. 84.

surgissement, spécialement pour l’enfant mâle, d’une fonction émasculante lorsqu’il a affaire à une mère qui s’érige en reine des idéaux. 20 Le père n’incarne quant à lui une fonction profondément humanisante que s’il concentre sur son imago la fonction de la répression avec celle de la sublimation. C’est là le ressort le plus décisif du complexe d’Œdipe et ce ressort tient non pas à un mythe des origines dont tout concourt à penser qu’originairement les groupements humains étaient organisés selon une structure matriarcale, mais à l’histoire de la famille paternaliste.

Lacan prend une source ethnologique pour éclairer sa thèse selon laquelle c’est la famille paternaliste qui donne potentiellement le plus grand élan culturel. Dans les cultures matriarcales du nord-ouest de la Mélanésie, Malinovsky a repéré qu’il y avait une séparation des deux fonctions de répression et de sublimation. La fonction de la répression est dévolue à l’oncle maternel alors que le père joue un rôle de compagnon de route et de maître en techniques. Eh bien cela donne un autre Œdipe, c’est-à-dire qu’il n’y a pas, dans ces cultures de troubles névrotiques ! Mais Lacan décourage immédiatement ceux qui voudraient y voir un solution paradisiaque. En effet, le revers en est une production artistique, morale et créative empruntée d’une grande stéréotypie. L’élan culturel est donc de ce fait tari à la source, et cette source c’est le père lorsque sa culture concentre sur sa seule personne l’élan de la sublimation et l’exercice de répression sociale.

Que peut transmettre une famille ? Eric Laurent a mis en valeur l’importance accordée dans ce texte à l’institution du mariage comme accomplissement de la famille. 21 Comme le proposait Dominique Laurent lors de la récente journée des AE, il s’agira de voir si l’évolution actuelle peu favorable à l’institution du mariage se confirme, et dégager les effets de ce déplacement. En 1969, Lacan précise sa position et sa « Note sur l’enfant » permet de prendre la juste mesure des effets de la position nouvelle du mariage comme n’instituant plus en chaque cas la famille moderne. En effet, le mariage en 1938 est repéré comme le pas décisif qui a donné à la famille sa structure moderne en tant qu’il renverse la prépondérance sociale de la famille au profit du libre choix du mariage. Il met

20

MILLER J-A., « La nature des semblants », cours inédit, leçon du 29 janvier 1992.

21 LAURENT E., op. cit., pp. 9 – 20.

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donc l’accent sur le lien symbolique qui unit le conjugo plus que sur la généalogie et les liens du sang. C’est dire qu’il minoré les lois de la filiation au profit des lois de l’alliance. C’est ce qui fait de la famille ce « champ clos et loyal » où le sujet pourra se mesurer avec les figures les plus profondes de son destin. On entend dans cette phrase, l’accent fort donné par Lacan à l’appui identificatoire que doit trouver un sujet dans une famille. Mais il y a, dans le même texte, comme un pierre d’attente à une autre dimension, combien plus puissante et subversive, dans cette prépondérance accordée au lien qui unit le couple parental. C’est ce que Lacan va considérer en 1969 être de l’ordre « d’une constitution subjective, impliquant la relation à un désir qui ne soit pas anonyme ». Ce que la famille transmet c’est un nom pour le désir et ce désir concerne « la vérité du couple familial ». 22 La famille conjugale soutient là « une fonction de résidu » qui serait d’une autre portée que la seule institution du mariage. Alors pour conclure, nous ne pourrions manquer d’évoquer que même si Lacan attribue à la famille « une puissance qui dépasse toute rationalisation éducative », il s’accorde à penser, dès 1938, qu’il se produit un relâchement du lien familial. Il ajoute immédiatement qu’il ne faut pas compter sur lui pour s’en affliger, plutôt veut-il en dégager le ressort. Lacan situe dans ce relâchement la cause d’un grand nombre d’effets psychologiques et en voit le ressort dans le déclin social de l’imago du père. A la fin de l’écrit il prédit à l’aventure paternaliste de déboucher sur des phénomènes de masse – aujourd’hui avérés – tels que le féminisme et l’homosexualité 23 nombre d’effets psychologiques et en voit le ressort dans le déclin social de l’imago du père. A la fin de l’écrit il prédit à l’aventure paternaliste de déboucher sur des phénomènes de masse – aujourd’hui avérés – tels que le féminisme et l’homosexualité. 23

C’est dans le déplacement de la fonction qu’occupe le père que peuvent se lire les enjeux futurs de la civilisation. Cette fonction – paternaliste par un effet qui reste non défini dans l’histoire – centre l’exposé des « Complexes familiaux » de telle façon qu’elle reste ouverte à la contingence. Il se dégage en effet de ce texte l’idée qu’il pourrait se trouver d’autres modes que paternaliste pour occuper cette fonction. Ce sera la pointe la plus avancée de l’enseignement ultérieur de Lacan que d’inventer une clinique qui

22

LACAN J., « Note sur l’enfant », Autres écrits, op. cit., p. 373. 23

Cf. LAURENT E., « Le père, une place vide », Letterina, Bulletin de l’ACF-Normandie, 20, 1998, p. 19.

pluralise la fonction ici définie pour en faire une clé « sinthomatique ».

Il reste que ce déclin de l’imago paternelle ne permet plus d’avoir à portée de main la clé concernant le père. Cette ignorance a priori de ce qu’est un père produit errance et tristesse : elle suppose donc un effort supplémentaire, un effort éthique. Nous ne connaissons à ce jour qu’une seule pratique qui puisse y concourir. Une psychanalyse permet en effet de pratiquer rétroactivement ce savoir en jeu concernant le père. C’est l’enjeu d’une analyse qu’un sujet puisse vérifier ce qu’aura été un père pour lui, à partir de quoi il pourra sortir de l’errance de notre temps et commencer à s’orienter vraiment. * Exposé présenté le 20 octobre 2001 lors d’une après-midi organisée par

l’ACF-Belgique et Quarto sous le titre : « Les Autres écrits de Jacques Lacan ».

Logique de la suspicion Alexandre Stevens

Dans le prologue des Autres écrits, *Jacques-Alain Miller nous indique l’alpha de cet ouvrage, c’est-à-dire son point d’entrée qui se noue avec la fin des Écrits : « le petit a [qui] est seulement le noyau élaborable [de la jouissance] dans un discours, c’est-à-dire n’est pas réel, n’est qu’un semblant ». 1 Par ailleurs il nous indique aussi le point de fuite du volume vers le dernier enseignement de Jacques Lacan avec l’abord du réel par le concept de jouissance au-delà du sens.

Il y a certes des textes plus anciens dans les Autres écrits mais leur présence dans le volume qui a cette perspective de ligne de fuite en renouvelle leur lecture. J’ai choisi donc d’aborder ici un des textes les plus anciens : « Le nombre treize », texte rarement commenté, en le mettant partiellement en perspective avec des commentaires de Jacques Lacan dans un autre texte, plus tardif, publié également dans les Autres écrits : «… ou pire ».

Le nombre treize Le titre exact est « Le nombre treize et la forme logique de la suspicion ». C’est un texte qui fait la paire avec « Le temps logique et l’assertion de

1

MILLER J.-A., « Prologue » des Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.

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certitude anticipée », 2 longuement commenté par Jacques-Alain Miller à son cours. 3 Ce sont deux textes sur la « logique collective ». 4 Bien que « Le nombre treize » fut publié un an après « Le temps logique » Jacques Lacan précise que dans la forme qu’il développe il est logiquement antérieur au « Temps logique ».

Le problème

Lacan résout dans « Le nombre treize » un problème logico-mathématique qui lui a été d’abord proposé avec douze pièces. Ensuite il poursuit et démontre que la solution peut s’étendre à treize pièces, et même se généraliser à des nombres aussi élevés qu’on le souhaite. Voici l’énoncé du problème (avec le nombre treize) : il y a treize pièces d’apparence semblable dont une a un poids différent, sans qu’on sache si elle pèse plus ou moins que les autres. C’est-à-dire que ce problème porte, vous le verrez, sur l’absolu de la différence. On dispose également d’une balance à deux plateaux, et on a droit à trois pesées pour découvrir la pièce différente que Lacan appelle « la mauvaise ». Comme dans l’apologue des trois prisonniers, le trois ici insiste.

La solution De la solution, Jacques Lacan nous dit qu’elle consiste en une « invention opératoire » plutôt qu’à faire fonctionner la « machine à penser ». Pour inventer cette opération, ajoute-t-il, il s’agit de découvrir la faille de l’impasse. Ensuite il nous montre une solution du problème du nombre treize en trois pesées.

La première pesée est une disposition tripartite des treize pièces : huit pièces sont posées sur les deux plateaux de la balance, un groupe de quatre sur chaque plateau. Le restant, cinq pièces, est mis de côté. La première pesée consiste donc à comparer deux groupes de quatre pièces.

Trois résultats sont possibles : le plateau de gauche est plus lourd ( + /-), le plateau de droite est plus lourd (-/ + ), ou ils sont égaux (-). En terme de la différence absolue, nous pouvons dire que deux sortes de résultats sont possibles : soit il y a une

2 LACAN J., « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée »,

Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 197-213. 3

MILLER 1.-A, « Les us du laps », cours (inédit), 1999-2000. 4

LACAN J., « Le nombre treize et le forme logique de la suspicion », Autres écrits, Paris Seuil, 2001, note p. 86.

différence entre les plateaux, ce qui veut dire que la pièce mauvaise est parmi les huit qui sont sur les plateaux, soit les plateaux s’équilibrent et alors elle est dans les cinq restantes. La procédure de la deuxième pesée sera différente selon ces deux sortes de résultats.

Si le résultat est d’une différence entre les deux plateaux ( + /-ou – / + ) nous sommes en situation de « suspicion divisée », c’est-à-dire que nous avons quatre pièces qui « ne sont suspectes que d’être lourdes », et quatre qui « ne sont suspectes que d’être trop légères ». 5 Dans ce cas on doit opérer ce que Lacan appelle une « rotation tripartite » ou le « tri ». Il s’agit de faire tourner trois pièces de chacun des trois groupes (les deux plateaux et le reste), de façon à ce que trois pièces passent du plateau de gauche au plateau de droite, trois pièces sont extraites du plateau de droite et quittent la balance, et trois des cinq pièces restantes passent au plateau de gauche.

Prenons pour exemple le cas où le résultat de la première pesée était celui où le plateau de gauche pèse plus que celui de droite ( + /-). Dans ce cas, trois résultats sont possibles lors de la deuxième pesée, après la rotation tripartite : soit une égalité entre les deux plateaux, ce qui veut dire que la mauvaise est dans les trois exclues et qu’elle est plus légère que les autres, soit le plateau de droite est plus lourd (-1 + ) et dans ce cas la mauvaise est dans les trois qui ont changé de plateau et elle est plus lourde, soit encore c’est le plateau de gauche qui est plus lourd ( + 1-) et alors la mauvaise est une des deux pièces qui n’ont pas bougé sur les plateaux, plus lourde que les autres si elle est dans le plateau de gauche, moins lourde que les autres si elle est dans le plateau de droite.

Dans les trois cas, la liquidation du problème de découvrir la mauvaise entre deux ou trois pièces par une troisième pesée est d’une simplicité extrême. J’invite le lecteur d’y songer ou de se référer au texte. 6

Si par contre les deux plateaux s’équilibrent à la première pesée, c’est-à-dire que le résultat à la première pesée est égal (-), la mauvaise est dans les cinq restantes. La deuxième pesée doit alors adopter la position « par-trois-et-un » pour ces cinq pièces.

5

Ibid., p. 88. 6

Ibid., pp. 90-91.

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Dans un des plateaux, une bonne pièce est introduite, c’est-à-dire une pièce parmi les huit de la première pesée (c’est la pièce noircie illustrée ci-dessus). Sur le même plateau, la deuxième pièce provient des cinq restantes. Dans l’autre plateau, le couple de pièces provient aussi du même groupe de cinq. Les deux pièces restantes de ce groupe sont mises de côté. Dans cette deuxième pesée nous avons de nouveau trois résultats possibles : soit une égalité des deux plateaux et dans ce cas la mauvaise est dans les deux restantes, soit une différence et elle est dans les trois inconnues qui sont sur les deux plateaux. Nous sommes là, de nouveau en situation de suspicion divisée.

Dans le premier cas, la troisième pesée liquidative est facile à découvrir. Pour désigner la mauvaise dans le deuxième cas de la suspicion divisée, Lacan propose l’application d’une rotation triple7 équivalente à la rotation tripartite décrite ci-dessus. Le lecteur pourra constater facilement que cette procédure permet de découvrir la mauvaise.

L’absolu de la différence En conclusion, Lacan fait remarquer que la racine de la forme de la suspicion est l’absolu de la différence, et qu’une série de pesées permet d’isoler cette différence sans équivoque. Cette structure montre donc la prise en compte du particulier de la différence dans l’universel des pièces. C’est une prise du un par un sur le « tout » de la collection. Bien qu’antérieur à la formalisation par Jacques Lacan des rapports du sujet au signifiant, c’est un texte qui porte sur la primauté du signifiant (ou d’une logique de structure) sur le phénomène. Lacan écrit d’ailleurs en toutes lettres qu’il cherche là «… dans les nombres une fonction génératrice pour le phénomène,… ». 8 Mais c’est aussi un texte qui porte sur le sujet comme entièrement calculable au signifiant. Si on considère les pièces comme la série

7 Ibid., p. 93. 8

Ibid., p. 99.

des signifiants, la mauvaise c’est la bonne, c’est le S1 particulier d’une identification du sujet.

Nous pouvons comparer et opposer ce texte au « Temps logique ». Dans « Le nombre treize » il y a suspicion ambiguë, dans le « Temps logique » certitude anticipée. Dans « Le nombre treize », le sujet est a priori entièrement calculable et totalement déductible du signifiant. Le calcul se fait sur l’Autre pour déduire le sujet qui n’est pas rangé en rang d’oignon mais qui apparaît dans sa singularité. Dans « Le temps logique » le sujet se présente comme affirmation subjective par rapport à l’Autre (c’est le moment de conclure) après un calcul qui attend le mouvement de l’Autre (temps pour comprendre). C’est le sujet comme choix, comme affirmation et non comme totalement déductible.

La différence absolue

Mais il me semble qu’on peut en dire un peu plus. Jacques Lacan généralise le problème : en augmentant le nombre de pesées, on augmente le nombre de pièces parmi lesquelles peut être trouvée la différence (la mauvaise pièce). Ainsi en vingt-six coups – à condition d’opérer de la bonne manière – on peut trouver la mauvaise pièce parmi plusieurs milliers de milliards de pièces. Ce qui donne une solution, dit-il, à la « balance du jugement dernier », « un rêve qui hante les hommes »… mais qui pourrait aussi nous faire penser à la balance de la passe où se présentent « des épars désassortis », comme l’écrit Lacan dans la « Préface à l’édition en langue anglaise du Séminaire XI ». 9aussi nous faire penser à la balance de la passe où se présentent « des épars désassortis », comme l’écrit Lacan dans la « Préface à l’édition en langue anglaise du Séminaire XI ». 9

La pesée de la différence doit en effet s’entendre aussi au sens de la différence absolue qu’il met, dans les dernières pages du Séminaire XI, à charge du désir de l’analyse, quand il oppose I et a. Il ne s’agit plus alors d’un S1 d’une identification majeure du sujet qui fait la différence, mais de ce qui échappe au signifiant : le a, le plus de jouir. Et nous pouvons avec le petit a reprendre le « Nombre treize » pour remarquer ceci : ce qui particularise la mauvaise pièce c’est un plus ou un moins de poids, un trop ou un trop peu. Cette singularité de la dite pièce n’est pas dans tous les cas dévoilée par la pesée. C’est-à-

9

LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire X1 », Autres écrits, op. cit., p. 573.

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dire qu’en trois coups on ne peut pas dans tous les cas dire si elle diffère par un plus ou par un moins. On peut seulement dire qu’elle est différente, mais pas forcément la nature de sa différence. Pour cela, il faudrait une pesée de plus. Ce plus ou ce moins reste donc voilé dans le problème. C’est une singularité qui échappe donc au jeu de la pure différence.

Ce plus ou ce moins peuvent ainsi être lus en terme de plus de jouir. Qu’on se rappelle que dans ses premiers textes Freud opposait le trauma chez l’hystérique et chez l’obsessionnel sur ce trait : un trop peu de plaisir ou un trop de plaisir a accompagné le trauma.

Une pratique du réel Mais pour ce saut je me référerai plutôt ici à un autre texte des Autres écrits : «… ou pire ». C’est dans ce texte notamment que Lacan fait valoir que la pratique qui relève d’un dispositif, celui de la psychanalyse, est plus essentiel pour atteindre un réel, qu’une théorie qui en rend compte. C’est aussi ce qu’a commenté Jacques-Alain Miller dans les derniers cours de l’année 2000-2001. 10 Il n’y a pas une mais des théories psychanalytiques, par contre, il y a une pratique. « Au reste, la question n’est pas la découverte de l’inconscient, qui dans le symbolique a sa matière préformée, mais de la création du dispositif dont le réel touche au réel, soit ce que j’ai articulé comme le discours

11analytique ».

que de la position par trois-du nombre treize.

Eh bien ! Dans ce même texte il écrit ceci : « II est donc vrai que le travail (du rêve entre autres) se passe de penser, de calculer, voire de juger. Il sait ce qu’il a à faire. C’est sa définition : il suppose un "sujet" ».12 Ce qui pense, calcule et juge, c’est la jouissance » écrit Lacan par la suite. Nous pourrions dire aussi bien que c’est ce qui est en jeu dans la logique de la suspicion du « Nombre treize ». Lacan poursuit : pour élever l’impuissance à l’impossibilité logique « il y suffit de savoir compter jusqu’à quatre ». Et il ajoute plus loin que la répétition se fonde du trois, « ce qui va fort bien à isoler le sujet des quatre ». Ce n’est donc pas forcer les choses que de voir ici la forme logiet-un

* *

10 MILLER J.-A., « Le lieu et le lien », cours (inédit), 2000-2001.

11 LACAN J., «… ou pire », Autres écrits, op. cit., p. 548.

12 Ibid., p. 551.

*Exposé présenté le 20 juin 2001 lors d’une soirée mensuelle de l’ECF à propos des Autres écrits.

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L’esprit lacanien

Introduction à la lecture du « Discours de Rome » Serge Cottet

L’heureuse idée qu’a eue Jacques-Alain Miller de rééditer le « Discours de Rome » nous donne l’occasion d’actualiser les réflexions d’alors sur lesquelles l’École de la Cause Freudienne est au travail, notamment l’opposition de la psychothérapie et de la psychanalyse, la place que la psychanalyse voudrait avoir dans la culture.

Ce texte, peu connu et rarement commenté, contient pourtant des éléments de réflexions qu’on ne retrouve pas tels quels dans le rapport « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » 1 auquel il sert d’introduction.

Il semble que le cœur de l’intervention de Lacan est à situer entre discours de la science et fondements de la psychanalyse, cela en fonction d’une dégradation des concepts de la psychanalyse depuis vingt-cinq ans nous dit-il. Il est vrai que ce thème est assez récurrent dans les écrits de Lacan. Il souligne un malaise interne à la psychanalyse qui n’est pas uniquement le résultat de déviation théorique ou de compromission moralisante. L’ombre néfaste de la psychologie s’étend toujours plus loin en édulcorant la découverte freudienne justement considérée par Lacan comme un « retour des Lumières ».

Ce point de vue rationaliste, qui oppose préjugés de la psychologie à rationalité de la découverte de l’inconscient, prépare sans doute le terrain à l’introduction de la linguistique comme science dans le discours psychanalytique. En fait, ce texte, truffé de références philosophiques, n’est pas spécialement articulé sur le signifiant saussurien et la nécessité de son importation dans le champ freudien. Lacan plonge plutôt dans des données culturelles moins techniques et plus ouvertes à l’air du temps.

Nous nous interrogeons donc sur la fonction à donner à cet ensemble de références culturelles qui

1 LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en

psychanalyse », Écrits, Paris Seuil, 1966, pp. 237-322.

déborde, et de loin, la culture générale à laquelle devrait prétendre le psychanalyste. Outre Hegel, Descartes, et Jaspers, qui sont des références fréquentes déjà à cette époque chez Lacan, l’invitation est faite à ses élèves d’accorder plus d’importance à Wittgenstein, Heidegger et Bentham qu’à Anna Freud ou Fenichel.

Il serait tentant de confronter ces thèses à l’article de G. Canguilhem qui fera, quelques années après, les délices de Lacan : « Qu’est-ce que la psychologie ? ». 2 Dans cet article, aux accents swiftiens, Canguilhem dénonçait les origines philosophiques refoulées de la psychologie des facultés en isolant spécialement deux pôles. Premièrement, la dégradation de l’interprétation du cogito cartésien vers l’introspection du moi dont Maine de Biran se fera l’artisan. Par ailleurs, la conception utilitariste que l’industrie capitaliste, qui prévaut depuis l’analyse de la grande industrie par Marx, fait du sujet humain lui-même un instrument dont on doit mesurer les performances. Ce rapport au réel contribue à disqualifier la notion vague de réalité psychique, syntagme qui, à l’époque du « Discours de Rome », fait déjà l’objet d’une critique qui n’aura cesse dans l’oeuvre de Lacan.

Deuxièmement, ce texte présente des analogies avec « La Science et la vérité ». 3 II ne pose pas la question positiviste de la scientificité de la psychanalyse mais plutôt met la science au pied du mur de l’éthique dont la psychanalyse se prévaut, à savoir : « Le réel à quoi l’analyse s’affronte est un homme qu’il faut laisser parler ». 4

Par rapport à cette exigence, la science n’est définie ni par la vérité, ni même par la nécessité d’une élucidation du réel. Elle réduit en effet le réel au signal, 5 en ceci qu’elle réduit le réel au mutisme. Le monde doit se taire et n’a pas à être interprété. C’est en tant qu’il est silencieux qu’il peut être intelligible. On a beaucoup glosé sur cette désertification du monde, caractéristique de la coupure scientifique de

2

CANGUILHEM, G., « Qu’est-ce que la psychologie ? », Conférences au Collège philosophique, 1956, réédité dans Cahiers pour l’analyse, 1966, et Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994.

3 LACAN J., « La science et la vérité », op. cit., pp. 855-877.

4 LACAN J., « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 137.

5 Ibid., p. 136.

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l’âge classique, depuis Pascal jusqu’à Michel Foucault dans Les mots et les choses. C’est dans ce contexte que Lacan se soutient de la phénoménologie. Nous sommes en plein existentialisme sartrien. 6 La conception bergsonienne de la durée est également sollicitée pour disqualifier la psychologie à servir de fondement à la moindre approche de l’inconscient. Cette coupure, à l’époque, est loin d’être faite. On peut s’étonner aujourd’hui de l’influence que pouvait avoir le phénomène psychologique auprès des élèves de Lacan. A moins que Lacan ne s’adresse à un public qui, peut-être, n’est pas encore acquis à l’idée d’un malentendu possible avec la psychanalyse. Il est vrai que deux de ses élèves présents, Lagache 7 et Anzieu, ont l’air visés. Ce sont des auteurs pour lesquels la coupure psychanalyse et psychologie n’existe pas. Cependant, ces auteurs ne sont pas les seuls à prôner l’idéologie du moi autonome. Il faut donc rechercher ailleurs les causes de cette infiltration d’un vocabulaire à la fois utilitariste et pseudo-philosophique dont s’est habillée la psychologie pour pénétrer le corpus freudien des auteurs pour lesquels la coupure psychanalyse et psychologie n’existe pas. Cependant, ces auteurs ne sont pas les seuls à prôner l’idéologie du moi autonome. Il faut donc rechercher ailleurs les causes de cette infiltration d’un vocabulaire à la fois utilitariste et pseudo-philosophique dont s’est habillée la psychologie pour pénétrer le corpus freudien.

J’ajoute que, dans les années cinquante, la culture de l’époque, contrairement à la nôtre, n’est pas complaisante à l’égard de la psychologie. Cela n’est pas seulement vrai des cercles intellectuels. La percée de cette discipline ne dépend d’aucune ambiance dépressive générale ou d’un symptôme d’un malaise dans la civilisation. Des exigences plus prosaïques conditionnent son émergence, notamment des impératifs de sélection et d’adaptation scolaire : c’est ce qui motive les travaux de Wallon, comme les études sur l’apprentissage de Piaget. Par ailleurs, la philosophie de l’époque constitue un pôle de résistance à une discipline qui, mimant l’objectivité expérimentale dans son usage des tests, fait objection au mythe de la liberté, largement répandu par l’existentialisme sartrien. Ajoutons encore l’influence du marxisme, toute puissance dans les années cinquante, qui voit dans la psychologie les

6 Sartre déjà combattait la psychologie académique d’un Janet dans Esquisse

d’une théorie des émotions de 1938, Paris, Hermann, 1995. 7

LAGACHE D., L’unité de la psychologie – Psychologie expérimentale et psychologie clinique, Paris, PUF, 1949.

conséquences pragmatiques de l’idéologie bourgeoise.

Les communistes se donnent d’ailleurs beaucoup de mal pour donner une apparence démocratique à la psychologie scolaire dont Henri Wallon est l’initiateur en France. Enfin, la littérature contemporaine pourfend tous les aspects du roman psychologique avec Céline, Beckett et Joyce.

Dans un sens, Lacan se fait le continuateur d’une tradition critique qui refuse à la psychologie toute valeur scientifique depuis Auguste Comte. La critique de l’introspection avancée par celui-ci a soustrait le phénomène psychologique à toute objectivation possible. La critique lacanienne des « états d’âme », vingt-cinq ans plus tard dans « Télévision », 8 fait écho à cette tradition. En même temps, la recherche d’un élément matériel spécifique, qui serve de fondement à la psychanalyse et surmonte le dualisme de l’objectif ou du subjectif, se situe alors dans la parole même. Lacan cite les Anglais : « on ne peut manger son gâteau et le garder » comme Auguste Comte constatait qu’« on ne peut être au balcon et se regarder passer dans la rue ». Lacan surmonte donc l’objection par une définition du symptôme comme nœud de signifiants, comme un vouloir dire entièrement déchiffrable. Il en résulte que l’écoute analytique n’est plus relative aux facultés et aux limites subjectives de l’entendeur, si c’est le réel lui-même qui parle. Cette référence à la tripartition du réel, de l’imaginaire et du symbolique est plus marquée ici que dans « Fonction et champ de la parole et du langage… ». D’ailleurs ce texte, comme nous l’avons déjà dit, se rattache à des courants de pensée assez extérieurs au freudisme. Il s’appuie notamment sur des philosophies sensibles à la dialectique du réel et du sens. Lacan combine une interprétation freudienne du symptôme et du désir avec le désir de reconnaissance de Hegel. Ce sera également un des axes du transfert.

Cette référence à Hegel chemine donc parallèlement avec le retour à Freud. Elle interprète l’expérience freudienne à partir du désir de l’Autre comme désir de reconnaissance. Il en résulte que la parole a une fonction bien supérieure à la communication ; elle fonde le pacte symbolique. On voit que la référence philosophique se double d’une exigence éthique comme nous l’avons vu à propos de l’impératif anti-

8

LACAN J., « Télévision », Autres écrits, op. cit., pp. 509-545.

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wittgensteinien : « il faut laisser parler ». 9 Le réel de la psychanalyse n’est donc pas le réel de la science. Pour cette dernière, le réel est muet. La science fait taire le murmure de l’univers pour le réduire à la lettre pure, au signal. Au contraire, au-delà du mutisme apparent que recèle l’inertie du symptôme, le dispositif symbolique de l’analyse, l’artifice du transfert doit le faire parler.

Dans ces conditions on comprend que Lacan puisse se désintéresser de l’obsession de Wittgenstein quant à savoir si la psychanalyse est scientifique ou pas. En effet, si son réel c’est la parole même, qu’elle soit véridique ou mensongère, l’exigence éthique l’emporte sur l’ontique.

On notera l’aspect très contemporain du dualisme du réel et du sens. A propos de l’interprétation, Lacan écrit : « Le merveilleux attaché à la fonction de l’interprétation et qui conduit l’analyste à la maintenir dans l’ombre alors que l’accent devrait être mis avec force sur la distance qu’elle suppose entre le réel et le sens qui lui est donné […] ».10 Il y a deux concepts du réel, l’un qui parle, l’autre qui ne parle pas. Il s’agit de ne pas les confondre dans l’expérience. C’est la pénétration du réel par le symbolique qui permet à l’interprétation d’échapper à des clichés qui font prévaloir le sens caché, œdipien, obscur et non pas la fonction symbolique du symptôme.

Le symptôme lui-même se présente comme un réel qui ne parle pas, d’où son objectivation par la science ou par la psychologie clinique. Dès lors qu’il est assimilé par Lacan à un nœud de langage, il faut le laisser parler. Il est assimilé ici à une formation de l’inconscient : le symptôme, comme censure de la vérité, est plus, dans ce contexte, un vouloir dire qu’un vouloir jouir. C’est donc l’entendeur ou l’interprète qui, à l’écoute du sens, le disqualifie comme réel.

Lacan attribuera au langage lui-même cette qualification corporelle dans « Fonction et champ de la parole » : il est corps subtil. Du coup, les paroles à entendre sont « paroles gelées ». Là, on convoque Rabelais et le chapitre X du Gargantua11 pour procéder à leur décongélation par l’artifice de l’interprétation. 12 Curieusement, Lacan considère

9 LACAN J., « Discours de Rome », Autres écrits, op. cit., p. 137.

10 Ibid., p. 136.

11 RABELAIS « Le quart livre de Gargantua », chapitres 55 et 56. 12

LACAN J., op. cit., p. 148.

bien le symptôme comme un réel topologique à condition de ne pas s’y laisser séduire : « Symptôme de conversion, inhibition, angoisse ne sont pas là pour vous offrir l’occasion d’entériner leurs nœuds, si séduisante que peut être leur topologie ; c’est de les dénouer qu’il s’agit, et ceci veut dire les rendre à la fonction de parole, qu’ils tiennent dans un discours dont la signification détermine leur emploi et leur sens ». 13 On saisit que l’opération propre du dénouage est tout à fait distincte d’aucune prise de conscience. Ce qui implique une dialectique de la vérité, cette fois autre que celle de Hegel, pour lequel le réel est rationnel. Seul le temps est l’opérateur qui révèle le concept à lui-même. Mais Hegel n’a pas inventé la psychanalyse. D’où une dialectique qui tient à la fois de la « grande tradition » 14 mais qui ne recoupe pas entièrement l’expérience imaginaire empruntée à Hegel. Lacan lâchera quelque peu Hegel après 1953. Dans le même mouvement, il passera de Saussure à Lévi-Strauss pour affirmer la suprématie du signifiant. Reste néanmoins le thème de la « belle âme » que Lacan utilisera maintes fois dans sa description du rapport de l’hystérique à la réalité.

Une remarque cependant à propos de l’écoute. Il faut bien dire que la psychanalyse se trouve être responsable d’une idéologie contemporaine qui a prospéré et s’est nourrie de ce signifiant : l’humanisme de l’écoute. La religion de l’écoute abâtardit ce dont il s’agit dans l’expérience analytique, à savoir le transfert, le dénouage, le déchiffrage et l’interprétation. Aujourd’hui l’assistance, bien compréhensible, à tous les traumatisés de la terre fait de l’écoute un nouvel opium du peuple. On retrouve la fonction dévolue à l’idéal social dont la psychologie se soutient comme servante des idéaux de la société.

Entre autres références culturelles dans lesquelles la psychanalyse compte faire entendre sa voix, soulignons celle à l’anthropologie. Ici, la référence n’est pas Durkheim comme dans « Les complexes familiaux », 16 ni Levi-Strauss des années 50-60, mais Maurice Leenhardt avec son Do Kamo de 1949. Avec cet auteur, on assiste au retour des Mélanésiens dans la psychanalyse, jamais vraiment

13

Ibid., p. 139. 14

Ibid., p. 143. 16

LACAN J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, op. cit., pp. 23-84.

