12 Ans en Algerie

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DOUZE ANS

EN ALGRIE1830 1842PAR LE DOCTEUR BONNAFONT mdecin principal des armes, en retraite, etc.

PARIS E. DENTU, DITEUR LIBRAIRE DE LA SOCIT DES GENS DE LETTRES Palais-Royal, 15-I7-19, Galerie dOrlans . 1880

Livre numris en mode texte par : Alain Spenatto. 1, rue du Puy Griou. 15000 AURILLAC.Dautres livres peuvent tre consults ou tlchargs sur le site :

http://www.algerie-ancienne.comCe site est consacr lhistoire de lAlgrie. Il propose des livres anciens, (du 14e au 20e sicle), tlcharger gratuitement ou lire sur place.

PRFACE

Bien des histoires, bien des relations, bien des souvenirs ont t publis sur lAlgrie depuis sa conqute; et, moi-mme, je me suis permis de nombreuses rexions sur ce pays au point de vue hyginique et ethnographique. Eh bien ! malgr le mrite de ces publications, il ma sembl, en compulsant mes notes prises jour par jour, depuis le dpart de la otte de Toulon (1830), jusqu 1841, quil y avait encore place, sinon pour les oprations militaires, racontes par des hommes comptents, mais pour certains vnements et incidents civils et militaires qui ont surgi aux diverses phases de notre occupation. En crivant ce livre, je nai dautres prtentions que de me donner la satisfaction de raconter les faits, simplement, dans lespoir que quelques-uns au moins, par leur originalit et toujours leur vrit, inspireront quelque intrt. Je me suis aussi appliqu tudier comment, dans un pays nouvellement conquis, aux murs et la

PRFACE religion, si diffrents des ntres, la socit civile sy est tabli: quelle a t la nature, surtout la qualit des premiers migrants. Ctait l un sujet dlicat et difcile traiter, jai cherch nanmoins en donner une ide sommaire tout en dissimulant le nom des personnes dont la position imposait cette rserve, En rsum, mon livre na dautre prtention que dapporter un modeste tribut lhistoire de ce pays, destin devenir une nouvelle France, dont la conqute par les circonstances si essentiellement humanitaires qui lont suivie, a mrit la France la reconnaissance de toutes les nations, de celles, surtout, plus immdiatement tributaires de ce nid de Pirates qui sappelait Alger. Peu de nations peuvent prtendre inscrire sur le bilan de leurs conqutes un semblable rsultat. Lhonneur en restera la nation et au gouvernement qui lont si opinitrement entreprise et si heureusement accomplie.

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EN ALGRIECHAPITRE PRLIMINAIRE

Quand on parcourt lhistoire de la rgence dAlger, on a lieu dtre tonn que cet tat, peu important en apparence, ait pu vivre et exister pendant plusieurs sicles, tout en soutenant une lutte presque continuelle avec tous les tats europens et mme lAmrique. On comprend encore moins que ces puissances aient t aussi dbonnaires et aussi peu conantes dans leur supriorit pour rester, durant cette mme priode, tributaires de ce minuscule repaire de pirates; ou du moins, quaprs les checs que chacune delle avait essuys isolment, elles naient pas eu la sagesse de runir leurs forces pour craser, dans une action commune, cette puissance phmre, raser les villes du littoral et dtruire du capturer tous les btiments qui y trouvaient un refuge. En agissant ainsi et en renouvelant cette opration, autant de fois quelle et t ncessaire, les corsaires nauraient pas tard disparatre compltement de 1a Mditerrane et la libert de la navigation et t promptement

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acquise aux btiments de tous les tats, grands ou petits. Il est impossible que cette ide si simple ne soit point venue la pense de quelques hommes dtat; surtout aprs linsuccs des diverses expditions entreprises, mme par les puissances militaires et maritimes de premier ordre. Je sais bien que, pour les gouvernements comme pour certaines associations, il est moins difcile de se runir pour frapper un grand coup que de se mettre ensuite daccord pour le partage du butin, tout en donnant chacun la part laquelle il croit avoir droit. Cest peut-tre ce qui avait fait chouer toutes les tentatives de ce genre, bien que, dans une expdition commune contre la rgence dAlger, on ne dt avoir comme objectif que la destruction de la piraterie sans chercher faire aucune conqute. Le seul avantage rserv aux puissances consistait uniquement acqurir, pour chacune delles, le droit de sillonner librement et en tous sens la Mditerrane, sans crainte de rencontrer ces barbares et cruels forbans. Aprs des sicles de patience et de nombreux checs essuys par toutes les puissances, il tait rserv la France, seule, de remplir victorieusement cette mission si prilleuse et si humanitaire. Chacun connat les motifs qui poussrent la France dclarer la guerre au dey dAlger, et pourquoi elle entreprit une expdition contre lui. En toute impartialit, justice doit tre rendue ce gouvernement qui eut lutter, et qui lutta victorieusement, avec une grande nergie, contre lopposition qui lui fut faite ce sujet, tant en France qu ltranger ; en Angleterre surtout.

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Honneur soit donc rendu la mmoire de Charles X car, sans la volont ferme quil manifesta, qui ressembla de laudace, Alger serait probablement encore la ville capitale de la piraterie et le repaire des anciens cumeurs de mer. Je suis heureux de rappeler quelques faits qui tmoigneront de toute lnergie quil dploya pour excuter ce grand uvre. Jose esprer quon me pardonnera ces dtails. Nous traversons dailleurs une priode o la socit est encore si peu en quilibre ; elle est si trouble ; les vnements y naissent, y passent et sy succdent avec une telle rapidit, quils entranent aprs eux les jeunes gnrations sans leur laisser le loisir de jeter un regard sur le pass. Il nest peut-tre pas mal de leur rappeler, et de mettre de temps en temps sous leurs yeux les vnements, encore contemporains, qui ont jet quelque clat sur la France. Celui qui fait le sujet de mes causeries comptera toujours pour un des plus glorieux et surtout des plus humanitaires. Les rapports de bonne intelligence qui avaient exist entre la France et la Rgence dAlger depuis le rgne de Louis XIV, la terreur que Napolon avait inspire sur nations barbaresques cessrent avec la Restauration. La politique suivie depuis 1815 par notre reprsentant Alger avait un tel caractre de faiblesse quelle ne pouvait commander ni la conance ni le respect. M. Deval, n dans le Levant, connaissant la langue turque et les usages des Orientaux, fut nomm consul gnral cette rsidence en 1815. Il avait exerc pendant plusieurs annes les fonctions de drogman Pra, et y avait contract lhabitude de ces formes souples et obsquieuses que les autorits musulmanes exigent toujours des agents subalternes. Ainsi, il avait consenti, sans faire dobjections,

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ce que la redevance annuelle de la compagnie dAfrique ft porte de 60,000 20,000 francs ; il avait laiss imposer la France la condition de ne construire dans les limites de ces concessions la Calle ni forts, ni enceintes pourvus dartillerie, privilge rserv dans les anciens traits. Enhardi partant de faiblesse, le dey dAlger annona hautement le projet de chasser la compagnie dAfrique de ses possessions et de dtruire ses tablissements. Il avait viol le privilge de la pche du corail, en exigeant une redevance norme ; il refusait maintenant de se conformer au droit maritime international ; il prtendait continuer son systme de piraterie et commettait sans cesse des infractions aux rglements arrts pour la visite des btiments en mer ; enn il autorisait et encourageait, sous divers prtextes, le pillage des btiments qui naviguaient sous la protection du pavillon franais. Une dernire insulte, faite au reprsentant de la France, amena une rupture immdiate. En 1828 et au commencement de 1829, la presse franaise blmait beaucoup lhsitation du gouvernement rpondre linsulte qui venait de lui tre faite par le dey sur la joue de son consul gnral Deval. Ce fonctionnaire, qui laissait bien dsirer, dit-on, avait reu, comme on sait, un lger coup dventail ou de chasse-mouche sur la joue, de la main mme du dey. Aussi, certains journaux et plusieurs membres honorables de la Chambre des dputs et des pairs reprochaient-ils au gouvernement sa lenteur et sa faiblesse. Nous aurons loccasion de revenir sur le sujet important de la Calle. Nous signalerons ici, entre tous les

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opposants, lauteur dune brochure intitule : Sur les vritables causes de la rupture avec Alger et lexpdition qui se prpare, par Alexandre de Laborde, dput de la Seine; Paris, avril 1830. On verra, par lchantillon suivant, ltat dexaltation o en tait lopposition mme pendant quon faisait les prparatifs de lexpdition. Aprs la prorogation de la session de 1830, cest-dire dans le mois davril de la mme anne, au moment o la otte et larme se runissaient Toulon, M. Alexandre de Laborde publia un crit dans lequel taient rsums et aggravs par lamertume du langage, toutes les objections, tous les reproches, toutes les prventions, tous les blmes accumuls par les journaux de lopposition contre lexpdition dAfrique. Cet crit tait adress au roi et aux Chambres, seuls juges de ce grand procs , disait lauteur. Mais le roi avait pris sa rsolution, puisque les vaisseaux et les troupes se ressemblaient ; les Chambres provoques taient absentes et ne devaient se runir quaprs le succs ou lchec de lexpdition. Ces paroles ardentes narrivaient donc quaux passions mues, quelles excitaient encore, aux gouvernements trangers opposs notre entreprise, et enn lennemi, quelles encourageaient. Lauteur disait, dans la prface : Il est plus facile de surprendre la religion dun prince gnreux que le bon sens dun peuple clair. La vrit se fait jour avec peine travers les murs dun palais et les rigueurs de ltiquette; mais le bons sens circule dans les masses, est accueilli partout, et partout il dit aujourdhui quavant de sacrier 30,000 hommes, soixante millions, il faut savoir pourquoi et comment.

