55
2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courrier des statistiques, après avoir proposé des résumés de ses ouvrages comme La noblesse d’État (n˚ 49 de janvier 1989) et Le métier de sociologue (n˚ 50-51 de septembre 1989), se devait de lui rendre hommage, c’est chose faite avec ce dossier spécial « Statistique, Algérie et Pierre Bourdieu ». Kamel Kateb présente tout d’abord le contexte historique et l’évolution de la production statistique en Algérie pendant la période coloniale. Claude Seibel rappelle ensuite l’impor- tance des liens qui ont existé entre Pierre Bourdieu et les statisticiens, en Algérie et en France. Michel Gollac, enfin, porte un point de vue décalé (qui n'est pas sans rappeller l’humour dont le sociologue faisait preuve) sur la façon dont Pierre Bourdieu concevait l’usage des statistiques. Jean-Claude Combessie mène depuis des années un travail critique à la frontière de la sociologie et de la statistique. Il était logique qu’il écrive un jour dans ces colonnes. Son article alerte le lecteur sur l’existence d’effets de mode dans l’utilisa- tion des outils statistiques de comparaison des inégalités des chances à l’école, ce qui est d’autant plus fâcheux qu’ils influencent, selon lui, les conclusions des travaux concernés. Le Courrier des statistiques invite d’ailleurs les spécialistes de ce domaine à réagir à ce texte dans les prochains numéros, sous forme de réponse longue (arti- cle) ou courte (courrier des lecteurs). Tout statisticien de l’Insee est amené régulièrement à rédiger des études ou des arti- cles pour présenter ses travaux : comment sinon les faire connaître ? Le Courrier vous propose une nouvelle rubrique : « Savoir compter, savoir conter », afin de donner des outils à ceux qui souhaitent améliorer la lisibilité de leurs écrits et n’ont pas forcé- ment le temps ni l’occasion de suivre un stage. Volontairement courte, cette rubrique abordera chaque trimestre un aspect important des techniques rédactionnelles. Dans ce numéro, Daniel Temam, fort de son expérience d’écriture et de réécriture au sein de l’institut, aborde un sujet essentiel, les chiffres : comment en parler, ne pas en abuser, avec quelle précision. Le Courrier des statistiques existe depuis près de vingt-huit ans, c’est-à-dire que parmi les statisticiens actuellement en poste, les plus jeunes n’étaient pas nés lors de la parution des premiers numéros de la revue ! Quant aux plus âgés, déjà en activité dans les années soixante-dix, comment se souviendraient-ils de toute la masse d’in- formation lue au cours de leur carrière ? C’est donc pour les lecteurs de tous âges qu’est créée la rubrique « Il y a [X] ans, dans le Courrier des statistiques », afin de donner une nouvelle jeunesse à des articles anciens présentant un intérêt particulier, soit parce qu’ils n’ont pas pris une ride, soit au contraire parce qu’ils permettent de mesurer à quel point les méthodes et les outils ont évolué au sein du système statisti- que public. C’est ainsi qu’on (re)découvrira avec plaisir le toujours actuel « Pourquoi faire l’histoire de la statistique », écrit par Michel Volle dans le premier numéro du Courrier. Ce numéro contient également un encart présentant les organigrammes des dix-neuf services statistiques des ministères, mis à jour au début de l’année 2005. ! Serge Darriné

 · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

2

Éditorial

Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courrier des statistiques, après avoir proposé des résumés de ses ouvrages comme La noblesse d’État (n˚ 49 de janvier 1989) et Le métier de sociologue (n˚ 50-51 de septembre 1989), se devait de lui rendre hommage, c’est chose faite avec ce dossier spécial « Statistique, Algérie et Pierre Bourdieu ». Kamel Kateb présente tout d’abord le contexte historique et l’évolution de la production statistique en Algérie pendant la période coloniale. Claude Seibel rappelle ensuite l’impor-tance des liens qui ont existé entre Pierre Bourdieu et les statisticiens, en Algérie et en France. Michel Gollac, enfin, porte un point de vue décalé (qui n'est pas sans rappeller l’humour dont le sociologue faisait preuve) sur la façon dont Pierre Bourdieu concevait l’usage des statistiques.

Jean-Claude Combessie mène depuis des années un travail critique à la frontière de la sociologie et de la statistique. Il était logique qu’il écrive un jour dans ces colonnes. Son article alerte le lecteur sur l’existence d’effets de mode dans l’utilisa-tion des outils statistiques de comparaison des inégalités des chances à l’école, ce qui est d’autant plus fâcheux qu’ils influencent, selon lui, les conclusions des travaux concernés. Le Courrier des statistiques invite d’ailleurs les spécialistes de ce domaine à réagir à ce texte dans les prochains numéros, sous forme de réponse longue (arti-cle) ou courte (courrier des lecteurs).

Tout statisticien de l’Insee est amené régulièrement à rédiger des études ou des arti-cles pour présenter ses travaux : comment sinon les faire connaître ? Le Courrier vous propose une nouvelle rubrique : « Savoir compter, savoir conter », afin de donner des outils à ceux qui souhaitent améliorer la lisibilité de leurs écrits et n’ont pas forcé-ment le temps ni l’occasion de suivre un stage. Volontairement courte, cette rubrique abordera chaque trimestre un aspect important des techniques rédactionnelles. Dans ce numéro, Daniel Temam, fort de son expérience d’écriture et de réécriture au sein de l’institut, aborde un sujet essentiel, les chiffres : comment en parler, ne pas en abuser, avec quelle précision.

Le Courrier des statistiques existe depuis près de vingt-huit ans, c’est-à-dire que parmi les statisticiens actuellement en poste, les plus jeunes n’étaient pas nés lors de la parution des premiers numéros de la revue ! Quant aux plus âgés, déjà en activité dans les années soixante-dix, comment se souviendraient-ils de toute la masse d’in-formation lue au cours de leur carrière ? C’est donc pour les lecteurs de tous âges qu’est créée la rubrique « Il y a [X] ans, dans le Courrier des statistiques », afin de donner une nouvelle jeunesse à des articles anciens présentant un intérêt particulier, soit parce qu’ils n’ont pas pris une ride, soit au contraire parce qu’ils permettent de mesurer à quel point les méthodes et les outils ont évolué au sein du système statisti-que public. C’est ainsi qu’on (re)découvrira avec plaisir le toujours actuel « Pourquoi faire l’histoire de la statistique », écrit par Michel Volle dans le premier numéro du Courrier.

Ce numéro contient également un encart présentant les organigrammes des dix-neuf services statistiques des ministères, mis à jour au début de l’année 2005.

! Serge Darriné

Page 2:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 3

Introduction : contexte historique et objectifs

Le dix-neuvième siècle voit l’émer-gence et l’organisation d’appareils de collecte et d’analyse des données statistiques de population dans les principaux pays occidentaux (Prusse 1810, Belgique 1830, France 1831, Angleterre 1832...). Parmi les pays sous domination coloniale, l’Algérie est l’un des rares à être doté d’un appareil statistique à la fin du dix-neuvième siècle. La constitution de la IIIe République en France et la subs-titution en Algérie d’un régime civil au régime militaire existant jusqu’alors permet l’émergence d’un bureau de collecte de données statistiques et de statistique des populations (1878). Si, pour les pays européens qui engagent ou sont à la veille d’engager leur révo-lution industrielle, ces appareils sta-tistiques correspondent à une volonté de modernisation de l’appareil d’État dans le processus de construction du fait national et sont consécutifs à des réformes structurelles, pour l’Algérie (ensemble de départements français à l’époque) c’est loin d’être le cas (la société algérienne n’éprouve pas le

besoin de se compter : pas de service militaire, pas de fiscalité individuali-sée, absence d’instruction publique, la scolarisation relevant de la famille, etc.) Il s’agit plutôt d’une intrusion de la modernité, dans un espace territorial et culturel où les condi-tions économiques et sociales de la construction d’un État moderne sont loin d’être réunies et ne sont même pas envisageables. Cet appareil de collecte de données statistiques se constitue et s’organise pour répon-dre aux besoins d’abord d’inventaire, ensuite de gestion des nouveaux

départements français. Il est, de ce fait, profondément influencé par les conceptions françaises et correspond au modèle construit en France (un appareil centralisé où le travail statis-tique et d’enquêtes sont du ressort exclusif de l’État). Par conséquent, parmi les pays colonisés, l’Algérie, par l’ancienneté de la collecte et de la publication des données statistiques aussi bien économiques que démo-graphiques, offre un terrain d’inves-tigation particulièrement favorable à la réflexion. De nombreuses études et recherches se sont intéressées à l’histoire des institutions et des pratiques statistiques dans les pays occidentaux (A. Blum, A. Desrosières, K. Ipsen, Stanziani, et d’autres) ; très peu, en revanche, ont concerné les pays anciennement colonisés. Le présent travail se fixe pour objectif de décrire et étudier les conditions de mise en place d’une organisation dont le rôle premier est de fournir au gouvernement français des infor-mations chiffrées sur la situation des « Établissements français en Algérie ». Nous limiterons cependant ce travail à la statistique démographique, car elle nous semble être la plus à même de

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Entre la reproduction du système métropolitain et les impératifs d’adaptation à la réalité algérienne

! Kamel Kateb

Au milieu des années 1870, avec le soutien de démographes tel que J. Bertillon, le docteur R. Ricoux développe une action de lobbying en Algérie et en France pour que la statistique démographique soit dégagée de l’emprise

des bureaucrates et que le travail de collecte et de traitement des données en Algérie soit confié à des spécialistes qui mèneraient leur activité en coopération avec les milieux universitaires et scientifiques. Il propose en même temps la création d’un institut de statistique démographique à Alger. Les « rêves statistiques » de ce médecin né à Philippeville – aujourd’hui Skikda – se heurteront à la dure réalité de l’Algérie coloniale : d’une part, un Gouvernement général de l’Algérie aux objectifs se limitant au contrôle des populations et à la fiscalité ; d’autre part, le problème posé par la population indigène (insuffisances de l’état civil, analphabétisme, grande mobilité, indifférence, etc.) Il faudra attendre la fin de la Seconde guerre mondiale avec la création de l’Insee, pour qu’en Algérie se développe un effort sérieux de réflexion sur la fiabilité des données collectées et par suite sur le traitement des statistiques imparfaites. Les objectifs de cet article consistent à décrire le processus de construction de l’appareil statistique en Algérie et les tâches qui lui ont été assignées pendant les différentes étapes de sa construction.

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 3:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

4

nous éclairer sur les objectifs et le rôle assignés à cet appareil de collecte de données statistiques, et celle sur laquelle les contraintes sont les plus fortes. En conséquence, les objectifs de ce travail consistent à décrire le processus d’élaboration de l’appareil

statistique en Algérie et les tâches qui lui sont confiées pendant les dif-férentes étapes de sa construction. Nous montrerons que ce processus reste intimement lié aux objectifs de l’appareil politique colonial et que son action et la fiabilité des résultats

sont conditionnés en premier lieu non seulement par les conceptions et le rôle de la statistique qui ont cours dans la société française de l’époque, mais aussi par la vision qu’a l’admi-nistration française de la population indigène algérienne.

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 4:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 5

L’objet de ce travail est de montrer aussi que l’administration française, dans son action de collecte des sta-tistiques démographiques, ne résou-dra que tardivement et partiellement le problème posé par la population indigène (insuffisance de l’état civil, analphabétisme, grande mobilité, indifférence, etc.) La raison principale en est que cette administration est victime de la volonté d’une partie de la population européenne d’Algérie d’assimiler les trois départements français en Algérie à la France et d’en exclure la population indigène. La raison seconde en est la faible auto-nomie accordée à l’appareil statisti-que mis en place chargé d’évaluer et d’orienter la politique démographi-que coloniale.

Construction d’un appareil statistique

sur le modèle français

La collecte de statistiques de population accompagne la conquête et le processus

de colonisation

En Algérie, la collecte des données statistiques en général et celle rela-tive à la démographie sont intime-ment liées au processus de mise en place de l’appareil administratif colonial. La collecte et la publication des données statistiques sont régu-lières et systématiques. Elles tou-chent aux différents aspects de la vie économique, politique et sociale de la nouvelle colonie. Leur objec-tif est d’informer les gouvernements français des opérations de guerre et des progrès du processus de coloni-sation de l’Algérie. Il faut démontrer que la colonisation de l’Algérie est une opération rentable et que les populations européennes n’ont pas de grandes difficultés à s’y accli-mater, au moment où, en France, le doute et le scepticisme règnent. Au plan démographique, l’administra-tion militaire, dès la conquête (1833), organise le suivi de l’évolution de la population européenne installée en Algérie. À partir de 1836, elle effectue leur recensement dans les villes sous son contrôle. Les rele-

vés des naissances, décès, mariages et divorces par nationalité concer-nent d’abord les seuls Européens ; ensuite, les besoins de la guerre et de la gestion administrative con-duisent à l’élargissement de la col-lecte des données de population aux indigènes qui résident dans les villes. La statistique indigène occupe cependant une portion congrue de la statistique générale ; les catégories statistiques utilisées pour la décrire ont un prisme ethnique étendu, selon la couleur de peau, la religion et les rites (Kateb, 1998). Naturellement, ces relevés concernent les popula-tions sous contrôle de l’armée fran-çaise (soit un sous-ensemble de la population algérienne, une partie importante échappant à ce contrôle ; il faudra près de quarante ans pour qu’il s’étende à toute la population indigène). La plus grande partie de la collecte des données statistiques est ainsi le fait de l’administration militaire. Les bureaux arabes (insti-tués le 1er février 1844), composés d’officiers de l’armée française, se chargent de cette collecte dans l’en-semble des tribus d’abord, puis dans les seuls territoires sous commande-ment militaire, au fur et à mesure de la progression du cantonnement des tribus et de l’élargissement des ter-ritoires dits civils. Ils effectueront les premiers recensements et dénom-brements des tribus indigènes algé-riennes (1844-45, 1856, 1866). Les officiers des bureaux arabes dans la réalisation de cette tâche se font aider par les Cheikhs (chefs de tribus dans les « douars-communes »), les Caïds et autres notables. Dans les villes et les centres de colonisation des communes de plein exercice (majoritairement peuplés de colons européens), les maires et adminis-trateurs, en appui avec les adminis-trations municipales, remplissent les mêmes fonctions que les « bureaux arabes ». En ce qui concerne les indigènes dans les territoires civils, les chefs de tribus (Cheikhs) et les juges musulmans (Cadis) constituent les relais des travaux de collecte des naissances et décès. Les enquêtes des recensements dans les villes et territoires civils sont effectuées par des agents recenseurs. Ils se recru-

tent jusqu’à la fin du siècle au sein des agents municipaux.

La présence d’une population euro-péenne de plus en plus nombreuse dès les premières années et l’objec-tif de créer une colonie de peuple-ment induisent des besoins de gestion administrative. Au sein de l’adminis-tration militaire, la nomination d’ad-ministrateurs civils crée des conflits de prérogatives avec les militaires, conflits qui ne seront résolus que par la départementalisation de l’Algérie (décret du 4 mars 1848), qui devient alors partie intégrante du territoire fran-çais. La nomination de préfets et de sous-préfets dans les territoires civils inaugure l’introduction de la méthode préfet-maire (une partie du traitement statistique se fait à leur niveau à par-tir des listes nominatives) alors en vigueur en France, et qui va dominer le dépouillement et l’exploitation des recensements jusqu’en 1948.

Le travail de recueil des données statis-tiques est lié à l’activité du Gouverneur général d’Algérie (GGA), dans le sens où, tous les ans, celui-ci transmet un rapport au parlement sur la situation de la colonie, rapport dont les chiffres servent à montrer les progrès réalisés (d’où l’intérêt de contrôler la collecte et la production de ces données). Le GGA en fait état dans ses diffé-rentes publications, d’abord dans les « Tableaux des établissements fran-çais en Algérie (TEF) » (1838-1867), ensuite dans les exposés annuels sur la situation en Algérie destinés au gouvernement français et au con-seil du gouvernement. « La Statistique Générale de l’Algérie », construite sur le modèle de la « Statistique générale de la France », prend le relais des TEF en 1868.

De 1856 à 1872, le processus de « pacification » de l’Algérie et le con-trôle administratif de son territoire sont menés à leur terme. Mais cette période reste marquée par les opé-rations militaires en Kabylie, dans le Constantinois et le Sud-Oranais. Elle est troublée aussi par les fami-nes et les épidémies de choléra et de typhus. C’est dans ce contexte de résistance à la pénétration colo-

Page 5:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

6

niale et de guerre, que le premier recensement de l’Algérie est effec-tué en 1856. C’est la première ten-tative de recensement général de la population (indigène algérienne et européenne) sur tout le territoire soumis à l’administration civile et à l’administration militaire, soit à peu près l’actuelle Algérie du Nord (sauf la Kabylie) et quelques éléments des territoires du Sud : Biskra Laghouat, Djelfa, Géryville. Jusqu’à l’indépen-dance, les recensements se feront tous les cinq ans, aux même dates que ceux effectués en France.

Les techniques de dénombrement sont transposées de France, mais n’étant pas adaptées à l’Algérie colo-niale, elles se heurtent rapidement aux conditions locales, malgré des efforts continus pour les améliorer. Le Gouverneur général répercute aux préfets les instructions élaborées pour la France, mais la spécificité du pays (notamment l’habitat et le genre de vie, par exemple le fait qu’une grande partie de la population soit nomade) impose sur le terrain de multiplier les techniques de dénom-brement des populations. La popu-lation recensée est alors divisée en trois groupes :

Le premier fait l’objet d’un dénom-brement nominatif, par inscription sur un questionnaire de famille, des personnes domiciliées en territoire civil (villes, centres de colonisation) et dans les centres de colonisation du territoire militaire.

Le second fait l’objet d’un « dénom-brement sommaire » par le comptage des tentes et des douars des tri-bus du territoire de commandement (administré par les autorités militai-res). La population est déduite du nombre de tentes et de gourbis en appliquant un ratio de cinq à sept habitants par tentes.

Le troisième fait l’objet d’un dénom-brement numérique pour les popu-lations inscrites en bloc, aujourd’hui dites comptées à part (Breil, 1957).

Jusqu’au début du vingtième siècle, les opérations de recensement s’éta-

lent sur plusieurs mois ; par consé-quent, les doubles comptes et les omissions sont possibles. Les pré-occupations à la base de ces opé-rations sont le dénombrement des populations des divisions adminis-tratives pour des raisons de fiscalité ou d’ordre politique. La particularité vient du fait que rapidement s’installe une dualité, d’un côté une société vivant dans le territoire civil et gérée statistiquement selon les normes françaises de l’époque, et de l’autre une société vivant dans les territoires de commandement militaire et gérée sommairement du point de vue sta-tistique.

Prééminence des politiques et bureaucrates sur les

spécialistes de la statistique

En 1870, la chute de l’empire et l’avènement de la 3e République conduisent à la fin du régime militaire en Algérie à la demande des français d’Algérie. Un Gouvernement général civil de l’Algérie est institué. Il est rattaché au ministère de l’intérieur et non plus à celui de la guerre. Dès la fin de l’insurrection de 1871, l’Algé-rie du Nord est pacifiée ; il y a une extension progressive du contrôle de l’administration française. Les terri-toires sous administration militaire ne concernent plus que le Sud du

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 6:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 7

pays. Les services du gouvernement général de l’Algérie sont réorgani-sés. Un processus d’assimilation de l’Algérie à la France est engagé. Le Gouverneur général de l’Algérie est pratiquement un super préfet et en 1878 l’ensemble des affaires de l’Algérie est traité à Paris par les dif-férents ministères.

La réorganisation des services du Gouvernement général qui s’en suit permet la création de trois direc-tions, chacune d’elles étant divisée en bureaux. Un bureau de statistique est constitué au sein de la direction des travaux publics. Il se charge de la publication de « la Statistique Générale de l’Algérie » et de « l’état actuel de l’Algérie ». « La Statistique Générale de l’Algérie », publication trisannuelle, a comme vocation de se charger des « renseignements géné-raux à donner au public ». Elle prend la relève des anciens « Tableaux des établissements français en Algérie » dont elle conserve les rubriques1.

Mais ce n’est qu’en 1878 qu’émerge un véritable service statistique auprès du Gouvernement général de l’Algérie. Un début de spécialisation commence à s’opérer au sein des services statistiques, que les démo-graphes essaieront de mettre à profit pour appliquer en Algérie les recom-mandations des congrès internatio-naux de statistiques et de démogra-phie. Parmi eux, le docteur R. Ricoux (encadré 1), médecin à l’hôpital de Constantine, se lance dans les étu-des démographiques, encouragé par les Bertillon père et fils. Des efforts sont développés par les démogra-phes et statisticiens de la popula-tion qui évoluent autour des annales de démographie internationale avec le soutien du congrès international de démographie pour la constitu-tion d’un bureau de statistique de la population en Algérie séparé des sta-tistiques générales (Ricoux, 1978).

Le docteur R. Ricoux appuie cette volonté commune de mettre sur pied un Bureau de statistique de popu-lation, en relevant dans les annales internationales de démographie les insuffisances des publications de

la « Statistique générale de l’Algé-rie ». Selon lui, la répartition selon la nationalité et la discrimination entre citoyens français ne tient pas suffi-samment compte de la réalité des populations vivant en Algérie. Il y a d’abord confusion entre les indigè-nes israélites et les Français, ensuite les Français ne sont pas différen-ciés des naturalisés. Enfin, il propose pour les indigènes une répartition qui différencierait les races en Algérie. Les catégories statistiques définis-sant les populations indigènes sont ainsi avancées. Les Algériens seront caractérisés d’abord par leur appar-tenance religieuse, ensuite par leur appartenance ethnique apparente, Arabe ou Berbère. Concernant l’état civil, il signale l’absence d’indications relatives à la nationalité, à l’âge des décédés, et l’absence de références aux lieux de naissance des mariés et des décédés.

Finalement, les efforts développés par Ricoux et ses amis semblent, en apparence, aboutir à la création d’un « Bureau de statistique de la popula-tion en Algérie ». Sur proposition des députés, MM. Paul Bert et Thomson,

un amendement dans ce sens est déposé lors de l’adoption du budget de l’Algérie pour l’année 1881 ; il est voté par le parlement français. Cette mise sur pied est annoncée dans la chronique démographique du fas-cicule n˚ 2 des « Annales de démo-graphie internationales » de 1880. Le fascicule n˚ 1 des annales de l’année 1881 annonce que le bureau fonction-nera à partir du 15 août 1881 sous la direction du docteur R. Ricoux, qui est un collaborateur des Annales et un adhérent au congrès international de démographie. Ce bureau tarde cependant à être créé et finalement le docteur Ricoux ne sera que le « chef des travaux de la statisti-que démographique et médicale » au sein du bureau de statistique du Gouvernement général.

Le docteur Ricoux a le désir de con-fier le travail de collecte et de traite-ment des données statistiques à des spécialistes qui mèneraient leur acti-

Encadré 1. Le docteur R. Ricoux

Anatole René Joseph Ricoux, né le 21 janvier 1843 à Philippeville (aujourd’hui Skikda), est le fils de Louis Toussaint Ricoux, courtier à Philippeville et de Juana Moncada. Médecin chef à l’hôpital de Constantine dans les années 1870 et 1880, il se signale par ses études démographiques portant principa-lement sur la population européenne d’Algérie. Ses relations avec les Bertillon (père et fils) et par la suite avec les milieux internationaux de la démographie lui valent d’occuper le poste de responsable du bureau de la statistique au gouvernement général de l’Algérie. Cependant ce poste semble avoir sonné le glas de son activité scientifique en démographie tout au moins. La préoc-cupation du docteur R. Ricoux est d’étudier les modalités d’acclimatement des Français en Algérie ; mais il entend éviter le métissage avec ‘une race qui polluerait le sang français’, ce qui aurait une conséquence ‘négative pour la civilisation française’. C’est ainsi qu’il affirme que « l’histoire des civilisations est assez riche de faits pour éclairer la question : les États-Unis d’Amérique, où le métissage est presque nul, ont une colonisation et une civilisation plus avancées que le Mexique, le Brésil et les républiques du Sud ». Il mourra le 22 avril 1933, à l’âge de 90 ans, dans sa ville natale.

