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MARS –––––––––– AVRIL –––––––––– 2020 COMPRENDRE LE MONDE AGIR POUR LE CHANGER p.8 LE GRAND ENTRETIEN : Le combat pour l’égalité femmes/hommes Parti communiste français #16 p. 64 CONTROVERSE Le syndrome Juvin ou la double vie du Rassemblement national REVUE D’ACTION POLITIQUE DU PCF p. 12 DOSSIER p. 52 MILITER Le PCF a 100 bougies ! p. 59 PARLEMENT Retraites : dans ce jeu de points, tous seront perdants ! ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE CRISE DE L’IMPÉRIALISME ?

12 DOSSIER ÉTATS-UNIS

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MARS––––––––––AVRIL

––––––––––2020

COMPRENDRE LE MONDE AGIR POUR LE CHANGER

p.8 LE GRAND ENTRETIEN :

Le combat pour l’égalité femmes/hommesParti communiste français

#16

p. 64 CONTROVERSE

Le syndrome Juvin ou la double vie du Rassemblement national

REVUE D’ACTION POLITIQUE DU PCF

p. 12 DOSSIER

p. 52 MILITER

Le PCF a 100 bougies !p. 59 PARLEMENT

Retraites : dans cejeu de points, tousseront perdants !

ÉTATS-UNISD’AMÉRIQUECRISE DE L’IMPÉRIALISME ?

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H SOMMAIRE H

3 ÉDITO Guillaume Roubaud-Quashie Angels inAmerica ?

6 POÉSIESKristina Nikolaishvili J.R.R. Tolkien et la poésie

7 REGARDWilson Tarbox L’affiche cubaine, une arme de lutte

8 LE GRAND ENTRETIENHélène Bidard « À cause de Macron, on crie Révolution ! »

12 LE DOSSIER ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, CRISE DE L’IMPÉRIALISME ?Contantin Lopez, Laura Isnard et Nicolas Lambert La fin d’une ère ?Lydia Samarbakhsh La crise hégémonique états-unienneChristophe Deroubaix La gauche contestataire de retouraux États-UnisEthan Earle Au cœur des organisations de gaucheJenny Brown La lutte pour l’avortement Bruno Odent Trump, derrière le bruit et la fureur, uneredoutable cohérence stratégiqueChristophe Wasinski Les évolutions de la politique de sécuritéRémy Herrera La guerre commerciale États-Unis/ChineAdrien Faudot L’hégémonie monétaire des États-Uniscontre le plan Keynes de 1943Denis Durand Wall Street, cœur financier des États-Unis etde la mondialisation capitalisteRenaud Le Goix Investir et spéculer sur le logement aprèsla crise des subprimesFrédéric Boccara Le dollar et les multinationales, piliers del’impérialisme technologique USAlexia Blin Quand Marx congratulait Lincoln

51 RÉACTIONS (LE N° 14-15 EN DÉBAT)Roland Jacquet, Maryse Dumas

52 MILITERJérémie Giono Le PCF a 100 bougies !Municipales, préparer l’après 15 mars

58 CHRONIQUE EUROPÉENNEVincent Boulet Défaite de la gauche en Grande-Bretagne,quelle leçon en tirer?

59 PARLEMENTSébastien Jumel Réforme des retraites : dans ce jeu depoints, tous seront perdants !

63 UNIVERSITÉ PERMANENTE64 CONTROVERSEGérard Streiff Le syndrome Juvin ou la double vie du Rassemblement national

66 CRITIQUE DES MÉDIAACRIMED Retraites, cinquante nuances de « galères » au 20hde France 2

70 FÉMINISMEFanny Charnière Égalité femmes/hommes, du levier financierpour les retraites à l’enjeu de civilisation

73 PHILOSOPHIQUESJean-Michel Galano Parcours en zigzag dans la philosophieétats-unienne

76 HISTOIREAline Helg Au-delà de l’image de l’esclave mâle rebelle

80 PRODUCTION DE TERRITOIRESGuillaume Faburel Les métropoles : entre grandeurimaginaire et projets écocidaires

83 SCIENCESNoëlie Debs Accident vasculaire cérébral, imagerie médicaleet diagnostics

86 SONDAGEGérard Streiff Accès aux soins : l’inquiétude

87 STATISTIQUESFanny Charnière Firmes multinationales françaises : six millions de salariés employés hors de France

88 HORS CADREThomas Lalire Chili 1973 : l’ambassade de France n’en finit pas de livrer ses secrets

90 LIRE Marine Miquel « Essayez donc la dictature » ? Aux sources du libéralisme autoritaire

93 CRITIQUES• Maxime Cochard Nous n’avons pas besoin des riches.Bêtisier du macronisme• Bernard Lahire (dir) Enfances de classe. De l’inégalitéparmi les enfants• Patrick Le Hyaric La banlieue porte plainte, Aubervilliers au cœur• Valère Staraselski La Revanche de Michel-Ange Vivre intensément repose• Frédéric Boccara, Denis Durand, Catherine Mills (coord.)Les Retraites : un bras de fer avec le capital

96 EN DÉBAT Aurélien Aramini La République française tiraillée entreconservatisme, libéralisme, jacobinisme et socialisme

102 DANS LE TEXTE (FÉMINISME) Saliha Boussedra Création littéraire des femmes et luttes politiques

Tél. : 01 40 40 12 34 - Directeur de publication : Guillaume Roubaud-QuashieDirecteur : Guillaume Roubaud-Quashie • Rédacteurs en chef : Davy Castel, Jean Quétier, Gérard Streiff • Secrétariat de rédaction : Noëlle Mansoux • Comité de rédaction :Aurélien Aramini, Hélène Bidard, Victor Blanc, Vincent Bordas, Saliha Boussedra, Séverine Charret, Pierre Crépel, Camille Ducrot, Maëva Durand, Jean-Michel Galano,Jérémie Giono, Baptiste Giron, Florian Gulli, Nicolas Lambert, Élodie Lebeau, Gérard Legrip, Constantin Lopez, Corinne Luxembourg, Igor Martinache, Sophie Mazenot-Chappuy, Marine Miquel, Pierrick Monnet, Laura Moscarelli, Michaël Orand, Léo Purguette, Julien Rossi, Marine Roussillon, Sabrina Royer • Direction artistique etillustrations : Frédo Coyère • Mise en page : Sébastien Thomassey • Édité par l’association Paul-Langevin (6, avenue Mathurin-Moreau - 75 167 Paris Cedex 19) • Responsablefinancier : Mitra Mansouri-Guilani, Tél. 01 40 40 13 41 - [email protected] Imprimerie : Public Imprim (12, rue Pierre-Timbaud BP 553 69 637 Vénissieux Cedex)• Dépôt légal : mars/avril 2020 - N°16 - ISSN 2265-4585 - N° de commission paritaire : 0924 G 93466.

La rédaction en chef de ce numéro a été assurée par Davy Castel

2 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

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H ÉDITORIAL H

affaire est entendue : les États-Unis sont le pays du grand capital. Ajoutezles coups d’État contre Mossadegh ou Allende, la guerre du Vietnam, l’actifsoutien aux talibans en Afghanistan, aux contras face aux sandinistes, les

carnages au Moyen-Orient justifiés par des fioles contenant force poudre de perlim-pinpin… Ajoutez – ces choses-là comptent aussi… – la liste des promoteurs bruyantsdu « modèle américain » : Giscard, Sarkozy, maints patrons et idéologues amateursde bas salaires et faibles impôts, hier encore une certaine « gauche » gagnée au libé-ralisme… N’en jetez plus ! Les États-Unis, dans de larges fractions progressistes denotre pays, n’ont pas la cote.Bien sûr, l’affaire est plus compliquée car, des époux Rosenberg à Mumia Abu Jamal,de Howard Fast à Joan Baez en passant par Paul Robeson ou Angela Davis, bien desfigures états-uniennes ont été, en France, au cœur de combats mémorables. Solidaritéinternationaliste de victimes d’une même classe dominante états-unienne. De là à atten-dre de ce pays quelque chose de vraiment positif, il y a un pas que, sans doute, peu fran-chissent parmi les hommes et les femmes de progrès.

Et pourtant, que de merveilles fleurissent sur cette terre contrastée. Se joue ainsi à laComédie française Angels in America [des anges en Amérique] de Tony Kushner, pièceécrite à la fin des années 1980 et créée outre-Atlantique au tout début de la décenniesuivante. Qui est ce dramaturge trop peu connu du grand public sous nos latitudes ? Ilse présente lui-même ainsi : « Je suis juif, marxiste et homosexuel.» Tout un programme !Assez rare, ici, au pays de Cyril Hanouna et d’un antimarxisme sénile qui (entre milleexemples) plaça longtemps notre pays jusqu’au ridicule de ne pas traduire l’une dessommes de l’historiographie de langue anglaise, L’Âge des extrêmes d’Eric Hobsbawm(finalement traduite et publiée en Belgique avec le concours du Monde diplomatique).Le pedigree de l’auteur ne dit toutefois rien de l’œuvre qu’il faut voir et/ou lire. Dansl’Amérique des années Reagan, on croise des personnages contemporains mais aussi44

Angels in America ?

« Pièce très politique sur fond d’années SIDA, de capitalisme déchaîné, de nationalisme agressif,

l’œuvre résonne fort en 2020, à l’heure où Trump semble être le bégaiement

de son lointain prédécesseur. »

L’

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H ÉDITORIAL H

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des revenants comme Ethel Rosenberg (merveilleusement incarnée par DominiqueBlanc, au milieu d’une distribution excellente). Pièce très politique sur fond d’annéesSIDA, de capitalisme déchaîné, de nationalisme agressif, l’œuvre résonne fort en 2020,à l’heure où Trump semble être le bégaiement de son lointain prédécesseur. Le lienentre les deux présidents est d’ailleurs incarné par l’un des personnages (ayant réellementexisté) : Roy Cohn, avocat au rôle déterminant dans l’exécution des époux Rosenbergen 1953, très proche de Reagan, lié au promoteur Fred Trump puis conseiller juridiquedu fils de ce dernier, Donald… Plus largement, pour citer Pierre Laville, qui signe unetraduction remarquable et la préface de l’édition française, on peut parler d’«une tragi-comédie du libéralisme au quotidien, mondialisé, dévastateur, sans issue, tueur d’espoir »,d’« un chant prémonitoire de ce que nous avons vécu depuis vingt ans ».

Mais la pièce ne nous laisse pas face à ce seul spectacle, elle vient nous interrogersans détour (ni recette) quand surgit Alexis Antédiluvianovich Prelapsarianov [sic], « leplus vieux bolchevik vivant », qui lance : « La Grande Question à laquelle il nous fautrépondre est la suivante : sommes-nous condamnés ? […] Et la Doctrine ? Qu’allons-nous faire sans Doctrine ? […] Vous ne pouvez pas vous imaginer, quand nous avonseu accès à nos Grands Classiques pour la première fois, quand dans la nuit sombre ettrouble de notre ignorance et de nos terreurs, la semence de nos discours a surgi et apeu à peu diffusé sa clarté, quand, en une Rouge Floraison, cette sublime poussée desève a donné lieu à la praxis, la vraie praxis, la théorie pure enfin reliée à la vie réelle…[…] Non, vous ne pouvez pas vous imaginer. Je pleure sur vous. Que nous proposez-vous à présent et à la place, vous les Enfants Héritiers de cette Théorie ? Des OPA ?Des Cheeseburgers ? Un pâle dérivé boukharinien de Capitalisme fade et élimé ! […]Avortons descendant d’une race de géants ! Changer ? Oui, il nous faut changer, il lefaut, mais montrez-moi d’abord votre Nouvelle Théorie pour que je monte sur les bar-ricades […] Montrez-moi les paroles d’où naîtront le monde nouveau, ou alors que l’onse taise tous, à jamais. » Kushner ne donne pas de manuel à suivre ; il pose de fortesquestions et les personnages en débattent, sans accord unanime. La pièce se refermeainsi sur une méditation qui, ici, ne paraîtra pas vaine, sur le couple théorie et politique.Peut-on faire de la politique sans théorie, après la chute du mur de Berlin ? Quellethéorie ? Qu’entendre par ce mot et qu’en attendre ? Grandes et salvatrices interrogationsqui ne valent pas qu’aux États-Unis… Qu’il est triste – et tristement révélateur – d’entendre à la radio française Charles Dantzigdescendre en flammes la juste mise en scène d’Arnaud Desplechin et détourner par-là les auditrices et auditeurs des chemins menant à ces Angels in America. Remarquez,n’est-ce pas ce même Dantzig qui signait dans L’Express cette critique d’anthologie àl’occasion de la reparution chez Gallimard de La Grande Gaîté, ce recueil d’Aragon de1929 ? « Non, non, non, Aragon n’est pas le plus mauvais poète du XXe siècle ! Le titreest partagé entre Paul Éluard et Robert Brasillach. Aragon n’est que le plus hargneux.

44

« Peut-on faire de la politique sans théorie, après la chute du mur de Berlin ? Quelle théorie ?

Qu’entendre par ce mot et qu’en attendre ? Grandes et salvatrices interrogations

qui ne valent pas qu’aux États-Unis… »

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H ÉDITORIAL H

MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune • 5

“Certains jours, j’ai rêvé d’une gomme à effacer l’immondice humaine”, dit-il dans undes poèmes de La Grande Gaîté. Il devait penser à lui-même. » On note au passage l’ab-jecte mesquinerie visant à associer Aragon, Éluard et Brasillach, histoire de camouflerun anticommunisme qui ne semble pas étranger à la hargne… Il est vrai que ce monsieurest un fin lecteur : les deux poèmes qu’il condescend à citer un peu dans son compterendu sont parmi les trois premiers du recueil ! Reconnaissons que Ch.D. fait aussi uneallusion à un troisième poème situé également dans le premier quart du livre. À supposerqu’il n’ait pas sauté de pages, Ch.D., sans doute très sensible au titre du magazine, L’Ex-press, a peut-être lu un quart du recueil… mais, esprit d’exception, il a trouvé dans LaGrande Gaîté cette citation célèbre sur la « gomme à effacer l’immondice humaine ».Sauf que ces mots d’Aragon, bien connus des amateurs de sites comme citation-celebre.leparisien.fr, datent de l’automne 1924 et ont été publiés dans le cadre de cetteréaction collective des surréalistes (« Un cadavre ») à la mort d’Anatole France. Voicidonc ce qu’il faut lire et entendre (sur France Culture !) dans notre pays qui se targuede tant de supériorité en matière culturelle… Dans le même temps, le romancier états-unien Kevin Powers, distingué par le Guardian First Book Award (prix Guardian dupremier livre) ou la fondation Hemingway, vient de publier A Shout in the Ruins (litté-ralement « un cri dans les ruines », édité en français sous un autre titre, L’Écho dutemps, grand prix de littérature américaine 2019) en écho revendiqué à l’avant-dernierpoème (éblouissant et déchirant) de La Grande Gaîté, « Poème à crier dans les ruines ».À sa décharge, Ch.D. qui n’a trouvé qu’immondices chez Aragon n’est sans doute pasallé jusque-là dans le recueil… mais quel contraste en notre pitoyable défaveur !

Les plus politiques des lectrices et lecteurs objecteront peut-être : tout cela est bel et bonmais la politique états-unienne… Elle nous a tout de même habitués à un bien triste spectacleopposant la droite la plus réactionnaire et belliqueuse à un Parti démocrate économiquementlibéral et géopolitiquement à peine moins agressif (hors, peut-être, Carter). Après tout, leprésident Harry Truman, président de guerre froide parmi les plus acharnés que le paysait connus, était démocrate et non républicain. Certes, certes et, d’une manière générale,il n’est point question d’appeler à copier quelque pays que ce soit. Reste que la situation est plus intéressante que l’image qu’on peut parfois s’en faire.La préoccupation écologique, par exemple, semble s’accompagner bien davantage qu’icide la conscience qu’on ne peut la faire prévaloir sans s’attaquer frontalement au capital.La dynamique autour de Bernie Sanders (qui n’est pas Lénine mais pas davantageClinton), les évolutions de ce qui fut le mouvement Occupy Wall Street (occupez WallStreet) et les contradictions objectives auxquelles est confrontée la première puissanceéconomique et militaire du monde appellent mieux que des jugements hâtifs.Les États-Unis seraient-ils tout à coup devenus un peuple d’anges ? Certes non,mais justement. Un peuple d’hommes et de femmes projetés dans ce siècle brutal.Comme nous.l

Guillaume Roubaud-Quashie, directeur de Cause commune.

« Les États-Unis seraient-ils tout à coup devenus un peuple d’anges ? Certes non, mais justement.

Un peuple d’hommes et de femmes projetés dans ce siècle brutal. Comme nous. »

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H POÉSIESH

J.R.R. TOLKIEN ET LA POÉSIE John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein,alors capitale de l’État libre d’Orange, aujourd’hui enAfrique du Sud. Son père décède alors que Mabel Tolkienemmène ses deux enfants en voyage en Angleterre.La famille s’établit à Sarehole, près de Birmingham.Mythographe, philologue et romancier, Tolkien est éga-lement l’auteur de nombreux poèmes. Ses œuvres iné-dites, publiées de façon posthume par son fils Chris-topher, comprennent non seulement la mythologie dela Terre du Milieu mais aussi des éditions et des tra-ductions de textes médiévaux en vieil anglais. Lestextes poétiques en vieil anglais inspireront l’auteurpour composer les nombreux chants qui ponctuentson œuvre. C’est le cas notamment des poèmes (« Lemarin », « L’errant ») contenus dans le Livre d’Exeter,un codex de la seconde moitié du Xe siècle. Ces poèmesau ton élégiaque marquent profondément la poésie deTolkien, qui se caractérise notamment par la récurrencedu thème littéraire de l’ubi sunt. « La dernière arche »est empreint d’une méditation mélancolique sur laperte et le deuil, caractéristique de la poésie de Tolkien,qui s’inscrit à la fois dans son temps et dans une longuetradition littéraire qui remonte à l’Antiquité.On retrouve l’écho des paysages de la campagne anglaise

où il grandit dans les descriptions de la Comté (The Shire)le pays des Hobbits. Chez Tolkien, le sentiment de perteirrémédiable se rattache à la fois aux êtres, aux lieux etaux choses. « La dernière arche » évoque l’altérationd’un ordre du monde, le passage d’un « Âge » à un autre.À la fin du Seigneur des Anneaux, un autre vaisseau blanc,en partance du dernier rivage de la Terre du Milieu, conduitFrodon Sacquet, le protagoniste de la trilogie, vers lesTerres immortelles. Tolkien commence à jeter les bases de sa mythologiesur son lit d’hôpital, alors qu’il souffre de la fièvre destranchées contractée dans la Somme. On retrouve chezFrodon un souvenir de la mémoire traumatique du soldatde la Grande Guerre qui y laissa plusieurs de ses amis.L’expérience de la perte hante de nombreux personnagesde Tolkien. Dans « La dernière arche », c’est sans témoinsque se tourne la page d’un exil définitif hors du mondeconnu. Le monde n’existe qu’à travers le regard des êtresqui l’habitent ou qui lui donnent le jour. L’exil marque lafin d’un récit particulier du monde. Celui-ci s’en trouvealors irrémédiablement altéré. « Avant, écrit Tolkien, uneroute droite allait vers l’Ouest/ Maintenant, toutes lesroutes sont courbes. » l

Kristina Nikolaishvili

Qui verra un vaisseau blancquitter le dernier rivage,les pâles fantômes en son sein froidtelles des mouettes qui gémissent ?

Qui remarquera un vaisseau blanc,léger comme un papillondans la mer qui monte,sur des ailes telles des étoiles,la mer qui enfle,l’écume qui souffle,les voiles qui brillent,la lumière qui s’évanouit ?

Qui entendra rugir le venttelles les feuilles des forêts ;les rochers blancs qui grondentdans la lune qui scintille,dans la lune qui décroît,dans la lune qui tombe,une chandelle-cadavre ;le tonnerre qui murmure,l’abîme qui remue ?

Qui verra s’assembler les nuages,les cieux qui se penchentsur les collines qui s’effondrent,la mer qui se soulève,l’abîme qui bâilleles ténèbres anciennesau-delà des étoiles qui tombentsur des tours effondrées ?

Qui remarquera un vaisseau brisésur les rochers vertssous des cieux rouges,un soleil voilé qui luit faiblementsur des os qui brillentdans le dernier matin ?

Qui verra le dernier soir ?

Poème publié dans Les Monstres et les critiques,édition de Christopher Tolkien, traduction de ChristineLaferrière, Christian Bourgois, 2006, p. 264-266.

La dernière arche 

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H REGARD H

L’art dit « socialiste » est pour beaucoup synonymede propagande, sans réel intérêt esthétique. L’ex-position Affiches cubaines, révolution et cinéma,1959-2019 au Musée d’arts décoratifs (MAD) àParis, en présente au contraire un tout autregenre : coloré, exubérant et surtout ouvert àdiverses influences provenant de l’art contem-porain mondial, telles le pop, le psychédélismeou l’art optique (op’ art) et cinétique.Le parcours de l’exposition, qui retrace l’histoirede l’affiche cubaine depuis la révolution de 1959,ne laisse nul doute quant au caractère subversifde cet art. Parmi les trois cents affiches exposées,deux d’entre elles sont particulièrement signi-ficatives. Conçues par Alfredo Rostgaard (1943-2004), l’une représente Ernesto Guevara et l’autreRichard Nixon. L’effigie iconique du Che est subli-mée de rayons d’arc-en-ciel émanant de l’étoilede son béret, tandis que le profil de Nixon s’im-brique dans un nuage de formes biomorphiques.Avec ses oreilles pointues et ses dents en crocs,ce Nixon nous apparaît comme dans un bad trip.Après les affiches politiques, place au cinéma,autre grand art prôné par Fidel Castro pour « édu-

quer » les masses. Ces affiches, contrairementaux états-uniennes qui montrent des têtes d’ac-teurs, privilégient une interprétation libre du filmde la part des artistes, signe d’un rejet du starsystem hollywoodien.On saurait saluer l’exhaustivité de l’expositionsi ne manquait à l’appel une figure essentielle.Aucune mention n’est faite, ni dans le catalogueni sur le site du musée, à Régis Léger, alias Dugu-dus, graphiste proche du PCF et auteur de CubaGrafica (2013), première étude scientifique fran-çaise retraçant l’histoire de l’affiche cubaine. Cetouvrage a pourtant été présenté lors d’une confé-rence dans ce même musée l’année de sa paru-tion. Selon une déclaration de l’artiste postéesur sa page Facebook le 20 novembre 2019, ilaurait été consulté par le musée, puis finalementécarté du projet. La direction du MAD n'a passouhaité s'exprimer à ce sujet. l

Affiches cubaines, révolution et cinéma, 1959-2019,Musée des arts décoratifs, Paris. 

Wilson Tarbox

L’affiche cubaine, une arme de lutte

Alfredo Rostgaard, Che Guevara,OSPAAAL, 1969. © Paris, BnF.

Alfredo Rostgaard, Nixon, OSPAAAL, 1972. © Collection La contemporaine.

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L E G R A N D E N T R E T I E N

«À cause de Macron1, on crie Révolution !»

Avec la question de la transformation écologique, le combat pour l’égalité femmes/hommes est un des grands défis de notre temps, une demande de plus en pluspressante de la société. Les femmes et les mouvements féministes sont à l’offensivecontre les violences sexistes et sexuelles partout dans le monde. À la veille du 8 mars,Hélène Bidard, responsable de la commission nationale féministe du PCF répondaux questions de Cause commune sur l’actualité.

–––– PROPOS RECUEILLIS PAR LÉO PURGUETTE ––––

Les femmes ont été décrétéesgrandes gagnantes de la réformedes retraites par le gouvernement.Qu’en pensez-vous?La France est la cinquième puissancedu monde, mais la droite revanchardeveut continuer de liquider le meilleursystème de retraite au monde au profitd’un système truqué desservant encoreplus les femmes. Avec la commissionféministe du PCF nous avons analyséces paradoxes. On nous répète qu'onvit plus longtemps aujourd'hui, alorsque, dans les métiers féminisés, par-ticulièrement les aides-soignantes,puéricultrices, les auxiliaires de viearrivent « cassées » à la retraite à 62ans sans reconnaissance de la pénibi-lité. Le salaire moyen des femmes estde 1962 euros quand il est de2410 euros pour les hommes, lesfemmes retraitées ont une pensionmoyenne de 932 euros quand celle des

galèrent, pendant que 30 % des 60-64ans sont sans emploi. C’est le cumuldes peines! Les carrières hachées,plus courtes, les salaires inégauxconduisent à des écarts de retraite de

l'ordre de 42 % pour les pensions per-sonnelles ou de droit direct en défaveurdes femmes. L'écart est de 29 % si onajoute la pension de réversion que le

hommes retraités est de 1603 euros.Quand nous parlons de précarité ou debas salaires il est grand temps de parlerau féminin sinon nous nous tromponsdans le discours.

Les souffrances des personnels desanté, du soin, sont incommensurablesfaute d'avoir les moyens d'exercerhumainement leur mission. Les jeunes

8 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

« Les femmes retraitées ont une pensionmoyenne de 932 euros quand celle

des hommes retraités est de 1603 euros. »

1. En référence à la chorégraphie, jouée par les manifestantes, grandes perdantes de la réforme des retraites, sur l’air de À cause des garçons, détourné en À cause deMacron…

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gouvernement veut supprimer. Laretraite donne une image de toutes cesinégalités de carrirère, injustes, quesubissent les femmes. Appliquer toutesles lois pour l'égalité salariale femmes-hommes dégagerait dans les caissesde la Sécurité sociale 9 milliards en2023, selon les chiffres de la CGT.Il nous faut accompagner et amplifierla transition féministe en cours dansle monde entier et cela passe priori-tairement par « l’égalité au boulot ».Pour cela nous devons d’abord com-prendre et nous organiser contre « lesrapports sociaux de genre ».

Alors que nous abordons les élections municipales quellevision peut apporter une lectureféministe?Je pense que les candidats et éluscommunistes, femmes et hommes,doivent accompagner, aider à pour-suivre et amplifier la « transition fémi-niste » en cours. Il faut en faire un axede politique municipale. Une collectivitéféministe est une collectivité qui a inté-gré la question du genre dans l’en-semble de ses politiques publiques.Cela veut dire non seulement construiredes politiques spécifiques, par exempleavec la création d’un observatoire desviolences faites aux femmes, mais aussiagir sur des domaines d’action commel’aménagement urbain, le sport, lasanté, la petite enfance, la sécurité.Cela implique également d’être exem-plaire en matière de traitement éga-litaire des agents, femmes et hommes,de la municipalité. Enfin, cela demandele courage de se positionner aux côtésdes luttes de femmes, des luttes fémi-nistes, dans le débat national, voireinternational. Une ville féministe estune ville inclusive, ouverte d’esprit etbienveillante, où chacune et chacunpeut se sentir à sa place. Je croisqu’avec la question de la transformationécologique, le combat pour l’égalitéfemmes/hommes est un des grandsdéfis de notre temps, une demande de

plus en plus pressante de la société.Les femmes et les mouvements fémi-nistes sont à l’offensive contre les vio-lences sexistes et sexuelles partoutdans le monde. C’est historique et irré-sistible. Regardez comme la questiondes « féminicides » s’est imposée enquelques mois à l’agenda politiquefrançais. Tout élu, homme ou femme,doit accompagner ce mouvement dela « transition féministe ». Et je dois

dire que cela n’est pas à sens unique,car la prise en considération de monaction, en tant qu’élue, a clairementévolué favorablement à partir de 2017quand a surgi le mouvement Metoo.J’ai expérimenté in vivo le pouvoir d’unmouvement social sur les institutions.J’ai pu négocier régulièrement desaugmentations du budget de la Villede Paris alloué aux associations. À pré-sent, il faut dans les collectivités enfon-cer le clou et construire partout oùnous le pouvons des politiques fémi-

nistes. Le mouvement Metoo nousdonne une force considérable. Nouspouvons influer sur plusieurs domainesclés d’intervention dans les collectivités,autrement dit, construire une politiqueintégrée. Beaucoup reste à faire, maisla prise en compte des femmes s’estmaintenant étendue à l’urbanisme. Onpeut aller plus loin en intégrant un cri-tère de genre dans la rénovation dumilieu urbain, dans le sport, avec un

meilleur partage des équipementsmais aussi dans les grands événe-ments, dans la lutte contre la pauvreté,avec la mise en place de haltes pourles femmes à la rue, dans le logement,avec la mise en place de dispositifsspécifiques pour les femmes victimesde violences. La question du genre estdevenue un important levier pour lamodernisation des politiques publiques.Si nous devions choisir une mesure,je dirais qu’il faut s’atteler à la miseen place d’un budget sensible au genre,44

« Il nous faut accompagner et amplifier la transition féministe en cours dans le monde

entier et cela passe prioritairement par“l’égalité au boulot”. Pour cela nous devons

d’abord comprendre et nous organiser contre“les rapports sociaux de genre” ».

MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune • 9

9 janvier, manifestation contre la retraite Macron à Paris.

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une question qui touche le nerf de laguerre – l’argent dédié aux femmes –,qui permet d’évaluer et d’améliorerconsidérablement l’effet des politiquespubliques en matière d’égalité, et quien elle-même est un puissant instru-ment de prise de conscience, danstoutes les directions d’une collectivité,de l’importance du sujet. C’est un gagede cohérence et d’efficacité pour uneville progressiste.

Comment, pour lescommunistes, la question de l’égalité entre les femmes et les hommes s’inscrit-elle dans un projet d’émancipation de toute la société?Le 8 mars 2020, journée internationalede lutte pour les droits des femmes,sera une fois de plus placé sous le signede la lutte pour l’égalité professionnelle!Elle constitue un levier de premier planpour parvenir à une égalité réelle entreles femmes et les hommes. Le 8 marssera marqué par la « grève féministe »et la manifestation « On arrête toutes »(de travailler, de briquer, de cuisiner,de consommer…) pour les droits desfemmes et pour l’égalité, avec le collectifnational droit des femmes, auquel le

PCF participe bien évidemment! Maiscette année, du fait de la colère et dela prise de conscience des inégalitésque les femmes subissent, il est certainque ce 8 mars s’ancrera dans un mou-vement de fond de « transition féministede la société », une vague qui avance,

pour l’instant, malgré les coups violentsdes réactionnaires.Dans leur vie professionnelle, lesfemmes subissent de nombreusescontraintes qui non seulement ne per-mettent pas de construire une carrièredans de bonnes conditions, mais qui,en plus, privent le monde du travail detalents et de forces considérables. Sile taux d’emploi des femmes et leurrémunération étaient égaux à ceux deshommes, le PIB de la France bondiraitde 6,9 %.Il faut conquérir l’égalité profession-nelle. Les inégalités se sont réduitesjusqu’en 1990 puis plus rien ! Lesfemmes sont concentrées dans seu-lement douze familles professionnellessur quatre-vingt-sept. Elles sont nonreconnues et sous-payées, alors que,depuis plus de trente ans, elles sontplus diplômées que les hommes. Ellesoccupent des postes moins qualifiés,moins valorisés. La société patriarcaleles maintient dans un statut d’infério-rité. Le patronat utilise le travail desfemmes comme un laboratoire d’ex-périmentation afin d’étendre la pré-carité, la flexibilité et le temps partielà l’ensemble du monde du travail.La situation du salaire des femmes en

France se dégrade à toute vitesse àcause des politiques d’austérité et dedérèglement du droit du travail ; en2018, les femmes travaillaient gratui-tement à compter du 12 novembre à15h35, soit dix jours plus tôt qu’en 2016. L’invisibilité du travail des femmes, et

de leurs luttes, est une constructionsociale et il faut se battre partout etsans cesse pour démontrer que l’éga-lité entre les femmes et les hommesn’est pas un supplément d’âme. Lapénibilité dans les emplois « fémini-sés », aide à la personne, assistantesmaternelles, puéricultrices, profes-seures des écoles, avocates, infir-mières… doit être prise en compte.Le « plafond de verre » professionnelcantonne les femmes sur les postesles moins qualifiés, avec les plus bassalaires, avec les possibilités d’évo-lution les moins importantes. La reva-lorisation des métiers dits « féminins »passe aussi par une revalorisation desdéroulements de carrière. 55 % deshommes contre seulement 37 % desfemmes font des heures supplémen-taires. Outre le problème énorme quecette mesure pose pour les financesde la Sécurité sociale, cela contribueà renforcer les inégalités de revenus,l’inégale répartition des tâches ména-gères, la charge mentale. La trans-parence des systèmes de rémunéra-tion est indispensable.Les 32 heures pour toutes et tous per-mettraient d’en finir avec les tempspartiels imposés. 82 % des salariésqui ont un contrat à temps partiel sontdes femmes. Ces postes sont aussiceux où l’on subit le plus d’abus parcequ’on est plus vulnérable face à la hié-rarchie, à la clientèle ou à l’environ-nement professionnel. Ainsi, 56 % desagressions sexuelles arrivent sur lelieu de travail.La mixité des métiers est un atout pourla société. Dès leur plus jeune âge, lesfemmes sont assignées à certainsmétiers plutôt qu’à d’autres: 48 % desfemmes occupant un emploi sont can-tonnées dans quatre secteurs d’activité,la santé et les services sociaux, l’édu-cation, l’administration publique et lecommerce de détail. Une telle répar-tition des métiers est un poids mortpour l’avenir du pays, quand on sait,par exemple, les difficultés auxquelless’exposent les jeunes femmes pour

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« Les candidats et élus communistes,femmes et hommes, doivent accompagner,aider à poursuivre et amplifier la “transitionféministe” en cours. Et pour cela il faut en

faire un axe de politique municipale. »

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engager un cursus d’ingénieur alorsque la France a besoin de dix milleingénieurs supplémentaires par an.En se donnant l’ambition de sécuriserl’emploi et la formation pour toutes ettous, le PCF intègre la lutte collectivecontre les inégalités, les stéréotypessexistes et les discriminations subiespar les femmes, notamment la préca-rité et le temps partiel imposé, commeune priorité.

L’égalité des hommes et des femmes est la grande causedu quinquennat. Marlène Schiappaa organisé un Grenelle desviolences faites aux femmes et pourtant, pour le mondeassociatif, le compte n’y est pas.Comment l’expliquez-vous?Si les masculinistes et antiféministesexistent depuis bien longtemps, larécente relève féministe dans la sociétéa bien à cœur de dénoncer et contre-carrer leurs actions, notamment autravers des mouvements #Metoo et#Balancetonporc, qui ont permis derévéler de graves faits commis enversde nombreuses femmes, s’agissantde violences sexuelles, mais aussi deviolences commises au sein du coupleet du harcèlement de rue. Les mani-festations et les grèves féministes quise déroulent autour du 25 novembre,journée internationale de lutte contreles violences faites aux femmes, et du8 mars, ainsi que toutes les autresactions ayant lieu au cours de l’année,sont là pour rappeler, à toutes et àtous, au gouvernement comme à lapopulation, que les violences ne relè-vent pas du domaine privé, qu’il s’agitbien d’une problématique publique etpolitique et qu’elle est loin d’être régléeà ce jour.En effet, l’impunité envers les auteursde ces violences reste trop souvent lanorme, entraînant ainsi un fort tauxde récidive et une continuité de cesviolences. Le gouvernement, lesorganes de justice restent globalementtrop inactifs face à cela, bien que cela

soit décrié par toutes les associationset mouvements qui luttent sur le ter-rain. La réalité de la situation, ce sontseulement 79 millions d’euros qui sontconsacrés à la lutte contre les violencessexistes et sexuelles par l’État, malgréles déclarations de « grande cause »

du gouvernement, à mettre en parallèleavec les 3,6 milliards d’euros que coû-tent à la société les violences faitesaux femmes chaque année.Le gouvernement a tenté de donnerl’impression de prendre les choses enmain en organisant le Grenelle sur lesviolences conjugales, réclamé par lesassociations. Mais, dans le mêmetemps, le Premier ministre a toujoursaffirmé que l’engagement serait à« budget constant » et donc ce Grenellene peut être que décevant!L’organisation même du «Grenelle»est plus que discutable. Les élues etélus locaux n’ont pas été associés, toutcomme les syndicats. Les propositionsqui en découlent ne sont pas financées.La ligne d’écoute annoncée à grandrenfort de publicité existe depuis 1992!Le « fonds Catherine » pour les asso-ciations, invention de communicationde Marlène Shiappa, est en réalité unreliquat de son budget, non reconduc-tible. La dotation de 130000 euros pourla région Île-de-France, c’est13 000 euros pour Paris où 12 900femmes victimes de violences conju-gales sont déjà prises en charge parles associations. L’aumône ne payeramême pas un café par femme victime!Quand les associations disent et répè-tent qu’il s’agit d’un plan de commu-nication, elles ont raison. Autre exem-

ple, à Paris, un des seuls foyers quiaccompagnent les femmes victimesde violences, avec une prise en chargede leurs enfants, et un vrai accompa-gnement global, va voir ses subventionsbaisser de 50 %. La situation est dra-matique. Aujourd’hui, ce sont des cen-

tres d’hébergement (CHRS) dédiés auxfemmes avec accompagnement quiferment pour créer des places en cen-tres d’hébergement d’urgence simples,sans accompagnement. C’est cettepolitique publique qui est mise enplace! Voici pourquoi les associationsqui avaient réclamé une mise à platdu problème ont été déçues, même sinous avons toutes décidé de ne pasutiliser la politique de la « chaise vide ».Le gouvernement ne veut pas con -struire une politique publique. Et pour-tant, les associations, aux côtés desélus locaux, peuvent agir très concrè-tement. Les collectivités locales, quin’ont pas été consultées sur cesmesures, mettent en place des expé-rimentations. En Seine-Saint-Denis età Paris, des observatoires ont été créés.Ça fonctionne. Quand on construit unecoopération entre les services de l’État,les services des collectivités locales,les associations, les professionnels,on avance! Poursuivre la transitionféministe, c’est mieux prévenir et pro-téger les femmes et les enfants contreles violences machistes, cela devraitêtre une question prioritaire de santépublique. Si nous savons nous saisirde ces préoccupations, le mouvementMetoo peut nous donner une forceconsidérable pour l’émancipation detous et toutes. l

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« Poursuivre la transition féministe, c’est mieuxprévenir et protéger les femmes et les enfants

contre les violences machistes, cela devrait êtreune question prioritaire de santé publique. »

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L es États-Unis sont toujours aujourd’huil’hégémon (la puissance dominante), deplus en plus contesté, mais encore indé-

trôné, qui prétend tirer les ficelles des relationsentre États, décider de la guerre ou de la paix,exporter ses conceptions économiques et cul-turelles au monde entier, par la force ou à traversun soft power (pouvoir d’influence, littéralement:« pouvoir doux ») dont on voit bien ce qu’il a depower, mais plus difficilement ce qu’il a de soft.

UNE PUISSANCE DOMINANTESUR LE PLAN MONDIALLes États-Unis ne sont pas seulement un pays,un État ou un peuple, c’est une entité interna-tionale. Leur monnaie est la monnaie de réservemondiale, proclamée as good as gold (aussibonne que l’or) en 1944, et demeurée telle malgrél’abolition unilatérale de sa convertibilité en ordans les années 1970; leur système de paiementest le système de paiement international. Ilsdominent la plus grande alliance militaire dumonde – l’OTAN – et exercent un contrôle sanségal sur les institutions régulant l’ordre écono-mique mondial (Fonds monétaire international,Organisation mondiale du commerce, Banquemondiale). Dans ce pays sans langue officielle,on recensait en 2013 rien moins que 381 languesparlées – dont 169 indigènes. La langue du gou-vernement et de l’administration, l’anglais, estla troisième langue maternelle dans le monde,et la première en nombre de locuteurs ; savariante globish, omniprésente, parfois snobe,souvent irritante, est la langue internationalepar excellence. Champions de l’entertainment(industrie du divertissement), les États-Unisfigurent parmi les plus grands producteurs etdistributeurs de films, de musique, de jeux vidéo;

ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE,CRISE DE L’IMPÉRIALISME ?

La fin d’une ère ?

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« D’abord colonie britannique, la Nouvelle Angleterre se construit au cours de la période d’accumulationprimitive du capitalisme dans l’affrontement avec les puissanceseuropéennes concurrentes de l’Angleterre, en rivalité avec les peuples indigènes, puis contrel’Angleterre elle-même. »

Dès que l’on considère un des grands enjeux sociaux, politiques ou écologiques de notreépoque, il est rarement possible de ne pas faire allusion aux États-Unis d’Amérique. Ladestinée de ce géant est inextricablement liée au sort commun de l’humanité, en raisonde son poids économique, scientifique, militaire, démographique, culturel.

PAR CONSTANTIN LOPEZ, LAURA ISNARD ET NICOLAS LAMBERT*

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la Silicon Valley et les GAFA (Google, Amazon,Facebook, Apple) – tous états-uniens – sont àl’avant-garde des technologies de l’Internet quifaçonnent la façon dont nous percevons etconstruisons le monde contemporain. Leursentreprises, présentes aux quatre coins du globe,manœuvrent, restructurent et déstructurenttant d’économies, de sociétés et d’écosystèmes,au Nord comme au Sud, etc.

L’INCARNATION EN QUELQUE SORTEDU CAPITALISMELes États-Unis ne sont pas juste un pays capi-taliste, ils incarnent enquelque sorte le capitalisme.Leur histoire condense l’in-tégralité de l’histoire de cemode de production, depuisla période d’accumulationprimitive et la colonisation.D’abord colonie britannique,la Nouvelle Angleterre seconstruit au cours de lapériode d’accumulation pri-mitive du capitalisme dansl’affrontement avec les puis-sances européennes concur-rentes de l’Angleterre, en rivalité avec les peuplesindigènes, puis contre l’Angleterre elle-même.Plaque tournante du commerce triangulaire, lesnégociants originaires de ce territoire s’enrichi-ront grâce à la traite négrière et à l’exportationde produits extraits des colonies et tirés de l’ex-ploitation éhontée d’une main-d’œuvre soumiseà des traitements abjects. Les États-Unis d’Amé-rique, constitués après la proclamation de l’in-dépendance en 1776, n’auront de cesse de s’éten-dre vers l’ouest, annexant tous les territoiressitués sur leur course vers le Pacifique ; puispivotant vers le sud, ils annexeront des territoiresmexicains et aspireront dans leur giron des colo-nies espagnoles en lutte pour leur indépendance;avec la doctrine Monroe de 1823 et la procla-mation de la « Destinée manifeste », ils se réser-veront le droit d’imposer leur domination etleurs institutions sur les territoires et les popu-lations situés dans leur sphère d’influence « natu-relle », à commencer par l’Amérique latine. Lesmatières premières extraites des plantations

sudistes, notamment le coton, joueront un rôleclé pour permettre la révolution industrielle.Dans le développement industriel lui-même,les États-Unis joueront un rôle majeur. Pionniersde l’organisation scientifique du travail avec letaylorisme, ils sont parmi les premières nationsà expérimenter le processus de concentrationqui donne naissance au capitalisme monopoliste,dominé par des entreprises géantes, par oppo-sition au capitalisme concurrentiel de l’époquede Marx. Ces firmes, dans les conditions quisont les leurs, prendront la forme de trusts, avecun actionnariat dispersé déléguant à un repré-

sentant la gestion desaffaires courantes. Aux États-Unis, le marché est omni-potent. Presque tout peuts’acheter: les armes, la santé,l’éducation, même les élec-tions à certains égards ; il yexiste des armées privées,sans parler des prisons.Les États-Unis ont toujoursété le pays de la finance demarché et de la bourse,même dans les périodes oùla banque et le crédit étaient

dominants dans le financement de l’activité éco-nomique. Alors que le crédit bancaire, qui reposesur la création monétaire ex nihilo (à partir derien), est plus aisément contrôlable par la puis-sance publique et orientable à travers les poli-tiques économiques, la finance de marché faitdu capital nécessaire au financement des activitéséconomiques une simple marchandise venduesur un marché par des détenteurs de capitaux,et donne à ceux-ci un pouvoir accru pour déciderde l’orientation du système productif, et uneplus grande autonomie vis-à-vis de la puissancepublique.

UN PAYS DE PARADOXESET DE CONTRASTESSouligner le caractère paradoxal de ce pays estdevenu un lieu commun. L’hyperpuissance amé-ricaine incarne aujourd’hui plus que jamais l’hy-pocrisie à l’état pur du système de valeurs capi-taliste, caractérisé par le couple marché/répression: la liberté (d’exploiter) a besoin d’ins-

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« Pays de contrastes, avec des niveaux d’inégalités

dignes d’une république bananière,les États-Unis sont, par bien

des aspects, sous-développés. »

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titutions (répressives) et de protection (militaire).Derrière chaque Chicago Boy (le surnom de Chi-cago Boy désigne un groupe d’économistes chi-liens des années 1970, formés à l’université deChicago et influencés par Milton Friedman) pre-nant la défense de conceptions économiquesultralibérales, il y a un Pinochet qui veille. LesÉtats-Unis ont un taux d’incarcération astrono-mique (666 prisonniers pour 100000 habitantsen 2016, soit le plus élevé au monde) et pratiquent

toujours la peine de mort. Seule puissance del’histoire à avoir jamais vitrifié une ville par lefeu nucléaire, ils sont aujourd’hui les plus ferventsdéfenseurs de la non-prolifération (des autres).Premiers sponsors du terrorisme – songeonspar exemple aux talibans et aux contrasnicara-guayens –, ils affirment mener une lutte résoluecontre celui-ci. Proclamant le droit à l’autodé-termination des peuples, ils sont des instigateursnotoires d’interventions militaires, de coupsd’État ou de révolutions colorées à travers lemonde. Il semblerait, à les entendre, que la libertéet les droits de l’Homme cessent automatique-ment d’être bafoués dès lors que l’on compteparmi les alliés de l’Oncle Sam. Le cas de Cubareprésentant certainement un summum de cettehypocrisie : le seul centre de torture de l’île sesitue à Guantanamo, soit un territoire annexéde force, et toujours sous juridiction états-unienne.Pays de contrastes, avec des niveaux d’inégalitésdignes d’une république bananière, les États-Unis sont, par bien des aspects, sous-développés.

La misère et la précarité frappent une part trèsimportante de la population, qui s’est habituéeà vivre dans un habitat dégradé (mobil homes,tentes…), à ne pas pouvoir étudier ni se soignercorrectement. La dette étudiante est devenueun marché, et il est commun pour un étudiantde terminer ses études surendetté. Au niveaunational, le salaire minimum est extrêmementbas : 7,20 dollars de l’heure en 2019, avec unpouvoir d’achat équivalent à environ 5,43 euros.Le néolibéralisme est parvenu à faire du « chacunpour soi » la règle dans le domaine social et éco-nomique. La solidarité se replie au sein de lafamille et de la communauté, notamment reli-gieuse. La situation de la classe ouvrière auxÉtats-Unis s’est particulièrement dégradée depuisla mise en place des politiques d’inspirationnéolibérale pilotées par les transnationales.

