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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France (1968) RÉSUMÉS DE COURS Collège de France 1952-1960 Un document produit en version numérique par Maxime Frédérick, bénévole, Professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales . Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://www.uqac.ca/Classiques_des_sciences_sociales/ Une bibliothèque développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961] Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France

(1968)

RÉSUMÉS DE COURS

Collège de France 1952-1960

Un document produit en version numérique par Maxime Frédérick, bénévole, Professeur de philosophie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: [email protected] Page web dans Les Classiques des sciences sociales.

Dans le cadre de la bibliothèque numérique: "Les classiques des sciences sociales"

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REMARQUE Maurice Merleau-Ponty [1908-1961] Ce livre est du domaine public au Canada parce

qu’une œuvre passe au domaine public 50 ans après la mort de l’auteur(e).

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Cette édition électronique a été réalisée par Maxime Frédé-rick, bénévole, professeur de philosophie au Cégep de Chicou-timi. Courriel : [email protected]

à partir de : Maurice MERLEAU-PONTY

RÉSUMÉS DE COURS. Collège de France 1952-1960.

Paris : Les Éditions Gallimard, 1968, 183 pp. Collection NRF.

Polices de caractères utilisée : Comic Sans, 10 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Micro-soft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’. Édition numérique réalisée le 20 juin 2011 à Chicouti-mi, Ville de Saguenay, Québec.

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Maurice MERLEAU-PONTY [1908-1961]

Philosophe français, professeur de philosophie à l’Université de Lyon puis au Collège de France

RÉSUMÉS DE COURS. Collège de France 1952-1960.

Paris : Les Éditions Gallimard, 1968, 183 pp. Collection NRF.

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DU MÊME AUTEUR PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA PERCEPTION. HUMANISME ET TERREUR (essai sur le problème com-

muniste). LES AVENTURES DE LA DIALECTIQUE. ÉLOGE DE LA PHILOSOPHIE (Leçon inaugurale faite au

Collège de France le jeudi 15 janvier 1953). L'ŒIL ET L'ESPRIT. SIGNES. LE VISIBLE ET L'INVISIBLE (suivi de notes de travail). ÉLOGE DE LA PHILOSOPHIE et autres essais. Chez d'autres éditeurs LA STRUCTURE DU COMPORTEMENT (Presses Universi-

taires de France). SENS ET NON-SENS (Éditions Nagel).

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Table des matières Deuxième de couvertureAvertissement. 1952-1953

1. Le monde sensible et le monde de l'expression. 2. Recherches sur l'usage littéraire du langage.

1953-1954

1. Le problème de la parole. 2. Matériaux pour une théorie de l'histoire.

1954-1955

1. L'« institution » dans l'histoire personnelle et publique. 2. Le problème de la passivité : le sommeil, l'inconscient, la

mémoire. 1955-1956

1. La philosophie dialectique. 2. Textes et commentaires sur la dialectique.

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1956-1957

1. Le concept de nature.

I. Éléments de notre concept de Nature. II. La science contemporaine et les indices d'une nouvelle

conception de la Nature. 1957-1958

1. Le concept de nature (suite). L'animalité, le corps humain, passage à la culture.

1958-1959

1. [Possibilité de la philosophie.] 1959-1960

1. Husserl aux limites de la phénoménologie. 2. Nature et logos : le corps humain.

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RÉSUMÉS DE COURES. Collège de France 1952-1960

Deuxième de couverture

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Maurice Merleau-Ponty a enseigné au Collège de France de 1952 à 1961. Ses cours n'étaient pas rédigés à l'avance. Les notes dont il se servait, abondantes ou succinctes, ne lui fournissaient qu'un appui. Jamais cet appui ne le dispensait du risque d'avoir à penser devant les autres. Il lui arrivait parfois de s'en écarter au point de l'oublier. En vain, donc, voudrait-on reconstituer l'enseignement de Merleau-Ponty à partir de ces pages sur lesquelles nous le voyions autrefois jeter de temps à autre un bref regard et que nous imaginions trop pleines...

Les résumés publiés dans l'Annuaire du Collège de France nous rap-portent toutefois quelque chose de l'enseignement de Merleau-Ponty. C'est qu'il les a rédigés lui-même et qu'en somme, se faisant son pro-pre témoin, ramassant au bout d'une année tout son travail d'expres-sion, il a, en chacun d'eux, tenté de nommer son intention. Ces résumés ne donnent pas un équivalent des Cours, et ce serait trop de dire qu'ils les réduisent à leur essence. Ils nous montrent seulement comment le philosophe circonscrivait le lieu où s'était fait le mouvement de la pa-role.

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Ces résumés diront tout ce qui leur est possible de dire : la variété et la rigueur des questions qui commandaient les Cours, et leur vertu de nourrir des œuvres qui s'élaboraient dans le même temps - l'Intro-duction à la prose du monde, Le Visible et l'invisible - dont ne nous restent que les commencements.

Claude LEFORT

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Avertissement

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Maurice Merleau-Ponty a enseigné au Collège de France de 1952 à 1961. Ses cours n'étaient pas rédigés à l'avance. Les notes dont il se servait, abondantes ou succinctes, ne lui fournissaient qu'un appui. Jamais cet appui ne le dispensait du risque d'avoir à penser devant les autres. Il lui arrivait parfois de s'en écarter au point de l'oublier. En vain, donc, voudrait-on reconstituer l'enseignement de Merleau-Ponty à partir de ces pages sur lesquelles nous le voyions autrefois jeter de temps à autre un bref regard et que nous imaginions trop pleines... Ces pages, nous les possédons, pour la plupart, mais elles sont devenues muettes. Et ce n'est pas, non plus, à recueillir et à confronter les té-moignages de ses auditeurs les plus fidèles, que nous pourrions com-bler les blancs dont elles sont désormais chargées. Ni la faible réserve que se constituait le philosophe pour y puiser la force de parler, ni le dépôt que quelques-uns sans doute ont su retenir ne feront ressaisir l'événement d'un cours.

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Les résumés publiés dans l'Annuaire du Collège de France nous rap-portent toutefois quelque chose de l'enseignement de Merleau-Ponty. C'est qu'il les a rédigés lui-même et qu'en somme, se faisant son pro-pre témoin, ramassant au bout d'une année tout son travail d'expres-sion, il a, en chacun d'eux, tenté de nommer son intention. Ces résumés ne donnent pas un équivalent des cours, et ce serait trop de dire qu'ils les réduisent à leur essence. Ils nous montrent seulement comment le philosophe circonscrivait le lieu où s'était fait le mouvement de la pa-role.

Pour ceux qui ont eu la chance de l'entendre, nul doute que son en-seignement ne conserve dans leur souvenir un pouvoir que ces écrits, réduits au plus bref de sa trace, ne sauraient égaler. Eux-mêmes pour-tant trouveront à leur lecture de quoi réinterroger ce pouvoir et, peut-être, repérer des chemins autrefois trop hâtivement suivis. Aux autres, ces résumés diront tout ce qui leur est possible de dire : la variété et la rigueur des questions qui commandaient les cours, et leur vertu de nourrir des œuvres qui s'élaboraient dans le même temps - l'Introduction à la prose du monde, Le Visible et l'invisible - dont ne nous restent que les commencements.

Claude Lefort.

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1952-1953

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1952-1953

1. Cours du jeudi

Le monde sensible et le monde de l’expression

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La pensée contemporaine admet volontiers que le monde sensible et la conscience sensible doivent être décrits dans ce qu'ils ont d'origi-nal, mais tout se passe comme si ces descriptions n'affectaient pas notre définition de l'être et de la subjectivité et, quand on en vient à examiner les formes supérieures de la connaissance et de l'évaluation, on continue presque toujours de définir le sujet par le pur pouvoir de conférer des significations et comme capacité de survol absolu. Toute tentative pour faire entrer en compte la finitude de la conscience sen-sible est récusée comme un retour au naturalisme ou même au pan-théisme. Nous nous sommes proposé de montrer au contraire que le philosophe apprend à connaître, au contact de la perception, un rap-port avec l'être qui rend nécessaire et qui rend possible une nouvelle analyse [12] de l'entendement. Car le sens d'une chose perçue, s'il la

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distingue de toutes les autres, n'est pas encore isolé de la constella-tion où elle apparaît, il ne se prononce que comme un certain écart à l'égard du niveau d'espace, de temps, de mobilité et en général de si-gnification où nous sommes établis, il n'est donné que comme une dé-formation, mais systématique, de notre univers d'expérience, sans que nous puissions encore en nommer le principe. Toute perception n'est perception de quelque chose qu'en étant aussi relative imperception d'un horizon ou d'un fond, qu'elle implique, mais ne thématise pas. La conscience perceptive est donc indirecte ou même inversée par rap-port à un idéal d'adéquation qu'elle présume, mais qu'elle ne regarde pas en face. Si le monde perçu est ainsi compris comme un champ ou-vert, il serait aussi absurde d'y réduire tout le reste que de lui super-poser un « univers des idées » qui ne lui dût rien. Il y a bien renverse-ment quand on passe, du monde sensible où nous sommes pris, à un monde de l'expression où nous cherchons à capter et rendre disponi-bles les significations, mais ce renversement et le « mouvement rétro-grade » du vrai sont appelés par une anticipation perceptive. L'expres-sion proprement [13] dite, telle que l'obtient le langage, reprend et amplifie une autre expression qui se dévoile à l' « archéologie » du monde perçu.

Nous avons étudié ce renversement et ce passage sur l'exemple du phénomène du mouvement. Il s'agissait de montrer que la plus simple perception de mouvement suppose un sujet spatialement situé, initié au monde, et qu'en retour le mouvement se charge de tout le sens épars dans le monde sensible et devient, dans les arts muets, moyen universel d'expression.

Le mouvement comme changement de lieu ou variation des rapports entre un « mobile » et ses repères est un schéma rétrospectif, une formulation finale de notre expérience charnelle du mouvement. Coupé de ses origines perceptives, il est, comme on l'a souvent montré après Zénon, irreprésentable et se détruit. Mais il ne suffit pas, pour le rendre intelligible, de revenir, comme le propose Bergson, au mouve-ment vécu de l'intérieur, c'est-à-dire à notre mouvement : il faut com-prendre comment l'unité immédiate de notre geste se répand sur les apparences extérieures et y rend possible la transition, qui est irréelle au regard de la pensée objective. Les recherches de la Gestalttheorie ont à [14] notre sens le mérite de circonscrire ce problème : si deux points immobiles successivement projetés sur un écran sont vus comme

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deux traces d'un seul mouvement, dans lequel elles perdent même tou-te existence distincte, c'est qu'ici les influences externes viennent s'inscrire dans un système d'équivalences prêt à fonctionner et opè-rent sur nous, à la façon des signes du langage, non pas en éveillant des significations qui leur correspondent point par point, mais comme ja-lons d'un seul processus en cours de déroulement, comme discrimi-nants d'un sens qui, pour ainsi dire, les anime à distance. La perception est donc déjà expression, mais ce langage naturel n'isole pas, ne fait pas « sortir » l'exprimé qui reste adhérent à la « chaîne perceptive » autrement et plus qu'à la « chaîne verbale ». Quand la Gestalttheorie montre que la perception du mouvement dépend de moments figuraux très nombreux, et finalement de toute la structure du champ, elle dé-signe comme l'auteur de la perception une sorte de machine à penser qui est notre être incarné et habituel. Le mouvement effectif, le changement de lieu émane de l'organisation du champ et ne se com-prend qu'à travers elle. Les travaux de Michotte montrent comment toutes les [15] transitions existent entre la perception du mouvement et les configurations, et comment par exemple les mouvements de « natation » et de « reptation » résultent de l'agencement même des phénomènes et de leur logique interne. La même suite d'images, selon la cadence de leur succession, donne au spectateur le sentiment d'un monde minéral et pétrifié, celui de la vie végétale ou enfin celui de l'animalité (Epstein). Le son d'un instrument à vent porte dans sa qua-lité la marque du souffle qui l'engendre et du rythme organique de ce souffle, comme le prouve l'impression d'étrangeté que l'on obtient en émettant à l'envers des sons normalement enregistrés. Bien loin d'être un simple « déplacement », le mouvement est inscrit dans la texture des figures ou des qualités, il est comme un révélateur de leur être. Il y a, comme on l'a dit, un espace et un mouvement « sensibles au cœur », prescrits par la dynamique interne du spectacle, et dont le changement de lieu est l'aboutissement ou l'enveloppe. C'est « sur l'objet » (J. Paliard) et finalement dans la présence totale du monde que se fait la synthèse perceptive, c'est dans, c'est par l' « implica-tion » que la lumière naturelle de la perception s'ouvre un chemin.

[16] On ne peut rendre justice à cette relation allusive avec l'être que

si l'on entre dans l'analyse du sujet qui la soutient et si l'on retrace la naissance en elle de l'expression proprement dite. C'est à quoi nous

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aident les recherches contemporaines autour du schéma corporel. El-les font du corps le lieu d'une certaine praxis, le point à partir duquel il y a quelque chose à faire dans le monde, le registre où nous nous sommes inscrits et continuons de nous inscrire, et par là elles renou-vellent notre idée de l'espace et du mouvement. Le corps est à chaque moment, disait déjà Head, le relevé global d'un trajet parcouru, il est aussi ce qui nous permet de nous installer par avance dans la position vers laquelle nous tendons (le phénomène de Kohnstamm montre que nous tenons pour acquise ou pour « normale » la position où l'effort moteur tend à amener notre bras). Ces normes constantes ou provisoi-res dévoilent une intimité pratique avec l'espace dont les rapports avec la connaissance ou gnosie de l'espace sont complexes. D'un côté la gnosie est fondée sur la praxis, puisque les notions élémentaires de point, surface, contour n'ont de sens en dernière analyse que pour un sujet affecté de localité et situé lui-même dans l'espace dont il déve-loppe [17] le spectacle d'un certain point de vue. Il y a une connaissan-ce toute proche de la praxis, et qui est endommagée avec elle, comme le montre le déficit de la reconnaissance des formes géométriques dans certaines apraxies (apraxie constructive). Mais, expression de l'espace pratique, l'espace de connaissance en est pourtant relative-ment indépendant, comme le montrent les cas pathologiques où de gra-ves perturbations praxiques restent sans conséquence en ce qui concerne le maniement des symboles spatiaux. Cette relative autono-mie des superstructures qui survivent aux conditions praxiques de leur formation - ou du moins peuvent, pendant un certain temps, en mas-quer la ruine - fait qu'on peut dire également que nous sommes cons-cients parce que nous sommes mobiles ou que nous sommes mobiles parce que nous sommes conscients. La conscience, au sens de connais-sance, et le mouvement, au sens de déplacement dans l'espace objec-tif, sont deux aspects abstraits d'une existence qui peut bien repor-ter plus loin ses limites, mais qui, en les abolissant, abolirait aussi ses pouvoirs. Or, à mesure qu'elles repèrent et reconnaissent comme un domaine original celui de la praxis, la psychologie et la psychopatholo-gie sont mises [18] en mesure de comprendre les liens étroits de la motricité et de toutes les fonctions symboliques et sont en passe de renouveler notre conception de l'entendement. L'analyse du syndrome de Gerstmann (agnosie des doigts, indistinction de la droite et de la

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gauche, apraxie constructive, acalculie) fait apparaître la main comme un « foyer où le visuel, le linguistique, le spatial, le praxique et le cons-tructif semblent converger » (Lange). Le corps est le porteur d'un nombre indéfini de systèmes symboliques dont le développement in-trinsèque excède assurément la signification des gestes « naturels », mais qui s'effondrent si le corps cesse d'en ponctuer l'exercice et de les installer dans le monde et dans notre vie. Le sommeil dédifférencie nos fonctions praxiques, d'abord les plus subtiles, c'est-à-dire le sys-tème phonématique, et à la fin jusqu'aux plus élémentaires, au point que le sommeil profond sans rêves a pu être assimilé à un état d'apraxie. Inversement l'éveil et la conscience lucide nous rendent les systèmes diacritiques et oppositifs sans lesquels notre rapport au monde se désarticule et s'annule bientôt. Ces corrélations attestent la mutation ou la sublimation qui transforme, dans l'homme, la motricité [19] en gesticulation symbolique, l'expression implicite en expression manifeste.

La dernière partie du cours a esquissé, à titre de contre-épreuve, l'examen du mouvement comme moyen d'expression universel. Ce thè-me sera repris plus tard (en même temps que l'on abordera l'analyse de la gesticulation linguistique, qui a été réservée en entier pour une autre année). On s'est limité à des indications sur l'emploi du mouve-ment dans la peinture et dans l'art du cinéma. La peinture ne copie pas le mouvement dans l'instantané et elle ne nous en donne pas des si-gnes : elle invente des emblèmes qui le rendent présent en substance, elle nous le donne comme une « métamorphose » (Rodin) d'une attitude dans une autre attitude, comme l'implication d'un avenir dans un pré-sent. Or, si même le changement de lieu peut être ainsi figuré trans-mis et appréhendé par des symboles qui ne bougent pas, on s'explique que dans l'histoire de la peinture la catégorie du mouvement s'étende bien au-delà du simple déplacement local, et que, par exemple, la re-présentation picturale puisse être considérée, par opposition à la re-présentation linéaire, comme un progrès du mouvement dans la peintu-re. Finalement, on parle de mouvement [20] en peinture chaque fois que le monde est présenté indirectement, par des formes ouvertes, à travers certains aspects obliques ou partiels. De la plus simple percep-tion de mouvement à l'expérience de la peinture, c'est toujours le même paradoxe d'une force lisible dans une forme, d'une trace ou d'une signature du temps dans l'espace. Le cinéma, inventé comme

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moyen de photographier les objets en mouvement ou comme représen-tation du mouvement, a découvert avec lui beaucoup plus que le chan-gement de lieu : une manière nouvelle de symboliser les pensées, un mouvement de la représentation. Car le film, son découpage, son mon-tage, ses changements de point de vue sollicitent et pour ainsi dire célèbrent notre ouverture au monde et à autrui, dont il fait perpétuel-lement varier le diaphragme ; il joue, non plus, comme à ses débuts, des mouvements objectifs, mais des changements de perspective qui définissent le passage d'un personnage à un autre ou le glissement d'un personnage vers l'événement. À cet égard précisément, il est loin d'avoir donné ou de donner tout ce qu'on peut en attendre.

En étudiant le symbolisme linguistique, en considérant non seule-ment un monde [21] expressif mais encore un monde parlant, nous nous mettrons en mesure de fixer définitivement le sens philosophique des analyses précédentes, c'est-à-dire le rapport de l'expression « natu-relle » et de l'expression de culture. On pourra alors décider si la dia-lectique de l'expression signifie qu'un esprit est déjà présent dans la nature ou que la nature est immanente à notre esprit, ou plutôt cher-cher une troisième philosophie au-delà de ce dilemme.

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2. Cours du lundi

Recherches sur l'usage littéraire du langage

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La théorie du langage s'appuie le plus souvent sur ses formes dites exactes, c'est-à-dire sur des énoncés qui concernent des pensées déjà mûres chez celui qui parle, au moins imminentes chez celui qui écoute, et il résulte de là qu'elle perd de vue la valeur heuristique du langage, sa fonction conquérante, qui est au contraire manifeste chez l'écrivain au travail. Peut-être devrait-on considérer le langage constitué comme une forme secondaire, dérivée de l'opération initiale qui installe une signification neuve dans une machine de langage construite avec des signes anciens, et donc ne peut que l'indiquer, entraîner vers elle le lecteur et l'auteur lui-même.

La littérature, de son côté, va au-devant de l’intérêt que la philoso-phie du langage lui porte. Depuis cent ans, les écrivains sont toujours plus conscients de ce qu'il y [23] a de singulier et même de probléma-tique dans leur entreprise. Écrire n'est plus seulement (si jamais ce

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fut) énoncer ce qu'on a conçu. C'est travailler avec un appareil qui donne tantôt plus et tantôt moins que ce qu'on y a mis, et ceci n'est que la conséquence d'une série de paradoxes qui font du métier d'écrivain une tâche épuisante et interminable. Le paradoxe du vrai et de l'imaginaire, plus vrai que le vrai - celui des intentions et de l'ac-complissement, souvent inattendu et toujours autre -, celui de la paro-le et du silence, l'expression pouvant être manquée pour avoir été trop délibérée et au contraire réussie dans la mesure même où elle est res-tée indirecte -, celui du subjectif et de l'objectif, ce que l'écrivain a de plus secret, et qui est en lui-même à peine articulé, s'imposant quelquefois de manière fulgurante à un publie que son œuvre se crée, et ce qu'il a de plus conscient demeurant au contraire lettre morte -, enfin le paradoxe de l'auteur et de l'homme, ce que l'homme a vécu faisant évidemment la substance de son œuvre, mais ayant besoin, pour devenir vrai, d'une préparation qui précisément retranche l'écri-vain du nombre des vivants, toutes ces surprises, tous ces pièges font que la littérature s'apparaît à elle-même [24] comme un problème, que l'écrivain se demande : « Qu'est-ce que la littérature ? » et qu'il y a lieu de l'interroger non seulement sur sa pratique, mais encore sur sa théorie du langage. C'est ce genre de questions que l'on a essayé de poser à l'œuvre de Valéry et à celle de Stendhal.

L'usage que Valéry a fait du langage ne se comprend que compte tenu de la longue période où il s'est tu - ou n'a écrit que pour lui-même. On voit par les cahiers de 1900 à 1910 (qui devaient plus tard constituer les deux recueils Tel Quel, I et II) que sa défiance envers le langage n'était qu'un cas particulier de sa défiance envers une vie qui ne se soutient que par des prodiges incompréhensibles. Il est in-compréhensible que le corps puisse être à la fois la masse inerte qui marque notre place pendant le sommeil et l'instrument agile qui, au service du peintre par exemple, fait mieux que la conscience ce qu'elle voudrait faire. Il est incompréhensible que l'esprit soit la puissance de doute, d'interrogation, de réserve, de dégagement qui nous fait « in-cessibles » et « insaisissables », et qu'à la fois il se mêle et se donne à tout ce qui advient, que même il construise et devienne quelque chose précisément par son « refus indéfini d'être quoi que ce soit ».

