11-Le Masque Hanté

8/9/2019 11-Le Masque Hant

1/122


2/122


3/122

- T u te dguises en quoi , cette anne, pour Ha l lo-

ween ? demanda Sabrina Mason.

De la pointe de sa fourchette, elle traa un cercle

dans l'assiette de macaronis pose sur son plateau,

mais ne porta pas la nourriture sa bouche.

Carolyn Caldwell soupira et secoua la tte. La

lumire tombant du plafond du rfectoire jetait des

reflets dans ses cheveux bruns.

- Je n'en sais rien. En sorcire, peut-tre.Sabrina ouvrit de grands yeux.- Toi ? En sorcire ?

- Et pourquoi pas ? rpliqua Carolyn, en imitant l'air

tonn de son amie.

- Je croyais que tu en avais peur ? se moqua Sabrina.

- Je n'ai pas peur des sorcires ! s'cria Carolyn, un

clair de fureur dans ses yeux sombres. Tu me prends

pour une froussarde, ou quoi ?- Oui, dit Sabrina en ricanant doucement.

Le rfectoire tait bond et bruyant. la table voi-


4/122

sine, des garons de cinquime jouaient se ren-voyer un carton de lait demi plein. Carolyn vit

Andrew Green s'emparer d'un chausson la fraise

dgoulinant de sirop pour le fourrer tout entier danssa bouche.

- Beurk ! fit-elle en le regardant avec une grimace de

dgot.

Puis elle se retourna vers Sabrina :

- Je ne suis pas une froussarde. Ce n'est pas parce

que tout le monde m'embte avec a que...- Voyons, Caro lyn , tu as dj oub li ce qui s'est

pass l'autre jour chez moi ?

Sabrina avait ouvert un paquet de chips et le tendait

son amie par-dessus la table.- Tu veux parler de cette h is to ire de fantme ?

demanda Ca ro ly n en fronant les sourc ils. Vraiment ,c'tait idiot de faire a.

- Mais tu as march ! ricana nouveau son amie, la

bouche pleine de chips. Tu as bel et bien cru que mon

grenier tait hant ! Si tu avais vu ta tte quand le

plafond s'est mis craquer et qu'on a entendu des

pas au-dessus de nous...- C'tai t vra iment vache de votre part, dit Caro lyn

d'une voix plaintive en baissant les yeux.

- Et quand tu as entendu les pas qui descendaient

l'escalier, tu es devenue toute ple et tu t'es mise

crier, poursuivit Sabrina. Mais ce n'tait qu'Andrew

et Steve !- T u sais bien que j ' a i peur des fantmes, avoua

Carolyn en rougissant.


5/122


6/122

Je pourrais me faire une tte de monstre, avec des

yeux qui pendouillent et de la bave bien verte dgou-

linant sur la figure, et...

Un grand bruit, tout prs d'elle, lui fit pousser un cri.

Elle mit quelques secondes comprendre qu'i l

s'agissait simplement de la chute d'un plateau sur le

carrelage. En se retournant, elle vit Gabe Moser,

rouge de confusion, s'agenouiller pour rcuprer la

nourriture rpandue sur le sol. Un tonnerre d'applau-dissements et d'acclamations fit trembler les vitres

de la salle.

Dj, Carolyn, honteuse d'avoir cri, se recroquevil-

lait sur sa chaise.Comme elle reprenait sa respiration, une main

s'abattit violemment sur son paule.

nouveau, le cr i perant de Carolyn retentit dans le

rfectoire.


7/122

Elle entendit des rires. Quelqu'un, une autre table,

lana :

- Vas-y. Steve !Tournant vivement la tte, elle vit Steve Boswell

debout derrire elle, un sourire malicieux aux lvres.- Je t'ai eue ! dit-il, en retirant sa main de son paule.

Il approcha une chaise de celle de Carolyn, et s 'y ins-

talla califourchon. Son meilleur copain, Andrew

Greene, lana son cartable sur la table avant de

s'asseoir ct de Sabrina.

Steve et Andrew se ressemblaient normment, onaurait pu les prendre pour des frres. Ils taient tous

deux grands et minces, avec des cheveux bruns et

raides qu'ils dissimulaient la plupart du temps sous

des casquettes de base-bail. Ils avaient les mmes

yeux marron fonc, le mme sourire farceur, et

aimaient l'un et l'autre les jeans dlavs et les grandsT-shirts foncs manches longues.

Et ils adoraient tous deux effrayer Carolyn. Ils ado-


8/122

raient lui tomber dessus l'improviste, la faire sur-

sauter et hurler de peur.

Ils passaient des heures imaginer de nouvelles

faons de la surprendre.Elle jurait chaque fois qu'elle ne se laisserait plus

jamais avoir.Mais jusque-l, ils avaient toujours russi.

Et Carolyn menaait toujours de se venger. Pourtant,

depuis le temps qu'ils se connaissaient et qu'ils

taient amis, elle n'avait pas encore trouv unebonne ide pour le faire.Andrew se penchait pour attraper les derniers chips

au fond du paquet de Sabrina. Elle lui administra une

claque amicale sur la main.- Mange dans ton assiette !

Steve mit sous le nez de Carolyn un sandwich enve-lopp dans du papier d'aluminium tout froiss.

- Tu veux un sandwich ? Moi, je ne le mangerai pas.

Carolyn renifla la chose d'un air souponneux.

- Il est quoi ? Je suis morte de faim !

- la viande. Tiens, dit Steve en le lui tendant. Je le

trouve un peu sec. Ma mre a oubli la mayonnaise.Tu le veux ?

- O h , oui ! Merc i ! s 'exclama Carol yn.

Elle dfit le papier d'aluminium et planta ses dents

dans le sandwich.

Comme elle commenait mcher, elle vit que Steve

et Andrew l'observaient avec une mine hilare.Elle sentit dans sa bouche quelque chose de bizarre,

gluant et acide.


9/122

Maintenant, Andrew et Steve riaient en se tenant les

ctes. Sabrina semblait gne.

Carolyn mit un grognement de dgot et recracha

ce qu'elle venait de mcher dans une serviette enpapier. Puis elle ouvrit le sandwich et vit un gros ver

de terre blanchtre tal sur la viande.

- Arrh ! !

Elle cacha son visage dans ses mains en gmissant.

La salle tout entire se tordait de rire. Un rire cruel.

- J ' a i mang un ver de terre. Je.. . je vais vomi r !Elle bondit sur ses pieds, fusilla Steve du regard.

- Comment as-tu os ? Ce n'est pas dr le. C 'est .. .

c'est...

- Ce n'est pas un vrai ver ! dit Andrew.

Steve riait tellement qu'il tait incapable de parler.

- Ah, bon ?Carolyn se fora regarder et sentit son cur sesoulever.

- C'est un faux ! Il est en caoutchouc ! Touche-le, tu

verras, lana Andrew d'un ton encourageant.Carolyn hsitait.

Tout autour d'elle, dans le vaste rfectoire, desgamins chuchotaient et se moquaient d'elle en la

montrant du doigt.

- Vas-y ! Je te ju re que ce n'est pas un vrai ver.

Touche-le ! insista Andrew sans cesser de sourire.

Carolyn saisit le ver entre le pouce et l'index. Il taittide et visqueux.

- Je t'ai encore eue ! dit Andrew en clatant de rire.

C'tait bien un ver de terre ! Un vrai !


10/122

Avec un cr i d'horreur. Caro lyn lana le ver sur

Andrew, qui s'esclaffait. Puis elle s'carta brusque-

ment de la table en renversant sa chaise et se prci-

pita hors du rfectoire, une main devant sa bouche,secoue de haut-le-cur.

Je sens encore le got ! Je sens encore le got de ce

ver dans ma bouche ! Ils me le paieront ! Oui, ils me

le paieront ! Et cher !

Et comme elle poussait la porte deux battants pour

s'engouffrer dans les toilettes des filles, elle enten-dait toujours des rires, les rires cruels qui semblaient

la poursuivre.


11/122

Aprs les cours, Caro lyn fila vers la sortie sans

adresser la parole quiconque. Elle entendait les

gamins rire et murmurer sur son passage. Elle tait

certaine qu'ils se moquaient d'elle.

Toute l'cole tait dsormais au courant : Carolynavait mang un ver de terre.

Caro ly n , la poule mouille. Car ol yn , la fil le qui avait

peur de son ombre. Carolyn, celle qu'on faisait mar-

cher si facilement !

Elle counit d'une traite jusque chez elle. Sa fureur

augmentait chaque pas. Comment ont-ils pu me faire une chose pareille ?

Eux, qui se prtendent mes amis ! Pourquoi trouvent-

ils si drle de me faire peur ?

El le pntra en trombe dans la maison, hors

d'haleine.

-Il y a quelqu 'un ? lana-t-elle en s' immobi li santdans l 'entre, appuye contre la rampe, pour

reprendre son souffle.


12/122

Sa mre apparut aussitt sur le seuil de la cuisine.

- Carolyn ? Qu'y a-t-il ?

- J ' a i couru ju sq u' ic i sans m'arrter, dit Ca ro lyn en

retirant son impermable bleu.- Pourquoi ? demanda Mme Caldwell.

- Comme a, pour le plaisir, rpondit Carolyn, d'un

air maussade.Mme Caldwell prit l ' impermable pour le suspendre

dans la penderie de l'entre. Pu is , d 'un geste plein de

douceur, elle caressa la chevelure brune et soyeusede sa fille.

- De qu i tiens-tu ces cheveux raides comme des

baguettes ? murmura-t-elle.

Ce n'tait pas la premire fois qu'elle disait cela.

C'est vrai, nous ne nous ressemblons pas comme

une mre et sa fille songea Carolyn.Mme Caldwell tait une grande et forte femme aux

yeux gris-vert et au regard vif sous une masse de

boucles d'un blond cuivr. Dbordante d'nergie.

elle tait toujours occupe quelque chose et parlait

aussi vite qu'elle se dplaait travers la maison.

Elle portait, ce jour-l, un pantalon noir et un sweat-shirt gris macul de peinture.

- Qu'y a-t-il ? Tu me parais bien grognon, demanda-

t-elle. Tu n'as rien de spcial me dire ?

Carolyn secoua la tte.

- Non . Pas vraiment.

Elle ne tenait pas raconter sa mre qu'elle taitdevenue la rise de son cole.

- V iens ! Je veux te montrer quelque chose, dit


13/122

Mme Caldwell en la poussant vers le salon.

- Je... je ne me sens pas trs bien, M'man, protesta

Carolyn en la suivant contre-cur. Je...

- Allons, viens ! insista Mme Caldwell.Et elle la propulsa littralement travers le hall

d'entre. Carolyn savait depuis longtemps qu'on ne

rsistait pas sa mre. Cette femme tait un vritable

ouragan, entranant tout sur son passage.

- Regarde ! dit Mme Caldwell avec un grand sourire,

en lui dsignant le dessus de chemine.Carolyn suivit le regard de sa mre - et laissa chap-

per un cri de stupfaction.

-C'est.. . une tte !

- Pas n'importe quelle tte, corrigea Mme Caldwell.

Regarde bien.