UN COLOSSE AUX PIEDS D’ARGILECoincés entre la concurrence de la haute tech-nologie japonaise, coréenne ou européenne, etl’enclume des bas salaires des pays sous-déve-loppés, les États-Unis ont peu à peu vu décroîtreleur domination productive tous azimuts, et sesont vidés d’une partie de leur base industrielle.Leurs propres firmes transnationales ont cherchéà acquérir davantage d’actifs à l’étranger, ens’appuyant sur la force du dollar et sur la capacitédes États-Unis à s’endetter quasiment sanslimites. La reproduction des États-Unis en tantqu’hégémon mondial dépend ainsi de plus enplus de deux piliers complémentaires : le dollaret le secteur militaro-industriel. Le dollar permetau pays de s’endetter sans limites pour financerson industrie militaire, tandis que la supérioritémilitaire (avec son pendant technologique) per-met en retour la défense des intérêts états-uniensà l’étranger et de l’hégémonie du dollar, rendantmême possible, dans certains cas, la destructiondes États menaçant cette domination. Sur leplan interne, l’économie du pays devient de plusen plus sclérosée et parasitaire. D’un côté, onassiste au développement d’un secteur d’activitéglobalement improductif (tel que les servicesde livraison à domicile ou certaines strates dumanagement) et à la concentration des revenusdans les franges de la population bénéficiant dela rente impérialiste, extraite de la main-d’œuvreà bas coût du Sud par les firmes multinationaleset leurs réseaux de filiales et de sous-traitants.De l’autre, le prolétariat états-unien est victimede la dégradation de ses conditions de travail,

« Pionniers de l’organisation scientifiquedu travail avec le taylorisme, ils sont parmiles premières nations à expérimenter le processus de concentration qui donnenaissance au capitalisme monopoliste,dominé par des entreprises géantes, par opposition au capitalismeconcurrentiel de l’époque de Marx. »

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de la précarité, et voit sa qualité de vie et sesperspectives d’emploi se dégrader au cours dutemps, tandis que renaît un sous-emploi déguisésous forme de bullshit jobs (boulots à la con)aussi inutiles que mal payés…La fuite en avant dans ce modèle conduit à l’es-calade militaire, à la destruction environnemen-tale, mais aussi à l’exacerbation des tensionssociales dans le monde et à l’intérieur même dece pays. Malgré leurs démonstrations de force,les États-Unis apparaissent de plus en pluscomme un colosse aux pieds d’argile, et sonttraversés par des contradictions dont on ne voitpas comment elles pourraient être solubles dansle cadre du système actuel. Le succès de DonaldTrump, qui prétend rendre sa grandeur à l’Amé-rique, dit bien cela. Il traduit la réalité d’un déclinnotable depuis les années 1970, la remise encause du dollar, du capitalisme sous hégémonieétats-unienne. Mais cette crise s’étend en lon-

gueur. L’émergence d’un monde de plus en plusmultipolaire, dans lequel il faut souligner le rôlede la Chine, indique une vive contestation duleadership états-unien et, à n’en pas douter, dusystème qu’il véhicule. Sur le plan interne, leretour assumé des idées « socialistes » au seinmême du Parti démocrate n’annonce-t-il pasun changement d’époque, montrant qu’il estpossible, même aux États-Unis, de penser à unavenir débarrassé du capitalisme? Avec ce quiest peut-être la fin de l’ère américaine, pourraits’ouvrir donc non seulement le passage à unnouvel ordre international, mais aussi, espé-rons-le, le dépassement du capitalisme et de saversion néolibérale actuelle. n

* Constantin Lopez, Laura Isnard et NicolasLambert sont membres du comité de rédaction de Cause commune. Ils ont coordonné ce dossier.

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Première puissance mondiale économiqueet militaire, chantre du capitalisme, lesÉtats-Unis sous l’admi ni stration Trump

entendent restaurer leur hégémonie sans partage sur les peuples et pays du monde. La domination US est toutefois contestée. Le « na -tio n alisme antimondialiste » du business mil-liardaire devenu président en 2016, DonaldTrump, qui « mêle la revendication d’une Amé-rique forte (strong again ) et prioritaire (Ame-rica first ) » distingue la puissance américainemais l’isole également.

À l’occasion de son discours d’investiture dejanvier 2017, Donald Trump exposait sa visiondu monde qui se réduirait à deux catégories,« ceux qui auraient des comptes à rendre auxÉtats-Unis, et ceux qui au contraire méritentleur soutien ». Le quarante-cinquièmeprésidentdes États-Unis rappela à qui voulait encore l’igno-rer que « le fondement de [sa] politique sera une

La crise hégémonique états-unienneLa politique étrangère de Trump produit le paradoxe de voir la puissance qui a pour l’es-sentiel façonné et conditionné le cadre et les règles des relations internationales depuis1945 les contester aujourd’hui fondamentalement pour assouvir son rêve de « suprématieglobale permanente ».

PAR LYDIA SAMARBAKHSH*

totale allégeance aux États-Unis d’Amérique etgrâce à notre loyauté au pays, nous redécouvri-rons la loyauté envers les uns les autres » maispour préciser : « Nous conforterons certaines denos alliances, et nous en nouerons de nouvelles.»Cela n’a pas manqué de jeter le trouble parminombre de dirigeants d’États pro-atlantistes enparticulier en Europe, trouble confirmé par lesdifficultés créées par les choix américains deces trois dernières années et la « méthodeTrump », la menace et le chantage, le dealnégociéen catimini et imposé à tous au mépris du droitinternational. Mais les dirigeants pro-atlantistesoccidentaux n’ont guère contesté le fond de cesdécisions – hormis celle de la rupture unilatéraledes accords de Paris (COP21) et de l’accord surle nucléaire iranien obtenus par l’action multi-latérale. À l’exercice du pouvoir la nouvelle admi-nistration américaine est confrontée à ses contra-dictions internes dans la poursuite de son objectifde domination absolue.

UN GOUVERNEMENT DE GUERRELe prétendu « hérault de l’antisystème » élu à laMaison-Blanche en 2016 a mis en place à la têtede son pays un véritable « club de milliardaires »(dixit Le Figaro !), un « cabinet Goldman Sachs »,bref, un « gouvernement de guerre », ainsi qu’ill’a lui-même qualifié, composé de grands finan-ciers, lobbyistes et dirigeants de grands groupes(notamment pétroliers ou du BTP) multipliantles cas de conflits d’intérêts, ainsi que de militairestantôt obsédés par la Chine, tantôt par l’Iran,tantôt par la Russie, qui se sont confirmés tousplus bellicistes les uns que les autres et qui ontcommencé par obtenir la plus forte augmenta-tion du budget américain de la Défense de son

« Il ne s'est jamais agi pour les États-Unisd'en finir avec l'OTAN, il s'agit de passer à un stade supérieur de sous-traitance –matérielle et budgétaire – aux paysmembres, des choix stratégiques, militaireset diplomatiques états-uniens sauvegardantles intérêts propres des États-Unis. »

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histoire récente. Appuyé par l’extrême droite etles églises évangéliques, Trump installe leursidées (pourtant minoritaires) au plus haut dudébat politique national et sera aussi le premierprésident de l’histoire de son pays à participerà une manifestation contre l’IVG (janvier 2020).Le choix des dirigeants des agences gouverne-mentales américaines comme la CIA ou desjuges à la Cour suprême a complété ce dispositif« de guerre » et chaque initiative – unilatérale –prise a confirmé des prétentions hégémoniquesqui se révèlent en inadéquation complète avecle contexte international.Les déclarations de Trump sur l’Organisationdu traité de l’Atlantique nord (OTAN) n’ont pastrompé grand monde, pas plus que la formulefracassante d’Emmanuel Macron la déclaranten « mort cérébrale ». Il ne s’est jamais agi pourles États-Unis d’en finir avecl’OTAN, il s’agit de passer à unstade supérieur de sous-traitance– matérielle et budgétaire – auxpays membres, des choix straté-giques, militaires et diploma-tiques états-uniens sauvegardantles intérêts propres des États-Unis. Il n’en a jamais été réelle-ment autrement mais cela rede-vient, sous l’impulsion de DonaldTrump, l’alpha et l’omégaassumé de la politique améri-caine avec brutalité et cynismequi se manifestent tant au Vene-zuela, en Bolivie, que contreCuba mais aussi à l’égard de sonvoisin, le Mexique et ses ressor-tissants migrants, contre l’Iran ou la Chine ouencore, sans maquillage, contre ses propresalliés. L’Union européenne a beau avoir arrimésa politique de sécurité et de défense à l’OTAN,conditionné ses nouvelles entrées à l’adhésionà l’OTAN, ses États-membres ont beau atteindrel’objectif de 2 % du PIB consacrés aux dépensesmilitaires, les États-Unis considèrent l’UE sommetoute comme une rivale, et Trump la traite enconcurrente sournoise.L’administration Trump a conscience de lacontestation de l’hégémonie américaine et dela crise qu’elle traverse. Avec un budget annuelde 686 milliards de dollars (onze fois plus quecelui de l’éducation), les forces armées US comp-

tent 1,5 million de personnels répartis sur tousles continents du monde, dont au moins 20 %d’entre eux dans près de 800 bases, selon cer-taines sources, dans 164 pays d’après le dépar-tement d’État lui-même… les États-Unis n’ontpourtant aucune victoire militaire à leur actifdepuis le lancement de la « guerre internationalecontre le terrorisme ».Qui plus est, l’hégémonie US qui s’appuie sursa force de frappe économique, politique etmilitaire, et qui a formaté pour l’essentiel lesrelations internationales et dominé ses institu-tions multilatérales ne survit plus aujourd’huiqu’en les piétinant. L’administration Trumpimpose ses choix, ses actions et… ses revire-ments. Cette posture participe elle aussi à lareconfiguration de l’espace mondial et des rela-tions internationales.

Les États-Unis continuentde jouer un rôle détermi-nant dans la mondialisa-tion telle qu’elle existe. Sipour une part Trumpdéploie une diplomatiealternant « coups depoing » et « flatteries » àvisée électoraliste (puis -que son électorat consi-dère que l’intervention-nisme coûte cher et qu’ilest en échec), il s’est néan-moins fixé comme objec-tif de rasseoir la domina-tion absolue états- unien- ne directe ou indirecte surl’ensemble du monde via

l’OTAN et, à nouveau, par l’ingérence directe,plus ou moins affichée. Trump a certes adoptéen politique étrangère ses méthodes de busi-nessman vorace mais l’état-major ou le dépar-tement d’État adaptent leurs stratégies et leursobjectifs politiques avec leur maturité légendaire,comme l’exemple bolivien vient de le démontrer.Et ce, malgré les coups portés par Trump lui-même à la parole états-unienne, par exemplelors de l’invasion turque de la Syrie. Il n’y a doncpas d’un côté, un « fou », Trump, et de l’autreune administration qui rattraperait les impairs,mais bien une orientation générale, une lignepolitique et idéologique, impérialiste, ce quin’exclut pas des dissensions internes.

« Il n’y a donc pas d’un côté, un « fou », Trump, et de l’autre

une administration qui rattraperaitles impairs mais bien une

orientation générale, une lignepolitique et idéologique,

impérialiste, ce qui n’exclut pas des dissensions internes. »

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Habiles, malgré là aussi les apparences, DonaldTrump et le pouvoir qu’il incarne allient la peurde la « mondialisation », d’un monde qui « vouséchappe », et l’aspiration mégalomane de ledominer et de le diriger. Portée par des concep-tions ultraconservatrices et ethnocentristes,adepte du « choc des civilisations » de SamuelHuntington, l’administration Trump veut enfinir définitivement avec le multilatéralisme issude l’après Deuxième Guerre mondiale et mul-tiplie les actions en ce sens contre les accordsde Paris, contre l’accord sur le nucléaire iranien,contre les accords d’Oslo ou les résolutions inter-nationales sur la Palestine, avec les accords surles missiles de portée intermédiaire, avec laCorée du Nord où il ne vise pas la chute du régimemais qui entre dans la stratégie d’isolement dela Chine, avec la Chine qu’il provoque en duelcommercial entraînant les dégâts collatérauxque l’on sait pour les pays de l’UE et l’économieaméricaine elle-même ; on peut encore citerson incursion dans la crise UE-Grande-Bretagneà l’heure du Brexit, ou les nouvelles relationsétablies avec la Russie de Vladimir Poutine.

Là où l’administration Trump veut un ordre régipar les États-Unis et ses sous-traitants, Emma-nuel Macron milite pour un « minilatéralisme »,un multilatéralisme de clubs (du G7 au G20 telque la présidence française a conçu et dirigé laformule 2019) où les puissances se mettent d’ac-cord, transigent éventuellement sur leurs dés-accords et donnent le la au reste du monde.Ensemble cependant ils participent d’une sur-militarisation des relations internationales etd’une nouvelle course aux armements : la Franceétait en 2018 le cinquième budget militaire (à

hauteur de 63, 8 milliards de dollars) sur le planmondial après les États-Unis la Chine, l’Arabiesaoudite, l’Inde et juste avant la Russie, leRoyaume-Uni, l’Allemagne et le Japon. Qu’ils’agisse d’opérations extérieures sous l’égidede l’OTAN, de l’UE ou de l’ONU, la France estprésente dans trois régions hautement conflic-tuelles : le Sahel, le Proche-Orient et les Étatsbaltes. Les plus forts contingents se trouventen Afrique avec bientôt 8 000 soldats dont plusde 5 000 dans la zone sahélo-saharienne. Emma-nuel Macron a dans ce mouvement engagé laFrance dans le peloton de tête des pays membresde l’OTAN portant à 2 % du PIB leur budget dedéfense, et 40 milliards d’euros supplémentairesseront consacrés aux dépenses militairesjusqu’en 2022.

DES EXPÉRIENCES POLITIQUES INÉDITESPOUR DES GÉNÉRATIONS ENTIÈRESD’AMÉRICAINS Les résultats à court terme de ses choix écono-miques sur l’emploi et la croissance états-uniensont conforté Donald Trump dans son intentionde briguer un nouveau mandat mais sa politiquea dès le premier jour mobilisé largement contrelui, aux États-Unis mêmes.La violence de la politique de classe, raciste,sexiste et xénophobe de Donald Trump a poussédes dizaines de millions de citoyens à se mobi-liser ; qu’il s’agisse des mouvements pour l’égalitéentre femmes et hommes, contre le sexisme, lesviolences sexuelles ou le harcèlement, pour ledroit à l’IVG, ou qu’il s’agisse des votes référen-daires dans une série d’États pour la créationou l’augmentation d’un salaire minimum, ouencore des manifestations massives contre leport des armes ou les violences policières, lesrésistances populaires sont nombreuses, larges,et constituent des expériences politiques inéditespour des générations entières d’Américains queleur modèle de société ne séduit plus et quientrent en politique.Elles trouvent pour une part leur traductiondans l’élection de représentantes et de repré-sentants de l’aile gauche du Parti démocrate auCongrès ou à la tête de municipalités importantescomme, tout dernièrement, à Chicago. La courseà l’investiture du Parti démocrate place BernieSanders en position favorable, et pourrait enconstituer la bonne surprise ; hypothèse com-

« La politique protectionniste de Trumpn’apporte aucune réelle réponse à l’état de crise profonde de la société américaine elle-même et aux mobilisations nouvelles de millions d’Américains sur des enjeuxtant sociaux que de société. »

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battue ardemment par les candidatures de JoeBiden et de « l’autre milliardaire », MichaelBloomberg, mis en selle pour contrecarrer lapercée des courants de gauche du Parti démo-crate, incarnée par Sanders. D’autant que Bloom-berg pourrait s’avérer une alternative bien plussatisfaisante, sur le plan du marketing, aux inté-rêts des classes dirigeantes US. Enfin, la politiqueprotectionniste de Trump n’apporte aucuneréelle réponse à l’état de crise profonde de lasociété américaine elle-même et aux mobilisa-tions nouvelles de millions d’Américains sur desenjeux tant sociaux que de société – et celademeurera, pour les Américains appelés auxurnes, le facteur déterminant de leur choix.

LE « DÉPLOIEMENT MONDIAL » DE L’OTANPour mener à bien son projet de restaurationhégémonique, l’administration états-uniennevise notamment à concrétiser l’idée d’un« déploiement mondial » de l’OTAN – déjà fortavancé. De désaccords internes entre membres« historiques » de l’alliance (Allemagne, France)et nouveaux entrants (Pologne), à ceux qui ontopposé États-Unis et affidés sur leur part d’en-gagement dans les interventions et coalitionsaméricaines (en Irak en 2003 ou en septem-bre 2013 s’agissant de la Syrie…), ainsi que surleurs parts d’investissements dans l’industriemilitaire américaine, est apparue au grand jourune crise interne d’un nouvel ordre. À l’occasionde l’invasion turque de la Syrie, il est devenupatent que ce n’est ni le secrétaire général del’OTAN, ni ses États membres qui prennent lesdécisions, c’est l’administration US en fonctiondes intérêts qu’elle défend.La crise au sein de l’OTAN n’a d’ailleurs pasopposé l’OTAN et Ankara sur l’invasion militaireturque du Rojava et de la Syrie, ni sa guerrecontre les Kurdes. L’OTAN n’a jamais condamnél’opération turque de novembre et Jens Stol-tenberg, son secrétaire général, a même insisté :« Les préoccupations sécuritaires de la Turquiesont fondées. […] Je suis convaincu que la Tur-quie agira avec modération et de manière pro-portionnée. » Le vrai différend entre l’OTAN etla Turquie est l’affirmation de celle-ci commepuissance impérialiste régionale autonome del’alliance, avec le développement de son proprecomplexe militaro-industriel et l’achat de mis-siles antiaériens russes S400 qui permettraient

une défense indépendante de l’OTAN de l’espaceaérien turc et qui a entraîné un embargo de lavente de l’avion américain F35 à Ankara. D’au-tant que Donald Trump a ranimé le schémad’une OTAN du Moyen-Orient fondée princi-palement sur un arc Israël-Arabie saoudite-États-Unis au sein de laquelle la Turquie, pre-mière armée de l’OTAN après les États-Unis,doit jouer sa partition.

2020 verra une campagne d’exercices militairesau cœur de l’Europe. Cette démonstration deforce vise la Russie – alors que le conflit que l’UEet l’OTAN ont nourri en Ukraine pourrait enfintrouver une résolution politique – mais elleenvoie aussi un message de mise en garde auxpeuples du monde entier.L’impératif d’une dissolution de l’OTAN est plusactuel que jamais et nous devons continuer deporter l’idée d’une suspension immédiate de laparticipation française au commandement inté-gré, et d’une perspective de sortie de l’allianceà l’appui d’une initiative multilatérale sous égidede l’ONU qui pose, en Europe pour ce qui nousconcerne, les bases d’un cadre commun de coo-pération, de sécurité collective et de paix, inclusif,c’est-à-dire avec la Russie et les pays de l’Esteuropéen.Ce serait trouver à la crise de l’hégémonie amé-ricaine une réponse nouvelle et propice à l’émer-gence d’un nouvel ordre mondial fondé sur lasolidarité des peuples et la satisfaction desbesoins humains et sociaux. n

*Lydia Samarbakhsh est membre du comitéexécutif national du PCF, elle est chargée du secteur International.

« À l’occasion de l’invasion turque de la Syrie, il est devenu patent que ce n’est ni le secrétaire général de l’OTAN, ni ses États membres qui prennent les décisions, c’est l’administration US en fonction des intérêts qu’elle défend. »

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P ourtant, un quart de siècle plus tard, lagauche, traditionnellement périphé-rique dans l’histoire de ce pays, est en

train de gagner une centralité.

CENTRALITÉ DE LA GAUCHE DANS LE DÉBAT IDÉOLOGIQUE ET DANS LE PROCESSUS POLITIQUECentralité dans le débat idéologique : c’est unecertitude. Dès 2011, Michael Moore, peu suspectd’angélisme, assurait à un public médusé duLeft Forum, conférence annuelle de la gauche« radicale » qui se tient à New York : « Noussommes majoritaires dans les esprits. » Il en créditait l’action d’Occupy Wall Street. Ce mou-vement, qui s’est terminé dans une impasseorganisationnelle, aurait, selon le célèbre docu-mentariste, rempli son office en imprimant dura-blement les rétines politiques de ses conci-toyens avec le slogan du « 1 % » contre les 99 %.Toutes les enquêtes d’opinion le montrent : unemajorité d’Américains refusent l’accroissement

La gauche contestataire de retour aux États-UnisPAR CHRISTOPHE DEROUBAIX*

des inégalités, considèrent que le réchauffementclimatique est un problème de premier ordre,s’élèvent contre la stigmatisation des immigrés.L’ensemble des propositions progressistes reçoitun adoubement majoritaire : établissement duSMIC à 15 dollars de l’heure (soit le double duminimum fédéral), alourdissement des impôtspour les plus riches, création d’un système desanté universel, gratuité des études supérieures,mise en place d’un New Deal écologique. Centralité dans le processus politique : c’est encours. Jusqu’où ? C’est justement l’enjeu de laprimaire démocrate qui a débuté le 3 février dansl’Iowa et qui a connu un premier tournant impor-tant avec le Super Tuesday du 3 mars. En 2016,l’émergence politique de Bernie Sanders a stu-péfié les observateurs. Elle a été à la fois le refletde l’évolution des mentalités politiques et sonaccélérateur. La défaite d’Hillary Clinton, auterme d’une campagne insipide et centriste, arenforcé l’idée auprès d’un nombre grandissantd’électeurs – notamment les plus jeunes, on yreviendra – qu’il fallait bien une proposition plus« radicale » pour faire pièce au projet national-xénophobe de Donald Trump. L’élection de mi-mandat de 2018 a été marquée par une vaguedémocrate (10 millions de voix d’avance contre3 millions pour Clinton), un nombre record defemmes élues et l’arrivée à la Chambre des repré-sentants d’élues progressistes. Alexandria Oca-sio-Cortez (AOC) en est le symbole : la plus jeuneélue de l’histoire du Congrès se définit commeune « socialiste. » Elle n’est pas un élément isoléou « avant-gardiste » de la société puisque la jeu-

« Les enquêtes d’opinion le montrent : une majorité d’Américains refusentl’accroissement des inégalités, considèrentque le réchauffement climatique est un problème de premier ordre, s’élèventcontre la stigmatisation des immigrés. »

Ce devait être la fin de l’histoire mais, aux États-Unis, c’est le retour de lagauche contestataire qui était en germe. Lorsque Francis Fukuyama voulaitécrire l’épilogue de l’aventure humaine, personne n’osait espérer qu’unequelconque lueur d’espoir puisse apparaître dans l’épicentre du capita-lisme mondial triomphant.

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nesse américaine considère plus favorablementle socialisme que le capitalisme.

LES RAISONS DU GLISSEMENT À GAUCHEC’est, à ce point, qu’il faut s’arrêter sur les raisonsde ce glissement à gauche de la société (auquelcorrespond, presque en miroir, un glissementà droite incarné par le trumpisme créant un cli-mat de polarisation inédit depuis la guerre deSécession).De ce point de vue, la «grande récession» a consti-tué un tournant important. Derrière la premièrevague évidente des saisies immobilières et desfamilles de classes moyennes jetées à la rue sejoue un mouvement un peu plus souterrain :l’anéantissement de l’espoir, pour une génération,de vivre aussi bien, si ce n’est mieux, que cellede ses parents. Les millennials (ou «générationY», nés entre 1981 et 1996) ont été les premierslicenciés. Puis les premiers à être embauchés àdes salaires écrasés par la crise. Pourles étudiants, l’effet ciseau a été ter-rible entre un endettement colossal(en moyenne 50 000 dollars) et unepromesse de retour sur investisse-ment tuée dans l’œuf. La recherched’une alternative a pris les traits, dansun premier temps, de Barack Obama(qui a recueilli 65 % du vote jeune,un record), puis, suite à un fort sen-timent de déception, ceux d’un vieuxsénateur qui se proclame socialiste :Bernie Sanders. Un quart de siècleaprès la fin de la guerre froide, l’épouvantailsoviétique ne fonctionne pas auprès de ces mil-lennials. Et pour cause : les plus vieux d’entreeux avaient huit ans lorsque le mur de Berlins’effondra. « AOC » n’avait que quelques semaines.Le débat sur leur conception du « socialisme »pourrait faire l’objet d’un article à part entièremais on peut postuler ceci : assumer que le gou-vernement (l’État) est la solution et non, commele prêchait Ronald Reagan, le problème, a uneportée forcément radicale.Un second élément joue dans le positionnementpolitique à gauche de cette génération : c’est sacomposition démographique, élément trop sou-vent absent des analyses. Comment une per-sonne pourrait-elle se penser en dehors de cequ’elle est, de ses origines, de la constructionsociale qui peut y être liée ? Résultante de laréforme des lois sur l’immigration en 1965, cettegénération est la plus diverse de l’histoire du pays.

Les statistiques ethniques sont autorisées auxÉtats-Unis mais elles sont faussées puisqu’ellesrenvoient à des catégories identitaires figées dupassé. Ainsi, un enfant d’un père blanc et d’unemère latina sera considéré, dans les projectionsdémographiques, comme non blanc. Une assi-gnation à résidence identitaire que conteste unnombre grandissant de millennialsqui se consi-dèrent « ET » plutôt que « OU ». La peur de pertede contrôle en son propre pays motive une frangeimportante de l’électorat blanc que Trump flatteavec ses saillies antilatinos. Mais le fait est là :le pays est en voie de diversification démogra-phique et rien ne peut arrêter ce processus. Pour résumer : à une Amérique vieillissante,blanche et conservatrice, s’oppose une Amériquejeune, multicolore et progressiste. Que cette der-nière soit incarnée par un presque octogénaireblanc ne relève que de l’une de ces ruses de l’his-toire dont Marx nous avait avertis qu’elle avait

le secret. Pour la primaire démo-crate, c’est même une double rusequi est à l’œuvre puisqu’une autrefigure, white and senior, prétendà l’incarnation de cette rupture :Elizabeth Warren, 70 ans, sénatricedu Massachusetts. Ce n’est plusune gauche qui entre en collisionavec l’establishment centriste (enEurope, on dirait « social-libéral »)mais deux gauches qui ne sont pasirréconciliables, tant s’en faut. Eli-zabeth Warren, qui a fait de « J’ai

un plan » sa devise, incarne une gauche du NewDeal, keynésienne et rooseveltienne. Bernie San-ders, et sa « révolution politique », s’inscrit dansune tradition de critique du capitalisme et demobilisations populaires. Malgré des frictionsnaissantes en janvier, les deux candidats devraientjoindre leur force lors de la convention du Partidémocrate qui se déroulera en juillet. Cela suf-fira-t-il à prendre le dessus sur le candidat quel’establishment se choisira, à la condition quecelui-ci soit encore en état de le faire ? Aprèsl’écroulement de la campagne de Joe Biden, l’an-cien vice-président de Barack Obama, mais quireste toujours en piste, deux recours sont apparus :Pete Buttigieg, 38 ans, ancien maire d’une petiteville du Midwest, et Michael Bloomberg, 77 ans,milliardaire et ancien maire de New York. n

*Christophe Deroubaix est journaliste à L’Humanité.

« À une Amériquevieillissante, blanche

et conservatrice s’opposeune Amérique jeune,

multicolore etprogressiste.»

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Ethan, peux-tu te présenter ?Je travaille avec la fondation Rosa-Luxemburg,une fondation d’analyse politique en Allemagnequi a des bureaux dans vingt-cinq pays, et jesuis consultant auprès de la gauche européenne.Je suis originaire des États-Unis, militant desDemocratic Socialists of America (DSA), où jesuis chargé des relations internationales. LesDSA sont une organisation de gauche qui se

décrit comme socialiste et démocrate. Elle étaità l’origine une petite organisation de gauche de6 000 membres, mais après la campagne de Ber-nie Sanders en 2016 elle est passée à 60000 mem-bres aujourd’hui, dont deux sont élus au Congrèsdes États-Unis, Alexandria Ocasio-Cortez deNew York, qui est la plus jeune élue au Congrèset Rashida Tlaib de Detroit qui est la premièrepersonne d’origine palestinienne à en être mem-bre. DSA n’est pas exactement un parti, c’estune organisation politique qui soutient des can-didats de gauche, soit des candidats indépen-dants, soit des candidats du Parti démocrate quiont la volonté de changer leur parti, qui veulents’attaquer au système capitaliste.

Quelle est la différence entre un partipolitique et une organisation politique ?

Au cœur des organisations de gauche Comment un citoyen américain engagé à gauche, apprécie l’engouement des jeunes pourle socialisme et leur soutien à Bernie Sanders.

ENTRETIEN AVEC ETHAN EARLE*

Aux États-Unis, nous avons un système bipar-tidaire avec le Parti démocrate et le Parti répu-blicain. Beaucoup d’obstacles, notamment ins-titutionnels, empêchent d’autres partis des’inscrire dans ce cadre et d’avoir une représen-tation au Congrès, au niveau local. En raison decette configuration, il existe des organisationsqui sont plutôt des hybrides qui portent des can-didats comme Alexandria Ocasio-Cortez quipeut être à la fois membre des DSA et du Partidémocrate. Elle a fait campagne contre un can-didat centriste, membre du Congrès et repré-sentant de l’establishment. Les DSA soutiennentaussi les luttes syndicales, et les luttes concernantle logement et la crise climatique.

Comment les DSA sont-ils passés de 6000à 60000 membres ? Occupy Wall Street a-t-il joué un rôle ? Est-ce que ce sont des jeunes principalement ?Oui, je crois qu’ Occupy Wall Street a joué unrôle important. On peut dire qu’il y a eu dansnotre pays une sorte de « génération manquante »pour laquelle la gauche n’existait quasiment pas– c’est d’ailleurs ce que beaucoup de mondepense des États-Unis. Ce n’était pas complète-ment vrai, il existait des tout petits partis degauche, il y a toujours eu aussi des intellectuelsde gauche comme Noam Chomsky ou DavidHarvey. Mais il est vrai que nous manquions àgauche de grosses structures et au Parti démo-crate il n’y avait pas de candidats ou représentantsvraiment de gauche. C’est au début des années2010, avec Occupy Wall Street mais aussi avecle mouvement Black Lives Matter (BLM) qu’ona constaté un renouveau de la gauche. Celui-cidans ses débuts était assez peu structuré et neportait pas d’idées politiques vraiment clairesencore pour la plupart des gens. Il s’agissaitplutôt de jeunes qui cherchaient à s’exprimer

« Les DSA étaient à l’origine une petiteorganisation de gauche de 6000 membres,mais après la campagne de BernieSanders en 2016 elle est passée à 60000membres aujourd’hui dont deux élus au Congrès des États-Unis. »

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pour dire qu’ils en avaient marre du systèmecapitaliste, qu’ils en avaient assez de sortir del’université avec 50 000 dollars de dettes, le mon-tant de la dette pouvant aller jusqu’à 100 000dollars. Des jeunes qui avaient assez de payerautant pour un système de santé privé et pasaussi bon ou performant que le système français,par exemple. Cette génération est aussi cellequi, après s’être endettée pour les études, n’étaitplus assurée de trouver des opportunités aux-quelles elle aspirait dans le monde du travail.C’est un phénomène qu’on n’observe pas seu-lement aux États-Unis mais partout dans lemonde aujourd’hui. En 2016 arrive la campagne de Bernie Sandersqui n’était attendu par presque personne. Toutle monde pensait que ce serait Hillary Clintonqui l’emporterait haut la main pas seulement auniveau des primaires démocrates mais aussi auniveau de l’élection présidentielle. Il se trouvequ’au moment des primaires démocrates, BernieSanders a fait une campagne de terrain avec desmilitants de gauche et a refusé l’argent des entre-prises. Il a seulement accepté des donations pro-venant de personnes comme vous ou moi – leniveau des donations était autour de 27 dollars –en comparaison de ceux que Bernie Sandersnomme « les candidats de Wall Street » ! Il n’afinalement pas gagné les primaires en 2016 maisil a réussi à remporter plusieurs États en se qua-lifiant lui-même de socialiste-démocrate et enappelant à une révolution politique contre lesfameux 1% qui était aussi une phrase d’OccupyWall Street : Nous sommes les 99% contre les 1%.

Comment comprendre la jonction qui s’estfaite entre d’un côté les Occupy Wall Street etles Black Lives Matter et de l’autre un hommeâgé, rodé à la lutte politique ? Comment cettejeunesse en est arrivée à l’idée de vouloirs’organiser, à militer et plus seulement às’indigner ?Bernie Sanders est un personnage intéressantet surprenant. À 78 ans il est le candidat de lajeunesse. C’est une jeunesse qui est de plus enplus radicale, qui préfère le socialisme au capi-talisme. Comment tout cela est arrivé ? BernieSanders est un véritable militant de gauche depuiscinquante ans. Il a réussi à conquérir, il y a plu-sieurs années, l’État du Vermont, traditionnel-lement de droite. Aujourd’hui le Vermont estl’État le plus à gauche de tout le pays. Ce fut lepremier ou le deuxième État favorable au mariage

gay. Toute la famille de ma mère vit dans le Ver-mont, c’est une famille de la classe ouvrière. Bienque n’étant pas vraiment de gauche, elle voteBernie Sanders depuis trente-cinq ans car il ditla même chose depuis quarante ans, il fait tou-jours ce qu’il dit, il n’a jamais trahi ses convictionspolitiques, ce qui n’est pas le cas de beaucoupde politiciens qui changent d’avis selon l’opinionou l’humeur du public. Durant la plus grandepartie de sa carrière au Congrès, il a fait campagneau sein du Parti démocrate mais il n’en a jamaisété membre, il est indépendant. La jeunesse, quicherche des alternatives au système actuel, atrouvé en lui un candidat qui croit à ce qu’il fait.C’est l’œuvre de sa vie. C’est un bon politique,il parle bien, il parvient toujours à faire passerson message aussi. Je pense qu’il a su répondreau fond à cette nouvelle gauche.

Dernièrement Le Monde indiquait quepour une fois, la question raciale passe au second plan par rapport aux propositionsdes différents candidats. Est-ce que l’électionde Barack Obama a permis de dépasser la question raciale ? Ne se produit-il pasquelque chose comme une coagulation de classe des travailleurs ?Oui, il faut commencer par dire que les États-Unis est un pays fondé sur l’histoire de l’escla-vage et, dans ces conditions, la question de larace a bien sûr été très importante. Elle a tou-jours été liée aux questions de classe puisqueles Noirs étaient traités comme des citoyensde seconde classe. Un des problèmes au seinde la gauche américaine vient de ce que la ques-tion de la race était détachée de la questionsociale et des questions de classe. Le Parti démo-crate était devenu un parti qui prétendait sou-tenir les différents groupes d’intérêts dont lesNoirs, les Latinos, les femmes, la communautéLGBTQ, etc., mais il le faisait de plus en plussans avoir une composante de classe. L’élection

« Bernie Sanders dit la même chosedepuis quarante ans, il fait toujours cequ’il dit, il n’a jamais trahi ses convictionspolitiques, ce qui n’est pas si courant auxÉtats-Unis. »

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d’Obama a été très importante pour le pays.Certes, il a déçu la gauche avec sa politiquemais, en même temps, avoir un président noirdans un pays qui s’est fondé autour de l’escla-vage des Noirs était un symbole important.L’un des problèmes de sa politique tient notam-ment à ce que les revenus d’une famille noirede la classe moyenne ont chuté durant sonmandat, donc, d’un point de vue social, cen’était pas vraiment une bonne période. Il estvrai que Bernie Sanders est identifié commeun candidat qui parle desquestions de classes maisil fait un très bon travailpolitique en expliquantpourquoi les questions dela race sont liées aux ques-tions de classes. Il montreque la lutte des Noirs, lalutte des femmes, la luttedes LGBTQ sont liées à desquestions matérielles, à desquestions de classes. Etl’avantage supplémentairede Bernie Sanders tient àce qu’il ne découvre pas cesluttes aujourd’hui. Il estengagé depuis cinquante ans, il était dans lesluttes pour l’émancipation des Noirs, il s’estbattu pour le droit des femmes, pour les droitsdes LGBTQ, cela lui donne une avance certaineau sujet de n’importe quelle question impor-tante pour un public de gauche. Vous pouvezaller sur Youtube et trouver une vidéo de BernieSanders seul en 1969, en 1982 en pleine périodede Reagan et Thatcher, qui dit toujours la mêmechose sur la crise climatique, sur les droits desfemmes, sur les droits des gays, etc. Cela luiconfère beaucoup de crédibilité.

Comment expliquer que, dans un pays quia connu le maccarthysme, la guerre froide, lemot «socialisme» devienne à la mode ? C’est vrai, le mot socialisme est à la mode en cemoment. Pour les personnes de moins de 40 ansil est plus populaire que celui de capitalisme.Elles ne saisissent pas nécessairement le sensexact du mot mais il n’est plus associé au mot« goulag ». Cela constitue déjà en soi une victoire. En fait, nous sommes comme face à une terrevierge avec toute une génération qui n’a pasconnu une gauche véritable au pouvoir. Celaimplique que, contrairement à ce qui se passe

en Europe à propos de ce qu’on peut appeler lasocial-démocratie, nous n’avons pas à essuyerles échecs des politiques passées. Comme nousn’avons rien perdu, nous n’avons rien à perdrenon plus en défendant le socialisme.

Que signifie le socialisme pour vous aux États-Unis ?C’est un mot qui parle de nos désirs, d’un mondeoù le marché n’est pas dominant dans nos vies,où le marché n’impose pas toutes les règles du

jeu, un monde libéré du capita-lisme où l’on n’est plus contraintde vendre sa force de travail poursurvivre. Aux États-Unis, on doittravailler de plus en plus tôt dansdes conditions de plus en plusdifficiles. Le socialisme reste unmot au sens large. Ce qui est sûr,c’est qu’il n’est pas associé àl’Union soviétique, ce n’est pasun mot négatif, ni définitif. Eneffet, en ce moment il ouvre vrai-ment sur l’idée d’une gauche quiest libératoire, qui est libératoire,transformatrice, radicale. Il estassocié au rêve des gens, sans

leur imposer ce qui doit être, sans représentationde la fin, au sens de finalité.

Est-ce que cet engouement pour le socialisme ne vient pas de ce que le capitalisme n’est plus en mesure de susciterun quelconque espoir ou d’ouvrir une perspective pour des millions d’individus qui se déclassent et s’appauvrissent ?Oui, tout à fait, cela est d’autant plus vrai pourla jeune génération acculée à vivre de plus enplus avec des dettes énormes. Longtemps lecapitalisme, particulièrement dans notre pays,a vendu beaucoup de rêve. Ce système fonc-tionnait pour quelques personnes mais ellessont de moins en moins nombreuses à espérergagner quelque chose dans le cadre de ce sys-tème, elles n’y croient plus. Aujourd’hui touteune génération est à la recherche d’autre chose.C’est une jeunesse qui demande une vie qui soitmoins dominée par le marché, plus sociale, plussolidaire, plus focalisée sur la qualité de vie.

Est-ce que tu peux nous dire où en est l’actualité de la campagne deBernie Sanders ?

« Le mot socialisme ouvre vraiment sur l’idée d’une gauche qui est

libératoire, transformatrice, radicale. Il est associé au rêve des gens,

sans leur imposer ce qui doit être, sans représentation de la fin,

au sens de finalité. »

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Nous sommes à quelques jours de la prochaineprimaire qui se déroulera en Caroline du Sud. Ily a trois jours, Bernie Sanders a remporté l’Étatdu Nevada qui est très important parce que, à la

différence des États de l’Iowa et du New Hamps-hire qui sont tous deux des États avec une fortepopulation blanche, la population du Nevada esttrès diversifiée. L’État du Nevada compte beaucoupd’Afros-Américains. À ce propos, dans les médiadominants ici, l’une des critiques adressées àSanders consistait à dire que sa base sociale étaitcertes radicale mais très blanche pour l’essentielet qu’il était incapable d’élargir son public. OrBernie Sanders a démontré le contraire puisqu’ila gagné près de 60% des voix des Latino-Améri-cains et près de 25% des voix des Africains-Amé-ricains, ce qui en a surpris plus d’un. D’autantqu’il était confronté à Joe Biden qui porte aveclui comme avantage son engagement auprès dugouvernement de Barack Obama. D’après lesderniers sondages, Sanders l’emporte égalementauprès des Africains-Américains. Sanders a gagnébeaucoup de votants. Alors qu’il a longtemps étéannoncé deuxième ou troisième dans les sondagesrelatifs à la Caroline du Sud, actuellement il estdonné deuxième avec la possibilité de gagner.Trois jours après la Caroline du Sud aura lieu leSuperTuesday. C’est une journée où se déroulentdes primaires simultanément dans quinze Étatsparmi lesquels une partie des plus grands, dontla Californie avec 40 millions d’habitants, le Texasavec 25 à 30 millions d’habitants et la Carolinedu Nord. Le SuperTuesdayest donc en règle géné-rale une indication de ce que sera l’issue du vote,on peut commencer à voir qui va gagner la pri-maire, c’est un moment décisif. Et Sanders estdéjà annoncé vainqueur dans treize États sur lesquinze qui voteront ce jour-là. En Californie parexemple, on lui attribue un avantage de vingtpoints. Mais il y a un risque, le millionnaire MichaelBloomberg, ancien maire de New York, n’avait

pas pu jusqu’à présent participer aux primairesparce qu’il ne s’était pas fait enregistrer assez tôt.Finalement, il va pouvoir se présenter le jour duSuper Tuesday. Il a déjà dépensé 300 millions dedollars en publicité dans les quinze États concer-nés. Dans les sondages, au niveau national, il estannoncé en deuxième ou troisième position,autrement dit, au même niveau que Joe Biden.Michael Bloomberg a déclaré très explicitementqu’il fallait arrêter Bernie Sanders à n’importequel prix. Il souhaite parvenir à la Conventionqui a lieu à l’issue des primaires, c’est le momentoù le Parti démocrate désigne officiellement soncandidat. Sanders a plusieurs délégués mais pasla majorité. Si Bloomberg arrive à la Convention,sa stratégie est assez claire : il veut absolumenttrouver un accord avec les autres candidats pourempêcher la victoire de Bernie Sanders. Il a évoquétrès explicitement cette stratégie et cela constitueun réel danger pour la campagne. Il n’en restepas moins que Bernie est en tête dans treize desquinze États s’il gagne dans les treize ou mêmedans dix États, cela sera difficile pour Bloombergde l’arrêter.

Malgré les entraves, même si Sanders neremporte pas la primaire, on peut se dire qu’il a gagné au regard de la popularisationdes idées socialistes et de la mise enmouvement de toute une population; c’est déjà, en soi, une victoire ?Oui, c’est déjà une victoire puisqu’il est clair quele Parti démocrate a changé et qu’il va continuerà changer. Il est évident aussi qu’il y a un nouveaumouvement de gauche aux États-Unis qui sur-vivra à ce moment et qui va s’élargir dans lesprochaines années mais... on est là pour gagner !Il faut saisir une opportunité ! Ce qui s’annonceest un immense espoir pour nous mais aussipour toute la gauche au niveau mondial. n

*Ethan Earle est chargé de mission à la fondationRosa Luxemburg.

Propos recueillis par Saliha Boussedra le 25 février 2020.

« Bernie Sanders est identifié comme un candidat qui parle des questions de classes et expliquepourquoi les questions de la race sont liées aux questions de classes.»

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A ux États-Unis, plusieurs États ont récem-ment fait des tentatives surprenantespour interdire complètement l’avorte-

ment. Ces lois sont le fruit de décennies d’effortssoutenus par des intérêts puissants, visant àfaire marche arrière sur l’avortement et lacontraception. Toutefois, l’avortement reste légaldans tous les États, dans la mesure où la Coursuprême, depuis 1973, empêche les États d’in-terdire l’avortement. Mais après la désignationpar Donald Trump de Brett Kavanaugh, qui aremplacé un centriste, la Cour suprême se posi-tionne plus à droite. Les féministes s’attendentà ce qu’elle reconsidère ces lois au cours desdeux prochaines années.

LÉGAL PUIS ILLÉGALL’avortement (avant le quatrième mois environ)était, en grande partie, légal aux États-Unis aucours du premier siècle suivant l’Indépendance.Le droit concernant l’avortement était du ressort

La lutte pour l’avortement L’histoire du droit à l’avortement aux États-Unis est jalonnée d’avancées et de reculs. Lanomination récente d’un conservateur à la Cour suprême inquiète les progressistes maisles luttes féministes n’ont pas dit leur dernier mot.

PAR JENNY BROWN*

des États et des territoires jusqu’en 1873, dateà laquelle la loi Comstock a interdit toute infor-mation sur la reproduction, ainsi que les outilset les médicaments servant à l’avortement ouà la contraception. La tendance à interdire l’avor-tement était surtout portée par des médecins.Ces derniers étaient en concurrence avec lessages-femmes qui pratiquaient également l’avor-tement. Leurs arguments ont gagné en popularitécar les femmes protestantes utilisaient de plusen plus l’avortement pour contrôler la taille deleur famille. Cela entraîna une chute de la natalité,cette dernière passant de huit enfants par femmeen 1800 à quatre en 1900.Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreuxÉtats ont relâché leurs restrictions sur la contra-ception, mais ce n’est qu’en 1965 qu’une décisionde la Cour suprême fut prise, garantissant auxpersonnes mariées le droit à la contraception.Estelle Griswold prit le risque d’organiser uneclinique illégale de planning familial à NewHaven dans le Connecticut, l’un des États lesplus restrictifs et elle fut mise en procès. En s’ap-puyant sur la Constitution des États-Unis, laCour suprême estima que le droit à la contra-ception relevait du droit à la protection de la vieprivée. Cette décision entraîna avec elle le faitque les différents États ne pouvaient plus érigerde lois faisant obstacle à ce droit et par ricochetau droit à la contraception. Puis, en 1972, la Coursuprême étendit ce droit aux personnes nonmariées.À partir de 1968, le Mouvement de libérationdes femmes changea d’approche : au lieu dedemander l’admission d’exceptions à la loi enplace (comme c’était le cas dans les affaires de

« Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux États ont relâché leursrestrictions sur la contraception, mais ce n’est qu’en 1965 qu’une décisionde la Cour suprême fut prise, garantissant aux personnes mariées le droit à la contraception. »

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viol, d’inceste ou dans les cas où la vie de la mèreétait en danger), le mouvement demanda l’abro-gation de toutes lois sur l’avortement, suivantl’argument qu’aucune loi ne devrait régir l’avor-tement, mis à part les règles gouvernant touteprocédure médicale. Les féministes interrom-paient ainsi les audiences de réforme des lois,pour demander leur abrogation pure et simple.Le groupe new-yorkais Redstockings tint uneréunion publique sur l’avortement en 1969, invi-tant les femmes à défier la loi et la coutume afinde parler de leurs avortements illégaux, ce quidonna l’idée à des juristes féministes d’organiserun procès de femmes, exigeant le droit à l’avor-tement sur la base de l’égalité des droits. Sousmenace du procès, et dans la crainte que la loisoit abolie sans rien pour la remplacer, le légis-lateur rendit l’avortement légal à New York en1970 jusqu’à vingt-quatre semaines, ce qui inspirala décision de la Cour suprême de 1973, plusconnue sous le nom de Roe v. Wade.