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Il est incompréhensible que, moi qui suis irréductiblement étranger à tous mes personnages, je me sente affecté par l'apparence de moi-

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même que je lis dans le regard des autres, qu'en retour je leur dérobe une image d'eux-mêmes par laquelle ils se sentent concernés, et qu'ainsi se noue entre l'autre et moi un « échange », un « chiasma de deux « destinées » ... » où l'on n'est jamais tout à fait deux, et où pourtant on cesse d'être seul. Ces absurdités sont au plus haut point dans le langage et dans la littérature. Le langage est clair quand on passe assez vite sur les mots, mais cette « solidité fondamentale » s'effondre devant une conscience rigoureuse. Aussi la littérature vit-elle d'impostures : l'écrivain dit ce que veut son langage, et passe pour profond, chaque manque en lui, une fois mis en paroles, fait figure de pouvoir, et la somme des hasards qui collaborent à un livre passe pour intention d'auteur. Au point de départ, Valéry ne pouvait écrire que « par faiblesse » ou par cynisme, mettant en mots toutes les raisons qu'il avait de se méfier des mots et fondant une œuvre sur la négation de toute œuvre.

Cependant l'exercice de la littérature dépassait ce nihilisme en fait et en droit. [26] Tout impossible qu'il fût, le langage était. Il y avait d'ailleurs au moins une forme de langage qui n'était pas contes-table, précisément parce qu'elle ne prétendait pas dire quelque chose : c'était la poésie. Or, il apparut à l'examen que, si elle n'est pas signi-fiante comme l'est un énoncé qui s'efface devant ce qu'il dit, si elle ne se sépare pas des mots, ce n'est pas seulement qu'elle soit comme un chant ou une danse du langage, ce n'est pas faute de signification, c'est parce qu'elle en a toujours plus d'une. Il faut donc admettre, au moins à propos de la poésie, le « miracle » d'une « union mystique » du son et du sens, malgré tout ce que nous savons des hasards historiques qui ont fait chaque langue. Mais, ce prodige une fois découvert dans la poésie proprement dite, on le retrouve dans « cette poésie perpétuel-lement agissante qui tourmente le vocabulaire fixé, dilate ou restreint le sens de mots, opère sur eux par symétrie ou par conversions, altère à chaque instant les valeurs de cette monnaie fiduciaire ». Les varia-tions du langage, qui paraissent d'abord être un argument pour le sceptique, sont finalement une preuve de son sens, puisque les mots ne changeraient pas de sens s'ils ne voulaient rien dire et que donc, rela-tivement à un certain [27] état du langage et même s'il est toujours à reprendre d'âge en âge, l'effort d'expression est réussi ou manqué, dit quelque chose ou ne dit rien. La justification de la poésie réhabilite le langage tout entier, et Valéry en vient à admettre que même l'hom-me de l'esprit n'est pas une pure conscience, d'autant plus claire

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qu'elle se refuse à être quoi que ce soit, que nos clartés nous viennent de notre commerce avec le monde et avec les autres, que nous nous constituons peu à peu un système de pouvoirs, par lui nommé « im-plexe » ou « animal de mots », et que c'est ce mixte ou ce bâtard qui assure, en deçà de notre vouloir, le rapport de ce que nous faisons à ce que nous voulions. Du mépris de la littérature comme thème littéraire, on passe à une littérature consciente et acceptée. Du refus indéfini d'être quoi que ce soit à la volonté de parler et de vivre. « Serais-je au comble de mon art ? Je vis » (Mon Faust). Les hommes sont des « métis » d'esprit et de corps, mais ce qu'on appelle esprit est insépa-rable de ce qu'ils ont de précaire et la lumière n'éclairerait rien si rien ne lui faisait écran. La critique du langage et de la vie, justement si elle est radicale, passe tout entière dans une pratique du langage et de la vie. Les écrits [28] de la dernière période répondent vraiment à la crise qui, en 1892, avait conduit Valéry à la règle du silence, le langage porte en lui-même sa fin, sa morale et sa justification.

L'histoire de Stendhal est aussi celle d'un apprentissage de la pa-role. Sa difficulté vitale, telle que la fait connaître le Journal des an-nées 1804 et 1805, tient, dans ses propres mots, à ce qu'il ne peut pas en même temps « sentir » et « percevoir » : ou bien il est conscient et il agit, mais c'est alors cyniquement et comme d'après un rôle, et on lui répond à bon droit qu'il n'est pas « pénétré » de ce qu'il dit ; ou bien il se livre au bonheur, mais c'est alors une « rêverie » ou un ravissement qui lui ôtent la force de prendre et qui le laissent muet. Ses premiers essais littéraires montrent le même malentendu avec lui-même : il commence d'écrire pour parvenir et cette ambition compte, pour s'ac-complir, sur l'observation et presque sur une science de la vie. Mais à son insu, et pendant qu'il prend modèle du Code Civil, il fait dans son journal l'apprentissage du monologue intérieur. Quand il aura renoncé à concerter ses entreprises amoureuses et littéraires, quand il aura ouvert sa vie et ses écrits à la rêverie contre [29] laquelle il se défen-dait d'abord, il apparaîtra soudain capable d'improviser, de convaincre, de réaliser, il s'apercevra qu'il n'y a pas de rivalité entre le vrai et la fiction, entre la solitude et l'amour, entre vivre et écrire, il fera de la première personne, de l'ego qui se glisse dans tous les personnages et se prête à eux, le moyen d'un art entièrement neuf. Il pourra consen-tir à lui-même, mais parce qu'il sera devenu, par l'exercice de la vie et du style, capable de sortir de sa séparation.

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La question reste de savoir si cette solution n'est pas une solution d'écrivain, qui ne joue qu'au bénéfice de l'œuvre, et si l'homme de la parole, présent à tout ce qui peut se dire, n'est pas, de ce fait même, absent du sérieux de la vie. On pourrait le croire, à voir par exemple comme Stendhal est peu constant devant les options de la politique. Pourtant, à travers tant d'oscillations du cynisme à la candeur, il y a une ligne de Stendhal : il n'a pas varié dans son refus absolu d'accep-ter l'ignorance et la misère, et dans cette pensée qu'un homme n'est pas formé tant qu'il ne s'est pas « colleté avec la réalité », tant qu'il n'est pas sorti des relations de politesse que lui ménage sa classe. Ces négations n'engagent pas moins qu'une adhésion. [30] Être humain est un parti aussi, dit à peu près Stendhal. Peut-être cette fonction de critique est-elle l'engagement de l'écrivain. S'il est vrai, comme Stendhal le pensait, que tout pouvoir ment, peut-être faut-il tenir pour sérieux entre tous les écrivains qui, tout préjugé mis à part et ouverts à l'avenir, savent mieux ce qu'ils ne veulent pas que ce qu'ils veulent. Peut-être enfin l'homme aussi bien que l'homme de lettres ne peut-il se rendre présent au monde et aux autres que par le langage, peut-être le langage chez tous est-il la fonction centrale qui construit une vie comme une œuvre, et qui transforme en motifs de vie jusqu'à nos difficultés d'être.

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1. Cours du jeudi

Le problème de la parole

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La parole ne réalise pas seulement les possibilités inscrites dans la langue. Déjà chez Saussure, en dépit de définitions restrictives, elle est loin d'être un simple effet, elle modifie et soutient la langue tout autant qu'elle est portée par elle. En prenant pour thème la parole, c'est en réalité dans un milieu nouveau que Saussure transportait l'étude du langage, c'est une révision de nos catégories qu'il commen-çait. Il mettait en cause la distinction massive du signe et de la signi-fication qui paraît s'imposer à ne considérer que la langue instituée, mais qui se brouille dans la parole. Ici le son et le sens ne sont pas sim-plement associés. La fameuse définition du signe comme « diacritique, oppositif et négatif » veut dire que la langue est présente au sujet parlant comme un système d'écarts entre signes et entre significa-tions, que la [34] parole opère d'un seul geste la différenciation dans les deux ordres, et que finalement, à des significations qui ne sont pas

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closes et des signes qui n'existent que dans leur rapport, on ne peut appliquer la distinction de la res extensa et de la res cogitans.

Le cours cherchait à illustrer et à étendre cette notion saussurien-ne de la parole comme fonction positive et conquérante.

On l'a appliquée d'abord au problème de l'acquisition du langage chez l'enfant. Un saussurien comme Roman Jakobson était préparé à distinguer la simple présence de fait d'un son ou d'un phonème dans le babillage de l'enfant et la possession proprement linguistique du même élément comme moyen de signifier. La déflation soudaine des sons au moment où l'enfant va parler tient à ce que, pour être à sa disposition comme moyens de signifier, les sons doivent être par lui intégrés au système des oppositions phonématiques sur lequel la langue de l'entou-rage est construite, et les principes de ce système acquis en quelque manière. Mais R. Jakobson interprète ce fait dans les termes d'une psychologie contestable. Quand il s'agit de comprendre comment se fait l'appropriation du système phonématique par l'enfant, [35] et comment du même coup la mélodie du langage entendu, qui « attend la signification », s'en trouve soudain investie, R. Jakobson fait appel à l'attention et au jugement, se donne en d'autres termes des fonctions d'analyse et d'objectivation qui en réalité s'appuient sur le langage, et qui d'ailleurs rendent mal compte de l'aspect atypique des signes et des significations comme de leur indistinction chez l'enfant.

On a bien fait, récemment, de relier l'acquisition du langage à tou-tes les démarches par lesquelles l'enfant assume son entourage, et en particulier à ses relations avec les autres. Simplement ce recours au contexte affectif n'explique pas l'acquisition du langage. D'abord par-ce que les progrès de la décentration affective sont aussi énigmati-ques qu'elle. Ensuite et surtout parce que le langage n'est pas le dé-calque ou la réplique de la situation affective : il y joue un rôle, il y in-troduit d'autres motifs, il en change le sens de l'intérieur, à la limite il est lui-même une forme d'existence ou du moins une diversion à l'exis-tence. Même des sujets qui ne réussissent pas à trouver un équilibre affectif apprennent à manier les temps du verbe que l'on veut faire correspondre aux diverses dimensions [36] de leur vie. La relation avec autrui, l'intelligence et le langage ne peuvent être disposés dans une série linéaire et causale : ils sont à ce carrefour de remous où quelqu'un vit. La parole, disait Michelet, c'est la mère parlant. Or si la parole met l'enfant dans une relation plus profonde avec celle qui

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nomme toutes choses et dit l'être, elle transporte aussi cette relation dans un ordre plus général : la mère ouvre à l'enfant des circuits qui s'écartent d'abord de l'immédiat maternel, et par lesquels il ne le re-trouvera pas toujours. Les « explications par l'affectivité » ne rédui-sent pas l'énigme de l'homme ni celle de la parole : elles ne doivent être qu'une occasion d'apercevoir ce que Freud appelait le « sur-investissement » de la parole, au-delà du « langage du corps », et de décrire à un autre niveau le va-et-vient entre l'immédiat et l'universel, la perspective et l'horizon. Le cas d'Helen Keller montre à la fois quel-le détente et quelle médiation la parole apporte à la colère et à l'an-goisse de l'enfant, - et qu'elle peut être un masque, une réalisation en « comme si », tout autant qu'une véritable expression, comme il arrive peut-être chez ce sujet qui ne la possède pas pleinement. En tout cas, ces diverses modalités de la parole, qui sont autant de manières de nous [37] rapporter à l'universel, la rattachent à l'opération d'exister.

Nous avons cherché dans certaines désintégrations pathologiques une autre attestation de la fonction centrale de la parole, en nous ap-puyant sur le livre de Kurt Goldstein (Language and language distur-bances, 1948). Les précédents travaux de l'auteur distinguaient un langage automatique (un « savoir verbal extérieur ») et un langage au sens plein (dénomination vraie) qu'il rapportait à l'« attitude catégo-rielle ». On pouvait donc se demander s'ils ne mettaient pas la signifi-cation dans le langage comme le pilote en son navire. Le livre de 1948, au contraire, relie les deux ordres ; il n'y a pas d'une part la significa-tion et d'autre part les instruments (instrumentalities) du langage, les instruments ne restent utilisables à la longue que si l'attitude catégo-rielle est conservée et inversement la dégradation des instruments compromet la saisie de la signification. Il y a donc comme un esprit du langage et l'esprit est toujours lesté de langage. C'est que le langage est le système de différenciations dans lequel s'articule le rapport du sujet au monde. Les conceptions de la pathologie nerveuse comme dé-différenciation et la conception saussurienne du signe diacritique [38] se rejoignent et rejoignent les idées de Humboldt sur le langage com-me « perspective sur le monde ». C'est encore Humboldt que Goldstein retrouve quand il analyse la « forme intérieure du langage » (innere Sprachform), c'est-à-dire ce qui, selon lui, mobilise les instruments du langage soit dans la perception de la chaîne verbale soit dans l'élocu-tion. L'esprit reste dépendant de cet organisme de langage qu'il a créé, auquel il continue d'insuffler la vie, et qui pourtant lui donne une

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impulsion comme s'il était doué d'une vie propre. L'attitude catégo-rielle n'est pas l'acte de l'esprit pur, elle suppose un fonctionnement agile de la « forme intérieure du langage ». D'abord comprise en ter-mes kantiens, elle est maintenant liée au langage articulé : c'est parce que le langage articulé est capable de manier des symboles vides qu'il peut non seulement, comme le cri ou le geste, apporter un surcroit de sens à une situation donnée, mais évoquer lui-même son propre contex-te, induire la situation mentale dont il procède, et, au sens plein du mot, exprimer. « On peut dire que le degré de l'attitude catégorielle est fonction du degré d'évolution du langage vers des formes émi-nemment conventionnelles dont nous avons dit que le maximum d'indé-termination [39] des symboles y assure le maximum de détermination de l'objet » (A. Ombredane, L'Aphasie et l'élaboration de la pensée explicite, p. 370-371). Quoique les auteurs ne le nomment pas, on re-connaît dans cet esprit immanent au langage le médiateur que Saussu-re appelait parole.

C'est encore à lui que l'écrivain a professionnellement affaire. L'acte d'écrire, disait Proust, est en un sens à l'opposé de la parole, de la vie, puisqu'elle nous ouvre aux autres tels qu'ils sont, en nous fermant à nous-mêmes. La parole de l'écrivain, au contraire, crée elle-même un « allocutaire » qui soit capable de la comprendre, et lui impo-se comme évident un univers privé. Mais elle ne fait alors que recom-mencer le travail originel du langage, avec la résolution de conquérir et de mettre en circulation, non seulement les aspects statistiques et communs du monde, mais jusqu'à la manière dont il touche un individu et s'introduit dans son expérience. Il ne faut donc pas qu'elle se contente des significations déjà acquises et qui ont cours. Comme le peintre et le musicien font servir des objets, des couleurs, des sons, à manifester les rapports des éléments du monde dans l'unité d'une vie - par exemple les correspondances métaphoriques d'un paysage [40] marin - l'écrivain, prenant le langage de tous, le fait servir à rendre la participation prélogique des paysages, des demeures, des lieux, des gestes, des hommes entre eux et avec nous. Les idées littéraires, comme celles de la musique et de la peinture, ne sont pas des « idées de l'intelligence » : elles ne se détachent jamais tout à fait des spec-tacles, elles transparaissent, irrécusables comme des personnes, mais non définissables. Ce qu'on a appelé le platonisme de Proust est un es-sai d'expression intégrale du monde perçu ou vécu. Pour cette raison même, le travail de l'écrivain reste travail de langage, plutôt que de

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« pensée » : il s'agit de produire un système de signes qui restitue par son agencement interne le paysage d'une expérience, il faut que les reliefs, les lignes de force de ce paysage induisent une syntaxe pro-fonde, un mode de composition et de récit, qui défont et refont le monde et le langage usuels. Cette parole neuve se forme dans l'écri-vain à son insu, pendant des années de vie apparemment oisive, où il se désole de manquer d'idées et de « sujets » littéraires - jusqu'au jour où, cédant au poids de cette façon de parler, qui peu à peu s'est éta-blie en lui, il entreprenne de dire comment il est devenu écrivain, et construise [41] une œuvre en racontant la naissance de cette œuvre. Ainsi la parole littéraire dit le monde en tant qu'il a été donné à vivre à quelqu'un, mais en même temps le transforme en elle-même et se pose comme son propre but. Proust avait raison de souligner ainsi que parler ou écrire peut devenir une manière de vivre. Il aurait eu tort de penser (il n'a pas pensé) que, pas plus qu'aucune autre, celle-là put tout contenir et se suffire. En tout cas personne n'a mieux exprimé le cercle vicieux, le prodige de la parole : parler ou écrire, c'est bien traduire une expérience, mais qui ne devient texte que par la parole qu'elle suscite. « Le livre intérieur de ces signes inconnus (de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait comme un plongeur qui sonde) pour sa lecture, personne ne pouvait m'aider d'aucune règle, cette lecture consistant en un acte de création où nul ne peut nous suppléer ni même collaborer avec nous » (Le Temps retrouvé, II, p. 23).

Ces descriptions de la parole dans ses formes inchoatives, régres-sives ou sublimées devraient nous permettre d'en étudier le rapport de principe avec la langue instituée, et d'éclairer la nature [42] de l'institution comme acte de naissance de toutes les paroles possibles. Ces questions feront dans la suite l'objet d'un autre cours.

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2. Cours du lundi

Matériaux pour une théorie de l'histoire

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Le concept d'histoire doit être dégagé de beaucoup de confusions. On raisonne souvent comme s'il y avait, face à face, une philosophie qui met dans l'homme des valeurs déterminables hors du temps, une cons-cience déliée de tout intérêt pour l'événement - et des « philosophies de l'histoire », qui au contraire placent dans le cours des choses une logique occulte dont nous n'aurions qu'à recevoir le verdict. Le choix serait alors entre une sagesse de l'entendement, qui ne se flatte pas de trouver un sens à l'histoire et tente seulement de l'infléchir conti-nuellement selon nos valeurs, et un fanatisme qui, au nom d'un secret de l'histoire, renverserait à plaisir nos évaluations les plus évidentes. Mais ce clivage est artificiel : il n'y a pas à choisir entre l'événement et l'homme intérieur, entre l'histoire et l'intemporel. Toutes les [44] instances que l'on voudrait opposer à l'histoire ont elles-mêmes leur

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histoire, et par elle communiquent avec l'Histoire, quoiqu'elles aient leur manière propre d'user du temps - et par ailleurs rien, pas même une politique, n'est enclos dans un moment du temps, n'est en ce sens dans l'histoire : les prises de position les plus passionnées peuvent avoir un sens inépuisable, elles sont le monogramme de l'esprit dans les choses.

Le vrai problème est encore masqué par les discussions tradition-nelles du matérialisme historique. Il n'importe pas tant de savoir si l'on est, en histoire, « spiritualiste » ou « matérialiste », que comment on conçoit l'esprit et la matière de l'histoire. Il y a des conceptions du « spirituel » qui l'isolent si bien de la vie humaine qu'il est aussi inerte que la matière, et il peut y avoir un « matérialisme historique » qui in-corpore l'homme entier à la lutte économique et sociale. L'histoire ré-alise un échange de tous les ordres d'activité, dont aucun ne peut re-cevoir la dignité de cause exclusive, et la question est plutôt de savoir si cette solidarité des problèmes annonce leur résolution simultanée, ou s'il n'y a concordance et recoupement que dans l'interrogation.

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Le vrai départ à faire n'est pas entre l'entendement et l'histoire ou entre l'esprit et la matière, mais entre l'histoire comme dieu incon-nu, - bon ou malin génie, - et l'histoire comme milieu de vie. Elle est un milieu de vie s'il y a entre la théorie et la pratique, entre la culture et le travail de l'homme, entre les époques, entre les vies, entre les ac-tions délibérées et le temps où elles apparaissent, une affinité qui ne soit ni fortuite, ni appuyée sur une logique toute-puissante. L'acte his-torique est inventé, et cependant il répond si bien aux problèmes du temps qu'il est compris et suivi, qu'il s'incorpore, disait Péguy, à la « durée publique ». Il y aurait illusion rétrospective à le projeter dans le passé qu'il transforme, mais il y aurait illusion prospective à faire cesser le présent au seuil d'un avenir vide, comme si chaque présent ne se prolongeait pas vers un horizon d'avenir et comme si le sens d'un temps, dont l'initiative humaine décide, n'était rien avant elle. C'est au réseau des significations ouvertes et inachevées livrées par le pré-sent que l'invention s'applique. Elle va toucher dans les choses, avec l'assurance des somnambules, cela justement qui avait de l'avenir. Si le talent historique des grands hommes n'était qu'une technique [46] de manipulation des autres, il y aurait bien en histoire de ces aventu-res qui se survivent et occupent interminablement la scène, il n'y au-

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rait pas de ces actions exemplaires qui font faire un pas à la durée publique et s'inscrivent dans la mémoire des hommes, qu'elles aient duré un mois, un an ou un siècle. Il n'y a pas histoire si le cours des choses est une série d'épisodes sans lien, ou s'il est un combat déjà gagné dans le ciel des idées. Il y a histoire s'il y a une logique dans la contingence, une raison dans la déraison, s'il y a une perception histo-rique qui, comme l'autre, laisse au second plan ce qui ne peut venir au premier, saisit les lignes de force à leur naissance, et en achève acti-vement le tracé. Cette comparaison ne doit pas être comprise comme un organicisme ou un finalisme honteux, mais comme une référence à ce fait que tous les systèmes symboliques, -la perception, la langue, l'histoire, - ne deviennent que ce qu'ils étaient, quoiqu'ils aient besoin, pour le devenir, d'être repris dans une initiative humaine.

Cette idée de l'histoire n'a pas été dans le cours systématiquement développée. On a cherché à la faire apparaître à travers des recher-ches comme celles de Max Weber [47] et de son élève Georg Lukács (surtout dans Geschichte und Kleissenbewusstsein, Berlin, 1923), qui attestent la nécessité de trouver un chemin entre la philosophie de l'entendement et les philosophies dogmatiques de l'histoire.

Au point de départ, Max Weber est surtout attentif à la contin-gence radicale et à l'infinité du fait historique. L'objectivité histori-que apparaît alors, selon des vues « kantiennes », comme le simple cor-rélatif de l'activité mentale de l'historien, elle ne peut se flatter d'épuiser la réalité de l'histoire qui a été, elle est toujours par princi-pe provisoire, ne pouvant éclairer un côté de l'événement sans mettre hors de cause, par une abstraction méthodique, les autres, et appelant donc d'elle-même d'autres recherches et d'autres points de vue. Cet-te antithèse entre la réalité et l'objectivité construite conduit Weber à opposer absolument l'attitude du savoir, toujours provisoire et conditionnel, et celle de la pratique, où au contraire nous faisons face au réel, nous prenons sur nous la tâche infinie d'évaluer l'événement même, nous prenons position sans reprise possible, dans des conditions toutes contraires à celles de la justification théorique. Dans la prati-que, nous sommes inévitablement opposés [48] et nos décisions égale-ment injustifiées, également justifiées. Weber laisse subsister côte à côte, sans communication, l'univers du savoir et celui de la pratique, et, dans ce dernier, les options opposées de l'éthique de la responsabi-

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lité et de l'éthique de la conscience. Cette attitude est une constante de sa carrière. Elle fait de l'histoire une sorte de maléfice.

