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Pour les textes des auteurs membres de la SACD, la SACD peut faire interdire la représentation le soir même si l'autorisation de jouer n'a pas été obtenue par la troupe.
Le réseau national des représentants de la SACD (et leurs homologues à l'étranger) veille au respect des droits des auteurs et vérifie que les autorisations ont été obtenues et les droits payés, même a posteriori.
Lors de sa représentation la structure de représentation (théâtre, MJC, festival…) doit s’acquitter des droits d’auteur et la troupe doit produire le justificatif d’autorisation de jouer. Le non respect de ces règles entraine des sanctions (financières entre autres) pour la troupe et pour la structure de représentation.
Ceci n’est pas une recommandation, mais une obligation, y compris pour les troupes amateurs.
Merci de respecter les droits des auteurs afin que les troupes et le public puissent toujours profiter de nouveaux textes.
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LE FAUTEUIL DE DON JUAN
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DON JUAN
MARTHE, sa servante
PAULINE, nièce de Marthe, lectrice
L'AVOCAT de don Juan
LES JUGES : trois femmes
Juge en robe rouge
Juge en robe noire
Juge en robe rose
« Dom Juan » fut joué pour la première fois, au théâtre du Palais-Royal, le 15
février 1665.
La scène est à Paris, vers 1690.
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Don Juan est assis dans son fauteuil. Il sommeille.
Robe de chambre richement décorée – chemise blanche (dentelle). Don Juan
reste élégant malgré son âge.
Le fauteuil de Don Juan est un siège assez bas avec accoudoirs. D'un côté une
petite table, de l'autre une chaise.
Sur la table un vase de fleurs et des livres.
Côté jardin, un homme en noir : c'est l'avocat de don Juan.
Le tribunal : il est composé de trois femmes.
Une femme juge habillée d'une robe rouge à col d'hermine.
Une femme juge habillée d'une robe noire à col d'hermine.
Une femme juge habillée d'une robe rose à col d'hermine.
Marthe, la servante de don Juan et Pauline ne voient pas et n'entendent pas
l'avocat et les trois juges.
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SCENE I
J. ROUGE – Don Juan !... Don Juan !...
J. NOIRE – (plus fort) Don Juan !...
DON JUAN – (il sort de son sommeil) Oui ?...
J. ROSE – Vous vous étiez assoupi, don Juan.
(elle a une voix bien plus douce que les deux autres)
DON JUAN – Madame, c'est le propre des vieux de s'assoupir dans leur
fauteuil.
J. ROSE – Quand l'audience vous sera trop pénible, don Juan, dites-le
nous, vous aurez droit à des suspensions afin de vous reposer.
J. ROUGE – Don Juan, nous en sommes à la Marquise Aimée de Sainte-
Forge.
J. NOIRE – Vous souvenez-vous de la Marquise Aimée de Sainte-
Forge ?
DON JUAN – Je vous ai déjà dit que je me souvenais de toutes les femmes
avec lesquelles j'avais couché.
J. ROUGE – Combien de nuits avec la Marquise Aimée de Sainte-Forge ?
DON JUAN – Deux nuits, Aimée était une grande et belle femme.
Ah ! Je la revois, toute nue, dépeignée... Ma Marquise laissait
cascader ses longs cheveux noirs jusqu'au bas de ses fesses –
qui étaient d'une admirable blancheur. Par devant, de longues
mèches de jais ruisselaient sur ses seins et venaient se mêler à
sa toison...
La Beauté. La plus grande beauté du monde !... Il y avait de
quoi tomber à genoux.
J. ROSE – Et vous tombâtes à genoux, don Juan ?
DON JUAN – Oui. Je tombais toujours à genoux devant mes femmes,
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quand elles se montraient nues.
J. NOIRE – Pour le plaisir du sacrilège ?
DON JUAN – Que parlez-vous de sacrilège, madame la Juge ?
J. ROUGE – On s'agenouille devant la croix, devant l'autel, devant un
reliquaire, don Juan, quand on est un bon chrétien.
DON JUAN – Et moi, je me suis agenouillé devant mes femmes.
J. NOIRE – Sacrilège, donc.
DON JUAN – Quand on est à genoux devant une femme nue, on pense à
autre chose qu'à la croix, à l'autel ou aux nonos d'un saint
déposés dans une boîte dorée. La position même vous place à
hauteur adéquate.
J. ROUGE – Que voulez-vous dire, don Juan ?
DON JUAN – Ah ! Mesdames, faut-il vous faire un dessin ? N'avez-vous
jamais vécu un tel moment de bonheur, quand votre amant, à
genoux...
J. NOIRE – Don Juan ! Nous vous rappelons à l'ordre !
J. ROUGE – Vous n'avez pas à mêler les membres de ce tribunal à vos
turpitudes !
DON JUAN – Mordieu ! Turpitudes ! Après « sacrilège » voici
« turpitudes » !
Mesdames, la position à genoux devant une femme nue, nous
place à hauteur adéquate, cela signifie que l'amant a le nez et
la bouche en la belle et douce moune de son amante et que, des
deux bras, il peut en même temps, enserrer son corps à
l'endroit où les hanches s'élargissent superbement. Et c'est un
embrassement, un embrassement des deux bras et de la
bouche, un embrassement qui est à la fois une étreinte et un
merveilleux bécot d'amour.
J. ROSE – Et vous embrassâtes ainsi toutes vos femmes ?
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DON JUAN – Oui. Toutes.
J. NOIRE – Passons, don Juan.
DON JUAN – Comment, « passons » ? Mais l'agenouillement de l'amant
devant l'amante est l'acte essentiel de la liturgie amoureuse !
J. ROUGE -« Liturgie » ! Encore un sacrilège !
L'AVOCAT – Madame le Juge, mon client, en utilisant le mot « liturgie »
se permet une simple métaphore. Loin de lui l'idée de porter
atteinte à la chose sacrée. « Liturgie », dans ses propos, est
synonyme de « cérémonial ».
Don Juan prend sa canne et cherche à se lever.
J. ROSE – Don Juan, que faites-vous ?
DON JUAN – Je pars faire un tour ! Au jardin... Elles m'énervent !
J. ROSE – Mais ce n'est pas possible ! C'est imprudent ! Pas tout seul,
don Juan !
DON JUAN – Marthe !... Marthe !... Palsambleu ! Où est-elle, ma vieille
Marthe !
Marthe accourt. C'est une servante à la poitrine de nounou.
MARTHE – Monsieur ! il ne faut pas vous lever tout seul ! Vous le savez
bien !
DON JUAN – Je t'appelle depuis une heure ! Tu me laisses là, à crever dans
ce fauteuil !
D'un côté il s'appuie sur Marthe, de l'autre sur sa canne.
Il marche douloureusement, à petits pas, traînant les pieds, déplaçant ses jambes
avec un effort inouï.
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DON JUAN – Je maintiens le mot « liturgie » !
L'agenouillement de l'amant devant l'amante est l'acte essentiel
de la liturgie amoureuse, mordieu !
MARTHE – Que dites-vous, Monsieur ?
DON JUAN – Il y a deux juges qui m'ont poussé à bout avec leurs
sacrilège, turpitude et liturgie !
Deux juges qui sont après moi ce matin...
MARTHE – Quels juges, Monsieur ? Il n'y a pas de juges ici. Vous avez
encore rêvé...
Doucement, Monsieur, doucement !...
Vous savez bien que marcher vous fatigue énormément...
DON JUAN – Je maintiens que le mot « liturgie », Mesdames, est le mot
juste ; l'agenouillement de l'amant devant l'amante est l'acte
essentiel de la liturgie amoureuse !
MARTHE – Monsieur ! Monsieur ! nous n'arriverons jamais au jardin si
vous vous agitez ainsi !...
NOIR MUSIQUE
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SCENE II
Don Juan revient soutenu par Pauline.
Pauline est jolie. Très jeune : seize dix-sept ans...
DON JUAN – Doucement, ma belle, doucement, ma petite Pauline...
Et puis, comme j'ai pour bâton de vieillesse, une jolie fille, je
serais enclin à ce que la promenade durât un peu plus... Aïe !...
PAULINE – Monsieur ! vous avez mal ?
DON JUAN – C'est cette jambe imbécile qui ne m'obéit plus... Et puis je
n'ose pas trop m'appuyer sur toi...
PAULINE – Mais au contraire, vous pouvez vous appuyer, Monsieur. Je
suis solide.
DON JUAN – Avec ta tante, la bonne Marthe, je n'ai pas de scrupule ! Elle,
elle me porte presque. Mais toi, tu es une petite fille fragile,
fluette, délicate, jolie comme une jacinthe des bois...
Ils sont arrivés au fauteuil. Don Juan s'y installe. Pauline s'assoit près de lui.
PAULINE – Quel livre avez-vous choisi, Monsieur ?
DON JUAN – Ronsard. (il lui tend le livre)
J'ai marqué la page avec un pétale de rose.
PAULINE – (elle ouvre le livre)
Ne viendra point le temps où, dessous les rameaux,
Au matin où l'aurore éveille toutes choses,
En un ciel bleu, tranquille, au caquet des oiseaux,
Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes ?
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Oh ! Monsieur !...
DON JUAN – Eh bien, quoi ?
PAULINE – Ma tante Marthe me l'a bien dit : si Monsieur te demande de
lire des choses de grivoiserie, tu lui rends ton tablier.
DON JUAN – Voici un amant qui demande quand il aura enfin droit à un
petit baiser « à lèvres demi-closes », et c'est grivois ?
PAULINE – Un chaste baiser ne veut pas de « lèvres demi-closes ».
DON JUAN – Ah ! bon ! et d'où tiens-tu cela petite mijaurée ? C'est un
galant qui t'a appris ce qu'étaient les lèvres closes, et les lèvres
demi-closes et les lèvres pas closes du tout ?
PAULINE – Monsieur, laissez-moi !
DON JUAN – Tu rougis, Pauline.
PAULINE – Ah ! bien oui, je rougis parce que vous êtes encore après moi
et à vous moquer !
DON JUAN – Tu le mérites. Tu n'es qu'une petite hypocrite. Pour ta
punition, tu vas me relire ces vers, et sans t'arrêter cette fois-ci
aux « lèvres demi-closes » !
Tu pleures ?...
PAULINE – Non, Monsieur ! Vous êtes bien trop content quand je pleure.
