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Les Cahiers de l’ATP, Mai 2003 – © Tengelyi, 2003 1 L’HISTOIRE D’UNE VIE ET L’IDENTITÉ DE SOI-MÊME par László Tengelyi Professeur à la Bergische Universität, Wuppertal (Allemagne) Professeur invité à l’Université de Nice (France) au printemps 2003 Le concept d’histoire d’une vie est marqué par une ambiguïté manifeste : il désigne tout aussi bien l’expérience vécue que l’histoire racontée – ou racontable – d’une vie. Deux voies d’interprétation correspondent à ces deux sens du mot. Chez Dilthey qui était le premier à aborder le problème d’une « cohésion de la vie », ces deux voies d’interprétation ne se sont pas encore séparées l’une de l’autre 1 . La tâche assignée par ses considérations à la notion d’une connexion de la vie consistait précisément à réunir en elle-même des concepts tellement différents, voire hétérogènes, que l’expérience vive et la signification ou, plus simplement, la force et le sens 2 . Par contre, la phénoménologie n’hésitait pas à s’engager dans la première voie d’interprétation : elle considérait l’histoire d’une vie comme une totalité vécue d’événements temporels qui n’était pas pour autant dépourvue de sens. Le concept d’histoire d’une vie employé plusieurs fois par le dernier Husserl se développait sous le signe de cette approche ; mais les traits caractéristiques de cette conception se retrouvaient tout aussi bien dans la notion d’historialité élaborée par le jeune Heidegger. En revanche, la seconde voie d’interprétation a été choisie par la théorie de l’identité narrative qui a été récemment proposée. C’est l’histoire de sa vie qui montre ce qu’on est : c’est l’idée principale développée par cette théorie. Le premier à formuler cette idée était Alasdair MacIntyre 3 . Paul Ricœur a été amené par ses 1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris: Seuil 1990, p. 168. Cf. W. Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Gesammelte Schriften, Bd. VII, Stuttgart/Göttingen: Teubner–Vandenhoeck & Ruprecht 1965, pp. 191-204 et pp. 228-251. 2 Cf. W. Dilthey, op. cit., p. 199 et p. 203. 3 A. MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, London: Duckworth 2 1987 ( 1 1981), ch. XV. pp. 204–225. & Revue du Céniphé (ISSN 1958-5543), n°1, article 3.

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L’HISTOIRE D’UNE VIE ET L’IDENTITÉ DE SOI-MÊME

par László Tengelyi

Professeur à la Bergische Universität, Wuppertal (Allemagne) Professeur invité à l’Université de Nice (France) au printemps 2003

Le concept d’histoire d’une vie est marqué par une ambiguïté manifeste : il désigne tout aussi bien l’expérience vécue que l’histoire racontée – ou racontable – d’une vie. Deux voies d’interprétation correspondent à ces deux sens du mot.

Chez Dilthey qui était le premier à aborder le problème d’une « cohésion de la vie », ces deux voies d’interprétation ne se sont pas encore séparées l’une de l’autre1. La tâche assignée par ses considérations à la notion d’une connexion de la vie consistait précisément à réunir en elle-même des concepts tellement différents, voire hétérogènes, que l’expérience vive et la signification ou, plus simplement, la force et le sens2. Par contre, la phénoménologie n’hésitait pas à s’engager dans la première voie d’interprétation : elle considérait l’histoire d’une vie comme une totalité vécue d’événements temporels qui n’était pas pour autant dépourvue de sens. Le concept d’histoire d’une vie employé plusieurs fois par le dernier Husserl se développait sous le signe de cette approche ; mais les traits caractéristiques de cette conception se retrouvaient tout aussi bien dans la notion d’historialité élaborée par le jeune Heidegger.

En revanche, la seconde voie d’interprétation a été choisie par la théorie de l’identité narrative qui a été récemment proposée. C’est l’histoire de sa vie qui montre ce qu’on est : c’est l’idée principale développée par cette théorie. Le premier à formuler cette idée était Alasdair MacIntyre3. Paul Ricœur a été amené par ses

1 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris: Seuil 1990, p. 168. Cf. W. Dilthey, Der Aufbau der geschichtlichen Welt in den Geisteswissenschaften, Gesammelte Schriften, Bd. VII, Stuttgart/Göttingen: Teubner–Vandenhoeck & Ruprecht 1965, pp. 191-204 et pp. 228-251. 2 Cf. W. Dilthey, op. cit., p. 199 et p. 203. 3 A. MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, London: Duckworth 21987 (11981), ch. XV. pp. 204–225.

& Revue du Céniphé (ISSN 1958-5543), n°1, article 3.

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considérations sur les rapports entre le temps et le récit à une vue similaire de l’identité de soi-même. Parmi leurs successeurs on trouve des penseurs bien connus : qu’il suffise de mentionner ici le nom de Charles Taylor4 et celui de David Carr5.

L’idée fondamentale de cette théorie nous servira de point de départ pour un examen de l’ambiguïté qui caractérise le concept d’histoire d’une vie. Mais il deviendra, au cours de notre enquête, de plus en plus évident que cette ambiguïté présente des difficultés insurmontables pour la théorie de l’identité narrative. La reconnaissance de ces difficultés nous reconduira à la phénoménologie, même s’il ne s’agira pas de la phénoménologie initiale de Husserl ou de Heidegger, mais d’une version radicalement transformée de la méthode pratiquée par eux.

