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- 1 - AVERTISSEMENT Ce texte a été téléchargé depuis le site http://www.leproscenium.com Ce texte est protégé par les droits d’auteur. En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits. Cela peut être la SACD pour la France, la SABAM pour la Belgique, la SSA pour la Suisse, la SACD Canada pour le Canada ou d'autres organismes. A vous de voir avec l'auteur et/ou sur la fiche de présentation du texte. Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe. Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori. Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation. Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs. Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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AVERTISSEMENTCe texte a été téléchargé depuis le site

http://www.leproscenium.com

Ce texte est protégé par les droits d’auteur.

En conséquence avant son exploitation vous devez obtenir l’autorisation de l’auteur soit directement auprès de lui, soit auprès de l’organisme qui gère ses droits.Cela peut être la SACD pour la France, la SABAM pour la Belgique, la SSA pour la Suisse, la SACD Canada pour le Canada ou d'autres organismes. A vous de voir avec l'auteur et/ou sur la fiche de présentation du texte.

Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.

Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori.

Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.

Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.

Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.

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LE FAUTEUIL DE DON JUAN

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DON JUAN

MARTHE, sa servante

PAULINE, nièce de Marthe, lectrice

L'AVOCAT de don Juan

LES JUGES : trois femmes

Juge en robe rouge

Juge en robe noire

Juge en robe rose

« Dom Juan » fut joué pour la première fois, au théâtre du Palais-Royal, le 15

février 1665.

La scène est à Paris, vers 1690.

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Don Juan est assis dans son fauteuil. Il sommeille.

Robe de chambre richement décorée – chemise blanche (dentelle). Don Juan

reste élégant malgré son âge.

Le fauteuil de Don Juan est un siège assez bas avec accoudoirs. D'un côté une

petite table, de l'autre une chaise.

Sur la table un vase de fleurs et des livres.

Côté jardin, un homme en noir : c'est l'avocat de don Juan.

Le tribunal : il est composé de trois femmes.

Une femme juge habillée d'une robe rouge à col d'hermine.

Une femme juge habillée d'une robe noire à col d'hermine.

Une femme juge habillée d'une robe rose à col d'hermine.

Marthe, la servante de don Juan et Pauline ne voient pas et n'entendent pas

l'avocat et les trois juges.

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SCENE I

J. ROUGE – Don Juan !... Don Juan !...

J. NOIRE – (plus fort) Don Juan !...

DON JUAN – (il sort de son sommeil) Oui ?...

J. ROSE – Vous vous étiez assoupi, don Juan.

(elle a une voix bien plus douce que les deux autres)

DON JUAN – Madame, c'est le propre des vieux de s'assoupir dans leur

fauteuil.

J. ROSE – Quand l'audience vous sera trop pénible, don Juan, dites-le

nous, vous aurez droit à des suspensions afin de vous reposer.

J. ROUGE – Don Juan, nous en sommes à la Marquise Aimée de Sainte-

Forge.

J. NOIRE – Vous souvenez-vous de la Marquise Aimée de Sainte-

Forge ?

DON JUAN – Je vous ai déjà dit que je me souvenais de toutes les femmes

avec lesquelles j'avais couché.

J. ROUGE – Combien de nuits avec la Marquise Aimée de Sainte-Forge ?

DON JUAN – Deux nuits, Aimée était une grande et belle femme.

Ah ! Je la revois, toute nue, dépeignée... Ma Marquise laissait

cascader ses longs cheveux noirs jusqu'au bas de ses fesses –

qui étaient d'une admirable blancheur. Par devant, de longues

mèches de jais ruisselaient sur ses seins et venaient se mêler à

sa toison...

La Beauté. La plus grande beauté du monde !... Il y avait de

quoi tomber à genoux.

J. ROSE – Et vous tombâtes à genoux, don Juan ?

DON JUAN – Oui. Je tombais toujours à genoux devant mes femmes,

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quand elles se montraient nues.

J. NOIRE – Pour le plaisir du sacrilège ?

DON JUAN – Que parlez-vous de sacrilège, madame la Juge ?

J. ROUGE – On s'agenouille devant la croix, devant l'autel, devant un

reliquaire, don Juan, quand on est un bon chrétien.

DON JUAN – Et moi, je me suis agenouillé devant mes femmes.

J. NOIRE – Sacrilège, donc.

DON JUAN – Quand on est à genoux devant une femme nue, on pense à

autre chose qu'à la croix, à l'autel ou aux nonos d'un saint

déposés dans une boîte dorée. La position même vous place à

hauteur adéquate.

J. ROUGE – Que voulez-vous dire, don Juan ?

DON JUAN – Ah ! Mesdames, faut-il vous faire un dessin ? N'avez-vous

jamais vécu un tel moment de bonheur, quand votre amant, à

genoux...

J. NOIRE – Don Juan ! Nous vous rappelons à l'ordre !

J. ROUGE – Vous n'avez pas à mêler les membres de ce tribunal à vos

turpitudes !

DON JUAN – Mordieu ! Turpitudes ! Après « sacrilège » voici

« turpitudes » !

Mesdames, la position à genoux devant une femme nue, nous

place à hauteur adéquate, cela signifie que l'amant a le nez et

la bouche en la belle et douce moune de son amante et que, des

deux bras, il peut en même temps, enserrer son corps à

l'endroit où les hanches s'élargissent superbement. Et c'est un

embrassement, un embrassement des deux bras et de la

bouche, un embrassement qui est à la fois une étreinte et un

merveilleux bécot d'amour.

J. ROSE – Et vous embrassâtes ainsi toutes vos femmes ?

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DON JUAN – Oui. Toutes.

J. NOIRE – Passons, don Juan.

DON JUAN – Comment, « passons » ? Mais l'agenouillement de l'amant

devant l'amante est l'acte essentiel de la liturgie amoureuse !

J. ROUGE -« Liturgie » ! Encore un sacrilège !

L'AVOCAT – Madame le Juge, mon client, en utilisant le mot « liturgie »

se permet une simple métaphore. Loin de lui l'idée de porter

atteinte à la chose sacrée. « Liturgie », dans ses propos, est

synonyme de « cérémonial ».

Don Juan prend sa canne et cherche à se lever.

J. ROSE – Don Juan, que faites-vous ?

DON JUAN – Je pars faire un tour ! Au jardin... Elles m'énervent !

J. ROSE – Mais ce n'est pas possible ! C'est imprudent ! Pas tout seul,

don Juan !

DON JUAN – Marthe !... Marthe !... Palsambleu ! Où est-elle, ma vieille

Marthe !

Marthe accourt. C'est une servante à la poitrine de nounou.

MARTHE – Monsieur ! il ne faut pas vous lever tout seul ! Vous le savez

bien !

DON JUAN – Je t'appelle depuis une heure ! Tu me laisses là, à crever dans

ce fauteuil !

D'un côté il s'appuie sur Marthe, de l'autre sur sa canne.

Il marche douloureusement, à petits pas, traînant les pieds, déplaçant ses jambes

avec un effort inouï.

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DON JUAN – Je maintiens le mot « liturgie » !

L'agenouillement de l'amant devant l'amante est l'acte essentiel

de la liturgie amoureuse, mordieu !

MARTHE – Que dites-vous, Monsieur ?

DON JUAN – Il y a deux juges qui m'ont poussé à bout avec leurs

sacrilège, turpitude et liturgie !

Deux juges qui sont après moi ce matin...

MARTHE – Quels juges, Monsieur ? Il n'y a pas de juges ici. Vous avez

encore rêvé...

Doucement, Monsieur, doucement !...

Vous savez bien que marcher vous fatigue énormément...

DON JUAN – Je maintiens que le mot « liturgie », Mesdames, est le mot

juste ; l'agenouillement de l'amant devant l'amante est l'acte

essentiel de la liturgie amoureuse !

MARTHE – Monsieur ! Monsieur ! nous n'arriverons jamais au jardin si

vous vous agitez ainsi !...

NOIR MUSIQUE

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SCENE II

Don Juan revient soutenu par Pauline.

Pauline est jolie. Très jeune : seize dix-sept ans...

DON JUAN – Doucement, ma belle, doucement, ma petite Pauline...

Et puis, comme j'ai pour bâton de vieillesse, une jolie fille, je

serais enclin à ce que la promenade durât un peu plus... Aïe !...

PAULINE – Monsieur ! vous avez mal ?

DON JUAN – C'est cette jambe imbécile qui ne m'obéit plus... Et puis je

n'ose pas trop m'appuyer sur toi...

PAULINE – Mais au contraire, vous pouvez vous appuyer, Monsieur. Je

suis solide.

DON JUAN – Avec ta tante, la bonne Marthe, je n'ai pas de scrupule ! Elle,

elle me porte presque. Mais toi, tu es une petite fille fragile,

fluette, délicate, jolie comme une jacinthe des bois...

Ils sont arrivés au fauteuil. Don Juan s'y installe. Pauline s'assoit près de lui.

PAULINE – Quel livre avez-vous choisi, Monsieur ?

DON JUAN – Ronsard. (il lui tend le livre)

J'ai marqué la page avec un pétale de rose.

PAULINE – (elle ouvre le livre)

Ne viendra point le temps où, dessous les rameaux,

Au matin où l'aurore éveille toutes choses,

En un ciel bleu, tranquille, au caquet des oiseaux,

Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes ?

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Oh ! Monsieur !...

DON JUAN – Eh bien, quoi ?

PAULINE – Ma tante Marthe me l'a bien dit : si Monsieur te demande de

lire des choses de grivoiserie, tu lui rends ton tablier.

DON JUAN – Voici un amant qui demande quand il aura enfin droit à un

petit baiser « à lèvres demi-closes », et c'est grivois ?

PAULINE – Un chaste baiser ne veut pas de « lèvres demi-closes ».

DON JUAN – Ah ! bon ! et d'où tiens-tu cela petite mijaurée ? C'est un

galant qui t'a appris ce qu'étaient les lèvres closes, et les lèvres

demi-closes et les lèvres pas closes du tout ?

PAULINE – Monsieur, laissez-moi !

DON JUAN – Tu rougis, Pauline.

PAULINE – Ah ! bien oui, je rougis parce que vous êtes encore après moi

et à vous moquer !

DON JUAN – Tu le mérites. Tu n'es qu'une petite hypocrite. Pour ta

punition, tu vas me relire ces vers, et sans t'arrêter cette fois-ci

aux « lèvres demi-closes » !