DON JUAN – Allons ! Lis ! et ne gâche pas les vers du bon Ronsard en
reniflant !
PAULINE – Ne viendra point le temps où, dessous les rameaux,
Au matin où l'aurore éveille toutes choses,
En un ciel bleu, tranquille, au caquet des oiseaux,
Je vous puisse baiser à lèvres demi-closes,
Et vous conter mon mal, et de mes bras jumeaux
Embrasser à souhait votre ivoire et vos roses ?
DON JUAN – Alors, que t'en semble, Pauline ?
PAULINE – Rien, Monsieur.
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DON JUAN – « Votre ivoire et vos roses »... Une femme n'est qu'ivoire et
roses, ma belle. Et toi-même, tu n'es qu'ivoire et roses...
(elle ferme le livre et se lève)
DON JUAN – Que fais-tu ?
PAULINE – Je m'en vais, Monsieur. La lecture est finie. Ma tante me l'a
bien dit : si Monsieur te câline, te sert de jolies phrases, en un
mot s'il s'amuse avec toi au joli cœur, tu rends ton tablier.
DON JUAN – Ah ! encore ce foutu tablier ! Pauline, attends ! Reste là !
PAULINE – Déjà que vous avez commencé avec votre jacinthe des bois,
à présent, c'est votre ivoire et vos roses !
DON JUAN – Ah ! l'avocat, tu vois comme Marthe a prévenu la gamine
contre moi !
L'AVOCAT – Monsieur, c'est bien normal.
DON JUAN – Tu trouves que c'est normal ? Je suis victime de ma
mauvaise réputation, voilà tout.
PAULINE – À qui parlez-vous, Monsieur ?
DON JUAN – À mon avocat.
PAULINE – À votre avocat ?
DON JUAN – Oui, c'est un tribunal ici. Trois juges, trois femmes sont après
moi. Deux féroces et une, fort charmante.
PAULINE – Je vais prévenir ma tante.
DON JUAN – Reste ici ! Tu crois que je délire ?
PAULINE – Marthe vous donnera un calmant.
DON JUAN – Viens là, sale peste !
PAULINE – Non, Monsieur.
DON JUAN – Immédiatement ! c'est un ordre !
PAULINE – Je n'ai pas d'ordre à recevoir de vous. Marthe est à votre
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service, à elle vous pouvez donner des ordres. Moi, je ne suis
pas à votre service. Je viens seulement vous rendre service en
lisant vos livres. C'est tout. Adieu, Monsieur.
Elle sort.
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SCENE III
DON JUAN – L'avocat, tu as vu comme elle m'a nargué, cette petite
insolente ? Ah ! que j'aimerais lui courir après, l'attraper, la
trousser et lui flanquer une bonne fessée ! Morbleu ! le joli petit cul
qu'elle doit avoir !
L'AVOCAT – La pauvre enfant ne mérite certes pas un tel traitement.
DON JUAN – Tais-toi, âne bâté ! As-tu déjà troussé et fessé une fille de cet
âge ?
L'AVOCAT – Non, Monsieur.
DON JUAN – Alors tu ne connais pas une des plus grandes joies de
l'existence. Surtout qu'à cet âge, ces donzelles sont friandes de
fessées. J'ai fessé un jour une jeune servante qui m'avait
manqué de respect. Ah ! comme après la correction, la petite
était amoureuse de moi !
L'AVOCAT – Monsieur, vos juges vous entendent. Il serait préférable de ne
pas parler de cet événement.
DON JUAN – Mes trois juges qui me jugent, ce matin...
La rouge est là, hein ? à ma droite ?...
(il se penche dans son fauteuil pour la voir)
C'est une vieille peau...
La noire, à ma gauche... Elle n'est plus très jeune non plus...
Ouais ! et la rose ?
L'AVOCAT – Elle est un peu plus jeune. Je pense qu'elle sera plus
accommodante. Sa voix est fort douce quand elle vous parle.
DON JUAN – C'est la juge du matin : une héliaste à la chevelure auréolée
par le soleil levant...
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L'AVOCAT -« Héliaste » ? Je n'entends pas ce mot, Monsieur.
DON JUAN – L'héliaste était un juge, à Athènes : ses audiences
commençaient au lever du soleil. Héliaste – hêlios, le soleil.
L'AVOCAT – Quel joli mot !
J. ROUGE – Don Juan, nous en étions à la Marquise Aimée de Sainte-
Forge...
DON JUAN – Nue... dépeignée... La plus grande beauté du monde. Et moi,
à genoux devant elle : acte essentiel de la liturgie amoureuse.
J. NOIRE – Deux nuits, donc.
DON JUAN – Elle était nue, l'exquise, et me cachait sa gorge,
Dans le fouillis de ses cheveux.
Ô ma belle Marquise Aimée de Sainte-Forge !
Je vous ai aimée deux nuits. Deux.
J. ROUGE – Qu'est-ce cela, s'il vous plaît ?
DON JUAN – Un quatrain. Deux alexandrins alternant avec deux octosyllabes.
Rimes féminines pour les alexandrins. Rimes masculines pour les
octosyllabes. Remarquez aussi la rime intérieur : exquise –
marquise.
J. ROSE – C'est votre beau souvenir de la Marquise qui vous a inspiré
ces vers remarquables ?
DON JUAN – Non, belle héliaste. C'est un quatrain écrit à l'époque où je connus
ma douce Aimée.
J. NOIRE – Vous avez une excellente mémoire, don Juan.
DON JUAN – Certes. Je me souviens de toutes les femmes avec lesquelles
j'ai fait l'amour et, pour chacune, du quatrain que j'ai composé.
J. ROUGE – Autant de femmes, autant de quatrains.
J. NOIRE – Ou l'inverse. De quoi remplir un recueil de poésie.
DON JUAN – Mais oui, mesdames mes Juges.
L'AVOCAT – Et ceci prouve que mon client a aimé. A aimé tendrement.
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Sincèrement. Totalement. L'accuser de légèreté serait une erreur.
Don Juan a aimé, certes, sans s'arrêter longuement à chaque amour,
mais en voulant, chaque fois, en garder le souvenir : j'en veux pour
preuve, ces quatrains encore en sa mémoire et qui honorent chacune
des femmes adorées.
Marthe arrive en portant un bol.
MARTHE – Monsieur, votre bouillon.
J. ROUGE – Votre servante, don Juan, n'aurait-elle pas pu attendre la fin
de l'audience ?
J. NOIRE – C'est se moquer de ce tribunal !
J. ROSE – L'accusé a besoin de reprendre des forces. Je suggère une
suspension d'audience.
MARTHE – J'y ai mis dedans un petit calmant, Monsieur. Pauline m'a dit
que vous étiez bien énervé.
DON JUAN – Oui. Ta Pauline m'a énervé. C'est une petite sotte.
MARTHE – Monsieur, j'ai dû consoler ma pauvre Pauline.
(don Juan boit à petites gorgées)
Vous avez été encore bien dur avec elle.
(il boit)
Elle a beaucoup pleuré.
(il boit)
Vous la choquez en l'obligeant à lire des grivoiseries,
(il boit)
Vous la heurtez encore en la traitant comme une demoiselle à
qui on débite des sornettes,
(il boit)
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Ce n'est pas bien, Monsieur. La pauvre enfant vous aime bien...
(il boit)
Elle veut bien être votre lectrice. Mais vous la faites souffrir.
(Il a fini son bol ; il le donne à Marthe)
DON JUAN – Oui ? qu'est-ce que tu disais, Marthe ?
MARTHE – Oh ! Monsieur, vous avez bien entendu ce que j'ai dit ! Mais
vous vous moquez de moi, comme vous vous moquez de Pauline !
DON JUAN – Ta Pauline est une enfant gâtée. Elle joue la comédie. Et j'ai
un témoin : hein, l'avocat, que je n'ai pas brimé la
demoiselle ?
L'AVOCAT – Elle ne comprend pas vos plaisanteries, Monsieur.
DON JUAN – Voilà, Marthe. Pauline ne comprend pas mes plaisanteries, mon
avocat est bien d'accord avec moi.
MARTHE – Ah ! votre avocat ! voici que vous délirez encore !
J'aurais dû mettre plus de médecine dans votre bouillon.
DON JUAN – Au diable ta médecine ! Tu diras à ta nièce qu'elle a été insolente
et que j'attends des excuses.
MARTHE – Ah ! Monsieur ! Vous êtes trop dur avec Pauline...
(elle sort)
DON JUAN – Des excuses ! J'attends des excuses !
J. ROUGE – Nous avons à présent à envisager le cas de la Martine. Servante
chez Monsieur le Curé de Pougue-les-Eaux.
J. NOIRE – La Martine était alors âgée de dix-sept ans.
J. ROUGE – Combien de nuits, don Juan, avec ladite Martine ?
DON JUAN – Quatre. Il fallait bien quatre nuits.
J. NOIRE – Que voulez-vous dire ?
DON JUAN – La malheureuse était toute pétrie de bondieuserie. Elle
portait un cilice ! Elle passait ses nuits en prière.
J. ROUGE – Monsieur le Curé de Pougue-les-Eaux préparait cette âme à
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la vie contemplative.
DON JUAN – Je l'ai empêché d'emprisonner cette belle fille dans un couvent.
J. ROSE – Nous savons que la Martine a quitté le service du curé, nous
savons aussi qu'elle a eu nombre d'amoureux et qu'elle a fini
par épouser un vicomte. Aujourd'hui c'est une dame. Elle reçoit
sans son salon tous les mercredis, les hommes de lettres et les
savants du comté. Mais jamais d'ecclésiastiques.
DON JUAN – Ma petite Martine au village de Pougue,
Je vous ai, je crois bien, un peu sauvée des eaux.
En vous mettant au cœur cette amoureuse fougue,
Qui fait rire l'aurore et chanter les oiseaux.
J. ROSE – C'est le quatrain pour Martine ?
DON JUAN – Oui, belle héliaste compagne de l'aurore !
J. ROUGE – Don Juan, vous écrivez un quatrain pour une marquise et après
ça, un quatrain de même facture pour une servante ?
DON JUAN – Oui. Bien sûr.
J. NOIRE – Et devant cette servante, vous aviez le même agenouillement, je
suppose, que devant la marquise ?
DON JUAN – Mais oui. Bien sûr.