Carolyn fit quelques pas. La tte, sur la chemine, laregardait. I l lui fal lut quelques secondes pour

reconnatre les cheveux bruns et raides, les yeux

marrons, le nez minuscule et les joues rebondies.

- Mais . . . c'est moi ! s'cria-t-el le en s'approchant

encore.- O u i . G r a n d e u r n atur e ! r p l i q u a f i r e me n tM m e Caldwel l . Je l'ai faite pendant mon cours de

sculpture au muse. Je l'ai termine aujourd'hui

mme. Qu'en penses-tu ?

Carolyn prit la tte pour l'examiner de prs.

-C 'est vra iment moi , M'man. En quoi est-e l le

faite ?

- En pltre de moulage, rpondit sa mre en brandis-

sant la sculpture de telle sorte que Carolyn se trou-


14/122

vait face face, les yeux dans les yeux avec elle-

mme. C'est f ragi le. L ' intr ieur est creux, tu

comprends ?

Carolyn fixait intensment la tte - sa tte -, plon-geant son regard dans celui de son double.

- C'es t. .. un peu effrayant, murmura-t-e lle.

-... tellement c'est russi, tu veux dire ? demanda sa

mre.

- C ' e s t effrayant, et voil tout, dclara Ca ro ly n.

Elle se fora dtourner son regard de cet autreregard, si semblable au sien, qui la mettait mal

l'aise. Elle constata que le sourire de sa mre avait

disparu. Mme Caldwell semblait peine.

- Elle ne te plat pas ?- Mais non. Mais oui... C'est trs bien fait, M'man.

C'est excel lent, s 'empressa-t-el le de rpondre.Mais... pourquoi avoir fait ma tte plutt qu'une

autre ?

- Parce que je t'aime, rpondit M m e Cald wel l , un

rien de brusquerie dans la voix. Qu'y a-t-il encore ?

Franchement, Carolyn, je te trouve bizarre par

moments. Je me suis donn beaucoup de mal pourfaire cette sculpture. Je croyais...

- N e m'en veux pas, M' m a n . El l e me pla t . Je

t'assure, insista Carolyn. J'ai t surprise, c'est tout.

Elle est formidable, ta sculpture. On dirait vraiment

moi. Je... j 'ai eu une journe un peu difficile, c'est

tout.Caro lyn . nouveau , rega rda longuemen t l a

sculpture. Les yeux marron - ses yeux marron - sou-


15/122

tinrent son regard. Le soleil de l'aprs-midi, entrant

flots par la fentre, faisait briller ses cheveux bruns.

Elle m'a souri ! songea Carolyn, bouche be. J'en

suis sre ! Je l'ai vue me sourire ! Mais non ! C'taitune illusion, un effet d'clairage.

Ce n'est qu'une tte en pltre. Cesse de prendre peur

propos de tout et de n'importe quoi, idiote. Tu ne

t'es pas assez ridiculise pour aujourd'hui ? - Me rc i de me l 'avoir montre, M ' m a n , dit-el le

maladroitement en se dtournant.Elle se fora plaisanter :

- Deux ttes, c'est mieux qu'une, pas vrai ?

Mme Caldwell retrouva son sourire.

- Certainement, approuva-t-elle. propos, Carolyn.

ton costume de canard est prt. Je l'ai mis sur ton lit.

- Hein... mon costume de canard ?- Mais oui. Comme celui que tu avais vu au centre

commercial. Tu ne t'en souviens pas ?

Mme Caldwell remit avec prcaution la tte sculpte

sur la chemine.

- T u avais pens te dguiser en canard pour Hal lo-

ween, avec un tas de plumes et tout a. Je t'ai doncfait un costume de canard.

- Ah. Trs bien, dit Carolyn en rflchissant toute

vitesse.

Je ne vais quand mme pas me dguiser en canard

pour Halloween ! De quoi j 'aurais l'air ?

- J e vais monter voir a, M' man . Me rc i .

Carolyn avait compltement oubli cette histoire de

canard.


16/122

Je n'ai pas envie d'tre mignonne cette anne pourHalloween, songeait-elle en gravissant les marches.

J'ai envie d'tre effrayante.

Elle avait repr quelques masques d'pouvante dansla vitrine d'un magasin qui venait de s'ouvrir non

loin de l'cole. L'un d'eux, lui semblait-il, ferait par-

faitement l'affaire.

Mais il tait trop tard. Elle serait oblige de se pro-

mener couverte de plumes. Tout le monde viendrait

lui faire coin-coin ! et se moquer d'elle une foisde plus.

C'tait trop injuste ! Pourquoi fallait-il que sa mre

l'coute chaque fois qu'elle disait quelque chose ?

Sous prtexte qu'elle avait admir un dguisement

de canard dans une vitrine, on s'imaginait qu'elle

voulai t, pour Hal loween, se transformer en cet oiseaudbile !

Carolyn s'immobilisa, hsitante, sur le seuil de sa

chambre. Qu el qu' un, pour une raison inconnue, avait

ferm la porte. Alors qu'elle ne le faisait jamais.

Elle tendit l'oreille. Derrire la porte, il lui semblaentendre quelqu'un respirer. Quelqu'un ou quelque

chose.

Le bruit de la respiration se fit plus fort.

Carolyn pressa son oreille contre le battant.

Que se passait-il dans sa chambre ?

Il n'y avait qu'un moyen de le savoir.

Elle ouvrit d'un coup... et poussa un grand cri.


17/122

- C O I N ! C O I N ! C O I N !

Un norme canard blanc aux plumes bouriffes se

jeta sur Carolyn en battant des ailes et en poussant

des cris stridents.

Comme elle reculait sous le coup de la surprise,l'animal la dsquilibra d'une pousse violente, et

elle se retrouva par terre dans le couloir.

- C O I N ! C O IN ! C O IN !

Le costume d'Halloween est devenu vivant !

Telle fut sa premire pense.

Puis elle comprit la vrit.- Noah, lche-moi ! cria-t-elle, en tentant de repous-

ser le gros canard qui pesait sur elle de tout son

poids.

- C O I N ! C O IN ! C O IN !

- Noah, je ne plaisante pas ! cria-t-elle son jeune

frre Noah g de huit ans. Qu'est-ce que tu faisavec a sur le dos ? C'est mon dguisement, que je

sache !


18/122

- J'tais seulement en train de l'essayer, dit Noah, en

la fixant de ses yeux bleus travers le masque de

plumes jaunes et blanches. Je t'ai fait peur ?

- Pas du tout, pas le moins du monde, mentit Caro-lyn. Lve-toi, maintenant ! Tu pses une tonne !

Il ne broncha pas.

- Dis-moi pourquoi tu veux toujours tout ce que

j ' a i ? reprit Caro lyn , furieuse.

- C'est pas vrai, rpondit Noah.

Et di s-moi aussi pourquoi tu trouves tellementamusant de me faire peur ? continua-t-elle.

- C'est pas ma faute si tu te mets trembler chaque

fois que je fais ouf . Tu ne veux pas me le passer,

ce costume ? Il est vraiment bien.

Carolyn secoua la tte.

- Regarde : j'ai des plumes partout, maintenant ! Tudgoulines !

- J e dgouline ? Qu'es t-ce que tu racontes ?

Noah retira le masque. Ses cheveux blonds, inonds

de sueur, taient colls sur son crne.

- J e te dis que tu as l' ai r d'un canard chauve !

- Je m'en fiche. Tu peux me le passer, ce costume ?rpta Noah en examinant le masque. Il me va super

bien.

- Je ne sais pas, dit Carolyn. Peut-tre.

Le tlphone se mit sonner.

- Et maintenant, disparais, tu veux bien ? Envole-toi

vers le Sud pour y passer l'hiver ! lana-t-elle en seprcipitant vers son bureau pour dcrocher.

Au passage, elle vit les plumes blanches rpandues


19/122

un peu partout, sur son lit et sur le sol, comme desflocons de neige.

Ce costume ne tiendra pas jusqu' Halloween !

pensa-t-elle. Elle dcrocha.- All ? Ah. c'est toi, Sabrina ! Salut ! a va.

Sabrina voulait lui rappeler que l'exposition organi-

se par le professeur de sciences avec ses lves

ouvrait le lendemain. Il leur fallait donc terminer

l'uvre qu'elles avaient entreprise en commun : une

maquette du systme solaire ralise l'aide deballes de ping-pong.

- Passe aprs le dner, proposa Ca r o l y n . C 'e st

presque fini. Il ne nous reste plus qu' la peindre. Ma

mre m'a promis qu'elle nous aiderait la porter

l'cole demain.

Elles bavardrent un petit moment. Puis Carolyn se

plaignit :

-J'tais vraiment furieuse au rfectoire, ce midi.

Pourquoi Andrew et Steve passent leur temps me

faire des vacheries pareilles ?

- T u cries pour rien du tout, exp liqua Sabrina enriant. Avoi r peur, c'est quelque chose qui arrive

tout le monde. Mais les gens ne crient pas comme a.

Tu sais : Andrew et Steve ne le font pas mcham-

ment. a les amuse, c'est tout.

- Eh bien, je ne vois pas ce qu'il y a d'amusant l-

dedans, rpondit Carolyn, maussade. Et je ne me

laisserai plus effrayer l'avenir. Je le dis srieuse-

ment. On ne me fera plus peur. On ne m'entendraplus crier. Plus jamais !


20/122


21/122

can qui devait entrer en ruption l'approche des

deux membres du jury.

- I l n'est pas marrant, notre projet, chuchota

Sabrina, inquite, l'oreille de Carolyn.Elle suivait du regard les deux juges qui s'extasiaient

avec des Oh ! et des Ah ! devant l'ordinateur

fait-maison de Martin Goodman.

- Des balles de ping-pong sur des tiges en fil de fer,

franchement...

- Moi. je trouve a trs bien, rpondit Carolyn d'unton convaincu. On y a travaill dur !

- Je sais, approuva son amie de plus en plus fbrile.

N'empche. Il n'est pas marrant.

Le volcan entra en ruption, projetant un flot de

liquide rouge. Les juges parurent impressionns.

Quelques acclamations fusrent parmi les lves.- A h . . . Ils arrivent, dit Ca ro lyn voix basse en

enfonant les mains dans les poches de son jean.

Mme Armbuster et M. Smythe, les traits figs dans

un mme sourire, venaient de s'arrter pour exa-

miner un dispositif optique fait de miroirs et decristaux.

Soudain, Carolyn entendit quelqu'un crier sur la

scne, quelque part derrire elle.

- Ma tarentule ! Eh ! Ma tarentule s'est chappe !

Elle reconnut la voix de Steve.

- Personne n'a vu ma tarentule ? demanda-t-il la

ronde.Quelques lves poussrent des exclamations ton-

nes. D'autres clatrent de rire.


22/122

Je ne vais pas avoir peur, je ne vais pas avoirpeur , se dit Carolyn, la gorge serre.

Rien ne la terrifiait comme les tarentules. Mais elle

tait bien dcide, cette fois, ne pas le laisser voir.Un brouhaha de voix excites montait de la petite

foule rassemble sur la scne.

- Ma tarentule a fi l ! cr ia encore Steve, sa voix

dominant toutes les autres.