Tu pleures ?...

PAULINE – Non, Monsieur ! Vous êtes bien trop content quand je pleure.

DON JUAN – Allons ! Lis ! et ne gâche pas les vers du bon Ronsard en

reniflant !

PAULINE – Ne viendra point le temps où, dessous les rameaux,

Au matin où l'aurore éveille toutes choses,

En un ciel bleu, tranquille, au caquet des oiseaux,

Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes,

Et vous conter mon mal, et de mes bras jumeaux

Embrasser à souhait votre ivoire et vos roses ?

DON JUAN – Alors, que t'en semble, Pauline ?

PAULINE – Rien, Monsieur.

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DON JUAN – « Votre ivoire et vos roses »... Une femme n'est qu'ivoire et

roses, ma belle. Et toi-même, tu n'es qu'ivoire et roses...

(elle ferme le livre et se lève)

DON JUAN – Que fais-tu ?

PAULINE – Je m'en vais, Monsieur. La lecture est finie. Ma tante me l'a

bien dit : si Monsieur te câline, te sert de jolies phrases, en un

mot s'il s'amuse avec toi au joli cœur, tu rends ton tablier.

DON JUAN – Ah ! encore ce foutu tablier ! Pauline, attends ! Reste là !

PAULINE – Déjà que vous avez commencé avec votre jacinthe des bois,

à présent, c'est votre ivoire et vos roses !

DON JUAN – Ah ! l'avocat, tu vois comme Marthe a prévenu la gamine

contre moi !

L'AVOCAT – Monsieur, c'est bien normal.

DON JUAN – Tu trouves que c'est normal ? Je suis victime de ma

mauvaise réputation, voilà tout.

PAULINE – À qui parlez-vous, Monsieur ?

DON JUAN – À mon avocat.

PAULINE – À votre avocat ?

DON JUAN – Oui, c'est un tribunal ici. Trois juges, trois femmes sont après

moi. Deux féroces et une, fort charmante.

PAULINE – Je vais prévenir ma tante.

DON JUAN – Reste ici ! Tu crois que je délire ?

PAULINE – Marthe vous donnera un calmant.

DON JUAN – Viens là, sale peste !

PAULINE – Non, Monsieur.

DON JUAN – Immédiatement ! c'est un ordre !

PAULINE – Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous. Marthe est à votre

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service, à elle vous pouvez donner des ordres. Moi, je ne suis

pas à votre service. Je viens seulement vous rendre service en

lisant vos livres. C'est tout. Adieu, Monsieur.

Elle sort.

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SCENE III

DON JUAN – L'avocat, tu as vu comme elle m'a nargué, cette petite

insolente ? Ah ! que j'aimerais lui courir après, l'attraper, la

trousser et lui flanquer une bonne fessée ! Morbleu ! le joli petit cul

qu'elle doit avoir !

L'AVOCAT – La pauvre enfant ne mérite certes pas un tel traitement.

DON JUAN – Tais-toi, âne bâté ! As-tu déjà troussé et fessé une fille de cet

âge ?

L'AVOCAT – Non, Monsieur.

DON JUAN – Alors tu ne connais pas une des plus grandes joies de

l'existence. Surtout qu'à cet âge, ces donzelles sont friandes de

fessées. J'ai fessé un jour une jeune servante qui m'avait

manqué de respect. Ah ! comme après la correction, la petite

était amoureuse de moi !

L'AVOCAT – Monsieur, vos juges vous entendent. Il serait préférable de ne

pas parler de cet événement.

DON JUAN – Mes trois juges qui me jugent, ce matin...

La rouge est là, hein ? à ma droite ?...

(il se penche dans son fauteuil pour la voir)

C'est une vieille peau...

La noire, à ma gauche... Elle n'est plus très jeune non plus...

Ouais ! et la rose ?

L'AVOCAT – Elle est un peu plus jeune. Je pense qu'elle sera plus

accommodante. Sa voix est fort douce quand elle vous parle.

DON JUAN – C'est la juge du matin : une héliaste à la chevelure auréolée

par le soleil levant...

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L'AVOCAT -« Héliaste » ? Je n'entends pas ce mot, Monsieur.

DON JUAN – L'héliaste était un juge, à Athènes : ses audiences

commençaient au lever du soleil. Héliaste – hêlios, le soleil.

L'AVOCAT – Quel joli mot !

J. ROUGE – Don Juan, nous en étions à la Marquise Aimée de Sainte-

Forge...

DON JUAN – Nue... dépeignée... La plus grande beauté du monde. Et moi,

à genoux devant elle : acte essentiel de la liturgie amoureuse.

J. NOIRE – Deux nuits, donc.

DON JUAN – Elle était nue, l'exquise, et me cachait sa gorge,

Dans le fouillis de ses cheveux.

Ô ma belle Marquise Aimée de Sainte-Forge !

Je vous ai aimée deux nuits. Deux.

J. ROUGE – Qu'est-ce cela, s'il vous plaît ?

DON JUAN – Un quatrain. Deux alexandrins alternant avec deux octosyllabes.

Rimes féminines pour les alexandrins. Rimes masculines pour les

octosyllabes. Remarquez aussi la rime intérieur : exquise –

marquise.

J. ROSE – C'est votre beau souvenir de la Marquise qui vous a inspiré

ces vers remarquables ?

DON JUAN – Non, belle héliaste. C'est un quatrain écrit à l'époque où je connus

ma douce Aimée.

J. NOIRE – Vous avez une excellente mémoire, don Juan.

DON JUAN – Certes. Je me souviens de toutes les femmes avec lesquelles

j'ai fait l'amour et, pour chacune, du quatrain que j'ai composé.

J. ROUGE – Autant de femmes, autant de quatrains.

J. NOIRE – Ou l'inverse. De quoi remplir un recueil de poésie.

DON JUAN – Mais oui, mesdames mes Juges.

L'AVOCAT – Et ceci prouve que mon client a aimé. A aimé tendrement.

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Sincèrement. Totalement. L'accuser de légèreté serait une erreur.

Don Juan a aimé, certes, sans s'arrêter longuement à chaque amour,

mais en voulant, chaque fois, en garder le souvenir : j'en veux pour

preuve, ces quatrains encore en sa mémoire et qui honorent chacune

des femmes adorées.

Marthe arrive en portant un bol.

MARTHE – Monsieur, votre bouillon.

J. ROUGE – Votre servante, don Juan, n'aurait-elle pas pu attendre la fin

de l'audience ?

J. NOIRE – C'est se moquer de ce tribunal !

J. ROSE – L'accusé a besoin de reprendre des forces. Je suggère une

suspension d'audience.

MARTHE – J'y ai mis dedans un petit calmant, Monsieur. Pauline m'a dit

que vous étiez bien énervé.

DON JUAN – Oui. Ta Pauline m'a énervé. C'est une petite sotte.

MARTHE – Monsieur, j'ai dû consoler ma pauvre Pauline.

(don Juan boit à petites gorgées)

Vous avez été encore bien dur avec elle.

(il boit)

Elle a beaucoup pleuré.

(il boit)

Vous la choquez en l'obligeant à lire des grivoiseries,

(il boit)

Vous la heurtez encore en la traitant comme une demoiselle à

qui on débite des sornettes,

(il boit)

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Ce n'est pas bien, Monsieur. La pauvre enfant vous aime bien...

(il boit)

Elle veut bien être votre lectrice. Mais vous la faites souffrir.

(Il a fini son bol ; il le donne à Marthe)

DON JUAN – Oui ? qu'est-ce que tu disais, Marthe ?

MARTHE – Oh ! Monsieur, vous avez bien entendu ce que j'ai dit ! Mais

vous vous moquez de moi, comme vous vous moquez de Pauline !

DON JUAN – Ta Pauline est une enfant gâtée. Elle joue la comédie. Et j'ai

un témoin : hein, l'avocat, que je n'ai pas brimé la

demoiselle ?

L'AVOCAT – Elle ne comprend pas vos plaisanteries, Monsieur.

DON JUAN – Voilà, Marthe. Pauline ne comprend pas mes plaisanteries, mon

avocat est bien d'accord avec moi.

MARTHE – Ah ! votre avocat ! voici que vous délirez encore !

J'aurais dû mettre plus de médecine dans votre bouillon.

DON JUAN – Au diable ta médecine ! Tu diras à ta nièce qu'elle a été insolente

et que j'attends des excuses.

MARTHE – Ah ! Monsieur ! Vous êtes trop dur avec Pauline...

(elle sort)

DON JUAN – Des excuses ! J'attends des excuses !

J. ROUGE – Nous avons à présent à envisager le cas de la Martine. Servante

chez Monsieur le Curé de Pougue-les-Eaux.

J. NOIRE – La Martine était alors âgée de dix-sept ans.

J. ROUGE – Combien de nuits, don Juan, avec ladite Martine ?

DON JUAN – Quatre. Il fallait bien quatre nuits.

J. NOIRE – Que voulez-vous dire ?

DON JUAN – La malheureuse était toute pétrie de bondieuserie. Elle

portait un cilice ! Elle passait ses nuits en prière.

J. ROUGE – Monsieur le Curé de Pougue-les-Eaux préparait cette âme à

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la vie contemplative.

DON JUAN – Je l'ai empêché d'emprisonner cette belle fille dans un couvent.

J. ROSE – Nous savons que la Martine a quitté le service du curé, nous

savons aussi qu'elle a eu nombre d'amoureux et qu'elle a fini

par épouser un vicomte. Aujourd'hui c'est une dame. Elle reçoit

sans son salon tous les mercredis, les hommes de lettres et les

savants du comté. Mais jamais d'ecclésiastiques.

DON JUAN – Ma petite Martine au village de Pougue,

Je vous ai, je crois bien, un peu sauvée des eaux.

En vous mettant au cœur cette amoureuse fougue,

Qui fait rire l'aurore et chanter les oiseaux.

J. ROSE – C'est le quatrain pour Martine ?

DON JUAN – Oui, belle héliaste compagne de l'aurore !

J. ROUGE – Don Juan, vous écrivez un quatrain pour une marquise et après

ça, un quatrain de même facture pour une servante ?

DON JUAN – Oui. Bien sûr.

J. NOIRE – Et devant cette servante, vous aviez le même agenouillement, je

suppose, que devant la marquise ?