Pourtant, Weber, dans ses recherches concrètes, ne s'en tient pas à ces antithèses. Il observe d'abord qu'entre le travail de l'historien, qui essaye de comprendre les événements, et celui de l'homme d'ac-tion qui prépare sa décision, il y a analogie profonde. Le savoir consiste à nous mettre dans la situation de ceux qui ont agi, c'est une action dans l'imaginaire, et l'action est une anticipation du savoir, elle nous fait historiens de notre propre vie. Quant au pluralisme radical des options, même une pensée « polythéiste » établit une hiérarchie entre ses dieux. La profession obstinée de « polythéisme » impliquerait d'ail-leurs une certaine image de la réalité historique. Les options opposées de l'éthique de la responsabilité et de l'éthique de la conscience ne sont pas exclusives : même les pures consciences choisissent le mo-ment de faire exploser leur sincérité, et l'estimation des [49] consé-quences est souvent un jugement de valeur masqué. Weber finit par admettre (Politik als Beruf) que ce sont là des limites abstraites entre lesquelles, bon gré mal gré, notre vie opère une médiation.

Ceci suppose ou entraîne un réexamen du concept d'histoire. Il faut que ce qui s'est passé ne soit pas une réalité par principe rebelle au savoir. Il faut que l'événement, tout inépuisable qu'il soit, ne ren-ferme aucun « irrationnel positif ». Et en effet, dans telles recher-ches comme sa célèbre étude sur L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Weber entre dans l'intérieur du fait historique beaucoup plus que ses principes « kantiens » ne le comportaient, et dépasse la construction d'entendement vers la « compréhension » historique. Il se propose d'atteindre le « choix » fondamental de l'éthique calviniste et la « parenté » de ce choix avec tous ceux qui, dans l'histoire de l'Occident, ont avec lui rendu possible l'entreprise capitaliste (à sa-voir la constitution de la science et des techniques, du Droit et de l'État). Cette idée d'une « parenté des choix » (Wahlverwandtschaft) fait de l'événement autre chose qu'un concours de circonstances, sans que cependant il manifeste une nécessité immanente à l'histoire : c'est pour ainsi dire [50] au contact l'un de l'autre que ces choix ont pu finalement produire tous ensemble le capitalisme occidental, et l'essence du système ne préexiste pas à leur rencontre. Le pluralisme, qui semblait interdire toute interprétation unifiante de l'histoire, prouve au contraire la solidarité de l'ordre économique, de l'ordre po-

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litique, de l'ordre juridique, de l'ordre moral ou religieux, à partir du moment où même le fait économique est traité comme choix d'un rap-port avec les hommes et avec le monde, et prend sa place dans la logi-que des choix. Même la métamorphose du passé par les conceptions qui lui succèdent suppose entre le présent et le passé une sorte d'entente profonde : nos vues ne bouleverseraient pas l'image du passé si elles ne s'y « intéressaient » pas, si elles ne visaient pas la totalité de l'homme, si notre époque était contente d'elle-même, si le passé com-me le présent n'appartenaient pas au domaine unique de la culture, c'est-à-dire des réponses que l'homme donne librement à une interro-gation permanente. Notre contact avec notre temps est une initiation à tous les temps, l'homme est historien parce qu'il est historique, l'histoire n'est que l'amplification de la pratique.

Elle n'est plus le tête-à-tête d'un entendement [51] kantien et d'un passé en soi : l'entendement découvre dans son objet sa propre origine. L'attitude méthodique de l'historien « objectif » fait partie elle-même d'une histoire plus vaste, est un cas particulier de la « ra-tionalisation », qui produit sur d'autres plans la société capitaliste, l'État au sens moderne. Il y a donc chez Weber l'esquisse d'une phé-noménologie des choix historiques qui découvre les noyaux intelligibles autour desquels s'installe l'infini détail des faits. Cette phénoménolo-gie reste bien différente de celle de Hegel, parce que le sens qu'elle trouve aux faits historiques est vacillant et toujours menacé. Le capi-talisme dénature l'éthique calviniste dont il procède, il n'en garde que la forme extérieure et, comme dit Weber, la « coquille ». L'expérience historique n'est jamais absolument concluante, parce que la question sur laquelle elle porte se transforme en cours de route. Réponse à une question mal posée, elle est elle-même équivoque : la « rationalisa-tion », la démystification du monde, comporte gain et perte : elle est aussi une « dépoétisation » et met à l'ordre du jour, dit Weber, une humanité « pétrifiée ». La logique des choix ne se prolonge donc pas nécessairement en un avenir valable, où le problème traité par [52] le calvinisme et le capitalisme serait enfin résolu. La philosophie de l'his-toire n'ajoute pas aux certitudes de l'entendement des révélations sur l'histoire universelle, c'est dans une interrogation permanente que tous les temps composent ensemble une seule et universelle histoire.

L'intérêt du livre déjà ancien de Lukács est qu'il tente de pousser plus loin que Weber la compréhension de l'histoire et de rejoindre ain-

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si les intuitions marxistes, - occasion d'examiner la possibilité d'une dialectique historique libérée de toute tutelle dogmatique, devenue vraiment dialectique réelle.

C'est en partant du présent que Lukács essaie d'atteindre une vue de la totalité, et celle-ci ne doit apparaître que comme « totalité de l'empirie ». Reprenant l'intuition weberienne du capitalisme comme « rationalisation », Lukács la précise et l'anime en la développant vers le passé précapitaliste et l'avenir postcapitaliste, en la comprenant comme celle d'un processus et non d'une essence immobile. À l'égard des civilisations précapitalistes, le capitalisme représente une réalisa-tion de la société (Vergesellschaftung der Gesellschaft). Dans les civi-lisations dites primitives, la vie collective est pour une [53] part imagi-naire, et entre les faits qui sont capables d'une interprétation écono-mique subsistent des lacunes ou des intermondes qui sont remplis par le mythe. Celui-ci n'est pas une « idéologie », c'est-à-dire la couvertu-re d'une réalité économique à découvrir, il a une fonction propre, parce que ces sociétés n'ont pas encore rompu le « cordon ombilical » qui les relie à la nature. C'est cette rupture que la civilisation capitaliste va consommer, et avec elle l'intégration du système social, qui, démysti-fié ou dépoétisé, organisé, comme l'économie capitaliste et par elle, en un seul champ de forces, se propose de lui-même à une interprétation d'ensemble qui le connaisse dans sa vérité. Cependant la réalisation de la société est contrariée par un empêchement interne : le système échoue à maîtriser théoriquement et pratiquement la vie du tout so-cial. Pour échapper à un jugement d'ensemble qu'il tend à induire, il se donnera, non comme un état transitoire de la dynamique sociale, mais comme la structure éternelle du monde social, et le mouvement vers la connaissance objective, qui avait posé les bases d'une conscience du social, va se scléroser en objectivisme et en scientisme. Cet épisode de la science sociale n'est qu'un aspect [54] du processus général de réification qui coupe la civilisation capitaliste de ses origines humaines et donne à la marchandise et aux lois de l'échange en économie de marché la valeur de catégories. Lukács trouve dans le prolétariat la classe capable de mener à son achèvement la société ébauchée. Étant en effet le degré extrême et le refus absolu de la « réification », il est en fait et en droit « au foyer du processus social » vrai et se trou-ve en position de créer et de porter une société qui soit vraiment so-ciété, transparente, sans cloisonnements intérieurs, sans classe. Avec le pouvoir du prolétariat se réaliseraient donc une production qui ne

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s'entrave pas dans ses propres formes, et aussi les conditions d'une connaissance vraie de la société et de toute l'histoire. La société neu-ve dépasserait les conceptions polémiques dont elle s'est servie dans la lutte, et par exemple Lukács spécifiait que le matérialisme histori-que changerait de fonction et de sens : le parallélisme de l'économie et de l'histoire, qui signifiait dans l'âge capitaliste de l'histoire que l'histoire s'explique par l'économie, signifierait, dans la société post-capitaliste, un développement également libre du savoir et de la pro-duction débarrassés de leurs entraves.

[55] Quoi qu'il en soit des nombreuses questions que cette analyse sou-

lève, elle nous intéresse ici au point de vue méthodologique : elle fait apparaître la philosophie, ou recherche de la vérité, comme la concen-tration d'un sens épars dans l'histoire, esquissé en elle. La recons-truction philosophique de l'histoire ne serait pas une de ces mises en perspective provisoires et facultatives dont parlait Max Weber, parce qu'elle ne ferait qu'expliciter le mouvement de l'histoire, la constitu-tion en elle d'une classe définie comme « suppression de soi-même » (Selbstaufhebung) et avènement de l'universel. La vérité ne se trouve pas dans certains sujets historiques existants, ni dans la prise de conscience théorique, mais dans leur confrontation, dans leur pratique et dans leur vie commune. L'histoire serait ainsi la genèse de la vérité et la « philosophie de l'histoire » ne serait pas une discipline trans-cendante, mais l'explicitation cohérente et totale de ce que signifie le devenir humain, qui est de soi essentiellement « philosophique ». Le cercle d'existence dont Weber ébauchait la théorie quand il disait que l'homme est historien parce qu'il est historique et que sa pratique est un appel au savoir et à la théorie, se retrouve chez Lukács sous la [56] forme d'un savoir et d'une pratique solidaires et ouverts. Le rationa-lisme de Hegel est ainsi remis en question - ce n'est qu'après coup, quand l'invention humaine les a réintégrés au sens du tout, que les ha-sards de l'histoire apparaissent et sont rationnels, et il n'y a pas lieu de supposer une raison cachée qui les oriente et prenne par « ruse » le costume de la contingence. La logique historique impose au cours des choses des problèmes, et tant qu'ils ne sont pas résolus, les contradic-tions s'accumulent et s'accroissent. Mais elle n'impose pas avec né-cessité une solution, - la solution que Lukács choisit n'étant que l'in-

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carnation dans l'histoire de la négativité, de la puissance de doute et d'interrogation que Weber appelait « culture ».

Peut-on penser que la négativité reste elle-même quand elle est ré-alisée dans un porteur historique ? C'est d'autant plus douteux que l'auteur lui-même a depuis renoncé à ces vues. Il insiste aujourd'hui sur l'opacité du social comme « seconde nature », paraît donc renvoyer à l'infini l'idée limite de rapports sociaux transparents et avec elle la définition catégorique de l'histoire comme genèse de la vérité. C'est remettre en cause l'idée marxiste d'un sens qui soit immanent à l'his-toire. La question doit être reprise à ce point.

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1. Cours du jeudi

L'«institution» dans l'histoire personnelle et publique

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On cherche ici dans la notion d'institution un remède aux diffi-cultés de la philosophie de la conscience. Devant la conscience, il n'y a que des objets constitués par elle. Même si l'on admet que certains d'entre eux ne le sont « jamais complètement » (Husserl), ils sont à chaque instant le reflet exact des actes et des pouvoirs de la cons-cience, il n'y a rien en eux qui puisse la relancer vers d'autres pers-pectives, il n'y a, de la conscience à l'objet, pas d'échange, pas de mouvement. Si elle considère son propre passé, tout ce que la cons-cience sait, c'est qu'il y a eu là-bas cet autre qui s'appelle mystérieu-sement moi, mais qui n'a de commun avec moi qu'une ipséité absolu-ment universelle, que je partage aussi bien avec tout « autre » dont je puisse former la notion. C'est par [60] une série continuée d'éclate-ments que mon passé a cédé la place à mon présent. Enfin, si la cons-cience considère les autres, leur existence propre n'est pour elle que sa pure négation, elle ne sait pas qu'ils la voient, elle sait seulement

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qu'elle est vue. Les divers temps et les diverses temporalités sont in-compossibles et ne forment qu'un système d'exclusions réciproques.

Si le sujet était instituant, non constituant, on comprendrait au contraire qu'il ne soit pas instantané, et qu'autrui ne soit pas seule-ment le négatif de moi-même. Ce que j'ai commencé à certains mo-ments décisifs ne serait ni au loin, dans le passé, comme souvenir ob-jectif, ni actuel comme souvenir assumé, mais vraiment dans l'entre-deux, comme le champ de mon devenir pendant cette période. Et ma relation avec autrui ne se réduirait pas à une alternative : un sujet ins-tituant peut coexister avec un autre, parce que l'institué n'est pas le reflet immédiat de ses actions propres, peut être repris ensuite par lui-même ou par d'autres sans qu'il s'agisse d'une recréation totale, et est donc entre les autres et moi, entre moi et moi-même, comme une charnière, la conséquence et la garantie de notre appartenance à un même monde.

[61]

On entendait donc ici par institution ces événements d'une expé-rience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d'autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, - ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas à titre de survivance et de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d'un avenir.

Cette notion a été approchée à travers quatre ordres de phénomè-nes, dont les trois premiers ont trait à l'histoire personnelle ou inter-subjective, et le dernier à l'histoire publique.

Il y a quelque chose comme une institution jusque dans l'animalité (il y a une imprégnation de l'animal par les vivants qui l'entourent au début de sa vie), - et jusque dans les fonctions humaines que l'on croyait purement « biologiques » (la puberté présente le rythme de conservation, reprise et dépassement des événements anciens, - ici les conflits œdipiens, - qui est caractéristique de l'institution). Cependant chez l'homme le passé peut non seulement orienter l'avenir ou fournir les termes des problèmes de l'adulte, mais encore donner lieu à une recherche au sens de Kafka, ou à une élaboration indéfinies : conser-vation et dépassement sont plus profonds, de [62] sorte qu'il devient impossible d'expliquer la conduite par son passé, comme d'ailleurs par son avenir, qui se font écho l'un à l'autre. L'analyse de l'amour chez

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Proust montre cette « simultanéité », cette cristallisation l'un sur l'autre du passé et de l'avenir, du sujet et de l'« objet », du positif et du négatif. En première approximation, le sentiment est une illusion et l'institution une habitude, puisqu'il y a transfert d'une manière d'ai-mer apprise ailleurs ou dans l'enfance, puisque l'amour ne porte jamais que sur une image intérieure de l'« objet », et que, pour être vrai et atteindre l'autre lui-même, il faudrait que l'amour ne fût pas vécu par quelqu'un. Mais, une fois reconnu que l'amour pur est impossible et qu'il serait négation pure, reste à constater que cette négation est un fait, que cette impossibilité a lieu, et Proust entrevoit une via negativa de l'amour, incontestable dans le chagrin, quoique ce soit la réalité de la séparation et de la jalousie. Au plus haut point de l'aliénation, la ja-lousie devient désintéressement, il est bien impossible de prétendre que l'amour présent ne soit qu'un écho du passé : le passé au contraire fait figure de préparation ou préméditation d'un présent qui a plus de sens que lui, quoiqu'il se reconnaisse en lui.

[63]

L'institution d'une œuvre chez le peintre, d'un style dans l'histoire de la peinture, offre la même logique souterraine. Le peintre apprend à peindre autrement en imitant ses devanciers. Chacune de ses œuvres annonce les suivantes, - et fait qu'elles ne peuvent pas être sembla-bles. Tout se tient, et cependant il ne saurait dire où il va. De même, dans l'histoire de la peinture, les problèmes (celui de la perspective par exemple) sont rarement résolus directement. La recherche s'arrê-te dans une impasse, d'autres recherches paraissent faire diversion, mais ce nouvel élan permet de franchir l'obstacle d'un autre biais. Il y a donc, plutôt qu'un problème, une « interrogation » de la peinture, qui suffit à donner un sens commun à toutes ses tentatives et à en faire une histoire, sans permettre de l'anticiper par concepts.

Ceci n'est-il vrai que du domaine préobjectif de la vie personnelle et de l'art ? Le développement du savoir, lui, obéit-il à une logique ma-nifeste ? S'il doit y avoir une vérité, ne faut-il pas que les vérités soient liées en un système qui ne se révèle que peu à peu, mais dont l'ensemble repose en soi hors du temps ? Pour être plus agile et appa-remment plus délibéré, le mouvement du savoir n'en offre pas moins cette [64] circulation intérieure entre le passé et l'avenir qu'on re-marque dans les autres institutions. La série des « idéalisations » qui fait apparaître le nombre entier comme cas particulier d'un nombre

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plus essentiel ne nous installe pas dans un monde intelligible d'où il pourrait être déduit, mais reprend l'évidence propre du nombre en-tier, qui reste sous-entendue. L'historicité du savoir n'en est pas un caractère « apparent », qui nous laisserait libre de définir analytique-ment la vérité « en soi ». Même dans l'ordre du savoir exact, c'est à une conception « structurale » de la vérité (Wertheimer) qu'il faut tendre. Il y a vérité au sens d'un champ commun aux diverses entre-prises du savoir.

Si la conscience théorique, dans ses formes les plus assurées, n'est pas étrangère à l’historicité, on pourrait croire qu'en retour l'histoire va bénéficier du rapprochement et, sous les réserves faites plus haut au sujet de la notion de système, se laisser dominer par la pensée. Ce serait oublier que la pensée n'a accès à un autre horizon historique, à un autre « outillage mental » (L. Febvre) que par l'autocritique de ses catégories, par pénétration latérale, et non par ubiquité de principe. Il y a simultanément décentration et recentration des éléments de notre propre vie, mouvement de [65] nous vers le passé et du passé ranimé vers nous, et ce travail du passé contre le présent n'aboutit pas à une histoire universelle close, à un système complet de toutes les combi-naisons humaines possibles à l'égard de telle institution comme la pa-renté par exemple, mais à un tableau de diverses possibilités com-plexes, toujours liées à des circonstances locales, grevées d'un coeffi-cient de facticité, et dont nous ne pouvons pas dire que l'une soit plus vraie que l'autre, quoique nous puissions dire que l'une est plus fausse, plus artificieuse, et a moins d'ouverture sur un avenir moins riche.

Ces fragments d'analyses tendent à une révision de l'hégélianisme, qui est la découverte de la phénoménologie, de la liaison vivante, ac-tuelle, originaire entre les éléments du monde, mais qui la met au pas-sé, en la subordonnant à la vision systématique du philosophe. Or ou bien la phénoménologie n'est qu'une introduction au savoir vrai, qui, lui, reste étranger aux aventures de l'expérience, - ou elle demeure tout entière dans la philosophie, elle ne peut se conclure par la formule pré-dialectique « l'Être est », et il faut qu'elle prenne à son compte la mé-ditation de l'être. C'est ce développement de la phénoménologie en métaphysique de l'histoire que l'on voulait ici préparer.

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2. Cours du lundi

Le problème de la passivité : le sommeil, l’inconscient,

la mémoire

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Comment concevoir que le sujet rencontre jamais des obstacles ? S'il les a lui-même posés, ce ne sont pas des obstacles. Et si vraiment ils lui résistent, nous sommes ramenés aux difficultés d'une philoso-phie qui incorpore le sujet à un ordre cosmique et fait du fonctionne-ment de l'esprit un cas particulier de la finalité naturelle.

C'est à ce problème que se heurte toute théorie de la perception, et en retour l'explicitation de l'expérience perceptive doit nous faire faire connaissance avec un genre d'être à l'égard duquel le sujet n'est pas souverain, sans pourtant qu'il y soit inséré.

Le cours cherchait à prolonger au-delà de la nature sensible l'onto-logie du monde perçu. Qu'il s'agisse de comprendre comment la cons-cience peut dormir, comment elle peut être inspirée par un passé qui [67] apparemment lui échappe, ou enfin se rouvrir un accès à ce passé,

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la passivité est possible à condition que « avoir conscience » ne soit pas « donner un sens » que l'on détient par-devers soi à une matière de connaissance insaisissable, mais réaliser un certain écart, une cer-taine variante dans un champ d'existence déjà institué, qui est tou-jours derrière nous, et dont le poids, comme celui d'un volant, inter-vient jusque dans les actions par lesquelles nous le transformons. Vi-vre, pour un homme, n'est pas seulement imposer perpétuellement des significations, mais continuer un tourbillon d'expérience qui s'est for-mé, avec notre naissance, au point de contact du « dehors » et de celui qui est appelé à le vivre.

Dormir n'est pas, malgré les mots, un acte, une opération, la pensée ou conscience de dormir, c'est une modalité du cheminement percep-tif, - plus précisément, c'en est l'involution provisoire, la dédifféren-ciation, c'est le retour à l'inarticulé, le repli sur une relation globale ou prépersonnelle avec le monde, qui n'est pas vraiment absent, mais plutôt distant, dans lequel le corps marque notre place, avec lequel il continue d'entretenir un minimum de relations qui rendront possible le réveil. Une philosophie de la conscience traduit, - et [68] déforme, - cette relation en posant que dormir c'est être absent du monde vrai ou présent à un monde imaginaire sans consistance, c'est faire valoir le négatif comme positif en l'absence de tout repère et de tout contrôle. La négation du monde dans le sommeil est aussi une manière de le maintenir, et la conscience dormante n'est donc pas un recès de néant pur, elle est encombrée des débris du passé et du présent, elle joue avec eux.

Le rêve n'est pas une simple variété de la conscience imageante telle qu'elle est dans l'état de veille, pur pouvoir de viser n'importe quoi à travers n'importe quel emblème. Si le rêve était ce caprice sans limites, s'il rendait la conscience à sa folie essentielle qui tient à ce qu'elle n'a pas de nature et est immédiatement ce qu'elle invente d'être ou de penser qu'elle est, on ne voit pas comment la conscience endormie pourrait jamais s'éveiller, comment elle prendrait jamais au sérieux les conditions que la veille met à l'affirmation d'une réalité, comment nos rêves pourraient avoir pour nous cette sorte de poids qu'ils doivent à leurs rapports avec notre passé. La distinction du réel et de l'onirique ne peut être la distinction simple d'une conscience remplie par les sens et d'une conscience [69] rendue à son vide propre. Les deux modalités empiètent l'une sur l'autre. Nos relations de la

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veille avec les choses et surtout avec les autres ont par principe un caractère onirique : les autres nous sont présents comme des rêves, comme des mythes, et ceci suffit à contester le clivage du réel et de l’imaginaire.