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Plus tard, lexpdition tant dcide, il advint le contraire. La mme presse, qui avait montr une si grande impatience et un si grand patriotisme en 1828, neut pas darguments assez forts ni assez persuasifs en 1829 pour faire ressortir la lgret dun pareil projet et les dangers dune semblable expdition, en numrant, commentant avec dtails, lchec de toutes celles qui avaient t dj tentes par lEspagne, lAngleterre et la France, dans le mme but. Les puissances trangres, excites et secondes par nos journaux, se mirent de la partie, non par crainte dun chec pour la France, mais redoutant de lui voir acqurir trop de prpondrance sur la Mditerrane; une inuence morale trop grande sur le continent. Et, ce quil y eut de plus dplorable, cest que cette opposition rencontra des dfenseurs jusquau pied du trne. Heureusement le Roi eut deux fermes auxiliaires dans le ministre de la marine, le baron dHaussez, et le prince de Polignac, ministre des affaires trangres, prsident du conseil, lesquels convaincus, de la ncessit de lever haut ltendard de la France et du succs de lexpdition, demeurrent inbranlables. Ils eurent le bon esprit de garder le silence et de laisser crier. Mais il nen fut pas de mme lgard des puissances qui essayrent de mettre des entraves aux prparatifs ; une surtout, la re Albion, qui osa se poser en adversaire. Il y avait aussi le ministre de la guerre, le gnral de Bourmont, dont la vie avait t pleine de vicissitudes: il avait les connaissances et cette aptitude naturelle que rien ne remplace; ds son entre su ministre de la guerre, il et cur de prendre des mesures les plus utiles larme. Aussi peut-on dire, lhonneur de sa mmoire, que jamais expdition

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na t mieux prpare ; tout avait t prvu avec une intelligence rare. Le gnral savait que, si les batailles se gagnent coups de canon ou de fusil, il faut, pour que les armes portent plus juste, que les hommes qui sen servent naient pas la proccupation dtre mal nourris ni mal soigns. Les quelques citations qui vont suivre sufront pour mettre en vidence lopposition de lAngleterre, la fermet que le Roi et le ministre durent dployer pour y rpondre et pour persister dans leur rsolution. Aux observations que les ambassadeurs rent une circulaire du gouvernement, le prsident du conseil des ministres leur rpondit : La France insulte na besoin de laide de personne pour se venger... Quant aux Anglais, nous ne nous mlons pas de leurs affaires, quils ne se mlent pas des ntres. A Lord Stuart, ambassadeur anglais. Voici la rponse qui lui fut faite : Le Roi veut que lexpdition se fasse et elle se fera. Vous croyez donc quon ne sy opposera pas, dit Stuart ? Sans doute. Qui loserait ? Qui ? Nous, les premiers ! Milord, lui dit le ministre dHaussez avec une motion qui approchait fort de la colre, je nai jamais souffert que, mme vis--vis de moi, simple individu, on prt un ton de menace ; je ne souffrirai pas davantage quon se le permette lgard du gouvernement dont je suis membre. Je vous ai dj dit que je ne voulais pas traiter cette question diplomatique ; vous en trouverez la preuve dans les termes que je vais employer ..... La France se moque de lAngleterre... La France fera, dans cette circonstance, ce quelle voudra sans

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souffrir de contrle, ni dopposition. Nous ne sommes plus au temps o vous dictiez des lois lEurope... Votre inuence tait appuye sur vos trsors, vos vaisseaux, et une habitude de domination. Tout cela est us. Vous ne compromettrez pas ce qui vous reste de cette inuence en allant au-del de la menace. Si vous voulez le faire, je vais vous en donner les moyens. Notre otte dj runie Toulon, sera prte mettre la voile dans les premiers jours de mai. Elle sarrtera pour se rallier aux les Balares; elle oprera son dbarquement louest dAlger. Vous voil inform de sa marche; vous pouvez la rencontrer si la fantaisie vous en prend ; mais vous ne le ferez pas ; vous naccepterez pas le d que je vous porte, parce que vous ntes pas en tat de le faire. Ce langage, je nai pas besoin de vous le rpter, na rien de diplomatique. Cest une conversation entre lord Stuart et le baron dHaussez, et non une confrence entre lambassadeur dAngleterre et le ministre de la marine de France. Je vous prie cependant de rchir sur le fond que le ministre des affaires trangres pourrait vous traduire en dautres termes, mais sans rien changer au fond(1). Aprs ces dclarations si formelles et si accentues, le silence se t partout, et le gouvernement continua avec la plus grande activit les prparatifs de la marine et de larme de terre. Ainsi, tout tant prt, les corps_______________ (1) Pour plus de dtails sur les prliminaires, voir : LAlgrie ancienne et moderne, par Lon Galibert, 1844. ALFRED NETTEMENT, Histoire de la conqute dAlger, 1867. CAMILLE ROUSSET, de lAcadmie franaise, Histoire de la conqute dAlger, vient de paratre, 1879.

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dsigns pour faire partie de lexpdition reurent lordre de se rendre Toulon. A ce moment, je fus nomm sous-aide major lambulance de la 3e division, commande par le duc dEscars, dont le quartier gnral tait Aix. DPART DE PARIS. Avant de partir et de quitter Paris, M. de Champagny, directeur de ladministration au ministre de la guerre, et M. Dubois, son adjoint, devenu plus tard intendant gnral et mon ami intime, dsirrent me prsenter S. A. R. le duc dAngoulme. La prsentation eut lieu aux Tuileries, un dimanche, au sortir de la messe. Le prince eut la bont de massurer de toute sa bienveillance et me t entrevoir un avenir que les vnements nont pas permis de raliser. Mais je ne puis laisser chapper cette occasion dexprimer, sur la tombe de mes si bienveillants protecteurs, ma profonde reconnaissance que je leur conserverai jusqu ce que jaille mon tour les rejoindre, Quelques jours aprs mon arrive Aix, on menvoya Marseille, pour assister, sur le cours Bourbon, la revue des ofciers de sant, sous les ordres de MM. de Beaupr et Roux, mdecins en chef. Disons, dabord, que le personnel des ofciers de sant en activit, tant insufsant, le gouvernement dut faire appel tous ceux qui, licencis, en 1815, avec larme de la Loire, voudraient reprendre du service. Plusieurs rpondirent cet appel et endossrent, pour venir au rendez-vous, les costumes quils avaient ports vaillamment sous lEmpire et dont ils se paraient alors, dans leurs beaux jours.

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Ces costumes taient trs varis de formes et de couleurs. Les habits verts, rouges ou bleus, avaient des collets couvrant les oreilles, des basques ottant et caressant les mollets ; quant aux pantalons, ils taient collants, rehausss de galons dors ou argents plus ou moins fans ou rps. Le sabre, tran la hussarde ou retrouss la turque; on y voyait mme de petites pes dabbs de cour. Tout cela formait un assemblage bizarre que nous, jeunes gens, admirions avec un sentiment de respect. Mais cette varit de costumes tait si originale et si pittoresque que, ma foi, nous ne pouvions nous dfendre den rire un peu lcart. Ce bizarre recrutement navait gure trouv dadhrents que parmi quelques enthousiastes ou ceux qui noccupaient que de modestes positions. Car, dj gs, ceux qui avaient un foyer convenable nprouvaient nul besoin de courir de nouvelles aventures. La ville de Marseille t larme laccueil le plus enthousiaste. Dabord, comme ville maritime et commerante, elle prvoyait, dans le succs de cette entreprise, un nouvel et immense essor donn son commerce ; et, comme ville essentiellement lgitimiste, elle tait bien aise de voir la branche ane des Bourbons tenter une conqute si humanitaire, dont le succs, quon escomptait davance, devait ajouter un si glorieux euron sa couronne. Quelques jours aprs cette revue, je reus lordre de me rendre Toulon pour membarquer. Jy arrivai le 11 mai. Jamais on navait vu pareil encombrement. Les htels taient remplis. Impossible dy trouver place, mme sous un escalier et de sy caser lexemple de

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saint Alexis. Les maisons particulires taient galement assaillies. Enn, un scribe de la mairie dcouvrit une maison qui navait pas t requise.Il me dlivra un billet que je me htai dutiliser; car la chaleur tait extrme et jtais horriblement fatigu. Laccueil que jy reus fut gracieux ; on me conduisit aussitt une chambre proprette, o je s un peu de toilette ; le soir, je rentrai de bonne heure, savourant davance la douceur dun sommeil auquel un lit moelleux semblait me convier. Nous tions dailleurs assez loin du centre de la ville pour que le tumulte et le bruit des tambours et trompettes ne vinssent pas troubler un repos auquel javais si bon droit. Je me couchai, mapprtant faire les plus beaux rves. Mais, cruelle dception ! je ne prvoyais pas lempressement des htes que je devais rencontrer cet tage. Les habitants du rez-de-chausse avaient t trs agrables ; mais ceux que je trouvai l-haut devinrent trop importuns, trop piquants et surtout trop insinuants; ne respectant rien, passant par-dessus toutes les convenances, ils mobligrent bientt leur abandonner ce lit tant convoit. Jen fus rduit minstaller sur une grande table o je plaai seulement mon oreiller aprs lavoir fortement secou et en avoir, aussi compltement que possible, chass les habitants lilliputiens. Mais rien ny t. Mon campement improvis sur ce lit dun nouveau genre ne put me prserver des atteintes de mes ennemis; toute la nuit se passa sur une constante et persistante dfensive. Le lendemain, je revins la mairie; quand je s ma plainte au secrtaire, tous les scribes se mirent rire et stonnrent que je ne fusse point accoutum ce genre

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de tourment dont les gens du pays ne sinquitaient gure. Jobtins toutefois mon changement. En ma qualit dofcier de sant, ils menvoyrent chez M. Fleury, mdecin en chef de la marine, qui tait dispens de loger des militaires. Ils espraient que, les circonstances plaidant en ma faveur, M. Fleury voudrait bien faire une exception pour un futur confrre; ils le jugrent bien, car je reus chez mon chef le plus gracieux accueil ; je trouvai, dans sa maison, un confortable dont je garde bon souvenir. Il serait difcile de dcrire Toulon cette poque. Les rues, les places, les quais taient encombrs de troupes. Les restaurants, les cafs, ne pouvant contenir tous leurs consommateurs, avaient d mettre des tables et des siges dans les rues. Ctaient des reconnaissances continuelles et imprvues; des oh ! des ah ! et des cris divers, pousss avec lenthousiasme dont larme tait anime. Non, jamais, jose le dire, la France nassistera, avec le mme entranement, aux prliminaires de la grande uvre quelle allait entreprendre. Le port et la magnique rade, couverts de btiments, taient sillonns par les canots majors et minors qui allaient sans cesse de la ville aux btiments et des btiments la ville. Ce spectacle, tait grandiose et des plus imposants. EMBARQUEMENT. La premire division sembarqua le 12 mai 1830. Le 13 et le 14, ce fut le tour de la deuxime; le temps tait alors trs mauvais. Un btiment faillit chouer sur la cte, prs le fort Balaqui. Il fut heureusement secouru par le Rhne et la Bonite, qui reurent leur bord

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les militaires jusqu ce que le temps permt de les renvoyer bord de leur btiment respectif. La troisime division, dont je faisais partie, sembarqua le 15 et le 16, par un trs beau temps. Je montai bord de la Caravane et jy rencontrai un dtachement du 28 de ligne, avec son tat-major, que javais connu Paris. A peine les troupes furent-elles embarques, on annona larrive Toulon du grand-amiral de France, le duc dAngoulme, qui se proposait de visiter la otte le 28. Ctait un dimanche ; une rception splendide fut prpare Son Altesse par lamiral Duperr et le gnral en chef Bourmont. Toute la otte se faisait une fte de cette royale visite. Le canon des forts tonna le dimanche matin, neuf heures, pour annoncer lembarquement du prince sur le canot major. A ce signal, les pavillons de toutes les couleurs de larc-en-ciel apparurent et ottrent au sommet des mts. Les matelots, rangs sur les vergues, comme des hirondelles, attendaient le moment de larrive du grand-amiral pour faire retentir les cris de : Vive le Roi, vive le duc dAngoulme ! On nattendait quun simple avertissement; un religieux silence rgnait bord. Mais le temps scoulait dans une anxieuse attente. Ce retard commenait impatienter les matelots perchs su haut des mats. Comment ! cest notre grand-amiral de France, disaient-ils, qui recule devant quelques lames houleuses et seulement en pleine rade ? Pour moi, qui avais gard si bonne mmoire du bienveillant accueil dont le prince mavait honor, jtais