Principales publications :« Contribution à l’étude de l’acclimatation des Français en Algérie », Paris, 1874.« La démographie figurée », éditions Masson, 304 p., Paris, 1880.« Recherches sur la mortalité de la première enfance », in Annales de démographie internationale, Paris, 1882.« Population européenne en Algérie pendant l’année 1884 », 1885.

1. Cette publication ne se débarrassera de l’héritage de sa devancière qu’en 1891 ; elle abandonne la partie de l’ouvrage réservée à l’armée et à la marine, pour se consacrer aux seuls problèmes statistiques.

Page 7:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

8

vité en coopération avec les milieux universitaires et scientifiques. Il veut que la statistique démographique soit l’affaire des savants beaucoup plus que celle des bureaucrates. Il pro-pose la création à Alger d’un institut de statistique démographique des-tiné à la formation des professionnels et qui assure en même temps un prolongement scientifique à leurs tra-vaux quotidiens. Mais en définitive, ces projets ne correspondent pas aux objectifs du Gouverneur général de l’Algérie. L’action de R. Ricoux s’inscrit dans les débats ouverts par les statisticiens au congrès interna-tional de Berlin de 1867 qui visent à dégager les statisticiens de l’emprise des politiques et des bureaucrates, en créant des bureaux centraux de statistique. En France, il semble que ce soit la tradition bureaucratique2 qui l’emporte avec ses répercussions sur l’Algérie. Le Dr Ricoux joue, en plus, un rôle non négligeable dans l’intérêt qu’expriment les démogra-phes français du début du vingtième siècle pour l’étude des populations algériennes, dont il ouvre le chemin avec sa « démographie figurée » ; ce livre constitue le premier travail systématique d’analyse démographi-que des populations européennes en Algérie et secondairement des populations indigènes. L’anonymat des auteurs des travaux (dont il se plaint d’ailleurs), qui a cours dans les publications statistiques, ne per-met pas d’avoir une idée précise du rôle que joue Ricoux dans le bureau de statistique. En 1885, il publie néanmoins, avec l’autorisation du Gouverneur général de l’Algérie Tirmann, un bulletin qui traite de la « population européenne en Algérie pendant l’année 1884 ».

Les préoccupations exprimées pendant les congrès internatio-naux (séparation des Français, des Israélites indigènes et des naturali-sés, discrimination des populations

indigènes par ethnies, centralisation du dépouillement, recensement à jour fixe, etc.) sont prises en compte dans les vingt années qui suivent sa nomination. En définitive, la ten-tative de mettre sur pied en Algérie un bureau de statistique libéré de la tutelle des politiques et des bureau-crates échoue en même temps que l’espoir de créer un institut de statis-tique démographique.

Les efforts de mise aux normes métropolitaines

de l’appareil administratif

La réforme administrative engagée avec le décret du 23 août 1898 et la loi du 19 décembre 1900 donne à l’Algérie une entité politique dotée de la personnalité civile avec une autonomie financière. Elle rétablit les prérogatives du Gouverneur général de l’Algérie, en même temps qu’elle dote la colonie d’une assemblée (les délégations financières) chargée de statuer sur les finances du pays (le budget de l’Algérie devient indé-pendant du budget général de l’état français). Cette réforme suscite un regain d’intérêt pour les travaux sta-tistiques. Par un arrêté en date du 28 décembre 1900, le Gouverneur Général de l’Algérie, M. Jonnart, crée trois directions au gouverne-ment général. Il intègre le bureau de la statistique générale de l’Algérie au deuxième bureau de la direction de l’agriculture du commerce et de la colonisation au même titre que les services des douanes, des ban-ques, des chambres et tribunaux de commerce3. Le programme tracé au nouveau service de statistique est de rendre annuelle la publication de la « Statistique générale de l’Algérie », précédemment trisannuelle, et de reprendre les rubriques abandonnées dans les dernières années du dix-neuvième siècle. A partir de 1906, le service de statistique est destinataire des bulletins individuels, des fiches de familles et des différents borde-reaux constitués à l’occasion des recensements dans la perspective d’une exploitation centralisée des recensements.

Bien que l’ensemble des recomman-dations faites par les milieux de la démographie internationale soient mises en œuvre, il ne semble pas que, sur le plan du traitement des statisti-ques de population et des recense-ments, il y ait des changements subs-tantiels. La méthode reste celle qui prévaut depuis le début. Le service de la Statistique générale regroupe les statistiques de l’Algérie et les publie avec une très grande régu-larité dans la « Statistique Générale de l’Algérie », avec comme mention sur la page de garde : « dressé par ordre du Gouverneur Général ». Au début du vingtième siècle, la struc-ture administrative est pratiquement acquise avec les moyens matériels correspondants pour réaliser les mis-sions qui lui sont confiées. Il reste cependant à régler le problème du personnel qualifié pour le faire évo-luer d’un bureau d’enregistrement et de collationnement des statistiques à un véritable bureau de statistique producteur de données, d’informa-tions et d’analyses statistiques. Si l’on en croit J. Breil, « le personnel qualifié dans ce domaine est prati-quement inconnu en Algérie jusqu’en 1940 » (Breil, Boyer, 1958).

Réformes et contestation du service central de statistique

La première contestation de l’ac-tivité des services statistiques en Algérie est l’œuvre de R. Ricoux au moment où ils se mettent en place. Cette critique repose sur l’exis-tence d’un projet alternatif à celui du Gouvernement général. Ce n’est pas le cas dans la seconde contestation qui a lieu dans l’entre deux guer-res. Elle se développe à un moment où le Gouverneur général manifeste une volonté d’amélioration des acti-vités de ses services semblable à celle qui s’est déjà manifestée au début du siècle sous l’impulsion de M. Jonnart. Mais cette volonté n’a pas les mêmes incidences sur la qualité des publications statistiques que celle manifestée au début du siècle. L’exploitation centralisée des bulletins individuels du recensement (regroupés à Alger depuis 1906) par

2. Stanziani, A : Les sources démographiques entre contrôle policier et utopies technocra-tiques, le cas russe, 1870-1926. in Séminaire d’Histoire de la statistique démographique ; décembre 1996 ; Paris Ined.3. Gouvernement général de l’Algérie : Bulletin Officiel année 1900, Alger 1901, Imp. Administrative et commerciale.

Page 8:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 9

les services de la statistique générale constitue le noyau du programme du Gouverneur. Elle est engagée sans succès dès le recensement de 1926. Le Gouverneur général de l’Algérie est conduit en 1927 à réorganiser ses services et à définir un nouveau pro-gramme dans le cadre de la prépa-ration des festivités de commémora-tion du centenaire de la conquête de l’Algérie. Le Service de la Statistique générale qui dépend de la direc-tion de l’agriculture, du commerce et de la colonisation, est remplacé en 1929 par le Service central de la statistique et dépend de la direction du commerce et de l’industrie, du travail et de la prévoyance sociale. La publication périodique « Statistique générale de l’Algérie » est remplacée par « l’Annuaire statistique de l’Algé-rie ». Les justifications sont toujours liées à la nécessité « d’adopter les méthodes statistiques employées en métropole ». Cependant, les services statistiques, en plus des tâches qui leur sont dévolues, doivent répon-dre à un objectif politique : valoriser la présence française en Algérie et « mesurer, aussi exactement que pos-sible, la grandeur de l’effort accompli par la France en Algérie »4.

Afin d’accroître les chances de réus-site de son programme, le Gouverneur général met sur pied en 1929 (arrêté du 3 juillet) une commission consulta-tive du recensement démographique5 pour d’abord donner un avis qualifié sur le dépouillement du recensement de 1926 et ensuite faire « des sug-gestions d’ordre pratique au sujet des conditions dans lesquelles devront être poursuivies les opérations du dénombrement de 1931 ».

La présence des cinq juristes dans la commission doit permettre de trou-ver les critères adéquats suscepti-bles de lever les indéterminations en matière de nationalité dans l’exploi-tation des bulletins individuels. Ces derniers aussi bien en 1926 qu’en 1931 semblent inexploitables.

« A cet égard, les enseignements fournis par le dernier dénombrement de 1926 sont tout à fait caractéristi-ques. Faute d’un contrôle suffisant,

sur place, de la part des agents communaux chargés des opérations, cette enquête a été viciée en ses résultats, dans une proportion telle que le service chargé du dépouille-ment n’a pu remédier que dans une faible mesure aux erreurs et aux lacu-nes contenues dans la documenta-tion de base qui lui a été transmise... De très nombreux bulletins indivi-duels se sont révélés insuffisamment ou incorrectement remplis. Pour la majeure partie des indigènes épars, les “feuilles de familles” ont été fort mal établies ou contrôlées. Très nom-breux, furent parmi les formulaires de ces deux catégories, ceux qui n’indiquèrent ni l’âge, ni le sexe, ni le degré d’instruction, ni le nombre d’enfants, ni même la commune du domicile »6.

Bien que des améliorations soient apportées aux bulletins individuels et au recensement lui-même, le dépouillement systématique des bul-letins individuels du recensement de 1931 révèle les mêmes insuffisan-ces que celles constatées lors du dépouillement de celui de 1926.

« Dès lors, le service technique de dépouillement [chargé du report du contenu des questionnaires dans des tableaux] éprouve d’assez nom-breuses difficultés. C’est ainsi que les réponses consignées sur les ques-tionnaires individuels par les habi-

tants eux-mêmes laissent souvent à désirer, en raison de leur caractère obscur, incertain ou fragmentaire. Nombre de ces documents, en effet, n’indiquent ni la nationalité, ni l’âge, ni le sexe, ni le degré d’instruction, ni le nombre d’enfants, ni même la commune du domicile. Enfin les mentions consignées sur des dizai-nes de milliers de bulletins sont rédi-gées en langue arabe »7.

Cet échec est, dans les deux cas, imputé par les services statistiques aux agents recenseurs et aux con-trôleurs. Ils sont toujours recrutés par les mairies qui ont à charge l’ensem-ble des frais afférents aux dénombre-ments. Leur formation et leur contrôle sont assurés par des contrôleurs communaux, « agents occasionnels et temporaires, souvent insuffisants » avec les manques à gagner que cela induit. Il n’est cependant pas éton-nant que de tels problèmes se posent

4. Gouvernement général de l’Algérie : Annuaire statistique de l’Algérie 1926 ; Alger 1927.5. Cette commission présidée par le S.G. du gouvernement général comprend, outre les différents directeurs du Gouverneur général de l’Algérie et le chef du Service central de statistique, le premier président et le procureur général de la cour d’appel d’Alger, ainsi que le doyen de la faculté de droit, auquel s’ajoutent deux enseignants de cette même faculté et enfin, un professeur de l’institut de géographie d’Alger.6. Gouvernement général de l’Algérie : circu-laire du 26 janvier 1931.7. Gouvernement général de l’Algérie : Statistique de la population algérienne ; TI sep-tembre 1934 ; Alger.

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 9:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

10

pour les bulletins individuels. Ce qui est surprenant c’est que le problème ne soit soulevé qu’à cette date. Les agents recenseurs ont affaire à une population dont l’analphabétisme est considérable. En 1954, les chiffres fournis par le recensement donnent 86,3 % d’analphabètes du sexe masculin et 95,4 % du sexe féminin. Les agents recenseurs doivent par conséquent remplir eux-mêmes tous les questionnaires dans la même journée ; c’est une tâche probable-ment impossible à réaliser dans les zones rurales, lorsqu’il y a un agent recenseur pour cent ménages et de grandes distances à parcourir.

Par conséquent, les efforts déve-loppés pour que le traitement des recensements ne soient plus l’affaire des seuls maires, avec la supervision des sous-préfets et des préfets, est pratiquement un échec. Les tenta-tives de traitement centralisé des bulletins individuels du recensement sont renouvelées à l’occasion de l’ex-ploitation du recensement de 1936 avec un succès partiel. Elles donnent lieu, de la part du service central des statistiques de la direction des servi-ces économiques du gouvernement général de l’Algérie, à la publica-tion de l’exploitation du recensement concernant le département d’Oran, sous le titre de « statistique de la population algérienne » ; elle donne la répartition des habitants par natio-nalité ou race, sexe, âge, lieu de naissance, état matrimonial, degré d’instruction et profession.

Le second point du programme du Gouverneur général d’Algérie porte sur le traitement centralisé des actes d’état civil. A partir du premier jan-vier 19358 est introduit en Algérie, pour la seule population européenne, le système des fiches individuelles remplies ou modifiées par les diffé-rentes communes pour tout acte de

l’état civil au moment de son enre-gistrement. Ce système, en vigueur en France depuis 1907, transfère au service central de statistique l’élabo-ration des tableaux des naissances, décès et mariages, qui jusqu’alors sont remplis annuellement dans cha-que commune après dépouillement des registres d’état civil, puis cen-tralisés par l’intermédiaire des sous préfectures et des préfectures. Ces dernières n’ont plus qu’à centraliser trimestriellement les bulletins rem-plis au niveau communal et à les diriger vers le service statistique du Gouverneur général qui se charge à partir de cette date de leur dépouille-ment. Les communes sont ainsi déchargées du travail d’élaboration statistique qui leur incombe depuis des décennies.

Le processus de centralisation de la statistique démographique est alors progressivement mené à son terme, tout au moins en ce qui concerne la population d’origine européenne, car l’état civil des indigènes a d’après l’instruction du Gouverneur Général de l’Algérie « des modalités particu-lières, qui exigeront peut-être par la suite, une adaptation du nouveau mode de notation ». Ceci va conduire à l’élaboration des tables de nuptia-lité, natalité, mortalité et causes de décès pour la population européenne. L’annuaire Statistique consacrera ainsi une soixantaine de pages aux statis-tiques de population européenne et une vingtaine de pages à celles de la population musulmane.

Le troisième point du programme porte sur les publications des ser-vices de la statistique du GGA. Le Service central de statistique publie « la statistique générale de l’Algé-rie », le « Répertoire statistique des communes de l’Algérie » tous les cinq ans à l’occasion de la publica-tion des résultats du recensement, et une « statistique de la population algérienne ». En 1928, la « Statistique Générale de l’Algérie » est remplacée par « l’Annuaire statistique de l’Algé-rie ».

Malgré une volonté manifeste d’amé-liorer le processus de collecte et

de traitement des données statisti-ques, il reste marqué par son carac-tère administratif. Il y a peu ou pas de statisticiens et de démographes impliqués dans ce travail. Le Service central de statistique n’arrive pas à échapper à la méthode qui consiste à confier à une seule personne le soin de regrouper et de collationner les statistiques élaborées par les mairies et les préfectures. Il n’est par consé-quent pas étonnant que l’activité du service central de statistique fasse l’objet de critiques qui l’amènent par deux fois à réagir contre les « atta-ques » supposées ou réelles9 et à justifier son travail et ses difficultés10.

Les critiques portent sur l’utilité des données statistiques publiées, sur l’absence d’indices et d’analyse accompagnant les données statisti-ques ainsi que sur le degré de fiabi-lité des données elles-mêmes, enfin sur les délais de publication. Ces critiques transparaissent à travers les justifications publiées en 1933 et en 1934 dans les « avertissements » faisant office d’introduction à « l’An-nuaire Statistique de l’Algérie ». Les réponses à ces critiques, dévelop-pées par le Service central de la sta-tistique, portent sur le rôle et la por-tée des statistiques dans le monde et en Algérie et sur leur nécessité dans un état moderne. Elles insistent sur la faiblesse des moyens humains, matériels et financiers mis à la dispo-sition du Service central de la statis-tique comparativement aux moyens mis à la disposition des bureaux de statistique dont disposent d’autres pays.

Les critiques de l’entre deux guerres sont reprises au lendemain de la Seconde guerre mondiale. En 1948, l’inspecteur général de l’Insee G. Bournier, dans une série d’articles consacrés aux services statistiques « d’Outre-mer » (Bournier 1948), émet un jugement très négatif sur l’activité du Service Central de la Statistique de l’Algérie. Il estime qu’il n’existe en son sein aucun agent qui ait un minimum de formation statis-tique. Et selon ses dires, jusqu’en 1941, « la carence en matière de statistique y est complète et congé-

8. GGA : texte de l’instruction du 30 sep-tembre 1934, concernant la statistique de l’état civil ; in Annuaire statistique de l’Algérie, année 1935.9. De qui viennent ces attaques ? Les archives ne permettent pas de le savoir, seuls les griefs étant cités.10. Service central de Statistique : Annuaires statistiques de l’Algérie, 1933 et 1934.

Page 10:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 11

nitale ». Il considère que l’Annuaire statistique est sans conteste le plus critiquable parmi les trois annuaires d’Afrique du Nord.

Cependant, les critiques des admi-nistrateurs de l’Insee (Bournier ou Breil) s’insèrent dans le processus de transformation du service de statisti-que amorcé à la faveur de la Seconde guerre mondiale aussi bien en France (Touchelay, 1993) qu’en Algérie. En 1941, dans le prolongement des déci-sions prises en métropole, il y a créa-tion à Alger d’une direction régionale du service national de la statistique, sous la direction du lieutenant colonel Braconnot. L’Algérie se trouve alors dotée de deux services de statisti-que ; à côté de la Direction régionale du SNS, il y a toujours le Service central de la statistique rattaché à la direction de l’économie (sous direc-tion du commerce). Les deux services auraient dû fusionner selon le décret du 28 juillet 1942. Mais cette fusion ne se réalise qu’en 1946. Le débar-quement allié en Afrique du Nord entraîne la rupture des relations avec la métropole de Vichy. L’antenne du S.N.S. est ainsi passée sous contrôle des autorités locales. Elle effectue les tâches qui lui sont dévolues (identifi-cation des personnes nées de 1880 à 1940, recensement des activités pro-fessionnelles de 1941, identification des fiches de démobilisation et mise à jour des répertoires par exploita-tions des bulletins de décès métro-politains). Jusqu’à la fin août 1946 les services de statistiques n’ont aucune activité civile.

Cette fusion ne donne pas lieu à la création d’une direction régionale de l’Insee, le service de statistique résul-tat de la fusion des deux organismes étant intégré à l’administration algé-rienne. Cependant des liens étroits sont maintenus, des administrateurs de l’Insee sont envoyés en mission d’expertise en Algérie. Certains d’en-tre eux sont détachés dans les ser-vices statistiques du gouvernement général où ils occuperont des res-ponsabilités (en 1948, il y a quatre administrateurs de l’Insee en activité en Algérie). Le nouveau service reçoit en permanence le concours du per-

sonnel de l’Insee, soit détaché, soit envoyé pour des missions de courte durée. La décentralisation est enga-gée dès 1947 avec la désignation de responsables à l’échelon des pré-fectures de Constantine et d’Oran. Les moyens humains et matériels sont renforcés ; dès 1948 un ate-lier mécanographique est doté d’un matériel électrique moderne pour le traitement des recensements.

Pour la première fois les services statistiques semblent disposer des moyens humains et matériels néces-saires, mais les populations locales semblent absentes de son person-nel d’encadrement. Il n’y a aucun « Français de confession musul-mane » dans l’encadrement ni dans le personnel de la Statistique géné-rale de l’Algérie. Il n’existe toujours pas de structure locale de forma-tion et d’enseignement de la démo-graphie. Soixante dix ans après R. Ricoux, le rêve qui l’habitait que soit créé un institut de démographie dont chercheurs et enseignants col-laboreraient à la Statistique générale de l’Algérie n’est toujours pas réalisé. Tous les travaux et études statisti-ques relèvent de l’administration ou sont faits sous son autorité. Les ana-lyses démographiques sont réalisées en France, à l’exception de celles de J. Breil (détaché par l’Insee au gou-vernement général de l’Algérie) et de J.-J. Rager (qui fait sa thèse d’État à l’université d’Alger). Elles sont foca-lisées principalement sur la crois-sance « inquiétante de la population musulmane » et sur le mouvement migratoire vers la France.

Efforts d’adaptation limités face à la réalité indigène

Échec partiel de la mise aux normes métropolitaines des

recensements et de l’état civil

Les efforts de mise aux normes de la métropole ne concernent pas seu-lement l’appareil statistique, mais aussi tout le travail de collecte, de traitement et de publication des don-nées statistiques. A partir de 1856, les recensements sont réalisés avec une grande régularité tous les cinq

ans, comme en France, et les auteurs qui travaillent sur la démographie de l’Algérie, tels que R. Pearl (Pearl 1926), dateront, après critique des sources, les recensements de 1881 et 1886 comme susceptibles d’avoir une fiabilité suffisante pour que leurs résultats soient retenus comme base de leur travail d’investigation. Les efforts les plus importants sont orien-tés vers l’élargissement du dénom-brement nominatif et sur la réduc-tion du dénombrement sommaire qui ne persiste que dans les territoires sous commandement militaire. Le bulletin individuel est introduit pour la population européenne avec une volonté d’élargir son utilisation à la population indigène algérienne. Le recensement à jour fixe, introduit en France en 1881, est appliqué en 1886, sauf pour les communes mixtes et indigènes des territoires de commandement. Les recensements de 1921, 1926, 1931 et 1936 vont dans le même sens que les précé-dents. Ils visent à élargir l’application des méthodes de dénombrement en vigueur en France. Il s’agit d’effectuer le recensement à jour fixe, d’élar-gir l’utilisation du bulletin individuel, de centraliser leur dépouillement (décidé en 1905) et surtout d’élimi-ner le dénombrement sommaire des populations indigènes.

On tente aussi, mais sans grande efficacité, de transposer en Algérie les principes posés en France pour améliorer et clarifier la technique des recensements. Dans les territoi-res du Nord, le dénombrement des Européens est effectué au moyen des bulletins individuels, de feuilles de ménage et de bordereaux de maison analogues à ceux utilisés en France aux mêmes dates. En ce qui concerne les indigènes, trois cas sont à distinguer, suivant le territoire où ils résident. Dans les agglomé-rations européennes, les indigènes sont dénombrés au moyen de bul-letins individuels et de feuilles de ménage. Les questions du bulle-tin individuel sont rédigées en fran-çais et en arabe, elles portent sur les noms, prénoms, sexe, lieu de naissance, l’âge en nombre rond (pour les Européens c’est la date

Page 11:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

12

de naissance qui est demandée), l’état matrimonial, le nombre d’en-fants, la nationalité, la langue parlée, la connaissance du français écrit, la profession. Dans les agglomérations de plus de mille habitants, et exclu-sivement composées d’indigènes, le dénombrement se fait au moyen du bulletin individuel du type précédent mais la feuille de ménage est rem-placée par un bordereau de famille, simple état numérique des membres de la famille présents ou momen-tanément absents, et des hôtes de passage. Enfin, les populations indi-gènes vivant dans des zones d’ha-bitat éparses ou dans des agglomé-rations de moins de mille habitants sont dénombrées au moyen d’une feuille de famille ; elle comporte, sur sa première page, un questionnaire relatif au chef de famille, portant les mêmes questions que celles figurant sur le bulletin individuel indigène et, sur les autres pages, des indica-tions relatives aux membres de la famille présents ou momentanément absents, aux domestiques et aux hôtes de passage.

Dans les territoires du Sud sous com-mandement militaire, dans les com-munes dites indigènes, il n’est pas établi de bulletin individuel. On se borne à en dresser un relevé numéri-que d’une façon globale par fraction de tribu, par Ksour ou centre impor-tant au moyen de listes fournies par les chefs indigènes, vérifiées et con-trôlées par les autorités locales. Ils sont mentionnés sur des états com-portant, par douar ou tribu, les ren-seignements sur le sexe, l’âge, l’état civil, la nationalité et la profession.

En matière d’état civil, « Les Tableaux des Établissements français en Algérie » publient dès leur parution les données statistiques relatives aux naissances et décès. Si la collecte de ces données est satisfaisante pour les populations européennes, il n’en est pas de même pour la population indigène. Cette dernière n’a aucune tradition de déclaration des naissan-ces, décès et mariages. Des registres sont progressivement ouverts à son intention et des dispositions adminis-tratives sont prises à partir de 1852

par le Gouverneur général dans le but d’élargir les enregistrements. La mise en place des services de l’état civil en dehors des villes et des centres de colonisation devient indispensable pour améliorer le niveau des enregis-trements de ces données mais elle s’avère insuffisante. Les mesures par-tielles engagées ne suffisent pas à assurer une couverture satisfaisante de ces enregistrements. De plus, le système d’identification des individus dans la population indigène, carac-térisé par l’absence de nom patrony-mique, est une entrave au fonction-nement du marché foncier qui doit se substituer aux mesures administrati-ves et répressives de récupération des terres au profit de la colonisation.