Le rêve pose déjà le problème de l'inconscient, abri du sujet rê-vant, de ce qui rêve en nous, du fonds inépuisable, indestructible, sur lequel nos rêves sont prélevés. On reproche avec raison à Freud d'avoir introduit sous le nom d'inconscient un second sujet pensant dont les productions seraient simplement reçues par le premier, et lui-même a admis que cette « démonologie » n'était qu'une « conception psychologique fruste ». Mais la discussion de l'inconscient freudien reconduit d'ordinaire au monopole de la conscience : on le réduit à ce que nous décidons de ne pas assumer, et, comme cette décision nous suppose au contact du refoulé, l'inconscient n'est plus qu'un cas parti-culier de la mauvaise foi, une hésitation de la liberté imageante. On perd ainsi de vue ce que Freud a apporté de plus intéressant, - non pas l'idée d'un second « je pense » qui saurait ce que nous ignorons de nous, - mais l'idée d'un symbolisme [70] qui soit primordial, originaire, d'une « pensée non conventionnelle » (Politzer), enfermée dans un « monde pour nous », responsable du rêve et plus généralement de l'élaboration de notre vie. Rêver n'est pas traduire un contenu latent clair pour lui-même (ou pour le second sujet pensant) dans le langage, clair aussi, mais menteur, du contenu manifeste, c'est vivre le contenu latent à travers un contenu manifeste qui n'en est pas l'expression « adéquate » du point de vue de la pensée éveillée, mais pas davantage le déguisement délibéré, qui vaut pour le contenu latent en vertu des équivalences, des modes de projection appelés par le symbolisme pri-mordial et par la structure de la conscience onirique. Il y a, dans la Science des Rêves de Freud, toute une description de la conscience onirique, - conscience qui ignore le non, qui ne dit oui que tacitement, en produisant devant l'analyste les réponses qu'il attend d'elle, inca-pable de parole, de calcul et de pensée actuels, réduite aux élabora-tions anciennes du sujet, de sorte que nos rêves ne sont pas circons-crits au moment où nous les rêvons et importent en bloc dans notre présent des fragments entiers de notre durée préalable, - et ces des-criptions veulent dire que l'inconscient [71] est conscience perceptive, procède comme elle par une logique d'implication ou de promiscuité, suit de proche en proche un chemin dont il n'a pas le relevé total, vise les objets et les êtres à travers le négatif qu'il en détient, ce qui suf-

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fit à ordonner ses démarches, sans le mettre en mesure de les nom-mer « par leur nom ». Le délire comme le rêve est plein de vérités im-minentes, chemine dans un lacis de relations équivalentes aux relations vraies qu'il ne possède pas et dont il tient compte. L'essentiel du freudisme n'est pas d'avoir montré qu'il y a sous les apparences une réalité tout autre, mais que l'analyse d'une conduite y trouve toujours plusieurs couches de signification, qu'elles ont toutes leur vérité, que la pluralité des interprétations possibles est l'expression discursive d'une vie mixte, où chaque choix a toujours plusieurs sens sans qu'on puisse dire que l'un d'eux est seul vrai.

Le problème de la mémoire est au point mort tant qu'on hésite en-tre la mémoire comme conservation et la mémoire comme construction. On pourra toujours montrer que la conscience ne trouve dans ses « re-présentations » que ce qu'elle y a mis, que la mémoire est donc cons-truction - et que pourtant il faut une autre mémoire derrière [72] cel-le-là, qui mesure la valeur des productions de la première, un passé donné gratuitement et en raison inverse de notre mémoire volontaire. L'immanence et la transcendance du passé, l'activité et la passivité de la mémoire ne peuvent être réconciliées que si l'on renonce à poser le problème en termes de représentation. Si, pour commencer, le présent n'était pas « représentation » (Vorstellung), mais une certaine position unique de l'index de l'être au monde, si nos rapports avec lui, quand il glisse au passé, comme nos rapports avec l'entourage spatial, étaient attribués à un schéma postural qui détient et désigne une série de po-sitions et de possibilités temporelles, si le corps était ce qui répond chaque fois à la question - « Où suis-je et quelle heure est-il ? », alors il n'y aurait pas d'alternative entre conservation et construction, la mémoire ne serait pas le contraire de l'oubli, on verrait que la mémoire vraie se trouve à l'intersection des deux, à l'instant où revient le sou-venir oublié et gardé par l'oubli, que souvenir explicite et oubli sont deux modes de notre relation oblique avec un passé qui ne nous est présent que par le vide déterminé qu'il laisse en nous.

Ces descriptions, cette phénoménologie ont toujours quelque chose de décevant, [73] parce qu'elles se bornent à déceler le négatif dans le positif et le positif dans le négatif. La réflexion semble exiger des

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éclaircissements supplémentaires. La description n'aura sa pleine por-tée philosophique que si l'on s'interroge sur le fondement de cette exigence elle-même, si l'on donne les raisons de principe pour lesquel-les les rapports du négatif et du positif se présentent ainsi, ce qui est poser les bases d'une philosophie dialectique.

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1. Cours du jeudi

La philosophie dialectique

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Le titre même du cours supposait l'existence d'une manière de penser commune aux philosophies ordinairement appelées « dialec-tiques », à définir par-delà leurs discordances. Nous n'avions pas à justifier cette idée par les méthodes de l'histoire inductive. Cepen-dant, il n'était pas davantage question de remplacer par une construc-tion les conclusions de l'histoire (à supposer qu'elle soit jamais conclu-sive). Nous nous sommes proposé seulement de circonscrire une mé-thode intellectuelle et des thèmes, qui sont d'aujourd'hui comme d'hier, et les philosophies du passé ne sont intervenues, - particuliè-rement dans le cours du lundi, - que pour rendre parlant ce schéma. Cette recherche ne revendiquait pour la philosophie que le droit de penser à son passé, de se retrouver en lui, exercice légitime à sa place, à côté de l'histoire de

[78] la philosophie, même et surtout si elle se limite à ce que les philosophies du passé ont pu vouloir dire compte tenu de leur contexte historique, de leur agencement interne et de leurs problèmes avoués.

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La pensée dialectique a été définie :

1. Comme pensée des contradictoires. C'est-à-dire qu'elle n'admet entre eux ni la conciliation relativiste, ni cette identité par équivoque dont joue la « mauvaise dialectique ». Si chacun des opposés n'est que l'absence ou l'impossibilité de l'autre, ils s'appellent justement en tant qu'ils s'excluent, et ainsi se succèdent continuellement devant la pensée sans jamais pouvoir être posés. Il n'y a contradiction effective que si la relation du positif et du négatif n'est pas l'alternative, que si le non de la négation est capable d'exercer sa fonction contre lui-même en tant que négation abstraite ou immédiate, et de fonder la contradiction en fondant son dépassement. La notion hégélienne de négation de la négation n'est pas une solution de désespoir, un artifice verbal pour sortir d'embarras. Elle est la formule de toute contradic-tion opérante, et, en la laissant de côté, c'est la pensée dialectique elle-même, comme fécondité [79] de la contradiction, qu'on abandon-nerait. L'idée d'un travail du négatif, d'une négation qui ne s'épuise pas à exclure le positif, ou à susciter en face de lui un terme qui l'an-nule, mais qui le reconstruit au-delà de ses limitations, le détruit et le sauve, n'est pas un perfectionnement tardif ou une sclérose de la pen-sée dialectique : c'en est le ressort primordial (aussi n'est-on pas étonné de la trouver indiquée dans Platon, quand il appelle le « même » « l’autre que l'autre »). Nous l'avons rapprochée de la notion moderne de transcendance, c'est-à-dire d'un être par principe à distance, en-vers qui la distance est un lien, et avec lequel il ne saurait y avoir coïn-cidence. Ici et là le rapport de soi à soi passe par le dehors, la média-tion est exigée par l'immédiat, ou encore il y a médiation par soi.

2. Comme pensée « subjective ». La pensée dialectique s'est déve-loppée avant la philosophie réflexive, et en un sens elle en est l'adver-saire, puisqu'elle conçoit comme un problème son propre commence-ment, tandis que la philosophie réflexive réduit l'irréfléchi, comme simple absence, au sens que la réflexion y découvre ultérieurement. On peut dire cependant que la dialectique est pensée « subjective » au sens que Kierkegaard [80] ou Heidegger ont donné à ce mot : elle ne fait pas reposer l'être sur lui-même, elle le fait apparaître devant

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quelqu'un, comme réponse à une interrogation. Il ne s'agit pas seule-ment, comme on l'a quelquefois dit, de « relativiser le sujet et l'ob-jet » : comme toute pensée « relativiste », celle-ci se bornerait à aménager la vie commune des opposés en ramenant la contradiction à une différence de rapports. Or il ne suffit pas de dire vaguement que l'objet est subjectivité sous un certain rapport, et la subjectivité ob-jet sous un autre rapport. C'est en ce qu'elle a de plus négatif que la subjectivité a besoin d'un monde et en ce qu'il a de plus positif que l'être a besoin d'un non-être pour le circonscrire et le déterminer. C'est donc à une révision des notions ordinaires de sujet et d'objet que la pensée dialectique invite.

3. Comme pensée circulaire. Puisqu'elle ne veut sacrifier l'un à l'au-tre ni l'irréfléchi ni la réflexion, la pensée dialectique s'apparait à el-le-même comme développement, en même temps que comme destruc-tion, de ce qui était avant elle, et de même ses conclusions garderont en elles-mêmes tout le progrès qui y a conduit. La conclusion n'est à vrai dire que l'intégration des démarches [81] précédentes. Le dialec-ticien est donc toujours un « commençant ». C'est dire que la circula-rité de la pensée dialectique n'est pas celle d'une pensée qui a fait le tour de tout et ne trouve plus rien de neuf à penser : au contraire, la vérité cesserait d'être vérité en acte si elle se séparait de son deve-nir, ou l'oubliait, ou le mettait vraiment au passé, et tout est toujours à penser de nouveau pour la dialectique. Ce n'est donc pas par hasard que le XIXe siècle a « appliqué » la dialectique à l'histoire, et, sur ce terrain, la dialectique ne fait que devenir elle-même : il lui est essen-tiel de ne se réaliser que peu à peu, de cheminer et de ne s'exprimer jamais, comme dira Hegel, « en une seule proposition ». Déjà chez Pla-ton, comme le montre le fameux « parricide » du Parménide, la genèse ou la filiation historique est mise au nombre de ces négations qui inté-riorisent et conservent, et conçue comme un cas éminent de relation dialectique. Enfin, quoique la formule, ici encore, n'ait été donnée que par Hegel, c'est depuis toujours que la dialectique est une expérience de la pensée, c'est-à-dire un cheminement au cours duquel elle ap-prend, quoique ce qu'elle apprend fût déjà là, « en soi », avant elle, et qu'elle ne soit que son passage à l'être pour soi.

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Ainsi comprise, la pensée dialectique est un équilibre difficile. Comme pensée négative, elle comporte un élément de transcendance, elle ne peut se limiter aux relations du multiple, elle est ouverte, disait Platon, à un πέκεινα της ο σιας. Mais par ailleurs, cet au-delà de l'être, dont la place reste marquée, ne peut, comme l'Un de la Première Hypo-thèse du Parménide, ni être pensé, ni être, et c'est toujours à travers la pluralité des participations qu'il apparaît. Il y a donc un absolu dia-lectique, qui n'est là que pour maintenir à sa place et dans son relief le multiple, pour s'opposer à l'absolutisation des relations. Il est « fluidi-fié » en elles, il est immanent à l'expérience. Position instable par dé-finition, et toujours menacée soit par la pensée positiviste, soit par la pensée négativiste.

Dans la dernière partie du cours, on s'est proposé d'étudier quel-ques-unes de ces déviations. On a examiné chez Hegel le passage de la dialectique à la spéculation, du « négativement rationnel » au « positi-vement rationnel », qui finalement transforme la dialectique en systè-me, fait, dans la définition de l'absolu, pencher la balance du côté du sujet, donne donc une priorité ontologique à l'« intérieur », et en par-ticulier dépossède la Nature de sa propre [83] idée, et fait de l'exté-riorité une « faiblesse de la Nature ». La critique du système et de la spéculation, chez les successeurs de Hegel, ne marque pas pour autant un vrai retour à l'inspiration dialectique. Chez Kierkegaard, la polémi-que contre la pensée « objective » et l'« historico-mondial », qui est saine en elle-même et aurait pu annoncer une dialectique du réel, finit par s'en prendre à la notion de médiation, c'est-à-dire à la pensée dia-lectique elle-même, et par recommander, sous le nom singulier de « dé-cision » ou « choix », l'indistinction des contradictoires, une foi qui se définit par l'ignorance, une joie qui se définit par la souffrance, une sorte d' « athéisme religieux ». Chez le Marx du Manuscrit de 1844, on trouve, à côté d'une conception de l'histoire comme « acte de nais-sance » de l'homme et comme négativité, qu'il défend contre Feuer-bach une philosophie naturaliste qui localise la dialectique dans la pha-se préparatoire de la « préhistoire » humaine, et se donne pour hori-zon, par-delà le communisme, « négation de la négation », la vie toute positive de l'homme comme être « naturel » ou « objectif », qui a ré-solu l'énigme de l'histoire. Dans Le Capital, cette seconde philosophie a prévalu définitivement (de là vient que Marx [84] peut y définir la dialectique comme « l'intelligence positive des choses existantes »), et bien plus encore chez les marxistes. Chez nos contemporains, c'est de

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nouveau la pensée « négativiste » qui prédomine, et elle colore curieu-sement leur néo-marxisme. Chez Sartre, entre l'être qui est pleine positivité et le néant qui « n'est pas », il ne saurait y avoir de dialecti-que. Ce qui en tient lieu est une sorte de sacrifice du néant, qui se voue tout entier à manifester l'être et nie absolument la négation ab-solue qu'il est. A la fois serviteur et maître, ce qui nie et ce qui est nié, le négatif est équivoque par principe; son adhésion est un refus, son refus une adhésion. Il ne saurait trouver, dans l'ordre de l'être auquel il est condamné et auquel il est étranger, un critère pour ses choix, car, en fondant le choix, un critère le soumettrait à des condi-tions et il n'y a pas de conditions qui garantissent et qui limitent la relation de l'être et du néant : elle est, comme on voudra, totale ou nulle, elle est totale parce que le néant n'est pas, elle n'est rien parce qu'elle exige tout. Philosophie qui met en évidence, plus qu'aucune au-tre ne l'a fait, la crise, la difficulté essentielle et la tâche de la dia-lectique.

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2. Cours du lundi

Textes et commentaires sur la dialectique

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Il a été conçu comme un libre commentaire de textes, choisis, dans la philosophie dialectique et hors d'elle, en raison des lumières qu'ils jettent sur la pensée dialectique.

Les arguments de Zénon ont été étudiés comme une sorte de test de la pensée dialectique à travers les générations de philosophes qui les ont discutés. Considérés d'abord (et par Bergson encore) comme des sophismes dont une intuition directe devait faire justice, ils sont finalement reconnus comme des paradoxes caractéristiques des rap-ports du fini et de l'infini en mathématiques (A. Koyré). La légende de Zénon nous montre le passage d'une pensée qui dénonce des scandales logiques au nom d'un idéal d'identité, à une pensée qui au contraire accueille la contradiction comme mouvement de l'être, d'une dialecti-que [86] bavarde et « ventriloque » à la vraie dialectique.

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Le Parménide de Platon, et aussi le Théétète et le Sophiste ont été étudiés comme exemples d'une dialectique qui n'est ni ascendante, ni descendante, et qui se maintient, pour ainsi dire, sur place. Ceci a été l'occasion de discuter les interprétations récentes du platonisme comme dualisme et décadence.

On s'est ensuite attaché à noter le passage de la dialectique chez des auteurs qui n'en font pas profession et qui l'accueillent à leur insu ou même contre leur gré. Ainsi de Montaigne, chez qui elle est surtout la description des paradoxes du soi, et des rares occasions, qui fon-dent sa sagesse, où nous réussissons à faire « marcher d'une seule pièce » tout notre être. Ainsi de Descartes, qui a donné, avec le prin-cipe de l' « ordre des raisons », celui de la philosophie la moins dialec-tique qui soit, mais qui se trouve amené à envisager un ordre qui ne se-rait pas nécessairement linéaire, et à suggérer un nexus rationum. Ain-si enfin de Pascal, quand il esquisse une méthode de convergence et une conception de l' « ordre » quasi perceptif, avec digression et re-tour au centre, c'est-à-dire une théorie dialectique de la vérité.

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Le passage de l'antithétique de la Raison Pure de Kant à la dialecti-que de Hegel, - décrit par M. Gueroult dans son article de 1931, - a enfin donné l'occasion de réexaminer le rapport de la philosophie avec son histoire et avec l'histoire en régime de pensée dialectique.

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1956-1957

1. Cours du jeudi

LE CONCEPT DE NATURE

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En donnant pour unique sujet aux cours de cette année - et même à ceux de l'année prochaine - le concept de Nature, nous semblons insis-ter sur un thème inactuel. Mais l'abandon où est tombée la philosophie de la Nature enveloppe une certaine conception de l'esprit, de l'histoi-re et de l'homme. C'est la permission qu'on se donne de les faire para-ître comme pure négativité. Inversement, en revenant à la philosophie de la Nature, on ne se détourne qu'en apparence de ces problèmes prépondérants, on cherche à en préparer une solution qui ne soit pas immatérialiste. Tout naturalisme mis à part, une ontologie qui passe sous silence la Nature s'enferme dans l'incorporel et donne, pour cet-te raison même, une image fantastique de l'homme, de l'esprit et de l'histoire. Si l'on s'appesantit sur le problème de la Nature, c'est [92] avec la double conviction qu'elle n'est pas à elle seule une solution du problème ontologique, et qu'elle n'est pas un élément subalterne ou secondaire de cette solution.

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Il paraît d'abord étonnant que les philosophes marxistes donnent si peu d'attention à ce problème, qui devrait être le leur. Le concept de Nature fait chez eux de brèves et fulgurantes apparitions. Il est là pour attester que l'on est dans l'en soi, dans un être massif, dans l'ob-jet pur. Mais ce que nous savons de la Nature nous permet-il de lui fai-re jouer ce rôle ontologique ? On ne se le demande pas. La certitude d'être par principe dans l' « objectif » autorise beaucoup d'inatten-tion aux contenus, en particulier à notre savoir de la Nature et de la matière, beaucoup de constructions abstraites. Cette mauvaise dialec-tique a peut-être son origine chez Marx lui-même. Le Manuscrit éco-nomico-politique de 1844 présente la Nature tantôt comme un état d'équilibre qui est de droit, - l'être stable qui se refermera sur l'his-toire humaine achevée, - et tantôt comme ce que l'histoire humaine nie et transforme. Les deux conceptions sont moins dominées et dépas-sées que juxtaposées, - et finalement mêlées de force dans l'absolu de l'« activité objective » (Thèses sur Feuerbach). Il se [93] peut donc que la philosophie de Marx elle-même suppose, tantôt pour l'affirmer, tantôt pour la nier, une idée tout objectiviste de la Nature. Toujours est-il que même quand un philosophe marxiste admet (G. Lukács, Der junge Hegel) que le marxisme ne peut donner simplement raison au na-turalisme de Feuerbach contre l'idéalisme de Hegel, il ne se risque pas à décrire la troisième position, le medium vrai de la dialectique, et continue sans autre précision de faire profession de « matérialisme ». A plus forte raison ne tente-t-on aucune confrontation entre la Natu-re à laquelle pouvait penser Engels et celle que nous avons appris à connaître depuis cinquante ans. La plus célèbre des philosophies de l'histoire repose sur un concept qui n'a jamais été élucidé et qui est peut-être mythique. Objet pur, être en soi, dans lequel tout ce qui est contenu, et qui cependant est introuvable dans l'expérience humaine, puisque, dès l'abord, elle le façonne et le transforme, la Nature est pour elle partout et nulle part, comme une hantise. En cherchant à élu-cider ce problème, on n'est donc pas si loin de l'histoire.

À la vérité, dès qu'on s'y attache un peu, on est mis en présence d'une énigme [94] où le sujet, l'esprit, l'histoire et toute la philoso-phie sont intéressés. Car la Nature n'est pas seulement l'objet, le par-tenaire de la conscience dans le tête-à-tête de la connaissance. C'est un objet d'où nous avons surgi, où nos préliminaires ont été peu à peu posés jusqu'à l'instant de se nouer en une existence, et qui continue de la soutenir et de lui fournir ses matériaux. Qu'il s'agisse du fait

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individuel de la naissance, ou de la naissance des institutions et des sociétés, le rapport originaire de l'homme et de l'être n'est pas celui du pour soi à l'en soi. Or il continue dans chaque homme qui perçoit. Si surchargée de significations historiques que puisse être sa perception, elle emprunte du moins au primordial sa manière de présenter la chose et son évidence ambiguë. La Nature, disait Lucien Herr commentant Hegel, « est au premier jour ». Elle se donne toujours comme déjà là avant nous, et cependant comme neuve sous notre regard. Cette impli-cation de l'immémorial dans le présent, cet appel en lui au présent le plus neuf désoriente la pensée réflexive. Devant elle, chaque fragment de l'espace existe pour son compte, ils ne coexistent que sous son re-gard et à travers elle. Chaque moment du monde cesse d'être quand il [95] cesse d'être présent, et il n'est soutenu dans l'être passé que par elle. Si l'on pouvait abolir en pensée toutes les consciences, il ne resterait qu'un jaillissement d'être instantané, anéanti aussitôt que paru. L'existence fantomatique et tenace du passé est convertie en un être-posé, qui peut être clair ou confus, plein ou lacunaire, mais qui en tous cas est le corrélatif exact de nos actes de connaissance. On ne trouve aux confins de l'esprit que mens momentanea seu recordatione carens, c’est-à-dire, à la limite, rien. Si nous ne nous résignons pas à dire qu'un monde d'où seraient retranchées les consciences n'est rien du tout, qu'une Nature sans témoins n'aurait pas été et ne serait pas, il nous faut reconnaître de quelque façon l'être primordial qui n'est pas encore l'être-sujet ni l'être-objet, et qui déconcerte la réflexion à tous égards : de lui à nous, il n'y a pas dérivation et pas de cassure; il n'a ni la texture serrée d'un mécanisme, ni la transparence d'un tout antérieur à ses parties; on ne peut concevoir ni qu'il s'engendre lui-même, ce qui le ferait infini, ni qu'il soit engendré par un autre, ce qui le ramènerait à la condition de produit et de résultat mort. Comme disait Schelling, il y a dans la Nature quelque chose qui fait [96] qu'el-le s'imposerait à Dieu même comme condition indépendante de son opération. Tel est notre problème.