LÉGALISATION DE L’AVORTEMENT DANS LES CINQUANTE ÉTATSL’appellation Roe v. Wade vient du nom d’ unejeune femme de 21 ans, Texane, Jane Roe, mèrede deux enfants, ne souhaitant pas en avoir d’au-tres ; la loi texane lui interdisant l’avortement,des juristes féministes portèrent son cas devantla Cour suprême. La Cour divisait le droit concer-nant la grossesse en trois trimestres : aucun Étatne pouvait restreindre l’accès à l’avortement aucours du premier trimestre. Au cours dudeuxième trimestre, les lois ne pouvaient queprotéger la santé de la femme ; et enfin pour letroisième trimestre, les États pouvaient régle-menter l’avortement comme bon leur semblait,à condition que la vie de la femme fût protégée.Le droit à l’avortement fut accordé en référenceau droit à la protection de la vie privée mais sansreconnaissance d’un droit absolu à l’avortementpour toutes les femmes.Si grâce à cette décision, pour la première foisen cent ans, les femmes aux États-Unis eurentle droit de se faire avorter, la majorité des hôpi-taux refusèrent de pratiquer l’avortement. Faceà cette situation, les féministes et quelques méde-cins progressistes ouvrirent des cliniques à traversle pays afin de pratiquer des avortements et defournir des moyens de contraception, servicesque les femmes devaient payer. Les forces anti-avortement tentèrent immédia-tement d’empêcher les femmes pauvres d’ac-céder à ce droit. Après Roe, l’avortement étaitcouvert par le programmeMedicaid, qui assurait

« Au cours des deux dernièresdécennies, les féministes noires ont relié la lutte pour l’avortement et la contraception à la lutte plus générale pour la libération des femmes. »

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l’accès aux soins pour les plus pauvres, mais en1976, avec l’amendementHyde, le Congrès inter-dit l’utilisation de fonds fédéraux pour financerl’avortement. Alors que le programme avait per-mis à quelque trois cent mille femmes de se faireavorter chaque année, ce nombre chuta consi-dérablement.La Cour suprême approuva les restrictions auMedicaid, partageant l’avis que l’État doit favo-riser la natalité. La Cour déclara : « En plus deson intérêt direct pour la protection du fœtus,un État peut avoir unsouci démographiquelégitime concernant lacroissance de sa popu-lation. De tels soucis ontune importance fonda-mentale pour l’avenir del’État. » Pour certaines femmes,l’avortement est couvertpar la mutuelle fourniepar leur employeur,mais, pour la majoritéd’entre elles, l’accès àl’avortement reste à leurcharge. La réforme de lasanté du présidentBarack Obama exclut à la dernière minute lefinancement de l’avortement, suite à un amen-dement d’un démocrate anti-avortement. Lecoût est une question importante, d’autant plusque plus de la moitié des Américains ne peuventpas payer 500 dollars pour une interventiond’urgence, ce qui est le coût moyen d’un avor-tement. Le groupe militant National Networkof Abortion Funds (Réseau national de fondspour l’avortement) collecte des fonds pour aiderdes personnes à financer leurs avortements, etil existe un petit réseau qui aide les femmes àobtenir illégalement des pilules abortives.

RESTRICTIONS DES ÉTATSDepuis des dizaines d’années, les États tententde faire adopter des restrictions du droit à l’avor-tement auprès de la Cour suprême. Les princi-pales restrictions revendiquées par ces Étatsvisent les femmes de moins de 18 ans, afin queces dernières obtiennent une autorisation deleurs parents pour avorter. Pourtant, ils se gardentbien de demander une autorisation des parentspour l’accouchement de ces jeunes femmes !Parmi les restrictions revendiquées figurent éga-

lement un délai d’attente, pouvant aller jusqu’à72 heures, des échographies obligatoires pourdéterminer le stade de la grossesse ; et des textesanti-avortement que les médecins seraient obli-gés de lire à la patiente, bien qu’ils contiennentdes mensonges, prétendant, par exemple, quel’avortement augmente le risque de cancer dusein ou le risque d’infertilité.Sous prétexte de sécurité médicale, les gouver-nements des États ont exigé des rénovationsonéreuses dans le but de faire cesser l’activité

des cliniques pratiquant l’avor-tement. Les cliniques ont éga-lement subi harcèlement etinvasions de la part d’organi-sations anti-avortement. Quatremédecins et onze employés descliniques ont trouvé la mort, etdes douzaines ont été blessés,dans des attentats contre lescliniques, dont quarante et unà la bombe. Il en résulte quedans six États, ne subsiste plusqu’une seule clinique prati-quant l’avortement.De plus, des organisations anti-avortement bien financées ontcréé des centaines de fausses

cliniques, sous le nom de Crisis Pregnancy Cen-ters (Centres de crise grossesse). Ces centresfont croire aux femmes qu’elles vont se faireavorter, mais en fait ils les empêchent d’obtenirun avortement. Par exemple, le Mississippi n’aqu’une clinique pratiquant l’avortement, contretrente-huit Crisis Pregnancy Centers. En outre,quatorze États financent avec de l’argent publicces organismes qui mentent aux femmes et lesmanipulent.

DES INTERDICTIONS D’AVORTEMENT POUR TESTER LE DROITAvec la désignation de Brett Kavanaugh, les forcess’opposant à l’avortement savent qu’elles sontà présent majoritaires à la Cour suprême. LesÉtats aidés par des législateurs de droite ontdonc commencé à interdire l’avortement, pourque leur État soit le premier à passer devant laCour suprême afin de renverser la décision Roev. Wade. Si c’était le cas, la réglementation concer-nant l’avortement reviendrait une fois de plusaux États. Plusieurs d’entre eux ont déjà des loisdites « déclencheuses » qui rendraient l’avorte-ment immédiatement illégal. Les femmes seront

« Le climat politique actuel, en particulier le nombre de femmes

manifestant dans la rue en 2017et 2018, a forcé presque tous

les démocrates à se prononcer en faveur de l’accès à l’avortement

pour les femmes pauvres. »

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obligées de se déplacer dans un État où l’avor-tement est légal. Pire, si la décision Roe venaità être renversée, un législateur fédéral souscontrôle républicain pourrait rendre l’avortementillégal au niveau national. De manière générale, l’opinion politique sur l’avor-tement se divise selon les partis : les républicainsétant contre et les démocrates pour. Mais quatredémocrates de la Chambre des représentants sontcontre l’avortement, ainsi que trois sénateursdémocrates. De plus, de nombreux autres démo-crates sont frileux sur le droit à l’avortement, pré-férant mettre l’accent sur les cas impliquant leviol ou le cancer. Parmi les candidats démocratesà la présidence, beaucoup ont voté pour l’amen-dement Hyde (Bernie Sanders, en revanche, s’estopposé à l’amendementHyde tout au long de sacarrière politique). Mais le climat politique actuel,en particulier le nombre de femmes manifestantdans la rue en 2017 et 2018, a forcé presque tousles démocrates à se prononcer en faveur de l’accèsà l’avortement pour les femmes pauvres. Au débutdu mois de juin 2019, Joe Biden, en tête des son-dages pour devenir le candidat démocrate, s’estprononcé en faveur de Hyde, mais a finalementmodifié sa position deux jours plus tard à la suitedu tollé soulevé par sa position.Le débat se corse alors que le taux de natalitéaux États-Unis atteint un plancher record de1,72. Des groupes de réflexion de l’establishmentsonnent l’alarme face à ce faible taux, encoura-geant les femmes à faire plus d’enfants. Les groscapitalistes, comme les frères Koch, appuientles restrictions étatiques avec la force de leurscapitaux. Au Texas, où la réglementation a causéla fermeture de quatre-vingt-deux cliniques deplanning familial depuis 2011, l’utilisation decontraceptifs a baissé, et les grossesses ont aug-menté de 27 % par rapport aux endroits où leplanning familial est encore accessible.

LA RÉPONSE FÉMINISTEDepuis quarante-cinq ans, les féministes mènentune lutte sans relâche qui connut son apogéeen 1973, au moment où le Mouvement de libé-ration des femmes a le plus d’importance. Maisles arguments utilisés par les féministes se résu-ment à dire « c’est notre droit constitutionnel »,ou à une défense des « choix privés », plutôt qu’àdes revendications en faveur de la libération desfemmes et de l’égalité.Cependant, 70 % de la population aux États-Unis sont favorables à la décision Roe et sontd’avis que l’avortement devrait être légal, dontpresque 50 % pensent qu’il devrait être légaldans n’importe quelle situation (décidée par lafemme concernée). Environ 30 % pensent quel’avortement devrait être illégal. Au cours desdeux dernières décennies, les féministes noiresont mené une lutte pour la justice concernantla reproduction, défendant à la fois le droit dene pas avoir d’enfants, le droit d’en avoir, et ledroit de les élever dans une société saine, reliantainsi la lutte pour l’avortement et la contraceptionà la lutte plus générale pour la libération desfemmes. En 2015, un groupe du nom de Shout Your Abor-tion, fondé par trois femmes à Seattle, a sollicité,viaTwitter, les témoignages de femmes sur leursavortements, afin de passer outre à la timiditédes organisations à but non lucratif qui menaientle débat. D’autres campagnes, comme la cam-pagne « 1 in 3” », ont servi à rappeler que 30 %des femmes aux États-Unis ont subi un avor-tement, et que c’est un élément normal de lavie de tous les jours. De plus, la fameuse reven-dication féministe demandant de révoquertoutes les lois sur l’avortement, a commencé àrefaire surface. À New York en janvier, le légis-lateur a supprimé toute mention de l’avortementdans le Code pénal, suivi par celui de l’Illinoisen juin. Le petit Vermont est allé encore plusloin, votant une loi reconnaissant « le droit fon-damental de chaque individu de choisir ou derefuser la contraception ou la stérilisation » et« le droit fondamental de tout individu se trou-vant en état de grossesse de choisir de menercette grossesse à terme, de donner naissance àun enfant, ou de se faire avorter ». n

*Jenny Brown est juriste. Elle milite au sein du groupe National Women’s Liberation(womensliberation.org).Texte traduit par Jennifer Ewing, spécialiste en civilisations anglophones.

« Quatre médecins et onze employésdes cliniques pratiquant l’avortement ont trouvé la mort, et des douzaines ont été blessés, dans des attentatscontre les cliniques, dont quarante et un à la bombe. »

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D onald Trump est régulièrement présentécomme « un dément » jouant avec le feuet la fureur ; il serait « un clown », voire

« un agent du Kremlin », selon une abondantechronique essayiste et journalistique s’appuyantsur la personnalité fantasque du potentat de l’im-mobilier devenu président. Cette focalisationprésente un inconvénient majeur : elle empêchede discerner le virage stratégique que le locatairede la Maison-Blanche et son équipe ont engagéau pas de charge depuis leur accession aux affaires.Ce qui permet sans doute de se rassurer à boncompte en suggérant que l’èreTrump ne constituerait fina-lement qu’une parenthèsemalheureuse dans l’histoired’une démocratie au-dessusdu lot. Le cauchemar s’achè-verait au plus tard avec la findu mandat de l’imposteur,selon le récit si abondammentdiffusé par un establishmentdémocrate en plein désarroi qui focalise sesattaques sur la personnalité du président plutôtque sur le fond.

LA STRATÉGIE DU DEAL« Il délire. Mais cette folie ne manque pas deméthode. » Comme le héros de Shakespearedans Hamlet, Donald Trump sait où il va. Lelocataire de la Maison-Blanche cherche à imposerun nouvel ordre national et international mieuxà même de garantir la suprématie de Washingtonet des mastodontes de Wall Street. Pour « rendresa grandeur à l’Amérique », en vertu du mot

Trump, derrière le bruit et la fureur, une redoutable cohérence stratégiqueLe président des États-Unis conduit un projet national-libéral dont l’objectif est de restaurerou d’accentuer la suprématie de l’empire US sur le reste du monde en usant de tous lesmoyens de l’hyperpuissance, diplomatiques et militaires, commerciaux et économiques,financiers et monétaires.

PAR BRUNO ODENT*

d’ordre vedette de sa campagne victorieuse en2016, il déploie une démarche systématiquedans des actions empreintes d’une « stratégiedu deal », selon sa propre qualification.Il s’agit rien moins que de s’autoriser à user, surchaque dossier, de toute la panoplie de la forcedont dispose l’hyperpuissance, du militaire aumonétaire, en vue d’imposer un nouveau typede relations au reste du monde. D’aucuns caractérisent la démarche comme un« isolationnisme ». À tort. Car elle ne possèdeaucune des caractéristiques d’un quelconque

repli sur soi. Tout au contraire,les États-Unis « trumpistes »veulent rester au centre du jeusur des marchés ouverts. Sim-plement, ils entendent modifier lesnormes internationales, voireles ignorer, quand ils consi-dèrent celles-ci comme autantde « règlements déloyaux ».

Leur critique du multilatéralisme vise à en trans-former les règles de fonctionnement en leurfaveur. S’ils menacent de paralyser l’Organisationmondiale du commerce, les États-Unis de Trumpsavent aussi en user quand elle condamne Airbuscontre Boeing en octobre 2019, les autorisant àdécréter en représailles des sanctions sur quelque7,5 milliards de dollars de biens et services euro-péens. À l’issue de chantages du même ordre, ilsseront parvenus, non à liquider l’ALENA (accordde libre-échange nord-américain) mais à enmodifier le contenu au détriment des « parte-naires » canadiens et mexicains.

« Les États-Unis “trumpistes” veulent rester au centre du jeu

sur des marchés ouverts.»

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Il faut en substance rapprocher les lois du mondepour qu’elles se confondent avec les lois desÉtats-Unis. Et quand une évolution en ce sensapparaît inaccessible, il convient de quitter car-rément le navire. C’est ainsi que Donald Trumpbrandira un doigt d’honneur à l’adresse dumonde entier en sortant de l’accord de Paris surle climat. Sa priorité sur ce dossier-là, ce sontles intérêts des majors. Ces gros producteursd’hydrocarbures états-uniens doivent pouvoircontinuer d’étendre sans heurts les forages offshore et l’exploitation des gaz et pétroles deschiste. En vertu d’un forcing qui permet auxÉtats-Unis de s’installer comme premier pro-ducteur mondial d’hydrocarbures. Et donc àréduire leur dépendance en matière d’énergie.Un choix géostratégique, dès lors que le « com-mandant en chef » entend se désengager rela-

tivement du Moyen-Orient sur le plan militairepour achever un « pivot » vers l’Extrême-Orient,entamé il y a presque dix ans. Les forces de l’USArmy sont redéployées de la sorte vers la Chine,concurrent économique redoutable devenu l’en-nemi potentiel numéro un.

INFLATION HISTORIQUE DES DÉPENSES MILITAIRESDestinées à fournir un des arguments majeursà la diplomatie du deal, les dépenses militairesde l’administration Trump connaissent une infla-tion historique. Elles ont été augmentées coupsur coup de 10 % en 2018 et en 2019. Et elles doi-vent être portées en 2020, selon la loi de pro-grammation adoptée en décembre dernier parles démocrates et les républicains au Congrès,à 738 milliards de dollars (680 milliards d’euros).Soit un chiffre quasiment équivalent au totaldes dépenses annuelles engagées par un payscomme la France (711 milliards d’euros en 2018)ou aux dépenses d’armement cumulées des huitpuissances militaires qui suivent les États-Unis

(Chine, Russie, Royaume-Uni et France com-pris).Cette démonstration de force seconde oppor-tunément la salve d’offensives unilatérales dansla guerre commerciale entamée depuis 2018contre la Chine, l’Europe et le reste du monde.Elle déclenche une très dangereuse course auxarmements.En Europe, les États membres se voient instam-ment priés d’augmenter leurs dépenses au seinde l’Alliance atlantique (OTAN). Et le présidentMacron, qui a programmé une hausse considé-rable et régulière des dépenses militaires de laFrance pour qu’elles soient portées à 2 % de sonPIB d’ici 2025, cède de fait au chantage d’unDonald Trump tonitruant qui est allé jusqu’àmenacer sinon de couper les vivres à l’OTAN.Quant à la Chine, considérée désormais commele rival numéro un et objet donc d’une « surveil-lance » militaire particulière, elle a multiplié sonbudget militaire par cinq en moins de vingt ans.

L’ARME DE LA DÉRÉGULATION FINANCIÈRE« Nous devons, pouvons et serons en positiondominante dès que nous cesserons de nousencombrer avec la régulation. » Gary Cohn, undes ex-conseillers spéciaux de Donald Trump,puisé dans le vivier des cadres dirigeants de labanque Goldman Sachs, avait clairement nomméles objectifs, quand la Maison-Blanche s’est atta-chée dès 2017 à démanteler les timides garde-fous antispéculation instaurés par l’adminis-tration Obama au lendemain du krach financierde 2007-2008 (les lois dites Dodd-Frank et larègle Volcker).Gonflé d’aise, le Dow Jones célèbre le trumpismeen battant record sur record. Il s’approche dé -sormais des 30000 points. Problème : à la faveurde cette hypertrophie financière apparaissentdes bulles spéculatives de plus en plus mena-çantes : immobilier, bitcoins (monnaie électro-nique), produits financiers dits « dérivés », titresboursiers formés par l’agrégation de prêts étu-diants ; très nombreux sont les secteurs affectés.Ce qui fait croître d’autant le risque d’une crisefinancière d’une ampleur inédite.

DUMPING À TOUS LES ÉTAGESLe vote de la réforme fiscale, dans les derniersjours de 2017, revêt une dimension clé du trum-pisme. Elle a constitué « un véritable big bang »,selon les mots du New York Times, en faveur desplus fortunés et des multinationales. 44

« Le locataire de la Maison-Blanchecherche à imposer un nouvel ordrenational et international mieux à même de garantir la suprématie de Washingtonet des mastodontes de Wall Street. »

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Le choc économique et social sera redoutabletant à l’intérieur des États-Unis que sur le restedu monde. Car la réforme est conçue commeune arme de guerre commerciale. Le taux del’impôt sur les sociétés a été réduit de 35 % à21 %, au service de la compétitivité et doncde l’hégémonie des firmes états-uniennes surle marché mondial.La réforme a mis en place également toute unesérie de dispositions alléchantes qui permettentde drainer les capitaux vers la place états-unienne. Et les résultats sont tangibles. Commele prouve la décision du fabricant d’ordinateursApple qui a « rapatrié » dès 2018 quelque 250 mil-liards de dollars de bénéfices aux États-Unis.

DÉBAUCHE DE SURENCHÈRES XÉNOPHOBES ET ULTRA-DROITIÈRESSur le plan intérieur l’effet du big bang fiscal enfaveur des plus riches et du business va se tra-duire par une nouvelle explosion des inégalités.D’autant qu’il a torpillé, au passage, l’Obamacare(la réforme du président précédent), en suppri-mant les crédits d’impôts qui permettaient auxplus démunis de souscrire des polices d’assu-rance privées pour se couvrir de la maladie.Cette évolution-là meurtrit l’électorat populaireet constitue un vrai talon d’Achille pour Trump.Lequel a assis, on le sait, son succès en 2016 surle vote d’une partie de la classe ouvrière blanche.Elle contribue d’évidence à accentuer une cer-

taine bipolarisation droite / gauche qui caractérisele débat politique, avec notamment l’émergencedu mouvement « socialiste » de Bernie Sanders.

Trump veut se prémunir d’un éventuel votesanction en pratiquant de nouvelles fuites enavant populistes, en jouant de surenchèresracistes et/ou démagogiques. Comme laconstruction du mur avec le Mexique, le soutien,en dépit de tragédies de plus en plus récurrentes,aux groupes de pression du marché libre desarmes à feu, ou encore son récent engagementspectaculaire aux côtés des militants anti-avor-tement, en flirtant de plus en plus ouvertementavec les influents milieux évangélistes. n

*Bruno Odent est journaliste à L’Humanité.

« À la faveur de cette hypertrophiefinancière apparaissent des bullesspéculatives de plus en plusmenaçantes. Ce qui fait croîtred’autant le risque d’une crisefinancière d’une ampleur inédite.»

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À la fin de la guerre froide, dans le sillagede la brutale guerre menée contre l’Irakpar une coalition rassemblée sous l’égide

des États-Unis, le président George H.W. Bushse fait le chantre du discours du « nouvel ordremondial ». Dans celui-ci, il célèbre le rôle del’Organisation des Nations unies (ONU), dontle conseil de sécurité va autoriser les opérationsqui ont pour but de chasser les troupes de Sad-dam Hussein du Koweït, en matière de sécuritéinternationale. Ce discours nour-rit alors l’espoir que la puissanceétats-unienne va œuvrer à l’édi-fication d’un monde plus stabledans lequel les institutions et lesnormes multilatérales jouerontun rôle primordial. Les États-Unis se perçoivent alors commeun « empire bénéfique » (bene-volent empire) ou comme un« shérif réticent » (reluctant sher-riff ), ne désirant nullement s’im-poser ou nuire par intérêt égoïste.Force est cependant de constaterqu’avec le temps l’image du« shérif réticent » s’est rapidement transformée.Et, aujourd’hui, la politique de sécurité des États-Unis ressemble davantage à celle d’un « justiciersolitaire ».

DÉPLOIEMENT DES TROUPES ÉTATS-UNIENNES ENTRE 1991 ET 2001Après la fin de la guerre menée contre l’Irak en1991, les troupes états-uniennes se trouventdéployées en Somalie, en Haïti et en ex-Yougo-slavie dans le cadre de missions onusiennes.L’opération en Somalie se solde par une débâclemilitaire spectaculaire et la mort de plusieursmilitaires états-uniens en 1993 – cet épisodesera mis en scène dans la « culture populaire »par un film qui n’expose quasiment que le point

de vue des militaires états-uniens : La Chute dufaucon noir (2001). Après cette débâcle, les États-Unis vont hésiter à intervenir à l’étranger. Lestensions politiques en Haïti faisant craindre l’ar-rivée de réfugiés sur le sol des États-Unis, l’ad-ministration Clinton se résout tout de même àdéployer des troupes sur l’île. Les soldats états-uniens débarquent donc avec un mandat del’ONU et tentent de remettre de l’ordre en Haïtien 1994. Les populations locales leur reproche-

ront cependant de soutenir defait ceux qui sont responsablesdu coup d’État qui a fait chuterle régime du président Jean-Bertrand Aristide – les réfugiés,quant à eux, sont temporaire-ment dirigés vers Guantánamo.Enfin, les forces armées desÉtats-Unis arrivent en soutiendes troupes européennes déplo-yées, avec mandat de l’ONU, enex-Yougoslavie. En 1995, ellesparticipent à des bombarde-ments aériens coordonnés parl’OTAN qui visent des milices

serbes. Les États-Unis, pour reprendre une imagelargement diffusée, viennent à la rescousse d’uneEurope incapable d’agir avec force. C’est dansle sillage de ces interventions qu’émerge doncl’idée selon laquelle les États-Unis seraient un« shérif réticent », peu motivé à risquer la vie deses militaires dans des États du Sud mais suffi-samment responsable pour intervenir lorsquenécessaire.À partir de la seconde moitié des années 1990,un glissement se fait jour. En août 1998, lesambassades des États-Unis de Nairobi (Kenya)et Dar es Salam (Tanzanie) sont attaquées parAl Qaeda. En représailles, l’administration Clintondécide de tirer des missiles Tomahawk sur l’Af-ghanistan et le Soudan où se trouvent, selon les

Les évolutions de la politique de sécuritéComment le « shérif réticent » est devenu un « justicier solitaire »

PAR CHRISTOPHE WASINSKI*

 

« Tout au long des années1990, les États-Unis, avec

l’aide de la Grande-Bretagne,instrumentalisent

le Conseil de sécurité à des fins stratégiques

classiques. »

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44membres de cette administration, des installa-tions du groupe terroriste. Les États-Unis justi-fient cet acte en affirmant qu’ils se défendent,ce qu’autorise la charte des Nations-Unies. L’at-taque sur le Soudan généra cependant unecontroverse. La cible présentée par Washingtoncomme une fabrique de gaztoxiques était en fait une usine demédicaments. En décembre 1998,prétextant que l’Irak ne se plie pasaux obligations en matière de dés-armement, qui lui ont été imposéesaprès 1991, Washington et Londresdécident de mener une campagneaérienne punitive. Cette opérationrend en fait compte de l’insatis-faction des résultats de la guerremenée par les États-Unis et leursalliés en 1991. L’administration deGeorge H.W. Bush avait hésité à faire avancerles troupes jusqu’à Bagdad afin de faire tomberle régime de Saddam Hussein. Elle nourrissaitcertainement l’espoir que le dictateur, affaiblipar la défaite militaire, soit renversé rapidement.Saddam Hussein parvenant à rester au pouvoir,les États-Unis vont chercher pendant des annéesà lui nuire. Le soutien humanitaire et militaireaccordé aux Kurdes y contribue par exemple.Le régime de sanctions économiques destiné àdésarmer l’Irak, et mis en place avec l’aval duconseil de sécurité, doit aussi participer à l’af-faiblissement du régime – dans les faits, il frappesurtout les populations. Pour le dire autrement,tout au long des années 1990, les États-Unis,avec l’aide de la Grande-Bretagne, instrumen-talisent le conseil de sécurité à des fins straté-giques classiques.

Un pas supplémentaire est franchi en 1999lorsque les États-Unis font le choix de l’inter-vention armée, avec l’assistance de leurs alliésatlantiques, contre la Serbie. Des troubles ontéclaté entre les communautés serbe et albanaiseau Kosovo. Les États-Unis, ainsi que leurs alliés,

décident de venir en aide à cettedernière. Cette fois-ci, cependant,ils décident de se passer d’uneautorisation du conseil de sécurité.Pressentant le blocage au sein decelui-ci par la Russie et la Chine,l’OTAN bombarde les forces serbeset la Serbie pendant soixante-dix-huit jours sans disposer d’une réso-lution onusienne qui l’y autorise.L’OTAN se justifie en soulignantqu’il y a urgence humanitaire, lespopulations albanophones étant

menacées d’épuration ethnique. Aujourd’hui,des analystes se demandent jusqu’à quel pointl’exode de ces populations ne résulte pas dupourrissement de la situation découlant de l’ac-tion armée de l’OTAN.

LA PÉRIODE DE GUERRE AU TERRORISME Suite aux attentats de septembre 2001, Wash-ington intervient en Afghanistan pour se protégerd’Al Qaeda. Les États-Unis s’engagent avec lesoutien du conseil de sécurité. Après plus dedix-huit années de guerre, certains chercheurspensent néanmoins que les États-Unis auraientalors peut-être mieux fait de davantage négocieravec les talibans la reddition de Ben Laden etde ses acolytes. Enfin, en 2003, les États-Unissemblent vouloir pleinement assumer leur statutde « justicier solitaire » lorsqu’ils interviennent« préventivement », et sans résolution du conseilde sécurité, contre l’Irak. Ils évoquent, une foisencore, la nécessité de désarmer l’Irak – qui nedispose pourtant pas d’armes dites «de destruc-tion massive». Depuis, certaines actions ponc-tuellement menées par les forces armées desÉtats-Unis – telles que des attaques de dronesnotamment au Pakistan, l’opération de 2011 àAbbottabad contre Ben Laden, le premier raidcommando au Yémen au début du mandat deDonald Trump (janvier 2017), les bombarde-ments aériens et le tir, en 2017 également, decinquante-neuf missiles Tomahawk sur la Syrieou plus récemment, l’élimination de QassemSoleimani en Irak – soulèvent autant de questionsquant à leurs fondements juridiques et donnent

« La période de “guerre au terrorisme” qui s’ouvre

à partir de 2001 estmarquée par une grande“créativité” normative. »

« Les individus capturés par les forcesarmées et les services de renseignementdes États-Unis se voient affublés du statutde “combattant illégal” et non de celui de “prisonnier de guerre”. Autrement dit,selon les jurisconsultes états-uniens, les conventions de Genève peuvent ne pas s’appliquer à ces personnes. »

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aussi à penser que le shérif est devenu un jus-ticier.On notera que la période de « guerre au terro-risme » qui s’ouvre à partir de 2001 est par ailleursmarquée par une grande « créativité » normative.Les individus capturés par les forces armées etles services de renseignement des États-Unis sevoient affublés du statut de « combattant illégal»et non de celui de «prisonnier de guerre». Autre-ment dit, selon les jurisconsultes états-uniens,les conventions de Genève peuvent ne pas s’ap-pliquer à ces personnes. L’usage des « techniquesaméliorées d’interrogation » sur ces prisonniersconstitue aussi une remise en question desnormes internationales qui portent sur la pro-hibition de la torture. Quant au recours auxdrones armés, il affaiblit les normes internatio-nales qui interdisent la pratique des assassinatspolitiques. Cette courte analyse, on l’aura saisi, critique lapolitique de sécurité des États-Unis menéedepuis la fin de la guerre froide. Elle ne doitcependant pas faire oublier que les États euro-péens ont également des responsabilités enmatière de sécurité internationale. Lorsque cesÉtats soutiennent les États-Unis dans des projets

On dit partout que c’est une mauvaisechose d’imposer du protectionnisme,comme le fait aujourd’hui le président

états-unien Donald Trump. Soit.

PROTECTIONISME ET LIBRE ÉCHANGEUne série de questions vient alors : est-ce quecela veut dire que le libre-échange que promeutle chef de l’État français Emmanuel Macron,entre autres, est une bonne chose, que l’ordreéconomique international, tel qu’il est, fonc-tionne correctement, de façon satisfaisante, etjuste ? Ne ressemble-t-il pas plutôt à un désordreéconomique international, irrationnel, et quiplus est inique, polarisant, porteur d’inégalités

internationales comme intranationales ? Lelibéralisme commercial génère-t-il systémati-quement des avantages ? Pour tous ? N’y a-t-ilpas dans les échanges des relations de pouvoirqui font très souvent gagner le fort et perdre lefaible ? On sait depuis plus de cinq siècles quel’échange est inégal, qu’il opère à l’avantage duNord (le centre) et au désavantage du Sud (lespériphéries).Et-ce d’ailleurs vraiment le libre-échange qui asorti de la misère des centaines de millions deChinois, ou bien autre chose ? Une autre chosequi aurait à voir avec la révolution socialiste quidébuta dans ce pays à partir de 1949. Car, àl’heure présente, le néolibéralisme mondialisé

douteux, lorsqu’ils interprètent de manière trèsextensive une résolution de l’ONU afin de pou-voir décapiter le régime de Kadhafi en Libye en2011 ou encore lorsqu’ils livrent à qui mieuxmieux des armes à l’Arabie saoudite (alors qu’ilssont signataires du traité sur le commerce desarmes), ils ne contribuent pas davantage queles États-Unis à la stabilité mondiale. n

*Christophe Wasinski est docteur en sciencespolitiques. Il enseigne à l’université libre de Bruxelles.

« La politique de sécurité des États-Unismenée depuis la fin de la guerre froide ne doit cependant pas faire oublier que les États européens ont également des responsabilités en matière de sécurité internationale.»

La guerre commerciale États-Unis/ChineLe thème de la « guerre commerciale » déclenchée par les États-Unis contre la Chine estd’actualité, mais nécessite quelques éclaircissements pour éviter les malentendus.

PAR RÉMY HERRERA*

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entraîne tous les pays dans une spirale destruc-trice qui les pousse à flexibiliser les marchés dutravail et à baisser le « coût du travail » (salaires),à privatiser tout ce qui peut l’être à l’intérieuret à délocaliser les activités à l’extérieur. Enréalité, dans le système mondial capitalisteactuel, libre-échange et protectionnisme consti-tuent deux instruments à la disposition desclasses dominantes du Nord que ces dernièresutilisent, tour à tour, afin de maximiser les profitsdes oligopoles, mais aussi pour essayer de ralentirde manière artificielle la tendance du taux deprofit à baisser.

GUERRE COMMERCIALE, GUERRE MONÉTAIREQu’est-ce donc dans ce contexte qu’une « guerrecommerciale » ? C’est l’organisation – par l’Étatcapitaliste – d’une crise commerciale, c’est-à-dire, fondamentalement, une forme de dévalo-risation du capital qui permette (de façon aussimaîtrisée que possible) de freiner la diminutionrelative des profits et, accessoirement, de rap-porter quelque argent à cet État !

Le tout, sur fond de crise systémique. Crise sys-témique du système mondial, lequel ne trouveplus de solutions à l’intérieur de la logique mêmed’accumulation du capital et de maximisationdes profits individuels. Mais aussi crise de l’ins-titution régulatrice du commerce international,l’Organisation mondiale du commerce, que lesÉtats-Unis, hégémonie du système mondial,créèrent jadis pour servir au mieux leurs intérêts,mais qu’ils veulent à présent contourner parceque leurs intérêts ne sont plus suffisammentfavorisés. Cela n’a pas commencé avec DonaldTrump. Barack Obama avait déjà bloqué lamachine en refusant, n’oublions pas, de faireparticiper les États-Unis à la désignation desjuges de l’instance de résolution des conflits etdifférends entre pays membres de l’OMC.

On fait généralement passer Donald Trump pourfou avec le déclenchement de cette guerre com-merciale, mais c’est occulter qu’il est un éminentreprésentant d’une des fractions de la hautefinance qui domine (et que l’on peut appeler lafraction « continentaliste », aux prises avec l’autrefraction, « globaliste », active au sein du Parti« démocrate »). Donald Trump veut faire revenirsur le territoire des États-Unis les firmes trans-nationales états-uniennes qui se sont implantéesen Chine. Il a lancé cette guerre économiquebien sûr contre la Chine, mais aussi, dans unecertaine mesure, contre les transnationales états-uniennes du globalisme (celles de l’informatique,des télécommunications, de robotique, etc.)qu’il critique durement pour avoir privilégié l’in-vestissement en Chine, et qu’il veut voir se relo-caliser aux États-Unis.Côté chinois, une rétorsion adoptée fut notam-ment d’imposer des taxes douanières sur lesproduits agricoles importés des États-Unis, spé-cialement d’États gros producteurs de produitsagricoles et pourvoyeurs de voix pour DonaldTrump à l’élection présidentielle (comme leKansas, par exemple). Maintes entreprises chi-noises ont évité les nouvelles barrières douanièresen exportant à partir de leurs propres filialescréées à l’étranger, au Vietnam en particulier.Le président états-unien a déclaré : les États-Unis ont un déficit commercial bilatéral et per-dent de l’argent en commerçant avec la Chine.Mais, pour déterminer qui gagne et qui perd dansces échanges, et savoir qui exploite l’autre, sesexperts et conseillers ont-ils préalablement cal-culé le contenu en valeur des biens échangés ?Lorsqu’ils l’auront fait, il y a fort à parier qu’ilss’apercevront que, dans ces échanges bilatéraux,ce sont les États-Unis qui exploitent la Chine –et non l’inverse.En attendant, les pays européens, lamentable-ment suivistes et politiquement soumis à l’hé-gémonie états-unienne, subiront les dommagescollatéraux de la guerre commerciale opposantles deux premières économies mondiales. Leseffets négatifs sont multiples : la hausse des tarifsdouaniers états-uniens et chinois provoque unebaisse des échanges commerciaux, une inflexionde croissance (déjà « de basse intensité »), uneperte de confiance dans les affaires, tout celapayé au final par les consommateurs ; effets pluscomplexes liés à l’imbrication des processus deproduction des firmes et à l’intégration deschaînes de valeur à l’échelle internationale ;

« Maintes entreprises chinoises ont évitéles nouvelles barrières douanières enexportant à partir de leurs propres filialescréées à l’étranger, au Vietnam enparticulier.»

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diminution à attendre des exportations euro-péennes dues au renchérissement de l’euro dansun contexte de « guerre des monnaies » entre ledollar états-unien et le yuan chinois – guerredes monnaies elle aussi lancée, mais depuis desannées, par les États-Unis…Guerre commerciale, guerre monétaire… et bien-tôt guerre tout court, c’est-à-dire guerre militairede l’impérialisme états-unien contre la Répu-blique populaire de Chine ? Sans faire de catas-trophisme, ni davantage de géostratégie/fiction,il ne faut pourtant pas être naïfs, mais bien pren-

dre conscience des risques réels que fait courirau monde l’agressivité militaire de la hautefinance états-unienne. La prise de consciencede ces dangers est impérative afin d’être enmesure d’en tirer les seules conséquences poli-tiques raisonnables pour la France : sortir notrepays de l’OTAN et tout mettre en œuvre pourstopper la machine infernale de guerre actionnéepar l’hégémonie des États-Unis. n

*Rémy Herrera est économiste. Il est chargé derecherche au CNRS.

L’unilatéralisme du système monétaire« international » octroie à la puissanceémettrice de la monnaie dominant les

échanges internationaux, les États-Unis, unavantage lui permettant d’influencer les poli-tiques économiques des pays faisant usage dudollar. En l’absence d’une monnaie proprementinternationale, les participants aux échangesutilisent des monnaies nationales (en fait, seu-lement un petit nombre de monnaies nationales)pour procéder aux paiements internationaux.Ils sont aujourd’hui largement incités à faireusage de la monnaie américaine.

LE POIDS DE L’ACQUISITION DE LIQUIDITÉ INTERNATIONALEEn raison de cette situation, les participants auxéchanges s’exposent à un certain nombre de pro-blèmes, particulièrement dans les pays sous-déve-loppés : problèmes liés à l’accès à la liquidité, avecdes pénuries qui se manifestent durant les périodesde crise ; problèmes d’accès aux infrastructuresde paiement en cas de sanctions dont la puissanceémettrice de la monnaie peut faire usage. L’uncomme l’autre sont utilisés par les États-Unis pouraligner les pays dépendants du dollar sur sa poli-tique économique ou sur sa politique étrangère.

Le problème de l’acquisition de liquidité inter-nationale n’est pas nouveau. Un effort s’imposede fait à l’ensemble des pays contraints d’utiliserune monnaie étrangère pour accéder auxéchanges internationaux. Cette contrainte peutêtre expliquée selon la logique suivante : ima-ginons une entreprise située en Malaisie et ayantbesoin de dollars américains nécessaires à sesimportations de biens d’équipement et à sa tré-sorerie. L’entreprise va emprunter un montantP de dollars. Elle devra rembourser, à échéance,le principal plus les intérêts du prêt. Grâce auxdépenses d’investissement de biens d’équipe-ment et à la mise en route de la production, l’en-treprise va exporter et générer des revenus, aveclesquels elle pourra rembourser le prêt. Il fautdonc que ces revenus soient supérieurs auxdépenses liées au remboursement du prêt (inté-rêts et principal). Cette contrainte de survieinduit une pression compétitive qui pèse sur lesmarges de manœuvre du pays. Elle est d’autantplus pesante que les pays sont en concurrencesur les marchés d’exportations.Le problème de l’accès à la liquidité apparaîtclairement dans les épisodes de crise écono-mique, qui donnent lieu à des rapatriementsbrutaux de capitaux et à un gel des crédits inter-

L’hégémonie monétaire des États-Uniscontre le plan Keynes de 1943La domination monétaire des États-Unis, basée sur la centralité du dollar, s’est imposéeaprès 1944 face aux projets alternatifs de structuration du système monétaire international,notamment face au plan Keynes de 1943, pourtant toujours d’actualité.

PAR ADRIEN FAUDOT*

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bancaires. La crise de 2008 en a donné un fameuxexemple. Elle était avant tout une crise dontl’épicentre était l’économie américaine, mais lacrise de confiance du système bancaire américaina généré de graves dysfonctionnements dans lefinancement du commerce international. Cer-tains pays, comme la Corée du Sud, qui n’auraientpas dû subir les effets – ou très peu – de la crisedes subprimes ont été victimes d’une pénuriede dollars.Ayant eu très tôt conscience du problème de larareté de la monnaie internationale, dès BrettonWoods, les gouvernements ont créé des insti-tutions pour essayer de réallouer la liquidité. Latentative de l’économie mondiale de se doterd’institutions telles que le Fonds monétaire inter-national, créé en 1944 par les accords de BrettonWoods ou d’instruments tels que les droits detirages spéciaux (DTS), créés en 1969, pour redis-tribuer la liquidité internationale, se heurte àl’impossibilité de connaître à l’avance les besoinsen liquidité générés par les échanges interna-tionaux. Ce problème avait déjà été démontrépar Keynes, lorsque celui-ci cherchait à défendreson plan.

Dans le cadre du système hérité de BrettonWoods, ces manquements résultent des préfé-rences américaines en la matière. Alors que leplan Keynes prévoyait un système de découvertsautomatiques autant que de besoin pour leséchanges internationaux, les États-Unis sou-haitaient conserver à des fins de domination lamain sur les leviers d’allocation de la monnaie« internationale ».Pour se prémunir des épisodes de pénurie deliquidités, les autres pays doivent développerdes stratégies complexes. Beaucoup tententd’éviter toute pénurie en développant des stra-tégies d’accumulation de réserves de change, àtravers des politiques mercantilistes. Cette stra-tégie est pénible à mettre en œuvre car elledemande des efforts considérables aux popu-lations, et la concurrence internationale rendses résultats incertains.Une autre solution, réservée à un nombre réduitde pays, est de signer des accords de swaps (tech-nique financière consistant en un échange decrédits) avec la Réserve fédérale, afin de se pré-munir de tout risque de pénurie. Ces accords

« Alors que le plan Keynes prévoyait un système de découverts automatiquesautant que de besoin pour les échangesinternationaux, les États-Unissouhaitaient conserver à des fins de domination la main sur les leviersd’allocation de la monnaie“internationale”. »

Accords bilatéraux de swaps entre banques centrales,en octobre 2015. Les États-Unis ont contracté des accords importants permettant d’assurer avec les banques centrales des pays signatairesl’approvisionnement en dollar américain. D’autres pays, à l’image de la Chine, ont signé des accords similaires pour favoriser l’accès à leur monnaie respective.

Source : S. Bahaj et R. Reis, « Central bank swap lines », Credit,Banking and Monetary Policy, BCE, Francfort, 23 octobre 2017.

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se sont développés à la suite de la crise des sub-primes. Ils sont représentés dans le schéma dela page précédente. Les États-Unis se trouventainsi au centre d’un réseau de coopération entrebanques centrales ayant pour but de maintenirconstant l’approvisionnement en dollars. L’octroides lignes de crédit par la banque centrale amé-ricaine dépend de critères politiques (exemplede l’Inde ou du Chili non retenus, contrairementau Mexique, ou au Brésil), la Réserve fédéralene jouant le rôle de prêteur en dernier ressortinternational que pour une liste restreinte depays alliés.

LES DIFFICULTÉS D’ACCÈS AUX INFRASTRUCTURES DE PAIEMENTVenons-en au second problème, l’accès auxinfrastructures de paiement. Les systèmes moné-taires actuels reposent sur un système de paie-ment hiérarchisé. Les établissements bancairescréent la monnaie à l’occasion des opérationsde crédit, et passent par leur compte à la banquecentrale pour les règlements interbancaires. Lesbanques centrales fournissent les moyens depaiement interbancaires et assurent le bondéroulement des opérations. Points de passageobligés pour l’accès au système de paiement,elles imposent également des normes et desconventions, conditionnant l’accès au système.Les banques commerciales sont tenues de lesrespecter, faute de quoi elles pourraient se voirprivées des opérations interbancaires, ce quireviendrait à les exclure du système et conduiraità leur liquidation immédiate.Or les institutions du dollar américain, qui cen-tralisent les comptes et exécutent les paiements,appliquent les lois américaines. Dans ce cadre,lorsque l’OFAC (Office of Foreign Assets Control)

place sur liste noire une série d’établissements,voire les entités d’un pays entier, il devient impos-sible pour tout acteur relié aux systèmes de paie-ment américains de maintenir des relationscommerciales avec ces entités. La banque BNP-Paribas en a fait les frais en 2014 en payant uneamende record de 8,9 milliards d’euros, aprèsavoir été traduite en justice pour avoir réalisédes transactions avec des entités figurant sur laliste noire de l’OFAC (Iran, Soudan, Cuba).Cette arme est punitive, mais aussi dissuasive.Si la France décidait de reprendre son commerceavec l’Iran, les entités françaises se verraientrapidement interdire l’accès non seulement aumarché américain mais aussi aux systèmes depaiement en dollars, c’est-à-dire au marchémondial. La France a donc choisi de suivre ladiplomatie américaine et de se retirer de fait del’accord de Vienne. Bien sûr, au-delà de la dimen-sion monétaire et du système de paiement, lapuissance militaire et économique américainea certainement joué un rôle important. Ainsi,en dépit du lancement du mécanisme de com-pensation INSTEX, qui devrait permettre depoursuivre des transactions avec des firmes ira-niennes en contournant le dollar, les entreprisesfrançaises se sont tout de même retirées d’Iran,ce qui montre que l’impérialisme états-unien ad’autres cordes à son arc.

REFONDER LE SYSTÈME MONÉTAIRE SURDES BASES RÉELLEMENT INTERNATIONALES Dans le contexte actuel, le plan Keynes avancedes propositions intéressantes pour refonder lesystème monétaire sur des bases réellementinternationales et émancipées de la dominationunilatérale du dollar, au-delà même des objectifspolitiques poursuivis par Keynes (défenseur desintérêts britanniques).Le plan prévoit la création d’une chambre decompensation en monnaie internationale (ban-cors) pour les paiements interbancaires inter-nationaux, avec des découverts automatiquespour les pays débiteurs. Les problèmes de liqui-dité seraient résolus puisque la création de ban-cors ne serait pas conditionnée à des dépôtspréalables de la part des pays membres. La cham-bre de compensation agirait comme une agencecentrale assurant le financement du commerceinternational, le temps que s’opèrent les rééqui-librages entre débiteurs (importateurs nets) etcréditeurs (exportateurs nets).Concernant le pouvoir de contrôle de l’infra-

« La crise de 2008 était avant tout une crise dont l’épicentre était l’économieaméricaine, mais la crise de confiance du système bancaire américain a généréde graves dysfonctionnements dans le financement du commerceinternational. »

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L ehman Brothers a disparu du jour au len-demain, le 15 septembre 2008. MerrillLynch a été absorbée par une grande

banque de dépôt, Bank of America. JP MorganChase résulte aujourd’hui d’une série de fusionset de prises de contrôle, dont celles, en 2008, deBear Stearns et Washington Mutual, deux pro-

tagonistes de la crise des subprimes en faillite.Morgan Stanley n’a survécu qu’en recevant laplus grosse part des fonds publics avancés d’ur-gence, au plus fort de la crise, par l’État américain.Et pourtant, treize ans plus tard, Wall Street règneà nouveau, plus que jamais, sur le système finan-cier occidental.

structure de paiement, l’instauration du planKeynes pourrait être aussi l’opportunité de sépa-rer le système des paiements internationaux dela portée directe des appareils gouvernementauxnationaux. Il s’agirait de créer un organe dontla direction serait élue par ses nations membreset partagée par celles-ci. De cette manière ilserait impossible, pour un membre, de déciderde manière unilatérale qu’un autre membre soitexclu des paiements internationaux.Puisque l’International Clearing Bank serait enquelque sorte « la banque centrale des banquescentrales », il s’agirait ici d’appliquer le principede distanciation qui caractérise déjà les systèmesbancaires domestiques, en vertu duquel lesbanques commerciales se plient, par une sortede soumission volontaire, à la banque centraleau-dessus d’elles.Il est tout à fait concevable d’imaginer un systèmede prise de décision interne à la chambre decompensation suivant les principes du multi-latéralisme, à l’image des organismes onusiensaujourd’hui. L’établissement de la chambre decompensation et son succès devraient reposersur des règles internationales s’imposant à tous.Au demeurant, la mise en œuvre du plan Keynesdevrait très largement freiner les aspects les plusnégatifs de la dynamique de la globalisation

financière. Le plan Keynes devra s’accompagnerde contrôles pour assurer que les flux interna-tionaux soient comptabilisés et intégrés dansla matrice de la chambre de compensation, cequi faciliterait la lutte contre l’évasion fiscale oule blanchiment.On voit ainsi que, dans l’optique de proposerun système monétaire véritablement interna-tional et multilatéral, le plan Keynes est toujoursd’actualité, et peut même aider à résoudre desproblèmes pour lesquels il n’a pas été conçu. n

*Adrien Faudot est économiste. Il est maître de conférences à l’université Grenoble Alpes.