DON JUAN – Mais oui. Bien sûr.

J. ROUGE – Vous ne respectez pas la religion et vous ne respectez pas non

plus votre état, don Juan !

J. NOIRE – Noblesse oblige.

DON JUAN – La femme que l'on aime n'est ni marquise ni servante ; elle est la

femme que l'on aime.

L'AVOCAT – Monsieur... avec votre permission...

DON JUAN – Tu as ma permission.

L'AVOCAT – J'ajouterai, pour éclairer le tribunal, que dans une chambre,

quand la femme est là, nue et dépeignée, les habits qui gisent

sur le sol ne signifient plus rien, qu'ils soient de toile ou de soie.

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DON JUAN – Mais voici qui est joliment dit, Maître !

J. ROUGE – Don Juan, toute femme est, pour vous, un objet de conquête.

Vous n'êtes qu'un conquérant.

J. NOIRE - « Conquérant », je ne crois pas, le mot est trop noble. Don Juan,

vous êtes un chasseur. Et votre gibier, c'est la femme. Ce que nous

analysons ici, c'est votre tableau de chasse.

DON JUAN – Conquérant ?... Chasseur ?... Ah ! foutre non, Mesdames ! Belle

héliaste, je ne m'adresse pas à vous...

Non, je n'ai jamais conquis de femme !

Mesdames, vous n'y êtes pas !

J'ai aimé, moi, bon Dieu ! J'ai aimé ! Je les ai toutes aimées ! Le

temps d'une nuit ou de quelques nuits, certes, mais mon amour en

était d'autant plus fort. Qu'est-ce que l'amour qui dure, Mesdames ?

C'est un amour qui se dilue dans le temps.

Moi, j'ai voulu l'amour feu d'artifice d'un soir. L'amour éblouissant.

L'amour unique. L'amour d'un instant.

Quoi de plus beau que l'instant, Mesdames ? Et rien de plus grand

que ce qui va nous échapper. L'éphémère. Rien de plus infini que

l'éphémère !

L'AVOCAT – Ah ! Monsieur, comme c'est beau !

J. ROSE – Il y a dans l'éphémère quelque chose de très beau et de très

grand, comme vous l'avez dit, don Juan, mais aussi une profonde

tristesse.

DON JUAN – Oui, Madame. L'éphémère oblige à la passion mais la trame

de la vie est composée d'un long chagrin.

J. ROUGE – Nous n'avons que faire de ces considérations philosophiques !

J. NOIRE – On cherche à égarer le tribunal !

Don Juan s'assoupit dans son fauteuil.

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J. ROSE – Don Juan s'assoupit, Mesdames. Je demande une suspension

d'audience.

J. ROUGE – Encore !

J. ROSE – L'accusé a besoin de se reposer.

J. NOIRE – Encore !

J. ROSE – Il faut ménager don Juan, Mesdames.

La juge (l'héliaste) est allée près du fauteuil.

Elle couvre don Juan endormi avec un plaid.

NOIR MUSIQUE

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SCENE IV

Don Juan dort dans son fauteuil.

J. ROUGE – Don Juan !...

J. NOIRE – Don Juan !...

J. ROSE – Maître, réveillez-le doucement.

L'AVOCAT – Monsieur !... Monsieur !... L'audience reprend.

DON JUAN – Oui, je crois que je me suis un peu assoupi...

J. ROUGE – Parlons à présent de Madame Elvire.

J. NOIRE – Elvire : combien de nuits ?

DON JUAN – Une nuit. Elvire était une grande dame et une grande sotte. Elle

réclamait un amour durable. Un bel embourgeoisement d'amour.

J'ai essayé de lui expliquer l'infini de l'éphémère. Peine perdue. Ce

fut le drame. Molière s'est servi de l'affaire. Il m'a donné le mauvais

rôle : le rôle du fourbe.

Mais je pardonne à Molière.

J. ROUGE – Vous n'avez pas été fourbe en cette affaire ?

DON JUAN – Non. Je fus sincère. Je n'ai pas caché à Elvire que notre amour

était condamné.

J. NOIRE – Après une nuit !

DON JUAN – Mais oui.

L'AVOCAT – Comme l'atteste ce quatrain composé pour Elvire. Et qui atteste

de la sincérité de mon client. Cette pièce figure au dossier. Puis-je

le lire, Monsieur ?

DON JUAN – Lis donc, avocat...

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L'avocat lit le quatrain bien maladroitement.

L'AVOCAT – Elvire, voulez-vous que l'amour s'embourgeoise ?

Je pars, gardant au cœur, de vous, le souvenir.

Comme Ulysse quitta la divine Ogygeoise.

Elvire, plus jamais, vous ne pourrez vieillir.

DON JUAN – Morbleu ! Béotien ! comment lis-tu mes vers ? On ne dit pas

« comme Ulyss'quitta » mais : comme Ulysse quitta ; on ne dit

pas « Elvir'plus jamais » mais : Elvire plus jamais.

Écoute...

Elvire, voulez-vous que l'amour s'embourgeoise ?

Je pars, gardant au cœur, de vous, le souvenir.

Comme Ulysse quitta la divine Ogygeoise.

Elvire, plus jamais, vous ne pourrez vieillir.

L'AVOCAT – Pardonnez-moi, Monsieur. Je ne me hasarderai plus à lire vos

quatrains.

J. ROUGE – « La divine Ogygeoise », qui est cette dame, don Juan ?

DON JUAN – C'est Calypso, la divine Ogygeoise. Elle retenait Ulysse

prisonnier dans l'île d'Ogygie. Ulysse faisait l'amour avec une

déesse. Une immortelle ! Et pourtant Ulysse l'a quittée pour

rejoindre Pénélope. Une mortelle. Ulysse a choisi l'éphémère.

J. NOIRE – Ah ! encore cette notion d'éphémère !

J. ROUGE – Encore de la philosophie !

L'AVOCAT – Je peux répondre, Monsieur ?

DON JUAN – Si tu veux. Mais tu as peu de chance de faire entendre quelque

chose à ces deux gourdes.

L'AVOCAT – Ce n'est pas faire affront au tribunal, je pense, que rappeler

ce que mon client a dit de l'éphémère. L'éphémère est, par

définition, ce qui ne dure pas. Aussi l'éphémère rend-il ce qu'il

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anime, extrêmement précieux. L'amour éphémère atteint alors une

force inouïe. Plus le laps de temps est limité, plus la densité de

l'amour s'accroît. C'est comme une loi physique.

C'est ce que mon client a cherché toute sa vie : la densité de

l'amour.

Comprenez bien, Mesdames, que vous jugez un artiste de

l'éphémère. Un maître de l'instant. Un poète qui sur l'eau qui court,

écrit ses « je vous aime ».

DON JUAN – Bravo, l'avocat ! L'éphémère t'inspire...

MARTHE – Monsieur, j'ai oublié de changer l'eau de vos fleurs.

J. ROUGE – On ne change pas l'eau des fleurs en pleine audience.

J. NOIRE – C'est incroyable ! le sans-gêne de ces gens !

J. ROSE – Ce ne sera pas un grand dérangement...

DON JUAN – Et Pauline, quand la verrai-je ?

MARTHE – Elle est au village. Elle aide pour le catéchisme.

DON JUAN – Oh ! la bonne petite bigote !

MARTHE – (elle emporte les fleurs)

Allez, Pauline est une brave fille.

DON JUAN – J'attends des excuses !... (Marthe sort)

J. ROUGE – Il est intolérable, don Juan, que vous nous fassiez lanterner

pour des affaires domestiques !

J. NOIRE – Ah ! non ! on se moque du tribunal !

J. ROUGE – On bafoue la justice !

J. NOIRE – Ce jugement devient une pantalonnade !

MARTHE – (elle revient avec les fleurs)

Pauline est revenue du village, Monsieur.

DON JUAN – Dis-lui que je l'attends.

MARTHE – Je peux toujours lui dire...

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J. ROUGE – Ah ! non ! c'en est trop !

J. NOIRE – Marthe, les fleurs pouvaient attendre !

DON JUAN – Tu enfermeras Pauline à la cave si elle refuse de venir me

présenter des excuses.

MARTHE – Non, Monsieur. (elle sort)

J. ROUGE – Mais c'est Marthe, don Juan, qu'il faudrait enfermer à la

cave !

J. NOIRE – Mais que faites-vous, don Juan ?

(il s'est levé)

DON JUAN – Je vais me dégourdir les jambes...

J. ROUGE – Mais nous n'avons pas encore fini !

DON JUAN – Finissez sans moi !

Se dégourdir les jambes !... comme cette expression est jolie !...

Mais moi, je ne dégourdis plus rien. Tu vois, l'avocat, mes jambes

sont des pattes en plomb. Don Juan est devenu aussi lourd, aussi

grotesque que la statue du Commandeur de Monsieur Molière !

Il commence à marcher un peu, soutenu par l'avocat.

Il imite le Commandeur :

Don Juan, je vous invite à venir demain matin souper avec moi. En

aurez-vous le courage ?

MARTHE – (survenant)

Ah ! Monsieur ! Jésus Marie ! vous vous êtes levé tout seul !

(Elle se précipite et prend la place de l'avocat)

DON JUAN – Je ne me suis pas levé tout seul. Mon avocat m'a aidé.

MARTHE – Cessez de rêver, Monsieur ! Et appuyez-vous bien sur moi.

DON JUAN – Oui, que je sente ton bon gros sein, là, tout contre moi. Car

tu as des seins somptueux, Marthe !

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MARTHE – Monsieur, taisez-vous !

DON JUAN – Où es-tu, l'avocat ?

L'AVOCAT – Là, derrière vous, Monsieur.

DON JUAN – Viens là. Je veux te montrer mon jardin.

MARTHE – Réveillez-vous, Monsieur ! Il n'y a pas d'avocat céans !

DON JUAN – Viens là que je m'appuie sur toi, avocat céans. Je n'aurai pas

besoin de canne.

(Il la donne à Marthe)

MARTHE – Monsieur ! que faites-vous ? Pourquoi vous passer de votre

canne ?

DON JUAN – Ne vois-tu pas, vieille bête, que je marche mieux sans

canne ?

En effet, il marche mieux, puisqu'il est soutenu de chaque côté.