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oubliés depuis l’œuvre controversée de Malinowski. M. Leenhardt permet à Lacan de préciser ce qu’il en est du sujet de l’énonciation. On remarque que la question « qui parle ? » ou « d’où le sujet parle-t-il ? » est parfaitement articulée dans les langues des populations en question. Ces derniers qui font de la parole un acte du sujet réduisent en même temps le moi à un rôle, un semblant, une fonction. On dit volontiers : « je fais le moi », 17 Ici encore, le préjugé ethnocentrique est mis à contribution pour dissocier le sujet du lieu d’où il est regardé : le moi est un tiers que je regarde. 18

Lacan s’appuie fortement sur ces belles pages pour disqualifier la psychanalyse à se prévaloir d’une relation à deux. Avant l’usage qu’il fera de Damourette et Pichon, on distingue bien ici quatre personnages : la personne sur le divan, le sujet qui parle, la personne dans le fauteuil et celui qui écoute. 19 Le moi se trouve, par le recours à la grammaire, réduit à une fonction de méconnaissance. A nouveau, l’aliénation narcissique, toujours fréquemment évoquée par Lacan depuis le stade du miroir, se trouve fondée sur des principes tout neufs. Il en résulte une direction de la cure très univoque qui invite à la dissolution de la pelure narcissique considérée comme défense contre la reconnaissance du désir. Dans « Variante de la cure type » 20 puis dans Scilicet n°1, 21 Lacan reviendra à nouveaux frais sur ce critère de fin d’analyse avec l’effet didactique qui doit en résulter, à savoir l’annulation du moi. On remarque aussi que ces études de la langue et de la grammaire canaques dégagent la fonction de la parole constituante. Lacan développe particulièrement les remarques de Leenhardt dans les chapitres 9 et 10 de Do Kamo sur le caractère constructif de la parole dite libre qu’on oppose à la parole « à fond perdu ». Le caractère social de cette disjonction, déjà indiqué dans l’œuvre de Marcel Maus à propos des parentés à plaisanterie, met l’accent sur la valeur sociale et, pour nous, transférentielle de ce que Lacan appelle alors « la parole pleine ». Aujourd’hui, on dirait que la psychologie se légitime de la psychanalyse, ce qui n’était pas le cas du temps

17 LEENHARDT M., Do Kamo – La personne et le mythe dans le monde

mélanésien, Paris, Gallimard, 1947, p. 154. 18

Ibid., p. 156. 19

LACAN J., « Discours de Rome », Autres écrits, op. cit., p. 145. 20

LACAN J., « Variantes de la cure-type », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 323-362.

21 LACAN J., « La psychanalyse. Raison d’un échec », Scilicet, 1, Paris,

Seuil, 1968, p. 47. Ce texte est republié dans les Autres écrits.

de Lacan, surtout en 1950. On peut donc dire que la psychothérapie est une formation régressive de la psychanalyse. Une série de routines et de techniques de suggestion empruntent trois ou quatre concepts à la psychanalyse pour se mettre à jour et notamment l’injonction : « il faut laisser parler ». Tout se passe comme si les psychanalystes, invités par Lacan à « descendre dans la rue », 22 afin d’y fréquenter le gay-savoir, étaient suivis d’une meute. En conclusion donc, je me permettrais de donner un conseil d’orientation à la psychothérapie, transposant l’humour canguilhemien de la fin de son célèbre article à la situation présente : « Quand on sort de la rue Payenne, en direction de la rue de Rivoli, on peut aller à gauche ou à droite. Si l’on prend à gauche, on aperçoit, avec le génie de la Bastille, quelques monuments qui commémorent, contre l’arbitraire et l’obscurantisme, la tradition des Lumières ; mais si l’on prend à droite, on se dirige sûrement vers le Bazar de l’Hôtel de ville ». 23

Les psychanalystes ont rarement su se servir d’une clé Bernard Lecœur

L’importance que revêt le débat actuel sur le partage entre psychothérapie et psychanalyse ne porte pas, essentiellement, sur la pratique. Ce débat ne vise pas tant à distinguer deux pratiques, même si l’un de ses enjeux comporte bel et bien la possibilité d’une réglementation de celles-ci, que d’opposer le rapport entretenu ou non par chacune d’elle avec le corpus freudien, au sein duquel le statut accordé à l’inconscient et au sujet qui s’en produit reste une différence essentielle.

Ce débat est ancien, il suit de près la naissance de la psychanalyse. En revanche, c’est beaucoup plus récemment que, délaissant les mérites comparés de l’or et du plomb, on en est arrivé à introduire dans ce débat une dimension nouvelle à savoir la place qu’occupe le réel, ce qui implique au préalable de s’être donné les moyens de la discerner.

Distinguons deux temps dans l’histoire de ce débat. Le premier est celui où Freud veut obtenir une reconnaissance publique de son invention et réunit à cette fin une collectivité de partisans de la

22

Ibid., p. 146. 23

Chapelle de l’Humanité (Auguste Comte), 5, rue Payenne, Paris 4 » , lieu de la conférence ici retranscrite.

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psychanalyse, susceptible d’incarner et d’authentifier cette reconnaissance. Le second temps, celui dans lequel nous nous trouvons, ne vise plus à conquérir l’estime du public – elle est acquise –, mais cherche plutôt à faire reconnaître la psychanalyse auprès des psychanalystes eux-mêmes.

Une difficulté se présente en effet aujourd’hui : le psychanalyste est tenté de se définir par un faire. « Faire le psychanalyste » est devenu une modalité de production du psychanalyste ce qui a comme conséquence fâcheuse l’oubli de la psychanalyse comme telle, cet oubli ouvrant la voie, de fait, à la prolifération des psychothérapies contemporaines. Le second temps de ce débat a été largement anticipé par Lacan à un moment de son enseignement où il s’agissait pour lui d’indiquer comment, loin de s’en remettre à un faire quelconque, un psychanalyste devait avant tout s’orienter à partir de la structure. C’est dans une intervention prononcée devant des étudiants en philosophie en janvier 1966, 1 dans laquelle il s’applique à répondre à quelques-unes de leurs questions, que l’on peut saisir la façon dont Lacan procède. Il s’agit, pour lui, de faire valoir auprès de son auditoire ce qui démarque fonda mentalement la psychanalyse de tout autre discours, en particulier celui de la philosophie. Reprendre le cheminement de cette intervention, et plus particulièrement de la réponse apportée à la première question posée, permet de nous orienter dans le débat qui nous retient aujourd’hui, en suivant une autre voie que celle d’un conflit de compétences.

Par où l’expérience analytique fait-elle son entrée ?

C’est par cette simple question que Lacan introduit auprès de ses jeunes interlocuteurs, préoccupés de donner au discours philosophique une consistance qui lui soit propre, le statut du sujet en psychanalyse. L’expérience analytique fait son entrée à partir d’un sujet pris, dans un premier temps, comme division.

Le cogito cartésien se prête particulièrement bien pour faire entendre comment le trait de la cause, le « donc », divise un « je suis » d’avec lui-même. C’est en effet à partir de ce petit ergo fiché au cœur du cogito que s’installe la division, la refente, entre un être d’existence et un être de sens, espace où se tient la dimension de l’inconscient. Il n’est pas inutile de rappeler l’importance d’un tel partage à l’heure où, dans la clinique, une demande de sens généralisé résorbe ce que le pathos comporte de 1

LACAN J., « Réponses à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 203-211.

demande d’existence. Si l’idéal du sujet moderne ne conteste pas le pathos, c’est-à-dire une souffrance au croisement de l’existence et de la parole, il ne prétend pas moins s’en excepter en renflouant la croyance en la figure de l’un-tout-seul, figure qui suppose de faire un tout avec le sens.

Ce que Lacan s’efforce d’indiquer à ses auditeurs c’est que, dès l’instant où Freud fait advenir le sujet comme béance, surgit inévitablement un effort pour la suturer et du même coup verrouiller la vérité qui s’y loge. Cet effort est celui auquel se consacre le discours en général et le verrou posé sur la vérité désigne l’erreur initiale de la philosophie, que les a priori théoriques de la psychothérapie ne font que prolonger. La béance comme telle ne se cogite pas même si la pensée, évoluant à l’intérieur des effets de celle-ci, cherche, en vain, à en rendre compte. Cette béance ne s’établit pas sur le seul terrain du savoir et du sens mais aussi sur celui où surgit inévitablement l’affect, nommément l’affect d’angoisse – ce partage entre le sens et l’affect se reportant à tous les niveaux de la structure subjective. « J’ai l’angoisse de la castration en même temps que je la tiens pour impossible » 2, ainsi pourrait se dire le sujet comme refente, s’il pouvait se dire autrement que par le truchement des manifestations de l’inconscient.

Le passage à l’acte de l’analyste

En quoi consiste la découverte de l’inconscient ? D’abord en ceci qu’à une part importante des actions humaines, part le plus souvent décrétée comme mineure, il convient d’appliquer une méthode de lecture analogue à celle qu’emploie Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes. Mais cela ne constitue qu’une partie de cette découverte, une autre consiste à rétablir l’inconscient dans ses droits c’est-à-dire à renouer avec un mode de présence, éclipsé par le scientisme contemporain de Freud. Pour Lacan le mouvement essentiel de cette découverte s’initie « dès que Freud a produit l’inconscience sur la scène qu’il lui assigne ("l’autre scène", l’appelle-t-il) et qu’il lui rend le droit à la parole ». 3 En quoi s’agit-il de rendre – et non donner – à l’inconscient le droit à la parole ?

Le terme de droit employé ici par Lacan, surprenant dans ce contexte, peut conduire à s’interroger sur

2

Ibid., p. 204. 3

Ibid.

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l’instance qui prescrirait un tel droit se proposant ainsi de rendre justice aux prétentions de l’inconscient. En fait, il ne s’agit là du respect d’aucune règle ni d’aucune norme mais plutôt celui de la prise en compte d’une double condition.

Mentionner le retour d’un droit à la parole signifie d’abord faire retour à la raison c’est-à-dire à la structure. C’est parce que l’inconscient n’est pas sans effet sur le langage qu’il y a à entendre ce qu’il dit. Ce droit, nous dit Lacan, l’inconscient « le tient de ce qu’il structure de langage ».4 Ce qu’il structure de langage : cela marque bien une efficacité de l’inconscient tout en soulignant son incidence restreinte, ce qui lui échappe n’étant pas de moindre importance que ce qui en relève. Ce qui lui échappe et dont pourtant il dépend, Lacan le désignera du terme de lalangue. L’expérience analytique, en fin de parcours, amène le sujet à cesser de se comprendre par la voie de l’inconscient. Elle consiste plutôt en une mise en acte de la lalangue, ce qui implique qu’on lui reconnaisse la part qu’elle prend dans la constitution du symptôme. Elle fait aussi de la lalangue le moyen de travailler la langue apprise, de la trouer, au gré de la contingence, bref à trouvailler. Évidemment cette lalangue, non pas articulée mais tissée à de la jouissance, est peu compatible avec les principes du droit. Bien plutôt s’agit-il d’un droit qui émane d’une décision de ne pas asservir ou forclore ce réel, une décision placée dans le droit fil d’une éthique.

Pareille décision n’est pas le simple prolongement d’une prise en considération de la logique inhérente au savoir inconscient, elle nécessite une toute autre dimension, celle de l’acte. Pour l’inconscient, le droit à la parole, comme pour tout droit d’ailleurs, se fonde sur un acte et même un passage à l’acte, précise Lacan. C’est bien sûr celui de Freud en tout premier lieu, par lequel un désir unique décide de faire advenir le transfert à sa dimension analytique. Mais ce passage à l’acte ne suffit pas à engendrer définitivement le droit de l’inconscient à la parole, il doit se produire à nouveau chaque fois qu’un sujet s’engage dans le transfert, mettant à l’épreuve de la parole les effets de la béance qui l’encombrent. Ce qui revient à dire que, comme telle, la béance n’assure en rien l’existence de l’inconscient, elle n’a de chance d’y contribuer qu’à la condition de rencontrer un acte qui retient de l’engager sur la voie du sens où elle trouverait à se suturer.

4

Ibid.

Le passage à l’acte comme fondement du droit de l’inconscient est la tâche à laquelle chaque psychanalyste est convoqué dès lors que la fonction du supposé savoir le requiert. Régulièrement cet acte est ce devant quoi le psychanalyste se dérobe constate Lacan en 1966, indiquant ainsi que ce droit est loin d’être en vigueur.

Près de quarante ans après, cette remarque n’est pas sans écho : si, à notre époque, l’existence des manifestations de l’inconscient n’est plus mise en doute et s’impose au point de nourrir un véritable commerce des échanges, en revanche le sujet de l’inconscient, comme béance, est rétif au lien et à l’échange c’est-à-dire à tout ce qui concède aujourd’hui, dans le lien collectif, une modalité d’existence.

De se trouver à la merci de l’acte qui lui reconnaît le droit à la parole, l’inconscient demeure improbable, réfractaire à la preuve. Placé devant ce fait qui offre peu de subsistance, le psychanalyste, gagné par un accès de sérieux, pourrait commettre l’erreur de penser qu’il doit, malgré tout, produire les preuves d’un tel inconscient. N’est-ce pas ce qui se produit lorsqu’il s’emploie à promouvoir l’existence du psychanalyste faute de pouvoir garantir celle de l’inconscient ? La question récurrente du statut professionnel de l’analyste témoigne d’une telle impasse et on sait par avance quel enfouissement de l’acte cela comporte.

De quel acte s’agit-il ? Dans sa réponse aux étudiants qui l’interrogent Lacan n’en reste pas à la demande de savoir qu’ils lui adressent. Il les invite à réfléchir sur les positions qu’ils lui prêtent pour mériter un tel questionne ment. En d’autres termes il leur indique qu’avant même de recueillir les énoncés que lui, Lacan, leur délivre, ils se placent d’abord sous le coup d’une énonciation. C’est une telle énonciation qui, pour ces étudiants, a quelque chance de faire acte pour autant que celui-ci fait valoir un vide sans consistance, celui de l’objet. Dans une formule parfaitement adaptée à la qualité philosophique de son auditoire, Lacan l’énonce ainsi : il s’agit d’inviter à « reconnaître la substance, du côté de la pénurie ». 5,

L’idéologie psychologisante

Cette invitation trouve des échos très actuels et éclaire d’un jour nouveau la prolifération des plus-de-jouir comme autant de bourgeonnements de la

5

Ibid., p. 205.

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substance venant occulter une pénurie radicale que l’économie moderne exploite. En quoi la psychanalyse a-t-elle, à sa façon, contribué à une telle occultation ? Par la théorie que des psychanalystes se sont forgés de leur expérience, nommément celle qui s’est autoproclamée psychologie du moi. Cette théorie, qu’il serait erroné de considérer comme un vieillerie psychanalytique n’est pas une aberration conceptuelle survenue accidentellement dans l’histoire de la théorie analytique. Tout au moins Lacan nous invite-t-il à faire une autre lecture de son surgissement en découvrant sa véritable racine dans la confusion faite entre une image – concevable seulement à partir du sujet du stade du miroir – et une illusion qui, elle, suppose le jugement d’un individu identifié à sa conscience. C’est de n’avoir pas pris la mesure de la première et d’avoir ignoré la mise en garde que comportait l’exposé de Lacan en 1936 à Marienbad à ce propos que l’Ego psychology s’est engouffrée dans l’illusion d’un moi autonome, illusion caractéristique de la funeste dimension de toute idéologie psychologisante. Dimension funeste en effet qui fait dire à Lacan : « on ne peut rien contre l’attrait de varier les formes du camp de concentration : l’idéologie psychologisante en est une ».6

L’avertissement là encore, prend tout son poids à notre époque lorsque l’idéologie psychologisante, dont les limites débordent la stricte discipline de la psychologie, se fait de plus en plus le complément thérapeutique indispensable du traitement initié par les neurosciences. Pour qui sait l’entendre, cet avertissement indique l’horizon dessiné par un monde de moi autonomes, celui que trace la clôture d’un camp conçu comme une sphère libre de conflits. Car tel est bien le nouveau visage que prend l’idéologie psychologisante aujourd’hui, celui d’un monde nettoyé du conflit et de la menace d’une opposition irréductible. Tout juste admettons-nous la persistance de quelques tensions, individuelles notamment, que le sens correctement utilisé par le vecteur de la parole devrait s’employer, sans autres formes de procès, à éponger.

Une telle irréductibilité paraît aujourd’hui porter atteinte à tout projet de fonder une logique collective. Pourtant ça n’est pas un des moindres mérites de l’enseignement de Lacan que d’avoir montré en quoi, au contraire, c’est sur elle que

6 Ibid., p. 206.

reposait la construction d’un lien social. Cette irréductibilité est celle qui tient au réel d’une économie, désigné par Freud comme charge d’investissement, économie sans laquelle il n’y aurait pas plus de conscience que de moi autonome. Peut-être une clé se trouve-t-elle là mise en dépôt, une de celles dont les psychanalystes ont rarement su se servir dès lors que « Freud ne leur a pas appris comment elle ouvre ». 7

« L’esprit de Freud » Guy Briole

Le premier Congrès mondial de psychiatrie s’est tenu à Paris en septembre 1950, organisé par Henri Ey et présidé par Jean Delay. C’était un temps où un congrès de psychiatrie ne se concevait pas sans qu’une partie ne soit consacrée à la psychanalyse. Les plus grands noms furent présents à Paris et, même, on y vit se côtoyer Anna Freud et Mélanie Klein.

Dans son discours introductif, 1 Jean Delay situe le déplacement du « problème de l’inconscient » du plan philosophique vers la psychanalyse comme une conquête essentielle du mouvement de la pensée. Il date le point de départ avec Charcot et l’École de la Salpêtrière, à partir de quoi se marque aussi la séparation de la psychologie avec Pierre Janet et l’hypnose d’avec la psychanalyse avec Sigmund Freud. C’est le cinquantième anniversaire de la « Science des rêves », véritable fondement de la psychanalyse avec la règle première du travail analytique, l’association libre. Jean Delay pressent aussi des discussions utiles sur les variétés des pratiques, notamment pour ce qui se dessine déjà à cette époque entre les « analystes de stricte observance qui s’en tiennent au canon fixé une fois pour toutes »2 et d’autres qui admettent plus de souplesse, d’invention, de variété dans la cure. On verra avec Jacques Lacan que cette question se pose moins de l’évolution même des principes directeurs d’une cure – fussent-ils figés – que des risques pour la cure psychanalytique elle-même à partir des déviations de l’œuvre initiale de Freud. C’est dans cet esprit que Lacan choisira d’intervenir après les

7

Ibid., p. 205. 1

DELAY J., Aspects de la psychiatrie moderne, Premier Congrès mondial de psychiatrie, Paris, NRF, 1951, pp. 11-49.

2 SAUSSURE de R., « Tendances actuelles de la psychanalyse », in Rapport

du premier Congrès international de psychiatrie, Paris, 1950. Section V : Psychothérapies, psychanalyse, médecine psychosomatique. Séance : Évolution et tendances actuelles de la psychanalyse. Paris, Hermann, 1950, pp. 138-166.

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exposés de Raymond de Saussure et de Franz Alexander. Enfin, Delay remarque que la « psychanalyse est peu à peu devenue un arbre de connaissance poussant ses ramifications dans toutes les activités de l’esprit », aussi entend-il qu’il y ait un « point de vue freudien » au-delà du champ strict de la cure des névrosés, avec les sujets psychotiques par exemple. La psychanalyse est dans la Cité et, avec toute sa variété, à ce Congrès de psychiatrie, à Paris.

La théorie des émotions et l’adaptation

Les enjeux dépassent le Congrès qui est bien plus une occasion pour les psychanalystes nord-américains de marquer davantage leur influence et d’accentuer encore « l’adaptation » de la psychanalyse qui devient un concept opératoire vidé de l’invention freudienne. C’est ainsi que Lacan, dans son « Intervention au 1er Congrès mondial de psychiatrie », 3 s’adressera principalement à Raymond de Saussure, chef de file de l’École New-Yorkaise, et à Franz Alexander dont l’influence internationale, depuis l’Institut de psychanalyse de Chicago qu’il dirige, est forte.

L’émotion est au centre des travaux de ces deux psychanalystes. C’est ce retour qui leur permet d’accentuer la prévalence du factuel dans son articulation à la physiologie et à la biologie des comportements. Le culmen en sera la notion de « névrose d’organe » développée par Alexander. 4

Raymond de Saussure va s’appuyer sur le cas d’un de ses patients qu’il estime paradigmatique pour démontrer la pertinence, au regard de la pratique analytique, de la distinction de deux types d’émotions : l’émotion assimilée et l’émotion hallucinée. L’objet de la cure étant de permettre la transformation des secondes par assimilation. L’émotion assimilée appartient au « cadre ordinaire » des chaînes associatives de nos souvenirs. Il en va tout autrement de l’émotion hallucinée qui, elle, n’est pas liée et qui se répète de manière stéréotypée « sans rapprochement avec la scène originellement vécue ». C’est le « cas de Pierre », 5 que de Saussure avait déjà exposé l’année

3 LACAN J., « Intervention au 1er Congrès de psychiatrie », Autres écrits,

Paris, Seuil, 2001, pp. 127-130. 4

ALEXANDER F., La médecine psychosomatique (1950), Paris, Payot, p. 243.

5 SAUSSURE de R., op. cit., pp. 138-139.

précédente au Congrès International de psychanalyse à Zurich. A l’âge de sept ans, Pierre a perdu son père d’une phtisie galopante. C’est une hémoptysie foudroyante qui l’emporta et laissa brutalement sa mère veuve avec sept enfants à élever. Elle maintint une contrainte féroce sur tous ses enfants ne manquant jamais de raviver une pression surmoïque qui, en substance, tenait en ceci : travaillez sans relâche sans jamais vous laisser distraire ni par les loisirs, ni à fortiori par les femmes sinon vous finirez comme votre père. Jean, son frère aîné de douze ans, travailleur acharné, s’autorisa pourtant une escapade aux Bermudes. Pendant ce voyage il fut rapidement pris de manifestations pulmonaires qui, évoquant des signes aigus d’une tuberculose, entraînèrent son retour précipité, par rapatriement, au domicile de sa mère. Elle réunit ses enfants et son discours fut sans détours : la punition divine venait de s’abattre sur Jean, et Pierre, qui manifestait des velléités d’autonomie, resterait cette nuit dans sa chambre pour en mesurer la portée. Ce fut une nuit tragique de prières au terme de laquelle, si Jean ne mourut pas, Pierre se trouva enfermé par ses propres engagements. Selon de Saussure cette nuit fut « chassée de sa mémoire » et si, depuis ses treize ans, Pierre a présenté des « symptômes pseudo-tuberculeux » en différentes occasions, il ne les aurait jamais associés avec ce moment précis de sa vie. C’est ce qui fait dire à de Saussure que « Pierre projette de façon hallucinatoire et répétitive sur des circonstances présentes une émotion du passé ». C’est ainsi qu’il définit l’émotion hallucinée. Pendant son analyse, Pierre va de nouveau présenter les mêmes symptômes quand, à l’annonce d’une future absence de son analyste, il se met à faire des projets de vacances. Une sorte « d’entorse » à l’émotion hallucinée. Pour de Saussure, c’est là l’effet du travail sur le transfert : l’émotion est assimilée et, à trente-six ans, tout va changer pour Pierre.

Reléguant Freud du côté d’une orientation de la psychanalyse vers le biologique par le passage de l’étude des émotions à celle des instincts, il se targue de soutenir une avancée de la pratique analytique par un usage particulier du transfert qui vise au « passage des émotions hallucinées à une émotion assimilée par le truchement des associations libres, c’est-à-dire par la substitution d’un mécanisme affectif à un autre ». 6

6

Ibid., p. 140.

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Redans et chicanes : le désir de l’obsessionnelle désir de l’obsessionnel

Thomas de Quincey – cité par Lacan – hanté par les tragiques souvenirs de son enfance qui laissent « d’immortelles empreintes » insiste dans son œuvre à dire que « les pensées comme les sentiments profonds qui s’y rattachent ne nous viennent non pas directement dans des formes nues et abstraites, mais à travers des combinaisons compliquées […] qu’on ne saurait désenchevêtrer ». 7 Cette manifestation de l’inconscient est tout autre chose que le retour incessant par une causalité « désuète » de l’émotion hallucinée. Cette particularité est, pour de Saussure, le propre de l’enfant qui, contrairement à l’adulte, n’est pas parvenu à « l’assimilation de la réalité ».8 Sur ce point, il s’appuie sur les travaux de Piaget pour opposer le « réalisme enfantin » à la pensée « adulte et autonome ». Lacan attire notre attention critique sur les « critères » d’une psychologie adulte idéale « avancés à la page 144 » du rapport de Saussure : distinction du subjectif et de l’objectif, capacité de réciprocité, relativisation des points de vue. C’est ce à quoi l’enfant doit parvenir. De Saussure précise que le « réalisme enfantin » n’est en rien lié aux identifications parentales car, souligne-t-il, l’enfant « doit acquérir le langage et un certain nombre de notions pour parvenir à assimiler la réalité » 9. Voilà une approche étrange, mécaniciste, fallacieuse, qui amène Lacan, contre de Saussure, à resituer l’enfant comme l’adulte dans sa détermination signifiante, donc dans une dialectique à partir de laquelle se comprend l’identification. A la conception de l’enfant tabula rasa avancée par de Saussure, Lacan oppose que « le langage détermine la psychologie, plus que la psychologie ne l’explique ». 10 Ainsi, l’analyste de « Pierre » fait prévaloir une causalité simpliste qui fait l’impasse sur le désir de son analysant et relègue, comme le précise Lacan, « au second plan toute une histoire obsessionnelle ». 11

Dans son enseignement de 1963 sur l’angoisse, Lacan montrera comment « d’être sans cause, l’angoisse n’est pas sans objet », et même, que cet objet a, elle le désigne et c’est en cela que l’angoisse est un affect qui ne trompe pas. Dans son tableau

7 FERNANDEZ D., « Thomas de Quincey », Encyclopaedia Universalis,

Paris, Encyclopaedia Universalis France, 1979, volume 13, pp. 895-896. 8 SAUSSURE de R., loc, cit. 9

Ibid., p. 149. 10

LACAN J., op. cit., p. 128. 11

Ibid., p. 127.

« Inhibition, symptôme et angoisse » il situe l’émotion en correspondance avec le symptôme et, c’est l’émoi qui est en rapport avec l’angoisse. Dans sa leçon du 26 juin 1963 il fait évoluer son tableau à partir de ce qu’il apprend de l’obsessionnel : « L’émoi, c’est ce qui se produit dans le rapport du désir à l’angoisse ». 12 Ainsi, dans le rapport à l’angoisse, Lacan peut-il situer le désir là où s’inscrit l’inhibition. L’obsessionnel, dans son rapport infini au désir est celui qui, par excellence du non-acte, illustre au mieux « cette incidence du désir dans l’inhibition ». 13 Le sujet obsessionnel se défend d’un désir dont, par récurrence, il va faire le procès. C’est bien la question de « Pierre », l’analysant de de Saussure, qui ne peut s’éclairer d’une réponse de l’analyste « prenant la parole à sa place » mais d’un rapport nouveau à la vérité qui est « un mouvement du discours qui peut valablement éclairer la confusion d’un passé qu’elle élève à la dignité de l’histoire, sans en épuiser l’impossible réalité ». 14

La cure : une expérience dialectique

Dans sa réponse à Lacan, R. de Saussure soutient son développement théorique et clinique en avançant que son objectif est de définir « la thérapeutique analytique ». Il relativise la portée de l’intervention de Lacan en la tournant du côté de la méprise d’un ami sur ses intentions réductrices de la psychanalyse. Il maintient que, comme pour Lacan, l’essentiel réside pour lui dans le « processus de verbalisation » qui seul permet le passage de l’émotion hallucinée à l’émotion assimilée. Il ne voit aucune différence entre sa pratique et celle que Lacan avance avec la « dialectique psychanalytique », sinon qu’il veut bien lui concéder un avantage quant à « l’éloquence ». 15 Le détournement de Freud ne se cache même plus, et ce que l’on appelle psychanalyse se trouve déjà réduit à une « rééducation émotionnelle du patient ». 16 « La psychanalyse est une expérience dialectique » 17 soutiendra Lacan en 1951. Cette position est inconciliable avec celle de Saussure,

12

LACAN J., Le Séminaire, Livre X, « L’Angoisse », 1962-63, (inédit), leçon du 26 juin 1963.

13 Ibid.

14 LACAN J., « Intervention au ler Congrès de psychiatrie », Autres écrits,

Paris, Seuil, 2001, p. 129. 15

SAUSSURE de R., op. cit., p. 154. 16

LACAN J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 585.

17 LACAN J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.

216.

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comme elle l’est avec la « technique abrégée à l’égalisation des tensions de l’ego » 18de F. Alexander. Pour ce dernier, la psychanalyse est « un perfectionnement apporté à la compréhension ». 19 Voilà quel est le progrès attendu de la cure : remettre à sa bonne place (reconstruct) le refoulé en redonnant ainsi « au moi une nouvelle chance d’affronter les conflits non résolus ». 20 Cette conception de la psychanalyse vient dans le prolongement logique de l’élaboration de son « schéma dynamique spécifique des émotions » : construction qui intègre des concepts freudiens (surmoi, refoulé, expériences infantiles, etc.) dans les systèmes neuroendocriniens. Alexander mesure, régule les tensions en excès, réadapte le moi à son environnement en accroissant la vision de soi (insight) et en faisant revivre les expériences émotionnelles curatrices par le transfert et sa manœuvre (handling) « adaptée de façon souple aux besoins de chaque patient ». 21

La position de F. Alexander dénote d’une volonté de méconnaître le sens de la pensée de Freud en l’enlisant dans les circuits biologiques et leurs équilibres en feedback. Aussi, comme le note Lacan, ne peut-il que « faire œuvre d’ingénieur »22 : au sujet freudien, il substitue un meccano. Dans sa réponse, Lacan restaure le tranchant de la pensée de Freud en donnant une toute autre portée au biologique qu’il situe comme « le champ prédestiné aux combinaisons de la symbolique comme aux prescriptions de la Loi ». 23 Ce que Lacan indique déjà ici et qu’il reprendra à la fin de son enseignement, c’est la prise sur le corps de la dialectique du sujet et de l’Autre. C’est ce que doit prendre en compte la psychanalyse.

L’esprit de la psychanalyse

La dernière partie de l’intervention de Lacan à ce « 1er Congrès International de psychiatrie » est aussi à situer en réponse à une courte « Allocution » faite par Alexander en introduction à cette séance qu’il présidait. Les enjeux pour la psychanalyse y sont majeurs.

18 LACAN J., « Intervention au ler Congrès de psychiatrie », Autres écrits,

Paris, Seuil, 2001, p. 129. 19

ALEXANDER F., « Tendances actuelles de la psychanalyse », op. cit., p. 26.

20 Ibid.

21 Ibid., p. 27.

22 LACAN J., loc, cit.

23 Ibid.

Cette allocution contenait à la fois : − Une affirmation quant à une orientation commune des intervenants ; une sorte d’accord actuel sur la conduite d’une cure analytique : la psychanalyse vient là où le moi est en défaut dans ses capacités d’adaptation aux besoins du sujet et de la culture qui l’environne.