« Si la France décidait de reprendreson commerce avec l’Iran, les entitésfrançaises se verraient rapidementinterdire l’accès non seulement au marché américain mais aussi aux systèmes de paiement en dollars,c’est-à-dire au marché mondial. »

Wall Street, cœur financier des États-Unis et de la mondialisation capitalisteEn 2007, cinq grandes banques de marché incarnaient la puissance de Wall Street : MerrillLynch, Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase et Lehman Brothers. Aucunen’est sortie indemne de la crise financière de 2007-2008. Et pourtant, treize ans plus tard,Wall Street règne à nouveau, plus que jamais, sur le système financier occidental.

PAR DENIS DURAND*

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L’INSTITUTION LA PLUS EMBLÉMATIQUE DE CETTE DOMINATION: BLACKROCKAujourd’hui, l’institution la plus emblématiquede cette domination aux yeux du public n’estpas exactement une banque. C’est un organismespécialisé dans les placements en Bourse, qui ason siège à Manhattan (et des implantationsdans une dizaine de paradis fiscaux) : BlackRock,le premier gestionnaire d’actifs du monde, à latête de 6000 milliards de dollars (trois fois letotal des placements de toutes les compagniesd’assurances en France). La mobilisation pourles retraites a mis en évidence son influence surle gouvernement Macron. On a pu noter qu’enFrance il possède des participations dans dix-huit sociétés du CAC40 ; par exemple, plus de5 % dans ATOS dont le P.-D.G., Thierry Breton,vient d’être nommé commissaire européen. Onne sera pas étonné d’apprendre que le présidentdu conseil de surveillance de BlackRock Alle-magne, Friedrich Merz, est l’une des personna-lités susceptibles de succéder à Angela Merkelcomme chancelier fédéral…BlackRock fait partie de ce qu’on appelle le sha-dow banking, cet ensemble d’institutions quiparticipent à la circulation de l’argent sans avoirle statut de banque et sans être soumises auxréglementations et à la surveillance qui encadrentl’action de la profession bancaire.Ce poids des marchés financiers – concrètement,aujourd’hui, ces réseaux de salles de marchésoù s’échangent des titres tels que les actions, lesobligations, les titres du marché monétaire ettous les « produits dérivés » conçus pour facilitertoutes les formes de spéculation – est un traitcaractéristique des économies nord-américaines.Aux États-Unis, les banques ne gèrent que 23 %des actifs circulant dans le système financier(58 % en France, 52 % en Allemagne, 48 % auJapon). En revanche, la part des fonds de pensionet des autres intermédiaires financiers tels queles gestionnaires d’actifs comme BlackRock etles fonds de placement spéculatifs (hedge funds)atteint 53 % aux États-Unis contre 16 % en France,22 % en Allemagne, 17 % au Japon. En d’autrestermes, le financement de l’économie qui, enEurope, est pour l’essentiel une affaire négociéeentre des banques et leurs clients, passe auxÉtats-Unis par l’émission de titres qui s’échangentensuite entre des organismes dont le métier estde spéculer sur la hausse ou la baisse de leurscours. C’est cette titrisation, appliquée au finan-cement par les ménages américains de leurs

acquisitions de logements, qui a transformé en2007 le krach dit «des subprimes» et la plus gravecrise économique depuis la Deuxième Guerremondiale.

EN PERMANENCE LES BANQUES FONT CRÉDIT AUX SPÉCULATEURSCela ne veut pas dire que les banques joueraientun rôle secondaire dans le système financieraméricain. Au contraire, les marchés de titresne fonctionnent que parce qu’en permanenceles banques font crédit aux spéculateurs. Lamonnaie créée par le crédit est le fluide vital quialimente le cancer financier, alors que le métierdes banques devrait être d’alimenter la créationde richesses par le travail des femmes et deshommes.Le système bancaire américain est assez frag-menté. Il comprend près de six mille banquesdont la plupart n’exercent leur activité qu’auniveau local. Il a cependant connu un processusde concentration, d’abord avec la libéralisationfinancière des années 1980, qui a permis à desholdingsbancaires de posséder des filiales dansplusieurs États, et qui a abouti à l’abolition, en1999, du Glass-Steagall Act qui, depuis 1933,interdisait aux banques commerciales d’émettre,de placer ou de négocier des titres sur le marchéfinancier. Ensuite, les restructurations qui ontsuivi la crise de 2007-2008 ont renforcé la tailleet la puissance des quelques grandes banquesqui ont pignon sur rue à Wall Street, en particulierles plus grandes: JP Morgan Chase, Bank of Ame-rica, Goldman Sachs, Wells Fargo dominent lemarché monétaire du dollar, l’émission des titresde la dette publique américaine, les fusions,acquisitions, restructurations du capital des

« BlackRock fait partie de ce qu’onappelle le shadow banking, cet ensembled’institutions qui participent à la circulation de l’argent sans avoir le statut de banque et sans être soumisesaux réglementations et à la surveillancequi encadrent l’action de la professionbancaire. »

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44multinationales, la circulation des capitaux etl’optimisation fiscale, la fourniture de liquiditésaux fonds de placement, hedge funds et autresacteurs du shadow banking…

LE CŒUR FINANCIER DU MONDEAu total, Wall Street, à la pointe de Manhattanoù se situent les sièges des grandes banques etcelui de la Réserve fédérale de New York, est bienle cœur financier de l’Amérique; c’est du mêmecoup le cœur financier du monde.Le dollar est la première monnaie mondiale defacturation du commerceinternational. Quiconqueveut commercer en dollarsdoit donc avoir accès ausystème bancaire desÉtats-Unis qui, seul, peutbénéficier d’un refinance-ment par la Réserve fédé-rale américaine, l’équiva-lent, outre-Atlantique, dela Banque centrale euro-péenne. De fait, toutel’économie mondiale dé -pend des autorités américaines. Un épisode trèssignificatif l’a montré. Au début de la crise de2007-2008, la Réserve fédérale des États-Unis apassé des accords de swaps avec la BCE et d’au-tres banques centrales du monde, pour pouvoirleur fournir en urgence des dollars. Sans cetteaction, les banques européennes en manquede liquidités auraient risqué de connaître le sortde Lehman Brothers.L’hégémonie du dollar va en effet bien au-delàde son seul rôle dans la facturation des trans-actions commerciales. La monnaie des États-Unis est la première monnaie de réserve inter-nationale, et 50 % des crédits bancairesinternationaux sont libellés en dollars.Ainsi, un seul État, celui des États-Unis, a le pri-vilège d’émettre librement et à un coût nul cettevéritable monnaie mondiale. Comme les entre-prises et les États du monde entier souhaitentque leurs réserves internationales soient libelléesen dollars, cette émission peut prendred’énormes proportions sans mettre en péril lacrédibilité de la monnaie américaine, ni affecterde façon incontrôlable son cours sur le marchédes changes. Cela fait de la monnaie américainele vecteur majeur d’une mondialisation finan-cière structurée par les multinationales et pola-risée autour de Wall Street.

PÉRILS FINANCIERS ET ÉCOLOGIQUES« La fragmentation des chaînes de valeur mon-diale des multinationales, l’ouverture généraleà la globalisation financière, sa domination surle crédit bancaire pour des surendettements etles opérations spéculatives, sans parler de laprolifération des services bancaires parallèles(shadow banking) appuyant la fraude, la cor-ruption et le banditisme, ont fait exploser l’usageet le besoin du dollar.< «Drogué au dollar commejamais, le monde devient fou à l’idée d’en man-quer. » (Yves Dimicoli, rencontres internationales

«Que faire face à la mon-dialisation capitaliste ? »organisées par le PCF et larevue Économie et politique,les 7 et 8 février derniers.) Mais c’est aussi pourquoil’hégémonie du dollar et deWall Street n’a jamais étéaussi fragile. Elle est miseen cause par la montée despérils qui accompagnent lacrise actuelle de la mondia-lisation capitaliste. Périls

financiers: l’inflation des prix des actifs financiers,en particulier ceux de la dette publique améri-caine prépare un krach plus retentissant encoreque celui de 2007. Périls écologiques : l’ère dudollar s’identifie à celle du pétrole. Périls poli-tiques avec la guerre économique de Trumpcontre la Chine, qui est en même temps l’un desprincipaux créanciers du Trésor américain, etqui a pris différentes initiatives, avec les autrespays émergents, pour mettre en place des ins-titutions financières internationales émancipéesde la tutelle des États-Unis, jusqu’à proposer leremplacement du dollar par un nouvel instru-ment de réserve international développé à partirdes droits de tirage spéciaux du FMI, une idéedéjà exprimée par Paul Boccara en 1983.L’avenir de la civilisation dépendra ainsi despossibilités de convergence entre les multiplescontestations de l’hégémonie financière et moné-taire du néo-impérialisme américain : celle despays émergents, celle qui s’exprime aux États-Unis même avec la montée d’une gauche hostileà Wall Street, celle des luttes pour un modèlesocial européen émancipé de la dictature desmarchés financiers. n

*Denis Durand est économiste. Il est directeur de la revue Économie & Politique.

« La monnaie créée par le crédit est le fluide vital qui alimente

le cancer financier, alors que le métierdes banques devrait être d’alimenterla création de richesses par le travail

des femmes et des hommes. »

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L a crise financière de 2007-2008 a remodeléle paysage du logement aux États-Unis :dans les quatre années qui suivirent la

crise des subprimes, près de 12 millions deménages (entre 30 et 40 millions de personnesdonc) ont éte� expulsés de leur maison, en par-ticulier des ménages modestes, et plus particu-lièrement des ménages afro-américains ou hispaniques et latinos, qui avaient été spécifi-quement ciblés lors de la commercialisation dece type de prêts toxiques. Cette crise sans pré-cédent a constitué un tournant dans les étudesurbaines et du marché du logement, car elle apermis de mettre en avant les questionnementssur la financiarisation du logement. Depuis, l’ef-fondrement des prix, la vacance de nombreuxlogements, et surtout les saisies et ventes auxenchères, les conditions du marché du logementdans les métropoles des États-Unis ont été trèslargement favorables à l’achat massif de pro-priétés par des investisseurs. Ceux-ci sont diversdans leur configuration et dans leurs objectifs.Quel devenir pour des propriétés saisies, déva-lorisées, voire délabrées, non entretenues, dansdes quartiers sinistrés ? De multiples trajectoiresont été suivies.

UNE POLITIQUE DE TABLE RASEUn très grand nombre de propriétés restentvacantes : entre 2006 et 2009, le taux de vacancea explosé, en particulier dans des villes commeLas Vegas (+ 56 %), Tucson (+ 47 %) ou Orlando(+ 46 %). En 2015, un grand nombre de propriétéssont restées vacantes, en moyenne 4 % dans lesaires métropolitaines, ce taux ne se réduisant àla faveur de la reprise des marchés que dans les

plus grandes métropoles notamment du Sud etde l’Ouest. Les métropoles les plus touchéesdemeurent dans une situation délicate, et cetaux atteint 7 % à Detroit et Cleveland, 5,5 % àCincinnati, Pittsburgh, Baltimore, toutes desvilles doublement touchées par la désindustria-lisation et la crise des subprimes. Confrontéesà l’absence de moyens, les localités ne disposantpas de ressources financières suffisantes ontopté pour une politique de table rase fondée surla démolition des logements vacants, encoura-

gées en cela par les modalités d’attribution desfinancements dédiés à la revitalisation urbaine,comme le montre l’étude de Florence Nussbaumdans les banlieues sud de Chicago. De même,une partie importante des propriétés saisies ontété détruites, les investisseurs se contentant deconserver les terrains, dans une simple logiquede réserve foncière.Pour mieux saisir le contexte, il faut revenir surle sens du terme financiarisation, qui désigne

Investir et spéculer sur le logementaprès la crise des subprimesLes innombrables logements d’où ont été expulsés 12 millions de ménages ont été soitlaissés vacants, soit détruits ou encore rachetés par de modestes investisseurs locaux,d’autres devenant la propriété de groupes de gestions d’actifs.

PAR RENAUD LE GOIX*

« Les biens saisis par les créanciersn’ont souvent pas été conservés par les banques mais ont été cédés à des investisseurs à des fins de valorisation ultérieure (spéculation d’attente) ou placés sur le marché locatif. »

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deux niveaux différents, parfois confondus.D’une part, le rôle de la masse croissante decapitaux ou d’actifs pour lesquels les détenteurs(fonds d’investissement, banques, fonds sou-verains, etc.) sont en quête d’investissements,depuis les années 1980, dans un cadre dérégle-menté (au niveau national en particulier, avecune ouverture des marchés de l’investissement),avec moins d’intermédiaires de marché (désin-termédiation), et décloisonné (rapprochementsentre banques de dépôtset banques d’affaires parexemple). Dans une cer-taine mesure, la crise dessubprimes a servi d’indi-cateur sur la manière dontles prêts à risques desménages américains ontservi de supports d’inves-tissements dans des pro-duits complexes (titres)échangés sur les marchés,la construction de cesmarchés sur la base d’unendettement croissant desménages et d’une solva-bilisation des ménages auxrevenus modestes, avec d’importants facteursde risques de défaillance. Mais s’il faut com-prendre ce qui se passe en bas de la chaîne devaleur de l’investissement, il faut s’intéresser àune financiarisation plus ordinaire, c’est-à-direla manière dont l’ensemble des acteurs des mar-chés du logement (promoteurs, bailleurs) obéis-sent dé sormais essentiellement à des rationalitésfinancières, tout comme les ménages, pour les-quels l’achat d’une maison ou d’un bien immo-bilier, dans des marchés inflationnistes, comporteune forte valeur assurantielle : c’est un inves-tissement sur l’avenir. Or tout le paradoxe estque le marché du post-subprime est un marchéglobalement déprimé et volatile.

LA MISE SUR LE MARCHÉ LOCATIFLes biens saisis par les créanciers – les REO (RealEstate Owned) – n’ont souvent pas été conservéspar les banques, qui n’avaient que faire d’entre-tenir des propriétés vacantes qui se dégradaientrapidement. Beaucoup ont été cédés à des inves-tisseurs à des fins de valorisation ultérieure (spé-culation d’attente) ou placés sur le marché locatif.C’est la source d’une mutation radicale : lessuburbs (banlieues) résidentielles, paradigme

de la propriété occupante, deviennent désormaisdes périphéries où les locataires comptent : onestime que les maisons individuelles représententdésormais près 40 % des logements locatifs dansle pays. Une enquête a été réalisée en 2012 dansla région de Los Angeles, sur ces REO saisis à lasuite d’un défaut de paiement (foreclosure), maisqui n’ont pas trouvé preneur lors de la vente auxenchères, et qui sont donc devenus propriétéd’institutions financières. Elles démontrent que

les biens situés dans les quartiers afro-américainsavaient les plus grandesdifficultés à trouver pre-neur. De même, les pro-babilités de revente étaienttrès faibles dans les quar-tiers latinos, aux valeursdégradées dans les zonescentrales et les périphériesrésidentielles éloignées.Parmi les REO finalementvendus sur un marché trèsdéprimé, l’étude montreque les biens suburbainsou ex-urbains de quartierslatinos ont plus de proba-

bilités d’être vendus à des petits investisseursindividuels ou familiaux qui destinent le bien àla location, qu’à un propriétaire-occupant. Lesopportunités de capture de la rente par de petitsinvestisseurs locaux se traduisent par des achatsgroupés, jusqu’à une dizaine ou une vingtainede propriétés achetées simultanément. Ce fai-sant, on note donc deux types de trajectoires :des biens rachetés par de modestes investisseurslocaux, d’autres devenant la propriété de groupesde gestions d’actifs.

DES BIENS RACHETÉS PAR DE MODESTESINVESTISSEURS LOCAUXLa première catégorie a été analysée par FlorenceNussbaum en 2019, à Chicago et à Houston, etconcerne les bâtiments vacants, et en particulierceux rachetés lors de ventes aux enchères pourtaxes impayées et REO. Elle montre que les pro-priétés délaissées, dans des quartiers vulnérablesou en déprise économique, constituent désor-mais un segment de marché à part entière, ciblépar un ensemble d’investisseurs dont les stra-tégies sont centrées sur la maximisation de larente dans un contexte de faibles perspectivesde valorisation foncière et immobilière. Il s’agit

« Les localités ne disposant pas de ressources financières suffisantes

ont opté pour une politique de table rase fondée sur la démolition des logements vacants, encouragées en cela par les modalités d’attribution

des financements dédiés à la revitalisation urbaine. »

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soit de perspectives de revente rapide (réhabi-litation rapide ou construction d’un nouveaubien sur le terrain), soit d’objectifs à long termede réserves foncières, de rétention (miser sur lelocatif en attendant de pouvoir revendre desbiens après une hypothétique reprise), ou demilking, stratégie d’exploitation rentière despropriétés. L’ancrage des investisseurs est local,souvent modeste, minimisant les coûts, n’en-tretenant pas les propriétés. D’autres, des entre-prises masquées derrière des boîtes aux lettreset domiciliées dans d’autres États du pays, sontadeptes de pratiques prédatrices et de négligencevis-à-vis des locataires mais aussi des autoritéspubliques.Ce qui est remarquable, c’est l’absenceou la faiblesse des autorités publiques dans larégulation de l’après-crise, essentiellement pourdes raisons liées à leur manque de moyens.

LE TRANSFERT VERS LE SECTEUR LOCATIFLa seconde catégorie est au cœur d’une évolutionradicale, celle du transfert de millions de biensdu segment de la propriété occupante vers lesecteur locatif : on estime que 11,6 millions demaisons individuelles étaient en location en2006, 15,4 millions en 2016. Alors que la plupartsont des petits investisseurs, comme on l’a vu,les grands groupes, par exemple Blackstone,déploient savoir-faire dans le repérage des pro-priétés vacantes et lobbying pour ajuster lesconditions fiscales de leurs opérations, afin dedisposer de portefeuilles allant jusqu’à cent millebiens environ. Les modes opératoires de cesgrands groupes, d’ampleur nationale (InvitationHomes, American Homes 4 Rent, WaypointHomes, Progress Residential, Tricon AmericanHomes) sont décrits par Desiree Fields (2019)car ils présentent la particularité d’opérer uncouplage entre la financiarisation de l’immobilierrésidentiel, comme nouvelle classe d’un porte-feuille d’investissement, et ce que l’on appelle

la gouvernance algorithmique, en particulier àtravers les systèmes de plateformes en ligne.D’un point de vue financier, ces firmes interna-lisent le système financier, adossant leurs inves-tissements sur l’émission de titres, sans dépendred’intermédiaires, opérant comme un systèmed’achat de portefeuille immobilier et de bailleurcentralisé et robotisé au niveau national. Sur lefonctionnement en plateformes, ces nouveauxbailleurs opèrent comme le ferait Airbnb, c’est-à-dire entièrement de manière dématérialisée,l’ensemble des relations avec les locataires ayantlieu à travers une application sur Smartphone,depuis le scoring (évaluation et notation) de lasolvabilité du candidat au bail, jusqu’au signa-lement du congé du locataire, en passant parl’ensemble des relations (par exemple, une inter-vention sur une panne d’équipement). L’ensem-ble de la chaîne de valeur du bail et de la locationest désormais dématérialisé. La crise de 2007-2008 a bien contribué à faire évoluer, radicale-ment, le paysage du logement aux États-Unis. n

*Renaud Le Goix est géographe. Il est professeur àl’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

.

« Les grands groupes opèrent un couplage entre la financiarisation de l’immobilier résidentiel, commenouvelle classe d’un portefeuilled’investissement, et ce que l’on appellela gouvernance algorithmique, en particulier à travers les systèmes de plateformes en ligne. »

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LES FIRMES MULTINATIONALES Les firmes multinationales (FMN, ou encoretransnationales) ne sont pas simplement desgrandes entreprises. Ce sont des entités trans-frontières qui coproduisent et partagent les res-sources productives, informationnelles et finan-cières… mais de façon monopoliste. Monopoliste, c’est-à-dire qu’elles s’approprientces ressources et résultats (résultats financiersou de recherche) situés dans les différents paysoù elles contrôlent leurs filiales. Elles le fontpour nourrir le capital en les mutualisant ausein de leur propre réseau. Elles utilisent pourcela des outils de transfert financier (prix detransfert, royalties, prêts intragroupe…) et lepouvoir que leur confère le contrôle par le capitalfinancier de la tête de groupe. Le capital financiera la forme de titre financier : valeur monétairemarchande et pouvoir de décision. Les techno-logies elles-mêmes sont « encapsulées » sousforme d’actifs immatériels à peu près commedes titres financiers.Avec la révolution informationnelle, les infor-mations sont relativement dissociées des loca-lisations et peuvent être simultanément « ici etlà », utilisées dans différents pays. C’est le casavec la formule d’un médicament, ou avec leslogiciels qui pilotent les équipements qui vontle fabriquer. Or une information (la formule dumédicament, les logiciels) coûte cher à être miseau point. Mais une fois mise au point elle peutêtre utilisée dans le monde entier sans surcoût,au contraire d’une machine qu’il faut déteniren double et payer deux fois pour être utiliséedans deux pays. Son coût est ainsi étalé commeun coût fixe, d’autant plus que le réseau de la

Le dollar et les multinationales, piliers de l’impérialisme technologique USPour comprendre l’hégémonie technologique états-unienne et sa perpétuation impéria-liste, il faut saisir ce que sont les multinationales et le dollar. Et faire un petit détour théo-rique marxiste.

PAR FRÉDÉRIC BOCCARA*

FMN est grand. En revanche, le contrôle financierdes filiales va demander des dépenses impor-tantes, soit pour acheter ces filiales, soit pouren conserver le contrôle face à d’autres préda-teurs. Cela renvoie à la suraccumulation finan-cière.On a affaire à des FMN d’une nature nouvelle,porteuses d’une nouvelle efficacité. Cette effi-cacité (par partage d’un coût fixe informationneldans un immense réseau) est décuplée pour lesmultinationales les plus informationnelles,comme les GAFA, avec en outre un caractère derente et spéculatif décuplé car certaines infor-mations ont un caractère naturel et ne sont pasproduites par le travail humain. Elles jouent surces coûts globaux qu’elles vont imputer à unpays en particulier, alors qu’ils devraient êtrerépartis entre toutes les localisations, et les met-tent en concurrence avec les coûts locaux. CesFMN combinent cela avec leur fonctionnementclassique de pouvoir de marché et de prédationdes ressources naturelles, colonial. On a affaireà un néo-impérialisme et à un néocolonialisme.

LE DOLLARLe rôle impérial du dollar va bien au-delà de sadomination dans les échanges de marchandisescomme « intermédiaire des échanges », qui ali-mente la demande mondiale en dollars, oucomme « unité de compte », soumis aux varia-tions de son taux de change et qui incite à lalocalisation des multinationales en « zone dollar ».Son rôle de « réserve de valeur » est considérable,car il force les détenteurs à le conserver et à sou-tenir sa valeur, pour ne pas y perdre. Cela ali-mente une confiance spéculative dans le dollar.

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Son rôle est aussi déterminant dans tous lesrapatriements de bénéfices effectués par lesmultinationales ainsi que dans leurs paiementsinformationnels (royalties, etc.) le total des deuxs’élève au moins à 515 milliards de dollars enfaveur des États-Unis. Ils alimentent la demandede dollars et soutiennent sa valeur sur le marchédes changes. Mais le rôle du dollar comme « mon-naie de crédit » mondiale est peut-être encoreplus important.Un seul État, celui des États-Unis, a le privilègede l’émettre librement et à un coût nul. La dettepublique, qui représente plus de 100 % du PIB,est financée par simple émission de dollars…que tout le monde veut détenir ! Il est toujoursconvertible (depuis la transformation des ins-titutions de Bretton-Woods en 1973 par un véri-table coup de force). Au total, sa position domi-nante comme monnaie de réserve fait quel’émission d’énormes liquidités en dollars a defaibles effets sur sa valeur comme sur sa crédi-bilité.À travers le dollar, un site et un État est renforcé,mais surtout les capitaux à base américaine. Etce site comme cet État est au carrefour de l’en-semble des capitaux et des multinationalescomme de la domination informationnelle impé-riale mondiale des multinationales US. C’estbien un instrument impérial contre les peuples,y compris à présent contre le développementdu peuple des États-Unis, lui-même. Globale-ment, le dollar agit comme une pompe aspiranteet refoulante pour la domination prédatrice desmultinationales états-uniennes sur le mondeet leur avance informationnelle, en faveur del’accumulation financière et matérielle.Les statistiques montrent que les liquidités detoutes origines entrent aux États-Unis pour seconvertir en dollars sous la forme d’investisse-ments de portefeuille, c’est-à-dire très minori-taires, de bons du Trésor US, de rapatriementsde bénéfices, de paiements de services techno-logiques et de réserves en dollars détenues parles banques centrales des autres pays. Cela per-met au capital américain de financer des prisesde contrôle d’entreprises à l’étranger (investis-sements directs) et des achats de marchandisespour les intrants productifs technologiques oupour leur consommation finale. Entre les deux,il y a un excédent, hormis quelques rares annéesde crise. Cet excédent peut s’élever, selon lesannées, à 100 ou 200 milliards de dollars. Ilfinance à bon compte les dépenses publiques

(éducation, recherche) et informationnelles desÉtats-Unis qui participent grandement à l’avancetechnologique du pays (cf. graphique ci-dessus).Le circuit du dollar est donc au cœur du fonc-tionnement du néo-impérialisme des multina-tionales de la révolution informationnelle et ducapitalisme monopoliste d’État (CME) en crise.Il faudrait ajouter au tableau les besoins énormesd’avances avant de produire, prélevées sousforme d’emprunts entrants aux États-Unis, issusde la création monétaire des banques centraleshors États-Unis pratiquant des politiques de bastaux d’intérêt.

POMPAGE TECHNOLOGIQUE ET FINANCIERDU MONDE ET MISE EN RÉSEAUMONOPOLISTE PAR LE DOLLARET LES MULTINATIONALESAinsi, FMN et dollar sont couplés pour le pom-page technologique et financier du monde etsa mise en réseau monopoliste. Mais en réalitél’avance informationnelle des États-Unis est lerésultat d’un travail « commun ». Ce résultatdevrait être partagé: c’est une avance communedu monde entier qui fait « système » pour déve-lopper les connaissances. Or non seulement cesavoir technologique est utilisé dans le mondeentier, mais il est en outre un levier formidabled’efficacité et de baisse des coûts au profit descapitaux américains et de leur gonflement finan-cier.Tout cela renforce encore l’attractivité des États-Unis. L’ensemble des capitaux veulent être cotésà Wall Street : outre y rejoindre les grandes mul-tinationales US et bénéficier de financementsen dollars, ils y voient la possibilité de grappillerquelques technologies en possédant des filialessur le site américain. Cette attractivité a été décu-plée à partir du moment où, vers 1983-1985, le44

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financement des grandes entreprises s’est effec-tué de plus en plus par titres sur les marchésfinanciers que par crédit bancaire.

LES INSTITUTIONS INTERNATIONALES SOUS DOMINATION US FONT SYSTÈME Les transferts pour le capital et pilotés par luisont ainsi au cœur de ce néo-impérialisme tech-nologique. Ils sont indissociables des institutionsfinancières et de la possibilité d’être fluides,liquides et valables partout. Cela renforce l’im-portance du dollar, qui joue ce rôle-là. Et celapermet de comprendre l’importance du Fondsmonétaire international chargé de réguler lespaiements internationaux financiers ou de ser-vices des FMN. Les institutions internationalespermettent ainsi au dollar et aux multinationalesde faire système dans le monde. D’autant plusque, depuis 1973, le dollar est la seule contrepartiede toutes les monnaies, ce qui en fait la monnaiecommune mondiale de fait. Or au FMI, qui gèreaussi les relations entre les monnaies du monde,les États-Unis disposent d’un droit de veto.Ainsi, alors que l’idéologie dominante insistesur le monopole que les multinationales amé-ricaines exercent sur certaines technologies,c’est-à-dire sur les conditions de la concurrence,il faut voir la question de la production avec denouvelles multinationales qui combinent partageproductif et transferts financiers, au profit ducapital dans une conception monopoliste. Oninsiste aussi sur la taille de l’économie américainepour prétendre que la réponse serait la courseà un grand marché intérieur – européen biensûr – pour rivaliser avec l’hégémonie des États-Unis. Mais c’est passer largement sous silenceles pouvoirs dont sont dotés les États-Unis dansles instances internationales au profit du dollaret donc de Wall Street, leur place financière vec-teur de domination technologique du monde.

DES CONTRADICTIONS: UNE OUVERTURE POUR INTERVENIR?Cependant les capitaux financiers dominant lesmultinationales des États-Unis sont soumis àdes contradictions. Ils doivent faire avec le restedu monde, même s’ils aimeraient bien agir contre.Les États-Unis sont endettés auprès du mondeentier, notamment auprès de la Chine. Les tech-nologies sont partagées et développées partout,y compris celles contrôlées par les capitaux àbase américaine. Le monde entier a besoin depouvoir utiliser les meilleures technologies à un

coût raisonnable, que ce soit pour répondre audéfi climatique ou aux différents défis sanitaires.Leur monopolisation et la captation d’une rentefinancière pour leur éventuel usage peut conduireà ne pas les utiliser, et donc mener le monde àla catastrophe. Enfin, avec le déclenchementpar Trump d’une « guerre commerciale », lesÉtats-Unis apparaissent de plus en plus dange-reux et non coopératifs.Ces contradictions doivent être travaillées pourdes rassemblements poussant de véritables coo-pérations informationnelles et technologiques,le développement des biens communs, avec descompromis à la hauteur mais viables. D’autantplus que, dans le même temps, des efforts impor-tants sont déployés pour diviser les pays entreeux, et les faire « collaborer » au grand capitalfinancier américain (par exemple, des fonds depension américains comme BlackRock qui gèreplus de 8milliards de dollars), y compris enversla Chine où le grand capital financier est aussitrès présent. Parmi ces efforts, les États-Unistentent d’enrôler l’Union européenne, jokerhabituel, de façon chauvine contre la Chine aumotif fallacieux justement de la protection destechnologies…Nous pouvons rassembler sur l’idée que le par-tage des technologies est fondamental pour l’hu-manité, pour répondre aux défis climatiques,sanitaire, de pauvreté et d’emploi. Mais celademande de s’attaquer à l’impérialisme du capi-tal financier, dont la base mondiale est aux États-Unis.Deux batailles sont complémentaires: l’une pourd’autres traités internationaux d’échange et d’in-vestissement, l’autre pour une monnaie mon-diale vraiment commune alternative au dollar,finançant la réponse aux défis mondiaux (climat,santé, protection sociale, services publics, bienscommuns). Dans l’entre-deux-guerres la Sociétédes nations est morte de ne pas avoir eu à sadisposition des moyens diplomatiques contrai-gnants et militaires. Il ne faudrait pas que l’uni-fication possible de l’humanité meure d’uneONU qui laisse les moyens d’action financierset les critères contraignants au FMI, et donc audollar US. n

Frédéric Boccara est économiste. Il est membredu Conseil économique, social et environnemental.

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ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, CRISE DE L’IMPÉRIALISME ?

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C’ est pourtant ce qu’il fit en 1864 en adres-sant à Abraham Lincoln un télégrammede félicitations pour sa réélection, au

nom de l’Association internationale des travail-leurs. Même s’il peut aujourd’hui nous semblerincongru, cet envoi n’avait alors rien d’anecdo-tique. Certes, les États-Unis occupent une placeassez périphérique dans le système théoriquemarxiste, mais Marx et Engels n’en ont pas moinsentretenu des contacts réguliers avec ce pays etson histoire, et se sont souvent passionnés pourles événements qui s’y déroulaient.Dès les années 1840, à une époque où les com-munautés utopiques fleurissent de l’autre côtéde l’Atlantique, Marx envisage d’émigrer auxÉtats-Unis. Il y songe de nouveau en 1850, alorsqu’il se trouve à Londres dans le plus grand dénue-ment, mais il y renonce finalement, faute de pou-voir payer un voyage qui demeure très onéreux.

CORRESPONDANT À LONDRES DU NEW YORK DAILY TRIBUNEIl ne partira donc pas s’exiler au Nouveau Monde,comme le font à l’époque de nombreux socia-listes, et il ne s’y rendra même jamais. C’est pour-tant à cette période qu’il entame avec le publicaméricain une relation suivie qui aura une grandeinfluence sur son œuvre comme sur sa vie quo-tidienne. En 1851, il devient en effet le corres-pondant à Londres du plus grand quotidienaméricain de l’époque, le New York Daily Tribune.Il le reste jusqu’en 1862, et rédige en dix ans(avec l’aide d’Engels) quelque cinq cents articlestraitant de la vie politique anglaise, mais aussides guerres européennes ou encore des empirescoloniaux. Ce travail pour le journal américainlui fournit le moyen de subsistance le plus régu-lier de sa vie, mais il lui permet aussi de rassem-

Quand Marx congratulait LincolnQui se souvient aujourd’hui que Karl Marx écrivit un jour à un président des États-Unispour le qualifier de « fils résolu de la classe travailleuse » et de meilleur espoir de la « reconstruction d’un monde social » ?

PAR ALEXIA BLIN*

bler des sommes d’informations très importantessur la politique et l’économie de son époque, etmême de mettre à l’épreuve certains desconcepts qu’il reprendra plus tard dans ses prin-cipales œuvres théoriques.La plupart des articles ont trait à la situation euro-péenne, mais c’est bien à un public américainque Marx s’adresse. Comment voit-il les États-Unis à cette période ? Ses articles en tant que cor-respondant londonien ne sont pas des textes decombat, mais Marx n’en néglige pas pour autantle pouvoir des travailleurs américains. Dès 1847,il écrit déjà dans Le Manifeste du parti communiste,en citant les « réformateurs agraires » nord-amé-ricains, que les anciennes colonies britanniquesdisposent de l’un des deux partis ouvriers lesmieux organisés du monde. Sans doute Marxexagère-t-il la portée de ce mouvement, mais cequi l’intéresse dans les années 1840 et 1850 cesont les possibilités qu’offre à une classe ouvrièreen plein essor la réforme de la répartition desterres, ainsi que l’opportunité d’une alliance entrefermiers et travailleurs industriels.D’une manière générale, Marx et Engels portentun intérêt très marqué aux développements del’économie et de la politique états-uniennes, àla fois en tant que théoriciens et en tant quemilitants. En 1850, ils estiment par exemple quela découverte d’or en Californie (avec le déve-loppement extrêmement rapide de nouveauxmarchés et de nouvelles forces productivesqu’elle implique) est un événement plus impor-tant que la Révolution française. La puissanceéconomique potentielle des États-Unis et l’exis-tence d’un suffrage universel masculin précocefont dire à Marx que dans ce pays une prise dupouvoir par le prolétariat pourrait se produiresans révolution violente.44

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nnnnnnnnH DOSSIER H ÉTATS-UNIS D’AMÉRIQUE, CRISE DE L’IMPÉRIALISME ?

À l’époque où Marx écrit pour le New York Tribune,il subsiste tout de même un obstacle importantà l’avènement d’une république ouvrière auxÉtats-Unis : l’esclavage, et les forces qui lui sontassociées dans le sud du pays. Ce péché originel,condition de l’accumulation primitive qui a per-mis le développement du capitalisme mondial,demeure bien vivant aux États-Unis dans lesannées 1850. Et pour Marx aucune émancipationdes travailleurs n’est possible tant que l’esclavage,élément essentiel de l’ordre capitaliste, persiste.

UN INTÉRÊT PASSIONNÉ POUR LA GUERRE DE SÉCESSION Cette conviction explique l’intérêt passionnéqu’il porte à la guerre de Sécession entre 1861et 1865. Il écrit à cette période de nombreux arti-cles dans la presse européenne à propos de lasituation américaine, dans lesquels il prend faitet cause pour le Nord. Dès 1861, Marx affirmeavec une grande lucidité, et contrebeaucoup d’observateurs de l’époque,que cette guerre a bien pour cause l’es-clavage. Il proclame son admirationpour les leaders abolitionnistes dont ilreproduit les discours. Il est égalementconvaincu de la nécessité de soutenirLincoln, même s’il condamne sa tiédeurinitiale, et souhaite que le présidents’engage plus rapidement dans la voiede l’émancipation des esclaves. Denombreux exilés allemands qui ont fuil’Europe après l’échec des révolutionsde 1848 se trouvent alors aux États-Unis, et certains participent directementau conflit. Les liens qu’entretiennentMarx et Engels avec eux leur permettentd’être très bien informés sur son dérou-lement.Pour les deux hommes, la guerre peutêtre le point de départ d’une émancipation géné-rale des travailleurs, à l’échelle des États-Unis,puis à celle du monde. C’est pourquoi ils se réjouis-sent autant de la réélection, en plein cœur duconflit, du président Lincoln. Les événementsqui suivent immédiatement la guerre et la victoiredu Nord semblent leur donner raison : après 1865,les esclaves sont émancipés, le développementdes forces productives s’accélère très rapidement(notamment avec la croissance des chemins defer), et l’agitation ouvrière, en particulier autourde la question de la journée de travail de huitheures, se fait de plus en plus intense.

UNE TERRE D’ÉLECTION POSSIBLE POUR LA RÉVOLUTION SOCIALISTECe sont des éléments que Marx a en tête lorsqu’ilchoisit en 1872 de déplacer le siège de l’Inter-nationale à New York. Cette décision est prisepar l’auteur du Capital afin d’éviter que l’orga-

nisation ne tombe aux mains desanarchistes et en particulier des par-tisans de Bakounine. Mais elletémoigne aussi du fait qu’à cettepériode les États-Unis apparaissentcomme une terre d’élection possiblepour la révolution socialiste. Lesannées 1870 sont cependant déce-vantes de ce point de vue : le mou-vement socialiste peine à prendreracine aux États-Unis, et l’Interna-tionale s’affaiblit jusqu’à disparaîtredans le contexte de divisions persis-tantes entre les sections germano-américaines et les éléments propre-ment américains de l’organisation(des conflits auxquels Marx lui-mêmeprend part).Les États-Unis ne seront donc pasl’Eldorado de la révolution proléta-

rienne ; l’abolition de l’esclavage n’aura pas suffià assurer l’avènement d’une grande républiquedes travailleurs à la fin du XIXe siècle…Aujourd’hui, à l’heure où la gauche américaines’enthousiasme pour un candidat qui se pro-clame socialiste, on peut en tout cas relire letélégramme de Marx à Lincoln comme un mali-cieux clin d’œil de l’histoire. n

*Alexia Blin est historienne. Elle est maîtresse de conférences en civilisation des États-Unis à l’université Sorbonne nouvelle-Paris 3.

« À l’heure où la gauche américaines’enthousiasme pour un candidat qui se proclame socialiste, on peut en tout cas relire le télégramme de Marx à Lincoln comme un malicieuxclin d’œil de l’histoire. »

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH RÉACTIONS H

É tant personnellement cité (« le secrétaire fédéral del’époque ») dans l’entretien de Marie-France Marcaud

et Marie-Christine Burricand, intitulé « Le PCF au tournantdu XXIe siècle », je me sens en droit de resituer dans lecontexte du moment, la citation et dans une deuxièmepartie de cette contribution d’attirer l’attention sur uneerreur stratégique profonde décidée en 2005, après leréférendum sur le traité européen.D’abord, Marie-Christine Burricand explique qu’elle serappelle, je cite : « avoir été rappelée à l’ordre par sonsecrétaire fédéral parce qu’un membre de sa sectionaurait parlé de la classe ouvrière » et d’ajouter pourconclure qu’« il fallait effacer 1920, la rupture entre réfor-misme et révolution, effacer notre creuset marxiste »,rien que ça!Je rassure s’il en est besoin, qu’il s’agissait à cette périodedu milieu des années 1990 de porter nos efforts théoriqueset politiques sur l’analyse des mouvements et change-ments que le système économico-politique en crise pro-voquait et que la classe ouvrière subissait en se trans-formant. Ainsi, sous la double poussée du mouvement ducapital en crise – de ses contradictions et des luttes engen-drées – et du mouvement (révolution) des sciences et destechniques, oui, la classe ouvrière elle-même se trans-formait, changeait, s’élargissait et son rôle historique (àsavoir qu’en se libérant elle libère toutes les autrescouches dominées de la société) tendait à s’affirmer! Res-taient à créer les conditions idéologiques et politiques:ce qui était, est le rôle aussi aujourd’hui, en particulierdu PCF, d’où la légitimité de sa création en 1920, et deson 100e anniversaire ! Ce sont donc ces conditions etformes nouvelles sur lesquelles nous étions amenés àtravailler lors des réunions des comités fédéraux, lors destages, de week-end d’études que nous organisions régu-lièrement, plusieurs fois par an, loin donc de ce que sem-blent se souvenir à la lecture de l’entretien, nos deuxdébatrices! Nous pouvons penser qu’aujourd’hui, avec lenumérique, les conséquences sur la classe ouvrière etles salariées et salariés sont considérables et doiventêtre analysées.Deuxième question: sur ce fond théorico-pratique, « laclasse ouvrière au début du XXIe siècle » survient en 2005,le référendum sur le traité européen et l’ampleur du nonà celui-ci (54,68 %). Et là, au lieu d’adopter une stratégiequi tend la main à celles et ceux de la classe ouvrière etde notre peuple qui ont voté oui, nous décidons de structurerle rassemblement autour du non, ouvrant la voie à l’émer-gence du Front de gauche et ses suites: une catastrophe!À l’été 2005, nous avions lancé un début de campagne poli-tique sur cinq axes revendicatifs (dont un axe sur l’Europe),

qui aurait pu prolonger la manifestation que le PCF avaitorganisée quelques années plus tôt sur l’emploi avec unebonne participation, je crois me souvenir… mais ce fut aban-donné! Et nous connaissons la suite… Le 100e anniversairede la création du PCF peut, devrait être l’occasion, de recréerl’espérance et une dynamique politique. L’espoir fait vivreet ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent ! l

Roland Jacquet, Lyon, le 6 février 2020.

Bonjour,

Je viens de terminer la lecture de la revueconsacrée au centenaire du PCF et je veuxféliciter toute l'équipe de la qualité du travailréalisé. J'ai éprouvé un vrai plaisir de lecture,j'ai pu découvrir ou approfondir certainsaspects présentés dans un esprit d'ouvertureremarquable. J'apprécie aussi que lesapports scientifiques soient mêlés à ceux demilitantes et militants. L'ensemble descontributions se situe dans la «culture dudébat» telle que souhaitée par l'édito,j'imagine que cela n'a pas été simple àréaliser d'où le sens de ce message. Ne lâchez pas! continuez. l

Maryse Dumas, ancienne responsable CGT.

Cause commune, n°14-15 « PCF, cent ans d’histoire »

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H M I L I T E R H

Nous y sommes, notre parti fête sa centième bougie.Interdit officiellement de 1939 à 1945, combattupar les plus hautes instances du pouvoir à de nom-

breuses reprises, enterré par avance bien des fois parles éditorialistes dominants, les communistes sont pourtanttoujours là, partie prenante de luttes émancipatrices surtous les fronts. Alors que le paysage politique subit uneconflagration sans précédent depuis la Libération, quetant de forces à droite comme à gauche se déchirent, lePCF reste un point de repère, « une valeur sûre », et cemalgré le recul de son influence sur les quarante dernières

années. Bien loin d’une opération de commémorationfroide, notre centenaire peut être l’occasion de mettre enperspective les marques laissées par nos aïeux dans lepays avec l’avenir et de réactualiser en grand la pertinencede nos ambitions humanistes. Dans le prolongement dunuméro spécial de début 2020, la rubrique « Militer »présente quelques exemples d’approches fédérales ducentenaire. Faisons de 2020 une belle année d’expressioncommuniste !

Jérémie Giono

Le PCF a 100 bougies !

RUBRIQUE COORDONNÉE PAR JÉRÉMIE GIONO

Préparer le centenaire du PCF dans les départements

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L e centenaire est une belle occa-sion de renforcer la place duparti dans l’histoire collective,

en faisant le lien entre des générationsde combats marquants.

UNE APPROCHE LOCALISÉESi l’apport du parti sur le plan natio-nal est plutôt maîtrisé par les mili-tants, et dans une certaine mesuredans « l’histoire officielle » – mêmesi tant Front populaire, Résistanceet programme du CNR sont l’objetd’âpres réécritures révisionnistes -,

notre empreinte est bien plus largedès lors qu’on s’intéresse à l’histoirelocale.Alors qu’on observe un attrait pourles identités territoriales à l’heure dela mondialisation économique et cul-turelle, faire resurgir la place descommunistes dans cette histoire estnon seulement un bel hommage ànos aïeux, mais c’est aussi pertinentd’un point de vue stratégique : le partin’est pas un « corps étranger » à lasociété française, il fait partie de sonADN profond.

RECHERCHES LOCALESNos vétérans sont souvent un puitsd’anecdotes et de savoirs, que nousn’utilisons que peu au quotidien.Recenser les grands moments denotre histoire militante locale, lescombats populaires, les réalisationsdes collectivités communistes… estun bon point de départ. Si des cama-rades sont disponibles, une foisquelques sujets identifiés, unerecherche plus approfondie via lesdocuments d’archives permettrad’étoffer nos connaissances. Ensuite,

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v

AMICALE DES VÉTÉRANSassociation interne regroupant les communistes ayant plus de quarante ansd’appartenance au parti. Un bon outil pourvaloriser notre mémoire militante !

ARCHIVES DÉPARTEMENTALES Le service public des archives historiques.Beaucoup de fédérations y ont transféré lesleurs. Si ce n’est pas encore le cas chezvous, le centenaire peut en être l’occasion, lePCF fait parti du patrimoine du pays,préservons notre histoire !

HISTOIRE LOCALELe parti, c’est une empreinte dans l’histoirefrançaise au plan national, mais aussi dansles territoires. Mettre en lumière cette histoirelocale est un bon moyen d’inscrire les luttesactuelles dans le prolongement du passé.

LA RÉSISTANCEUne époque parmi les plus glorieuses denotre parti. À l’heure où les repèreshistoriques sont brouillés, le centenairepermet de raviver l’héroïsme individuel etcollectif de cette période, et de le mettre enperspective avec les enjeux du XXIe siècle.

Abécédaire

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l’objectif sera de les rendre accessi-bles par un travail de synthèse etl’élaboration de supports et d’initia-tives « grand public » (exposition,recueils de témoignages, etc.).