J. ROUGE – Vous ne respectez pas la religion et vous ne respectez pas non
plus votre état, don Juan !
J. NOIRE – Noblesse oblige.
DON JUAN – La femme que l'on aime n'est ni marquise ni servante ; elle est la
femme que l'on aime.
L'AVOCAT – Monsieur... avec votre permission...
DON JUAN – Tu as ma permission.
L'AVOCAT – J'ajouterai, pour éclairer le tribunal, que dans une chambre,
quand la femme est là, nue et dépeignée, les habits qui gisent
sur le sol ne signifient plus rien, qu'ils soient de toile ou de soie.
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DON JUAN – Mais voici qui est joliment dit, Maître !
J. ROUGE – Don Juan, toute femme est, pour vous, un objet de conquête.
Vous n'êtes qu'un conquérant.
J. NOIRE - « Conquérant », je ne crois pas, le mot est trop noble. Don Juan,
vous êtes un chasseur. Et votre gibier, c'est la femme. Ce que nous
analysons ici, c'est votre tableau de chasse.
DON JUAN – Conquérant ?... Chasseur ?... Ah ! foutre non, Mesdames ! Belle
héliaste, je ne m'adresse pas à vous...
Non, je n'ai jamais conquis de femme !
Mesdames, vous n'y êtes pas !
J'ai aimé, moi, bon Dieu ! J'ai aimé ! Je les ai toutes aimées ! Le
temps d'une nuit ou de quelques nuits, certes, mais mon amour en
était d'autant plus fort. Qu'est-ce que l'amour qui dure, Mesdames ?
C'est un amour qui se dilue dans le temps.
Moi, j'ai voulu l'amour feu d'artifice d'un soir. L'amour éblouissant.
L'amour unique. L'amour d'un instant.
Quoi de plus beau que l'instant, Mesdames ? Et rien de plus grand
que ce qui va nous échapper. L'éphémère. Rien de plus infini que
l'éphémère !
L'AVOCAT – Ah ! Monsieur, comme c'est beau !
J. ROSE – Il y a dans l'éphémère quelque chose de très beau et de très
grand, comme vous l'avez dit, don Juan, mais aussi une profonde
tristesse.
DON JUAN – Oui, Madame. L'éphémère oblige à la passion mais la trame
de la vie est composée d'un long chagrin.
J. ROUGE – Nous n'avons que faire de ces considérations philosophiques !
J. NOIRE – On cherche à égarer le tribunal !
Don Juan s'assoupit dans son fauteuil.
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J. ROSE – Don Juan s'assoupit, Mesdames. Je demande une suspension
d'audience.
J. ROUGE – Encore !
J. ROSE – L'accusé a besoin de se reposer.
J. NOIRE – Encore !
J. ROSE – Il faut ménager don Juan, Mesdames.
La juge (l'héliaste) est allée près du fauteuil.
Elle couvre don Juan endormi avec un plaid.
NOIR MUSIQUE
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SCENE IV
Don Juan dort dans son fauteuil.
J. ROUGE – Don Juan !...
J. NOIRE – Don Juan !...
J. ROSE – Maître, réveillez-le doucement.
L'AVOCAT – Monsieur !... Monsieur !... L'audience reprend.
DON JUAN – Oui, je crois que je me suis un peu assoupi...
J. ROUGE – Parlons à présent de Madame Elvire.
J. NOIRE – Elvire : combien de nuits ?
DON JUAN – Une nuit. Elvire était une grande dame et une grande sotte. Elle
réclamait un amour durable. Un bel embourgeoisement d'amour.
J'ai essayé de lui expliquer l'infini de l'éphémère. Peine perdue. Ce
fut le drame. Molière s'est servi de l'affaire. Il m'a donné le mauvais
rôle : le rôle du fourbe.
Mais je pardonne à Molière.
J. ROUGE – Vous n'avez pas été fourbe en cette affaire ?
DON JUAN – Non. Je fus sincère. Je n'ai pas caché à Elvire que notre amour
était condamné.
J. NOIRE – Après une nuit !
DON JUAN – Mais oui.
L'AVOCAT – Comme l'atteste ce quatrain composé pour Elvire. Et qui atteste
de la sincérité de mon client. Cette pièce figure au dossier. Puis-je
le lire, Monsieur ?
DON JUAN – Lis donc, avocat...
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L'avocat lit le quatrain bien maladroitement.
L'AVOCAT – Elvire, voulez-vous que l'amour s'embourgeoise ?
Je pars, gardant au cœur, de vous, le souvenir.
Comme Ulysse quitta la divine Ogygeoise.
Elvire, plus jamais, vous ne pourrez vieillir.
DON JUAN – Morbleu ! Béotien ! comment lis-tu mes vers ? On ne dit pas
« comme Ulyss'quitta » mais : comme Ulysse quitta ; on ne dit
pas « Elvir'plus jamais » mais : Elvire plus jamais.
Écoute...
Elvire, voulez-vous que l'amour s'embourgeoise ?
Je pars, gardant au cœur, de vous, le souvenir.
Comme Ulysse quitta la divine Ogygeoise.
Elvire, plus jamais, vous ne pourrez vieillir.
L'AVOCAT – Pardonnez-moi, Monsieur. Je ne me hasarderai plus à lire vos
quatrains.
J. ROUGE – « La divine Ogygeoise », qui est cette dame, don Juan ?
DON JUAN – C'est Calypso, la divine Ogygeoise. Elle retenait Ulysse
prisonnier dans l'île d'Ogygie. Ulysse faisait l'amour avec une
déesse. Une immortelle ! Et pourtant Ulysse l'a quittée pour
rejoindre Pénélope. Une mortelle. Ulysse a choisi l'éphémère.
J. NOIRE – Ah ! encore cette notion d'éphémère !
J. ROUGE – Encore de la philosophie !
L'AVOCAT – Je peux répondre, Monsieur ?
DON JUAN – Si tu veux. Mais tu as peu de chance de faire entendre quelque
chose à ces deux gourdes.
L'AVOCAT – Ce n'est pas faire affront au tribunal, je pense, que rappeler
ce que mon client a dit de l'éphémère. L'éphémère est, par
définition, ce qui ne dure pas. Aussi l'éphémère rend-il ce qu'il
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anime, extrêmement précieux. L'amour éphémère atteint alors une
force inouïe. Plus le laps de temps est limité, plus la densité de
l'amour s'accroît. C'est comme une loi physique.
C'est ce que mon client a cherché toute sa vie : la densité de
l'amour.
Comprenez bien, Mesdames, que vous jugez un artiste de
l'éphémère. Un maître de l'instant. Un poète qui sur l'eau qui court,
écrit ses « je vous aime ».
DON JUAN – Bravo, l'avocat ! L'éphémère t'inspire...
MARTHE – Monsieur, j'ai oublié de changer l'eau de vos fleurs.
J. ROUGE – On ne change pas l'eau des fleurs en pleine audience.
J. NOIRE – C'est incroyable ! le sans-gêne de ces gens !
J. ROSE – Ce ne sera pas un grand dérangement...
DON JUAN – Et Pauline, quand la verrai-je ?
MARTHE – Elle est au village. Elle aide pour le catéchisme.
DON JUAN – Oh ! la bonne petite bigote !
MARTHE – (elle emporte les fleurs)
Allez, Pauline est une brave fille.
DON JUAN – J'attends des excuses !... (Marthe sort)
J. ROUGE – Il est intolérable, don Juan, que vous nous fassiez lanterner
pour des affaires domestiques !
J. NOIRE – Ah ! non ! on se moque du tribunal !
J. ROUGE – On bafoue la justice !
J. NOIRE – Ce jugement devient une pantalonnade !
MARTHE – (elle revient avec les fleurs)
Pauline est revenue du village, Monsieur.
DON JUAN – Dis-lui que je l'attends.
MARTHE – Je peux toujours lui dire...
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J. ROUGE – Ah ! non ! c'en est trop !
J. NOIRE – Marthe, les fleurs pouvaient attendre !
DON JUAN – Tu enfermeras Pauline à la cave si elle refuse de venir me
présenter des excuses.
MARTHE – Non, Monsieur. (elle sort)
J. ROUGE – Mais c'est Marthe, don Juan, qu'il faudrait enfermer à la
cave !
J. NOIRE – Mais que faites-vous, don Juan ?
(il s'est levé)
DON JUAN – Je vais me dégourdir les jambes...
J. ROUGE – Mais nous n'avons pas encore fini !
DON JUAN – Finissez sans moi !
Se dégourdir les jambes !... comme cette expression est jolie !...
Mais moi, je ne dégourdis plus rien. Tu vois, l'avocat, mes jambes
sont des pattes en plomb. Don Juan est devenu aussi lourd, aussi
grotesque que la statue du Commandeur de Monsieur Molière !
Il commence à marcher un peu, soutenu par l'avocat.
Il imite le Commandeur :
Don Juan, je vous invite à venir demain matin souper avec moi. En
aurez-vous le courage ?
MARTHE – (survenant)
Ah ! Monsieur ! Jésus Marie ! vous vous êtes levé tout seul !
(Elle se précipite et prend la place de l'avocat)
DON JUAN – Je ne me suis pas levé tout seul. Mon avocat m'a aidé.
MARTHE – Cessez de rêver, Monsieur ! Et appuyez-vous bien sur moi.
DON JUAN – Oui, que je sente ton bon gros sein, là, tout contre moi. Car
tu as des seins somptueux, Marthe !
- 24 -
MARTHE – Monsieur, taisez-vous !
DON JUAN – Où es-tu, l'avocat ?
L'AVOCAT – Là, derrière vous, Monsieur.
DON JUAN – Viens là. Je veux te montrer mon jardin.
MARTHE – Réveillez-vous, Monsieur ! Il n'y a pas d'avocat céans !
DON JUAN – Viens là que je m'appuie sur toi, avocat céans. Je n'aurai pas
besoin de canne.
(Il la donne à Marthe)
MARTHE – Monsieur ! que faites-vous ? Pourquoi vous passer de votre
canne ?
DON JUAN – Ne vois-tu pas, vieille bête, que je marche mieux sans
canne ?
En effet, il marche mieux, puisqu'il est soutenu de chaque côté.
MUSIQUE NOIR
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SCENE V
Don Juan revient soutenu par Pauline et son avocat.
Pauline est muette.