I. L’HISTOIRE RACONTÉE D’UNE VIE ET L’IDENTITÉ DE SOI-MÊME

Les partisans de la théorie de l’identité narrative soutiennent deux thèses caractéristiques : ils affirment, premièrement, que l’identité de soi-même – l’ipséité – revient à l’unité de l’histoire de sa vie, et ils ajoutent, deuxièmement, que l’unité de l’histoire d’une vie est comparable à l’unité d’une histoire racontée.

Pour comprendre le sens des ces thèses, il convient de considérer la forme de cette doctrine qui lui a été donnée par Paul Ricœur. Dans cette version de la théorie, l’assimilation de l’identité de soi-même à l’histoire d’une vie est destinée à atteindre deux fins.

Il s’agit premièrement de distinguer entre deux espèces d’identité : l’ipséité et la mêmeté. Ricœur essaie ici de satisfaire à une exigence formulée par Husserl et Heidegger. La phénoménologie initiale insistait avec raison sur la nécessité de distinguer entre l’identité de soi-même (qui peut être appelée ipséité) et l’identité des choses substantielles (qui est toujours une mêmeté)6. La différence n’est en effet pas difficile à voir. C’est à nous de décider s’il y a des choses capables de préserver leur permanence pendant des changements de leurs propriétés. Si nous sommes par hasard des juges ou des policiers, il nous faudra décider d’une manière analogue de l’identité d’autres personnes. Dans ce cas, l’identification présupposera une position extérieure : seul le point de vue d’un spectateur neutre 4 Cf. Ch. Taylor, Sources of the Self. The Making of the Modern Identity, Cambridge: Cambridge University Press 1989, en particulier pp. 47-52. 5 Cf. D. Carr, Time, Narrative, and History, Bloominton (Indiana): Indiana University Press 1986, ch. III, pp. 73-99. 6 Cf. M. Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen: M. Niemeyer 151979 (11927), p. 320: „die Selbstheit des Ich qua Selbst” versus „die Selbigkeit und Beständigkeit eines immer schon Vorhandenen”.

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permettra de constater l’« identité personnelle » d’autrui. En revanche, ce procédé ne nous suffira pas pour comprendre l’identité que nous nous attribuons nous-mêmes. Dans ce cas, l’identité ne sera pas une relation que nous considérons d’un point de vue extérieur ; elle sera au contraire une relation à laquelle nous donnons naissance nous-mêmes en nous rapportant à nous-mêmes. La notion d’une identité personnelle enracinée dans la terminologie philosophique depuis John Locke n’est que le produit d’une confusion malsaine entre les deux points de vue. C’est ce qui justifie le recours au concept d’ipséité qui est l’expression pure d’une vue intérieure de l’identité de soi-même. L’ipséité, en ce sens, n’a rien à voir avec l’identité substantielle : elle ne présuppose en effet ni la constance de nos traits, ni la solidité de notre caractère ni non plus la fermeté de nos convictions. Car on peut bien affirmer que nous restons nous-mêmes même si nous ne restons pas les mêmes que nous étions. Pourquoi en est-il ainsi ? C’est à cette question que la théorie de l’identité narrative donne une nouvelle réponse selon laquelle c’est la seule cohérence d’une histoire qui impose l’unité à notre vie et, par là, à nous-mêmes. C’est le sens de la proposition qui définit l’ipséité comme une identité narrative.

Mais il y a encore un autre but que Ricœur poursuit en adoptant cette définition : il cherche à découvrir un lien essentiel entre l’ipséité et l’altérité. Cette tentative est indiquée par le titre même de l’ouvrage Soi-même comme un autre. Ricœur s’efforce de satisfaire à une exigence formulée, cette fois, par Lévinas : il essaie de mettre en évidence, pour parler comme Lévinas, « l’intrigue de l’Autre dans le Même7 ». Il semble que la théorie de l’identité narrative est un moyen bien approprié pour atteindre ce but : contrairement à l’identité au sens de la mêmeté, l’ipséité au sens de l’unité ou de la cohérence de l’histoire d’une vie est évidemment compatible avec l’altérité ; car elle n’exclut ni l’altération du soi ni l’altérité d’autrui.

Cependant, l’ambiguïté du concept d’histoire d’une vie se révèle être la source d’une difficulté qui partage en deux camps les partisans de cette théorie. La question se pose de savoir si c’est la seule histoire racontée d’une vie, le seul récit, qui sert de fondement pour l’identité de soi-même, ou bien si l’unité de cette histoire racontée ne fait que refléter et exprimer l’unité vécue de l’histoire de cette vie.

La réponse de Ricœur semble être sans équivoque : « Nous égalons la vie, dit-il, à l’histoire ou aux histoires que nous racontons à son propos.8 » Pourtant, il appert de son débat avec MacIntyre que sa conception est plus nuancée.

7 E. Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Dordrecht/Boston/London: Kluwer 1990, p. 46: Cf. ibid.: „La subjectivité, c’est l’Autre dans le Même”. 8 P. Ricœur, „L’identité narrative”, Esprit, nº7-8/1988, p. 300.

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Dans son livre After Virtue, MacIntyre soutenait la thèse selon laquelle l’action – et surtout la totalité d’une vie – ne pourrait jamais devenir l’objet d’un récit si elle n’était pas d’ores et déjà une « histoire mise en acte » (enacted narrative).9 Chez MacIntyre, cette idée marque une rupture avec la conception historiographique élaborée par Hayden White et Louis O. Mink. Stories are not lived but told (« les histoires ne sont pas vécues, mais racontées ») – cette proposition formulée par Mink caractérise suffisamment l’approche contestée par MacIntyre. Celui-ci lui oppose la thèse suivante : Stories are lived before they are told (« les histoires sont vécues avant d’être racontées »).

