1507 Manière de Voir

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    LeMonde diplomatique

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    LIBRE-CHANGELA DFERLANTE

    TAFTA, CETA, TISA...

    JUIN - JUILLET 2015

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  • Le Monde diplomatique Numro 141. Bimestriel. Juin- Juillet 2015

    1. Nouvelle vague 5

    4 Un bton dans la roue. Pierre Rimbert

    Iconographie

    Ce numro est accompagn de photographies de :

    Stephen Wilkeswww.stephenwilkes.com

    Sophie Gerrard (son travail sera expos la Galerienationale dEcosse, Edimbourg, lors de lexpositioncollective Document Scotland: The ties that bind du 26 septembre 2015 au 24 avril 2016).www.sophiegerrard.com

    Olmo Calvowww.olmocalvo.com

    Yes Men

    Andy Bichlbaum, Mike Bonanno et leurs complicesconjuguent performances et militantisme avec dirrsistiblescanulars qui prennent les institutions leur propre jeu. Les extraits prsents pages 16-17, 50-51, 82-83 sont tirs de leur ouvrage Les Yes Men. Comment dmasquerlimposture nolibrale en samusant un peu, paru en 2005aux ditions La Dcouverte. ( La Dcouverte.)

    Extraits .

    Des principes de lconomie politique et de limpt,David Ricardo 26Ptition des fabricants de chandelles, Frdric Bastiat 47

    Cartographie .

    Groups face au spectre chinois. Ccile Marin 14-15

    Rglement des diffrends sur linvestissement. Agns Stienne 20Comment ne pas payer le travail au juste prix. Ccile Marin 84-85

    Documentation Olivier Pironet avec Nina Gasol

    Chronologie 11, 32-33, 36, 66, 68, 72, 81 Bibliographie 24, 56, 90 Sur la Toile 9, 46, 79

    Libre-change,la dferlanteNumro coordonn par Pierre Rimbert

    Edition : Olivier Pironet

    Les articles publis dans ce numro lexception de cinq indits sont dj parus dans Le Monde diplomatique. La plupart ont fait lobjet dune actualisation, et leur titre a souvent t modifi. La date de premire publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98.

    6 Ce typhon qui menace les peuples. Lori M. Wallach

    12 Mondialisation heureuse, mode demploi. Raoul Marc Jennar et Renaud Lambert

    14 Groups face au spectre chinois. Serge Halimi

    16 Ces obstacles qui barrent lautoroute du bonheur. Yes Men

    18 Des tribunaux pour dtrousser les Etats. Benot Brville et Martine Bulard

    22 La machine coudre du monde. Olivier Cyran

    27 Cinquante nuances de libralisation. R. M. J.

    30 Le Far West asiatique. M. B.

    34 Le baiser de la mort de lEurope lAfrique. Jacques Berthelot

    2. Perseverare diabolicum 37

    38 Et le Paraguay dcouvrit le libre-change. R. L.

    40 Asie, le retour. Philip S. Golub

    42 Les guerres de lopium revisites. Alain Roux

    44 Napolon III contre les moutons frrranais . Antoine Schwartz

    48 LUnion europenne, un super march. Jean Monnet

    50 Tisser ensemble un monde meilleur. Yes Men

    52 The Economist, un journal pour la cause. Alexander Zevin

    57 Un village no-zlandais lheure du march S. H.

    60 Les bronzs au secours du Sud ? Gilles Caire

    62 La mondialisation contre lcologie. Laurence Tubiana

    64 Alena, des mots magiques, des mots tactiques...

    66 En Tunisie, la mise niveau pour faire passer la pilule de louverture. Akram Belkad

    3. De la rsistance la reconqute 6970 Le jour o le Sud se rebiffa. Agns Sina

    73 Un protectionnisme altruiste Bernard Cassen

    77 Quand Keynes pensait un autre monde. Susan George

    82 Un bref instant de lucidit. Yes Men

    86 Le plan de Lagos. Anne-Ccile Robert

    88 La dmondialisation et ses ennemis. Frdric Lordon

    93 Bon, daccord. Mais que faire ? Collectif

    Stephen Wilkes. Du jour la nuit , Times Square, New York, Etats-Unis, 2009.

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  • Un bton dans la roue

    TAFTA, CETA, TISA, TPP... Barricads dans des salles inter-dites au public, des ngociateurs tapissent dacronymes denouvelles tables de la loi commerciale susceptibles de fairebasculer le destin de plus dun milliard de personnes. Grandmarch transatlantique (GMT) entre les Etats-Unis et lUnioneuropenne, accord de partenariat transpacifique entre lAm-rique du Nord et une dizaine de nations riveraines du grand ocan(voir carte pages 14 et 15), discussions sur le commerce desservices : une nouvelle vague de libralisation dferle.

    Entre 1950 et 2013, zones et accords de libre-change ontprolifr comme du pop-corn. Le volume des exportationsmondiales de produits manufacturs a t multipli par soixante-seize (1). Mais la proverbiale crevette pche en mer du Nord,dcortique au Maroc avant dchouer en barquette dans unrayonnage madrilne a-t-elle vraiment amlior le sort de lhu-manit ? Poser la question un ngociateur du GMT serait fairepreuve dune navet si dplace quimmanquablement peruecomme agressive.

    CEST QUUNE GRANDE divergence est apparue la fin desannes 1970 entre les finalits des institutions qui fixent le cadredu commerce mondial et les intrts des peuples. Lextension deschanes dapprovisionnement dun bout lautre du globe (voirlinfographie pages 84 et 85), la mise en concurrence des travail-leurs par larasement des tarifs douaniers, lassujettissement dessouverainets populaires encore balbutiantes des institutionsostensiblement indiffrentes la dmocratie ont fait du libre-change un projet de civilisation. Ce que vise lOrganisationmondiale du commerce (OMC), ce quaccomplissent pas pasles ngociateurs du trait transatlantique et de son contrepointtranspacifique, cest linstallation de lentreprise au centre desrapports sociaux, comme forme universelle de gouvernement desconduites, comme mode de production des existences individuelles,comme horizon des esprances. Pareille mtamorphose des socitshumaines en socits par actions sopre sous nos yeux.

    Certes lordre dmocratique a trahi ses promesses et reni sesprincipes. Lordre marchand na pas de principes. Larme deslobbyistes et des avocats daffaires qui pavent la voie des traitset participent directement leur rdaction na dautre mandat quecelui de largent (2). Si laccord sur le commerce des services(ACS) actuellement discut par une cinquantaine de pays entrait

    Par Pierre Rimbert

    en vigueur, une multinationale de la restauration collective pour-rait contester une ville la subvention que son conseil municipala vot en faveur de la cantine publique.

    Homogniser les normes techniques, financires, sociales etsanitaires comme le propose le GMT, ouvrir la fourniture desservices collectifs des prestataires multinationaux ainsi que lerecommande lACS, renforcer le pouvoir des tribunaux darbi-trage o des entreprises poursuivent des nations ayant osaugmenter le salaire minimum (lire page 18), cest entriner unepassation de pouvoir des Etats aux multinationales. On aurait tortdy voir lissue dun combat acharn. Pour chapper aux contraintesde la souverainet populaire, le pouvoir tatique se redploie dansou au service de la grande entreprise et se prsente ensuite commela victime dune irrsistible force extrieure. Lentrelacs des int-rts tatico-commerciaux apparat clairement une fois projet surla toile des relations internationales. Ainsi les grands marchstransatlantique et transpacifique dessinent-ils une pince de crabequi enserre la Chine. Comme le note le journaliste Matthew Cooper, ladministration Obama parle du partenariat transpacifiquecomme dun accord commercial global pour le XXIe sicle. Mais,en un sens, il sagit plutt de lOTAN du XXIe sicle un pactedargent plutt quune alliance militaire (3). Pkin, de son ct,aligne le mme type darsenal (lire page 30).

    VUE DEN BAS, la pince parat inexorable, inoxydable, indes-tructible. Illusion doptique : la progression du commerce inter-national sessouffle. Vivant symbole des vertus humanistes dulibre-change, louvrier du delta de la rivire des Perles quiassemble les iPhone connat son tour langoisse des dlocali-sations et de la robotisation. Passe hier par Detroit et Longwy,la roue de la fortune quittera un jour Shenzhen pour Addis-Abeba.Les destructions demplois, de ressources naturelles, de cultureset dimaginaires perptres par la mondialisation ont arm desrefus, des rvoltes, des projets. Voir reparatre par la fentre desaccords qui ont plusieurs fois pris la porte sur le nez prsagedune bataille obstine. Elle sannonce inventive et espigle.

    (1) Organisation mondiale du commerce (OMC), International Trade Statistics 2014.(2) Susan George, Les Usurpateurs. Comment les entreprises transnationales

    prennent le pouvoir, Seuil, Paris, 2014.(3) Matthew Cooper, The Trans-Pacific Partnership : An alliance of money over

    guns, Newsweek, 24 avril 2015.

    Editorial 4 MANIRE DE VOIR

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  • Grand march transatlantique (GMT)ngoci entre les Etats-Unis et lUnioneuropenne, Accord conomique etcommercial global (CETA) sign en septembre 2014 entre les Vingt-Huitet le Canada, Accord sur le commercedes services (ACS) discut en catiminipar une cinquantaine dEtats, Accordde partenariat transpacifique (APT) :

    Nouvelle vague1

    aprs une dcennie de blocage sous la pression des pays du Sud et des mobilisations, une nouvelle vague de libralisation des changes se forme.Lapparente technicit du sujet masquelimportance des enjeux : si ces projetsdevaient aboutir, la vie quotidienne de plus dun milliard dindividus sentrouverait bouleverse.

    Stephen Wilkes. Du jour la nuit, Macys Day Parade, New York, Etats-Unis, 2014.

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  • IMAGINE-T-ON des multinationales traner en justice les gouverne-ments dont lorientation politique aurait pour effet damoindrir leursprofits ? Se conoit-il quelles puissent rclamer et obtenir ! une gn-reuse compensation pour le manque gagner induit par un droit du travailtrop contraignant ou par une lgislation environnementale trop spolia-trice ? Si invraisemblable quil paraisse, ce scnario ne date pas dhier.Il figurait dj en toutes lettres dans le projet daccord multilatral surlinvestissement (AMI) ngoci secrtement entre 1995 et 1997 par les

    vingt-neuf Etats membres de lOrganisation de coopration et de dve-loppement conomiques (OCDE). Divulgue in extremis, notamment parLe Monde diplomatique, la copie souleva une vague de protestations sansprcdent, contraignant ses promoteurs la remiser. Moins de deux dcen-nies plus tard, elle a fait son grand retour sous un nouvel habillage.

    Le grand march transatlantique (GMT) ngoci depuis juillet 2013par les Etats-Unis et lUnion europenne est une version modifie delAMI. Il prvoit que les lgislations en vigueur des deux cts de lAt-lantique se plient aux normes du libre-change tablies par et pour lesgrandes entreprises europennes et amricaines, sous peine de sanctionscommerciales pour le pays contrevenant, ou dune rparation de plusieursmillions deuros au bnfice des plaignants.