Je n'ai pas peur, non, je n'ai pas peur , se rptait

Carolyn.Puis elle sentit quelques chose sur sa jambe , un frle-

ment suivi d'un lger pincement. Elle poussa alors

un hurlement de terreur qui retentit travers tout

l 'auditorium.


23/122

Carolyn renversa le systme solaire.

Elle avait lanc frntiquement sa jambe en avant

pour se dlivrer de la tarentule. Les balles de ping-pong rebondirent tout autour d'elle.

Elle cria de nouveau.- Enlevez-la-moi ! Enlevez-la, vite !

- Carolyn, a suffit ! ordonna Sabrina. Tu n'as rien !

Tu n'as rien du tout !

Le cur battant, Carolyn se retourna. Steve tait

quatre pattes derrire elle.

Il fit le geste de pincer avec son pouce et son index.- Je t'ai encore eue ! dit-il avec un large sourire.

- Nnnnoonn ! cria Ca ro ly n.

Elle comprenait enfin qu'il n'y avait jamais eu de

tarentule. Steve lui avait simplement pinc la jambe.

Elle releva la tte et vit que tout le monde riait autour

d'elle. Mme M. Smythe et Mme Armbuster.Elle envoya un coup de pied rageur en direction de

Steve qui l'esquiva avec adresse.


24/122

- Aide-moi ramasser les plantes, Carolyn.C'tait la voix de Sabrina. Elle semblait venir de

loin, de trs loin.

Carolyn n'entendait plus que les battements de sonpropre cur et les rires des lves. Steve s'tait remis

debout. Andrew et lui, cte cte, se flicitaient en

s'administrant de grandes bourrades.

- Carolyn, aide-moi. rpta Sabrina.

Mais dj Carolyn tournait les talons, sautait au bas

de la scne et s'enfuyait travers l'auditorium. Andrew et Steve me le payeront. Ils me le payeront

cher, se jurait-elle, furieuse. C'est moi qui vais leur

faire peur, maintenant. Et P O U R DE B O N !

Mais comment ?


25/122

- D ' a c c o r d . qu e l l e heure on se retr ouv e ?

demanda Carolyn, le rcepteur du tlphone coincentre son paule et son menton.

Sabrina, l'autre bout du fil, rflchit un courtinstant.

- Sept heures et demie, a te va ?

C'tait Halloween. Elles partiraient de chez Sabrina

pour faire la tourne du quartier.

- Le plus tt sera le mieux. On aura plus de bonbons,

dit Sabrina. Est-ce que Steve t'a appele ?- Oui. Il a appel, rpondit Carolyn d'un ton charg

d'amertume.

- Il s'est excus ?

- O u i . Pour ce que j ' e n ai faire, de ses excuses,

aprs qu'il m'a ridiculise devant toute l'cole... a

me fait une belle jambe !- Je cro is qu ' i l s'en est voulu, dit Sabr ina.

- Tu parles qu ' i l s'en est vou lu ! explosa Caro lyn .


26/122

soudain au bord des larmes. C'tait mchant, vrai-

ment mchant !

- C' es t vrai , admit Sab rin a. Re co nn ai s, tout de

mme, que c'tait plutt drle.- Je ne reconnais rien du tout ! rpl iqua Carolyn dont

la voix s'leva de plusieurs tons.

- Il pleut toujours ? demanda Sabrina changeant de

sujet.Carolyn carta le rideau pour jeter un coup d'oeil au

dehors. Le ciel, en cette fin d'aprs-midi, tait grissombre, presque noir par endroits, charg de gros

nuages bas. La chausse tait luisante d'humidit

sous la lumire du rverbre plac devant la fentre

de la chambre.- Il ne pleut plus. B o n , i l faut maintenant que j ' y

aille. On se voit sept heures et demie.Carolyn, soudain, semblait presse.

- Eh, une seconde ! Qu'est-ce que tu as, finalement.

comme costume ?- C'est une surprise, dit Carolyn, et elle raccrocha.

Pour moi auss i, ce sera une surpr ise , songea-

t-elle.Dans un coin de la chambre, le costume de canard

tait pos en boule sur un fauteuil, toutes ses plumes

bouriffes. Carolyn le regarda froidement.

Elle avait dcid de se rendre la nouvelle boutique

de farces et attrapes et d'y choisir le masque le plus

la id , le plus dgotant, le plus effrayant de tous. Maissa mre tait venue la chercher l'cole et lui avait

demand de veiller sur Noah jusqu' son retour.


27/122


28/122

Elle aperut, de l'autre ct de la rue, la maison desCarpenter qui se dressait, sombre et solitaire, au

milieu d'une pelouse depuis longtemps retourne

l'tat sauvage. On disait que cette vieille demeuredlabre tait toujours hante par ses anciens pro-

pritaires, assassins un sicle auparavant.

En passant devant, Carolyn ne put rprimer un fris-

son. Elle connaissait ce quartier comme sa poche.

El le y avait toujours vcu. Mais ce soir, il lui semblait dif frent .

tait-ce simplement cause de cette pluie qui faisait

luire le bitume et donnait toutes choses des reflets

bizarres ?

Non. Mais i l y avait dans l 'air quelque chose

d'oppressant. L'obscurit tait plus paisse que

d'habitude. On apercevait a et l, aux fentres desmaisons, la lueur orange des grosses citrouilles vi-

des pour former des ttes grimaantes claires de

l'intrieur. Leurs bouches dformes lanaient dans

les tnbres un cri silencieux vers la foule invisible

des monstres et des vampires qui attendaient le

moment de clbrer cette nuit : leur nui t, la nuit deHalloween.

Carolyn s'efforait, sans grand succs, de chasser

toutes ces penses qui la faisaient trembler. Enfin

elle aperut la petite boutique. La vitrine tait clai-

re, et deux ranges de masques regardaient la rue.

tait-ce encore ouvert ?Carolyn croisa les doigts pour appeler la chance,

attendit au bord du trottoir pour laisser passer un


29/122

camion lanc pleine vitesse sur la chausse mouil-

le, puis traversa en pressant le pas. Elle prit quel-

ques secondes pour examiner les masques exposs

dans la vitrine, il y avait l un gorille, toutes sortes de

monstres, et des crnes orns de cheveux bleus, quisemblaient plutt voquer des extra-terrestres.

Pas mal, se dit -el le. Ils sont assez laids. M ais il doit

y en avoir de plus effrayants l'intrieur.

Il y avait de la lumire dans la boutique. Carolyn jeta

un coup d'oeil travers la porte en glace. Puis elle

voulut tourner la poigne.

Elle tait bloque.

Carolyn essaya nouveau. Elle tenta de pousser la

porte. Puis de la tirer.

En vain.

Elle arrivait trop tard. La boutique tait ferme.


30/122

Carolyn, due, poussa un profond soupir. crasant

son nez contre la vitrine, elle essaya de voir l'int-

rieur. C'tait une toute petite boutique aux murs

tapisss de masques. Et tous ces masques semblaientla regarder.

Ils se moquent de moi, pensa-t-elle. Ils se moquent

de moi parce que j 'arr ive trop tard. Parce que la bou-

tique est ferme, et que je vais tre oblige de me

dguiser en canard, et que j'aurai l'air d'une idiote

avec mes plumes et mon gros bec jaune. Soudain, une ombre bougea derrire la vitre, attirant

son regard. Carolyn fit un pas en arrire retenant sa

respiration.

Un homme vtu de noir la regardait d'un air tonn.

- Es t-ce que vous... vous tes ferm ? demanda

Carolyn en criant pour se faire entendre travers lavitrine.L'homme fit un geste. Il semblait dire qu'il ne la


31/122

comprenait pas. Puis il tendit le bras, fit tourner la

poigne et entrouvrit la porte.

- Que voulez-vous ? demanda-t-il schement.

Ses cheveux noirs et luisants, spars par une raiecentrale, taient plaqus sur son crne, et sa lvre

suprieure s'ornait d'une moustache si fine qu'elle

semblait dessine de deux traits de crayon.

- Vous tes ouvert ? demanda Caro lyn d 'une vo ix

timide. J'ai besoin d'un masque de Halloween.

-Il est bien tard, observa l' homme sans rpondre sa question mais en ouvrant un peu plus la porte.

Normalement, nous fermons cinq heures.

- Il me faut absolument un masque, reprit Carolyn

de son ton le plus dcid.

Les petits yeux noirs de l'homme scrutaient les siens.

Mais son visage n'exprimait rien.- Entrez, dit-il calmement.

En franchissant le seuil de la boutique, Carolyn vit

qu'il portait une longue cape noire.

Il est certainement dguis pour Ha llow een, pensa-

t-elle. Je ne peux pas croire qu'il porte cette cape en

temps normal.

Elle reporta son attention sur les masques aligns le

long des murs.

- Vous en voulez un dans quel genre ? demanda

l'homme en refermant la porte derrire eux.

Carolyn fut, un bref instant, prise de peur. Les yeux

qui la f ixaient br i l la ient comme des charbons

ardents. Il y avait chez cet homme quelque chose de


32/122

trs, trs bizarre. Et elle tait maintenant enfermedans le magasin, seule avec lui !

- J'en veux un qui soit trs effrayant, dit-elle en mar-

telant les syllabes pour lutter contre le tremblementde sa voix.

L'homme se caressa le menton avec l'air de rflchir.

Puis, le doigt point vers une tagre, il dclara :

- Les gori lles se font beaucoup, cette anne. Ce lu i -c i

a une fourrure en vrais cheveux. C'est le dernier qui

me reste.Carolyn regarda le masque de gorille. Il lui parut

banal. Et pas assez terrifiant.

- Hum.. . Vous n'avez rien qui fasse plus peur ?

demanda-t-elle.

D'un geste vif, l'homme fit voler sa cape par-dessus

son paule pour la rejeter en arrire.- Pourquoi pas celui-ci, alors, le jaune aux oreilles

pointues ? demanda-t -il . Je crois qu ' i l s'agit d'un

personnage de Star Trek. Il m'en reste quelques-uns.- Non.

Carolyn secoua la tte :

- Je voudrais quelque chose qui fasse vraiment peur.Un sourire trange apparut sous la fine moustache

noire. Les yeux de l'homme cherchaient les siens,

comme s'il avait voulu lire dans ses penses, et ceregard la brlait littralement.

- Regardez, dit-il, avec un grand geste de la main en

direction des tagres. Tout ce qui me reste est l.Carolyn se retourna pour examiner les masques. Un

cochon dot de longues et hideuses dfenses, avec du


33/122

sang dgoulinant du groin, attira son attention. Pas

mal , pensa-t-elle. Ma is ce n'tait pas encore le

dguisement idal.

ct du cochon, un masque de loup-garou hirsutesouriait en dcouvrant ses crocs effils d'une cla-

tante blancheur. Mais il tait, lui aussi, un peu trop

banal, dcida Carolyn.Son regard s'arrta sur un masque verdtre de Fran-

kenstein, sur un masque de Freddy Kreuger vendu

avec la main dudit Freddy - avec ses longues lamesde couteau en guise de doigts - puis sur un masque

de Dracula.

Il n'y a rien, dans tout cela, de vraiment effrayant,

se dit Carolyn, qui sentait le dcouragement lagagner. Je veux quelque chose qui fasse bondir

Andrew et Steve, qui les fasse mourir de peur !