Cette conception provoque cependant, comme MacIntyre le voit lui-même, toute une série d’objections dont chacune fait valoir une différence structurale entre l’histoire d’une vie et le récit qui la raconte. – 1º Une histoire racontée a toujours son auteur ; mais est-ce que nous sommes des auteurs de nos vies ? – 2º Une histoire racontée a un commencement et une fin ; est-ce que l’histoire d’une vie montre une unité comparable ? N’est-ce pas assez douteux malgré les faits fondamentaux de la naissance et de la mort, étant donné que non seulement la naissance, mais même les premières années de notre vie échappent à notre mémoire et que la mort ne devient la clôture de l’histoire de notre vie que dans les récits de ceux qui nous survivent ? – 3º Est-ce que l’histoire d’une vie ne peut pas être l’objet de plusieurs récits authentiques ? – 4º Une histoire racontée peut choisir pour son objet l’histoire d’une vie singulière ; mais y a-t-il une vie singulière, isolée, dans la réalité ? Est-ce que les histoires de nos vies ne s’enchevêtrent pas indissolublement les unes dans les autres ? – 5º Finalement une dernière objection : le récit s’insère dans une rétrospective, alors qu’au vif de l’action quotidienne la compréhension de soi met en relation la sélection des événements racontés avec les anticipations sur des possibles cours d’action.

Ricœur admet que MacIntyre parvient déjà à résoudre ces difficultés ; cependant, il énumère encore une fois toutes les cinq objections pour leur donner une réponse plus raffinée qu’on ne trouve chez son prédécesseur irlandais. Je résume ces réponses en les formulant en guise de questions. – 1º Quant à l’existence, on n’est sans doute pas l’auteur de l’histoire de sa vie, mais, ne s’en fait-on pas le coauteur quant au sens10 ? – 2º N’est-ce pas précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle qu’on a besoin de l’unité des fictions littéraires pour donner à une initiative nouvelle tout son poids ou pour fixer le contour des fins irrémédiablement provisoires ? – 3º N’est-ce pas un trait indispensable de

9 Cf. A. MacIntyre, op. cit., p. 211 sq. ; p. 215 : „What I have called a history <of a life> is an enacted dramatic narrative in which the characters are also the authors.” 10 Cf. A. MacIntyre, After Virtue. A Study in Moral Theory, op. cit., p. 213 : „[...] we are never more (and sometimes less) than the co-authors of our own narratives”. Cf. P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 189 : „quant à l’existence” – „quant au sens”).

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l’unité particulière qui caractérise l’histoire d’une vie qu’on peut raconter plusieurs récits authentiques de soi-même et envisager par suite plusieurs cours d’action possibles ? – 4º Est-ce qu’on ne trouve pas dans l’enchâssement d’un récit dans un autre, dont la littérature donne maints exemples, un modèle d’intelligibilité de l’enchevêtrement des histoires de vie les unes dans les autres ? – 5º En dernière instance : est-ce que l’historiographie et la littérature ne mettent pas en relation la sélection des événements racontés avec les anticipations relevant d’un projet qui se rapporte au futur ? A vrai dire, le récit n’est rétrospectif qu’en un sens bien précis. Comme Ricœur le dit : « Le passé de narration n’est que quasi-passé de la voix narrative.11 »

Ces réponses montrent clairement qu’il n’y a pas de fossé entre l’expérience vive de l’histoire d’une vie et le récit qui s’y rapporte. Mais quelle est la conséquence qu’on doit tirer de ce fait ? Sur ce sujet, il y a un désaccord entre les partisans de la théorie de l’identité narrative. MacIntyre considère le fait mentionné comme une preuve qui montre que la vie est en elle-même une histoire mise en acte. Ricœur, au contraire, tire de la même constatation une conclusion différente : il pense que nous appliquons les éléments structuraux du récit à la réalité de notre vie, et il ajoute que l’histoire d’une vie est par conséquent « un mixte instable entre fabulation et expérience vive12 ».

Cette conception est sans doute plus nuancée que la doctrine des histoires mises en acte ; cependant, les difficultés qu’elle soulève ne sont pas moins grandes. Il ne va en effet nullement de soi de dire que l’identité de soi-même consiste en « un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». Même si nous supposons que les éléments structuraux du récit peuvent jouer un rôle dans la constitution de l’expérience vive, il serait difficile de soutenir que l’identité de soi-même soit un simple produit de la création narrative. Ricœur dit expressément qu’en racontant des histoires à propos de nos vies, nous essayons de découvrir, et non pas de nous imposer de l’extérieur, l’identité narrative qui nous constitue13. Or, il est évident qu’aucun récit ne saurait découvrir l’identité de soi-même si elle n’était rien d’autre qu’un produit de la création narrative. Ne doit-on donc pas chercher l’identité de soi-même bien plutôt dans l’unité temporelle de l’expérience vive que dans l’unité de l’histoire racontée d’une vie ? Nous voilà reconduits par cette difficulté à l’approche phénoménologique de l’histoire d’une vie.

11 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 192. 12 P. Ricœur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 191. 13 P. Ricœur, „Life in Quest of Narrative”, in: D. Wood (ed.), On Paul Ricœur. Narrative and Interpretation, i. k., 32. o.: „Our life [...] appears to us as the field of a constructive activity, borrowed from narrative understanding, by which we attempt to discover and not simply impose from outside the narrative identity which constitutes us.”