    * Directrice de Public Citizens Global Trade Watch, Washington, DC, www.citizen.org

    Ce typhonqui menaceles peuples

    Cest le rve des marchands, le Graal des dirigeants, lutopie des lobbyistes : un grand marchtransatlantique qui rapprocherait,par des normes communes et des tarifs douaniers arass, les deux plus puissantes conomies de la plante. Ngoci en catiminidepuis 2013, il consacrerait le pouvoir des multinationales.

    Par Lori M. Wallach *

    Nouvelle vague 6 MANIRE DE VOIR

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  • Daprs le calendrier officiel, les ngociations sont censes aboutirau plus tard fin 2015. Le GMT combine en les aggravant les lmentsles plus nfastes des accords conclus par le pass. Sil devait entrer envigueur, les privilges des multinationales prendraient force de loi etlieraient pour de bon les mains des gouvernants. Impermable aux alter-nances politiques et aux mobilisations populaires, il sappliquerait degr ou de force, puisque ses dispositions ne pourraient tre amendesquavec le consentement unanime des pays signataires. Il dupliqueraiten Europe lesprit et les modalits de son modle asiatique, laccord departenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership, TPP), actuellementen cours dadoption dans douze pays et ardemment promu par les milieuxdaffaires amricains. A eux deux, le GMT et le TPP formeraient unempire conomique capable de dicter ses conditions hors de ses

    frontires : tout pays qui chercherait nouer des relations commercialesavec les Etats-Unis ou lUnion europenne se verrait contraint dadoptertelles quelles les rgles qui prvalent au sein de leur march commun.

    Parce quelles visent brader des pans entiers du secteur nonmarchand, les ngociations autour du GMT et du TPP se droulentderrire des portes closes. Les dlgations amricaines comptent plusde six cents consultants mandats par les multinationales, qui disposentdun accs illimit aux documents prparatoires et aux reprsentants deladministration. Rien ne devait filtrer. Instruction avait t donne delaisser journalistes et citoyens lcart des discussions : on les infor-merait en temps utile, la signature du trait, lorsquil serait troptard pour ragir.

    Stephen Wilkes. Les caisses Wallmart, New Jersey, Etats-Unis, 2010.

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  • Ce typhon qui menace les peuples

    Dans un lan de candeur, lancien ministre du commerce amricainRonald ( Ron ) Kirk a fait valoir lintrt pratique de prserverun certain degr de discrtion et de confidentialit (1) . La dernire foisquune version de travail dun accord en cours de formalisation a tmise sur la place publique, a-t-il soulign, les ngociations ont chou une allusion la Zone de libre-change des Amriques (ZLEA), versionlargie de lAccord de libre-change nord-amricain (Alena) ; le projet,prement dfendu par M. George W. Bush, fut dvoil sur le site Internetde ladministration en 2001. A quoi la snatrice Elizabeth Warren artorqu quun accord ngoci sans aucun examen dmocratique nedevrait jamais tre sign (2).

    Limprieuse volont de soustraire le chantier du trait amricano-euro-pen lattention du public se conoit aisment. Mieux vaut prendre sontemps pour annoncer aux Amricains les effets quil produira tous leschelons : du sommet de lEtat fdral jusquaux conseils municipaux enpassant par les gouvernorats et les assembles locales, les lus devront red-finir de fond en comble leurs politiques publiques de manire satisfaireles apptits du priv dans les secteurs qui lui chappent encore en partie.Scurit des aliments, normes de toxicit, assurance-maladie, prix des mdi-caments, libert du Net, protection de la vie prive, nergie, culture, droitsdauteur, ressources naturelles, formation professionnelle, quipementspublics, immigration : pas un domaine dintrt gnral qui ne passe sousles fourches caudines du libre-change institutionnalis. Laction politiquedes lus se limitera ngocier auprs des entreprises ou de leurs manda-taires locaux les miettes de souverainet quils voudront bien leur consentir.

    Il est dores et dj stipul que les pays signataires assureront la mise en conformit de leurs lois, de leurs rglements et de leurs proc-

    dures avec les dispositions du trait. Nul doute quils veilleront scru-puleusement honorer cet engagement. Dans le cas contraire, ils pour-raient faire lobjet de poursuites devant lun des tribunaux spcialementcrs pour arbitrer les litiges entre les investisseurs et les Etats, et dotsdu pouvoir de prononcer des sanctions commerciales contre ces derniers.

    Lide peut paratre invraisemblable ; elle sinscrit pourtant dans laphilosophie des traits commerciaux dj en vigueur. En 2013, lOrga-nisation mondiale du commerce (OMC) a ainsi condamn les Etats-Unispour leurs botes de thon labellises sans danger pour les dauphins ,pour lindication du pays dorigine sur les viandes importes ou encorepour linterdiction du tabac parfum au bonbon, ces mesures protectricestant considres comme des entraves au libre-change. Elle a aussiinflig lUnion europenne des pnalits de plusieurs centaines demillions deuros pour son refus dimporter des organismes gntique-ment modifis (OGM). La nouveaut introduite par le GMT et le TTP,cest quils permettraient aux multinationales de poursuivre en leur proprenom un pays signataire dont la politique nuirait leurs intrts.

    Officiellement, ce rgime devait servir au dpart consolider laposition des investisseurs dans les pays en dveloppement dpourvusde systme juridique fiable ; il leur permettait de faire valoir leurs droitsen cas dexpropriation. Mais lUnion europenne et les Etats-Unis nepassent pas prcisment pour des zones de non-droit ; ils disposent aucontraire dune justice fonctionnelle et pleinement respectueuse dudroit de proprit. En les plaant malgr tout sous la tutelle de tribu-naux spciaux, le GMT dmontre que son objectif nest pas de protgerles investisseurs, mais bien daccrotre le pouvoir des multinationales(lire page 18).

    Nouvelle vague 8 MANIRE DE VOIR

    Stephen Wilkes. Le rayon surgels Wallmart, New Jersey, Etats-Unis, 2010.

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  • (1) Some secrecy needed in trade talks : Ron Kirk, Reuters, 13 mai 2012.(2) Zach Carter, Elizabeth Warren opposing Obama trade nominee Michael Froman,

    Huffington Post, 19 juin 2013.(3) Commentaires sur laccord de partenariat transatlantique, document du BIO,

    Washington, DC, mai 2013.(4) EU-US high level working group on jobs and growth. Response to consultation

    by EuropaBio and BIO, http://ec.europa.eu

    Le projet de grand march amricano-europen est port depuis delongues annes par le Dialogue conomique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD), un lobby plus connu aujourdhuisous lappellation de Trans-Atlantic Business Council (TABC). Cren 1995 sous le patronage de la Commission europenne et du ministredu commerce amricain, ce rassemblement de riches entrepreneurs militepour un dialogue hautement constructif entre les lites conomiquesdes deux continents, ladministration de Washington et Bruxelles.

    SON OBJECTIF, publiquement affich, est dliminer ce quil appelleles entraves au commerce (trade irritants), cest--dire doprer surles deux continents selon les mmes rgles et sans interfrence avec lespouvoirs publics. Convergence rgulatoire et reconnaissancemutuelle font partie des panneaux smantiques quil brandit pour inciterles gouvernements autoriser les produits et services contrevenant auxlgislations locales.

    Mais au lieu de prner un simple assouplissement des lois existantes,les partisans du march transatlantique se proposent carrment de lesrcrire eux-mmes. La Chambre amricaine de commerce et BusinessEurope, deux des plus grosses organisations patronales de la plante, ontainsi appel les ngociateurs du GMT runir autour dune table detravail un chantillon de gros actionnaires et de responsables politiquesafin quils rdigent ensemble les textes de rgulation qui auront ensuiteforce de loi aux Etats-Unis et dans lUnion europenne. Cest sedemander, dailleurs, si la prsence des politiques latelier dcriturecommercial est vraiment indispensable...

    De fait, les multinationales se montrent dune remarquable franchisedans lexpos de leurs intentions. Par exemple sur la question des OGM.Alors quaux Etats-Unis un Etat sur deux envisage de rendre obligatoireun label indiquant la prsence dorganismes gntiquement modifisdans un aliment une mesure souhaite par 80 % des consommateurs dupays , les industriels de lagroalimentaire, l comme en Europe, pous-sent linterdiction de ce type dtiquetage. LAssociation nationale desconfiseurs ny est pas alle par quatre chemins : Lindustrie amricainevoudrait que le GMT avance sur cette question en supprimant la label-lisation OGM et les normes de traabilit. La trs influente Associa-tion de lindustrie biotechnologique (Biotechnology Industry Organi-zation, BIO), dont fait partie le gant Monsanto, sindigne pour sa partque des produits contenant des OGM et vendus aux Etats-Unis puis-sent essuyer un refus sur le march europen. Elle souhaite par cons-quent que le gouffre qui se creuse entre la drgulation des nouveauxproduits biotechnologiques aux Etats-Unis et leur accueil en Europe soit prestement combl (3). Monsanto et ses amis ne cachent pas leurespoir que la zone de libre-change transatlantique permette dimposerenfin aux Europens leur catalogue foisonnant de produits OGM enattente dapprobation et dutilisation (4) .

    Loffensive nest pas moins vigoureuse sur le front de la vie prive.La Coalition du commerce numrique (Digital Trade Coalition, DTC),qui regroupe des industriels du Net et des hautes technologies, presseles ngociateurs du GMT de lever les barrires empchant les flux dedonnes personnelles de spancher librement de lEurope vers les Etats-Unis. Le point de vue actuel de lUnion selon lequel les Etats-Unisne fournissent pas une protection adquate de la vie prive nest pasraisonnable , simpatientent les lobbyistes. A la lumire des rvlationsde M. Edward Snowden sur le systme despionnage de lAgence natio-nale de scurit (National Security Agency, NSA), cet avis tranch nemanque pas de sel. Toutefois, il ngale pas la dclaration de lUS Councilfor International Business (USCIB), un groupement de socits qui, linstar de Verizon, ont massivement approvisionn la NSA en donnespersonnelles : Laccord devrait chercher circonscrire les excep-tions, comme la scurit et la vie prive, afin de sassurer quelles neservent pas dentraves au commerce dguises.