Ils vont jusqu'au fauteuil où don Juan s'installe. Pauline lui met le plaid sur ses
genoux.
DON JUAN – Merci, Pauline.
PAULINE – Ma tante m'a dit que je devais m'excuser.
DON JUAN – Oui, ma fille.
PAULINE – Je ne m'excuserai pas, Monsieur.
DON JUAN – Ah ! bon, mademoiselle n'est pas à mon service, mais me rend
seulement service, mademoiselle m'insulte, mademoiselle fait un
caprice, mais mademoiselle refuse de demander pardon !
PAULINE – Vous savez bien que tout cela est faux !
DON JUAN – Assieds-toi. Prends le livre et lis... J'ai marqué la page avec
une corne.
PAULINE – Il ne faut pas corner les pages de vos livres, Monsieur. Cela
les abîme.
DON JUAN – Et si je veux, moi, corner les pages de mes livres ! Lis !...
PAULINE - « Chanson - Anonyme »
Qu'une colombe, à tire d'aile,
Ait engrossé une pucelle :
Je ne crois pas à cela, la la la la – la la la la !
DON JUAN – Tu vois qui est cette colombe et qui est cette pucelle ?
PAULINE – C'est le Saint Esprit et la Vierge Marie.
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DON JUAN – Bien. Continue.
PAULINE – Qu'on ressuscite des morts
Avec un tout autre corps,
Je ne crois pas à cela, la la la la – la la la la !
DON JUAN – Tu comprends ?
PAULINE – Saint Paul a dit que nous ressusciterons avec un corps
spirituel.
DON JUAN – Bien. Continue.
PAULINE – Quand on met un pauvre bougre
Dans un trou, il devient poudre
Poudre et rien d'autre que ça, la la la la – la la la la !
DON JUAN – Alors ?
PAULINE – C'est une chanson de mécréant, cette chanson.
DON JUAN – Et ce mécréant est resté anonyme parce qu'il risquait sa peau
en écrivant cette chanson !
Il risquait d'avoir la langue arrachée pour blasphème et d'être
ensuite brûlé vif sur un bûcher !
Voici les crimes de ton Église, Pauline !
PAULINE – Non, Monsieur. C'est le pouvoir du Roi et les juges qui
condamnent au bûcher. Mon Église est amour. Et Dieu pardonne
toujours quand le pécheur se repent.
DON JUAN – Ah ! les lâches ! ah ! les tartufes ! ils sont toujours en train
de s'en laver les mains ! Ton Église est criminelle, Pauline ! C'est
l'alliance du goupillon et du bûcher !
PAULINE – Non, Monsieur.
DON JUAN – Morbleu ! L'auteur de cette chanson s'il avait été découvert,
n'aurait-il pas été condamné pour sacrilège ?
PAULINE – Bien sûr, Monsieur.
DON JUAN – Et le sacrilège n'est-il pas un crime contre la chose sacrée ?
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Contre l'Église ?
PAULINE – Bien sûr, Monsieur.
DON JUAN – Alors tu vois bien...
PAULINE – Alors mon Église est amour et Dieu pardonne toujours.
DON JUAN – Morbleu ! fiche-moi le camp ! Petite entêtée ! Dehors ! petite
pisseuse ! tu n'es qu'une sale bigote !
(Pauline se sauve)
L'AVOCAT – Monsieur vous êtes véritablement en colère ?
DON JUAN – Morbleu ! oui, je suis en colère !
L'AVOCAT – Cette enfant vous a répondu avec beaucoup de finesse et
d'intelligence.
DON JUAN – De rouerie, tu veux dire. Et on sent combien les prêtres l'ont
formée et lui ont mis le vice de la religion dans la peau !
J. ROSE – Vous avez tort, don Juan. Cette enfant est fort attachante.
DON JUAN – Ah ! vous aussi, héliaste de mon cœur ! Je vous baise les mains,
mais vous vous êtes laissé prendre aux mines de cette bigote en
herbe !
J. ROUGE – Peut-on reprendre l'audience ?
J. NOIRE – Si toutefois cela ne vous dérange pas trop, don Juan...
J. ROUGE – Parlons de la demoiselle Salomé.
J. NOIRE – Elle venait d'épouser le baron Deblot de la Mouillie.
DON JUAN – Deblot de la Mouillie... un abominable scélérat.
J. ROUGE – Vous avez fui avec Madame Salomé Deblot de la Mouillie,
car le mariage venait d'avoir lieu...
J. NOIRE – Vous avez fui avec cette dame jusqu'à La Rochelle...
J. ROUGE – Où là, la dame s'est embarquée pour les Amériques.
DON JUAN – Sur une jolie frégate à la coque noire, relevée d'un mince
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liseré doré... La figure de proue était une naïade offrant ses seins au vent
du large...
J. NOIRE – Passons, don Juan...
J. ROUGE – Enfin cette femme était mariée ! Qui vous donnait le droit de
briser ce lien sacré ?
DON JUAN – Avez-vous entendu parler du baron Deblot de la Mouillie,
Mesdames ?... Non ?...
Salomé sortait de son couvent. Elle ignorait tout. Tout de l'amour.
Cela semble ahurissant, mais la plupart de nos filles sont élevées
ainsi.
Le soir des noces, notre baron entreprend donc de dépuceler son
épouse. Son bien. Sa chose.
Salomé se débat, hurle, terrifiée par la torture incongrue que veut
lui faire subir son époux.
Le baron appelle à la rescousse deux valets afin que ceux-ci lui
maintiennent la mariée. Mais malgré l'aide des valets, le baron
n'arrive pas à ses fins. Alors il ordonne à l'un des deux sacripants de
violer son épouse. Le deuxième valet reçoit le même ordre. Cela
vous apprendra, Madame, à vous refuser au devoir conjugal !
Il ne vous semble pas, Mesdames, que ce baron Deblot de la
Mouillie était un triste sire ?
J. ROUGE – Nos filles parfois sont bien ignorantes, cela est vrai.
J. NOIRE – C'est un manque d'éducation que nous devons déplorer.
J. ROUGE – Mais en aucun cas, don Juan, vous n'aviez le droit d'intervenir !
J. ROSE – Toute de même, Mesdames...
J. ROUGE – Ah ! non, chère amie, ne recommencez pas à défendre l'accusé. Il
a un avocat.
J. NOIRE – Combien de nuits passâtes-vous, don Juan, avec cette Salomé,
après l'avoir enlevée à son époux ?
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DON JUAN – Aucune. Croyez-vous que cette malheureuse fille avait encore
envie de coucher avec un homme ?
Salomé, mon enfant, allez aux Amériques,
Allez chercher l'amour auprès des Iroquois.
Ces sauvages sont moins sauvages, croyez-moi,
Que votre baron, ce salaud cynique.
Petit quatrain pour Salomé.
J. ROUGE – Cette affaire est grave, don Juan.
J. NOIRE – Vous ne pouvez pas vous moquer de la morale et bafouer le
sacrement du mariage.
J. ROSE – Je n'ai pas à défendre l'accusé, vous avez raison, mais en cette
affaire, nous devons considérer que le baron Deblot a eu une
conduite criminelle.
DON JUAN – Madame... ma belle héliaste, juge de l'aurore, laissez-les dire...
J. ROSE – Mais elles vont vous condamner.
DON JUAN – Je le suis déjà.
Je suis là, condamné à rester le cul collé dans mon fauteuil.
Condamné à avoir les cheveux blancs, une gueule défaite, burinée,
marquée, ravagée par le temps ; condamné quand je me lève à
marcher avec des bottes de plomb.
Ah ! la fin de don Juan, chez Molière, quelle fin superbe ! Don
Juan défie le Seigneur et le Seigneur le foudroie ! C'est grand,
c'est beau, c'est effrayant à souhait : « Un feu invisible me brûle ! Et
tout mon corps devient un brasier ardent !... »
Ah ! finir ainsi !... Mais Dieu me châtie autrement. Je n'ai pas
droit à la foudre, mais à la vieillesse ; et je crève là, comme
n'importe quel autre petit vieux. Dans ce fauteuil. Ma
condamnation, Madame, c'est ce foutu fauteuil !
C'est ce qu'on appelle l'humour de Dieu. Une vacherie divine.
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Don Juan, fatigué, se laisse aller dans son fauteuil et ferme les yeux.
L'AVOCAT – Mon client doit se reposer, Mesdames.
Je demande une suspension d'audience.
J. ROSE – Elle est accordée.
J. ROUGE – C'est une décision qui doit être prise à l'unanimité des juges.
J. NOIRE – Sans précipitation.
J. ROSE – Un peu d'humanité, un peu de compassion, Mesdames, s'il vous
plaît.
Don Juan dort.
NOIR MUSIQUE
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SCENE VI
Don Juan dort. Marthe vient et lui remet son plaid.
Il se réveille.
DON JUAN – Marthe ! cesse de me mignoter comme un petit enfant !
Où est Pauline ?
MARTHE – Dans ma cuisine. Elle m'aide à préparer le repas.
DON JUAN – Tu lui demanderas de venir me lire quelque livre.
MARTHE – Elle m'a dit que vous étiez bien fâché contre elle.
DON JUAN – Va, je lui pardonne. Je me suis énervé. Les vieux malades sont
toujours irascibles.
(Marthe sort)
Don Juan choisit parmi les livres.
Il feuillette un ouvrage et marque une page avec une fleur de son bouquet.
Pauline arrive.
DON JUAN – Assieds-toi. Tiens. C'est encore du Ronsard.
PAULINE – Vous n'êtes plus fâché, Monsieur ?
DON JUAN – Si ! je le suis encore ! Quand une cagote vient me dire que son
Église n'est pas responsable des crimes de son Église !
…
Qu'attends-tu pour lire ?
PAULINE – Mignonne, allons voir si la rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
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A point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil...
DON JUAN – N'est-il pas bien frais et bien gentil ce poème ?
PAULINE – Si fait, Monsieur.
DON JUAN – Il y a pourtant quelque chose qui me choque... As-tu bien lu ?...
Montre-moi le livre... Passe-moi mes bésicles...
Eh oui : « Mignonne, allons voir si la rose... »
Ces imprimeurs ! Ce sont des niais ! Ronsard n'a pas écrit :
Mignonne allons voir si la rose, mais : Mignonne, allons voir si ta
rose. J'ai une autre édition où cette faute n'est pas faite.