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trs contrari dentendre les chuchotements qui se faisaient autour de moi propos de ce retard que les ofciers du bord attribuaient une faiblesse. Enn le prince arriva et son embarquement sur le vaisseau amiral la Provence fut signal par un salut tel que la marine a le secret de les faire. Nous pensions tous mettre la voile le 20 ou le 21 ; la otte militaire tait prte le 19. A ce moment, un incident assez piquant gaya un instant lquipage de la Caravane, mais il fut bien pnible pour celui qui en tait lobjet. Le lieutenant de vaisseau L..., qui venait de se marier, arriva Toulon accompagn de sa jeune femme. Dsirant ne la quitter quau moment du dpart, il la laissa terre, comptant revenir la retrouver quelques heures aprs. Il se rendit bord le 20, au matin, pour prsenter ses devoirs au commandant et aussi pour prsider lamnagement de sa cabine. Pendant quil tait absorb dans ses occupations intrieures, arriva toutes rames un canot major avec un personnage qui venait prendre passage sur la Caravane. Ctait le diplomate dAubignosc, qui, envoy en mission Tunis, avait t nomm grand prvt et chef de la police de larme expditionnaire. A cette poque, btiments et passagers arrivant des ctes orientales et africaines, taient, sans exception, mis en quarantaine. Aussi, peine ce diplomate eut-il touch les premires marches de lescalier du btiment, que le pavillon jaune fut hiss su grand-mt et lquipage entier dut subir cette loi quarantenaire. M. dAubignosc eut beau afrmer quaucune mala-

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die navait clat Tunis durant le court sjour quil y avait fait ; ctait le rglement sanitaire alors en vigueur, et ses rclamations ne furent point coutes. Dimportants changements ont t apports depuis lors ces mesures qui nont dautre mrite que de rassurer les peureux. Devant lever lancre le lendemain, cet incident ne nous contraria pas autrement. Tout lquipage croyait que le nouveau mari tait retourn terre auprs de sa femme, lorsque, ltonnement de tous, il apparut sur le pont, se disposant aller Toulon. Pendant quil demandait un canot, on le pria de jeter un regard sur le sommet du grand mt. En apercevant cette couleur sinistre, ny comprenant rien, il poussa un cri de dtresse. Ds quon lui eut donn lexplication de lincident et comment il stait accompli, il alla trouver le commandant. Ce pauvre lieutenant, dsespr. sarrachait les cheveux ; et, dun ton trs exalt, il annona son camarade de quart quil allait se jeter la mer et gagner un canot pour se rendre terre. Lofcier de service lui t observer quun tel acte lobligerait faire tirer le canon dalarme, comme pour un forat vad, et quon tirerait sur lui comme sur un requin, un tre malfaisant et pestifr. Tel est le rglement que les nations soi-disant les plus civilises conservent prcieusement dans leur lgislation. Le malheureux descendit dans sa cabine et y pleura comme un enfant. Bientt on vint lui apprendre que le dpart de la otte tait remis, et quen tout cas, elle ne partait pas le lendemain. A cette nouvelle, quil se t rpter, il reprit un peu de calme et scria: Je pourrai donc, quoique au lazaret, revoir ma femme avant de partir, causer avec elle et lui

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faire mes derniers adieux ?... Nous fmes aussi en quarantaine et forcs de rester bord ou daller respirer lair du lazaret. La petite ville de la Seyne nous tait aussi interdite. Le lazaret, o nous respirions plus laise, tait proche de la Caravane, nous y passmes toutes nos journes jusquau dpart. L, seulement, nos jeunes maris purent se voir et converser ensemble ; mais deux grilles implacables loignes de deux trois mtres sparaient ces tourtereaux.Cinq jours se passrent ainsi ; cest pendant notre sjour et nos promenades au lazaret que jeus occasion de faire la connaissance du savant et spirituel secrtaire perptuel de lAcadmie de mdecine, M. Pariset, qui arrivait dune mission en Grce, en compagnie du docteur X... Enn, nous apprmes que le dpart tait x su lendemain, dimanche 25, midi : quelle ne fut notre joie cette heureuse nouvelle !... Le lieutenant L .... qui avait fait ses adieux et adress du geste seulement, hlas ! mille baisers affectueux sa chre femme, reprit sa gaiet habituelle et fut le plus aimable et le plus spirituel de la fte. La soire parut trs longue ; dans la surexcitation o nous tions personne ne songeait se coucher, attendant le lendemain avec une fbrile impatience. DPART DE LESCADRE. Ce jour si dsir arriva, en effet, et sannona sous les plus souriants auspices. Le ciel, dun pur azur laissa toute libert un soleil radieux dclairer de ses plus joyeux rayons cette journe qui fut la plus belle et la

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plus potique que lhistoire de France ait eue et aura probablement enregistrer. Laspect de la rade de Toulon, vue du centre de lescadre, o je me trouvais alors, tait indescriptible. Comptant sur lindulgence du lecteur, que je sollicite avec instance, je ne peux rsister au dsir dessayer den donner une ide. La rade de Toulon, est de forme peu prs circulaire. Elle est entoure de ctes et de collines qui lui forment, en quelque sorte, un immense amphithtre. Eh bien, lafuence des curieux tait si grande que la surface du sol, faisant face la rade, tait littralement tapisse de monde: Les populations, surtout la partie fminine, taient venues de bien loin pour assister su dpart de larme expditionnaire et lui donner ansi un profond tmoignage de leur sympathie. Aussi en tions-nous tous trs atts et en ressentions-nous une douce motion. Lescadre se composait de 104 btiments de guerre, de tous rangs, et de 676 btiments de commerce : en tout, 780 voiles portant 36,000 hommes, y compris larme expditionnaire, et 60,000 au moins, attachs su service de la marine : soit 100,000 hommes ; plus le matriel immense pour le service et lalimentation de toute sa nombreuse population. Jamais on navait vu et on ne verra trs probablement maintenant, une pareille otte allant naviguer de concert sur les eaux de la Mditerrane ou ailleurs. Lordre de dpart tant donn, dix heures, tous les btiments se pavoisrent. Leurs pavillons multicolores, agits aussitt par le vent, produisirent un effet merveilleux ; leurs couleurs, constamment mlanges, transformrent en quelque sorte la rade en un immense

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jardin arien, au milieu duquel circulaient et se fondaient, sous des formes fantastiques, les pais nuages. de fume que des centaines de canons lanaient dans lespace. Lensemble de ce spectacle si original ressemblait un kalidoscope aux dimensions innies. Les musiques de la marine et les musiques militaires rent alors retentir ensemble lair national. Au signal donn par le vaisseau amiral, elles se turent : alors clata bord de tous les navires un cri formidable de : Vive le Roi ! qui fut rpt par les milliers de spectateurs contemplant cette scne si grandiose et si patriotique. Lmotion gnrale tait son comble. Les pavillons de fte furent amens, les voiles largues, et le dl du dpart commena. Lorsque le premier btiment passa devant le cap Cepet, un nouveau cri unanime de : Vive le Roi ! retentit spontanment et nous arriva comme un dernier adieu et un souhait dheureux voyage de la part de la population anime de si bons sentiments lgard de toute larme expditionnaire et de la otte. A six heures, la Caravane doublait le cap Cepet, o se trouve le tombeau du gnral Destouches. Le 26, dix heures du matin, nous perdions de vue la cte. Une demi-heure aprs, une frgate apparut; mais si loin de nous quil nous fut impossible de la distinguer sans lunette dapproche. A laide de cet instrument nous dcouvrmes quelle avait un pavillon rouge au grand-mat. Le mat de misaine aussi portait un pavillon rouge, sur lequel tait brod un croissant blanc ; cet emblme indiquait

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sufsamment la nationalit du btiment qui avait toutes voiles dehors et marchait avec une extrme rapidit. Elle tait escorte dun brick franais qui faisait partie du blocus dAlger o elle avait t arrte. Parvenue la distance rglementaire du vaisseau amiral, la frgate salua la Provence qui lui rendit immdiatement le salut. Ce devoir accompli, il stablit entre les deux btiments un va et vient dofciers qui tmoignaient que des relations importantes schangeaient entre notre gnral en chef et lamiral turc. Ces pourparlers, se prolongeant plus de deux heures, provoqurent une certaine anxit dans le personnel expditionnaire. On craignait quelque intrigue tendant une conciliation. Le calme ne fut rtabli quen voyant la frgate turque naviguer ct de la otte, escorte dune frgate franaise, et faisant route du ct de la France. Lamiral turc tait, en effet, porteur de dpches de son gouvernement pour ngocier la paix. Ses dmarches ayant chou auprs du gnral de Bourmont, le plnipotentiaire ottoman se rendit Paris, o elles prouvrent le mme sort de la part du prince de Polignac et du roi. On disait que Tahir-Pacha, ctait le nom de lamiral turc, en supposant quil et pu pntrer Alger, y aurait reu un accueil peu favorable. Hussim-Dey le dtestait et le croyait porteur du cordon fatal. Sans sen douter lescadre de blocus commit une bonne action dont plus tard dut se fliciter le plnipotentiaire turc. On ajoute mme que lapparition devant Alger de ce vaisseau nous fut de quelque utilit ; les Algriens le croyant au milieu de nous, cette opinion nous t quelques partisans dans la ville.

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Du 25 au 26, et jusquau matin du 27, nous ne fmes que trois nuds lheure, soit une lieue. La mer devint un peu houleuse les 27 et 28, et notre vitesse acquit six nuds et demi, soit deux lieues et quart. Le 28, 4 heures, nous apermes les les Balares ; et 5 heures nous arrivions en face et deux lieues de lle Minorque. Nous distinguions Mahon et son port; les forts dorangers, doliviers et de guiers qui couvrent les environs de la ville nous parurent en pleine vgtation et bien cultives. Le roulis insupportable, que nous avions eu le 27 et le 28 jusqu deux heures, nit heureusement par disparatre. Nous tions alors juste en face et assez prs de terre; aussi une foule doiseaux vinrent nous souhaiter la bienvenue. Le 29, calme plat ; midi, un grand vent du Nord sleva et le roulis redevint trs gnant. Les ofciers furent presque tous malades et ne purent prendre de nourriture. Seul, je restai sur le pont et my s monter du pain et du fromage que je mangeai tout en me maintenant debout en enlaant un des bras du grand-mt. Le pont prenait parfois une telle inclinaison, quil semblait que le navire allait tourner compltement sur lui-mme. Malgr ce roulis et le tangage qui lui faisait opposition, le btiment continua sa marche avec une vitesse de huit neuf nuds lheure. Nous ntions plus, le soir, qu une quarantaine de lieues dAlger. Le 30, au matin, une distance de quinze lieues seulement nous sparait dAlger; le temps tait assez beau; le vent trs fort. Toute la nuit, nous ne fmes que louvoyer

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en restant la mme distance gela cte. Le 31, ordre fut donn de revenir du ct des les Balares ; le vent redevint. trs-fort vers quatre heures ; le btiment roula de plus belle et obligea les passagers reprendre la position horizontale. Lordre de regagner les les Balares tonna tout le monde; on se demandait sil avait t donn cause du mauvais temps ou pour y attendre la otte marchande. Ce dernier motif nous parut plus plausible ; ctait probablement pour cela que nous ne devions point aller trop prs de la cte dAfrique, o nous comptions effectuer notre dbarquement le 2 ou le 3 juin. Le mauvais temps persistant dut bien tre pour quelque chose dans lordre de nous tenir au large. Peut tre aussi le souvenir des prcdentes expditions, termines dune faon si dsastreuse, tait-il trop prsent lesprit de tout le monde et surtout de nos chefs. Le Ier juin, lamiral donna lescadre de rserve lordre de mouiller Palma, capitale des les Balares. Lancre fut jete assez prs, et nous distinguions parfaitement tous les mouvements qui se produisaient dans le port. Quant la troisime escadre, dont la Caravane faisait partie, peine tait-elle entre dans la baie, quelle reut lordre de virer de bord et de naviguer lentre. A huit heures, une grande partie de la otte marchande passa devant nous pour aller mouiller dans la rade. A neuf heures, la ville paraissait bien claire et la cte se garnissait de feux nombreux. Pendant la journe du 2 ; on t louvoyer dans la baie les vaisseaux de guerre ; le lendemain nous tions prs de la ville. Nous voyions distinctement les dices les plus remarquables : les glises, les couvents, etc.