- Mademoiselle, il va falloir vous dcider, intervintl'homme la cape d'une voix douce.

Il tait pass derrire l'troit comptoir plac

l'entre de la boutique et introduisait une cl dans la

serrure de la caisse enregistreuse.-N'oubliez pas que nous sommes ferm.

- Pardonnez-moi, commena Carolyn. Mais...Elle fut interrompue par la sonnerie du tlphone.L'homme tendit vivement la main pour dcrocher et

se mit parler voix basse, en tournant le dos

Carolyn.

Celle-ci fit quelques pas vers le fond du magasin,

lentement, en tudiant les masques au passage. Elles'arrta une seconde devant un masque de chat noir


34/122

aux grands crocs jaunes assez rpugnants. Un

masque de vampire aux lvres ensanglantes voisi-

nait avec un masque souriant, au crne chauve :

l'oncle Fester de La Famille Addams. a ne va pas, a ne va pas du tout , se rptait

Carolyn en fronant les sourcils.

Elle hsita devant une porte troite entrouverte tout

au fond de la boutique. Y avait-il une autre salle.avec d'autres masques ?

Elle s'avana encore un peu. Le vendeur, cach der-rire sa grande cape, continuait parler au tlphonesans lui prter attention.

Carolyn poussa timidement la porte qui s'ouvrit en

grinant sur ses gonds. La pice, de petites dimen-

sions, baignait dans une faible lumire orange.

Carolyn fit encore un pas, franchit le seuil, et restabouche be.


35/122

Des dizaines d'yeux morts, fichs dans des ttes

poses sur des tagres braquaient sur elle leurs

regards aveugles.

Carolyn s'tait immobilise, ptrifie sur place la

vue de ces visages dforms, tordus, grimaants. De s masques, se di t- e l le , ce ne sont que des

masques !

Mais ils taient si affreux, si monstrueux - si vrais -

qu'elle en avait le souffle coup.

Elle se retint au chambranle de la porte, n'osant pas

faire un pas de plus. Et de l. elle examina, un parun, les masques qui grimaaient dans la pnombre

rougeoyante.

L'un d'eux avait des cheveux jaunes, longs et raides

comme des fils de fer tombant sur son front verdtre

anormalement bomb. Entre deux mches, on voyait

pointer la tte hirsute d'un rat dont les petits yeuxmchants luisaient comme des diamants noirs.

Le masque voisin tait borgne, un gros clou enfonc


36/122

dans l'une de ses orbites. Du sang coulait flots le

long de la joue dcharne, un sang si rouge, si bril-

lant, que Carolyn aurait jur qu'il coulait pour de

bon.Puis suivait le masque d'un visage littralement

corch : des lambeaux de chair en putrfaction pen-

daient, dcouvrant l'os. Un norme insecte noir, une

monstrueuse punaise, apparaissait entre les dents

pourries teintes de jaune et de vert.

Carolyn tait partage entre l'horreur et la curiosit.Elle avana encore d'un pas. Les lattes du parquet

craqurent sous son poids.

Il fallait qu'e ll e voie de plus prs ! Ces masques

semblaient si rels, si hideusement rels ! Plus on

s'approchait, plus on y dcouvrait de dtails.

croire qu'ils taient faits de chair et de peau, et nonde matire plastique ou de caoutchouc.

Ils sont parfaits ! se dit-elle, le cur battant. Exac-

tement ce que je voulais. Poss sur ces tagres, ils

sont dj terrifiants !

Elle imagina Andrew et Steve voyant l'un de ces

masques s'avancer vers eux dans la nuit. Elle se vitsurgissant de derrire un arbre en poussant un cri ter-

rible qui leur glacerait les sangs...

Elle savourait d'avance l'expression pouvante qui

apparatrait sur le visage des deux garons avant

qu'ils ne s'enfuient toutes jambes en hurlant de

terreur !Parfait. Parfait !

Comme ce serait drle ! Et quel triomphe pour elle !


37/122

Carolyn prit une profonde inspiration et fit un der-

nier pas pour s'approcher des tagres. Son regard

se fixa sur l'un des masques - celui qui lui semblait

le plus affreux.Il avait un norme crne chauve. Sa peau tait d'une

teinte jaune-vert voquant la pourriture. Ses gros

yeux, injects de rouge et d'orange, luisaient d'un

trange clat au fond de leurs orbites. Le nez. trs

large, tait enfonc comme celui d'un squelette. La

bouche aux lvres rouge sombre s'ouvrait sur desdents longues et pointues - des crocs de bte sau-

vage.

Sans le quitter des yeux, Carolyn tendit la main vers

le masque hideux.

Et l'instant o elle le touchait, le masque poussa

un cri.


38/122

A h !

Carolyn, son tour, cria en retirant vivement sa

main.

Le masque la regardait avec un mauvais sourire. Sesyeux mirent une lueur orange. Les lvres se

retroussrent un peu plus sur les dents pointues.

Carolyn se sentit soudain prise de vertige.

- Que se passe-t-il ?

Comme elle reculait en chancelant pour s'loigner

des tagres, elle comprit que cette exclamationfurieuse ne venait pas du masque.

Quelqu'un avait parl derrire elle.

Caro lyn fit vo lte-face et vit, dans l'encadrement de la

porte, l'homme la cape noire, qui la fusillait du

regard. Ses yeux sombres lanaient des clairs. Sa

bouche se crispait en une expression mauvaise.- Euh... J'ai cru... commena Carolyn, avec un bref

regard vers le masque.


39/122


40/122

fant d'une main lgre, poussetant avec des gestes

tendres leurs crnes boursoufls et maculs de sang.

- I ls ne sont pas ve nd re ? M a i s p ourquo i ?

demanda Carolyn.Sa voix tremblait encore et drapait vers les aigus.

-Trop effrayants, rpondit l 'homme.

Il se tourna vers elle avec un sourire.

- Ma is justement ! J 'en veux un qu i soit vraiment

horrible ! protesta Carolyn. Je veux celui-ci.

Elle lui montra du doigt celui qu'elle avait touch, lemasque la bouche grande ouverte et aux affreuses

dents pointues.

- Trop effrayant, rpta l'homme en rejetant sa cape

par-dessus son paule.

- Mais... c'est Halloween, ce soir ! s'cria Carolyn.

- J ' a i l-bas un masque de goril le qui fait vraimentpeur, proposa l'homme avec un geste de la main

l'invitant retourner dans la premire pice. Vous

allez voir. Il a l'air de gronder. Je vous le laisserai

un bon prix, puisque vous tes ma dernire cliente.

Carolyn secoua la tte en croisant les bras sur sa poi-

trine d'un air de dfi.- Ce n'est pas un masque de gorille qui fera peur

Andrew et Steve, dit-elle.

L'homme changea brusquement d'expression.

- qui ?

- Ce sont des amis mo i . expliqua Caro lyn . Il me

faut celui-l, insista-t-elle. Il est tellement horrible !J'ai presque peur de le toucher. Il est parfait.


41/122

- T r o p effrayant, rpta l' ho mm e, sans quitter le

masque des yeux.

Sa main effleura le front verdtre.

- Je ne peux pas prendre une telle responsabilit.- Il a l'air si vrai ! s'exclama Carolyn, enthousiaste.

Ils vont tous les deux s'vanouir en le voyant. J'en

suis certaine. Et aprs a, ils n'essaieront plus jamais

de me faire peur !- M a d e m o i s e l l e , s ' impatienta l 'homme en jetant un

coup d'oeil sa montre, je vous prie maintenant de

vous dcider.

- S ' i l vous plat ! supplia Ca ro lyn. S ' i l vous plat,

monsieur, vendez-le-moi ! Tenez !

Plongeant la main dans la poche de son jean. elle en

retira l'argent qu'elle avait apport.

- Mademoiselle, je...-Trente dollars, interrompit Carolyn en mettant les

bi l lets dans la main de l 'homme. C'est assez,

n'est-ce pas ?

- C e n'est pas une question de pr ix, di t- i l . Ces

masques ne sont pas vendre.Dj, il se dirigeait vers la sortie de la boutique en

soupirant d'un air excd.

- J e vous en prie ! J'en ai besoin. J'en ai rellement

besoin, implora Carolyn en lui embotant le pas.

- C e s masques sont trop rels, dit l ' homme.

Il se retourna, fit un geste en direction des tagres.

- Je vous prviens...

- Vous voulez bien ? Vous voulez bien ?Il hocha la tte en fermant les yeux.


42/122


43/122

Nul. Vraiment nul !

Carolyn coina le masque sous son bras et courut

sans s'arrter jusque chez elle.

Quand elle fut en vue de sa maison, elle ralentit lepas pour regarder les fentres illumines, la lanterne

du porche qui projetait une grande flaque de lumire

sur la pelouse.

Il faut que j 'e ssa ie ce masque sur qu e lq u 'u n ,

pensa-t-elle, impatiente. Il faut que je sache s'il fait

peur. Elle vit en pense le visage de son frre, son sourire

espigle.

- N o a h . Ma is bien sr ! dit-elle vo ix haute. Il l 'a

bien cherch !

Elle se hta vers la maison. Noah serait sa premire

victime.


44/122

Carolyn ouvrit la porte, entra sans faire de bruit et

laissa tomber son blouson sur le parquet. Une bonne

chaleur rgnait l'intrieur de la maison, et l'odeur

agrable du cidre chaud flottait dans l'air.

C'est jour de fte. Maman est son affaire ,pensa-t-elle avec un sourire.

Elle traversa l'entre sur la pointe des pieds en tenant

le masque devant elle et tendit l'oreille.

- Noah, o es-tu ? O es-tu, cher petit frre ?

Noah se trouvait plus courageux que Carolyn, et ne

cessait de s'en vanter. Il passait son temps lui glis-ser des bestioles dans le dos et fourrer des serpents

en caoutchouc entre ses draps ; tout lui tait bon pour

arracher sa sur des cris de terreur.

Elle entendit marcher au-dessus de sa tte. Il est

certainement dans sa chambre, en train de passer son

costume de Halloween , se dit-elle.Noah avait dcid, au dernier moment, de se dgui-

ser en cafard. M m e Caldwel l avait mis la maison


45/122

sens dessus dessous pour trouver de quoi lui confec-

tionner de longues antennes pointues et une carapace

fixer sur son dos.

Eh bien, c'est notre petit cafard qui va tre sur-pris ! songea mchamment Carolyn.

Elle regarda son masque. Il y avait bien de quoi

envoyer le petit cafard se cacher sous l'vier !

Elle s'immobilisa au pied de l'escalier. De l, elle

entendait la musique provenant de la chambre de son

frre.Elle prit le masque par le cou deux mains, s'en

coiffa et tira lentement vers le bas.

Elle fut surprise de le sentir aussi tide. Elle ne

s'attendait pas non plus ce qu'il la serre autant. Et il

avait une odeur bizarre, un peu aigre, comme celle

d'une pile de journaux humides qu'on aurait laisssdes annes durant dans un grenier ou dans un garage.

Elle tira sur le masque pour amener devant ses yeux

les trous qui lui permettraient d'y voir. Puis elle

pressa le crne chauve et boursoufl pour l'appliquer

sur ses cheveux, et tira une dernire fois sur le cou.