    Les normes de qualit dans lalimentation sont elles aussi prises pourcible. Lindustrie amricaine de la viande entend obtenir la suppressionde la rgle europenne qui interdit les poulets dsinfects au chlore. Alavant-garde de ce combat, le groupe Yum!, propritaire de la chane derestauration rapide Kentucky Fried Chicken (KFC), peut compter sur laforce de frappe des organisations patronales. LUnion autorise seule-ment lusage de leau et de la vapeur sur les carcasses , proteste lAs-sociation nord-amricaine de la viande, tandis quun autre groupe depression, lInstitut amricain de la viande, dplore le rejet injustifi[par Bruxelles] des viandes additionnes de bta-agonistes, comme lechlorhydrate de ractopamine . La ractopamine est un mdicament utilispour gonfler la teneur en viande maigre chez les porcs et les bovins.Du fait de ses risques pour la sant des btes et des consommateurs, elleest bannie dans cent soixante pays, parmi lesquels les Etats membresde lUnion, la Russie et la Chine. Pour la filire porcine amricaine,

    Sur la ToilePublic Citizen

    Ce think tank rpertorie les 75000 entreprises qui profiteraientle plus de laccord entre lUnion europenne et les Etats-Unis.Celles-ci (parmi lesquelles de nombreuses socits franaises)sont inventories sur une carte particulirement claire (Taftacorporate empowerment map).

    www.citizen.org/tafta

    La Quadrature du NetLassociation spcialise dans la dfense des droits des citoyenssur Internet diffuse une chronologie, des documents de rf-rence, un rappel des procdures en cours et de nombreusesressources sur le Tafta. Une page sur laccord Union-Canada(CETA) est galement disponible.

    www.laquadrature.net/fr/tafta

    Corporate Europe Observatory LObservatoire de lEurope industrielle, dont le sige se trouve Bruxelles, tudie les groupes de pression et leur influence surles politiques europennes. Son site, trs fourni, met disposi-tion de nombreux articles et ressources sur le GMT.

    www.corporateeurope.org/tags/ttip

    Stop TTIP & CETACette initiative europenne citoyenne auto-organise contre lesaccords Europe-Etats-Unis et Europe-Canada fdre plus de240organisations rparties travers le continent.

    www.stop-ttip.org

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague9

    Quand les actionnairescrivent les lois.

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  • Ce typhon qui menace les peuples

    cette mesure de protection constitue une distorsion de concurrence laquelle le GMT doit mettre fin durgence.

    Les producteurs de porc amricains naccepteront pas dautrersultat que la leve de linterdiction europenne de la ractopamine ,menace le Conseil national des producteurs de porc (National Pork Produ-cers Council, NPPC). Pendant ce temps, de lautre ct de lAtlantique,les industriels regroups au sein de BusinessEurope dnoncent lesbarrires qui affectent les exportations europennes vers les Etats-Unis,comme la loi amricaine sur la scurit alimentaire . Depuis 2011, celle-ci autorise en effet les services de contrle retirer du march les produitsdimportation contamins. L encore, les ngociateurs de lAPT sontpris de faire table rase.

    IL EN VA DE MME avec les gaz effet de serre. Lorganisation Airlinesfor America (A4A), bras arm des transporteurs ariens amricains, atabli une liste des rglements inutiles qui portent un prjudice consi-drable [leur] industrie et que le GMT, bien sr, a vocation rayer dela carte. Au premier rang de cette liste figure le systme europen dchangede quotas dmissions, qui oblige les compagnies ariennes payer pourleur pollution au carbone. Bruxelles a provisoirement suspendu ceprogramme ; A4A exige sa suppression dfinitive au nom du progrs .

    Mais cest dans le secteur de la finance que la croisade des marchsest la plus virulente. Sept ans aprs lirruption de la crise des subprime,les ngociateurs amricains et europens sont convenus que les vellitsde rgulation de lindustrie financire ont fait leur temps. Le cadre quilsveulent mettre en place prvoit de lever les garde-fous en matire de place-ments risque et dempcher les gouvernements de contrler le volume,la nature ou lorigine des produits financiers mis sur le march.

    Do vient cet extravagant retour aux vieilles lunes thatchriennes? Ilrpond notamment aux vux de lAssociation des banques allemandes,qui ne manque pas dexprimer ses inquitudes propos de la pourtanttimide rforme de Wall Street adopte au lendemain de la crise de 2008.Lun de ses membres les plus entreprenants sur ce dossier est la Deut-sche Bank, qui a pourtant reu en 2009 des centaines de milliards de dollarsde la Rserve fdrale amricaine en change de titres adosss des cranceshypothcaires (5). Le mastodonte allemand veut en finir avec la rgle-mentation Volcker, cl de vote de la rforme de Wall Street, qui pse selonlui dun poids trop lourd sur les banques non amricaines. InsuranceEurope, le fer de lance des socits dassurances europennes, souhaitepour sa part que le GMT supprime les garanties collatrales qui dissua-dent le secteur de saventurer dans des placements haut risque.

    Quant au Forum des services europens, organisation patronale dontfait partie la Deutsche Bank, il sagite dans les coulisses des pourpar-lers transatlantiques pour que les autorits de contrle amricaines cessent

    de mettre leur nez dans les affaires des grandes banques trangres oprantsur leur territoire. Ct amricain, on espre surtout que le GMT enter-rera pour de bon le projet europen de taxe sur les transactions finan-cires. Laffaire parat dores et dj entendue, la Commission europenneayant elle-mme jug cette taxe non conforme aux rgles de lOMC (6).Dans la mesure o la zone de libre-change transatlantique promet unlibralisme plus dbrid encore que celui de lOMC, et alors que le Fondsmontaire international (FMI) soppose systmatiquement toute formede contrle sur les mouvements de capitaux, la chtive taxe Tobin ninquite plus grand monde aux Etats-Unis.

    Mais les sirnes de la drgulation ne se font pas entendre dans laseule industrie financire. Le GMT entend ouvrir la concurrence tousles secteurs invisibles ou dintrt gnral. Les Etats signataires severraient contraints non seulement de soumettre leurs services publics la logique marchande, mais aussi de renoncer toute intervention sur lesfournisseurs de services trangers qui convoitent leurs marchs. Lesmarges de manuvre politiques en matire de sant, dnergie, ddu-cation, deau ou de transport se rduiraient comme peau de chagrin. Lafivre commerciale npargne pas non plus limmigration, puisque lesinstigateurs du GMT sarrogent la comptence dtablir une politiquecommune aux frontires sans doute pour faciliter lentre de ceux quiont un bien ou un service vendre au dtriment des autres.

    Depuis juillet 2013, le rythme des ngociations sest intensifi. AWashington, on a de bonnes raisons de croire que les dirigeants euro-pens sont prts nimporte quoi pour raviver une croissance cono-mique moribonde, ft-ce au prix dun reniement de leur pacte social.Largument des promoteurs du GMT, selon lequel le libre-change dr-gul faciliterait les changes commerciaux et serait donc crateur dem-plois pse apparemment plus lourd que la crainte dun sisme social. Lesbarrires douanires qui subsistent encore entre lEurope et les Etats-Unis sont pourtant dj assez basses , comme le reconnat le repr-

    Nouvelle vague 10 MANIRE DE VOIR

    (5) Shahien Nasiripour, Fed opens books, revealing European megabanks were biggestbeneficiaries, Huffington Post, 10 janvier 2012.

    (6) Europe admits speculation taxes a WTO problem, Public Citizen, 30 avril 2010.(7) Courrier de M.Demetrios Marantis, reprsentant amricain au commerce, M.John

    Boehner, porte-parole rpublicain la Chambre des reprsentants, Washington, DC,20 mars 2013, http://ec.europa.eu

    (8) Final report. High level working group on jobs and growth , 11 fvrier 2013,http://ec.europa.eu

    (9) TAFTAs trade benefit : A candy bar , Public Citizen, 11 juillet 2013.

    Soulager la pauvre finance europenne.

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  • sentant amricain au commerce (7). Les artisans du GMT admettent eux-mmes que leur objectif premier nest pas dallger les contraintes doua-nires, de toute faon insignifiantes, mais dimposer llimination, larduction ou la prvention de politiques nationales superflues (8) , tantconsidr comme superflu tout ce qui ralentit lcoulement desmarchandises, comme la rgulation de la finance, la lutte contre le rchauf-fement climatique ou lexercice de la dmocratie.

    Il est vrai que les rares tudes consacres aux consquences du GMTne sattardent gure sur ses retombes sociales et conomiques. Un rapportfrquemment cit, issu du Centre europen dconomie politique inter-nationale (European Centre for International Political Economy, Ecipe),affirme avec lautorit dun Nostradamus dcole de commerce que leGMT dlivrera la population du march transatlantique un surcrot derichesse de 3 centimes par tte et par jour... partir de 2029 (9). En dpitde son optimisme, la mme tude value 0,06 % seulement la hausse duproduit intrieur but (PIB) en Europe et aux Etats-Unis la suite de len-tre en vigueur du GMT. Par comparaison, la cinquime version de liPhonedApple a entran aux Etats-Unis une hausse du PIB huit fois plus impor-tante. Presque toutes les tudes sur le GMT ont t finances par desinstitutions favorables au libre-change ou par des organisations patro-nales, raison pour laquelle les cots sociaux du trait ny apparaissentpas, pas plus que ses victimes directes, qui pourraient pourtant se compteren centaines de millions.

    Mais les jeux ne sont pas encore faits. Comme lont montr les msa-ventures de lAMI, de la ZLEA et certains cycles de ngociations lOMC, lutilisation du commerce comme cheval de Troie pour dman-teler les protections sociales et instaurer la junte des chargs daffairesa chou plusieurs reprises par le pass. Rien ne dit quil nen sera pasde mme cette fois encore.

    Lori M. Wallach

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague11

    ChronologieDbut du IIIe sicle av. J.-C. Ouverture de la Route de la soie. Ce rseau de pistes, reliant la Chine Antioche via lAsiecentrale, sera parcouru par les marchands pendant prs dun millnaire.

    IVe sicle La Chine mridionale instaure des voies commerciales verslAsie du Sud-Est, la Core, le Japon, lInde, lAsie centrale et lIran.

    XIe-XIIIe sicle Essor de lindustrie et des changes extrieurschinois, gnralisation de lusage du papier-monnaie ; la classe desngociants gagne en importance.

    1143-1158 Fondation de la ville de Lbeck (Allemagne), sur la cte baltique. Les peuples du Nord sont invits sy installer pour y jouir de la libert de commerce.

    1156 Premiers contrats dchanges de devises Gnes. La cit-Etatdomine les routes vers le Proche-Orient, o elle exporte ses biens et en importe les pices.

    1157 Les marchands allemands obtiennent des privilges enAngleterre, o ils achtent des produits agricoles et miniers. En 1252, ils recevront les mmes droits Bruges (Belgique), dont ils importeront les draps.

    1167 Seize comune commerantes de lItalie du Nord, dont Milan et Venise, constituent la Ligue lombarde.

    1180 Ouverture du comptoir allemand de Novgorod (Russie), une des plaques tournantes des produits orientaux.

    1200 La ville de Bruges acquiert le droit dorganiser un marchannuel et obtient des avantages fiscaux. Elle devient bientt le centrenvralgique de la route commerciale reliant Cologne Londres.

    1241 Naissance outre-Rhin de la Ligue de la Hanse, une alliance de plus de quatre-vingts villes commerantes avec Lbeck pour capitale.Elle rgnera sur le trafic maritime du nord de lEurope pendant prs de deux sicles.

    1277 Larrive des bateaux gnois Bruges marque le dbut du commerce des pices avec le Levant. Ils seront suivis par des naviresvntiens et espagnols.