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Nous apercevions aussi les rues et distinguions mme les personnes qui se trouvaient sur le quai. Ce fut un moment bien agrable pour tous les passagers, qui voyaient enn approcher le terme de leur voyage. Les alentours de la ville, dcors dun grand nombre de maisons de campagne, prsentaient un aspect trs pittoresque ; elles nous paraissaient toutes neuves. Il nen tait rien ; cet effet tant d au badigeon blanchtre dont on les recouvre frquemment ; claires par un magnique soleil, elles se dtachaient trs coquettement sur le fond verdoyant des orangers et des citronniers. Cet ensemble si nouveau pour les passagers nous procura dagrables distractions. Le btiment tira des bordes toute la journe du 4 devant la baie ; il sen loigna pendant la nuit pour y revenir le 5 au matin. Vers sept heures, plusieurs btiments marchands, aprs avoir dl devant nous, jetrent lancre au fond de la baie. La frgate Iphignie, qui avait accompagn lamiral turc ou, pour mieux dire, lavait conduit Toulon, rejoignit lescadre. En mme temps arrivait le brick Acton venant dAlger. Plusieurs btiments, partis des ctes dAfrique, entrrent aussi en rade le soir. Lintendant en chef Dnie et, au moyen de signaux, une longue conversation avec le vice-amiral commandant. Il tait alors six heures et demie. A neuf heures, des signaux de nuit rent leur apparition. Ils taient composs de fuses de couleurs les plus varies, qui clatrent en grand nombre de toutes les parties de la otte. Ces feux, se retant dans les eaux taient dun effet magique.

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Les btiments faisant partie de larme de dbarquement reurent, le 6, lordre de se tenir en pleine mer deux lieues de la ville. Nous apermes alors la cte de lle de Cabrera, de si triste mmoire. Une pluie abondante et le vent imprieux qui rgnrent toute la journe occasionnrent un roulis trs dsagrable. La position fut la mme le 7 ; nous emes du tangage, le matin, jusqu dix heures, et un calme plat le reste du jour: La mer, qui, la veille, avait t agite et ltait encore en dessous, produisit un roulis insupportable qui nous empchait de jouir avec satisfaction du beau temps dont nous tions pourvus. Les passagers sans exception furent plus ou moins malades ; personne ne put manger. Jtais moi-mme lgrement indispos. La nuit, la mer stant calme ; il nous fut donn le spectacle dune illumination merveilleuse. Je veux parler dun clair de lune splendide, comme il arrive rarement den voir en France, surtout dans le nord. Pour ladmirer, chacun. de nous resta presque toute la nuit sur le pont. Nous nous trouvions au mme endroit le 8 ; le temps tait encore superbe et la mer polie comme une glace. De temps en temps, une brise lgre et bienfaisante soufait lgrement, ridait un peu la surface de la mer qui bientt redevenait absolument unie. Vous dire la joie gnrale bord nest pas possible ; chacun, ce jour-l, commodment assis devant une table bien dresse, mangea de bon apptit. Et, le repas ni, il ne fut pas moins agrable de se promener de long en large sur le pont, sans crainte dy perdre lquilibre.

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Ctait la premire fois que la mer nous permettait de jouir de cette libert; aussi la gat tait-elle sur tous les visages et dans tous les curs. Le 9, nous reparmes de nouveau, en louvoyant auprs de Palma. A sept heures, nous tions en panne, lentre de la baie. Nous apermes bientt un bateau pcheur, une assez grande distance de la Caravane. Comme il venait du ct de la ville, et quil avait lair de chercher, nous emes lide quil portait des provisions de bouche. A laide du porte-voix, il fut hl, et pri dapprocher. Parvenu une faible distance, il tait huit heures du soir, nous lui demandmes sil avait des aliments frais. Oui, nous rpondit-il, et je les porte la frgate la Jeanne-dArc. Un capitaine du 28e, vrai loustic, qui aurait bien regrett de ne pas saisir cette occasion de faire une espiglerie et surtout de saisir ces vivres frais si convoits, sempressa de rpondre au patron du bateau que ctait prcisment de la Jeanne-dArc quil recevait ces questions. Il ordonna au patron daborder sans plus tarder et de lui remettre son chargement. Le patron obit; nous lui achetmes la plupart de ses provisions : 2 moutons; 600 oranges, 7 fr. le cent ; 144 laitues, 1 fr. la douzaine ; 1 grand panier dabricots pour 5 francs 1 grand panier de prunes pour 5 francs dautres lgumes aussi, des choux, des carottes, etc., plusieurs livres de chocolat, 2 francs. Nous ne lui

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laissmes quune paire de gallines (poules), quil ne voulait cder qu 10 francs. Les ofciers passagers rent seuls les frais de ces acquisitions quils conrent triomphalement lofcier du bord, charg spcialement de notre cambuse, le malheureux M. L.... La Jeanne-dArc, plus gnreuse, et achet peuttre aussi les deux gallines. Nous nous sentmes cependant un peu envahis par les remords davoir commis une action dloyale ; mais ces remords ntaient pas de force lutter longtemps avec le bonheur de possder des denres si fraches et si apptissantes ; puis en guerre on se pardonne facilement ces petits carts. Ces provisions bien venues, bien reues, et surtout bien accommodes, furent unanimement ftes le soir table. La succulence du mouton, la fracheur des. oranges et la sapidit des abricots ramenrent bientt la tranquillit dans nos consciences : je confesse mme navement que dans un moment dexpansion bien excusable nos ges, et en savourant le parfum des prunes de reine-claude, nous fmes assez gnreux pour porter un toast aux camarades de la Jeanne-dArc, qui, bien inconsciemment, nous avaient procur une agrable aubaine qui nous mettait ainsi labri de doubler de sitt le cap Fayol(1). Le patron nous t aussi connatre la cause dun lger dsordre provoqu en ville par la prsence de quelques marins et militaires auxquels on avait octroy la permission de se rendre Palma._______________ (1) Doubler le cap Fayot veut dire, en terme marin, tre rduit manger des haricots secs.

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On raconte, nous dit-il, que dans un bal nos matelots stant permis de se livrer une danse un peu trop Mabilienne dont les volutions auraient t plus sympathiques aux jeunes majorquines quaux indignes, il en rsulta, entre les danseurs, une querelle qui frisa la rixe. An dy mettre un terme les matelots reurent lordre de quitter la salle et de se rendre bord de leurs btiments. Ce quils rent dailleurs sans opposer la moindre rsistance. Lamiral Hugon, instruit de cet incident, prvint toute rcidive en supprimant les permissions. Il parat que les ofciers passagers qui furent autoriss aller terre durant les quelques jours que la otte de transport stationna dans la rade, reurent un cordial accueil en ville et rapportrent de Palma dagrables souvenirs. ESCADRE. Le 9 juillet, les chefs de larme de terre furent appels sur lArthuse, o stait rendu le gnral en chef. Il leur t part des moyens de dfense que le dey dAlger devait nous opposer. Il avait, disait-on, runi 2,000 chameaux qui seraient enchans deux deux par les narines, puis lancs contre les premires troupes de dbarquement aprs avoir mis pralablement le feu leurs queues enduites dune forte couche de goudron. Les instructions du gnral en chef portrent spcialement sur les moyens de dfense contre un si bizarre et si singulier ennemi. (gnral BERTHEZNE.) Le 10 juin, jour de la fte Dieu, la Caravane sloigna de la ville; six heures du soir, elle reut lordre de reprendre son rang de bataille. Nous voyagions le cap sud-sud-est, et jouissions dun trs beau temps.

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Le 11, cinq heures et demie du matin, nous apercevions, deux lieues environ, la otte de guerre, et bientt nous tions notre poste. Nous nous trouvions, ce moment, 25 lieues de Bougie. La nuit du 11 nous prparait un magnique spectacle. La otte marchande, qui nous prcdait, reut lordre de sarrter ou au moins de ralentir sa marche. Pendant que nous dlions lentement ct delle, le sommet des mts du vaisseau-amiral, comte Hugon, se couronna de fanaux. Les cinq cents autres btiments hissrent de suite ces mmes signaux, lesquels reproduits de mille faons par lagitation et la transparence de leau, nous valurent le spectacle magique dune illumination giorno. Il est impossible de comparer la splendeur dun tel coup dil ceux, de mme genre, qui se produisent terre; la rexion de la lumire dans les eaux y ajoute beaucoup et en multiplie inniment les effets. Une nouvelle merveille nous attendait le lendemain matin, et cela na rien dtonnant ; car, en mer, avec une otte voiles, on va toujours de surprises en surprises et on est chaque instant tmoin dincidents pittoresques et inattendus. Les voiles, mouilles la veille par une pluie trs ne avaient t cargues et plies encore humides. Pour les scher, on donna lordre toute la otte de les larguer en mme temps. Au signal convenu les matelots taient leur poste; les voiles se dtachant des mts avec un ensemble surprenant se dployrent en face dun soleil levant splendide venu fort propos. Cette ville ottante dont les toits taient assez bien

