30
SCIENTIFIQUE ET CROYANT? Un voyageur atteint les limites du monde connu et découvre la machinerie céleste. (Gravure attribuée à Camille Flammarion) Ce n’est vraiment pas à la mode de se dire croyant ces jours- ci. Depuis plusieurs années, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, celui qui se dit croyant se fait immédiatement soupçonner : 1) D’être musulman, car à part les musulmans qui donc ose affirmer qu’il est croyant, de nos jours? (Ah oui, il y a les Témoins de Jéhovah…) 2) D’être radical. On se demande s’il n’essayera pas de nous convaincre que sa religion est la seule vraie religion. Encore chanceux s’il n’essaye pas de le faire avec des moyens violents, comme une bombe ou une Kalachnikov.

123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

SCIENTIFIQUE ET CROYANT?

Un voyageur atteint les limites du monde connu et découvre la machinerie céleste. (Gravure attribuée à Camille Flammarion)

Ce n’est vraiment pas à la mode de se dire croyant ces jours-ci. Depuis plusieurs années, surtout depuis les attentats du 11 septembre 2001, celui qui se dit croyant se fait immédiatement soupçonner :

1) D’être musulman, car à part les musulmans qui donc ose affirmer qu’il est croyant, de nos jours? (Ah oui, il y a les Témoins de Jéhovah…)

2) D’être radical. On se demande s’il n’essayera pas de nous convaincre que sa religion est la seule vraie religion. Encore chanceux s’il n’essaye pas de le faire avec des moyens violents, comme une bombe ou une Kalachnikov.

3) De ne pas être très malin. Tout le monde sait que les religions sont le lot des esprits faibles, qui n’osent pas penser par eux-mêmes et préfèrent abdiquer leur libre-arbitre au profit d’un système qui leur promet une vie meilleure dans l’au-delà.

Page 2: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Eh bien oui, je suis croyant et je m’en excuse. C’est un réflexe qui vient de mon enfance, un complexe indéracinable, une sorte de psychose. Ce n’est pas ma faute, je suis né dans une famille très pieuse et, dès mon plus jeune âge, on m’a appris à dire Maman, Papa, le Bon Dieu et Jésus, car c’était une famille catholique (donc le No.1 ne s’applique pas à moi).

L’école et les prêtres se sont joints à mes parents pour me convaincre que l’essentiel, dans la vie, est de croire en Dieu, de lui obéir et surtout d’éviter de faire un péché mortel, car je serais condamné à aller en Enfer pour l’éternité. Je n’avais aucune raison de mettre en doute ces convictions car tous mes oncles, tantes, cousines, cousins, amis, connaissances, et même le Premier ministre du Québec (il s’appelait Maurice Duplessis), ne cessaient de répéter les mêmes choses. On disait que Duplessis était le meilleur Premier ministre car tous les prêtres, les évêques et même le Cardinal, l’aimaient; et il le leur rendait bien.

On appelait Dieu : « Le Bon Dieu », et pourtant c’est Lui qui avait le pouvoir de nous envoyer en Enfer. Il fallait croire et ne pas critiquer. D’ailleurs, je n’avais aucune envie de le faire; devant la menace de souffrances éternelles, on se tient les fesses serrées.

Le soir, on faisait la prière en famille. Le Cardinal récitait le chapelet à la radio, et nous savions que toutes les bonnes familles Canadiennes-françaises écoutaient la même émission. Le soir où j’ai refusé de me joindre au chapelet (je ne sais pas ce qui m’avait pris), j’ai reçu une fessée et Papa m’a dit : « Alors reste dans ta chambre! » J’ai obéi et, le soir suivant, je suis retourné au chapelet sans rechigner.

Radical? Je l’ai été; ça faisait partie de la formation. À l’école primaire, on nous disait que nous étions des Croisés, des « soldats du Christ », ayant pour mission de lutter pour répandre la foi chrétienne dans le monde. On nous parlait des braves chevaliers qui étaient allés combattre pour délivrer Jérusalem des « païens ». Nous devions être aussi braves que ces héros. Comme vous voyez, les djihadistes n’ont rien inventé.

Il faut avoir grandi sous les menaces de l’Enfer éternel pour comprendre l’emprise que la religion peut exercer sur un individu. J’ai l’impression de bien comprendre les « bons musulmans » ou les Juifs orthodoxes, ou n’importe quel croyant de naissance. J’ai été comme eux; c’est comme si mon cerveau avait été affecté de façon durable et j’aurai toujours le réflexe de croire qu’il y a un monde spirituel, des esprits plus ou moins grands, plus ou moins bons, et un Dieu Tout-puissant par-dessus tout cela. J’ai lu récemment le livre de la journaliste Denise Bombardier : « Une enfance à l’eau bénite. » Je m’y reconnais à chaque page, j’y ai souligné des phrases partout. Mme Bombardier raconte son enfance dans le milieu catholique de l’époque et la libération très difficile qui fut la sienne, lors de l’adolescence.

Dans mon cas, la libération s’est faite très tard car le milieu ne s’y prêtait pas. Mon frère aîné, qui était également mon parrain, était prêtre; sa congrégation l’avait envoyé en Asie comme missionnaire. Toute la famille était très fière de lui et je rêvais de l’imiter un jour. Partir dans les pays lointains, répandre la foi chrétienne, tel était mon rêve en entrant au collège. N’étais-je pas un Croisé? Maintenant que je sais ce qu’ont été les croisades et la barbarie avec laquelle les chrétiens ont conquis le Moyen-Orient, il y a 900 ans, je frémis à l’idée que nos dirigeants religieux voulaient nous associer à de tels personnages. Lisez « Les Croisades vues par les Arabes » d’Amin Maalouf; c’est passionnant, et ça remet les idées en place.