C’est pourquoi une opération d’en-vergure est engagée dans les deux dernières décennies du dix-neuvième siècle. L’enregistrement des actes de l’état civil, point de départ de toute la chaîne de travail qui aboutit à la production des chiffres sur le mouve-ment naturel de la population, devient obligatoire dès 1882 (loi du 23 mars). En plus de son caractère de mise aux normes et d’ordre public (le refus d’inscrire les évènements d’état civil est considéré comme un refus de l’autorité publique, dans une période où le code de l’indigénat est appliqué en Algérie), cette constitution de l’état civil s’inscrit, aussi et sans nul doute, dans le processus d’individualisation de l’indigène face aux services admi-nistratifs, après l’avoir « rendu saisis-sable » face aux services de contrôle et de répression policière.

Les pouvoirs publics mobilisent des moyens humains et financiers impor-tants pour fonder un état civil indigène (registre matrice, octroi de nom patro-nymique, constitution d’arbre généa-logique, délivrance de carte d’iden-tité). Cependant, à la fin de l’opération de constitution de l’état civil, seule-ment un peu moins de la moitié de la population totale est enregistrée à l’état civil. Il semble que ce processus ne soit pas fait sans difficultés et que les zones couvertes par l’opération connaissent des omissions qui sont signalées par différentes adminis-trations dès 1909. Ainsi, « en 1913

les renseignements fournis par les préfectures faisaient ressortir pour la colonie un nombre d’omissions supé-rieur à 100 000 » (Benet, 1937).

Les listes nominatives des recen-sements de 1906 et 1911 montrent que l’opération n’a pas touché tou-tes les populations, y compris celles du Nord du pays. Ainsi, dans la tribu des Guenadza (commune mixte de Djebel Nador, arrondissement de Mostaganem), les indigènes algé-riens n’ont ni nom patronymique ni date de naissance précise, y compris pour les nouvelles naissances. Par contre, dans l’arrondissement voisin de Mascara, la liste nominative de la commune de Palikao montre que les indigènes algériens, y compris ceux habitant la zone éparse (habitat non aggloméré), sont pourvus d’un patro-nyme. C’est la preuve que l’opération est concrétisée dans cette localité.

L’opération de correction est enga-gée, mais elle est interrompue par le déclenchement de la Guerre 1914-18. Elle reprend en 1924 et est pour-suivie jusqu’en 1934 puis connaît une reconduite annuelle « exception-nelle » jusqu’à 1938. Les commu-nes ayant fait l’objet d’une opération d’homologation dans le cadre de la mise en place de l’état civil, voient chaque année des listes s’ouvrir en mairies pour des opérations de régu-larisation qui font l’objet d’un juge-ment collectif. Les frais judiciaires sont assumés par l’État, ce qui n’est pas le cas lorsque la régularisation résulte d’un jugement individuel.

Le Sahara, contrôlé par l’armée, passe en matière d’enregistrement des actes d’état civil sous l’autorité d’officiers d’état civil à partir de 1901 (arrêté du 19 juin 1901 et du 20 sep-tembre 1901). La totalité du territoire actuel de l’Algérie est à l’époque, selon la loi en vigueur, soumise à enregistrement. Seuls les nomades y échappent. Ce n’est qu’en 1952 qu’ils y seront soumis avec l’institu-tion de bureaux d’état civil itinérants. Mais en réalité une grande partie de la population saharienne n’est pas enregistrée à l’état civil (Tabutin Vallin, 1973).

Page 12:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 13

Recensements algériens : La norme face à la réalité

des populations

Ces efforts de mise aux normes françaises se heurtent rapidement aux particularités de la situation en Algérie. Les circulaires et les direc-tives aux agents recenseurs ont comme objectifs d’homogénéiser le travail effectué sur le terrain pour faciliter son exploitation. Pour les premiers recensements, le gouver-neur général de l’Algérie se con-tente de répercuter les circulaires élaborées en France en laissant aux préfets et commandants des territoi-res militaires le soin de l’adaptation des directives de la métropole en fonction des difficultés rencontrées sur le terrain. En revanche, à partir de 1901, surtout avec l’arrêt des opérations militaires et l’extension du territoire civil à pratiquement toute l’Algérie du Nord, le Gouverneur général se charge, avec ses services statistiques, de rédiger des circu-laires de mise en œuvre des opéra-tions de recensement et d’adaptation des questionnaires. Car si la plupart des opérations de recensements en Algérie ont partiellement les objectifs de ceux effectués en métropole, elles ont aussi des objectifs spécifiques à la situation de colonie de peuplement

(rapport de force démographique entre les populations en matière de peuplement) que connaît ce pays. En 1886, déjà, la circulaire répercutée par le Gouverneur Général de l’Algé-rie aux préfets diffère de celle de la métropole par une partie relative aux nationalités11. Mais elle est quand même introduite par l’habituel : « Les instructions ont été calquées sur cel-les de M. le ministre de l’intérieur aux préfets de la métropole »12.

La répartition des populations selon la nationalité constitue une différence fondamentale avec les recensements de la métropole. Tout d’abord, l’ad-ministration française a du mal à classer et à identifier la population indigène algérienne : arabe, arabe des tribus, musulmans, sujets fran-çais auxquels on adjoint les qualifica-tifs arabes, mzabites, kabyles, israé-lites indigènes. Ensuite, la population française israélite d’origine indigène est discriminée jusqu’en 1931 (les catégories statistiques distinguent ces Français des autres Français). La commission, installée en 1929 pour préparer le recensement de 1931, a pour mission de trouver une solution à cet épineux problème :

« Mes services ont modifié spéciale-ment pour l’Algérie un certain nom-

bre de questions posées par les bulletins prévus pour la métropole. Comme vous le remarquerez à l’exa-men des imprimés-types que je vous adresserai prochainement, ces inno-vations visent surtout les indications relatives à la nationalité ou à l’origine ethnique, ainsi qu’aux naturalisations de divers modes »13.

Si la publication des résultats du recensement de 1936 par les servi-ces statistiques du gouverneur géné-ral de l’Algérie en 1939 privilégie la répartition des populations « par nationalité ou race », dans le fond la répartition selon la religion est pré-sente, bien que les objectifs officiel-lement exprimés soient la répartition selon la nationalité et les groupes ethniques. Après la deuxième guerre mondiale, la répartition des popula-tions prendra une autre caractérisa-tion. En ce qui concerne la répartition des populations selon les nationa-lités, le sujet musulman disparaît. L’indigène ne sera plus désigné par son statut juridique. Les populations sont réparties en deux grands grou-pes, « musulmans » et « non musul-mans », et à l’intérieur de chaque groupe, on trouve deux sous-grou-pes, « français » et « étrangers ». La population algérienne musulmane est dans sa globalité dans le groupe français (les étrangers étant essen-tiellement des tunisiens, marocains, italiens, espagnols, anglais). Ainsi on retrouve une différenciation entre les Français musulmans et non musul-mans, de même qu’entre étrangers musulmans et non musulmans. Nous passons sans transition d’une iden-tification religieuse implicite à une identification religieuse explicite par rapport à la seule religion musul-mane. La nationalité devient un sous-groupe, et cette fois pour l’ensemble de la population recensée, alors que jusqu’à présent cela ne concernait que la population indigène. En der-nière analyse, la tradition française de répartition de la population selon

11. Source : BOGGA, année 1886, n˚ 1014, p. 308.12. GGA : circulaire de 1886 et 1891 aux pré-fets et généraux commandants de division.13. GGA : circulaire du 26 janvier 1931 desti-née aux préfets, p. 24.

pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 13:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

14

la nationalité cède la place en Algérie à une répartition selon des catégories ethnico-religieuses puis religieuses.

Après la Seconde guerre mondiale, le détachement permanent de spé-cialistes de l’Insee et les missions fréquentes pour un certain nombre d’autres spécialistes aboutissent à des modifications dans la réalisa-tion même des recensements. Au

dénombrement à jour fixe est subs-titué le dénombrement de période. Les opérations de distribution et de collecte des questionnaires s’étalent sur une période allant de huit à trente jours selon la nature et l’étendue de la commune. Il y a une simplification des questionnaires et une réduction de leur nombre, par la suppression du bulletin individuel d’une part, et d’autre part l’adoption d’une feuille de famille (modèle 1) rédigée en fran-çais, arabe et kabyle, d’une feuille de famille (modèle 2) pour les étrangers, et d’une liste nominative pour les populations comptées à part. Les

carnets de prévision et les feuilles de contrôles sont conservés, la récapi-tulation par une liste nominative de commune n’est plus réalisée qu’en un exemplaire, les maillons inter-médiaires constitués par les sous-préfectures et les préfectures sont supprimés ; en définitive, seuls huit sortes d’imprimés sont maintenues au lieu des dix-neuf en 193614. Ces modifications sont le résultat du rap-port d’expertise élaboré par J. Breil (administrateur de l’Insee et futur res-ponsable des services statistiques du gouvernement général de l’Algérie).

Des données statistiques nombreuses dont la fiabilité est constamment contestée

Comparativement aux autres pays en développement et colonies, l’Algérie dispose de données statistiques de population relativement nombreu-ses ; elles concernent une période historique plutôt longue. Cependant, tous les chercheurs, et parfois les spécialistes mêmes qui produisent les données statistiques, mettent en cause la fiabilité de ces données. Ces contestations touchent aussi bien les données de l’état civil que les résultats des dénombrements. Tous les auteurs concordent sur le peu de crédibilité des résultats dès qu’il s’agit des autochtones. Les critiques émanent du Dr Ricoux en 1880, de Breil en 1955, ou des services de la statistique générale elle-même15.

En effet, le degré de fiabilité des recensements dépend naturellement des objectifs retenus par les autori-tés politiques pour la collecte statis-tique, et de la rigueur statistique des institutions en charge de les collec-ter et de les traiter. Mais il dépend également des populations que ces recensements décrivent. Concernant la population, elle peut percevoir le recensement comme une intrusion dans sa vie privée. Elle peut aussi ne pas voir son utilité et par con-séquent la contester. Il est évident que la réprobation et le manque de motivation des recensés influent sur la qualité des réponses fournies. La population indigène algérienne, si

Encadré 2. La méthodologie et les sources

Cet article résulte d’un travail entamé depuis plusieurs années, portant sur l’histoire statistique des populations de l’Algérie pendant la période coloniale. Il est plus pré-cisément centré sur l’émergence du problème ethnique, son traitement pendant la colonisation, l’assimilation politique, et enfin son traitement démographique. Il fallait par conséquent inventorier, étudier et analyser les statistiques des populations produites pendant la période de colonisation de l’Algérie. Par une analyse critique des sources (recensements, état civil et archives de l’administration française), les dynamiques démographiques des différentes populations de l’Algérie sont mises en relation avec l’histoire politique (conquête, assimilation à la France, processus de décolonisation), économique (bouleversement du cadre foncier, destruction du système agropastorale dominant et déclin de l’artisanat face à la pénétration des produits industriels métropolitains) et sociale (nomadisme, organi-sation tribale, structures familiales) de l’Algérie coloniale. Il est apparu très rapide-ment que ce travail serait incomplet s’il ne s’intéressait pas au mode de production des données statistiques et à leur organisation. Pour cela, il a été nécessaire de consulter, en plus de la littérature produite à l’époque, les archives de l’Algérie dis-ponibles dans trois endroits : le Centre des archives historiques de l’armée de terre (CAHAT), les archives du Musée du Val de grâce (service de santé des armées), enfin le Centre des archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence (CAOM). Les archives de l’Algérie disponibles au CAOM sont le fond le plus important ; elles s’étalent sur toute la période (1830-1962), contrairement à celles déposées au CAHAT qui, elles, concernent principalement les périodes 1830-1871 et 1954-1962. Les archives du CAOM sont constituées par les fonds des ministères, les fonds du Gouvernement général de l’Algérie, ceux des différents départements de l’Algérie (Alger, Oran et Constantine) et les dons des personnalités. Ces fonds concernent tous les aspects de la vie de la colonie (gestion des affaires indigènes, justice, migration, colonisa-tion, affaires électorales, réformes administratives, instruction publique, état civil) et n’ont pas en général de classement thématique unique, en dehors des fonds 1G du département d’Oran qui regroupent les résultats des recensements de 1906 et 1911 ; ils contiennent les listes nominatives et les tableaux récapitulatifs qui corres-pondent à ces recensements. Une partie non négligeable du fonds reste non com-municable en vertu des lois et décrets sur la gestion des archives. Elles concernent tous les dossiers personnels et les dossiers où sont cités des noms de personnes encore vivantes. Les actes d’état civil (naissances, décès) communicables, micro-filmés, sont accessibles en libre service. En plus des archives, le CAOM gère un fonds documentaire assez important concernant l’Algérie, comprenant un nombre considérable de livres traitant des différents aspects de la vie de l’Algérie (ethnogra-phie, histoire, géographie, démographie, etc.) On y trouve aussi un certain nombre de revues (Annales de géographie, Bulletin de la société de géographie d’Alger et de l’Afrique du Nord, Bulletin de la société de géographie et d’archéologie d’Oran) dans lesquelles ont été publiés des articles sur les différents recensements de l’Algérie. Y figure enfin toute la série des annuaires de la statistique générale de l’Algérie (sauf ceux de l’année 1913).

14. Gouverneur général de l’Algérie : résultats statistiques du dénombrement de la population 1948, volume 1.15. Statistiques générales de l’Algérie : dénom-brement de 1948.

Page 14:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 15

elle n’ignore pas les inconvénients de ces recensements (utilisation des listes par l’administration fiscale), ne perçoit en revanche aucun avantage à cette intrusion de « l’autre » (au sens de celui qui est différent par ses mœurs et sa religion) dans sa vie privée, bien qu’il n’y ait pas, en appa-rence, d’opposition ouverte aux opé-rations de recensement de sa part. Elle sera, jusqu’à l’indépendance, soupçonnée de manquer de sincérité dans ses réponses. Les différentes circulaires du Gouverneur général de l’Algérie traduisent souvent cette inquiétude, relevant :

« ... la répugnance des indigènes à répondre à des questions où ils voient une enquête indiscrète sur leur famille, les déplacements des popu-lations nomades, les complaisances de certains chefs, la négligence de quelques autres, voire même les incidences d’une politique fiscale locale désireuse d’enfler le nombre des consommateurs indigènes... » (Demontès, 1923).

Le mariage précoce des filles est aussi soupçonné d’être à l’origine de sous-enregistrement aussi bien à l’état civil que lors des opérations de recensement :

« Il est bien certain par exemple qu’en Afrique, comme en Europe, la répartition des individus d’après le sexe, l’âge et l’état civil est une notion indispensable au démographe à la condition toutes fois que les tableaux qui nous donnent ces chif-fres soient sincères et véridiques ; reste à savoir la valeur que peuvent bien avoir les tableaux algériens » (Demontès, 1923).

Plus de trente années plus tard, J. Breil revient sur la fiabilité des répon-ses fournies par les recensés :

« Quant aux anomalies de structure, elles proviennent aussi bien des fac-teurs précédents que de l’impréci-sion et de l’insincérité des réponses faites par les recensés ».

Même les documents officiels, dans leur présentation des différents recensements, soulignent les insuffi-sances des recensements antérieurs et mettent l’accent sur les efforts faits pour accroître le degré de fiabilité du recensement qu’ils présentent.

J. Breil signale deux problèmes pra-tiques essentiels qui d’après lui ne peuvent trouver aisément une solu-tion et qui se posent dès lors qu’un recensement est programmé : le pre-mier est celui du recrutement des agents recenseurs dans une popu-lation presque entièrement illettrée ; le second est lié à la mobilité de la population. En effet, comment saisir l’individu si l’on ne peut le fixer à un domicile nettement défini ? (Breil, 1957 et 1960).

Quant à l’état civil indigène, là où il existe, il souffre des mêmes défauts. Dans les douars, il est tenu par les caïds et dans les centres de colonisation par des adjoints spé-ciaux. Dans les centres européens, les naissances sont plus régulière-ment déclarées. Dans les douars, tout dépend du secrétaire du caïd, le khodja. Ici encore, ce sont les chiffres de natalité féminine qui sont les moins sûrs... Une monographie élaborée par Letellier affirme qu’en pleine Casbah d’Alger, l’état civil souffre des mêmes défauts. Les enfants n’y sont pas toujours ins-crits à leur naissance, surtout lors-que la mère a été mariée avant l’âge autorisé par la loi (Chevalier, 1947). Les chiffres publiés sont très sujets à caution pour les enfants en bas âge, au moins jusqu’à deux ou trois ans ; ils sont, d’autres part, certaine-ment trop faibles pour les femmes, ainsi que pour les vieillards des deux sexes (Henry, 1947).

Conclusion : le chemin parcouru et celui qu’il

reste à parcourir

Le rythme et les étapes de l’édifi-cation de l’appareil statistique dans

l’Algérie coloniale sont déterminés, d’une part par les objectifs politiques et fiscaux de l’État français, d’autre part, par le développement de l’ap-pareil statistique dans la métropole elle-même. Sur le plan politique, il s’agit de suivre le développement du peuplement européen qui a voca-tion à se substituer à la population autochtone qu’il faut bouter hors du Tell afin de libérer les terres fer-tiles. Jusqu’à l’entre deux guerres, la croissance démographique des populations européennes est, selon les statistiques, supérieure à celle de la population indigène algérienne. Les statistiques se préoccupent des populations étrangères et des popu-lations françaises d’origine étrangère, car il s’agit d’assurer la « préémi-nence du sang français ». En termes plus clairs, seuls le dénombrement et la répartition de la population par nationalité semblent alors dignes d’intérêt. Il faut l’énergie du Dr R. Ricoux et l’appui des milieux de la démographie française et interna-tionale pour que des progrès soient enregistrés dans l’organisation et le traitement des données statistiques. Il faut dire que le milieu et l’organisa-tion sociale des populations indigè-nes algériennes sont des contraintes qu’il n’est pas facile de surmonter. Mais il faudra en fin de compte attendre la fin des années quarante pour que soient réunis en Algérie un appareil statistique moderne et le personnel qualifié susceptibles de mener à bien le travail statistique de collecte, de traitement et d’analyse des résultats de recensement des populations. L’abondance des sour-ces statistiques disponibles ne doit néanmoins pas faire perdre de vue qu’en ce qui concerne la popula-tion indigène algérienne d’alors, un travail de correction des données statistiques est à réaliser encore aujourd’hui. C’est d’ailleurs la volonté de tous ceux qui étudient et analy-sent la démographie algérienne et qui, à la suite du travail déjà entamé par J. Breil et J.-N. Biraben dans les années 1950-1960, souhaitent le mener à son terme.

Page 15:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Kamel Kateb

16

L’auteur

Kamel Kateb, titulaire d’un doctorat en démographie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), est chercheur démographe à l’Institut National d’Études Démographiques (INED). Il participe dans ce cadre aux travaux des unités de recher-che « migrations internationales et minorités » et « histoire critique des sources et des méthodes ». Ses recherches portent sur l’histoire des populations des pays du Maghreb, sur les systèmes éducatifs de ces pays et sur les migrations entre le Maghreb et l’Europe.Publications concernant l’Algérie coloniale :Kateb Kamel, 2001, « Européens, “indigènes” et Juifs en Algérie (1830-1962) », Paris, Ined/PUF ; XXVI + 386 p.Kateb Kamel, 2000, « Les politiques françaises d’assimilation en Algérie », in « L’invention des populations », Paris, éditeur Odile Jacob, mars, pp. 201-222.Kateb Kamel, 2001, Immigrés et Indigènes dans l’Algérie coloniale (la gestion des flux migratoires), dans « Identifications ethniques. Rapports de pouvoir, compromis, territoire », ouvrage collectif sous la direction d’Hélene Bertheleu, Paris, édition L’Harmattan, septembre 2001, pp. 23-43.Kateb Kamel, 1998, « La gestion statistique des populations dans l’empire colonial français : le cas de l’Algérie, 1830-1960 », in Histoire & Mesure, Paris, juillet 1998, XIII-1/2, pp. 77-111.Kateb Kamel, 1997, « La gestion administrative de l’émigration algérienne vers les pays musulmans au lendemain de la conquête de l’Algérie (1830 à 1914) », in Population, n˚ 2, Paris, avril 1997, pp. 399-428.Kateb Kamel, 1998, « Algérie 1954 : faible espérance de vie à la naissance et surmortalité féminine aux différents âges », in Population, n˚ 6, Paris, novembre-décembre 1998, pp. 1207-1.

Bibliographie

Bernard Augustin, 1929, « L’Algérie », Alger et Paris, éditions Félix Alcan.

Benet Henri, 1937, « L’état civil en Algérie » Alger ; imp. Minerva.

Bournier Georges, 1948, « Le service de statistique de l’Algérie » ; in Bulletin d’information INSEE, n˚ 8, septembre 1948 Paris et n˚ 5, mai.

Breil Jacques, 1955, « Chronique de démographie Algérienne », in Réalités Algériennes, revue trimestrielle, économique, démo-graphique et sociale, n˚ 2, Alger.

Breil Jacques, 1959, « Le problème démographique des départements algériens », in Documents Nord-Africains, n˚ 356, 4 juillet.

Breil J., Boyer P. et al., 1958, L’Algérie surpeuplée, Alger, Éditions du secrétariat social d’Alger.

Breil Jacques, 1957, « La population en Algérie », Rapport du haut comité consultatif de la population et de la famille, tome II, présidence du conseil, Paris, Imprimerie Nationale, p. 128.

Breil Jacques,1960, « La population en Algérie », Rapport du haut comité consultatif de la population et de la famille, tome III, présidence du conseil, la documentation française, Paris.

Chevalier Louis, 1947, « Le problème démographique Nord-africain » Paris, P.U.F./Ined cahier n˚ 6.

Demontès Victor, 1923, « L’Algérie économique, les populations Algériennes » T. II, Alger, p. 498.

Gautier, E.F., 1939, « L’Afrique Blanche » Paris, é Fayard.

Henry Louis, 1947, Les perspectives relatives à la pop. N.A. Paris, Population 1947, n˚ 2.

Kateb Kamel 1998, « La gestion Statistique des populations dans l’empire colonial français : Le cas de l’Algérie, 1830-1960 », In Histoire & Mesure, Paris, juillet 1998, XIII-1/2, pp. 77-111.

Pearl, Raymond, 1926, « The biology of population growth », New-York, Alfred A. Knopf. 260 p.

Page 16:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La statistique coloniale en Algérie (1830-1962)

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 17

Ricoux René,1880, « La démographie figurée », Paris, éditions Masson.

Rager Jean-Jacques, 1950, « Les musulmans algériens en France et dans les pays islamiques », Paris, éditions les belles let-tres.

Rager, Jean-Jacques, 1956, « L’émigration en France des Musulmans d’Algérie » Alger : Société Nationale des entreprises de Presse, 128 p.

Stanziani A., 1996, Les sources démographiques entre contrôle policier et utopies technocratiques, le cas russe, 1870-1926, in Séminaire d’Histoire de la statistique démographique, décembre 1996, Paris Ined.

Tabutin D. & Vallin J., 1973, « L’état civil en Algérie » Sources et analyse de données démographiques, Insee etc.

Touchelay B., 1993, « L’INSEE des origines à 1961, évaluation et relation avec la réalité économique, politique et social ; thèse de doctorat, faculté de lettres de Paris XII.

Worms, 1878, in Congrès international de démographie in Annales de démographie internationale, 1878, fascicule 2, Paris, Librairie Vve Henry.

Thomson, (député) : « La colonisation algérienne » , in Annales de démographie internationale, 1878, fascicule 2, Paris 1878, Librairie Vve Henry.

Thomson, (député) : « à propos du Budget de l’Algérie » , Annales de démographie internationale année 1881, fascicule 1, Paris, G. Masson éditeur.

Anonyme, in Annales de démographie internationale, 1881, fascicule 2, Paris 1881, G. Masson éditeur.