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reprsents par les voiles tendues en tous sens, produisait un effet trs original. Ajoutez ce spectacle leffet du soleil dont les rayons resplendissants les clairaient de mille manires. Ce coup dil ravissant exhalait une posie quon ne reprochera jamais ces nouveaux monitors, masses lourdes, informes, vraies citadelles ottantes qui, si elles ne peuvent tre la ruine de lennemi, sont et seront coup sr, dans lavenir, celle des gouvernements. On a fait, depuis, subir la marine de radicales transformations qui bannissent jamais de pareils et si surprenants effets. Laspect si grandiose produit par la hauteur et llgance des mts; la multiplicit, lentrecroisement si vari des cordages ; et, par-dessus tout, le dploiement si majestueux des voiles, tout cela a disparu pour laisser la place au progrs. Les navires, maintenant, noffrent la vue quune masse de fer prosaque ; mais ils sont, je le rpte, les tmoignages du progrs et du gnie de la destruction. Nous prouvions sous cette inuence mouvante des sentiments indnissables. Nous ne pouvions nous en communiquer lexpression quen nous serrant cordialement la main et en nous flicitant tous de prendre part une pareille expdition. Nous tions, il est vrai, bien jeunes, nos curs, loin dtre blass, comme le sont peut-tre ceux de la jeunesse actuelle au mme ge, taient accessibles aux plus lgers vnements. Un ardent patriotisme les animait ; ils navaient encore pu smousser aux distractions si nombreuses, si attrayantes, qui se sont introduites peu peu dans nos habitudes et dans nos murs. Le 13, huit heures, les ctes dAfrique nous appa-

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rurent de nouveau. Nous tions en face du cap Matifoux, et nous distinguions parfaitement quelques maisons qui bordaient la cte. Nous rencontrmes, huit heures et demie, trois btiments qui croisaient devant la rade dAlger ; vers neuf heures, la mer tait trop mauvaise pour songer au dbarquement. La otte de transport, qui tait en arrire, nous rejoignit deux heures : le vent se calmant, nous nous approchmes de terre. A trois heures, la Caravane, qui se trouvait en tte, sloigna de la cte pour laisser la place deux divisions de lescadre de guerre. Ces dernires dlrent devant nous sur deux colonnes de trois lieues de longueur environ. Le temps resta couvert toute la journe. On t paravirer dans la nuit du 12 au 13. Nous navigumes au nord jusqu dix heures du soir. A une heure du matin, des signaux nous rent reprendre le large. Cet ordre donna lieu une panique et des murmures qui stendirent bientt dun bout lautre de la otte. Les ordres et contre-ordres qui se succdaient depuis quelque temps ntaient pas faits, du reste, pour rassurer nos esprits; les ofciers de lquipage se disaient que lhsitation de lamiral Duperr venait de ce quil craignait de ne pas trouver, sur ces ctes inhospitalires, un endroit propice au dbarquement. Il aurait mme manifest un doute au gnral Bourmont, qui lui aurait trs nergiquement rpondu quil persistait dans laccomplissement de sa mission; quil fallait et quil voulait dbarquer.

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On dit mme que lopinion des deux chefs se manifesta en termes un peu nergiques. Ds le dbut de cette expdition, pendant ses prparatifs et durant toute la traverse de la otte, il y eut une froideur apparente entre les deux commandants en chef, cest--dire le vice-amiral Duperr et le gnral Bourmont. Celui-ci aurait voulu arriver Alger avant que les beys de Constantine et dOran eussent eu le temps de runir le contingent quils avaient promis au dey dAlger, dont le chiffre tait valu, pour Constantine, treize mille hommes, presque tous cavaliers, et pour Oran trente mille. Duperr, moins conant dans le succs de lexpdition, neut pas lair de mettre toute lardeur dsire ni dans les prparatifs, ni dans la traverse. Peut-tre aussi doit-on mettre au compte de la responsabilit norme qui incombait au vice-amiral, cette prudence qui ressemblait de lhsitation que Bourmont et son chef dtat-major, Desprez, prenaient un peu pour du mauvais vouloir. Dans cette journe du 13 juin, il y eut, entre le commandant de la otte et le commandant en chef de lexpdition, une explication qui dcida du sort de lentreprise. Lamiral Duperr se promenait sombre et soucieux sur le pont de la Provence, lorsque le comte de Bourmont se dirigea vers lui et dit : Monsieur lamiral, cette fois, il faut dbarquer. Lamiral rpondit avec hsitation que cela dpendrait du vent. Non, monsieur lamiral, cela dpend de moi, et je vous assure que cette fois nous dbarquerons. Lamiral renouvela ses objections, en allguant que toute la responsabilit pesait sur sa tte, et quil tiendrait compte des circonstances de la mer. Monsieur

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lamiral, la mer nest pas mauvaise; vous savez que jai le droit de vouloir, et je veux que nous dbarquions. Lamiral Duperr ne rpondit pas. Il continua se promener de long en large avec des marques non quivoques dimpatience. Ce ne fut qu lentre dans la baie de SidiFerruch, quand plusieurs vaisseaux eurent pass sans encombre devant la batterie ennemie, que la conance revint lamiral. Il savana, les bras ouverts, vers le gnral en chef et lui dit : Maintenant, cest, entre nous, la vie la mort ! Nous dbarquerons demain. Voil qui est merveille, Monsieur lamiral, reprit le comte de Bourmont avec ce doux et n sourire qui lui tait habituel. Jtais bien sr que nous dbarquerions. Toujours est-il que des signaux donnrent, deux heures, lordre la otte de regagner la cte; et, le 13, au matin, nous doublions le cap Matifoux. A six heures du matin, on ordonna toute lescadre de se ranger et de naviguer sur une seule le. En ce moment, la terre apparaissait distinctement. La ligne de guerre, forme onze heures, comptait au moins quatre lieues de long. Nous laissions la otte marchande notre gauche. Notre dl, qui dura jusquau soir, produisit un certain effet sur les habitants dAlger; on apprit depuis que cette capitale vit la plupart de ses htes saisis dune grande et soudaine panique. Nous nous trouvions assez prs pour distinguer la ville, btie en amphithtre de forme triangulaire. Laspect gnral en tait blanchtre, et nous apercevions un grand nombre de minarets. Le mle, communiquant avec la ville, tait hriss de canons et domin par le phare.

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DOUZE ANS EN ALGRIE Sur la partie la plus leve, on distinguait le fort lEmpereur; droite et gauche, la campagne, en pleine vgtation et parseme de coquettes habitations. La tte de lescadre se trouva, deux heures, en rade de Sidi-el-Ferruch : soudain, deux bombes lances de la cte nous annoncrent que lennemi tait prsent et quil nous prparait une rception assez brutale. Quelques optimistes croyaient que le dbarquement pourrait seffectuer sans que nous rencontrions grande rsistance ; mais, le soir, cinq ou six autres bombes, qui nous furent lances, dissiprent tous les doutes. La soire entire fut consacre aux prparatifs du dbarquement. SIDI-FERRUCH, DBARQUEMENT. Le 14, quatre heures du matin, le canon gronda trs fort pour dbloquer la plage qui devait servir la descente des troupes. Lennemi riposta avec nergie ; mais six heures, sa batterie tait rduite au silence ; la plage, paraissant libre, la descente commena. En dbarquant, dix heures du matin, japerus un bless que lon transportait. Je me prcipitai son secours. Quoique seul et sans le matriel dambulance qui ntait pas encore en situation, je pus nanmoins extraire la balle superciellement place sous la peau lpaule gauche. Je s ensuite, laide de mon mouchoir, un pansement provisoire. On comptait trop sans les Arabes qui navaient fait que se dissimuler dans les ondulations de terrain et qui arrivrent bientt en bandes nous offrir une rsistance opinitre.

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On trembla mme un instant pour le gnral en chef qui, ayant eu le courage ou limprudence de descendre trop tt, courut le grand danger dtre fait prisonnier. Le fort de Sidi-el-Ferruch fut pris vers neuf heures ; il ne put rsister plus longtemps au feu nourri de notre artillerie. De lautre ct, nos troupes savanant, baonnettes en avant, semparaient de deux batteries avec quatorze pices de canon ; deux lieues seulement les sparaient alors du camp ennemi. Pendant ce temps, le dbarquement du matriel seffectuait avec une grande rapidit. A onze heures du matin, notre ambulance tait installe et prte fonctionner, Les deux premiers blesss quon y amena furent deux Arabes. Pour ne pas entraver les mouvements de larme et laisser la libert aux ambulances actives, tous les blesss, aprs un premier pansement, taient conduits sur les btiments le Duquesne et la Vigogne, qui les transportaient Mahon o on avait eu la prcaution dtablir un grand hpital largement pourvu de personnel et de tout le matriel ncessaires. Une alerte trs regrettable, qui aurait pu avoir les plus fcheuses consquences, eut lieu dans la nuit du 14au 15. Quelques hommes appartenant su 28e stant gars en avant de nos lignes cherchaient rentrer au camp. Les sentinelles les prenant dans lobscurit pour des Arabes, rent feu sur eux. Ces dtonations rveillrent tout le monde ; le jour apparut heureusement pour empcher de plus grands malheurs. Cependant quelques blesss furent amens lambulance, o des soins leur furent aussitt prodigus.

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Le lendemain, 15, larme ne put savancer que dune lieue denviron. On songea alors mettre labri dun coup de main le camp et le matriel. Il fallait, pour cela, faire une tranche : les soldats se mirent luvre avec un entrain et une gat dignes de tous loges. Aussi ce travail gigantesque saccomplit-il miraculeusement en 24 heures, ltonnement et la grande joie de toute larme. Le 16 au matin, les fosss taient creuss et les batteries leurs places. Ce moyen de dfense, en rassurant les esprits, permit chacun de prendre un peu de repos; nous nous croyions dj tous un peu chez nous. Un tant soit peu dlasss, nous fmes de bonne heure, une longue promenade jusquaux avant-postes. La mer, sous linuence dun vent trs violent, devenait trs mauvaise; pour viter des malheurs, la otte de transport, qui navait encore dbarqu que fort peu de choses, dut prendre le large et sloigner de la cte. En apercevant ces vagues immenses souleves par ce gros temps, le souvenir pnible des dsastres des prcdentes expditions envahissait les esprits, et y jetait une trs grande anxit. Telle tait la situation des deux armes le 16 juin 1830 au matin. Nos troupes restaient dans les positions dont elles staient empares en avant de Torre Chica, o le gnral en chef avait tabli son quartier gnral. La presqule se convertissait en place darmes. Le dbarquement des vivres, des munitions, du matriel, continuait avec une admirable activit. Le temps, qui tait favorable depuis le dbarquement, se gta dans la nuit du 15 su 16 juin; huit heures du matin, il devint orageux.