Un jour, alors que j’étais devenu physicien, je lisais un article sur les scientifiques récipiendaires du Prix Nobel et j’eus la surprise d’apprendre que la majorité de ceux-ci ne croient pas à l’existence d’une vie après la mort ou de quelque esprit ou entité non

Page 3: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

matérielle. « Suis-je dans l’erreur? » me suis-je dit alors. « N’importe quel imbécile peut croire qu’il a raison, envers et contre tous. Qui suis-je, pour m’opposer à la majorité des grands esprits scientifiques de ce monde? »

Mais en y pensant bien, il n’est pas étonnant que les grands physiciens, mathématiciens, chimistes, soient athées. Je le serais devenu, moi aussi, s’il ne m’était arrivé un événement inattendu à l’époque où je remettais tout en question : une sortie hors du corps. J’étais en train de revoir mes convictions religieuses sous l’éclairage de la science; il était clair que la religion ne passait pas le test… et voilà que je fais un « voyage astral »! C’est le nom qu’on donnait aux expériences hors du corps, à l’époque. À partir de ce moment j’étais piégé, incapable d’opter pour le matérialisme ou le spiritualisme, condamné à errer entre matière et esprit, cherchant la vérité d’un côté comme de l’autre. Ce fut une recherche douloureuse mais combien plus passionnante que des études en sciences physiques. La suite raconte mon histoire.

--------------------------------------------------

« Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre. »

Cette phrase inscrite au fronton de l’Académie des sciences de Platon, à Athènes, est

également inscrite au fond de ma pensée. Comment croire à quelque-chose qui n’est

pas mesurable, palpable, visible ou du moins détectable?

Car je suis physicien. Le monde matériel est mon royaume et je ne me fatigue pas de

l’étudier sous toutes ses formes. J’ai grandi dans un milieu et à une époque où la

science était partout : l’Amérique du Nord, milieu du vingtième siècle. J’étais enfant

lorsque le premier satellite artificiel, le Spoutnik russe, est passé au-dessus de nos

têtes. Ma mère est sortie dehors et je suis sorti avec elle, pour tenter de le voir. On

nous avait dit, à la télé, qu’il aurait l’air d’une étoile de cinquième grandeur; mais

nous ne savions pas ce que cela voulait dire. Alors nous sommes sortis et avons

regardé le ciel, à tout hasard.

Lorsque j’étais petit, les avions avaient des hélices; puis on nous parlait des « avions-

fusées », c’est-à-dire les avions à réaction, qui pouvaient franchir le mur du son. Plus

tard, on nous disait que l’homme marcherait bientôt sur la Lune; ce qui fut fait. Nous

pouvions voir les astronomes en direct sur nos écrans : ils marchaient sur la Lune, ils

roulaient en jeep lunaire, parfois ils tombaient et se relevaient. Ils ont rapporté 380

kilos d’échantillons.

Comment résister à un tel éblouissement?

Page 4: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

J’avais une autre raison de m’intéresser au monde matériel : la conviction que nous

devons dominer la matière, sinon c’est elle qui va nous dominer et c’est très

douloureux. En fouillant dans mes souvenirs, je réalise que cette conviction s’est

imposée à moi bien avant que j’apprenne à dire Papa, Maman ou Jésus. J’étais encore

au biberon… pourtant je m’en souviens très bien.

Nous étions neuf personnes dans la maison et ma mère était très occupée. Lorsqu’elle

me donnait mon biberon, elle n’avait pas toujours le temps de le tenir, alors elle avait

trouvé un moyen de le faire tenir tout seul : elle me couchait sur le dos dans mon

carrosse et la bouteille était appuyée sur le côté du carrosse, bien calée dans un repli

de drap. Ce qu’elle ne savait pas, c’est que ce biberon m’étouffait; il coulait trop. Ça

devait être un vieux biberon qui avait servi à mes frères avant moi… En tout cas ma

bouche était pleine et je ne pouvais plus respirer, alors il fallait que je boive, boive,

jusqu’à ce que la bouteille soit vide. C’était le supplice de l’entonnoir, comme au

Moyen Âge. Mais comment lui expliquer ça? Je ne parlais pas encore. Lorsque ma

mère revenait me voir, elle constatait simplement que j’avais bu rapidement mon lait

ou mon eau et elle était satisfaite :

« Ah, il a un solide appétit. »

Et elle augmentait la dose, la fois suivante.

Ce maudit biberon! Il était en train de me noyer. En plus d’étouffer, j’avais mal à

l’estomac après avoir bu toute cette eau, à toute vitesse… Un jour, le supplice s’arrêta

net : la bouteille était encore à moitié pleine mais elle ne coulait plus. Je regardai

attentivement et remarquai la ligne horizontale à la surface de l’eau; cette ligne

s’arrêtait avant d’atteindre la tétine et je pouvais enfin respirer. J’avais dû bouger un

peu, ce qui avait fait pencher la bouteille, quel soulagement!