J'aurais d me mettre devant une glace, se dit-elle,inquite. Je ne peux pas voir s'il me va bien.

Le masque la serrait terriblement, et elle s'entendait

respirer grand bruit travers le nez aplati.

Elle monta l'escalier en se tenant solidement la

rampe. Elle ne voyait pas bien les marches travers

ses nouveaux yeux . Il lui fallait grimper avec len-teur, une marche aprs l'autre.La musique se tut l'instant o elle atteignit le


46/122

palier. Elle fila silencieusement le long du corridor

pour s'arrter devant la porte de Noah.

Elle tait entrouverte. Carolyn passa la tte l'int-

rieur de la chambre brillamment claire. Son frre.debout devant la glace, s'appliquait fixer les

antennes sur sa tte.

- nous deux, Noah ! lana Caro lyn.

Sa voix, sa grande surprise, tait devenue basse et

profonde. Ce n'tait plus du tout sa voix !

- Quoi ? Noah sursauta et se retourna.- Noah... je te tiens ! continua Carolyn de sa grosse

voix rauque.

- Non ! dit Noah, terrifi.

Mais il avait la gorge serre, et on l'entendait

peine. Carolyn le vit plir sous son maquillage.

E l le bondit travers la pice, les bras tendus, commepour l'attraper.

- Non... laissez-moi ! supplia Noah, les traits dfor-

ms par la terreur. Qui tes-vous ? Comment tes-

vous entr ici ?

Il ne me reconnat pas ! pensa Carolyn, ravie. Et il

est mort de peur ! tait-ce cause de ce visage hideux ? De cette voix

caverneuse ? Des deux la fois ?

Peu importe, se dit-elle. Mais ce masque est dci-

dment formidable !

- J e te tiens, Noah ! lana-t-elle, toujours surprise

par le son que rendait sa propre voix.- N on ! Laissez- moi ! rpta No ah dans un souffle.

Maman ! Maman !


47/122


48/122

- Mais qu'est-ce qu ' il m'ar rive ? hurla Car ol yn en

tirant deux mains sur le masque de toutes ses

forces.

- Arrte ! cria Noah.

Le ton tait furieux, mais il y avait de la terreur dans

son regard.

- N e fais pas l ' idiote, Ca ro lyn ! J' ai peur !

- J e ne fais pas l'i dio te, protesta Caro lyn dont la

grosse voix caverneuse tremblait maintenant. Je

t'assure que je ne peux plus... Je n'arrive... plus... ...enlever ce truc !

- a suffit ! Tu n'es pas drle !Carolyn parvint enfin, non sans peine, glisser ses

doigts sous le cou du masque. Elle le dcolla de sa

peau, tira encore un grand coup, et sa tte apparut.

- O u f !Quel plaisir de se retrouver au contact de l'air ! Il lui

parut doux et frais. Soulage, elle jeta le masquedans la direction de Noah.


49/122

- Pas mal , ma nouve lle tte, tu ne trouves pas ?

demanda-t-elle, encore tout essouffle.

Noah ne fit pas un geste pour attraper l'objet qui

atterrit sur le lit. Puis, se ravisant, il le prit du boutdes doigts pour l'examiner.

- O tu l'as trouv ? dit-il, un doigt point vers les

pouvantables crocs.

- Au nou veau m ag as in , rpo nd i t Ca r o l y n en

essuyant la sueur qui lui couvrait le front. Quelle

chaleur, l-dedans !- Je peux l'essayer ? demanda Noah.

- Non. pas maintenant. Je suis en retard.

Carolyn se remit rire.

- Quelle frousse tu as eue ! Si tu avais vu ta tte !

Il lui renvoya le masque, l'air soudain renfrogn.

- J e faisais semblant, protesta-t-il. J'avais trs bienvu que c'tait toi.

- Tu parles ! dit Caro lyn avec un sour ire ironique.

C'est pour me faire plaisir que tu t'es mis hurler

comme un fou ?- Je n'a i pas hurl, se dfendi t Noa h. J 'a i fait co mme

si j'avais peur, c'est tout. Pour te faire plaisir.- Ben voyons, murmura Carolyn.

Elle avait tourn les talons et se dirigeait vers la

porte.

- C o m m e n t tu fa is pou r prendre cet te vo i x ?

demanda Noah l'instant o elle franchissait le

seuil.Carolyn se retourna, le regarda. El le ne souriait plus,

et semblait interloque.


50/122

- C'est cette grosse voix qui est effrayante, expliqua

Noah, les yeux fixs sur le masque qu'elle tenait la

main. Comment tu fais ?

- J e n'en sais rien, rpondit Ca ro ly n , pensive. Jen'en sais vraiment rien.

Elle repartit vers sa chambre, et lorsqu'elle y entra,

elle avait retrouv son sourire. Le masque avait pro-

duit son effet. C'tait une totale russite.

Noah pouvait toujours prtendre le contraire, mais ilavait bien failli s'vanouir de peur dans sa carapacede cafard.

Gare vous, Andrew et Steve, se dit-elle avec jubi-

lation. C'est maintenant votre tour !

Elle s'assit sur son lit, jeta un coup d'oeil au rveil

pos sur la table de chevet. Il ne lui restait que quel-

ques minutes avant le rendez-vous prvu devant lamaison de Sabrina.

Quelques minutes qu'il lui fallait mettre profit pour

imaginer le meilleur moyen de leur infliger la plus

belle frousse de leur vie !

Je ne vais pas btement leur sauter dessus, se ditCarolyn en effleurant du bout des doigts les crocs

acrs. Ce serait trop banal. Il faut faire quelque

chose qui les impressionne vraiment. Quelque chose

dont ils se souviendront longtemps.

Elle caressa les oreilles pointues du masque. Puis

elle sourit. Elle venait d'avoir une ide.


51/122

Carolyn tira du placard un vieux manche balai et

l'pousseta pour l'examiner. Il tait en bois, et trs

long.

- Parfait, dit-elle mi-voix.Elle s'assura que sa mre se trouvait toujours dans la

cuis ine. M m e Ca ldwe l l , a elle en tait certaine,

n'approuverait pas son projet. Elle croyait encore

que sa fille allait se dguiser en canard.

Carolyn traversa le salon sur la pointe des pieds en

direction de la chemine, o elle prit la sculpture enpltre que sa mre y avait laisse.

C'est fou ce qu'elle me ressemble ! songea-t-elle

en tenant la sculpture hauteur de son visage pour la

regarder attentivement. Et on a l'impression qu'elle

va parler ! Maman a vraiment du talent.

Avec prcaution, elle plaa la tte en pltre sur lemanche bala i. E ll e tenait parfaitement en qui lib re.

Elle la porta devant le grand miroir du salon. On


52/122

dirait que je tiens ma propre tte au bout d'une pique.Formidable !

Elle posa le manche balai et la tte contre le mur

pour enfiler le masque. nouveau, l'odeur aigre luiemplit les narines, et elle sentit sur son visage la cha-

leur dgage par le masque.

Il semblait se tendre et se contracter au contact de sa

peau, comme pour mieux l'envelopper.

En levant les yeux vers le miroir, elle ne put rprimer

un sursaut - elle se faisait peur elle-mme ! Ondirait un vrai visage, pensa-t-elle. incapable de dta-

cher son regard de son reflet. On dirait mme que

mes yeux font partie de ce masque.

Comme elle remuait ses propres lvres, elle vit

s'ouvrir et se refermer la bouche rpugnante.

Et on croirait une vraie bouche ! Ce masque n'apas l'air d'un masque. Il a l'air d'un visage, laid et

difforme, mais un vrai visage.

Elle passa ses mains sur le front grotesquement

bomb, sur l'norme crne chauve qui emprisonnait

ses cheveux.

Ce masque tait extraordinaire ! Elle ne comprenaitpas comment le marchand avait pu hsiter le lui

vendre. C'tait vraiment le masque le plus effrayant,

le plus pouvantable qu'elle ait jamais vu.

- La terreur de Maple Avenue, ce soir, ce sera moi !

lana-t-elle son hideux reflet dans le miroir. Prpa-

rez-vous au choc, les garons, vous n'avez pas fini defaire des cauchemars !


53/122

Carolyn s'immobilisa l' instant de franchir la porte.

Elle venait d'entendre les pas de sa mre dans lecouloir.

- Je veux te voir, ma chrie ! Est-ce que ton dguise-

ment est bien ta taille ? J'aurais peut-tre mieux fait de la mettre au cou-

rant, songea Carolyn, qui se sentit soudain coupable.

Mais je craignais de lui faire de la peine en ne met-

tant pas ce costume de canard. Si elle me voit main-

tenant, elle risque d'avoir une sacre surprise. Et elle

sera furieuse, en plus, quand elle verra que j'aiemprunt sa sculpture. El le va m'obl iger la

remettre sur la chemine, c'est sr. Et tout sera

rat.

- J e suis en retard, M 'm a n ! lana Ca ro ly n, tonne,

une fois de plus, d'entendre sa voix caverneuse tra-

vers le masque. On se verra plus tard !Dj, elle ouvrait la porte pour s'enfuir.

- Tu as bien une seconde pour que je te voie dans ton


54/122

dguisement ! dit sa mre en apparaissant l'angledu corridor.

Je suis coince, pensa Ca rolyn en rprimant un

gmissement. Tout est fichu. La sonnerie du tlphone retentit.

Mme Caldwell, aussitt, fit demi-tour et repartit vers

la cuisine.

- Ah ! Je vais rpondre. C'est certainement ton pre

qui nous appelle de Chicago.

Elle disparut dans la cuisine.- Je te verrai quand tu rentreras, Ca ro l yn . S oi s

prudente, ma chrie !

Carolyn poussa un grand soupir de soulagement.

Sauve par le gong , pensa-t-elle.

Tenant toujours la tte sculpte au bout du manche

balai, elle se hta de franchir la porte, referma soi-gneusement derrire elle et partit en courant travers

le jardin.

Le temps s'tait clairci, mais la nuit tait froide. Le

croissant de lune montait au-dessus des arbres aux

branches dnudes. Les feuilles mortes qui jon-

chaient le trottoir se soulevaient son passage.Un rendez-vous avait t pris avec Andrew et Steve

devant la maison de Sabrina. cette ide, elle ne

tenait plus d'impatience.

J'adore Halloween ! songea Carolyn, aux anges.

Elle ne tarda pas bifurquer sur sa droite pour

s'engager dans la rue de Sabrina.La maison de son amie se trouvait l'extrmit de

celle-ci. Carolyn pressa encore le pas. Les branches


55/122

nues semblaient frissonner au-dessus d'elle. La lune

disparut derrire un nuage et la nuit, aussitt, se fit

plus noire.

La tte sculpte dansait l'extrmit du manche balai et, un moment, faillit tomber. Carolyn ralentit

et la regarda attentivement.

La sculpture semblait surveiller le trottoir de son

regard fixe, comme si elle s'attendait voir surgir

quelque danger. Et elle tait, dans cette semi-obs-

cu ri t , plus relle que jam ai s . L es omb res quijouaient sur elle donnaient l ' impression de voir

remuer sa bouche et ses yeux.