MUSIQUE NOIR

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SCENE V

Don Juan revient soutenu par Pauline et son avocat.

Pauline est muette.

Ils vont jusqu'au fauteuil où don Juan s'installe. Pauline lui met le plaid sur ses

genoux.

DON JUAN – Merci, Pauline.

PAULINE – Ma tante m'a dit que je devais m'excuser.

DON JUAN – Oui, ma fille.

PAULINE – Je ne m'excuserai pas, Monsieur.

DON JUAN – Ah ! bon, mademoiselle n'est pas à mon service, mais me rend

seulement service, mademoiselle m'insulte, mademoiselle fait un

caprice, mais mademoiselle refuse de demander pardon !

PAULINE – Vous savez bien que tout cela est faux !

DON JUAN – Assieds-toi. Prends le livre et lis... J'ai marqué la page avec

une corne.

PAULINE – Il ne faut pas corner les pages de vos livres, Monsieur. Cela

les abîme.

DON JUAN – Et si je veux, moi, corner les pages de mes livres ! Lis !...

PAULINE - « Chanson - Anonyme »

Qu'une colombe, à tire d'aile,

Ait engrossé une pucelle :

Je ne crois pas à cela, la la la la – la la la la !

DON JUAN – Tu vois qui est cette colombe et qui est cette pucelle ?

PAULINE – C'est le Saint Esprit et la Vierge Marie.

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DON JUAN – Bien. Continue.

PAULINE – Qu'on ressuscite des morts

Avec un tout autre corps,

Je ne crois pas à cela, la la la la – la la la la !

DON JUAN – Tu comprends ?

PAULINE – Saint Paul a dit que nous ressusciterons avec un corps

spirituel.

DON JUAN – Bien. Continue.

PAULINE – Quand on met un pauvre bougre

Dans un trou, il devient poudre

Poudre et rien d'autre que ça, la la la la – la la la la !

DON JUAN – Alors ?

PAULINE – C'est une chanson de mécréant, cette chanson.

DON JUAN – Et ce mécréant est resté anonyme parce qu'il risquait sa peau

en écrivant cette chanson !

Il risquait d'avoir la langue arrachée pour blasphème et d'être

ensuite brûlé vif sur un bûcher !

Voici les crimes de ton Église, Pauline !

PAULINE – Non, Monsieur. C'est le pouvoir du Roi et les juges qui

condamnent au bûcher. Mon Église est amour. Et Dieu pardonne

toujours quand le pécheur se repent.

DON JUAN – Ah ! les lâches ! ah ! les tartufes ! ils sont toujours en train

de s'en laver les mains ! Ton Église est criminelle, Pauline ! C'est

l'alliance du goupillon et du bûcher !

PAULINE – Non, Monsieur.

DON JUAN – Morbleu ! L'auteur de cette chanson s'il avait été découvert,

n'aurait-il pas été condamné pour sacrilège ?

PAULINE – Bien sûr, Monsieur.

DON JUAN – Et le sacrilège n'est-il pas un crime contre la chose sacrée ?

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Contre l'Église ?

PAULINE – Bien sûr, Monsieur.

DON JUAN – Alors tu vois bien...

PAULINE – Alors mon Église est amour et Dieu pardonne toujours.

DON JUAN – Morbleu ! fiche-moi le camp ! Petite entêtée ! Dehors ! petite

pisseuse ! tu n'es qu'une sale bigote !

(Pauline se sauve)

L'AVOCAT – Monsieur vous êtes véritablement en colère ?

DON JUAN – Morbleu ! oui, je suis en colère !

L'AVOCAT – Cette enfant vous a répondu avec beaucoup de finesse et

d'intelligence.

DON JUAN – De rouerie, tu veux dire. Et on sent combien les prêtres l'ont

formée et lui ont mis le vice de la religion dans la peau !

J. ROSE – Vous avez tort, don Juan. Cette enfant est fort attachante.

DON JUAN – Ah ! vous aussi, héliaste de mon cœur ! Je vous baise les mains,

mais vous vous êtes laissé prendre aux mines de cette bigote en

herbe !

J. ROUGE – Peut-on reprendre l'audience ?

J. NOIRE – Si toutefois cela ne vous dérange pas trop, don Juan...

J. ROUGE – Parlons de la demoiselle Salomé.

J. NOIRE – Elle venait d'épouser le baron Deblot de la Mouillie.

DON JUAN – Deblot de la Mouillie... un abominable scélérat.

J. ROUGE – Vous avez fui avec Madame Salomé Deblot de la Mouillie,

car le mariage venait d'avoir lieu...

J. NOIRE – Vous avez fui avec cette dame jusqu'à La Rochelle...

J. ROUGE – Où là, la dame s'est embarquée pour les Amériques.

DON JUAN – Sur une jolie frégate à la coque noire, relevée d'un mince

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liseré doré... La figure de proue était une naïade offrant ses seins au vent

du large...

J. NOIRE – Passons, don Juan...

J. ROUGE – Enfin cette femme était mariée ! Qui vous donnait le droit de

briser ce lien sacré ?

DON JUAN – Avez-vous entendu parler du baron Deblot de la Mouillie,

Mesdames ?... Non ?...

Salomé sortait de son couvent. Elle ignorait tout. Tout de l'amour.

Cela semble ahurissant, mais la plupart de nos filles sont élevées

ainsi.

Le soir des noces, notre baron entreprend donc de dépuceler son

épouse. Son bien. Sa chose.

Salomé se débat, hurle, terrifiée par la torture incongrue que veut

lui faire subir son époux.

Le baron appelle à la rescousse deux valets afin que ceux-ci lui

maintiennent la mariée. Mais malgré l'aide des valets, le baron

n'arrive pas à ses fins. Alors il ordonne à l'un des deux sacripants de

violer son épouse. Le deuxième valet reçoit le même ordre. Cela

vous apprendra, Madame, à vous refuser au devoir conjugal !

Il ne vous semble pas, Mesdames, que ce baron Deblot de la

Mouillie était un triste sire ?

J. ROUGE – Nos filles parfois sont bien ignorantes, cela est vrai.

J. NOIRE – C'est un manque d'éducation que nous devons déplorer.

J. ROUGE – Mais en aucun cas, don Juan, vous n'aviez le droit d'intervenir !

J. ROSE – Toute de même, Mesdames...

J. ROUGE – Ah ! non, chère amie, ne recommencez pas à défendre l'accusé. Il

a un avocat.

J. NOIRE – Combien de nuits passâtes-vous, don Juan, avec cette Salomé,

après l'avoir enlevée à son époux ?

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DON JUAN – Aucune. Croyez-vous que cette malheureuse fille avait encore

envie de coucher avec un homme ?

Salomé, mon enfant, allez aux Amériques,

Allez chercher l'amour auprès des Iroquois.

Ces sauvages sont moins sauvages, croyez-moi,

Que votre baron, ce salaud cynique.

Petit quatrain pour Salomé.

J. ROUGE – Cette affaire est grave, don Juan.

J. NOIRE – Vous ne pouvez pas vous moquer de la morale et bafouer le

sacrement du mariage.

J. ROSE – Je n'ai pas à défendre l'accusé, vous avez raison, mais en cette

affaire, nous devons considérer que le baron Deblot a eu une

conduite criminelle.

DON JUAN – Madame... ma belle héliaste, juge de l'aurore, laissez-les dire...

J. ROSE – Mais elles vont vous condamner.

DON JUAN – Je le suis déjà.

Je suis là, condamné à rester le cul collé dans mon fauteuil.

Condamné à avoir les cheveux blancs, une gueule défaite, burinée,

marquée, ravagée par le temps ; condamné quand je me lève à

marcher avec des bottes de plomb.

Ah ! la fin de don Juan, chez Molière, quelle fin superbe ! Don

Juan défie le Seigneur et le Seigneur le foudroie ! C'est grand,

c'est beau, c'est effrayant à souhait : « Un feu invisible me brûle ! Et

tout mon corps devient un brasier ardent !... »

Ah ! finir ainsi !... Mais Dieu me châtie autrement. Je n'ai pas

droit à la foudre, mais à la vieillesse ; et je crève là, comme

n'importe quel autre petit vieux. Dans ce fauteuil. Ma

condamnation, Madame, c'est ce foutu fauteuil !

C'est ce qu'on appelle l'humour de Dieu. Une vacherie divine.

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Don Juan, fatigué, se laisse aller dans son fauteuil et ferme les yeux.

L'AVOCAT – Mon client doit se reposer, Mesdames.

Je demande une suspension d'audience.

J. ROSE – Elle est accordée.

J. ROUGE – C'est une décision qui doit être prise à l'unanimité des juges.

J. NOIRE – Sans précipitation.

J. ROSE – Un peu d'humanité, un peu de compassion, Mesdames, s'il vous

plaît.

Don Juan dort.

NOIR MUSIQUE

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SCENE VI

Don Juan dort. Marthe vient et lui remet son plaid.

Il se réveille.

DON JUAN – Marthe ! cesse de me mignoter comme un petit enfant !

Où est Pauline ?

MARTHE – Dans ma cuisine. Elle m'aide à préparer le repas.

DON JUAN – Tu lui demanderas de venir me lire quelque livre.

MARTHE – Elle m'a dit que vous étiez bien fâché contre elle.

DON JUAN – Va, je lui pardonne. Je me suis énervé. Les vieux malades sont

toujours irascibles.

(Marthe sort)

Don Juan choisit parmi les livres.

Il feuillette un ouvrage et marque une page avec une fleur de son bouquet.

Pauline arrive.

DON JUAN – Assieds-toi. Tiens. C'est encore du Ronsard.

PAULINE – Vous n'êtes plus fâché, Monsieur ?

DON JUAN – Si ! je le suis encore ! Quand une cagote vient me dire que son

Église n'est pas responsable des crimes de son Église !

Qu'attends-tu pour lire ?

PAULINE – Mignonne, allons voir si la rose

Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil,

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A point perdu cette vesprée,

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint au vôtre pareil...

DON JUAN – N'est-il pas bien frais et bien gentil ce poème ?

PAULINE – Si fait, Monsieur.

DON JUAN – Il y a pourtant quelque chose qui me choque... As-tu bien lu ?...

Montre-moi le livre... Passe-moi mes bésicles...