Lorsque ma mère revint me voir, elle fut déçue :

Page 5: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

« Ah, il n’a pas terminé son eau. »

Et elle dut s’occuper de moi pour me faire boire, ce qui était bien plus agréable que de

boire seul. Mais peu importe, j’avais découvert la ligne horizontale de l’eau, je

pouvais contrôler cette ligne, j’étais sauvé! C’était en quelque sorte ma première

expérience de physique et elle était vitale; j’acquis la conviction que tout objet

compliqué est potentiellement menaçant et que je devais comprendre « comment ça

marche », sous peine de souffrir. Il ne fallait pas compter sur les adultes : ils étaient

trop occupés!

Des objets compliqués, ça ne manquait pas autour de moi lorsque j’étais enfant car ma

chambre était située au sous-sol de la maison familiale – il n’y avait pas de place pour

moi au rez-de-chaussée – et ce sous-sol était une véritable caverne d’Ali Baba : objets

démodés, appareils qui ne fonctionnaient plus, bricolages faits par mes quatre grands

frères avant moi, tout finissait dans « la cave », comme on disait, j’avais la permission

d’y toucher, d’en faire ce que je voulais, je pouvais essayer de réparer ce qui ne

fonctionnait pas. Et comme j’aimais la solitude, je pouvais passer des heures à

essayer de comprendre un mécanisme quelconque: moteur électrique, grille-pain,

vieille horloge, tous les jeux… Je voulais savoir la vérité qui se cache en-dessous des

choses, le fonctionnement de tout, je voulais être « savant ».

Bientôt, j’eus la joie de ne plus être seul dans mon sous-sol ; Pierre, le deuxième de

mes grands frères, décida d’y ouvrir un atelier de réparation d’appareils de télévision

et de radio. Il voulait devenir ingénieur et cet atelier lui permettrait de gagner un peu

d’argent pour terminer ses études. Il avait accroché au mur ses instruments de mesure

et sa table était pleine de pièces électroniques et d’appareils en réparation … C’était

affreusement compliqué mais j’adorais les objets compliqués et, surtout, Pierre prenait

le temps de tout m’expliquer : le bonheur !

Le plus beau cadeau de Noël qu’on pouvait me faire, c’était un jeu scientifique,

comme ce jeu de chimie que j’ai reçu vers l’âge de onze ans. Il était plutôt primitif et

inoffensif, mais je ne tardai pas à y ajouter des produits plus… consistants. J’ai

tellement aimé la chimie qu’à dix-huit ans, à l’époque où les Américains tentaient de

s’envoler vers la Lune et tout le monde parlait de fusées, j’ai fabriqué ma propre

fusée, dont j’avais conçu moi-même le carburant : des morceaux de kleenex traités à

l’acide sulfurique et nitrique.

Page 6: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Malheureusement ce carburant était trop puissant; mon tuyau de métal que j’appelais

« fusée » était plutôt une grenade; lors du lancement, il a éclaté à deux mètres de moi,

me propulsant au neuvième étage… de l’hôpital. J’avais un éclat de métal dans un

poumon, à cinq centimètres du cœur; je l’avais échappé belle.

Après une longue opération, au cours de laquelle on m’enleva une partie du poumon

qui s’était infectée, et deux mois de convalescence, je suis retourné en classe, au

collège. J’étais devenu un héros! J’appris que, dès le lendemain de mon explosion, le

mot s’était répandu en classe : « Roger a sauté avec son laboratoire. » Cette année-là,

en chimie, chacun de nous devait faire un exposé oral à la fin de l’année sur un sujet

de son choix. J’avais choisi les explosifs, justement… Lorsque ce fut mon tour de

parler, tous mes camarades m’ont écouté religieusement; d’ailleurs nous étions dans

un collège religieux.

À la maison, c’était moins drôle. Mon père m’a fait promettre de ne plus jamais faire

de chimie. J’ai obéi car j’avais l’habitude d’obéir : plus jamais je n’ai touché à mes

produits chimiques, sauf pour les jeter quinze ans plus tard. Dommage, car j’aurais pu

m’enrichir : c’était l’époque du FLQ, des révolutionnaires qui faisaient sauter des

bombes un peu partout. L’un de mes grands amis, Germain, m’a dit que son père

connaissait une cellule du FLQ qui cherchait des explosifs et qu’il pourrait me mettre

en contact avec eux; dommage…

De toute manière, je venais de découvrir une nouvelle passion, l’astronomie.

L’univers me fascinait, je lisais tout ce que je pouvais trouver sur le sujet. Ma famille

s’en était aperçu et on m’avait acheté un petit télescope. Quel beau cadeau! À Noël

l’année suivante, ma marraine m’offrait le gros volume Larousse « Astronomie ». Je

m’engageai à le lire de la première à la dernière page; cela me prit un an, mais j’étais

désormais astronome pour la vie. Plus question d’être prêtre : je voulais aller à

l’Université, en astrophysique.

Comment un tel changement a-t-il pu se faire? Car j’étais toujours très pieux et

j’admirais mon frère Marc qui était curé d’une paroisse catholique à la frontière de

l’Inde et de la Birmanie. Ces prêtres faisaient trois vœux : pauvreté, chasteté et

obéissance; autrement dit, une soumission complète. J’avais décidé d’observer les

mêmes règles, de « vivre comme un futur prêtre »; pauvreté, chasteté et obéissance

feraient donc partie de mes valeurs. Ce n’était pas difficile puisque j’étais déjà pauvre

Page 7: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

et obéissant. Quant à la chasteté, les Pères nous mettaient en garde contre « le péché

de la chair » et nous rappelaient que bien des candidats à la prêtrise avaient été

détournés de leur vocation par les femmes. Donc, je ne devais pas m’intéresser aux

filles. Ni à mon corps. Toutes ces règles étaient facile à suivre, c’était comme un

vêtement étroit et trop serré qu’on porte depuis des années; avec le temps on ne le sent

plus.