− Une question : l’adaptation de la technique analytique peut-elle répondre à l’évolution de la demande, donc à sa particularité actuelle ? − Une prise de position : la théorie analytique telle qu’elle nous est connue, à partir du travail de Freud, ne vaut que si elle peut répondre à la question précédente. Alexander plaide pour un « libre esprit d’expérimentation », autrement dit pour s’affranchir de Freud. − Un souhait : que les psychanalystes sortent de « l’attitude de splendide isolement » et s’ouvrent au champ culturel et médical. Il faut rendre la psychanalyse accessible, l’adapter à un savoir-faire psychothérapique pour les médecins et les psychiatres. Ces questions du milieu du siècle précédent restent d’une actualité saisissante. Lacan répond à Alexander – l’ingénieur des émotions – en lui opposant la dialectique freudienne, celle de la cure. Il met en évidence un facteur, le facteur « C », celui d’une carence subjective dans son rapport aux facteurs culturels et environnementaux – dont il indique qu’il est souhaitable que l’analyste l’ait surmonté. Lacan s’oppose à ce que la psychanalyse ne se réduise à être, comme l’y conduit le courant dominant américain, une adaptation du sujet névrosé à son environnement. Le désir est toujours au-delà de l’adaptation, au-delà des machines. Lacan, ce 26 septembre 1950, interprète les analystes sur la menace qu’ils font porter sur l’essence même de la psychanalyse par le détournement qu’ils opèrent de l’enseignement de Freud au prétexte de l’adapter à un moment donné, dans une culture particulière. « C’est pourquoi, dit Lacan, l’esprit de Freud restera quelque temps encore à notre horizon à tous… ».24

Qui a entendu Lacan ? Qui a pris acte de son interprétation ? On en sait la suite et, aujourd’hui, cinquante ans plus tard, la psychanalyse est menacée d’un lent mais inexorable processus de dissolution. C’est ce qu’a saisi Jacques-Alain Miller. Le 25 octobre 2001, à l’Hôtel Lutétia de Paris, il a convoqué l’ensemble du mouvement

24

Ibid., p. 130.

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psychanalytique pour un rendez-vous décisif, sous le signifiant « réunification ». Un dire qui interprète le mouvement psychanalytique et que, dans sa Conférence, il précise ainsi : « Oui, je prétends ce soir interpréter le mouvement psychanalytique, lui dire ce qu’il faut au moment où il faut, ni trop tôt, ni point trop tard, lui nommer son mal, lui désigner son impasse, et lui indiquer les signes de l’avenir inconnu qui déjà l’appelle et l’aspire ».25 Cette interprétation de Jacques-Alain Miller nous engage tous et il dépend de chacun que se maintienne comme horizon « l’esprit de la psychanalyse ».

Comment demeurer séparés ? Jacques Borie

Cette allocution de Lacan 1 – qui n’est donc pas un texte –, « improvisée » ajoute-t-il, doit spécialement être située dans son contexte. Comme discours clôturant les Journées sur les psychoses de l’enfant organisées par Maud Mannoni les 21 et 22 octobre 1967, 2 elle est réponse à ce qui s’y est dit – sous forme d’un désaccord assez net – mais aussi l’occasion pour Lacan d’actualiser l’abord de cette question en tenant compte de l’avancée de son enseignement, marquée à cette époque par la considération centrale de l’éthique et l’introduction de l’objet a pour rendre compte de la jouissance échappant à l’ordre symbolique. La question cruciale n’est plus de savoir comment le sujet s’inscrit dans l’ordre symbolique par la grâce du Nom-du-Père, mais comment l’objet a peut ou non avoir une fonction séparatrice.

Comme le dit Maud Mannoni dans l’introduction de ces Journées, l’axe en est « la confrontation entre les conceptions structurales du groupe français et les conceptions existentielles du groupe anglais ». Cela permet à Lacan de répondre aux antipsychiatres anglais comme Cooper et Laing sur la notion de liberté et à Winnicott sur les préjugés de la relation

25 MILLER J.-A., « Le principe d’Horacio. Vers la réunification du mouvement psychanalytique », Sixième Lettre adressée par Jacques-Alain Miller à l’opinion éclairée. Imprimé le 15 novembre 2001 à Paris 6e en deux mille exemplaires, p. 2.

1 LACAN J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 361-371. Les citations qui suivent dans le texte se refèrent à cet article quand il n’y a pas d’autres indications.

2 L’ensemble des travaux de ce Colloque est paru dans le numéro spécial de

Recherches, « Enfance aliénée », en décembre 1968 (II).

mère-enfant. C’est également au livre récemment paru de Bettelheim The empty fortress 3 que Lacan répond, ainsi que l’a remarquablement dévoilé Jean-Robert Rabanel 4 dans un article de Mental.

Mais c’est aussi bien contre lui-même que Lacan avance, ainsi que Jacques-Alain Miller nous a appris à le lire.

Il commence en effet par faire référence à son article « Propos sur la causalité psychique », 5 où, vingt ans auparavant et à l’encontre de Henry Ey, il posait un lien fondamental entre la folie et la question de la liberté. Il trouve que s’armer de la liberté, comme « nos collègues et amis anglais » est une « perspective un peu courte », mais qu’une institution pour psychotiques devrait pourtant se référer à « un rapport fondé à la liberté ». Ce « fondé » s’oppose à la conception imaginarisée de la liberté dans l’antipsychiatrie et il donne l’exemple des trois générations nécessaires pour produire un enfant psychotique comme une des lois de ce fondement.

Mais la critique auto-adressée porte sur la référence heidegerienne à l’être-pour-la-mort qui fut aussi la sienne dans sa période dominée par le symbolique ; l’accent mis sur cette dimension va à l’encontre de ce qu’il appelle de ses vœux, soit la considération de l’être-pour-le-sexe, essence de la subversion freudienne. Cette absence de référence à des termes tels que rapport sexuel, inconscient, jouissance, Lacan n’en fait pas tant une erreur théorique qu’une faute par rapport à l’éthique et qui n’est pas sans symptômes. C’est un manque de courage et de gaieté : « Nous ne semblons pas bien vaillants à en tenir la position [de l’être-pour-le-sexe]. Non plus bien gais ». Et il ajoute que cette absence se remarque dans l’énonciation même des orateurs ! « Ce ne veut pas dire que leur présence [aux termes absents !] ne nous commandait pas, invisible, mais aussi bien, dans telle gesticulation derrière le micro, palpable ». Donc pas moyen d’y couper ; exposer c’est s’exposer, faire trace de la version de jouissance qui nous constitue, et plus encore à n’en rien vouloir savoir..

La référence à l’éthique est aussi une critique de ce qu’il appelle l’utilitarisme en tant qu’il est intenable dès lors qu’on considère le déséquilibre introduit dans le vivant par l’être-pour-le-sexe. La subversion

3

BETTELHEIM B., The empty fortress, New-York, The Free Press, 1967. 4

RABANELJ.-R., « Une réponse de Jacques Lacan à Bruno Bettelheim », Mental, n°2, 1996.

5 LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil,

1966, pp. 151-193.

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freudienne montre l’impossibilité de toute psychothérapie conçue comme simple équilibre normatif. Cette reprise de son Séminaire sur l’Éthique est actualisée par Lacan sept ans plus tard à la lumière du « problème le plus brûlant de notre époque, en tant que, la première, elle a à ressentir la remise en question de toutes les structures sociales par les progrès de la science ». L’allocution de Lacan est en effet traversée par une certaine urgence à répondre d’une nouvelle situation, due au changement radical du régime de la jouissance à notre époque dont la conséquence est la montée de « la ségrégation ». Et il est frappant que si Lacan l’applique à « notre domaine à nous psychiatres » c’est pour l’étendre aussitôt à « notre univers ». On ne peut pas ne pas remarquer que Lacan vient de publier quelques jours auparavant sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École » en rapport à la question du camp de concentration, dont il situe le retour dans l’actualité comme « conséquence des remaniements des groupements sociaux par la science ». 6 C’est donc une mise en série que Lacan propose entre la clinique des enfants psychotiques, la destruction des liens sociaux et la réponse que l’École devrait y apporter. Le rapprochement que Lacan effectue entre le nouveau régime du lien social – marqué par le remplacement de l’Empire (civilisateur) par les impérialismes – et les psychoses est centré sur la question de la séparation : « Comment faire pour que des masses humaines vouées au même espace, non pas seulement géographique, mais à l’occasion familial, demeurent séparées ? ». Autrement dit, ce n’est plus le signifiant maître ou le régime du discours en tant qu’il limite et répartit la jouissance qui régule le lien social permettant de vivre ensemble et séparés à la fois. La jouissance est en quelque sorte dénudée de ses enveloppes signifiantes et le réel comme impossible à supporter vient au devant de la scène. Et la réponse de Lacan à cette époque est dans la considération de l’objet a comme seul abord possible de la jouissance.

La démonstration de Lacan porte essentiellement sur deux points. Premièrement, la référence au corps dans le mythe de la relation mère-enfant est un préjugé ; Lacan vise ici aussi bien la thèse classique sur les psychoses de l’enfant considérées sous l’angle imaginaire d’un seul corps (la fameuse fusion I) pour la mère et l’enfant. Cet abord « produit une élision, qui ne peut se noter que de

seul.

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LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », op. cit, pp. 243-259.

l’objet a ». Lorsque l’on s’oriente uniquement sur la relation mère-enfant on perd de vue que c’est par la pulsion que le corps rentre dans le circuit de la demande et qu’il en obtient ou non un retour de jouissance. Et Lacan montre la voie à suivre qui est de « s’opposer à ce que ce soit le corps de l’enfant qui réponde à l’objet a » en opérant sur « la marge laissée par la possibilité d’extériorisation de l’objet a » ; dans la même veine, Lacan rend hommage à l’invention de l’objet transitionnel par Winnicott mais pour accentuer l’importance non pas de préserver l’autonomie de l’enfant mais de servir « d’objet transitionnel à la mère ».

Deuxièmement, la considération de l’objet a objecte à toute pratique fondée sur « l’émission de belles paroles » qui reste dans le registre de la « fiction » ou de la « forgerie » sans toucher le réel en jeu ; et Lacan de rappeler que ce n’est pas lui qui se fie « qu’à opérer sur le sujet en tant que passion du langage ». L’objet a en tant que nom du réel à l’époque pour Lacan objecte à la parole au point qu’il termine sa note rajoutée en 1968 par une sorte d’appel à ne pas rester en arrière dans la considération du réel : « Quand verra-t-on que ce que je préfère est un discours sans paroles ? ». On peut voir là une première anticipation de ce que Lacan développera à la fin de son enseignement sur la fonction de la lettre. Cependant, il ne s’agit pas là du dernier mot de Lacan concernant les psychoses de l’enfant, car l’avancée de cette époque (celle de l’objet a plutôt silencieux) sera à nouveau remise en cause en 75 7 par la considération de l’autiste comme « plutôt verbeux » ; il ne s’agira alors plus d’opposer parole et jouissance mais de montrer comment la jouissance est incluse dans la lalangue par le signifiant tout

Mais cette limite de la fonction de la parole – corrélative de l’abandon de l’être-pour-la-mort au profit de l’être-pour-le-sexe – va pour autant contre le soi-disant préverbal que révéleraient les enfants psychotiques, pour qui est prisonnier d’une conception développementale du sujet. Rendre pleinement à ce sujet sa dignité de parlêtre comme Lacan ne s’exprime pas encore en 1967, consiste au contraire à montrer ce qu’« il y a de linguistique dans la, conception de l’espace » ainsi qu’« un enfant qui se bouche les oreilles… n’est [-t-il] pas déjà dans le post verbal, puisque du verbe il se protège ». Et Lacan va même plus loin en supposant

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LACAN J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le bloc-notes de la psychanalyse, n°5, Genève, 1985, pp. 5-23.

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qu’à soutenir cet abord développementaliste, on favorise la ségrégation, en faisant de tout sujet un enfant généralisé, au sens d’irresponsable quant à la jouissance. L’intervention de Lacan se fait même prophétique puisqu’il annonce que c’est le corps de l’enfant lui-même qui va devenir objet du marché (« le détailler pour l’échange »), ce qu’on voit aujourd’hui à travers les diverses manipulations de la médecine prénatale ainsi qu’au regard de l’apparition d’un véritable marché de l’adoption voire des organes. L’objection de Lacan est très clinique : c’est à considérer le corps de l’enfant par rapport à l’objet « condensateur de jouissance », qu’on aura des chances de se repérer dans la pratique et aussi de comprendre « des problèmes posés à l’époque » où justement les signifiants de la transmission symbolique ne font plus le poids.

Toujours conséquent avec ce qu’il avance, Lacan se demande quel mode de présence est à attendre des psychanalystes pour être à la hauteur de la question posée par l’être-pour-le-sexe à l’époque de la science et du marché ? Certainement pas comme modèle de la vie de couple où ils ne sont « pas plus souvent deux qu’on ne l’est ailleurs », ni pour juger des choses du sexe où, au XVIIème et au XVIIIème, il est probable que « les jugements y aient été plus libres à concerner la vie sexuelle » que « depuis l’avènement du psychanalyste » ! Reste donc à prendre les choses du côté de la sexualité féminine et non par le trop aveuglant rapport mère-enfant. C’est donc à « la présence du sexe comme tel » c’est-à-dire du féminin, qu’il faut nous référer. L’énigme du « Que veut la femme » freudien, la place « au centre aveugle du discours analytique » avec pour conséquence que « la femme soit psychanalyste-née ». C’est donc sur le défaut dans le savoir qu’emporte le féminin qu’il faut se régler par opposition aux « belles paroles » déjà citées qui tentent de traiter la jouissance en trop par le père et le sens. Le psychanalyste est aussi appelé à tirer les conséquences de ce rapport au féminin comme défaut dans le savoir en en faisant trace dans le style même de son énonciation. C’est ainsi que j’entends son insistance (il revient à plusieurs reprises sur cette question) sur le mode selon lequel nous sommes affectés dans notre travail. Pour regretter de trouver « de moins en moins de personnes à qui je puis dire les raisons de ma gaieté, quand j’en ai » ou sous un autre angle « la tristesse qui se motive d’une gaieté rentrée ». A cela, il oppose son « C’est vrai. Je ne suis pas triste » en quoi il sait ne pas plaire aux

universitaires qui veulent des énoncés sans énonciation. Et surtout il termine son allocution sur cette question adressée au plus intime de chacun de ses auditeurs « Quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? », où l’on peut entendre une anticipation du passage de « Télévision », 8 dans lequel, cinq ans plus tard, il reliera la gaieté au refus de se laisser engluer dans le sens. C’est ainsi à la disposition de chacun à l’égard du réel que Lacan s’adresse, ce dont le style doit faire trace vivante. Cette allocution est donc d’une richesse exceptionnelle, en ce qu’elle parvient à traiter précisément du sujet en question, « les psychoses de l’enfant » donnant de nombreuses indications tout à fait utilisables pour ceux qui se coltinent à ce réel ; mais aussi en ce qu’en même temps, on y voit Lacan s’efforcer de décentrer son auditeur de ce que peut avoir d’obscurantiste le seul point de vue du clinicien ou du thérapeute toujours voilé par les fausses évidences de la pratique. Il donne les bases des structures en jeu dans l’expérience, il en réfère à l’éthique des pratiques comme à l’affect qui nous y guide, et surtout il réoriente toute l’expérience par le réel en jeu. C’est pourquoi il en vient à interroger le psychanalyste lui-même dans sa formation – ou dans l’absence de celle-ci, le « psychanalyste-né » ! C’est donc d’une actualité très précieuse pour tous ceux qui, dans le Champ freudien et l’AMP, s’interrogent sur la différence entre psychothérapie et psychanalyse, pour essayer de fonder en raison la psychanalyse appliquée à la thérapeutique.

Jacques Lacan et la criminologie en 1950 François Sauvagnat

La « réponse aux questions » 1 posées par l’assistance après l’« Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie » est, semble-t-il, le dernier texte de Lacan consacré expressément à la criminologie – nous voulons dire par là que la criminologie ne sera plus discutée directement par lui et qu’il se limitera à discuter la clinique de l’acte.

Il s’agit d’un texte de circonstance, puisque la XIlle Conférence des psychanalystes de langue française,

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LACAN J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 526. 1

LACAN J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », Autres écrits, Paris Seuil, 2001, pp. 121-125.

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lors de laquelle il est prononcé, a été située, par les dirigeants de la SPP, quelques mois avant le Île Congrès international de criminologie, et cette conférence a fourni la matière du premier numéro du tome XV de la Revue française de psychanalyse (RFP). Lacan intervient à cette conférence avec son rapport intitulé « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie », co-signé par M. Cénac, en même temps que les principaux spécialistes de la question que pouvait compter le groupe français : S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche qui présentent un « rapport clinique » intitulé « Psychanalyse et criminologie », et D. Lagache qui présentera son texte (« La psycho-criminogenèse ») également au congrès international de criminologie. Sont également incluses les discussions suscitées par les trois rapports, avec notamment deux interventions d’Angelo Hesnard et des commentaires de Marie Bonaparte et de Vica Shentoub, ainsi qu’un texte fondateur pour les rapports entre psychanalyse et criminologie, puisqu’il s’agit de l’article de Karl Abraham (1921) où ce dernier décrit la carrière d’un célèbre psychopathe. 2

La publication du texte d’Abraham tend, dans le contexte de 1951, à lui conférer le statut de relique, c’est-à-dire, comme s’en indignait déjà Calvin qui exigeait d’y voir de plus près, d’argument indiscutable, qui doit en quelque sorte donner le ton de l’ensemble du numéro de la RFP. L’argument indiscutable est en gros celui-ci : la psychanalyse a un rôle à jouer en criminologie, même si elle ne s’en rend pas compte. Abraham explique en effet qu’il a été confronté, en tant que médecin militaire, lors de la première guerre mondiale, à un escroc qu’il n’est pas exagéré de qualifier de flamboyant ; qu’il avait toujours été persuadé que les psychopathes étaient inguérissables ; qu’à sa grande surprise, celui-là l’avait finalement convaincu du contraire : en dépit des pronostics, il finit par se fixer dans une vie normale et à arrêter la série de ses escroqueries grâce à l’amour sans restriction d’une femme ; qu’il fallait donc s’attendre à ce que la psychanalyse, dans ce domaine, joue un rôle inespéré.

Un mot sur l’ambiance de 1951 : c’est la reconstruction au décours de la seconde guerre

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Traduit ici « Histoire d’un escroc à la lumière des données psychanalytiques » ; la traduction française des œuvres complètes d’Abraham (éditions Payot) préférait « Histoire d’un chevalier d’industrie… ».

mondiale. Le bien triomphe finalement du mal après des années de plomb ; justice va bientôt être faite : on est à la veille du plan Marshall et des procès de Nuremberg. On a découvert avec « stupeur » l’existence de camps de concentration après vingt bonnes années de dénégations forcenées, 3 et Bettelheim a enfin pu publier son témoignage. Dans le droit pénal, la Nouvelle Défense Sociale, fin mélange de doctrine finaliste, de caractérologie et de concepts psychanalytiques s’impose en Belgique (De Greeff). Une ère libérale s’ouvre : en France, l’ordonnance de 1945 a supprimé les maisons de correction. Il faut donc emplir l’espace ouvert, et en particulier justifier que le délinquant ne nécessite plus de mesures vindicatives qui maintenant répugnent. On se tourne vers la psychanalyse pour combler ce manque. Aux Etats-Unis, Eissler tente de traiter des délinquants en leur proposant d’imiter la force de son moi. L’œuvre généreusement optimiste de Staub, inspirée par la conception freudienne du « criminel par sentiment de culpabilité » et augmentée d’une inspiration reichienne, se poursuit dans les efforts d’Alexander et Healey pour traiter de jeunes délinquants en prison et extirper – psychanalytiquement – les « racines du crime ». Dans son allocution d’ouverture de la XIIIe conférence des psychanalystes de langue française, Sacha Nacht s’exprime ainsi : « L’application de la psychanalyse à la criminologie ouvre des perspectives nouvelles à celle-ci : la conduite du délinquant et celle du criminel, la motivation du délit voire du crime, la notion de responsabilité et par voie de conséquence la sanction qu’elle implique, tout cela s’éclaire d’un jour nouveau à la lumière de l’expérience psychanalytique ».

Pour comprendre à quoi cette brillante introduction tente de répondre, force est d’évoquer les pressions venues des juristes, résumées d’un trait par Lacan : « M. Piprot d’Alleaumes nous adjure de concerter, aux fins de déterminer les conditions de l’état dangereux, toutes les sciences de l’homme, mais sans tenir compte des pratiques juridiques en exercice ». 4 Ce célèbre juriste, organisateur du Congrès International de Criminologie sur le point de se tenir, nous le voyons effectivement prendre la parole au cours de la discussion des trois rapports à la SPP. Son problème est en gros le suivant. L’explicitation de l’acte délinquant, de ses

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Rappelons que l’article inaugural de Bettelheim est encore à l’époque refusé à la publication dans les revues psychanalytiques ; il finira par paraître dans une publication sociologique.

4 LACAN J., op. cit., p. 123.

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déterminations causales, qui doit permettre une plus juste évaluation des sanctions et des mesures d’atténuation, relève de trois domaines : la biologie, la sociologie, et la psychologie. Le problème est que chacune de ces trois disciplines puisse définir sa portée et ses limites, mais aussi et surtout précise ses interrelations avec chacune des deux autres. Or pour remplir cette tâche délicate, la psychanalyse est sollicitée ; elle doit assurer la cohérence de l’ensemble, et éclairer d’un point de vue enfin unifié le regard du juriste pour répondre à cette question : en quoi chacun de ces domaines peut expliciter la nature exacte de l’état dangereux, le terme « nature » n’étant pas ici galvaudé, puisque le crime est finalement envisagé par Piprot d’Alleaumes comme une catégorie « naturelle ».venues des juristes, résumées d’un trait par Lacan : « M. Piprot d’Alleaumes nous adjure de concerter, aux fins de déterminer les conditions de l’état dangereux, toutes les sciences de l’homme, mais sans tenir compte des pratiques juridiques en exercice ». 4 Ce célèbre juriste, organisateur du Congrès International de Criminologie sur le point de se tenir, nous le voyons effectivement prendre la parole au cours de la discussion des trois rapports à la SPP. Son problème est en gros le suivant. L’explicitation de l’acte délinquant, de ses déterminations causales, qui doit permettre une plus juste évaluation des sanctions et des mesures d’atténuation, relève de trois domaines : la biologie, la sociologie, et la psychologie. Le problème est que chacune de ces trois disciplines puisse définir sa portée et ses limites, mais aussi et surtout précise ses interrelations avec chacune des deux autres. Or pour remplir cette tâche délicate, la psychanalyse est sollicitée ; elle doit assurer la cohérence de l’ensemble, et éclairer d’un point de vue enfin unifié le regard du juriste pour répondre à cette question : en quoi chacun de ces domaines peut expliciter la nature exacte de l’état dangereux, le terme « nature » n’étant pas ici galvaudé, puisque le crime est finalement envisagé par Piprot d’Alleaumes comme une catégorie « naturelle ».

Contrairement à ses attentes, le Congrès des psychanalystes de langues romanes met malheureusement à jour six positions nettement différenciées parmi les psychanalystes français, qu’il nous faut maintenant présenter.

La méfiance : Marie Bonaparte et la relégation des délinquants

Marie Bonaparte, présidente de la séance de discussion, n’a pas présenté de rapport ; elle conduit les débats, qu’elle ponctue de ses commentaires. Elle est connue dans le domaine de la criminologie par sa célèbre étude sur le cas de Mme Lefebvre (1927), saluée par Lacan dans sa thèse, mais aussi par son rapport de 1951, où elle montre que la conduite de cette femme ne peut être expliquée par une foncière cruauté, mais par des fixations archaïques dont témoignent ses désordres intestinaux, et que la jalousie dont elle témoigne sans discontinuer envers sa bru – même après l’avoir révolvérisée – sous-tendue par la rage de se voir arracher en la personne de son fils son phallus, a proprement une nature délirante. Quelles que soient les faiblesses de certains aspects de la démonstration de Marie Bonaparte, et notamment ses références au caractère paranoïaque, l’essentiel est là, dans l’affirmation, contre l’avis des experts au pénal, que cette femme est bel et bien folle, et que sa paranoïa la rend irresponsable. Néanmoins, la position qu’elle prend dans le débat de 1951 est assez lourdement datée. Même si elle salue les efforts des rapporteurs pour déceler les racines infantiles du crime ou ses déterminations sociales, sa position propre n’est pas,

différente de celle de Cesare Lombroso soixante-dix ans plus tôt. Il faut, estime-t-elle, pour ces gens, et sans bien discriminer les différents cas de figure, des hôpitaux-prisons ; c’est là seulement qu’ils pourront être étudiés et traités. Nous sommes fort loin de la perspective audacieuse de la fermeture des maisons de correction, et il est plus que probable que c’est à elle que Lacan répond lorsqu’il déclare que la relégation proposée aurait pour résultat d’enfermer le quart de l’humanité. Propos qui ne sont pas sans résonances actuelles, lorsqu’on sait que certains groupes ethniques aux Etats-Unis se voient précisément appliquer ce type de traitement de la délinquance, et exactement dans cette proportion. S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche : il n’existe pas de criminel par sentiment de culpabilité Dans leur long rapport, tout imprégné des idéaux de l’hygiène sociale, S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche s’attachent à décrire les différents facteurs propres à déterminer le crime. Ils s’accordent sur une hypothèse kleinienne – la rage primitive contre la mère frustratrice – mâtinée de références à la théorie du développement. Il s’agit pour eux d’étudier les différents traumatismes infantiles, ainsi que les types

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de réactions ou de défenses caractérielles plus ou moins asociales qui ont été occasionnées, sans néanmoins négliger l’éventuelle perversité constitutionnelle – qu’une catégorie que la pédopsychiatrie française naissante (et notamment Heuyer) avait tenu à conserver, et qui, produite ici malgré son interdiction par Freud, tend à annuler l’ensemble du projet analytique de traitement des délinquants – en y ajoutant finalement les modes d’influences sociales, en particulier l’influence des milieux de délinquance organisée. En référence très probable aux travaux de Kate Friedlander, ils insistent sur l’importance de la guidance infantile, mais aussi sur l’impact décroissant de mesures psychothérapiques au fur et à mesure que l’âge avance, que les fixations se renforcent, que les mauvaises relations augmentent et que les espoirs de changement s’amenuisent. Il est donc plus facile de prévenir que de guérir, concluent-ils, non sans avoir au passage expliqué que la catégorie freudienne de « criminel par sentiment de culpabilité », dans laquelle la criminologie psychanalytique plaçait tous ses espoirs, était sans fondement. 5 Pourquoi ? Parce que pour eux, le surmoi, loin d’être l’instance mystérieusement irréalisante que décrivait l’École de Berlin, n’est rien d’autre que la pierre d’angle de la construction du moi. Il ne faut donc pas s’attendre à des surprises dans le traitement des délinquants, et du reste, la réintroduction de la notion de perversité constitutionnelle tendait dès le départ de leur discours à relativiser l’usage des concepts freudiens et à réintroduire une « naturalisation » qui tendra dans un premier temps à rendre cette conception populaire auprès des décideurs de l’appareil de protection judiciaire en France.

Vica Shentoub et la personnalité ethnocentrique

L’intervention de Vica Shentoub, qui se signalera ultérieurement par une carrière universitaire centrée sur la psychologie projective et la psychologie sociale, vise essentiellement le « rapport clinique » dont nous venons de parler. Pour elle, les déterminations infantiles du crime, unifiées par S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche autour de pratiques d’hygiène sociale et de théories développementalistes, ne suffisent pas à rendre compte de l’acte criminel chez l’adulte, et elle en donne comme exemple le cas d’un patient, élevé dans une famille où le père est véritablement manipulé par la mère, véritable tyran domestique

5 LEBOVICI S., MÂLE P., et PASCHE F., « Psychanalyse et criminologie.

Rapport clinique », Revue Française de Psychanalyse, Tome X'V, N°1, janvier-mars 1951, p. 44.

imposant un véritable ménage à trois ; le patient a fait répétitivement des cauchemars dans lesquels il tue son père, mais ne passera jamais à l’acte. Il faut, pour comprendre l’accession à l’acte criminel, estime Shentoub, ajouter certaines déterminations sociales, dont elle voit le meilleur exemple dans les études promues par les rejetons américains de l’École de Francfort concernant la personnalité autoritaire 6 – curieusement, elle ne semble pas avoir connaissance de l’influence, à l’intérieur de l’École de Francfort, de psychanalystes comme Landauer ou Fromm-Reichmann. Elle fait alors état d’une étude réalisée au pénitencier de Saint-Quentin, montrant la prévalence, chez les délinquants, de « traits ethnocentriques » de la personnalité (version locale de la personnalité autoritaire), et suggère que seule l’existence d’une telle personnalité permet d’embrasser une carrière délinquante de quelque ampleur. Daniel Lagache et sa position axiologique a priori En 1951, Daniel Lagache a déjà rédigé l’essentiel de son œuvre, en particulier sa thèse sur la jalousie criminelle, « L’unité de la psychologie » et ses principaux travaux de criminogénèse. Son rapport veut se situer en un espace commun à la psychanalyse, la psychologie clinique et la psychologie sociale. Il déclare ainsi que le crime est avant tout un acte social, et que le seul point de vue correct en criminologie est « axiologique » : la réalité ultime consiste en des valeurs (au sens de la sociologie allemande) acceptées par le groupe, et c’est à partir de là seulement que l’acte criminel est défini. Ce qui lui fait refuser la notion anglo-saxonne, implicitement acceptée par S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche, de personnalité antisociale, jusqu’à un certain point du moins. Le crime consiste en l’attaque des valeurs du groupe par le criminel, fût-ce par fidélité à un groupe dissident, par engagement envers un « milieu choisi », selon l’expression de De Greeff, ou, comme le voulait Sutherland, en tant qu’adhésion à une « profession ». Si l’on peut, comme l’estimaient S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche, retracer un certain nombre de traumatismes, fixations, défauts d’éducation et autres carences dans l’histoire personnelle du criminel, il faut aussi noter que le criminel se justifie toujours, notamment en se présentant comme un justicier, fût-ce par des raisonnements contradictoires.

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ADORNO T.W., FRENKEL-BRUNSWIK E., LEVINSON D., SANFORD R.N. The Authoritarian Personality, Harper Et Broth, USA.