Eh oui : « Mignonne, allons voir si la rose... »

Ces imprimeurs ! Ce sont des niais ! Ronsard n'a pas écrit :

Mignonne allons voir si la rose, mais : Mignonne, allons voir si ta

rose. J'ai une autre édition où cette faute n'est pas faite.

Relis-moi ce poème, Pauline, en le corrigeant. Il faut respecter

le texte de Ronsard.

PAULINE – Mignonne, allons voir si ta rose

Qui ce matin avait déclose

Sa robe de pourpre au soleil,

A point perdu cette vesprée,

Les plis de sa robe pourprée,

Et son teint...

Pauline s'arrête parce qu'elle voit que don Juan s'amuse beaucoup.

Il jubile. Il rit.

DON JUAN – N'est-ce pas encore plus frais et plus joli comme cela, ma

Pauline ? Mignonne allons voir si TA rose, si ta fleur, ta fleur

déclose, entrouverte... allons voir si TA rose n'a pas perdu ses

plis... allons voir si ton gentil conin a toujours son teint de rose...

PAULINE – Oui, vous pouvez rire de moi ! Je suis une sotte. Vous changez un

mot et moi je ne vois pas que c'est un piège pour m'obliger à lire

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une grivoiserie.

Mais c'est la dernière fois ! Vous trouverez une autre lectrice !

DON JUAN – Tu me rends ton tablier, petite fille ?

PAULINE – Oui, Monsieur.

DON JUAN – Allons, ne sois pas fâchée ! Je suis un vieil infirme et si tu savais

comme rire un peu me fait du bien !

PAULINE – Rire à mes dépens.

DON JUAN – Eh oui ! Je t'avais préparé cette petite farce...

Mais veux-tu que nous signions la paix ? Je te propose un

accommodement.

PAULINE – Un accommodement qui sera encore un piège, une farce, un

moyen de m'humilier.

DON JUAN – Non, Pauline. Parole de gentilhomme. Tu oserais douter de

ma parole ?

PAULINE – Non, Monsieur.

DON JUAN – Alors voici : pour notre prochaine lecture, c'est toi qui choisiras le

livre et le texte que tu me liras.

PAULINE – Bien vrai ? Je pourrai choisir ce que je veux ?

DON JUAN – Et j'aurai la surprise de t'entendre me lire ce que tu auras choisi.

PAULINE – Bien, Monsieur. Je signe la paix et d'accord pour votre

accommodement. Je cours raconter tout ça à ma tante. Je lui

conterai aussi votre farce avec « ta rose » à la place de « la rose ».

(Elle se sauve)

J. ROUGE – Don Juan avez-vous fini ?

J. NOIRE – Pouvons-nous reprendre l'audience ?

J. ROUGE – Julie Delambre.

J. NOIRE – Julie Delambre était la nièce du comte de la Tournelle.

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J. ROUGE – Le comte n'ayant pas d'enfant, Mademoiselle Julie Delambre

était un fort beau parti.

J. NOIRE – Mais on note qu'il n'y avait aucun prétendant.

DON JUAN – Et pour cause !

J. ROUGE – Expliquez-vous, don Juan.

DON JUAN – Julie était fort laide, Mesdames. Myope, bossue, claudicante ; un

visage grêlé de petite vérole... Elle traînait dans sa hotte toutes les

disgrâces du monde.

J. ROUGE – Pourtant vous la dévergondâtes.

J. NOIRE – Pour l'héritage, cela va de soi. Le comte était vieux et malade.

DON JUAN – L'héritage ? Diable ! ai-je épousé Julie ?

J. ROUGE – Enfin, pourquoi cette femme, don Juan ?

J. NOIRE – Pourquoi ce laideron à votre tableau de chasse ?

DON JUAN – Parce que ce laideron était tout de même une femme.

J. ROUGE – Combien de nuits ?

DON JUAN – Aucune. Mais un bel après-midi de printemps.

Je m'étais entretenu avec Julie. Elle se moquait bien d'être une

riche héritière. Elle rêvait seulement d'être un peu moins laide.

Elle aurait tout donné pour n'être qu'une simple bergère. Cela

m'avait attendri. Oui, j'ai l'amour qui me vient facilement au cœur.

J'ai aimé Julie, Mesdames, cet après-midi-là.

Oh ! non, Julie, ce ne fut pas dans une chambre

Que nous fîmes l'amour, mais parmi les jonquilles,

Dans un pré, au printemps, comme une simple fille,

Une simple bergère, ô ma Julie Delambre !

J. NOIRE – Don Juan, il est difficile de vous comprendre.

J. ROSE – Il faut pourtant que notre tribunal comprenne le cas de don Juan :

« J'ai l'amour qui me vient facilement au cœur », nous a-t-il dit.

Attendri par cette malheureuse Julie, qui est fort disgrâciée, il lui a

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offert un amour de bergère.

J. ROUGE – Et alors ?

J. NOIRE – Cette idylle bucolique est incompréhensible.

J. ROSE – Mesdames, cette idylle bucolique prouve que don Juan est un

homme de cœur.

L'AVOCAT – Mesdames, vous portez la robe rouge de la justice rigoureuse

et la robe noire de la morale austère. Mais vous avez déjà jugé

don Juan avant de l'entendre. Pour vous, c'est un être vil, un

libertin, un séducteur. Et vous vous entêtez à salir encore don

Juan.

Vous refusez de voir en lui un homme de cœur, un homme d'amour,

un homme d'honneur.

Pourquoi ce parti pris ?

Parce que vous êtes au service d'une certaine morale, Mesdames.

Pour comprendre don Juan, il faudrait que vous échappassiez à

votre morale qui vous couvre de sa chape de plomb. Pour

comprendre don Juan, il faudrait que vous comprissiez cette petite

phrase :

« Julie était tout de même une femme. »

Car c'est cela l'honneur de don Juan.

Pour comprendre don Juan, il faudrait que vous fussiez émues

par cette passion brusque et éphémère pour une femme laide.

Car c'est cela l'amour de don Juan.

La juge en robe rose et don Juan applaudissent.

Les deux autres juges, furieuses, quittent le tribunal.

Musique...

Don Juan se lève – il marche normalement -, il s'approche de la juge et l'invite à

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danser.

Ils dansent tous les deux.

NOIR LA MUSIQUE CONTINUE...

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SCENE VII

Don Juan est dans son fauteuil.

Marthe arrive avec un plateau.

DON JUAN – Ah ! j'ai dormi, Marthe, et j'ai rêvé... C'était merveilleux : je

dansais avec ma belle héliaste, tu sais, celle qui a de l'aurore dans

ses cheveux... Je dansais ! Marthe ! Je dansais !...

MARTHE – Allons, Monsieur, pensez à présent à me goûter ce cuissot de

chevreuil aux chanterelles... Et ça, ce n'est pas un rêve !...

DON JUAN – Je n'ai guère faim, ma bonne Marthe.

MARTHE – Pas faim ! pour un cuissot de chevreuil aux chanterelles !

Elle place le plateau devant don Juan sur les deux accoudoirs du fauteuil.

Et avec ce petit bourgogne, Monsieur ! De derrière vos fagots.

Pour le dessert je vous ai préparé une tarte aux myrtilles.

(Elle sort)

DON JUAN – L'avocat, je t'invite. Sers-toi. Viens m'aider...

Ils mangent. Don Juan assez peu. L'avocat, lui, a un fort bel appétit.

DON JUAN – (Il remplit son verre de bourgogne et l'offre à l'avocat)

À votre santé, Maître !

L'AVOCAT – Et vous, Monsieur ?

DON JUAN – Moi, le bourgogne me casse la tête et m'endort.

Alors tu crois que je suis un homme d'honneur ?

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L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur.

DON JUAN – Ta dernière plaidoirie était fort belle.

L'AVOCAT – J'ai appris à vous connaître, Monsieur.

Au début je croyais votre cause indéfendable. Et don Juan était

pour moi un méchant homme.

DON JUAN – Un méchant homme...

L'AVOCAT – C'est ainsi que les gens vous voient et vous jugent. Mais après ce

procès, les gens vont comprendre et vous serez réhabilité.

DON JUAN - (Il sert l'avocat)

Alors bois à ma réhabilitation !

L'AVOCAT – À votre réhabilitation !... « Julie était tout de même une femme » :

voici une petite phrase qui vous est à décharge, Monsieur.

DON JUAN – (Il le sert encore)

Alors bois à Julie !

L'AVOCAT – À Julie !

DON JUAN – Je n'aime pas qu'une femme soit laide. Dieu n'aime pas la femme.

Depuis Eve, il la poursuit de sa vindicte, mais quand en plus, il la

sabote, alors là, je dis à Dieu que c'est la pire des infamies ! Oui,

Maître, je le dis à Dieu, moi, don Juan ! Et pour protester contre

cette infamie, je couche avec la fille laide !

(Il sert l'avocat)

À la santé de la fille laide !

L'AVOCAT - À la santé de la fille laide !... Ah ! Monsieur, votre bourgogne

me tourne la tête !

DON JUAN – Attends... que j'y goûte... (Il boit à la bouteille)

Çà, il n'est pas mauvais...

J. ROUGE – Don Juan !... Il nous faut à présent envisager le cas de...

J. NOIRE – Elle s'appelait Finette...

DON JUAN – Pas le temps, Mesdames ! Repassez plus tard ! Mais à la santé du

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tribunal !

L'AVOCAT - À la santé du tribunal !... Repassez plus tard !

Ils rient tous les deux. L'avocat boit encore.

DON JUAN – Il est un temps pour juger et un temps pour boire, a dit

l'Ecclésiaste.

L'AVOCAT – Oui, il est un temps pour... boire... et il est un temps pour... un

temps pour... c'est l'Ecclésiaste qui l'a dit... alors... Bon Dieu,

Monsieur, je suis complètement soûl !

(Mais il boit encore)

À Julie qui était tout de même une femme !

MARTHE – (Elle apporte la tarte aux myrtilles)

Ah ! Monsieur, vous avez presque tout mangé ! Que je suis

contente !

L'AVOCAT – C'était extra, Marthe !... Et le bourgogne, extra aussi...

MARTHE – Et vous avez fini la bouteille ?... Ah ! Monsieur, là, ce n'est pas

sérieux ! Comment vous sentez-vous ? Vous allez dormir...

L'AVOCAT – À la santé de Marthe !

MARTHE – Je vous mets la tarte ici, vous y goûterez tout à l'heure...