Ce que je ne remarquais pas, c’est que la société changeait radicalement autour de

nous. Le Québec vivait ce qu’on appellerait plus tard la Révolution Tranquille. Il y

avait de la contestation partout, le clergé a perdu son autorité et les églises se sont

vidées. Plusieurs de mes confrères de classe me demandaient : « As-tu lu Camus? »

C’était l’auteur à la mode, prix Nobel de littérature, l’écrivain athée qui parlait de

l’absurdité du monde. Mais on ne trouvait pas de livres d’Albert Camus dans les

rayons de la bibliothèque du collège, et pour cause : nos professeurs disaient qu’il

fallait se méfier des existentialistes comme Camus et Sartre. Bien sûr, je suivais leur

avis.

Mais le doute…

Au début, il ne me venait pas à l’idée que la science elle-même puisse conduire

quelqu’un à douter de ses croyances religieuses. Dieu avait créé l’Univers, c’était

évident. « Il n’y a pas d’horloge sans horloger. » disait-on pour affirmer l’existence

d’un Créateur. Et la nouvelle théorie du Big-Bang, en astronomie, constituait la

preuve que l’Univers avait été créé. Est-ce qu’il fallait pour autant accepter toute la

Bible et les enseignements du Christ? Je savais que l’Univers ne s’était pas construit

en sept jours et que les dinosaures avaient existé il y a cent millions d’années; donc il

ne fallait pas prendre la Bible au pied de la lettre. Certains auteurs prétendaient même

que Jésus n’avait pas existé ou qu’il était un simple prophète auquel on avait attribué,

par la suite, des pouvoirs divins.

Face à toutes ces questions, la Science était un îlot de vérité, une valeur sûre, et

j’adorais l’astronomie qui est une branche de la physique. Einstein et Hubble

(l’astronome, pas le télescope) étaient mes héros. Alors je me dis : « Pas question de

m’engager en religion, avec tous ces doutes. » Mais comment dissipe-t-on ses doutes?

Page 8: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

C’est ainsi que je choisis la physique et l’astronomie. C’était bien plus passionnant

que les discussions religieuses ou philosophiques. La religion? On verrait plus tard.

----------------------------------------------

(Hors-d’œuvre)

LES NEIGES DU KILIMANDJARO

Il allait s’écouler bien des années avant que je mette mes croyances religieuses

en question; je n’avais jamais le temps, ou bien ce n’était pas le temps. Des études en

sciences, c’est accaparant. Alors je vivais sur deux plans : d’un côté, l’édifice de la

science dont chaque mur, chaque brique, chaque fait, était d’une solidité

incontestable, le fruit de plusieurs siècles de vérifications rigoureuses; de l’autre, les

convictions religieuses qui n’étaient pas démontrables; elles nous venaient d’un

lointain passé, d’une tradition millénaire. Combien de temps allais-je supporter ce

régime schizophrénique?

Après trois années, arrivé au baccalauréat, j’en avais assez; il était temps de

m’occuper de moi-même et de réfléchir sur ma vie, mes buts et mes besoins. J’avais

envie de sortir de ma famille – car je vivais encore chez mes parents – et de partir le

plus loin possible. C’est alors qu’une annonce au babillard des étudiants attira mon

attention :

« On cherche des volontaires pour aller enseigner dans le tiers-monde. »

C’est le mot « volontaires » qui toucha une fibre sensible. Volontaire, ça me faisait

penser à missionnaire. Mon frère aîné venait de compléter dix années de mission en

Asie et je me sentais si petit, si pauvre spirituellement, comparé à lui. Alors devenir

volontaire à mon tour… Et il s’agissait d’enseigner les sciences, pas de prêcher la

religion, ce dont j’étais incapable avec mes doutes. La science c’était sûr, et les pays

du tiers-monde en avaient cruellement besoin. Je posai ma candidature, qui fut

acceptée!

Un collège situé à Madagascar avait besoin d’un professeur de mathématiques,

physique et chimie : exactement ce que je savais faire, les « sciences exactes ». Mais

j’avais surtout envie de voir le ciel de l’hémisphère Sud car j’adorais l’astronomie et

Madagascar est situé sur le tropique du Capricorne; les étoiles qu’on ne voit jamais au

Page 9: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Canada (ni en France), je pourrais les contempler de mes yeux : la Croix du Sud, les

Nuages de Magellan, et le cœur de notre Galaxie qui passerait exactement au zénith…

Les Nuages de Magellan, par exemple, sont les seules galaxies lointaines qui soient

bien visibles à l’œil nu, et la Croix du Sud se retrouve sur les drapeaux de l’Australie

et de la Nouvelle-Zélande.

La Croix du Sud, la tache noire du Sac-à-charbon et le drapeau de l’Australie.

Je partis donc pour Madagascar « aux frais de la princesse », c’est-à-dire du

gouvernement canadien. Le contrat était de deux ans et les volontaires étaient bien

encadrés; le SUCO (Service universitaire canadien outre-mer) nous donnait une

formation avant le départ pour nous familiariser avec l’Afrique.