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Quelle consistance alors pour la criminologie ? C’est la « personnalité » qui doit faire le lien, cette série d’identifications qui finit par se cimenter en un tout cohérent. A partir de là, la personnalité criminelle acquiert une individualisation, et se trouve définie comme « pathologie de l’identification », d’une façon symétrique à la description de la « pathologie du surmoi » chez le prédélinquant selon Friedlander ou le caractère pulsionnel selon Reich. C’est là que va résider la notion quasiment kantienne de responsabilité qu’il propose, et qui malgré tout reste insensible au relativisme culturel admis au départ en référence aux travaux ethnographiques et aux recherches psychosociologiques anglo-saxonnes. Il existe certes, explique-t-il, des cas de délinquance où la psychopathologie est repérable ; mais la proportion n’excède pas 20% des criminels. Quant aux autres, il s’estime compétent en tant qu’axiologue, puisque son objet d’étude est l’instauration du sentiment de responsabilité. Pour lui, le conflit œdipien ouvre à une normativation reposant sur une socialisation progressive, laquelle est sous-tendue par l’intervention d’« identifications moralisatrices », véritable instrument par lequel la notion de responsabilité s’instaure dans la conscience. On est donc loin de Totem et tabou ou des tensions agressives du stade du miroir : le psychanalyste est convié à se faire auxiliaire de justice, sans oublier d’emporter avec lui les différentes casquettes proposées par Piprot d’Alleaumes, complétées par un vaste couvre-chef, celui d’axiologue. Ainsi son rôle est-il, estime-t-il, de transposer en termes positifs la question de la responsabilité, telle qu’elle est souvent mal posée par le juge, c’est-à-dire « en termes de rapports concrets entre le criminel et son crime, entre le criminel et le groupe qui lui demande des comptes ». Pour cela, Lagache estime que sa théorie de la « psychocriminogénèse » est bien placée, dans laquelle il décrit deux phases de constitution du symptôme selon le schéma freudien, une phase de retrait, une phase de restitution, et il s’inscrit en faux contre la théorie lombrosienne du criminel-né d’une part, contre la théorie de la criminalité d’habitude de l’autre. Ayant donc paré son axiologie des atours freudiens, il ne prétend bien entendu pas reprendre l’étendard d’Alexander et d’Aichhorn, et la notion de criminel par sentiment de culpabilité n’est aucunement son cheval de bataille. Il se contente d’être expert au pénal, et de prendre bravement sa place dans la machinerie judiciaire, sans en discuter le moins du monde l’ordonnancement. Angelo Hesnard ou la guérison par le crime

Célèbre auteur de « l’Univers morbide de la faute », Angelo Hesnard n’a pas fourni ici de rapport, mais il intervient plusieurs fois pour discuter deux textes, celui de Lacan et Cénac, ainsi que celui de Lagache. Théoricien majeur de l’autopunition – il a tenté, dans son célèbre ouvrage, de réécrire toute la psychopathologie à partir de cette notion – il n’a guère que des éloges pour Lacan et ses arguments concernant l’irréalisation par le surmoi, mais en revanche, Lagache l’insupporte. Attaquant de front avec sa fougue coutumière l’idée lagachienne selon laquelle il doit exister quelque part une figure de la responsabilité s’auto-reconnaissant consciemment dans le plus infantile des actes prédélinquants, Hesnard déclare qu’il existe bel et bien des cas extrêmes, dans lesquels le crime a des aspects thérapeutiques, qui « déterminent la sérénité » ! Il ne s’agit plus là du crime de psychopathes, de criminels par autopunition, mais de crimes qui, « même horribles » s’exécutent « tout naturellement ». Certes, il conserve sa thèse de départ, selon laquelle l’autopunition serait omniprésente, mais il tient néanmoins à témoigner de cas où ce motif est atténué par un autre : le sujet se présente comme « auto-justicier ». Réglant d’une façon atroce une situation intenable, ces sujets s’éviteraient les affres de la pathologie, tout en étant foncièrement des gens honnêtes, sans symptômes, parfaitement adaptés à la société, coulant des jours paisibles, bons voisins et bons pères de famille – à condition de n’être pas pris. ' Cette légitimation « naturelle » de la tendance précriminelle serait à l’exact inverse de la position du psychopathe, chez qui il existe certes une tentative de légitimation, mais dans un univers irréel qu’il se construit : l’univers morbide de la faute. On est donc à l’opposé de la perspective de S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche – Hesnard peint rien de moins que des cas de bonheur par le crime. Ce relativisme absolu provoque chez Lagache, soupçonnant que l’autre se paye un peu sa tête, les protestations qu’on imagine : Hesnard, conteste-t-il, en détruisant la notion de psycho-criminogénèse, veut détruire à tout jamais la notion de responsabilité dont son raisonnement même a besoin ! L’intervention de J. Lacan dans le débat : « la responsabilité, c’est-à-dire le châtiment »le châtiment » Le rapport de Lacan et Cénac7 commençait par de précautionneuses considérations sur l’histoire du 7 Revue Française de Psychanalyse, op. cit., p. 76.

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droit pénal, en rappelant notamment que la notion de criminologie ne pouvait être pensée que dans le cadre d’une conception « sanitaire » du crime. C’est encore sur ce terrain que Lacan revient dans sa réponse. Il s’appuie essentiellement sur le seul auteur français de l’époque dont la réflexion est conséquente avec la tradition freudienne, et notamment en ce qui concerne l’autopunition : Angelo Hesnard. Le point crucial est, nous semble-t-il, la question de la responsabilité. Alors que pour S. Lebovici, P. Mâle et F. Pasche, elle se résout par la prise en considération des formes d’évolution génétiques et héréditaires d’un individu donné, tempérée de références aux milieux qui ont pu l’influencer, pour Lagache, le point de vue « axiologique » se centre sur les formes d’identifications normatives permettant d’assurer au sein d’un individu le contrôle social. Mais les uns comme l’autre tentent de se décharger de l’héritage freudien, qui insiste pour envisager la responsabilité uniquement en acte, en termes de punition infligée, et en référence à la notion paradoxale de surmoi. C’est précisément cela que veut dire l’autopunition : que la responsabilité, dans la tradition freudienne est beaucoup moins affaire de prise de conscience, de détermination calculée, bref de délibération pénale, que de punition réalisée en direct – de châtiment – fût-ce dans l’inconscient, ce dont le sujet est à proprement parler le résultat. Ce caractère automatique de la punition dans l’inconscient est précisément le propos principal de Malaise dans la civilisation. Il conduirait bien plus, note Lacan dans son rapport, 8 à se demander comment il se fait que le névrosé opte pour la solution « autoplastique » au lieu de se faire criminel, plutôt qu’à se demander le pourquoi de l’acte délinquant. Concernant la nature de « châtiment » de la responsabilité, Lacan, selon une démarche qu’allait d’ailleurs reprendre Theodor Reik, montre qu’à l’évolution du sens du châtiment correspond une évolution parallèle de la probation (au sens d’administration de la preuve) du crime. Partant de la considération de l’ordalie ou du serment, c’est-à-dire du jugement-châtiment de Dieu, l’évolution humaniste impose l’usage de la torture comme jugement-châtiment corrélative de la redécouverte du Droit Romain et de sa diffusion à partir de l’École de Bologne, dans l’exacte mesure où s’y déploie ce qu’il faut appeler une « foi en l’homme ».

8 LACAN J., « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en

criminologie », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 134.

L’abandon de la torture à la fin du XVIlle siècle n’est pas corrélatif d’un adoucissement des mœurs (comme le prouvent la Terreur ou les guerres napoléoniennes), mais de ce que le nouvel homme des « droits de l’homme » est abstrait de sa consistance sociale telle que la définissait l’ancien régime, et donc n’est plus croyable.

D’où la promotion des mobiles du crime indépendamment de l’aveu, et d’un type de responsabilité où doivent être restaurés, selon Tarde, la similitude sociale et l’identité personnelle. La situation contemporaine se signale donc par la contradiction maximale entre les « bons sentiments » sociaux, manifestés par le jury et les avocats, et d’autre part un discours savant objectivant, dans lequel, au mieux, la solidarité secrète entre les coordonnées de l’acte et les formes de désintégration sociale par lesquelles s’affirme le surmoi pourra être repérée. Même si Lacan reste discret sur ce point, il est clair que pour lui, la discordance quasiment monstrueuse entre ces deux points de vue est certainement plus gérable par la démarche d’un Aichhorn – lorsqu’elle est possible – que par l’intervention comme expert au pénal. Il prévient aussi discrètement que l’inspiration d’Aichhorn est rigoureusement incompatible avec la psychologie génétique, dont tant Lebovici et ses collègues que Lagache font l’armature de leur position.

Un autre aspect crucial est la définition sociale du crime, dont le repérage de la relativité, très bien fait en son temps par le juriste et sociologue Gabriel Tarde, peut également être considéré du point de vue freudien comme la conséquence de l’inexistence d’un sentiment inné du bien moral, celui-ci devant être saisi comme incompatible avec l’existence de l’inconscient. 9

La différence, déjà très bien décrite par les criminologues de la fin du XIXe siècle, et notamment les contradicteurs français de Lombroso, entre d’une part le crime réel, c’est-à-dire prescrit par un état particulier de la société, au double sens où certains individus sont suscités à le réaliser au nom de tous, et où il sera considéré qu’il n’a jamais vraiment eu lieu, et d’autre part le crime symbolique, au sens proprement et ouvertement délirant qui constitue en fait un modèle du crime par

9

Voir à ce propos SAUVAGNAT F. : « L’effet « silence des agneaux » : le traitement des délinquants sexuels à l’ère de la « dépénalisation » et du « droit des victimes » », in ASSOUN et ZAFIROPOULOS(sous la direction de) : Les solutions sociales de l’inconscient, Ed. Anthropos, coll. Psychanalyse et pratiques sociales, 2001, pp. 139-180.

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sentiment de culpabilité, est au centre du débat en 1951. Il est clair que la position de Lebovici, Mâle et Pasche consiste à considérer que le crime symbolique est rare, tout comme ils refusent la notion de surmoi criminogène, et le crime « réel » est réduit au cas d’associations criminelles lourdement « antisociales ». Il s’agit donc pour eux de montrer que l’essentiel de l’affaire se résout sur la base des catégories de la psychologie génétique, dans son alliance avec la psychologie du moi – au risque de laisser de côté, comme le leur reproche Shentoub, les déterminations sociales du caractère. La notion d’un relativisme social est beaucoup plus affirmée chez Lagache, mais il est clair que pour lui la notion de responsabilité ne peut être identifiée avec celle de châtiment. L’intervention de Hesnard, toute empreinte de la fougue du médecin militaire à qui on ne la refera pas, réaffirme d’une part la valeur de l’autopunition généralisée, et d’autre part à quel point le criminel normal, loin de pouvoir, comme le croyaient encore Alexander et Staub, être singularisé comme a-conflictuel et mu par le seul intérêt asocial, trouve ordinairement à s’insérer parfaitement bien dans la société, une fois que son conflit est résolu par l’exécution secrète et sommaire de quiconque lui fait obstacle et risque de déterminer chez lui des symptômes. Sans trancher directement sur ces cas, Lacan laisse entendre que le manque de symptôme facilement repérable, dans ces cas, n’est pas incompatible avec une structure paranoïaque où l’idéalisme aurait un rôle privilégié..

Au-delà de la sorte d’impératif catégorique du sentiment de responsabilité que voulait reconnaître Lagache dans l’identification, Hesnard, en ruant dans les brancards, authentifie en quelque sorte la discordance radicale de l’identification découverte par Lacan dans le stade du miroir, le caractère agressif des relations à l’objet qui s’en déduisent, et laisse entendre le caractère sadien qui se profile dans tout consensus social. Ce qui bien entendu interdit d’envisager le crime comme un simple phénomène naturel, la version lacanienne de la sentence paulinienne accentuant ce caractère de discordance – la loi « fonde le crime » – puisqu’il a pour conséquence que « seul l’État, avec la Loi positive qu’il soutient, peut donner à l’acte criminel sa rétribution. L’acte sera donc soumis à un jugement fondé abstraitement sur des critères formels, où se

reflète la structure du pouvoir établi ». 10 Ce caractère formel impersonnel, sera également ce qui, dans le droit moderne, livre le verdict aux « débats les moins véridiques », en ménageant dans certaines conditions le droit de l’accusé au mensonge.

Parallèlement, on voit réaffirmée chez Lacan la notion que le surmoi ne peut être une instance sociale globale, mais doit au contraire être considéré comme le résultat d’un manque de réponse familiale au sentiment de culpabilité, dont les réalisations ne peuvent être qu’individuelles.

La question de l’assomption de l’acte

Un mot sur la question de l’« assomption de l’acte » par le criminel, et la façon dont la « criminologie lacanienne » a été reçue ultérieurement. « Seule la psychanalyse, pour ce qu’elle sait comment tourner les résistances du moi, est capable dans ces cas de dégager la vérité de l’acte, en y engageant la responsabilité du criminel par une assomption logique, qui doit le conduire à l’acceptation d’un juste châtiment ». 11 Cette phrase a été souvent citée comme justification théorique du refus d’appliquer au fou criminel l’article dit 64 du code pénal français, déclarant qu’il n’y a eu ni crime ni délit si le perpétrateur était en état de démence ou sous l’emprise d’une force à laquelle il n’a pu résister. L’intention de Lacan ne semble pas aussi schématique que l’ont prétendu ceux qui ont souhaité dépeindre cet article de loi comme une « forclusion » redoublée (P. Rappart), 12 et professer qu’il faudrait en proscrire l’application – rappelons que c’est hélas l’usage en France actuellement, même si la formulation de cet article de loi a changé. L’hésitation de Lacan dans la phrase suivante, déclarant qu’une telle position systématique relèverait à proprement parler d’une théologie, doit nous permettre de tempérer une telle position. Qu’il y ait un savoir-faire du psychanalyste concernant la question de la culpabilité et sa possible assomption ne peut justifier une incarcération systématique de criminels psychotiques, bien au contraire : il s’agit ici de peser rigoureusement les possibilités de mutation subjective dialectique dans les cas de forclusion (formulation qui dit bien le côté aléatoire

10

LACAN J., « Prémisses à tout développement possible de la criminologie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 123, et dans Revue Française de Psychanalyse, Tome XV, N°1, janvier-mars 1951, p. 86.

11 Ibid.

12 Voir notamment l’intervention de ce dernier dans les Actes du colloque

Problèmes des passages à l’acte ; sous la direction de F. Sauvagnat, in revue Actualités psychiatriques, janvier 1988.

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de la chose, puisque la paranoïa est précisément définie dans les années cinquante par l’absence de dialectique de son phénomène élémentaire…), et non pas de s’en laver les mains.

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L’objet et ses vêtures L’objet regard au cœur des Autres écrits Alfredo Zénoni

L’article d’hommage à Merleau-Ponty dans les Autres écrits peut être considéré comme le premier d’une série de textes qui gravitent autour d’un objet pulsionnel privilégié, à savoir le regard. Ces textes marquent en quelque sorte le passage à un autre Lacan, autre « à celui devenu classique (autrement dit, classé) sous le signe de la parole et du langage », 1 le Lacan de ce qui se lève à la fin des Écrits sous le nom d’objet a. Le « retour à Freud » avait certes restauré la fonction de la parole dans l’expérience analytique et mis en lumière la dépendance des phénomènes imaginaires par rapport au registre symbolique. Il y avait en cela un gain et une perte, pour ainsi dire. Un gain dans la mesure où le symbolique permet de rendre lisible l’inconscient et de mettre en place le dispositif analytique ; une perte, parce que la dimension à proprement parler de jouissance que l’imaginaire recouvre ne se laisse pas toute épuiser par sa mise en fonction dans le symbolique. Aussi, lorsque Lacan s’attache, par exemple, à élucider les phénomènes cliniques de la psychose qui mettent en évidence l’incidence d’un objet séparé du sujet, il y a une nécessité à ce que l’objet isolé soit d’abord l’objet voix, parce qu’il peut être davantage relié à la structure de la communication, notamment comme une irruption du symbole dans le réel, alors que l’objet regard paraît se dissoudre dans l’imaginaire de la relation spéculaire. Par contre, à mesure que la dimension « proprement libidinale » 2 de l’objet, comme « partie élidée » du champ du perçu, est approchée, c’est dans le registre scopique que Lacan va en isoler la place et les effets. La relation spéculaire, justement, « avec les identifications du moi qu’on y veut respecter », 3 voile plus que toute autre dimension du perçu l’élision qui donne corps à un objet qui y est immanent. 4 C’est donc au regard que Lacan va donner la préférence lorsqu’il s’attelle à la refondation de son enseignement lors du Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la

1 MILLER J.-A., Prologue des Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 8.

2 LACAN J., « L’objet de la psychanalyse », Autres écrits, Paris, Seuil,

2001 p. 219. 3

Ibid. 4

Ibid.

psychanalyse. Une nouvelle définition du champ visuel y occupe une place importante dans la mesure où le « Rapport de Rome », qui peut être considéré comme la fondation de cet enseigne ment, s’était également référé à l’imaginaire du « stade du miroir » pour en détacher, par contraste, la dimension du symbolique. Or, le « stade du miroir » apparaît maintenant comme comportant lui-même une schize de la vision et du regard qui est l’effet de sa structuration par le symbolique.

« L’impureté du perceptum scopique » Le champ scopique s’est toujours présenté, et est toujours pensé, comme le paradigme de ce qui dans le champ de la perception à la fois peut se passer du langage et est détaché, ou est plus facilement détaché, de tout rapport « intéressé » avec la réalité. La contemplation a ainsi été proposée dans notre tradition comme l’idéal de la connaissance qui permet d’accéder à la vérité, puisqu’on y ferait abstraction de tout intérêt personnel, de tout gain, de tout but libidinal. Voir une chose, voir le monde, ce n’est pas s’en emparer, en user, en jouir : la vision est désintéressée, pure. Or, c’est précisément ce que la clinique vient démentir en montrant à la fois que cette pureté du perceptum visuel est seulement la conséquence d’un refoulement et que la jouissance qui en est élidée est inhérente à la condition même du parlêtre. La critique encore récemment ressassée d’une excessive importance que Lacan aurait accordée au langage 5 au détriment d’une expérience originaire, perceptive et pré-linguistique, reste toujours subordonnée à une opposition qui sous l’air de souligner une discontinuité entre l’ordre de la nature et l’ordre de la culture, en suppose, plus profondément, la continuité, comme le faisait remarquer J.-A. Miller 6 dans son cours, puisqu’elle les suppose justement « ordonnées », si bien que ce qu’on rencontre dans l’une finit par avoir un équivalent dans l’autre et réciproquement. Or, ce que l’apparente dichotomie nature-culture escamote, c’est l’incidence initiale, sur le corps et sur la perception, de la condition d’être parlant, les « effets de cisaillage » 7 que le langage y génère, puisque le symbolique n’est pas simplement un ordre, il est

5 Par exemple, certains analystes dans le supplément de Libération consacré

récemment au centenaire de la naissance de Lacan, le 13/04/2001.

6 MILLER J.-A., « Le Lieu et le Lien », cours (inédit), leçon du 21/03/2001. 7

LACAN J., « Petit discours à l’ORTF », Autres écrits, op. cit., p. 224.

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aussi puissance de désordre. Il détraque le vivant en introduisant, dès la perception, dès l’expérience du corps, la dimension d’une perte de jouissance, qui devient en même temps la cause d’un désir qui supporte l’expérience supposément naturelle de la pure perception. Évoquer un être-au-monde qui serait d’avant le langage ou sans le langage ce n’est donc pas seulement négliger l’autre moitié de l’expérience, c’est exclure de la première la problématique d’une libido qui est spécifique de l’expérience perceptive de l’être parlant.

Ainsi, Lacan peut reprendre la thèse freudienne qui veut que l’accès à la réalité perceptive suppose une délibinalisation de la perception, une castration de la libido. Le sentiment d’un monde perceptif plus ou moins tranquille autour de nous 8 est déjà l’effet d’une opération préalable, due à la prise du langage, comme le montrent, par la négative, les phénomènes perceptifs que la clinique recueille lorsque cette libido n’est pas extraite et « fait retour » dans le champ perceptif même, sous une forme hallucinatoire. C’est pourquoi ce qui apparaît plus fondamental, lorsque la description de l’expérience visuelle inclut la clinique, est ce que Lacan appelle ici « l’impureté du perceptum scopique»9, soit l’instance du désir et de la jouissance dans le champ même de ce que la phénoménologie n’aborde comme le niveau originaire de l’expérience que parce qu’elle ignore qu’il suppose déjà un refoulement. Le perceptum n’est « pur » qu’à la suite d’une extraction de jouissance où prend place le sujet comme absence, le sujet refoulé.

Or, cette jouissance, jouissance du percipiens, pour être perdue, pour être extraite, n’en est pas moins présente – invisible, inaperçue – dans le champ même du visible, comme regard, quand on ne le constate « même que trop dans les effets de la pulsion (exhibitionnisme et voyeurisme) ». 10 Elle donne corps au vide qui manque à tous les objets visibles, tout en étant la cause de l’activité de la vue, parce que ce qu’on voit n’est jamais ce qu’on veut voir. Comme objet de la pulsion, comme « objet perdu », le regard n’est pas ce que je vois quand je me regarde dans le miroir, car le miroir me restitue

8 « Nous voyons les choses mêmes, le monde est cela que nous voyons »,

M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Gallimard, Tel, Paris (1964), 1979, p. 17.

9 LACAN J., « L’objet de la psychanalyse », Autres écrits, op. cit., p. 219.

10 Ibid. Les deux perversions montrent, en effet, à l’évidence, que l’objet

pulsionnel de la vue n’est pas constitué par l’objet vu, le pénis dénudé ou la nudité d’une femme, par exemple, mais par ce qui ne se voit pas, ce qui désespère la vue, la jouissance du regard lui-même.

mon œil, non mon regard. Mais tout en étant invisible, antinomique même à la vision, il est dans le visible, le point d’où je suis regardé. Le regard n’est pas le regard du sujet, l’ouverture visuelle du percipiens. Il est le percipiens même mais dans la dimension de l’Autre, il est la jouissance de l’acte de voir, en tant qu’imaginée au champ de l’Autre : extraite, elle rend possible la vision claire et distincte, mais elle fait de moi un être regardé.

L’expérience du disque noir

Les séances du Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse consacrées au regard sont référées de façon manifeste à l’ouvrage de Merleau-Ponty sur Le visible et l’invisible 11 – ouvrage posthume paru au moment où Lacan tenait ce séminaire – mais c’est néanmoins La phénoménologie de la perception qui est la référence sous-jacente aux développements sur la pulsion dans le champ scopique. Se référant notamment à l’intuition de Merleau-Ponty concernant la fonction de l’éclairage dans la perception, Lacan reprend d’une manière plus ramassée l’allusion à une expérience 12 qu’il avait déjà commentée dans l’article d’hommage à Merleau-Ponty, paru dans Les Temps Modernes en 1961 et republié dans les Autres écrits.

L’expérience en question est choisie dans l’immense recueil de faits expérimentaux, mis au point notamment par des psychologues et des neurologues allemands, qui permettent à Merleau-Ponty d’étayer la thèse selon laquelle le champ perceptif est un tout organisé. Dans la perception, il est impossible d’isoler abstraitement un élément, la couleur de l’objet par exemple, sans modifier la perception de cet élément, puisque la couleur est inséparable du rapport à une multitude d’autres facteurs, tels que la matière de l’objet, l’éclairage, les effets conjugués de reflet, rayonnement, de transparence, etc. Si bien que l’addition d’un élément nouveau peut parfois produire une mutation saisissante dans l’ensemble du champ perceptif. C’est le cas de l’expérience du disque noir violemment éclairé, qui, dans un premier temps, se perçoit comme la base d’un cône blanchâtre sans que sa couleur noire ne soit aperçue et qui, dans un deuxième temps, avec l’interposition

11 Comme Lacan le mentionne dans son compte rendu sur « Les quatre

concepts fondamentaux de la psychanalyse », à la page 188 des Autres écrits.

12 LACAN J., Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 99.

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dans le faisceau de lumière d’un petit carré de papier blanc, se détache comme distinct et dans sa couleur noire, alors que le cône laiteux se dissipe et redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, l’éclairage transparent qu’on n’aperçoit pas lorsqu’on perçoit un objet. Merleau-Ponty ramène cette interdépendance des éléments du champ perceptif à la profonde unité et indivisibilité d’une présence où se composent et s’unifient non seulement les éléments d’un champ, mais les divers champs de l’être-au-monde à travers un corps. Ce qui intéresse Merleau-Ponty c’est de montrer à la fois la profonde unité du percipiens et la nature pré-réflexive et préscientifique de cette unité. Il veut montrer le caractère abstraitement artificiel des constructions scientifiques par rapport à la profonde unité charnelle de la perception, à laquelle il pense d’ailleurs que la science devrait revenir. Mais, ainsi préoccupé par cette critique de l’attitude scientifique, alors que la coupure que constitue la science est irréversible (« la théorie de la perception n’intéresse plus la structure de la réalité à quoi la science nous a fait accéder en physique »13), il ne peut se déprendre de la présupposition d’un primat du sujet constituant qui est aussitôt celle de son unité. Il suffirait, dit Lacan, de profiter « de la structure si manifeste dans le phénomène »14 pour y accorder le sujet lui-même. Mais, pour cela, il faudrait renverser la priorité : partir du phénomène, et non de la présupposition d’un sujet, et en déduire le sujet qui y correspond. Or, ce que la structure du phénomène montre, c’est que le sujet n’est pas un. Le bref commentaire de l’expérience du disque noir que Lacan nous donne dans cet article y fait valoir deux temps contrastés qui correspondent à deux états distincts du sujet, voire même à deux sujets distincts de la perception. Jacques-Alain Miller en a déployé la logique dans son cours « L’orientation lacanienne ». Nous en suivrons ici les indications. 15

Dans le premier temps de l’expérience tout se passe comme si le sujet investissait tout le lieu de l’Autre que l’éclairage constitue. C’est d’ailleurs de l’idée même que Merleau-Ponty se fait de la lumière que Lacan peut inférer son équivalence avec une « localité d’Autre ». Lorsqu’il décrit la lumière comme ce qui précède, et en même temps permet, la vision que je prends du spectacle du monde, il compare l’éclairage à un guide qui saurait déjà avant

13 LACAN J., « Maurice Merleau-Ponty », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,

p. 176. 14

Ibid., p. 178. 15

MILLER J.-A., « Silet », cours, leçon du 31/05/1995, publiée in « La logique du perçu », Cahiers de l’ACF Val de Loire et Bretagne, n°5, 1995.

moi où il faut que je regarde. En quelque sorte l’éclairage est déjà là en train de voir avant moi : la vision est déjà là dans le spectacle du monde, dans une visibilité, un donné à voir, une autoscopie du monde à laquelle ma vision ne fait que s’accorder. Dans le premier temps de l’expérience, donc, l’Autre est cette lumière se matérialisant dans ce cône blanchâtre, où le sujet se confond avec sa « consistance laiteuse ». Dans le second temps, avec l’introduction du carré blanc, le premier état de la perception disparaît, est refoulé ; un nouvel état de la perception émerge où les éléments se distinguent et la lumière redevient transparente : un sujet de la perception claire et distincte s’affirme dans les formes violemment éclairées du papier blanc et du disque noir, en même temps que le cône blanchâtre disparaît. Le sujet, d’abord confondu avec un effet de perception trouble, avec une « opacité de lumière », est élidé : S ; ou, pour le dire dans les termes de la longue note ajoutée en 1966 à la « Question préliminaire »16, l’objet a regard est extrait, pour donner à la réalité son cadre : l’extraction de la libido investissant l’acte perceptif initial permet l’investissement de l’opposition carré blanc-disque noir. L’exemple est ainsi utilisé par Lacan pour montrer, comme il l’avait fait à propos de l’hallucination auditive, 17 que le champ de la perception est déjà « structuré comme un langage », que l’effet de la prise du corps dans la structure, en tant que la structure est synonyme de structure signifiante, se manifeste dans l’expérience par l’incidence d’un refoulement ou d’une élision qui sont seulement concevables dans le champ du langage.

Même au niveau de la perception, le sujet psychanalytique, ou le sujet de la clinique, se distingue du sujet de l’intentionnalité, il n’est pas le sujet constituant de la phénoménologie. 18

L’objet lacanien Non seulement la petite expérience du disque éclairé est utilisée par Lacan comme une sorte de paradigme perceptif du refoulement, mais elle comporte déjà l’épure d’une topologie qui va permettre le développement particulier du Séminaire, Livre XI sur la pulsion scopique. Déjà ici il est suggéré que

16 LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la

psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 553-554. 17

Ibid., pp. 532-533. 18

« Si je maintiens le terme de sujet pour ce que construit cette structure, c’est pour que ne reste aucune ambiguïté sur ce qu’il s’agit d’abolir, et qu’il s’abolisse, au point que son nom soit réaffecté à ce qui le remplace ». J. Lacan, Autres écrits, p. 225.

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loin de coïncider avec la vision, le regard relève du « registre, fondamental pour la pensée de Freud, de l’objet perdu »19 , cause du désir, en tant que jouissance perdue, extraite. Aussi, ce statut du regard, isolé par la clinique, mais aussi par la littérature, ne peut qu’échapper à la phénoménologie de la perception. En voulant retrouver un niveau de l’expérience qui serait préalable à sa condition langagière, et donc aussi bien à la cause de sa division, la phénoménologie ne peut concevoir le regard, même enraciné dans le corps, que comme ce qui en nous répond aux sollicitations de la lumière, 20 c’est-à-dire comme étant encore du côté du « nous », du côté du sujet. Or, en tant qu’extrait du corps, élidé, le regard est du côté du monde, du côté du perceptum. Il est ce qui nous inclut en tant qu’êtres regardés dans le spectacle du monde, il est foncièrement le regard de l’Autre, la perception impensable au champ de l’Autre. Ce n’est donc pas un hasard si ce sont plutôt les textes littéraires qui mettent le mieux en valeur cette dimension du regard, dans la mesure où le champ de la perception y est moins, pour ainsi dire, purifié de l’instance du désir que dans les textes philosophiques. Ainsi, dans un autre écrit contemporain du Séminaire, Livre XI, « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », 21Lacan va isoler la place déterminante du regard, non pas comme activité du sujet, du sujet voyant, mais comme objet, comme ce qui regarde sans me regarder, sans me voir, et qui me fascine. Il signale ainsi dans le roman les différentes occurrences de cette dimension de fascination et d’angoisse de ce qui attire le regard et qui regarde à la fois sans qu’on sache ni s’il me voit ni ce qu’il voit : la femme non-regard, du début du roman, celle qui ravira à Lol le fiancé et qui captive son attention ; c’est la nudité même du corps de Tatiana, « nue, nue sous ses cheveux noirs » ; c’est, enfin, Lol elle-même qui est là couchée dans le champ de seigle et dont on ne sait pas ce qu’elle y fait ni ce qu’elle veut. Chaque fois il s’agit de ce qui fait tache dans le spectacle et force à regarder, qu’on ne peut s’empêcher de regarder : « on dit que ça vous regarde, de ce qui requiert votre attention ». 22 Et s’il force à regarder, si on ne peut s’empêcher de le voir, c’est que ce qui fait tache

19

LACAN J., « Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 188.

20 MERLEAU-PONTY M., La phénoménologie de la perception, Gallimard,

Coll. Tel, Paris, (1945) 1992, p. 358. 21

LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, op. cit., pp. 191-197.

22 Ibid., p. 194.

exerce une action, veut quelque chose, est signe d’un désir, qui cependant est inconnu. 23 Pour que ce regard de l’Autre, qui n’est d’aucun œil qui voit, surgisse il suffit que la lumière se concentre en un point, il suffit d’un reflet, d’une opacité, de ce qui fait tache, « premier modèle du regard ». 24 Dès lors, lorsque ce qui a valeur de regard porté sur le sujet surgit, c’est le sujet lui-même qui est regardé, qui entre dans le tableau, dans le spectacle, et qui peut, à la limite, y devenir tache, comme il est développé dans le Séminaire, Livre XI. Paradigme de l’objet « lacanien », c’est-à-dire de l’objet dont Lacan a renouvelé la notion en psychanalyse, en le détachant de tout soubassement biologique comme de toute imaginarisation, dont les objets « freudiens » (le sein et l’excrément) sont encore entachés, le regard est au cœur de ce moment de l’enseignement de Lacan qui va aussi bien reprendre la question de la fin de l’analyse en y incluant la dimension de la satisfaction pulsionnelle inhérente à son processus même.

LOM, LOM de base, LOM cahun corps Yasmine Grasser

LOM, LOM de base, LOM cahun corps et nan-na Kun […] C’est l’avoir et pas l’être qui le caractérise. […] Il a (même son corps) du fait qu’il appartient en même temps trois… appelons ça, ordres. En témoignant le fait qu’il jaspine […] ».

J. Lacan 1

Un titre et un nom dans les Autres écrits Pour Lacan, « Joyce le Symptôme » est à la fois un titre et un nom. *Pour nous, c’est un précieux écrit de Lacan prononcé par lui au Ve Symposium international sur James Joyce qui s’est tenu à Paris le 16 juin 1975. Jacques-Alain Miller lui donne un rang dans le recueil des Autres écrits qu’il a édité : l’avant dernière place. Une place d’honneur, juste précédant la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », ce dernier écrit où Lacan traite de la nomination de l’Analyste de l’École (AE). L’AE se

23

Nous reprenons ici le commentaire de ce texte par J.-A. Miller dans un autre cours, « Les us du laps », (inédit) leçon du 14/06/2000.

24 LACAN J., op. cit., p. 194.

1 LACAN J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.

565.