DES INITIATIVES FORTES ET LARGEMENT OUVERTESTravailler sur notre mémoire localeest une bonne chose, mais c’est lamoitié du boulot ! L’autre moitié, c’estde penser à communiquer largementautour, pour ne pas en rester à un« anniversaire en famille » mais au

contraire inscrire cette mémoire aucœur de la société.Des initiatives variées peuvent êtreconstruites, de l’exposition au colloque,en passant par la fête fédéral ou lebanquet républicain ; l’essentiel estde garder à l’esprit l’objectif d’ouver-ture la plus large. Des actions média-tiques peuvent abonder dans ce sens,comme l’interpellation des pouvoirspublics pour renommer une rue ouune place au nom d’une ou d’un cama-rade qui a joué un rôle important dansnotre ville, ou notre département.

METTRE EN PERSPECTIVE PASSÉ,PRÉSENT ET AVENIRLe travail mémoriel n’a de sens pro-fond que s’il est mis au service decombats actuels, de manière dyna-mique et non nostalgique. Ça vautdonc le coup de prendre le tempsd’une réflexion commune avec lescamarades autour de cet objectif,pour lier passé, présent et futur demanière fluide. l

Cette affiche au format 60X80 cm est disponible pour toutes vos initiatives du centenaire. Contactez-nous : [email protected]

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D ans ce département, le moinsqu’on puisse dire c’est que lescommunistes ont pris à cœur

l’année du centenaire de leur parti.Un plan de travail a en effet été pré-senté en conseil départemental, arti-culant sur l’ensemble de 2020 initia-tives et construction politique, pourmettre à l’honneur la vitalité du PCFdurant ce siècle.L’objectif est ambitieux : produire unlivre du centenaire, donnant à voir latrace profonde laissée par les com-munistes dans le département depuis1920. L’ouvrage, fruit d’un travail collectif en lien avec les archivesdépartementales, sortira le samedi19 décembre à l’occasion d’une bellesoirée ouverte au public.

D’ici là, plusieurs temps forts vontrythmer l’année. Tout d’abord, lesvœux de janvier auront permis de don-ner le top du départ, avec la projectionde courts-métrages sur la vie ouvrièreet les luttes de 1936. Ensuite, en avril,c’est une projection du film Le JeuneKarl Marx,  suivie d’un débat autourdu sens de l’engagement communisteau XXIe siècle qui sera organisée. Lepremier semestre s’achèvera par unefête fédérale lors de la semaine ducentenaire, avec stands, projectionsde films, débats, et même un mini jeud’évasion (escape game) autour duthème de l’ubérisation, pour ajouterune tranche ludique à l’événement,le tout conclu par une soirée festive.L’été ne sera pas en reste, puisque

Dans le Var (83)Un livre du centenaire en ligne de mire

et une année rythmée d’animations

Dans l’Indre (36)Un centenaire sous le signe des militantes communistes 

les camarades ont prévu de placerleur tournée des plages sous les aus-pices du centenaire. Puis l’automne,avec la présentation d’une expositionen octobre, pour arriver enfin sur lasoirée de sortie du livre.Un programme très riche qui affir-mera l’identité communiste sur ledépartement.Une campagne de financement par-ticipatif a été lancée pour soutenir lapublication de ce livre autour des centans du PCF dans le Var. Pour y participer, rendez-vous sur :https://lespetitsbuvards.fr/la-ruche-centenaire-pcf/ - rentrez le mot depasse PCF100ans et faites un don.l

Partant du constat que les femmescommunistes, leurs activités ontpeu été mises en lumière, les

camarades de l’Indre ont décidé desaisir le centenaire du Parti commu-niste français pour travailler sur centannées d’actes de militantes commu-nistes autour de la journée du 8 mars,journée internationale des droits desfemmes. La tâche est ardue étantdonné le manque de visibilité desfemmes. Les archives les plus fourniespartent de la période de la SecondeGuerre mondiale et de la Résistance,où l’implication des femmes commenceà être timidement reconnue.

Quelques-unes sont entrées dansl’histoire, comme Yolande Rapoport,mais peu d’entre nous savent le rôleque nombre d’entre elles ont joué.Beaucoup faisaient passer des tracts,des journaux clandestins… Sans ellesla Résistance n’aurait pu avoir lieu.Pour reprendre les paroles du colonelRol-Tanguy : « Sans les femmes, lamoitié de notre travail eut été impos-sible. »Le 23 février a été l’occasion d’un ban-quet républicain, inaugurant l’exposi-tion Les femmes communistes dansla Résistance… aussi dans l’Indre.Un livret, non exhaustif, sur cent ans

d’engagement de femmes commu-nistes dans l’Indre, paraîtra courantmars. Il marquera l’importance del’action de ces militantes commu-nistes trop souvent dans l’ombre deleurs homologues masculins, et pour-tant à la pointe des combats, tels quele maintien de la paix avec la collectede signatures pour l’appel de Stock-holm, la loi sur l’égalité des salairesou l’octroi d’un livret de famille pourmère célibataire.l

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E n plus d’une superbe fresqueen hommage à Aragon, pour lecentenaire de notre parti la Dor-

dogne redonne vie à une nouvelleforme de fête fédérale. Si plusieurssections au fil des ans ont continuéà organiser des fêtes, celle de la fédé-ration avait disparu.Mais le 20 juin prochain et, les cama-rades l’espèrent, les années suivanteségalement, c’est à Boulazac, mairiecommuniste, qu’aura lieu, sur unejournée, la fête organisée par les com-munistes périgourdins.Déjà, cet événement s’annonce riche

en rencontres : pas moins d’une ving-taine de stands seront présents, desartistes de l’École des arts du cirqueviendront divertir petits et grands, etla soirée sera clôturée par desconcerts et une tête d’affiche natio-nale.L’idée est d’allier divertissement etmatière grise. La journée sera ponc-tuée de débats, en particulier sur lasituation internationale et le cente-naire de notre parti. Et parce qu’auParti communiste la fraternité rimeavec la convivialité, un grand repasaura lieu à midi et snack le soir.

En Dordogne (24)L’occasion de relancer une fête fédérale

Et comment fait-on pour organiserune journée comme celle là ?Il est important de se fixer une dateet se donner quelques mois de pré-paration.Donner du sens à l’événement : établirune ou des thématiques, contacterles associations locales et, rapide-ment, des intervenants...La recette financière : à Boulazac,l’entrée sur la fête se fera grâce à unbon de soutien de 9 euros pour le soir,la journée étant en accès gratuit.Et, bien sûr, les sections sont appe-lées à tenir stands et buvettes ! l

Le rouge fait toujours peur !La fresque représentant le poète Louis Aragon, réalisée parle peintre José Correa sur la façade du local du Particommuniste à Périgueux, a été vandalisée quelques joursplus tard, suscitant une vague d’indignations .« Le courage des lâches…» C’est par ces mots que JoséCorrea a réagi, à chaud, aux dégradations commises.

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Cent ans d’avenirTrois questions à Guillaume Roubaud-Quashie, membre du comité exécutif

national du PCF et animateur de l’organisation du centenaire

Quels sont les objectifs de cette « année du centenaire » ?On peut retenir deux aspects. Le pre-mier, historique : un individu, uneclasse sociale, un mouvement poli-tique… s’ampute d’outils pour agir sielle n’a pas connaissance de son his-toire, de sa mémoire. Et dans notrepays, l’histoire du mouvement com-muniste est occultée, alors qu’elle

peut servir de moteur aux luttes pré-sentes. Le second, politique : il s’agitde donner à voir en grand nos concep-tions communistes actuelles, alorsque nous sommes confrontés à unmonde dévoré par un capitalisme fouqui génère des crises sans précédent– sociale, écologique, démocratique –qui appellent en réponse à des chan-gements profonds. Le centenaire n’estdonc pas uniquement un tempsmémoriel, mais bel et bien une ques-tion politique actuelle. Alors que nousassistons depuis plusieurs décennies

à une offensive idéologique visant àdéconsidérer l’idée même de struc-tures collectives, c’est une occasionde montrer la pertinence absolumentactuelle de s’organiser !

Peux-tu nous présenter les initiatives prises nationalement ?En avril, une grande exposition d’af-fiches originales sera présentée, avecune version disponible pour les fédé-rations. Une seconde expositionautour des liens entre le Parti com-muniste et le monde de l’art seraaussi organisée à l’automne, avec desœuvres de Marcel Duchamp, PabloPicasso, Ignazio Jacometti… car c’estaussi ça l’histoire du PCF. Ce tempssera l’occasion d’une création dédiéeau centenaire par l’artiste Miguel Che-valier : ici aussi, passé et présent seconjugueront.Enfin, l’année sera clôturée par ungrand événement internationaliste le12 décembre 2020. L’internationa-lisme, c’est l’ADN du PCF, ce tempssera l’occasion de projeter dans leprésent ce combat planétaire.L’université d’été sera également dela partie, davantage sur le volet théo-rique avec l’actualité de la pensée deMarx et Engels dans le monde contem-porain : 2020 est également le bicen-tenaire de la naissance d’Engels.

Et dans les fédérations,comment s’y prendre ?Tout d’abord, une douzaine de débatsseront organisés en région, autourdes enjeux du siècle. Mais les fédé-rations sont aussi invitées à organiser

des initiatives locales, un dossierd’animation sera envoyé en février.L’idée, c’est de ne pas se limiter à depetites animations « en famille » :l’histoire du PCF a un rapport étroitavec celle du pays, tout comme notreambition est liée avec son avenir !Les camarades peuvent aborder leschoses à partir de leurs lieux de mili-tantisme et de leur histoire locale,avec un esprit d’ouverture sur lasociété, en liant travail de mémoire,construction politique et temps convi-viaux. Ces initiatives peuvent se tenirdurant la semaine du centenaire, du15 au 21 juin, mais aussi tout au longde l’année. Soyons créatifs !

2020 est aussi le quarantième anni-versaire de l’espace Niemeyer, lesiège du parti place du Colonel-Fabien : les fédérations sont invitéesà organiser des visites sur place, pourfaire connaître l’un des joyaux du patri-moine de tous les communistes.l

« Le centenairen’est pas

uniquement un temps

mémoriel, maisbel et bien

une questionpolitique

actuelle. »

« L’histoire duPCF a un rapport

étroit avec celle dupays, tout commenotre ambition est

liée avec sonavenir ! »

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH MILITER H

NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2017 • Cause H commune • 57MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune • 57

À l’heure où ce numéro est mis en pages, la cam-pagne électorale bat son plein. Mais les électionsmunicipales, ça ne s’arrête pas le 15 mars (date

du premier tour), et c’est important d’anticiper les phasesqui suivent immédiatement derrière.

ANTICIPER LES FUSIONS DE DEUXIÈME TOURAprès la proclamation du premier tour, les listes ont vingt-quatre heures pour décider de fusionner en vue du secondtour.

RAPPELS Pour se maintenir au secondtour, une liste doit rassembler10 % des suffrages exprimés et, pour fusionner, elle doiten rassembler 5 %. Plusieurs listes peuvent donc fusionnerentre elles, mais l’une d’elles doit avoir fait plus de 10 %au premier tour. La tête de liste est seul maître à bordjuridiquement pour valider une fusion…Vingt-quatre heures c’est court… pourtant, l’élection sejoue souvent à ce moment-là, un bon rassemblement desecondtour pouvant l’emporter malgré la division au pre-mier. Il convient donc de prendre le temps de réfléchiravec la direction de la campagne sur les grandes confi-gurations possibles, pour « dégrossir » le travail – ycompris en matière de hiérarchisation des candidatures –même s’il ne faut surtout pas que ces réflexions grèventla dynamique de campagne.

ANTICIPER LE TROISIÈME TOUR D’AGGLOMÉRATIONUne fois les élections municipales passées, les exécutifsse mettent en place dans les intercommunalités. Bienque tributaire des résultats électoraux dans les communes,

cette phase mérite un peu d’anticipation sur les allianceset les revendications à porter en matière de délégation :souvent les tractations se mènent déjà plusieurs semainesavant… et l’on peut parfois transformer une défaite envictoire partielle, par exemple en faisant élire à l’exécutifd’intercommunalité un ou une camarade élu sur une listebattue, mais ayant décroché un siège intercommunal…

ANTICIPER L’APRÈS-CAMPAGNE MILITANTELa campagne, c’est une dynamique collective exaltantequi révèle bien souvent des personnes de grande qualité,mais trop souvent le soufflé retombe dès le scrutin passé.L’objectif, c’est bien qu’une campagne puisse renforcerconcrètement le parti dans la durée, ce qui passe par desadhésions. S’il est illusoire d’espérer maintenir le niveaud’engagement au même niveau que celui atteint sur lesdernières semaines avant le vote, c’est important d’an-ticiper pour préserver l’esprit collectif et concrétiser desadhésions juste après la campagne.Pour ce faire, rien de mieux que la convivialité : prévoirun temps festif – banquet, barbecue, soirée… – fin avril,permet de ne pas perdre le contact et d’assurer la transitiond’un activisme ponctuel vers une activité militante plustraditionnelle. Toutes et tous ne franchiront pas le pasde l’adhésion, c’est bien normal, mais si l’on ne les accom-pagne pas aucun ne le fera naturellement. Et pour lesautres, entretenir le réseau de sympathisants construitsur la campagne est tout aussi important ; c’est un pointd’appui pour développer l’influence du parti sur le territoiredans la durée. l

Jérémie Giono

Préparer l’après-15 marsÉlections municipales, suite…

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I l faut d’abord revenir sur les résultats. Si la pressea largement souligné que le Labour Party a essuyésa pire défaite depuis 1935, cela est vrai en nombre

de sièges. En voix, le désastre est plus relatif. Les can-didats travaillistes ont réuni 10 270 000 voix, ce quireprésente une perte de 2,6 millions de voix par rapportaux dernières élections de 2017 mais ce score restesupérieur aux élections de 2005 (dernière victoire deTony Blair), 2010 et 2015 (défaites de Gordon Brown etd’Ed Miliband). Le vrai décrochage en nombre de suf-frages dans l’histoire du Parti travailliste demeure lapériode Blair et celle du New Labour de la triangulationlibérale, qui vit le Labour passer de 12-13 millions devoix à 8-9 millions. Les élections de 2017 avaient vu leLabour renouer avec des scores rappelant ceux desannées 1960-1970 mais cela ne s’est pas confirmé àces élections de 2019. Mais on peut relever qu’il estindigne de la part des libéraux d’éreinter Jeremy Corbynalors que, dans sa défaite, ses résultats en nombresde voix restent bien supérieurs à ceux des années TonyBlair (à l’exception de la victoire travailliste sous formede « raz de marée » en 1997). On peut également releverque le Labour est très largement majoritaire chez lesmoins de 29 ans (56% chez les 18-25 ans, contre 21%pour les conservateurs).Mais les conservateurs s’imposent largement chez lestravailleurs (47% contre 34% pour le Labour), et chezles faiblement diplômés. En effet, deux éléments inter-pellent : d’une part, le basculement dans le camp conser-vateur d’une série de circonscriptions emblématiqueset de bastions historiques travaillistes, industriels ouen reconversion industrielle. Citons par exemple la cir-conscription de Rother Valley, dans le Yorkshire, tra-vailliste depuis 1918, détenue jusqu’ici par un anciendirigeant du syndicat des mineurs Kevin Barron, ouencore celle de Newcastle-under-Lyme, dans le Staf-fordshire, région minière, travailliste depuis 1919, oùles conservateurs reviennent pour la première foisdepuis 1885. Dans une autre région anciennementminière, celle de Durham, circonscription travailliste

depuis 1950, le successeur putatif de Jeremy Corbyn,Laura Pidcock, est battu. D’autre part, sur les soixantecirconscriptions perdues, cinquante-deux avaient votémajoritairement pour le Brexit. Sur les huit restantes,six se trouvent en Écosse et ont été raflées par le Partinational écossais, qui s’assure ainsi une prépondérancepolitique certaine à Édimbourg. Seule la moitié desélecteurs du Labour ayant voté en faveur du Brexit ontporté leurs voix sur le parti de Corbyn en 2019.La campagne menée par Corbyn, notamment autourd’un manifeste électoral très à gauche, sur les salaires,le travail, la défense du système de santé, les travailleursindépendants, a permis au Labour de refaire une partiede son retard sur les conservateurs dans les intentionsde vote. Cependant, l’ampleur du redécollage brutal desTorys qui a suivi l’accession de Boris Johnson au pouvoirn’a pas été comblée, alors que le Labour distançait ladroite assez largement et de manière constante dansles sondages durant toute la première moitié de 2019.Cela pose une question stratégique pour la gauche :celle de la prise en compte de l’exigence de respect dela souveraineté, c’est-à-dire de la démocratie. Le Labourest apparu comme englué dans des arguties parlemen-taires peu audibles. Le fait de s’être finalement rallié àla perspective d’un second référendum, sous la pressiondu groupe parlementaire, et en partie sous la pressionmédiatique, après avoir longuement repoussé cettehypothèse et préféré l’option d’élections générales, n’arien aidé de ce point de vue car cela a été lu commeune remise en cause du premier vote pour le Brexit dejuin 2016. Cela montre que la question sociale et cellede la souveraineté populaire, c’est-à-dire de la démo-cratie, doivent être indissociables. Une leçon pour lagauche européenne d’autant plus cruelle qu’elle seretourne contre Jeremy Corbyn qui a milité inlassable-ment pendant plusieurs décennies contre la dérive droi-tière du Labour, pour le maintien du lien consubstantielqui lie le parti aux syndicats et au peuple de gauche. l

*Vincent Boulet est responsable Europe du PCF.

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CHRONIQUE EUROPÉENNE H

Défaite de la gauche en Grande-Bretagne,quelle leçon en tirer?

La défaite du Parti travailliste lors des élections générales du 12 décembre dernier mérite d’être analysée plus profondément car elle rappelle, d’une manière cruellepour la gauche, les défis auxquels est confronté le mouvement ouvrier en Europe.

58 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT H

Outre la présidente de la com-mission spéciale et le secré-taire d’État chargé des

retraites, je salue la palanquée derapporteurs, comme dirait moncopain Pierre Dharréville, présentsdans un hémicycle vide, qui en ditlong sur l’importance qu’attachentles Marcheurs à ce dossier. Je suistrès heureux d’être parmi vous.

D’AMBROISE CROIZAT À NOS JOURS« Il faut en finir avec la souffrance,l’indignité et l’exclusion. Désormais,nous mettrons l’homme à l’abri dubesoin. Nous ferons de la retraitenon plus une antichambre de la mortmais une nouvelle étape de la vie. »Ambroise Croizat ne dirait pas mieuxaujourd’hui. La naissance de la Sécu-

rité sociale fut une véritable rupturede société en ce qu’elle permit d’ar-racher au monopole privé la protec-tion des hommes et des femmes dece pays. Le Conseil national de la

Résistance voyait aboutir ses espé-rances en ce 8 août 1946 : chacunétait libéré de l’insécurité sociale, dela crainte de la maladie, de la peurde l’accident, et du « naufrage » dela vieillesse, selon l’expression du

général de Gaulle. Ce temps de la vie,libéré des malheurs sociaux et desappétits voraces d’une économienationale qui s’était compromisedans la collaboration, a perduré et a

pris un nom, celui de la retraite. Dechacun selon ses moyens à chacunselon ses besoins, voilà qui formaitune belle devise.La retraite a ensuite évolué. Nousavons construit un système partageurqui s’est adapté aux contraintes dedifférentes professions, tel l’emblé-matique statut des électriciens etgaziers fondé par Marcel Paul, lequelconsidérait que l’énergie n’était pasune marchandise comme les autres.Je souligne aussi l’avancée majeureque constitua l’instauration en 1982du droit à la retraite à taux plein àpartir de 60 ans. Mais vous êtes arri-vés, emplis d’arrogance et de certi-tudes, pour porter un coup décisif ànotre système de retraite. Vous êtesles héritiers des réformes Balladurde 1993, Fillon de 2003 et Touraineen 2014, des héritiers turbulents car

Dans ce jeu de points, tous seront perdants !

Sébastien Jumel, député communiste de Seine-Maritime : intervention en séance publique lors de la première lecture à l’Assemblée nationale

du projet de loi organique relatif au système universel de retraite.

« La part des cotisations patronales dans le financement de la protectionsociale a diminué de dix-huit points. »

44Sébastien Jumel, député de Seine-Maritime.

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44vous souhaitez maintenant détruirece qui fonde notre pacte commun :la retraite par répartition, l’élémentle plus intime de la Républiquesociale.Vous voilà porteurs d’un projet deloi à trous, dont les ordonnancesrecèlent les plus sombres promesses.Vous vous apprêtez à créer un sys-tème à points de vie. Dans ce jeu depoints, tous seront perdants : lesfemmes, la majorité des 20 millionsde salariés du régime général, lesprofessionnels libéraux, les 400 000agents des régimes spéciaux, les 4,4 millions de fonctionnaires. Tousseront perdants.Mais alors, pourquoi faire cetteréforme ? Le groupe de la Gauchedémocrate et républicaine enconvient, tout n’est pas parfait dansle système actuel. C’est en ce sensd’ailleurs que nous vous avonsadressé une proposition de réformealternative, y compris en matière definancement.S’il n’est pas parfait, notre système

de retraite actuel limite la pauvreté.Selon l’INSEE, 44 % des retraités lesplus pauvres bénéficient d’unehausse de leur niveau de vie lors deleur départ à la retraite. C’est notam-ment le cas pour ceux qui ont connudes carrières heurtées par le chômageou du temps partiel. Il est difficile decomprendre le pourquoi de cetteréforme, si ce n’est une pure moti-

sang et des larmes à la Libération !Mais, les Français le savent, l’univer-salité et la justice dont vous vousréclamez sont celles du petit nombre.Vous ne cessez de répéter votre man-tra libéral : « Nous vivons plus long-temps, il faut donc travailler pluslongtemps. »Vous vous apprêtez à reculer sciem-ment l’âge de départ à la retraite enjouant sur les mots : âge d’équilibre,âge pivot ou âge de référence, vousavez décidé de l’allongement de ladurée de travail pour l’ensemble dessalariés. Pourquoi ce recul de l’âgede départ à la retraite, alors qu’au-jourd’hui 1,7 actif occupé crée unefois et demie plus de richesses quequatre actifs occupés en 1960 ? Pour-quoi cette volonté inédite de décon-necter l’âge de départ à la retraite dela durée de cotisation ? Votre mauvaisprojet de loi sera défavorable à tousceux qui ont commencé à travaillerplus tôt, à ceux qui ont eu une car-rière longue et qui devront travaillerplus de 43 ans pour espérer uneretraite à taux plein. Et, plus graveencore, il sera désavantageux pourceux qui n’ont pas la même espé-rance de vie en bonne santé.

VOUS ESSAYEZ DE NOUS FAIRECROIRE À L’UNIVERSALITÉLà encore, les éléments de langageont été rodés et travaillés. Seulement,les Français ne sont pas dupes. Àl’universalité, vous accolez désormaisla brutalité. Parce que, oui, votre pro-jet est brutal, il gomme les spécificitésde chaque profession – conducteursde train, avocats, métiers pénibles,infirmiers, égoutiers. Vous prétendezharmoniser les régimes alors quevous détruisez les compensationsaccordées à des secteurs entiers,parce que les métiers y sont péniblesou les rémunérations plus faibles, cequi explique que les conditions dedépart à la retraite y soient plus favo-rables. Vous avez choisi la logique dunivellement par le bas, et votre uni-versalité fait l’unanimité contre elle.

vation idéologique. Au lieu de pro-poser une réforme de progrès, vousavez préféré un modèle par points,injuste, inéquitable et illisible.

UN EURO COTISÉ N’OUVRIRA PAS LES MÊMES DROITSNon, un euro cotisé n’ouvrira pas lesmêmes droits à tous, puisque la pen-sion de retraite sera calculée sur l’en-semble de la carrière, et non plus surles vingt-cinq meilleures années dansle secteur privé et les six derniersmois dans le secteur public. La consé-quence directe sera une baisse despensions, puisque les périodes dechômage, les interruptions, la mater-nité et les débuts de carrière, moinsfavorables, entreront dans le calcul.L’autre véritable problème de cetteréforme tient à la valeur du point. Lepoint est, en effet, indexé sur un indi-cateur imaginaire, voire inventé pourles circonstances. Qui protégera lessalariés contre la stagnation du point,voire contre sa baisse ? Philippe Vigiera soumis à la commission spéciale

un amendement visant à garantirl’absence de baisse des pensions àl’issue de la réforme. Vous l’avezrefusé, et nous avons ainsi débusquéce qui est au cœur de votre projet :la règle comptable, la calculette quevous essayez de dissimuler derrièredes mots volés. Volé le mot de justice !Volé le mot d’universalité ! Volées lesréférences à ceux qui ont versé du

« En diminuant la part des richessesnationales allouées au financement des retraites, vous niez le caractère

redistributif de la retraite. C’est là l’aveucinglant de votre volonté d’ouvrir la porte

à la retraite par capitalisation. »

60 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT H

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT H

L’injustice sociale, l’universalité tron-quée, le dogmatisme idéologiquesont vos fils conducteurs. Vous aveztissé un projet qui ne répond qu’àune seule logique : la logique finan-cière, comptable, celle qui avait ins-piré Margaret Thatcher dans l’âged’or du libéralisme.Votre projet de loi essaie de faire peuraux Français au moyen d’un chan-tage par les déficits et la dette.Vous le justifiez par des morceauxchoisis – c’est terrible – du rapportdu Conseil d’orientation des retraites,rapport qui estime au doigt mouilléle déficit de la branche retraite à l’ho-rizon 2030 entre 8,7 et 17,2 milliardsd’euros – du simple au double. Laficelle est énorme : vous tentez d’ef-frayer les Français. Ce sont pourtantvos politiques économiques et cellesde vos prédécesseurs qui ont affaibliles recettes de la Sécurité sociale :crédit d’impôt pour l’emploi et lacompétitivité, allègements de coti-sations patronales, réduction dunombre d’emplois publics. La partdes cotisations patronales dans lefinancement de la protection socialea ainsi diminué de dix-huit points.L’exigence d’allongement de la duréede travail se trouve ainsi justifiée pard’obscures prévisions comptables,qui non seulement posent de

manière biaisée la question du finan-cement mais aussi vous offrent lapossibilité de fabriquer une fausseconcertation sur ce sujet, de surcroîtà l’extérieur du parlement. Votre dog-matisme vous a même conduit à pré-

voir une règle d’or de financementpluriannuel du système de retraite.Celle-ci vous permet d’entériner dansla loi les futures baisses de pensionspour assurer un équilibre qui pourraitêtre atteint dès à présent, par exem-ple par le biais d’une hausse du tauxde cotisation de 0,2 point par an

jusqu’en 2025 – c’est l’une des pro-positions que nous avons formulées.La règle de l’or, c’est pour les riches ;la règle d’or, c’est pour la France quipeine, la France qui travaille. En dimi-nuant la part des richesses nationalesallouées au financement des retraites,vous niez le caractère redistributifde la retraite. C’est là l’aveu cinglantde votre volonté d’ouvrir la porte àla retraite par capitalisation.Car, en doublant le taux de cotisationpour les professionnels libéraux et

les travailleurs indépendants et ensoustrayant les hauts revenus à lasolidarité nationale, votre réformeorchestre, de manière progressivemais certaine, l’assèchement pro-gressif de la solidarité. Vous êtes

comme ce plombier indélicat quipercerait des trous dans le réservoird’eau pour justifier le remplacementde celui-ci. Votre réforme techno-cratique et financière aboutira à l’in-dividualisation des risques de la vieet incitera tous les assurés à recher-cher une retraite complémentaire

auprès des banques et des assu-rances. Comment comprendre,sinon, la Légion d’honneur remiseau président de BlackRock France ?Les 5 000 milliards d’euros d’épargnedes Français sont l’océan de Smartiesqui fait rêver les fonds de pension.Votre réforme est un gruyère, mon-sieur le secrétaire d’État. Les troussont partout, notamment dans lesordonnances. Il y a plus de trous quede fromage. Et, à la fin, les retraitésmangent de l’air, tandis que la pâtecuite nourrit l’appétit des fonds decapitalisation.

VOUS INSTAUREZ UNE GOUVERNANCEAUTORITAIRE, INJUSTE ET UNILATÉRALENous aurions pu espérer que la gou-vernance du futur système vous per-mettrait de vous rattraper, mais iln’en est rien. La gouvernance denotre régime de retraite repose surune innovation toujours d’actualité,la règle fondamentale selon laquelleles caisses sont gérées par les assuréseux-mêmes. Mais vous vous empres-sez d’étatiser davantage sa gestion.Vous désorganisez un modèle effi-cace au mépris de ceux qui y travail-

« xxxx »

« En décidant de manière unilatérale de siphonner les excédents des caisses

autonomes, à l’instar de celle des avocats,vous instaurez une gouvernance autoritaire,

injuste et unilatérale.»

« Votre réforme technocratique et financièreaboutira à l’individualisation des risques

de la vie et incitera tous les assurés à rechercher une retraite complémentaireauprès des banques et des assurances. »

44

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lent : les salariés de la Sécurité sociale,les agents des CARSAT – caisses d’as-surance retraite et de la santé au tra-vail –, dont l’avenir est menacé. Endécidant de manière unilatérale desiphonner les excédents des caissesautonomes, à l’instar de celle desavocats, vous instaurez une gouver-nance autoritaire, injuste et unila-térale. Les manipulations, malheu-reusement, ne s’arrêtent pas là.Que de contre-vérités à propos desfemmes ! Vous prétendez leur rendrejustice alors que vous ne résolvezpas les questions de fond. Ainsi, 40 %des femmes partent aujourd’hui à laretraite à l’issue d’une carrière incom-plète. L’écart de salaire avec leshommes est de 26 %. En réponse,vous proposez le système par pointscensé rendre justice aux femmes,mais les expériences de l’ARRCO– Association pour le régime deretraite complémentaire des salariés– et de l’AGIRC – Association généraledes institutions de retraite des cadres– le montrent, les pensions desfemmes ne représentent que 60 %de celles des hommes dans le pre-mier cas et 41 % dans le second.Votre mauvaise réforme comporteencore d’autres attaques : la sup-pression de la majoration de la duréed’assurance pour les femmes, ainsiqu’un nouveau mode de calcul pourles pensions de réversion, dont lesfemmes sont les principales béné-ficiaires, lequel abaissera mécani-quement le montant de la pension– vous le savez, vous devez l’avouer.Enfin, nous avons démontré quevotre engagement d’intégrer lesprimes dans le calcul des pensionsdes fonctionnaires pénalisera lesfemmes, puisque celles-ci perçoi-vent 20 % de primes en moins queles hommes. Ce mauvais projet deloi prépare une retraite qui n’estplus solidaire ni pour les femmes nipour d’autres catégories de la popu-lation comme les agriculteurs, ausujet desquels vous avez été là

alimentaire ou marins. Ils aimentleur travail, ce qui ne les empêchepas d’en mesurer la dureté. Ils souf-frent au contact de produits dange-reux, ils travaillent de nuit au périlde leur vie, ils s’épuisent dans leurchair, ils portent les stigmates surleur visage et leur corps d’une vierude et pénible, loin du luxe, ducalme et de la volupté dont – plusque nous, j’imagine – vous bénéficiez

au quotidien. Dans l’industrie et dansbien d’autres secteurs, vous proposezà ces travailleurs du sang et deslarmes. Ils n’ont pas besoin de comp-ter leurs points de vie pour savoirqu’ils auront besoin d’accéder à laretraite avant 62 ans.Avec votre amateurisme et votre bru-talité, vous essayez de briser ce quiest universel. La Sécurité sociale, laretraite par répartition, ce sont nosbiens communs qui ne devraient pasavoir à souffrir de vos turpitudes.Soixante-quatorze ans après lui, àcette même place, nous ferons réson-ner la voix de ces oubliés de la Répu-blique. Nous combattrons votre mau-vais projet de loi pour proposer auxFrançais des « jours heureux ». Car,plus que jamais, la voix d’AmbroiseCroizat résonne dans cet hémicycle :« Jamais nous ne tolérerons que soitrogné un seul des avantages de laSécurité sociale. Nous défendrons àen mourir et avec la dernière énergiecette loi humaine et de progrès. » l

encore pris en flagrant délit de mani-pulation.Alors que le parlement avait voté, àl’unanimité, la proposition de loi duprésident du groupe GDR, AndréChassaigne, qui instaurait un mini-mum vieillesse pour les agriculteursà hauteur de 85 % du SMIC, vous avezréservé la mesure aux seuls nouveauxassurés en 2022, abandonnant de cefait les retraités actuels, dont 300 000

vivent sous le seuil de pauvreté. Pourgérer le « stock » des re trai tés existantsdu secteur agricole– selon l’expressionsi élégante du président de la Répu-blique –, vous avez proposé l’ASPA –allocation de solidarité aux personnesâgées – en oubliant de leur dire queles 903 euros qu’elle représente serontrécupérés sur les donations et sur lesdroits de succession.Lors de sa séance de câlinothérapieaux députés de la majorité, le prési-dent Macron a fait l’aveu que les pen-sions de 1000 euros ne concernerontpas tout le monde : entendez-le bien !Une fois encore, c’est une moissonde larmes que prépare votre projet.Enfin, avec votre mauvais projet deloi, vous faites le choix de consacrerl’allongement des carrières en consi-dérant le travail comme un loisir eten oubliant ceux pour qui le travailest une souffrance. Ils s’appellentJulie, José, Emmanuelle ou Clément,elles et ils sont conducteurs de train,aide-soignants, salariés de l’agro-

« Jamais nous ne tolérerons que soit rogné un seul des avantages

de la Sécurité sociale. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie

cette loi humaine et de progrès.» Ambroise Croizat

62 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH PARLEMENT H

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MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune • 63

À L’ESPACE NIEMEYER (Paris 19e – place du Colonel-Fabien M° Colonel-Fabien - Ligne 2)

Facebook : https://www.facebook.com/universitepermanente/Podcast : http://www.soundcloud.com/universitepermanente

Et aussi sur...

Trois publications de conférences faites à l’occasion de de l’Université permanentesur 1789 par Claude Mazauric, sur Aragon par Bernard Vasseur et sur Spinoza par Pascal Sévérac, sont disponibles.

vous pouvez vous les procurer auprès des ÉditionsHD6, rue Labrouste 75015 Paris - Tél 01 45 57 57 90 - www.HDiffusion.fr

Vous pouvez retrouver le programme sur le site de l’Université permanente

universitepermanente.fr

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Hervé Juvin est l’intellectuel du Rassemblementnational. La presse l’a présenté comme « la têtepensante » de Marine Le Pen. C’est le théoriciendu nationalisme version 2019. Comme le mot estun peu difficile à prononcer, Juvin lui préfère celuide localisme. C’est aussi un politique de premierplan. Longtemps, on l’a présenté comme devantprendre la tête de la liste du Rassemblement natio-nal aux élections européennes du printemps 2019.Finalement il a dû céder quelques places aux jeunesloups (l’homme est né en 1956) ; il s’est retrouvéen cinquième position et fut élu en mai dernier.Le personnage a son propre cabinet, après avoirété membre du groupe européen de « conseil enstratégie et organisation », Eurogroup consulting.Il a la fibre médiatique, volontiers invité dans lesdébats télé pour défendre ses idées et ses livres(un vrai graphomane, sa bibliographie est longuecomme un jour sans pain). Il copine avec la droite extrême depuis longtemps.On repère par exemple sur les réseaux sociauxsa présence, en 2010, à un colloque du Bloc iden-titaire intitulé « Localisme et identité, la réponseau mondialisme ». Il rapportait sur le thème « Laredécouverte de la condition politique ( frontièreet identité) comme solution à la crise ». (Cecimontre en passant que des passerelles entrelepenistes et identitaires existent, contrairementà ce qu’affirme Marine Le Pen). Depuis septembre

2017, il chronique dans la revue d’extrême droited’Alain de Benoist,  Éléments.Les mots clés d’Hervé Juvin sont nationalisme(pardon : localisme), frontières, identité. Et puisil y a cette formule choc : « L’argent-roi, uneincompatibilité avec la démocratie ». On retrouvecette logorrhée chez Marine Le Pen qui manievolontiers des formules définitives contre lafinance et les oligarchies financières, comme :« Les oligarchies financières sont tentées de por-ter atteinte à la liberté de parole, qu’elle soit jour-nalistique ou politique. […] Il semble que les oli-garchies financières qui se sentent protégées,voire encouragées par une sorte d’impunité,soient tentées d’intervenir de plus en plus dansle cours de la démocratie en France. […] Les oppo-sants vont-ils être réduits à un exil bancaire ?Est-il acceptable qu’une banque puisse déciderqui a le droit d’exercer sa liberté d’expression enFrance ? Qu’arriverait-il si demain une banquepouvait décider du bannissement bancaire », etc.On se souvient que, lors de la campagne dusecond tour de la présidentielle, les frontistesopposaient les « patriotes » aux « mondialistes »,les « antisystème » aux représentants d’un « sys-tème ». Marine Le Pen définissait sa bataille faceà Macron comme un duel entre les tenants d’une« mondialisation sauvage », la « dérégulationtotale », « l’argent roi » et elle-même.

Le syndrome Juvin ou la double vie du Rassemblement national

Un bel exemple du double langage de l’extrême droite, nationaliste, anti-libéraleet écolo-identitaire côté cour, mondialiste, partisan du profit sans frontières et pro-pétroliers, côté jardin.

–––– PAR GÉRARD STREIFF ––––

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CONTROVERSEH

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CONTROVERSEH

nationaliste est un actionnaire (gâté) des plusgrandes multinationales. Le rebelle opposé auxbanques adore BNP, Suez and co. L’antilibérals’enrichit avec les pirates de l’ultralibéralisme.L’anti-américain soutient (et se rétribue sur) lesfirmes de l’oncle Sam. Et que dire de l’écologistefarouche (l’écologie des civilisations!) qui estaccessoirement un fervent soutien de Royal Dutch(Shell) ou de Total. Hervé Juvin, c’est Mister Jekyll, le fana des fron-tières (et autres murs) et Mister Hyde, tout foude la finance sans entraves. C’est surtout un poli-ticien madré, qui surfe sur la crise de la politique :il dénonce le cynisme des autres mais dans legenre, il fait pire. C’est en fait une parfaite imagedu Rassemblement national, attrape-gogos pourdémunis, piloté par des aigrefins et des libérauxbon teint, une machine bien rodée qui prend lesgens pour des c....l

L’IDÉOLOGUE D’UN NOUVEAU DISCOURSLEPÉNISTE SUR L’ÉCOLOGIEEt puis Hervé Juvin, last but not least, est aussil’idéologue qui a bricolé le nouveau discours lepe-niste sur l’écologie. Sa rubrique dans Élémentss’intitule d’ailleurs « L’écologie des civilisations ».C’est lui qui tenait la plume pour le discours deMarine Le Pen sur l’environnement de janvier2017, présenté en ce domaine comme la bible dumouvement. On a dit, écrit qu’il avait fait prendrele tournant écologiste au RN. On le croise encoreen février 2019, à Lyon, où il tient une conférencesur « Énergie, alimentation, territoires » avecMarine Le Pen au premier rang. Son orientationen ce domaine est simple, voire simpliste : «  Onne répondra aux problèmes écologiques actuelsqu’avec des États en pleine possession de leurterritoire, qui contrôlent l’économie et leurs fron-tières. » Sa thèse ? « C’est la diversité qui fait lasurvie. Si on réduit cette diversité, on s’expose aurisque de la disparition de l’espèce. Je ne voispas pourquoi on n’aurait pas la même réflexionau sujet de la diversité des espèces humaines. »Espèce/race, on navigue dans des eaux troubles.Se profile un discours écolo-identitaire, où iciaussi la solution, c’est la frontière. En somme, chacun chez soi et les races serontbien gardées. Le contre-exemple parfait ? Le Bré-sil où le multiculturalisme de la société (le métis-sage) expliquerait un taux de criminalité élevé.On va dire qu’il y a une certaine logique dans toutça, des thématiques détestables mais apparem-ment cohérentes. Au vieil affrontement capita-lisme/communisme, l’heure est venue du brasde fer mondialisme/nationalisme.Oui mais voilà : Monsieur Hervé Juvin, une foisélu euro-député, a dû déclarer ses revenus (unepartie en tout cas) à la Haute autorité pour latransparence de la vie publique (HATVP). Cettedéclaration a ensuite été rendue publique sur leNet. Tout le monde peut consulter le document.Et là, stupeur et tremblement, on s’aperçoit quele bonhomme, ennemi de « l’argent-roi » est« pété de thunes », comme dirait un collégien ;il a placé des milliers d’actions dans les secteursles plus divers, qui, pour la seule année 2018, luiont rapporté un pactole (voir encadré ci-contre).

UN ACTIONNAIRE (GÂTÉ) DES PLUS GRANDES MULTINATIONALESOn découvre que l’obsédé de la frontière, le loca-liste fébrile est un chaud partisan d’Amazon etde Microsoft qu’il finance et dont il profite. Le

Rémunérations perçues au cours de l’année 2018pour ses participations financières directes dans lecapital de différentes sociétés :

Amazon 16692 ¤, ATOS 4184 ¤, Danone 32688 ¤, Microsoft9525 ¤, Mondelez 10284 ¤, NETAPP 6102 ¤, Pernod 73569 ¤,Rolinco 18577 ¤, Royal Dutch 43635 ¤, Sanofi 12401 ¤, Suez22199 ¤, Total 69494 ¤, Unitedtech 8927 ¤, Vinci 49730 ¤, Work-day 10528 ¤, Worldline 14 145 ¤, ESIGROUP 9600 ¤, Infotel5224 ¤, Airbus 10128 ¤, BNP 6197 ¤, Carrefour 4848 ¤, Deut-schepost 3810 ¤, Ipsen 5295 ¤, Orpea 6780 ¤, Rubis 3689 ¤,Sanofi 16318 ¤, STMICRO 4355 ¤, Total 17388 ¤, Valeo 7250 ¤,Veolia 11 135 ¤, Vinci 4993 ¤, Worldline 2536 ¤, Cellectis 1559 ¤,Cogelec 1420 ¤, Genomic 88 ¤, Ingenico 2899 ¤, Wallix 2740 ¤,Airliquide 454000 ¤, Michelin 18481 ¤, Mondelez 10289 ¤,Orange 6845 ¤, Royal Dutch 804 ¤, Total 81783 ¤, Air Liquide180800 ¤Sur la même déclaration d’intérêts, il est demandé à HervéJuvin s’il exerçait des activités bénévoles, réponse brève :Néant.Je laisse aux lecteurs/lectrices le plaisir de faire le total desrentrées du sieur Juvin ...

Selon la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP)

LES BONNES AFFAIRES DE « L’ÉCOLO-NATIONALISTE »

HERVÉ JUVIN

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CRITIQUE DES MÉDIA H

Chaque mois, Cause commune donne carte blanche à l’association ACRIMED (Action-CRItique-MÉDias) qui, par sa veille attentive et sa critique indépendante, est l’incontournable observatoire des média.

Cinquante nuances de « galères »

au 20h de France 2Depuis le 5 décembre, un décompte du temps consacré à la question de la réformedes retraites dans le JT de 20h de France 2 donne un résultat sans trop de surprise.C’est bien aux « galères » des usagers et aux conséquences négatives des grèvesque le service public a réservé la plus grande part de son précieux temps d’antenne.

–––– PAR ACRIMED ––––

C omment le JT de 20h deFrance 2 a-t-il traité le projetde réforme des retraites,

ainsi que les mouvements de grève etmanifestations qu’il a suscités aucours du mois de décembre ? Cettequestion mérite d’être posée à plu-sieurs égards. Tout d’abord, pour ren-dre compte de la manière dont lesmédia traitent – et en l’occurrencemaltraitent – une mobilisation d’unedimension historique au moins com-parable au mouvement social de 1995.Les journaux télévisés de TF1 etFrance 2 continuent de jouer un rôlemajeur (et prescripteur) dans le pay-sage médiatique, rassemblant tous lessoirs, à 20 heures, une audienceimportante (près de 5 millions de télé-spectateurs chacun, selon Médiamé-trie). Leur étude permet ainsi de don-ner un aperçu significatif du traitementmédiatique général.

Le JT de 20h de France 2 a par ailleurscette particularité d’être diffusé surune chaîne de service public. On pour-rait à cet égard attendre, de la part desa rédaction, un souci du pluralismedes points de vue plus important quesur les média privés ; même si unepremière analyse, à la veille du5 décembre, montrait que ces attentesétaient déjà déçues…Pour étudier le traitement de la ques-tion des retraites par la rédaction dela chaîne publique, nous proposonsd’effectuer un décompte précis dutemps accordé à ses différents aspectsdans le JT de 20h de France 2. Lapériode concernée s’étend du5 décembre, date de la première mani-festation contre le projet de réforme,au 31 décembre compris1.Premier constat : dans cet intervalle,les sujets et reportages traitant de laquestion des retraites ont occupé près

de 5 heures d’antenne, avec unemoyenne quotidienne de 10 minuteset 20 secondes (avec des variationsimportantes selon les périodes,comme nous le verrons plus loin). Letemps moyen du JT étant de 36minutes, cela représente environ 29%des JT en moyenne sur la période étu-diée. La question des retraites a doncété amplement traitée par le 20h deFrance 2.On peut distinguer quatre grandescatégories de sujets portant sur laréforme des retraites, par ordre d’im-portance, selon le temps qui leur estaccordé :- La première catégorie est celle des«  galères  » des usagers et autresconséquences négatives des grèves etactions associées. Elle est la plus trai-tée dans les JT de la chaîne publique,et représente en moyenne 4 minutes24 secondes par jour, soit 43% du

RETRAITES

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temps dédié à la question des retraites.Mis à part le 31 décembre, des sujetssur les « galères » ont été program-més tous les soirs dans le 20h deFrance 2.- La deuxième catégorie concerne lesuivi des négociations entre le gou-vernement et les syndicats. Elle repré-sente 2 minutes 15 secondes par jour,soit 21% du temps consacré auxretraites.- La troisième catégorie recouvre lesanalyses de fond ou le décryptage desmesures du projet du gouvernement, oudes « concessions » proposées. Ellereprésente 1 minute 57 secondes parjour, soit 19% du temps dédié auxretraites. Cette catégorie et la précédente

occupent une place plus importante dansle 20h au moment des annonces du gou-vernement, des mobilisations et desnégociations avec les syndicats.