Relis-moi ce poème, Pauline, en le corrigeant. Il faut respecter
le texte de Ronsard.
PAULINE – Mignonne, allons voir si ta rose
Qui ce matin avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil,
A point perdu cette vesprée,
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint...
Pauline s'arrête parce qu'elle voit que don Juan s'amuse beaucoup.
Il jubile. Il rit.
DON JUAN – N'est-ce pas encore plus frais et plus joli comme cela, ma
Pauline ? Mignonne allons voir si TA rose, si ta fleur, ta fleur
déclose, entrouverte... allons voir si TA rose n'a pas perdu ses
plis... allons voir si ton gentil conin a toujours son teint de rose...
PAULINE – Oui, vous pouvez rire de moi ! Je suis une sotte. Vous changez un
mot et moi je ne vois pas que c'est un piège pour m'obliger à lire
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une grivoiserie.
Mais c'est la dernière fois ! Vous trouverez une autre lectrice !
DON JUAN – Tu me rends ton tablier, petite fille ?
PAULINE – Oui, Monsieur.
DON JUAN – Allons, ne sois pas fâchée ! Je suis un vieil infirme et si tu savais
comme rire un peu me fait du bien !
PAULINE – Rire à mes dépens.
DON JUAN – Eh oui ! Je t'avais préparé cette petite farce...
Mais veux-tu que nous signions la paix ? Je te propose un
accommodement.
PAULINE – Un accommodement qui sera encore un piège, une farce, un
moyen de m'humilier.
DON JUAN – Non, Pauline. Parole de gentilhomme. Tu oserais douter de
ma parole ?
PAULINE – Non, Monsieur.
DON JUAN – Alors voici : pour notre prochaine lecture, c'est toi qui choisiras le
livre et le texte que tu me liras.
PAULINE – Bien vrai ? Je pourrai choisir ce que je veux ?
DON JUAN – Et j'aurai la surprise de t'entendre me lire ce que tu auras choisi.
PAULINE – Bien, Monsieur. Je signe la paix et d'accord pour votre
accommodement. Je cours raconter tout ça à ma tante. Je lui
conterai aussi votre farce avec « ta rose » à la place de « la rose ».
(Elle se sauve)
J. ROUGE – Don Juan avez-vous fini ?
J. NOIRE – Pouvons-nous reprendre l'audience ?
J. ROUGE – Julie Delambre.
J. NOIRE – Julie Delambre était la nièce du comte de la Tournelle.
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J. ROUGE – Le comte n'ayant pas d'enfant, Mademoiselle Julie Delambre
était un fort beau parti.
J. NOIRE – Mais on note qu'il n'y avait aucun prétendant.
DON JUAN – Et pour cause !
J. ROUGE – Expliquez-vous, don Juan.
DON JUAN – Julie était fort laide, Mesdames. Myope, bossue, claudicante ; un
visage grêlé de petite vérole... Elle traînait dans sa hotte toutes les
disgrâces du monde.
J. ROUGE – Pourtant vous la dévergondâtes.
J. NOIRE – Pour l'héritage, cela va de soi. Le comte était vieux et malade.
DON JUAN – L'héritage ? Diable ! ai-je épousé Julie ?
J. ROUGE – Enfin, pourquoi cette femme, don Juan ?
J. NOIRE – Pourquoi ce laideron à votre tableau de chasse ?
DON JUAN – Parce que ce laideron était tout de même une femme.
J. ROUGE – Combien de nuits ?
DON JUAN – Aucune. Mais un bel après-midi de printemps.
Je m'étais entretenu avec Julie. Elle se moquait bien d'être une
riche héritière. Elle rêvait seulement d'être un peu moins laide.
Elle aurait tout donné pour n'être qu'une simple bergère. Cela
m'avait attendri. Oui, j'ai l'amour qui me vient facilement au cœur.
J'ai aimé Julie, Mesdames, cet après-midi-là.
Oh ! non, Julie, ce ne fut pas dans une chambre
Que nous fîmes l'amour, mais parmi les jonquilles,
Dans un pré, au printemps, comme une simple fille,
Une simple bergère, ô ma Julie Delambre !
J. NOIRE – Don Juan, il est difficile de vous comprendre.
J. ROSE – Il faut pourtant que notre tribunal comprenne le cas de don Juan :
« J'ai l'amour qui me vient facilement au cœur », nous a-t-il dit.
Attendri par cette malheureuse Julie, qui est fort disgrâciée, il lui a
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offert un amour de bergère.
J. ROUGE – Et alors ?
J. NOIRE – Cette idylle bucolique est incompréhensible.
J. ROSE – Mesdames, cette idylle bucolique prouve que don Juan est un
homme de cœur.
L'AVOCAT – Mesdames, vous portez la robe rouge de la justice rigoureuse
et la robe noire de la morale austère. Mais vous avez déjà jugé
don Juan avant de l'entendre. Pour vous, c'est un être vil, un
libertin, un séducteur. Et vous vous entêtez à salir encore don
Juan.
Vous refusez de voir en lui un homme de cœur, un homme d'amour,
un homme d'honneur.
Pourquoi ce parti pris ?
Parce que vous êtes au service d'une certaine morale, Mesdames.
Pour comprendre don Juan, il faudrait que vous échappassiez à
votre morale qui vous couvre de sa chape de plomb. Pour
comprendre don Juan, il faudrait que vous comprissiez cette petite
phrase :
« Julie était tout de même une femme. »
Car c'est cela l'honneur de don Juan.
Pour comprendre don Juan, il faudrait que vous fussiez émues
par cette passion brusque et éphémère pour une femme laide.
Car c'est cela l'amour de don Juan.
La juge en robe rose et don Juan applaudissent.
Les deux autres juges, furieuses, quittent le tribunal.
Musique...
Don Juan se lève – il marche normalement -, il s'approche de la juge et l'invite à
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danser.
Ils dansent tous les deux.
NOIR LA MUSIQUE CONTINUE...
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SCENE VII
Don Juan est dans son fauteuil.
Marthe arrive avec un plateau.
DON JUAN – Ah ! j'ai dormi, Marthe, et j'ai rêvé... C'était merveilleux : je
dansais avec ma belle héliaste, tu sais, celle qui a de l'aurore dans
ses cheveux... Je dansais ! Marthe ! Je dansais !...
MARTHE – Allons, Monsieur, pensez à présent à me goûter ce cuissot de
chevreuil aux chanterelles... Et ça, ce n'est pas un rêve !...
DON JUAN – Je n'ai guère faim, ma bonne Marthe.
MARTHE – Pas faim ! pour un cuissot de chevreuil aux chanterelles !
Elle place le plateau devant don Juan sur les deux accoudoirs du fauteuil.
Et avec ce petit bourgogne, Monsieur ! De derrière vos fagots.
Pour le dessert je vous ai préparé une tarte aux myrtilles.
(Elle sort)
DON JUAN – L'avocat, je t'invite. Sers-toi. Viens m'aider...
Ils mangent. Don Juan assez peu. L'avocat, lui, a un fort bel appétit.
DON JUAN – (Il remplit son verre de bourgogne et l'offre à l'avocat)
À votre santé, Maître !
L'AVOCAT – Et vous, Monsieur ?
DON JUAN – Moi, le bourgogne me casse la tête et m'endort.
Alors tu crois que je suis un homme d'honneur ?
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L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur.
DON JUAN – Ta dernière plaidoirie était fort belle.
L'AVOCAT – J'ai appris à vous connaître, Monsieur.
Au début je croyais votre cause indéfendable. Et don Juan était
pour moi un méchant homme.
DON JUAN – Un méchant homme...
L'AVOCAT – C'est ainsi que les gens vous voient et vous jugent. Mais après ce
procès, les gens vont comprendre et vous serez réhabilité.
DON JUAN - (Il sert l'avocat)
Alors bois à ma réhabilitation !
L'AVOCAT – À votre réhabilitation !... « Julie était tout de même une femme » :
voici une petite phrase qui vous est à décharge, Monsieur.
DON JUAN – (Il le sert encore)
Alors bois à Julie !
L'AVOCAT – À Julie !
DON JUAN – Je n'aime pas qu'une femme soit laide. Dieu n'aime pas la femme.
Depuis Eve, il la poursuit de sa vindicte, mais quand en plus, il la
sabote, alors là, je dis à Dieu que c'est la pire des infamies ! Oui,
Maître, je le dis à Dieu, moi, don Juan ! Et pour protester contre
cette infamie, je couche avec la fille laide !
(Il sert l'avocat)
À la santé de la fille laide !
L'AVOCAT - À la santé de la fille laide !... Ah ! Monsieur, votre bourgogne
me tourne la tête !
DON JUAN – Attends... que j'y goûte... (Il boit à la bouteille)
Çà, il n'est pas mauvais...
J. ROUGE – Don Juan !... Il nous faut à présent envisager le cas de...
J. NOIRE – Elle s'appelait Finette...
DON JUAN – Pas le temps, Mesdames ! Repassez plus tard ! Mais à la santé du
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tribunal !
L'AVOCAT - À la santé du tribunal !... Repassez plus tard !
Ils rient tous les deux. L'avocat boit encore.
DON JUAN – Il est un temps pour juger et un temps pour boire, a dit
l'Ecclésiaste.
L'AVOCAT – Oui, il est un temps pour... boire... et il est un temps pour... un
temps pour... c'est l'Ecclésiaste qui l'a dit... alors... Bon Dieu,
Monsieur, je suis complètement soûl !
(Mais il boit encore)
À Julie qui était tout de même une femme !
MARTHE – (Elle apporte la tarte aux myrtilles)
Ah ! Monsieur, vous avez presque tout mangé ! Que je suis
contente !
L'AVOCAT – C'était extra, Marthe !... Et le bourgogne, extra aussi...
MARTHE – Et vous avez fini la bouteille ?... Ah ! Monsieur, là, ce n'est pas
sérieux ! Comment vous sentez-vous ? Vous allez dormir...
L'AVOCAT – À la santé de Marthe !
MARTHE – Je vous mets la tarte ici, vous y goûterez tout à l'heure...
Marthe emmène le plateau et sort.
DON JUAN – Dis, l'avocat, tu veux que je lui dise d'apporter une autre
bouteille ?
L'avocat est effondré, assis par terre, jambes écartées, à côté du fauteuil de Don
Juan.