Marthe emmène le plateau et sort.

DON JUAN – Dis, l'avocat, tu veux que je lui dise d'apporter une autre

bouteille ?

L'avocat est effondré, assis par terre, jambes écartées, à côté du fauteuil de Don

Juan.

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J. ROUGE – Don Juan ! Finette était une enfant...

J. NOIRE – Elle n'avait que quinze ans...

DON JUAN – Mesdames, halte là ! mon avocat et moi nous ne sommes pas

en état de continuer...

J. ROUGE – Mais don Juan...

DON JUAN – Ta ta ta ! regardez-le, il a besoin de se reposer un peu. Et moi

aussi.

J. NOIRE – Mais c'est insupportable !

J. ROSE – Il est de fait que l'avocat de don Juan ne peut assurer la défense

de don Juan. La loi prévoit dans ce cas une suspension d'audience.

DON JUAN – Merci, grand merci, héliaste de mon cœur...

NOIR MUSIQUE

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SCENE VIII

DON JUAN – Tu as choisi ta lecture ?

PAULINE – Oui, Monsieur.

DON JUAN – Qu'est-ce que ce livre ?

PAULINE – C'est le catéchisme, Monsieur. Qu'est-ce que Dieu ?

DON JUAN – Ce sont les questions-réponses du catéchisme ?

PAULINE – Oui, Monsieur. Auriez-vous oublié les réponses ? Qu'est-ce

que Dieu ?...

DON JUAN – Dieu ?... Dieu est un grand pantin dont les princes de l'Église

tirent les ficelles afin d'abrutir le pauvre monde.

PAULINE – Non, Monsieur. Dieu est un esprit, parfait, éternel, et créateur

de toutes choses.

Répétez, s'il vous plaît...

DON JUAN – Que je répète ?

PAULINE – Oui. Comme les enfants du catéchisme. Dieu est un esprit...

DON JUAN – Dieu est un esprit, parfait, éternel, et créateur de toutes choses.

PAULINE – C'est bien. Autre question : que pouvons-nous savoir de Dieu

par notre seule raison ?

DON JUAN – Par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu est un

pantin dont les princes de l'Église tirent les ficelles afin d'abrutir le

pauvre monde.

PAULINE – Non, Monsieur. Par notre seule raison nous pouvons savoir

que Dieu existe. Répétez, s'il vous plaît...

DON JUAN – Pauline, cela suffit !

PAULINE – Vous m'avez donné votre parole de gentilhomme.

DON JUAN – Ma parole, oui, que j'écouterai calmement, mais là, tu

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m'obliges à répéter des inepties !

PAULINE – S'il vous plaît, Monsieur, pour me faire plaisir.

Répétez... Vous avez été bien souvent méchant avec moi, vous

me devez bien ça... Par notre seule raison...

DON JUAN – Par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu existe.

Morbleu ! qu'est-ce que je suis en train de dire, moi ?

PAULINE – (elle s'amuse beaucoup)

Monsieur, vous ressemblez à un diable tombé dans un bénitier.

Autre question : qu'est-ce que l'homme ?

DON JUAN – Ah ! non, Pauline ! je n'en puis plus ! Je demande grâce. Et

puis, je suis fatigué...

PAULINE – Eh bien, nous en resterons là pour aujourd'hui.

DON JUAN – La prochaine fois, c'est moi qui choisis le texte.

PAULINE – Non, Monsieur, puisque je n'ai pas fini. La prochaine fois, je

continuerai. Nous en sommes restés à « Qu'est-ce que l'homme ».

Au revoir, Monsieur.

(Elle sort)

DON JUAN – Morbleu ! vous avez vu, belle héliaste, comment cette petite garce

s'est jouée de moi !

J. ROSE – Oh ! ce n'était pas bien méchant. Pauline est une petite adorable.

Avouez qu'elle a joliment profité de votre « accommodement ».

DON JUAN – Une petite garce, je vous dis ! Elle a réussi à me faire dire :

par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu existe.

Morbleu !

J. ROSE – C'était charmant.

DON JUAN – Ah ! vous trouvez cela charmant !

J. ROUGE – Finette : parlons de Finette à présent. Elle n'avait que quinze

ans...

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DON JUAN – Ah ! les revoilà !...

J. NOIRE – C'est à notre connaissance, don Juan, la plus jeune de vos proies.

DON JUAN – Finette... un gentil minois de petite fouine...

J. ROUGE – Allez-vous au moins avoir honte, don Juan, d'avoir suborné

cette enfant ?

DON JUAN – Finette venait d'entrer à « l'Écu rose », chez Madame Rosalie,

mère maquerelle de ce boui-boui. Il m'a semblé qu'elle était un peu

jeune. J'ai donc acheté la petite à Madame Rosalie.

J. NOIRE – Ah ! vous avouez, don Juan ! Vous l'avez achetée !

DON JUAN – Provisoirement. Le temps de l'instruire.

J. ROUGE – L'instruire ? C'est-à-dire la corrompre ! C'est-à-dire lui apprendre

le métier de fille de joie !

Vous avez jeté cette enfant dans la fange !

J. NOIRE – Dans l'ordure !

J. ROUGE – Dans le fumier de la turpitude !

J. NOIRE – Dans la plus infamante des luxures !

DON JUAN – Et allez donc !...

Tiens, bonjour, Maître... (L'avocat se réveille)

L'AVOCAT – J'ai dormi longtemps, Monsieur ? L'audience a recommencé ?

DON JUAN – Rassure-toi, tu n'as rien perdu. On parlait de Finette. Et mes

deux érinyes étaient en train de m'éreinter.

J. ROUGE – Combien de temps vous a-t-il fallu pour « instruire » cette

malheureuse ?

J. NOIRE – Pour pervertir cette innocente ?

DON JUAN – Je vous répondrai plus tard, Mesdames. (Il se lève)

J. ROUGE – Et où allez-vous ?

DON JUAN – Au jardin. Aide-moi, l'Avocat.

J. NOIRE – Il est tout de même incroyable qu'on puisse ainsi quitter le

prétoire pour s'en aller au jardin !

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DON JUAN – Cela te fera du bien à toi aussi de prendre l'air.

L'AVOCAT – Monsieur, je suis honteux de m'être enivré.

J. ROUGE – Don Juan ! nous protestons !

J. NOIRE – Nous protestons, don Juan !

DON JUAN – Une soûlerie au bourgogne est un honneur que l'on rend à la

vie, mon cher...

Allez... appuie-toi sur moi, tu n'as pas l'air bien solide sur tes

jambes...

Venez-vous aussi, belle Héliaste ?

Il y a une rose, dans mon jardin, qui vous ressemble...

NOIR MUSIQUE

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SCENE IX

Don Juan regagne son fauteuil, aidé par Marthe et Pauline.

L'avocat suit derrière.

MARTHE – Quelle folie ! Aller tout seul au jardin !...

Vous étiez soûl, Monsieur ! Vous ne saviez plus ce que vous

faisiez ! Quand j'ai vu que vous aviez fini tout le bourgogne, j'ai

pensé que vous alliez dormir...

Don Juan a retrouvé son fauteuil.

Pauline s'installe à côté de lui pour lire.

DON JUAN – Merci, Marthe. Laisse-nous. Mademoiselle Pauline va me régaler

d'une lecture... Tiens, prends un bout de tarte, ma belle...

(Marthe sort)

PAULINE – Monsieur, nous en étions à « Qu'est-ce que l'homme ? »

DON JUAN – L'homme est un malheureux qu'on amuse avec un pantin appelé

Dieu dont les princes de l'Église tirent les ficelles.

PAULINE – Non, Monsieur : l'homme est une créature raisonnable composée

d'un corps et d'une âme.

Répétez, s'il vous plaît...

DON JUAN – Non. Plus question de répéter des sottises !

Ça me rend malade.

PAULINE – Bien. Autre question : qu'est-ce que l'âme ?

DON JUAN – Et le corps ? Hein ? Qu'est-ce que le corps ?

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Le corps d'une femme, Pauline ! Cette merveille !

PAULINE – Ne nous égarons pas. Ma question est : qu'est-ce que l'âme ?

DON JUAN – L'âme est une billevesée que le grand pantin appelé Dieu a fourré

dans le corps de l'homme.

PAULINE – Non. L'âme est un esprit uni à un corps et qui est immortel.

Autre question : comment savons-nous que l'âme est immortelle ?

DON JUAN – Nous savons que l'âme est immortelle parce que toute billevesée

comme toute superstition est immortelle.

PAULINE – Non. L'âme est immortelle parce que l'âme est un esprit et

que les esprits sont immortels.

DON JUAN – Mais enfin, Pauline, c'est idiot ! Ne vois-tu pas qu'on te leurre ?

On demande « qu'est-ce que l'âme ? », on répond : c'est un esprit

qui est immortel.

On demande ensuite : comment savons-nous que l'âme est

immortelle ? Et on répond : parce que l'âme est un esprit et que

les esprits sont immortels !

Mais c'est se foutre du monde !

PAULINE – Pourquoi ? C'est seulement évident et logique.

DON JUAN – Comment une fille intelligente comme tu l'es, peut-elle se

complaire à défendre des imbécillités pareilles ?

PAULINE – Ces imbécillités, comme vous dites, Monsieur, ce sont des vérités

sacrées pour moi. Et je les enseigne aux enfants.

DON JUAN – Pauvres gosses !

PAULINE – Pour la prochaine lecture...

DON JUAN – La prochaine lecture, c'est moi qui la choisis !

PAULINE – Si vous voulez, Monsieur. Après mes questions du caté, vous

méritez une petite grivoiserie...

(Elle sort)

L'AVOCAT – Les deux juges s'impatientent, Monsieur.

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DON JUAN – Elles me barbent...

J. ROUGE – Combien de temps vous a-t-il fallu pour « instruire » cette

malheureuse Finette, don Juan ?

J. NOIRE – Pour pervertir cette innocente ?

DON JUAN – Deux semaines.

J. ROUGE – Deux semaines d'horreur !

J. NOIRE – On imagine cette fillette livrée à vos appétits charnels...

DON JUAN – Finette tomba amoureuse de moi dès le premier soir. Et moi,

amoureux d'elle. Je peux dire que pendant deux semaines, j'ai

roucoulé avec cette gamine comme jamais. Et puis, les deux

semaines passées, voici qu'elle rencontre un jeune étudiant. Et

hop ! elle tombe amoureuse du jouvenceau. Celui-ci se jette à

mes pieds en me demandant sa main. Il me croyait son tuteur.