Avant d'essayer de le résoudre, il fallait le redécouvrir sous diffé-rentes traditions de pensée. Nous nous sommes proposé d'abord, dans le cours de cette année, de recenser les éléments historiques dont est fait notre concept de Nature. Nous n'avons commencé qu'ensuite à rechercher dans le développement du savoir les symptômes d'une nou-velle prise de conscience de la Nature, et ce travail n'a pu être fait cette année qu'en ce qui concerne la Nature physique. Nous poursui-

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vrons l'an prochain en examinant la prise de conscience de la vie et de la culture dans les recherches contemporaines. C'est alors que nous serons en mesure de fixer la signification philosophique du concept de Nature.

I. Éléments de notre concept de Nature.

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1. Notre but n'étant pas de faire une histoire du concept de Natu-re, les conceptions précartesiennes de la Nature comme destin ou dy-namique totale dont l'homme fait partie n'ont pas été étudiées pour elles-mêmes. Il nous a paru préférable de [97] prendre pour référence une conception « cartésienne » qui, à tort ou à raison, surplombe enco-re aujourd'hui nos idées sur la Nature, - quitte à faire apparaître, en la discutant, les thèmes précartésiens qui ne cessent de resurgir après Descartes.

2. L'idée cartésienne de la Nature. - Descartes admet que, même si Dieu a créé d'emblée notre monde avec la figure qu'il a, le jeu imma-nent des lois de la Nature la lui aurait de lui-même donnée, et que ces lois dérivent avec nécessité des attributs de l'être infini. C'est rédui-re la facticité de la Nature à son existence nue : le monde aurait pu ne pas être, si Dieu n'avait pas décidé de le créer, il surgit donc d'un « avant » où rien, aucune possibilité prépondérante ne l'esquissait et ne l'appelait à l'existence; mais, dès lors qu'il surgit, il est nécessité à être tel que nous le voyons, il est ce qu'il est sans hésitation, sans ra-ture, sans faiblesse, sa réalité ne comporte ni faille ni fissure. L'alter-native de son inexistence, qui reste possible, à considérer les choses selon Dieu, n'enlève rien à sa solidité : elle l'accuse au contraire, puis-qu'elle donne à entendre que, s'il n'était pas tel que nous le voyons, il ne serait pas du tout. L'être de Dieu [98] est défini par le même di-lemme : dire qu'il est cause de soi, c'est essayer d'imaginer le rien et constater que, sur ce fond, on voit surgir l'être qui s'emporte et se produit lui-même. L'hypothèse du Rien, qui avait sa vérité en ce qui concerne le monde, est ici toute verbale : il n'a jamais été possible que Dieu ne fût pas. Elle est cependant à l'horizon de la pensée de Descar-

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tes : « cause de soi » ne voudrait rien dire si l'on n'évoquait pour un moment, même fictivement, un Dieu effet, qui, comme tout effet, a besoin d'être soutenu par sa cause et sans elle ne serait pas. Les hommes ne peuvent pas penser le néant, ils sont enfermés dans la plé-nitude infinie ; quand ils se mêlent de penser, les jeux sont déjà faits : pour penser, il faut être. Et pourtant, cet être de la pensée ne se re-connaît qu'au plus haut point du doute, et à l'instant où la pensée nie d'elle-même toutes les choses qui sont. De la même manière on ne trouve la cause de soi qu'à travers la dépendance de toutes les choses existantes, et la force avec laquelle elle se fait exister est exacte-ment proportionnelle à l'hésitation qu’elle termine.

Tel est le complexe ontologique où apparaît l’idée cartésienne de Nature. Il astreint tout être, s’il doit n'être pas rien, à être [99] plei-nement, sans lacune, sans possibilités cachées. La Nature ne peut plus rien comporter d'occulte et d'enveloppé. Il faut qu'elle soit un méca-nisme, qu'on puisse en principe dériver la figure de ce monde de lois qui elles-mêmes expriment la force interne de la productivité infinie. Selon une distinction bien antérieure à Descartes, mais à laquelle sa pensée donne une nouvelle vigueur, ce que nous appelons Nature est un naturé, un pur produit, fait de parties absolument extérieures, rigou-reusement actuelles et clairement liées, - « coquille vide », dira Hegel. Tout l'intérieur est passé du côté de Dieu, naturant pur. Historique-ment et philosophiquement notre idée de l'être naturel comme objet, en soi, qui est ce qu'il est parce qu'il ne peut être autre chose, émerge d'une idée de l'être sans restriction, infini ou cause de soi, et celle-ci à son tour d'une alternative de l'être et du néant. L'idée cartésienne de la Nature survivra, dans le sens commun des savants, à cette onto-logie ; ils essaieront longtemps de replacer sous sa juridiction leurs propres acquisitions, et il faudra les développements si peu cartésiens de la science contemporaine pour leur révéler la possibilité d'une autre ontologie.

Pourtant, sans même sortir des écrits de [100] Descartes, on au-rait pu reconnaître les limites de la sienne. Car la Nature dont nous avons parlé, c'est celle que nous révèle son essence évidente, la Natu-re selon la « lumière naturelle ». Mais, en maintenant la contingence de l'acte créateur, Descartes maintenait la facticité de la Nature et rendait légitime, sur cette Nature existante, une autre perspective que celle de l'entendement pur. Nous y avons accès, non seulement par

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lui, mais par le rapport vital que nous avons avec une partie privilégiée de la Nature : notre corps, par l'« inclination naturelle » dont les en-seignements ne peuvent pas coïncider avec ceux de l'entendement pur. C'est la vie qui comprend valablement la vie du composé humain. Mais comment laisser à l'entendement pur la définition de l'être et du vrai s'il n'est pas fondé à connaître le monde existant ? Et si l'on fait en-trer en compte, par exemple pour la définition de l'espace, l'espace de notre corps auquel nous sommes substantiellement unis, comment maintenir la définition d'entendement de la chose étendue ? Les hési-tations de Descartes dans la théorie du corps humain attestent cette difficulté. Sa position semble être que pour nous l'expérience de l'existence n'est pas réductible à la vue [101] de l'entendement pur, mais qu'elle ne peut rien nous enseigner qui y soit contraire, qu'elle n'est pas en soi, - c'est-à-dire pour Dieu, - incompatible avec elle. Mais le problème se retrouve en Dieu comme problème du rapport de son entendement et de sa volonté : si la Nature n'existe que par la décision, - et la décision continuée, - de Dieu, elle ne « tient » pas dans le temps (ni sans doute dans l'espace) par la nécessité de ses lois fon-damentales. La Nature comme Événement ou ensemble d'événements reste différente de la Nature comme Objet ou ensemble d'objets, de même que Dieu comme créateur libre du monde et Dieu comme source d'une causalité d'où dérive un monde éminemment finalisé.

3. L'humanisme kantien et la Nature. - Le kantisme renonce à déri-ver l'être naturel de l'être infini comme sa seule manifestation possi-ble, - mais ce n'est pas pour le reconnaître comme être brut et pour en entreprendre l'étude. La Critique de la Raison Pure décline cette recherche en définissant la Nature comme « la somme des objets des sens » (Inbegriff der Gegenstände der Sinne) coordonnés sous les Na-turbegriffe de l'entendement humain. La Nature [102] dont nous pou-vons parler n'est que la Nature pour nous; à ce titre elle reste l'objet auquel pensait Descartes; simplement, c'est un objet construit par nous.

Cependant Kant s'avance au-delà de cette philosophie anthropolo-gique. L'organisme, où chaque fait est cause et effet de tous les au-tres, et en ce sens cause de lui-même, pose le problème d'une auto-production du tout, ou plus précisément d'une totalité qui, à la diffé-rence de la technique humaine, travaille sur des matériaux qui sont

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siens, et pour ainsi dire émane d'eux. Il semble qu'on découvre dans un être du monde un mode de liaison qui n'est pas la connexion extérieure de la causalité, un « intérieur » qui n'est pas l'intériorité de la cons-cience, et qu'en conséquence la Nature soit autre chose qu'objet. Il n'y a pas à attendre, dit Kant, de nouveau Newton qui nous fasse com-prendre par la connexion causale ce que c'est qu'un brin d'herbe. Comment fonder ces totalités naturelles ? Dira-t-on qu'il faut mainte-nir côte à côte, comme deux traits de la connaissance humaine, l'ordre de l'explication causale et celui des totalités ? Et que, localisés dans les phénomènes (toutes réserves faites sur les choses mêmes) ces deux modes d'appréhension sont tous deux légitimes et ne [103] s'ex-cluent pas ? Mais le repli sur l'ordre humain des phénomènes évoque par définition un ordre des choses mêmes où les diverses perspectives humaines soient compossibles, puisqu'elles sont ensemble actuelles. Pour que l'explication causale et la considération du tout soient l'une et l'autre légitimes à titre définitif, il ne suffit pas de dire que la cau-salité et la totalité au sens dogmatique sont toutes deux fausses. Il faut penser qu'elles sont vraies ensemble dans les choses et fausses seulement en tant qu'elles s'excluent. L'idée d'un entendement dis-cursif autorisé à ordonner notre expérience et confiné dans cette tâ-che implique au moins celle d'un « entendement non discursif » qui fonderait ensemble la possibilité de l'explication causale et de la per-ception du tout. La philosophie de la représentation humaine n'est pas fausse, elle est superficielle. Elle sous-entend une réconciliation de la thèse et de l'antithèse dont l'homme est le théâtre et dont il n'est pas l'agent.

Kant en dernière analyse ne suit pas cette voie qui sera celle de la philosophie romantique. Bien qu'il ait décrit avant Schelling l'énigme de la totalité organique, celle d'une production naturelle où la forme et les matériaux ont même origine et qui [104] par là conteste toute analogie avec la technique humaine, il ne fait décidément de la « fin naturelle » (Naturzweck) qu'une dénomination anthropomorphique, lé-gitime d'ailleurs. Les considérations de totalité sont inévitables en tout sujet humain, elles expriment le plaisir que nous avons à constater un accord spontané entre la contingence de ce qui existe et la législa-tion de l'entendement. Elles ne désignent rien qui soit constitutif de l'être naturel, mais seulement l'heureuse rencontre de nos facultés. La Nature, somme des « objets des sens », se définit par les Naturbe-griffe de la physique newtonienne. Nous en pensons davantage à son

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sujet, mais ce ne sont là que des réflexions nôtres. Si nous voulions les réaliser en propriétés de la chose même, nous en serions empêchés par les échecs manifestes de la téléologie. La considération de la Nature sous ce biais donnerait tout au plus une « démonologie ». C'est dans le « concept de la liberté », et là seulement, c'est donc dans la conscien-ce et dans l'homme que la conformité des parties à un concept prend un sens actuel, et la téléologie de la Nature est un reflet de l'« homme noumène ». La vérité du finalisme, c'est la conscience de la liberté. Le seul but de la Nature, c'est l'homme, [105] non qu'elle le prépare et le crée, mais parce qu'il lui donne rétrospectivement un air de finalité par la position de son autonomie.

Le kantisme qui renait à la fin du XIXe siècle est la victoire de cet-te philosophie anthropologique sur la philosophie de la Nature que Kant avait entrevue et que ses successeurs avaient voulu développer. Léon Brunschvicg pensait sauver le meilleur du kantisme en effaçant jus-qu'au décalage entre la structure a priori de l'entendement et la fac-ticité de l'expérience qui motivait chez Kant l'idéal d'un entendement intuitif et maintenait à titre d'énigme l'originalité radicale de l'être naturel. Mais le remède aggrave par ailleurs le mal : si, comme le dit Brunschvicg, nous n'avons plus le droit de parler d'une architectonique de la Nature, si les concepts de l'entendement participent à la contin-gence de l'expérience, s'ils sont toujours grevés d'un « coefficient de facticité » et liés à une structure telle quelle du monde, si nos lois n'ont de sens que sous la supposition de certains synchronismes dont elles sont l'expression et dont elles ne peuvent donc être la source, s'il y a, comme l'avaient entrevu les stoïciens, une unité brute par la-quelle l'univers « tient » et dont celle de l'entendement humain est l'expression encore plutôt [106] que la condition intérieure, l'être de la Nature n'est décidément pas son être-objet et le problème d'une philosophie de la Nature reparaît.

4. Les essais de philosophie de la Nature. - Schelling met en ques-tion ouvertement l'idée cartésienne de l'être nécessaire. Elle est pour lui comme pour Kant « l'abîme de la raison humaine » : l'être nécessai-re ne serait pas premier s'il ne pouvait se mettre en question, et, s'il le fait, s'il pose, comme disait Kant, la question « Woher bin ich

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denn ? », il se récuse comme être premier. La réflexion ne peut pas se clore et s'emporter elle-même dans l'idée de l'être nécessaire. Mais, tandis que Kant la laissait sur un non-savoir et sur un manque (à com-bler éventuellement par une métaphysique du sujet), Schelling consi-dère comme une réalité ultime l’« abîme » lui-même, définit l'absolu comme ce qui existe sans raison (grundlos), comme le « sur-être » qui soutient le « grand fait du monde ». De même que l'absolu n'est plus l'être cause de soi, antithèse absolue du néant, de même la Nature n'a plus l'absolue positivité du « seul monde possible » : la erste Natur est un principe ambigu, « barbare » comme il le dit, qui peut être [107] dépassé mais ne sera jamais comme s'il n'avait pas été, et ne pourra jamais être considéré comme second par rapport à Dieu même. A plus forte raison ne peut-il être question d'expliquer par notre faculté de juger et nos réflexions humaines l'énigme de la production naturelle. « Ce que Kant, à la limite de son sobre discours, a comme rêvé un jour », Schelling cherche à le penser, ou plutôt à le vivre (leben) et à l'éprouver (erleben). Ce sera l'« intuition intellectuelle », qui n'est pas une faculté occulte, mais la perception même avant qu'elle ait été ré-duite en idées, la perception endormie en elle-même, où toutes choses sont moi parce que je ne suis pas encore le sujet de la réflexion. A ce niveau, la lumière et l'air ne sont pas encore, comme chez Fichte, le milieu de la vision et de l'ouïe, le moyen pour des êtres raisonnables de communiquer, mais « les symboles du savoir originel (Urwissen) et éternel inscrit dans la Nature ». Savoir lié et muet qui n'est délivré que par l'homme, mais qui oblige à dire que l'homme est le devenir conscient de la productivité naturelle, et devient Nature en éloignant la Nature pour connaître. Jamais en principe chez Schelling (on ne peut en dire autant des poètes et des écrivains qui l'entourent, - ni même de ce [108] mauvais génie qui habite Schelling et l'écarte de ses principes) la Nature ne donne lieu à une seconde science ou à une Gno-se, qui objectiverait et convertirait absurdement en une seconde cau-salité les rapports de la Nature existante tels que nous les entre-voyons dans l'« ek-stase » de l'intuition intellectuelle. Il y a seulement un effort pour rendre compte de la pesanteur du monde réel, pour fai-re de la Nature autre chose qu'une « impuissance » (Hegel) et une ab-sence du concept. G. Lukács fait honneur à Schelling (Die Zerstörung der Vernunft, p. 110) d'avoir introduit « la doctrine du reflet (Wie-derspiegelung) dans la philosophie transcendantale » et regrette qu'il lui ait donné une tournure « idéaliste » et « mystique ». Ce qu'il tient

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pour irrationnel est sans doute l'idée d'un échange entre Nature et conscience dans l'homme, d'un rapport intérieur de l'homme à la Natu-re. Il est pourtant manifeste que la « doctrine du reflet » ou du miroir laisse la Nature à l'état d'objet que nous reflétons, que, si la philoso-phie ne doit pas être immatérialiste, il faut qu'elle établisse entre l'homme et la Nature une relation plus étroite que cette relation spé-culaire, et que la Nature et la conscience ne peuvent communiquer vraiment qu'en nous et par [109] notre être charnel. Rapport qui ne supprime ni ne remplace celui que nous avons au surplus avec le milieu humain de l'histoire : il nous invite seulement à le concevoir à son tour comme un contact effectif, au lieu de le construire, lui aussi, comme « reflet » d'un processus historique en soi.

Bergson paraît très loin de ce qu'il y a de meilleur chez Schelling. Il ne cherche pas, comme lui, l'irréfléchi par un redoublement de la ré-flexion (« intuition de l'intuition » disait le jeune Hegel). Il semble s'installer d'emblée dans le positif, et si les progrès de son analyse l'en délogent, c'est comme malgré lui et en toute inconscience de cet-te dialectique. Il y a pourtant de la suffisance dans ce reproche qu'on lui fait. Redécouvrir la dialectique malgré soi est peut-être une plus sûre manière de la prendre au sérieux que de commencer par elle, d'en savoir d'avance la formule ou le schéma, et de l'appliquer partout en vertu d'une de ces convictions générales que Spinoza renvoyait à la connaissance du premier genre, sans se demander d'où vient que l'être soit dialectique. La perception pure serait la chose même, mais nulle perception n'est pure, toute perception effective se fait devant un « centre d'indétermination » et comporte une distance [110] à la cho-se, c'est de ce prix qu'il faut payer le « discernement » d'une percep-tion articulée : ce mouvement chez Bergson n'est pas involontaire, il est expressément décrit. La Nature chez lui n'est pas seulement la chose perçue fascinante de la perception actuelle, elle est plutôt un horizon dont nous sommes déjà bien loin, une indivision primordiale et perdue, une unité que les contradictions de l'univers développé nient et expriment à leur manière, et en ce sens on a raison de rattacher Bergson à la lignée de Schelling. L'analyse de l'élan vital reprend le problème de la Nature organique dans les termes rigoureux où la Criti-que du Jugement le posait : comme Kant, comme Schelling, Bergson voudrait décrire une opération ou une production naturelle qui va du tout aux parties mais ne doit rien à la préméditation du concept et n'admet pas d'interprétation téléologique. C'est pourquoi la descrip-

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tion de la vie, aux premiers chapitres de L'Évolution créatrice, est honnête, scrupuleuse. Elle n'en cache pas l'aveuglement, les hésita-tions et, sur beaucoup de points, l'échec. Que par ailleurs Bergson par-le d'un « acte simple », qu'il réalise l'élan avant ses effets comme une cause qui les contient « éminemment », cela est contre ses propres analyses [111] concrètes, et c'est en elles qu'il faut y chercher remè-de. Bergson retrouve la philosophie à partir de Spencer, non sans tâ-tonnements. C'est sur son propre chemin qu'il finit par redécouvrir les problèmes de l'être, du positif et du négatif, du possible et de l'ac-tuel, dans lesquels les générations suivantes sont expertes dès le ber-ceau. Peut-être n'est-ce pas une si mauvaise voie. Il doit du moins à cette méthode de faire, sur ces sujets abstraits, c'est-à-dire diffici-les et faciles, des remarques qui ont le poids d'une recherche vraie. Nous avons essayé, par-delà sa polémique contre les idées de désor-dre, de néant et de possible, de dégager un sens valable du « positi-visme » bergsonien, qui ne saurait se soutenir à la lettre, que Bergson n'a pas soutenu à la lettre. Il y a un possible organique et une négativi-té qui sont des ingrédients de l'être chez Bergson. Son précepte de revenir à l'évidence de l'actuel ne doit pas s'entendre comme une apo-logie naïve de la constatation, mais comme une allusion à la préexisten-ce de l'être naturel, toujours déjà là, qui est le problème même de la philosophie de la Nature.

Nous avons enfin retracé (tel qu'il est consigné dans les Ideen II) le chemin par lequel Husserl, parti, lui, de l'exigence [112] réflexive la plus rigoureuse, rejoint le problème de la Nature. A première vue, la Nature, c'est le corrélatif des sciences de la Nature, la sphère des « pures choses » (blosse Sachen) sans aucun prédicat de valeur, qu'un sujet purement théorique pose devant lui. Ce thème de la pensée « ob-jective » et savante fait partie de notre appareil intentionnel, il surgit dès que nous voulons saisir, objectiver, fixer, atteindre le vrai, que nous confondons d'abord avec l'en soi. Husserl n'entreprend pas de le ruiner, mais de le comprendre, c'est-à-dire de dévoiler la vie inten-tionnelle qui le porte, le fonde, le constitue et en mesure la vérité. En un sens, dit-il, l'être objectif enveloppe tout et même l'activité de conscience sur laquelle nous voudrions le faire reposer; le philosophe qui constitue l'être objectif est un homme, il a un corps, ce corps est dans la Nature, et par là les philosophies elles-mêmes, à leur date et en leur lieu, prennent place dans l'universum realitatis. Il y a une véri-té du naturalisme. Mais cette vérité n'est pas le naturalisme même.

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Car admettre le naturalisme et l'enveloppement de la conscience dans l'univers des blosse Sachen à titre d'événement, c'est précisément poser comme premier le monde théorétique auquel elles appartiennent, c'est [113] un idéalisme extrême. C'est refuser de déchiffrer les ré-férences intentionnelles qui renvoient de l'univers des blosse Sachen, ou des choses étendues, à des « choses pré-théorétiques », à une vie de la conscience avant la science. Les blosse Sachen sont l'expression seconde, activement construite par le pur sujet, de la couche primor-diale des choses intuitives, perçues. Le problème est de mettre au jour les motivations qui conduisent des unes aux autres.

Or, les propriétés intuitives de la chose perçue dépendent de celles du « corps-sujet »(Subjektleib) qui en a l'expérience. La conscience de mon corps comme organe d'un pouvoir moteur, d'un « je peux », est supposée dans la perception de deux objets distants l'un de l'autre ou même dans l'identification de deux perceptions successives que je me donne d'un même objet. Davantage : mon corps est un « champ de loca-lisation » où s'installent les sensations. Ma main droite touche ma main gauche dans son acte d'exploration des objets, elle la touche touchan-te, elle rencontre là une « chose qui sent ». Puisqu'il y a un corps-sujet, et puisque c'est devant lui que les choses existent, elles sont comme incorporées à ma chair, mais en même temps notre corps nous projette dans un univers [114] de choses convaincantes, et nous en ve-nons à croire aux « pures choses », nous établissons l'attitude de pure connaissance, nous oublions l'épaisseur de la « préconstitution » cor-porelle qui les porte.