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J. ROUGE – Don Juan ! Finette était une enfant...
J. NOIRE – Elle n'avait que quinze ans...
DON JUAN – Mesdames, halte là ! mon avocat et moi nous ne sommes pas
en état de continuer...
J. ROUGE – Mais don Juan...
DON JUAN – Ta ta ta ! regardez-le, il a besoin de se reposer un peu. Et moi
aussi.
J. NOIRE – Mais c'est insupportable !
J. ROSE – Il est de fait que l'avocat de don Juan ne peut assurer la défense
de don Juan. La loi prévoit dans ce cas une suspension d'audience.
DON JUAN – Merci, grand merci, héliaste de mon cœur...
NOIR MUSIQUE
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SCENE VIII
DON JUAN – Tu as choisi ta lecture ?
PAULINE – Oui, Monsieur.
DON JUAN – Qu'est-ce que ce livre ?
PAULINE – C'est le catéchisme, Monsieur. Qu'est-ce que Dieu ?
DON JUAN – Ce sont les questions-réponses du catéchisme ?
PAULINE – Oui, Monsieur. Auriez-vous oublié les réponses ? Qu'est-ce
que Dieu ?...
DON JUAN – Dieu ?... Dieu est un grand pantin dont les princes de l'Église
tirent les ficelles afin d'abrutir le pauvre monde.
PAULINE – Non, Monsieur. Dieu est un esprit, parfait, éternel, et créateur
de toutes choses.
Répétez, s'il vous plaît...
DON JUAN – Que je répète ?
PAULINE – Oui. Comme les enfants du catéchisme. Dieu est un esprit...
DON JUAN – Dieu est un esprit, parfait, éternel, et créateur de toutes choses.
PAULINE – C'est bien. Autre question : que pouvons-nous savoir de Dieu
par notre seule raison ?
DON JUAN – Par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu est un
pantin dont les princes de l'Église tirent les ficelles afin d'abrutir le
pauvre monde.
PAULINE – Non, Monsieur. Par notre seule raison nous pouvons savoir
que Dieu existe. Répétez, s'il vous plaît...
DON JUAN – Pauline, cela suffit !
PAULINE – Vous m'avez donné votre parole de gentilhomme.
DON JUAN – Ma parole, oui, que j'écouterai calmement, mais là, tu
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m'obliges à répéter des inepties !
PAULINE – S'il vous plaît, Monsieur, pour me faire plaisir.
Répétez... Vous avez été bien souvent méchant avec moi, vous
me devez bien ça... Par notre seule raison...
DON JUAN – Par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu existe.
Morbleu ! qu'est-ce que je suis en train de dire, moi ?
PAULINE – (elle s'amuse beaucoup)
Monsieur, vous ressemblez à un diable tombé dans un bénitier.
Autre question : qu'est-ce que l'homme ?
DON JUAN – Ah ! non, Pauline ! je n'en puis plus ! Je demande grâce. Et
puis, je suis fatigué...
PAULINE – Eh bien, nous en resterons là pour aujourd'hui.
DON JUAN – La prochaine fois, c'est moi qui choisis le texte.
PAULINE – Non, Monsieur, puisque je n'ai pas fini. La prochaine fois, je
continuerai. Nous en sommes restés à « Qu'est-ce que l'homme ».
Au revoir, Monsieur.
(Elle sort)
DON JUAN – Morbleu ! vous avez vu, belle héliaste, comment cette petite garce
s'est jouée de moi !
J. ROSE – Oh ! ce n'était pas bien méchant. Pauline est une petite adorable.
Avouez qu'elle a joliment profité de votre « accommodement ».
DON JUAN – Une petite garce, je vous dis ! Elle a réussi à me faire dire :
par notre seule raison nous pouvons savoir que Dieu existe.
Morbleu !
J. ROSE – C'était charmant.
DON JUAN – Ah ! vous trouvez cela charmant !
J. ROUGE – Finette : parlons de Finette à présent. Elle n'avait que quinze
ans...
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DON JUAN – Ah ! les revoilà !...
J. NOIRE – C'est à notre connaissance, don Juan, la plus jeune de vos proies.
DON JUAN – Finette... un gentil minois de petite fouine...
J. ROUGE – Allez-vous au moins avoir honte, don Juan, d'avoir suborné
cette enfant ?
DON JUAN – Finette venait d'entrer à « l'Écu rose », chez Madame Rosalie,
mère maquerelle de ce boui-boui. Il m'a semblé qu'elle était un peu
jeune. J'ai donc acheté la petite à Madame Rosalie.
J. NOIRE – Ah ! vous avouez, don Juan ! Vous l'avez achetée !
DON JUAN – Provisoirement. Le temps de l'instruire.
J. ROUGE – L'instruire ? C'est-à-dire la corrompre ! C'est-à-dire lui apprendre
le métier de fille de joie !
Vous avez jeté cette enfant dans la fange !
J. NOIRE – Dans l'ordure !
J. ROUGE – Dans le fumier de la turpitude !
J. NOIRE – Dans la plus infamante des luxures !
DON JUAN – Et allez donc !...
Tiens, bonjour, Maître... (L'avocat se réveille)
L'AVOCAT – J'ai dormi longtemps, Monsieur ? L'audience a recommencé ?
DON JUAN – Rassure-toi, tu n'as rien perdu. On parlait de Finette. Et mes
deux érinyes étaient en train de m'éreinter.
J. ROUGE – Combien de temps vous a-t-il fallu pour « instruire » cette
malheureuse ?
J. NOIRE – Pour pervertir cette innocente ?
DON JUAN – Je vous répondrai plus tard, Mesdames. (Il se lève)
J. ROUGE – Et où allez-vous ?
DON JUAN – Au jardin. Aide-moi, l'Avocat.
J. NOIRE – Il est tout de même incroyable qu'on puisse ainsi quitter le
prétoire pour s'en aller au jardin !
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DON JUAN – Cela te fera du bien à toi aussi de prendre l'air.
L'AVOCAT – Monsieur, je suis honteux de m'être enivré.
J. ROUGE – Don Juan ! nous protestons !
J. NOIRE – Nous protestons, don Juan !
DON JUAN – Une soûlerie au bourgogne est un honneur que l'on rend à la
vie, mon cher...
Allez... appuie-toi sur moi, tu n'as pas l'air bien solide sur tes
jambes...
Venez-vous aussi, belle Héliaste ?
Il y a une rose, dans mon jardin, qui vous ressemble...
NOIR MUSIQUE
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SCENE IX
Don Juan regagne son fauteuil, aidé par Marthe et Pauline.
L'avocat suit derrière.
MARTHE – Quelle folie ! Aller tout seul au jardin !...
Vous étiez soûl, Monsieur ! Vous ne saviez plus ce que vous
faisiez ! Quand j'ai vu que vous aviez fini tout le bourgogne, j'ai
pensé que vous alliez dormir...
Don Juan a retrouvé son fauteuil.
Pauline s'installe à côté de lui pour lire.
DON JUAN – Merci, Marthe. Laisse-nous. Mademoiselle Pauline va me régaler
d'une lecture... Tiens, prends un bout de tarte, ma belle...
(Marthe sort)
PAULINE – Monsieur, nous en étions à « Qu'est-ce que l'homme ? »
DON JUAN – L'homme est un malheureux qu'on amuse avec un pantin appelé
Dieu dont les princes de l'Église tirent les ficelles.
PAULINE – Non, Monsieur : l'homme est une créature raisonnable composée
d'un corps et d'une âme.
Répétez, s'il vous plaît...
DON JUAN – Non. Plus question de répéter des sottises !
Ça me rend malade.
PAULINE – Bien. Autre question : qu'est-ce que l'âme ?
DON JUAN – Et le corps ? Hein ? Qu'est-ce que le corps ?
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Le corps d'une femme, Pauline ! Cette merveille !
PAULINE – Ne nous égarons pas. Ma question est : qu'est-ce que l'âme ?
DON JUAN – L'âme est une billevesée que le grand pantin appelé Dieu a fourré
dans le corps de l'homme.
PAULINE – Non. L'âme est un esprit uni à un corps et qui est immortel.
Autre question : comment savons-nous que l'âme est immortelle ?
DON JUAN – Nous savons que l'âme est immortelle parce que toute billevesée
comme toute superstition est immortelle.
PAULINE – Non. L'âme est immortelle parce que l'âme est un esprit et
que les esprits sont immortels.
DON JUAN – Mais enfin, Pauline, c'est idiot ! Ne vois-tu pas qu'on te leurre ?
On demande « qu'est-ce que l'âme ? », on répond : c'est un esprit
qui est immortel.
On demande ensuite : comment savons-nous que l'âme est
immortelle ? Et on répond : parce que l'âme est un esprit et que
les esprits sont immortels !
Mais c'est se foutre du monde !
PAULINE – Pourquoi ? C'est seulement évident et logique.
DON JUAN – Comment une fille intelligente comme tu l'es, peut-elle se
complaire à défendre des imbécillités pareilles ?
PAULINE – Ces imbécillités, comme vous dites, Monsieur, ce sont des vérités
sacrées pour moi. Et je les enseigne aux enfants.
DON JUAN – Pauvres gosses !
PAULINE – Pour la prochaine lecture...
DON JUAN – La prochaine lecture, c'est moi qui la choisis !
PAULINE – Si vous voulez, Monsieur. Après mes questions du caté, vous
méritez une petite grivoiserie...
(Elle sort)
L'AVOCAT – Les deux juges s'impatientent, Monsieur.
- 47 -
DON JUAN – Elles me barbent...
J. ROUGE – Combien de temps vous a-t-il fallu pour « instruire » cette
malheureuse Finette, don Juan ?
J. NOIRE – Pour pervertir cette innocente ?
DON JUAN – Deux semaines.
J. ROUGE – Deux semaines d'horreur !
J. NOIRE – On imagine cette fillette livrée à vos appétits charnels...
DON JUAN – Finette tomba amoureuse de moi dès le premier soir. Et moi,
amoureux d'elle. Je peux dire que pendant deux semaines, j'ai
roucoulé avec cette gamine comme jamais. Et puis, les deux
semaines passées, voici qu'elle rencontre un jeune étudiant. Et
hop ! elle tombe amoureuse du jouvenceau. Celui-ci se jette à
mes pieds en me demandant sa main. Il me croyait son tuteur.