Gouvernement général de l’Algérie :

Circulaire de 1886 et 1891 aux préfets et généraux commandant de division.

Circulaire du 6 février 1906 aux préfets, BOGGA N˚ 1806.

Circulaire du 26 janvier 1931 destinée aux préfets.

Commission de 1900, in procès verbaux de la sous-commission d’étude de la législation civile en Algérie, Chambre des dépu-tés, VIIe législature, 1900, T.31, n˚ 1840 à 1862.

Statistique de la population algérienne, TI septembre 1934, Alger.

Statistique de la population algérienne, TI principales agglomérations, septembre 1934, Alger.

Statistiques Générales de l’Algérie : dénombrement de 1948.

Page 17:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 19

Je voudrais d’abord remercier les organisateurs du colloque de m’avoir demandé de présenter les travaux qui ont été conduits de 1958 à 1962 entre le jeune sociologue qu’était alors Pierre Bourdieu et un groupe de statisticiens, eux aussi débutants, dans un pays alors déchiré par la guerre et l’étape terminale de la décolonisation.

C’est une aventure peu connue ; ce n’est pas une histoire facile à racon-ter, non pas seulement du fait du contexte, mais parce que je me suis heurté à plusieurs difficultés.

L’une, qui est la plus triste pour tous ici, est celle de la disparition progres-sive de la plupart des protagonistes : Pierre Bourdieu qui nous rassem-ble ici aujourd’hui (il était resté à la faculté d’Alger après son service militaire), Jacques Breil, directeur du service de la statistique de l’Algérie jusqu’en 1960 (statisticien démo-graphe de formation), Alain Darbel, statisticien à Alger depuis le début 1958 puis, rattaché à ces travaux, Abdelmalek Sayad et très récem-ment Jean-Paul Rivet.

La deuxième difficulté vient de l’ab-sence quasi totale d’archives acces-

sibles sur cette période. Grâce à Jérôme Bourdieu, Patrick Champagne et Marie-Christine Rivière, j’ai pu consulter les documents disponibles au CSE et au Collège de France mais il n’y a rien sur les travaux que je vais évoquer.

Peut-être certains d’entre vous juge-ront-ils mes propos trop descriptifs et historiques alors que le recul du temps aurait dû me permettre de suggérer des hypothèses sur le sens et sur la signification de ces travaux, de préciser le jeu des acteurs, etc. En réalité depuis cette quarantaine d’années, j’ai travaillé dans beau-coup d’autres domaines et je me suis peu repenché sur cette période algérienne pourtant fondatrice ! C’est toute la limite d’un témoignage qui reste pragmatique et le plus objectif possible, mais en tout état de cause partiel.

Enfin, dernière remarque : je com-pléterai mon propos dans ma com-munication écrite sur ce qui a suivi cette étape algérienne car il y a beaucoup d’autres choses à dire sur les rapports entre Pierre Bourdieu et les statisticiens, avec le rôle tout à fait irremplaçable, auprès de lui,

d’Alain Darbel qui, vous le verrez, mais vous le savez déjà, a été central pour la phase algérienne. D’autres acteurs interviennent au cours des années 1970 et 1980 et il serait intéressant d’aller plus loin avec eux sur ce thème (je pense notamment à Christian Baudelot, Alain Desrosières et Michel Gollac).

Rappelons d’abord le contexte de la phase algérienne :

Comme l’indique Abdelmalek Sayad dans son entretien avec Hassan Arfaoui1, il y a eu, dans la logique du Plan de Constantine qui prô-nait l’« intégration » de l’Algérie, une

Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir

de son expérience algérienneArticle paru dans « La liberté par la connaissance : Pierre Bourdieu (1930-2002) »,

ouvrage publié sous la direction de Jacques Bouveresse et Daniel Roche, dans le cadre de la collection du Collège de France, © Odile Jacob.

! Claude Seibel*

À la fin des années soixante, dans une rencontre improbable en Algérie, des statisticiens de l’Insee, pour la plupart débutants, ont lancé avec des sociologues, eux aussi débutants, des enquêtes ambitieuses sur l’emploi, le logement,

la consommation des ménages... Il s’agissait de décrire et de mieux comprendre, par le regard croisé de la statistique, de l’économie, de la sociologie et de l’ethnographie, la réalité bouleversée de l’Algérie. « Travail et travailleurs en Algérie », publié en 1964, est la plus connue de ces enquêtes. Ainsi, se sont noués des rapports de travail, inédits pour l’époque, entre statisticiens et sociologues mobilisant ensemble les ressources de leur discipline scientifique. Marquée par les for-tes personnalités de Pierre Bourdieu et d’Alain Darbel, cette entreprise s’est poursuivie pendant une vingtaine d’années en impliquant progressivement d’autres sociologues et de nombreux statisticiens au sein de l’Insee.

* Claude Seibel, inspecteur général honoraire de l’Insee, polytechnicien, a été un des co-auteurs de « Travail et travailleurs en Algérie » (Mouton,1963) ; il a créé en 1973 le service des études informatiques et statistiques du ministère de l’éducation nationale. Il a dirigé le département « population-ménages » de l’Insee de 1983 à 1989, puis la direction des statistiques démographiques et sociales de 1989 à 1992. Il a été directeur de l’animation de la recherche, des études et des statisti-ques – DARES – au ministère du travail de 1993 à 2000. Il anime le groupe « prospec-tive des métiers et qualifications » auprès du Commissariat général du plan et a publié avec Christine Afriat « Avenirs des métiers » (La documentation française, 2002).1. Cf. Histoire et recherche identitaire, Abdelmalek Sayad, éd. Bouchène, 2002, Paris, pp. 64-74.

Page 18:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Claude Seibel

20

relance de travaux scientifiques sur la société algérienne, relance portée dans la sphère socio-démographique par un petit groupe de jeunes statis-ticiens originaires de la métropole et affectés à la Statistique générale de l’Algérie, rue Bab-Azoun à Alger.

La Caisse de développement de l’Al-gérie fournit l’essentiel des crédits nécessaires. Son responsable des études, Jean-Jacques Boissard, sou-haitait en effet accompagner les pro-grammes d’équipement, notamment dans le domaine du logement, par des enquêtes socio-économiques qui prendraient mieux en compte les attentes des populations algérien-nes, qu’elles soient autochtones ou européennes.

C’est Jacques Breil qui propose alors à la Caisse de développement de l’Algérie de créer une Association de recherche sur le développement

économique et social (ARDES) qui sera l’outil par lequel seront finan-cées des études et enquêtes sur la société algérienne à cette époque, dans ses dimensions statistiques, sociologiques, ethnographiques ou économiques. Cette association (loi de 1901) était hébergée dans les locaux mêmes du Service des sta-tistiques ; elle fonctionnait comme un bureau d’études avec des crédits publics mais avec une grande auto-nomie dans le choix des thèmes et des méthodes scientifiques mises en œuvre.

C’est de cette période que datent un recensement de la population de l’Algérie lancé fin 1959, malgré le contexte de la guerre2, ainsi que deux essais de transpositions d’opé-rations statistiques métropolitaines : l’enquête sur l’emploi et l’enquête sur le logement. Or la transposition d’outils d’investigations statistiques mis au point dans le cadre d’éco-nomies développées posa très vite problème, car les concepts sous-jacents qu’on voulait mesurer (par exemple le travail ou le chômage) ne se posaient pas dans les mêmes ter-mes dans l’économie traditionnelle algérienne.

La rencontre avec Pierre Bourdieu a ouvert des perspectives tout à fait nouvelles puisqu’elle a permis

ces regards croisés sur la société algérienne qu’apportaient aux sta-tisticiens la sociologie et plus encore l’ethnographie.

Les étapes qui ont conduit à ces travaux menés en commun ne sont pas connues de moi, puisque je suis arrivé à Alger en octobre 1959 à un moment où les fils étaient déjà noués. Le plus vraisemblable est que Pierre Bourdieu ait approché la Statistique de l’Algérie, à la fin de son service militaire en 1958, pour obtenir des informations statistiques, soit pour les articles qu’il rédigeait dans la revue du service d’informa-tion des armées à Alger, soit pour les premières ébauches de La sociologie de l’Algérie qu’il publie en « Que sais-je ? » en 1959. Il s’y est beau-coup inspiré de l’expérience de son service militaire, du moins dans sa première partie en Kabylie.

Alain Darbel et lui ont très tôt noué des liens d’abord professionnels, puis amicaux. Pierre Bourdieu était en effet déjà soucieux d’objectiver sa connaissance de l’Algérie et la sta-tistique n’était pas pour lui un obs-tacle ; quant à Alain Darbel, après l’école d’application de l’Insee (deve-nue depuis l’ENSAE) et son service militaire en Algérie, il était très attiré par l’analyse sociologique greffée sur les enquêtes statistiques.

D’autres liens ont dû se nouer par l’intermédiaire du Secrétariat social d’Alger, proche de l’Evêque d’Alger, dont le responsable, le Père Henri Sanson (toujours vivant et alerte en 2003 à l’âge de 87 ans) confie à Pierre Bourdieu en 1958 la rédac-tion des deux premiers chapitres de leur étude sur « le sous-dévelop-pement en Algérie »3. Or Jacques Breil vient lui-même de publier au Secrétariat social d’Alger un ouvrage sur le Surpeuplement en Algérie avec tous les apports de la Statistique de l’Algérie.

Étant demeuré à Alger après son service militaire, comme assistant à la faculté des lettres, c’est alors que Pierre Bourdieu commence à former un certain nombre d’étudiants

Images d’Algérie

Pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

2. Ce recensement donna très vite les résul-tats du dénombrement publié début 1961. En revanche le sondage « au vingtième » des ménages et des personnes, qui avait été conçu comme un test informatique en vraie grandeur du recensement métropolitain de 1962, donna lieu à deux jeux de cartes mécanographiques dont l’un fut jeté dans le port d’Alger par l’OAS et l’autre a, semble-t-il, été égaré au moment de l’indépendance de l’Algérie en 1962.3. D’après le Père Sanson, Pierre Bourdieu aurait transposé dans ces chapitres les thèses de l’ethnologue Margaret Mead à la situation de l’Algérie.

Page 19:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir de son expérience algérienne

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 21

algériens qui vont lui servir à la fois d’informateurs puis d’enquêteurs au cours des années 1958 à 1961. J’ai par exemple retrouvé au CSE toute une enquête sur le cinéma en Algérie faite par Pierre avec ses étudiants en 1959. Une compilation de tou-tes les statistiques disponibles, le questionnaire utilisé, puis, après des projections de films dans des zones rurales ou en bidonville, des entre-tiens semi-directifs avec des spec-tateurs, enfin le compte rendu de l’enquête, forment un ensemble très complet dont je ne sais pas du tout qui en était le commanditaire et s’il a été publié. L’attention que portait Pierre Bourdieu à la photo s’étendait également au cinéma...

Les contacts entre l’ARDES et Pierre Bourdieu se concrétisèrent par des conventions4 pour participer, grâce à un volet sociologique, aux principa-les enquêtes statistiques que souhai-tait lancer la Statistique de l’Algérie auprès des ménages (européens et algériens). Cette collaboration n’allait pas de soi : elle constituait une dou-ble rupture, d’abord parce que Pierre Bourdieu est le seul sociologue de la faculté d’Alger qui accepte de se lancer dans un travail de terrain à une période politiquement troublée5, ensuite parce qu’il n’existe pas à l’époque d’expériences de travaux d’enquêtes conjointes entre statisti-ciens et sociologues.

En réalité, l’entreprise a été beau-coup plus ambitieuse que la sim-ple conduite d’une investigation sociologique menée parallèlement à l’enquête statistique : très vite, il a semblé indispensable d’intégrer très étroitement les apports disciplinaires qui provenaient de la statistique, de l’économie, de la sociologie et de l’ethnographie. Ce fut un des princi-paux enjeux de cette entreprise.

Ce ne fut pas le seul... Les enjeux politiques étaient également consi-dérables : était-il possible de mener une démarche scientifique dans un pays en guerre ? Une investigation ethnographique ne se heurtait-elle pas à l’obstacle d’une situation coloniale ? Les concepteurs étaient

conscients de ces difficultés et l’Avant-Propos de Pierre Bourdieu dans la partie sociologique de Travail et travailleurs en Algérie [1] répond à ces objections en montrant « com-ment le choix ayant été de faire cette étude plutôt que de ne pas la faire – le seul choix véritable –, on pouvait, moyennant les concessions indispensables à sa réalisation, la mener avec toute l’objectivité sou-haitable » ([1], page 260).

Sans doute cette recherche s’ap-puyait-elle sur une caution offi-cielle, celle de l’Insee ou plutôt de la Statistique Générale de l’Algérie, mais ceci n’aurait pas suffi s’il n’y avait eu entre statisticiens et sociologues « une volonté explicite et résolue de tout mettre en œuvre pour atteindre la vérité et pour la faire connaître ». Partagé par le commanditaire, les responsables des enquêtes et les enquêteurs, cette attitude a permis de créer une confiance avec les enquêtés dont témoignent de multi-ples exemples. « Si (les enquêteurs) ont pu recueillir des documents aussi vivants et aussi vrais que ceux que l’on pourra lire, c’est avant tout parce qu’ils portaient à la recherche un inté-rêt passionné et qu’ils éprouvaient une sympathie attentive envers leurs interlocuteurs » (op. cit., page 260). Dans le même texte, Pierre Bourdieu décrit une situation d’enquête où, au bout d’une heure, l’interlocuteur,

mis en confiance, arrête l’entretien en disant : « Déchire tout et recom-mence au début ! »

Malgré ces difficultés liées à la situa-tion générale et aux problèmes d’ac-cès aux terrains, les concepteurs de ces enquêtes ont pu prendre de larges initiatives pour une collabora-tion où tout était à inventer. Prenons l’exemple de l’enquête Emploi et for-mation professionnelle de 1960 qui est peut-être la plus connue de ces enquêtes du fait qu’elle a été entiè-rement publiée en 1963 sous le titre Travail et travailleurs en Algérie [1].

Cette enquête, effectuée dans le prolongement du recensement de 1960, a d’abord donné lieu à des tests de questionnaires qui transpo-saient l’outil utilisé à cette époque par l’Insee dans le contexte de la métropole. Ce sont ces tests qui ont fait apparaître la nécessité d’une démarche plus complète (et plus complexe) pour décrire le travail dans la société traditionnelle algérienne. Ainsi, certains termes du question-naire statistique semblaient obscurs ; parmi ceux qui déclaraient un travail, il semblait impossible de décrire les activités concrètes qui correspon-daient à ce travail.

Les concepteurs de l’enquête – Alain Darbel et Claude Seibel – ont alors proposé à Pierre Bourdieu de met-tre au point en même temps les trois outils qu’il semblait possible de mobiliser : le questionnaire sta-tistique qui serait le plus proche possible de celui utilisé en métropole (tout en tenant compte naturellement des enseignements des tests) ; un questionnaire sociologique ; enfin une grille d’entretien semi-directif à visée ethnographique. Ce mode de construction se révéla précieux car, les redondances étant connues d’avance, elles permirent les recou-pements nécessaires au moment de l’analyse des résultats. Alors que le

Ruelle de Bou-saada

4. Il ne m’a pas été possible de consulter ces conventions qui devraient pouvoir être retrouvées dans les archives de la Caisse de développement de l’Algérie.5. D’après le témoignage de Jean-Jacques Boissard.

Pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Page 20:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Claude Seibel

22

premier questionnaire était confié à des enquêteurs de la Statistique de l’Algérie (en général les meilleurs délégués du recensement de 1960 spécialement formés), les deux autres outils d’observation furent pris en charge par des étudiants de Pierre Bourdieu ou par des informa-teurs qu’ils recrutèrent et formèrent localement.

L’intégration des outils n’avait de sens que s’ils étaient centrés sur des échantillons de ménages représen-tatifs et identiques pour une fraction d’entre eux. Alain Darbel a pris en charge cet aspect de l’opération, en précisant les modalités techniques du plan de sondage des deux enquê-tes statistique et sociologique et en donnant une estimation de l’écart type des principales variables obser-vées (cf. [1], pages 228 à 247 pour l’enquête statistique et pages 390 à 404 pour le sous-échantillon socio-logique dont les principaux résultats sont systématiquement comparés à ceux de l’échantillon principal)6.

Grâce à ce recours intensif à la tech-nique des sondages, il est apparu nécessaire et possible d’articuler sur l’échantillon statistique principal (n = 1 200) deux sous-échantillons emboîtés : l’un est une maquette de l’échantillon principal (n = 200) ; il recueille et approfondit toutes les dimensions sociologiques du rapport à l’activité, à l’« emploi », aux res-sources monétaires et non monétai-res ; l’autre, monographique et eth-

nographique (60 personnes), élargit l’interrogation et l’approfondit à l’en-semble des aspects de leur vie (ori-gine géographique, constitution de leur cellule familiale, histoire de leur vie, etc.) Ces trois échantillons per-mettaient d’enrichir l’analyse, de cri-tiquer les concepts utilisés dans l’en-quête statistique, mais également de vérifier la pertinence et la robustesse des pistes d’interprétation ouvertes par l’interrogation ethnographique ou sociologique7.

Tout au long de l’enquête avec ses trois volets, un dialogue permanent était maintenu entre les statisticiens et les sociologues. Cette collabora-tion est décrite dans l’avant propos de l’étude sociologique. Elle montre la richesse de l’approche ethnogra-phique qui était sans doute la partie la plus innovante de l’entreprise.

Citons les parties les plus éclairan-tes pour notre propos : « La confron-tation des deux séries de résultats a permis d’opérer une vérification permanente et réciproque : la con-naissance des données structurel-les fournies par l’enquête statistique permettait de contrôler la validité de l’échantillon soumis à l’étude sociologique et de donner aux hypo-thèses du sociologue une vérifica-

tion ou une pondération ; en retour, l’analyse des entretiens (ethnogra-phiques) a pu inciter les statisticiens à soumettre leurs matériaux à un traitement original. Ainsi il a été possible de vérifier par le calcul sur l’échantillon statistique les hypothè-ses concernant la stabilité de l’em-ploi » (op. cit., p. 266).

Grâce à cette double ou triple lec-ture, il était possible de compren-dre pourquoi des concepts qui sem-blaient robustes dans une économie de marché, comme le taux d’activité, n’avaient pas la même signification dans une économie pastorale telle que celle des hauts plateaux et du Sud algérien ou dans une économie de subsistance précaire telle qu’un bidonville algérois ou un centre de regroupement à la frontière maro-caine. Il n’était pas étonnant dans ces conditions d’obtenir, dans l’en-quête statistique, un taux d’activité de 80 % pour des hommes âgés de plus de soixante-dix ans dans le Sud Algérien mais, grâce à l’entre-tien ethnographique, on comprenait ce qu’était réellement l’activité de ces hommes et pourquoi l’idée de « retraite » leur était étrangère, même si leur production était quasiment nulle.

Jusqu’au départ de Pierre Bourdieu en métropole, les rencontres de tra-vail étaient nombreuses et fructueu-ses, presque journalières. Son retour à Paris au début de l’année 1961 obligea à mettre au point d’autres modes de communication. Il se ren-dit à plusieurs reprises en Algérie en 1960 et 1961 pour le suivi de ces travaux. Mais à l’époque, il n’existait ni fax ni courrier électronique ! D’où le recours à des lettres qui accom-pagnaient des ébauches de tableaux en cours d’analyse8 et plus encore au téléphone qui favorise un dialogue, certes utile, mais sans malheureu-sement laisser de trace. La situation évolua du fait qu’après mon départ d’Alger en juin 1961, l’analyse de l’enquête statistique fut reprise par Jean-Paul Rivet et celui-ci poursuivit ce travail à Paris en lien étroit avec Pierre Bourdieu et Alain Darbel (qui revint à Paris au début de 1962).

Pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

Biskra – Allée du Jardin Public – La Séguia

6. Comme l’indique Alain Darbel dans la « note méthodologique » qu’il a rédigée pour le plan de sondage de l’enquête, il s’agit en fait de la première utilisation, sur une large échelle, de ces méthodes en Algérie.7. Ce n’est qu’en 1983, lorsque j’ai pris la responsabilité du Département « population-ménages » de l’Insee, que des techniques analogues furent mises en œuvre autour des enquêtes « population-ménages », d’abord par la division « conditions de vie » dirigée par Yannick Lemel puis par la division « emploi » dirigée par Claude Thélot. Depuis cette date, un nombre croissant d’enquêtes du système statistique public sont conçues conjointement avec des sociologues et des chercheurs qui utilisent les échantillons de l’enquête statisti-que pour des investigations complémentaires.8. Ces documents de travail ne semblent pas avoir été conservés dans les archives très lacu-naires auxquelles il est possible d’accéder.

Page 21:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir de son expérience algérienne

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 23

L’ARDES a lancé plusieurs autres enquêtes sur la société algérienne, enquêtes qui furent publiées dans les revues de la Statistique de l’Algérie, notamment l’enquête sur la consom-mation des ménages et une enquête sur le logement, à laquelle colla-bora Pierre Bourdieu. Sur un sujet très sensible, celui des « centres de regroupement », furent engagés des travaux sociologiques et ethnogra-phiques confiés à Pierre Bourdieu et à Abdemalek Sayad avec des apports statistiques pris en charge par Alain Darbel. Malgré les précautions prises par les auteurs pour objectiver le plus possible leurs conclusions, celles-ci étaient évidemment accablantes du point de vue des commanditaires9. Un rapport d’étape fut préparé dans le cadre du Centre de sociologie européenne (laboratoire de l’École des hautes études auquel apparte-nait Pierre Bourdieu) mais il ne fut pas rendu public. Deux ans plus tard, cette enquête a été publiée par leurs auteurs sous le titre Le déracinement [2] aux éditions de Minuit.

D’autres modes de collaboration ont été poursuivis dans d’autres contex-tes, notamment par des travaux con-joints de Pierre Bourdieu et d’Alain Darbel. Ainsi l’analyse de l’origine sociale des étudiants qui figure dans Les Héritiers (pp. 133-142) [3] est-elle sous-tendue par un modèle mis au point par Alain Darbel qui, à son retour d’Algérie, a obtenu de travailler à mi-temps au Centre de sociologie européenne avec Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron.

Cette collaboration donne lieu à des ouvrages cosignés tels que L’amour de l’art [4] sur la fréquentation des musées. Dans cet ouvrage, qui appa-raît comme une des formes les plus achevées dans l’intégration du tra-vail scientifique entre sociologues et statisticiens, Alain Darbel est res-ponsable du plan de sondage de l’enquête, participe à l’élaboration du questionnaire et à leur passation sur plusieurs terrains, puis propose un modèle probabiliste de fréquentation des musées qui tient compte des caractéristiques socio-démographi-

ques des publics10. Le même type de contribution existe pour l’« essai sur les usages sociaux de la photo-graphie » publié sous le titre Un art moyen en 1965 [5] avec néanmoins un plus faible degré d’intégration.

D’autres travaux sociologiques de Pierre Bourdieu donnent lieu à des prolongements statistiques. C’est ainsi que ses travaux sur le célibat en milieu rural au Béarn sont confirmés dans une toute autre région, grâce à des analyses complémentaires du recensement de la population de 1962 que Claude Seibel conduit en Bretagne dans le cadre de travaux de la direction régionale de l’Insee de Rennes [6].

C’est à cette période que Pierre Bourdieu est chargé d’organiser un enseignement de sociologie à l’EN-SAE à la rentrée 1964. Plusieurs générations de statisticiens-écono-mistes bénéficieront des Morceaux choisis pour une introduction à la sociologie [7], ensemble de textes sélectionnés par Pierre Bourdieu. Plusieurs des textes qu’il a ainsi proposés aux jeunes statisticiens seront repris dans le recueil de textes sociologiques qu’il publie en 1968 avec Jean-Claude Chamborédon et Jean-Claude Passeron sous le titre Le métier de sociologue [8]. Plusieurs administrateurs de l’Insee feront des stages ou travailleront à temps partiel au Centre de sociologie européenne (parmi eux, Michel Gollac, Alain Desrosières et Laurent Thévenot). Ce cours sera assuré ensuite par des sociologues tels que Jacques Lautman ou Christian Baudelot.