Il ne suffit d'ailleurs pas d'évoquer le fonctionnement de mon corps isolé pour rendre compte du pur « en soi » cartésien. Car la cho-se perçue dans l'entrelacs de ma vie corporelle serait bien loin d'être encore chose pure ou vraie : elle est prise dans cette expérience char-nelle comme dans un cocon ; il n'y a aucun discernement de ce qui est vraiment vrai en elle, et de ce qui n'est qu'apparence en rapport avec mes particularités d'individu. Je suis loin de les connaître toutes, puis-que mon corps, tout le premier, n'est pas encore objectivé. Il ne le sera que quand je le penserai comme corps parmi tous les autres corps humains, quand j'apprendrai à le connaître dans les autres, et par exemple à imaginer mes yeux sur le type des yeux que je peux voir. La chose perçue solipsiste ne peut devenir chose pure que si mon corps se met en rapports systématiques avec d'autres corps animés. L'expé-

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rience que j'ai de mon corps comme champ de localisation d'une expé-rience, et celle que j'ai des autres corps en tant [115] qu'ils se com-portent devant moi, viennent au-devant l'une de l'autre et passent l'une dans l'autre. La perception que j'ai de mon corps comme résiden-ce d'une « vision », d'un « toucher » et, (puisque les sens entraînent en lui jusqu'à la conscience impalpable dont ils relèvent), d'un Je pen-se, - et la perception que j'ai là-bas d'un autre corps « excitable », « sensible » et (puisque tout cela ne va pas sans un Je pense) porteur d'un autre Je pense, - ces deux perceptions s'illuminent l'une l'autre et s'achèvent ensemble. Dès lors je ne suis plus tout à fait le monstre incomparable du solipsisme. Je me vois. Je défalque de mon expérience ce qui est lié à mes singularités corporelles. Je suis en face d'une cho-se qui est vraiment chose pour tous. Les blosse Sachen sont possibles, comme corrélatif d'une communauté idéale de sujets incarnés, d'une intercorporeité.

Cette genèse du Kosmothéoros qui restait schématique dans les Ideen II (et d'ailleurs contrariée à chaque instant par la thèse de l'irrelativité de la conscience), Husserl recommence de la décrire dans les travaux de la dernière période. Il esquisse la description des êtres préobjectifs qui sont les corrélatifs de la communauté des corps per-cevants et jalonnent son histoire [116] primordiale. Sous la Nature cartésienne que l'activité théorique finira par construire émerge une couche antérieure, qui n’est jamais supprimée, et qui exigera justifica-tion quand le développement du savoir révélera les lacunes de la scien-ce cartésienne. Husserl se risque à décrire la Terre comme siège de la spatialité et de la temporalité préobjectives, patrie et historicité de sujets charnels qui ne sont pas encore des observateurs dégagés, sol de vérité, ou arche qui transporte vers l'avenir les semences du savoir et de la culture. Avant d'être manifeste et « objective », la vérité habite l'ordre secret des sujets incarnés. A la source et dans la pro-fondeur de la Nature cartésienne, il y a une autre Nature, domaine de la « présence originaire » (Urpräsenz) qui, du fait qu'elle appelle la réponse totale d'un seul sujet charnel, est présente aussi par principe à tout autre.

Ainsi une philosophie qui paraissait, plus que toute autre, vouée à comprendre l'être naturel comme objet et pur corrélatif d'une cons-cience, redécouvre, par l'exercice même de la rigueur réflexive, une couche naturelle où l'esprit est comme enfoui dans le fonctionnement

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concordant des corps au milieu de l'être brut. La Nature cartésienne [117] était ce qui va de soi, ce qui ne saurait manquer d'être et d'être tel, l'être inévitable. Au bout de l'expérience qu'elle a faite de cette ontologie, la philosophie européenne se retrouve devant la Nature com-me productivité orientée et aveugle. Ce n'est pas un retour à la téléo-logie; la téléologie proprement dite, comme conformité de l'événement à un concept, partage le sort du mécanisme : ce sont deux idées artifi-cialistes. La production naturelle reste à comprendre autrement.

II. La science contemporaine et les indices d'une nouvelle conception de la Nature.

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Dans le dernier tiers de l'année, nous avons commencé de recher-cher dans la science contemporaine les éléments d'une solution de ce problème.

Le recours à la science n'a pas besoin d'être justifié : quelque conception qu'on se fasse de la philosophie, elle a à élucider l'expé-rience, et la science est un secteur de notre expérience, soumis certes par l'algorithme à un traitement très particulier, mais où, d'une façon ou de l'autre, il y a rencontre de l'être, si bien qu'il est impossible de la récuser par avance sous prétexte [118] qu'elle travaille dans la ligne de certains préjugés ontologiques : si ce sont des préjugés, la science elle-même, dans son vagabondage à travers l'être, trouvera bien l'oc-casion de les récuser. L'être se fraye passage à travers la science comme à travers toute vie individuelle. A interroger la science, la phi-losophie gagnera de rencontrer certaines articulations de l'être qu'il lui serait plus difficile de déceler autrement.

Il y a pourtant une réserve à faire sur l'usage philosophique des recherches scientifiques : le philosophe, qui n'a pas le maniement pro-fessionnel de la technique scientifique, ne saurait intervenir sur le terrain de la recherche inductive et y départager les savants. Il est vrai que leurs débats les plus généraux ne relèvent pas de l'induction, comme le montrent assez leurs divergences irréductibles. A ce niveau les savants tentent de s'exprimer dans l'ordre du langage, et somme toute ils passent à la philosophie. Cela n'autorise pas les philosophes à

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se réserver l'interprétation ultime des concepts scientifiques. Or ils ne peuvent pas davantage la demander aux savants, qui ne l'ont pas, puisqu'ils en discutent. Entre la suffisance et la capitulation, reste à trouver pour les philosophes l'attitude juste. Elle consisterait à de-mander [119] à la science, non ce que c'est que l'être (la science calcu-le dans l'être, son procédé constant est de supposer connu l'inconnu), mais ce qu'assurément il n'est pas, à entrer dans la critique scientifi-que des notions communes, en deçà de laquelle la philosophie, en toute hypothèse, ne saurait s'établir. La science ferait, comme l'ont dit des physiciens, des « découvertes philosophiques négatives » (London et Bauer).

C'est dans cet esprit que nous avons essayé de montrer qu'elle s'écarte toujours davantage de l'ontologie définie par Laplace dans un texte célèbre. La critique du concept classique de causalité pratiquée depuis vingt-cinq ans par la mécanique ondulatoire ne saurait, quel que soit le sort de l'interprétation probabiliste, se conclure par une res-tauration du déterminisme au sens de Laplace. Il y a là une expérience intellectuelle que l'on n'est nullement fondé à invoquer en faveur d'une acausalité dogmatique, mais qui altère le sens de la causalité, même si l'on réussit laborieusement, à coups de paramètres cachés, à mettre les principes hors d'atteinte : le fait justement qu'ils sont ca-chés annonce l'occultation du déterminisme dogmatique. Quelle image du monde exprimerait positivement cette autocritique du déterminis-me, [120] certaines descriptions philosophiques du monde perçu per-mettent peut-être de l'entrevoir : car le monde perçu est un monde où il y a du discontinu, du probable et du général, où chaque être n'est pas astreint à un emplacement unique et actuel, à une absolue densité d'être.

De la même manière, la critique scientifique des formes d'espace et de temps dans les métriques non euclidiennes et la physique de la relativité nous apprend à rompre avec la notion commune d'un espace et d'un temps sans référence à la situation de l'observateur, et nous prépare à donner tout leur sens ontologique à certaines descriptions de l'espace et du temps perçus, - espace et temps polymorphes, dont le sens commun et la science ne retiennent que quelques traits. La cri-tique de la simultanéité absolue dans la physique relativiste ne condui-rait d'ailleurs pas nécessairement aux paradoxes de la pluralité radi-cale des temps : elle préparerait la reconnaissance d'une temporalité

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préobjective qui est universelle à sa façon. Le temps perçu est certes solidaire du point de vue d'un observateur, mais, de ce fait, il est pour lui la dimension commune à tous les observateurs possibles d'une même Nature, non que nous soyons fondés à n'attribuer [121] aux autres ob-servateurs qu'un temps dilaté ou rétréci relativement au nôtre - mais au contraire en ce sens que notre temps perçu dans sa singularité nous annonce d'autres singularités et d'autres temps perçus, à droits égaux avec les nôtres, et fonde en principe la simultanéité philosophique d'une communauté d'observateurs. Au lieu de l'objectivité dogmatique de Laplace, on entrevoit une objectivité gagée sur l'appartenance de tous les sujets à un même noyau d'être encore amorphe, dont ils expé-rimentent la présence dans la situation qui leur est propre.

À plus forte raison, si l'on considérait les sciences qu'Auguste Comte et Cournot appelaient cosmologiques, celles qui ne s'attachent pas aux relations constantes pour elles-mêmes, mais pour reconstruire par leur moyen le devenir du monde et par exemple du système solaire, on constaterait la régression des idéologies éternitaires, qui faisaient de la Nature un objet identique à lui-même, et l'émergence d'une his-toire - ou, comme disait Whitehead, d'un « passage » - de la Nature. Cette enquête sera poursuivie par le prochain cours dans l'ordre des sciences de la vie.

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RÉSUMÉS DE COURES. Collège de France 1952-1960

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1. Cours du jeudi

Le concept de nature (suite) l'animalité, le corps humain,

passage à la culture

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On est d'abord revenu sur les rapports du problème de la Nature et du problème général de l'ontologie, pour situer plus clairement la recherche en cours. L'étude de la Nature est ici une introduction à la définition de l'être, et à cet égard on aurait pu aussi bien partir de l'homme ou de Dieu. Dans tous les cas, il s'agit de savoir si « l'être est » est une proposition identique, si l'on peut dire sans plus que « l'être est » et que « le néant n'est pas ». Ces questions, par rapport auxquelles se définit une philosophie, sont abordées ici à partir d'un certain secteur de l'être, parce que c'est peut-être une loi de l'onto-logie d'être toujours indirecte, et de ne conduire à l'être qu'à partir des êtres.

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Chez Descartes par exemple les deux sens du mot « nature » (na-ture au sens de [126] la « lumière naturelle » et au sens de l'« inclination naturelle ») esquissent deux ontologies (ontologie de l'objet et ontologie de l'existant) que la pensée dernière de Descartes essaie de rendre compatibles et de dépasser lorsqu'il trouve l'« être de Dieu » (J. Laporte) en deçà du possible et de l'actuel, de la finalité et de la causalité, de la volonté et de l'entendement, dans l'« acte simple » sur lequel E. Gilson et J. Laporte, ont insisté. Chez Descartes comme partout, la notion de nature est partie d'un complexe ontologi-que, ses avatars expriment un certain cheminement de l'ontologie car-tésienne, et c'est à ce titre qu'elle nous intéresse.

Peut-être même ce mouvement dans lequel elle est entraînée est-il commun à presque toute l'ontologie occidentale. N'y aurait-il pas dans toute notre philosophie (et dans toute notre théologie) renvoi mutuel et cercle entre une pensée qu'on pourrait appeler « positiviste » (l'être est, Dieu existe par définition, si quelque chose devait être, ce ne pouvait être que ce monde et cette nature-ci, le néant n'a pas de propriétés), et une pensée « négativiste » (la première vérité est celle d'un doute, ce qui est d'abord certain est un milieu entre l'être et le néant, le modèle de l'infini est [127] ma liberté, ce monde-ci est un pur fait) qui inverse les signes et les perspectives de la première, sans pouvoir ni l'éliminer, ni coïncider avec elle ? N'y a-t-il pas partout la double certitude que l'être est, que les apparences n'en sont qu'une manifestation et une restriction - et que ces apparences sont le canon de tout ce que nous pouvons entendre par « être », qu'à cet égard c'est l'être en soi qui fait figure de fantôme insaisissable et d'Un-ding ? N'y aurait-il pas, comme on l'a dit, une sorte de « diplopie onto-logique » (M. Blondel), dont on ne peut attendre la réduction rationnel-le après tant d'efforts philosophiques, et dont il ne pourrait être question que de prendre possession entière, comme le regard prend possession des images monoculaires pour en faire une seule vision ? Le va-et-vient des philosophies de l'une à l'autre des perspectives ne se-rait pas alors contradiction au sens d'inadvertance ou d'incohérence, il serait justifie, fondé en être. On ne pourrait demander au philosophe que de l'avouer et de le penser, au lieu de le subir seulement et d'oc-cuper alternativement deux positions ontologiques dont chacune appel-le et exclut l'autre.

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L'extraordinaire confusion de l'idée de la Nature, de l'idée de l'homme et de l'idée [128] de Dieu chez les modernes - les équivoques de leur « naturalisme », de leur « humanisme » et de leur « théisme » (il n'est pas une de ces attitudes qui ne passe aujourd'hui dans l'au-tre) - ne seraient peut-être pas seulement un fait de décadence. Si aujourd'hui toutes les frontières sont effacées entre ces idéologies, c'est parce qu'en effet, il y a, pour redire le mot de Leibniz, mais en le prenant à la lettre, un « labyrinthe de la philosophie première ». La tâche du philosophe serait de le décrire, d'élaborer un tel concept de l'être que les contradictions, ni acceptées, ni « dépassées », trouvent en lui leur place. Ce que les philosophies dialectiques modernes n'ont pas réussi à faire parce que la dialectique en elles restait encadrée dans une ontologie prédialectique, deviendrait possible pour une onto-logie qui découvrirait dans l'être même un porte-à-faux ou un mouve-ment.

C'est en suivant le développement moderne de la notion de nature qu'on essaie d'approcher ici cette ontologie nouvelle. La pratique scientifique dégage des lignes de faits sans arriver à s'exprimer radi-calement elle-même, parce qu'elle tient pour acquises les ontologies de la tradition et [129] parce qu'elle n'envisage pas en face le problème de l'être. Mais ses transformations sont pleines de sens philosophique. Nous voudrions prolonger ces perspectives, nouer ces fils épars, dévoi-ler la « téléologie » de ces démarches.

Les résultats acquis l'an dernier quant à l'être physique ont été rassemblés et systématisés. La physique du XXe siècle, au moment même où elle augmente notre pouvoir sur la nature dans des propor-tions incroyables, pose paradoxalement la question du sens de sa pro-pre vérité en se libérant de la sujétion des modèles mécaniques et plus généralement des modèles représentables. L'action physique n'est plus la trace dans un espace et un temps absolus d'un individu absolu qui la transmettrait à d'autres individus absolus. Les êtres physiques, comme les êtres mathématiques, ne sont plus des « natures », mais des « structures d'un ensemble d'opérations ». Le déterminisme n'est plus le tissu du monde : c'est une cristallisation à la surface d'un « brouillard » (Eddington). Quelques-uns disent que la science revient par là à un « mentalisme ». D'autres comme Cassirer que ses trans-formations viennent justifier l'idéalisme critique. Sur un point Cassi-rer [130] a assurément raison : les conceptions modernes de la causali-

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té ne marquent pas l'intervention dans la représentation scientifique du monde d'un autre facteur qui serait à superposer aux déterminis-mes : c'est toujours des déterminismes que l'on cherche; on découvre seulement des conditions supplémentaires hors desquelles la légalité n'a plus de sens. Il y a une crise de l'intuition, non de la science. Pour Cassirer, cette crise doit nous faire comprendre une fois pour toutes ce que le criticisme enseignait déjà : que le symbolisme n'a pas à être réalisé. La physique moderne nous débarrasserait, non seulement du « matérialisme » et du « mentalisme », mais encore de toute philoso-phie de la nature : la nature est une « collection de relations qui ne comportent ni action ni passion ». Il n'y a pas de question qui ait un sens concernant l'Innere der Natur. Pourtant ce retour au criticisme ne rend pas compte des aspects de la physique moderne que Cassirer lui-même décrit. Car il y a crise, dit-il, non seulement de l'intuition, mais de l'Objektbegriff. Le champ « n'est plus une chose, c'est un système d'effets ». Or, si le concept d'objet est en cause, comment la philosophie critique pourrait-elle demeurer intacte, puisqu'elle est tout entière l'analyse [131] des conditions et des moyens de la position d'un objet ? L'idéalisme transcendantal perd son sens si la science n'est pas en puissance d'objet.

Ce qu'on appelle nature n'est certainement pas un esprit au travail dans les choses pour y résoudre des problèmes par « les voies les plus simples » - mais pas non plus la simple projection d'une puissance pen-sante ou déterminante présente en nous. Elle est ce qui fait, simple-ment et d'un seul coup, qu'il y ait telle structure cohérente de l'être que nous exprimons ensuite laborieusement en parlant d'un « conti-nuum espace-temps », d'un « espace courbe », ou simplement du « tra-jet le plus déterminé » de la ligne anaclastique. La nature est ce qui instaure les états privilégiés, les « caractères dominants » (au sens que l'on donne au mot en génétique) que nous essayons de comprendre en combinant des concepts - dérive ontologique, pur « passage », qui n'est ni le seul ni le meilleur possible, et qui demeure à l'horizon de notre pensée comme un fait qu'il n'est pas question de déduire.

L'univers de la perception nous révèle cette facticité de la nature. Quelques corrections que le savoir doive y apporter, cet univers re-prend une signification ontologique [132] qu'il avait perdue dans la science classique. Comme le disait Niels Bohr, ce n'est pas un hasard s'il y a harmonie entre les descriptions de la psychologie (nous dirions :

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de la phénoménologie) et les conceptions de la physique contemporaine. La critique classique de l'univers perçu est d'ailleurs solidaire d'une psychophysiologie mécaniste qu'on ne peut conserver telle quelle au moment où les savants révoquent en doute la métaphysique mécaniste.

Dans la seconde moitié de l'année, on a, de la même manière, essayé de fixer la conception de l'être de la vie qui est immanente à la scien-ce d'aujourd'hui. Elles aussi, les sciences de la vie ne cessent d'intro-duire des concepts « opérationnels » dont l'obscurité doit être, non pas dissipée, mais circonscrite et méditée par la philosophie. Tels sont les concepts de comportement (au sens de Coghill et Gesell) et ceux d'information et de communication, qui, à travers toutes les discus-sions auxquelles ils donnent lieu, éludent les interprétations classiques auxquelles on voudrait les ramener. On a essayé de dégager les notions du possible, de la totalité, de la forme, du champ et de la signification autour desquelles ces recherches gravitent.

[133]

Le développement des sciences de la vie aujourd'hui ne se fait pas, comme s'est fait celui de la physique, par ensembles théoriques éten-dus. Il ne pouvait donc être question d'un exposé suivi, mais plutôt d'un certain nombre de sondages et de recoupements. Une série de leçons ont eu trait aux différents niveaux du comportement.

Les comportements inférieurs ont été examinés dans les perspecti-ves de J. von Uexküll et des notions d'Umwelt, de Merkwelt et de Wirkwelt qu'il a introduites. On a discuté la notion de Subjektnatur à laquelle il croit devoir aboutir. On a suivi l'application de l’idée de com-portement à la morphogénèse et à la physiologie (« comportements en circuit interne » par exemple chez E. S. Russell). Elle introduit celle d'un thématisme, par opposition à la « causalité-poussée », d'une di-rectiveness, mais limitée, spécialisée, et, à ce titre, aussi différente de celle de l'entéléchie que de celle de la machine. Les comportements inférieurs nous mettaient ainsi en présence d'une cohésion des parties de l'organisme entre elles, de l'organisme et de l'entourage, de l'or-ganisme et de l'organisme dans l'espèce, qui est une sorte de présigni-fication.

Réciproquement nous devions retrouver [134] au niveau des com-portements dits supérieurs (dont l'étude, chez Lorenz par exemple,

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dérive directement de Uexküll) quelque chose de l'inertie du corps. Si l'être animal est déjà un faire, il y a une action de l'animal qui n'est qu'un prolongement de son être. Le mimétisme, où il est impossible de séparer comportement et morphologie, et qui fait voir un comporte-ment logé, pour ainsi dire, dans un dispositif morphologique, dévoile une couche fondamentale du comportement où la ressemblance est opérante, une « magie naturelle », ou une indivision vitale, qui n'est pas la finalité, rapport d'entendement et de représentation. L'idée due à Portmann (die Tiergestalt) d'une lecture des types animaux, d'une étude de leur apparence extérieure considérée comme « organe à être vu », celle par suite d'une interanimalité aussi nécessaire à la défini-tion complète d'un organisme que ses hormones et ses processus « in-ternes », ont fourni un second recoupement au thème de la form value de l'organisme. C'est à partir de là que nous avons abordé l'étude des « mouvements instinctifs », des « stimuli signaux » et des « schémas déclencheurs innés » selon Lorenz, en montrant qu'il ne s'agit pas là, comme l'a fait croire la métaphore de la [135] clé et de la serrure, d'un renouveau du mécanisme, mais de styles de comportement spon-tanés qui anticipent un aspect du monde ou un partenaire, et sont quel-quefois assez lacunaires pour donner lieu à une véritable fixation sur un partenaire non spécifique (Prägung). Préparation onirique ou narcis-sique des « objets » extérieurs, on ne s'étonne pas que l'instinct soit capable de substitutions, de déplacements, d'« actions à vide », de « ritualisations », qui ne se superposent pas seulement aux actes bio-logiques fondamentaux, comme par exemple la copulation, mais les dé-placent, les transfigurent, les soumettent à des conditions de display, et révèlent l'apparition d'un être qui voit et se montre, et d'un symbo-lisme dont la « philologie comparée » (Lorenz) est à faire.

On a encore cherché à atteindre l'être de la vie selon la méthode de la théorie de la connaissance : à travers une réflexion sur la connaissance des vivants. On s'est demandé à quelles conditions nous pouvons valablement attribuer à tel animal un ou plusieurs « sens », un milieu associé ou « territoire », un rapport efficace avec ses congénè-res (étude du criquet pèlerin par Chauvin) et enfin une vie symbolique (étude du langage des abeilles par von [136] Frisch). Il est apparu que toute zoologie suppose de notre part une Einfühlung méthodique du comportement animal, avec participation de l'animal à notre vie per-ceptive et participation de notre vie perceptive à l'animalité. Nous avons trouvé là un nouvel argument contre la philosophie artificialiste

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que représente au plus haut point la pensée darwinienne. L'ultra-mécanisme et l'ultra-finalisme des darwiniens reposent sur le principe ontologique du tout ou rien : un organisme est absolument ce qu'il est, s'il ne l'était pas il aurait été exclu de l'être par les conditions don-nées. Cette manière de penser a pour effet de masquer le caractère le plus étrange des homéostasies vitales : l'invariance dans la fluctuation. Qu'il s'agisse des organismes ou des sociétés animales, on a affaire, non à des choses soumises à la loi du tout ou rien, mais à des équilibres dynamiques instables, où tout dépassement reprend des activités déjà présentes en sous-œuvre, les transfigure en les décentrant. Il résulte de là en particulier que l'on ne doit pas concevoir hiérarchiquement les rapports entre les espèces ou entre les espèces et l'homme : il y a des différences de qualité, mais précisément pour cette raison les êtres vivants ne sont pas superposés les uns aux autres, [137] le dépasse-ment, de l'un à l'autre, est, pour ainsi dire, plutôt latéral que frontal et l'on constate toutes sortes d'anticipations et de réminiscences.