Bon. Je les bénis tous les deux. Je les marie. Je leur donne ma

bourse et mes tourtereaux s'envolent.

Adieu, Finette, adieu !

Sois heureuse, ma belle !

D'amour et de ciel bleu,

Emplis ton escarcelle !

Petit quatrain pour Finette. En hexasyllabes, Mesdames.

NOIR MUSIQUE

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SCENE X

DON JUAN – L'avocat, il reste de la tarte... Tiens, sers-toi...

L'AVOCAT – Et vous, Monsieur ?

DON JUAN – La tarte aux myrtilles de Marthe, ne me tente pas... Il ne

faudra pas lui dire...

Arrivée de Pauline.

DON JUAN – Tiens, tu arrives bien. Prends un bout de tarte, ma jolie...

Hein, l'avocat, qu'elle est jolie, la Pauline, et un peu plus jolie

chaque jour...

PAULINE – (Tout en mangeant une part de tarte)

Que dois-je vous lire, Monsieur ?

DON JUAN – Ronsard... Encore lui... Tu vois j'ai marqué la page avec un

pétale de rose... Tu as raison : c'est mieux qu'une corne.

PAULINE – Quand au temple nous serons,

Agenouillés nous ferons

Les dévots, selon la guise

De ceux qui, pour louer Dieu,

Humbles se courbent au lieu

Le plus secret de l'église.

DON JUAN – Tu n'as rien à redire à cette strophe.

PAULINE – Non, Monsieur. Mais ça m'étonnerait que cela continuât sur

le même ton.

Mais quand au lit nous serons,

Et voilà ! on passe du temple au lit. Je ne m'étais pas trompée !

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Mais quand au lit nous serons,

Entrelacés nous ferons

Les lascifs, selon les guises

Des amants qui, librement,

Pratiquent folâtrement,

Dans les draps cent mignardises.

Pourquoi donc-que quand je veux

Ou mordre tes beaux cheveux,

Ou baiser ta bouche aimée,

Ou toucher à ton beau sein,

Contrefais-tu la nonnain

Dedans un cloître enfermée ?

DON JUAN – C'est joli, n'est-ce pas ?

PAULINE – Oui, Monsieur. C'est une grivoiserie poétique.

Ah ! je meurs ! ah ! baise-moi !

Ah ! maîtresse, approche-toi !

Tu fuis comme faon qui tremble,

Au moins souffre que ma main

S'ébatte un peu dans ton sein,

Ou plus bas, si bon te semble.

...Pauline ferme le livre. Elle finit sa part de tarte.

DON JUAN – Merci, Pauline. C'est la première fois que tu ne te scandalises

pas en lisant une « grivoiserie ».

PAULINE – Celle-ci n'est pas bien méchante.

DON JUAN – Tout de même ! « ou plus bas, si bon te semble »...

PAULINE – Oh !...

DON JUAN – Comprends-tu de quoi il s'agit ?

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PAULINE – J'ai dix-sept ans, Monsieur. Je ne suis pas l'innocente du village.

DON JUAN – Pauline, tu fais de réels progrès. Je suis très content de toi. Je

te demanderai d'apprendre par cœur ce poème de Ronsard.

PAULINE – Pourquoi par cœur ?

DON JUAN – Pour le bien connaître. Pour le faire tien. Comme on apprend

par cœur les réponses aux questions du caté.

PAULINE – Vous, Monsieur, vous avez oublié les réponses de votre

catéchisme.

DON JUAN – Pas du tout. Comment pourrait-on oublier ce qu'on vous a fourré

dans le crâne, de force, étant gamin ?

PAULINE – Qu'est-ce que Dieu ?

DON JUAN – Dieu est un esprit parfait, éternel, et créateur de toutes

choses.

PAULINE – Qu'est-ce que l'âme ?

DON JUAN – L'âme est un esprit uni à un corps et qui est immortel.

PAULINE – Ah ! c'est vrai ! vous vous en souvenez ! Que je suis

heureuse !

DON JUAN – Donc, moi, je sais par cœur mes réponses du caté, toi, tu devras

connaître par cœur le poème de Ronsard. Et nous verrons à ce petit

jeu qui gagnera.

PAULINE – Je ne comprends pas.

DON JUAN – Ah ! petite tartufe ! Tu sais très bien qu'avec les réponses du

caté, tu cherches à contrer ma mécréance. Eh bien, moi, en

t'obligeant à te mettre en mémoire une grivoiserie, je cherche à

contrer les âneries de ta religion.

Et nous verrons à ce petit jeu qui gagnera.

PAULINE – Vous avez raison. J'étais hypocrite. Pardonnez-moi. Vous venez

de me donner une belle leçon de franchise. Tenez, faut que je vous

embrasse !...

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J'apprendrai votre poème. Promis. Oui, nous verrons à ce petit

jeu qui gagnera...

Au revoir, Monsieur. Je vous aime bien, vous savez...

(Elle sort)

NOIR MUSIQUE

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SCENE XI

J. ROUGE – Vous avez toujours gagné à ce petit jeu, don Juan.

J. NOIRE – Vous avez forcé cette enfant à apprendre un poème licencieux.

J. ROUGE – Nous voyons clair dans votre jeu.

J. NOIRE – Il vous manquait cette fille à votre tableau de chasse.

J. ROSE – Mesdames, ne jugeons pas trop vite.

Don Juan envoie un baiser à la juge en robe rose.

DON JUAN – L'avocat, prête-moi ton écritoire.

L'AVOCAT – Voilà, Monsieur.

(Il écrit)

J. ROUGE – Vous cherchez à dévergonder cette pauvre petite.

J. NOIRE – Vous cherchez à dépraver cette enfant si pure.

DON JUAN – L'avocat, qu'elles se taisent !

L'AVOCAT – Mesdames, mon client a besoin d'un peu de calme.

J. ROUGE – Pourquoi écrit-il ?

J. NOIRE – Il faut toujours que nous soyons à sa disposition.

J. ROSE – L'accusé a le droit de préparer sa défense... Donnons-lui le temps

d'écrire...

Don Juan envoie un baiser à la juge en robe rose.

Il écrit. Il rature. Il recommence à écrire...

DON JUAN – Écoute un peu, l'avocat...

(Il lui lit ce qu'il vient d'écrire)

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Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,

Poser un peu ma paume et coiffer ce bijou,

Ce mignon ludi/on, beau comme une praline,

Ce chaton au nez rose et si frais et si doux.

L'AVOCAT – Monsieur, vous allez demander à Pauline de...

J. ROUGE – Voici le nouveau piège que don Juan tend à l'innocence.

J. NOIRE – La lubricité de l'accusé est patente !

J. ROSE – (Elle s'est approchée de don Juan)

Vous savez donc, don Juan, que vous allez mourir.

DON JUAN – Oui, mon héliaste. Je vais enfin quitter ce foutu fauteuil...

Mais je veux mourir, Madame, chevaleresquement.

Avec panache.

J. ROSE – Au cours de ce procès, j'ai admiré votre esprit chevaleresque.

Votre panache. Vous êtes quelqu'un de fort attachant, Monsieur.

DON JUAN - La nuit doucement va et l'aurore enthousiaste

Caresse vos cheveux, ô ma belle héli/aste !

L'avocat, prends ton écritoire et note :

La nuit doucement va et l'aurore enthousiaste

Caresse vos cheveux, ô ma belle héli/aste !

Jugez-moi. Je vous aime. Et le soleil qui rit,

Met le petit Eros, tout nu, au pilori.

Ce quatrain est pour vous, Madame, en hommage...

Ce dernier quatrain.

(Il lui baise la main)

J. ROSE – Merci, don Juan.

Don Juan a fermé les yeux, il semble très las.

Pauline est entrée.

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J. ROSE – Pauline est là. Près de vous.

DON JUAN – (les yeux toujours fermés)

Bonjour Pauline.

PAULINE – Monsieur, si vous voulez vous reposer, je reviendrai...

DON JUAN – Non. Tu ne reviendras pas. Je t'écoute... Sais-tu bien ta leçon ?

PAULINE - Quand au temple nous serons,

Agenouillés nous ferons

Les dévots, selon la guise

De ceux qui, pour louer Dieu,

Humbles se courbent au lieu

Le plus secret de l'église.

DON JUAN – C'est bien, ma fille. Tiens, je t'ai écrit un quatrain. C'est aussi

une demande... Lis-le, à haute voix.

PAULINE - Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,

Poser un peu ma paume et coiffer ce bijou,

Ce mignon ludion, beau comme une praline,

Ce chaton au nez rose et si frais et si doux.

DON JUAN – Il faut dire « ludi/on ».

PAULINE - Ce mignon ludi/on beau comme une praline...

DON JUAN – Tu vois, c'est une demande franche et sincère. Une faveur qui te

coûtera bien peu et qui pour moi sera un plaisir bien doux.

Voudras-tu ?

PAULINE – Vous avez encore inventé quelque chose pour m'humilier.

DON JUAN – Non, Pauline.

PAULINE – Et cela fait partie de votre jeu, n'est-ce pas ?

DON JUAN – Non, Pauline.

PAULINE – Vous croyez que vous gagnerez si je vous laisse fourrer votre sale

patte dans mon corsage ?

DON JUAN – Je suis très fatigué, Pauline.

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PAULINE – Ah ! vous voici à jouer encore au pauvre malade !

DON JUAN – Je t'assure que je suis très éprouvé.

PAULINE – Et cela vous guérirait de poser un peu votre paume sur mon

chaton au nez rose ?

DON JUAN – Non, cela ne me guérirait pas. Mais cela me rendrait heureux. Un

sein nouveau, c'est si joli. C'est une femme qui croît. Un bourgeon

de fleur. Une tendre promesse. C'est à en pleurer de joie. Et je rêve,

Pauline, de mettre ma main sur ton sein avant de mourir.

PAULINE – Tout cela est bête.

Comment savons-nous que l'âme est immortelle ?

DON JUAN – Nous savons que l'âme est immortelle parce que l'âme est un

esprit et que les esprits sont immortels.