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spécifie d’avoir fait une psychanalyse avec un psychanalyste. A l’inverse, Joyce « est la conséquence la plus simple d’un refus combien mental d’une psychanalyse, d’où il est résulté que dans son œuvre il l’illustre ». 2 Ce n’est donc pas tant l’ordre chronologique que respecte la succession de ces deux textes. Leur ordre est logique. Le symptôme joycien comme événement de corps permet d’interroger le symptôme qui surgit comme reste d’une analyse. En un certain sens seulement, Joyce le Symptôme a précédé l’analyste dans la mesure où il a démontré, de sa place, aux yeux de Lacan, qu’il est possible de s’identifier à un événement de corps et d’en faire une œuvre, soit un usage. En 1965, Lacan dans son « Hommage à Marguerite Duras », emboîtant le pas à Freud, se rappelait que « l’artiste fraie la voie » à l’analyste, et témoignait seulement de ce que « la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient ». 3 En 1975, ce n’est pas à l’écrivain Joyce que Lacan a fait appel, ni à l’artiste, plutôt à celui qui n’est pas un artiste parce qu’il fait surgir de l’art à partir d’un artifice. Que Joyce se refusât à historiser tout événement, n’encourage que plus Lacan à chercher à savoir ce qui pousse quelqu’un à faire la passe et vouloir le titre d’AE. L’AE comme Joyce comme LOM de base ont un corps. Lacan emprunte à la meilleure tradition philosophique cette définition toute simple à savoir que tout homme se caractérise d’avoir un corps. Tout homme ? Le génie de la langue propre à Lacan, d’un coup d’aile, fait surgir un syntagme : LOM, LOM de base, celui qui se définit de n’avoir qu’un corps, qui n’en aura aucun autre, et qu’il vaut mieux qu’il en ait un usage – soit qu’il parle avec son corps. Lacan, justement, a montré que Joyce « voulait ne rien avoir sauf l’escabeau du dire magistral ». « Avoir, dit-il, c’est pouvoir » ; il fait remarquer que c’est aussi se réserver le droit de suspendre l’usage de « ce pouvoir faire quelque chose avec ». 4 Joyce a choisi de suspendre l’usage qu’il pourrait avoir de son corps. Pour Lacan, celui pour qui ne veut rien dire d’avoir un corps « en fait à tous les autres payer la dîme », selon la voie tracée par les Frères mendiants, Voilà Joyce ramené sur la même voie que ceux qui vivaient de la charité publique, c’est

2 LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits,

op. cit., p. 573. 3

LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, op. cit, p. 193.

4 LACAN J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, op. cit, p. 565.

inattendu ! Que veut dire Lacan ? En réalité, il inscrit Joyce en faux parmi toutes les occurrences de « LOM cahun corps ». Il évoque : le saint qui renonce à l’être ; le frère mendiant plus haut cité ; le déporté qui fait l’histoire avec son corps ; l’individu qui est femme à faire de son corps le symptôme d’un autre corps ; et il y a encore celui qui se réduit à faire de son corps de la chair à canon. Toutes ces occurrences montrent un usage du corps qui témoigne de sa jouissance. Lacan en a déduit que le symptôme est un événement de corps, lié au corps. Joyce pousse au-delà. Il lui apprend que la jouissance du corps ne dépend pas que de son emploi qui fait symptôme social, qu’elle est causée par le signifiant, et qu’il y puise abondamment. Ainsi se rend le sens de cette phrase : « Joyce est le premier à savoir bien escaboter ». J.-A. Miller dans un magnifique commentaire intitulé « Biologie lacanienne et événement de corps », 5 isole cette thèse de Lacan en ces termes : quel que soit le trauma, ce n’est pas l’Œdipe et ses avatars qui est au « principe de l’événement fondamental », c’est l’incidence de la langue sur le corps qui est « traceur d’affects ». « Être post-joycien, c’est le savoir », conclut Lacan en 1975.puise abondamment. Ainsi se rend le sens de cette phrase : « Joyce est le premier à savoir bien escaboter ».

La pointe de cette argumentation, ramène à la citation de départ : « [l’homme] a (même son corps) du fait qu’il appartient en même temps à trois… appelons ça ordres ». Ainsi, l’homme a, du verbe avoir. Il a un corps et il parle avec son corps ; il a des événements de corps qui témoignent que la langue a laissé des traces de jouissance sur son corps. Ce que LOM a, est alors pris dans les trois ordres du fait que lui-même appartient à ces trois ordres : le réel, le symbolique, l’imaginaire (R, S, I). Une analyse consiste à retrouver le discours qui a causé ces traces. A l’inverse, Joyce n’a pas fait l’histoire de ces traces. Il a fait de ces traces un usage de jouissance, une pratique à laquelle Lacan a donné le nom de Symptôme.

Dans le cours de son enseignement, Lacan privilégiait toujours au moins une des trois articulations des trois ordres selon le phénomène qu’il voulait mettre en relief. Il a porté l’accent sur la suprématie du symbolique par rapport à l’imaginaire. Il n’a pas cessé de réélaborer les phénomènes cliniques issus de la conjonction-

5

MILLER J.-A., « Biologie lacanienne et événements de corps », La Cause freudienne, n°44, février 2000, p. 47.

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disjonction de l’imaginaire et du réel. Il s’est déplacé avec le symbolique dans le réel, comme il l’a souvent dit. Enfin, il a noué les trois ordres, et reconsidéré l’ensemble à la lumière de la logique borroméenne. « L’orientation lacanienne », cours soutenu par J.-A. Miller, est précieux pour s’y repérer, notamment concernant l’abord des psychoses. 6 II a par exemple démontré que dans la « Question préliminaire (1958) », Lacan avait construit le symptôme comme un phénomène de communication plutôt que comme événement de corps. Par la suite, dans la « Présentation des Mémoires du Président Schreber (1966) », 7 il a pris un autre point de vue en construisant le penser-à-rien de Schreber comme l’incapacité du sujet à répliquer dans le registre du signifiant, privilégiant de ce fait le réel de la jouissance qui modifie le corps, et l’imaginaire du corps.

La publication éditée des Autres écrits facilite grandement l’étude. Un texte renvoie à un autre qui est dans le même volume à quelques pages de là, et pourtant si différent comme on l’a vu à propos de l’usage fait par Lacan de Duras et de Joyce. Le cours de J.-A. Miller revenant en mémoire à partir de tel syntagme longuement commenté par lui, il devient plus aisé aussi de s’orienter.

L’imaginaire existe-t-il ?

« Joyce le Symptôme » apporte un nouvel éclairage à la question du destin de l’imaginaire dans les psychoses. A cet égard, deux termes peuvent être relevés dans l’enseignement de Lacan : la « dissolution de l’imaginaire » est le plus connu, il se trouve dans le Séminaire III, 8 sur les psychoses (1955) ; « l’autonomisation de l’imaginaire » a été surtout mis en relief par J.-A. Miller dans « L’enseignement de la présentation de malade (1975) ». 9

Lacan a employé le terme de dissolution de l’imaginaire pour rendre compte de la régression topique au stade du miroir, provoquée par la rencontre du sujet Schreber avec le Un-père. Avec la

6 Ibid., P. 51.

7 LACAN J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe », Autres écrits,

op. cit, p. 213. 8

LACAN J., Le Séminaire, livre Ill, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, chap. VII.

9 MILLER J.-A., « Enseignement de la présentation de malades »,

Ornicar ?, 10, juillet 1977, pp. 13-24.

dissolution de son identification primordiale jusqu’à l’état (a) dit par Lacan de « mort subjective », les phénomènes qu’il a éprouvés, désarrimés du symbolique, ont affecté tout autant sa chair que son image. Le délire subséquent a entraîné la restauration de la dimension imaginaire par la relibidinalisation de son image corporelle en femme, i(a). J.-A. Miller a montré que Lacan ne faisait alors valoir que la dimension narcissique de la libido. Le terme de dissolution est approprié quand il s’agit de suivre dans la clinique les modifications de l’image du corps. Mais que l’imaginaire soit disjoint du symbolique ne signifie pas sa disparition.

J.-A. Miller élucubrant, comme il le dit, sur les indications de Lacan à propos des maladies de la mentalité, 10 a justement donné toute sa valeur à l’émancipation de la relation imaginaire, soit la réversibilité a-a', dans ces cas. La personne « présentée » voulait « vivre comme un habit ». Lacan avait souligné qu’elle n’avait « pas la moindre idée du corps qu’elle a à mettre sous sa robe ». 11 II faut déduire qu’elle ne pouvait pas avoir un usage ni de son corps ni de son image : aucun signe de présence n’était venu « habiter le vêtement ». Le corps réel (a) et son image i(…) vivaient leur vie chacun de leur côté, la cause de l’émancipation de toute identification étant à attribuer cette fois à une disjonction du symbolique et du réel. Les phénomènes de sosies, de dépersonnalisations, de normalité, trouvent là une explication possible. A partir de ces deux façons de parler de l’imaginaire, deux types de disjonction du corps et de l’être s’imposent. Dans le cas du Président Schreber, l’être tributaire de la dissolution de l’imaginaire est réduit à son « double psychique » (objet lépreux), mais se démontre reprendre vie dans et par l’activité érotique délirante qui lie sa féminisation à une copulation avec Dieu. Alors que, du fait de l’autonomisation de l’imaginaire, la personne qui veut vivre comme un habit perd son être en perdant l’idée de son corps. Dans les deux exemples, l’imaginaire, rendu à sa propre logique, entraîne avec lui le destin de l’être. Si la parole est bien le seul lieu où ce destin de l’être prend sens, un tel être imaginaire fait figure de partenaire pour le sujet, que ce soit l’image féminisée de Schreber ou les « habits vides » de la personne présentée à Lacan. Avec Joyce, l’idée dégagée par Lacan que « l’homme a un corps, soit qu’il parle avec son

10

Ibid., pp. 22-23. 11

Ibid., p. 22.

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corps » implique un partenariat du sujet avec un être imaginaire mais tout aussi bien symbolique et réel. Joyce ne s’adresse-t-il pas à la multitude des universitaires à venir à partir d’un artifice d’écriture qui lui tient lieu de corps imaginaire et que Lacan dans son séminaire a nommé ego.

Vers la logique borroméenne

A la suite de ces remarques, que LOM de base ait un corps, et quel que soit l’usage qu’il en fasse, il est inconcevable qu’un être parlant soit dénué d’imaginaire. Un imaginaire qui se dissout ou s’autonomise ne signifie pas qu’il manque. La question n’est pas absurde. Les petits enfants qui ne parlent pas ou peu, qui ont des relations inexistantes aux petits autres, qui semblent ne pas être à même de subjectives une quelconque douleur corporelle, qui sont tellement indifférents aux principes de leurs protecteurs, affichent quelquefois une normalité si impressionnante qu’on est tenté de croire qu’ils n’ont pas d’imaginaire. A l’inverse, certains parents qui ne doutent pas une seconde de l’imaginaire de leur enfant, sauf qu’ils n’y ont pas accès et en souffrent, peuvent dire en toute certitude : « Il ne lui manque que la parole ! ». Un garçon rencontré il y a quelques années interrogeait ce point. 12 II avait alors sept ans, il ne parlait pas. Il pouvait pendant des heures établir des listes et des listes de séries de nombres, s’appliquant à ne pas rater le passage du plus petit au plus grand et réciproquement. L’écueil du zéro l’avait arrêté. Quand il a su résoudre le problème, les séries ont cédé la place à l’apprentissage des heures. C’est alors qu’il a découvert l’existence des logiciels éducatifs. Il s’est mis à parler avec un ordinateur, et en a acquis l’usage de la parole. Quand un corps parlant fonctionne avec un ordinateur parleur, il peut se passer toutes sortes de choses. De fait, de temps à autre, l’enfant délaissait l’appareil pour un morceau d’étoffe qui suffisait à l’inciter à danser avec. Dans le langage courant, danser équivaut à parler avec son corps. Mais ce n’est pas le sens que donne Lacan à la phrase extraite de « Joyce le Symptôme » : « il faut maintenir que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps », 13Ce qui était frappant chez ce garçon c’est que l’ordinateur lui servait de partenaire. De cette manière, il était parvenu à décal-

12

Cas exposé lors d’une soirée de la Section clinique de Paris-lle de France, mai 2001.

13 LACAN J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.

565.

quer son fonctionnement de parlant sur celui de la machine sonorisée. Comment était-ce possible ? Dans la leçon du 10 décembre 1974, 14 Lacan pose cette question : « qu’est-ce que c’est que l’imaginaire ? Est-ce que même ça existe ? » Il répond que « la débilité mentale est le fait de l’imaginaire », et que l’imaginaire « n’a pas d’autre départ que la référence au corps ». Lacan peut donc préciser que l’imaginaire de ce fait atteste d’une différence entre le corps vivant et un ordinateur. Dans le fond, il joue de la comparaison du corps vivant et la machine qu’il définit de fonctionner parce que les deux ont « des fonctions spécifiées dans des organes ». Mais il ne le fait que pour les distinguer en isolant l’imaginaire en tant que fonction propre à l’être parlant, qui est sa capacité à se représenter son corps. Bien sûr, c’est d’avoir un corps, comme il le dit dans Joyce, qui rend possible cet usage. Et le fait est que sans le langage, nous ne pourrions rien en savoir, ni témoigner de cet effet de sens, de représentation, où se démontre la débilité mentale.

De quoi témoignait cet enfant en écrivant des séries de nombres ? Où était son intérêt ? La suite a démontré qu’il n’était pas identifié à une machine à calculer, qu’il a pu parler à partir des items proposés par l’ordinateur. Lacan a une thèse dans cette même leçon de son Séminaire : l’imbécillité qu’implique l’écriture est liée à la « géométrie du sac » freudien des pulsions. Il suffit, constate-t-il, qu’il y ait un dedans un dehors pour que l’inclusion d’un élément dans un ensemble fasse surgir un rapport, « plus petit k), plus grand (>) » selon que l’élément est dans ou hors le sac. Ainsi, avec la simple notion plus petit que c’est la porte à l’imaginaire qui est ouverte, le sens répond présent, et le langage véhicule tout cela.

Chacun des succès de cet enfant s’est accompagné d’une satisfaction, d’une jouissance bruyamment manifestée par lui, et adressée à l’Autre du langage d’où lui revenait en retour : un ça compte aussi dans le corps du langage. Cet enfant s’est fait rattraper par l’imaginaire, il est entré dans sa logique qui a fait sens pour lui. La parole est ce lieu où le sens lui révèle son être. Il a un corps dont il lui reste à trouver encore un usage. C’est ce qui le différencie de la personne qui veut vivre comme un habit,

14

LACAN J., Le Séminaire, livre XXII, R.S. I, séance du 10 déc. 1974, Ornicar ?, 2, mars 1975, p. 91.

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« captée par rien », et « lestée d’aucune substance », comme l’a décrite J.-A. Miller.

Conclusion

La clinique des psychoses éclairée par la citation extraite de « Joyce le Symptôme » et mise ici en exergue, appelle des remarques concernant la structure de l’imaginaire. Les termes de dissolution et d’autonomisation de l’imaginaire mettent l’accent sur le principe de réversibilité propre à la logique de l’imaginaire à l’œuvre chez le délirant : Schreber en fait un usage asymptotique ; la personne qui veut vivre comme un habit s’est condamnée à emprunter indéfiniment ses images aux autres. A la fin de son enseignement, Lacan fait un autre sort à l’imaginaire. Il en fait une affaire de corps, un événement de corps à faire signifier dans un symptôme comme il l’a démontré pour Joyce. Le cas évoqué du jeune garçon donne la preuve que l’imaginaire ne sert pas seulement à la représentation de l’être parlant. Son fonctionnement montre que la géométrie du sac donne forme à l’imaginaire, et que la jouissance qui affecte son corps participe de l’imaginaire du sens, en l’occurrence « être un petit calculateur », mais pour l’exclure. On ne peut donc pas soutenir que certains enfants manquent d’imaginaire. C’est sa mise en fonction chez l’être parlant qui est à considérer à la lumière des cas de sujets qui font « trop bon marché de leur corps », selon la voie que Lacan dit tracée par les Frères mendiants, et chez lesquels s’observent par exemple des dysfonctionnements d’un imaginaire non régulé par le symbolique. * Le 13 juin 2001, où ce travail fut exposé, les enseignants de la Section

clinique de Paris-lle de France avaient décidé de saluer la parution des Autres écrits. Chacun s’était engagé à croiser son élaboration du thème de l’année : « Délire et normalité «, avec le texte de son choix pris dans le volume.

Clinique de l’intrusion Philippe Lacadée

Que se passe-t-il pour un enfant lorsqu’il voit « un ou plusieurs de ses semblables participer avec lui à la relation domestique » ? 1Lacan, dans son texte « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », s’interroge sur le rôle psychique du complexe fraternel.

Le rôle traumatisant de l’introduction d’un autre enfant est constitué par son intrusion. « L’intrusion 1

LACAN J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 36.

part du nouveau venu pour infecter l’occupant » dit Lacan. Dans la famille c’est en règle générale le fait d’une naissance, et c’est l’aîné qui en principe joue le rôle du patient. Par le terme de « complexe de l’intrusion », Jacques Lacan se pose en 1938 la question de savoir ce qui se joue d’un point de vue clinique pour un sujet qui a des frères ou qui rencontre des enfants ayant un petit écart d’âge avec lui. Avec ce complexe, Lacan va rendre compte de cette expérience subjective qu’il situe entre le « complexe de sevrage » et le « complexe d’Œdipe », c’est-à-dire entre l’âge de six mois et dix-huit mois, avant l’âge de trois ans. Cette expérience subjective est, selon lui, nécessaire à la constitution d’un sujet.

Les conditions d’apparition du semblable sont très variables. Le fait et l’époque de son apparition déterminent sa signification pour le sujet. Cela dépend de l’environnement, de l’Autre, c’est-à-dire de la culture, de la famille, mais surtout de la place qu’on y accorde en général à un enfant. Cela dépend aussi, des contingences individuelles : de la place particulière et de la valeur précise prise par un enfant dans l’ordre de naissance, ainsi que de la place qu’il vient occuper par rapport au désir de l’Autre, surtout de la mère. Lacan se demande : est-il « un nanti ou un usurpateur » ?

Freud, dans son texte « Constructions dans l’analyse », parle de traumatisme quand arrive, pour un enfant aîné, un cadet. C’est un intrus qui déclenche un véritable bouleversement. Il donne l’exemple d’une construction qui permet de mesurer cliniquement les conséquences désastreuses de l’arrivée d’une petite sœur pour un petit garçon qui vivait jusque-là une véritable relation paradisiaque avec sa mère, où même le père avait très peu de place : « Jusqu’à votre nième année, vous vous êtes considéré comme le possesseur unique et absolu de votre mère ; à ce moment-là un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception, votre mère vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s’est plus consacrée à vous exclusivement. Vos sentiments envers elle sont devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification pour vous ». 2moment-là un deuxième enfant est arrivé et avec lui une forte déception, votre mère vous a quitté pendant quelque temps et, même après, elle ne s’est plus consacrée à vous exclusivement. Vos sentiments envers elle sont

2

FREUD S., « Constructions dans l’analyse » (1937), Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1992, p. 273.

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devenus ambivalents, votre père a acquis une nouvelle signification pour vous ». 2

Il apparaît ainsi selon Freud que la relation mère-enfant se trouve limitée par un intrus, un deuxième enfant. Mais il nous dit surtout que c’est le cadet qui introduit le Nom-du-Père, en tant que c’est lui qui vient marquer le désir de la mère. L’enfant repousse le père à l’arrière de la scène et vit dans un paradis de leurre imaginaire, lorsqu’arrive soudain le second enfant. A ce moment-là, plus que le père, c’est le cadet qui est le véritable intrus, mais Lacan précise que c’est à partir de là que le père prend une nouvelle signification.

Phénomènes cliniques observables et la fonction de l’identification

Lacan va rapporter à l’introduction de l’image du rival, – qu’il appelle « Complexe de l’intrusion » – certains phénomènes observables à cet âge-là : la jalousie infantile, l’agressivité, les phénomènes de dédoublement ou d’hallucination du double, le transitivisme, et les fantasmes de démembrement et de dislocations du corps observables dans des symptômes ou des rêves d’enfants. Il remarque que des enfants entre six mois et deux ans, lorsqu’ils sont laissés en couple et sans l’intrusion d’un tiers, se laissent aller à une spontanéité ludique. Il se manifeste alors des réactions diverses baignant dans une communication spontanée : on observe une adaptation des postures et des gestes et une certaine conformité dans leur alternance, mais aussi des provocations et des ripostes. S’il y a une certaine adaptation à l’autre comme un double, Lacan remarque qu’il y a aussi une rivalité. Il va distinguer dans la variété de ces réactions un type particulier de réponse : « une rivalité objectivement définissable ». Lacan va démontrer comment ces phénomènes, importants à isoler et à repérer, représentent non « pas une rivalité vitale mais une identification mentale ». Pour Lacan, il s’agit de phénomènes cliniques secondaires à une fonction psychique essentielle dont la psychanalyse a établi l’originalité : l’identification. C’est tout spécialement dans la situation fraternelle primitive ou dans la rencontre avec un semblable, que l’agressivité ou la jalousie se démontre être secondaire à l’identification.

La psychanalyse avec Freud se démarque de l’idée de Darwin sur l’évolutionnisme : celle de la lutte comme étant aux origines de la vie. La rivalité n’est donc pas une lutte pour la survie, mais la conséquence d’une identification affective. L’identification affective est une fonction psychique dont la psychanalyse a établi l’originalité.

C’est pour tenter d’affiner cette théorie de l’identification, encore mal définie dans la doctrine freudienne, que Lacan va créer « Le stade du miroir » afin de désigner ce moment générique important. Cette thèse essentielle sera communiquée pour la première fois en 1936, mais il n’aura de cesse d’y revenir tout au long de son enseignement. Mais avant d’en parler, il est important de revenir aux phénomènes cliniques de la jalousie, et du transitivisme.

Jalousie et transitivisme

La jalousie infantile a depuis Saint Augustin frappé les observateurs. « J’ai vu de mes yeux et bien observé un tout-petit en proie à la jalousie : il ne parlait pas encore et il ne pouvait sans pâlir arrêter son regard au spectacle amer de son frère de lait ». 3 Lacan s’interroge sur ce moment électif de la jalousie en rapport avec le nourrissage, en précisant qu’il faut l’interpréter avec prudence. Car en fait, cette jalousie peut aussi se manifester dans les cas où le sujet a été depuis longtemps sevré et qu’il n’est plus en état de concurrence vitale à l’égard de son frère.

Ce phénomène clinique de la jalousie met donc en évidence le préalable d’une certaine identification à l’état du frère. Il ne s’agit pas d’une rivalité vitale, mais de la conséquence d’un processus d’identification. L’enfant est jaloux de voir sa place prise par l’autre dans cet instant du regard. C’est une situation d’absorption spectaculaire. Pour Lacan la jalousie joue un rôle fondamental dans la genèse du lien social et de la considération du moi : le moi se constitue dans « le drame de la jalousie ». 4 C’est le moment où naît la reconnaissance d’un rival, mais surtout le moment où l’autre va être reconnu comme un objet différent, comme intrus. Ce qui se révèle là, ce n’est pas un conflit entre deux individus, mais le fait que dans

3

St. AUGUSTIN, Confessions I, VIII, cité par Lacan dans les « Complexes familiaux » à la page 37 des Autres écrits.

4 LACAN J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »,

Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94.

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chaque sujet il y a un conflit, une division entre deux attitudes opposées. On pourrait dire ici que le secret de la jalousie, comme le secret du stade du miroir, c’est la révélation de la division subjective. Le puissant intérêt que le sujet porte au rival, bien qu’il s’affirme sur le versant négatif de la haine ou de la rivalité, révèle ce qui le sous-tend, soit un versant positif qui est premier et qui est l’identification. Il y a là confusion entre identification et amour ou haine. De cette jalousie ou intérêt pour l’image rivale, Lacan va faire le moteur de la connaissance humaine. Pour lui, toute connaissance humaine prend sa source dans la dialectique de la jalousie qui est une manifestation primordiale de la communication. Penchons-nous maintenant sur le transitivisme qui est une notion générique observable pour Lacan. Le transitivisme fondamental s’exprime dans le fait qu’un enfant qui en a battu un autre peut dire « l’autre m’a battu », comme pleure celui qui voit l’autre tomber, participant dans une entière transe à la chute de son compagnon. Cela est possible car pour le petit enfant « le moi c’est l’autre ». Lacan précise que là, l’enfant ne ment pas : il est littéralement l’autre. Au départ le sujet est plus proche de la forme de l’image de l’autre que du surgissement de sa propre tendance. C’est cette captation par l’imago de la forme humaine qui domine toute la dialectique du comportement de l’enfant en présence de son semblable. Le petit d’homme étant un être prématuré, un corps morcelé, la première synthèse de l’ego est pour lui « alter ego ». Le sujet humain désirant se constitue autour d’un centre qui est l’autre, car c’est l’autre qui lui donne son unité. Le premier abord qu’il a de l’objet, c’est l’objet en tant qu’il est désir de l’autre. 5 C’est là pour Lacan la différence entre le monde humain et le monde animal. Ce qui fait que le monde humain précise-t-il, est un monde fondé sur ce trait essentiel : « l’objet d’intérêt humain, c’est l’objet du désir de l’autre ».6 La base rivalitaire et concurrentielle est essentielle au fondement de l’objet.

S’inspirant de la dialectique du maître et de l’esclave de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Lacan montre que c’est dans la rivalité fondamentale, dans la lutte à mort première et essentielle, que se produit la constitution du monde humain comme tel. La connaissance dite paranoïaque est une connaissance

5 LACAN J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p.

50. 6

Ibid.

instaurée dans la rivalité jalouse. Il va définir cela concernant l’identification primaire qu’il établit dans le stade du miroir. Pour lui, il y a un lien indissoluble entre le stade du miroir et le complexe d’intrusion. L’intrusion marque que le remède, la solution de la discorde du corps que recèle le miroir, ne fait que traduire cette discorde sous la forme de l’exclusion. Cette intrusion s’inscrit « dans une ambivalence primordiale […], en ce sens que le sujet s’identifie dans son sentiment de Soi à l’image de l’autre et que l’image de l’autre vient à captiver en lui ce sentiment ».7

Une théorie de l’identification déduite du stade du miroir

Lacan va en déduire une théorie de l’identification qu’il établit dans le texte « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ». C’est dans cette « première captation par l’image… [que] se dessine le premier moment de la dialectique des identifications ». 8 C’est un moment d’identification révélateur d’un dynamisme libidinal, par où le sujet se trouve transformé d’assumer son image. 9 Ce moment est lié à un phénomène de Gestalt : la perception très précoce chez l’enfant de la forme humaine fixe son intérêt dès les premiers mois, et même, concernant le visage humain, dès le dixième jour. Le phénomène de reconnaissance impliquant la constitution subjective se démontre au travers de signes cliniques précis : « l’assomption triomphante de l’image (…), la mimique jubilatoire (…), la complaisance ludique dans le contrôle de l’identification spéculaire, après le repérage expérimental le plus bref de l’inexistence de l’image derrière le miroir ». 10 Lacan saisit par cet effet de jubilation, la marque d’une subjectivation. « Moment qui n’est pas d’histoire », mais de structure par où le sujet franchit l’angoisse liée à la tension de la prématuration. C’est un moment « d’insight configurant », c’est-à-dire une identification réorganisant le système du sujet. Par insight Lacan indique que c’est une vue qui a donné forme à quelque chose au cours d’un moment de saisie dialectique. Il s’agit moins d’un moment d’observation que d’un moment logique connotant

7 LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, Paris, Seuil,

1966, p. 181. 8

LACAN J., « L’agressivité en psychanalyse », Écrits, op. cit, p. 113. 9

LACAN J., « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, op. cit, p. 94.

10 LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit, p. 185.

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non une dialectique harmonisée mais un franchissement, une bascule. Le stade du miroir démontre que pour un sujet le corps s’introduit dans l’économie de la jouissance par l’image du corps. C’est pour cela d’ailleurs que plus tard à propos de la jalousie infantile de Saint Augustin, Lacan parlera de Jalouissance : « On en reste […] à la notion de la haine jalouse, celle qui jaillit de la jalouissance, de celle qui s’imageaillisse du regard chez Saint Augustin qui l’observe, le petit bonhomme. Il est là en tiers. Il observe le petit bonhomme et, pallidus, il en pâlit, d’observer, suspendu à la tétine, le conlactaneum suum ».11

Le fondement de l’identification primordiale : la béance causale

Pour Lacan, la notion de stade du miroir repose sur une béance liée a l’écart entre l’expression vécue du corps et sa forme. Cet écart est cette béance causale, véritable manque structural. Il va donner divers modes d’illustration de ce manque. En 1936, cette béance causale, Lacan la situe comme crise biologique à partir du simple fait de la prématuration de l’être humain. Le stade du miroir est une solution identificatoire répondant au déclin du « Complexe de sevrage »12 par la rencontre avec l’imago du corps, qui l’humanise en le rendant captif de la forme de l’autre humain, son semblable. En 1975, à Rome, il en reparlera comme d’une béance déduite d’un réel biologique incontournable pour le petit bonhomme. . Pour Lacan, cette béance est donc tout d’abord saisie dans sa négativité et non sa positivité. Il parle de ce réel comme d’un réel lié au traumatisme de la naissance en tant que celle-ci projette dans la vie un être prématuré physiologiquement. Puis il en reparle toujours à partir du traumatisme de la naissance mais cette fois en tant qu’il est lié à la rencontre du traumatisme de la langue. Si le langage est ce qui peut venir donner corps et forme au sujet, il est aussi ce qui le confronte au trou du manque à être. La béance causale est donc une béance logique liée au trou du langage. On a là la castration, ou l’intrusion de l’ordre symbolique chez le sujet : c’est le langage, ce sont les mots qui viennent faire intrusion dans le corps. Lacan précisera d’ailleurs que la pensée, c’est le fait que les mots introduisent des

11

LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 91. 12

LACAN J., « Les Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 40.

représentations de façon parasitaire et intrusive dans le corps. Plus tard, il parlera d’un réel positif, mais c’est alors pour désigner ce qui du réel de la jouissance ne peut s’investir dans l’image : quelque chose du sujet qui fait son être, sa misère, sa souffrance ne peut s’investir dans l’image spéculaire. C’est ce réel-là que le corps ne peut appréhender et c’est ce qui lui restera fondamentalement étranger, une intrusion, soit ce qui de l’intrus restera inassimilable, ce kakon obscur. Par exemple, l’échange insaisissable de regards entre la mère et l’enfant qui s’exclut dans la résorption de l’image spéculaire. C’est cet échange qui s’efface dans la jubilation narcissique, mais dans cette même jubilation le sujet va viser la retrouvaille de cet éclair. Cette tentative se dévoile dans son activité ludique face au miroir où il suspend son geste pour fixer l’instantané de l’imago. Ce n’est pas le regard qui se perd dans l’image, c’est l’échange, le rapport du sujet à l’Autre. Le regard de l’Autre est celui qui introduit pour tout sujet l’inconnu, sinon la béance, voire la prématuration dans la vie de l’enfant. L’image i(a) vient habiller ce regard (a), et « masquer le vif de cette fonction de manque ». Le masque de l’image vient voiler le manque de l’intrusion de la marque du réel. Autre exemple est celui de cette petite fille 13 qui, se confrontant nue au miroir, passe sa main en éclair devant le manque phallique, comme un voile jeté devant ce réel, devant cette béance qui vient faire trou dans le miroir de ne pas justement en recevoir une image spécularisable. Il y a là le réel de la jouissance qui vient faire intrusion la rendant étrangère à elle-même. Ce réel est ainsi l’intrus qu’elle tente voiler du geste de sa pudeur. A partir de ces deux exemples nous dirons que la causalité n’est plus dans l’imago (thèse de 1936) mais dans le manque que couvre l’image. C’est cet objet insaisissable au miroir, jouissance première, mythique, perdue, qui ne cesse de perdurer, installée au cœur de l’être, son kakon auquel l’image spéculaire vient donner son habillement. Image juste faite pour leurrer, véritable étoffe ou chasuble du sujet. C’est là l’essentiel de ce moment du miroir.

La préférence pour l’image En 1975, Lacan dira : « Le rapport de l’homme […] avec son corps, s’il y a quelque chose qui souligne bien qu’il est imaginaire, c’est la portée qu’y prend

13

LACAN J., « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 70.