Pour reprendre contact avec des faits indubitablement organiques, nous sommes revenus enfin à l'ontogenèse et en particulier à l'em-bryologie, en montrant que les interprétations mécanistes (Speemann) aussi bien que celle de Driesch, laissent échapper l'essentiel d'une nouvelle notion du possible : le possible conçu, non plus comme un autre actuel éventuel, mais comme un ingrédient du monde actuel lui-même, comme réalité générale.

Cette prospection, que nous compléterons au début de l'année pro-chaine en esquissant les problèmes de la systématique et de la théorie de la descendance, permet déjà de dire que l'ontologie de la vie, com-me celle de la « nature physique », ne sort d'embarras qu'en recou-rant, hors de tout artificialisme, à l'être brut tel qu'il nous est dévoilé par notre contact perceptif avec le monde. Ce n'est que dans le monde perçu qu'on peut comprendre que toute corporéité soit déjà symbolis-me. On essaiera l'année prochaine de décrire de plus près l'émergence du symbolisme en passant au niveau du corps humain.

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RÉSUMÉS DE COURES. Collège de France 1952-1960

1958-1959

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RÉSUMÉS DE COURES. Collège de France 1952-1960

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1. Cours du jeudi

[Possibilité de la philosophie 1]

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Le cours ayant été abrégé par autorisation du ministre, on a préfé-ré remettre à l'an prochain la suite des études commencées sur l'on-tologie de la Nature, et consacrer les leçons de cette année à des ré-flexions générales sur le sens de cette tentative et sur la possibilité de la philosophie aujourd'hui.

Que cherchons-nous au juste quand nous entreprenons de dégager la Nature des catégories de substance, accident, cause, fin, puissance, acte, objet, sujet, en soi, pour soi, traditionnellement impliquées dans l'ontologie ? Quel rapport y aurait-il entre la nouvelle ontologie et la métaphysique classique ? Serait-elle la négation et la fin de la philoso-phie, ou au contraire est-ce la même recherche ramenée à ses sources vives ?

1 Ce résumé ne porte pas de titre.

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Quelque chose a fini avec Hegel. Il y [142] a, après Hegel, un vide philosophique, ce qui ne veut pas dire que les penseurs ou les génies aient manqué, mais que Marx, Kierkegaard, Nietzsche commencent par une dénégation de la philosophie. Faut-il dire qu'avec eux on entre dans un âge de non-philosophie ? Ou bien cette destruction de la philo-sophie en est-elle la réalisation ? Ou bien en conserve-t-elle l'essen-tiel, et la philosophie, comme l'écrit Husserl 2, renaît-elle de ses cen-dres ?

Ce n'est pas en suivant l'histoire de la pensée depuis Hegel qu'on trouvera réponse à ces questions. Les grandes oeuvres que l'on ren-contre sur ce chemin sont trop dominées par la lutte contre Hegel et contre la métaphysique classique, et en cela trop solidaires d'elle, pour laisser voir clairement ce qu'il peut rester de philosophie dans leur non-philosophie. Leurs obscurités et leurs équivoques sur ce point sont irrémédiables. Les interprétations qu'elles réclament, et par lesquelles nous croyons préciser leur message, reflètent en réalité nos problè-mes et nos vues. Tout commentaire de Marx ou même de Nietzsche aujourd'hui est en réalité une prise de position déguisée à l'égard de notre temps. [143] Par un retour des choses qui est légitime, ces au-teurs qui ont décliné la qualité de philosophes et se sont délibérément consacrés à déchiffrer leur temps - s'ils peuvent fournir à leur posté-rité un langage, une interrogation, des commencements d'analyses d'une profondeur toute nouvelle - ne peuvent par contre la guider : c'est à elle qu'ils laissent le soin de donner son sens dernier à leur œuvre, ils vivent en nous plutôt que nous n'avons d'eux une vue dis-tincte, nous les impliquons dans nos propres difficultés plutôt que nous ne surmontons les leurs.

Tout se passe comme s'ils avaient décrit par avance un monde qui est le nôtre, comme si le monde s'était mis à ressembler à ce qu'ils ont annoncé. Pour une fois, la pensée a été en avance sur l'histoire, et les questions qu'ils posaient éclairent notre présent. Par contre leurs réponses, les clefs qu'ils nous proposent pour cette histoire qu'ils ont si bien anticipée - qu'il s'agisse de la praxis de Marx ou de la volonté de puissance de Nietzsche - nous paraissent trop simples. Elles ont été conçues contre la métaphysique, mais à l'abri du monde solide dont

2 Die Krisis der europäischen Wissenschalten und die transzendentale Phänomeno-

logie.

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faisait partie la métaphysique. Pour nous qui avons affaire à l'univers ensorcelé que Marx et Nietzsche ont pressenti, [144] leurs solutions ne sont pas à la mesure de la crise. A une histoire de la philosophie qui - au moins en principe et officiellement - opposait dans la clarté diffé-rentes réponses possibles aux mêmes problèmes - on voit de plus en plus se substituer une histoire de la non-philosophie, où le seul déno-minateur commun aux auteurs est une certaine obscurité moderne, une interrogation pure. Nous ne trouverons pas la nouvelle philosophie tou-te faite chez Marx ou chez Nietzsche, nous avons à la faire, et comp-te tenu de ce monde présent où il devient clair que leur négation de la métaphysique ne tient pas lieu de philosophie.

C'est pourquoi, avant d'examiner deux tentatives contemporaines, on a voulu décrire (sans aucune prétention d'être complet) quelques-uns des phénomènes qui, soit dans l'ordre de l'histoire, soit dans celui de la culture, discréditent parmi nous la philosophie, en attendant peut-être qu'ils la ressuscitent.

En ce qui concerne les rapports entre les hommes, les penseurs mêmes qui n'y trouvaient pas d'harmonies naturelles ne les croyaient pas, avant notre temps, promis au chaos. Marx ne les décrivait comme contradictoires que dans le cadre d'un certain [145] régime historique dont le successeur était d'ores et déjà désigné, et cette solution par l'histoire des contradictions de l'histoire était universelle, valable aussi bien pour les sociétés non développées que pour les sociétés in-dustrielles. Ce noyau d'universalité autour duquel l'histoire devait s'organiser s'est dissocié. C'est vraiment une question de savoir si la violence, l'opacité des rapports sociaux, si les difficultés d'une civili-sation mondiale ne tiennent qu'à une forme de production déjà dépas-sée. Or un monde où ces problèmes sont à l'ordre du jour et où ce doute s'impose (à ceux-là mêmes qui affichent des certitudes entiè-res) sécrète de lui-même une violence et une contre-violence désespé-rées. L'histoire a rongé les cadres où la mettaient la pensée conserva-trice, et aussi la pensée révolutionnaire. Mais ce n'est pas seulement le monde humain qui est illisible, la nature même devient explosive. La technique et la science nous mettent en présence d'énergies qui ne sont plus dans le cadre du monde, qui pourraient peut-être le détruire, et en possession de moyens d'exploration qui, avant même d'avoir été employés, réveillent le vieux désir et la vieille crainte de rencontrer l'Autre absolu. Ce qui, pour des siècles, avait eu aux yeux [146] des

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hommes la solidité d'un sol s'avère fragile ; ce qui était notre horizon prédestiné est devenu perspective provisoire. Le monde prend ou re-trouve une figure préhumaine. Mais aussi, puisque c'est l'homme qui découvre et fabrique, un nouveau prométhéisme se mêle à notre expé-rience du monde préhumain. Un naturalisme extrême et un artificialis-me extrême sont inextricablement associés, non seulement dans les mythes de la vie quotidienne, mais dans les mythes raffinés auxquels donne lieu par exemple la théorie de l'information ou le néo-darwinisme.

Si l'on ne tenait compte que de ces faits, le bilan de l'expérience pourrait paraître négatif. Mais, dans l'ordre de la culture et de la re-cherche, la relativisation de ce qu'on croyait être le sol de l'histoire et de la Nature est déjà découverte d'une nouvelle solidité. Que l'on pense à la mise en question du langage tout fait, d'ores et déjà signi-fiant, depuis Mallarmé jusqu'au surréalisme, ou à celle des « moyens de représentation » et des systèmes d'équivalences constitués dans la peinture moderne, ou à la généralisation de la musique, par-delà les sélections traditionnelles de la musique tonale et instrumentale, le dé-passement des systèmes figurés, la recherche [147] des invariants non figuratifs renouvelle l'intelligence des formes d'art classiques elles-mêmes. Dans tous ces domaines, comme aussi dans celui de la psycha-nalyse prise comme fait social et presque populaire, la désintégration est balancée et au-delà, chez les meilleurs, par un sens neuf de la plu-ralité des possibles, la menace de l'esprit technique par l'attente d'une libre réintégration.

Chez les philosophes, le côté positif de l'expérience prédomine dé-cidément. Sollicités de s'examiner par l'irrationalisme du temps, com-me par l'évolution intrinsèque de leurs problèmes, ils en viennent à dé-finir la philosophie par l'interrogation même sur son sens et sa possibi-lité. « Ce que je recherche sous le nom de philosophie, écrit Husserl 3, comme le but et le champ de mon travail, je le sais naturellement. Et pourtant je ne le sais pas. Ce « savoir » a-t-il jamais suffi à aucun vrai penseur (Selbstdenker) ? Pour qui, parmi eux, dans sa vie philosophan-te, la « philosophie » a-t-elle jamais cessé d'être un problème ? » Mais ce problème, cet étonnement devant soi, et la vision inhabituée et in-

3 Krisis der europäischen Wissenschaften, Beilage XXVIII, p. 509 (texte de

1935).

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habituelle qui en résulte, sont précisément la philosophie, [148] sont « ce qui, en dernière analyse, et en tous ces philosophes se voulait dans l'unité cachée de l'intériorité intentionnelle, qui seule fait l'unité de l'histoire 4 ».

Nous avons essayé de retracer le chemin par lequel Husserl est passé de « la philosophie comme science stricte » à la philosophie comme interrogation pure - et celui qui a conduit Heidegger des thè-mes négativistes et anthropologiques auxquels le public réduisait ses premiers écrits à une pensée de l'Être qu'il n'appelle plus philosophie - mais qui, comme on l'a bien dit (J. Beaufret), n'est certainement pas extra-philosophique.

On voit bien, chez Husserl, que l'interrogation pure n'est pas un résidu de la métaphysique, son dernier soupir, ou la nostalgie de son royaume perdu, mais le juste moyen de nous ouvrir au monde, au temps, à la Nature et à l'histoire présents et vivants et d'accomplir les ambi-tions perpétuelles de la philosophie. Car si quelqu'un les a assumées, c'est bien lui. Il les reprend intégralement et naïvement au début du siècle en faisant de la philosophie un inventaire des « essences » qui, dans tous les domaines d'expérience, résistent [149] à notre effort de variation imaginaire, et sont donc les invariants du domaine considéré. Mais, dès ce moment, il s'agissait des essences telles qu'elles sont vécues par nous, telles qu'elles émergent de notre vie intentionnelle. C'est ce que Husserl devait exprimer, dans la période moyenne de sa pensée par la doctrine de la « réduction » comme retour au sens imma-nent de nos expériences, et par la formule de l'« idéalisme phénomé-nologique ». Cependant la démarche réductive elle-même devait être scrutée et éclaircie. Elle se révèle alors paradoxale. En un sens, ce qu'elle nous apprend, nous le savions déjà dans l'attitude naturelle, par la « thèse du monde ». Ce que l'investigation de Husserl met au jour, c'est l'infrastructure corporelle de notre relation avec les choses et avec les autres, et il paraît difficile de « constituer » ces matériaux bruts à partir des attitudes et des opérations de la conscience, qui relèvent d'un autre ordre, celui de la theoria et de l'idéation. Cette difficulté interne de la « phénoménologie constitutive » remet en cau-se la méthode de réduction. Elle est remise en cause aussi par certai-nes de ses implications d'abord inaperçues, qui s'imposent à l'atten-

4 Ibid., p. 74

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tion de Husserl dans la période des Méditations Cartésiennes (1929) [150] et qui, une fois développées, font apparaître la réduction beau-coup moins comme une méthode définie une fois pour toutes que com-me l'index d'une multitude de problèmes. Le philosophe qui enseigne la réduction parle pour tous; il implique que ce qui est évident pour lui l'est ou peut l'être pour tous; il implique donc un univers intersubjec-tif et reste, relativement à cet univers, dans l'attitude de la foi naïve. Une philosophie intégrale doit expliciter et constituer ce domaine. Or comment pourrais-je rendre compte de mon accès à l'alter ego - fût-il réduit au « sens » alter ego - comme d'une opération immanente de ma conscience ? Ce serait constituer autrui comme constituant, et à tra-vers lui, me réduire à la condition de constitué. D'ailleurs, cette dis-tinction que je fais aisément par la réflexion entre moi-même comme sujet dernier et constituant et l'homme empirique dans lequel ce sujet s'incarne, par une aperception seconde et dont il est encore l'auteur - puis-je la faire en ce qui concerne autrui, peut-il la faire en ce qui me concerne ? Pour un témoin extérieur, le sujet dernier et constituant ne fait-il pas un seul être avec l'homme ? La Ichheit überhaupt de Fichte, n'est-ce pas Fichte ? Les Méditations Cartésiennes [151] te-naient les deux bouts de la chaîne : il y a une subjectivité indéclinable, un solipsisme insurmontable - et cependant, pour cette subjectivité même, une « transgression » ou un « empiétement » intentionnels qui font passer en autrui tout ce qu'elle sait d'elle-même.

C'est dans le dernier ouvrage composé par Husserl lui-même en vue de la publication que les apories de la réduction phénoménologique s'accusent au point de faire pressentir une nouvelle mutation de la doctrine. Husserl décrit désormais comme la phase initiale de la re-cherche, caractéristique de la phénoménologie - peut-être même coex-tensive à la phénoménologie : il s'agit ici, dit-il, d'un type d'être qui contient tout : allumspannende Seinsweise 5, - le retour du monde ob-jectif à un Lebenswelt dont le flux continuel porte les choses perçues et la Nature, mais aussi les constructions par lesquelles nous les dé-terminons selon un idéal d'exactitude cartésienne, et en général tou-tes les formations historiques qui nous servent à aménager ou à mode-ler nos rapports avec les autres et avec le vrai. Traduites en termes de Lebenswelt, les antinomies de la constitution [152] d'autrui ou cel-

5 Ibid., p. 134.

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les de la thèse du monde cessent d'être sans espoir. Nous n'avons plus à comprendre comment un Pour Soi peut en penser un autre à partir de sa solitude absolue ou peut penser un monde préconstitué au moment même où il le constitue : l'inhérence du soi au monde ou du monde au soi, du soi à l'autre et de l'autre au soi, ce que Husserl appelle l'Inei-nander, est silencieusement inscrit dans une expérience intégrale, ces incompossibles sont composés par elle, et la philosophie devient la ten-tative, par-delà la logique et le vocabulaire donnés, de décrire cet uni-vers de paradoxes vivants. La réduction n'est plus retour à l'être idéal, c'est à l'âme d'Héraclite 6 qu'elle nous ramène, à un enchaîne-ment d'horizons, à un Être ouvert. C'est pour avoir « oublié » le flux du monde naturel et historique, pour l'avoir réduit à certaines de ses productions comme l'objectivité des sciences de la Nature, que la phi-losophie et la raison sont devenues incapables de maîtriser et d'abord de comprendre le sort historique des hommes, ont perdu de vue l'hori-zon de « tâches infinies » que le XVIe et le XVIIe siècle avaient dévoi-lé, mais aussi qu'ils avaient compromis [153] avec un idéal d'objectiva-tion qui rendait impossible le savoir de l'esprit et de l'histoire.

Comme celui de Husserl, le chemin de Heidegger est difficile à re-tracer, et pour les mêmes raisons : les commentateurs se sont atta-chés à ce qui leur rappelait le passé de la philosophie, et n'ont guère suivi les auteurs dans ce qui était pourtant leur principal effort : récu-pérer dans une manière de penser absolument nouvelle l'expérience de l'Être qui soutenait la métaphysique. On a surtout souligné, dans les premiers livres de Heidegger, le rôle du concept de néant, et la défini-tion de l'homme comme lieu du néant, et c'est pourquoi on a cherché dans sa pensée un substitut humaniste de la métaphysique, soit qu'on se félicitât de la voir enfin détruite, soit qu'on utilisât, pour tenter de la restaurer, le porte-à-faux de la situation humaine telle qu'il la dé-crivait. Dans les deux cas, on oubliait ce qui est, dès la préface de Sein und Zeit, le but déclaré de sa réflexion : non pas décrire l'existence, 1'Être-là (la « réalité humaine », a-t-on, bien à tort, traduit en fran-çais) comme une sphère autonome et fondamentale - mais, à travers le Da-sein, accéder à l'Être, l'analytique de certaines attitudes humaines [154] n'étant prise pour thème que parce que l'homme est interroga-tion de l'Être. Aussitôt après Sein und Zeit, l'analyse de la vérité et

6 Ibid., p. 173.

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de notre ouverture à la vérité prend le pas sur les descriptions trop célébrées de l'angoisse, de la liberté ou du souci. Heidegger parle de moins en moins, entre nous et l'être, d'un rapport « d'ex-tase » qui sous-entend la priorité du soi, et un mouvement centrifuge du soi vers l'Être. Il dissipe les équivoques en précisant qu'il ne s'est jamais agi pour lui de réduire l'être au temps, mais d'aborder l'être à travers le temps, qu'au sens absolu le néant (le néant « nul », le nichtiges Nich-ts), ne peut pas être pris en considération. L'existence, par opposition aux êtres, ou aux « étants » intérieurs au monde, peut bien, si l'on veut, être traitée comme non-être, mais elle n'est pas néant ou néan-tisation. C'est au-delà de ces corrélatifs - l'objet et le néant « nul » - que la philosophie prend son départ, dans un « il y a », dans une « ou-verture » à « quelque chose », à « ce qui n'est pas rien ». C'est cet Être préobjectif, entre l'essence inerte ou la quiddité et l'individu localisé en un point de l'espace-temps, qui est le thème propre de la philosophie. De cet Être - la rose, disait Angelus Silesius, qui est « sans [155] pourquoi », qui fleurit parce qu'elle fleurit, la rose-spectacle, la rose-totalité - on peut dire qu'il n'a pas de cause hors de soi et qu'il n'est pas davantage cause de soi, il est sans fondement, il est l'absence par principe de tout fondement. Ce rayonnement d'être qualifié, cet être actif, cette action d'« ester », comme l'écrit un tra-ducteur, peut-on en parler davantage ? Le mot d'être n'est pas comme les autres un signe auquel on puisse faire correspondre une « repré-sentation » ou un objet : son sens n'est pas distinct de son opération, par lui c'est l’Être qui parle en nous plutôt que nous ne parlons de l'Être. Comment en parlerions-nous, puisque les êtres, les figures de 1'Être, qui nous ouvrent le seul accès concevable vers lui, nous le ca-chent en même temps de leur masse, et que le dévoilement est aussi dissimulation ? Ce qu'on a appelé une « mystique » de l'Être - d'un mot que Heidegger rejette expressément - est un effort pour intégrer à la vérité notre pouvoir d'errer, à la présence incontestable du monde, la richesse inépuisable et donc l'absence qu'elle recouvre, à l'évidence de l'Être une interrogation qui est la seule manière d'exprimer cette perpétuelle élusion. Nous avons essayé de montrer comment une philo-sophie ainsi orientée conduit à une refonte [156] complète des concepts qui servent d'habitude, à l'analyse du langage (tels que ceux de signe, sens, analogon, métaphore, symbole) et comment elle amène à une idée de « l'histoire ontologique » (Seinsgeschichte) qui est à l'his-toire empirique des actions et des passions humaines ce qu'est l'ap-

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préhension philosophique de la parole à l'analyse du matériel linguisti-que.

Si l'on appelle philosophie la recherche de l'Être ou celle de l'Inei-nander, la philosophie n'est-elle pas vite conduite au silence - ce silen-ce justement que rompent de temps en temps les petits écrits de Hei-degger ? Mais ne tient-il pas plutôt à ce que Heidegger a toujours cherché une expression directe du fondamental, au moment même où il était en train de montrer qu'elle est impossible, à ce qu'il s'est inter-dit tous les miroirs de l'Être ? Une recherche comme celle que l'on poursuit ici sur l'ontologie de la Nature voudrait maintenir au contact des êtres et dans l'exploration des régions de l'Être la même atten-tion au fondamental qui reste le privilège et la tâche de la philosophie.

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1959-1960

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1. Cours du lundi

Husserl aux limites de la phénoménologie,

traduction et commentaire de textes

de sa dernière philosophie.

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Le Nachlass de Husserl n'étant pas complètement publié, il ne pou-vait être question dans ces leçons d'être « objectif » - de dire ce qui est dit ou immédiatement sous-entendu par Husserl dans l'ensemble des textes existants. Mais, même une fois la publication achevée, cet-te méthode nous donnerait-elle « la pensée » de Husserl ? Elle ne le ferait que si la pensée de Husserl et en général celle d'un philosophe était un ensemble de notions limitativement définies, d'arguments en réponse à des problèmes invariables, et de conclusions qui mettent fin aux problèmes. Si la méditation change le sens des notions et même des problèmes, si les conclusions sont le bilan d'un cheminement transformé en « oeuvre » par l'interruption, toujours [160] prématu-rée, du travail d'une vie, la pensée du philosophe ne peut être définie

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seulement par ce qu'elle a maîtrisé, il faut tenir compte de ce qu'elle essayait encore à la fin de penser. Cet impensé doit, bien entendu, être attesté par des mots qui le délimitent ou le cernent. Mais les mots ici doivent être compris selon leurs implications latérales, non moins que dans leur signification manifeste et frontale. On a besoin de ce que Husserl appelait une « poésie de l'histoire de la philosophie » - participation à la pensée opérante qui n'est pas si risquée quand il s'agit d'un contemporain, et qui est peut-être la seule objectivité en-vers quelqu'un qui a écrit : das historisch an sich Erste ist unsere Ge-genwart...

Pourquoi ne pas commencer dès maintenant cette écoute des tex-tes, que l'édition complète validera seule comme interprétation, mais dont elle ne dispensera pas ? L'essai s'impose compte tenu des ru-meurs et des discussions qui s'élèvent comme toujours autour d'un message posthume, parce qu'on craint ou qu'on souhaite de voir Hus-serl « dévier » dans le sens irrationaliste qu'on croit être celui de Hei-degger. Le contact avec des textes est ici le meilleur des remèdes. C'est dans cet esprit qu'on a [161] voulu cette année en traduire et en commenter deux.