PAULINE – Mais pourquoi faut-il que vous gâchiez tout ? On s'entendait bien

depuis quelque temps...

Que pouvons-nous savoir de Dieu par notre seule raison ?

DON JUAN – Par notre seule raison, nous pouvons savoir que Dieu existe.

PAULINE – Je vous laisse vous reposer...

Monsieur... votre quatrain, je le garde... N'empêche, il est bien

joli... Je ne le montrerai pas au curé.

Elle s'en va. Elle a glissé le quatrain dans son corsage.

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SCENE XII

DON JUAN – Tu as vu, l'avocat, elle a mis mon quatrain dans son corsage...

L'AVOCAT – Oui, Monsieur. Pauline est une brave fille.

DON JUAN – Elle ne veut pas que ma sale patte touche son sein, mais mon

quatrain, elle l'accepte... Elle l'a glissé, là, au chaud...

Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,

Poser un peu ma paume...

L'AVOCAT – Reposez-vous, Monsieur.

DON JUAN – Les deux gorgones sont parties ?

L'AVOCAT – Oui, Monsieur. Il n'y a plus de tribunal.

DON JUAN – Et ma belle héliaste ?

L'AVOCAT – Elle aussi a disparu, en emportant, comme une relique, votre

quatrain, Monsieur.

Et le soleil qui rit,

Met le petit Eros, tout nu, au pilori.

DON JUAN – Tiens donc, tu connais mon quatrain par cœur, mon ami ?

L'AVOCAT – (très ému)

Oh ! Monsieur, merci !... Merci !...

DON JUAN – Diable ! et pourquoi me dis-tu merci ?

L'AVOCAT – Vous venez de me dire « mon ami »...

DON JUAN – C'est que nous commençons à nous connaître. Et tu m'as

vaillamment défendu. Crois-tu que je serai réhabilité ?

L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur. Les femmes, toutes les femmes vous

aimeront toujours et rêveront de vous.

DON JUAN – Les femmes !...

L'AVOCAT – Il faut vous reposer à présent, Monsieur. Dormir un peu...

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DON JUAN – Mon ami, nous avons trop parlé « des femmes », avec ces deux

juges imbéciles qui voulaient que défilent toutes celles que j'avais

subornées ; et nous avons oublié de parler de la Femme.

(Il se lève de son fauteuil)

L'AVOCAT – Monsieur, je vous en prie...

DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Qui dira jamais dans ce monde éphémère

qui est le nôtre, ce que représente cette merveille d'éphémère : la

Femme !

Tudieu ! la Femme !... cette silhouette, ces deux seins portés en

avant, offerts, mouvants, tendres et doux, vivants sous la main, se

frottant à nos paumes...

Tudieu ! la Femme !... ce creusement des hanches, cette onde, cette

ondulation, cet évasement, ce long balancement du bassin, ce

chavirement, ce roulis, ce flot de la marée montante et

descendante...

Tudieu ! la Femme !... ce fusèlement des cuisses, ce mouvement

des cuisses qui enserrent, qui pressent, qui se font jalouses, ou bien,

cette ouvrance des cuisses, cet accueil des cuisses ouvertes, cette

sincérité des cuisses, cette franchise des cuisses, comme deux jolies

bêtes couchées, jumelles, et qui jouent à vous faire fête.

Tudieu ! la Femme !...ce râble, ce creux des reins, cette courbe

qui s'enfonce, et puis ce double gonflement des fesses qui bombent,

qui rebiquent, qui se soulèvent, comme deux vagues, et la noue

sombre, la noue bleue qui les partage, le sillon où les doigts se

perdent.

Tudieu ! ces fesses toujours épanouies, toujours lourdes, toujours

ondulantes, toujours enchantées, toujours dansantes, toujours

joyeuses, comme si elles étaient toujours en plein carnaval à défiler

par les rues, en faisant la nique aux gueules de carême !

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(Il retombe dans son fauteuil)

L'AVOCAT – Monsieur ! arrêtez !... vous vous épuisez !...

DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... ce dessin du ventre, ce cercle qui n'a

pas de centre, ce coup de crayon génial, cet ineffable coussin

de soie où reposer sa tête, cette suavité, cet endormissement du

corps, cette paix, cette plénitude à la couleur chaude, à la tiédeur

veinée de bleu, cette immensité...

Tudieu ! la Femme !... avec en bas, un peu coincé quand les cuisses

sont jointes, l'écu de fourrure, le blason de vair, et l'irrésistible

envie d'y coller son nez !

Et c'est pourquoi, quand la femme est debout, tu dois, mon ami,

tomber à genoux devant elle, et c'est l'acte essentiel de la liturgie

amoureuse !

Tudieu ! la Femme, c'est Eve. Et Adam chassé d'Eden a foutu

le camp comme un malpropre, baissant le nez et la queue entre

les jambes, mais il y avait Eve qui le suivait : et Adam emportait

l'Eden avec lui !

Et quand Dieu s'en est aperçu, ah ! bon Dieu ! la colère qu'il a

piquée, le Grand Barbu ! Et il s'est ingénié, depuis, à châtier la

Femme. À l'accabler. À la détruire même. Mais il a beau faire,

la Femme reste un éden.

L'AVOCAT – Monsieur, vous allez dormir maintenant...

DON JUAN – L'accusé n'a-t-il pas le droit, à la fin de son procès, de plaider

pour lui-même ?

L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur, et votre plaidoirie est tellement belle !...

Don Juan retrouve des forces. Il se lève, soutenu par son avocat.

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DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Cuisses ouvertes, c'est l'offrande... De

chaque côté se tendent les deux cordes des adducteurs. Ah ! quelle

force dans cette moulure ! et, en même temps, les cuisses se

creusent d'une fossette comme des joues de gamine : les fossettes

crurales. Les deux petites salières crurales ! Minuscules bénitiers

que l'on a envie d'emplir de larmes de joie !

Tudieu ! la Femme !... L'œuf de Pâques du sexe ! On repait sa vue

de cette magie de la chair. On sent cette chose. On la prend en

bouche. On la pétrit de ses doigts ! On lape, on liche, on tète, on

goûte, on mange...

Parce que vois-tu, mon ami, nous sommes des êtres de mort, nous,

les bonshommes, nous sommes condamnés, et la Femme est le

refuge où l'on se sent éternels.

Don Juan est retombé dans son fauteuil. Il a fermé les yeux.

L'AVOCAT – Monsieur !... Holà ! quelqu'un ! Monsieur se meurt !

DON JUAN – Eh ! l'ami, tu ne vas pas nous faire le coup de « Monsieur se

meurt – Monsieur est mort » à la Bossuet !

L'AVOCAT – Je vais aller chercher Marthe...

DON JUAN – Mon pauvre ami, tu as oublié que pour Marthe, tu n'existes pas.

L'AVOCAT – Monsieur ! Monsieur !...

DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Mon ami, la Femme... La Femme !...

L'AVOCAT – Oui, Monsieur, la Femme !... (il sanglote)

Je suis sûr que, pour vous, il y a un paradis où vous retrouverez

toutes les belles dames d'antan.

Oh ! Monsieur !... Monsieur !... Tudieu ! la Femme !...

MARTHE – (entrant) Monsieur, voici votre médecine... Et votre bol de

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bouillon...

Mon Dieu !... Oh ! Seigneur Jésus !...

Pauline !... Pauline !...

Monsieur, ce n'est pas bien de mourir comme ça, sans appeler

votre vieille Marthe...

Pauline arrive.

Pauline, Monsieur est mort... Il s'est endormi dans son fauteuil...

Bien tranquillement... Va chercher Monsieur le Curé, ma fille.

PAULINE – Non, ma tante. Monsieur n'a pas besoin de Monsieur le Curé.

MARTHE – Pour les prières, Pauline ?

PAULINE – Monsieur n'aimait pas les prières.

MARTHE – Mais Pauline, même si Monsieur ne croyait pas en Dieu...

PAULINE – Dieu est un grand pantin dont les princes de l'Église tirent les

ficelles afin d'abrutir le pauvre monde.

Marthe recouvre le visage de don Juan avec le plaid.

Puis elle va s'agenouiller et commence à prier. (Elle récite des avés)

Pauline s'assoit à côté de don Juan comme pour lui faire la lecture. Elle récite le

poème.

Les deux voix se mêlent : celle de Pauline qui récite le poème, celle de Marthe

qui dit des avés.

PAULINE MARTHE

Quand au temple nous serons, Je vous salue, Marie pleine

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Agenouillés nous ferons de grâce – le Seigneur est

Les dévots, selon la guise avec vous – vous êtes bénie

De deux qui, pour louer Dieu, entre toutes les femmes et

Humbles se courbent au lieu Jésus, le fruit de vos entrailles,

Le plus secret de l'Église. est béni.

Sainte Marie, Mère de Dieu,

Mais quand au lit nous serons, priez pour nous, pauvres pécheurs,

Entrelacés nous ferons maintenant et à l'heure de

Les lascifs, selon les guises notre mort.

Des amants qui, librement, Ainsi-soit-il.

Pratiquent folâtrement

Dans les draps cent mignardises. Je vous salue, Marie pleine

de grâce – le Seigneur est

Pourquoi donc-que quand je veux avec vous – vous êtes bénie

Ou mordre tes beaux cheveux, entre toutes les femmes et

Ou baiser ta bouche aimée, Jésus, le fruit de vos entrailles,

Ou toucher à ton beau sein, est béni.

Contrefais-tu la nonnain Sainte Marie, Mère de Dieu,

Dedans un cloître enfermée ? Priez pour nous, pauvres pécheurs,

Maintenant et à l'heure de notre mort.

Ainsi-soit-il.

Ah ! je meurs ! ah ! baise-moi ! Je vous salue, Marie pleine

Ah ! maîtresse, approche-toi ! de grâce – le Seigneur est

Tu fuis comme faon qui tremble, avec vous – vous êtes bénie

Au moins souffre que ma main entre toutes les femmes et

S'ébatte un peu sur ton sein, Jésus, le fruit de vos entrailles,

Ou plus bas, si bon te semble. est béni.

Sainte Marie, Mère de Dieu,

Priez pour nous, pauvres pécheurs,

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Maintenant et à l'heure de notre mort.

Ainsi-soit-il.

En récitant le dernier couplet, Pauline a pris la main du mort et elle l'a glissée

dans son corsage.

12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12

FIN