    1356 Premire runion de lassemble de la Hanse Lbeck. Cent trente villes y sont reprsentes, parmi lesquelles des cits flamandes,sudoises et norvgiennes.

    1403 La rpublique de Florence autorise officiellement le prt intrt, interdit par lEglise.

    1441 Vaincue par les Hollandais aprs trois ans de guerre, la Liguehansatique leur reconnat un traitement gal sur le march baltique. Des navigateurs portugais ramnent dAfrique des esclaves. Dbut de la traite ngrire et du commerce triangulaire.

    1455 La Chine abandonne lusage du billet. 1474 Le trait dUtrecht entre la Hanse germanique et lAngleterreoctroie la Couronne la libert du commerce en Baltique, en Prusse et dans les villes hansatiques. Premire lgislation sur les brevets Venise. Lobjectif est de favoriser la production locale et les exportations, et de limiter les importations.

    (Suite page 36.)

    Stephen Wilkes. Usine laitireKroger, Etats-Unis, 2011.

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  • De quoi parle-t-on? GMT, PTCI, TTIP, APTou Tafta?

    Divers sigles et acronymes circulent pour dsigner une mme ralit,officiellement connue, en franais, sous le nom de partenariat trans- atlantique sur le commerce et linvestissement (PTCI) et, en anglais, souscelui de Transatlantic Trade and Investment Partnership (TTIP). Cettemultiplicit dappellations sexplique en partie par le secret des ngo-ciations, qui a entrav luniformisation des termes utiliss. Aliment parla fuite de documents, le travail des rseaux militants a conduit lmer-gence de nouveaux acronymes : notamment Tafta en anglais (pour Trans-Atlantic Free Trade Agreement), quutilisent certaines organisations fran-cophones (dont le collectif Stop Tafta [1]) ; et grand march transatlantique(GMT), en franais.

    De quoi sagit-il officiellement?

    Le GMT est un accord de libre-change ngoci depuis juillet 2013par les Etats-Unis et lUnion europenne, visant crer le plus grandmarch du monde, avec plus de huit cents millions de consommateurs.

    Une tude du Centre for Economic Policy Research (CEPR) uneorganisation finance par de grandes banques, que la Commission euro-penne prsente comme indpendante (2) tablit que laccord permet-trait de doper la production de richesses chaque anne de 120 milliardsdeuros en Europe et de 95 milliards deuros aux Etats-Unis (3).

    Les accords de libre-change, tels que ceux parrains par lOrgani-sation mondiale du commerce (OMC), visent non seulement abaisserles barrires douanires (4), mais galement rduire les barrires dites non tarifaires : quotas, formalits administratives ou normes sani-taires, techniques et sociales. A en croire les ngociateurs, le processusconduirait une lvation gnrale des normes sociales et juridiques.

    Pourquoi maintenant?

    Cre en 1995, lOMC a largement uvr la libralisation ducommerce mondial. Toutefois, les ngociations sy trouvent bloquesdepuis lchec du cycle de Doha (notamment sur les questions agri-coles). Continuer promouvoir le libre-change impliquait de mettre aupoint une stratgie de contournement. Des centaines daccords ont ainsit conclus ou sont en cours dadoption directement entre deux paysou rgions. Le GMT reprsente laboutissement de cette stratgie : signesentre les deux plus grandes puissances commerciales (qui reprsententprs de la moiti de la production de richesse mondiale), ses dispositionsfiniraient par simposer toute la plante.

    La porte du mandat europen de ngociation et les attentes expri-mes par la partie amricaine suggrent que le GMT dpasse large-ment le cadre des simples accords de libre-change. Concrtement,le projet vise trois objectifs principaux : liminer les derniers droits dedouane, rduire les barrires non tarifaires par une harmonisation desnormes (dont lexprience des prcdents traits laisse penser quelle sefera par le bas ) et donner des outils juridiques aux investisseurspour casser tout obstacle rglementaire ou lgislatif au libre-change.Bref, imposer certaines des dispositions dj prvues par laccord multi-latral sur linvestissement (AMI) et laccord commercial anti-contre-faon (5) (en anglais Anti-Counterfeiting Trade Agreement, ACTA), tousdeux rejets sous limpulsion des populations.

    Qui ngocie?

    Pour lEurope, des fonctionnaires de la Commission europenne.Pour les Etats-Unis, leurs homologues du ministre du commerce. Tousfont lobjet dimportantes pressions de lobbys reprsentant, pour laplupart, les intrts du secteur priv.

    Que dit le mandat?

    Selon le mandat de lUnion europenne, laccord doit fournir le plushaut niveau possible de protection juridique et de garantie pour les inves-tisseurs europens aux Etats-Unis (et rciproquement). En clair : permettreaux entreprises prives dattaquer les lgislations et les rglementations,quand elles considrent que celles-ci reprsentent des obstacles la concur-rence, laccs aux marchs publics ou linvestissement.

    Larticle 4 du mandat prcise : Les obligations de laccord engageronttous les niveaux de gouvernement. Autant dire quil sappliquerait nonseulement aux Etats, mais galement toutes les collectivits publiques :

    * Auteur de louvrage Le Grand March transatlantique. La menace sur les peuplesdEurope, Cap Bear Editions, Perpignan, 2014, 5 euros.

    Mondialisation heureuse, Derrire son flot dacronymes, ses aspects techniques et les multiplesentraves linformation pertinente,le grand march transatlantiquesavre simple et mme cristallinpour peu quon sy penche. Faceaux bureaucraties librales quitablent sur le dcouragement des populations, djouer cet obscurantisme est dj une forme de rsistance.

    Par Raoul Marc Jennar* et Renaud Lambert

    Nouvelle vague 12 MANIRE DE VOIR

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  • rgions, dpartements, communes, etc. Une rglementation municipalepourrait tre attaque non plus devant un tribunal administratif franais,mais devant un groupe darbitrage priv international. Il suffirait pourcela quelle soit perue par un investisseur comme une limitation son droit dinvestir ce quil veut, o il veut, quand il veut, comme il veutet den retirer le bnfice quil veut (6) .

    Le trait ne pouvant tre amend quavec le consentement unanimedes signataires, il simposerait indpendamment des alternances politiques.

    Sagit-il dun projet que les Etats-Unis ont impos lUnion europenne?

    Pas le moins du monde : la Commission, avec laccord des vingt-huit gouvernements de lUnion europenne, promeut activement leGMT, qui pouse son credo libre-changiste. Le projet est par ailleursport par les grandes organisations patronales, comme le Dialogueconomique transatlantique (Trans-Atlantic Business Dialogue, TABD).Cre en 1995 sous limpulsion de la Commission europenne et duministre du commerce amricain, cette organisation, dsormais connuesous le nom de Trans-Atlantic Business Council (TABC), promeut un dialogue fructueux entre les lites conomiques des deux continents, Washington et Bruxelles.

    Stephen Wilkes. Affiche avec des mouches, Cedar Rapids, Iowa, Etats-Unis, 2000.

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague13

    mode demploi

    (1) http://stoptafta.wordpress.com(2) Transatlantic Trade and Investment Partnership. The economic analysis explained,

    Commission europenne, Bruxelles, septembre 2013.(3) Ibid.(4) Les droits de douane imposs aux marchandises produites ltranger lors de

    leur entre sur un territoire.(5) Lire Philippe Rivire, Laccord commercial anti-contrefaon compte ses oppo-

    sants , La valise diplomatique, juillet 2012.(6) Dfinition des droits de linvestisseur donne par le prsident-directeur gnral

    dAmerican Express.

    MDV141chap1 05/05/2015 09:57 Page13

  • SIN

    Sources : base de donnes de lOMC ; UNCTAD, Reviewof Maritime Transport 2014 ; Le Monde diplomatique.

    Les plesdu commerce mondial

    6 937M$

    15 %

    Montant total du commercede marchandises et de services,en milliards de dollars courants en 2013

    Poids dans les changes mondiaux

    Accord de libre-changenord-amricain (Alena)

    March unique europen

    Association des nationsde l'Asie du Sud-Est (Anase)et ses trois partenaires privilgis

    Routes et lieuxdes changes commerciaux

    Axes majeursdu commerce maritime

    Vingt premiers ports conteneurs mondiaux

    Projets de partenariatdes Etats-Unis

    Grands accordscommerciaux existants

    Grandes puissances conomiquesmergentes (BRICS)

    Partenariat transpacifique (PTP)

    Pays intresss par le partenariat

    Pays participant la ngociation

    Pays participant la ngociation

    Grand march transatlantique (GMT)

    CE NEST SANS DOUTE pas un hasard si le partisan intellectuel leplus acharn du grand march transatlantique (GMT), Richard Rose-crance, dirige Harvard un centre de recherches sur les rapports entreles Etats-Unis et la Chine. Son plaidoyer, publi en 2013, martle lideque laffaiblissement simultan des deux grands ensembles atlantiquesdoit les amener resserrer les rangs face aux puissances mergentesdAsie : A moins, crit-il, que ces deux moitis de lOccident ne serunissent, formant un ensemble dans les domaines de la recherche, dudveloppement, de la consommation et de la finance, elles vont luneet lautre perdre du terrain. Les nations dOrient, diriges par la Chineet lInde, dpasseront alors lOccident en matire de croissance, din-novation et de revenu et, pour finir, en termes de capacit projeterune puissance militaire (1).

    Le propos gnral de Rosecrance rappelle lanalyse clbre de lco-nomiste Walt Whitman Rostow sur les tapes de la croissance : aprs ledcollage dun pays, son rythme de progression ralentit car il a dj ralisles gains de productivit les plus rapides (niveau dducation, urbanisa-tion, etc.). Dans le cas despce, les taux de croissance des conomies occi-dentales, parvenues maturit depuis plusieurs dcennies, ne rattraperontpas ceux de la Chine ou de lInde. Consolider leur union constituerait doncla principale carte qui reste aux Etats-Unis et lEurope. Elle leur permet-trait de continuer imposer leur jeu aux nouveaux venus, certes imp-tueux mais profondment dsunis. Ainsi, comme au lendemain de la secondeguerre mondiale, allguer une menace extrieure hier celle, politique etidologique, de lUnion sovitique, aujourdhui celle, conomique etcommerciale, de lAsie capitaliste aide rassembler sous la houlette dubon berger (amricain) les ouailles qui redoutent que bientt la cl de votedu nouvel ordre mondial ne se situe plus Washington, mais Pkin.

    Une crainte dautant plus lgitime, selon Rosecrance, que danslhistoire, les dplacements dhgmonie dune puissance une autreont en gnral concid avec un conflit majeur . Mais le transfert deleadership des Etats-Unis vers une nouvelle puissance hgmonique pourrait toutefois ne pas dboucher sur une guerre entre la Chine etlOccident . Faute desprer rallier les deux principales nations asia-tiques des partenaires atlantiques pnaliss par leur dclin, il suffiraitde tirer parti des rivalits qui existent entre elles pour les contenir dansleur rgion grce lappui du Japon. Un pays que la crainte de la Chinesoude au camp occidental, au point den faire son terminus oriental .