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II. L’ÉMERGENCE SPONTANÉE DE SENS DANS L’HISTOIRE D’UNE VIE

Le retour à la phénoménologie ne peut pas consister ici à se remettre à une méthode d’investigation toute prête et bien établie. C’est, au contraire, à nous de découvrir les moyens de pensée appropriés qui pourront nous servir pour déterminer les rapports entre l’histoire d’une vie et l’identité de soi-même.

C’est seulement quant au sens, et non pas quant à l’existence, pouvons-nous dire avec Ricœur, que chacun de nous est, non pas l’auteur, mais bien le coauteur de l’histoire de sa vie. Toute la difficulté se résume en cette proposition. Il s’en prête tout d’abord une interprétation simple – trop simple – qui consisterait à dire que ce sont les récits racontés à propos de notre vie qui donnent leur sens aux événements dont nous faisons l’expérience. Cette interprétation est cependant à peine conciliable avec la constatation déjà mentionnée qu’en racontant des histoires à propos de sa vie, on essaie de découvrir, et non pas d’imposer à lui-même de l’extérieur, l’identité de soi-même. Mais il serait non moins contestable d’en tirer une conséquence en faveur de la doctrine des histoires mises en acte. Car c’est en fait sur une illusion trompeuse que cette doctrine se fonde. C’est le premier point qu’il s’agit d’établir pour en revenir ensuite à la question de la donation de sens.

1. Le fantôme d’une vie qui se raconte elle-même

Thomas Mann évoque dans son roman Joseph et ses frères l’idée d’une vie qui se raconte elle-même. Y a-t-il un narrateur, se demande-t-il, qui n’ait pas l’impression d’avoir affaire à une histoire qui s’est racontée elle-même avant d’être racontée la première fois par un narrateur – et cela à un degré de précision que la vie seule est capable d’atteindre et auquel le narrateur n’a aucune chance et aucun espoir de parvenir14. Il n’y a cependant aucun doute qu’il ne s’agisse ici d’une illusion. Les considérations pleines d’ironie que Thomas Mann consacre à ce trompe-l’œil des écrivains nous permettent d’en dévoiler les racines. Nous nous apercevons que nous pouvons raconter plusieurs histoires authentiques à propos d’une vie. Quant à cette observation, elle pourrait, comme nous l’avons vu, tout aussi bien servir d’argument pour remettre en question toute assimilation de l’expérience vive à une histoire racontée. Mais il se peut bien que nous ne

14 Th. Mann, Joseph und seine Brüder, Berlin/Weimar: Aufbau-Verlag 1972, tome II, p. 342.

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prêtions pas attention à ce fait quand nous sommes frappés par l’échelle des degrés bien différents de l’exactitude et de la fidélité à la réalité que les différents récits peuvent atteindre à propos d’une et la même vie. Tout se passe ici comme si l’expérience vive était le « texte original » dont les histoires racontées ne font que de s’approcher. Cette impression se produit pourtant comme le résultat d’un passage à la limite qui reste inaperçu, mais se révèle être lourd de conséquences. Nous nous représentons la hiérarchie de tous les récits qui se rapportent à une et la même vie, nous les ordonnons selon la gradation de leur précision, et nous égalons l’histoire qui est la plus précise de toutes les histoires possibles, sans y réfléchir, à la réalité de la vie. Nous sommes ici victimes d’une illusion qu’on peut analyser à la manière de Kant : nous confondons un « principe régulateur » des histoires racontées avec un « principe constitutif » de l’histoire vécue d’une vie.

2. Dissociation de l’expérience vive et de l’histoire racontée

Si nous ne rejetons pas seulement la doctrine de MacIntyre selon laquelle

l’expérience vive n’est rien d’autre qu’une histoire mise en acte, mais que nous refusons également d’adopter la thèse de Ricœur selon laquelle l’identité de soi-même est « un mixte instable entre fabulation et expérience vive », alors nous nous trouvons confrontés à un dilemme majeur : nous admettons, d’une part, qu’il est possible de raconter des récits moins précis et plus précis à propos d’une et la même vie, car autrement il ne pourrait être question d’aucune tentative de découvrir l’identité de soi-même au moyen d’histoires racontées ; mais, d’autre part, nous ne pouvons pas dire en quoi la précision d’un récit consiste, car le raisonnement préalable nous a tout à l’heure montré qu’on a besoin d’une bonne quantité d’ironie pour considérer l’expérience vive comme un « texte original » sur lequel les histoires racontées peuvent se régler.

Une issue de ce dilemme s’ouvre devant nous, si nous abandonnons le point de vue extérieur duquel nous avons considéré jusqu’ici le rapport entre l’expérience vive et l’histoire racontée et nous abordons le problème de la précision d’un récit de la manière dont il se pose à l’intérieur de l’histoire d’une vie. Ricœur franchit lui-même le premier pas dans cette direction, lorsqu’il affirme, en alléguant l’exemple de la séance psychanalytique, que « l’histoire d’une vie se constitue par une série de rectifications appliquées à des récits préalables […]15 ». Le problème de la précision d’un récit prend une forme entièrement différente si l’on renonce à examiner in abstracto un ensemble d’histoires racontées qui se rapportent à une et la même vie, et si l’on se présente in concreto, en se replaçant à

15 P. Ricœur, Temps et récit, op. cit., tome III, p. 356.

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l’intérieur de l’histoire de sa propre vie, les situations critiques dans lesquelles on se trouve contraint d’appliquer des rectifications à des récits préalables.