Deux bonnes années! Je devenais « professeur », un titre enviable dans la société qui

m’accueillait. Je me sentais vivre, je respirais enfin... avec une réserve cependant :

j’étais dans un collège religieux tenu par des Pères Jésuites. Mon statut officiel était

« missionnaire laïc ». J’en étais fier, bien sûr, je réalisais un de mes rêves d’enfance,

mais ce n’était pas la position idéale pour remettre mes croyances en question. J’allais

à la messe le dimanche et parfois également sur semaine; je devais donner l’exemple

par ma conduite. Alors je décidai de jouer mon rôle. Les doutes? On verrait plus tard,

toujours plus tard.

Nous étions plusieurs jeunes enseignants, tous au début de la vingtaine, des militaires

français qui avaient choisi de faire de l’enseignement plutôt que de passer une année

dans une caserne en France. On appelait cela « faire du service outre-mer ». Dans

mon cas, puisqu’il n’y avait pas de service obligatoire au Canada, je passais pour un

idéaliste à leurs yeux.

Page 10: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Mes collègues français devinrent rapidement mes amis. En bons militaires, ils

n’avaient pas de complexes : ils entreprirent de me déniaiser, de me faire sortir de ma

coquille, ce dont j’avais grandement besoin. Ils m’entraînaient en ville les week-ends

– nous étions dans la capitale, Antananarivo – et enrichissaient mon vocabulaire

d’expressions et de chansons…hum, savoureuses et paillardes. Mais je tenais à mon

rôle : donner l’exemple, vivre comme les Pères. Je refusais de les accompagner dans

certaines de leurs sorties, comme dans les bars où il y avait des entraîneuses qui

encourageaient les clients à boire, quand ce n’était pas davantage.

Un soir, en entrant en coup de vent dans la chambre d’un de mes collègues – nous ne

vivions plus au collège mais partagions un appartement situé tout près – je vis qu’il y

avait une jeune femme dans son lit. « Asa fady! » (Excusez!) m’écriai-je en sortant

aussitôt, pendant qu’elle se mettait à rire de mes quelques mots dans la langue du

pays.

Mes amis finirent par me surnommer « Bande-à-part », ce qui m’allait très bien

puisque je faisais souvent bande à part, mais pour eux l’expression était à double

sens… Il me fallut quelques secondes pour le comprendre et cela me fit sourire. Mais

ma chasteté ne regardait que moi.

Mon plus grand plaisir était… le chocolat. Ne dit-on pas que le chocolat peut devenir

un substitut de la sexualité? Il m’en fallait toujours; j’en gardais dans ma chambre.

Mon deuxième plaisir était l’astronomie. Même si nous étions dans une capitale, les

lampadaires étaient peu nombreux et ne gênaient pas l’observation des étoiles.

Lorsque la Croix du Sud était dans le ciel, j’apercevais à ses côtés la tache sombre

appelée le Sac-à-charbon, une sorte de trou dans la Voie lactée, ce qui prouve que

celle-ci était visible même en ville. On ne verrait pas ça à Montréal ou à Paris!

Le couronnement de ce séjour de deux ans fut le voyage de retour, où je décidai de

faire escale en Afrique et de gravir le mont Kilimandjaro. Air France nous avait

envoyé une publicité de « safaris en Afrique », des expéditions dans la savane pour

observer les animaux, et le Kilimandjaro en faisait partie. Le « safari » durait une

semaine : quatre jours de montée, deux jours pour la descente. On ne parlait pas de

risques potentiels. Et ça ne coûtait pas cher, surtout pour quelqu’un qui revenait de

Madagascar : comme il s’agissait d’une escale sur mon chemin de retour au Canada,

le prix du billet d’avion restait le même. Je n’allais pas manquer cette chance car, de

Page 11: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

retour à Montréal, je redeviendrais un simple étudiant aux moyens très limités; j’avais

en effet décidé de poursuivre mes études jusqu’à la maîtrise et le doctorat.

Cette montagne me fascinait, moi le physicien : un sommet couvert de neige, à

l’équateur, alors que je venais de passer deux hivers sans neige; une altitude telle que,

à son sommet, plus de la moitié de l’oxygène de l’air se trouve en-dessous de nous,

comme si nous étions des astronautes en route vers l’espace; et la chance d’admirer,

dans une même randonnée, toute la gamme des régions climatiques avec leur

végétation, de la luxuriante forêt tropicale jusqu’à la toundra arctique.

C’est donc plein d’enthousiasme – et avec émotion tout de même – que je quittai

Madagascar pour la Tanzanie et le Kilimandjaro. À l’hotel Kibo (mot qui signifie :

Neige) au pied de la montagne, je rencontrai ceux que le hasard avait désignés pour

être mes compagnons : deux alpinistes Britanniques et un guide Tanzanien; il y avait

également trois porteurs, ce qui faisait en tout sept personnes.

La première journée de marche, sur les contreforts de la montagne, débutait dans des

plantations de café et de bananes; à mesure que nous montions, celles-ci cédèrent

rapidement la place à une forêt de conifères. On se serait cru au Canada, excepté qu’il

faisait un temps sombre et humide et que les branches des arbres étaient chargés de

longs filaments végétaux, des mousses qui pendaient parfois jusqu’à terre. Nous

marchions lentement; notre guide ne cessait de nous répéter « Pôlé, pôlé. », ce qui

signifiait : « Lentement, lentement. » Il s’agissait de s’acclimater à l’altitude. À la fin

de la journée nous étions presque arrivés à la hauteur des nuages, quand se présenta le

premier gîte d’étape, le « Mandara Hut », qui n’était autre qu’un immense dortoir à

deux étages.