Malgré la présence (courte) de Pierre Bourdieu à l’ENSAE, les métho-des d’enquêtes mises en œuvre en

9. L’entretien d’Abdelmalek Sayad avec Hassan Arfaoui décrit très précisément le contexte de cette enquête sur les centres de regroupement (op. cit., pp. 71 à 74).10. Dans l’ouvrage publié aux éditions de Minuit en 1966, les auteurs prennent beaucoup de précautions pour présenter et justifier les développements mathématiques, jusqu’à cette note, en page 31 : « Les étapes principales et l’aboutissement des différents raisonnements mathématiques étant toujours repris en lan-gage commun, les lecteurs pourront sauter ces passages sans perdre le fil du discours ».

Page 22:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Claude Seibel

24

Algérie n’ont pas été reconduites en métropole à partir des enquêtes statistiques auprès des ménages. D’autres thèmes étaient alors analy-sés par le Centre de sociologie euro-péenne (pratiques culturelles spéci-fiques, fonctionnement du système éducatif...) sous l’impulsion de Pierre Bourdieu. Pourtant celui-ci était très attentif à la production de l’Insee pour tout ce qui concernait les com-portements économiques et culturels des ménages et, comme on le verra plus loin, il l’a capitalisée au cours de cette période qui se concrétisera à la fin des années 70 par la publica-tion de La distinction [9]. C’est dans ce cadre que furent développées des méthodes d’analyses secondai-res d’enquêtes statistiques qui se sont révélées depuis une source d’in-formations fondamentales pour de nombreux travaux sociologiques.

La collaboration entre statisticiens et sociologues a trouvé d’autres formes très stimulantes grâce au colloque organisé en juin 1965 par le cercle Noroît à Arras. A l’époque, Pierre Bourdieu partage son temps entre le Centre de sociologie européenne et la faculté de Lille. Avec Alain Darbel, il accepte d’organiser un débat entre économistes et sociologues sur les transformations qu’a connues la société française depuis la Seconde Guerre mondiale.

Les statisticiens de l’Insee sont, pour la majeure partie, membres de la division des programmes, responsa-bles des outils macroéconomiques de préparation des plans français ou des statisticiens spécialistes des enquêtes auprès des ménages (emploi, formation professionnelle, revenus, consommation et modes de vie)11. Les sociologues du groupe qui ne sont pas rebutés par les pers-pectives quantitatives des statisti-ciens-économistes proviennent pour

la plupart d’équipes de recherche du CNRS ou de l’École pratique des hautes études (6e section)12.

L’ouvrage Le partage des bénéfices [10], publié en 1966, signé Darras, avec une préface de Claude Gruson, directeur général de l’Insee, pose pour la première fois, sur des bases descriptives peu contestées, le pro-blème des rapports entre croissance et inégalités économiques et socia-les : malgré une forte croissance économique depuis une vingtaine d’années, ces inégalités ne se rédui-sent pas et même s’accroissent dans certains domaines, contrairement aux idées reçues. C’est le recoupe-ment des analyses économiques et sociologiques qui assoit ce constat.

Plusieurs années après, en 1971, l’Insee s’engage dans une réflexion ambitieuse concernant les outils à développer dans le champ des sta-tistiques sociales. Ce thème avait émergé avec force dans la commis-sion de préparation du VIe Plan con-sacrée à l’information économique et sociale, comme une lacune du système statistique public qu’il fallait s’efforcer de combler le plus rapi-dement possible. C’est également à cette époque (début des années 1970) que les critiques concernant les dimensions strictement écono-miques de la croissance se font jour, avec les travaux du Club de Rome sur la « croissance zéro » et les pro-positions de l’OCDE pour le dévelop-pement d’« indicateurs sociaux ».

Le groupe « statistiques sociales » de l’Insee comprend plusieurs écono-mistes déjà impliqués dans l’ouvrage collectif « Darras »13, en particulier son président Paul Dubois, mais également Alain Darbel et Claude Seibel avec naturellement d’autres participants statisticiens. Il bénéficie du concours de Jacques Lautman. Catherine Blum-Girardeau en est rapporteur général ; elle a rejoint la division des programmes en 1969. De nombreux projets sont évoqués, puis lancés. En fait, avec du recul, les seuls qui aboutirent furent le lancement de Données sociales en 1973 [8], grâce au retour d’Alain

Darbel de l’Éducation nationale vers l’Insee en 1972 et le lancement de comptes économiques par fonction (santé, logement, éducation, recher-che...) qui s’échelonnèrent au cours des années 1970 et 1980, selon les opportunités.

En revanche, les indicateurs sociaux liés à la planification économique publiés par le Commissariat Général du Plan, à l’initiative notamment d’Yves Ullmo et de Paul Dubois, furent délaissés, après le choc éco-nomique structurel de 1973-1974 qui entraîna l’abandon du VIe Plan. Quant aux comptes socio-démographiques préconisés par Richard Stone avec la division des statistiques de l’ONU, ils ne furent jamais réellement implantés en France malgré quelques travaux pionniers de Bernard Grais et de la division « emploi » de L’Insee.

Alain Darbel, rédacteur en chef de Données sociales, proposa avec la collaboration de Jacques Lautman, un canevas de plan qui s’inspirait du Partage des bénéfices. Naturellement les auteurs étaient tous différents, mais il y a une nette filiation entre les deux ouvrages. Ensuite, Données sociales a synthétisé un ensemble de domaines de plus en plus nombreux avec un rythme de production trien-nal. Il est complété depuis 1998 par un ouvrage annuel, France portrait social.

Il est possible de repérer des champs d’influence croisés entre les travaux conduits par l’Insee et ceux con-duits par des sociologues tels que Pierre Bourdieu. Parmi les exemples possibles, on peut citer l’ensemble des travaux qui sous-tendent l’ana-lyse du jugement de goût publié par Pierre Bourdieu en 1979 sous le titre La distinction [9] avec une utilisation très large des enquêtes de l’Insee des années 1970 et la rénovation de la nomenclature des « professions et catégories sociales » (PCS) menée par la division « emploi » de l’Insee avant le recensement de 1982.

La base de l’analyse de La distinc-tion repose sur une enquête socio-logique de 692 sujets (hommes

11. Les statisticiens-économistes sont : Alain Darbel, Paul Dubois, Jean-Pierre Page, Michel Praderie, Jean-Pierre Ruault, Claude Seibel.12. Les sociologues sont : Pierre Bourdieu, Jean Cuisenier, Claude Durand, Jacques Lautman, Renaud Sainsaulieu.13. Darras, Le partage des bénéfices, préface de Claude Gruson, éditions de Minuit, collec-tion Le sens commun, 1966.

Page 23:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Les liens entre Pierre Bourdieu et les statisticiens à partir de son expérience algérienne

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 25

et femmes) habitant Paris, Lille et une petite ville de province (cf. an-nexe 1 : « Quelques réflexions sur la méthode », pp. 587 à 605 [9]) ; mais la recherche a mobilisé de très nom-breuses sources complémentaires (cf. annexe 2, pp. 607 à 613) parmi lesquelles une trentaine d’enquêtes d’opinion de la SOFRES et de l’IFOP et, en analyses secondaires, la quasi-totalité des enquêtes disponibles de l’Insee pour le champ qui intéres-sait Pierre Bourdieu, c’est-à-dire les comportements de consommation des ménages par grande fonction14 dans leurs dimensions sociales et culturelles. Les méthodes statisti-ques utilisées sont « classiques », avec une forte utilisation de tableaux croisés qui privilégient la nomencla-ture des catégories sociales regrou-pées disponible à la fin des années 1970 en rapprochant sur le même tableau plusieurs sources (exem-ple du tableau 12 sur la structure patrimoniale, p. 154, qui mobilise six sources différentes).

Toutes ces analyses convergent vers une représentation spatiale superpo-sée dans le même graphique à deux dimensions des « positions socia-les » et des « styles de vie ». Malgré

l’ambiguïté de la forme, la note qui précède ce graphique des pages 140 et 141 est, elle, sans ambiguïté : les positions des rubriques ne résultent pas des deux premiers axes d’une « analyse des correspondances » telle qu’elle était pratiquée alors par de nombreux statisticiens. À cette époque, d’ailleurs, Pierre Bourdieu était très critique sur ces formes sophistiquées des traitements sta-tistiques qui pourtant se diffusèrent peu à peu, y compris dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales !

Mais ce graphique qui résume des « espaces qui s’organisent selon la même structure » (cf. note de la page 139 [11]) ne peut pas ne pas avoir incité les statisticiens de l’Insee15, qui transformaient alors la « nomen-clature des catégories socioprofes-sionnelles », à prendre en compte l’impact des concepts que suggé-raient alors Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, en particulier les concepts de capital économique et de capital culturel. La nomenclature des PCS, officialisée à partir du début des années 1980 (en particulier pour le recensement de la population de 1982 et pour les enquêtes « emploi »

à partir de 1982), croise d’ailleurs systématiquement ces deux dimen-sions repérées grâce à l’ensemble des conventions collectives pour la première et aux niveaux de formation et d’éducation pour la seconde.

Ces quelques notations, dont je vous prie d’excuser le caractère lacunaire, suggèrent que l’histoire des rapports entre statisticiens et sociologues depuis la fin des années 1950 est encore à faire, en élargissant la con-naissance des personnes, des équi-pes et des thèmes au-delà de ce que des pionniers tels que Pierre Bourdieu et Alain Darbel ont su apporter.

Elles permettent néanmoins de com-prendre que cette période a été pour tous ceux qui y ont participé un moment de création mais également d’amitié intense que les péripéties de la vie n’ont ni affaiblies ni dissipées.

La promenade de Letang à Oran

Pho

togr

aphi

e tir

ée d

u si

te w

ww

.alg

er50

.com

14. Sont ainsi décrits dans cette annexe sept enquêtes des années 1963 à 1972, mises en œuvre par le département « population-ména-ges » de l’Insee : « revenus », « formation-qua-lification professionnelle », « conditions de vie et consommations des ménages », « loisirs », « consommation alimentaire », « habillement », « écoute radiophonique ». Sont également présentées deux enquêtes de la SOFRES : « Affaires et cadres supérieurs », « lecture de la presse ». On trouve enfin l’enquête du minis-tère de la Culture sur « les pratiques culturelles des Français » mise en œuvre pour la première fois en 1973.15. Il s’agissait notamment de Michel Gollac, Alain Desrosières et Laurent Thévenot, tous proches de Pierre Bourdieu. Leur témoignage serait intéressant à recueillir pour connaître la nature de la collaboration scientifique qu’ils avaient alors instaurée avec les sociologues du Centre de sociologie européenne.

Page 24:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Claude Seibel

26

Bibliographie

[1] Bourdieu P. , Darbel A., Rivet J.-P., Seibel C.,1963, Travail et travailleurs en Algérie, Seibel, Mouton, La Haye.

[2] Bourdieu P. (avec A. Sayad), 1964, Le déracinement, Éd. de Minuit, Paris.

[3] Bourdieu P., Passeron J.-C., 1964, Les héritiers, Éd. de Minuit, Paris.

[4] Bourdieu P., Darbel A., 1966, L’amour de l’art, Éd. de Minuit, Paris.

[5] Bourdieu P. (avec L. Boltanski, R. Castel et J.-C. Chamborédon), 1965, Un art moyen, Éd. de Minuit, Paris.

[6] Seibel C. (avec J. Jegouzo), 1964, Démographie descriptive et prévisionnelle du milieu agricole, in Études rurales, n˚ 13-14, EPHE 6e Section), Paris, avril-décembre.

[7] Bourdieu P., année scolaire 1964-1965, Morceaux choisis pour une introduction à la sociologie, ENSAE, Paris, ronéoté, 113 p.

[8] Bourdieu P., Chamborédon J.-C., Passeron J.-C., 1968, Le métier de sociologue, Mouton/Bordas, Paris.

[9] Bourdieu P., 1979, La distinction : critique sociale du jugement, Éd. de Minuit, Paris.

[10] Darras, 1966, Le partage des bénéfices, Éd. de Minuit, Paris, 1966.

Page 25:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 29

La rigueur et la rigolade

À propos de l’usage des méthodes quantitatives par Pierre Bourdieu

Article paru dans : Rencontres avec Pierre Bourdieu, sous la direction de Gérard Mauger, Éditions du Croquant, 2005

! Michel Gollac*

Au long de son œuvre, Pierre Bourdieu fait des statistiques un usage remarquable à trois titres : le fond, le choix des méthodes et la forme de l’exposé. Il insère l’usage des statistiques dans une critique sociologique qui remet

en cause des catégories de pensée et des préjugés sociaux : conscient du fait que la statistique est un outil critiquable car construit justement à partir de ces catégories, il l’utilise d’autant mieux. Dans le choix des méthodes, sa préférence va à l’analyse des correspondances multiples qui permet de construire des variables au-delà de celles existantes. Dans la forme, enfin, il traduit la créativité du chercheur et recherche la facilité de lecture, plutôt qu’il ne met en vedette la rigueur formelle des ses travaux. Au fil du temps, cependant, il a porté une attention croissante à la rigueur statistique sans renoncer à la rigueur critique de la sociologie. Ainsi Pierre Bourdieu a-t-il fait un usage original des statistiques pour nous faire voir le monde social sous un angle inattendu, avec le plus grand irrespect des catégories ordinaires de pensée. Cette combinaison de rigueur et de liberté peut demeurer une source d’inspiration. C’est ainsi que pour l’évoquer dans cet article, l’auteur a adopté un ton « décalé » qui, paradoxalement, renforce le sérieux de son propos.

« La sociologie, disait Pierre Bourdieu, ça doit être rigolo ». Comment conci-lier cette opinion avec l’usage, relati-vement important dans son œuvre, des méthodes quantitatives ? Car les statistiques, d’ordinaire, ne font rire personne, et surtout pas les sociologues. Faut-il en conclure que Bourdieu se moquait des statistiques ou du moins en faisait usage, comme certains l’en ont accusé, avec légè-reté ? Ou bien plutôt que les sta-tistiques à la Bourdieu sont drôles parce qu’elles représentent un usage nouveau des statistiques.

La statistique, arme de la critique

La puissance comique des chiffres n’est pas nouvelle en sociologie, même si elle a été quelque peu per-due de vue par le(s) mainstream(s) de la discipline. Elle est pourtant bien présente dans certains ouvra-ges fondateurs. Au livre premier du Suicide, Émile Durkheim propose à ses lecteurs un réjouissant spectacle de Guignol scientifique. Réduits à l’état de pantins (de modèles stylisés testables dans le langage poppérien

actuel), une théorie de représentants de différentes disciplines et écoles entrent tour à tour en scène et en sortent piteusement après avoir été copieusement rossés par le gros bâton statistique de l’auteur. Le con-traste est réjouissant entre le respect dont Durkheim fait preuve (ou feint de faire preuve) envers ses collègues et la façon dont un simple tableau de chiffres réduit à néant leurs préten-tions à expliquer le suicide.

Un tel comique reste cependant extérieur à l’entreprise sociologique elle-même. La déconfiture des con-currents de Durkheim est drôle, mais lorsque lui-même en vient à l’exposé positif de ses recherches, le rire et même le sourire disparaissent tandis que se multiplient les signes ostenta-toires de la scientificité (les éventuels ricanements d’esprits irrespectueux, s’il en existe, ne sont pas compris dans les plans de l’auteur). Quand le sociologue se sert des chiffres pour réfuter des conceptions de sens commun ou des erreurs scientifiques, il est drôle : il nous fait voir la réalité sous un angle inattendu, il dégonfle des baudruches. Mais il prend aussi

une position d’autorité : il utilise la réputation de sérieux du chiffre, la croyance dans leur vérité.

Un tel usage du chiffre est largement pratiqué dans nombre d’œuvres de Bourdieu datant des années 1960 : œuvres sur l’Algérie, sur les inégalités, sur la reproduction sociale. Bourdieu et ses co-auteurs dévoilent la réalité cachée derrière les croyances et les discours sur la croissance ou les vertus émancipatrices de l’école : ils font du coup apparaître ce que ces discours ont de dérisoire.

* Michel Gollac a été, au sein de l’Insee, res-ponsable du service des études régionales en Picardie, puis de la section « enquêtes » de la division « emploi », avant d’animer la division « conditions de travail et relations profession-nelles » au service des études et de la statis-tique du Ministère du travail. Il est aujourd’hui directeur de recherches au Centre d’études de l’emploi et chercheur associé au Centre de sociologie européenne (CNRS-EHESS). Ses travaux actuels portent sur les réorganisations du travail, la mise en visibilité et la mesure des conditions de travail, la perception subjective des inégalités de salaire. Il a participé à l’ensei-gnement de sociologie appliquée de l’Ensae et enseigné les statistiques appliquées aux scien-ces sociales à l’École des hautes études en sciences sociales, à l’École normale supérieure et à l’Université de Marne-la-Vallée. Principales publications : voir à la fin de l’article.

Page 26:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Michel Gollac

30

La statistique, objet de la critique

Pourtant, malgré le goût de Bourdieu pour la polémique (le sport de com-bat), cette forme d’usage de la statis-tique n’est pas dominante dans son œuvre. Sa place va même tendre à se restreindre au fil du temps. Comme le rappelle Alain Desrosières1, Bourdieu a été très sensible au caractère cons-truit des statistiques et au fait que les plans de leur construction procèdent en général de la « pensée d’État ».

Aux yeux de Bourdieu, l’usage qu’on peut qualifier de « critique » des sta-tistiques est nécessaire, mais il n’est pas suffisant. Dans « La parenté comme représentation et comme volonté » (troisième des Études d’eth-nologie kabyle qui précèdent l’Es-quisse d’une théorie de la pratique), il rappelle qu’on sait depuis longtemps que la règle du mariage avec une cousine parallèle paternelle, dans la société kabyle, ne s’applique en fait qu’à une minorité de mariages. Le statisticien (ou l’ethnologue quan-titativiste) joue ainsi le rôle du fou montrant que le roi, en l’occurrence l’ethnologue qui recueille et prend au sérieux les « règles » de la société qu’il étudie, est nu. Mais le fou est menacé de se prendre pour le roi. Quand un chercheur, ayant, grâce à une extension ad hoc de la notion de cousine parallèle, établi qu’un tiers environ des mariages se font avec une cousine parallèle ou assimilée, élève ce constat au rang de modèle théorique, Bourdieu y voit la « com-

binaison de l’empirisme et du for-malisme » produisant des « apparen-ces de rigueur » par « le gaspillage ostentatoire des signes extérieurs de la scientificité ». Il signale aussi, par ailleurs2, et là est la vraie rigueur, que les taux de mariage avec la cousine parallèle « dépendent de l’étendue de l’unité sociale par rapport à laquelle s’effectue le calcul et qui, loin de pou-voir être déterminée en toute objecti-vité, est un enjeu de stratégies dans la réalité sociale elle-même ».

Plus profondément, ce qui rend insuf-fisant le travail du fou-statisticien, c’est qu’il est le fou du roi et que, critiquant le roi, il le fait en repre-nant les catégories de pensée du roi : dans l’exemple précédent la science ethnographique la plus instituée ; en d’autres circonstances l’État ou les modes dominants d’appréhension du monde social. Bourdieu montre, dans l’exemple que nous venons de citer, qu’un même lien généalogique peut correspondre à des relations écono-miques, sociales et politiques très différentes au sein de la famille, diffé-rences qui expliquent les conduites et leurs significations. En les prenant en compte, on se trouvera fort loin, nous dit-il « de l’univers pur, parce qu’infini-ment appauvri, des règles de mariage et des structures élémentaires de la parenté ». D’une manière générale, le sociologue, plutôt que de prendre les chiffres pour la vérité révélée, doit critiquer les catégories dans lesquel-les ils sont produits et construire sa propre vision de son objet.

Si l’usage habituel des statistiques permet de détruire des croyances portant sur les faits, la réflexion criti-que sur les statistiques donne accès à une autre forme d’ironie, en ébran-lant la croyance dans les catégories qui les fondent et qui, plus générale-ment, structurent notre pensée. Mais ce serait s’arrêter en chemin que de ne pas s’interroger sur la genèse des catégories qu’on s’efforce de déconstruire. Or pour retracer cette genèse, l’appui sur les statistiques peut s’avérer indispensable. C’est ainsi que le petit jeu amusant auquel Bourdieu se livre à propos du « por-trait chinois » d’hommes politiques et

de son commentaire par des sondo-logues3, trouve sa place en annexe de La Distinction, au terme d’un ouvrage étayé par des dizaines de tableaux et de graphiques : l’ensem-ble de l’analyse est, en effet, néces-saire pour percevoir ce que signifie, derrière le désaccord relatif entre dominants et dominés sur la hié-rarchisation des hommes politiques, leur accord sur la hiérarchisation des objets « banals » servant à composer les portraits chinois.

Il est exact, comme le souligne Desrosières4, que Bourdieu a, selon les œuvres et les périodes de sa vie, mis davantage l’accent sur la critique des statistiques ou sur leur usage. Je ne pense pas qu’il ait, pour autant, séparé radicalement ces deux atti-tudes. Elles sont, me semble-t-il, toutes deux présentes, par exemple, dans La Distinction. Selon moi, c’est une grande originalité de Bourdieu que d’avoir non seulement géré cette tension, mais su lui donner un sens.

L’analyse des correspondances,

entre le poids des mots et le choc des photos

Je pense même que la conscience particulièrement aiguë qu’il avait du double visage des statistiques est une des raisons de son attrait pour l’analyse factorielle, méthode qui per-met de révéler les structures profon-des à travers les variables manifestes que proposent les enregistrements statistiques.

Cette raison n’est toutefois pas la seule. Il y aussi, bien sûr l’adéquation de l’analyse des correspondances à la notion de champ. Cette rai-son me paraît pourtant elle-même insuffisante. Elle n’explique ni que Bourdieu ait développé l’idée de champ sous une forme qui faisait paraître les ACM5 comme immédia-tement adaptées à leur exploration, ni qu’il ait reconnu d’emblée l’intérêt de la méthode.

À en croire les propos de Bourdieu lui-même lors d’un groupe de tra-vail sur les méthodes statistiques6, il

1. Cf. Alain Desrosières, « Bourdieu et les statisticiens : une rencontre improbable et ses deux héritages », in Pierre Encrevé et Rose-Marie Lagrave, Travailler avec Bourdieu, Flammarion, Paris, 2003. Je remercie Alain Desrosières de m’avoir communiqué son article avant parution. J’y fais ici des emprunts trop nombreux pour qu’ils soient tous signalés.2. Cf. la préface du Sens pratique.3. La critique que fait en cette occasion Bourdieu desdits sondologues est manifeste-ment fondée, mais il est équitable d’observer que leur travail, certes incomplet, n’a pas été inutile.4. Art. cité.5. Analyse des correspondances multiples.6. Organisé notamment par Frédéric Lebaron et Gisèle Sapiro. Henri Rouanet et Brigitte Le Roux, statisticiens mathématiciens, spécialis-tes de l’analyse des correspondances, ont très activement participé à ce groupe de travail.

Page 27:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La rigueur et la rigolade

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 31

aimait aussi l’analyse des correspon-dances parce que c’est joli et drôle. Il lui opposait le caractère ennuyeux et terne de l’économétrie. Je crois que ce point doit être pris en con-sidération si on veut comprendre la portée de l’innovation que représente la façon dont Bourdieu se sert des ACM7.

Le goût de Bourdieu pour les graphi-ques que produisent les analyses des correspondances peut sans doute être rapproché de sa pratique ethno-graphique et de son activité de pho-tographe8 : il a pu se rendre compte qu’un graphique (ou une photo) en dit plus que le texte qu’il « illustre », selon le mot qu’utilise, bien à tort, la pensée académique. Ce n’est sans doute pas un hasard si le premier numéro d’Actes de la recherche en sciences sociales consacre un article au champ de la bande dessinée9 et s’inspire, dans sa ligne graphique, de l’esthétique de la bande dessinée.

Promenades dans l’espace social

Avant même d’utiliser l’analyse fac-torielle, Bourdieu propose des repré-sentations graphiques des champs10. Le fameux graphique de La Distinction (publié en 1976 dans Actes11) n’est d’ailleurs pas une analyse facto-rielle (aucun corpus statistique ne regroupe l’ensemble des variables représentées), mais un graphique construit à la main et synthétisant, notamment mais pas exclusivement, un ensemble d’analyses factorielles partielles12, dont plusieurs figurent dans La Distinction.