Jamais les différences structurales qui séparent une histoire racontée de l’expérience vive ne deviennent si manifestes, si marquées et tellement accentuées que dans une telle phase critique. C’est cette phase qui donne tout son poids à l’observation que même quant au sens, on n’est que le « coauteur » de l’histoire de sa vie. Car il s’agit ici d’une situation où le sens qu’on avait attribué à des événements de sa vie perd tout d’un coup sa pertinence et parfois même son intelligibilité. Un sens nouveau peut bien émerger ; mais l’initiative nous est ici arrachée. De toute évidence, l’émergence du nouveau sens se soustrait à notre emprise. C’est qu’il n’est pas dans notre pouvoir de l’inventer ; il nous faut au contraire le découvrir. Cette constatation simple et à peine contestable nous décide à distinguer l’émergence d’un sens nouveau de toute « donation » ou « prestation » de sens par un sujet conscient.

Avant de continuer notre raisonnement, il convient d’illustrer et de confirmer par l’analyse d’un cas concret cette distinction à laquelle nous attachons une importance capitale. Si nous nous penchons sur un exemple littéraire, c’est pour assurer la possibilité de contrôler nos affirmations.

3. « Le chef-d’œuvre florentin »

Proust décrit les passages presque imperceptibles qui transmuent Swann,

homme du monde et maître des liaisons amoureuses, en un esclave de la jalousie. Le processus qui se dessine sous nos yeux est continuel et irrésistible ; il y a pourtant quelques points de cristallisation qui le rendent de plus en plus irréversible. On a fait souvent ressortir l’importance de la petite phrase de la sonate de Vinteuil ; mais le rôle de la ressemblance découverte par Swann entre Odette et cette figure de Zéphora, la fille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine, n’en est pas moins décisif. La peinture de Botticelli se remplit d’un sens nouveau ; ce sens trouve un point d’appui dans le langage pour finir par conférer aux traits corporels d’Odette une nouvelle beauté. « Le mot d’ „œuvre florentine”, lisons-nous, rendit un grand service à Swann. Il lui permit, comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves, où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse. Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eu de cette femme, en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, de son corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furent détruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les données d’une esthétique certaine ; sans compter que le baiser et la possession qui semblaient naturels et médiocres s’ils lui étaient accordés par une chair abîmée, venant couronner l’adoration d’une pièce de

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musée, lui parurent devoir être surnaturels, et délicieux.16 » Le mot « chef-d’œuvre florentin » est en effet comme une parole magique : il revêt une « chair abîmée » d’un sens nouveau et il parvient à éveiller le désir de Swann que le visage fatigué, les joues languissantes et les yeux maussades d’Odette n’étaient pas capables de susciter.

4. L’émergence spontanée et la fixation intentionnelle du sens

Notre exemple montre que l’histoire d’une vie donne lieu à l’émergence

spontanée d’un sens qui se soustrait à l’emprise de tout sujet conscient, parce qu’il ne se laisse ramener à aucune « donation » ou « prestation » de sens. Ricœur n’a sans doute pas entièrement tort de dire que la vie est « un tissu d’histoires racontées17 » ; mais on doit ajouter que ce tissu s’élime et se fendille aussitôt qu’un mot, une image, un visage, une figure se revêt d’un sens inattendu, et nous permet de nous apercevoir d’un processus caché et indisponible qui donne naissance à un sens nouveau.

On peut certes chercher – ou, plus exactement, on ne peut pas s’empêcher de chercher – à saisir et, pour ainsi dire, à fixer le sens émergeant en le résorbant dans des histoires remaniées – ou « rectifiées ». On ne peut pas renoncer à cette tentative de s’emparer d’un sens qui a toute apparence d’être immaîtrisable. C’est sans doute grâce à cette tentative bien acharnée que l’identité de soi-même n’est ébranlée que rarement, et même une fois ébranlée, ne perd pas sa capacité de se rétablir en prenant, après une crise plus ou moins profonde, une nouvelle forme. Cependant, rien ne peut nous assurer que nos efforts permanents de fixer le sens des événements de notre vie aboutissent jamais à un succès définitif. Nous faisons au contraire l’expérience renouvelée de l’émergence spontanée d’un sens qui ne cesse d’échapper à notre prise en remettant en cause nos histoires préalables, même une ou plusieurs fois déjà rectifiées, et en donnant un démenti à l’identité de nous-mêmes que nous croyions avoir enfin retrouvée.

Cette expérience réitérée est la source d’une difficulté que la théorie de l’identité narrative, dans aucune de ses versions, n’arrive à surmonter. Le processus souterrain, dont témoigne, dans l’exemple tiré de l’histoire de Swann, l’assimilation d’Odette à la figure de Zéphora, ne se prête évidemment pas à une caractérisation qui le décrit comme « un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». Car, d’une part, si ce processus peut être capté par des histoires racontées, il ne peut pas être pour autant considéré comme le simple produit d’une « fabulation » narrative, et d’autre part, quoiqu’il soit le dessous du jeu de 16 M. Proust, Un amour de Swann, La Flèche: Bookking International 1994, p. 57. 17 P. Ricœur, Temps et récit, op. cit., tome III, p. 356.

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l’expérience vive, il n’en est jamais l’objet immédiat. Mais il ne se prête pas non plus à une description qui le fait passer pour une preuve de l’idée d’une vie qui se raconte elle-même. Car, loin de compléter le tissu des histoires racontées, il ne se fait jamais jour sans le déchirer.