La deuxième journée se passa entièrement dans les nuages. J’avais hâte d’émerger de

ce brouillard et de voir enfin le sommet de la montagne. Cela ne fut possible qu’à la

fin de l’après-midi, lorsque nous arrivâmes au deuxième gîte d’étape, le « Horombo

Hut ».

Le paysage avait complètement changé. Les conifères avaient disparu pour faire place

à la végétation alpine : de gros buissons et des fleurs éparpillées parmi les cailloux. Le

soleil était revenu, le ciel bleu était enfin visible au-dessus de nos têtes et, lorsque

Page 12: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

nous regardions en bas, il y avait un immense plancher de nuages, jusqu’à l’horizon :

nous étions vraiment en altitude.

Et le sommet, ce Kilimandjaro que je voulais voir? Il était caché par une butte. Le

guide nous fit faire quelques pas de côté… et le sommet neigeux se révéla enfin! Il

semblait tout près. J’avais l’impression que plus rien ne pourrait m’empêcher de

l’atteindre.

La troisième journée de marche fut la plus belle. Il faisait soleil et le paysage alpin

était magnifique; le sommet était bien visible devant nous. De plus je me sentais bien,

contrairement à la première journée de marche où j’étais arrivé au gîte très fatigué.

« Si c’est comme ça, me dis-je, si ma forme s’améliore avec le temps, alors tous les

espoirs sont permis. »

Bill et Dave, mes deux compagnons Anglais, discutaient sans cesse; c’était

manifestement de grands amis. Ils venaient de faire l’ascension du mont Kenya,

deuxième sommet d’Afrique et dont l’ascension est considérée comme beaucoup plus

difficile que celle du Kilimandjaro. Je me tenais un peu à l’écart car je ne pouvais pas

toujours les comprendre, mon anglais étant déficient. Mais de temps en temps, alors

que nous marchions, l’un d’eux me disait soudain :

Page 13: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

« Feeling good, Roger?

– Always good! »

Cela semblait le rassurer. Il est vrai que, n’étant pas alpiniste, j’étais le maillon faible

du groupe; ils ne savaient pas comment je supporterais l’altitude. À vrai dire, je ne le

savais pas non plus.

Kilimandjaro, 3e jour de montée.

À la fin de cette troisième journée, la végétation avait disparu; nous étions dans un

paysage minéral, plutôt plat, et nous approchions du grand cône volcanique qui se

dressait devant nous. Le dernier gîte d’étape, le « Kibo Hut », était une petite cabane

métallique bien visible au pied du cône.

Dès notre arrivée, le guide nous annonça que nous allions prendre tout de suite le

repas du soir et que nous devions nous coucher tôt, car la nuit serait courte :

l’ascension finale commencerait vers une heure du matin! Il fallait arriver au sommet

au lever du jour.

Au cours de ce souper, je décidai d’appliquer les connaissances que j’avais acquises

lors des semaines précédentes et de manger léger car nous étions à une altitude de

4700 mètres. Il y avait un livre sur l’alpinisme à la bibliothèque du collège où

j’enseignais, et je l’avais lu attentivement en prévision de mon ascension. On

mentionnait qu’en altitude, la digestion devient lente et difficile et qu’il faut manger

uniquement des mets très facile à digérer.

Page 14: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Mes amis Anglais, au contraire, estimaient qu’il fallait prendre un solide repas car

le cône volcanique était escarpé et demanderait beaucoup d’énergie; j’ai oublié en

quoi consistait le plat de résistance mais je me souviens que j’avais faim, et c’est avec

regret que je décidai de ne pas y toucher; je me contentai de soupe aux nouilles et de

porridge, une sorte du gruau, un mets typiquement anglais. Le guide, qui était

également cuisinier, se plia de bonne grâce à nos désirs respectifs. Il nous exhorta

ensuite à nous coucher tout de suite, en précisant que nous ne pourrions pas trouver le

sommeil car l’air était trop raréfié; nous devions quand même essayer de nous reposer

le mieux possible.

À une heure du matin, tel qu’annoncé, débuta l’ascension du sommet. C’était un

immense cône de scories semblables à du gros gravier : le plus gros tas de gravier du

monde! Nous avions chacun une lampe frontale pour voir devant soi, un bâton pour

garder notre équilibre et nos sacs à dos avec des vêtements chauds pour la marche sur

la neige. Mes amis étaient bien habillés alors que je n’avais que les vêtements que je

portais à Madagascar durant la saison fraîche : un manteau léger, une paire de gants et

plusieurs chandails. « Avec plusieurs épaisseurs, me disais-je, cela devrait suffire… »

Mais je n’étais qu’à demi rassuré : de la neige, même à l’équateur, cela veut dire qu’il

fait sous zéro, n’est-ce pas?