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l’image, et au départ, j’ai bien souligné ceci, c’est qu’il fallait pour ça quand même une raison dans le réel Il n’y a que la prématuration qui l’explique, cette préférence pour l’image qui vient de ce qu’il anticipe sa maturation corporelle, avec tout ce que cela comporte ». 14 C’est le réel lié à la prématuration qui traduit une double rupture vitale introduisant des tensions psychiques. Premièrement, rupture de cette immédiate adaptation au milieu qui définit le monde de l’animal par sa co-naturalité. Cette rupture produit la discordance dont témoigne le corps morcelé et par là l’importance de la saisie d’une image où le sujet puisse se reconnaître. Deuxièmement, rupture de cette unité de fonctionnement du vivant qui asservit chez l’animal la perception à la pulsion.

Cette rupture Lacan la rendra équivalente à un trou. Il résulte de cette double rupture, de cette déficience, un vécu proprioceptif spécifique d’impuissance fonctionnelle et de morcellement du corps propre. Ce vécu est la première conception de l’angoisse laquelle va fournir le ressort de cette tendance subjective vers la relation à l’image de l’autre qui seule est capable de surmonter ce morcellement et unifier le corps. * Exposé présenté à Sofia le 27 octobre 2001 dans le cadre du Séminaire

franco-bulgare.

La rencontre de Monsieur Andesmas Monique Amirault

« Un événement était en cours, […] qu’il [Monsieur Andesmas] nomma leur rencontre, bien plus tard ».

M. Duras 1

Lorsqu’elle écrit Le ravissement de Lol V Stein, il y a près de vingt ans que Marguerite Duras écrit et publie. Pourtant, elle n’entre vraiment en écriture, elle ne s’y voue, qu’à partir de ce que lui révèle d’énigme et d’opacité la production du Ravissement de Lol V. Stein. Son entretien avec Pierre Dumayet, en 1964, en est imprégné et elle y revient, quinze ans plus tard, dans un autre entretien avec Jérôme Beaujour, où dans l’après coup elle conclut : « Toutes les femmes de mes livres, quel que soit leur

14 LACAN J., « La troisième », Lettres de l’EFP, n°16, 1975, p. 191.

1 DURAS M., L’après-midi de Monsieur Andesmas, Paris, Gallimard,

L’imaginaire, 1962, p. 71. C’est de cet ouvrage (pp. 9-128) que proviennent toutes les citations à la suite du texte quand il n’y a pas d’autres indications.proviennent toutes les citations à la suite du texte quand il n’y a pas d’autres indications.

âge, découlent de Lol V. Stein, c’est-à-dire d’un certain oubli d’elles-mêmes. Elles ont toutes les yeux clairs, elles sont toutes imprudentes, imprévoyantes. Toutes, elles font le malheur de leur vie ». 2

Elle livre à P. Dumayet qu’avec Lol V. Stein quelque chose a été franchi qui lui a échappé : « Je suis tombée dans l’opacité la plus grande après […] on peut franchir des seuils et que ça ne se traduise pas dans la conscience claire ; […] ce livre est obscur pour moi, une obscurité limite ; […] c’est un livre à part, un livre seul ». Elle dira d’ailleurs « Personne ne peut connaître Lol V. Stein, ni vous, ni moi. Et même ce que Lacan en dit, je ne l’ai jamais compris. J’étais abasourdie par Lacan ».

Ce livre à part, dans son exception, à la fois rétroactivement et de manière anticipée, ordonne l’œuvre durassienne autour d’un objet, Lol, « ma petite folle », objet qui divise son auteur, objet extime malgré sa récupération dans l’art. M. Duras évoque avec P. Dumayet sa fascination pour un certain état de la femme qui s’apparente à la folie : « Ce deuil que j’ai porté toute ma vie de ne pas être Lol V. Stein Ce qui m’intéresse le plus, c’est l’abolition des sentiments […] dans les états de vide, de vacuité […]. C’était si merveilleux cette éviction, cet anéantissement de Lol ».3 Le ravissement de Lol V. Stein se présente donc comme l’aboutissement de ce que M. Duras s’efforce de cerner sans le savoir. Ce véritable point de capiton s’annonce dans les deux romans qui précèdent : Dix heures du soir en été et, en 1962, L’après-midi de Monsieur Andesmas nommé parfois f•roman », parfois « récit », car le sujet en est aussi le narrateur dans l’après coup des événements. Nous y saisissons l’instant précédant juste Le ravissement de Lol V. Stein et bien des points l’annoncent : un bal, une jeune fille prénommée Valérie, prénom repris pour l’héroïne du Ravissement de Lol V Stein, une scène antérieure fixée dans le fantasme de la femme trompée autour de quoi s’ordonne la rencontre avec Monsieur Andesmas.

L’après-midi de Monsieur Andesmas

M. Andesmas vit depuis un an, avec sa fille Valérie, dans un village dominant la Méditerranée. Il ne semble pas très aimé, isolé par la barrière de la

2

DURAS M., La vie matérielle, Paris, P.O.L., 1987. 3

Émission télévisuelle, (inédit).

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richesse dont il use pour acheter, pour sa fille et sans même les voir, toutes les terres du village. Cet après-midi là, Valérie a conduit son père en voiture jusqu’à la maison récemment achetée car il a rendez-vous à quatre heures avec celui qu’il a chargé de la construction d’une terrasse face à la mer. Valérie est repartie au village et reviendra chercher son père dans la soirée. M. Andesmas n’a plus qu’à attendre, devant la maison inhabitée, assis dans un fauteuil de rotin dans lequel il tasse son vieux corps encombrant. Le temps passe, l’ombre des arbres s’étire sur la plate-forme, la lumière sur la mer décline les heures de l’après-midi sans que l’homme espéré n’arrive. Par contre, « l’arrivée d’une femme eut lieu » qui va perversement sortir M. Andesmas de son « mensonge » sur l’amour de sa fille. Car, la femme, qui n’est autre que celle de l’homme attendu, sait, elle, ce que M. Andesmas ne veut pas savoir : que son mari a été séduit par la belle Valérie et ceci par son entremise même, captivée qu’elle avait été, un an plus tôt par l’image de l’adolescente traversant la place du village dans la complétude de son enfantine beauté. Cet après-midi là, M. Andesmas « va connaître les affres de la mort ». Le récit se condense autour d’une scène qui a eu lieu un an plus tôt et se répercute dans le récit qui en est fait à M. Andesmas par la femme de M. Arc. L’action se déroule synchroniquement sur deux tableaux. Le premier, celui de la plate-forme isolée qui surplombe le village où M. Andesmas, immobile, attend Michel Arc. Le deuxième tableau, est celui de la place du village, en contrebas, théâtre de l’événement survenu un an plus tôt, rectangle blanc d’où montent, jusqu’aux deux partenaires d’infortune, comme d’un gouffre, les échos de la rengaine à la mode et des rires qui laissent deviner la petite Valérie, oublieuse de son père, prise dans la capture de l’amour de l’homme attendu, à quatre heures, par M. Andesmas. Les noces de la vie vide et de l’objet indescriptible et de l’objet indescriptible

L’hommage rendu à Marguerite Duras 4 s’inscrit dans ce qui occupe Lacan en 1964. Il s’agit de cette articulation qu’éclaire J.-A. Miller, au cours du printemps 1999, lorsque, sous la forme de « photogrammes simplifiés », il articule en six paradigmes le mouvement qui anime chez Lacan la doctrine de la jouissance. 5 Dans le quatrième

4 LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V.

Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 191. 5

MILLER J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, 43, Octobre 1999, pp. 7-29.

paradigme, celui du Séminaire n il présente la jouissance, via la pulsion, comme s’insérant normalement dans le fonctionnement du signifiant et répondant « naturellement » au vide du sujet. Par cette formule « là où était le sujet vide, vient l’objet a » J.-A. Miller logifie en quelque sorte la métaphore poétique de Lacan évoquant dans son hommage « les noces taciturnes de la vie vide et de l’objet indescriptible ». 6

C’est dans un double mouvement que Lacan présente cette articulation. Le premier constitue le sujet comme manque à être dans le signifiant, ou encore comme ensemble vide et c’est avec lui que s’introduit le temps « en cette primordiale pulsation temporelle qui est le fading constituant de son identification ». 7 Le deuxième mouvement consiste en un « retour » qui fait rupture dans la temporalité de la chaîne de l’histoire, un « subornement second » qui fixe l’effet du premier et le scelle. Le glissement signifiant se trouve ainsi arrêté par la projection de « la topologie du sujet dans l’instant du fantasme ». 8 Le sujet vide (S) y voit sa condition liée à l’objet. Cette opération introduit et concerne au premier plan le corps libidinal. Dans la dimension d’automaton de la chaîne signifiante où glisse le sujet (S), Lacan met l’accent sur l’enregistrement qu’il fait passivement de ce qui lui vient de l’extérieur. Par contre, il insiste sur la saisie qui s’opère par la jouissance pulsionnelle toujours active et seule réellement conséquente.9 C’est dans ce mouvement, dans cette saisie-là que, par ailleurs, Lacan a pu désigner le destin du sujet.

La topologie du sujet

Le vide constitutif du sujet trouve son complément dans l’image comme dans l’objet et le mathème proposé par J.-A. Miller pour situer le ravissement de Lol, i(a) / a articule l’un et l’autre dans une solidarité où la première, l’image, habille le second. Ce rapport s’incarne dans des modalités cliniques diverses dont Lol fournit un des paradigmes, celui de l’image qui, lorsqu’elle est dérobée, ne dévoile qu’un vide et emporte tout avec elle. A l’opposé de

6

LACAN J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », op. cit., p. 197.

7 LACAN, J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.

835. 8

Ibid., pp. 836-837. 9

LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 175.

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« Lol, la dérobée »,10 il faudrait situer l’horreur du sujet qui se réduirait à son corps lorsque l’image ne fait plus voile et que l’objet se révèle dans sa dimension de réel, hors du semblant phallique, ce que Lacan évoque dans sa conférence de Rome, « La troisième ». 11

Avec M. Andesmas et la femme de M. Arc, c’est sous les deux modalités propres à l’obsession et à l’hystérie que se présente ce rapport de l’image et de l’objet : i(a) /a.

Le vieux monsieur dont la fille est Valérie L’histoire du vieil homme semble avoir été marquée d’échecs amoureux. L’enjeu, comprend-on, a été pour M. Andesmas, d’obtenir la garde de sa fille unique, née d’un dernier mariage tardif, ce pour quoi il lui a fallu beaucoup de temps et beaucoup d’argent. C’est ainsi que dans le roman, M. Andesmas est nommé par sa qualité de père et à partir de son avoir : ce « monsieur riche, oisif, et si vieux dont la fille est Valérie ».

L’unité de mesure phallique à partir de quoi la fonction de l’objet est accommodée – -φ(a, a', a ") – 12 s’incarne dans la série de ses biens, le paradigme en étant sa fille. C’est, chez lui, la barrière de l’avoir qui vient parer au vide du sujet. Une certaine inhibition, une lenteur dans ses paroles comme dans ses gestes le caractérisent. Sa vie est ordonnée dans un temps éternisé, avec une régularité qui exclut l’imprévu : « les siestes de Monsieur Andesmas, elles, étaient égales, toujours médicales » (p. 14) ; « ainsi le temps passe pour lui [M. Andesmas], comme n’importe quel autre, comme celui qui passe dans d’autres après-midi lorsqu’il attend dans son parc l’heure des repas du soir » (p. 66) ; « M. Andesmas ne sourit plus que lorsqu’il croit se souvenir que les convenances s’y prêtent ». Ses souvenirs eux-mêmes sont détachés de tout affect. Ils « l’entouraient, enchaînés l’un à l’autre dans une coexistence qui fut pendant un long moment égale à ses yeux » (p. 54).

Sur ce fond de pétrification où se reconnaît la structure obsessionnelle, la libido de M. Andesmas ne s’anime que pour cet objet précieux, sa fille, 10 LAZARUS-MATET C., « Lol V. Stein, la dérobée », La Cause

freudienne, 46, Octobre 2000, p. 27. 11

LACAN J., « La troisième », Lettre à l’École freudienne de Paris, 16, novembre 1975.

12 MILLER J.-A., « Biologie lacanienne et événement de corps », La Cause

freudienne, 44, février 2000.

« dont l’amour règne impitoyablement sur sa destinée finissante » : « Dans le visage de M. Andesmas le sourire ne s’inscrivait plus naturellement. Sauf lorsque apparaît Valérie dans l’encadrement de la porte-fenêtre qui donne sur le parc et que dans un craquellement de toute la peau de son visage, affleure une joie bestiale, incontrôlable » (p. 32). Cet après-midi là, tassé dans son fauteuil, M. Andesmas contemple son corps « vêtu de ce beau tissu sombre. Son ventre repose sur ses genoux, il est enfermé dans un gilet de ce même tissu sombre qui a été choisi par Valérie son enfant parce qu’il est de bonne qualité, neutre, et que les hommes de taille massive s’y trouvent plus confortablement et plus sûrement cachés » (p. 53). Monsieur Andesmas, loin d’être exilé de lui-même, expulsé de son corps, se retrouve identifié, fixé à l’objet qui lui procure sa certitude d’être. Dans sa cage narcissique, entouré d’un corps pesant comme d’une forteresse, il fait l’épreuve d’une déflation de son image qui dévoile ce qu’elle cachait – la consistance de l’objet, identifié à ses « propres entrailles ». Avec la perte annoncée de sa fille, l’image phallique se dérobe et ce n’est plus que dans son propre spectacle qu’il trouve du réconfort, celui de son être de déchet, spectacle qui « l’emplissait d’un dégoût irréversible et sûr » et qui « équivalait ce soir-là à la seule certitude qu’il ait jamais eu au cours de sa vie ».taille massive s’y trouvent plus confortablement et plus sûrement cachés » (p. 53). Monsieur Andesmas, loin d’être exilé de lui-même, expulsé de son corps, se retrouve identifié, fixé à l’objet qui lui procure sa certitude d’être. Dans sa cage narcissique, entouré d’un corps pesant comme d’une forteresse, il fait l’épreuve d’une déflation de son image qui dévoile ce qu’elle cachait – la consistance de l’objet, identifié à ses « propres entrailles ». Avec la perte annoncée de sa fille, l’image phallique se dérobe et ce n’est plus que dans son propre spectacle qu’il trouve du réconfort, celui de son être de déchet, spectacle qui « l’emplissait d’un dégoût irréversible et sûr » et qui « équivalait ce soir-là à la seule certitude qu’il ait jamais eu au cours de sa vie ».

L’écran de la beauté n’opère pas pour lui : « il regarde les arbres de toutes ses forces, s’implorant de les trouver beaux mais ils ne lui sont d’aucun secours ».

La femme de Michel Arc La partenaire imprévue de M. Andesmas, cet après-midi, est la femme de l’entrepreneur nommé Michel

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Arc, nom qui résonne et s’auréole d’une certaine brillance lorsqu’elle l’utilise elle-même pour nommer son époux. Elle n’a dans le récit d’autre nom que celui de son appartenance à cet homme. Elle est ainsi nommée « la femme de Michel Arc » et définie par sa place comme objet du désir. Bien qu’elle soit mère – elle a cinq jeunes enfants – et encore très jeune, c’est la femme qui, en elle, prend le devant de la scène interrogeant l’énigme de la féminité à partir de la beauté de Valérie. Ce n’est pas à ses enfants que s’accroche cette femme délaissée, mais, telle une Médée ordinaire, à l’objet du désir de l’homme, objet dont Valérie, intacte, brille de tous les feux.

La femme de M. Arc témoigne tout particulièrement de cette « passion narcissique » propre au sujet du signifiant et dont J.-A. Miller fait un principe directeur, passion procédant du défaut d’identification subjective au corps. 13

Contrairement à la sombre jouissance et à la lourdeur mortifiée de M. Andesmas se resserrant autour de la contemplation de son corps pour éviter celle de sa perte, la femme de M. Arc scrute avec fascination le vide au-delà duquel se trouve la place du village, et est aspirée par le gouffre où se consomme sa perte : « on peut croire que le monde entier souffre à ses yeux d’un désordre contagieux ». Elle est décrite, avec l’exagération d’un style emphatique, dans un mouvement permanent, s’élançant, se laissant tomber à ses pieds, se rapprochant, s’éloignant, raide, abandonnée, dans une mobilité captivante des bras, des pieds, de la chevelure ou du regard, des diverses modulations de la voix, traduisant « le délicieux soulagement – qui est le sien – à décrire cette douleur si simple, une douleur d’amour ». Contrairement à l’exil radical de Lol V. Stein, l’investissement d’un autre corps se substituant à son image lui permet de prendre corps, corps de jouissance, à partir de ce qu’elle n’a pas. Si Lol, derrière l’image, sous la robe, n’a pas de corps, la femme de M. Arc « est une femme qui ne peut se soustraire à recevoir dans son corps tout entier ses humeurs passagères ou durables […] languides, douces, cruelles, les façons de son corps le deviennent aussitôt à leur image ».

13 Ibid., p. 27.

L’instant du fantasme C’est dans « l’intrigue raffinée » 14 de son scénario que la femme de Michel Arc va perversement inclure le vieux monsieur. Le récit s’articule dans une logique temporelle ponctuée par deux moments dits « événements ».

« C’était près de midi, voici que j’ai vu Valérie » On connaît le goût de M. Duras pour l’image et le cinéma. Ici, la traversée de la place par Valérie est construite comme un script. Des ralentis, arrêts et déroulements répétés de l’image donnent un caractère irréel à cette scène ordinaire. Elle revient en leitmotiv sur fond du bal qui se déroule sur la place, des bruits qui en montent et de la présence devinée ou entendue de Valérie et de Michel Arc. Elle traduit au plus près comment la femme de M. Arc transportée par la beauté et expulsée d’elle-même trouve à s’investir dans l’image de la jeune fille chez qui la beauté et la complétude de l’enfance viennent éluder la castration. Nous avons là un déploiement de l’instant du fantasme, qui fait rupture dans la durée.

– « […] Je me souviens. Je guettais le retour de mes enfants. Valérie a débouché sur la place. […] Donc, elle a traversé la place comme je vous le disais. Deux hommes – ils l’ont vue après moi – se sont arrêtés pour la regarder passer. Elle passait, la place est grande, elle passait, la traversait, la traversait. Interminablement, elle est passée votre enfant, Monsieur Andesmas. […] Indifférente aux regards, comme nous le disions […] Nous la regardions, les deux hommes et moi. Elle a écarté le rideau de l’Épicerie Centrale. Nous ne l’avons plus vue pendant le temps qu’elle y est restée, et cependant aucun de nous trois n’a bougé. […]

– « Qu’elle doit être belle, me disais-je, mais l’est-elle autant qu’on peut l’imaginer à partir de son passage, de cette démarche, de ces cheveux ? – Le rideau s’est refermé sur ses cheveux. Et je me suis demandé qui, dans la ville l’avait amenée, qui d’un moment à l’autre allait la rejoindre […] Tant de blondeur inutile, cela ne pouvait pas s’imaginer. Alors ? […] rejoindre […] Tant de blondeur inutile, cela ne pouvait pas s’imaginer. Alors ? […]

– « Et puis, dit-elle, elle a fini par réapparaître. Les rideaux se sont écartés. Nous l’avons vue pendant

14

LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 303.

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qu’elle retraversait la place tout entière. Lentement. Prenant son temps. Prenant le temps des autres qui la regardaient comme dû de toute éternité sans le savoir. […] – « Les rideaux se sont écartés. J’ai mon temps, j’ai du temps pour vous le raconter. Oui. Les rideaux se sont écartés et elle a retraversé la place tout entière, dans l’indifférence. Je vous l’ai dit déjà. Je pourrais vous le dire encore. Elle est apparue. Le rideau de perles l’a recouverte. Elle s’en est dégagée. Et la retombée du rideau de perles après son passage, mille fois entendu par moi, ce jour-là, je l’ai entendu, de façon presque assourdissante. Je pourrais vous dire aussi comment, d’un geste de nageuse, elle a écarté ce rideau dont elle n’avait pas encore l’habitude, et comme elle a souri en l’écartant, les yeux fermés de crainte de se blesser aux perles, et que ça a été une fois ce rideau franchi, dans la lumière de la place qu’elle a ouvert les yeux, avec un léger sourire de confusion. […] – « Et puis, prenant son temps, elle a traversé la place. […] Elle ne regardait personne, personne, […] mais seulement un paquet de bonbons ! Un petit arrêt ! Elle ouvre le paquet et prend un bonbon, ne pouvant attendre davantage ». 15 La scène passée s’actualise dans des moments de suspens, hors temps où la femme de M. Arc s’absente de la scène présente : « Elle est dans ce mois de juin de l’année dernière que traversa Valérie. […] Très vite, elle est ailleurs, crucifiée sur cette place ensoleillée où passait Valérie ».

Suivra le temps pour comprendre, au cours duquel elle trouve réponse à l’énigme de la féminité incarnée par Valérie : « – Il m’a fallu un an, reprend-elle, pour démêler cet énorme problème que posait l’admirable blondeur de votre enfant » ; temps de mise en place du scénario de l’hystérique, séduisant la jeune fille « jour après jour » pour la faire « saisir par les offices d’un homme de paille », 16 et ainsi s’éprouver « dans les hommages adressés à une autre ». 17

– « Tant de blondeur, tant et tant de blondeur inutile, ai-je pensé, tant de blondeur imbécile, à quoi ça peut servir ? Sinon à un homme pour s’y noyer ? Je n’ai pas trouvé tout de suite qui aimerait à la

15 DURAS M., L’après-midi de Monsieur Andesmas, Paris, Gallimard,

L’imaginaire, 1962, pp. 87-108. 16

LACAN J., « La psychanalyse et son enseignement », Écrits, op. cit., 1966, p. 452.

17 Ibid.

folie se noyer dans cette blondeur-là. Il m’a fallu un an. Un an. Une curieuse année ». 18

« Un événement était en cours qu’il nomma leur rencontre, bien plus tard » Si le premier événement, l’arrêt sur image, suspend le temps et délocalise la scène en deux tableaux, le deuxième – la rencontre de M. Andesmas avec la femme de M. Arc – nous introduit à « une réélection des rapports de l’antérieur et du postérieur »19 beaucoup plus complexe. Par le récit de la scène dont elle est restée captive, la femme amène M. Andesmas à partager cette fascination, s’attachant sa « proie consentante » dans une jouissance perverse à toucher chez le vieux monsieur le point de division si bien colmaté jusqu’ici par l’amour de sa fille. Quand surgit la dimension de réel de la tuché, une autre temporalité intervient qui le projette hors du temps étale qui était le sien : « Cet événement prenait durement racine dans l’aride durée présente ».

A partir de là, le temps bascule dans un réordonnancement dont le fil organisateur est la lorgnette du fantasme dont l’objet est Valérie. Le passé devient rétroactivement présent dans l’intensité des images qui reviennent de Valérie enfant, riant, se réveillant, dansant, apparaissant dans l’encadrement des fenêtres : « Voici qu’il retrouve l’odeur des cheveux de Valérie et que ses yeux se ferment de douleur devant cette impuissance, la dernière de sa vie ».

Le présent est déjà souvenir puisqu’il n’est que retour d’une fixation de jouissance : « C’est mon enfant, murmura M. Andesmas. Son souvenir est en moi, même en sa présence, constamment égal et c’est qu’il me remplit d’une paresse à penser ».

Le futur s’anticipe dans le passé, ce dont M. Duras rend compte dans une syntaxe qui sort de l’usage normatif classique – ce que J.-A. Miller avait mis en valeur chez quelques écrivains dans « Les us du laps »20 : « […] voici que lui revient, à l’avance, la mémoire infernale d’une blondeur qui très vite, très vite embaumera dans cette maison même le sommeil d’un homme encore inconnu ».

18

DURAS M., op. cit., pp. 102-103. 19 MILLER J.-A., « Les us du laps », cours inédit du 15 mars 2000. 20

Ibid.

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Ces moments propres au temps de M. Andesmas alternent dans le roman avec des moments où, suspendu avec angoisse aux paroles de la femme, il opère sa saisie sur la scène rapportée, s’y insère dans l’illusion que se conjoignent leurs solitudes réunies un instant dans une image commune, faisant espérer par la suite au vieil homme que la femme aurait pu « l’espace de quelques secondes se désintéresser d’elle-même en faveur de son immense vie éteinte et glacée ». « Ils se retrouvent tous deux ensemble devant ce souvenir de Valérie un an avant, enfant. H Dans une perspective unique, ils écoutent tous les deux. […] M. Andesmas releva la tête et contempla en même temps que la femme ce passage de Valérie, un an avant, quand elle ignorait encore la splendeur de sa démarche, dans la lumière de la place du village. […] Ils furent, une fois de plus relégués dans cet instant où elle avait vu, complètement, à découvert, pour toujours, la beauté de Valérie Andesmas ». 21la place du village. […] Ils furent, une fois de plus relégués dans cet instant où elle avait vu, complètement, à découvert, pour toujours, la beauté de Valérie Andesmas ». 21 Mais la démonstration se fait que le fantasme ne se partage pas et que Valérie n’y occupe pas pour chacun la même place.

Le moment de conclure Le roman se termine au bord de l’instant conclusif où va se vérifier le scénario anticipé par la femme de M. Arc, juste avant que n’arrivent sur la plate-forme le couple de Valérie et de M. Arc, « avec leurs rires nouveaux ». Ce moment se précipite dans l’urgence de la parole chez la femme et le refus de l’entendre chez M. Andesmas, acmé de la jouissance et du malheur et, pour le vieil homme, de l’angoisse. Son forfait accompli la femme de M. Arc disparaît : « S’il la revit ensuite, ce ne fut que par hasard […] jamais elle ne le reconnut ou daigna le reconnaître ».

Enfin, un quatrième temps traverse subtilement le roman. C’est le temps d’un autre récit, celui que dans l’après coup à son tour, M. Andesmas fera de cette rencontre, sa « paresse à penser » l’ayant quitté, semble-t-il, avec la perte de sa fille. C’est le temps pour comprendre, parcourir tous les recoins de cette étrange rencontre, temps déshabité du fantasme et défini par la seule durée « des années qui s’étendirent entre ces instants et sa mort ».

21

DURAS M., op. cit., pp. 84-90.

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Le psychanalyste et l’intraduit Une supposition de savoir Joseph Attié

Il va s’agir ici de lire ce petit écrit de Lacan intitulé « La méprise du sujet supposé savoir », 1 daté du 14 décembre 1967. Précédant cet écrit, il y a eu, dans la même année, la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », et la tenue du séminaire « L’acte psychanalytique » qui s’était engagé à partir du 15 novembre 1967.

Ce texte, « La méprise », prononcé à Naples, fut suivi par deux autres petits écrits : « De Rome 53 à Rome 67 : la psychanalyse. Raison d’un échec », prononcé à Rome le 15 décembre 1967 et puis « De la psychanalyse dans ses rapports avec la réalité » prononcé le 18 décembre 1967 à Milan.

Ces trois derniers ont été publiés dans Scilicet I à la suite de la « Proposition » sur la passe. Il faut noter que celle-ci figure dans les Autres écrits au chapitre V avec les écrits institutionnels de Lacan, alors que « La méprise du sujet supposé savoir » figure dans le chapitre VI accompagné des écrits prononcés en Italie, plus les comptes rendus des Séminaires « La logique du fantasme » qui ouvre ce chapitre et « L’acte psychanalytique » qui le clôt.

A suivre l’ordonnance de ces écrits tels que Jacques-Alain Miller les a organisés dans les Autres écrits, « La méprise du sujet supposé savoir » est donc disjoint des écrits institutionnels et se trouve englobé entre « La logique du fantasme » et « L’acte psychanalytique », ce qui est sa véritable place théorique : entre le fantasme et l’acte. C’est ce qui donne son axe à notre lecture.

Transfert et inconscient

Le titre, « La méprise du sujet supposé savoir » arrête immédiatement l’attention par on ne sait quoi qui peut prêter à équivoques. C’est un de ces titres tel que Lacan sait les ciseler. Le terme de méprise d’abord découle du verbe se méprendre et renvoie

1 LACAN J., « La méprise du sujet supposé savoir », Autres écrits, Paris,

Seuil, 2001, pp. 329-339. C’est à cet article que se réfèrent toutes les citations qui suivent dans le texte quand il n’y a pas d’autres indications.

au sens moral de mauvaise action. Et « par affaiblissement, il a pris le sens moderne "d’erreur, inadvertance" ». 2 Quant au sujet supposé savoir, nous en trouvons l’annonce dans le Séminaire sur Le transfert : « Voici un homme, le psychanalyste, de qui l’on vient chercher la science de ce que l’on a de plus intime […], cette science, il est supposé l’avoir ». 3 Ce qui est ainsi décrit relèvera de l’ordre du concept tel que nous le trouvons dans le Séminaire XI : « Dès qu’il y a quelque part le sujet supposé savoir (…) S.s.S. – il y a transfert ».4 En somme la question traitée dans cet écrit porte selon une première perspective sur le transfert tel qu’on peut l’interroger du côté analysant et du côté analyste. Selon une deuxième perspective c’est le statut de l’inconscient qui est interrogé.

Erreur sur la personne et savoir supposé Le syntagme « la méprise du sujet supposé savoir » produit donc une sorte d’hésitation dans l’esprit : la méprise de est-elle à prendre au sens du génitif, objectif ou subjectif ? La méprise est-elle celle de l’analysant ou de l’analyste ? A première vue il ne devrait pas y avoir de doute, la méprise, l’erreur, est celle de l’analysant qui institue quelqu’un en place de supposé savoir. La définition du dictionnaire ne prête d’ailleurs à aucun malentendu : se méprendre c’est « commettre une erreur en prenant quelque chose ou quelqu’un pour quelque chose ou quelqu’un d’autre ». 5 Nous trouvons dans cette définition ce que Freud nous dit en premier à propos du transfert, à savoir qu’il y a erreur sur la personne. Reste à savoir comment le psychanalyste peut être impliqué dans cette méprise.

Laissons telle quelle cette problématique sur laquelle nous reviendrons et arrêtons-nous à la toute première phrase de ce texte qui constitue la deuxième perspective de cet écrit. « Qu’est-ce que l’inconscient ? La chose n’a pas encore été comprise ». Ici aussi quelque chose comme une surprise peut arrêter le lecteur. Nous sommes en

2

REY A., Le Robert : Dictionnaire historique de la langue française, Paris, 1998.

3 LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, (1960-61), Paris, Seuil,

2001, pp. 83-84. 4

LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 210.

5 REY A., op. cit.

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effet en 1967 ; il y a eu au début du XXe siècle les travaux de Freud qui ont jeté le fondement de l’inconscient ; il y a eu ensuite « le retour à Freud » de Lacan. Et pourtant celui-ci vient nous dire « la chose n’a pas encore été comprise ». En effet cette découverte, « la plus révolutionnaire qui fût pour la pensée », les psychanalystes « d’avoir voulu s’en rassurer eux-mêmes, […] réussirent à [la] faire oublier », d’autant plus que « sa structure ne tombait sous le coup d’aucune représentation ». D’où l’ambition de Lacan de « renouveler le statut de l’inconscient ». 6 Cela ne s’arrêtera pas en 1967, ce qui nous autorise à dire qu’il y a un inconscient selon Lacan. En effet la question de l’inconscient et de son vrai statut restera permanente tout au long de son enseignement. Le chapitre deux du Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, est d’ailleurs intitulé « L’inconscient freudien et le nôtre ». Notons immédiatement que l’inconscient s’articule ici à la question de la supposition. Nous sommes là au niveau du constat. Celui qui vient sonner à la porte d’un analyste lui suppose un certain savoir sur « son intime » disait Lacan, en tout cas sur ce que lui, le futur analysant, ne sait pas. La supposition devient ainsi un fait majeur dans le nouement du transfert à côté de celui du savoir qui est en jeu dans la cure et enjeu de la cure, autant que la supposition. Entre supposition et savoir la question de l’acte est le point pivot de la dialectique qui peut s’engager. La question de l’inconscient ayant été posée, Lacan apporte sa critique sur la manière dont il lui a été répondu : l’inconscient comme pattern de comportement, comme tendance instinctive, comme trace phylogénétique etc. Dans tout écrit de Lacan nous trouvons une part de « polémique (qui) ici, non plus qu’ailleurs n’est digressive ». C’est qu’il s’agit toujours de faire la part des choses, de faire une mise au point par rapport à la littérature psychanalytique, avant de s’engager dans les faits de structure.