Nous en pouvons tirer la leçon que l’histoire d’une vie et l’identité de soi-même ne peuvent être considérées comme des concepts équivalents. Il est certes incontestable que le caractère de mienneté est un trait inaliénable de toute vie : comme Marc Richir le dit, je ne peux vivre aucune autre vie que la mienne et aucun autre ne peut vivre à ma place la vie qui est la mienne. On est bien tenté d’en conclure que l’histoire d’une vie et l’identité de soi-même ne font qu’un. On ne peut même pas dire que cette conclusion soit sans fondement : les deux concepts sont en effet inséparables. Mais nos considérations montrent que cette inséparabilité ne signifie ni indiscernabilité ni indissociablité. Si nous disons que l’histoire d’une vie est le lieu de naissance d’un sens spontané, tandis que l’identité de soi-même est bien plutôt l’enjeu principal des efforts qui cherchent à fixer ce sens indisponible en lui conférant l’unité d’une visée intentionnelle, il devient alors clair qu’il s’agit ici de deux choses différentes, même si ces deux choses sont indissolublement reliées l’une à l’autre.

La constatation d’une inséparabilité qui ne se confond ni avec une indiscernabilité ni avec une indissociabilité nous impose une nouvelle tâche : il nous faut spécifier la structure conceptuelle qui caractérise le rapport entre l’émergence spontanée et la fixation intentionnelle d’un sens qui ne se laisse réduire à aucune « donation » ou « prestation » de sens par un sujet conscient.

5. La méthode diacritique Que serait plus naturel que de recourir à la tradition de la pensée dialectique

pour comprendre l’inséparabilité de deux facteurs différents et même dissociables ? Il est en effet peu surprenant si Ricœur lui-même s’en remet à cette tradition, lorsqu’il essaie de saisir, en résumant une ample investigation, l’unité du temps raconté.

Pourtant, l’expérience de l’émergence spontanée d’un sens indisponible qui fait échec à toute tentative de lui conférer une fixité définitive nous décourage de nous engager dans cette voie. Car elle montre une nouveauté tellement radicale qu’on doit s’interroger si les figures de pensée toutes faites de la tradition dialectique sont susceptibles d’en tenir compte.

C’est pourquoi nous avons fait usage tout à l’heure d’une nouvelle figure de pensée. Quel était, en effet, le procédé qui nous a conduit à distinguer et à dissocier d’abord l’expérience vive de la fabulation narrative, ensuite l’émergence spontanée d’un sens indisponible tout aussi bien de toute donation ou prestation

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de sens que de toute fixation intentionnelle de sens, et finalement l’histoire d’une vie de l’identité de soi-même ? Il convient d’en faire ressortir rétrospectivement les deux traits principaux. – 1º Au lieu d’analyser in abstracto les facteurs justement énumérés, nous les avons replacés dans une situation critique et vitale qui nous permettait d’examiner in concreto leurs rapports. Cette façon de discerner et de dissocier des facteurs inséparables se distingue de la méthode dialectique déjà par le fait qu’elle ne se contente pas d’une pure analyse conceptuelle mais recourt à l’expérience vive. – 2º Nous avons délimité l’histoire d’une vie de l’identité de soi-même en établissant une différence entre un sens émergeant spontanément et un sens fixé intentionnellement. Nous pouvons ajouter maintenant que nous n’avons aucun lieu de considérer cette différence comme le germe d’une opposition ou contradiction dialectique. Nous devons y reconnaître bien plutôt le caractère d’une différence diacritique. Ce terme désigne, comme on le sait, le rapport caractéristique entre les éléments oppositionnels qui constituent le système d’une langue et, en général, la cohésion d’expressions significatives. En qualifiant de l’attribut de diacritique la méthode dont nous avons fait usage pour délimiter l’histoire d’une vie de l’identité de soi-même, nous nous rattachons à une initiative dont les contours commencent à s’esquisser dans les derniers ouvrages de Merleau-Ponty.

L’idée d’un usage du diacritique18 eût pu être à peine conçue, si Merleau-Ponty n’eût reconnu très tôt la signification philosophique du structuralisme linguistique de Ferdinand de Saussure aussi bien que du structuralisme éthnologique de Claude Lévi-Strauss. Mais il serait une erreur d’en conclure que tout usage du diacritique nous engage dans le structuralisme comme position philosophique. Merleau-Ponty évoque le « système diacritique » de la perception et de l’intersubjectivité19, mais il attribue une importance encore plus grande à une question que chacun doit se poser à la première personne du singulier et qui concerne, pour employer donc la première personne du singulier, « mon montage sur un système diacritique universel20 ». S’il est vrai que le propre d’une démarche phénoménologique consiste à être rattachée à une expérience qui s’exprime originairement à la première personne du singulier, alors cette question indique sans équivoque que l’usage du diacritique s’insère, chez le dernier Merleau-Ponty, dans le cadre d’une démarche phénoménologique.

Bien évidemment, une phénoménologie qui s’appuie sur une méthode diacritique s’éloigne considérablement de la phénoménologie initiale. Loin de partager la conviction husserlienne selon laquelle on peut et doit trouver à chaque élément conceptuel de notre pensée une intuition correspondante, elle admet 18 Cf. M. Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris: Gallimard 1964, p. 270. 19 Ibid., p. 229 et 267. 20 Ibid., p. 287.

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qu’il y a un écart irrémédiable entre l’expérience vive et la pensée conceptuelle. Cependant, en essayant de ramener cette non-coïncidence à la différence diacritique d’une émergence spontanée et d’une fixation intentionnelle de sens, elle se rattache à la tradition phénoménologique qui était d’ores et déjà profondément marquée par la tentative de conférer à la notion de sens une signification élargie qui permettait d’étendre le langage au monde. Cette tentative donne à une démarche un caractère phénoménologique, même si elle rejette, en rompant avec la doctrine initiale de Husserl, tout essai de ramener ce sens à une « donation » ou « prestation » de sens par le sujet conscient.