L’ascension n’était pas difficile mais fatigante. Les scories glissaient sous nos pas et

dévalaient la pente derrière nous; j’avais l’impression qu’à chaque pas que je faisais

vers le haut, je perdais l’équivalent d’un demi pas vers le bas. « Si c’est comme ça,

me disais-je, je vais l’avoir grimpé deux fois, ce sommet! »

Que faire lors d’une telle montée, la nuit, sous les étoiles? Puisque j’étais astronome,

je me mis à chercher quelle constellation se trouvait exactement au-dessus de moi :

c’était le Verseau. « Ah, mon signe du zodiaque. » me dis-je. Mais il fallait regarder

où l’on marche, pas question d’observer le ciel. Alors pour occuper le temps je

décidai de… prier. « Tiens, pourquoi pas des Pater et des Ave chantés? Un chapelet!

Ça va prendre un temps très long, exactement ce qu’il me faut. » Un chapelet m’avait

toujours semblé une perte de temps. Pour une fois que c’était utile… Je commençai à

chanter dans ma tête.

C’est ainsi que se passa cette lente montée nocturne. Après ce qui m’a semblé deux ou

trois heures, je regardai à nouveau au zénith : le Verseau avait laissé la place aux

Page 15: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Poissons, signe que la Terre avait tourné. Peu de temps après, notre guide nous

entraîna à l’écart vers un gros rocher. Une pause, enfin!

Nous étions dans une sorte de grotte. Une immense dalle de basalte avait glissé du

sommet de la montagne et s’était arrêtée au contact de deux gros rochers, en se

soulevant comme si elle avait tenté de passer par-dessus. Cela créait un espace vide

en-dessous, un abri bien pratique à mi-chemin entre la base du cône et son sommet.

Comme on était bien à l’intérieur! Je n’avais pas remarqué qu’il ventait fort, qu’il

faisait de plus en plus froid et que j’avais grand besoin de me réchauffer. J’en profitai

pour mettre un chandail supplémentaire, le dernier qui me restait.

Mes compagnons parlaient à voix basse… Soudain Bill sortit de l’abri pour aller

vomir dans les cailloux; il n’avait pas digéré son souper. Il mit beaucoup de temps à

revenir, prostré, titubant, l’air épuisé. Lors de la conversation qui suivit, je réussis à

comprendre qu’il nous demandait de le laisser ici, dans la grotte, et de continuer

l’ascension sans lui. Il n’en pouvait plus.

Quel désastre! Dave était navré et tentait de l’encourager. De mon côté, je me

demandais ce que je pourrais bien faire pour lui. Prier? Je venais de passer deux

heures à réciter un chapelet; alors une prière de plus ou de moins… « Pouvez-Vous

faire quelque-chose pour lui, là-haut? Est-ce que moi, je peux faire quelque-chose? »

Nous étions quatre hommes isolés en haute montagne, la nuit, loin de tout. Jamais je

ne me suis senti aussi ridicule, avec mes prières.

Puisque j’avais du temps à perdre, je décidai d’explorer la grotte qui nous abritait.

Vers le fond, à l’opposé des deux rochers qui soutenaient la dalle, cette dernière

descendait en pente douce jusqu’au sol. Je me mis à ramper pour atteindre ce fond,

pour aller le plus loin possible. Il semblait y avoir quelque-chose de pâle à cet endroit,

contrastant avec la couleur sombre du sol volcanique. Mais c’était loin; je dus

m’étendre de tout mon long, ramper encore, pour finalement allonger le bras et

toucher cet objet pâle. C’était de la neige! Une grosse poignée de vieille neige, toute

couverte de poussière, et qui était probablement restée ainsi des mois durant, à l’abri

du soleil; mais lorsque j’ôtai la poussière elle devint poudreuse et d’une blancheur

immaculée. J’en pris le plus possible et, rampant en sens inverse, j’apportai ma

trouvaille à mes amis.

Page 16: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

«Regardez ce que j’ai trouvé, de la neige!»

Et d’expliquer que j’étais Canadien, que je n’avais pas vu de neige depuis plus de

deux ans et que c’était important pour moi. Il me vint alors l’idée de donner cette

neige au gars qui était malade.

« Tiens, Bill, prend ça. Même si tu ne montes pas plus haut, tu pourras dire

que tu as atteint la neige. »

Mais le guide nous indiqua qu’il était temps de repartir. Nous reprîmes nos sacs à dos

et Dave prit congé, avec grande tristesse, de son ami.

Le repos nous avait fait du bien. C’était encore la nuit totale mais l’aurore pouvait

arriver d’un instant à l’autre. Bientôt le ciel commença à pâlir. Nous étions tournés

vers l’est, ce qui nous plaçait aux premières loges pour admirer un beau lever de

soleil. Le ciel devenait de plus en plus clair et bientôt l’horizon se para d’une mince

ligne rouge.

Je regardais cette ligne s’étirer, s’allonger de plus en plus vers la gauche et vers la

droite, au-dessus du plancher de nuages. Quelle finesse, quelle beauté… mais

étrangement, elle ne semblait pas droite. J’avais l’impression que, loin à gauche et à

droite, la ligne obliquait légèrement vers le bas. J’en fis part à mon compagnon :

« Hé, Dave, regarde l’horizon, est-il droit ou courbe ? Regarde à gauche, puis

regarde à droite, est-ce que cela forme une ligne droite ? »

Dave observa l’horizon et me dit :

« Mais oui, c’est courbe. 

– Nous pouvons voir que la Terre est ronde, c’est formidable ! » dis-je alors.