    Mme si cette grande alliance gopolitique invoque la culture, leprogrs et la dmocratie, le choix de certaines mtaphores trahit loc-casion une inspiration moins leve : Le producteur qui a du mal vendre une marchandise donne, explique Rosecrance, sera souventconduit fusionner avec une socit trangre pour largir son offre etaccrotre sa part de march, comme Procter & Gamble la fait en acqu-rant Gillette. Les Etats font face des incitations du mme ordre.

    Cest sans doute parce quaucun peuple ne considre encore sa nationet son territoire comme des produits de consommation courante que lecombat contre le GMT ne fait que commencer.

    Groups face au spectre Par Serge Halimi

    Nouvelle vague 14 MANIRE DE VOIR

    (1) Richard Rosecrance, The Resurgence of the West : How a Transatlantic Union CanPrevent War and Restore the United States and Europe, Yale University Press, New Haven,2013. De mme pour les citations suivantes.

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  • lquateur

    2 000 km

    TATS-UNIS

    CANADA

    MEXIQUE

    AUSTRALIE

    NOUVELLE-ZLANDE

    JAPON

    CHINE

    RUSSIE

    AFRIQUE DU SUD

    UNION EUROPENNE

    INDE

    MALAISIE

    BRUNEI

    VIETNAMSINGAPOUR

    THALANDELAOS

    COLOMBIEPROU

    COSTA RICA

    CHILI

    BRSIL

    INDONSIE

    PHILIPPINES

    TAWAN CORE DU SUD

    Union

    europen

    ne - 15 742 M$ - 34 %

    Alena -

    6 937 M$ - 15 %

    Anase

    + 3 - 10 936 M$ - 23 %

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague15

    chinois

    CARTOGRAPHIE CCILE MARIN

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  • Nouvelle vague 16 MANIRE DE VOIR

    Ces obstacles qui barrent Libralisation de la rglementation des changes et aperus de son

    LE THME qui nous occupera aujourdhuiest celui des obstacles au libre-change, des diverses barrires qui ontt riges son encontre de faonofficielle, semi-officielle ou compl-tement informelle. Bien entendu, ces barrires naf-fectent pas seulement les prsents, elles affectentaussi le reste du monde. Il sagit dun problmecrucial pour le progrs et le dveloppement. (...)

    LES BARRIRES TARIFAIRESPar barrires tarifaires, jentends les initiatives

    prises diverses reprises par les gouvernements dedivers pays pour protger les conditions de leur dve-loppement conomique en vue du bien-tre de leurspropres citoyens, ou bien des citoyens dautres paysdans la mesure o ils prouvent envers eux un certainsentiment de responsabilit, pour telle ou telle raisonhistorique.

    Lexemple le plus notoire, celui que tout unchacun associe au thme du commerce inter-national dans plusieurs rgions du monde,en particulier dans les secteurs de lapopulation les plus rticents au libre-change, est celui dit de la bananequitable.

    Vous connaissez tous lablague : On ne peut pas tuerquelquun en le frappant la tteavec une banane. Mais on peuttuer quelquun pour une histoirede bananes en le frappant la tteavec une machette.

    Quest-ce que a veut dire au juste ?(...)

    Si nous permettons quun seul pays paie uneseule banane au-dessus de sa valeur, la porte estouverte tous les excs. Cest comme quand unamateur de vin passe un beau jour la marijuana,un peu plus tard lhrone et, de fil en aiguille,devient accro la coke. Le jour o vous verrez vosproches chanceler comme des zombies, vous saurezque vous avez gliss sur une sacre peau de banane!

    Le thme des bananes nest pas de ceux quonpeut prendre la lgre.

    LES BARRIRES NON TARIFAIRES

    La question des barrires non tarifaires est unpeu plus complique. Elles peuvent inclure tout untas de choses, depuis la protection de lenvironne-

    ment cf. les dauphins jusquaux coutumeslocales, qui se substituent au gouvernement enmatire de restriction du flux des biens et des capi-taux, imposant des limites au fonctionnementnormal des forces conomiques.

    Il ny a pas longtemps, il y a eu une tentative defusion entre KLM, une entreprise nerlandaise, et

    Alitalia, une compagnie italienne. La variableprincipale, en loccurrence, tait le facteur sieste.

    En effet, aux Pays-Bas et dans la plupart des paysnordiques, les gens dorment la nuit et se permettentau maximum un bref Mittaggesundheitschlaf aumilieu de la journe. Il y a trs peu doccasions dese soustraire aux exigences de lenvironnement detravail. Les gens ont un emploi du temps quotidien

    extrmement rgulier, en particulier en ce quiconcerne le sommeil.

    En revanche, en Italie, la situation esttout fait diffrente. On dort

    presque autant le jour que lanuit. En outre, la pause-djeuner peut durer une ou

    deux heures. Une petite siesteest souvent de mise aprs le repas.

    Les gens sont trs conviviaux, ilsaiment bien se payer une bonne tranche de rigolade.On boit souvent un peu trop de vin, on soffre volon-tiers un saltimbocca alla romana et tous ces platsdlicieux qui finissent par nuire la discipline detravail.

    Tous ces problmes ont fait chouer la fusion ettoute lopration est tombe leau. Voil encoreune grande opportunit de transnationalisationremise au placard.

    Cest l un exemple particulirement dchirantpour lOMC, car sil y a un mot qui rsume notreidentit, cest bien celui d alliance . LOMC estune excroissance du GATT, qui a lui-mme merg

    au lendemain de la seconde guerre mondiale dansun souci de prvenir les conflits futurs. Lide debase que nous colportons toujours volontiers ,cest que les fournisseurs tuent rarement leurs clientset que, quand on fait des affaires avec quelquun, onna gnralement pas recours au meurtre.

    Bien entendu, il y a des exceptions : la premireguerre mondiale, la seconde guerre mondiale, legnocide rwandais, la Yougoslavie, lIrak, etc. Maisnotre thorie est valable pour au moins un cas impor-tant, la totalit du XIXe sicle, poque o le libre-change a empch les partenaires en affaires desentretuer. Pendant cent ans, le type de libert deschanges que lOMC semploie mettre en pratiqueaujourdhui a contribu prserver la paix entre lesnations riches et puissantes dEurope, avec commeseule exception le colonialisme et la traite desesclaves.

    Cest pourquoi, quand les fusions sont menacespar des idiosyncrasies locales, quand les murs fontobstacle la marche force du commerce, cest toutle systme des intrts transnationaux qui est remisen question et, avec lui, la paix et la stabilit delaprs-guerre.

    Nous sommes confronts une situation globa-lement assez grave. Tout obstacle artificiel au libreflux des capitaux constitue un risque majeur. Dansquel sens va lvolution de cette situation ? Nousnen savons rien. Quelle est la solution, lorsque nonseulement les gouvernements, mais la diversit descultures locales conspirent pour faire obstacle aulibre flux du progrs ?

    Mystre.

    Cette allocution a t prononce le 27 octobre 2000, Salzbourg, dans le cadre de la Confrence internationalesur les services, par un certain Andreas Bichlbaueren remplacement du directeur gnral de lOrganisationmondiale du commerce (OMC), M.Mike Moore,indisponible. Le public tait constitu de spcialistes du commerce international et davocats daffaires. Nous en prsentons ici quelques extraits.

    Tout obstacle artificiel au libre flux des capitauxconstitue un risque majeur.

    M.Andreas Bichlbauer,expert de lOrganisationmondiale du commerce.

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  • MANIRE DE VOIR Nouvelle vague17

    lautoroute du bonheur perfectionnement progressif : principales perspectives de 1790 nos jours

    LES BARRIRES SYSTMIQUES

    Pour conclure, jaimerais vous parler dun typede barrires commerciales qui est la fois le plusnigmatique et, bizarrement, sans doute le plus facile liminer : les barrires systmiques.

    Nous savons tous ce quest la dmocratie : la parti-cipation du plus grand nombre possible de consom-mateurs au fonctionnement direct du gouvernementet de lconomie. Il sensuit de faon quasi obligeque le libre-change nest que lautre face de lamonnaie dmocratique, et que la consommation estla forme suprme de dmocratie et de citoyennetdans le monde moderne.

    La libert du consommateur est, bien entendu, unlment essentiel du processus dmocratique, mmesi son rle est rarement apprci sa juste valeur, etsi elle est toujours inoprante dans la pratique. Celaest d la multiplicit de phnomnes spcifiquesqui caractrisent la politique dans les dmocratiescontemporaines, aux diverses manifestations dupouvoir du peuple : les Parlements, les Congrs, etc.Une telle varit, une telle complexit ne peuventque dboucher sur linefficacit, une inefficacitparfois fatale pour lidal dune dmocratie deconsommateurs.

    Heureusement, lexemple du secteur priv nouspermet denvisager des solutions mergentes au faiblerendement des institutions dites dmocratiques.

    Une solution possible, actuellement teste sur lascne politique amricaine, serait de rationaliserun processus lectoral qui savre grotesquementinefficace et les lections sont videmment au curde la dmocratie des consommateurs.

    Examinons dabord le fonctionnement actuel deslections, avec toutes leurs dficiences. Au sommet,nous avons une srie dentreprises, que nous bapti-serons Entreprises A. Chacune delles emploie enmoyenne une douzaine de salaris pour transfrerdes sommes importantes au bnfice de telle ou tellecampagne lectorale disons la Campagne B. Il peutsagir de nimporte quelle lection, y compris auposte de prsident. De son ct, ltat-major de lacampagne qui emploie lui aussi un grand nombrede salaris transfre des sommes non moins impor-tantes une agence de relations publiques, type Hill

    & Knowlton, que nous nommerons C. Ladite agencede relations publiques, qui emploie une cinquantainede salaris plein temps, transfre de coquettessommes plusieurs chanes de tlvision qui, en finde parcours, transmettent linformation pertinenteau consommateur sans lui remettre dargent, bienentendu.

    Lironie de la chose, cest que pour engendrertoute la quantit dargent ncessaire afin dalimentercette chane, au dbut de la chane, vous avez lestravailleurs des entreprises qui financent lacampagne, lesquels se trouvent tre aussi les citoyenset les lecteurs en fin de chane. Il sagit donc dunsystme qui sautoalimente et dont lutilit relleest proche de zro.

    Mais on peut proposer un autre modle. Aveclaide d peu prs le mme nombre de salaris, lesentreprises ne paient plus quune seule entit :Voteauction.com. Voteauction.com, son tour, nabesoin que de quatre salaris pour transmettre direc-tement llecteur-consommateur non pas de lin-formation, mais des espces sonnantes et trbu-chantes. Voteauction.com est un systme qui permetaux lecteurs de mettre de leur plein gr leur voteaux enchres et de le vendre au plus offrant. Il sagitdun espace o les gens qui ne ressentent pas daffi-nit particulire pour tel ou tel candidat peuventconfier leur voix au march. Cela permet de ratio-naliser lensemble du processus lectoral et, commedans tous les marchs, tout le systme fonctionne auprofit des consommateurs et des entreprises qui ensont lorigine, bien entendu.