Qu’il s’agisse de diagrammes faits à la main ou de véritables graphi-ques d’analyses de correspondan-ces, l’essentiel est qu’ils offrent une possibilité inédite, impensable à l’aide de tableaux ou de résultats de régressions : se promener libre-ment dans un espace social. Cette promenade virtuelle est un moment fun, au sens le plus fort : offrant, en un seul regard, l’ensemble des styles de vie possibles (ce que ne permet nullement un traitement classique, variable par variable), elle concentre

en un court instant le plaisir de « vivre toutes les vies », pour reprendre l’ex-pression de Bourdieu.

Cette concentration de l’ensemble des possibles fait aussi apparaître, non seulement à travers un effort conscient et pénible, donc à peu près impossible à soutenir tout au long d’une recherche, mais aussi à travers le plaisir de l’évidence sen-sible et de l’esthétique visuelle, que chaque pratique se situe et ne prend sens que par rapport aux autres. On mesure là ce qu’a de trompeur, si on n’y prend garde, l’étude écono-métrique la mieux conduite qui, en isolant, par nécessité, chaque pra-tique, incite à la substantialiser, à la traiter pour elle-même indépendam-ment de toutes les autres. L’analyse des correspondances, qui raisonne, selon l’expression de François Héran « toutes choses inégales réunies »13, permet donc d’accéder à une forme de rigueur qui n’est pas à la portée des méthodes raisonnant « toutes choses égales par ailleurs »14.

Le plaisir ressenti à la lecture des graphiques est à la fois celui de la connaissance et celui de la liberté. L’analyse statistique permet ici de se dégager des contraintes que l’ex-posé linéaire fait peser sur la pensée sociologique. Le style de Bourdieu, s’efforçant, dans chaque paragraphe et chaque phrase, de conserver la plus grande part possible de l’en-semble des relations qui constituent l’objet dont il parle, doit être apprécié (entre autres) en regard des difficul-tés de l’écriture à rendre compte d’une réalité plus immédiatement accessible à des formes plus visuel-les d’expression15.

La promenade dans l’espace social peut se compléter d’une promenade dans les visions du monde social. Comme Bourdieu le suggère, le gra-phique de l’espace des styles de vie peut être utilisé comme un géné-rateur automatique de jugements méprisants. En s’amusant à formuler des aphorismes tels que « Louis de Funès est au cinéphile ce que le mousseux est à l’amateur de vin » ou « ceux qui aiment Tchaïkovski

me font penser à ceux qui ne lisent que les prix Goncourt », le lecteur (en général doté d’un volume global de capital appréciable et d’un capi-tal culturel sensiblement supérieur à son capital économique) peut donner libre cours à son ironie.

C’est en les reconnaissant comme semblables à ceux qu’il produit spon-tanément qu’il accède à l’humour : il ressent alors comme une évidence que ses jugements sont le produit d’un habitus particulier. Également dans le registre de l’humour et de l’autodérision, le graphique invite son lecteur (toujours supposé doté dans mon exemple d’un fort capi-tal culturel) à se demander quels jugements « les autres » pourraient porter sur ses propres pratiques. Il peut ainsi voir que des opinions telles que « écouter Bach, c’est à peu près

7. Il n’est pas le premier à appliquer l’analyse factorielle à des objets sociologiques, même si c’est lui et son école qui feront de la méthode un standard.8. Images d’Algérie : Une affinité élective. Textes et photographies de Pierre Bourdieu présentés par Franz Schultheis, 2003, Actes Sud.9. Luc Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 1, 1975.10. Par exemple dans Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recher-che en sciences sociales, n˚ 1, 1975.11. Pierre Bourdieu avec Monique de Saint Martin, « L’anatomie du goût », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 11, 1976.12. Cette façon de faire a été critiquée. Selon certains, elle montrerait que Bourdieu n’utilise la statistique que pour confirmer les idées qu’il s’est déjà forgées. Fort contestables dans leur principe (la statistique sans idées étant généralement sans résultats), les critiques de ce genre atteignent un comique fort, mais involontaire, lorsqu’elles émanent de cher-cheurs qui prônent, par ailleurs, la démarche hypothético-déductive en sciences sociales. Il est en effet remarquable, et pas assez remar-qué, que les ACM menées postérieurement à la publication de son graphique par Bourdieu aient systématiquement confirmé la structure qu’il pronostiquait.13. Cf. François Héran, « L’école, les jeunes et les parents », Économie et statistique, n˚ 296, 1996.14. Lesquelles, évidemment, sont capables de produire des résultats utiles et pertinents que l’analyse des données ne peut pas produire. Mon propos n’est pas de les condamner pour manque de rigueur en inversant une probléma-tique dont il faut au contraire se démarquer, mais de suggérer qu’il existe plusieurs formes de rigueur statistique.15. Le développement, autorisé par l’infor-matique, de formes d’écriture hyper textuelles pourrait permettre de concilier les possibilités de la graphique et de l’écriture.

Page 28:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Michel Gollac

32

Une image de l’espace social à l’époque de « La distinction »

Pho

togr

aphi

e tir

ée d

e la

pub

licat

ion

de

l’Ins

ee,

Don

nées

soc

iale

s 19

84

Page 29:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La rigueur et la rigolade

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 33

Page 30:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Michel Gollac

34

aussi marrant que lire Le Monde » ou « Boulez, c’est comme de la cuisine étrangère, moi je préfère le steak-fri-tes » s’expliquent de la même façon que les siennes propres : ce qui peut susciter quelques réflexions sur ce qu’est la légitimité culturelle.

La contemplation de dizaines de régressions mesurant précisément, écart-type de l’estimateur inclus, l’élasticité de la consommation de steaks, de frites, de disques de Boulez ou de Bach, etc. par rapport au revenu ou au nombre d’années d’études n’aurait pas les mêmes ver-tus heuristiques que le petit exercice ludique auquel invitent les graphi-ques des ACM ou des quasi-ACM. C’est seulement après la construc-tion d’objet que permet l’analyse factorielle que l’étude économétrique peut prendre sa véritable signification sociologique : la rigueur doit, pour être véritablement rigoureuse, passer après la rigolade.

Je n’ignore pas que, dans sa prati-que de l’analyse factorielle, Bourdieu a parfois commis des erreurs et s’est permis des approximations. On pourrait citer tel exemple où il néglige un effet Guttman16 pourtant évident, légèreté compensée par la légèreté d’un commentaire assez loin du gra-phique, de sorte que le résultat final est correct17 ! Insister sur de tels errements, assez rares au demeu-rant, ce serait négliger les efforts de Bourdieu non seulement pour

atteindre, je viens d’en parler, une véritable rigueur sociologique, mais aussi pour avoir une pratique rigou-reuse de la statistique. Bourdieu, par exemple, s’est toujours intéressé aux « aides à l’interprétation » des analyses factorielles, y cherchant des moyens de mettre ces interprétations à l’abri de l’arbitraire. Il en viendra à proposer18 des graphiques où le poids des modalités des variables est directement visible, ce qui est la manière la plus simple, la plus élégante et la plus efficace19, mais la moins pratiquée, d’éviter les erreurs d’interprétation dues à l’inégalité de ces poids.

Le retour des agents

Il est un autre point sur lequel je voudrais insister, à la suite de statis-ticiens ou de sociologues proches de l’institution statistique comme Alain Desrosières et Christian Baudelot, un point qui relève à la fois de la rigueur statistique20 et de la rigueur sociolo-gique : par leur pratique de l’analyse factorielle, Bourdieu et ses disciples ont réconcilié l’attention portée aux individus singuliers avec la démarche quantitative.

Nous disposons ainsi de graphiques où figurent des personnages connus par ailleurs, et connus des lecteurs : grands patrons21, écrivains22, édi-teurs23. Quels bénéfices en tirons-nous ? Le premier relève du poppé-risme ludique : nous, lecteurs, pou-vons vérifier en nous amusant que nos connaissances n’invalident pas l’interprétation proposée. Mieux, le « graphique des individus » permet aux lecteurs d’insérer dans l’ana-lyse des variables qui auraient été omises par l’auteur. Or, autant la théorie des sondages nous a appris à échantillonner les individus, autant on ne sait pas échantillonner les variables. C’est donc sur ce point que la véritable rigueur statistique devrait s’attacher le plus à exercer sa critique. Peut-être d’ailleurs n’est-il pas inutile de souligner une forme de rigueur bien visible, mais bien peu remarquée par ceux qui réduisent la rigueur à l’excellence mathémati-que (laquelle en fait, certes, partie) :

le travail, parfois colossal, réalisé par Bourdieu et ses co-auteurs pour mesurer un nombre souvent consi-dérable de variables et pour n’omet-tre a priori, par négligence, aucune dimension des champs explorés.

Il y a plus encore. Le graphique des individus permet d’introduire dans l’analyse statistique, point de vue scolastique par excellence, le point de vue indigène. Les individus d’un champ se positionnent en effet par rapport aux variables manifestes structurant le champ : leur habitus leur donne une interprétation prati-que des modalités de ces variables. Mais ils se situent aussi les uns par rapport aux autres. Les deux graphi-ques d’une analyse des correspon-dances nous donnent donc accès à plusieurs points de vue : le point de vue indigène dans l’univers des indi-vidus, le point de vue indigène dans l’univers des modalités manifestes des variables, le point de vue savant dans l’univers des variables (l’inter-prétation en termes de structures du champ) et le point de vue savant dans l’univers des individus (l’inter-prétation en termes de position dans un champ).

Bourdieu offre ainsi à ses lecteurs la possibilité d’être à la fois l’indi-gène et le savant, ce qui est quand même assez drôle. En même temps, il donne une interprétation des con-duites par une analyse savante, mais sans réduire ces conduites à cette analyse, sans les priver du sens qu’elles ont pour les agents : ce qui est la rigueur sociologique. Le moment amusant où le lecteur peut se livrer aux délices d’une interpré-tation indigène instruite, où il est dans un état de « demi-savant » est, au demeurant, fort utile à la prise de conscience des implications du point de vue savant : car les vrais indigè-nes eux-mêmes ne sont pas dénués de capacités d’interprétation et les formes d’interprétation qu’ils prati-quent ne sont pas forcément naïves.

Comme le note Desrosières, Bourdieu ne refuse pas le langage des variables, habituel à la plupart des sociologues quantitativistes : il

16. On désigne ainsi le fait qu’un facteur d’une analyse de correspondances soit, en raison de la structure particulière des données, approxi-mativement une fonction polynomiale d’un fac-teur précédent.17. La connaissance du domaine étudié n’y est sans doute pas pour rien !18. Pierre Bourdieu, « Une révolution conserva-trice dans l’édition », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 126/127, 1999.19. L’usage des aides à l’interprétation est, pour le moins, sujet à controverses.20. La mise à profit de la symétrie des études « en ligne » et « en colonnes » en analyse des correspondances avait été très vite mise à profit par les statisticiens, comme Jean-Paul Benzécri, Brigitte Escoffier ou Michel Volle.21. Pierre Bourdieu et Monique de Saint Martin, « Le patronat », Actes de la recherche en scien-ces sociales, n˚ 20/21, 1978 ; Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Éditions de Minuit, 1989.22. Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, Fayard, 1999.23. Pierre Bourdieu, « Une révolution conserva-trice dans l’édition », 1999, art. cit.

Page 31:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

La rigueur et la rigolade

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 35

parle fréquemment, par exemple de l’effet d’une variable sur une autre. Il parle même volontiers le langage des probabilités24. Une part de son tra-vail consiste à substituer de bonnes variables, construites par le socio-logue (la position dans le champ, le volume et la structure du capital), aux variables manifestes, construites par l’État ou d’autres institutions et seules directement accessibles à l’observa-tion. Mais ce qu’il refuse, comme le remarque également Desrosières, c’est la réduction du monde social à un univers de variables. Autrement dit l’oubli de la spécificité du point de vue scolastique.

Et c’est en couleurs !

Bourdieu a attaché une grande importance à la présentation maté-rielle de ces graphiques d’individus, preuve qu’il souhaitait qu’ils soient effectivement lus. Il a, notamment, cherché à matérialiser, par exemple par des couleurs différentes, les indi-vidus appartenant à des catégories différentes. Ce souci de représenter visuellement les classes (construites par une classification automatique dans le cas des éditeurs, construites comme nomenclature « exogène » dans le cas des analyses de La Distinction) en regard avec les varia-bles et les structures n’est pas une simple (et bonne) routine statisti-que25. Il correspond également à cette idée : les groupes sociaux sont à la fois des constructions inégale-ment probables et requérant plus ou moins d’énergie selon la disper-sion de leurs membres dans l’espace social ; en même temps, à travers les institutions, les règles, les routines, les façons de voir ou les réseaux qui les font tenir, ils ont une existence « réelle », voire une influence sur la façon dont évoluent les structures et les variables.

L’analyse des correspondances per-met ainsi à Bourdieu de remettre en cause l’opposition du continu et du discontinu. La diversité infinie des goûts cache l’opposition des habi-tus de classe. Des oppositions ins-tituées (échouer ou réussir au bac), matérialisées (la rive droite et la rive

gauche), incorporées (les grands vins de Bordeaux et le pastis de Marseille) ou justifiées (les raquettes, le ski de randonnée et le ski de descente) se révèlent traduire la gradation conti-nue des diverses espèces de capi-tal26. Ce point de vue décalé, qui invite à s’interroger sur les raisons de nos croyances et de nos attache-ments, donc sur nous-mêmes, est essentiel dans ce qu’on peut appeler, me semble-t-il, l’humour de Pierre Bourdieu.

La structure et le décor

Dans l’œuvre de Bourdieu, la statis-tique est toujours au service de la pensée sociologique, et des statis-ticiens ont pu être quelquefois cha-grinés du rôle ancillaire ainsi imparti à leur art. Je ne crois pas qu’ils aient eu raison de s’offusquer. Chez Bourdieu, la statistique est un élé-ment de la structure sociologique. C’est un pilier qu’on ne saurait ôter sans mettre l’édifice en péril, qui est livré au regard du lecteur dans sa vérité d’élément structurel.

Trop de revues d’économie ou de sociologie présentent au contraire la statistique comme le XIXe siècle montrait son architecture : en en dissimulant la vérité (par exemple la démarche exploratoire) derrière un décor solennel et trompeur de style poppérien. Le but n’est pas de montrer la structure au lecteur, mais de l’impressionner par l’étalage du faste scientifique et l’apparence de la correction épistémologique. C’est aussi ce souci de respectabilité que Bourdieu dénonçait lorsqu’il évoquait le côté ennuyeux de l’économétrie.

La première apparition, sauf erreur de ma part, d’une régression logis-tique dans Actes a eu pour théâ-tre un article sur les expériences homosexuelles27. Le champ statisti-que était constitué de lecteurs de la presse gay et l’enquête réalisée avec le soutien de celle-ci et le concours de l’Agence Nationale de Recherche sur le Sida, à partir d’un échantillon de volontaires. La variable endogène était le fait de déclarer « ne pas pouvoir se passer de la drague ». La

présentation des résultats est remar-quablement correcte (effectifs des modalités des variables exogènes, odds ratios avec leurs intervalles de confiance,...). Mais le thème aussi bien que le mode de constitution de l’échantillon cadrent mal avec un usage terroriste de l’économé-trie. L’argumentation statistique est d’ailleurs combinée avec la réflexion théorique et avec l’utilisation d’entre-tiens approfondis.

La présentation des tableaux dans Actes de la recherche en sciences sociales a toujours tranché avec les usages d’autres revues dont les principales revues américaines de sociologie. Dans ces dernières, les tableaux, souvent d’une longueur et d’une complexité propres à en décourager la lecture, sont fréquem-ment composés en petits caractères et quelquefois encadrés, physique-ment et moralement, d’un filet qui les isole du texte. Certains tableaux, du reste, ne paraissent destinés qu’aux référés. Dans les premiers numé-ros d’Actes, les tableaux évoquent une statistique en train de se faire, appelant une lecture active. Dans les numéros récents, le petit nombre de lignes et de colonnes des tableaux, le choix d’une police de caractères par-ticulièrement lisible, appellent égale-ment la lecture. En tant que direc-teur de revue également, Bourdieu fait donc preuve d’un respect des méthodes quantitatives, même s’il en récuse l’usage terroriste, puisqu’il ne considère pas les chiffres (ou les graphiques) comme moins destinés à être lus que les textes.

24. Malgré son intérêt pour la démarche fré-quentiste en statistique, qui est celle, par exemple, d’Henri Rouanet.25. On le trouve déjà dans les « classiques » de l’analyse des données.26. Un autre exemple d’utilisation de l’analyse des correspondances multiples pour réexa-miner une dichotomie peut être trouvé dans l’article de Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 51, 1984. La remise en cause des façons de penser habituelles y est particulièrement radi-cale puisqu’elle porte sur l’opposition canoni-que entre singulier et collectif.27. Philippe Adam, 1999, « Bonheur dans le ghetto ou bonheur domestique ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 128.

Page 32:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Michel Gollac

36

Quand même, les nomenclatures

nous font rire...

Il faut enfin ne serait-ce qu’évoquer une contribution de Bourdieu à la rigueur des statistiques : il a active-ment contribué, au début des années 1980, à la mise en place d’une nouvelle nomenclature des professions et caté-gories socioprofessionnelles. Peut-être même n’est-il pas exagéré de dire qu’il a porté à cette question davantage d’attention que certains responsables de l’institution statistique.

On sait que Bourdieu aimait à criti-quer les taxinomies officielles. L’ironie de ses critiques ne doit pas en cacher la portée. Le rapprochement du « coniste » (manœuvre qui étirait les feutres en les posant sur des cônes pour en faire des chapeaux) et du « conseiller d’État » dans une nomenclature des professions n’est pas seulement comique. Il est révé-lateur d’une pensée d’État qui traite

d’une façon faussement égalitaire des professions qui, en pratique se définissent de façon radicalement différente. Certes, le sociologue uti-lisateur de la nomenclature n’ignore pas cette différence. Mais la question est de savoir s’il l’a présente à l’esprit au moment où il utilise cette nomen-clature : faute de quoi sa sociologie

risque fort de demeurer imprégnée de la pensée d’État.

Le statisticien peut voir la rigueur dans le fait de produire des nomen-clatures et des procédures de coda-ges universelles, valables d’une extrémité à l’autre de l’espace social. Ce n’est pas seulement pour rire que le sociologue en rit. Se moquer de cette rigueur lui est nécessaire pour accéder à une véritable rigueur.

Mais la rigueur de l’analyse sociolo-gique n’est pas moins nécessaire à la véritable rigolade. Lorsque Bourdieu critique les nomenclatures28 des statistiques de consommation, ce n’est pas par hasard qu’il prend pour cible la confusion des haricots verts et des haricots blancs, confusion dont la drôlerie est immédiatement perceptible par le lecteur. C’est en effet un condensé de La Distinction29 que nous propose cette opposition : opposition apparemment multiple et en réalité unique, ce qui concentre sa force comique, entre minceur et ron-deur, élégance et flatulence, classes cultivées et classes populaires, Paris et le Béarn.

28. Améliorées depuis.29. Une photo du champion de France 1977 des mangeurs de haricots illustre l’ouvrage.

Bibliographie

Baudelot Christian et Gollac Michel, 1993, « Conditions de travail et salaires », Économie et Statistique, n˚ 265, septembre, pp. 65-84.

Gollac Michel et Volkoff Serge, 1996, « Citius, altius, fortius : l’intensification du travail », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 114, septembre, pp. 54-67.

Gollac Michel, 1997 « Des chiffres insensés ? Pourquoi et comment on donne un sens aux données«, Revue française de sociologie, n˚ XXXVIII-1, pp. 1-36.

Entorf Horst, Gollac Michel et Kramarz Francis, 1999, « Technologies, Wages and Worker Selection », Journal of Labor Economics, vol. 17, n˚ 3, juillet.

Gollac Michel et Volkoff Serge, 2000, Les conditions de travail, La Découverte, 128 p.

Gollac Michel et Kramarz Francis, 2000, « L’informatique comme pratique et comme croyance », Actes de la recherche en sciences sociales, n˚ 134, septembre.

Gollac Michel et Volkoff Serge, 2001, « Intensité et fragilité » in Jeannot Gilles et Veltz Pierre, Le travail entre l’entreprise et la cité, Éd. de l’Aube.

Gollac Michel, Afriat Christine et Loue Jean-François, 2003, Les métiers face aux technologies de l’information, La Documentation française.

Baudelot Christian, Gollac Michel, Bessière Céline, Coutant Isabelle, Godechot Olivier, Serre Delphine et Viguier Frédéric, 2003, Travailler pour être heureux ?, Fayard.

Pho

to B

erna

rd L

amb

ert,

Jou

rnal

For

um,

Uni

vers

ité d

e M

ontr

éal

Pierre Bourdieu

Page 33:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 37

Pour comparer deux inégalités de taux, deux applications conduisent

à deux conclusions contradictoires :

constat d’une première préférence

Entre écarts et rapports de taux, Boudon (1973) préférait

le rapport qui concluait à la diminution des inégalités

C’est en situation pédagogique que je me suis heurté pour la première fois aux paradoxes des pratiques statistiques de comparaison de « l’inégalité des chances ». L’ouvrage de Boudon [1973], qui venait de paraître, concluait à une « démocra-tisation » croissante de l’enseigne-ment aux divers niveaux des sys-tèmes d’enseignement européens. Avant de s’engager dans une modé-

lisation de cette évolution, il pré-sentait les statistiques européennes fondant sa conclusion. Sur un thème sensible, des documents nombreux devenaient ainsi accessibles et leur structure simple convenait à l’ensei-gnement des statistiques que je don-nais alors aux étudiants de socio-logie de l’Université Paris 5. Leur présence à l’université permettait de vérifier l’augmentation des chances d’accès aux différents niveaux de l’enseignement secondaire et supé-rieur quelle que soit l’origine sociale : c’était aussi la première conclusion de Boudon, la première forme de « démocratisation » de l’enseigne-ment. Selon Boudon, à cette démo-cratisation s’en ajoutait une autre : la diminution des inégalités de chances, notamment entre élèves ou étudiants d’origine supérieure et d’origine populaire. Il avait comparé à la fois les écarts (les chances augmentaient de tant de points) et les rapports (les

chances étaient multipliées par tant) : les écarts concluaient que l’inégalité augmentait, les rapports qu’elle dimi-nuait. Mais il préférait le rapport qui « montrait une diminution générale des inégalités de chances » alors que, selon lui, l’écart ne mesurait que le « nombre supplémentaire d’étu-

Trente ans de comparaison des inégalités des chances :

quand la méthode retenue conditionne la conclusion

! Jean-Claude Combessie*

Les comparaisons de l’inégalité des chances, aussi bien à travers les époques qu’à partir de données contemporaines, ont suivi et soutenu le développement de la statistique : celui de ses méthodes comme celui de ses enjeux éthiques

et politiques. La question de la représentativité statistique des enquêtes et celle de la pertinence des indicateurs ont été bien plus souvent discutées que celle des méthodes appliquées à la comparaison : c’est d’elle que traite cet article. Évoquant la genèse d’un débat ouvert il y a vingt ans (Combessie, 1984) sur les conclusions contradictoires, voire inco-hérentes, issues de l’application des diverses mesures de comparaison, il souligne d’abord la permanence d’une attente de conclusion univoque mais aussi la variation des préférences de méthode. Les exemples sont empruntés aux statis-tiques de l’éducation et aux analyses de l’évolution des inégalités éducatives. Mais la question soulevée est bien plus générale. Dès les années 1970, Boudon – et d’autres avec lui – argumentaient en faveur d’une mesure de comparaison : le rapport de taux ; l’application est aujourd’hui largement disqualifiée. Une autre préférence s’impose : la préférence logistique, fondée sur la comparaison des rapports d’odds ratios. Elles ont en commun de conduire à conclure que les inégalités diminuent. L’objectif de l’article est triple. D’abord illustrer la constance et la force d’une attente et d’un besoin de conclusion univoque (la contradiction fait paradoxe). Ensuite et par contraste montrer que les fondements mathéma-tiques de chaque application sont au principe de l’orientation rose (optimiste) ou noire (pessimiste) des conclusions, et qu’elles sont donc prévisibles, ainsi que le risque de contradiction qui en procède : il n’y a pas de raison mathématique de préférer une application à une autre. Enfin, vérifier que la préférence accordée depuis les années 1985 aux odds ratios et au taux logistique privilégie une représentation enchantée de l’évolution des inégalités1. La conclusion argumente en faveur d’une conversion des pratiques et du développement d’une ligne de recherche sur les comparaisons et leurs argumentaires.