Revenons dès lors à la question « qu’est-ce que c’est que l’inconscient ? ». Lacan rappelle la première réponse de Freud : l’inconscient « c’est des pensées ». Des pensées qui relèvent de l’ordre des souhaits, des vœux inconscients par exemple. Car « nulle prétention de connaissance ne serait de mise ici, puisque nous ne savons même pas si l’inconscient a un être propre ». Il est en effet supposition en acte. Le rêve par exemple peut n’être pas une preuve de l’inconscient pour le sujet. Par

6 LACAN J., « La psychanalyse. Raison d’un échec », Autres écrits, Paris,

Seuil, 2001, p. 341.

contre, la rencontre de l’analyste constitue cette preuve dans la méconnaissance du sujet, et c’est ce qui importe. A la théorie de certains auteurs sur la « migration de la libido, prétendu développement affectif », Lacan oppose la conception déjà émise dans le Séminaire XI de l’inconscient comme pulsation temporelle, ouverture et fermeture : « cet aspect de l’inconscient, par quoi il ne s’ouvre pas tant qu’il ne s’ensuive qu’il se ferme ». Nulle prétention donc de connaissance puisque si l’inconscient « c’est ça », c’est peut-être « ça mais à la gomme ». Car la fonction de l’inconscient c’est « d’effacer le sujet ». Comment dès lors dire ce que c’est directement ?

Un savoir non-su et la lumière du signifiant

Après avoir évoqué la question du sujet, c’est au cœur de cet écrit que Lacan rappelle ses deux aphorismes : « L’inconscient est structuré comme un langage » et « L’inconscient, c’est le discours de l’Autre ». Ce sur quoi il insiste à partir de ces deux aphorismes c’est que « l’inconscient ce n’est pas de perdre la mémoire ; c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait ». Nous retrouvons dès lors la question du savoir dans son rapport à l’inconscient qui va mobiliser Lacan. D’un savoir « non-su ». La formule que Lacan utilise dans la « Proposition » est plus précise encore « le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir ».7 Ce que le sujet ne sait pas constitue le cadre de son savoir. Laissons en effet le sujet raconter tout ce qu’il sait, c’est au cœur de ce savoir que se creuse le non-savoir. Celui-ci n’a rien à voir avec la connaissance. D’où la dynamique, la dialectique qui peut animer celui-ci, alors que la connaissance peut s’accumuler en volumes toujours inertes. Le savoir (inconscient), c’est cet élément radioactif qui vous ronge et ne vous laisse jamais en repos tant qu’il n’a pas été élaboré, à condition d’avoir été arrêté par ce petit rien qui parfois résonne dans la tête. Par quoi donc ? Par un signifiant. Reste à trouver sa raison qui réside dans l’opération transférentielle.

« Je me rappelle à l’être (de la représentation) à partir de cela […] d’un signifiant » (p. 334), «"De ceci, dit le sujet, je ne me rappelle pas". Soit : à l’appel d’un signifiant […] je ne réponds pas "présent" » (p. 334, note). Lacan poursuit, faisant parler le sujet : « je suis une chambre obscure où

7 LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de

l’École », Autres écrits, op. cit., p. 249.

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l’on a allumé : plus moyen que s’y peigne par son trou d’épingle l’image de ce qui se passe au-dehors ». Nous avons là une image, le sujet comme chambre obscure où l’on a allumé. En somme, ou bien il ne peut rien voir parce que c’est le noir, ou bien il est aveuglé par la lumière. Seul le signifiant peut dès lors faire lumière adéquate dans la tête du sujet. Par opposition l’inconscient est dit être « la lumière qui ne laisse pas sa place à l’ombre ». Il est lumière parce que comme signifiant il représente ma représentation « là où elle manque, où je ne suis qu’un manque du sujet ». L’accent est ici porté sur le vorstellungsrepräsentanz, le représentant de la représentation que Lacan exploitera dans toute sa rigueur. Comme de das Ding nous ne saurons rien de la « représentation ». C’est par rapport à elle qu’il y a un manque de sujet, jusqu’à ce qu’un signifiant soit l’index qui peut mener à ce qui s’entrouvre vers quelque chose d’autre. L’être de la représentation c’est nulle représentation « d’où se prouve que j’aie habité là ». Lacan évoque ici « le souvenir » dont on confond les deux sources. Soit « l’insertion du vivant dans la réalité », soit « le lien du sujet à un discours d’où il peut être réprimé, c’est-à-dire ne pas savoir que ce discours l’implique ».

C’est cette deuxième source qui donne son vrai statut au sujet. Réprimé, le sujet ne saurait que tel discours l’implique. Il avance, dans la mesure où il avance, aveuglément.

Un sujet qui ne sait pas ce qu’il dit C’est ce qui mène Lacan à ce propos crucial que l’inconscient « c’est quelque chose qui se dit, sans que le sujet s’y représente, ni qu’il s’y dise, – ni qu’il sache ce qu’il dit ». L’inconscient est un discours, celui de l’Autre. L’image de l’obscurité et de la lumière aveuglante fonctionne parfaitement ici. Par ailleurs, il y a intérêt à ce que le sujet soit aveuglé, par un signifiant évidemment, plutôt que d’être dans la nuit noire. Ce signifiant peut n’être qu’une lueur qui peut guider. Il y aura d’ailleurs lieu de décrire toutes les modalités de l’effet du signifiant sur le sujet. En général, c’est un effet de division. Mais aveuglé par le signifiant, le sujet ne saurait se représenter, « ni qu’il s’y dise, ni qu’il sache ce qu’il dit ». Quelque chose aurait eu lieu pour lui sans qu’il sache de quoi il retourne. Tel est ce statut de l’inconscient, d’être d’une altérité radicale mais qui ne se définit que par rapport à un savoir. Reprenons la formule de Lacan « l’inconscient, c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait ».celui de l’Autre. L’image de l’obscurité et de la lumière aveuglante fonctionne parfaitement

ici. Par ailleurs, il y a intérêt à ce que le sujet soit aveuglé, par un signifiant évidemment, plutôt que d’être dans la nuit noire. Ce signifiant peut n’être qu’une lueur qui peut guider. Il y aura d’ailleurs lieu de décrire toutes les modalités de l’effet du signifiant sur le sujet. En général, c’est un effet de division. Mais aveuglé par le signifiant, le sujet ne saurait se représenter, « ni qu’il s’y dise, ni qu’il sache ce qu’il dit ». Quelque chose aurait eu lieu pour lui sans qu’il sache de quoi il retourne. Tel est ce statut de l’inconscient, d’être d’une altérité radicale mais qui ne se définit que par rapport à un savoir. Reprenons la formule de Lacan « l’inconscient, c’est de ne pas se rappeler de ce qu’on sait ».

La pointe ici porte sur toute une résistance, dans toute une conception de la psychanalyse, par rapport à ce « qu’il puisse y avoir un dire qui se dise sans qu’on sache qui le dit ». C’est là « une résistance ontique » ajoute Lacan.

L’intéressant ici est de voir ce que Lacan fait de ce on. Voici ce qu’il dit : le on c’est un « support de l’être, [comme] un étant, et non pas la figure de l’omnitude », autrement dit d’une quelconque totalité. Bref, conclut Lacan, ce on c’est « le sujet supposé savoir ». Comment ne pas lire cela comme étant l’analysant et l’analyste. C’est dans ce sens que le on comme étant, est support de l’être. Reste ce qui relève de l’un et l’autre dans ce sujet supposé savoir.

Hors toute supposition qui nous introduit dans la dialectique transférentielle, Lacan poursuit l’articulation entre le sujet et le savoir. A l’opposé de tout ce qui a été dit de l’inconscient avant Freud, celui-ci marque bien « que c’est d’un lieu qui diffère de toute prise du sujet qu’un savoir est livré, puisqu’il ne s’y rend qu’à ce qui, du sujet, est la méprise ». En effet le sujet n’a aucune prise sur ce savoir et il ne se rend à ce lieu qu’à l’occasion d’une méprise. C’est entre prise et méprise que le sujet s’annonce et souvent s’y perd. Lacan précise que méprise c’est le mot de Freud, Vergrefein, qui désigne les actes symptomatiques, dépassant le Begriff, qui est la prise. Begriff c’est le terme qui veut dire concept en allemand et que Lacan rend ici par prise. Un concept en effet c’est ce qui donne prise sur quelque chose. Entre ces deux termes, prise et méprise, quelque chose s’annonce dont la négation implique sa confirmation. S’agissant de l’inconscient nous pouvons bien dire que toute prise passe par une méprise. Encore heureux si la méprise mène vers une prise d’un certain savoir.

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Un sujet à venir Une question majeure est alors soulevée par Lacan : « le savoir qui ne se livre qu’à la méprise du sujet, quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? ». En effet si le savoir (à entendre comme savoir signifiant) n’est pas encore advenu, quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? Nous sommes toujours sur la ligne de crête d’un savoir insu. Et si le sujet ne s’annonce que d’un signifiant, où est-il ce sujet avant la prise dans ce signifiant ? Ce que Lacan illustre d’une référence à Cantor : « où peut-on dire que le nombre transfini, comme « rien que savoir » attendait celui qui devait se faire son trouveur ? Si ce n’est en aucun sujet, c’est en quel on de l’être ? ». Avant donc que le signifiant n’advienne et articule la position d’un sujet, celui-ci reste un sujet virtuel, sujet à venir, place vide. Ce sujet est qualifié dans « Question préliminaire » par « son ineffable et stupide existence ». 8 Ineffable et stupide existence tant que le signifiant n’est pas venu l’assigner à quelque chose.

Concernant la question à « quel on de l’être » va-t-on situer ce sujet, Lacan revient de nouveau à ce on comme « sujet supposé savoir, Dieu lui-même ». Opérons dans un premier temps une distinction de ce qui se présente à nous comme équivalence entre le sujet supposé savoir et Dieu.

Comme sujet supposé savoir nous pourrons dire que nous sommes ici renvoyés au trésor des signifiants qui ne sont pas encore advenus, relevant encore de l’inconscient non pas comme réservoir mais comme réserve de ce qui a à advenir, autrement dit à être constitué pour la première fois. En effet, l’inconscient selon Lacan « se manifeste à nous comme quelque chose qui se tient en attente, dans l’aire, dirai-je, du non-né ».9 Nous sommes là dans un registre « qui n’est rien d’irréel, ni de déréel, mais de non-réalisé », 10 Le sujet supposé savoir ici n’est rien d’autre que l’analysant lui-même, seul à pouvoir donner naissance à ce qui n’est pas encore.

Quant à Dieu, c’est du Dieu des philosophes qu’il s’agit et non pas celui d’Abraham, Isaac et Jacob. C’est un Dieu qui reste latent à toute theoria. Il y a ainsi un supposé savoir latent à toute théorie qui est distinct du Dieu de la théologie. « Il y a quelque

8

LACAN J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 549.

9 LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 25. 10

Ibid., p. 26.

part, quelque chose qui joue (comme) fonction de sujet supposé savoir ». 11 II s’agit de savoir simplement « si cette dimension du sujet en tant que support du savoir est quelque chose qui doit être en quelque sorte préétabli aux questions sur le savoir ».12 Nous avons donc d’une part un sujet supposé savoir, à entendre dans le sens soulevé par Lacan : mais où était le nombre transfini avant sa découverte ? En somme le sujet supposé savoir « préexiste à son opération ».13 Nous ne pouvons que mieux prendre la mesure théorique de l’existence d’un tel supposé savoir. Et si la théorie du nombre transfini existe quelque part avant sa découverte c’est incontestablement dans une supposition de savoir. De cette supposition quelque chose doit advenir. C’est dans ce lieu de la supposition qu’on peut loger tout savoir. D’autre part il y a le Dieu de la théologie dont Freud a bien situé sa place, celle de Dieu le père et que Lacan a désigné du Nom-du-Père.

Le passage à l’analyste

C’est à ce tournant, autrement dit à partir du Dieu des philosophes, de la theoria, que Lacan passe du sujet dans son rapport au savoir et à sa méprise où il est toujours pris, à la position de l’analyste. Glissement ici tout à fait annoncé.

Entre le « sujet supposé savoir » et le Nom-du-Père Lacan avance une autre formule majeure de cet écrit : « C’est à un rapport si béant qu’est suspendue la position du psychanalyste ». Il est béant ce rapport dans la mesure où le Nom-du-Père n’est qu’un symbole, dont plus tard Lacan fera un semblant, et le sujet supposé savoir n’est que le fantasme de l’analysant. C’est sur ces prémisses que peut s’engager une analyse. D’où le devoir qui incombe à l’analyste : « Non pas seulement […] de construire la théorie de la méprise essentielle au sujet de la théorie : ce que nous appelons le sujet supposé savoir ». C’est donc lui, Jacques Lacan, et tout autre analyste qui opérerait après lui, qui doit élaborer la théorie de cette méprise. Et il nous annonce ce que devrait comporter cette théorie : « un manque qui doit se retrouver à tous les niveaux, s’inscrire ici en indétermination, là en certitude, et former le nœud de l’ininterprétable ».

11

LACAN J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte psychanalytique », (inédit), séance du 29 novembre 1967.

12 Ibid.

13 Ibid., séance du 21 février 1968.

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Désupposition du savoir Le manque, nous dirons, c’est celui du sujet, qui se retrouve à tous les niveaux, à chaque fois que manque le signifiant qui devrait l’accrocher. Et c’est chacun de ces signifiants qui inscrirait la part d’indétermination et celle de certitude. C’est, si on veut, la part « d’incertitude qui nous vient des rêves14 « et la certitude qui peut suivre l’énonciation du sujet. C’est ce qui déterminera la part de l’interprétation et le nœud de l’ininterprétable, cet ombilic du rêve. C’est là une position, nous dit Lacan, « d’une atopie sans précédent ». Et il s’arrête là comme saisi par ce qu’il avance au point de se demander : « que suis-je pour oser une telle élaboration ? ». Sa réponse, simple, c’est qu’il parle de la position de l’analyste, à condition, ajoute-t-il, d’en avoir la pratique. Formule qui a l’air d’aller de soi, cela va sans dire, mais c’est toujours mieux en le disant : on ne saurait être un analyste sans en avoir la pratique. Nous passons alors à un deuxième trait qui doit marquer le psychanalyste. Ce qui est dit de la manière suivante : « le psychanalyste a à s’égaler à la structure qui le détermine non pas dans sa forme mentale, hélas ! c’est bien là qu’est l’impasse, mais dans sa position de sujet en tant qu’inscrite dans le réel : une telle inscription est ce qui définit proprement l’acte ». Une telle formulation est de la plus grande importance et comporte une distinction majeure. L’analyste ne saurait s’égaler à la structure dans sa forme mentale, celle-ci serait probablement toujours débile. Plus fondamentale est la position du sujet. Parler du psychanalyste comme d’un sujet surprend évidemment dans la mesure où il n’y a qu’un sujet dans le cadre d’une cure et c’est l’analysant. Par contre on peut parler de l’analyste comme sujet dans la mesure où il s’agit du sujet qui a découlé d’un acte préalable. D’où cette définition que Lacan donne de l’acte : « Ce qui constitue l’acte psychanalytique comme tel, est très singulièrement cette feinte par où l’analyste oublie que dans son expérience de psychanalysant il a pu voir se réduire à ce qu’elle est cette fonction du sujet supposé savoir » 15 (je souligne). Il s’agit donc du sujet qui avait fini son analyse, en tout cas qui a désupposé le savoir à l’Autre, pour reprendre à son compte cette position. L’analyste se trouve alors réduit à n’être que l’objet petit a, l’analysant l’ayant réduit à son désêtre. Dans le passage de l’analysant à l’analyste, celui-ci sait très bien le destin qui lui est réservé, il

14 Selon le titre d’un ouvrage de Roger Caillois, Paris, Gallimard, 1956.

15 LACAN J., Le Séminaire, livre XV, « L’acte psychanalytique », (inédit),

29 novembre 1967.

n’en maintient pas moins la fiction d’un sujet supposé savoir. Cette feinte est l’essence même de l’opération analytique. L’analyste ne peut que soutenir cette méprise. C’est là que réside son acte.

La méprise dès lors est d’une part celle insue de l’analysant et celle feinte par l’analyste, d’un inconscient devenu supposition tout à fait objective celle-là puisque l’analysant a besoin d’un Autre en face de lui et qui incarne pour lui ce savoir insu à lui-même.

Il faut relever ici l’étymologie latine de supposition. Du latin impérial supposition nous avons l’« action de placer dessous », « substitution frauduleuse », et du latin en général « nous avons « hypothèse » dérivé de suppositum, le sens général étant « conjoncture générale de l’esprit qui suppose sans pouvoir affirmer » ». 16 C’est effectivement ce qui peut se dire de l’opération analytique. Pour tout homme non averti en effet un rêve, un lapsus ou un mot d’esprit, peut renvoyer à une telle supposition, celle de l’existence d’un inconscient sans pouvoir rien dire d’autre. Quitte d’ailleurs, dans l’après coup, à critiquer cette supposition et à expliquer son lapsus comme bon lui semble.

Il en résulte dans l’opération analytique cette aporie de l’acte : « acte que je fonde d’une structure paradoxale de ce que l’objet y soit actif et le sujet subverti ». L’objet actif étant l’analyste, et le sujet subverti étant l’analysant.

Le savoir de l’Autre qui n’existe pas Revenons ici à l’oscillation qui peut se déceler dans le titre « La méprise du sujet supposé savoir ». Déjà dans la « Proposition » sur la passe Lacan notait : « Il est clair que du savoir supposé, (l’analyste) ne sait rien ». 17 Ce qui ouvre à la question de ce qu’il a à savoir. Il revient par ailleurs sur ce titre dans son Séminaire « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile la mourre » pour y apporter quelques précisions. D’un côté en effet le supposé savoir c’est l’analyste. Le savoir est son attribut comme supposition. D’un autre côté, « celui qui sait, c’est l’analysant ; ce qu’il déroule, ce qu’il développe c’est ce qu’il sait ». 18

Plus précisément encore Lacan rappelle son propos « Il y a de l’Un » dans une analyse. Il y a un

16

REY A., op. cit. 17

LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 249.

18 LACAN J., Le Séminaire, livre XXIV « L’insu que sait de l’une-bévue

s’aile la mourre », (inédit), 10 mai 1977.

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signifiant, et « l’Un dialogue tout seul puisqu’il reçoit son message sous une forme inversée, c’est lui qui sait », ajoute Lacan, « et non pas le supposé savoir »19 Nous trouvons ici, poussée à l’extrême, la question de la subversion du sujet. Ce n’est même pas lui qui sait mais le signifiant qui le représente et qui est gros de tout le savoir.

D’un autre côté et s’agissant de l’Autre « c’est un Autre qui suit ce que le sujet a à dire, à savoir ce qu’il sait ». 20 Nous avons en effet là les conditions de possibilités du transfert. Mais cet Autre, Lacan rappelle qu’il l’a marqué dès le graphe « par une barre qui le rompt ». 21 Nous avons dès lors le double statut de cet Autre, en tant que sujet supposé savoir (pour l’analysant), et en tant qu’il n’existe pas. L’Autre « n’est rien d’autre que cette duplicité ». 22 C’est pour cela que dans l’écrit « La méprise du sujet supposé savoir » il est dit que « c’est à un rapport si béant qu’est suspendue la position du psychanalyste ». Le mot de la conclusion de Lacan, nous pouvons le repérer dans la formule suivante : « mon entreprise ne dépasse pas l’acte où elle est prise, et […] donc elle n’a de chance que de sa méprise ». Ceci nous installe entre une prise dans une entreprise à la condition d’une méprise.

Le tout étant suspendu à une conception de l’inconscient comme savoir non su que l’analysant se précipite à situer dans l’Autre. Mais cet Autre qui n’est qu’une supposition possède quand même un certain « savoir ». C’est ce que Lacan précise de la manière suivante : « Le sujet supposé savoir c’est quelqu’un qui sait. Il sait le truc, la façon dont on guérit une névrose ». 23 C’est mince ce truc, mais c’est conséquent avec l’acte de celui qui a su réduire son analyste à sa désupposition.

Sans avoir levé toutes les difficultés internes à cet écrit, et elles restent nombreuses, il est possible de formuler la thèse de celui-ci : à telle conception de l’inconscient, d’un savoir non su, correspond une conception de l’analyste, dans une méprise, comme sujet supposé savoir.

19 Ibid.

20 Ibid.

21 Ibid.

22 Ibid.

23 Cf. Conclusion du Congrès sur la Transmission, Juillet 1978, Lettre de

l’École freudienne de Paris, 25, p. 220.

Une telle perspective d’une supposition doublée d’une méprise ne doit rien à Freud. Elle est tout à fait lacanienne.

Un sujet supposé au chiffrage Pierre Malengreau

A quelles conditions une psychanalyse peut-elle produire du nouveau ? La question vaut d’être posée à une époque où la clinique est toujours plus menacée par la force du même et par le recours aux solutions symptomatiques que commande le discours du maître.* Jacques-Alain Miller, dans son introduction à la lecture du Séminaire V de Lacan 1 a déjà montré la fécondité d’une telle question. Elle introduit dans l’abord de certains concepts psychanalytiques une mise en perspective qui va à l’encontre d’une lecture dogmatique de l’enseignement de Lacan. Aborder le transfert dans cette perspective convient tout particulièrement dans la mesure où le nouveau et le retour du même, qu’il soit du côté de la répétition signifiante ou de l’inertie de jouissance, s’y trouvent étroitement articulés.

Pour Freud le transfert était, selon une formule de J.-A. Miller, la « conséquence surprenante de la lecture assistée de l’inconscient ». 2 Lacan radicalise cette découverte. Pour lui, l’apparition du transfert n’est pas fortuite. Elle est liée au fait même de parler. « Le transfert est constitué par la parole elle-même, au niveau du sens. […] Parler, c’est transférer ». 3 C’est ce dont la psychanalyse tire les conséquences. Elle prend acte logiquement de ce que l’expérience psychanalytique est une expérience de parole.

Une première façon d’en tirer conséquence est de considérer la parole en termes d’articulation signifiante et de production de sens. Mais référer le transfert à une expérience de parole nous oblige aussi à prendre acte concrètement de ceci, qu’une expérience de parole implique non seulement des énoncés, mais aussi la jouissance qu’ils recèlent.

1

MILLER J.-A.,… du nouveau ! Introduction au séminaire V de Lacan, Paris, Rue Huysmans (collection éditée par l’ECF), 2000.

2 MILLER J.-A., « Corne iniziano le analisi », La Cause freudienne, 29,

février 1995, p. 11. 3

MILLER J.-A., intervention in L’enfant et les sortilèges, vies Rencontres du CMPP d’Orly, 1997, p. 88.

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L’exercice de la parole comporte toujours cette double référence au signifiant d’une part, et d’autre part, à quelque chose de plus qui tient au réel de celui qui parle. Cette implication amène le psychanalyste à reconnaître dans le transfert non seulement un enjeu de savoir, mais aussi quelque chose qui s’en exclut, et qui concerne pour chacun l’indétermination de son être. Le transfert introduit de ce fait dans l’expérience une nouvelle conjoncture, que Lacan définit différemment selon les moments de son enseignement.

L’« Introduction à l’édition allemande du premier volume des Écrits » radicalise les coordonnées de cette conjoncture. Il prolonge et subvertit dans un même mouvement la perspective ouverte dès le premier temps de l’enseignement de Lacan. D’où vient le nouveau ? Il vient, pourrait-on dire, du transfert lui-même pour celui qui y consent. Nous suivrons ici quelques balises du cheminement de Lacan autour de la question du transfert afin d’en extraire ce que ce texte, republié récemment dans les Autres écrits, y amène de neuf.

Un changement de position du sujet L’« Intervention sur le transfert » inaugure la mise en perspective du transfert. Lacan y oppose d’emblée les effets imaginaires du transfert et son ressort symbolique. Le transfert y est présenté comme un moment de stagnation, et le nouveau vient de la manière dont l’expérience analytique aborde ce moment lorsqu’elle le considère comme un moment qui scande une « série de renversements dialectiques ». 4

Lacan pourtant ne se limite pas à cette façon de voir. Il ne suffit pas d’ordonner le matériel pour que du nouveau advienne pour le sujet. « Il ne s’agit pas d’un artifice d’ordonnancement pour un matériel (…). Il s’agit d’une scansion des structures où se transmute pour le sujet la vérité, et qui ne touchent pas seulement sa compréhension des choses, mais sa position même en tant que sujet ». 5 Ce qui est touché, ce n’est pas seulement la compréhension des choses, c’est la position du sujet. Que Dora reconnaisse par exemple sa participation au désordre du monde qu’elle dénonce, pourrait n’être qu’une ruse de plus de la névrose. Ce n’est pas parce qu’un sujet reconnaît sa part de responsabilité qu’il change

4 LACAN J., « Intervention sur le transfert », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.

218. 5

Ibid.

pour autant de position par rapport à ce qui lui arrive. Le goût du névrosé pour le manque et sa capacité à l’aveu de ses fautes sont souvent insatiables. La rectification subjective dont parle Lacan est d’un autre ordre. Aller au-delà de ce qui se répète dans le transfert va ici de pair avec un changement de la position du sujet. Quelques années plus tard, lors du Séminaire Lacan nous dira que c’est « l’élément-temps » 6 dans le transfert et son maniement qui permettront cette modification de la position du sujet. Les différents moments de renversement dialectique relèvent de cette modulation du temps logique. Chaque moment de cette dialectique est un moment de conclusion qui porte la marque du temps. C’est une conclusion qui change le problème. Le nouveau vient dès lors, non pas d’un seul renversement, mais de sa succession. Le temps logique s’avère de ce fait indissociable du temps réel. Ce qui est réel, c’est cette trajectoire et la modification du problème au fur et à mesure que le sujet parcourt la chaîne de ses positions.7 La modification du problème qui va de conclusion en conclusion suppose de la part du sujet qu’il en fasse le parcours, et c’est par ce biais qu’il nous est possible de saisir en quoi les renversements dialectiques du transfert modifient le sujet. Elles le modifient par la manière dont elles le requièrent. En introduisant ainsi la « modulation du temps »8, Lacan anticipe une formule qu’il avancera ultérieurement, et qui traverse la première partie de son enseignement : « le transfert est une relation essentiellement liée au temps et à son maniement ».9

L’émergence d’une supposition

C’est par un tout autre bout que le Séminaire sur Le Transfert aborde la question. Le nouveau ici vient du rapport de la demande d’amour de transfert au désir spécifique qu’elle inclut. Le commentaire du Banquet va permettre à Lacan d’esquisser l’orientation qui prévaudra dès ce moment : l’enjeu de cette demande d’amour dans le transfert, c’est le savoir. L’amour de transfert est un nouvel amour, un amour neuf du fait du type de rapport qu’il y a entre l’Autre auquel il s’adresse et le savoir qu’il est supposé détenir.

6

LACAN J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 268.

7 MILLER J.-A., « Les us du laps », cours inédit, leçon du 27/3/2000. 8 LACAN J., loc, cit. 9

LACAN J., « Position de l’inconscient », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 844.

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Lacan s’appuie pour cela sur la relation d’amour qu’il y a entre Alcibiade et Socrate. A la demande d’amour que lui adresse Alcibiade, Socrate répond par un refus. Il refuse de dire ce qui lui est précieux. Comme l’a longuement commenté J.-A. Miller, 10 le refus de Socrate conditionne l’amour d’Alcibiade. Son amour est allumé par quelque chose qui reste voilé. C’est dans la mesure où Socrate retient le rien de ce qu’il est, c’est dans la mesure où il ne dit pas oui à ce qui l’identifie, qu’il provoque chez Alcibiade une demande d’amour qui n’est rien d’autre qu’une demande de savoir susceptible « de le renvoyer à son véritable désir ». 11 En fait, Socrate ne détient qu’une signification, 12 celle que Alcibiade lui suppose. A l’instar d’Alcibiade, l’analysant suppose que l’analyste a ce qui lui manque. « Il y a dans la manifestation du transfert quelque chose de créateur ».13 Le sujet « construit quelque chose ». Il construit une fiction que Lacan dénote du terme de « supposition ».14 Le transfert est créateur d’une supposition qui tient à la position du psychanalyste. C’est parce que Socrate ne présente pas son désir à visage découvert, que surgit le sujet supposé savoir. Il engendre à partir du rien qu’il retient, une supposition à partir de laquelle le désir d’Alcibiade pourra être interprété. L’élément nouveau, c’est donc le désir de l’analyste en tant qu’il permet l’émergence de cette supposition.

Un transfert fondé sur la pulsion

Cette avancée sur la supposition d’un savoir anticipe de peu ce qui apparaît dans le Séminaire XI comme un véritable tournant dans l’enseignement de Lacan. Ici les conditions de production du nouveau ne sont plus recherchées du côté des différents ressorts du symbolique, mais du côté de la présence effective du psychanalyste. Le transfert était abordé jusqu’alors dans un contexte qui faisait valoir la suprématie du symbolique sur le réel. Que ce soit en terme de renversement dialectique de la position du sujet, ou en termes de demande et de désir, le nouveau était articulé à des repères liés au symbolique. Ce qui sert de boussole à partir du Séminaire XI, ce n’est plus l’élucidation nécessaire des signifiants qui viennent de l’Autre et qui déterminent l’orientation d’un

10 MILLER J.-A., « Les deux métaphores de l’amour », Revue de l’École de

la Cause freudienne, 18, juin 1991, pp. 217-222. 11

LACAN J., Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, 2001, p. 216.

12 MILLER J.-A., « Les deux métaphores de l’amour », op. cit.

13 LACAN J., op. cit., p. 211.

14 Ibid., p. 316.

désir. Ce qui oriente la pratique, c’est plutôt ce qui résiste à cette suprématie du symbolique sur ce qui arrive « comme au hasard ».15 L’expérience analytique met en évidence qu’il y a un reste que le symbolique ne peut pas réduire, et qui pourtant concerne le sujet dans son être même. Le transfert donne accès à cet « indéterminé de pur être »16 en passant par une création de méprise qu’il nomme « sujet supposé savoir ». Il y a donc là un paradoxe : c’est par l’expérience d’une méprise liée à ce qui se passe du fait de la parole analysante, qu’un sujet peut avoir accès à ce qu’il a de plus intime, à cette part de son être qui ne se laisse pas déterminer par le signifiant.

Du fait du transfert, le psychanalyste incarne dans la cure cette part du sujet qui ne se laisse pas réduire par du savoir, voire qui lui fait obstacle. Ce qui manque, ce n’est pas le savoir, puisqu’il suffit de s’y mettre pour en saisir un bout. Ce qui manque, c’est cette détermination de l’être. Une façon simple de le cerner, c’est de la supposer à l’autre. Si la présence réelle de l’analyste a un tel retentissement dans la cure, ce n’est pas parce que l’analyste est pris pour un autre. C’est parce que le sujet ajoute quelque chose à cette présence, quelque chose qui le concerne dans son être le plus intime. C’est ce que Lacan aborde par le bout de la fermeture du transfert. « Ce qui cause radicalement la fermeture que comporte le transfert (…), c’est ce que j’ai désigné par l’objet a ». 17 Le psychanalyste incarne dans la cure cette part à jamais perdue du sujet. L’objet a a pour fonction d’indiquer la place d’un manque. Il s’avère le plus apte à représenter cette part perdue que nul savoir ne peut réduire. Il peut être, pour une part, appréhendé, voire reconstruit dans l’expérience analytique, à partir des formes qu’il a prises dans l’histoire d’un sujet, à partir des moments où il s’est fixé pour lui. Cet objet que l’analyste incarne sans en connaître les contours, porte la trace des premières rencontres du sujet avec l’Autre, notamment avec ce premier Autre qu’est la mère. L’objet a dénote la position du sujet à l’endroit de la jouissance, telle qu’elle s’est fixée lors des conjonctures des premières expériences de jouissance.