    Cette confrence est lun des nombreuxcanulars raliss par le collectif des Yes Men. Au dbut des annes 2000,grce un faux site de lOMC, il se fontinviter plusieurs runions conomiques o ils prsentent leur expertisedevant un public enchant. Leursperformances sont visionnables sur :http://theyesmen.org/

    EntreprisesA

    Electeurs

    Voteauction.com

    Agencede relationspubliques

    C

    CampagneB

    TlvisionsD

    Dmocratie, deux voies possibles

    La siesta, une habitude culturelle de lEurope du Sud qui entrave le bon fonctionnement de lconomie de march.

    Lexemple du secteur priv nouspermet denvisager des solutions mergentes au faible rendement desinstitutions dites dmocratiques.

    TORP

    E/FL

    ICK

    R.CO

    M

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  • Stephen Wilkes. Au sige de GoldmanSachs, New York, Etats-Unis, 2014.

    IL A SUFFI de 31 euros pour que le groupe franais Veolia parteen guerre contre lune des seules victoires du printemps 2011 rempor-tes par les Egyptiens : laugmentation du salaire minimum de 400 700 livres par mois (de 41 72 euros). Une somme juge inacceptablepar la multinationale, qui a port plainte contre lEgypte, le 25 juin 2012,devant le Centre international pour le rglement des diffrends relatifsaux investissements (Cirdi), une officine de la Banque mondiale. Motifinvoqu ? La nouvelle loi sur le travail contreviendrait aux engage-ments pris dans le cadre du partenariat public-priv sign avec la villedAlexandrie pour le traitement des dchets (1). Le grand march trans-atlantique (GMT) en cours de ngociation pourrait inclure un dispositifpermettant ainsi des entreprises de poursuivre des pays cest en toutcas le souhait des Etats-Unis et des organisations patronales. Tous lesgouvernements signataires pourraient alors se trouver exposs aux msa-ventures gyptiennes.

    Des tribunaux pour

    Parmi les surprises du projet daccordtransatlantique, linstauration de tribunaux permettant auxentreprises de poursuivre les Etats etles collectivits suscite la controverse.Les prcdents furent dsastreux.

    Par Benot Brville et Martine Bulard

    Nouvelle vague 18 MANIRE DE VOIR

    MDV141chap1 05/05/2015 09:57 Page18

  • Le lucratif filon du rglement des diffrends entre investisseurs etEtats (RDIE) a dj assur la fortune de nombreuses socits prives.En 2004, le groupe amricain Cargill a, par exemple, fait payer90,7 millions de dollars (66 millions deuros) au Mexique, reconnucoupable davoir cr une nouvelle taxe sur les sodas. En 2010, la TampaElectric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala en sattaquant une loi plafonnant les tarifs de llectricit. Plus rcemment, en 2012, leSri Lanka a t condamn verser 60 millions de dollars la DeutscheBank en raison de la modification dun contrat ptrolier (2).

    Encore en cours, la plainte de Veolia a t dpose au nom du traitdinvestissement conclu entre la France et lEgypte. Signs entre deuxpays ou inclus dans des accords de libre-change, il existe plus detrois mille traits de ce type dans le monde. Ils protgent les socitstrangres contre toute dcision publique (une loi, un rglement, unenorme) qui pourrait nuire leurs investissements. Les rgulations natio-nales et les tribunaux locaux nont plus droit de cit, le pouvoir se voyanttransfr une cour supranationale qui tire sa puissance... de la dmis-sion des Etats.

    Au nom de la protection des investissements, les gouvernements sontsomms de garantir trois grands principes : lgalit de traitement entresocits trangres et socits nationales (rendant impossible une prf-rence pour les entreprises locales qui dfendent lemploi, par exemple) ;la scurit de linvestissement (les pouvoirs publics ne peuvent pas changerles conditions dexploitation, exproprier sans compensation ou procder une expropriation indirecte ) ; la libert pour lentreprise de trans-frer son capital (une socit peut sortir des frontires avec armes etbagages, mais un Etat ne peut pas lui demander de partir !).

    Les recours des multinationales sont traits par lune des instancesspcialises : le Cirdi, qui arbitre le plus daffaires, la Commissiondes Nations unies pour le droit commercial international (CNUDCI), laCour permanente de La Haye, certaines chambres de commerce, etc.Les Etats et les entreprises ne peuvent, le plus souvent, pas faire appeldes dcisions prises par ces instances : la diffrence dune cour dejustice, une cour darbitrage nest pas tenue doffrir un tel droit. Orlcrasante majorit des pays ont choisi de ne pas inscrire la possibilit

    (1) Fanny Rey, Veolia assigne lEgypte en justice, Jeune Afrique, Paris, 11 juillet 2012.

    (2) Table of foreign investor-state cases and claims under NAFTA and other US tradedeals, Public Citizen, Washington, DC, fvrier 2014; Recent developments in investor-state dispute settlement (ISDS) (PDF), Confrence des Nations unies sur le commerceet le dveloppement (Cnuced), New York, mai 2013.

    (3) Shawn Donan, EU and US pressed to drop dispute-settlement rule from tradedeal, Financial Times, Londres, 10 mars 2014.

    (4) Luke Eric Peterson, Argentina by the number : Where things stand with invest-ment treaty claims arising out of the Argentine financial crisis, Investment ArbitrationReporter, New York, 1er fvrier 2011.

    (5) Richard Woolley, ICSID sees drop in cases in 2013, Global Arbitration Review(GAR), Londres, 4 fvrier 2014.

    (6) Andrew Friedman, Flexible arbitration for the developing world : Piero Forestiand the future of bilateral investment treaties in the global South, Brigham Young Univer-sity International Law & Management Review, Provo (Utah), vol. 7, n 37, mai 2011.

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague19

    dtrousser les Etatsde faire appel dans leurs accords. Si le trait transatlantique inclut undispositif de RDIE, ces tribunaux verront en tout cas leur emploi dutemps bien garni. Il existe vingt-quatre mille filiales de socits euro-pennes aux Etats-Unis et cinquante mille huit cents succursales amri-caines sur le Vieux Continent ; chacune aurait la possibilit dattaquerles mesures juges nuisibles ses intrts.

    Voil prs de soixante ans que des socits prives peuvent atta-quer des Etats. Le procd a longtemps t peu utilis. Sur les quelquecinq cent cinquante contentieux recenss travers le monde depuis lesannes 1950, 80 % ont t dposs entre 2003 et 2012 (3). Pour les-sentiel, ils manent dentreprises du Nord les trois quarts des rcla-mations traites par le Cirdi viennent des Etats-Unis et de lUnion euro-penne et visent des pays du Sud (57 % des cas). Les gouvernementsqui veulent rompre avec lorthodoxie conomique, comme ceux de

    lArgentine ou du Venezuela, sont particulirement exposs (voir la carte Rglement des diffrends sur linvestissement page 20).

    Les mesures prises par Buenos Aires pour faire face la crise de2001 (contrle des prix, limitation de sortie des capitaux...) ont t syst-matiquement dnonces devant les cours darbitrage. Arrivs au pouvoiraprs des meutes meurtrires, les prsidents Eduardo Duhalde puisNstor Kirchner navaient pourtant aucune vise rvolutionnaire ; ilscherchaient parer lurgence. Mais le groupe allemand Siemens, soup-onn davoir soudoy des lus peu scrupuleux, sest retourn contre lenouveau pouvoir lui rclamant 200 millions de dollars quand celui-ci a contest des contrats passs par lancien gouvernement. De mme,la Saur, une filiale de Bouygues, a protest contre le gel du prix de leauau motif que celui-ci port[ait] atteinte la valeur de linvestissement .

    QUARANTE PLAINTES ont t dposes contre Buenos Aires dans les

    annes qui ont suivi la crise financire (1998-2002). Une dizaine dentreelles ont abouti la victoire des entreprises, pour une facture totale de430 millions de dollars. Et la source nest pas tarie : en fvrier 2011,lArgentine affrontait encore vingt-deux plaintes, dont quinze lies lacrise (4). Depuis trois ans, lEgypte se trouve sous les feux des inves-tisseurs. Selon une revue spcialise (5), le pays est mme devenu lepremier destinataire des recours de multinationales en 2013.

    Pour protester contre ce systme, certains pays, tels le Venezuela,lEquateur ou la Bolivie, ont annul leurs traits. LAfrique du Sud songe suivre cet exemple, sans doute chaude par le long procs qui laoppose aux investisseurs du secteur minier Piero Foresti, Laura De Carliet autres au sujet du Black Economic Empowerment Act. Cette loioctroyant aux Noirs un accs prfrentiel la proprit des mines et desterres tait juge par les Italiens contraire lgalit de traitemententre des entreprises trangres et les entreprises nationales (6) .

    Une entreprise sudoiseattaque lAllemagnepour dlit dcologie...

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  • Des tribunaux pour dtrousser les Etats

    Etrange galit de traitement que ces patrons europens revendiquentalors que les Noirs sud-africains, qui reprsentent 80 % de la popula-tion, ne possdent que 18 % des terres et, pour 45 % dentre eux, viventsous le seuil de pauvret. Ainsi va la loi de linvestissement. Le procsnest pas all jusquau bout : en 2010, Pretoria a accept douvrir desconcessions aux demandeurs transalpins.

    Un jeu gagnant-perdant sinstaure : soit les multinationales reoi-vent de lourdes compensations, soit elles contraignent les Etats rduireleurs normes dans le cadre dun compromis ou pour viter un procs.LAllemagne vient den faire lamre exprience.

    En 2009, le groupe public sudois Vattenfall dpose plainte contreBerlin, lui rclamant 1,4 milliard deuros au motif que les nouvellesexigences environnementales des autorits de Hambourg rendent sonprojet de centrale au charbon anticonomique (sic). Le Cirdi juge la

    protestation recevable et, aprs moult batailles, un arrangement judi-ciaire est sign en 2011 : il dbouche sur un adoucissement desnormes . Aujourdhui, Vattenfall poursuit la dcision de Mme AngelaMerkel de sortir du nuclaire dici 2022. Selon une source proche dugouvernement allemand, cite par Le Figaro (15 octobre 2014), Vatten-fall rclamerait 4,7 milliards deuros Berlin.

    Bien sr, il arrive que les multinationales soient dboutes : sur lesdeux cent quarante-quatre cas jugs fin 2012, 42 % ont abouti la victoiredes Etats, 31 % celle des investisseurs et 27 % ont donn lieu un arran-gement (7). Elles perdent alors les millions engags dans la procdure.Mais des profiteurs de linjustice , pour reprendre le titre dun rapportde lassociation Corporate Europe Observatory (CEO) (8), attendentde rcuprer le magot. Dans ce systme taill sur mesure, les arbitresdes instances internationales et les cabinets davocats senrichissent, peuimporte lissue du procs.