Carolyn entendit un rire et se retourna. De l'autre

ct de la rue, un groupe d'enfants tout excits sous

leurs dguisements prenaient d'assaut un porche

brillamment clair. Elle distingua une Tortue Ninja,

un Freddy et une princesse en grande robe rose, la

tte ceinte d'une couronne de papier argent.

C'taient de jeunes enfants. Deux mres, restes au

bas des marches, veillaient sur eux.

Carolyn vit la porte s'ouvrir et les enfants recevoir

leurs bonbons. Puis elle reprit son chemin. Arrive

devant la maison de Sabrina, elle gravit quelques

marches et pntra dans le halo de la lanterne qui

clairait la porte d'entre. On entendait des voix

l'int rieur : celle de Sabrina criant quelque chose

sa mre, et d'autres, provenant sans doute de latlvision.

Carolyn vrifia de sa main libre que son masque tait


56/122

bien ajust. Puis elle vrifia que la tte sculpte

tenait toujours au bout du manche balai.

Elle tendit la main pour sonner, mais soudain

s' immobi l isa. nouveau des voix, derrire elle cette fois.

Elle se retourna pour scruter l'obscurit. Deux gar-

ons dguiss approchaient sur le trottoir, tout en se

donnant de joyeuses bourrades.J'arr ive juste temps, pensa Carolyn. ravie.

Sautant au bas des marches, elle se tapit derrire unbuisson.

A l l o n s , les gars, se dit -e ll e, le coeur battant.

Prparez-vous trembler !


57/122

Carolyn jeta un coup d'il par-dessus le buisson.

Les deux garons taient mi-chemin de l'alle

menant l'entre de la maison.

Il faisait trop sombre pour discerner les dtails de

leurs dguisements. L'un portait un long manteau etun feutre mou la Indiana Jones. Elle ne parvint pas

voir l'autre.

Carolyn prit une grande inspiration et se prpara

bondir sur eux. Elle tenait le manche balai d'unemain moite.

Zut ! je tremble, se dit-elle soudain. Je tremble detous mes membres !

Le masque lu i semblait brlant, comm e si son exc ita-

tion l'avait chauff. Elle respirait grand bruit

travers le nez cras.

Sans se presser, en changeant des coups d'paules

pour se bloquer comme des joueurs de football am-ricain, les garons avanaient dans l 'al le. I ls

seraient bientt sa hauteur. Indiana Jones dit quel-


58/122

que chose qu'elle ne comprit pas. L'autre, qui avait

une voix haut-perche, partit d'un grand rire.

Immobile dans le noir, Carolyn attendit qu'ils soient

presque porte de main, devant le buisson quil'abritait.

Bon ! Allons-y !

Brandissant le manche balai surmont de sa tte au

regard fixe, elle jaillit comme un diable hors de sa

bote.

Les deux garons, surpris, laissrent chapper un cri.Puis elle vit leurs yeux s'agrandir quand ils aper-

urent son masque.

Un rugissement furieux sortit de sa gorge. Un son si

rauque, si caverneux et si puissant tout la fois

qu'elle en fut elle-mme effraye.

Tout comme les deux garons, qui se mirent hurler.L'un d'eux, mme, tomba genoux dans l'alle.

Ils regardaient maintenant la tte qui dansait dans la

pnombre juste au-dessus d'eux et qui les observait

de son regard trangement fixe.

Un nouveau rugissement jaillit de la gorge de Caro-

lyn. Il partait sur une note basse, qui semblait venir

de trs loin, avant de s'lever vers les aigus pour

dchirer l'air comme le cri d'une bte sauvage.

- Nnnnooonn ! hurla l'un des garons.

- Q u i tes-vous ? cri a l 'autre. Ma is laissez -nous

tranquilles !

cet instant, Caro lyn entendit un pas rapide sur les

feuilles mortes qui tapissaient le sol de l'alle. Elle


59/122

se retourna et vit une femme arriver en courant, dra-

pe dans un grand impermable.

- Dis-donc. toi, qu'est-ce que tu fiches ici ? Tu as fait

peur mes enfants !- Pardon ?

Carolyn fit un effort pour avaler sa salive. Elle

regarda ses deux victimes.

-Attendez ! dit-elle, en ralisant qu'i l ne s'agissait

pas de Andrew et Steve.

- Qu'est-ce que tu fiches ici ? rpta la femme, horsd'haleine.

Elle avana d'un pas et se plaa entre les deux gar-

ons pour les prendre chacun par l'paule.

- a va, vous deux ?

- O u i . a va, M 'm an , rpondit Indiana Jones.

L'autre portait un nez de clown et s'tait peint lafigure en rouge.

- Elle... elle nous a saut dessus l'improviste, dit-il

sa mre, en vitant le regard de Caro lyn. a nous a

fait peur.

La femme se tourna vers Carolyn, furieuse.

- Tu n'as rien trouv de mieux que de faire peur cesdeux petits ? Pourquoi ne joues- tu pas avec des

enfants de ton ge ?

Carolyn, en temps normal, se serait excuse. Elle

aurait expliqu cette femme qu'il s'agissait d'une

mprise, qu'elle croyait avoir affaire deux autres

garons.

Mais l, dissimule sous son masque hideux, avec

l'impression d'entendre encore l'trange rugisse-


60/122

ment qui venait de s'chapper de sa gorge, ellen'avait pas la moindre envie de s'excuser.

Elle prouvait... de la colre. Et elle ne savait pas trs

bien pourquoi.- Fichez le camp ! lcha-t-elle, d'une voix sourde, en

menaant la femme de son manche balai.

La tte - sa tte en pltre - regardait fixement les

deux garons et leur mre.

- Qu'es t-ce que tu dis ? demanda la femme en le-

vant le ton. Qu'est-ce que tu dis ?- Je dis. fichez le camp ! rpta Carolyn d'une voix

si caverneuse et si cruelle qu'elle en fut elle-mme

pouvante.

La femme se campa devant elle, les bras croiss sur

son impermable. Elle plissa les paupires pour

mieux la regarder.- Qui tu es, toi ? Comment tu t'appelles ? Tu habites

par ici ?

-M'man... al lons-nous-en, intervint le garon la

tte de clown en tirant sa mre par la manche.

-C'est a. Fi lons d' ici, approuva son frre.

- Fichez le camp. C ' E S T UN C O N S E I L ! grondaCarolyn.

La femme la fusillait du regard et ne semblait pas

dcide bouger.

- Ce n'est pas parce qu'on fte Halloween, dit-elle,

que tu as le droit de...

- M ' m a n , on veut al ler chercher des bonbons !s'cria le clown, interrompant sa mre. Viens !

- On perd notre temps ! renchrit son frre.


61/122

La respiration de Carolyn s'tait acclre, et elle fut

surprise d'entendre les grognements et les halte-

ments qui sortaient de son masque. On dirait une

bte, pensa-t-elle. Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Une fureur incontrlable s'tait dchane en elle et

ne cessait de crotre. Ses joues taient brlantes, il lui

semblait que son sang s'tait mis bouillir dans ses

veines. Son corps tout entier tait agit d'un terribletremblement, prt exploser.

Je vais triper cette femme ! Je vais la mettre enbouillie !


62/122

Je vais la dchiqueter, la pulvriser ! Je vais lui

arracher la peau des os !

Des penses furieuses se bousculaient dans la tte deCarolyn.

El le banda tous ses musc les, flchi t ses genoux, prte bondir.

Ma is avant qu'e ll e ait pu esquisser un geste, les deux

gamins entranrent leur mre.

- Partons, M'man !

- Oui. Partons. Elle est folle !

E h , oui ! Je suis folle. Fo lle, folle, F O L L E ! Lemot rsonna et se rpercuta comme un grondement

de tonnerre dans la tte de Carolyn. Le masque tait

de plus en plus chaud, de plus en plus serr sur son

visage.

La femme lui lana un dernier regard furibond.

Puis elle tourna les talons et repartit avec ses deuxgarons.

Carolyn, le souffle court, les regarda s'loigner. Elle


63/122

avait une terrible envie de les poursuivre - de leur

faire peur pour de bon !

Mais un cri, tout prs, l'arrta dans son lan.

Sabrina, debout sur la plus haute marche du perron,s'appuyait d'une main la porte qu'elle venait

d'ouvrir. Un mlange de crainte et d'tonnement se

lisait sur son visage.

- Qui est l ? demanda-t-elle en scrutant l'obscurit.

Sabrina s'tait dguise en femme-panthre, avec un

costume gris et un masque argent. Ses cheveuxbruns taient tirs en arrire. Elle regardait Carolyn

avec insistance, sans rien dire.

- Tu ne me reconnais pas ? lana Carolyn de sa voix

caverneuse, en se rapprochant.

Elle vit une lueur d'pouvante dans le regard de son

amie. Sabrina, cramponne la poigne de la porte,ne se dcidait pas franchir le seuil.

-C 'es t moi , Caro lyn !

Elle agita le manche balai au-dessus de sa tte,

comme pour faire un signe de reconnaissance.

Sabrina mit une main devant sa bouche et ouvrit de

grands yeux en apercevant la tte qui se balanaitdans la nuit.

- C a r o l y n ! C'est. .. c'est toi ? parvint-elle enfin

articuler.

Elle regardait la tte, puis le masque, puis nouveau

la tte...

- Bonsoir, Sabrina, grogna Carolyn. C'est bien moi !Sabrina continuait l'examiner.


64/122


65/122

- Je vais chercher mon manteau, et on y va.

Aprs un dernier regard la tte qui se balanait

l'extrmit du manche balai, Sabrina s'engouffra

dans la maison et la porte claqua sur elle.Le vent avait recommenc souffler quand les deux

filles se mirent en route. Les feuilles mortes tourbil-

lonnaient sur le trottoir. Les branches nues s'agi-

taient et craquaient sous les rafales. Au-dessus destoits sombres et pentus. la lune faisait de brves

apparitions entre les nuages.Sabrina n'en finissait plus de raconter tous les pro-

blmes qu'elle avait d rsoudre avant d'endosser

son dguisement. Au premier essai, il s'tait dchir

la jambe, et il avait fallu le rapporter au magasin.Puis elle avait eu beaucoup de mal trouver un

masque assorti.Carolyn coutait en silence. Elle tait terriblement

due qu'Andrew et Steve ne soient pas venus au

rendez-vous et elle n'arrivait pas le cacher.

Et s'ils ne viennent pas nous rejoindre ? se deman-

dait-elle. Si nous ne les voyons pas de la soire ?

Sabrina lui avait donn un sac pour recueillir desfriandises. Carolyn le tenait d'une main, et de l'autre

brandissait son manche balai en s'appliquant le

maintenir bien droit pour que la tte sculpte ne

risque pas de tomber.

- A lo rs , Ca ro lyn , tu ne m'as pas dit o tu avais

achet ce masque ? Ce n'est pas ta mre qui l'a fait,

n'es t-ce pas ? Tu l 'as tr ouv dans ce nouve au

magasin ? Attends, je veux le toucher, tu permets ?


66/122

Sabrina tait d'un naturel bavard. Mais elle semblait

dcide, ce soir-l. battre tous ses records.