Bon. Je les bénis tous les deux. Je les marie. Je leur donne ma
bourse et mes tourtereaux s'envolent.
Adieu, Finette, adieu !
Sois heureuse, ma belle !
D'amour et de ciel bleu,
Emplis ton escarcelle !
Petit quatrain pour Finette. En hexasyllabes, Mesdames.
NOIR MUSIQUE
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- 48 -
SCENE X
DON JUAN – L'avocat, il reste de la tarte... Tiens, sers-toi...
L'AVOCAT – Et vous, Monsieur ?
DON JUAN – La tarte aux myrtilles de Marthe, ne me tente pas... Il ne
faudra pas lui dire...
Arrivée de Pauline.
DON JUAN – Tiens, tu arrives bien. Prends un bout de tarte, ma jolie...
Hein, l'avocat, qu'elle est jolie, la Pauline, et un peu plus jolie
chaque jour...
PAULINE – (Tout en mangeant une part de tarte)
Que dois-je vous lire, Monsieur ?
DON JUAN – Ronsard... Encore lui... Tu vois j'ai marqué la page avec un
pétale de rose... Tu as raison : c'est mieux qu'une corne.
PAULINE – Quand au temple nous serons,
Agenouillés nous ferons
Les dévots, selon la guise
De ceux qui, pour louer Dieu,
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l'église.
DON JUAN – Tu n'as rien à redire à cette strophe.
PAULINE – Non, Monsieur. Mais ça m'étonnerait que cela continuât sur
le même ton.
Mais quand au lit nous serons,
Et voilà ! on passe du temple au lit. Je ne m'étais pas trompée !
- 49 -
Mais quand au lit nous serons,
Entrelacés nous ferons
Les lascifs, selon les guises
Des amants qui, librement,
Pratiquent folâtrement,
Dans les draps cent mignardises.
Pourquoi donc-que quand je veux
Ou mordre tes beaux cheveux,
Ou baiser ta bouche aimée,
Ou toucher à ton beau sein,
Contrefais-tu la nonnain
Dedans un cloître enfermée ?
DON JUAN – C'est joli, n'est-ce pas ?
PAULINE – Oui, Monsieur. C'est une grivoiserie poétique.
Ah ! je meurs ! ah ! baise-moi !
Ah ! maîtresse, approche-toi !
Tu fuis comme faon qui tremble,
Au moins souffre que ma main
S'ébatte un peu dans ton sein,
Ou plus bas, si bon te semble.
...Pauline ferme le livre. Elle finit sa part de tarte.
DON JUAN – Merci, Pauline. C'est la première fois que tu ne te scandalises
pas en lisant une « grivoiserie ».
PAULINE – Celle-ci n'est pas bien méchante.
DON JUAN – Tout de même ! « ou plus bas, si bon te semble »...
PAULINE – Oh !...
DON JUAN – Comprends-tu de quoi il s'agit ?
- 50 -
PAULINE – J'ai dix-sept ans, Monsieur. Je ne suis pas l'innocente du village.
DON JUAN – Pauline, tu fais de réels progrès. Je suis très content de toi. Je
te demanderai d'apprendre par cœur ce poème de Ronsard.
PAULINE – Pourquoi par cœur ?
DON JUAN – Pour le bien connaître. Pour le faire tien. Comme on apprend
par cœur les réponses aux questions du caté.
PAULINE – Vous, Monsieur, vous avez oublié les réponses de votre
catéchisme.
DON JUAN – Pas du tout. Comment pourrait-on oublier ce qu'on vous a fourré
dans le crâne, de force, étant gamin ?
PAULINE – Qu'est-ce que Dieu ?
DON JUAN – Dieu est un esprit parfait, éternel, et créateur de toutes
choses.
PAULINE – Qu'est-ce que l'âme ?
DON JUAN – L'âme est un esprit uni à un corps et qui est immortel.
PAULINE – Ah ! c'est vrai ! vous vous en souvenez ! Que je suis
heureuse !
DON JUAN – Donc, moi, je sais par cœur mes réponses du caté, toi, tu devras
connaître par cœur le poème de Ronsard. Et nous verrons à ce petit
jeu qui gagnera.
PAULINE – Je ne comprends pas.
DON JUAN – Ah ! petite tartufe ! Tu sais très bien qu'avec les réponses du
caté, tu cherches à contrer ma mécréance. Eh bien, moi, en
t'obligeant à te mettre en mémoire une grivoiserie, je cherche à
contrer les âneries de ta religion.
Et nous verrons à ce petit jeu qui gagnera.
PAULINE – Vous avez raison. J'étais hypocrite. Pardonnez-moi. Vous venez
de me donner une belle leçon de franchise. Tenez, faut que je vous
embrasse !...
- 51 -
J'apprendrai votre poème. Promis. Oui, nous verrons à ce petit
jeu qui gagnera...
Au revoir, Monsieur. Je vous aime bien, vous savez...
(Elle sort)
NOIR MUSIQUE
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- 52 -
SCENE XI
J. ROUGE – Vous avez toujours gagné à ce petit jeu, don Juan.
J. NOIRE – Vous avez forcé cette enfant à apprendre un poème licencieux.
J. ROUGE – Nous voyons clair dans votre jeu.
J. NOIRE – Il vous manquait cette fille à votre tableau de chasse.
J. ROSE – Mesdames, ne jugeons pas trop vite.
Don Juan envoie un baiser à la juge en robe rose.
DON JUAN – L'avocat, prête-moi ton écritoire.
L'AVOCAT – Voilà, Monsieur.
(Il écrit)
J. ROUGE – Vous cherchez à dévergonder cette pauvre petite.
J. NOIRE – Vous cherchez à dépraver cette enfant si pure.
DON JUAN – L'avocat, qu'elles se taisent !
L'AVOCAT – Mesdames, mon client a besoin d'un peu de calme.
J. ROUGE – Pourquoi écrit-il ?
J. NOIRE – Il faut toujours que nous soyons à sa disposition.
J. ROSE – L'accusé a le droit de préparer sa défense... Donnons-lui le temps
d'écrire...
Don Juan envoie un baiser à la juge en robe rose.
Il écrit. Il rature. Il recommence à écrire...
DON JUAN – Écoute un peu, l'avocat...
(Il lui lit ce qu'il vient d'écrire)
- 53 -
Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,
Poser un peu ma paume et coiffer ce bijou,
Ce mignon ludi/on, beau comme une praline,
Ce chaton au nez rose et si frais et si doux.
L'AVOCAT – Monsieur, vous allez demander à Pauline de...
J. ROUGE – Voici le nouveau piège que don Juan tend à l'innocence.
J. NOIRE – La lubricité de l'accusé est patente !
J. ROSE – (Elle s'est approchée de don Juan)
Vous savez donc, don Juan, que vous allez mourir.
DON JUAN – Oui, mon héliaste. Je vais enfin quitter ce foutu fauteuil...
Mais je veux mourir, Madame, chevaleresquement.
Avec panache.
J. ROSE – Au cours de ce procès, j'ai admiré votre esprit chevaleresque.
Votre panache. Vous êtes quelqu'un de fort attachant, Monsieur.
DON JUAN - La nuit doucement va et l'aurore enthousiaste
Caresse vos cheveux, ô ma belle héli/aste !
L'avocat, prends ton écritoire et note :
La nuit doucement va et l'aurore enthousiaste
Caresse vos cheveux, ô ma belle héli/aste !
Jugez-moi. Je vous aime. Et le soleil qui rit,
Met le petit Eros, tout nu, au pilori.
Ce quatrain est pour vous, Madame, en hommage...
Ce dernier quatrain.
(Il lui baise la main)
J. ROSE – Merci, don Juan.
Don Juan a fermé les yeux, il semble très las.
Pauline est entrée.
- 54 -
J. ROSE – Pauline est là. Près de vous.
DON JUAN – (les yeux toujours fermés)
Bonjour Pauline.
PAULINE – Monsieur, si vous voulez vous reposer, je reviendrai...
DON JUAN – Non. Tu ne reviendras pas. Je t'écoute... Sais-tu bien ta leçon ?
PAULINE - Quand au temple nous serons,
Agenouillés nous ferons
Les dévots, selon la guise
De ceux qui, pour louer Dieu,
Humbles se courbent au lieu
Le plus secret de l'église.
DON JUAN – C'est bien, ma fille. Tiens, je t'ai écrit un quatrain. C'est aussi
une demande... Lis-le, à haute voix.
PAULINE - Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,
Poser un peu ma paume et coiffer ce bijou,
Ce mignon ludion, beau comme une praline,
Ce chaton au nez rose et si frais et si doux.
DON JUAN – Il faut dire « ludi/on ».
PAULINE - Ce mignon ludi/on beau comme une praline...
DON JUAN – Tu vois, c'est une demande franche et sincère. Une faveur qui te
coûtera bien peu et qui pour moi sera un plaisir bien doux.
Voudras-tu ?
PAULINE – Vous avez encore inventé quelque chose pour m'humilier.
DON JUAN – Non, Pauline.
PAULINE – Et cela fait partie de votre jeu, n'est-ce pas ?
DON JUAN – Non, Pauline.
PAULINE – Vous croyez que vous gagnerez si je vous laisse fourrer votre sale
patte dans mon corsage ?
DON JUAN – Je suis très fatigué, Pauline.
- 55 -
PAULINE – Ah ! vous voici à jouer encore au pauvre malade !
DON JUAN – Je t'assure que je suis très éprouvé.
PAULINE – Et cela vous guérirait de poser un peu votre paume sur mon
chaton au nez rose ?
DON JUAN – Non, cela ne me guérirait pas. Mais cela me rendrait heureux. Un
sein nouveau, c'est si joli. C'est une femme qui croît. Un bourgeon
de fleur. Une tendre promesse. C'est à en pleurer de joie. Et je rêve,
Pauline, de mettre ma main sur ton sein avant de mourir.
PAULINE – Tout cela est bête.
Comment savons-nous que l'âme est immortelle ?
DON JUAN – Nous savons que l'âme est immortelle parce que l'âme est un
esprit et que les esprits sont immortels.
PAULINE – Mais pourquoi faut-il que vous gâchiez tout ? On s'entendait bien
depuis quelque temps...
Que pouvons-nous savoir de Dieu par notre seule raison ?
DON JUAN – Par notre seule raison, nous pouvons savoir que Dieu existe.