- La quatrième et dernière catégorieconcerne le traitement des grèves et

manifestations et des témoignages degrévistes et de leurs soutiens. Ellereprésente 1 minute 44 secondes parjour, soit 17% du temps dédié aux

retraites. C’est donc la catégorie lamoins importante des quatre. 44

« De manière générale, le temps accordé aux grévistes et à leurs soutiens demeure trèslargement inférieur à celui dédié aux “galères” des usagers et aux conséquences négatives

des grèves et mobilisations. »

TEMPS TOTAL CONSACRÉ AUX RETRAITES, AUX «GALÈRES», AUX GRÈVES ET AUX MANIFESTATIONS DANS LE 20H DE FRANCE 2

(en % du temps total du JT)

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44QUAND LES « GALÈRES » ÉCRASENT L’INFORMATIONSOCIALEAu vu de ce décompte global, unsecond constat s’impose : la rédactiondu JT de France 2 a choisi d’accorderla part la plus importante de son tempsd’antenne aux « galères » des usagerset autres conséquences négatives dela grève : 2,5 fois plus de temps qu’auxmanifestants, aux grévistes et à leursmobilisations.Le graphique de la page précédenterécapitule le temps dédié à la réformedes retraites en pourcentage du tempstotal du JT ; et en particulier le tempsaccordé aux « galères » et consé-quences négatives  ; et aux témoi-gnages de manifestants et de grévisteset à leurs mobilisations :On observe plusieurs « pics » dans letraitement de la question des retraitespar le 20h de France 2, qui correspon-dent aux dates des manifestations (5,10, 17 et 28 décembre) et des « tempsforts » dans le processus de négocia-tions entre le gouvernement et les syn-

dicats (annonces d’Édouard Philippele 11 décembre, démission de Jean-Paul Delevoye le 16 décembre, « mara-thon  » de négociations des 18 et 19 décembre).Les quatre grandes manifestationscorrespondent aux périodes où lesmanifestants, grévistes et leurs sou-tiens bénéficient du plus importanttemps d’antenne. À travers des sujetsdédiés aux mobilisations, avec uneappréhension souvent « comptable »,ainsi qu’une attention portée à la

détermination (ou à l’essoufflement)des grévistes : « Combien de tempstiendront-ils ? » (5 déc.) ; « Une grèvepartie pour durer » (9 déc.) ; « Les gré-vistes toujours déterminés » (11 déc.)« Une mobilisation qui va durer ? » (17déc.), sans oublier le traditionnel « Lemouvement s’essouffle-t-il ? » (30déc.). Plus rarement, des sujets dédiésau quotidien des grévistes ou aux rai-sons de la colère : « Une journée degrève dans l’Yonne » (5 déc.) ; « Aucœur d’une assemblée générale » (6 déc.) ; « Papa, maman, la grève etmoi » (13 déc.) ; « Une neurologueexplique pourquoi elle se bat pour l’hô-pital public » (17 déc.).De manière générale, le temps accordéaux grévistes et à leurs soutiensdemeure très largement inférieur àcelui dédié aux « galères » des usagerset aux conséquences négatives desgrèves et mobilisa tions (seules excep-tions, les journées des 5, 10 et 11décembre, ainsi que le 31 décembre).C’est tout particulièrement le cas à l’approche de la mobilisation du

10 décembre. La veille, quatre sujetssont consacrés au « lundi noir », à« l’Île-de-France sous tension » ouencore aux « entreprises qui en pâtis-sent ».Mais ce n’est pourtant rien comparéà la semaine qui a précédé lesvacances de Noël : du 16 au 21 décem-bre, soit 6 jours, on ne compte pasmoins de 21 sujets consacrés aux« galères » ! Soit en moyenne… plusde la moitié du temps consacré auxretraites (53%). Et si la rédaction opte

souvent pour des marronniers (huitsujets sur les départs en vacances per-turbés, par exemple), elle sait égale-ment faire preuve d’imagination : « Pasde métro, dodo au boulot » (17 déc.) ;«  Les accidents de deux-roues enhausse » (17 déc.) ; « Des coupures decourant sauvages revendiquées par laCGT » (18 déc.) ; « Salles de spectacle,musées : la fréquentation en baisse »(19 déc.).Dans le même ordre d’idées, au fil desJT, les victimes de la grève et desmanifestations se multiplient, et enparticulier l’économie, les entrepriseset les commerçants (sujets traitésdans les 20h des 5, 7, 8, 9, 12, 14, 15,18 et 27 décembre), les cirques (25 déc.), l’Opéra de Paris (27 déc.) ouencore les restaurateurs (29 déc.). Unevéritable hécatombe !Mais les sujets consacrés aux« galères » d’une part et aux mobili-sations sociales de l’autre n’épuisentpas l’ensemble des sujets concernantla réforme des retraites. Deux autrestypes de sujets occupent une partieimportante du temps d’antenne : lesuivi des négociations (21% du tempstotal des sujets consacrés auxretraites) et les décryptages et ana-lyses des propositions (19%).

UN CADRAGE DU DÉBAT QUI EXCLUT TOUTE ALTERNATIVESans surprise, le suivi du déroulementdes négociations et de la « bataille del’opinion » mobilise de nombreusesentrées de notre lexique pour tempsde grèves et de manifestations. Làencore, les intitulés des différentssujets sont parlants : « Édouard Phi-lippe joue la carte de l’apaisement »(6 déc.) ; c’est « le temps des conces-sions » (8 déc.) ; puis l’inénarrableNathalie Saint-Cricq nous rassure :« La CFDT et le gouvernement sontcondamnés à s’entendre » (12 déc.).Et pourtant, patatras : ils ne s’enten-dent pas.La rédaction de France 2 s’interrogealors : « Que pourrait proposer ÉdouardPhilippe aux syndicats ? » (17 déc.) ;

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH CRITIQUE DES MÉDIA H

« Au fil des sujets, tout est présenté comme si le seul choix possible devait se faire entre une réforme “brute” telle qu’annoncée

par le gouvernement et une réforme amendée de quelques “concessions” à différentes catégories

de la population, ou allégée de certaines mesures. »

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puis vient l’espoir : alors que le gou-vernement « lâche du lest » (20 déc.)apparaissent des « divisions dans lessyndicats ». La semaine de Noël estl’occasion de moquer les grèvescomme une lubie nationale (« Grève :une histoire à la française », 22 déc.) ;et de s’interroger sur des sujets defond  : «  Faut-il réquisitionner desagents ? » (23 déc.). Avant de terminerle mois de décembre sur un satisfecità Emmanuel Macron suite à ses vœux,puisque le président reste malgré tout« fidèle à son image de réformateur »(31 déc.).

La quatrième et dernière catégorie,celle des analyses et des « décryp-tages » des propositions du gouverne-ment, s’inscrit dans la même tendance.Quelques sujets isolés évoquent certesles conséquences néfastes de laréforme – ou adoptent du moins un cer-tain recul critique : « Enseignants : les

perdants de la réforme des retraites »(5 déc.) ; ou encore « Retraites : desprojections trop optimistes ? » (12déc.). Mais la plupart présentent laréforme des retraites sous un jourfavorable. Plusieurs sujets expliquentainsi que les pensions ou la valeur dupoint ne devraient pas baisser si l’onen croit… le gouvernement. « Réformedes retraites : un bonus pour com-mencer ? » (9 déc.) ; « L’interrogationdes Français face au nouveau calculde point » (13 déc.) ; « Réforme desretraites : les pensions vont-elles bais-ser ? » (17 déc.).

Et les «  décrypteurs  » du JT deFrance 2 ne se lassent pas de tenterde dénicher les « gagnants » de laréforme, tantôt les étudiants (9 déc.),les mères de famille (11 déc.), les agri-culteurs (11 déc.), les titulaires d’unmétier pénible (11 déc.) ou encore lesveufs et veuves (12 déc.). À cela s’ajoute

la chronique régulière des « gestes »et autres « concessions » du gouver-nement accordés aux policiers (12déc.), aux gardiens de prison, aux mili-taires, aux sapeurs-pompiers (16 déc.),aux pensions minimum (19 déc.), auxgaziers et électriciens (23 déc.), auxroutiers (25 déc.) ou encore aux pilotes(26 déc.), voire aux danseuses et dan-seurs de l’Opéra (29 déc.). Au point quele vertige semble, un instant, saisir larédaction du JT : « Jusqu’où iront lesconcessions du gouvernement ? » (26déc.) Et face à tant de « cadeaux », quedemande le peuple ?Au-delà de la présentation desmesures et des concessions accor-dées, le 20h a une façon problématiquede poser le débat : au fil des sujets,tout est présenté comme si le seulchoix possible devait se faire entre uneréforme « brute », telle qu’annoncéepar le gouvernement ; et une réformeamendée de quelques « concessions »à différentes catégories de la popula-tion, ou allégée de certaines mesures(l’âge pivot par exemple). Ainsi le retraitde la réforme n’est-il pas envisageable,et renvoyé systématiquement à uneposition jugée « non constructive » (àl’opposé de celle des syndicats quali-fiés de « réformistes », voire de « pro-gressistes »). Quant aux propositionsalternatives pour faire évoluer le sys-tème de retraites actuel, à l’instar decelles formulées par la CGT ou d’au-tres formations politiques, associativeset syndicales, elles sont tout simple-ment absentes du débat. La leçon estclaire : il n’y a pas d’alternative (ou sipeu). l

8 janvier 2020

1- Note méthodologique : notre décompte concerne le temps des différents sujets dédiés à la questiondes retraites, reportages et interventionsdes « experts » et éditorialistes en plateau. Il ne prend donc pas en compte les annonces du sommaire,lancements et transitions. Les intitulésdes sujets figurant en annexe sont soit issus des bandeaux du JT, soit de leur intitulé sur le site de France 2.

BFM-TV 13/09

« Quant aux propositions alternatives pour faireévoluer le système de retraites actuel, à l’instar decelles formulées par la CGT ou d’autres formations

politiques, associatives et syndicales, elles sonttout simplement absentes du débat. »

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH FÉMINISME H

LES FEMMES ONT EN MOYENNEUNE PENSION INFÉRIEURE DE 42 %À CELLE DES HOMMESSelon la direction de la recherche, desétudes, de l'évaluation et des statis-tiques (DREES), en 2016, les retraitéesrésidant en France ont en moyenneune pension de droit direct inférieurede 42  % à celle des hommes(1099 euros contre 1908 euros). Les

dispositifs de solidarité et la réversionpermettent de réduire cet écart : lapension totale des retraitées est alorsinférieure de 29 % (1 367 euros contre1 929 euros). Les femmes ont des car-rières plus courtes et donc plus sou-vent incomplètes que les hommesSi l’on ne considère que les retraitésayant une carrière complète, ce qui

isole l’effet carrière courte, lesfemmes ont une pension de droitdirect inférieure de 28 % (1 460 euroscontre 2 049 euros) et une pensiontotale inférieure de 20 % (1 643 euroscontre 2 071 euros). Ces inégalitéstendent à se réduire au fil des géné-rations, notamment du fait de l’allon-gement des carrières des femmes.Cependant, pour pouvoir obtenir une

pension plus importante, les femmesliquident leur retraite plus tard queles hommes : les femmes de la géné-ration 1951 ont liquidé leur retraite à 60,8 ans contre 60 ans pour leshommes. L’écart de l’âge conjoncturelmoyen1 de départ à la retraite entrefemmes et hommes a diminué, pas-sant de 1,2 année en 2004 à 0,6 année

en 2010. Si, depuis 2010, l’écart nes’est pas creusé, on observe que ten-danciellement l’âge conjoncturelmoyen de départ augmente pour l’en-semble des retraités du fait de laréforme des retraites de 2010 : en2017, les retraités ayant liquidé leursdroits avaient en moyenne 62,1 ans,alors qu’ils avaient 60,5 ans en 2010.

INÉGALITÉS DE SALAIRES ET DISTRIBUTION GENRÉE DES EMPLOISToutes ces inégalités sont la consé-quence en bout de chaîne d’inégalitéshistoriques sur le marché du travaillargement documentées, les inéga-lités de salaires entre femmes ethommes sont aujourd’hui encore trèsfortes et expliquent en partie lesécarts de pension entre femmes ethommes. En vingt ans, l’écart desalaires moyen entre femmes ethommes a peu diminué : 27 % en 1995à 25,7 % en 2012.Mais une partie de cet écart ne tientpas compte de la distribution genréedes emplois en France. Rappelonsd’abord que le temps de travail souffred’une distribution genrée : 59,3 % des

ÉGALITÉ FEMMES/HOMMES

Du levier financier pour les retraites à l’enjeu de civilisation

Salaires, temps de travail, interruptions de carrière, types d’emploi, etc. : derrière lespensions de retraite se cristallise l’ensemble des inégalités que connaissent lesfemmes au cours de leur vie professionnelle et familiale.

–––– PAR FANNY CHARNIÈRE ––––

« Les femmes cadres gagnent 20 % de moins que les hommes, cet écart est de 8,5 % parmi les employés et de 14 % parmi les professions intermédiaires. »

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH FÉMINISME H

personnes n’ayant jamais travaillésont des femmes et près de 80 % desemplois à temps partiel sont occupéspar des femmes. Travaillant moinsd’heures, leurs salaires sont méca-niquement plus faibles. En équivalenttemps plein, et donc en « gommant »les disparités de temps de travail,l’écart de salaires entre les femmeset les hommes est alors de 16,3 %.À cette distribution genrée du tempsde travail se superpose une distribu-tion genrée des professions  : les

femmes sont moins nombreuses àoccuper des postes de cadres et deprofessions intellectuelles supé-rieures, généralement mieux rému-nérés. Elles sont aussi particulière-ment surreprésentées parmi lesprofessions d’employés et dans lesservices. C’est aussi parmi les cadreset professions intellectuelles supé-rieures que les écarts de salairesentre les femmes et les hommes sontles plus importants  : les femmescadres gagnent 20 % de moins queles hommes, cet écart est de 8,5 %parmi les employés et de 14 % parmiles professions intermédiaires. Onestime que 10,5 % de l’écart de salaireentre femmes et hommes est « inex-pliqué », ce reste relevant de discri-minations sexistes structurant l’or-ganisation sexiste du marché dutravail et donc de la société.

LA PARENTALITÉ ACCENTUE LES INÉGALITÉSFEMMES/HOMMESLes interruptions de carrière pourélever des enfants expliquent égale-ment pourquoi les femmes ont descarrières moins complètes et plus

courtes, et donc des retraites plus fai-bles. Pour les mères, plus le nombred’enfants augmente, plus leur tauxd’emploi diminue, notamment lorsqu’aumoins un enfant est âgé de moins de3 ans. À l’inverse, le taux d’emploi despères en couple varie peu avec lenombre et l’âge des enfants : il est aumoins de 80 %, quelle que soit lasituation familiale. De même, le tauxde temps partiel parmi les hommesen emploi varie peu, alors que pourles mères ce taux oscille entre 23 et

52 % selon la configuration familiale(33 % en moyenne). Près de la moitiédes mères à temps partiel le sontpour s’occuper de leurs enfants oud’un autre membre de la famille,contre à peine un père à temps partiel

sur cinq. La majorité d’entre eux lesont parce que leur emploi actuel neleur permet pas de travailler davan-tage. Une récente étude de l’INSEE amême montré que l’écart de salaireest bien plus élevé entre mères etpères qu’entre non-parents (ÉliseCoudin, Sophie Maillard et Maxime

Tô, « Entreprises, enfants : quels rôlesdans les inégalités salariales entrefemmes et hommes ? », Insee Ana-lyses, n°44, février 2019).

LES FEMMES DANS LA REPRODUCTION DE LA FORCE DE TRAVAILPeu rémunérateurs et précaires, lesemplois sur le marché du travailassurant une partie de la reproductionde la force de travail sont majoritai-rement occupés par des femmes :84,3 % des personnels des servicesdirects aux particuliers et 58 % deceux du secteur du nettoyage sont desfemmes. Ces secteurs comportentégalement une forte proportiond’étrangers : 35 % pour le nettoyageet 25 % pour les services directs auxparticuliers.Mais la majeure partie de la repro-duction de la force de travail est effec-tuée gratuitement dans les foyers, enl’occurrence le plus souvent par lesfemmes. L’INSEE estime qu’en 2010,ce sont entre 42 et 77  milliardsd’heures de travail domestique quiont été effectuées en France. Rap-

porté aux 38 milliards d’heures detravail rémunéré réalisées sur lamême période, le temps de travaildomestique est donc au minimumégal au temps de travail rémunéré ;avec la définition extensive du travaildomestique, il en représente le dou-ble. Au total, c’est donc entre 30 et

« En vingt ans, l’écart de salaires moyenentre femmes et hommes a peu diminué :

27 % en 1995 à 25,7 % en 2012. »

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« Les inégalités à la retraite sont la conséquence en aval d’un ensembled’inégalités subies tout au long de la vieprofessionnelle et familiale, constitutives

d’un inégalitarisme intrinsèque à notre société et d’une organisation

sociale sexiste. »

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nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH FÉMINISME H

46 milliards d’heures que les femmesconsacrent au travail domestiquechaque année. L’INSEE a évalué lavaleur du travail domestique à292 milliards d’euros (calcul pour unedéfinition restreinte du travail domes-tique et heures valorisées au SMICnet), soit 15 % du PIB, dépassant alorsla part de l’industrie manufacturièredans le PIB français (13 %).En échappant au travail salarié et aumarché du travail, ces heures ne par-

ticipent pas au financement de notremodèle de protection sociale. Ces iné-galités ne souffrent d’ailleurs d’au-cune compensation financière. Pourremettre en cause l’organisationsexiste de la reproduction de la forcede travail, des luttes doivent s’articu-ler sur deux terrains :1. le marché du travail, pour sortir dela pauvreté et de la précarité les mil-liers de salariés chargés de nettoyernos villes, nos lieux de travail et nosfoyers mais qui prennent aussi soinde nos enfants et de nos aînés dépen-dants ;2. la famille, pour sortir des millionsd’heures de travail domestique de lasphère non marchande, et donc dubénévolat, via le développement deservices collectifs (crèches, cantines,etc.) et travailler à la répartition égaleentre femmes et hommes du travaildomestique restant.

L’ÉGALITÉ FEMMES-HOMMES,ENJEU DE JUSTICE ET LEVIERFINANCIER POUR LES RETRAITESUn rapport remis en 2017 à la Direc-tion régionale des entreprises, de laconcurrence, de la consommation, dutravail et de l’emploi des Hauts-de-France estime le manque à gagnerdes femmes à 246 milliards d’euros,ce qui représente une perte de113 milliards d’euros en cotisationspour la collectivité (chiffre sur don-

nées 2013), dont 33,25 milliards pourles seules retraites. Cette estimationrepose sur deux calculs :1. le manque à gagner des femmesen emploi si, à tous les niveaux dediplômes, elles avaient les mêmesrevenus moyens que les hommes. Lesauteurs et autrices l’évaluent à183 milliards brut (dont 84,2 milliardsde cotisations) ;2. le manque à gagner lié à l’écart destaux d’emploi, par niveaux dediplômes que les auteurs et autricesestiment à 63 milliards d’euros (dont29 milliards de cotisations).De plus, une augmentation du revenuet du taux d’activité féminins condui-rait à une augmentation du PIB et del’activité par un effet de bouclagemacro-économique  : à part dessalaires dans la valeur ajoutéeconstante, cette double hausse feraitaugmenter le PIB de 20,5 %, soit

433 milliards d’euros en 2013, ce quiaurait un effet net sur la fiscalité esti-mée à 61,5 milliards d’euros.Pour les retraités actuels, on estimele surcoût de dépenses de retraite(pensions de vieillesse, pensions dedroit dérivé, minimum vieillesse), dûaux inégalités passées, à 2,6 % duPIB. Les masses de cotisations querapporterait une égalité immédiateentre femmes et hommes finance-raient donc largement la compensa-tion d’une partie des inégalités pas-sées, qu’on estime, sans prendre encompte la distribution genrée desemplois ni même du temps de travaildomestique, à 55 milliards d’eurosqui auraient été dus aux femmes sielles avaient gagné en moyenneautant que les hommes (AntoineMath, « Une estimation du coût indi-rect des enfants en termes de pertesde carrière, de salaires et de droits àretraite pour les femmes », Revue del’IRES, n°83, 2014).Les inégalités à la retraite ne peuventse résumer à des écarts de revenussalariaux : elles sont la conséquenceen aval d’un ensemble d’inégalitéssubies tout au long de la vie profes-sionnelle et familiale, elles-mêmesconstitutives d’un inégalitarismeintrinsèque à notre société et d’uneorganisation sociale sexiste. Pourrésorber, voire supprimer, cette iné-galité, il faudra donc changer en pro-fondeur la société française. Ce quiaméliorera alors réellement à la foisles ressources des retraites desfemmes et les ressources disponiblespour financer le système de retraitesdans sa globalité. l

Fanny Charnière est statisticienne.

1- Cela correspond à l’âge moyen de départ d’une génération fictive qui aurait, à chaque âge, la mêmeprobabilité d’être à la retraite que la génération de cet âge au cours de l’année d’observation. Cette méthodepermet d’estimer les effets de la réforme de 2010, bien quel’ensemble des cohortes de générationsrécentes ne soient pas parties en retraite.

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« Peu rémunérateurs et précaires, les emplois sur le marché du travail assurant

une partie de la reproduction de la force de travail sont majoritairement occupés par des femmes : 84,3 % des personnels

des services directs aux particuliers et 58 %de ceux du secteur du nettoyage

sont des femmes. »

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n’aborderons pas ici. On se contenterade remarquer qu’au-delà de toutevolonté ou velléité de rupture avec lemode de pensée hérité de GeorgeBerkeley et de David Hume, l’élémentcommun du langage persiste, intact.Et cet élément charrie toute une tra-dition : celle de l’enquête plutôt quede l’exposé, celle surtout de ladéfiance à l’égard des abstractions

et des idées générales. L’injonctionde David Hume à la fin de l’Enquêtesur l’entendement humain à n’accep-ter que les raisonnements étayés pardes faits peut être considéré commela maxime de la philosophie anglo-saxonne. Maxime qui n’aura aucune

peine à traverser l’Atlantique. Et iln’est pas indifférent de noter que cettedétestation des idées générales selie chez George Berkeley à une dis-qualification de l’idée même dematière : le matérialisme serait unidéalisme comme les autres. Thèseaux conséquences dévastatrices quisous des formes diverses survivra àGeorge Berkeley.

Et cela d’autant plus que, et c’est unedonnée historique cruciale, la vieintellectuelle aux États-Unis a long-temps et massivement été une viereligieuse, dominée par les différentesvariantes de la doctrine protestantedu libre examen.

L es choses sont toutefois pluscomplexes en ce domaine :aucune philosophie n’est

« l’expression d’un peuple » au mêmetitre que la musique ou la littérature.La philosophie, c’est son point com-mun avec les sciences, est unerecherche de la vérité et non pas uneexpression individuelle ou collective.Cette recherche suppose recul cri-tique, élaboration de thématiquespropres, mise en œuvre d’outilsconceptuels et de méthodes appro-priées. C’est à ce niveau, celui desapproches et des choix, que le« donné » historique et social s’ex-pose à la pensée théorique. On nepeut penser qu’un donné préexistant.Pour autant, la pensée de ce donnén’a rien de simple : elle est médiati-sée par la langue et par un certainnombre d’institutions.

UNE CONTINUITÉ ANGLO-SAXONNEToute philosophie est tributaire d’unelangue vernaculaire dans laquelleelle s’enracine. Savoir s’il s’agit làd’une limitation ou d’une richesse estun problème récurrent que nous

Parcours en zigzag dans la philosophie états-unienne

En tous domaines, la vie culturelle aux États-Unis a été marquée par un souci d’émancipation. Il s’agissait de rompre le lien de plus en plusdistendu qui la reliait encore à l’ancien monde européen et de développer

une identité propre. La philosophie n’a pas fait exception à la règle.

–––– PAR JEAN-MICHEL GALANO* ––––

« Le pragmatisme est la première pierre de l’édifice philosophique états-unien,

ce par quoi il se différencie radicalement de la tradition européenne,

y compris britannique.»

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La conquête de territoires nouveaux,le recul de la frontière, le développe-ment des circuits commerciaux, toutcela s’accommodait mal du catholi-cisme, avec ses églises implantéesdans les villes et la lourdeur de saliturgie. « Une Bible et un fusil », laformule est évidemment expéditivemais non dénuée de vérité : très tôt,l’idéal de l’homme américain est unidéal de virilité, d’exposition auxrisques, d’inventivité, mais aussi d’es-prit missionnaire. On a observé queparmi les plus anciennes entreprisesaméricaines, beaucoup ont été fon-dées par des pasteurs, quakers oumormons, pour qui le commerces’inscrivait dans le droit fil de l’évan-gélisation.Autant dire que la vie spirituelle etintellectuelle des États-Unis naissantsse situe donc au plus loin des biblio-thèques et des monastères. Touteidée d’un centre lui est étrangère. Lavie universitaire ne viendra que bienaprès et entérinera à sa façon conti-nuité et ruptures, Yale étant plutôt unlieu de transmission des idées euro-péennes, Harvard se concentrant surl’édification et la formalisation d’unepensée nationale spécifique.

PHILOSOPHÈMES AMÉRICAINS Il y a donc des « philosophèmes amé-ricains » antérieurs et extérieurs àce qu’on pourra appeler par la suite« philosophie américaine ». Tout phi-losophème est de l’ordre du donnéidéologique, toute philosophie est del’ordre de la critique. Parmi ces phi-losophèmes, on ne trouve pas la rai-son, ni la tradition mais par contre :le libre examen, la libre parole, etsurtout le « succès ». Le critère du« succès », ou encore de la « réus-site », est un élément doctrinal essen-tiel au protestantisme : c’est à la qua-lité de ses fruits qu’on reconnaît lebon arbre. Aux valeurs catholiquesde conformité et d’obéissance et à lamédiation des clercs, luthériens et

calvinistes substituent l’évidenceimmédiate de la foi vivante et de laréussite dans ce que l’on entreprend.Il y a lieu de souligner le caractèreexclusif de ces philosophèmes, quifont système entre eux : pas d’héritagede l’histoire, et une réflexion théoriqueadossée à ces absolus supposés que

sont, d’un côté la foi, de l’autre uneconnaissance objective souventréduite aux mathématiques et à lalogique formelle. Mysticisme d’uncôté, analycité de l’autre. C’est laracine de ce qu’on appellera le« transcendantalisme », terme forgépar Ralph Waldo Emerson, et qui poseque la spécificité humaine réside dansces deux absolus imperméables àl’histoire que sont le langage et la foi.

LE PRAGMATISME C’est la doctrine du pragmatisme (dugrec progma, activité, affaire) quimarque le passage de la notion flouede « succès » à une conceptualitérigoureuse. Charles Sanders Peirce(1839-1914) le définit ainsi : « Consi-dérer quels sont les effets pratiquesque nous pensons pouvoir être pro-duits par l’objet de notre conception.La conception de tous ces effets estla conception complète de l’objet »(«  Comment rendre nos idéesclaires », §15). À l’opposé de toutecontemplation, le rapport à nos idéesse doit d’être sanctionné par la pra-tique. Une idée n’a de valeur et même

de sens que par les effets qu’elle pro-duit, que ce soit dans la sphère del’intériorité ou dans le monde socialhumain. Le critère de validation n’estplus ici la rationalité mais l’efficacité,ou plutôt le critère de la rationalitén’est pas antérieur ni extérieur à l’ac-tion, mais l’action aboutie elle-même.

Les pragmatistes rejettent le ratio-nalisme dogmatique et doctrinal auprofit du « succès », lequel constituesi l’on ose dire un point d’absolu.Le pragmatisme est la premièrepierre de l’édifice philosophique états-unien, ce par quoi il se différencieradicalement de la tradition euro-péenne, y compris britannique. Trèsrévélatrice à cet égard, la confronta-tion entre Gilbert Ryle, l’un des pluséminents représentants de la philo-sophie analytique anglaise, et WillardVan Orman Quine, sans doute le pluscélèbre des philosophes de Harvard,lors d’un colloque sur la philosophieanalytique tenu à Royaumont en 1958.Orman Quine, cherchant à systéma-tiser sa démarche critique, dénoncece qu’il appelle « le mythe de la signi-fication ». Selon lui, tenant d’une onto-logie aussi restreinte que possible,les significations, les idées n’existentpas à proprement parler, mais peu-vent et doivent être réduites à desgestes indicatifs de désignation. Ilsuggère qu’un observateur extérieurà une tribu dont il ne connaîtrait ni lelangage ni les mœurs finirait par en

« La vie intellectuelle aux États-Unis a longtemps et massivement

été une vie religieuse, dominée par les différentes variantes de la doctrine protestante

du libre examen. »

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savoir assez en notant les récurrencesdes mots émis et des gestes de dési-gnation. Sa démarche pragmatiste(fidèle à sa méthode, il ne se réclamepas de ce mot, ni d’aucun mot en «-isme »), débouche sur une anthro-pologie behavioriste. S’ensuit entreGilbert Ryle et lui un savoureux dia-logue de sourds devant un public fran-çais médusé. Gilbert Ryle objecte ensubstance : – D’accord si vous voulezdire qu’une notion comme par exem-ple le pouvoir d’achat n’est pasquelque chose de réel qui se trouvaitentre mon porte-monnaie et labaguette pain que j’achète à la bou-langerie du coin. Vous postez unobservateur devant la boulangerie, ilva voir effectivement des pièces demétal s’échanger contre des pains.Parfois quelqu’un entre, roule unepièce entre ses doigts puis ressort

les mains vides. Il finira bien par com-prendre deux ou trois choses, maispourquoi ne va-t-il pas tout simple-ment parler aux gens pour se ren-seigner ? Et de conclure : « Votre eth-nologue de la brousse m’a bien l’airdu plus fameux imbécile que j’aiejamais rencontré ! » À quoi OrmanQuine a beau jeu de répondre que sonobservateur supposé n’a aucun lan-gage commun lui permettant une telleapproche. Le pragmatisme qui sous-tend laméthodologie d’Orman Quine n’estpas seulement un behaviorisme cen-tré sur l’observation des comporte-ments et occupé à faire de prudentes

inductions à partir d’eux. C’est aussiun phénoménisme : pas d’essencesous les phénomènes ! Mais commentalors ne pas réduire le mondeconnaissable à ce qui apparaît, lereste étant définitivement frappé dusceau du mystère ?

PERSPECTIVESANTHROPOLOGIQUESLe rejet de toute définition canoniquede l’homme comme « animal douéde raison » s’exprime avec une forceparticulière chez William James(1842-1910). C’est peut-être lui quidonne à la philosophie états-uniennetout son volume. Car à côté de ceuxqui s’interrogent sur le langage etses limites, William James s’interrogesur les origines et le sujet de cet agirhumain susceptible d’efficacité. Orsa thèse est sans appel, et c’est une

thèse vitaliste : vivre, c’est avoir desinstincts, tout vivant a des instincts,et la différence spécifique de l’humainpar rapport aux animaux et auxplantes réside non pas dans la pos-session d’une surnaturelle raison,mais bien au contraire d’une profusiond’instincts tendant non seulement àconserver la vie individuelle, mais àl’épanouir et à l’affirmer de toutesles façons possibles, la lutte pours’approprier davantage et jouir plei-nement étant la vraie nature del’homme. De fait, William James est un doctri-naire de l’action : « Si vous voulezavoir une qualité, agissez comme si

vous la possédiez déjà. » Ou encore :« L’expérience immédiate de la vierésout les problèmes qui déconcertentle plus l’intelligence pure. » Cettesubordination de l’être à l’avoir et del’avoir au faire fait exploser lesennuyeuses classifications psycho-logiques. Mais, chez William James,cette réhabilitation du corps, et desinstincts débouche sur une apologiede la masculinité et des valeurs virilesde lutte et d’appropriation.Il est significatif de voir que JohnDewey, homme de gauche et néan-moins pragmatiste convaincu, consa-crera tout un pan de sa réflexion per-sonnelle à infléchir les idées de WilliamJames et de Charles S. Peirce dansune perspective qui le met, à terme,en convergence avec certaines idéesde Marx. Au transcendantalisme, JohnDewey oppose l’instrumentalisme ; laspécificité humaine inclut certes lelangage, mais aussi l’outillage, maté-riel et institutionnel, par l’usage duquelles humains, dans toute la dimensionhistorique de leurs rapports sociaux,ne cessent de travailler leur rapportau monde travail qui est l’essencemême de la démocratie. Il est biendommage que John Dewey n’ait pasconnu les travaux de Lev Vygotski. Lesidées de progrès et d’émancipationhumaine y auraient beaucoup gagnéen contenu et en efficacité.En définitive, ce sont les possibilitésinexploitées qui retiennent l’attentionde quiconque prend connaissance dutravail philosophique effectué auxÉtats-Unis. Il possède une réelle ori-ginalité dans ses thèmes et dans sesméthodes. On ne saurait le réduireau simple reflet d’une société. Pourautant, les conditions spécifiquesdans lesquelles il se fait, si elles luiont permis de s’émanciper de la tra-dition européenne, ne l’ont pas misà l’abri d’un certain isolationnisme.l

*Jean-Michel Galano est professeuragrégé de philosophie.

« Les pragmatistes rejettent le rationalisme dogmatique et doctrinal au profit du “succès”, lequel constitue

si l’on ose dire un point d’absolu.»

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L es révoltes d’esclaves ontlongtemps été le sujet d’étudeprivilégié des historiens de

l’esclavage. Les raisons de leur choixsont multiples. Les révoltes démon -trent que, loin d’être passives, lespopulations esclavisées ont lutté aupoint de risquer et souvent perdreleur vie dans l’espoir de gagner laliberté. Les révoltes sont specta -culaires et sanglantes, elles ont leurshéros et leurs victimes, et ellespeuvent être racontées avec force etéclat. Et puis les révoltes sont« visibles » parce qu’elles ont produitdes sources documentaires en abon -dance sur lesquelles les historienspeuvent se fonder. Enfin, dans lespériodes de grande mobilisationsociale, l’étude des révoltes passéessuggère des pistes d’interprétationdu présent.

DE L’ÉTUDE DES RÉVOLTES SERVILESC’est ainsi que la révolte de Spartacusen Italie romaine du Ier siècle avantnotre ère acquiert une nouvelle actualitédans les Amériques escla vagistes aprèsl’éclatement du soulè vement massifdes esclaves de Saint-Domingue enaoût 1791. Pour certains abolitionnistes,

l’image de l’esclave mâle rebelle laisséepar Spartacus s’est réincarnée dansToussaint Louverture, qui certes futsacrifié par Napoléon mais joua un rôlecrucial dans le développement duprocessus conduisant à l’abolition del’esclavage et à l’indépendance de Haïtitreize ans plus tard.

Au XXe siècle, dans le sillage de larévolution bolchevique, la révolte serviles’impose comme sujet de recherchehistorique auprès d’histo riensmarxistes. Durant les tumul tueusesannées 1930, le Trinidadien C.L.R.James publie The Black Jacobins :Toussaint L’Ouverture and the SanDomingo Revolution (1938), premierouvrage à mettre en lumière lecaractère fondamen talement révo -

lutionnaire de l’insur rection servile deSaint-Domingue. Cinq ans plus tard,un autre historien marxiste, l’États-unien Herbert Aptheker, fait paraîtreAmerican Negro Slave Revolts (1943).Cependant c’est surtout après 1960,quand les Amériques sont boule -versées par les succès du Civil Rights

Movement, par l’irruption des partisBlack Power et Black Panther, par letriomphe de la révolution cubaine etla multiplication de mouvements deguérilla marxistes que l’historio -graphie se tourne résolument versl’étude des révoltes serviles. Larévolution socialiste semble sur lepoint de s’étendre sur une partie ducontinent américain et des Caraïbes,et des historiens, principalement issus

Au-delà de l’image del’esclave mâle rebelle

Les esclaves cherchant à se libérer ont recouru bien plus souvent au marronnage et à l’achat de la liberté qu’à la révolte.

–––– PAR ALINE HELG* ––––

« La fuite et le marronnage ont permis à un nombre incalculable d’esclaves

de se libérer eux-mêmes, soit en s’enfuyant dans les terres intérieures non colonisées,

soit en se réfugiant parmi la population libre de couleur d’une ville éloignée. »

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du monde anglophone, cherchent lesracines de cette effervescence popu -laire tant dans les révoltes paysanneset indiennes que serviles. À la suitedu Jamaïcain Orlando Patterson (TheSociology of Slavery, 1967), ilsclassifient et hiérarchisent larésistance des esclaves à leurcondition, partant de l’accommodation

(considérée comme passive et non-héroïque) pour culminer avec la révoltearmée. Ils distinguent la résistanceviolente de la résistance non violente(souvent en qualifiant de façoncontradictoire cette dernière de« résistance passive »). Pour la plupartdes historiens, les formes de résis -tance violente des esclaves compren -nent le marronnage (fuite hors desterres contrôlées par les colons), lesuicide, le meurtre, la conspiration etla révolte. À l’opposé, le recours auxdroits légaux et à la justice, l’achat desa liberté, le sabotage, les pratiquesculturelles et religieuses sont consi -dérés comme de la résistance nonviolente. Cette hiérarchisation renforcel’image triomphante de l’esclave mâlerebelle de Saint-Domingue, qui devientle modèle de la résistance à l’escla -vage. Des historiens, comme MichaelCraton ou David Gaspar, focalisés surcette image, assimilent parfois laconspiration et même la suspicion decomplot à la révolte et font l’hypothèseque si certaines mutineries n’avaientpas été rapidement matées, ou sicertaines conspirations n’avaient pasété dénoncées juste avant leurréalisation, elles auraient pu devenirdes révoltes aussi générales que larévolution haïtienne. En même temps,

en faisant de cette dernière la référencepour mesurer les révoltes serviles, ilsbanalisent l’exceptionnel, ce quitransforme les nombreuses mutineriesne mobilisant que quel ques dizainesd’esclaves en autant d’échecs et laissedans l’ombre les multiples autres luttesgrâce aux quelles une partie desesclavisés a pu se libérer.

Dans mon livre Plus jamais esclaves !De l’insoumission à la révolte, le grandrécit d’une émancipation (1492-1838)(La Découverte, 2016), je me suisdistanciée de l’image dominante del’esclave mâle rebelle pour considérerla révolte sur le même plan qued’autres stratégies de libérationutilisées par les hommes, les femmeset les enfants maintenus en esclavagedans les Amériques : la fuite et lemarronnage, l’achat de la liberté et lamanumission, ainsi que, pour leshommes, le service militaire contreune promesse d’émancipation. Aprèsavoir lu des centaines d’études,publiées depuis les années 1970 surla résistance à l’esclavage en Europeet dans les Amériques, j’ai organisédans le temps et l’espace les infor -mations qu’elles fournissaient sur les

différentes stratégies de libération desesclaves.Le tableau comparatif qui en estressorti fait apparaître bien dessurprises. Tout d’abord, il indique queles esclaves cherchant à se libéreravaient recouru bien plus souvent aumarronnage et à l’achat de la libertéqu’à la révolte. En effet, l’arrivée denouveaux captifs d’Afrique et le déve -lop pement de l’esclavage dans lesCaraïbes et sur tout le continentaméricain s’étaient accompagnés detout temps par des fuites individuellesou collectives, malgré la multiplicationdes règlements et des forces derépression. La fuite et le marronnageont ainsi permis à un nombre incal -culable d’esclaves de se libérer eux-mêmes, soit en s’enfuyant dans lesterres intérieures non colonisées(parfois pour y fonder des sociétésmaronnes), soit en se réfugiant parmila population libre de couleur d’uneville éloignée. De plus, ces fuitesdevenaient massives durant les guer -res entre puissances coloniales etd’indépendance, attisées par lesdésordres sociaux et les appels desarmées aux esclaves de l’ennemi pourrenforcer leurs troupes.Ensuite, il apparaît que chaque annéedès le début de la colonisation, unpetit nombre d’esclaves parvenait àacheter sa liberté, tandis que quelquesautres étaient affranchis par leurmaître. Si la manumission fut renduede plus en plus difficile dans lescolonies de la France, de la Grande-Bretagne et des Pays-Bas, elle fut

« De fait, partout dans les Amériques, lorsque les perspectives d’émancipation générale se précisèrent, des esclaves décidèrent

d’anticiper leur libération en négociant l’achat de leur liberté immédiate avec leur maître. »

« Dans les périodes de grande mobilisationsociale, l’étude des révoltes passées

suggère des pistes d’interprétation du présent. »

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toujours un droit légal dans celles del’Espagne et au Brésil, où, jusqu’àl’abolition dans la deuxième moitiédu XIXe siècle, de nombreux esclaves,en majorité des femmes et surtoutdans les villes, réussissaient à acheterà leurs maîtres leur liberté ou cellede leurs proches, après plusieursannées de « travail pour soi » lesdimanches et en surplus du travaildû aux maîtres. Cette stratégie delibération était si développée quelorsqu’à la fin du XVIIIe siècle leMexique, la Colombie et le Venezuelacessèrent d’importer des captifs afri -cains, leur population afro-descen -dante était en majorité libre. Par ailleurs, même à Cuba et au Brésil,où des milliers d’Africains esclavisésétaient encore débarqués chaque an -née après 1850, des esclaves hommeset femmes, créoles et africains, conti -nu èrent à acheter leur liberté jusqu’àl’abolition à la fin des années 1880.De fait, partout dans les Amériques,lorsque les perspectives d’émanci -pation générale se précisèrent, desesclaves décidèrent d’anticiper leur

libération en négociant l’achat de leurliberté immédiate avec leur maître.Enfin, mon étude comparative révèleque, malgré l’image triomphante del’esclave mâle rebelle, la révolteviolente et la conspiration n’étaientpas des stratégies de libérationfréquentes. Certes, tout au cours dessiècles esclavagistes il y eut desmutineries ou des révoltes locales dequelques dizaines d’esclaves vite punis,

mais elles étaient rares et alternaientavec des conspirations découverteset réprimées avant toute actionviolente. Quant aux insurrections

violentes mobilisant suffisammentd’esclaves pour représenter unemenace pour le système esclavagiste– soit plusieurs centaines d’esclaves,ou au moins un dixième de lapopulation esclavisée d’une provinceou d’un canton donné –, elles étaientexceptionnelles. Pourquoi ?En croisant les études existant surles conspirations et les insurrectionsserviles, j’ai peu à peu compris que

souvent les historiens avaient suiviles accusations consignées par lesjuges, sans prendre en considérationla réalité brutale des procédures

« Jusqu’à la fin de l’esclavage, il n’était pasnécessaire pour un esclave de se rebeller

physiquement pour être accusé de rébellion :comploter était un crime aussi grave que se révolter,

et penser tuer un blanc équivalait à le tuer. »

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La révolution haïtienne, événements de 1791-1804.

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judiciaires de l’époque. En effet,jusqu’à la fin de l’esclavage, il n’étaitpas nécessaire pour un esclave de serebeller physiquement pour êtreaccusé de rébellion : comploter étaitun crime aussi grave que se révolter,et penser tuer un Blanc équivalait àle tuer. Par conséquent, selon lecontexte, critiquer entre amis unmaître injuste, discuter de l’éventualitéde se révolter ou connaître un suspectpouvaient conduire à des accusationsde conspiration et de rébellion. Danstoutes les Amériques, la loi permettaitd’arrêter, d’interroger et de torturerles esclaves suspects sans limites.Les juges n’avaient pas besoin depreuves matérielles ni de confessiondes accusés pour les condamner àêtre pendus, brûlés vifs ou brisés surla roue. Et, en général, les maîtresétaient indemnisés pour leur perteen propriété humaine.Plus encore, grâce à ma comparaisonsur le temps et l’espace, j’ai constatéque depuis la découverte du tout premiercomplot supposé d’esclaves, à Mexicoen 1537, des rumeurs de conspirationsserviles visant au massacre des Blancspour établir un royaume noir circulaientpar vagues dans les Amériques,fournissant aux juges les questions àsoumettre aux esclaves accusés, et àces derniers les réponses à fournir sousla torture. Comme lors des procès desorcellerie dans l’Europe des XVIe etXVIIe siècles. Dans les moments degrande tension, notamment dans lesannées  1730 et  1760 ou durant larévolution haï tien ne, ces rumeurs serépandaient d’un territoire à l’autre parmides élites esclavagistes terrifiées à l’idéede tomber à leur tour victimes de leursesclaves, lesquels repré sentaient souventl’immense majorité de la population.Mais ces rumeurs parve naient aussiaux oreilles des esclaves qui y puisaientdes espoirs de liberté. Peurs des unset désirs des autres se renforçaientmutuel lement, entraînant la découvertede complots présumés, souvent répri -més dans une orgie d’arrestations, detorture et d’exé cutions.

J’ai ainsi compris que les esclaves nese révoltaient en masse que de façonexceptionnelle, quand plusieursconditions également exceptionnellesétaient réunies : bien sûr, à Saint-Domingue en 1791, quand le systèmede domination s’écroula dans le sillage

de la Révolution française. Sur l’îleVierge danoise de Saint-Jean en 1733,à la Jamaïque et surtout dans lacolonie néerlandaise du Berbice, enGuyane, au début des années 1760,quand chaque fois les forces derépression sur place étaient insuf -fisantes et qu’il fallut attendre desrenforts pour soumettre les rebelles.Et enfin dans les colonies britanniquesde la Barbade, du Deme rara et de laJamaïque entre 1816 et 1831, quandle pouvoir absolu des planteursesclavagistes fut affaibli par desréformes imposées par le mouvementabolitionniste de Grande-Bretagne.

LA DIFFICULTÉ POUR LES ESCLAVES DE SE RÉVOLTERCar organiser une révolte susceptiblede s’étendre sur le territoire et de semaintenir sur la durée relevaitpratiquement de l’impossible pourdes populations esclavisées soussurveillance constante, sans libertéde mouvement (à l’exception descochers et des artisans), mal nourrieset sans armes. De surcroît, il seraiterroné de penser que les esclavesn’avaient rien à perdre : défiant leurstatut de « biens meubles », ils par -venaient à rester en vie, à posséderquelques objets, à construire des liens

sociaux, des traditions culturelles etreligieuses, parfois même une familleet un projet personnel (par exemple,l’entretien de son jardin de case, lepassage d’esclave de plantation àesclave domestique, l’achat de saliberté, la fuite individuelle). Tout cela

représentait une victoire considérable– une affirmation de leur humanitéintrinsèque –, une victoire qu’ils n’al -laient qu’exceptionnellement risquerd’anéantir. Or la préparation d’uneinsurrection (la conspiration) et larévolte entraînaient la quasi-certituded’être dénoncé, tué ou arrêté etsoumis à des supplices et/ou à unemort atroce. Et tous les esclavesavaient été témoins de flagellationset d’exécutions publiques. Cetteconstatation, loin de mettre enquestion la capacité des esclaves àinfluencer leur destin, révèle aucontraire qu’ils étaient en mesure decomprendre la réalité complexe deleur environnement.En considérant la révolte comme unestratégie de libération parmi d’autresmoins visibles et plus quotidiennes,mon livre Plus jamais esclaves  !juxtapose l’image de l’esclave mâlerebelle à celle de centaines de milliersd’esclaves – hommes, femmes etenfants – qui, fugitifs discrets outravailleurs sans répit, luttèrent pourgagner la liberté, sans attendrel’émergence des philosophies desLumières et de l’abolitionnisme. l

*Aline Helg est historienne. Elle est professeure honoraire de l’université de Genève.

« Peurs des uns et désirs des autres se renforçaient mutuellement, entraînant

la découverte de complots présumés, souventréprimés dans une orgie d’arrestations,

de torture et d’exécutions. »

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Les métropoles : entre grandeur imaginaire

et projets écocidairesLe processus de métropolisation qui gouverne ce jour l’urbanisation généraliséedu monde répond de mécanismes qui, par les formes de vie et leurs imaginaires,

ne sont pas sans lien avec l’écocide engagé.