Carolyn s'arrta docilement pour permettre son

amie de toucher le masque. Sabrina pressa son doigtcontre la joue, et le retira vivement.

- O h ! On dirait une vraie peau !

Carolyn clata d'un rire mprisant qu'elle ne seconnaissait pas.

- a, alors ! En quoi c'est fait ? demanda Sabrina.

C'est de la peau, non ? Ou peut-tre un genre decaoutchouc ?

- Sans doute, murmura Carolyn.

- Mais pourquoi c'est chaud comme a ? Ce n'est

pas dsagrable porter ? Tu dois tre en nage, l-

dessous ?

Prise d'un brusque accs de rage sous cette ava-lanche de questions, Carolyn posa le sac et le

manche balai.

- Tais-toi ! Tais-to i ! Mais tais-toi donc ! gronda-

t-elle.

Puis, avec un cri sauvage, elle saisit Sabrina la

gorge de ses deux mains et se mit l'trangler.


67/122

Sabrina poussa un cri touff et faillit tomber la

renverse pour chapper aux mains qui lui serraient le

cou.

- Ca... Carolyn ! hoqueta-t-elle.Mais sa voix n'tait plus qu'un souffle.

Qu 'est -ce qui me prend ? se demanda C aro ly n.

horrifie, en regardant son amie. Pourquoi ai-je fait

cela ? Elle desserra son treinte et lana :

- Eh bien, je t'ai eue !Et elle se mit rire.

- Si tu avais vu ta tte, Sabrina ! Tu as cru que j 'a l la is

t'trangler pour de bon ?

Sabrina se massait le cou en fronant les sourcils.

- C'tait une blague ? Tu m'as fait une peur bleue.

Carolyn rit de plus belle.- C'es t mon personnage qui veut a. di t-el le , un

doigt point vers son masque. Il faut ce qu'il faut.


68/122


69/122

Carolyn se pencha pour amener son visage grima-

ant la hauteur de la petite fille.

- J e vais te manger ! gronda-t-elle, menaante.

La fillette poussa un cri et courut se cacher l'int-rieur de la maison. Son frre fixait Carolyn avec de

grands yeux stupfaits. La mre mit rapidement

quelques bonbons dans les sacs des deux amies.

- Vous n'auriez pas d lui faire aussi peur, dit-elle

doucement. Elle va avoir des cauchemars.

Au lieu de s'excuser, Carolyn se tourna brusquementvers le petit garon.

- Toi aussi, je vais te manger !

- Eh, a suffit ! protesta la mre.

Carolyn partit d'un rire profond et rauque qui lui

dchirait la gorge, sauta du haut des marches et

s'loigna en coupant travers la pelouse.

- Pourquoi as-tu fait cela ? demanda Sabrina en la

rattrapant. Pourquoi avoir fait peur ces petits

enfants ?

- C'est le masque qui m'y a encore pouss, rponditCarolyn.

El le avait dit cela comme une plaisanterie. M ais cette

ide la troublait.

Elles visitrent quelques autres maisons. Dans l'une

d'entre elles, un homme d'un certain ge, vtu d'un

pull-over bleu dchir, fit mine d'tre terroris par lemasque de Carolyn. Sa femme voulut absolument

les faire entrer pour permettre sa vieille mre de

voir leurs superbes dguisements.


70/122


71/122

Les deux fi l les dtalrent. Elles ne s'arrtrent

qu'une fois hors de vue de la maison.

Sabrina, bout de souffle, saisit Carolyn par les

paules.- Tu es folle ! dit-elle, haletante. Tu es compltement

folle !

- Il faut un fou pour reconnatre un fou ! rpondit

joyeusement Caro lyn.

Elles clatrent de rire.

Carolyn scrutait l'obscurit, dans l'espoir de voirAndrew et Steve. E l le aperut un petit groupe de

gamins costums l'angle de la rue. Mais il n'y avait

toujours pas trace des deux garons.

La rue tait borde de maisons plus petites et plus

proches les unes des autres.

- Sparons-nous, proposa Carolyn, appuye sur sonmanche bala i. Co mme a, on aura plus de bonbons.

Sabrina frona les sourcils et regarda son amie d'un

air mfiant.

- Carolyn, je sais bien que tu n'aimes pas les sucre-

ries ! s'exclama-t-elle.

Mais Carolyn, dj, s'enfuyait sa tte sculpte dan-sant au-dessus d'el le l'extrmi t du manche bala i.

Ce soir, c'est moi qui m'amuse, pensa-t-elle avec

dlices. Moi !

Elle tait excite comme jamais. Et elle sentait aussi

monter en elle un sentiment trange, qu'elle n'aurait

pas su dcrire. Un besoin...

Quelques minutes plus tard, elle atteignit le bout de


72/122


73/122


74/122


75/122

Carolyn ramena vivement sa tte derrire le tronc

d'arbre.

L'avait-i l vue ?

Non. Ne sois pas impatiente, se dit-elle. Tu pourrais tout

faire rater. Il y a assez longtemps que tu attends ce

moment.

Les deux garons se dirigeaient maintenant vers

l'entre de la maison la plus proche. Carolyn jaillit

de derrire son arbre, faillit tomber en se prenant lespieds dans le manche balai, et traversa la rue

toutes jambes pour se dissimuler derrire une haie.

Quand i ls reviendront, je leur sauterai dessus.

Comme une bte fauve. Je leur ferai la plus belle

peur de leur vie.

La haie sentait bon le cyprs. Elle tait encorehumide de pluie. Le vent faisait trembler les feuilles.

D'o venait ce sifflement trange ?

Carolyn mit un certain temps comprendre que

c'tait le bruit de sa propre respiration.

Soudain, elle se prit douter.

a ne va pas marcher, pensa-t-elle en se faisanttoute petite derrire sa haie. Je suis une idiote, la der-

nire des idiotes. Andrew et Steve ne se laisseront

jamais impressionner par ce masque ridicule. Je vais

leur sauter dessus, et ils se moqueront de moi. Une

fois de plus. Je les entends dj hurler de rire : Ah !

Ah ! Caro lyn , quelle tte tu as !Et ensuite, l'cole, ils raconteront que je croyais

leur faire peur et qu'ils m'ont tout de suite reconnue,


76/122

et ils feront rire tout le monde avec cette histoire.Comme toujours ! Mais qu'est-ce qui m'a pris de

croire que a pourrait marcher ?

Acc roup ie dans l 'ombre, el le sentait monter sacolre. Envers elle-mme. Envers les deux garons.

Elle avait le visage en feu sous son horrible masque.

Son cur battait follement. Son souffle prcipit

passait en sifflant travers le nez aplati du masque

qui crasait le sien.

Andrew et Steve approchaient. E l le entendait leurspas sur le gravier de l'alle. D'une seconde l'autre,

ils seraient sur le trottoir, passeraient tout prs d'elle.

Tous ses muscles tendus, elle se prpara bondir.

Eh bien, tant pis !, se dit-elle en prenant une pro-

fonde inspiration. Allons-y !


77/122

Ce fut comme dans un film au ralenti.

Les deux garons passrent lentement devant la haie.

Ils discutaient avec animation. Mais pour Carolyn,leurs voix semblaient venir de trs loin.

Elle se leva d'un bond et surgit de l'ombre en hurlant pleins poumons.

Malgr le peu de lumire, elle vit clairement leur

raction.

L e u r s y e u x s ' c a r q u i l l r e n t . L e u r s b o u c h e s

s'ouvrirent. Leurs mains s'levrent au-dessus deleurs ttes.

Steve poussa un cri. Andrew agrippa le bras de son

ami.

Le cri de Carolyn emplit l 'espace, se rpercuta

contre les faades des maisons, au-dessus des

pelouses et des jardins silencieux.Tout semblait se passer trs lentement. Si lentement

que Carolyn vit battre les paupires d'Andrew et sonmenton trembler.


78/122

Elle vit un clair de terreur dans les yeux de Steve

quand son regard se dtacha du masque pour remon-

ter le long du manche balai.

Elle le secoua avec des gestes menaants.Steve laissa chapper un gmissement affol.

Andrew regardait Caro lyn. tremblant et bouche be.

- Caro ly n . .. c'est... c'est toi ? pa rv in t- i l en fin

articuler.

Pour toute rponse. Carolyn mit un sourd grogne-

ment.- Mais qui es-tu ? demanda Steve son tour, d'une

voix chevrotante.

- C'est. .. c'est Caro ly n, je crois ! lui dit Andrew.

C'est bien toi. l-dessous, Carolyn ?

Steve partit d'un rire nerveux.

- Tu... nous as fait peur !- Carolyn... c'est vraiment toi ? insista Andrew.

Carolyn agita le manche balai, puis montra la tte

du doigt.

- La voil. Carolyn. annona-t-elle.

Sa voix tait rauque et profonde.

- Ah ?Les deux garons regardaient la tte sculpte,

inquiets et ne sachant que penser.

- E h oui , c 'est Carolyn ! C'tait Carolyn, rpta-

t-elle lentement, en agitant la tte dans leur direction.

Le regard fixe des yeux peints semblait dard sur

eux.- Cette pauvre Carolyn ! Elle ne voulait pas me pr-

ter sa tte, ce soir. Mais je l'ai prise tout de mme !


79/122

Les deux garons semblaient ptrifis sur place.

Andrew n'avait pas lch le bras de Steve.

Steve se remit rire. Il regardait fixement Carolyn.

- Tu es Carolyn. n'est-ce pas ? dit-il. Comment tufais pour prendre cette voix bizarre ?

- Regarde bien. Steve, gronda Caro lyn . C'est ton

amie, l-haut, ton amie Carolyn. Ce qu'il reste

d'elle !

Andrew fit un effort pour avaler sa salive. Son regard

restait riv la tte.qui se balanait au-dessus de lui.Steve semblait hypnotis par le masque de Carolyn.

- Votre butin ! ordonna Carolyn, surprise elle-mme

par la mchancet de sa voix.

- Pa... pardon ? fit Steve.

- Vos sacs ! Tout de suite ! Ou bien c'est votre tte

que je vais mettre l-haut !

Les deux garons se mirent rire, mais leurs rires

sonnaient faux.

- Je ne plaisante pas ! rugit Carolyn.

Les rires cessrent net.

- Carolyn. arrte... murmura Andrew, hsitant, trem-

blant de peur.

- Ou i . La isse-nous, dit Steve d'une voix peine

audible.

- Dernier avertissement ! Passez-moi les sacs si vous

tenez garder vos ttes sur vos paules, rpta froi-

dement Carolyn en les menaant de son manche balai.

cet instant, tous trois regardaient la tte sculpte


80/122

aux traits figs qui paraissait si relle et qui ressem-blait tellement Carolyn Caldwell.

Un coup de vent soudain fit bouger la tte et ils

virent tous les trois, cet instant, ses yeux battre despaupires.

Une fois. Deux fois.

Les yeux noirs battaient des paupires.

Puis les lvres s'entrouvrirent pour mettre un son

rauque. une sorte de rle.

Paralyse de terreur, Carolyn regardait comme lesdeux garons le visage qui venait de s'animer.

Et tous trois virent les lvres bouger lentement, diffi-

cilement, comme pour former des mots.