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force; des grains violents se succdrent jusqu onze heures environ. Dans un instant, la mer devint monstrueuse; les lames croissaient un tel point, quun navire du convoi, tirant 13 pieds deau et mouill par vingt, talonna et dmonta son gouvernail. Si ce temps stait prolong deux heures de plus, disait lamiral Duperr dans son rapport, la otte tait menace dune destruction peut-tre totale. Le vent a saut du nord-ouest lest, et aussitt la mer a tomb. Le mal sest born un gouvernail dmont par la bagarre. La Vigogne, que jai fait retirer des lames au milieu des grains, et trois navires du convoi ont prouv la mme avarie, mais la leon a t effrayante pour tout le monde, terre comme la mer. A terre, les inquitudes furent grandes. Il ny avait que quinze jours de vivres de dbarqus ; les pices navaient que deux cent vingt coups chacune tirer, les grands approvisionnements de munitions taient bord, ainsi que la plus grande partie des chevaux de trait et le matriel ncessaire pour le sige. La otte portait la victoire, peut-tre le salut de larme. Aussi tous les regards se tournaient-ils avec anxit vers la mer pendant cette tempte. Vu du rivage, le spectacle quelle offrait avait quelque chose deffrayant. Le vent poussait la cte, Des torrents de pluie inondaient le camp ; les plus gros btiments chassaient sur leurs ancres; les navires du commerce, moins en tat de lutter contre la fureur des vagues semblaient menacs dune perte prochaine; les bateauxbufs disparaissaient sous la lame. Les soldats taient inquiets de ce quils voyaient; les ofciers, plus rudits, taient en outre tourments par le souvenir du dsastre de

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Charles-Quint, dont les esprances, aprs un dbarquement heureux, avaient t ainsi ruines par une tempte. La mmoire du pass ajoutait aux craintes du prsent. Dans ce pril on noublia point la prcaution que la marine avait prise sagement de donner de doubles enveloppes impermables aux caisses et aux ballots, an de les lancer la mer si le mauvais temps empchait les vaisseaux dapprocher et dapprovisionner larme. Lances leau avec une incroyable clrit les caisses de biscuits, les tonneaux de vin, deau-de-vie, de farine, de lgumes, les ballots de foin, les sacs dorge et davoine, vomis avec la vague venaient chouer sur le rivage. Plusieurs btiments de guerre furent trs exposs. Deux vinrent schouer sur la cte qui, heureusement, tait en la possession des troupes franaises. La frgate lIphignie neut que de lgres avaries. La otte marchande put revenir au mouillage quatre heures. Lorage tait alors dissip et la mer assez calme. Il ne se passa, le 17 et le 18, aucun fait intressant; le dbarquement du matriel administratif et de guerre continua sans encombre. Le 19, ce fut tout diffrent; laffaire devint trs srieuse. STAOULY. De quatre six heures du matin, le canon tonna continuellement ; les feux de peloton se succdrent sans interruption. Une grande anxit rgnait au camp, plac entre un ennemi qui semblait vouloir disputer courageusement le terrain, et une mer qui paraissait aussi peu hospitalire ; les dsastres du pass aidant, notre position tait mouvante.

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Le calme nit cependant par se rtablir; et cest avec une bien grande joie que nous remes la nouvelle de la dfaite des Arabes. Nous avions gagn la bataille et conquis le camp de Staouly. Les forts, ainsi que toutes les tentes des Arabes, y compris celle de lAga ; plus 100 chameaux, 300 moutons et plusieurs chevaux tombrent en notre pouvoir. Cette victoire, remporte fort propos, releva le courage de larme, qui reprit conance : lavenir de la campagne apparut alors sous un aspect beaucoup plus souriant. La bataille de Staouli fut, sans contredit, lune des plus brillantes et des plus dcisives quaient gagnes les armes franaises depuis celles de Napolon Ier. Nous pouvons ajouter maintenant la plus protable la France. Elle nous ouvrait le pays, nous donnait un immense ascendant sur les Arabes et nous assurait le succs de la campagne en inspirant aux soldats une conance sans limites. Le 20, le camp fut de nouveau troubl par une alerte srieuse. Deux marins, pris pour des Arabes, qui staient loigns du camp, voulurent, comme les soldats du 28e, y rentrer pendant la nuit, malgr la dfense des factionnaires; ceux-ci ne pouvant se faire obir, tirrent sur les marins dont lun parvint cependant entrer. La sentinelle continua tirer sur lui tout en lanant le cri sinistre : Aux armes ! Ce cri, rpt par tous les postes, jeta lalarme, dans tout le camp; les occupants, saisis de frayeur, sortirent de

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leur tente dans un costume trs simple courant en tout sens comme des effars et demandant des nouvelles. Quant moi, ne devant pas quitter lambulance, je restai mon poste de guerre. Je pus nanmoins jouir dun coup dil assez pittoresque Ce cri de : aux armes ! jet au milieu de la nuit, produisit le mme effet que dans une salle de spectacle alors que le cri : au feu ! se fait malheureusement entendre. Le dsarroi fut son comble : les uns, plus calmes, avaient eu le temps de se vtir et de squiper ; tandis que dautres, seulement moiti veills, avaient quitt leur tente nayant pour tout insigne militaire quun casque houppe ! Oh ! cruelle ironie ! Il faut dire cependant quen sortant dans ce simple appareil, la plupart avaient nanmoins eu le soin de sarmer, qui dun sabre, dun pistolet ou dune arme quelconque. Un vieux de la vieille, muni dun pistolet dans chaque main, courait comme un fou et ne cessait de crier : O donc sont-ils ? Cette scne, qui et t comique dans toute autre circonstance, dura environ une heure. Elle prit n, grce larrive dun ofcier dtat-major qui parcourait le camp au galop en criant quil ne sagissait que dune fausse alerte, que le calme rgnait partout. Un aide-major, M. P..., ayant conserv les allures du premier Empire, eut lair de beaucoup regretter cette bonne occasion de faire prendre lair son sabre, qui navait, depuis longtemps, disait-il, quitt son fourreau. Il rptait sans cesse que, depuis quil ne faisait plus de moulinets, il lui semblait que ses mains se garnissaient de poils:

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Peu peu, lordre se rtablit; nous aurions bien ri de la mprise qui venait de se produire et de la scne burlesque qui en tait rsulte, si des blesss assez nombreux ne nous eussent t amens. Lalerte avait t trs srieuse aux avant-gardes du camp. Jaurai malheureusement enregistrer pas mal de mprises de ce genre dans le cours de mon rcit. Il se produisit quelques faiblesses ; ainsi pendant lalerte et la panique qui sensuivit, plusieurs personnes essayrent de se sauver. Un ofcier dadministration de lambulance du quartier gnral, M. L..., parvint sauter dans le plus simple appareil, sur une petite embarcation et se t conduire bord dun btiment marchand. M. X..., aide-major, se sauva de la mme manire et ne revint plus. Il demeura bord et aima mieux rentrer en France que de revenir sur un sol si inhospitalier ; il dut la haute et inuente position dun parent de ntre point inquit pour cet acte dinsubordination et de pusillanimit. Les personnes qui ne doutent jamais de leur courage ne pourront sexpliquer que des militaires deviennent si facilement la proie de terreurs pareilles. Cela serait peut-tre tonnant si les deux armes en prsence appartenaient toutes deux un pays galement civilis. Mais il nen tait pas ainsi dans cette campagne qui avait lieu sur un sol absolument inhospitalier dont les habitants, ne faisant aucun quartier leurs ennemis, soumettaient aux plus atroces tortures tous ceux qui avaient le malheur de tomber entre leurs mains ; et, nalement leur coupaient la tte. Une pareille perspective tait bien faite pour marquer dun point noir lesprit des plus courageux.

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Il est donc bien excusable, alors que lexistence est en jeu et quon a pour objectif datroces supplices, davoir la bre nerveuse et conservatrice un peu susceptible. Ctait ici le cas, car un chec un peu important aurait fait surgir une quantit norme dArabes qui, accourant de tous cts, seraient venus fondre sur nous et eussent compltement entrav votre rembarquement. Telle tait la triste perspective qui apparaissait nos yeux, dautant que le mauvais tat de la mer empchait les btiments de transport, contenant les provisions et notre grosse artillerie dapprocher de la terre. Heureusement, la mer se calma peu peu, quoique lentement, ce qui permit aux secours de nous arriver. Ce changement de situation nous rendit lespoir qui nous abandonnait dj, et nous envisagemes 1a position sous un jour plus favorable. Rien de bien important ne survint pendant les journes des 21, 22 et 23. Mais un srieux combat eut lieu le 24. A six heures du matin, le feu commena et continua sans interruption jusqu onze heures. Il reprit ensuite une heure aprs midi, pour ne cesser qu sept heures du soir. Au nombre des blesss transports lambulance, se trouvait le ls du gnral Bourmont. Il avait t atteint au cou par une balle qui lui avait fait une blessure trs grave, dont il mourut peu de temps aprs. Lambulance, qui comptait un assez grand nombre de blesss, dut, le 25, quitter Sidi-el-Ferruch, pour aller rejoindre la 3e division. Nous arrivmes onze heures au camp de Staouely, o larme stait dj confortablement installe sous les

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tentes que les Arabes y avaient abandonnes. Notre halte sous ces abris ne dura que deux heures, et nous continumes notre route jusquaux avant-postes, o se trouvait alors place notre division. La chaleur tait excessive et t quelques victimes dons nos rangs. Le chirurgien-major du 48e, entre autres, qui nous accompagnait, allant rejoindre son rgiment, tomba tout coup de cheval. On tenta de lui porter secours et de le ranimer; mais il venait dtre atteint dune congestion crbrale et avait rendu le dernier soupir. A six heures, nous arrivions Sidi-Mohamet, bien fatigus et littralement couverts de poussire, o une installation tout fait inattendue nous tait rserve. Nous pmes nous abriter sous des ruines romaines, proximit desquelles nous dcouvrmes une fontaine coulant abondamment, et que nous nous empressmes de mettre contribution. Aprs avoir ni nos ablutions, ce qui ne nous tait pas arriv depuis quelques temps, nous nous apermes que des bosquets de tamarins et dorangers nous environnaient. Aussi, notre joie fut grande de pouvoir prendre un peu de repos sous ces ravissants et odorants ombrages. SIDI-MAHOMET. Les combats recommencrent peu aprs et durrent toute la journe. Vers trois heures, nous vmes passer une grande distance un troupeau de bufs destin nos ennemis. A quatre heures, nos avant-postes reurent un renfort dune batterie de six pices de canon. Nous apprmes

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en mme temps une nouvelle agrable, celle de larrive du reste de la otte de transport Sidi-el-Ferruch, neuf heures du matin. Elle y amenait six cents chevaux et plusieurs pices de sige. Toute la nuit se passa sans repos, trouble quelle tait par des alertes successives dont lune fut cause par une pauvre chvre qui, stant dtache, parcourait le bois et y cherchait un abri. Le bruit quelle faisait la t prendre pour un ou plusieurs Arabes nous guettant et se prparant commettre quelque mauvaise action. Aussi de nombreux coups de feu turent dirigs sur la partie du bois do le bruit semblait schapper, Heureusement, la pauvre bte ne fut pas atteinte ; son propritaire, un cantinier, ne la trouvant plus sa place, sen inquita et crut dabord quelle lui avait t drobe. Il apprit avec plaisir quelle stait rfugie trois cents pas environ de la cantine prs de notre ambulance, o, plus heureuse que nous, elle stait tranquillement endormie. Le gnral en chef arriva le 26 juin aux avant-postes, escort de trois batteries de campagne. Nous apercevions alors les Arabes masss sur le ct, notre droite et une faible distance. Les voyant savancer, nous ouvrmes sur eux un feu trs rapide, qui t de nombreuses victimes dans leurs rangs et les fora, vers sept heures, battre en retraite. Vingt Bdouins voulurent aller sinstaller dans une maison de campagne qui leur semblait dlaisse. Ils y rencontrrent un dtachement du 23e, qui leur t une rception peu courtoise. Aucun deux ne put chapper cette malheureuse rencontre. Je dois dire que ce massacre, qui avait lieu une