PAULINE – Je vous laisse vous reposer...
Monsieur... votre quatrain, je le garde... N'empêche, il est bien
joli... Je ne le montrerai pas au curé.
Elle s'en va. Elle a glissé le quatrain dans son corsage.
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- 56 -
SCENE XII
DON JUAN – Tu as vu, l'avocat, elle a mis mon quatrain dans son corsage...
L'AVOCAT – Oui, Monsieur. Pauline est une brave fille.
DON JUAN – Elle ne veut pas que ma sale patte touche son sein, mais mon
quatrain, elle l'accepte... Elle l'a glissé, là, au chaud...
Sur ton sein printanier, laisse-moi, ma Pauline,
Poser un peu ma paume...
L'AVOCAT – Reposez-vous, Monsieur.
DON JUAN – Les deux gorgones sont parties ?
L'AVOCAT – Oui, Monsieur. Il n'y a plus de tribunal.
DON JUAN – Et ma belle héliaste ?
L'AVOCAT – Elle aussi a disparu, en emportant, comme une relique, votre
quatrain, Monsieur.
Et le soleil qui rit,
Met le petit Eros, tout nu, au pilori.
DON JUAN – Tiens donc, tu connais mon quatrain par cœur, mon ami ?
L'AVOCAT – (très ému)
Oh ! Monsieur, merci !... Merci !...
DON JUAN – Diable ! et pourquoi me dis-tu merci ?
L'AVOCAT – Vous venez de me dire « mon ami »...
DON JUAN – C'est que nous commençons à nous connaître. Et tu m'as
vaillamment défendu. Crois-tu que je serai réhabilité ?
L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur. Les femmes, toutes les femmes vous
aimeront toujours et rêveront de vous.
DON JUAN – Les femmes !...
L'AVOCAT – Il faut vous reposer à présent, Monsieur. Dormir un peu...
- 57 -
DON JUAN – Mon ami, nous avons trop parlé « des femmes », avec ces deux
juges imbéciles qui voulaient que défilent toutes celles que j'avais
subornées ; et nous avons oublié de parler de la Femme.
(Il se lève de son fauteuil)
L'AVOCAT – Monsieur, je vous en prie...
DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Qui dira jamais dans ce monde éphémère
qui est le nôtre, ce que représente cette merveille d'éphémère : la
Femme !
Tudieu ! la Femme !... cette silhouette, ces deux seins portés en
avant, offerts, mouvants, tendres et doux, vivants sous la main, se
frottant à nos paumes...
Tudieu ! la Femme !... ce creusement des hanches, cette onde, cette
ondulation, cet évasement, ce long balancement du bassin, ce
chavirement, ce roulis, ce flot de la marée montante et
descendante...
Tudieu ! la Femme !... ce fusèlement des cuisses, ce mouvement
des cuisses qui enserrent, qui pressent, qui se font jalouses, ou bien,
cette ouvrance des cuisses, cet accueil des cuisses ouvertes, cette
sincérité des cuisses, cette franchise des cuisses, comme deux jolies
bêtes couchées, jumelles, et qui jouent à vous faire fête.
Tudieu ! la Femme !...ce râble, ce creux des reins, cette courbe
qui s'enfonce, et puis ce double gonflement des fesses qui bombent,
qui rebiquent, qui se soulèvent, comme deux vagues, et la noue
sombre, la noue bleue qui les partage, le sillon où les doigts se
perdent.
Tudieu ! ces fesses toujours épanouies, toujours lourdes, toujours
ondulantes, toujours enchantées, toujours dansantes, toujours
joyeuses, comme si elles étaient toujours en plein carnaval à défiler
par les rues, en faisant la nique aux gueules de carême !
- 58 -
(Il retombe dans son fauteuil)
L'AVOCAT – Monsieur ! arrêtez !... vous vous épuisez !...
DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... ce dessin du ventre, ce cercle qui n'a
pas de centre, ce coup de crayon génial, cet ineffable coussin
de soie où reposer sa tête, cette suavité, cet endormissement du
corps, cette paix, cette plénitude à la couleur chaude, à la tiédeur
veinée de bleu, cette immensité...
Tudieu ! la Femme !... avec en bas, un peu coincé quand les cuisses
sont jointes, l'écu de fourrure, le blason de vair, et l'irrésistible
envie d'y coller son nez !
Et c'est pourquoi, quand la femme est debout, tu dois, mon ami,
tomber à genoux devant elle, et c'est l'acte essentiel de la liturgie
amoureuse !
Tudieu ! la Femme, c'est Eve. Et Adam chassé d'Eden a foutu
le camp comme un malpropre, baissant le nez et la queue entre
les jambes, mais il y avait Eve qui le suivait : et Adam emportait
l'Eden avec lui !
Et quand Dieu s'en est aperçu, ah ! bon Dieu ! la colère qu'il a
piquée, le Grand Barbu ! Et il s'est ingénié, depuis, à châtier la
Femme. À l'accabler. À la détruire même. Mais il a beau faire,
la Femme reste un éden.
…
L'AVOCAT – Monsieur, vous allez dormir maintenant...
DON JUAN – L'accusé n'a-t-il pas le droit, à la fin de son procès, de plaider
pour lui-même ?
L'AVOCAT – Bien sûr, Monsieur, et votre plaidoirie est tellement belle !...
Don Juan retrouve des forces. Il se lève, soutenu par son avocat.
- 59 -
DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Cuisses ouvertes, c'est l'offrande... De
chaque côté se tendent les deux cordes des adducteurs. Ah ! quelle
force dans cette moulure ! et, en même temps, les cuisses se
creusent d'une fossette comme des joues de gamine : les fossettes
crurales. Les deux petites salières crurales ! Minuscules bénitiers
que l'on a envie d'emplir de larmes de joie !
Tudieu ! la Femme !... L'œuf de Pâques du sexe ! On repait sa vue
de cette magie de la chair. On sent cette chose. On la prend en
bouche. On la pétrit de ses doigts ! On lape, on liche, on tète, on
goûte, on mange...
Parce que vois-tu, mon ami, nous sommes des êtres de mort, nous,
les bonshommes, nous sommes condamnés, et la Femme est le
refuge où l'on se sent éternels.
Don Juan est retombé dans son fauteuil. Il a fermé les yeux.
L'AVOCAT – Monsieur !... Holà ! quelqu'un ! Monsieur se meurt !
DON JUAN – Eh ! l'ami, tu ne vas pas nous faire le coup de « Monsieur se
meurt – Monsieur est mort » à la Bossuet !
L'AVOCAT – Je vais aller chercher Marthe...
DON JUAN – Mon pauvre ami, tu as oublié que pour Marthe, tu n'existes pas.
L'AVOCAT – Monsieur ! Monsieur !...
DON JUAN – Tudieu ! la Femme !... Mon ami, la Femme... La Femme !...
L'AVOCAT – Oui, Monsieur, la Femme !... (il sanglote)
Je suis sûr que, pour vous, il y a un paradis où vous retrouverez
toutes les belles dames d'antan.
Oh ! Monsieur !... Monsieur !... Tudieu ! la Femme !...
MARTHE – (entrant) Monsieur, voici votre médecine... Et votre bol de
- 60 -
bouillon...
Mon Dieu !... Oh ! Seigneur Jésus !...
Pauline !... Pauline !...
Monsieur, ce n'est pas bien de mourir comme ça, sans appeler
votre vieille Marthe...
Pauline arrive.
Pauline, Monsieur est mort... Il s'est endormi dans son fauteuil...
Bien tranquillement... Va chercher Monsieur le Curé, ma fille.
PAULINE – Non, ma tante. Monsieur n'a pas besoin de Monsieur le Curé.
MARTHE – Pour les prières, Pauline ?
PAULINE – Monsieur n'aimait pas les prières.
MARTHE – Mais Pauline, même si Monsieur ne croyait pas en Dieu...
PAULINE – Dieu est un grand pantin dont les princes de l'Église tirent les
ficelles afin d'abrutir le pauvre monde.
Marthe recouvre le visage de don Juan avec le plaid.
Puis elle va s'agenouiller et commence à prier. (Elle récite des avés)
Pauline s'assoit à côté de don Juan comme pour lui faire la lecture. Elle récite le
poème.
Les deux voix se mêlent : celle de Pauline qui récite le poème, celle de Marthe
qui dit des avés.
PAULINE MARTHE
Quand au temple nous serons, Je vous salue, Marie pleine
- 61 -
Agenouillés nous ferons de grâce – le Seigneur est
Les dévots, selon la guise avec vous – vous êtes bénie
De deux qui, pour louer Dieu, entre toutes les femmes et
Humbles se courbent au lieu Jésus, le fruit de vos entrailles,
Le plus secret de l'Église. est béni.
Sainte Marie, Mère de Dieu,
Mais quand au lit nous serons, priez pour nous, pauvres pécheurs,
Entrelacés nous ferons maintenant et à l'heure de
Les lascifs, selon les guises notre mort.
Des amants qui, librement, Ainsi-soit-il.
Pratiquent folâtrement
Dans les draps cent mignardises. Je vous salue, Marie pleine
de grâce – le Seigneur est
Pourquoi donc-que quand je veux avec vous – vous êtes bénie
Ou mordre tes beaux cheveux, entre toutes les femmes et
Ou baiser ta bouche aimée, Jésus, le fruit de vos entrailles,
Ou toucher à ton beau sein, est béni.
Contrefais-tu la nonnain Sainte Marie, Mère de Dieu,
Dedans un cloître enfermée ? Priez pour nous, pauvres pécheurs,
Maintenant et à l'heure de notre mort.
Ainsi-soit-il.
Ah ! je meurs ! ah ! baise-moi ! Je vous salue, Marie pleine
Ah ! maîtresse, approche-toi ! de grâce – le Seigneur est
Tu fuis comme faon qui tremble, avec vous – vous êtes bénie
Au moins souffre que ma main entre toutes les femmes et
S'ébatte un peu sur ton sein, Jésus, le fruit de vos entrailles,
Ou plus bas, si bon te semble. est béni.
Sainte Marie, Mère de Dieu,
Priez pour nous, pauvres pécheurs,
- 62 -
Maintenant et à l'heure de notre mort.
Ainsi-soit-il.
En récitant le dernier couplet, Pauline a pris la main du mort et elle l'a glissée
dans son corsage.
12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12 12
FIN