* Jean-Claude Combessie, sociologue, pro-fesseur à l’Université Paris 8, en délégation au Centre de Sociologie Européenne, a dirigé le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, créé par Pierre Bourdieu, et l’Institut de recherches sur les sociétés contemporaines. Il a publié notamment : L’évolution comparée des inégalités (Revue française de sociologie, 1984) et La méthode en sociologie (La Découverte, col. Repères, 1996). Il a créé et coordonne le programme européen In-depht Training in Sociological Practices.1. Si les analyses et les conclusions de l’article n’engagent que moi, je tiens à remercier ici Salah Bouhedja pour les graphiques, et pour leur lecture, leurs encouragements, leurs avis et parfois aussi leurs mises en garde, Michel Gollac, Annick Kieffer, Olgierd Lewandowski, Maryse Marpsat et Jacques Siracusa.

Page 34:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

38

diants pour x personnes appartenant à une catégorie sociale donnée »2.Les « données » – les taux – étaient pourtant les mêmes : la représenta-tivité statistique des « chances » ne changeait pas. Mais il réservait le nom de chances aux conclusions de la mesure des rapports.

Les étudiants, désarçonnés par la contradiction, pensent

qu’il faut trancher

Parmi les tableaux de l’ouvrage que je donnais à lire aux étudiants, figu-rait celui de l’évolution des « chances d’admission en grammar school »3 extrait de Westergaard et Little (1969) et cité par Boudon (tableau I). Construit sur une longue série de taux, il rapportait les effectifs des enfants admis à ceux des cohortes d’enfants d’un âge comparable et de même origine sociale : une bonne définition statistique des « chances » en tant que « flux ». Il faisait, en outre, apparaître des valeurs sim-ples et contrastées dès lors qu’on opposait les périodes et les origines sociales extrêmes.

La question posée était donc : entre T1 et T2, l’inégalité des chances selon l’origine sociale a-t-elle augmenté, diminué, ou bien est-elle restée constante ? Comme dans l’ensemble des autres tableaux de l’ouvrage de Boudon, une comparaison des écarts amenait à conclure à l’augmentation de l’inégalité4 et une comparaison des rapports à sa diminution5 : une contradiction que les étudiants dans leur très grande majorité jugent para-doxale. Depuis 1974 et donc pen-dant près de trente ans, j’ai proposé la lecture de ce tableau en tout début des cours que je donnais aux diffé-

rents niveaux des cursus de socio-logie et dans plusieurs universités, françaises certes, mais aussi étran-gères : on peut estimer à plus d’un millier les étudiants que j’ai ainsi invi-tés à répondre oralement et par eux-mêmes à la question. Rapidement mis en place, le protocole suivi a ensuite été chaque fois le même et sa présentation, même rapide, importe aux conclusions que j’ai pu en tirer. Rares sont les étudiants de sociologie qui ont suivi au lycée une filière dite « scientifique » ; la plupart ont connu des échecs en mathéma-tiques et ils ont peur de l’enseigne-ment obligatoire de statistique dans le cursus de sociologie. Ma pédago-gie a tenté de leur faire retrouver ou aborder autrement la statistique, et ce, en plusieurs étapes. La première est en trois temps :

1. Leur faire prendre acte du caractère collectif de leur peur. Dans les fiches individuelles que je leur demande de remplir au début du premier cours, figure une question abrupte : « Les statistiques pour vous ? » J’annonce une lecture publique de l’ensemble des réponses et garantis l’anonymat. La question sur les statistiques fait apparaître une relation « mauvaise » ou « détestable » pour les trois quarts (ou plus) des étudiants, quel que soit le cours ou séminaire et le niveau dans le cursus.

2. Leur présenter aussitôt (tableau noir ou blanc ou rétro-projection) le tableau statistique simplifié des taux d’entrée en grammar school assorti de la question : « L’inégalité des chances a-t-elle augmenté, dimi-nué, est-elle restée constante ? » Je leur demande d’y répondre ; un délai est souvent nécessaire, des exhorta-tions parfois, pour que des réponses soient proposées, qui alors, presque toujours, s’opposent selon qu’elles procèdent d’une lecture en termes de rapport ou d’écart de taux.

3. Valider les réponses en les aidant le plus souvent à expliciter l’opéra-tion mathématique (écart ou rapport) sur laquelle elles se fondent. S’ensuit un temps de vérification des cal-culs et d’élaboration précise de leurs énoncés ainsi que des conclusions qui en découlent « nécessairement » (« on ne dit pas ‘‘n’importe quoi’’ ; on est ‘‘sûr’’ de la conclusion... ») Puis, je pose à nouveau la question : « Que conclure ? » Quelques prises de parole et de position suffisent pour lancer ou relancer le débat ; je pousse à l’argumentation des « pré-férences » et « prises de position » que je commente en tant que telles.

Le principal constat de cette première étape est celui du défi paradoxal ressenti par les étudiants face à la manifestation de la contradiction : un défi ressenti comme d’autant plus paradoxal que les valeurs du tableau sont « simples », que les applica-tions élémentaires de la comparaison (diviser, soustraire) leurs sont familiè-res, qu’elles sont proposées par le groupe lui-même et que les conclu-sions opposées ont une connotation éthique et politique évidente à leurs yeux. Ce sentiment de défi paradoxal repose aussi sur une opinion qu’ils partagent : une bonne opinion de

Tableau I : Taux (« chances ») d’admission en grammar school selon l’origine sociale

Périodes →Origines sociales* ↓

T1 T2

Supérieure (S) 37 % 62 %

Populaire (P) 1 % 10 %

* Les enfants d’ouvriers non qualifiés sont ici nommés enfants de « classe populaire » avec une abrévia-tion P qui facilite par la suite la généralisation, les taux P étant « les plus petits » et les taux S leur étant « supérieurs ».

2. Cf. p. 98 – Raymond Boudon (1973) – L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Colin, Paris.3. En l’occurrence les lycées du Pays de Galles.4. Entre T1 et T2, les chances d’admission des enfants d’origine supérieure augmentent de 25 points, celles des enfants de classe popu-laire de 9 points : l’inégalité augmente.5. Entre T1 et T2, les chances d’admission des enfants d’origine supérieure sont multipliées par 1,68, celles des enfants de classe popu-laire par 10 : l’inégalité diminue.

Page 35:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 39

ce qu’on est en droit d’attendre des statistiques ; la représentation d’une orthodoxie scientifique qui interdit de se satisfaire du constat de la contradiction quand on traite des mêmes « données » ; une attente de conclusion univoque et donc d’une mesure qui serait « la meilleure ». Sinon, lance souvent un étudiant, « on peut faire dire n’importe quoi aux statistiques ». L’intérêt et la con-fiance manifestés par l’ensemble des étudiants, convaincus que je ne leur soumets ce cas paradoxal que pour mieux capter l’attention et mettre en valeur la solution que je détiens, s’alimente à la même doxa : un rap-port social sacralisé à la statistique dont on ne peut douter. Qu’elle ne détienne pas les solutions aux ques-tions qu’elle pose, alors « on peut douter de tout... » ; il faut trancher.

Poussés à voter, ils font majoritairement le même choix

que Boudon : le rapport et sa conclusion « rose »

Je n’ai pourtant à leur proposer qu’une sorte de morale provisoire. Je déçois leur attente mais en tempère les dérives iconoclastes par un appel à vigilance, les invite à prendre acte de ces contradictions mais aussi à chercher la source du sentiment de paradoxe qu’ils éprouvent – et que je partage –, dans le conflit entre le constat qui s’impose et leur repré-sentation de l’orthodoxie statistique : c’est-à-dire dans un fait social. Mais auparavant, je leur demande toujours un « vote provisoire » puisque, ils en sont bien d’accord, « il faut tran-cher » entre ces deux applications contradictoires. C’est la deuxième étape de mon protocole expérimen-tal, elle aussi en plusieurs temps.

1. Les provoquer par une demande de « vote à main levée ». Rires et mouvements divers, quelques pro-testations parfois, manifestent à quel point la demande paraît « déplacée » (une question scientifique soumise à arbitrage électoral comme une ques-tion d’opinion ?) Mais elle suscite un regain d’argumentations et est finale-ment acceptée « comme un jeu ».

2. Annoncer l’issue du premier vote : il manifeste presque toujours une forte proportion d’abstentions, qui justifie l’appel à des « explications de vote ». Émergent alors quelques (rares) propositions de type « les deux conclusions sont valables ».

3. Organiser un deuxième, voire un troisième tour, jusqu’à ce qu’une majorité qualifiée d’étudiants prenne position. La majorité qui se dégage est toujours en faveur de la mesure de rapport, alors même que ses conclusions « roses » sont propres à contrarier la tradition critique des idéologies dominantes en milieu étu-diant6. Les opinions de type « les deux conclusions sont valables » sont les plus rares de toutes7.

La constance de la doxa étudiante qui s’énonce ainsi, après bien des hésitations, dans ce cadre d’expéri-mentation pédagogique, subordonne l’orientation éthique ou politique des préférences à une représentation des exigences de la scientificité statis-tique (une exigence de conclusion univoque) et à des préférences de méthode conformes aux prises de position d’experts et spécialistes en traitement du chiffre (le rapport de taux plutôt que l’écart).

C’est pourtant une application incohérente qu’ils élisent

Au terme de ce vote, je « dévoile » alors aux étudiants un autre para-doxe, plus provoquant encore. Ils ont constaté que deux mesures appli-quées à la comparaison de l’inégalité des chances conduisaient à des con-clusions opposées : l’écart concluait à son augmentation, le rapport à sa diminution. Si, au lieu de raison-ner sur les chances d’admission, on s’intéressait aux risques d’exclusion, l’application de l’écart confirmerait sa conclusion : l’inégalité des ris-ques augmente8. Mais l’application du rapport, cette mesure qu’ils ont, comme Boudon, préférée, inverserait sa conclusion : selon elle l’inégalité des chances diminue, mais l’inégalité des risques augmente9. La mesure est « incohérente » ; c’est du moins

un des termes employés pour qua-lifier une mesure dont la conclusion s’inverse selon qu’on l’applique à des taux ou à leurs complémentai-res10. L’écart de taux, mesure mal aimée, est une application cohé-rente ; le rapport de taux, mesure préférée, est une application incohé-rente. Les étudiants sont alors près à examiner avec moi ce qu’il en est d’autres applications possibles, dont j’ai fait la recension dans les revues et ouvrages traitant de la question.

Cohérentes ou non, les autres applications confirment le risque de

conclusions paradoxales

Je souligne d’abord qu’avec les mesures dites d’écart (Δx) et de rap-port (÷x), on a appliqué « les quatre opérations », i.e. toutes les mesu-res mathématiques de l’inégalité. La mesure d’écart conclut que les taux ont diminué (–) ou augmenté (+) de tant de points. La mesure de rap-port conclut qu’ils ont été multipliés (x) ou divisés (÷) par tant. N’existe aucune autre mesure de l’inégalité : seuls peuvent changer les objets soumis à la comparaison. C’est

6. Une seule exception : la « préférence » majoritairement exprimée en faveur de l’appli-cation d’un écart de taux lors de deux sémi-naires dispensés à des étudiants madrilènes. L’expérience est trop limitée pour fonder plus qu’une hypothèse sur l’inégale consistance de la doxa étudiante à niveau international, mais elle invite à être attentif à cette dimension des comparaisons...7. Pour des raisons pédagogiques, je résiste alors aux demandes d’explicitation de mes propres conclusions sur l’évolution des inéga-lités, je rappelle qu’a été strictement contrôlé chaque énoncé, opération et conclusion, et j’annonce que la structure du vote est con-forme à celle que j’obtiens chaque année dans chaque groupe : « c’est un fait social, vous, les étudiants, préférez la division à la soustrac-tion ». Le principe du vote n’en est pas légitimé pour autant. Selon les réactions à mon énoncé provoquant, je développe quelques thèmes (science et opinion, contradiction logique et paradoxe, voter pour des applications ou pour leurs conclusions...) et annonce : « on continue la prochaine fois... ».8. Les risques diminuent de 25 points pour les S et de 10 points pour les P.9. Entre T1 et T2, les risques des S ont été divisés par 1,68 (63/38) et ceux des P par 1,1 (99/90). Ou bien : pour les S, les risques de T2 représentent 60 % (38/63 = 0,6) des risques initiaux et pour les P, 90 % (90/99 = 0,9) : l’iné-galité augmente donc.10. On la dit aussi « asymétrique », le terme est moins provocant.

Page 36:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

40

à partir des taux eux-mêmes que d’autres « objets » mathématiques ont été construits pour comparer les inégalités de chances ou de risques (tableau II).

– les écarts de taux (Δx) : les « taux de variation »11 les comparent en les rapportant à certaines valeurs des taux11 ;

– les rapports (x/x*) entre un taux et son complémentaire (x/x*), que je nomme Odds ratios et note OR : on peut les comparer par application d’un rapport ou d’un écart.

– les logarithmes des odds ratios, nommés logits : les « taux logisti-que » qui servent à les comparer appliquent une mesure de rapport qui s’effectue comme un écart.

Deux « taux de variation »13 comparent les écarts.

L’un est incohérent – comme le rapport de taux –, l’autre

est cohérent mais n’est presque jamais appliqué – sa conclusion est « noire »

Le taux de variation (Δx/x) est le plus courant : il manifeste exactement la même incohérence que le rapport de taux (÷). Il divise l’écart par un des termes de l’écart. Il conclut à la diminution de l’inégalité des chances et à l’augmentation de l’inégalité des risques14. On vérifie que la valeur de l’inégalité des chances selon Δx/x1 est égale à celle que mesure le rap-port de taux x2/x1 « moins 1 » : les deux mesures sont dites de même « famille ». Un autre taux de variation est connu sous le nom de « taux de variation par rapport au maximum de variation possible » (Δx/MVP). C’est une application cohérente, presque jamais utilisée15 et dont la conclusion est noire16. Il divise Δx, l’écart observé entre les valeurs de T1 et de T2 (i.e. le « chemin parcouru ») par MVP, le maximum de variation possible (i.e. le « chemin qui en T1 restait à parcou-rir ») : si, entre T1 et T2, la valeur des taux diminue, MVP = [x1 – 100 %] ; si elle baisse, MVP = [x1 – 0 %].

L’odds ratio (x/x*), nouvel objet de comparaison, inverse

les contradictions et les incohérences

J’entends par odds ratio (et je noterai OR) le rapport x/x* entre un taux et son complémentaire17. Il peut être énoncé

en termes de « chance (ou risque) d’être ‘A’ plutôt que le contraire »18. Si en T1 les chances (taux) d’admis-sion des P valent 1 %, on dit qu’elles représentent 1/99 = 0,0101 = 1,01 % des risques d’exclusion : les enfants des P ont 1,01 % de chances d’être admis plutôt que le contraire. Et ils ont 99/1 = 99 fois plus de risques d’être exclus que le contraire19. Cette définition de l’odds ratio, strictement conforme à l’étymologie et à l’accep-tion originelle du terme, est la seule qui permette d’éclairer les usages qui en ont été fait par la suite et les confusions qu’ils induisent. J’en dis ici deux mots. Odds ratio, de même les adaptations du terme en français, en est venu à désigner non plus l’objet x/x* de la comparaison (les chances d’être A plutôt que le contraire ») mais l’application qui consiste à appliquer un rapport pour comparer deux odds ratios : (xi/xi*)/(xj/xj*) ; il devient dès lors impossible de nommer l’écart entre deux odds ratios : [xi/xi*] – [xj/xj*] ; on confond l’objet de la comparai-son avec une seule des mesures de comparaison qui peuvent lui être appliquées : le rapport. Les traduc-tions françaises « rapports de chan-ces » ou « chances relatives » sont employées dans le même sens et opèrent la même confusion. En outre, elles ne permettent plus de distin-guer ces « rapports de chances » ou « chances relatives » (xi/xi*)/(xj/xj*) des « rapports de chances » ou « chan-ces relatives » xi/xj ou x1/x2 auxquels ils seraient tout à fait applicables (et ont été appliqués) puisque les « x » sont des taux et expriment des chan-ces. Le terme « chances relatives » induit même une autre confusion :

Tableau II : Objets des comparaisons et mesures de l’inégalité des chances et risques

Objets des comparaisons

Mesures de l’inégalité Applications identifiées dans ce texte en tant que :

A – Taux (x) ÉcartRapport

(Δx), écart de taux, écart de chances ou de risque(÷x), rapport de taux, rapport de chances ou de risques

B – Écarts de taux(Δx)

Rapport (à un des taux)Rapport (au maximum de variation possible)

(Δx/x), taux de variation(Δx/MVP), taux de variation par rapport au maximum de variation possible

C – Odds ratios(OR = x/x*)

Logarithmes d’OR(Logit)

ÉcartRapport

Rapport (ou Écart)

(ΔOR), écart d’odds ratios ou écart d’OR12

(ΔOR), écart d’odds ratios ou écart d’OR

Taux logistique

11. À certains niveaux du cursus, l’examen des pratiques s’élargit au traitement des « iné-galités d’ensemble » (÷ et phi divergences, courbes et coefficients de concentration, coef-ficients de corrélation...) Je fais alors apparaître en même temps qu’il s’agit d’autres définitions des chances et des inégalités (dont ne traite pas cet article) et les contradictions, voire les incohérences, de ces applications.12. Seule application non attestée dans les publications recensées.13. On pourrait aussi citer (Combessie, 1984) le taux de variation qui divise Δx par la valeur moyenne des deux classes comparées (dans ce cas, il est équivalent à Δx/x) ou par la valeur moyenne de plus de deux classes (dans ce cas, on sort du cadre strict de la comparaison des chances deux à deux : on prend en compte une définition « globale » de l’inégalité).14. Entre T1 et T2, l’augmentation des chances des S représente 68 % de leurs chances ini-tiales ([62-37]/37 = 0,68) et celle des chances des P, 900 % ([10-1]/1 = 9) : l’inégalité diminue donc. Entre T1 et T2, la diminution des risques représente 39,68 % des risques initiaux des S ([63-38]/63) et 9,09 % des risques des P [99-90]/9). Ou bien : entre T1 et T2, la diminution des risques des S représente 66 % des risques de T2 ([63-38]/38 = 0,66) et celle des P, 12 % ([99-90]/90 = 0,12) : l’inégalité augmente donc.15. Je ne l’ai trouvé appliquée que par Baudelot, Benoliel, Cukrowitz, Establet (1981).16. Entre T1 et T2, l’augmentation des chances des S représente [62-37]/[100-37] = 39,68 % de leur maximum d’augmentation possible ; celle des P, [10-1]/[100-1] = 9,09 % : l’inéga-lité augmente. Entre T1 et T2, la diminution des risques des S représente [63-38]/[63-0] = 39,68 % de leur maximum de diminution possible et celle des P, [99-90]/99 = 9,09 % : l’inégalité augmente. 17. Je rejoins en cela les recommandations de Cibois (1999).18. Formulation adaptée de Vallet, 1988. 19. On peut aussi énoncer ce rapport en disant (Vallet, 1988), comme lors d’un pari par exem-ple, que « les risques sont de 99 contre 1 »...

Page 37:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 41

tout taux « x » est en soi une chance relative puisque par construction il exprime des chances en opérant un rapport : celui par exemple qui con-siste à rapporter des effectifs d’ad-mis aux effectifs de leur population d’origine. Ces acceptions et usages nouveaux par les confusions qu’ils opèrent conduisent à monopoliser le terme d’odds ratios dans un cas, celui de chances dans les autres, au profit d’une seule des définitions pos-sibles des chances (chances d’être A plutôt que le contraire) et d’une seule des mesures de leur comparaison : le rapport (xi/xi*)/(xj/xj*). Ils constituent une figure rhétorique de la captatio benevolentiae : les termes suggèrent que ce rapport soit l’application légi-time pour comparer des inégalités de chances. Un autre terme, précis celui-là, a été proposé par Vallet (1988) pour traduire l’odds ratio x/x* : « coefficient concurrentiel de premier ordre », mais il a été délaissé par Vallet lui-même20. L’odds ratio con-duit à transformer le tableau initial des chances d’admission et des ris-ques d’exclusion en grammar school en un tableau des chances et risques « d’être A plutôt que le contraire » : « admis plutôt qu’exclu », « exclu plu-tôt qu’admis » (cf. tableau III).

Les questions deviennent : l’inégalité des chances d’être admis plutôt qu’ex-clu a-t-elle augmenté, diminué, est-elle restée constante ? L’inégalité des risques d’être exclu plutôt qu’admis a-t-elle augmenté, diminué, est-elle restée constante ? Pour y répondre, on applique, comme précédemment, les deux mesures mathématiques de l’inégalité : l’inégalité d’écart et celle de rapport. Si on compare les écarts (ΔOR), les conclusions sont incohé-rentes mais inverses de celles du rapport de taux. Elle conclut en effet à une augmentation de l’inégalité des chances d’être admis plutôt qu’exclu mais à une diminution de l’inégalité des risques d’être exclu plutôt qu’ad-mis21. Cette application est la seule à n’avoir été attestée dans aucune publication, ni même évoquée. Si on compare les rapports (÷OR), on con-clut à la diminution des inégalités22. L’application est cohérente et c’est désormais, avec le taux logistique,

l’application la plus fréquente dans les publications spécialisées. Le taux logistique procède de l’odds ratio. Il ne compare pas les odds ratios eux-mêmes mais leurs logarithmes ou « logits ». Il compare leur inégalité par application d’un rapport (d’où le nom de « taux logistique ») mais un rapport entre logarithmes s’effectue comme un écart23. L’application est cohérente et conduit alors à la même conclusion que celle des rapports d’odds ratios.

Le match nul des conclusions : « roses » vs

« noires », taux vs OR

Premier constat : les scores d’un match nul entre conclusions

roses et noires

Le match nul entre conclusions « roses » et « noires » est la première

conclusion du tableau IV qui récapi-tule les observations précédentes. On a le même nombre de conclu-sions en faveur de la diminution et de l’augmentation de l’inégalité : 7 « pour », 7 « contre ». Si on ne retient que les pratiques attestées qui, comme signalé, n’appliquent jamais la mesure d’écart aux odds ratios, on conserve l’égalité des scores : « 6 à

Tableau III : Grammar school : les odds ratios des chances d’admission et risques d’exclusion

Origine sociale Chances d’être admis plutôt qu’exclu Risques d’être exclu plutôt qu’admis

T1 T2 T1 T2

S 58,73 % 163,16 % 170,27 % 61,29 %

P 1,01 % 11,1 % 9900 % 900 %

20. Il en est venu à privilégier le terme de taux ou modèle « logistique ».21. Les chances d’être admis plutôt qu’ex-clu augmentent davantage pour les S (104,43 points) que pour les P (10,09 points) : l’inégalité augmente. Les risques d’être exclu plutôt qu’admis diminuent moins pour les S (109 points) que pour les P (9 000 points) : l’inégalité diminue.22. Les chances d’être admis plutôt qu’exclu sont multipliées par 2,78 pour les S, par 10,99 pour les P. Les risques d’être exclu plutôt qu’admis diminuent certes pour les S et les P, mais moins pour les S (ils sont divisés par 170,3/61,3 = 2,8) que pour les P (ils sont divi-sés par 9 000/900 = 11). L’inégalité diminue, l’application est cohérente.23. On parle aussi d’« écart logistique ».