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trs faible distance de lambulance, nous impressionna profondment. Trois hommes du 23e furent blesss aussi. Ace moment, six Bdouins passant non loin de lambulance, tirrent sur nous chacun un coup de fusil. Personne de nous ne fut bless ; mais nous entendmes parfaitement sifer les balles qui passrent heureusement sans atteindre personne. Lordre nous fut donn midi de nous porter en avant. Nous arrivmes deux heures notre poste. Les deux armes taient aux prises depuis huit heures du matin. CHAPELLE-FONTAINE. La position occupe par les Arabes dominait la ntre; nous tions sous le coup de lartillerie ennemie, compose de plusieurs pices de 16 qui nous rent bien du mal. Malgr notre rsistance nergique et nos pices longue porte, nos batteries furent trs endommages. Les canons durent alors cesser de tonner. Mais une fusillade trs vive continua jusqu sept heures. Notre arme ne pouvait malheureusement pas avancer, car elle attendait une batterie de sige qui, narrivant pas assez vite, donna penser aux Arabes que nous tions sans moyens de dfense ; aussi entretinrent-ils sur nous un feu trs ardent qui nous blessa un grand nombre dhommes. Aussitt panss, nos blesss taient vacus sur Sidi el Ferruch o se trouvait lhpital gnral. De l, ceux qui pouvaient supporter la traverse, taient expdis pour Mahon, o, comme nous lavons dit, un grand

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hpital, richement pourvu en matriel et en personnel, avait t install pour les recevoir. Le ls dun cheik, dune tribu importante, ayant t bless cette bataille, fut transport lambulance ; il avait la jambe gauche fracture dune manire si grave, que lamputation fut juge ncessaire. Mais le malade, faisant de la rsistance, dsira que son pre, qui tait parmi les combattants ft instruit de sa blessure. On sempressa daccder ses dsirs. Le pre, prvenu, sopposa formellement toute opration, en scriant : Par Allah, je le dfends ; je ne veux pas quil en soit ainsi. Cest Allah qui nous a donn le corps, cest Allah que nous a donn la vie : ni lun ni lautre ne nous appartiennent. Couper une partie du corps, cest un sacrilge. Les hommes nont le droit dabrger ni de prolonger la vie. Dieu seul a lun et lautre. Le ls mourut de sa blessure. Le pre, ayant obtenu un sauf-conduit, vint remercier le gnral en chef de lhospitalit si gnreuse quil avait donne son ls ; il tait curieux, ajouta-t-il, de voir le gnral des trangers qui tait venu envahir son pays, et de sinformer des sentiments quil avait lgard des Arabes. Bourmont lui t rpondre quil tait venu pour les dlivrer du joug des Turcs. Mais, peine eut-il quitt le camp franais et revenu auprs des siens, sa dmarche fut dnonce Hussein-Dey, qui lui t expier bien vite sa gnreuse rsolution, inspire par la pit paternelle ; il lui t trancher la tte presque aussitt. Les armes conservrent, le 27 et le 28, les positions quelles occupaient la veille ; mais de terribles combats y furent livrs : le canon, ainsi que les feux de peloton et de tirailleurs ne cessrent de se faire entendre

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depuis cinq heures du matin jusqu huit heures du soir. De grands ravages eurent lieu et nos blesss furent nombreux. Nous en remes plus de quatre cents lambulance. Cest l que commena ma carrire chirurgicale que jai si rapidement parcourue en Afrique. Un grand nombre damputations devant tre faites aussitt, M. Devaux, le chirurgien-major, voyant que, malgr son habilet, il ne pourrait sufre aux ncessits du moment, dut appeler son aide M. H..., vieil aidemajor, et le pria de le seconder. Nayant os dcliner son inexprience son chef, il communiqua linvitation son collgue, M. A., qui, borgne, mais trs spirituel et aussi ancien de grade, dclina cet honneur, en disant que, nayant jamais fait dopration, il nosait commencer. Je fus alors signal par les deux aides-majors au chirurgien-major, comme ayant t prparateur danatomie au Val-de-Grce et tant, par consquent, habitu manier les instruments. Je reus immdiatement lautorisation, et procdai lamputation dune jambe, de deux bras et dun avant-bras. Il parait que M. Agnis, qui me secondait, fut satisfait de moi; car, peine nos pansements termins, M. Devaux me t appeler et me complimenta sur lnergie et la prsence desprit dont je s preuve pendant laccomplissement de ces pnibles devoirs professionnels. Je fus trs touch des paroles que mavait adresses mon suprieur, jen ressentis une motion bien comprhensible; car, jeune et simple sous-aide, jtais heureux de pouvoir tre srieusement utile. Nous atten-

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dions toujours lartillerie, qui arriva enn dans la soire. Elle fut salue avec joie et dirige aussitt sur les avant-postes. Deux heures aprs, neuf heures du soir, le bruit courut quune attaque gnrale devait avoir lieu pendant la nuit ou su point du jour. Tout le monde reut lordre de se tenir prt. SIDI-KALEF. A deux heures et demie du matin, toutes les divisions marchent de front, par un trs beau temps et un splendide clair de lune. A quatre heures, larme tait range en bataille sur une mme ligne qui, claire par un beau soleil levant, prsentait un magnique coup dil. Nous restmes une demi-heure, sous les armes, attendant lordre de marcher. Le signal dattaque fut bientt donn; mais avant dy rpondre, un cri formidable de Vive le roi ! partit spontanment sur toute la ligne, lequel, sil nbranla pas les montagnes voisines, dut pourtant tonner les Arabes qui lentendirent. Cette explosion produisit une violente et patriotique commotion. Le pas de charge sonna ; larme, la bayonnette en avant, franchissant les obstacles et bravant, en silence, le feu de lennemi, sempara victorieusement de toute la position. Les Arabes, surpris pareille heure, quittaient les maisons dans le plus grand dsordre, nayant mme pas eu le temps de faire leurs ablutions. Un grand nombre furent tus pendant quils se sauvaient. Bientt aprs ce magnique et si potique succs, il

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se produisit un mouvement dsordonn et un incident qui, au milieu de ce dsordre, est demeur inaperu ; il nest, du moins, arriv au bout de la plume daucun historien. Pendant que, emports par leur lan, le centre et laile gauche de larme poursuivaient lennemi et le chassaient du plateau de Sidi-Kalef, laile droite, faisant une fausse manuvre, laissa notre ambulance et tout son matriel compltement dcouvert. Les Arabes, sen apercevant, coururent sur nous en braillant leur cri de guerre et de victoire. M. Mlin, le comptable, voyant lennemi se diriger de notre ct, et prt nous atteindre poussa un cri dalarme et nous cria : Mes amis, coupez les cordes des bagages, nous sommes tous perdus ! Nous vmes aussitt les caissons de lambulance rouler au fond du ravin. Chacun prit ce quil put de ce qui restait sa porte. Pour moi, je ne pus saisir que la musette contenant quelques provisions de bouche, et tout le monde se sauva dans le plus grand dsordre. An de me drober, l plus possible, aux Arabes dont jentendais les cris de joie et que je sentais arriver par derrire, je me couchai plat ventre ; et mon camarade Batigue, suivant mon exemple, nous descendmes ainsi, en roulant, jusqu ce que nous trouvions une haie ou tout autre abri pour nous drober la vue de lennemi. Pendant ce temps, les Arabes se disputaient le butin du matriel de notre ambulance, dont ils eussent massacr tout le personnel sans le secours dun bataillon du 35e, de ligne. Le colonel Ruillre, qui le commandait, stant aperu de notre position critique, t faire halte sa troupe et arrta la marche de lennemi.

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Les balles changes des deux cts, sifrent au dessus de nous pendant un bon quart dheure, qui fut certainement pour nous le quart dheure de Rabelais. Je ne sais ce quil serait advenu de nous, si du renfort ntait arriv pour arrter la marche triomphale des Arabes. Nous reprmes alors notre marche la dbandade, car nous ignorions compltement o nous tions et ce qutait devenue lambulance. Deux inrmiers avaient t tus ; le plus tonnant fut que tous nos mulets, au nombre de vingt environ, staient sauvs du ct o le canon tonnait, tous furent remis le lendemain par lartillerie lambulance avec leur harnachement complet. Une fausse direction nous ayant t donne, nous dmes, pour rejoindre notre quartier gnral, descendre et remonter des ravins escarps, au fond du Boudjareah, et nous y frayer un passage travers des broussailles et des ronces abondantes qui nous corchaient ; trbuchant de temps en temps sur des cadavres arabes que lennemi avait oublis, ou navait pu enlever. Harasss de fatigue et compltement isols au fond dun grand ravin, nous nosions nous arrter et prendre un peu de repos, dans la crainte dtre coups par lennemi ; imitant les mulets, qui ne furent si nes, nous nous dirigions toujours du ct do le bruit des coups de feu nous arrivait. Mais, extnus, nous dmes enn nous arrter sur le bord dun ruisseau, o ne coulait malheureusement que de leau bien trouble. Nous fmes, en cet endroit, un bien frugal djeuner, compos dun biscuit que javais dans ma musette, que nous arrosmes avec leau vaseuse du ruisseau.

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Mais enn, la guerre comme la guerre ! Ce repos et cette mince restauration si peu confortable nous remirent un peu. Nous nous prparions reprendre nos difcultueuses et pnibles ascensions lorsquun bruit de voix dhomme se t entendre une faible distance. Ntant pas en pays ami, nous jugemes prudent de nous arrter et dcouter attentivement de quel ct elle venait. Ne pouvant distinguer les paroles, il nous tait bien permis de craindre, dans des contres si isoles, quelles ne fussent prononces par des Arabes : heureusement une voix de femme criant et appelant un Victor quelconque de venir laider relever son mulet, nous rassura compltement. Nous nous dirigemes de leur ct, en dcelant notre prsence par des cris et des appels en franais, dans la crainte o nous tions que le bruit de nos pas t penser nos compatriotes que nous tions des Arabes ; ce qui nous et certainement rendu victimes de quelques coups de fusil. Nous nous trouvmes bientt en prsence dune cantinire et de son mari qui, comme nous, tapis derrire une haie entre les deux combattants, dont les balles se croisaient staient sauvs comme ils avaient pu du milieu de la bagarre. Ils furent aussi bien heureux de nous rencontrer ; layant aide relever son bourricot, Mme Victor nous pria daccepter un petit verre deau-de-vie et nous continumes de cheminer ensemble. A force de nous renseigner, nous arrivmes enn notre but, mais absolument meurtris et dans un tude fatigue morale et physique extrme.