La bouche s'ouvrait, se refermait. La tte continuait

osciller sur son support. Ils comprirent tous en

mme temps les mots qui se formaient silencieuse-ment : Ai de z- mo i. A id ez -m oi .


81/122

Prise de terreur, Carolyn lcha le manche balai. Il

tomba ct de Andrew, et la tte roula sous la haie.

- La... la tte... elle est vivante ! cria Steve.

Andrew laissa chapper un long gmissement.

Sans un mot de plus, les deux garons jetrent leurssacs de bonbons et s'enfuirent toutes jambes. On

entendait leurs semelles de caoutchouc claquer sur le

trottoir.

Le vent soufflait autour de Carolyn comme pour

l'empcher d'avancer.

Elle avait envie de renverser la tte en arrire et dehurler la lune.

Envie d'arracher son manteau et de s'envoler dans la

nuit.

Envie de grimper un arbre, de sauter sur un toit, de

rugir sous le ciel sans toiles.

Elle resta un long moment immobile, fige sur place.laissant le vent la fouetter. Les deux garons avaient

disparu. Ils s'taient enfuis, terroriss.


82/122

Terroriss !

Carolyn avait russi. Ils taient quasiment morts de

peur.

Elle savait qu'elle n'oublierait jamais l'expressionpouvante qui s'tait peinte sur leurs visages, la

frayeur et l'incrdulit qu'elle avait vues dans leurs

yeux.

Et qu'elle n'oublierait jamais non plus le sentiment

de triomphe qui l'avait envahie elle-mme. Le got

exquis de la vengeance...Un court instant, elle avait eu peur elle-mme.

El le avait cru que la tte plante sur le manche bala i

tait devenue vivante, avait clign des yeux, et que

ses lvres s'taient mises former des mots en

silence.

Un bref instant, elle avait partag leur frayeur. Elle

s'tait laisse prendre son propre subterfuge.

Mais, bien sr, cette tte n'tait pas vivante. Les

lvres, bien sr, n'avaient pas remu, n'avaient pas

articul cet appel silencieux : Aidez-moi. Aidez-

moi.

C'tait cause des ombres. Les ombres des nuages

qui couraient devant la lune, chasss par les rafales

dans ce ciel noir encore charg d'humidit.

O tait passe la tte ?

Et le manche balai qu'elle avait laiss tomber ?

Peu lui importait, dsormais. Elle n'en avait plusbesoin.

Elle avait gagn.


83/122

Elle courut travers les pelouses, sautant par-dessus

les buissons et les haies, volant au-dessus du sol.

Elle courut droit devant elle, l'aveuglette, tandis

que les maisons dfilaient toute vitesse. Le ventfurieux tourbillonnait et elle tourbillonnait avec lui,

filant au-dessus des trottoirs, bondissant dans les

hautes herbes telle une feuille emporte par le vent.

Sans lcher son sac de friandises bien rempli, elle

passa comme une f lche devant des groupesd'enfants costums, des citrouilles illumines et des

squelettes bringuebalants pendus aux entres des

maisons.

Quand elle fut bout de souffle, elle s'arrta et ferma

les yeux, attendant que son cur cesse de cogner

contre sa poitrine, que son sang cesse de battre ses

tempes.Lorsque soudain, par derrire, une main s'abattit sur

son paule.


84/122

Carolyn, surprise, fit volte-face en poussant un grand

cri.

- Sabrina !

Sabrina sourit et lui lcha l'paule.

- Ca fait des heures que je te cherche, dit-elle. Otais-tu passe ?

-Je... je crois que je m'tais perdue, rpondit Caro-

lyn. encore essouffle.- Tu as d i sp a r u co m m e par en ch an te me nt !s'exclama Sabrina avec un air de reproche.

- Et toi, a va ? demanda Carolyn en s'efforant deprendre sa voix habituelle.

- Non ! J'ai dchir mon costume, gmit son amie.

Elle tira sur l'toffe pour montrer Carolyn l'accroc

qu'elle avait la jambe.- Je me suis accroche sur une salet de bote aux

lettres !-C'est dommage, commenta Caro lyn d 'un toncompatissant.


85/122

- Tu as fa it peur beaucoup de gens, avec cemasque ? s'enquit Sabrina tout en s'efforant de dis-

simuler au mieux la dchirure de son costume.

- Oui. quelques gamins.- Il est vraiment abominable, dit Sabrina.

- C'est pour a que je l'ai choisi.

Elles rirent toutes deux.

- Et tu as rcolt beaucoup de bonbons ? demanda

Sabrina.

Elle prit le sac de Carolyn pour regarder l'intrieur.- Bravo !

- J ' a i fait pas mal de maisons, expliqua Ca ro lyn.

- Rentrons chez moi, on comptera notre butin, pro-posa Sabrina.

- D'accord.Carolyn suivit son amie. Elles traversrent la rue.

- moins que tu n'aies encore quelqu'un visiter ?

dit Sabrina en s'arrtant au milieu de la chausse.

- Non. J'en ai assez, rpondit Carolyn.

Elle se mit rire au fond d'elle-mme. J'ai fait ce

soir tout ce que je voulais faire. Elles se remirent en marche. Elles avanaient contre-vent, mais Carolyn n'avait pas froid du tout.

Deux filles passrent en courant, vtues de robes

fanfreluches, outrageusement maquilles et coiffes

de perruques blondes. L'une d'elles ralentit en aper-

cevant le masque de Carolyn. Puis elle poussa un cri

touff et se hta de rattraper son amie.

- Tu as vu Andrew et Steve ? demanda Sabrina. Jeles ai cherchs partout. J'ai pass la soire chercher


86/122

des gens, d'ailleurs. Toi. Andrew et Steve. Vous ne

vous tes pas rencontrs ?Carolyn haussa les paules.

- Je les ai vus, di t-el le. Il y a un petit moment. L -bas, ajouta-t-elle en montrant la direction d'un mou-

vement de tte. Quelle paire de poules mouilles !

- Comment ? Steve et Andrew ?

La surprise se lisait sur le visage de Sabrina.

- Oui. Ds qu'ils ont vu mon masque, ils sont partis

en courant ! expliqua Carolyn avec un petit rire. Etils criaient !... J'aurais voulu que tu les entendes.

Sabrina se mit rire son tour.

- Je ne peux pas le croire ! s'exclama-t-elle. Eux qui

aiment tant jouer les durs...

- J e les ai appels, mais ils ont continu cour ir,

poursuivit Carolyn avec un sourire moqueur.- C'est incroyable !

- Incroyable mais vrai !

- Ils t'ont reconnue ?

Carolyn haussa les paules.- Je n'en sais rien. Ils m'ont regarde, et ils ont fil

comme des lapins.- Ils m'avaient prvenue qu'ils avaient l'intention de

te faire peur, rvla Sabrina. Ils voulaient arriver tout

doucement derrire toi et pousser des cris sauvages...

Carolyn sourit de plus belle :

- Pas facile d'arriver sans bruit et par derrire quand

on court parce qu'on vient d'avoir la plus bellefrousse de sa vie.

Elles taient devant la maison de Sabrina.


87/122

- J ' a i pas mal de bonnes choses, l-dedans, dit

celle-ci en scrutant l'intrieur de son sac. Il a fallu

que j ' e n ramasse beaucoup, car je do is partager avec

ma cousine. Elle est grippe, et elle n'a pas pu sortirce soir.

- M o i je ne partagerai pas. dit Caro lyn . Noah est

sorti avec ses copains. Il va sans doute en rapporter

pour une anne entire.

Sabr ina frappa la porte. Sa mre vint ouvr ir et elles

entrrent.- En vo i l , un masque ! s ' exc lama la mre de

Sabrina en regardant Carolyn. a s'est bien pass,

les filles ?

-Trs bien, M'man, rpondit Sabrina en poussant

son amie vers sa chambre.

Une fois seules, les deux filles s'empressrent devider leurs sacs sur la moquette.

- Eh, regarde ! s'cria Sabrina. Du chocolat au lait !

C'est celui que je prfre !- Je dteste a, dit Caro lyn en brandissant une gigan-

tesque sucette. La dernire fois qu'on m'en a offert

une, je me suis coup la langue !Elle jeta la sucette sur le tas de Sabrina.

- Me rc i , merci mi lle fois, lana Sabrina d'un ton

sarcastique.El le retira son masque et le posa par terre. Ses joues

taient carlates. Elle secoua ses cheveux bruns.

- O u f ! On se sent mieux ! Ce masque me tenaitchaud.

Puis, regardant son amie :


88/122

- Et toi, Carolyn, tu ne veux pas retirer ton masque ?

Tu dois bouillir, l-dedans !

- Hein ? Ah oui ! Bonne ide.

Carolyn, en vrit, avait oubli qu'elle en portait un.Elle le saisit deux mains par les oreilles. Han !

Le masque ne bougea pas d'un millimtre.

Elle tira alors sur le sommet de la tte. Puis elleessaya de le dcoller en tirant sur les joues.

Han !

-Qu'est-ce qu'il y a? demanda Sabrina, toujourspenche sur son tas de friandises.Carolyn ne rpondit pas. Elle essayait maintenant de

retirer le masque en le roulant sur son cou. Puis elle

tira nouveau sur les oreilles.

- C a r o l y n , qu' es t- ce qui ne va pas ? dem anda

Sabrina en levant enfin les yeux.- Ai de-mo i ! supplia Caro ly n d'une voix trangle

par la peur. S'il te plat, aide-moi ! Le masque... je

n'arrive plus l'enlever !


89/122

genoux sur la moquette, Sabrina dlaissa son tas

de friandises.

- Carolyn. arrte de faire le clown.

- Je ne fais pas le clow n ! se lamenta Ca rolyn qui

sentait la panique l'envahir.

- Tu n'as pas assez effray de gens, pour ce soir ?

- Idiote ! Je n'essaie pas de te faire peur. Je te dis que

je n'y arr ive pas ! s'cria Caro lyn , au bord deslarmes.

Elle tirait dsesprment sur les oreilles du masque.En vain.

Sabrina se leva et s'approcha de son amie.- T u veux dire qu ' i l est trop serr ?

Carolyn, maintenant, tirait sur le menton. Elle laissa

chapper un cri de douleur.

- a... a colle ma peau ! Aide-moi !

Sabrina clata de rire.

- On aura l'air malignes si on est obliges d'appelerles pompiers pour te l'enlever !


90/122

Carolyn n'apprcia pas la plaisanterie. Agrippant lemasque deux mains au sommet de sa tte, elle tira

de toutes ses forces. Sans aucun rsultat.

Le sourire de Sabrina disparut.- Ma parole, mais c 'est vrai que tu ne plaisantes

pas ! Tu es vraiment coince l-dedans.

Elle saisit son tour le haut du masque.

- Comme c'est chaud ! s'cria-t-elle. Tu dois touf-

fer l-dessous !

- Tire ! Tire donc ! gmit Carolyn.Sabrina tira.

- Ae ! Pas si fort ! Tu me fais mal !

Sabrina tira plus doucement. Le masque ne bougea

pas. Elle le saisit par les joues.

- Ae ! A e ! A e ! hurla Caro lyn. C'es t col l ma

figure !-C'est en quoi ? dema

Documents

11-Le Masque Hanté