    Pour chaque contentieux, les deux parties sentourent dune batteriedavocats, choisis au sein des plus grandes entreprises et dont les molu-ments oscillent entre 350 et 700 euros lheure. Les affaires sont ensuitejuges par trois arbitres : lun est dsign par le gouvernement accus,lautre par la multinationale accusatrice et le dernier (le prsident) encommun par les deux parties. Nul besoin dtre qualifi, habilit ouappoint par une cour de justice pour arbitrer ce type de cas. Une fois

    Nouvelle vague 20 MANIRE DE VOIR

    (7) Recent developments in investor-state dispute settlement (ISDS) , op. cit.

    (8) Profiting from injustice , Corporate Europe Observatory - Transnational Insti-tute, Bruxelles-Amsterdam, novembre 2012. Les donnes fournies dans ce rapportsappuient sur les cas jugs par le Cirdi.

    (9) Global Arbitration Review, Londres, 19 fvrier 2010.

    (10) Fraport v Philippines, International Investment Arbitration.

    Canada22

    Etats-Unis15

    Mexique21

    Costa Rica 8

    Venezuela36

    Equateur22

    Prou8

    Bolivie11

    Argentine53

    Russie9

    Kazakhstan14

    Kirghizstan

    Ouzbkistan

    Rp.tchque

    27AllemagnePays-Bas

    Royaume-UniFrance

    Espagne9

    SuisseItalie

    Hongrie 12Roumanie 9 Egypte

    23

    Turquie9

    Pakistan8

    Inde14

    Pologne16

    Slovaquie11

    Ukraine

    8

    8

    14

    Rglement des diffrendssur linvestissement

    Source : International Investment Agreements, Issue Note, avril 2014, Cnuced.

    Pays contre lesquels ont t dposesle plus de plaintes au 31 dcembre 2013

    Pays dorigine des investisseurs ayant lanc le plus de plaintes contre des Etats

    MDV141chap1 05/05/2015 09:57 Page20

  • MANIRE DE VOIR Nouvelle vague21

    Lexpansion de lconomie internationale nest pas une invasion trangre :

    cest un triomphe amricain pour lequel nous avons travaill dur, et qui se situe

    au cur de notre vision dun monde de libert pacifique et prospre.

    Ronald Reagan, dcembre 1988.

    FBRILIT et unanimit ne sont pas lespremiers mots qui viennent lesprit pour dcrirele sentiment que Bruxelles veille chez les Euro-pens. La ngociation dun accord de libre-change avec Washington, le grand march trans-atlantique (GMT), semble pourtant avoir accomplilimpensable.

    Le 13 janvier 2015, la Commission europennea publi les rsultats dune consultation publiquesur laspect le plus contest du GMT : le dispo-sitif de rglement des diffrends entre investis-seurs et Etats (RDIE). Prs de cent cinquante millepersonnes ont pris part ce dialogue, organisentre le 27 mars et le 13 juillet 2014. Du jamais-vu. Mieux : 97% dentre elles sopposent lins-tauration de ces tribunaux darbitrage, destins garantir la supriorit du droit des multinationales dgager des profits sur le devoir des Etats favo-riser le bien-tre de leurs populations.

    Sil en faut davantage pour bousculer lesconvictions de la Commission Nous dcide-

    rons plus tard, en fin de ngociation, a annonc,impassible, la commissaire charge de laccord,Mme Cecilia Malmstrm , un doute sembleparcourir les capitales europennes.

    Le RDIE livrerait la France au risque de demandes exorbitantes de la part des multi-nationales, estime dsormais Paris le secrtairedEtat au commerce Matthias Fekl (12 janvier2015). Tant que le mcanisme de rglement desdiffrends fait partie du GMT, je reste trs scep-tique, renchrit Mme Barbara Hendricks, ministreallemande de lenvironnement (13 janvier 2015). Les tribunaux privs sont dangereux et, parconsquent, la version actuelle du GMT gale-ment ! , martle leurodpute socialiste belgeMarie Arena, qui propose d exclure le mca-nisme de tribunaux privs de la ngociation (15 janvier 2015).

    Pour les opposants au GMT, de tels revirementsconstituent a priori un renfort inattendu. Se

    souvenir de la faon dont senvolent les dirigea-bles pourrait nanmoins les conduire temprerleur enthousiasme. Pour assurer le dcollage deleur ballon, les pilotes doivent tre disposs larguer les sacs de sable dont ils ont pralable-ment charg leur nacelle. Une seule urgence :prendre de laltitude. Une fois en lair, tout devientpossible.

    Dtricotage des normes sociales, sanitaires etenvironnementales ; privatisation annonce desservices publics ; grande braderie des donnespersonnelles... Dlester le GMT des tribunauxdarbitrage suffirait-il transformer la potion dulibre-change en ambroisie ? Rien nest moinssr. Mais le texte prvoit de surcrot la possibi-lit de complter plus tard les dispositionssur lesquelles Washington et Bruxelles se serontentendus. En toute discrtion.

    Le plus important pour les ngociateurs :dcoller.

    choisi, larbitre reoit entre 275 et 510 euros lheure (parfois beaucoupplus), pour des affaires dpassant frquemment les cinq cents heures, cequi peut susciter des vocations.

    Les arbitres (masculins 96 %) proviennent pour lessentiel de grandscabinets davocats europens ou nord-amricains, mais ils ont rarementle droit pour seule passion. Avec trente cas son actif, le Chilien Fran-cisco Orrego Vicua fait partie des quinze arbitres les plus sollicits.Avant de se lancer dans la justice commerciale, il a occup dimpor-tantes fonctions gouvernementales pendant la dictature dAugusto Pino-chet. Lui aussi membre de ce top 15, le juriste et ancien ministre cana-dien Marc Lalonde est pass par les conseils dadministration de CitibankCanada et dAir France. Son compatriote L. Yves Fortier a quant luinavigu entre la prsidence du Conseil de scurit de lONU, le cabinetOgilvy Renault et les conseils dadministration de Nova ChemicalsCorporation, Alcan ou Rio Tinto. Siger au conseil dadministrationdune socit cote en Bourse et jai sig au conseil de nombre dentreelles ma aid dans ma pratique de larbitrage international, confiait-il dans un entretien (9). a ma donn une vue sur le monde des affairesque je naurais pas eue en tant que simple avocat. Un vritable gagedindpendance.

    Une vingtaine de cabinets, principalement amricains, fournissent lamajorit des avocats et arbitres sollicits pour les RDIE. Intresss lamultiplication de ce genre daffaires, ils traquent la moindre occasionde porter plainte contre un Etat. Pendant la guerre civile libyenne, len-treprise britannique Freshfields Bruckhaus Deringer conseilla par exemple ses clients de poursuivre Tripoli, au motif que linstabilit du pays gn-rait une inscurit nuisible aux investissements.

    Entre les experts, les arbitres et les avocats, chaque contentieuxrapporte en moyenne prs de 6 millions deuros par dossier la machine

    juridique. Engages dans un procs de longue haleine contre loprateuraroportuaire allemand Fraport, les Philippines ont mme d dbourserla somme record de 58 millions de dollars pour se dfendre lquiva-lent du salaire annuel de douze mille cinq cents enseignants (10). Oncomprend que certains Etats aux ressources faibles cherchent tout prixdes compromis, quitte renoncer leurs ambitions sociales ou envi-ronnementales. Non seulement un tel systme profite aux plus riches,mais, de jugements en rglements amiables, il fait voluer la jurispru-dence et donc le systme judiciaire international hors de tout contrledmocratique, dans un univers rgent par lindustrie de linjustice .

    Benot Brville et Martine Bulard

    La stratgie du dirigeablePar Renaud Lambert

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  • VISIBLE PLUSIEURS centaines de mtres la ronde, ltince-lante tour de verre qui se dresse en solitaire sur la berge du lac Hatirj-heel voque un greffon de la City de Londres transplant au cur dungigantesque bidonville. Cest le sige de lAssociation des fabricants etexportateurs de textile du Bangladesh (Bangladesh Garment Manufac-turers and Exporters Association, BGMEA), lorganisation des employeursdu prt--porter.

    Contrairement limmeuble du Rana Plaza, qui ne respectait aucuneloi en matire de construction et dont leffondrement, le 24 avril 2013,a entran la mort de prs de mille cent quarante personnes, majoritai-rement des ouvriers du textile, la tour du BGMEA ne menace pas descrouler. Ce ne serait pourtant que justice : dans un verdict rendu le19 mars 2013, la Haute Cour du Bangladesh a ordonn la destruction dugratte-ciel patronal, au motif quil a t illgalement bti sur un terrainpublic dont lorganisation patronale sest empare sans droit ni titre,grce la complicit du ministre du commerce. Pour autant, personnenimagine que la tumeur cancreuse de Hatirjheel , comme lappel-lent les magistrats, puisse un jour prochain tomber en poussire.

    A lentre, le visiteur a droit au salut militaire des agents de scu-rit. A Dacca, o le touriste est rare, lhomme blanc se confond souventavec lacheteur de prt--porter, ngociant de Mango, Benetton ou Hennes& Mauritz (H & M), auquel vigiles et portiers se doivent de marquer leurdfrence. Lintress saccommode volontiers de ce statut seigneurial.Sa considration pour lhomme de la rue transparat dans la brochureDhaka Calling offerte aux clients des grands htels, dans laquelle figurecette sage recommandation : Ne riez pas des gens que la pauvret arendus malades, ne vous moquez pas deux.

    Nous sommes le 9 avril 2013, et le Rana Plaza, une vingtaine dekilomtres de la tour du BGMEA, tient encore debout. Le pire massacrede lhistoire industrielle du Bangladesh naura lieu que dans deuxsemaines, mais la question de la scurit et des conditions de travail dansle textile se pose nanmoins dj avec insistance. Trois mois plus tt, unincendie a provoqu la mort de huit ouvriers chez Smart Export Garment,une petite usine de trois cents salaris situe dans le centre de Dacca. Ils avaient tous moins de 16 ans , assure Saydia Gulrukh, une anthro-pologue qui a fond un groupe de solidarit avec les victimes du textile.Encore un mois et demi plus tt, le 24 novembre 2012, un autre incendieravageait lusine de Tazreen Fashions Ashulia, un faubourg au nord dela capitale bangladaise, faisant cent douze morts et un millier de blesss,selon le bilan officiel.

    Dans les neuf tages de Tazreen sentassaient trois mille salaris,majoritairement des jeunes femmes venues des campagnes les plus pauvresen qute dun gagne-pain pour leur famille. A raison de 3 000 takas par

    * Journaliste.

    La machine coudre du monde

    Traite moderne, la sous-traitanceindustrielle dans les pays bassalaires prend source danslambiance feutre des salons o lon signe les traits de libre-change. A peine lencre sche, le commerce ne prtend plusadoucir les murs, mais faireusiner cadence folle des vtements pour le compte de multinationalesoccidentales. Comme Dacca, au Bangladesh.