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Notre arrive tonna tout le monde, car on nous croyait perdus et nos ttes dj portes en triomphe la Casbah. Un moment, le drapeau du 28e de ligne, se trouvant trs-compromis, par lattaque vigoureuse des Arabes, le colonel sapercevant de cet incident, scria : Mes amis, au drapeau ! et, donnant lexemple, il y courut lui-mme ; tout le monde sy rallia, et le drapeau fut sauv. Dans cette journe, la troisime division, duc DEscars, eut la tche la plus laborieuse. Aprs avoir repouss et chass les Arabes jusquau mont Boudjarah, larme navait qu continuer sa marche dans lordre primitivement donn, pour investir tout le promontoire o se trouvait le fort lEmpereur et la ville dAlger ; et, nalement pour empcher la retraite des troupes du bey de Constantine, charges dun immense butin, masses et repousses quelles avaient t contre la ville et le fort Bab Azom. Soit par ignorance de la disposition du terrain, des ordres impratifs furent donns par le gnral Desprez, chef dtat-major, et transmis par le gnral Tholos au gnral Berthezne de marcher gauche. Malgr son tonnement, Berthezme dut obir et les transmettre au gnral dArcines qui tait dj parvenu avec sa brigade presque sous le fort lEmpereur quon pouvait apercevoir. Le gnral de Loverdo, frapp de ce mouvement, en t son tour lobservation; mais, devant un ordre aussi absolu, il dut y obtemprer son tour et le transmettre au gnral dArcines. Celui-ci, homme dexprience, rsista successivement trois aides de camp en disant que sa position tait bonne; que le plus lger mouvement de sa part serait considr par les

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Arabes qui lobservaient, comme un acte de faiblesse et un signal dalarme. Connaissant ses devoirs, il se rendit lui-mme auprs du gnral Loverdo escort de deux colonels. Ces observations furent dautant plus favorablement accueillies que Loverdo les avait, lui aussi, faites Berthezme et celui-ci Tholos. Mais rien ny t, les ordres de Desprez demeurrent aussi impratifs. DArcines rejoignit sa brigade mcontent ou plutt en colre de ces ordres et contre-ordres. On trouve dans la vie du gnral Souwarow, raconte par lui-mme, lpisode suivant qui trouve ici une trop juste application. Aprs une bataille perdue par les Russes, o ce gnral commandait une division, il dut obir des ordres contradictoires qui, suivant lui, devaient fatalement conduire une dfaite. Mcontent de navoir pu faire prvaloir ses conseils et voulant donner une leon ses chefs, il t faire un mannequin, le t attacher, les bras tendus, au haut dun poteau au milieu dun carrefour. La main droite portait en grosses lettres le mot ordre, la gauche contre-ordre, et sur le front le mot dsordre. Les gnraux Loverdo et dArcines auraient pu dans cette journe, rappeler lpisode de Souwarow. Seulement ici, lordre se rtablit, lentement, cest vrai, mais il se rtablit parfaitement. Le lendemain au matin, tout le monde tait sa place et son rang de bataille, except pourtant la section de notre ambulance dont je faisais partie, qui avait t gare, quon croyait perdue comme je viens de le dire. A lappui de ces rexions, je copie les lignes suivantes empruntes lAlgrie (de Galibert, page 300), qui peint bien cette journe qui

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aurait pu tre si nfaste. ci Au reste, dit Galibert, pendant toute cette journe du 29, notre arme fut expose aux plus grands dangers(1). Obliges de savancer sans guide, sans cartes stratgiques, travers un pays hriss de monticules, sillonn par des ravins et des anfractuosits sans nombre, les divisions et les brigades sgarrent plusieurs fois dans ce vaste labyrinthe. On faisait deux et trois fois la mme route ; le mirage produit par les vapeurs de la Mitidja t supposer plusieurs. chefs de corps quils se trouvaient en face de la mer, et que par consquent ils prirent une route contraire celle quils devaient tenir. Les rgiments se confondaient, leurs drapeaux marchaient ple-mle dans le mme peloton ; et, de toutes parts, on entendait battre le rappel pour rallier les dtachements, comme il arrive aprs une violente mle. La chaleur excessive quil faisait au milieu de ces gorges et de ces vallons rtrcis rendait encore plus pnibles ces marches et ces dconvenues ; leau manquait partout ; le soldat tombait accabl de fatigue ou extnu de besoin. Si, dans cette journe de dsordre et dimprudence, Hussein et fait garder les principaux passages et couronner quelques hauteurs par ses miliciens et ses Arabes, cen tait fait de notre arme ; une poigne dhommes et suf pour lanantir ou la forcer rendre les armes sans avoir combattu. Mais Dieu, en ce moment, protgeait la France ! On raconte que lLAga, gendre du dey, quand il se prsente devant son beau-pre aprs la bataille de SidiKalef, honteux de navoir quune mauvaise nouvelle_______________ 1. Voir aussi la relation mouvante de cette journe. Conqute dAlger, par Camille Rousset, 1880.

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lui annoncer, le dey le prvint ; et, faisant semblant de croire un succs, il lui dit : Salut, invincible Aga ! Salut, vainqueur des indles ! Ils sont tous probablement prcipits dans la mer, comme tu nous lavais promis ; il faudra sans doute agrandir la Casbah pour contenir leurs dpouilles, crer de nouveaux bagnes pour tant desclaves; quen pense notre invincible Aga ? Un terrible silence succda cette interpellation du Dey. Est-il vrai, reprit Hussein dune voix vibrante de colre, que toi, notre Aga, notre guide, le gnralissime de milliers de nos odjeac ; est-il vrai que tu as fui lchement devant les Franais ?... Je me suis prcipit trois fois avec rage contre ces indles maudits ; trois fois jai t repouss ; les r murs de la Casbah sont moins inbranlables queux ; il faut, par Mahomet, quon les ait ferrs les uns contre les autres. Ces paroles nbranlrent pas la fureur du Dey qui clata par ces paroles : Chien ! poltron ! esclave ! scria-t-il, sors de ma prsence ; va-ten misrable ; vaten et bnis Allah dtre lpoux de ma lle ; sans cela je taurais fait linstant prcipiter sur les ganches (Crochets o on suspend les ttes.) Le mercredi, 30 juin, les canons du fort lEmpereur commencrent le feu 3 heures du matin, et le continurent avec rage toute la journe. Les boulets dpassant lambulance, un cheval et un homme ayant t tus tout prs, on nous t dloger ; trois heures aprs, nous dmes encore changer de place pour chapper aux boulets des canons longue porte.

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Ayant quelques loisirs et trs dsireux de visiter les travaux de la tranche, commencs la veille, mon camarade Lambert me proposa de laccompagner. Nous arrivions peine, le gnral Valaz, commandant le gnie et dirigeant ces travaux, courut nous et nous dit en nous arrtant. Mes amis, je comprends parfaitement votre curiosit ; elle est naturelle votre ge ; mais sachez qu larme, en campagne et surtout en faisant le sige dune ville, chacun doit absolument tre son poste et ne le quitter sous aucun prtexte. Cest ici quest le mien; jy serai tu si tel est mon destin ; mais le vtre est lambulance o vous avez des devoirs sacrs remplir et o, en ce moment, vous faites peut-tre bien dfaut; votre mort ici naurait aucun mrite et vous courez de grands dangers en vous y trouvant. Le gnral eut peine prononc ces mots quun biscaen, pour donner raison ses arguments, rasait la terre entre nous. Partez vite, scria le gnral, avant quil nous vienne un nouveau projectile moins rvrencieux. Nous remercimes respectueusement le savant et si bienveillant gnral de ses sages conseils, primes cong de lui, et nous regagnmes notre poste au pas acclr. A peine tions-nous rentrs lambulance quun gros boulet renversa un gros guier et nous obligea changer encore de place. Le canon du fort ne cessait de tirer. Une alerte eut lieu pendant la nuit. Quelques Arabes sintroduisirent dans le camp en rampant. Deux furent faits prisonniers et excuts sur le champ. Aprs cela, laboiement des chiens, des chacals nous empchait absolument de prendre le moindre repos.

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Le fort lanait quelques fuses pour clairer le camp et tcher de voir les travaux ou mieux les travailleurs de la tranche. Le Ier. juillet, trois heures du matin, on nous t changer de bivouac pour nous envoyer la droite dAlger. L, une discussion assez vive sengagea entre le chirurgien-major et un commandant dtat-major, propos de la mauvaise installation quil nous avait indique. Le sous-intendant dArnaud ayant fait part au gnral des observations de notre chef, on nous t revenir sur nous-mmes, chercher un endroit plus favorable. Nous nous trouvions trs heureux de notre nouvelle installation dans un jardin o lambulance et t trs convenablement cause de leau et de lombrage; notre bonheur fut de courte dure, car un gnral de ltatmajor gnral, que je ne veux pas nommer, nous laissa peine le temps de descendre nos caisses et nous signia davoir dguerpir bien vite; lemplacement lui tant rserv. Nous emes beau invoquer lavantage de leau et de lombrage pour les malades et la commodit du service ; rien ny t, nous ne pmes gagner notre procs. Force fut de plier bagages et daller nous tablir dans un endroit sec, aride et tout fait dcouvert. Ca verra du reste par la suite, que les sentiments dhumanit en campagne, tant vants dans les livres, sont plus sur les lvres que dans les curs : et que le pro mihi est la devise la plus gnralement mise en pratique. A peine tions-nous installs quil nous arriva un grand nombre de blesss. Les canons du fort ont fait un feu si violent dans la

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soire que les travaux de tranches en furent un instant interrompus. Nous apermes alors un dtachement de trois ou quatre cents bdouins, sans armes, qui cherchaient pntrer dans Alger, par la porte Bab Azoum, et suivaient les bords de la mer. Une batterie de campagne et un dtachement de tirailleurs furent aussitt envoys contre eux. Deux de nos soldats furent blesss par les Bdouins qui se dfendirent en lanant des pierres. La marine dla devant le fort des Anglais en lanant plusieurs bordes. Mais, cause de la distance, peu de projectiles arrivrent terre. Aprs cette canonnade trs bruyante, dont le spectacle tait saisissant, mais dont les effets sur terre furent peu prs nuls, le vice-amiral crivit Bourmont. Tel est, aprs le premier mouvement effectu avant-hier par la division Rosamel, celui opr par larme navale, il a d tre une diversion puissante et produire un grand effet sur le moral de lennemi. Sur le moral, cest possible et mme probable, mais sur le matriel tout se borna quelques dgts sur le mur denceinte des jardins du dey et sur le fort des Vingt-Quatre heures, Bab-el-Oued. Le 2 juillet, le fort ne cessa de tirer et nous blessa beaucoup de monde. Les clats dobus taient projets de tous cts. Dix soldats, revenant de porter manger leurs camarades de la tranche, rapportaient les gamelles vides, enles dans des btons et marchaient de cette faon les uns derrire les autres, spars entre eux de deux mtres peu prs. Cest alors quun boulet, parti du fort, saisit ces mal-

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heureux en enlade, la droite, en dcrivant sa parabole descendante et en atteignit sept. Le premier, touch lpaule droite, eut un bras emport et la poitrine ouverte ; il mourut sur-le-champ. Le second eut aussi le bras droit emport. Le troisime atteint au anc eut le foie dcouvert, la mort fut immdiate. Le quatrime eut la rgion fessire en partie enleve, larticulation coxo-fmorale ouverte et lpine iliaque fracture. Le cinquime eut la cuisse enleve dans son tiers infrieur ; le sixime et