6. Amorces de sens reçues et amorces de sens repoussées

Imaginons-nous une situation qui nous laisse entrevoir un nouveau sens,

comme Swann s’aperçoit soudain d’une ressemblance entre Odette et la figure de Zéphora dans la fresque de Botticelli. Une telle situation nous aide à comprendre que le sens spontané émerge toujours d’une manière inattendue ; il se présente tout d’un coup, car il frustre et réfute toutes les attentes préalables. C’est pourquoi il introduit, pour ainsi dire, un nouveau commencement dans l’histoire d’une vie.

Pourtant, une rétrospection découvre souvent quelques événements qui ont déjà annoncé et signalé le nouveau sens. Que l’on songe au cas d’Odette et de Swann : ne peut-on pas dire que l’importance mystérieuse attachée à la petite phrase de la sonate de Vinteuil anticipe déjà sur la réorientation de toute la vie de Swann qui est à la fois provoquée et reflétée par le mot « chef-d’œuvre florentin » ? La découverte d’une telle anticipation met en rapport le sens indisponible avec quelques événements antérieurs qui en sont considérés comme des signes précurseurs ; c’est ainsi qu’elle sert de point de repère pour une fixation ultérieure de sens. La fixation intentionnelle du sens spontané consiste précisément en un essai de l’insérer dans la série de ces événements antérieurs qui ne peuvent être découverts, à vrai dire, qu’après coup. Mais cet essai n’aboutit qu’à un demi-succès. Car le sens spontané est un sens flou et multiple qui ne se laisse jamais insérer sans résidu dans une série univoque d’événements consécutifs. Il comporte toute une richesse d’amorces de sens divergentes ; il contient par conséquent toujours un excès par rapport aux signes précurseurs qui l’annoncent ; c’est précisément pourquoi il est capable d’introduire un nouveau commencement dans l’histoire d’une vie. La fixation intentionnelle de ce sens flou et multiple se trouve contraint de l’appauvrir en laissant de côté toutes les amorces de sens réfractaires à la visée qu’elle lui impose. Cependant, ces amorces de sens repoussées, rejetées ou parfois même refoulées ne cessent pour autant d’exister ; elles exercent au contraire une influence souterraine sur le destin du

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sens reçu et fixé, et ce n’est pas rare qu’elles retournent en provoquant une nouvelle crise.

Les grands écrivains ne manquent pas de faire voir ces avatars du sens spontané. Regardons encore une fois l’exemple du « chef-d’œuvre florentin ». Le sens conféré par Swann à ce mot ne se réduit nullement au seul effet qui est expressément indiqué par le récit. Que l’adoration d’une pièce de musée revêtisse une « chair abîmée » d’une nouvelle beauté, n’est que le sens le plus manifeste que prend l’expression citée. On en discerne de prime abord un autre sens, plus latent, plus sinistre : l’amour de Swann commence à se nourrir de la passion qu’il a de la contemplation et aussi bien de l’interprétation des peintures. Nous apprenons en effet qu’il travaille sur une étude consacrée à Vermeer. Or, jamais cette étude ne sera achevée ; au moment même où il exploite (inconsciemment ou demi-consciemment) les ressources de son attachement pour l’art afin de susciter son désir d’Odette, Swann se prive lui-même de l’ultime refuge qui le pourrait protéger contre le sentiment auquel il succombe d’une manière de plus en plus définitive et irrévocable. En considérant le rapport étroit que soutient le motif du « chef-d’œuvre florentin » avec la petite phrase de la sonate de Vinteuil, nous pourrions encore ajouter un troisième sens qui ne sera dévoilé qu’à la fin de toute l’œuvre gigantesque, au cours de la grande méditation au salon-bibliothèque de l’hôtel de Guermantes. Le narrateur raconte : « […] repensant à cette joie extratemporelle causée, soit par le bruit de la cuiller, soit par le goût de la madeleine, je me disais : „Était-ce cela, ce bonheur proposé par la petite phrase de la sonate à Swann qui s’était trompé en l’assimilant au plaisir de l’amour et n’avait pas su le trouver dans la création artistique […] ? D’ailleurs, elle [la vérité faite pour lui] n’eût pu lui servir, car cette phrase pouvait bien symboliser un appel, mais non créer des forces et faire de Swann l’écrivain qu’il n’était pas.” »21

Cet exemple montre qu’un sens multiple et flou ne cesse de changer de visage et qu’il se détache de plus en plus de Swann lui-même qui ne parvient jamais à comprendre « la vérité » faite pourtant pour lui.

III. IPSÉITÉ ET SINGULARITÉ

La phénoménologie diacritique se distingue de l’analyse structurale d’un système de différences diacritiques, comme nous l’avons vu, par le fait qu’elle se base sur une expérience qui s’exprime originairement à la première personne du singulier. On ne doit pourtant pas croire que celui qui prend pour point de départ une telle

21 M. Proust, A la recherche du temps perdu, Édition « Pléïade», tome III, p. 877 sq.

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expérience se fasse nécessairement « prisonnier du cogito », comme l’affirme Claude Lévi-Strauss22, ou s’engage forcément à défendre « la configuration anthropologique de la philosophie moderne », comme le dit Michel Foucault23. Car la première personne du singulier ne renvoie ici ni à un moi personnel, ni à un moi transcendantal. Elle n’indique, à vrai dire, qu’une différence entre soi-même et autrui : elle se fonde sur le fait bien remarquable qu’on ne peut être conduit par aucun changement, quelque profond qu’il soit, à devenir un autre que soi-même. Cette différence entre soi-même et autrui ne tient à aucune caractéristique personnelle ; elle n’est donc pas substantielle, mais purement positionnelle. Car il est évident qu’on ne reste pas soi-même parce qu’on se distingue des autres par son individualité toute particulière, mais, inversement, on se distingue des autres parce qu’on ne peut pas ne pas rester soi-même, même si son individualité peu particulière ne montre aucun trait distinctif.