C’est à ces premières conjonctures que le champ du transfert introduit en proposant au sujet une nouvelle conjoncture. Il offre au sujet la possibilité de

15 LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de

la psychanalyse ,Paris, Seuil, 1973, p.54. 16

Ibid., p. 118. 17

Ibid., p. 121.

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remettre au travail, s’il le désire, la ou les premières mises en forme de sa jouissance pour éventuellement s’en séparer, ou s’en parer d’une nouvelle façon. Ici, avec la notion de sujet supposé savoir, Lacan tente de fonder le transfert, non plus à partir de l’amour comme c’était le cas dans le Séminaire sur Le transfert, mais à partir de la pulsion, 18 à partir de ce qui, du corps, s’incarne dans le langage. Le sujet supposé savoir et l’objet dit petit a définissent deux abords du transfert, tel qu’il se déploie dans la rencontre contingente avec un psychanalyste. Le transfert prend son départ de la manière dont l’analyste se fait le support d’un point privilégié qui a comme caractéristique d’être « sans aucun savoir ».19

Le savoir comme chiffrage L’« Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des Écrits » apporte sur ce point une précision inédite. Contrairement à Freud qui identifiait l’amour de transfert aux amours de l’enfance, Lacan considère ici l’amour de transfert comme une « nouvelle forme » 20 de l’amour. Le nouveau, dans ce cas, vient de l’analyste en tant qu’il présentifie dans la cure un rapport au savoir qui consent à la contingence. Ce qui a lieu dans une psychanalyse passe « par une voie qui transcende le sens ». Cette voie est « celle qui procède de la supposition d’un sujet au savoir inconscient ». 21 Ce n’est donc pas le savoir inconscient qui est supposé. La moindre expérience de l’analyse révèle qu’il y a bien des choses à savoir, et que l’analyste ne sait rien du savoir supposé. La voie de l’analyse est autre : elle procède d’une supposition qui porte sur le sujet. L’analysant sous transfert suppose du sujet au savoir inconscient. Lacan est même plus précis : l’expérience analytique procède « de la supposition d’un sujet au savoir inconscient, soit au chiffrage ».22 L’analysant suppose qu’il y a du sujet en jeu dans le fait que son dire soit chiffré. Ce sujet n’est pas le sujet du signifiant, qui se déplace selon les voies du sens, mais celui que Lacan nommait un jour d’une manière énigmatique, « sujet de la jouissance ».23 Cela veut dire concrètement que le transfert s’articule autour de la manière dont l’analysant

18 LAURENT E., « La etica del psicoanalisis hoy », Freudiana 23, 1998.

19 LACAN J., op. cit., p. 228.

20 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des

Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 557. 21

Ibid. 22

Ibid. 23

LACAN J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe », Autres écrits, op. cit., p. 215.

attend de l’analyste qu’il donne corps ou qu’il prête son corps aux limites du savoir inconscient, là même où le savoir défaille.

Une opposition simple entre deux types de savoir se dessine à partir de là. D’une part, un savoir qui s’élabore du côté du sens, du côté du déchiffrage, d’autre part, un savoir qui prend sa valeur du côté du chiffrage, du côté de ce qui se dépose comme marque, comme trait, comme lettre propre à transcender le sens. C’est dans cette voie que s’engage la psychanalyse. Elle engage le sujet dans une voie qui procède non pas du S2, mais du Si, dans une voie qui procède de la supposition d’un sujet du côté du chiffrage, du côté disons de ce qu’une psychanalyse produit comme nom propre détaché de toute signification. C’est ce que l’analyste garantit par sa position. Il garantit ce que Aristote déjà mettait en évidence, à savoir que le nom propre et le savoir ne coïncident pas. 24 Le nom propre du sujet est un signifiant sans particularité, un signifiant détaché de tout savoir.

« C’est pourquoi – ajoute Lacan – le transfert est de l’amour »25. C’est à ce niveau que Lacan situe ce qu’il y a de nouveau dans l’amour de transfert. L’amour en jeu dans le transfert est un amour particulier. C’est « de l’amour qui s’adresse au savoir »26. Cette référence au savoir dans la conception lacanienne du transfert porte la marque du paradoxe freudien : le transfert est à la fois un moteur et un frein dans la cure, selon le type de savoir auquel il se réfère.

L’amour de transfert se répartit selon la manière dont il fait exister l’Autre. Comment faire exister l’Autre ? En l’aimant certes. Et pourtant, ce n’est pas du même amour qu’il s’agit, selon que cet amour porte sur ce qui se déchiffre ou sur ce qui se présente comme chiffré, selon qu’il s’agit de l’amour du S2 ou de l’amour du S1. L’amour du S2 est un amour qui porte sur la voie du sens. C’est un amour qui porte sur le savoir qui s’élabore du côté du déchiffrage. L’analysant aime l’Autre pour ce qu’il sait, ou pour le savoir dans lequel il pourrait encore se reconnaître. Promouvoir l’amour du savoir revient alors à encourager l’analysant à prolonger l’amour courant de transfert en amour pour son inconscient.

24 LAURENT E., La logica de las entradas en analisis, Freudiana 15, 1995. 25 LACAN J., « Introduction à l’édition allemande d’un premier volume des

Écrits », Autres écrits, op. cit., p. 557. 26 Ibid., p. 558.

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L’amour de transfert peut être dans ce cas une façon de ne rien vouloir savoir.

L’amour du S1 est autre chose. C’est un amour pas comme les autres. Il s’agit, écrit Lacan, d’« un sentiment qui prend là une si nouvelle forme qu’elle y introduit la subversion ».27 Lacan indique là l’introduction d’un changement radical. Dans le transfert, l’amour a une forme subversive, « non qu’elle soit moins illusoire, mais qu’elle se donne un partenaire qui a chance de répondre ». 28 L’amour de transfert a ceci de nouveau, qu’il se donne un partenaire qui a chance de répondre, un partenaire pour le dire, enfin Autre, radicalement Autre. Passer d’un Autre qui répond à un Autre qui ait chance de répondre dénote une des mutations subjectives qu’un sujet peut attendre d’une psychanalyse. L’introduction de la « chance » dans la réponse de l’Autre modifie fondamentalement le statut de cette réponse. Un partenaire qui ait chance de répondre est un partenaire qui réintroduit dans le savoir que nous produisons de quoi relancer l’élaboration, soit un moment de « bonheur ». Le transfert offre cette chance de rencontrer un Autre de contingence là même où la névrose s’habitue au règne de l’uniformisation du même. Un analyste qui « remet en jeu le bonheur » se distingue de « ceux qui seulement de se poser comme tels en tiennent l’emploi ». 29

L’amour du savoir dans ce cas n’est pas l’amour du maître. C’est un amour qui porte sur ce que la cure a quelque chance de produire de neuf, d’inédit pour chacun. Cela suppose la rencontre avec un partenaire qui se maintienne comme nouvel objet, c’est-à-dire un partenaire qui se maintienne au niveau de l’élaboration de savoir. * Texte rédigé à partir des notes du cours sur le transfert que j’ai donné avec

Philippe Bouillot à la section clinique de Bruxelles en 2000-2001.

Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? Pierre Naveau

Pourquoi est-ce une joie de trouver rassemblés, dans le recueil des Autres écrits, plusieurs textes qui ont

27 Ibid., p. 557.

28 ibid., p. 558.

29 ibid.

pour objet ce que Lacan a appelé : la passe ? Parce que l’on découvre alors qu’il y a un lien entre ces différents textes. C’est ce qu’il s’agit, ici, de démontrer.

Une proposition, une note et une préface, – ce sont là, a indiqué Jacques-Alain Miller, les trois temps de l’invention, par Lacan, de l’épreuve de la passe. Il s’agit de la « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », 1 de la « Note italienne » 2 de 1973, et de la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI » 3datée du 17 mai 1976.

La passe désigne à la fois ce moment électif où « le psychanalysant passe au psychanalyste » 4et l’épreuve à laquelle se soumet le psychanalysant ainsi devenu psychanalyste, afin que soit évalué si, oui ou non, selon la formule de Lacan, « il y a du psychanalyste ». 5

L’acte et ses conséquences

Lacan a proposé cette définition de la passe : « La passe est ce point [vif] où, d’être venu à bout de sa psychanalyse, la place que le psychanalyste a tenue dans son parcours [de psychanalysant], quelqu’un [le psychanalysant] fait ce pas de la prendre […] pour y opérer, [à cette place], comme qui l’occupe [le psychanalyste], alors que de cette opération il ne sait rien, sinon à quoi dans son expérience [sa psychanalyse] elle a réduit l’occupant [le psychanalyste qui a occupé la place en question], – [au désêtre] ». 6

Le pas que fait le psychanalysant de prendre la place du psychanalyste est un acte psychanalytique. C’est le premier acte qu’il accomplit en tant que psychanalyste.

Lacan est le premier psychanalyste à avoir parlé de l’acte du psychanalyste. Or, avoir fait le pas de parler de l’acte psychanalytique constitue un acte. Du moins Lacan se pose-t-il la question. Il se demande si sa proposition, qui a pour but

1

LACAN J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, pp. 243-259.

2 LACAN J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., pp. 307-311.

3 LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits,

op. cit., pp. 571-573. 4

LACAN J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 375. 5

Ibid., p. 378. 6

LACAN J., « Discours à l’École freudienne de Paris », Autres écrits, op. cit., pp. 276-277.

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d’introduire la passe, est un acte. Comme Jacques-Alain Miller l’a montré, Lacan nous donne alors une leçon de politique lacanienne. Faire le pas, est-ce un acte ? Eh bien, cela dépend. « Cela dépend », dit Lacan, « de ses suites ». Autrement dit, que l’acte en soit un ou pas, cela dépend de ses conséquences.

Trente-quatre ans après l’introduction de la passe par Lacan, nous pouvons affirmer que les conséquences de cette invention ont prouvé que le pas qui a alors été franchi s’est révélé être un acte.

Le fait de venir occuper la place du psychanalyste implique que l’acte soit accompli par le psychanalysant, qui prend alors appui sur sa propre initiative. C’est pourquoi, Lacan a formulé « le principe de la passe » dans ces termes : l’analyste ne s’autorise que de lui-même. Ce n’est donc pas l’institution psychanalytique qui autorise un psychanalysant à occuper la place du psychanalyste. Lorsque l’institution psychanalytique est l’agent de l’acte, celui-ci (l’acte) échoue, c’est un ratage. A cet égard, la réussite ou l’échec de la psychanalyse dépend de la réussite ou de l’échec de l’acte psychanalytique. Dès lors que l’agent de l’acte est le psychanalysant, l’acte qui institue le psychanalyste, dit Lacan, n’est pas séparé de l’acte psychanalytique. Le psychanalysant accomplit l’acte qui l’institue lui-même en tant que psychanalyste. Un saut s’effectue. C’est l’acte qui fait l’acte. L’acte s’institue dans l’agent de l’acte au moyen de l’acte.

En 1967, Lacan constate qu’il est le seul à oser prendre le risque de parler de l’acte du psychanalyste. Dans ce cas, le fait même de parler est un acte. L’acte implique l’audace, c’est-à-dire que l’on prenne un risque. Si le psychanalysant, qui fait le pas, prend un risque, c’est parce qu’il ne sait pas ce que c’est, – être un psychanalyste. La seule chose qu’il sache, souligne Lacan, c’est que lorsqu’une psychanalyse est parvenue à son terme, l’être est soustrait au psychanalyste. L’expérience qui est alors celle du psychanalyste est une expérience de désêtre. A la fin d’une psychanalyse, en effet, le psychanalyste n’est plus que cet objet que l’on quitte, que l’on laisse à lui-même.

Le désir de savoir

Relativement au pas qui est à faire, une psychanalyse est une condition nécessaire, mais ce n’est pas une condition suffisante. Quelqu’un, en effet, ne peut être considéré comme occupant la

place du psychanalyste que s’il en est un – un psychanalyste. Lacan pose la question dans ces termes 7 : Y a-t-il ou n’y a-t-il pas de l’analyste ? Y être ou ne pas y être, telle est, dès lors, la question. Le principe de la passe, selon lequel l’analyste ne s’autorise que de lui-même, suppose que l’analyste y soit, dans cette initiative qu’il prend et qui consiste à s’autoriser à faire quelque chose, à faire le pas. Le souci de Lacan porte sur la condition. La question : « Y a-t-il ou n’y a-t-il pas de l’analyste ? » renvoie à cette autre question : « A quelle condition y a-t-il de l’analyste ? ». Lacan l’indique dans sa « Note italienne, »8 – il n’y a d’analyste qu’à condition que le désir de savoir lui vienne.

L’analysant accomplit un acte, mais ne sait pas ce que c’est que cet acte. Le pas que l’on fait suppose que l’on ne sache pas ce que l’on fait. Que l’analysant devenant analyste désire savoir suppose qu’il ne sache pas, – qu’il ne sache pas, en particulier, ce que c’est que d’être un analyste. La seule chose qu’il sache, c’est que l’analyste ne l’est plus pour l’analysant, lorsque celui-ci le quitte. Cela n’est vrai que relativement à l’acte de l’analyste. L’être analyste est alors retiré à l’analyste. L’analysant le laisse tomber, il le laisse à la solitude de son acte. Le désir de savoir de l’analyste, qui, par conséquent, ne sait pas ce que c’est que d’être analyste, a, comme point à l’horizon, l’être devenu désêtre, l’être négativé, l’être chu, l’être réduit au chut de la chute. A cet égard, l’invention de la passe est articulée à l’invention par Lacan de l’objet a. L’invention de l’objet a est faite pour indiquer que l’analyste, ici conçu comme objet d’amour de l’analysant, occupe la place de l’objet autour duquel tourne le désir de l’analysant en question. L’analyste ne sait pas ce que c’est que d’être analyste, de la même façon que l’analysant qu’il était ne savait pas, au cours de son expérience d’analysant, quel était l’objet autour duquel tournait son désir et qui se trouvait alors être la cause de ce désir. Il ne le savait pas, parce qu’il ne voulait pas le savoir. Lacan oppose ainsi le désir à l’horreur. Le désir de savoir est le contraire de l’horreur de savoir. Au moment où l’analysant effectue le saut de l’acte, où il bondit de la place de sujet à celle d’objet, il est clair que l’objet, pour lui, n’est plus un obstacle infranchissable qu’il s’agit de contourner, il ne se heurte plus à cet obstacle. Il désire savoir ce que c’est – le fait d’occuper la place

7 LACAN J., « Note italienne », Autres écrits, op. cit., p. 308. 8

Ibid.

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de l’objet –, puisque vouloir savoir ne lui fait plus horreur. Il ne devient ainsi analyste que dans la mesure où il veut savoir ce que c’est – être analyste. Il ne le devient que dans la mesure où il n’a plus horreur de l’acte, en l’occurrence : de l’acte qui consiste à faire le pas de devenir analyste. Car, analyste, on ne le devient, à chaque pas, qu’à l’occasion de l’acte, qu’à l’occasion d’un risque que l’on prend. L’acte n’existe que si l’agent de l’acte est tourné vers la cause, que s’il ne s’en détourne pas, que s’il ne la fuit pas comme la peste. Cela implique que l’analysant, qui désire être analyste, ait une idée de l’être de la cause, car il lui est arrivé (contingence) d’apercevoir ce qui a été ou ce qui a semblé être, pour lui, la cause de son désir. Dire il y a de l’analyste est donc lié au fait de dire qu’il y a de l’objet a, l’accent portant sur le il y a. Il y a de l’analyste, si celui-ci porte la marque du désir de savoir, en particulier du désir de savoir ce que c’est qu’un analyste. Porte alors cette marque celui qui, en faisant le pas de devenir psychanalyste, a osé prendre le risque d’affronter la question : « Qu’est-ce qu’un psychanalyste ? »

« La satisfaction qui marque la fin d’une psychanalyse »

L’enjeu du désir de savoir, dit Lacan, est un il n’y a pas. Il y a de l’analyste, s’il y a de l’objet a, car l’analyste est produit au moyen de l’objet a. 9 Mais qu’il y ait de l’analyste, cela suppose que la démonstration ait été faite d’un il n’y a pas. Ce dont il s’agit, à la fin de l’analyse, c’est d’un C.Q.F.D. Ce qu’il fallait démontrer, en effet, c’est qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Il n’y a pas de fonction y = f (x) par le biais de laquelle pourrait s’écrire le rapport de y à x. Une discontinuité surgit alors. Une syncope 10 se produit. Une béance s’ouvre. En ce point de rencontre entre les sexes, comme le précise Lacan, la fonction phallique déclare forfait. Or, cette invention de savoir, – qui porte sur un il n’y a pas, sur le fait qu’il soit impossible d’écrire un rapport, donc sur le réel d’un non-rapport –, coïncide, à la fin de l’analyse, avec une satisfaction. Lacan, en effet, évoque « la satisfaction qui marque la fin de l’analyse »11 De quelle nature cette satisfaction est-elle ? Peut-on dire que cette satisfaction est justement celle qui est attendue de la fin de l’analyse ? Serait-ce une satisfaction qui serait liée,

9 LACAN J., « L’acte psychanalytique », Autres écrits, op. cit., p. 379.

10 LACAN J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 459. 11 LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits,

op. cit., p. 572.

non pas à la vérité, mais au savoir, à son invention, à l’opération qui est propre à la démonstration ? L’analyste, dit Lacan, est quelqu’un pour qui chaque cas est un cas d’urgence. Qu’est-ce que c’est, – être analyste ?, se demande une nouvelle fois Lacan dans la « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI ». Eh bien, être analyste, avance-t-il alors, c’est satisfaire ces cas d’urgence, en donnant la satisfaction qui est attendue. Mais Lacan ne dit pas, dans la « Préface » en question, de quelle satisfaction il s’agit. L’on peut remarquer, toutefois, qu’au début de ce texte bref, Lacan affirme qu’il y a une satisfaction à dire une vérité, alors même que cette vérité ment. « Il n’y a pas de vérité qui ne mente », indique-t-il. Qu’il y ait une satisfaction à dire une vérité menteuse, c’est, précise Lacan, ce que l’on appelle : la résistance. L’expression utilisée par Lacan de « la vérité menteuse » tend à montrer que, dans l’analyse, il s’agit d’une fiction, c’est-à-dire d’une histoire dont on fait le récit. C’est dans cette perspective que Lacan introduit une consonance entre histoire et hystérie en inventant le mot d’hystorisation. Il articule ainsi le passage de l’analysant à l’analyste en disant deux choses : premièrement, la passe est la mise à l’épreuve de l’hystorisation de l’analyse et, deuxièmement, l’analyste ne s’hystorise que de lui-même. Par conséquent, Lacan évoque, d’un côté, l’expérience, vécue par l’analysant, de ce qui s’hystorise (et de ce qui met en cause, par là même, des événements de corps) dans le cours de son analyse, et met l’accent, d’un autre côté, sur l’acte qui consiste, pour l’analysant en question, à s’hystoriser comme analyste. Lacan, en fin de compte, met en lumière, en 1976, le fait que la chance est donnée à l’analyste qui s’hystorise, au moment où il fait le pas, de mettre à l’épreuve ce qui, pour lui, s’est hystorisé, selon le mode de la contingence, au cours de son expérience d’analysant. Ce dont il est question dans la passe, ce sont donc des moments hystoriques.

Satisfaction de la fin Philippe La Sagna

« Le plus souvent nous passons d’un endroit à l’autre, d’un espace à l’autre sans songer à mesurer,

à prendre en charge, à prendre en compte ces laps d’espace ».

Georges Perec 1

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PEREC G., Espèces d’espaces, Paris, Galilée, L’Espace critique, 1974.

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La « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI »2 s’insère dans le chapitre VIII des Autres écrits et ce n’est pas par hasard que ce texte conclut le volume. Il traite en effet, comme l’a montré J.A. Miller dans son cours 3 du 23 mai 2001, de la théorie de la passe à la fin de l’enseignement de Lacan. Dans ce cours, Jacques-Alain Miller souligne que Lacan en publiant son texte en langue anglaise a sans doute tout fait pour qu’il passe inaperçu. S’il est toujours difficile à cette époque de l’enseignement de Lacan de partir d’un terme, là où la logique en combine plutôt trois, le lecteur est cependant frappé par le terme de « satisfaction », terme très freudien. Freud a fait valoir dans le psychisme la fonction centrale de « l’expérience de satisfaction », qui serait la source de la tension du désir comme du caractère démoniaque de la répétition. Si on en suit les linéaments de ce terme freudien, par exemple dans « l’Esquisse d’une psychologie scientifique » 4 on voit qu’il croise celui d’attention. L’attention du sujet est en effet centrée par la satisfaction. Cela n’est pas tant la réalité qui centre l’attention que la recherche de la satisfaction. La fonction du déplaisir fait qu’il est difficile d’obtenir du sujet qu’il tourne son attention vers le refoulé. De même, le psychanalyste devra lui aussi se départir de toutes « formations d’attentes conscientes ». Quelle est la conséquence de cela pour le statut de l’inconscient ? L’Inconscient prend l’aspect de l’inattendu, de la surprise, dans sa manifestation. Sa brièveté, à ce niveau, contraste avec son acceptation courante comme discours de l’Autre, ou même comme « savoir » inconscient dont le texte se déplie dans une longue trame tissée de multiples rapports. Et donc pour Lacan l’inconscient peut se situer du côté de l’« Un ». Le Un ne s’articule à rien d’autre que ce qui surgit comme pur événement de discours. Cet Un là rompt avec toute totalité, même avec l’évidence d’une satisfaction qui en constituerait l’unité en creux. Dans son texte «… Ou pire » au même chapitre des Autres écrits Lacan peut ainsi écrire de façon très surprenante « cet Un se répète, mais ne se totalise pas de cette répétition : ce qui se saisit des riens de sens, faits de non-sens, à reconnaître dans les rêves,

2 LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits,

Paris, Seuil, 2001, pp. 571-573. 3

MILLER J.-A., « Le lieu et le lien », cours (inédit), 2000-2001. 4 FREUD S., « Esquisse d’une psychologie scientifique », La naissance de

la psychanalyse, Paris, PUF, 1986.

les lapsus, voire les "mots" du sujet pour qu’il s’avise que cet inconscient est le sien ».5 Ainsi posée l’unité de l’inconscient est problématique. S’il est fait de Uns singuliers surgis aux moments où il se manifeste, rien ne nous dit que ces Uns, ces moments s’articulent a priori. La discontinuité propre à l’inconscient est ici accentuée. Même la répétition ne fait que nous donner l’illusion de la totalité puisque ce qui se répète est aussi jamais le même. Comment alors le sujet peut-il s’approprier comme sien cet inconscient ?

Il semble que cette appropriation de l’inconscient ne se centre plus seulement sur une supposition, un effet de sujet, mais sur la façon dont le savoir inconscient affecte le corps : «… il faut maintenir que l’homme ait un corps, soit qu’il parle avec son corps, autrement dit qu’il parlêtre de nature ».6 Le corps est-il alors le nouveau support de l’unité ou de la fiction d’unité de l’inconscient ?

Cette substitution du parlêtre au sujet se situe dans une redéfinition de l’inconscient lui-même. Lacan parlera de la « forme de cet ICS que j’épingle du parlêtre »7, parlêtre dont il souligne qu’il se substitue à l’inconscient de Freud. La question peut alors être posée de la différence entre le travail de lecture, de déchiffrement que produit l’inconscient freudien, et de cette suite de Uns, d’événements, dont se recueille plutôt la trace que le texte et qui tient plus de l’écriture que de la lecture même.

Si l’inconscient se lit, l’écrit lui est posé comme pas-à-lire. Le modèle de cet écrit pas-à-lire est le symptôme qui est la voie d’accès pour le réel de l’inconscient, symptôme dont Joyce nous donne l’exemple dans son œuvre. L’œuvre de Joyce qualifiée par Lacan de « sinthome » touche aux liens de la lecture, du déchiffrage et de la traduction. Ce n’est pas le hasard qui rassemble dans ce chapitre VIII des Autres écrits, des textes d’abord écrits dans une autre langue que le français (les préfaces à l’édition allemande et à l’édition anglaise des Écrits). Cette occasion souligne que ce qui s’écrit se présente comme « intraduit » non pas intraduisible, mais bien « intraduit » selon le mot de Joyce. Au début du texte Lacan évoque ainsi « l’esp d’un

5 LACAN J., «… ou pire », Autres écrits, op. cit., p. 550. 6 LACAN J. « Joyce le symptôme », Autres Ecrits, op.cit,.p. 571. 7

Ibid., p. 568.

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laps », 8 objet étrange qui participe peut-être de l’intraduit ; l’esp d’un « laps » que Jacques-Alain Miller fit valoir, au long d’une année de son cours intitulé « Les Us du laps ».8

Cet esp est-il, ESP, « l’english for special purpose » (l’anglais pour l’inconscient ?) ou la « particularité » de l’inconscient (esp de especially) voire l’espéranto qu’il utilise (cf. Anna 0).9

Le symptôme aussi est le support d’un Un singulier qui n’est pas sans lien avec le corps. Mais le statut du symptôme implique un certain degré de croyance, pour le dire simplement il faut y croire. Le symptôme ne parlera pas dans la psychanalyse à celui qui refuse de croire… De croire qu’il pourrait parler. C’est sans doute par la voie du symptôme, comme ce qui de l’inconscient est le plus réel que la voie s’ouvre au sujet de le faire sien, soit d’en faire son affaire à lui, ce qui ne veut pas dire « régler le problème ».

Ainsi il faut croire au symptôme et si le psychanalyste est lui aussi un symptôme, il faut le croire un peu, lui faire confiance. Lacan, dans la préface qui nous occupe, peut souligner dans une parenthèse au début du texte à propos de l’inconscient : « qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel, qu’à m’en croire ». 10

Ce laps qui résume le mode en éclair où l’inconscient apparaît est-il « écart de conduite », trou de mémoire de l’inconscient ou « lapse from truth », entorse à la vérité ?

En effet si chaque formation de l’inconscient touche au vrai c’est sous la forme du mensonge. Mais dans cette préface Lacan souligne « pas de vérité qui, à passer par l’attention, ne mente ». 11 L’attention n’est pas sans lien avec le conscient, Freud le souligne à la fin de sa Traumdeutung. La vérité mise au jour n’est que mensonge dans le devenir « conscient ». De même tant que l’inconscient garde une portée de sens il reste dépendant de ce sens à venir et donc pour une part hypothétique ; dépourvu de sens lorsqu’il apparaît, la portée de sens qu’il recèle va effacer son irruption. L’événement de cette irruption, sensible dans le moindre lapsus s’efface alors devant le sens pour retourner à la glu de la réalité des « choses qui ont un sens. » 8

LACAN J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.

9 MILLER J.-A., « Les us du laps », cours (inédit), 1999-2000. 10

LACAN J., loc, cit. 11

Ibid.

Aussi faudra-t-il épuiser cette portée de sens de l’inconscient, cet écho du sens, pour retrouver quelque chose de la réalité de l’inconscient. A la fin d’une analyse le réel du symptôme se détache des interprétations qui l’ont éclairé, pour permettre au sujet d’atteindre une certitude sur le fait que ce soit là son symptôme, et donc qu’il se soit agi de « son » inconscient, alors que celui-ci reste toujours « autre » et de l’Autre, discours de l’Autre.

Ainsi ne s’avise-t-on de l’inconscient que quand il rate, soit qu’il disparaisse dans le devenir conscient ou l’attention l’efface, soit qu’il prenne sa portée dans l’acte analytique, à la fin de la cure conçue aussi comme un « ratage », mais ici réussi. Ainsi l’inconscient nous satisfait, mais cette satisfaction ne dure qu’à se distinguer de la fiction de son sens à venir et de sa vérité fictive elle aussi qui soutient l’analysant. La satisfaction de fin d’analyse doit donc se distinguer de celle indéniable de l’analysant qui déchiffre le savoir de l’inconscient. L’analysant se satisfait des « embrouilles » formelles, symboliques, qu’il découvre dans sa cure. L’analyste, lui, doit s’en dégager pour toucher ce qui de cette embrouille peut s’écrire et touche au réel.

La conséquence pratique de cela est que l’analysant n’est qu’une fiction, celle de la réalité qui nous fait dire : « je suis en analyse ». Celle aussi de son attachement non pas à l’analyste mais au « couple analysant-analyste », selon le mot de Lacan, c’est-à-dire à l’idée que ces deux réalités, celle de l’analysant et celle de l’analyste, puissent se « coupler », avoir un rapport direct l’une avec l’autre. Réalité douteuse de l’analysant qui s’oppose au fait que l’analyste ne soit pas lui du domaine de la fiction, mais bien de l’existence, de Il y a de l’analyste. Lacan souligne en quoi cela diffère du fait qu’il y en a un ou au moins un selon le vœu de l’hystérie analysante. La réalité de l’analyste découle de la satisfaction de fin d’analyse dont il peut témoigner auprès des quelques autres susceptibles de l’enregistrer.

Mais au-delà des résonances, il y a dans le laps évoqué par Lacan au début de cette « Préface à l’édition anglaise », de l’« intraduit ». Soit un mot qui de résister à la mise en sens, n’est plus interprétable d’être lui-même interprétation. Le problème devient épineux quand il s’agit de pouvoir transmettre la « valeur » de cette satisfaction inconsciente. Pour ce qui est de sa vérité, Lacan la minoré, en ramenant l’inconscient non pas à un

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amour effectif de la vérité mais à une sorte de relation louche avec la vérité mêlant le rêve (l’inconscient rêve de la vérité) et le « tripotage ». Comment cette satisfaction peut-elle rendre compte de la volonté de devenir analyste ? Ou selon la vieille question des post-freudiens (cf. Ferenczi) : quelle est la satisfaction que le psychanalyste trouve dans son travail ? Ce qui nous surprend c’est que Lacan dans ce texte reprenne son aphorisme selon lequel l’analyste s’autorise de lui-même pour le tordre en le transformant en « l’analyste s’hystorise de lui-même ». Or l’hystérie classiquement se définit par l’insatisfaction et même par le refus de la satisfaction au nom souvent de la vérité. Lacan évoque sa thèse sur le cas Aimée qui l’a amené vers la psychanalyse. Dans cette thèse il prend au sérieux l’histoire d’Aimée, une patiente paranoïaque. Il la laisse parler et il lui permet de faire de ses « histoires » de malade un symptôme qui va rentrer dans l’histoire de la clinique. A la fin d’une analyse on peut ainsi prendre au sérieux sa propre histoire faite de bouts de vérité menteuse. Mais cette histoire, voire la satisfaction qu’il y a à en faire « une » histoire est-elle celle que l’on rencontre à la fin ? Cela suppose bien sûr que quelques autres s’intéressent à cette histoire. Mais sans doute un hiatus demeure entre la satisfaction de l’histoire et « l’histoire de la satisfaction », soit que la satisfaction d’un sujet prenne rang dans l’histoire. Lacan souligne que mettre les choses dans l’ordre historique n’est pas sans lien avec le fait de les mettre en série. Mais la série suppose aussi de faire pièce à l’histoire, car elle suppose de serrer ce dont il s’agit : non plus seulement enregistrer une satisfaction mais la serrer dans son réel, et ainsi la faire exister comme actuelle et déjà présente. C’est sur cela que l’analyse suscite l’attention.

Il est certain que ce petit texte débouche sur des questions soulevées par Freud : la satisfaction, l’attente et l’attention, et au-delà, peut-être cette attention particulière que Freud prônait pour le psychanalyste et qui est mal définie par sa traduction française en terme de flottaison. Le terme anglais de « poised attention » nous semble un peu moins engluant. Peut-être n’est-elle pas sans lien avec la satisfaction de la fin ?

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