–––– PAR GUILLAUME FABUREL* ––––

E n cette période d’onction muni-cipale, les grandes villesauraient, nous dit-on, les solu-

tions aux désastres écologiques. Ellesoffriraient les solutions à l’effondre-ment systémique du vivant ou encoreà l’inéluctable descente énergétiquedes sociétés thermo-industrielles.Pourtant, l’urbain généralisé produit70 % des déchets planétaires, con -som me 75 % de l’énergie mondialeou encore émet 80 % des gaz à effetde serre… pour 3 % des terres émer-gées et 56 % de la population mon-diale.

LA MÉTROPOLISATION, STADE NÉOLIBÉRAL DU CAPITALISME PATRIARCALLa métropolisation n’est pas, commesouvent entendu, une extension« naturelle » des villes. Doit-on d’ail-leurs rappeler ce que le rendementéconomique des capitaux immobilieret équipementier, informationnel etcommunicationnel doit au regroupe-ment et à la densité ? Ce que touteautorité doit, pour sa propre pérennité,aux dispositifs de régulation et decontrôle de la promiscuité ? La métro-polisation représente cependant unmoment particulier de la longue his-

toire des desseins économique etpolitique de la densité. Elle est lestade néolibéral du capitalismepatriarcal, engagé depuis une qua-rantaine d’années, d’abord dans lespays tôt convertis à cette doctrine.Ce stade est très officiellement celuide la polarisation urbaine des nou-velles filières économiques postin-dustrielles et d’une conversion rapidedes pouvoirs urbains aux logiques defirme entrepreneuriale.

C’est le modèle de la ville-monde dontles sept plus grandes sont lesemblèmes (New York et Hong Kong,Londres et Paris, Tokyo, Singapouret Séoul) et cent vingt villes leurs épi-gones. Elles pèsent 48 % du PIB inter-national pour seulement 12 % de la

population mondiale. Il y a donc ducapital à fixer et de la « richesse » àproduire. À condition de grossir rapi-dement et d’être compétitif, particu-lièrement en France où les habitantsdes villes ayant ce jour officiellementle label métropolitain représentent35 % de la population française pour« seulement » 51 % du PIB national.Armer les grands territoires urbainsà cette fin de grosseur concurrentiellea été l’objectif de la réforme territo-

riale de 2014 et 2015 en France, avecla création des institutions métropo-litaines et le regroupement engrandes régions.Toutefois, ce fait de croissance recher-chée n’est pas sans effet sur les vécusde l’urbain et sur les pouvoirs qui

« Armer les grands territoires urbains à cette fin de grosseur concurrentielle a été l’objectif de la réforme territoriale

de 2014 et 2015 en France, avec la créationdes institutions métropolitaines

et le regroupement en grandes régions. »

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« Michel Vovelle était persuadé qu’il fallaitappliquer aux affaires des âmes les mêmesprocédés qu’aux questions économiques

et sociales pour cerner les évolutions sourdes et lentes du regard porté par les hommes sur le

monde et son au-delà. »

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s’exercent dessus. La métropolisationest dès lors, plus encore qu’un simpleentérinement institutionnel, un faitsocial total, celui qui, à ce stade néo-libéral du capitalocène urbain, intro-duit par la grandeur et la visibilitéattendues des changements d’unerapidité et d’une profondeur inégaléespour les existences humaines et nonhumaines. Voici la cause première del’écocide engagé.

LA MÉTROPOLISATION, CAUSE PREMIÈRE DE L’ÉCOCIDE ENGAGÉ En premier lieu, sous toutes les lati-tudes, les mêmes recettes urbanis-tiques s’appliquent. Ces recettes sontcelles qui, par la patrimonialisationet la touristification des cen-tres-villes, par la «guggen-heimisation » des équipe-ments culturels et lafestivalisation/ludificationdes espaces publics, par lanumérisation des milieux et les fonctionnalités ubi -quitaires proposées… homo-généisent les paysagesurbains, norment les condui -tes attendues et accélèrentla marchandisation des vies.Ces recettes signent alorsun rebond productif desgrands chantiers d’équipe-ments requis pour la crois-sance tant souhaitée  dans lesdomaines du transport, du commerce,de la culture, du sport, des loisirs…Entre densification intérieure, expan-sionnisme extérieur et extractivismepériphérique, processus qui sont tota-lement reliés à la métropolisation,les aménagements du Grand Parissont à cet égard tout à fait expressifsde la grandeur visée et du rebondproduit.Ce faisant, par concentration du capitalet renchérissement des coûts de la viemétropolitaine, ces politiques évincenttoujours plus, avec gentrification etségrégations croissantes au profit desnouvelles classes dirigeantes et des

groupes du techno-managériat, desélites internationales et des classesdites créatives, de la petite bourgeoisieintellectuelle, des jeunes bien forméset des vieux bien portants. Au pointd’ailleurs d’interroger le fameux « droità la ville » et ses fameuses vertus car-dinales : anonymisation et émancipa-tion, diversité et brassage… Mais, plusencore, ces politiques détruisent tou-jours plus la planète par l’artificiali-sation produite, l’exploitation généra-lisée des ressources, y comprisl’arraisonnement totalisé des espaces(ex : agricoles)… pour bâtir et ériger,pour nourrir et faire prospérer. Là estsans doute la cause première de l’éco-cide, puisque, n’en déplaise aux tenantsde la green economy, les émissions

ou rejets cités en début de propos necessent dès lors de croître par ce néo-productivisme effréné.Mais il existe sans nul doute uneseconde raison, plus fondamentaleencore. Par cette croissance recher-chée, que certains qualifient de« stade Dubaï du capitalisme », lesmétropoles perpétuent, voire réacti-vent dans l’imaginaire de chacune etde chacun, la croyance de « l’infini duprogrès de nos vies » et ce simulta-nément par la « réalisation narcis-sique de soi » et par la « logique cul-turelle du capitalisme tardif».Concrètement, s’il s’agit de faire venirquelques profils cibles, alors il

convient de fabriquer les ambiancesidoines, celles de l’architecture sta-rifiée et des grandes tours réfrigérées,celles des civic-techs de l’urbanismetemporaire et du street-art, celles dugaming de l’espace public et desgrands parcs pour joggers affairés…De nouvelles esthétiques de surmo-dernité ont ainsi largement com-mencé à coloniser les imaginaires. Ily aurait même des principes incon-tournables en la matière : développer3T (technologie, talent, tolérance) etappliquer 3C (compétition, connexion,capital humain).Et, porté par l’ordre économique etses soutiens institutionnels, ceci seréalise concrètement par plusieursvéhicules anthropologiques tout à fait

puissants et très largementinstallés dans l’économie-monde : 1. la mobilité permanenteet une accélération sansfin des mouvements, quiserviraient notre propreémancipation (par soumis-sion aux intérêts capitalis-tiques de l’emploi ?) ;2. un divertissement inin-terrompu et un nomadismegénéralisé qui assureraientnos humanités (par l’ima-ginaire de la marchandiseet le tourisme all inclu-sive ?) ;

3. enfin, appuyé sur l’innovation tech-nologique tant vantée et, derrière, lesreprésentations d’une ingéniositésans faille de l’œuvre humaine, uneconnectivité continue et des corpsprétendument augmentés, qui œuvre-raient à notre citoyenneté, alors mêmequ’ils saturent les existences et ren-forcent l’autosurveillance.

UN RÉGIME PASSIONNEL DE LA DÉMESURE CONSUMÉRISTE Tout ceci est en fait, simplement, cequ’il est convenu de qualifier la sub-jectivation néolibérale totale des exis-tences, celle de l’occupation inces-sante des corps et de la mobilisation

Urban BarCode à Hong-Kong. (Photo Manuel Irritier).

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continue des esprits, celle de l’en-castrement du capitalisme « illimité »(Marx) dans la pierre, les réseaux etles organismes. Habitus sociaux ethexis corporelles doivent se soumettrecomme autant de réalisations phy-siques d’une vision du monde et desoi dans ce monde. Voilà sans doute,plus encore que les seules hypercon-centrations humaines et surdensitésurbaines, la raison pour laquelle il ya incompatibilité radicale entre urba-nisation généralisée et sauvegardede la planète. La métropolisation estun arrachement définitif de la nature,au nom d’une prétendue éternité, pro-méthéenne et irénique, patriarcale

et phallique, de notre propre huma-nité. Par des styles de vie de plus enplus dématérialisés et des manièresde vivre de l’illimité, un régime pas-sionnel de la démesure consuméristes’est imposé. C’est ainsi que la maisonmère du capital est en train d’enterrerla terre mère des écosystèmes, et cepar la ville mère (étymologiquementmétropole).Dès lors, si le processus de métropo-lisation signe les limites humaines etécologiques du modèle économiquequi a l’urbanisation de la Terre commeemblème de civilisation, et si les poli-tiques « environnementales » ne chan-geront bien évidemment rien (desfermes en aquaponie pour l’autonomiealimentaire de Paris ?), quelles trans-formations sont à engager ? Mais,comment nous désaliéner de l’urbain

métropolitain ? Comment décoloniserurgemment de tels imaginaires baséesur une croissance infinie et, pour cefaire, nous défaire de nos pratiquesnéolibérales qui nous dépossèdentde nos puissances d’agir en occupantsans cesse les corps et les esprits parla surconsommation ? La solution laplus sérieuse est de rompre avec l’en-semble des dépendances techno-urbanistiques et avec les servitudespassionnelles qu’elles ont créées,celles du confort contre écologiquedes techno-cocons (comme les décritAlain Damasio) et de la soumissionbiopolitique aux hyperlieux métropo-litains : la mobilité incessante rend

nos mouvements traçables, localisa-bles et donc surveillables ; le diver-tissement généralisé nous rend mal-léables, adaptables et donc autrementgouvernables ; et le numérique sertà ce jour d’opérateur à cet encastre-ment, entre fluidité des informationset mise en spectacle des signes, entretransparence des existences et bio-métrie.

COMMENT ROMPRE AVEC CES DISPOSITIFS ? En se sevrant des milieux, urbains,qui ont rendu, en toute insouciance,désirables et réalisables de tels com-portements. Bref, comme de plus enplus de gens le font ou aspirent à le faire dans nombre de pays, fairedissidence, voire sécession, des gran -des villes et ainsi participer de la dés-

urbanisation de la terre. Souvenons-nous que, dans la longue histoire, lesvilles meurent aussi. Souvenons-nousque, pendant plus d’un siècle, lescam pagnes ont été volontairementdépeuplées, parce que politiquementassujetties à l’ordre urbain du mondeproductiviste.Si, de l’intérieur des métropoles, lesluttes urbaines revigorées ces dixdernières années peuvent avoirquelque efficacité pour bloquer ici oulà quelques projets (de gentrification,de touristification…), elles ne pourrontjamais, à leur corps défendant, pro-poser des alternatives radicales devie à l’urbanisation planétaire. Et ce,sans même parler du fait qu’ellesservent l’image métropolitaine parsubsomption contre-culturelle. Ellesne pourront, malgré toutes les bon -nes volontés, jamais réaliser cette désaliénation véritable par le ralen-tissement et le ménagement, par lasimplicité et la frugalité, par l’auto-limitation et le minimalisme, et plusencore par l’autonomie de pensée etsurtout d’action qui requièrent pourleur propre puissance de refaire tota-lement corps avec le vivant. En fait,seules des expériences très directesde relocalisation des formes écolo-giques de vie et donc de réincorpo-ration de telles causes politiques post-urbaines peuvent commencer às’opposer à la domination du travailet de la marchandise, à l’ordre poli-tique et à ses institutions carbonées,sur le vivant et la société.Voilà ce que serait une véritable pers-pective révolutionnaire : cesser radi-calement d’être les agents involon-taires  du capital dont le creusetreproductif est à ce jour, partout àtravers le monde, l’urbain métropo-lisé. En en sortant. « La révolution neconsiste pas à détruire le capitalisme,mais à refuser de le fabriquer » (JohnHolloway, Crack capitalism, Libertalia,2016, p. 38).l

*Guillaume Faburel est géographe.Il est professeur d’études urbaines à l’université Lyon 2.

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« Comment décoloniser urgemment de telsimaginaires basée sur une croissance infinie

et, pour ce faire, nous défaire de nos pratiques néolibérales qui nousdépossèdent de nos puissances d’agir

en occupant sans cesse les corps et les esprits par la surconsommation ? »

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Qu’est-ce qu’un AVC ?Le cerveau a besoin, partout et har-monieusement, d’être alimenté enoxygène. Celui-ci est apporté par lesang qui arrive par les artères, essen-tiellement les carotides, lesquellesse ramifient en vaisseaux. Il y a deuxgrands cas où ce processus est endéfaut : 1. celui où les vaisseaux éclatent ouse fissurent, alors le sang se répandà proximité de la lésion : c’est l’AVC« hémorragique », qui arrive souventaux gens souffrant d’hypertension ; 2. celui où les artères ou les vaisseauxse bouchent. L’obstruction vient decaillots (soit plaques d’athérome –morceaux dégénérés d’artères qui sedétachent, soit du sang qui s’estcoagulé) ; l’AVC est dit « ischémique »(du grec iskhaimos : qui arrête lesang).

Quel est l’objectif de ta thèse ?C’est la mise au point d’un modèlecapable de prédire l’évolution delésions cérébrales dues à un AVCischémique afin d’aider le médecinà poser un diagnostic et à l’orienterdans sa décision d’intervenir ou non

chirurgicalement. Mon travail per-sonnel, c’est l’élaboration d’un modèleinformatique de prédiction de l’évo-lution de l’AVC à partir d’images médi-cales, plus précisément d’IRM de cer-veaux. Je ne suis pas médecin nianatomiste, j’ai donc deux directeursde thèse : un neurologue et un infor-maticien. L’assistance informatiquedans le traitement des images médi-cales part de l’hypothèse et du constat

que l’ordinateur peut, dans certainscas, repérer des lésions (ou d’autresdétails pertinents pour son diagnostic)que ne serait pas en mesure d’aper-cevoir le médecin à l’œil nu. Il n’estdonc pas question de supplanter oude remplacer le médecin mais, au

contraire, de l’assister dans son diag-nostic et sa prise de décision.

Quelle est ta formation ?Après avoir fait une licence biologie-mathématique à l’université Pierreet Marie Curie (Paris), j’ai intégré leparcours « Biologie, informatique etmathématiques » de l’Institut nationaldes sciences appliquées (INSA) deLyon. Je suis devenue doctorante en

recherche clinique, innovation tech-nologique, santé publique (spécialitétraitement du signal et image), ausein d’un laboratoire spécialisé dansl’acquisition et le traitement desimages médicales. Mais je travailledans une équipe pluridisciplinaire

Quand on fait un AVC, comment savoir s’il sera plutôt bénin ou s’il tournera mal ?L’intelligence artificielle commence à apporter quelques résultats spectaculaires

pour améliorer les réponses à cette question.

–––– ENTRETIEN AVEC NOËLIE DEBS* ––––

Accident vasculaire cérébral,imagerie médicale

et diagnostics

« Ces nouveaux algorithmes cherchent à imiter les connexions neuronales qui

servent à la transmission et au traitement de l’information tels qu’ils se produisent

dans le cerveau. »

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avec des chercheurs de formationsvariées : physique, mathématiqueappliquée, informatique, génie élec-trique, ainsi que des praticiens hos-pitaliers chercheurs.

Comment le modèleinformatique est-il élaboré et quels problèmes cela pose-t-il ?Mon cadre de travail se présente dela manière suivante : du point de vuedes données, je dispose d’une cohortede cent patients qui ont chacun passéd’abord deux IRM (l’une dite «de per-fusion», l’autre « de diffusion», voirpage suivante) au moment de leuradmission à l’hôpital, puis une autreIRM une semaine plus tard, qui, cettefois, rend compte de l’évolution de lalésion.

Ensuite, le protocole se présenteainsi : les cent patients volontairessont répartis en deux groupes : lepremier est appelé «ensemble d’en-traînement » et est composé desoixante-dix patients et le second,composé des trente patients restants,correspond à l’«ensemble test». Mesdonnées sont annotées, c’est-à-direque je connais l’évolution finale de lalésion pour chacun des patients. Lesimages des soixante-dix patients dumodèle d’entraînement, que nousespérons suffisamment représentatifsde la population, vont constituer lamatière (les données) à partir delaquelle mon modèle informatiqueva apprendre à repérer les informa-tions pertinentes qui serviront ensuiteà prédire la forme finale de la lésion(c’est la phase d’apprentissage). Une

fois cette première phase passée, jesoumets à mon modèle, désormaisentraîné, les images des trentepatients de l’ensemble test. Si laphase d’apprentissage s’est correc-tement déroulée, alors mon modèlesera en mesure de prédire l’évolutiondes lésions de chaque patient de l’en-semble test. Pour m’en assurer, jecompare l’évolution prédite par lemodèle avec les images de la lésionproduites une semaine plus tard etje peux ainsi évaluer les performancesdu modèle.Cependant, tout cela ne se fait passans difficultés. Une première tientau fait que la lésion n’est pas toujoursstable : elle peut tout aussi bien gros-sir que diminuer au cours de lasemaine qui sépare les deux IRM. La

seconde difficulté est due à la quantitéde données que j’ai à ma disposition :le genre de modèle sur lequel je tra-vaille requiert, pour être efficace, unemasse très importante de donnéeset, de ce point de vue, les clichés pro-duits à partir de ma modeste cohortesont très en deçà des quantités atten-dues. Néanmoins, dans le domainede l’imagerie médicale, pour des rai-sons aussi bien financières que juri-diques, on dispose rarement decohortes plus importantes...

Jusque-là, tu connaissais déjà l’évolution…Oui, mais l’enjeu est maintenant deparvenir à construire un modèle qui,lorsqu’on lui fournit seulement lesIRM d’admission d’un nouveau patienttout juste diagnostiqué, soit en mesure

de prédire comment sa lésion évo-luera. L’objectif est d’entraîner le pro-gramme informatique à prédire l’évo-lution. En d’autres termes, à forced’avoir analysé ce qui se passe dansles cas où l’évolution est connue, leprogramme va être capable, dans lescas nouveaux, d’aider à expliquer cequi va se passer, sans avoir vu la suitedu film.

Quelques précisions sur les techniques employées ?S’agissant tout d’abord des imagesrecueillies, je travaille à partir de deuxtypes d’images, et ce, afin de capterle plus d’informations pertinentespossible : celles obtenues par diffusion(qui mesure l’agitation des moléculesd’eau dans les tissus cérébraux) etcelles obtenues par perfusion (quiutilise un agent de contraste et rendcompte de la façon dont le sang circuledans les tissus en fonction du temps).L’ordinateur parvient à repérer, enanalysant chaque grain d’images(pixels), certaines propriétés invisiblesà l’œil nu.

L’ordinateur n’est qu’une machine, comment peut-elle prédire ?Concernant maintenant le modèleinformatique que je cherche à déve-lopper, il s’agit d’un programme infor-matique fondé sur des techniquesd’intelligence artificielle, dites d’« ap -prentissage automatique » (en an -glais : machine learning) développéesdepuis les années 1980. L’applicationde techniques statistiques aux algo-rithmes a contribué à améliorer consi-dérablement nos capacités de clas-sification et de prédiction. On construitdes programmes capables de traiterune importante quantité de donnéeset d’« apprendre » à partir d’elles.Mais ces méthodes, très utilisées àl’heure actuelle notamment dans lesentreprises, supposent que les don-nées, à partir desquelles l’ordinateurtravaille, soient préalablement triéespar un agent humain. Le cas du

« Il n’est pas question de supplanter ou de remplacer le médecin mais, au contraire, de l’assister dans sondiagnostic et sa prise de décision. »

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modèle sur lequel je travaille est unpeu différent : s’il n’y a pas à propre-ment parler de tri préalable, les don-nées fournies au modèle sont toutefoisépurées dans la mesure où le neu-rologue trace le contour de chaquelésion finale afin de faciliter l’appren-tissage de la machine.

De quoi s’agit-il ?Ce sont des techniques qui ont connuun essor considérable au début desannées 2010. Elles s’inspirent de lafaçon dont marche notre cerveau afin

d’extraire directement les donnéespertinentes pour la résolution d’unproblème, sans tri préalable par unêtre humain. Ces nouveaux algo-rithmes reposent sur une architecturespécifique qu’on appelle les « réseauxde neurones artificiels » : ils cherchentà imiter les connexions neuronalesqui servent à la transmission et autraitement de l’information tels qu’ils

se produisent dans le cerveau. Lesuccès de leur application est apparudans la résolution de problèmes dereconnaissance visuelle d’objets. Parexemple, en 2012, l’informaticien AlexKrizhevsky a remporté, par ce moyen,le défi ImageNet organisé par Googleen obtenant, en reconnaissanced’images, un taux d’erreur bien infé-rieur à celui de l’autre finaliste. Autreexemple : l’optimisation de stratégiesde jeux, tel le programme AlphaGoqui, en 2015, parvient à battre unjoueur professionnel au jeu de go, et

dont la combinatoire est telle qu’elleinterdit toute recherche exhaustive.

Revenons à ton modèle.Le modèle que je suis en train dedévelopper est justement fondé surces techniques d’« apprentissage profond » et en particulier sur l’al-gorithme de réseaux de neuronesconvolutifs (CNN) qui consiste en l’ap-

plication de nombreux filtres à desdonnées pour en faire ressortir denouvelles informations sur lesquellesle programme se basera par la suitepour distinguer et identifier certainsobjets dans une image. Étant donné,encore une fois, que l’on ne sauraitidentifier quelles sont les informationssur lesquelles notre cerveau se basepour reconnaître un loup d’un chien,ou un visage, ou une lésion, etc., oncherche à reproduire le comporte-ment de notre cerveau dans un pro-gramme afin qu’il produise ses pro-pres critères discriminants et qu’ilapprenne lui-même à trier les infor-mations et, ainsi, à discerner lesobjets dans une image. Le pro-gramme est entraîné à détecter desindices permettant de prédire l’évo-lution de la lésion ischémique. Cepen-dant, cela suppose de fournir à l’al-gorithme une très grande quantitéd’images ; or, dans notre cas, il y abeaucoup plus de paramètres (desmillions) que de données en entrées.On ne dispose d’images que pour unecentaine de personnes, j’entraînedonc mon programme sur environ unmillier d’images, ce qui est encoretrès insuffisant ; cependant, le modèlecommence à témoigner d’une cer-taine efficacité prédictive.

L’intelligence artificielle a-t-elle déjà permis des avancéesnotables en imagerie médicale ?Oui, particulièrement en radiologie.Au reste, le métier de radiologue estappelé à changer, certains pensentqu’il est voué à disparaître à longterme, mais c’est un avis tranché. Onpeut penser que, dans les désertsmédicaux, les machines comblerontpartiellement un manque, mais ellesne suffiront pas. De toute façon, celan’en rend pas moins indispensablela présence de médecins généralisteset spécialistes.l

*Noëlie Debs est doctorante à l'INSAde Lyon.

Propos recueillis par Yannis Hausberg.

Coupes IRM d’un patient de la cohorte : à gauche de la flèche, les IRM faites à l’ad-mission ; à droite de la flèche l’IRM réalisée une semaine après l’admission, rendantcompte de la lésion finale du patient.a) une coupe d’IRM de diffusion ; b) une coupe d’IRM de perfusion (à un tempsdonné) ; c) IRM de la même coupe, une semaine après l’admission à l’hôpital, oùapparaît nettement la lésion finale ; d) le masque associé à l’IRM de la lésion finale(c), où les tissus ont été détourés par un neurologue : en gris les tissus sains, enblanc la lésion finale.

« Mettre au point un modèle capable de prédire l’évolution de lésions cérébrales

dues à un AVC ischémique afin d’aider le médecin à poser un diagnostic

et à l’orienter dans sa décision d’intervenirou non chirurgicalement. »

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Accès aux soins : l’inquiétude

H SONDAGE H

–––– PAR GÉRARD STREIFF ––––

63 % DES FRANÇAIS ONT DÉJÀ RENONCÉÀ DES SOINS POUR AU MOINS UNE DES QUATRERAISONS SUIVANTES

• du fait de délais d’attente trop longsplusieurs fois 31 %une fois 13 %jamais 54 %

• du fait du manque de médecinsplusieurs fois 17 %une fois 8 %jamais 72 %

• reste à charge trop importantplusieurs fois 25 %une fois 16 %jamais 57 %

• impossibilité d’avancer les fraisplusieurs fois 18 %une fois 12 %jamais 67 %

On connaît la crise que traverse l’hôpital ; la situation dela médecine de ville est aussi tendue. France Assos santé,qui regroupe quatre-vingt-cinq associations de malades,a lancé une étude sur l’accès aux soins. Elle a eu recoursà un sondage BVA (en novembre 2019) dont il ressortd’abord un chiffre choc : plus de six Français sur dix (63 %)ont dû renoncer à se faire soigner à cause de délais d’at-tente trop longs ou d’un coût trop important. Un sur deuxl’a fait par manque de praticiens et presque autant (45 %)pour des difficultés financières. Pour 64 %, renoncer auxsoins a eu une conséquence négative. « Ces résultats nenous étonnent pas car ils correspondent à ce qui nousremonte du terrain. Mais ils nous inquiètent », réagit uneresponsable de l’association. Le renoncement aux soinstouche plus fortement les catégories fragiles, jeunes,ruraux, handicapés, démunis. L’étude montre qu’un quartdes bénéficiaires de la CMU (couverture maladie univer-

selle) ou de l’ACS (aide à la complémentaire santé) sesont vus refuser un rendez-vous.La désertification médicale est importante pour quatrefamilles de médecins : ophtalmos, dermatos, gynécos,ORL. Contrairement au discours officiel, les dépassementsd’honoraires se multiplient : « Dans la vraie vie, il devientde plus en plus compliqué de trouver un spécialiste quin’en pratique pas », rappelle la même responsable.Une majorité de sondés (58 %) estime que « le reste àcharge » ne cesse d’augmenter, là encore contredisantles chiffres du ministère.Ces difficultés retombent, en dernière instance sur l’hô-pital : ces deux dernières années, un Français sur cinqs’est rendu aux urgences, « parce qu’il n’a pas d’autrechoix », conclut Anne-Laure Barret, journaliste chargéedes questions de la santé au JDD. l

1 2 3 4

OphtalmoDermatoGynécoORL

3 mois 2 jours2 mois 3 jours

1 mois 23 jours

1 mois 14 jours

Les Français disent être confrontés, au moins de tempsen temps, à des dépassements d’honoraires

de temps en temps 37 %souvent 30 %rarement 19 %jamais 10 %

Nombre de mois

DÉLAI MOYEN D’OBTENTION D’UN RENDEZ-VOUS

LES DÉPASSEMENTS D’HONORAIRES

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E n 2017, on comptait 4 900 firmes multinationalesfrançaises (hors secteur bancaire et services nonmarchands), c’est-à-dire des groupes de sociétés

dont le centre de décision est situé en France et quicontrôlent au moins une filiale à l’étranger. Selon l’INSEE,les firmes multinationales françaises (FMF) contrôlent43 600 filiales dans plus de 190 pays : elles emploientprès de 6 millions de personnes, en plus des 4,6 millionsqu’elles emploient sur le territoire français. Au total,elles réalisent 2 449 milliards d’euros de chiffre d’affairesannuel consolidé1, dont 1 247 milliards à l’étranger.Si les firmes multinationales françaises (FMF) sont majo-ritairement de taille petite et moyenne2 (66 %), les 161grandes firmes multinationales3 (3 % des FMF) se dis-tinguent largement en termes de chiffres d’affaires réaliséset d’effectifs salariés employés parmi les FMF. Ces 161firmes emploient 78 % des 6 millions de salariés employéshors de France (4,6 millions). Elles regroupent 46 % desfiliales et réalisent 83 % du chiffre d’affaires consolidétotal réalisé à l’étranger.La moitié des filiales des FMF sont implantées principa-lement dans 9 pays. Les États-Unis (4 300 filiales), le

MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune • 87

Royaume-Uni (3600 filiales) et l’Allemagne (3400 filiales)concentrent un quart des filiales françaises à l’étranger.En y ajoutant la Chine (2 600 filiales), l’Espagne (2 300filiales) et l’Italie (1 700 filiales), ces 6 pays concentrentla moitié du chiffre d’affaires consolidé total des FMF. Àce titre, les grandes firmes multinationales françaisessont implantées dans davantage de pays que les FMF detaille plus réduite : la moitié d’entre elles sont implantéesdans au moins 14 pays étrangers, quand la moitié desFMF de taille intermédiaire sont implantées dans aumoins 3 pays. l

1. Somme des chiffres d’affaires des unités légales de la firme, à laquelle on enlève le chiffre d’affaires réalisé entre filiales de la firme.2. Qui emploie moins de 250 personnes (en équivalent temps plein) en France et réalise un chiffre d’affaires annuelconsolidé sur le territoire national inférieur à 50 millions d’euros.3. Qui emploie 5 000 personnes ou plus (en équivalent temps plein) en France et réalise un chiffre d’affaires annuelconsolidé sur le territoire national supérieur à 1,5 milliard d’euros.

Firmes multinationales françaises : six millionsde salariés employés hors de France

H STATISTIQUES H

–––– PAR FANNY CHARNIÈRE ––––

« xxxxx »

Répartition des effectifs des salariés des FMF par pays d’implantation en 2017

Source : Insee, Ofats 2017.

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88 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

D’où vient l’idée de faire un film sur ce sujet ?En 2013, un mémoire universitaire m’a amené à m’in-téresser au rôle de la France au Chili lors du coup d’Étatdu 11 septembre 1973. J’ai démarré mon enquête enlisant le livre de Pierre de Menthon, alors ambassadeurde la France au Chili, Je témoigne : Québec 1967, Chili1973. J’ai ensuite rencontré sa veuve, Françoise de Men-thon. Quasi centenaire, elle se souvenait de leur arrivéeau Chili en 1972, de l’enthousiasme populaire pour lesmesures de Salvador Allende, du coup d’État, de la répres-sion militaire. Elle n’oubliait pascette décision qui fut un tournant :ouvrir les portes de la résidencede l’ambassade pour accorderl’asile diplomatique à celles et àceux qui étaient en danger. Pen-dant des mois, elle a écrit des car-nets pour ne jamais oublier. Nejamais oublier les tortures et lesdisparitions, oublier les visagesinquiets, oublier les militaires quifaisaient les cent pas de l’autre côtédes grilles. Je lui ai demandé delire un extrait des carnets. Elle adémarré sa lecture : « Lundi 15 octobre… Voilà un moisqu’Allende a été assassiné. » J’ai été bouleversé par cettelecture. Le passé a resurgi à la surface du présent commeune onde dont les cercles ne finissaient de s’étendre. Sapeur de l’oubli est devenue le point de départ de ce film,le pivot de sa réalisation.

En quoi l’action de Pierre et Françoise de Menthonface à la dictature chilienne est-elle singulière ?Pierre et Françoise de Menthon ont décidé ensembled’ouvrir les portes de la résidence aux Chiliens et étrangersen danger de mort. Ils ont pris cette décision en s’af-franchissant de la doctrine du gouvernement françaisqui ne reconnaissait pas l’asile diplomatique. Ils l’ontfait en s’affranchissant du regard inquisiteur de celleset ceux qui, dans leur entourage, accueillaient le coupd’État comme une bénédiction divine. Pierre et Françoise

de Menthon, de sensibilité démo-crate-chrétienne, avaient peu depoints communs avec les militantscommunistes et socialistes du gou-vernement de Salvador Allende.L’asile diplomatique est devenu uneévidence face à la répression militaire.Dès les premiers jours, l’ambassadeurconforte les actes courageux de sescollaborateurs et permet à la diplo-matie française de se mettre au dia-pason d’une cause humanitaire. Larésidence de l’ambassade se trans-forme en centre d’hébergement d’ur-

gence dont les carnets de Françoise donnent à voir toutela gestion logistique : trouver des lits, fabriquer des cou-vertures avec les nappes et les rideaux, s’approvisionnerau marché, cultiver un potager, et maintenir, malgré lesdoutes et la fatigue, une écoute et une disponibilitéauprès de réfugiés ballottés par l’angoisse et l’incertitude

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH HORS CADRE H

Cause commune ouvre ses colonnes à cette libre chronique, entre politique, société, littérature et philosophie.

« Dès les premiers jours,l’ambassadeur conforteles actes courageux de

ses collaborateurs etpermet à la diplomatiefrançaise de se mettre

au diapason d’unecause humanitaire. »

Chili 1973 : l’ambassade de France n’en finit pas de livrer ses secretsENTRETIEN AVEC THOMAS LALIRE

Après la diffusion sur France 5 le 26 janvier du dernier film de Carmen Castillo, Chili 1973 :une ambassade face au coup d’État, un autre documentaire se prépare à raconter cetteaction diplomatique hors du commun.

Rencontre avec Thomas Lalire, réalisateur du documentaire  La Résidence.

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du lendemain. L’impératif moraldevance la raison d’État jusqu’audépart de Pierre et Françoise deMenthon en juillet 1974. Début1975, la nomination d’un nouvelambassadeur inaugure le retourd’une approche « sécuritaire ».

Pourquoi raconter cettehistoire depuis Choisey, unvillage jurassien qui se trouvebien loin du Chili ?Lors de ma dernière rencontre avecFrançoise de Menthon, elle m’aconfié qu’elle ne savait plus trèsbien où elle se trouvait, mêlant lessouvenirs de l’ambassade de San-tiago à ceux de sa résidence deChoisey. Ce processus de déplace-ment suggéré par la mémoire fragiled’une femme très âgée m’a conduità relier la résidence familiale desDe Menthon et la résidence de l’ambassade de Santiago.Plus de dix mille kilomètres séparent ces deux « rési-dences ». Mais toutes les deux partagent des points com-muns. Je pense aux grilles en fer forgé, aux écussons lessurmontant, aux vastes pièces, à la cour et au jardin.Ce déplacement a enfin été nourri par une interrogation.Faut-il nécessairement filmer l’ambassade de Francepour raconter son histoire ? Je pense au film de ChrisMarker, l’Ambassade, réalisé en 1973 alors que Pierre etFrançoise de Menthon étaient encore au Chili. Son« ambassade » chilienne, dont Carmen Castillo a repriscertaines images dans son film, se trouve en réalité àParis, comme le suggère la dernière image du film. Demon point de vue, la résidence de Choisey, traversée parl’expérience de Pierre et de Françoise, est un lieu demémoire où le temps n’a plus de prise. C’est un lieu del’intime où les espaces parlent de Pierre et Françoise deMenthon : de la salle à manger aux petits salons, en pas-sant par le jardin.

Quelle résonance cette histoire peut-elle avoiravec le présent ?La résidence de l’ambassade apparaît comme un pointde rencontre, le lieu de l’asile contre l’oppression. L’ex-pression est utilisée par les acteurs à l’époque, avec lamise en place d’une opération « L’asile contre l’oppres-sion » qui permet à de nombreux Chiliens de trouverrefuge dans des ambassades latino-américaines et euro-péennes. La mise en place de cet asile diplomatique estcomplexe. Une tension forte existe entre raison d’Étatet raison humanitaire. Le choix de Pierre de Menthon

est encouragé par le président Pom-pidou qui lui conseille de faire « toutson possible sur le plan humani-taire ». Comprenne qui voudra,pourrait-on rajouter rétrospective-ment. Pierre de Menthon fait faceà une question morale dont laréponse semble guidée par unimpératif moral. Ouvrir les portesde la résidence lui permet d’affirmersa capacité d’action mais égalementles valeurs profondes qui le consti-tuent en tant qu’homme.L’impératif humanitaire l’emportesur la raison d’État. On peut effec-tivement relire cette histoire auregard de l’actuelle tension entreraison d’État et raison humanitaire.Et si l’Europe entière était une rési-dence pour laquelle se posait laquestion de l’ouverture des portes ?Le documentaire permet de mettre

ce débat en perspective, il est symboliquement une porteouverte pour percevoir le réel autrement.

Quelles sont les prochaines étapes de la réalisation du film ?Les premières journées de tournage ont lieu en juin pro-chain, notamment le 20 juin à l’occasion d’une journéeen hommage à Pierre et Françoise de Menthon et enl’honneur de l’amitié franco-chilienne. D’ici là, nouspoursuivons le développement du projet avec les pro-ducteurs en organisant notamment un financementparticipatif à partir du 23 mars 2020, à suivre sur :http://laresidence-lefilm.fr/ l

1. Pierre de Menthon, Je témoigne : Québec 1967, Chili 1973, Cerf, 1979.

nnnnnnnnnnnnnnnnnnnnH HORS CADRE H

Dans le n° 13 de Cause Commune, nous avons donné letémoignage de Philippe Caldero, collègue de bureau dumathématicien turc et lyonnais Tuna Altinel. Celui-ci étaitaccusé de « participation à » un mouvement terroriste, pouravoir dénoncé (très pacifiquement) les exactions des forcesrépressives d'Erdogan contre les Kurdes. Le chefd'accusation était si ridicule qu'il a été transformé en«propagande pour»: le comité de soutien craignait une rusedestinée à mieux faire avaler la condamnation à l'opinioninternationale. Mais la solidarité qui s'est manifestée dans lemonde entier a eu un effet. Tuna est acquitté. À l'heure oùnous écrivons ces lignes, son passeport ne lui a pas étérendu, il ne peut donc reprendre ses cours, et les tribunauxturcs viennent de faire appel. Le soutien reste doncindispensable.

http://math.univ-lyon1.fr/SoutienTunaAltinel/

Pierre et Françoise de Menthon.

DR

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90 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

UN MOMENT DE BASCULEMENT RADICAL DU CAPITALISMELe retour philosophico-historique qu’ils opèrent estnécessaire pour comprendre des attitudes et un voca-bulaire qui, même s’ils relèvent des « éléments de langage »des gouvernants depuis quelques décennies, peuventencore étonner : le défilé des députés ou experts macro-

nistes déplorant ne pas avoirassez fait preuve de « pédago-gie » ; l’assurance inébranlabled’un Jean-Michel Blanquer faceà la mobilisation enseignantequ’il interprète comme une« peur du changement » ;comme celle du président duCNRS, Antoine Petit, revendi-quant une « loi ambitieuse, iné-galitaire – oui, inégalitaire –, uneloi vertueuse et darwinienne »,devant les multiples mises engarde des associations et orga-nismes de recherche contre lafuture loi pluriannuelle de pro-

grammation de la recherche ; la pratique de la casse desdroits et des protections sociales au nom des conceptsde « réforme », voire de « révolution », ou de la sempi-ternelle « flexibilité ». Plus fondamentalement, cesouvrages permettent de replacer la période que nousvivons dans un moment de basculement radical du capi-talisme, marqué par une sécurisation militaro-policièrede notre société et par un contrôle accru sur nos vies ;par une « altération des capacités de penser et desmanières d’agir » des peuples ; et par un enfermementdans une alternative présentée comme indépassableentre les partisans du néolibéralisme et ceux de la fer-meture sur soi, qui se sont incarnés, au second tour dela présidentielle de 2017, dans les personnes d’EmmanuelMacron et de Marine Le Pen.

Entre mobilisation des gilets jaunes et mouvementcontre la réforme des retraites, l’actualité est nour-rie des révoltes et des colères « d’en bas », que de

nombreuses parutions tentent d’analyser : VincentJarousseau, Les Racines de la colère. Deux ans d’enquêtedans une France qui n’est pas en marche (Les Arènes,2019) ; Gérard Noiriel, Les Gilets jaunes à la lumière del’histoire, dialogue avec NicolasTruong (L’Aube, 2019) ; MichèleRiot-Sarcey (dir.), Gilets jaunes,jacquerie ou révolution (ouvragecollectif, Le Temps des cerises,2019), etc.Deux ouvrages récents propo-sent, à l’inverse, une lecture « paren haut » : celui de Barbara Stie-gler, «Il faut s’adapter » Sur unnouvel impératif politique (Gal-limard, 2019) et celui de GrégoireChamayou, La Société ingouver-nable. Une généalogie du libéra-lisme autoritaire (La Fabrique,2018). Si leurs sources et leursperspectives diffèrent – la première, philosophe de labiologie, relit les textes du débat, commencé en 1929,qui opposa l’intellectuel néolibéral Walter Lippmann auphilosophe pragmatique John Dewey ; le second, phi-losophe de l’éthique et du droit des conflits armés, mêletextes théoriques d’économistes néolibéraux commeFriedrich Hayek à des extraits, plus triviaux, de manuelsou de livrets destinés aux cadres des entreprises états-uniennes dans les années 1970 –, tous deux ont choiside se placer dans la tête des intellectuels conservateursqui ont construit le « grand bond en arrière » (pourreprendre le titre d’un ouvrage de Serge Halimi, Le GrandBond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est imposé aumonde, Fayard, 2004) néolibéral des années 1980, danslequel nous nous trouvons encore.

Lire, rendre compte et critiquer, pour dialoguer avec les penseurs d’hier et d’aujourd’hui, faire connaîtreleurs idées et construire, dans la confrontation avec d’autres, les analyses et le projet des communistes.

LIRE

« Essayez donc la dictature » ? 

Aux sources du libéralisme autoritaire

–––– PAR Marine Miquel* ––––

Dans le contexte des luttes actuelles les ouvrages de Barbara Stiegler et GrégoireChamayou sont une source de réflexions utile pour travailler à des stratégies victorieuses.

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MARS/AVRIL 2020 • Cause H commune •91

DIFFÉRENTS COURANTS DU NÉOLIBÉRALISME Ce néolibéralisme destructeur ne s’est pas imposé delui-même, ni d’un seul bloc comme virage obligé faceau keynésianisme de l’après-guerre. Il a fait l’objet denombreux débats qui remontent, comme le souligneBarbara Stiegler, à la fin des années 1930. Confrontés àla crise du libéralisme commencée en 1929, des intel-lectuels s’attachent à redéfinir un « nouveau libéralisme »distinct du libéralisme classique d’Adam Smith, et encherchent les fondements dans les sciences naturelleset dans la théorie darwinienne de l’évolution, c’est unéchec. Il faudra attendre la seconde crise du capitalisme,à la fin des années 1960, pour que refleurissent des théo-ries conservatrices qui vont déboucher sur un « néoli-béralisme bâtard », car constitué par une série de réactionssuccessives à divers dysfonctionnements ou à des oppo-sitions menaçant la survie du système capitaliste.

Tout différents qu’ils soient, ces courants du néolibé-ralisme se rejoignent en un point : l’opposition à « l’in-tensité de la vie démocratique », conçue comme ina-

daptée au nouveau monde du capitalisme mondialisé.La responsabilité des crises n’incombe pas, à leurs yeux,en effet, au capitalisme, mais bien à la démocratie : lesgouvernements démocratiques apparaissent commeplus perméables aux pressions populaires – qu’ellessoient issues des syndicats ou de groupes sociaux récla-mant leur place comme sujets politiques à part entière :les femmes, les étrangers, les pauvres etc. Ils sont doncaccusés par les néolibéraux des années 1970 d’être àl’origine d’une « spirale inflationniste » de demandesd’interventions étatiques (par le biais des aides sociales,mais aussi de régulations sanitaires ou écologiques)menant à l’instabilité, à l’augmentation des coûts pourle marché et menaçant la libre disposition de la pro-priété. Ces gouvernements démocratiques étaient déjàd’ailleurs, pour Walter Lippmann, destinés à échouer,car ils représentaient les aspirations d’individus définiscomme une masse non rationnelle, somme de peineset de plaisirs, incapable donc de s’adapter d’elle-mêmeaux nouveaux modes de production du capitalisme,marqués par l’accélération et la division du travail àl’échelle mondialisée.Cette conception néolibérale de la démocratie expliqueque la dictature ait pu apparaître comme un type de

LIRE

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« Il est possible – et souhaitable –

que la mobilisation actuelledébouche aussi sur la mise en avant de configurations

nouvelles de l’État, de l’entreprise ou du marchémondialisé, et de stratégies

victorieuses. »

« Les traités internationauxont eu pour objet de mettre la régulation de l’économiehors de portée des États et des gouvernements

démocratiques. »

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l’éducation, qu’elles mettent au service de l’« employa-bilité » (au sens d’adaptation à la division du travaillocale, ce qui évite la mobilité des masses, trop dange-reuse !). Enfin, elles doivent restaurer une « véritableégalité des chances » dégageant une « hiérarchie natu-relle » où les inégalités seraient fondées sur le talent,c’est-à-dire la supériorité, conçue comme naturelle etintrinsèque des individus – ce qui nie, à tort, comme l’amontré Lucien Sève –, le rôle de la socialisation. Inter-diction est faite aux États, toutefois, d’intervenir dansle domaine économique ; instaurés au moyen d’uneoffensive idéologique sur le thème de la « révolte fiscaledes classes moyennes », et de « la règle d’or de l’équilibrebudgétaire » les traités internationaux ont ainsi eu pourobjet de mettre la régulation de l’économie hors deportée des États et des gouvernements démocratiques.Dans ce grand basculement, la confusion est totale, d’au-tant que la tactique de la micropolitique (privilégiantune seule action, comme une ouverture à la concurrenceou un changement de statut, ce qui entraîne de fait unedénationalisation) et des jeux d’échelle territoriaux entre-tient le flou. Perte de sens totale, ou presque, toutefois :c’est bien en effet parce que la réforme des retraitesapparaît comme une « bataille-cliquet » que le mouve-ment social né le 5 décembre est aussi durable. Si les« partis politiques dits progressistes » semblent encoreparfois condamnés « soit à l’adhésion passive à la « révo-lution » néolibérale, soit à la lutte réactive contre ses« réformes » et pour « la défense du statu quo », il estpossible – et souhaitable – que la mobilisation actuelle,couplée aux débats théoriques, débouche aussi sur lamise en avant de configurations nouvelles de l’État, del’entreprise ou du marché mondialisé, et de stratégiesvictorieuses. Barbara Stiegler entrevoit de nouveauxchamps de conflictualité possibles dans les tensionsexistant, par exemple, dans la notion d’égalité des chances,et propose de bâtir une « nouvelle conception philoso-phique et politique du sens de la vie et de l’évolution »contribuant à « une reprise en main collective, démo-cratique et éclairée du gouvernement de la vie et desvivants » ; Grégory Chamayou souligne que l’autogestionest une alternative possible à la firme capitaliste, commeà la bureaucratie étatique, et se fixe pour objet « l’éla-boration d’une philosophie critique de l’entreprise ». l

*Marine Miquel est coresponsable de la rubriqueLire/Critiques de Cause commune.

« transition acceptable » aux yeux d’intellectuels commeMilton Friedman ou Friedrich Hayek qui offrirent leursconseils à Salazar au Portugal, à Pinochet au Chili, et sefirent, contre les stratégies de boycott anti-apartheid,les défenseurs du régime sud-africain. « Essayer (tem-porairement) la dictature », pour Friedrich Hayek, signified’abord préserver la « liberté personnelle » qu’il identifieavec la liberté économique (l’environnement se réduisant,pour le néolibéralisme, à la seule économie). La sailliedu président de la République : « Essayez donc la dic-tature », tombe ainsi d’autant plus à plat que la dictaturea pu faire partie des réponses envisagées par les néoli-béraux dans les années 1980. Contrairement au libéra-lisme classique, qui rejetait toute idée d’intervention del’État, le néolibéralisme réclame en effet « un État fort »,seul garant d’une « économie libre ».