Doit-on ajouter qu’on préserve l’identité de soi-même, même si l’on ne reste pas le même qu’on était ? Cette assertion exprime l’une des observations les plus fondamentales qui ont donné naissance à la théorie de l’identité narrative. Or, il s’agit d’une proposition qui n’est pas infondée, mais qui peut aisément induire en erreur. Elle n’est pas infondée, car elle peut être considérée comme équivalente à l’affirmation qu’on reste soi-même, même si l’on ne reste pas le même qu’on était. Mais elle peut induire en erreur, car elle contient l’expression bien ambiguë d’identité de soi-même. Si l’on prend cette expression, comme il convient ici, au sens d’une identité narrative, alors elle renverra à une ipséité qui ne se laisse pas réduire au fait purement positionnel que nous restons nous-mêmes, même si nous ne restons pas les mêmes que nous étions. Mais n’est-ce pas bien douteux si nous préservons l’identité de nous-mêmes – au sens d’une identité narrative – au cours de toutes les altérations qui nous affectent pendant notre vie ? Est-ce que nos convictions, nos particularités morales et nos capacités intellectuelles ne peuvent pas subir des changements si profonds et, en quelques cas, si soudains que nous finissions par devenir véritablement autres que nous étions ? Nous sommes sans doute tous enclins à répliquer que jamais nous ne devenons autres à un tel degré que nous ne restions pas nous-mêmes ; mais il ne peut pas nous échapper que l’évidence apparente – et, en réalité, trompeuse – de cette réplique repose sur la confusion de l’identité de soi-même avec le fait purement positionnel que nous restons nous-mêmes, même si nous ne restons pas les mêmes que nous étions.

Ces considérations nous amènent à distinguer entre deux sens d’être nous-mêmes. La théorie de l’identité narrative n’a certainement pas entièrement tort ; nous pouvons bien admettre que l’unité de l’histoire racontée d’une vie est le fondement de ce que nous continuons à nommer l’ipséité. Mais nous devons ajouter que l’ipséité, en ce sens du mot, n’est ni la source principale ni la 22 Cf. C. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris: Plon 1962, Livre de poche « Agora » , p. 297. 23 M. Foucault, Les mots et les choses, Paris: Gallimard 1966, p. 352.

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condition indispensable de notre singularité, c’est-à-dire de notre unicité irremplaçable. C’est notre singularité qui s’exprime dans le fait purement positionnel que nous restons nous-mêmes, même si nous ne restons les mêmes que nous étions.

Cette distinction entre l’ipséité et la singularité qui s’inspire d’ailleurs de Lévinas est comparable à l’opposition kantienne du moi comme sujet transcendantal au moi comme objet empirique. Il s’agit, dans les deux cas, d’indiquer un fondement purement positionnel d’être soi-même qui ne dépend d’aucune caractéristique personnelle. Que les deux distinctions ne coïncident pas, tient à la nature de la différence qui est destinée, dans les deux cas, à déterminer la position de soi. Kant s’appuie à la seule opposition du sujet à l’objet. Cette démarche a l’inconvénient de ne pas tenir compte de la différence entre le soi visé et n’importe quel autre soi. Car l’opposition du sujet à l’objet s’applique tout aussi bien à autrui qu’à moi-même. C’est pourquoi le moi comme sujet transcendantal reste un X indéterminé et formel qui n’a rien à voir avec notre unicité irremplaçable. Il n’en est pas de même du concept de singularité qui s’insère dans une perspective différente. Car ce concept se base d’ores et déjà sur la différence invincible, quoique purement positionnelle, entre soi-même et autrui. C’est sur la position que nous occupons, pour parler comme Merleau-Ponty, dans « le système diacritique de l’intersubjectivité » que se fonde notre unicité irremplaçable. Nous pouvons aussi bien dire, en employant, cette fois, une expression de Lévinas que nous avons déjà citée, que c’est « l’intrigue de l’Autre dans le Même » qui nous assigne une singularité.

Ce n’est pas par hasard que le mot « intrigue » est utilisé dans cette expression. Il renvoie au drame de la vie qui donne à raconter sans qu’aucun récit parvienne jamais à l’épuiser et le résorber. Cette dimension dramatique ne se confond pas avec la dimension épique de la « fabulation » narrative. Toute intrigue dramatique se noue parce que le soi n’est jamais l’autre, alors que l’ipséité au sens d’une identité narrative ne saisit le soi que comme un autre.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que la théorie de l’identité narrative ne tient compte que d’une ipséité qu’elle omet de distinguer de la singularité, voire qu’elle confond même avec celle-ci. Mais nous devons ajouter que nous sommes dans notre quête narrative de l’identité de nous-mêmes tous dupes de la même confusion. De temps en temps, nous nous trouvons contraints de réviser et rectifier les histoires préalables par lesquelles nous avons fixé notre ipséité. Or, dans la plupart des cas, nous ne pouvons pas nous empêcher de croire que c’est notre singularité, notre unicité irremplaçable, qui est menacée par la crise. Il importe de savoir qu’il n’en est pas ainsi ; il importe de le savoir pour ne pas perdre de vue le drame de la vie qui nous appelle à agir avant de nous donner à raconter.

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