Le premier était Die Frage nach dem Ursprung der Geometrie als intentionalhistorisches Problem 7. Si la géométrie a une histoire, qui n'est pas finie, qui reste ouverte - et si pourtant elle forme un corps, un système, un Totalsinn où les premières démarches semblent s'effa-cer dans ce qu'elles ont eu de partiel et de contingent, ce n'est pas par hasard ; idéalité et historicité viennent de même source. Il faut seulement, pour la trouver, repérer une troisième dimension entre la série des événements et le sens intemporel, celle de l'histoire en pro-fondeur ou de l'idéalité en genèse. Les démarches initiales de la géo-métrie et toutes ses démarches ultérieures comportent, outre leur sens manifeste ou littéral tel qu'il est vécu chaque fois par le géomè-tre, un certain surplus de sens : elles ouvrent un champ, elles instau-rent des thèmes que le créateur ne voit que comme un pointillé vers l'avenir (Urstiftung), mais qui, remis (tradiert) aux générations sui-vantes avec les premières acquisitions deviennent praticables par une sorte de création seconde (Nachstiftung), où [162] s'ouvrent d'ail-

7 Paru en 1939 dans la Revue de Philosophie, et publié au tome VI des Husserliena,

p. 364-386.

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leurs de nouveaux espaces de pensée, jusqu'à ce que, le développement en cours s'étant épuisé dans une dernière re-création (Endstiftung), une mutation du savoir intervienne, souvent par retour aux sources ou aux voies latérales négligées en chemin, et une réinterprétation de l'ensemble. La marche, la Beweglichkeit de la géométrie ne fait qu'un avec son sens idéal parce qu'il est un sens de champ, d'initiation ou d'ouverture qui comporte production et reproduction continuées. Tou-te idéation datée et signée a pour effet principal de rendre superflue sa répétition littérale, de lancer la culture vers un avenir, de se faire oublier, de se dépasser, de tracer un horizon d'avenir géométrique, de circonscrire un domaine cohérent, et réciproquement il est essentiel à un ensemble idéal d'être né, il s'offre à nous avec un sillage d'histori-cité. Même si nous ne savions rien des fondateurs de la géométrie, nous saurions du moins qu'il y en eut ; la géométrie n'est jamais natu-relle comme les pierres et les montagnes, elle n'est que dans un « es-pace d'humanité », c'est de l'être spirituel, et l'être spirituel est être devenu (geistig geworden) et qui deviendra : il n'est que pour une pen-sée résolue à penser activement, à continuer, [163] à s'enfoncer plus avant dans l'univers invisible des productions irréelles. L'idéalité est historicité parce qu'elle repose sur des actes, parce que « la seule ma-nière de saisir une idée est de la produire ». L'idée est impalpable, invisible, parce qu'elle est faite. L'historicité d'une idée n'est pas son inclusion dans une série d'événements à localisation temporelle unique, dans la psyché d'un certain homme vivant en un point du temps et de l'espace, elle est la position par lui d'une tâche qui n'est pas seulement sienne, et qui fait écho à des fondations antérieures. Il convoque comme ses témoins tout le passé et tout l'avenir de la culture et, pour évoquer toute cette histoire possible, il n'a pas besoin de documents : l'histoire a son point d'insertion en lui-même, à la charnière de son être sensible ou naturel et de son être actif et productif. Il lui suffit de penser pour savoir que la pensée se fait, qu'elle est culture et his-toire.

Comment comprendre cette relance d'un passé et cette préposses-sion (Vorhabe) d'un avenir de pensée dans la pensée présente ? En un sens la géométrie et chaque vérité géométrique n'existent qu'une fois, si souvent qu'elles soient pensées par des géomètres. Mais s'il y avait une idéalité pure et détachée, comment descendrait-elle dans [164] l'espace de conscience de celui qui la découvre, comment naîtrait-elle dans une psyché ? Et si au contraire on part, comme il le faut, de sa

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naissance en nous, comment passer de là à l'être idéal, par-delà toute psyché existante ou possible ? On ne peut répondre qu'en se reportant aux implications de l'expérience. Une signification sort d'un « espace de conscience » quand elle est dite. C'est à titre de Sinn von Reden qu'elle est là « pour tout le monde », pour tout interlocuteur réel ou possible. Or le langage est « entrelacé » (verflochten) avec notre ho-rizon de monde et d'humanité. Il est porté par notre relation au mon-de et aux autres, et aussi il la porte et la fait, c'est par lui que notre horizon est ouvert et sans fin (endlos), c'est parce que nous savons que « toute chose a son nom » qu'elle a pour nous être et mode d'être. La pensée du géomètre hérite de cette tradition de langage. Mais le langage ne fait la signification accessible à tous que comme il rend « publiques » les choses du monde, or la géométrie n'est pas seulement une propriété de telle psyché réelle, même reconnue à ce titre par tous. Nous n'avons donc pas encore rendu compte de l'être idéal.

Nous n'avons pas non plus épuisé les [165] pouvoirs de la parole. Déjà à l'intérieur de mon espace de conscience, il y a une sorte de message de moi à moi : je suis sûr de penser aujourd'hui la même idée que je pensais hier parce que le sillage qu'elle a laissé est ou pourrait être exactement recouvert par un nouvel acte de pensée productive, qui serait le seul véritable accomplissement de ma pensée remémorée : je pense dans ce passé proche, ou encore ma pensée d'hier passe dans celle d'aujourd'hui, il y a empiétement du passif sur l'actif et récipro-quement. La parole passe d'un espace de conscience à l'autre par un phénomène d'empiétement ou de propagation de même sorte. Comme sujet parlant et actif j'empiète sur autrui qui écoute, comme sujet entendant et passif, je laisse autrui empiéter sur moi. J'éprouve en moi-même, dans l'exercice du langage, que l'activité est chaque fois l'autre côté de la passivité. C'est alors que l'idéalité « fait son en-trée » (Eintritt). Pas plus dans le rapport de moi à moi que dans le rap-port de moi à autrui il n'y a survol, ni idéalité pure. Il y a recouvrement d'une passivité par une activité : c'est ainsi que je pense en autrui, et que je me parle. La parole n'est pas un produit de ma pensée active, seconde par rapport à elle. Elle est ma pratique, mon [166] opération, ma Funktion, ma destinée. Toute production de l'esprit est réponse et appel, co-production.

Mais l'être idéal subsiste hors de toute communication effective, quand les sujets parlants dorment ou quand ils ne sont plus en vie, et il

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semble préexister à la parole, puisque des hommes ne sont pas encore nés qui plus tard formeront des idées valables, et que ces idées n'en sont pas moins valables dès maintenant. - Ceci ne met pas l'être idéal hors de la parole et nous oblige seulement à introduire une mutation essentielle de la parole qui est l'apparition de l'écrit. C'est lui qui, comme communication « virtuelle », parole de X à X, qui n'est portée par aucun sujet vivant et appartient par principe à tous, évoque une parole totale, métamorphose définitivement en être idéal le sens des paroles, et transforme d'ailleurs la sociabilité humaine. Or le sens pur de l'écrit qui sublime la solidité des choses et la communique aux pen-sées, c'est aussi un sens pétrifié, sédimenté, latent ou dormant, tant qu'un esprit vivant ne vient pas l'éveiller. Au moment où l'on touche au sens total, on touche aussi à l'oubli et à l'absence. Le sens vivant s'étend bien plus loin que nos pensées explicites, mais il n'est qu'ou-vert et sans fin, il n'est [167] pas infini. La sédimentation qui fait que nous allons plus loin fait aussi que nous sommes menacés par des pen-sées creuses, et que le sens des origines se vide. Le vrai n'est pas dé-finissable hors de la possibilité du faux.

On atteint ici aux méditations finales de Husserl sur le rapport de moi à moi et de moi aux autres, dont on trouvera un aperçu, en atten-dant la publication des inédits, dans une belle étude d'Eugen Fink 8. La passivité et l'activité, le « Je » spontané et le temps sensible ne peu-vent rester extérieurs puisque je fonctionne comme penseur identique à travers le temps et que l'intersubjectivité fonctionne. Il y a donc une sorte de « simultanéité » de l'un et de l'autre, un Urgegenwart qui n'a aucune place entre l'avant et l'après, un Ur-Ich antérieur à la plu-ralité des monades, et dont on ne peut pas davantage dire qu'il soit au singulier, car il précède l'unité aussi bien que la pluralité - « négativi-té » vraie, « déchirure », être d'avant la distinction de l'essence et de l'existence. Ces mots, dit Fink, jalonnent la nouvelle dimension de Le-benstiefe qui s'ouvre dans [168] les écrits de la dernière période. Mais ce vocabulaire spéculatif n'est pour Husserl qu'un auxiliaire de la description, un moyen de figurer l'opération de la vie transcendantale qu'il cherche toujours à saisir sur le fait, analytiquement. Sa philoso-

8 Die Spätphilosophie Husserls in der Freiburger Zeit, in Edmund Husserl (1859-

1959), Phaenomenologica, IV, 1960.

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phie ne se solidifie pas en « résultats », en « points de vue ». « Même la philosophie finale de Husserl n'est nullement moisson engrangée, domaine acquis à l'esprit cultivé, une maison où l'on pourrait s'installer commodément : tout est ouvert, tous les chemins conduisent à l'air libre 9. » Pour revenir au problème de l'idéalité, les analyses de Hus-serl devancent les pensées de Heidegger sur le « parler de la parole 10 ».

Les notions d'ouverture et d'horizon, que le fragment sur l'origine de la géométrie emploie au niveau des superstructures et de l'idéalité, on les retrouve à partir « du bas » dans un texte de 1934, Umsturz der kopernikanischen Lehire 11. Pour l'homme copernicien, il n'y a dans le monde que des « corps » (Körper). La méditation doit nous rappren-dre un mode d'être dont il a perdu l'idée, l'être du « sol » (Boden), et d'abord [169] celui de la Terre - la terre où nous vivons, celle qui est en deçà du repos et du mouvement, étant le fond sur lequel se détache tout repos et tout mouvement, celle qui n’est pas faite de Körper, étant la « souche » d'où ils sont tirés par division, celle qui n'a pas de « place », étant ce qui englobe toute place, celle qui porte tous les êtres particuliers au-dessus du néant comme l'Arche préservait les vivants du déluge. Il y a parenté entre l'être de la terre et celui de mon corps (Leib), dont je ne peux dire exactement qu'il se meut puis-qu'il est toujours à la même distance de moi, et la parenté s'étend aux autres, qui m'apparaissent comme « autres corps », aux animaux, que je comprends comme variantes de ma corporéité, et finalement aux corps terrestres eux-mêmes puisque je les fais entrer dans la société des vivants en disant par exemple qu'une pierre « vole ». A mesure que je m'élève dans la constitution copernicienne du monde, je quitte ma situation de départ, je feins d'être observateur absolu, j'oublie ma racine terrestre, qui pourtant nourrit tout le reste, j’en viens à consi-dérer le monde comme le pur objet d'une pensée infinie devant laquel-le il n'y a que des objets substituables. Mais cette idéalisation ne peut reposer sur elle-même [170] et les sciences de l'infini entrent en cri-se. Le type d'être que nous dévoile notre expérience du sol et du corps

9 Ibid., p. 113-114. 10 Unterwegs zur Sprache, p. 1.2-13. 11 Non publié. Nous en avons eu communication dès 1939 par un élève de Husserl, M.

Aron Gurwitsch.

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n'est pas une curiosité de la perception extérieure, il a une significa-tion philosophique. Notre implantation enveloppe une vue de l'espace et de la temporalité, une vue de la causalité naturelle, une vue de notre « territoire », une Urhistorie qui relie toutes les sociétés réelles ou possibles en tant qu'elles habitent toutes le même espace « terres-tre » au sens large, et enfin une philosophie du monde comme Offen-heit der Umwelt, par opposition à l'infini « représenté » des sciences classiques de la Nature.

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2. Cours du jeudi

Nature et logos : le corps humain

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On a d'abord achevé l'examen commencé les années précédentes de quelques spécimens de la pensée biologique relatifs au devenir-organisme de l'organisme, à l'ontogenèse et à la phylogenèse.

L'embryologie étant aujourd'hui encore dominée par les problèmes que Driesch posait il y a soixante-dix ans, il a paru intéressant de sui-vre les détours de sa pensée : constatant que l'organisme ne peut se réduire à ce qu'il est actuellement, puisque régulation et régénération attestent un excès du possible sur l'actuel - répugnant par ailleurs à réaliser ces possibles sous le nom de « puissance prospective », puis-qu'il faudrait y adjoindre un principe d'ordre qui assure l'invariance du type, et que ces deux principes combinés ne seraient manifestement qu'une expression [172] « analytique » et verbale de ce qui se passe -, Driesch en vient quelquefois à regarder le développement comme un réseau d'actions réciproques où les « stimuli directeurs » se relancent l'un l'autre, ce qui ne laisserait plus au facteur E (entéléchie) que la

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valeur d'un symbole. La science prouverait que l'organisme n'est pas tout à fait dans l'espace physique, qu'il n'est pas une machine, sans avoir le moyen ni le droit de déterminer positivement et directement le facteur E. Cependant Driesch reste dans l'alternative de la machine et de la vie : si l'organisme n'est pas une machine, il faut que l'entélé-chie soit « l'expression d'une vraie réalité, d'un véritable élément de la nature, la vie », et, puisque cette réalité est invisible pour la scien-ce, il faut qu'il y ait une « pensée » ou philosophie qui se substitue à elle pour déterminer cette seconde positivité que la science désigne indirectement. Ce qui est ici instructif, c'est que, passant à la « philo-sophie », Driesch, qui est un penseur exigeant, se voit contraint de refuser à l'entéléchie le statut d'énergie, de transformateur d'éner-gie ou même de « déclencheur », ne lui reconnaît d'autre pouvoir que celui de suspendre des suspensions ou des équilibres, et finalement n'arrive à la déterminer que [173] comme « a complicated system of negations 12 ». On ne pourrait, dit-il, aller plus loin qu'en partant de l'expérience de « mon corps » et de sa relation avec l'espace, - voie familière à nos contemporains, mais qui reconduirait aux mêmes pro-blèmes si « mon corps » était un îlot dans un monde mécanique. Les difficultés que rencontre Driesch montrent, à notre sens, que la vie est incompréhensible pour la philosophie de la chose (mécanisme et vitalisme) comme pour la philosophie de l'idée, et ne s'éclaire que pour une philosophie du « quelque chose » ou, comme on dit aujourd'hui, de la structure. C'est dans ce sens que nous paraît aller l'embryologie depuis Driesch, quand elle refuse d'opter entre préformation et épi-genèse, prend ces notions comme « complémentaires » et décrit l'em-bryogenèse comme un « flux de détermination ». L'apparition des no-tions de « gradient » et de « champ », - c'est-à-dire de territoires « organo-formateurs » qui se chevauchent et comportent au-delà de leur région focale une périphérie où la régulation n'est que probable, exprime une mutation de la pensée biologique aussi importante que cel-le de la pensée physique : on rejette en même [174] temps la contrain-te de l'espace et le recours à une seconde causalité positive, on conçoit la vie comme une sorte de réinvestissement de l'espace physi-que, l'émergence entre les microphénomènes de macro-phénomènes originaux, « lieux singuliers » de l'espace ou « phénomènes-enveloppes ». 12 The Science and Philosophy of the organism.

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En phylogenèse aussi, on sent le besoin de nouveaux cadres théori-ques. Le néodarwinisme voudrait encadrer ses descriptions du « sty-le » ou du « dessin » de l'évolution (micro-évolution, macro-évolution, méga-évolution) dans le schéma mutation-sélection hérité de Darwin, mais n'y parvient qu'en le chargeant d'un sens tout nouveau, si bien que dans un récent ouvrage 13 Simpson en arrive à écrire : « La cause d'un événement de l'évolution est la situation totale qui le précède... de sorte qu'on s'écarte un peu de la réalité en essayant d'assigner des causalités élémentaires séparées à l'intérieur de cette situation. Tout au plus pourrait-on parler de « complexes de facteurs » ou de « cons-tellations ». D'un point de vue comme celui-là, il n'y a plus lieu d'argu-menter sur la prédominance de la mutation ou de la sélection dans l'évolution prise comme un tout, [175] et cela devrait (mais il n'en sera rien) mettre un terme à l'interminable polémique sur le guidage inter-ne ou externe des tendances évolutives. Ces alternatives apparentes sont sans réalité; posées dans ces termes, elles ne s'imposent pas : à la vérité, elles sont dépourvues de sens. »

Contre la tradition darwinienne, la « morphologie idéaliste » n'a pas de peine à montrer que les rapports de descendance sont loin d'être les seuls à considérer, que la spéculation sur les séries génétiques nous rend aveugles pour d'autres rapports - « styles » ou « signatures d'époque » - que l'évolution pose les problèmes mêmes de la philoso-phie de l'histoire (rapports de l'essentiel et de l'accidentel, - du pri-mitif et du simple, - problèmes de la périodologie) et ne peut être traitée comme une somme de faits de générativité zoologique ou de descendance (Dacqué). Mais elle se borne à revendiquer les droits de la description contre le mécanisme ; les idées qu'elle introduit, elle les situe dans notre pensée, et, selon la tradition kantienne, réserve com-me réalité inaccessible l'intérieur de la Nature. Une vraie conception statistique de l'évolution essaierait au contraire de définir l'être de la vie à partir [176] des phénomènes, poserait les principes d'une « ciné-tique évolutive » libre de tout schème de causalité intemporel et de toute contrainte des micro-phénomènes, admettrait ouvertement une structure scalaire du réel, une pluralité de « niveaux temporo-spatiaux ». Les organismes et les types apparaîtraient alors, sans au-

13 Major features of evolution.

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cune rupture des causalités chimique, thermodynamique et cybernéti-que, comme des « pièges à fluctuations », des « mélanges non aléatoi-res » (patterned mixed-upness), des variantes d'une sorte de « topo-logie phénoménale » (F. Meyer).

Notre but était d'en venir à l'apparition de l'homme et du corps humain dans la nature. Si le devenir de la vie est un « phénomène », c'est-à-dire s'il est reconstruit par nous à partir de notre propre vie, elle ne peut en être dérivée comme l'effet de la cause. Par ailleurs (c'est la différence d'une phénoménologie et d'un idéalisme) la vie n'est pas simple objet pour une conscience. Nous avions montré les années précédentes que la nature extérieure et la vie sont impensa-bles sans référence à la nature perçue. C'est maintenant le corps hu-main (et non la « conscience ») qui doit apparaître comme celui qui per-çoit la nature dont il est aussi l'habitant. Ainsi se [177] trouve recoupé et confirmé entre eux le rapport d'Ineinander que nous avions cru apercevoir. Décrire l'animation du corps humain, non comme descente en lui d'une conscience ou d'une réflexion pures, mais comme méta-morphose de la vie, et le corps comme « corps de l'esprit » (Valéry), tel a été l'objet de la dernière partie du cours.

Ceci exigerait d'abord une « esthésiologie », une étude du corps comme animal de perceptions. Car il ne peut être question d'analyser le fait de la naissance comme si un corps-instrument recevait une pen-sée-pilote venue d'ailleurs, ou comme si inversement un objet nommé corps produisait mystérieusement la conscience de lui-même. Il n'y a pas là deux natures, l'une subordonnée à l'autre, il y a un être double. Les thèmes de l'Umwelt, du schéma corporel, de la perception comme mobilité vraie (Sichbewegen), popularisés par la psychologie ou la phy-siologie nerveuse, expriment tous l'idée de la corporéité comme être à deux faces ou à deux « côtes » : le corps propre est un sensible et il est le « sentant », il est vu et se voit, il est touché et se touche et, sous le second rapport, il comporte un coté inaccessible aux autres, accessible à son seul titulaire. [178] Il enveloppe une philosophie de la chair comme visibilité de l'invisible.

Si je suis capable de sentir par une sorte d'entrelacs du corps pro-pre et du sensible, je suis capable aussi de voir et de reconnaître d'autres corps et d'autres hommes. Le schéma du corps propre, puis-que je me vois, est participable par tous les autres corps que je vois, c'est un lexique de la corporéité en général, un système d'équivalences

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entre le dedans et le dehors, qui prescrit à l'un de s'accomplir dans l'autre. Le corps qui a des sens est aussi un corps qui désire, et l'es-thésiologie se prolonge en une théorie du corps libidinal. Les concepts théoriques du freudisme sont rectifiés et affermis quand on les com-prend, comme le suggère l'œuvre de Mélanie Klein, à partir de la cor-poréité devenue elle-même recherche du dehors dans le dedans et du dedans dans le dehors, pouvoir global et universel d'incorporation. La libido freudienne n'est pas une entéléchie du sexe, ni le sexe une cau-se unique et totale, mais une dimension inéluctable, hors de laquelle rien d'humain ne peut demeurer parce que rien d'humain n'est tout à fait incorporel. Une philosophie de la chair est à l'opposé des inter-prétations de l'inconscient en termes de « représentations inconscien-tes », [179] tribut payé par Freud à la psychologie de son temps. L'in-conscient est le sentir lui-même, puisque le sentir n'est pas la posses-sion intellectuelle de « ce qui » est senti, mais dépossession de nous-mêmes à son profit, ouverture à ce que nous n'avons pas besoin de penser pour le reconnaître. Cet inconscient d'état suffit-il à porter les faits de refoulement, le mode d'existence de la « scène primiti-ve », son pouvoir de séduction et de fascination ? La double formule de l'inconscient (« je ne savais pas » et « je l'ai toujours su ») correspond aux deux aspects de la chair, à ses pouvoirs poétiques et oniriques. Quand le concept de refoulement est présenté par Freud dans toute sa richesse opérationnelle, il comporte un double mouvement de pro-grès et de rechute, d'ouverture à l'univers adulte et de reprise en sous-main de la vie prégénitale, mais désignée désormais par son nom, devenue « homosexualité » inconsciente (Cinq Psychanalyses : l'homme aux loups). L'inconscient de refoulement serait donc une formation secondaire, contemporaine de la formation d'un système perception-conscience, et l'inconscient primordial serait le laisser-être, le oui ini-tial, l'indivision du sentir.

Ceci conduit à l'idée du corps humain [180] comme symbolisme na-turel, idée qui n'est pas un point final, et au contraire annonce une sui-te. Quel peut bien être le rapport de ce symbolisme tacite ou d'indivi-sion, et du symbolisme artificiel ou conventionnel qui paraît avoir le privilège de nous ouvrir à l'idéalité, à la vérité ? Les rapports du logos explicite et du logos du monde sensible feront l'objet d'une autre sé-rie de cours.

Fin du texte