L’« État fort » voulu par les néolibéraux ne s’incarne pasnécessairement, évidemment, dans une dictature. Celadit, il a bien pour fonction de mettre en place une « dis-cipline », au moyen d’une politique publique invasiveet d’une régulation juridique internationale (impensablespour le libéralisme classique!), visant à la « réadaptation »des populations. Walter Lippmann définit ainsi uneespèce humaine à l’intelligence limitée, attachée auxvieilles croyances et habitudes et accumulant les « retardsculturels » face à son environnement économique enperpétuel mouvement; pour remédier à cette incapacité,les politiques publiques se voient alors chargées de ren-forcer les dispositifs de surveillance et de punition. Ellesinterviennent aussi dans le domaine de la santé ou de

LIRE

92 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

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« Nous vivons dans un moment

de basculement radical du capitalisme, marqué

par une sécurisation militaro-policière de notresociété et par un contrôle

accru sur nos vies.»

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Nous n’avons pas besoin des riches. Bêtisier du macronismeArcane 17, 2020MAXIME COCHARDPAR PIERRICK LAVOINE

Avons-nous besoin des riches ?Rares sont ceux qui se posent cettequestion sur les plateaux télévisésou dans le débat public. L’idée selon

laquelle les riches sont nécessaires à la survie de notresociété s’est infiltrée, presque universelle, lent veninparalysant toute réflexion critique. Aussi, nous voilà sou-vent sans répartie à la pause-café quand un collèguenous répète une fois de plus que « si on augmente l’impôtdes riches, ils vont partir », ou lorsque notre oncle unpeu trop conservateur nous assène sans sourciller que« s’en prendre aux riches, c’est de la haine ou de la jalou-sie ! ».Mais n’ayez crainte, vous ne resterez plus silencieuxlongtemps après avoir lu Nous n’avons pas besoin desriches. Bêtisier du macronisme. Auteur d’un roman surles rouages de la politique dans la capitale françaisepublié en 2017, Maxime Cochard signe avec cet ouvrageson premier essai. Son but ? Tordre le cou aux idéesreçues concernant les riches. Et si cela suppose d’éreinterdeux ou trois ministres, journalistes et éditorialistes,c’est pour mieux dénoncer cette « ploutolâtrie » : cesmultiples discours idéologiques qui visent à nous fairecroire que nous avons besoin des riches.Cette critique en règle de la macronie et de ses sbiresexpose la cohérence des réformes mises en place par leprésident Emmanuel Macron. Depuis la suppression del’ISF dès l’été 2017 en passant par la mise en place de laflat-tax, Maxime Cochard fait la démonstration d’unpouvoir confisqué par les capitalistes, au service descapitalistes. Les conflits d’intérêts au sommet de l’Étatse multiplient au fil des pages, l’évasion fiscale et lesfraudes massives se succèdent, et le lecteur plonge dansles abysses d’un système décrypté avec pédagogie.L’auteur s’inscrit dans la droite ligne des Pinçon-Charlot,et n’hésite pas à s’appuyer tout autant sur les travaux deséconomistes atterrés que sur ceux du FMI. Véritable manueld’autodéfense intellectuel, l’étude est critique sans pourautant tomber dans la caricature. Nous n’avons pas besoindes richesest donc une merveilleuse boîte à outils qui vouspermettra de déconstruire les lieux communs concernantles vertus des riches. l

Enfances de classe.De l’inégalité parmi les enfantsSeuil, 2019BERNARD LAHIRE (DIR.)PAR VALÉRIE SULTAN

Ce livre est le fruit d’un travailde fond sur la petite enfance, àtravers une série d’enquêtesmenées par une équipe de cher-cheurs, sous la direction dusociologue Bernard Lahire. Dix-

huit portraits d’enfants ont été publiés, six d’entre euxsont issus de milieux défavorisés, six des classesmoyennes, et six des classes dominantes. Le travail desenquêteurs, minutieux et détaillé, étudie à travers uneméthodologie très rigoureuse tous les aspects de cespetites vies en devenir : l’habitat, la santé, l’alimentation,les vêtements, l’accès à la culture, les transports, le rôle de la sociabilité familiale et des ascendants, l’acquisition du langage, la scolarisation, le sport, le rap-port à l’argent… À la lecture de ces portraits, passionnante de bout enbout, se dessine sous nos yeux le profil vertigineux d’uneFrance complètement clivée, non seulement telle qu’elleexiste mais aussi telle qu’elle se reproduit dès le plusjeune âge, avec ses vainqueurs et ses vaincus, ses pré-dateurs potentiels et ses futurs exploités. On mesure àquel point certains enfants bénéficient dès le départ dece que Bernard Lahire appelle « une vie augmentée »dans tous les « compartiments du jeu », tandis qued’autres n’en finissent pas de combattre les effets d’une« vie diminuée ». Dès la maternelle, on mesure aussitoute la puissance de l’action éducative, pour le meil-leur… mais aussi pour le pire ! Une lecture du livre entreles lignes en révèle autant, et parfois même plus sur lesadultes que sur les enfants qui font l’objet de l’enquête,tant les destinées des uns et des autres sont liées.On ressort de cette lecture enchanté par la qualité dutravail de recherche mais aussi révolté par l’ampleur desclivages sociaux qui ravagent notre pays, ce qui en ditlong sur le délitement de notre tissu social.Cette révolte sera toutefois salutaire si, comme l’espèreBernard Lahire, elle débouche sur une prise de consciencepolitique. L’intérêt de ce livre est de mettre l’accent surce qu’il faudrait faire pour réduire les inégalités, dansl’intérêt de la société tout entière ! Pendant que certainsenfants pauvres disposent pourtant d’un capital culturelhélas peu rentable à l’école, certaines classes sociales

CRITIQUESLes critiques formulées dans ces articles n’engagent que leurs auteurs. Cause commune favorise la publication d’avis variés mais personnels.

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CRITIQUES

très aisées disposent étrangement d’un bagage assezfaible, qu’elles ne cherchent pas à développer, d’où unedistance revendiquée à l’égard de certains savoirs, jugésinutiles. Ces familles occupent pourtant des postes depouvoir ou de décision, qui sont refusés aux autres ouqui sont délaissés par les classes moyennes, ce qui n’estpas sans conséquences sur le plan politique. Sans surprise,le livre montre aussi à quel point l’État et les servicespublics ont un rôle de fond à jouer pour réduire les iné-galités. Il est donc urgent de les réhabiliter au lieu de lesliquider. Ce livre est finalement un « pavé » doublement assumé.Tout d’abord par sa taille impressionnante, proportion-nelle au sérieux de l’enquête. C’est également un trèssalutaire pavé jeté dans une mare où barbote une foul-titude d’idéologues ultralibéraux, toujours prompts àjustifier l’injustifiable par le retour aux éternels poncifssur « le talent, le mérite et les dons ». Ce livre est d’autantplus précieux qu’il rappelle à point nommé le poids écra-sant des déterminismes sociaux face aux prétendues« lois naturelles de l’enfant ». « Retourner la peau du des-tin » dès le plus jeune âge est possible, c’est même unenécessité. À l’heure où les capitalistes essayent de nousforcer à vivre toujours davantage dans une société clivéeoù domine l’entre-soi, il est urgent de modifier notreregard sur le monde qui nous entoure afin de retrouverenfin le chemin du progrès social. l

La banlieue porte plainteAubervilliers au cœurÉditions de L’Humanité, 2020PATRICK LE HYARICPAR SAMIR AMZIANE

« La banlieue ne se plaint pas,elle porte plainte » : cette citationde Jack Ralite, maire emblé -matique d’Aubervilliers, intro -

duit et résume très bien le nouveau livre de Patrick leHyaric. Le directeur de L’Humanité est aussi un élu localà Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. Paradoxalement,il nous propose ici un essai écrit avec un angle assez raredans la production intellectuelle des communistes, quis’appuie sur des milliers d’élus sur le territoire national :le point de vue d’un représentant local et d’unemunicipalité progressiste aujourd’hui. Et on se rendcompte à quel point l’exercice est périlleux : un combatquotidien pour faire vivre des valeurs dans un cadreparticulièrement contraint, et une recherche des solutionsdans un rapport de force permanent avec le capital. Être

élu communiste, c’est défendre l’égalité, le droit à la villepour toutes et tous avec le logement social, la démocratie,l’écologie, face aux appétits financiers qui voient dansles services publics des futurs marchés juteux. Cet ouvrageest à la fois un cri du cœur face à la campagne de déni -grement organisée à l’encontre des gestions com munisteset un traitement politique des principaux sujetspolémiques auxquels la banlieue est confrontée. Unouvrage défendant Aubervilliers et attaquant l’abandondes classes populaires par l’État, les laissant aux mainsdu capital comme du fondamen talisme religieux. Ilrappelle, à juste titre, que loin de l’idée d’une « banlieuesursubventionnée », la Seine-Saint-Denis est moins dotéeen effectifs que la moyenne des départements dans tousles secteurs des services publics d’État. Les sujets lesplus brûlants sont donc passés au crible : insécurité,habitat insalubre, accusations indécentes de clientélismeet de connivence avec l’islamisme, citoyenneté, servicepublic… Ils sont à chaque fois traités avec des réponsesclaires, et le souci d’aller plus loin que le simple constatou la fausse indignation. Loin de la complainte, donc,La banlieue porte plainte est un ouvrage offensif. Offensifface à la négligence de gouvernements successifs quiont abandonné les classes populaires et laissé auxcollectivités le soin de pallier ces manques, tout en leurimposant des baisses régulières de moyens financiers.Les banlieues ne demandent pas l’aumône, mais exigentle droit d’être a minima traitées comme les autres. Unelecture utile dans la période. l

La Revanche de Michel-Ange suivi de Vivre intensément reposeLa passe du vent, 2019VALÈRE STARASELSKIPAR GIOVANNI MERLONI

Valère Staraselski nous livreaujourd’hui, avec La Revanche deMichel-Ange suivi par Vivre inten-

sément repose, la publication d’un recueil de douze nou-velles qui aboutissent à une sorte de roman autobiogra-phique. Il avait déjà ouvert une fenêtre sur son propre« personnage » dans plusieurs de ses textes, tels Dans lafolie d’une colère très juste, Un homme inutile, Nuit d’hiveret Sur les toits d’Innsbruck. Cependant, il fait ici un pasen avant plus explicite dans la direction d’une représen-tation à la fois organique et sincère de son parcoursd’homme et d’écrivain, en choisissant d’abord les annéesde sa vie les plus significatives pour cette représentation,

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en se résolvant ensuite à partager avec le lecteur ses expé-riences, à lui montrer comment, après des années de tra-vail incessant, ses déchirures se sont enfin estompéesen un sentiment d’apaisement et de confiance devantl’évidence de sa vocation à l’écriture et la satisfaction devoir celle-ci respectée et reconnue. De tout cela découlepour lui un impératif moral, celui de transmettre, auxnouvelles générations surtout, ce que l’histoire nousapprend avec son immense patrimoine de luttes et deconquêtes sociales et culturelles. Tout cela est bien exprimédans l’une de ses nouvelles, Vivre intensément repose :« Oui, j’aime la littérature ! Oui, j’aime le monde ! Seule-ment, étant comme la majorité, pour moi depuis le collège,dans l’obligation de travailler sans cesse, je me suis faitune raison en même temps qu’une devise : vivre inten-sément repose ! Quelle autre réponse que celle-ci… à lagrande dépossession de la vie ! » Dans La Revanche deMichel-Ange, sans démordre de son défi existentiel d’écri-vain engagé, Valère Staraselski saisit l’importance dusujet de l’art et notamment du destin de l’artiste dans lasociété. La question cruciale de la liberté d’expressionde l’artiste – de plus en plus écrasé ou mis à l’écart pardes groupes de pression économique occultes ayant pro-fité d’une globalisation à sens unique pour imposer leurslois inexorables – est en train de devenir une questiondramatiquement vitale dans notre société. Au-delà desdeux nouvelles citées, il ne faut pas négliger le rôle narratifde dix autres perles de beauté littéraire de ce recueil où,par le biais d’une bouleversante polyphonie de voix etde lieux chéris, l’on nous convie finalement dans le monded’il y a un quart de siècle, où Valère Staraselski a su seformer une splendide identité d’écrivain et de témoinsensible de nos temps difficiles. l

Les Retraites : un bras de fer avec le capitalDelga, 2020FRÉDÉRIC BOCCARA, DENIS DURAND, CATHERINE MILLS(COORD.)

Ce livre s’inscrit dans unebataille historique contre lacontre-réforme Macron de

démantèlement de notre modèle social, et pour construireun nouvel âge des retraites et une nouvelle civilisation.Les auteurs dans leur diversité (spécialistes de la pro-tection sociale, économistes, militants syndicaux, poli-tiques, ou associatifs) donnent des arguments pourdénoncer l’arnaque et la dangerosité du projet Macronet son acharnement à construire une société hyper-libé-rale. En même temps, cet ouvrage contribue à fairemonter le débat sur des propositions alternatives. Il meten son cœur la bataille du financement : une cotisationsur les revenus financiers, un développement des coti-sations sociales avec une modulation du taux de coti-sation, en liaison avec le développement de l’emploi etdes salaires.��En appui à la formidable mobilisation popu-laire, il veut contribuer à un front d’action des forcespopulaires et progressistes en faisant monter les conver-gences pour une autre réforme cohérente et au niveaudes défis actuels. La bataille continue. l

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BULLETIN DE COMMANDE (nombre d’exemplaires limités)Cause commune, n°14-15, janvier-février 2020 • PCF 100 ans d’histoire (192 pages.)

o Je règle par chèque bancaire ou postal (France uniquement) à l’ordre de Association Paul-LangevinÀ envoyer à : CAUSE COMMUNE : 6, avenue Mathurin-Moreau - 75167 Paris Cedex 19

Je souhaite recevoir .......... exemplaire(s) du numéro 14-15, janvier-février 2020 • prix à l’unité 15 € + frais de port

À photocopier et envoyer

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Cette Histoire de la République en France vient comblerun manque, un vide vraiment étonnant dans un paysde longue tradition républicaine tel que la France : aussisurprenant que cela puisse paraître, il n’y avait encoreaucune « histoire » de la République en France ! Cemanque est désormais comblé grâce à ce volumineuxet passionnant ouvrage qui s’attache à étudier l’histoirerépublicaine en articulant une approche institutionnelleet une approche d’histoire des idées afin de dégager« l’esprit si particulier de la République en France ».Saisir cette double dimension de la république en France– non seulement comme ensemble d’institutions maisaussi comme « idéal » – suppose de la situer à la fois dansl’histoire singulière de la France et dans l’histoire mondialede la pensée républicaine qui plonge ses racines dansl’Antiquité.

QUATRE SENSIBILITÉS RÉPUBLICAINES L’une des perspectives les plus stimulantes de cetteHistoire de la République en France consiste à distinguerquatre sensibilités républicaines qui incarnent des tra-ditions distinctes qui se sont régulièrement opposéesdans l’histoire de France et qui coexistent encoreaujourd’hui. Ces sensibilités – qui renvoient à « destraits qui dépassent les conjonctures historiques ets’expriment différemment selon les époques mais entraduisant toujours des préoccupations constantes »– sont les suivantes : la « sensibilité libérale » qui trouveen Montesquieu un représentant emblématique (« pré-éminence de la liberté, balance des pouvoirs, consé-cration du Droit ») ; la « sensibilité jacobine » héritièredes « Lumières radicales » de Rousseau, vouant un« culte à l’État », par principe centralisé, dont le rôle

est d’assurer la liberté et l’égalité contre les « castessociales ou religieuses » ; la « sensibilité plébéienne »qu’a incarnée un Babeuf qui « rêve d’une société desÉgaux, en mettant fin à la propriété privée, et prône larévolution permanente » ; enfin la « sensibilité conser-vatrice » qui a pu être celle de la République thermi-dorienne ou d’un Adolphe Thiers et qui consiste à défen-dre l’ordre établi par les nouveaux notables contre lesroyalistes d’une part et les républicains plébéiens oujacobins d’autre part.

Chacune de ces quatre sensibilités qui « se divisent etparfois se recoupent » se retrouve dans l’histoire mou-vementée d’une République en France dont la singularitéconsiste dans son exclusivisme, la République se défi-nissant alors comme « non-monarchie ». Face à l’évo-cation de ces « sensibilités » républicaines pluralisantla « tradition » républicaine, il est légitime de se demandersi l’idée républicaine ne risque pas de s’affaiblir, voirede se diluer. Sans adopter nécessairement la perspectivejacobine comme si elle incarnait à elle seule la tradition

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Ni fusillade ni résumé, cette rubrique se propose, autour de productions importantes, de donner à lire une discussion de thèses avancées.

La République française tiraillée entre conservatisme, libéralisme, jacobinisme et socialisme PAR AURÉLIEN ARAMINI*

Repenser le projet républicain, en lisant l’Histoire de la République en France (Des originesà la Ve République) de Jacques de Saint Victor et Thomas Branthôme (Économica, 2018).

« Cette histoire ne doit pas être lueseulement comme une histoire : ouplutôt, il ne saurait y avoir d’histoirede la République que républicaine,

c’est-à-dire qui alimente uneréflexion collective sur le commun.»

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républicaine « française », il est possible toutefois des’interroger sur la pertinence de mettre sur un mêmeplan ces différentes sensibilités en acceptant d’embléeleur dimension « républicaine ». La reconnaissance dela pluralité des traditions a pour risque d’intégrer à l’idéerépublicaine des positionnements qui tendent à l’affaiblirde l’intérieur en ouvrant trop largement en extensionle concept de « république » qui finit par se définir seu-lement comme « non-monarchie ». Faut-il renoncer,du point de vue politique, à une définition « forte » dela république ? Ainsi lorsque Sarkozy, face aux critiquesvisant les dérives autoritaristes de son quinquennat, sedéfendait d’être un monarque parce qu’il avait été élu,faut-il y voir une « sensibilité » républicaine (« conser-vatrice » en l’occurrence) comme une autre ou, aucontraire, une fragilisation de l’idée républicaine ?Les auteurs de l’Histoire de la République en Franceidentifient dans l’histoire républicaine quatre périodesqui constituent les grandes parties de l’ouvrage.

LA RÉPUBLIQUE AVANT LA RÉPUBLIQUE La première grande période éclaire l’histoire de la répu-blique avant la République et scrute « l’émergence dela singularité républicaine française » du XIIIe siècle ausiècle des Lumières. L’intérêt de ces pages consiste àchercher les racines médiévales et modernes de la penséerépublicaine d’avant 1792, tout en soulignant le caractèreproblématique de la tentative d’inscrire la Républiqueissue de la Révolution française dans la continuité d’une« culture républicaine » – lisible dans les cités italiennesde la Renaissance ou en Angleterre – en raison de sonexpression souvent non démocratique. C’est ainsi essen-tiellement chez Rousseau que s’opère la jonction spé-cifique à la pensée républicaine française entre républiqueet souveraineté populaire. La mise en regard du projetrousseauiste et de la nouvelle Constitution américaines’avère particulièrement instructive car cette Constitutionsuscite en France de nombreux débats justement parcequ’elle dissocie « république » et « démocratie » et qu’ellechoisit la république fédérale pour faire barrage à ladémocratie.

LA NAISSANCE DE LA RÉPUBLIQUE EN FRANCE (1789-1814) La deuxième période est centrée sur la période révolu-tionnaire : « la naissance de la République en France(1789-1814) ». Les auteurs ont privilégié une perspectiveenglobant la dynamique allant de 1789 à 1814 tout enconservant les trois repères classiques – 1789, 1793 et

1795. La richesse de l’analyse réside dans la complexi-fication de la lecture de la naissance de la République.Dès 1789, et donc bien avant le décret du 22 septembre1792, sont formulés les grands principes qui vont struc-turer la « tradition républicaine ». L’avènement de laRépublique absolue (1792-1794) sous le gouvernementdu Comité de salut public est marqué par un mouvementde « républicanisation » où la part belle est faite à l’ins-truction et dont la dimension religieuse est essentielle ;l’étude des différents projets de Constitution permet debien comprendre l’émergence de l’idée de républiquesociale portée par les montagnards dont l’idéal républi-cain est celui d’une « démocratie de petits propriétaireslibres et égaux ».Contre l’idée d’une République française viscéralementcolonialiste, il faut insister sur l’attitude de la Républiquejacobine vis-à-vis des populations alors réduites en escla-vage : loin de réserver l’égalité et la liberté aux propriétaires« blancs », à l’instar de la démocratie américaine quedécrira Tocqueville quelques décennies plus tard, laConvention prend en février 1794 un décret qui abolitl’esclavage dans toutes les colonies. Qualifiant l’esclavagede « crime de lèse-humanité », ce décret déclare que« tous les hommes sans distinction de couleur » « sontcitoyens français et jouiront de tous les droits assuréspar la Constitution ». Aussi faut-il reconnaître que lasensibilité républicaine de la déclaration des droits del’homme et du citoyen de 1793 est absolument différentede celle des révolutionnaires américains. Il ne seraitdonc pas exagéré de dire que l’anticolonialisme et l’an-tiesclavagisme appartiennent à l’ADN de la Républiquejacobine. Le moment de la Terreur fait l’objet d’un traitementtout en nuances qui rappelle les interprétations oppo-sées (de Marc Richir à Sophie Wahnich) en insistantsur le fait que tout dans l’analyse de la Terreur faitdébat. L’intérêt des pages consacrées à la « Républiquethermidorienne » réside dans l’examen des raisonspour lesquelles elle est encore une république maisune république « autre ». République de la réaction,elle « revendique une légitimité tirée des élections etnon de l’opinion populaire exprimée par la rue ou lesclubs de Paris ». Si Bonaparte sauve la république pourl’étouffer, les auteurs n’en soulignent pas moins quela période du consulat puis celle de l’empire voient« jaillir une administration nouvelle, moderne qui per-durera par-delà les changements de régime, au pointde constituer aujourd’hui encore le socle administratifde la République ».

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LA RÉPUBLIQUE ENTRE LA CHUTE DE L’EMPEREURET LA CONSÉCRATION DE LA RÉPUBLIQUELa troisième période suit l’histoire en mouvement de laRépublique entre la chute de l’empereur et la fin duSecond Empire en 1870. La royauté restaurée ne détruitpas la république et l’on assiste alors, selon une belleformule des auteurs, à une « métempsychose républi-caine » lors de laquelle l’idée républicaine s’incarneradans des sociétés secrètes, dans des journaux ou s’ex-primera lors de banquets dans les mois précédant le«printemps des peuples» de 1848. Durant cette périodeet tout particulièrement lors de la dernière révolutionfrançaise, les différentes sensibilités républicaines – libé-rale, jacobine, conservatrice et plébéienne – vont à nou-veau s’affronter : la question du droit au travail en estune belle illustration. L’échec de la Deuxième Républiqueet l’élection à la présidence de Louis-Napoléon Bonapartequi instaure par un coup d’État un nouvel empire condui-sent les républicains à repenser la république. C’est aucours de « la gestation d’une troisième République » queprend son envol une nouvelle génération de républicainsqui, tel Léon Gambetta, s’interroge sur le rapport aupeuple et insiste sur la nécessité de son éducation toutautant que sur sa nécessaire implication dans le projetde transformation sociale. En plein essor du capitalisme,la question sociale clive les différentes sensibilités répu-blicaines lorsque sera créée l’Association internationaledes travailleurs. Ainsi la « tendance ouvrière et républi-caine » cherche à articuler révolution, république etmouvement ouvrier quand la « tendance ouvrière etmarxiste » revendique l’autonomie du prolétariat contreun parti républicain considéré comme bourgeois. Dansquelle mesure peut-on être à la fois « républicain » et« communiste » ? La perspective républicaine n’exclut-elle pas ipso facto celle de la lutte des classes ? C’est parl’affirmative que les tenants de la république conservatriceou de la république libérale répondent à cette dernièrequestion. Toutefois, il n’est pas sûr que ces deux « sen-sibilités » soient fidèles à l’idée républicaine telle qu’ellese constitue dans les Lumières radicales et la Révolutionfrançaise et qui présente des affinités indéniables avecle projet communiste. Cette période de l’histoire répu-blicaine culmine justement avec le « programme de Bel-leville », programme « mythique » à la fois républicainet social, qui permet à Gambetta d’être élu député en1869. Il est toutefois fascinant – et terrible en mêmetemps – d’apprendre que la période 1814-1870 se solde…par une forte défaite des républicains lors d’un référen-dum qui plébiscite Napoléon III. L’empire semble plusfort que jamais… à quelques mois de Sedan.

La troisième période voit la « consécration de la Répu-blique » de 1870 à 1919. Sa naissance est marquée parla « sanglante répression de la Commune » où la « Répu-blique rouge sera décapitée ». Plusieurs pages éclairantessont consacrées aux différentes tendances politiquesqui animent l’esprit communard, de Félix Pyat à LouiseMichel en passant par Charles Delescluze. L’échec de laCommune est ainsi expliqué par les dissensions qui larongent de l’intérieur avant d’être brisée de l’extérieurpar Adolphe Thiers pour qui la « République sera conser-vatrice ou ne sera pas ». Les auteurs expliquent l’affir-mation de la république durant ces années par le faitqu’elle se présente progressivement comme « le régimequi divise le moins », opérant une certaine conciliationentre la tradition jacobine et la tradition libérale. Toutefois,le républicanisme s’impose dans sa sensibilité libérale.

La décennie 1875-1885 est celle de l’entreprise colonialeet les auteurs insistent sur le lien entre colonialisme et« affairisme ». Nous avons rappelé que le projet colonialesclavagiste était totalement incompatible avec l’espritrépublicain jacobin qui avait qualifié l’esclavage de« crime de lèse-humanité ». Il faut montrer tout aussiclairement que le projet colonialiste n’est pas intrinsè-quement lié à la Troisième République au moins pourdeux raisons. La première est que ce projet rencontreune forte hostilité de la droite nationaliste à la gaucheradicale « qui est philosophiquement contre la coloni-sation et qui sera plus encore hostile aux dérives de lagestion coloniale ». Si certains aujourd’hui se plaisent àexpliquer que la droite nationaliste n’était pas favorableà la colonisation, il est intéressant de rappeler que cettedroite la conteste parce qu’elle détourne la France del’essentiel – la revanche contre l’Allemagne – d’où la per-tinence de citer Déroulède, qui, comparant l’Alsace-Lor-raine et les colonies, disant : « J’ai perdu deux sœurs et

« Cinq raisons font de la république, pour les auteurs,

une idée pleine d’avenir : “un nouveau besoin de société”,

“un attrait pour la vita activa”, “la justice sociale”, “le commun” et “la mystique républicaine”. »

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vous m’offrez vingt domestiques. » Une deuxième raisonconduit à récuser l’idée que le projet colonial est intrin-sèquement lié au projet républicain : les auteurs rap-pellent non seulement l’existence de projets coloniauxrépublicains contradictoires mais aussi et surtout l’ac-tivisme du « lobby colonial » auprès des républicains.S’il est indiscutable que beaucoup de républicains consi-dèrent à cette époque que la grandeur de la France passe« par la construction d’un empire impérial », c’est moinspar sensibilité républicaine qu’en raison d’un mélangede corruption et d’affairisme et d’un manque total delucidité sur la question raciale. N’oublions pas aussi,comme le rappellent les auteurs, que tous les républicainsn’ont pas adhéré aux thèses de l’anthropologie raciale :Georges Clemenceau s’est ainsi élevé contre le fameuxdiscours de Jules Ferry sur la colonisation en insistantsur l’inanité de la distinction entre races inférieures etsupérieures.La fin du siècle de l’histoire voit la question sociale revenirau premier plan. C’est aussi le moment où la crise socialefait naître un nouveau sentiment, le « rejet de l’étranger »,face à une population étrangère qui « a doublé devolume ». C’est l’époque du massacre des Italiens àAigues-Mortes par des habitants qui seront acquittéspar la justice (1893). C’est aussi la montée d’un nouvelantisémitisme – de type racial et non plus de type religieuxou économique – dont l’affaire Dreyfus sera le miroirgrossissant. Alors que s’opère un « enracinement répu-blicain » naissent les grands partis de la gauche et de ladroite républicaines. Les lignes consacrées à la laïcitésont bienvenues car elles rappellent que le « bloc législatifconstitué par les lois de 1882 à 1905, permit finalementà la France républicaine de dépasser les querelles reli-gieuses pendant plus d’un siècle et de s’attacher auxautres défis économiques et sociaux ». Le républicanismes’affirme alors comme une troisième voie entre le libé-ralisme et le socialisme en défendant l’égalité des chanceset le rôle de l’État « contre la prédation privée ». La Pre-mière Guerre mondiale constitue un point de basculequi conduit à la dernière époque de cette Histoire de laRépublique en France.

HEURS ET MALHEURS RÉPUBLICAINSDE 1919 À LA Ve RÉPUBLIQUELa dernière période ne manquera pas, par sa délimitationchronologique, de susciter un débat de fond : de 1919 ànos jours, l’histoire de la « République » constitue-t-elleun bloc ? Si tel est le cas, elle semble inclure comme uneparenthèse la France de Vichy, là où il était a priorilégitime de scinder l’histoire de la République en deux

périodes – un avant et un après – et de faire jouer à laRésistance, et donc au Conseil national de la Résistance(CNR), un rôle fondateur dans l’histoire de la Républiquecontemporaine. Pour les auteurs, « l’armistice et larévision des lois constitutionnelles » ne sont qu’« unemise en suspens » de la République dont la Constitutionde la Ve République sera la « grande synthèse ». Nouslaisserons les lecteurs découvrir les subtilités de la rédac-tion de ce texte et surtout le contexte délicat de sa rédac-tion, la crise algérienne.

Ce bref parcours ne prétend pas se substituer à la lecturede l’ouvrage mais juste à favoriser son appropriation.Cette histoire ne doit pas être lue seulement comme unehistoire : ou plutôt, il ne saurait y avoir d’histoire de laRépublique que républicaine, c’est-à-dire qui alimenteune réflexion collective sur le commun. Les questionsqui clôturent – et ouvrent – l’ouvrage témoignent de l’ur-gence d’un renouveau républicain : le républicanismene reste-t-il pas le meilleur cadre face au multiculturalismequi fragmente la société en figeant les identités ? N’est-il pas la meilleure forme de résistance aux politiqueslibérales qui fracturent la société ? Cinq raisons font dela république, pour les auteurs, une idée pleine d’avenir :« un nouveau besoin de société », « un attrait pour lavita activa », « la justice sociale », « le commun » et « lamystique républicaine ». Nul doute que cette excellente synthèse constituera unmanuel indispensable pour tous ceux qui s’interrogentsur la République et cherchent dans ses traditions plu-rielles les ressources pour relever les défis du présenttant sur le plan politique que social ou institutionnel.l

* Aurélien Aramini est membre du comité de rédaction de Cause commune.

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« Un manuel indispensable pourtous ceux qui s’interrogent sur la République et cherchent dans ses traditions plurielles

les ressources pour relever les défis du présent tant sur le plan politique

que social ou institutionnel. »

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DU CÔTÉ DES REVUES…

8Progressistes N° 26 Territoires et écologie estle thème de son dossier.

8 A travers des réflexions plurielles,ce numéro d’Europe invite àexplorer les rapports entre chanson et poésie.

8Numéro 144. Au cœur desaffrontements complexesd’aujourd’hui le dossier de cenuméro interroge les effetsconcrets de l’engagementpolitique sur le travail deshistoriennes et historiens des révolutions.

8Au sommaireJacques Derrida, par Françoise Valon ;Robert d’Humières, par René deCeccatty ; Anne-LaureLiégeois, par Jean-Pierre Han et denombreux autresarticles dans lesrubriques Lettres,Savoirs, Arts, Théâtre,Cinéma...

8Au menu d’Économie etpolitique, n° 782/783 : Ce numéro, consacré auxmunicipalités, présenteanalyses et propositionspour répondre auxnouveaux défis sociaux,écologiques etdémocratiques.

8Les interrogations et les constats introduisant les contributions à ce numéro de Recherchesinternationales évoquent, dans leurs approchesrespectives, combien l’alternative désarmement ou course aux armements est, avec la questionclimatique, la question la plus pressanteaujourd’hui se posant aux peuples du monde.

https://revue-progressistes.org/category/dernier-numero/

https://www.europe-revue.net/

https://journals.openedition.org/chrhc/?em_x=22&lang=en

http://www.economie-politique.org/

http://www.les-lettres-francaises.fr/

https://www.recherches-internationales.fr/RI114.html

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Retrouvez les pages de la rubrique «Dans letexte» de Cause commune (augmentées d’inédits)aux Éditions sociales et aux Éditions Aden. Une collection de petits ouvrages à mettre entre toutes les mains !

À paraître courant 2020 ! Découvrir GRAMSCIaux Éditions sociales

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Dans le tome II du Deuxième sexe, elle[Simone de Beauvoir] aborde directementle problème de la création, et plus précisémentde la création littéraire. Pour elle, les femmes,bien qu’elles écrivent, produisant incontes-tablement des œuvres, n’ont pas encoreatteint ce qui fait véritablement le proprede l ’œuvre, à savoir l ’appréhension et laconstitution d’un monde, du monde. Ellesécrivent dans la pure subjectivité et sousla pression de l’émotion. Pour bon nombred’entre elles, la création est une sorte d’éma-nation de la vie. Et Simone de Beauvoirécrit cruellement : « Pour elles écrire etsourire c’est tout un », car elles n’ont pasassumé le hiatus, le changement de registrequ’exige l’accès au symbolique. […] S’il n’ya pas encore, à son avis, d’œuvre de femmevraiment essentielle, aussi essentielle queles grandes œuvres d’hommes, c’est que « lafemme ne se sent pas responsable de l’uni-

vers », que, tout simplement, elle ne l ’estpas, de sorte que l’oppression n’handicapepas seulement sa vie mais sa création : elleest condamnée au particulier. « Quandenfin il sera ainsi possible à tout être humainde placer son orgueil par-delà la différencesexuelle, dans la difficile gloire de sa libreexistence , alors seulement la femme pourraconfondre son histoire, ses problèmes, sesdoutes, ses espoirs, avec ceux de l’humanité,alors seulement elle pourra chercher danssa vie et dans ses œuvres à dévoiler la réalitétoute entière et non seulement sa personne.Tant qu’elle a encore à lutter pour devenirun être humain elle ne saurait être unecréatrice. » Verdict impitoyable dont onpeut se demander si Simone de Beauvoirne se l’applique pas à elle-même […]. Beau-voir ne prend pas en considération les condi-tions de réception des œuvres de femmes,conditions qui éclaireraient autrement cette

acosmie, par l ’obstination de la culturedominante à ne lire les écrivains femmesque dans leur particularité et à les y retenir.[…] L’absence de monde, comme absenced’universalité, qui selon Beauvoir frappeles œuvres des femmes, reléguées dans leslimites de leur oppression, porte à interrogerla différence de traitement qui affecte dansla même époque et dans le même horizonphilosophique, l ’oppression de classe parrapport à l ’oppression de sexe. […] [N]eserait-ce pas que, ultimement, et de manièreinformulée, […] l’historicité dans laquelleelle appréhende les rapports de sexe ne seraitqu’une historicité limitée, permettant aumieux aux opprimé(e)s de rejoindre la posi-tion des oppresseurs et non, comme le pro-létariat, de faire émerger un nouveau monde.

Françoise Collin, Je partirais d’un mot, Fus-Art, 1999, p. 30-33. 

F rançoise Collin est une penseuse aux frontièresd’une approche à la fois philosophique et artis-tique et bien sûr politique de la question de

l’émancipation des femmes. Les luttes féministes qu’ellerencontre dans les années 1970 bouleverseront sa vieà la fois sur le plan personnel mais aussi en sa qualitéde penseuse dans sa manière d’appréhender le monde.Elle cherchera alors toujours au sein de ses différentsengagements à tenir avec obstination le lien, pour elleessentiel, entre poésie et politique. Dans ce cadre, unepartie de sa vie est traversée par des interrogations quipeuvent sembler toutes se réduire à la même : y a-t-il

un être des femmes. À sa manière et tout au long desa vie elle dépliera à l’infini ce champ de questionne-ment en ouvrant à chaque fois des perspectives nou-velles pour approcher la dite question des femmessans jamais fermer la porte à ce qui se trame dans lesateliers des artistes, dans les réunions des militanteset militants politiques, dans la solitude de ceux et cellesqui ont à travailler la langue comme on travaille unmatériau ou encore dans l’anonymat des vies nonhéroïques, de ces vies que l’histoire ne retiendra pas.Dans ce texte, Françoise Collin dialogue avec l’œuvrede Simone de Beauvoir.

Création littéraire des femmes

et luttes politiquesComment les femmes peuvent sortir de la particularité de leurs combats ?

H DANS LE TEXTE (FÉMINISME)

102 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

Construire des luttes communes dans une visée communiste ne peut se passer des élaborationsthéoriques que les penseuses du féminisme notamment ont transmises. Cause commune propose

des éclairages contemporains sur ces textes en en présentant l’histoire et l’actualité."

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SIMONE DE BEAUVOIR ET LE RAPPORT DES FEMMES À LA CRÉATION LITTÉRAIREDans cet extrait, Simone de Beauvoir évoque le rapportà la création littéraire, mais cette question reste nondétachable de la position qu’occupent les femmes surle plan social et politique envisagé dans une perspectivehistorique. Simone de Beauvoir publie son ouvrage en1948-1949, dans une période où les femmes viennent àpeine d’accéder au droit de vote. Elle cherche à dire parlà que les femmes enfermées ou réduites à la seule vienaturelle, au sens de l’entretien et de la génération dela vie, sont empêchées d’exister sur le plan historico-social du moins pour la période durant laquelle Beauvoirécrit son œuvre. Leur accès à l’écriture, ici la littérature,ne leur permet pas de sortir de tout ce qui fait le quotidiende leur vie : la maison, la famille, les enfants, le rapportà ce corps qu’elles ne possèdent pas tout à fait et leuren-dehors du monde, ou ce que Françoise Collin, repre-nant le terme à Hannah Arendt, nomme l’acosmie àsavoir l’absence de monde. De cette manière, parce que la vie des femmes est nonréalisée, non accomplie sur le plan de l’histoire socialeet politique, elles sont encore occupées à seulementexister. Cela veut dire qu’elles sont entravées par leursvies matérielles qui les empêchent de voir le monde au-delà de leur seul vécu, de ce qui constitue leur quotidien.Elles ont à porter la charge de leur seule personne ou

plutôt les charges de la reproduction de la vie au premierrang desquels se trouve la maternité. Comme elles ontd’abord à s’occuper d’elles-mêmes, elles se ne rendentpas compte en quelque sorte qu’en vérité elles ont ren-dez-vous avec l’histoire. Elles écrivent « dans la puresubjectivité » et ne s’occupent pas de « l’appréhensionet la constitution d’un monde » car elles se tiennent en-dehors ou à côté du monde. Par exemple, sortir de sasubjectivité pourrait amener à voir qu’un homme ouvrierest pris dans des rapports de domination et d’injustice.Injustice qui implique la même souffrance que le sen-timent d’exclusion qu’elles éprouvent. Dans ce cas, sortirde la pure subjectivité devrait conduire à se demanderqu’est-ce qu’il faut inventer ou bousculer pour que plusjamais cet homme n’ait à vivre ce type de rapports. Or,lorsqu’on est enfermé dans sa pure subjectivité, la douleuren est telle qu’elle nous rend en quelque sorte aveugleau monde qui nous entoure car nous ne recevons cemonde qu’à travers le prisme de notre vécu, en l’occur-rence nous n’interprétons ce monde qu’à travers la par-ticularité qui nous touche le plus, à savoir « je suis unefemme ». À cela s’ajoute que nous percevons cette par-ticularité non pas comme une « particularité » mais aucontraire comme le « tout » du monde qui n’est en réalitéque « notre » monde, notre vécu. Tout ce qui nous vientdu monde et toute notre action au sein de ce monde,nous ne les lisons qu’en tant que « je suis une femme ».

ENTRER DANS UN PROCESSUS D’APPROPRIATION DU MONDE Or, aller par-delà l’orgueil de son sexe, c’est se percevoirau sein du monde à sa juste place, à savoir une parmid’autres, tout comme le sexe masculin peut être porteurde problèmes spécifiques ne pouvant incarner à lui seultout ce qu’il y a dans le monde ou même au sein del’univers. Cet espace commun qui est la place publique,celle où s’élabore la délibération politique, elles en sontabsentes ou exclues. Elles sont enferrées dans les activitésqui consistent déjà à faire reconnaître leur droit et àlégitimer leur prise de parole publique. Leur rapport àla création littéraire traduit ce moment historique danslequel elles se trouvent. La charge de leur existence quiconsiste à les sortir de l’espace privé, à se détacher decet espace pour se faire une place au sein de l’espacepublic n’est pas sans entrave. Elle constitue un longchemin à parcourir durant lequel elles sont loin d’êtreassurées de leur légitimité. Ce faisant, prise par le cheminlui-même de la libération, de l’accès au statut decitoyenne à part entière, elles ne prennent pas encore44

Françoise Collin, philosophe.

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la mesure de ce qui les attend. Car ce qui les attend n’estrien moins que le monde lui-même dans toute sonampleur. Encore enfermées dans ce que Beauvoir appellela « pure subjectivité », elles sont encore condamnéesà la « particularité », c’est-à-dire qu’elles ne peuventencore penser le monde qu’à travers le vécu propre quiest le leur, leurs difficultés et non pas au-delà. Or, s’éleverpar par-delà « l’orgueil de la différence sexuelle », autre-ment dit, par-delà les problèmes qui touchent unique-ment à leur vie en tant que catégorie de sexe, c’est entrerdans un processus d’appropriation du monde lui-mêmeet même de l’univers. Accéder à la « difficile gloire dela libre existence » implique de se saisir de ce mondequi leur apparaît encore comme une sphère qui leurdemeure étrangère et de se comprendre comme partieet partie prenante de ce monde lui-même. Autrementdit « comment va le monde ? » et « en quoi puis-je par-ticiper à son complet bouleversement ? » est aussi etdésormais une question politique majeure qui concernetout autant la responsabilité des femmes. Pour le direavec emphase, dès lors que les femmes accèdent austatut de citoyenne, à la polis, à la liberté en tant qu’elles’inscrit dans le cadre d’une cité, alors elles sont de factoconvoquées devant l’histoire et c’est devant cette histoiremondiale qu’elles auront désormais à rendre descomptes, parce qu’elles sont maintenant égalementcomptables de l’univers lui-même.

ENVISAGER LES FEMMES DANS UNE PERSPECTIVE DIALECTIQUEPour Françoise Collin, l’œuvre de Simone de Beauvoirne parvient pas à accorder aux femmes l’idée que leurposition minoritaire sur le plan politique puisse avoirune portée, comme c’est le cas pour le « prolétariat »,une portée révolutionnaire. En effet, envisagée dans uneperspective dialectique, la marginalité du prolétariatimplique qu’il est porteur de dimensions radicalementnouvelles, annonciatrices d’une nouvelle société qui nedemande qu’à être enfantée. Or, selon Françoise Collin,Simone de Beauvoir n’envisagerait pas les femmes dansle cadre de cette perspective dialectique. Cela impliquealors que la seule voie qui reste aux femmes en tantqu’elles occupent une place de dominée, c’est de rejoindreune place de dominant, autrement dit d’effacer leur his-toire pour devenir un homme. Ainsi, la position dominéedes femmes n’ouvrirait pas sur une perspective révolu-tionnaire mais seulement sur une assimilation desfemmes au monde des hommes.Quelles voies politiques ces interrogations peuvent-ellesnous ouvrir et quels enseignements nous les commu-nistes, pouvons-nous en tirer ? Lorsque Simone de Beau-voir nous dit que les femmes sont encore enfermées

dans l’élément de la « particularité », ne pouvons-nouspas le comprendre après les écrits de Françoise Collinet après le mouvement MeeToo comme un fait que desmillions de femmes à travers le monde vivent ce que lesphilosophes du contrat tels que Hobbes, Locke ou Rous-seau nommaient l’ « état de nature », dès lors qu’ellesse trouvent dans l’espace domestique ? Outre les ques-tions du travail ménager et celles de la reproduction dela vie, sur lesquelles nous reviendrons prochainement,les femmes au sein de leurs vies privées ne se voient pasassurées des garanties censées être offertes par l’État dedroit. Si, comme tout citoyen, elles ont abandonné leurliberté première pour l’échanger contre une libertégarantie par l’État, cet État ne garantit pas leur libertéde personne humaine, dès lors qu’elles se trouvent dansl’espace domestique. Lorsque nous constatons effarésle nombre de femmes violentées physiquement, sexuel-lement dans leur maison, et lorsque nous voyons chaquejour le nombre de femmes mourant sous les coups deleur conjoint, comment attendre des femmes qu’elless’occupent du monde quand l’assurance de leur vie etle respect dû à leur personne ne leur est pas garantie.En outre, cette réalité matérielle qui constitue le quotidiende millions de femmes à travers le monde peut sansdoute nous éclairer sur la manière dont elles politisentleur mouvement social et leurs revendications. Se fondantsur leur vécu et dénonçant pour l’essentiel les violencesdont elles sont victimes, elles sont perçues comme étantincapables d’élargir leurs revendications à des questionsplus larges que les seules questions concernant lesfemmes. Cette contradiction dans laquelle se trouventles femmes implique qu’elles parviennent à lever devéritables mouvements sociaux à partir des probléma-tiques qu’elles veulent inscrire dans le champ de l’actualitémédiatique et politique mais sans jamais franchir véri-tablement le cap de la sphère politique en se constituanten partis politiques, ni non plus en rejoignant officiel-lement les organisations politiques telles que les partis.L’autonomie revendiquée de leur mouvement social està la fois pour elles une forme de nécessité pour faireentendre ce qui relève de leur problème et en mêmetemps un handicap les empêchant d’élargir leur base.Une lutte communiste en direction des femmes pourraitconduire à poser que, sous les violences faites auxfemmes, c’est le respect de la personne humaine qui esten jeu. La moitié de l’humanité se voit privée des garantiesde l’État de droit, dès lors qu’elle franchit la porte del’espace domestique. Si toute lutte communiste ne peuts’envisager sans l’apport essentiel des femmes, elle doitpouvoir viser les moyens de leur garantir une sécuritéa minima qui les sorte de l’inquiétude de cet état denature que reste encore pour elles l’espace domestique.H

104 • Cause H commune • MARS/AVRIL 2020

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Vincent BordasRelecture

Nicolas Lambert (Production de territoires)

Pierrick Monnet(Réactions)

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Jérémie Giono(Militer)

Constantin LopezRéseaux sociaux

Séverine Charret (Production de territoires)

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Gérard Legrip(Regard)

Jean-Michel Galano(Philosophiques)

Florian GulliUniversité permanente

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CauseHcommuneest sur Facebook

Guillaume Roubaud-Quashie

Directeur

Davy CastelRédacteur en chef

Frédo CoyèreMise en page et graphisme

Noëlle MansouxSecrétariatde rédaction

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Sébastien ThomasseyMise en page

Camille Ducrot(Critiques/Lire)

Jean QuétierRédacteur en chef

Gérard StreiffRédacteur en chef(Controverses/Sondages)

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