Page 17: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Astronaute en orbite et courbure de la Terre. (NASA)

Nous étions à l’époque des expéditions lunaires et les médias publiaient des photos

prises par les astronautes tournant autour de la Terre et montrant la courbure de

l’horizon vu de l’espace. Je me sentais comme un astronaute…

Peu après, c’était le lever du soleil. Immédiatement, il commença à nous réchauffer ;

dans mon cas c’était vraiment bienvenu. Ensuite, ce furent les premières plaques de

neige durcie qui apparurent çà et là. C’était glissant ! Il fallait être prudent en

marchant… Finalement nous arrivâmes au bord du cratère en marchant sur de la glace

unie. Nous étions au « Gilman Point », l’endroit le plus accessible du cratère du

Kilimandjaro. Ce n’était pas le véritable sommet, le « Pic Uhuru », ce dernier étant

situé 200 mètres plus haut à notre gauche. Le sentier pour l’atteindre semblait

difficile, comportant plusieurs montées et descentes.

Pour moi, c’était assez ! Pour Dave également ; si Bill avait été là, ça aurait peut-être

été différent… Nous apposâmes notre signature dans un grand livre contenu dans une

boîte métallique fixée à un mât. Ensuite je pris une série de photos de l’immense

cratère, avec l’intention d’en faire une vue panoramique plus tard. Le centre était tout

couvert de neige et les trois quarts du tour étaient couverts de glaciers d’une dizaine

de mètres d’épaisseur .

« Bon, ça va faire. Repos ! »

Page 18: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Cratère du Kilimandjaro en 1970

Je cherchai un endroit libre de glace pour m’y coucher et faire une sieste, et je

m’affalai par terre, cherchant à reprendre mon souffle. Mais c’était impossible, je ne

pouvais pas m’empêcher de respirer sans cesse, comme si je venais de terminer une

course de fond. C’était vraiment désagréable, cet essoufflement chronique. Je pris

mon pouls : 180 pulsations à la minute ! « Wow, il faut que ça baisse. Repos

complet… » Et je cessai de bouger complètement. Le guide passa près de moi et

s’inquiéta ; je le rassurai : « Non, ça va, je me repose. »

Environ vingt minutes plus tard, j’entendis des voix et du bruit : une autre équipe

arrivait au sommet. Ils étaient très nombreux et nous fûmes entourés de gens qui

discutaient et admiraient le paysage. Dave s’exclama soudain :

« Bill est là ! »

Derrière la ligne de grimpeurs je vis arriver celui que nous avions laissé dans la grotte,

quatre heures plus tôt. Il marchait très lentement, je le vis s’approcher du grand

livre de Gilman Point pour y mettre sa signature ; il l’avait bien mérité. Je lui dis :

« Je n’aurais jamais cru que tu viendrais jusqu’ici. Tu avais l’air si malade ! 

–C’est ta neige qui m’a encouragé ; j’ai pensé que le sommet n’était pas loin,

alors lorsque l’autre équipe est arrivée, je me sentais un peu mieux et je leur ai

demandé s’il était possible que je me joigne à eux. »

Page 19: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans

Voilà le souvenir que je veux garder de la neige du Kilimandjaro. Mieux que tous les

glaciers qui couronnaient le cratère, et dont la plupart n’existent plus aujourd’hui à

cause du réchauffement climatique, c’est cette poignée de neige qui dormait au fond

de la grotte, beaucoup plus bas que le sommet, qui m’intrigue. Des milliers de

grimpeurs sont passés par là sans la voir, jusqu’à ce que l’un d’entre eux ait besoin de

reprendre courage. J’ai prié et demandé : « Comment pourrais-je faire pour l’aider ? »

Ensuite, j’ai eu envie d’explorer le fond de la grotte : coïncidence ?

-------------------------------------------------

La descente du cône du Kilimandjaro est un plaisir : en plein soleil, nous skions sur

les scories. Nous faisons de grands pas et, à chacun de ceux-ci, nous glissons et

descendons d’un mètre supplémentaire ; tout le contraire de la montée… De plus,

nous retrouvons peu à peu notre souffle en descendant. Arrivé au Kibo Hut, j’avais

l’impression que ça avait été trop court et j’ai constaté avec soulagement que je

respirais enfin normalement, ou presque.

Le reste de la descente est tout aussi rapide. Nous n’arrêtons pas au Kibo Hut et

continuons jusqu’au Horombo pour y passer la nuit. Le jour suivant, ce sera la même

chose : nous n’arrêterons pas au Mandara et terminerons la journée à l’hôtel Kibo, où

un bon souper et un bain chaud récompensent les grimpeurs. Là aussi nous apposons

notre signature dans un grand livre, en indiquant le sommet que nous avons atteint. En

consultant ce livre, je vis que la plupart des grimpeurs n’atteignent pas le Pic Uhuru,

le véritable sommet de l’Afrique, et se contentent du Gilman Point ; cela m’a consolé

un peu.

« Bon, j’étais à 200 mètres du sommet, ce n’est pas si mal, et j’avais dépassé

plus de 50% de l’atmosphère terrestre… »

La séparation d’avec mes compagnons fut émouvante ; nous nous serrâmes la main

chaleureusement en nous regardant intensément. Bien sûr, je n’étais pas alpiniste et

nous ne nous reverrions jamais ; mais Bill me devait maintenant une poignée de

neige… En fait, était-ce à moi qu’il la devait ?

Page 20: 123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com123userdocs.s3-website-eu-west-1.amazonaws.com/d/05/ed/... · Web viewIls m’entraînaient en ville les week-ends – nous étions dans