    Par Olivier Cyran *

    Nouvelle vague 22 MANIRE DE VOIR

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  • mois, lquivalent de 30 euros, elles confectionnaient dix heures par jouret six jours sur sept des vtements destins des marques prestigieuses,parmi lesquelles Disney, Walmart et le groupe franais Teddy Smith. Lesproduits hautement inflammables avaient t stocks au rez-de-chausse, ct de la cage descalier, au mpris des rgles de scurit les pluslmentaires. Les issues de secours ayant t verrouilles pour emp-cher tout vol de marchandise, conformment aux usages en vigueur,les victimes piges par les flammes sont mortes brles vives ou dfe-nestres. Leur patron, M. Delwar Hossain, appartenait au BGMEA.

    RENDEZ-VOUS a t pris avec le prsident de lorganisation patro-nale, M. Atiqul Islam, lhomme fort de lconomie bangladaise le textilecompte entre quatre et cinq millions de salaris et reprsente 80 % desexportations, ce qui fait du pays le deuxime exportateur mondial deprt--porter aprs la Chine. La promotion, en mars 2013, de ce jeuneentrepreneur peu connu dans le milieu en a surpris plus dun. Cest unpetit joueur sans exprience ni relief, lche un professionnel du secteur.Sil a t bombard prsident, cest grce sa mallabilit, qui permetaux gros bonnets de tirer les ficelles sans se mettre en avant.

    En dcembre 2012, une mission dinspection diligente par leBGMEA initiative peu habituelle, comme on sen doute identifiaitquatre usines juges dangereuses, car bties en violation du code deconstruction. Parmi elles, Rose Dresses Limited, une fabrique implante Ashulia et dtenue par... M. Islam. Trois mois plus tard, ce dernier tait

    lu la tte du BGMEA. Sachant que lim-mense majorit des cinq mille ateliers deconfection du pays pitinent ouvertement laloi, le soupon sest fait jour que linspectionavait pour seule finalit de coincer le futurprsident et de faire peser sur ses pauleslamicale pression de ses protecteurs.

    En attendant le patron des patrons, on seremmore lhistoire conomique du pays. AnuMohammed, professeur dconomie luni-versit de Jahangirnagar, la rsume en cestermes : Le Bangladesh na pas toujours vcusous la tutelle du prt--porter. Jusquaumilieu des annes 1980, cest la culture dujute qui constituait la premire richesse dupays. Puis sont arrivs le FMI [Fonds mon-taire international] et la Banque mondiale.Sous leur gide, les plans de privatisation etde rduction des dpenses publiques provo-

    quent un envol du chmage, un recours massif aux importations et ledprissement des industries locales. Les bureaucrates des grands partispolitiques, les officiers de larme, les grads de la police et les fils debonne famille se prcipitent sur laubaine. Les incitations investirdans le textile sont irrsistibles : main-duvre bas prix, affaiblisse-ment des syndicats du fait de la privatisation des entreprises dEtat,suppression des taxes douanires sur les importations de machines desti-nes lindustrie dexportation. La corruption fera le reste.

    Sduits, lEurope et les Etats-Unis rcompensent cette politique enouvrant grand leurs portes aux vtements made in Bangladesh. Dans undiscours prononc Dacca le 21 novembre 2001, M. Pascal Lamy, alorscommissaire europen au commerce, lance son Je vous ai compris : LUnion europenne est dispose soutenir le Bangladesh dans sesefforts pour parvenir (...) une meilleure intgration dans le systmecommercial mondial, en ouvrant de nouvelles possibilits commercialeset en favorisant une plus grande pntration sur le march. Entre 2000et 2012, le chiffre daffaires du textile bangladais va plus que quadru-pler, passant de 4,8 20 milliards de dollars. Goldman Sachs exulte : enjuin 2012, la banque new-yorkaise place le pays, lun des plus pauvresdu monde, en tte de sa liste des Next Eleven , les onze prochains susceptibles de rejoindre les puissances mergentes des Brics (Brsil,Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud).

    La poule aux ufs dor donne naissance une nouvelle lite occi-dentalise, qui roule en 44, dne au Pizza Hut (le comble du snobisme Dacca), joue au golf et envoie ses enfants tudier aux Etats-Unis. Le prt--porter, cest la promesse de largent facile, un moyen lucratifpour investir dans nimporte quel secteur ou briguer un sige au Parle-ment, poursuit Anu Mohammed. Officiellement, sur trois cents dputs,vingt-neuf possdent une usine textile. En ralit, si lon tient comptede ceux qui sabritent derrire un prte-nom, ils sont beaucoup plus

    MANIRE DE VOIR Nouvelle vague23

    Un petit joueurbombard prsidentpour sa mallabilit.

    Sophie Gerrard. Les e-dchets,Bangalore, Inde, 2006.

    LInde est devenue lun des plus grands dpotoirs du monde pour les dchets lectroniques. Des milliers de tonnes sont envoyes illgalement chaque anne par les pays occidentaux pour tre recycles. Ces dchetslectroniques sont dmantels la main. Les partiesindsirables sont alors envoyes la dcharge, o des toxines mortelles, comme le plomb, le cadmium et le mercure contaminent lenvironnement.

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  • La machine coudre du monde

    nombreux. Au Bangladesh, il est difficile de trouver des hommes depouvoir qui ne soient pas lis au monde du textile. Et cest le BGMEAqui tient les commandes du pays.

    Retour au sige de lorganisation patronale. Alors que M. Islam sefait attendre, lun de ses proches vient nous tenir compagnie dans le salonattenant au bureau prsidentiel. M. Hassan Shahriar Chowdhury rentretout juste des Etats-Unis, o il dit avoir collabor avec un groupe decongressistes sur une affaire de contre-terrorisme . Officier danslarme de lair, ce fan dAngela Merkel ne possde pas dusine textile cest du moins ce quil affirme. Que fait-il alors au BGMEA ? Il esquivela question, mais se montre ravi de bavarder avec un journaliste franais. Jadore la France. Vous savez, lEtat bangladais prvoit dacqurirdeux sous-marins. Dhabitude, on achte nos armements la Chine. Jeconnais bien la premire ministre, Sheikh Hasina. Je lui ai donc gliss loreille quelle ferait mieux de prendre des sous-marins franais. Cestplus cher, mais il y a moins de corruption, vous ne croyez pas ? Devantle scepticisme de son interlocuteur, M. Chowdhury prfre changer desujet en lui ouvrant avec insouciance son carnet dadresses. Puisquevous tes journaliste, est-ce que cela vous intresserait de rencontrer macousine, qui est ministre de la condition fminine ? Je peux aussi vousprsenter les directeurs des principaux journaux du Bangladesh, ce sonttous des amis.

    Lapparition de M. Islam abrge cet change prometteur. Serr deprs par cinq conseillers, le patron des patrons annonce quil a changdavis : lentretien est annul. Il vous faut une accrditation auprs duministre de lintrieur, fait-il, la mine sombre, sans quoi il mest impos-sible de vous parler, surtout sur des sujets aussi sensibles. En retour-nant vers lascenseur, on prend note de lavertissement coll sur la vitrederrire laquelle saffairent managers et secrtaires : Parlez moins,travaillez plus.

    Pour mesurer la puissance du BGMEA, les survivantes de Tazreenfourniront peut-tre de meilleurs lments dapprciation. Guid parSherin, la cheville ouvrire de la Fdration nationale des travailleurs dutextile (National Garments Workers Federation, NGWF), un syndicatproche du Parti communiste, on se met en route pour Ashulia. Peu peu,linvraisemblable chaos urbain de Dacca fait place un paysage lunaire,hriss de chemines vomissant des fumes noires au pied desquellesdes adolescents dpenaills enfournent des lingots de terre. Les briquessorties du fourneau serviront la construction des rsidences pour classesmoyennes visibles lhorizon, mais aussi celle des usines qui conti-nuent de crotre plus au nord. Quittant la route, on sengage sur unpetit chemin de terre. Au bout, la carcasse calcine dun cube de btonhabill dchafaudages en bambou : bienvenue Tazreen Fashions, rcem-ment encore fournisseur officiel des liquettes de Disney.

    NASREEN est ge de 25 ans, mais en parat 40. Contrairement dau-tres rescapes, retournes prcipitamment dans leur village, elle na pasquitt Nishchintapur, le quartier-dortoir aux ruelles tranquilles et presquedouces qui stend au pied de lusine. Le 24 novembre 2012, 18 h 50,Nasreen tait rive sa machine coudre, au deuxime tage, quand ellea entendu la sirne dalarme. Le contrematre nous a dit que ctait unexercice, quon devait rester nos postes, raconte-t-elle dune voix atone.Puis lalarme a sonn une deuxime fois. L, on sest mises pani-quer. On commenait sentir lodeur de brl. Le contrematre ne voulaittoujours pas quon bouge, mais on a couru quand mme. Il y avait deuxportes de sortie ; lune tait ouverte, lautre ferme. Lescalier auquelon accdait par la porte ouverte tait dj en flammes. Si on avait puemprunter lautre, qui ne brlait pas, on serait toutes encore en vie. Certaines fentres aussi sont verrouilles. Avec une poigne de cama-rades, Nasreen parvient en ouvrir une et se jeter dans le vide. Ellesen sortira avec une jambe casse, des cauchemars qui la hanteront vie et la peur bleue de devoir un jour remettre les pieds dans une usine.

    Elle naura pourtant pas le choix. A ce jour, elle a reu pour seuleaide vingt-cinq kilogrammes de riz, vingt-cinq kilogrammes doignonset un litre dhuile. Le maigre salaire de son mari ne suffisant pas nourrirla famille, elle va devoir vaincre ses insomnies et se rasseoir devant unemachine coudre. Au Bangladesh, lorsquune usine brle ou seffondre,cest le BGMEA qui indemnise les victimes. Ses tarifs sont pittoresques :100 000 takas (1 000 euros) par bless au titre de laide mdicale, 600 000takas (6 000 euros) par cadavre en guise de compensation pour la famille.Lemployeur ne sen mle pas, la justice non plus. Et seuls les plus chan-ceux toucheront les miettes distribues par le BGMEA. Car cest ce dernieraussi qui tablit la liste des victimes. Comme la plupart des embauchesse font oralement, sans contrat de travail, nombre de survivants ne dispo-sent daucun document pour prouver leur bonne foi. Aprs tout, nim-porte qui peut se casser une jambe ou tomber dans le foyer dune chemine.

    Le 15 avril 2013, linitiative du syndicat international IndustriAllet dun rseau dorganisations non gouvernementales, les marques appro-visionnes par Tazreen taient convies Genve pour une runion visant mettre en place un fonds dindemnisation. Disney a dclin linvita-tion : les amis de Donald disent avoir pli bagage aprs la combustionde leur main-duvre, troquant le Bangladesh pour le Cambodge ou leVietnam, de sorte quils sen lavent les mains. Refus catgorique ausside Walmart, qui a dabord ni le moindre lien avec Ta