Tableau IV : Les scores des applications « noires » et « roses » : match nul

« NOIRES » : L’INÉGALITÉ AUGMENTE « ROSES » : L’INÉGALITÉ DIMINUE

TAUX ET ÉCARTS DE TAUX

Chances d’admission

1. Écart 1. Rapport*

2. Taux de variation/max. var. possible 2. Taux de variation*

Risques d’exclusion

3. Écart

4. Rapport*

5. Taux de variation*

6. Taux de variation/max. var. possible

ODDS RATIOS ET LOGITS

Chances d’être admis plutôt qu’exclu

7. Écart* 3. Rapport

4. Taux Logistique

Risques d’être exclu plutôt qu’admis

5. Écart*

6. Rapport

7. Taux Logistique

SCORE : 7 points pour les « noires » SCORE : 7 points pour les « roses »

N.B. : l’astérisque* signale les applications incohérentes.

Page 38:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

42

6 ». Si on exclut toutes les applica-tions incohérentes, on abaisse les scores de chaque camp mais, de par la définition même de l’incohé-rence, on conserve leur égalité : 4 « contre » 4. Ce match nul est aussi celui qui oppose deux couples de définitions d’objet, deux « camps » : celui, noir, des taux et écarts de taux et celui, rose, des odds ratios et logits. En effet les inégalités de taux ou d’écarts de taux augmentent, les inégalités d’odds ratios ou de logit diminuent. Si on considère les appli-cations cohérentes, l’écart de taux et le taux de variation par rapport au maximum de variation possible con-duisent à une conclusion « noire », le rapport d’odds ratios et le taux logis-tique à une conclusion « rose »24.

Quatre classes de définitions mathématiques

de l’inégalité constante déterminent les scores

La question de l’évolution d’une iné-galité des chances s’énonce souvent en terme de « rattrapage » : la classe défavorisée a-t-elle rattrapé celle qui avait plus de chances ? Encore faut-il, pour savoir s’il y a eu « rattra-page » s’interroger sur ce que doit être la variation des chances de cette classe P qui avait peu de chances pour que l’inégalité puisse être dite « constante ». Cette variation devient alors l’inconnue d’une équation dont on connaît trois termes : ceux de l’inégalité initiale (S1 et P1) et la valeur de S en T2 (S2). C’est sous cette forme que sera calculé au fil de l’article ce que j’appelle la « définition mathématique de l’inégalité cons-tante ». Ni dans cette « simulation » ni dans les suivantes, je ne retiendrai

l’écart d’odds ratios à la fois incohé-rent et jamais appliqué. Par contre toutes les autres applications seront utilisées pour répondre à la question : l’écart de taux (Δx), le rapport de taux (÷x), le taux de variation (Δx/x), le taux de variation par rapport au maximum de variation possible (Δx/MVP), le rapport d’odds ratios (÷OR) et le taux logistiques (taux logist.) Comme le rapport de taux et le taux de variation sont incohérents, ils sont appliqués deux fois. Une première fois directe-ment : quelles valeurs doivent pren-dre les chances des P pour que l’iné-galité des chances soit constante ? Une deuxième fois indirectement : quelles valeurs doivent prendre les risques P* pour que l’inégalité des risques soit constante ? (de la valeur des risques P* on déduit alors la valeur des chances qui leur corres-pondent : P = 100-P*). Les chances initiales étant connues (S1 = 37 % et P1 = 1 %) ainsi que la valeur de S2 (62 %), on calcule alors la valeur que doit atteindre P2 pour que l’inégalité soit constante selon chacune de ces applications. On obtient ainsi quatre classes de valeurs : les « classes mathématiques définissant l’inégalité constante » (tableau V).

Les quatre classes mathématiques définissant l’inégalité constante regroupent les applications selon une échelle hiérarchique qui manifeste des niveaux d’exigence très diffé-rents pour pouvoir conclure à l’inéga-lité constante : selon les classes, les chances des P doivent passer de 1 % à 1,68 %, 2,73 %, 26 % ou 40,29 %. Le niveau d’exigence de la classe 1 est le moins élevé. Cette classe 1, composée des rapports de taux et taux de variation appliqués aux taux croissants d’admission, se satisfait

d’une augmentation des chances de 1 % à 1,68 %, c’est-à-dire d’une variation de 0,68 point pour conclure à l’inégalité constante. Si l’augmen-tation des chances est supérieure à 0,68 point, elle conclut à la dimi-nution de l’inégalité. C’est la plus « rose » des classes mathématiques. Le niveau d’exigence de la classe 4 est au contraire le plus élevé. Cette classe 4 est composée à la fois par les mêmes rapports et taux de varia-tion quand leur valeur est déduite d’une application aux taux décrois-sants d’exclusion, et par le taux de variation par rapport au maximum de variation possible. C’est la plus exigeante de toutes, la plus « noire » donc : pour que l’inégalité soit cons-tante, le taux d’admission des P doit passer de 1 % à 40,29 %, soit une augmentation de 39,29 points. Tant que les chances des P n’augmentent pas de 39,29 points, la classe 4 con-clut à l’augmentation de l’inégalité. Le rapport d’odds ratios et l’écart de taux définissent des niveaux d’exi-gence intermédiaires : une variation et donc un niveau d’exigence plus faibles (plus « noires ») pour le rap-port d’odds ratios25 (classe 2), et plus fortes (plus « noires ») pour l’écart de taux (classe 3). Ces quatre classes mathématiques rendent donc compte de l’orientation plus « rose » ou plus « noire » des diverses applications. De la plus « rose » (le rapport de taux appliqué aux chances : classe 1) aux deux plus « noires » (le rapport des taux de chances déduit de celui des taux de risques et le taux de variation par rapport au maximum de variation possible : classe 4), elles hiérarchi-sent strictement l’ampleur de varia-tions nécessaires et suffisantes pour conclure à l’inégalité constante et donc à la diminution ou à l’augmen-

24. Quand on mesure les chances à la valeur des taux, la majorité des applications (6 sur 8) concluent à l’augmentation des inégalités. Quand on les mesure aux odds ratios ou « chances d’être A plutôt que le contraire », la majorité des applications conclut à leur diminu-tion (5 sur 6 si on compte la mesure d’écart, 4 à 0 si on l’exclut).25. Comme précédemment, on calcule la valeur du taux d’admission à partir de la valeur des odds ratios définissant l’inégalité constante selon la mesure de rapport.

Tableau V : Valeur que doit prendre le taux d’admission P2 pour que l’inégalité des « chances » soit constante

Classesmathématiques

définissantl’inégalitéconstante

Classe 1 :

÷ et Δx/xappliqués aux% croissantsd’admission

Classe 2 :

÷ d’oddsratios

Taux logist.

Classe 3 :

Δx

Classe 4 :

÷ et Δx/x(valeur déduite

d’une applicationaux % décroissants

« d’exclusion »)

Δx/MVP

Valeur de P2(% d’admis)

1, 68 % 2, 73 % 26 % 40, 29 %

Page 39:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 43

tation de l’inégalité. Elles rendent compte aussi de la cohérence et de l’incohérence des conclusions. Rapports des taux de chances déduit et taux de variation sont incohérents puisque, selon qu’on les applique aux chances ou aux risques, ils ont la moins exigeante (la plus « rose ») ou la plus exigeante (la plus « noire ») des définitions de l’inégalité cons-tante. S’agit-il ici de la manifestation d’orientations dont la contradiction ne serait que rare et exceptionnelle : des curiosités, en quelque sorte ? Ou bien le cas des taux d’accès à la grammar school est-il un « cas d’école », révélateur de règles et de lois de portée générale ?

Généralisation

Deux conditions structurelles sont nécessaires à l’apparition

de la contradiction

Déjà signalées26, les conditions nécessaires à l’apparition de la con-tradiction dans les comparaisons deux à deux de l’évolution d’une iné-galité peuvent être ainsi résumées.

Ces conditions valent aussi dans les comparaisons entre inégalités observées au même moment. Il suffit de convenir que S désigne toujours le taux le plus grand et P le plus petit, et qu’une inégalité est notée « 1 » et l’autre « 2 ». Comme il vient d’être indiqué, il faut et il suffit alors que les inégalités S1-S2 et P1-P2 soient de même sens. Lorsqu’une des deux conditions n’est pas rem-plie, les quatre classes d’applications

ont la même définition de l’inégalité constante et les conclusions s’accor-dent. Le tableau VI vérifie que l’es-pace paradoxal défini par les classes mathématiques disparaît lorsque les taux sont égaux en T1 ou en T2 ou lorsque les termes d’une inégalité ne sont pas tous deux inférieurs ou supérieurs à ceux de l’autre. Si, toutefois, le sens de l’inégalité de T1 s’inverse en T2 (par exemple S1 > P1 mais P2 > S2), il suffit de prendre acte de ce renversement pour comparer ensuite ces inégalités et on retrouve alors les mêmes conditions néces-saires et suffisantes.

Dès que les conditions sont remplies, la moindre inégalité peut faire appa-raître la contradiction. Le tableau VII en donne deux exemples. Dans les deux cas, l’inégalité initiale [S1-P1] et la variation [S1-S2] sont égales à 0,1. Dans le premier, les valeurs des taux sont faibles (1,9 ; 2 ; 2,1). Dans le second, elles sont élevées (97,9 ; 98 ; 98,1). Lorsqu’on calcule la valeur que doit prendre P2 pour que de T1

à T2 l’inégalité soit constante, ces valeurs sont dans les deux exem-ples différentes selon la classe 1 et la classe 4. La classe 1 se satisfait d’une variation plus faible et la varia-tion est toujours plus forte selon la classe 4. L’écart entre les valeurs de P2 est faible (0,005 point) mais il manifeste l’existence d’une contra-diction : c’est un espace de conclu-sions paradoxales (ECP).

Le tableau permet aussi de vérifier que ces deux conditions structurelles théoriquement nécessaires à l’appa-rition de la contradiction doivent être distinguées des conditions de sa manifestation effective. La pratique des arrondis les plus souvent conve-nus (une ou deux décimales) suffirait à occulter l’écart entre valeurs de P2. Nous verrons que l’apparition de la contradiction dépend aussi de la structure des inégalités et de la valeur des taux.

S’agissant d’une comparaison entre deux évolutions, il y a ris-que paradoxal dès lors que :

1. les termes d’une inégalité varient dans le même sens : augmentent (S1 < S2 ; P1 < P2) ou diminuent (S1 > S2 ; P1 > P2) ;

2. le sens de l’inégalité initiale se conserve (si S1 > P1 alors S2 > P2).

Tableau VI : Valeur que doit prendre le taux P2 pour que l’inégalité soit constante lorsqu’une des conditions structurelles d’apparition de la contradiction n’est pas remplie

Deux inégalités Valeurs de P2 selon les classes mathématiques

T1 T2 Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4

Pas d’inégalité en T1

S 2 % 90 %

P 2 % P2 ? P2 = 90 % 90 % 90 % 90 %

Pas d’inégalité en T2

S 50 % 90 %

P P1 ? 90 % P1 = 50 % 50 % 50 % 2 %

S1 et S2 ont la même valeur

S 90 % 90 %

P 2 % P2 ? P2 = 2 % 2 % 2 % 2 %

26. Merllié, 1985.

Tableau VII : Valeur de P2 lorsque les conditions sont remplies et les inégalités minimes (0,1 point)

Origine Périodes Valeur de P2 selon les classes mathématiquesECP

T1 T2 Classe 1 Classe 2 Classe 3 Classe 4

S 2 % 2,1 %

P 1,9 % P2 ? 1,995 % 1,995 % 2 % 2 % 0,005

S 98 % 98,1 %98 % 98 % 98 98,005 % 0,005

P 97,9 % P2 ?

Page 40:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

44

On peut, dans chaque cas, évaluer le risque de

contradiction en rapportant l’écart observé entre les valeurs

définies par les classes 1 et 4 à l’écart théoriquement possible

en fonction des conditions structurelles d’apparition

de la contradiction

Les niveaux extrêmes d’exigence des classes mathématiques 1 et 4 déter-minent l’espace de variation au sein duquel les conclusions divergent : leur écart mesure donc l’espace des conclusions paradoxales (ECP) ou espace paradoxal. Dans le cas de la grammar school, quand la valeur de P2 augmente de moins de 0,68 point (1,68-1) ou de plus de 39,29 (40,29-1), les quatre classent s’accordent : dans le premier cas, l’inégalité aug-mente, dans le second elle diminue. A l’intérieur de l’espace paradoxal (ECP) borné par les classes 1 et 4 (un espace de 40,29 – 1,68 = 38,41 points), leurs conclusions divergent. Les deux conditions nécessaires à l’ap-parition du risque définissent quant à elles les limites de l’espace de variation théoriquement possible27. Il peut y avoir contradiction tant que la valeur de P1 n’a pas atteint celle de S2 : l’écart [P1–S2] est l’espace de variation possible. Si P1 = S2, en effet, l’inégalité disparaît, il n’y a plus de contradiction possible. Dans le cas de la grammar school, ce maximum de variation possible est donc ≈ 62 – 1 = 61 points. Pour éva-luer le risque d’apparition de con-clusions paradoxales (RAP) il suffit alors de diviser ECP, espace des conclusions paradoxales observé, par ce maximum de variation théo-riquement possible [P1 – S2]. Dans le cas de la grammar school, ECP est égal à 38,41 points ; le maxi-mum de variation possible est égal à 61 points ; donc le risque d’appa-rition du paradoxe, RAP, est égal à 38,41/61 = 62,95 ≈ 63 %. Les chan-ces de conclusions convergentes (univoques) sont alors voisines de 37 %.

La conclusion de la classe mathématique 1 est toujours

la plus rose et celle de la classe 4 la plus noire ; mais

les applications incohérentes passent de l’une à l’autre classe

selon que les taux varient à la hausse ou à la baisse

Le tableau VII vérifiait que, lorsque les taux varient à la hausse, les applica-tions de classe 4 ont un niveau d’exi-gence plus élevé que les trois autres pour conclure à l’inégalité constante et donc à la diminution de l’inéga-lité : c’est la classe la plus noire. Le tableau VIII montre plus précisé-ment que, dans un cas de variation à la hausse, lorsque les inégalités augmentent, les valeurs successi-ves prises par P2 confirment que la classe 1 est la plus rose et la classe 4 la plus noire et que le risque de con-tradiction augmente quand l’inégalité augmente. Il fait l’hypothèse que, S1 étant égal à 50 %, l’écart initial est toujours égal à celui de la variation de S mais qu’il augmente : d’abord égal à 5 points, il passe à 10, 25, 30,

40 puis 45. On calcule alors la valeur que doit atteindre P2 selon chacune des quatre classes pour que l’iné-galité soit constante. On constate que, quelle que soit l’ampleur des inégalités, la classe 1 est la plus « rose », la classe 4 la plus « noire » ; plus les inégalités augmentent, plus augmente l’espace des conclusions paradoxales ECP et leur risque d’ap-parition RAP.

Quand les taux varient à la baisse, les classes 1 et 4 continuent à défi-nir les seuils extrêmes de l’espace paradoxal : les conclusions de Δx/mvp sont toujours les plus noires, celles du rapport de taux et du taux de variation s’inversent en pratique (tableau IX).

Mathématiquement, les conclusions sont cohérentes et claires : d’une part, la classe 4, la plus noire des classes, est toujours composée du taux de variation par rapport au maximum de variation possible Δx/mvp mais aussi des rapport de taux et taux de variation appliqués

27. Au sens des statistiques.

Tableau VIII : Valeur de P2 selon les classes de définition de l’inégalité constante lorsque les inégalités augmentent, S1 étant égal à 50 % et l’inégalité initiale Δ étant la même que celle de la variation

Périodes Valeur de P2 selon les classes mathématiques :

ECP RAPT1 T2

Classe 1(÷ x) et (Δx/x)

appliqués aux% croissants

d’admis

Classe 2(÷ OR)

Taux logist.

Classe 3Δx

Classe 4(÷ x) et (Δx/x)

déduits des %décroissants

d’exclus.Δx/MVP

Δ = 5

SP

5045

55P2

49,5 50 50 50,51

point10 %

Δ = 10

SP

5040

60P2

48 50 50 524

points20 %

Δ = 25

SP

5025

75P2

37,5 50 50 62,525

points50 %

Δ = 30

SP

5020

80P2

32 50 50 6836

points60 %

Δ = 40

SP

5010

90P2

18 50 50 8264

points80 %

Δ = 45

SP

505

95P2

9,5 50 50 90,581

points90 %

Page 41:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 45

des taux décroissants. Elle définit le niveau d’exigence le plus élevé : selon elle, il faut, pour que l’inéga-lité soit constante, que les risques P diminuent de 39,29 points, plus que selon les autres classes (25 points ; 1,73 ; 0,68). D’autre part, la classe 1, la plus rose, est composée du rap-port de taux et du taux de variation appliqués aux pourcentages crois-sants (dans l’exemple, les taux com-plémentaires d’admission). Mais en pratique, la conclusion du rapport de taux et du taux de variation s’in-verse selon le sens de la variation à laquelle ils sont appliqués. Il est exceptionnel en effet d’appliquer une mesure de comparaison aux taux complémentaires (de l’appli-quer aux chances quand on calcule l’évolution des risques, aux risques quand on s’interroge sur l’évolution des chances). De ce fait l’applica-tion directe de ces deux mesures conduit à des conclusions roses quand on s’interroge sur l’évolu-tion de taux qui augmentent d’une période à l’autre et à une conclusion noire quand on s’interroge sur des taux qui diminuent.

Le risque d’apparition du paradoxe tend à

augmenter quand l’inégalité des écarts augmente

Nous l’avons vérifié, notamment le tableau VIII, la valeur du risque RAP passe de 10 % à 90 % quand les iné-galités augmentent. L’annexe statisti-que I (tableaux A, B, C et D) montre d’autre part que lorsqu’un des termes de l’inégalité varie à écart constant, l’espace et le risque d’apparition de paradoxes varient dans le même sens que l’inégalité : ils augmentent quand elle augmente, diminuent quand elle diminue. Dans ce cas :

– L’espace paradoxal varie lui aussi à écart constant dans le même sens que l’inégalité.

– Le risque paradoxal évolue de façon variable. En cas d’augmen-tation de l’inégalité, RAP augmente à écart constant lorsque P2 aug-mente, à écart croissant lorsque c’est S1 qui augmente, et à écart décroissant lorsque S2 augmente ou que P1 diminue. Ce que résume le tableau X.

Quand le rapport d’odds ratios est-il plus « rose » que l’écart de taux ? La réponse

dépend de la valeur des taux, du sens de la variation

et de la structure des inégalités

Pour neutraliser les effets de struc-ture, on suppose égaux l’écart initial et la variation S1-S2 et on cherche les valeurs de P2 définissant l’inégalité constante lorsque les valeurs de P1, S1 et S2 augmentent toutes chaque fois de 10 points (tableau XI).

Dans les deux cas, plus la valeur de S1 ou P1 s’écarte de 50 %, plus les tendances se renforcent et plus le risque de conclusion contradictoire augmente (dans le tableau XI, RAP varie de 0 % à 50 %). La réponse dépend aussi de la structure des inégalités, comme on peut l’observer lorsque l’écart initial diffère de celui de la variation. L’annexe statistique II montre en effet que si S1 = 50 % et que les taux varient à la hausse, Δx et ÷ OR ont la même définition de l’inégalité constante quand l’inégalité initiale et la variation sont égales ; le rapport d’odds ratios devient plus noir que l’écart de taux quand la variation de S est plus forte que l’écart initial et plus rose quand la

Tableau IX : Valeur que doit prendre le taux d’exclusion en grammar school P*2 pour que l’inégalité soit constante

Origine sociale T1 T2

S* 63 % 38 %

P* 99 % P*2 ?

Classesmathématiques

de définitionde l’inégalité

constante

Classe 1(÷ x) et (Δx/x)

appliqués aux% croissants(admission)

Classe 2

(÷OR) ettaux logist.

Classe 3

Δx

Classe 4

(÷ x) et (Δx/x)% décroissants

(exclusion)Δx/MVP

Valeur de P*2% d’exclus

98,32 % 97,27 % 74 % 59,71 % 59,71 %

Soit une diminution de

0,68 point 1,73 points 25 points 39,29 points 39,29 points

Donc un ordre qui va de la plus rose............................................................à la plus noire des classes

Tableau X : L’espace paradoxal ECP et le risque d’apparition de paradoxes RAP augmentent quand une des inégalités Δ augmente

L’inégalitéaugmente car...

...S2 augmenteà Δ constant

...P2 augmenteà Δ constant

...S1 augmenteà Δ constant

...P1 diminueà Δ constant

AlorsECP augmente... à Δ constant à Δ constant à Δ constant à Δ constant

RAP augmente... à Δ décroissant à Δ constant à Δ croissant à Δ décroissant

On observe alors que la réponse dépend du sens de la variation et de la valeur des taux :

– en cas de variation à la hausse, lorsque S1 = 50 %, les conclu-sions de l’écart de taux et du rapport d’odds ratios sont les mêmes (mêmes définitions de l’inégalité constante) mais la con-clusion du rapport d’OR devient plus rose que celle de l’écart de taux lorsque S1 < 50 % et plus noire lorsque S1 > 50 %.

– en cas de variation à la baisse, la conclusion de l’écart de taux et du rapport d’OR est la même quand P1 ≈ 50 % ; mais quand P1 < 50 %, la conclusion du rap-port d’OR est la plus rose et c’est l’inverse si S1 > 50 %.

Page 42:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

46

variation est plus faible. Si P1 = 50 % et que les taux varient à la baisse, Δx et ÷ OR ont la même définition de l’inégalité constante quand l’inégalité initiale et la variation sont égales ; le rapport d’odds ratios devient plus rose que l’écart de taux quand la variation de S est plus forte que l’écart initial, et plus noir quand la variation est plus faible. Une vérifica-tion empirique est nécessaire car les effets de valeur, de sens et de struc-ture peuvent se renforcer ou bien se contrarier : anticiper l’orientation respective des conclusions est alors difficile.

Une vérification empirique confirme le risque de

contradiction et la vision enchantée de la comparaison

« logistique »

Cette vérification empirique a été opérée à partir de quatre publica-tions retenues à cause du nombre et de l’importance des analyses nou-velles qu’elles proposaient sur l’évo-lution de l’inéga lité des chances à l’école. J’en ai retenu les analyses de flux construites sur le même modèle que le cas de la grammar school : des flux d’accès ou de réussite selon l’origine sociale28. Il s’agit des publi-cations d’Euriat et Thélot (1995), Euriat (1999), Erlich et Blöss (2000) et Duru-Bellat et Kieffer (2000)29. La recension permet d’abord d’évaluer quelques fréquences :

– la fréquence des conditions struc-turelles d’apparition de la contra-diction : presque 7 sur 7 (65 sur 74 comparaisons 2 à 2 des inégali-tés) ;

– la fréquence d’apparition de la contradiction entre applications cohérentes : ≈ 6 sur 7 ;

– la fréquence de la contradiction entre conclusions de l’écart de taux et du rapport d’odds ratios : ≈ 3 sur 10.

La fréquence de la contradiction entre conclusions de l’écart de taux et du rapport d’odds ratios n’est pas très élevée, mais la contradiction se concentre sur des aspects déci-sifs de l’évolution de l’inégalité des chances en matière éducative selon l’origine sociale. J’en présente quel-ques exemples qui illustrent aussi les représentations enchantées qui résultent de la préférence accordée au rapport d’odds ratios.

– Il s’agit d’une part de l’inégalité des chances d’accès en seconde et d’obtention du baccalauréat : les conclusions roses du rapport d’odds ratios sont contredites par celles de l’écart (et le seraient a fortiori par cel-les du taux de variation par rapport au maximum de variation possible). Duru-Bellat et Kieffer (2000)30 pren-nent acte de la contradiction. Elles comparent systématiquement les conclusions du rapport d’odds ratios et de l’écart de taux qu’elles appli-quent à la comparaison des chances de générations d’enfants de cadres et d’ouvriers sur une durée de près de 50 ans. Le tableau XII résume

Tableau XI : Définitions de l’inégalité constante selon le rapport d’odds ratios et l’écart de taux lorsque, l’écart initial et la variation étant égaux, la valeur des taux augmente à écart constant

Classe 2(÷ OR)

Classe 2 vs

Classe 3

Classe 3(Δx)

EspaceparadoxalΔ [3-2]

RAPT1 T2

SP

9,9990,001

20P2 ?

0,002 < 10 9,998 points 50 %

SP

2010

30P2 ?

16 < 20 4 points 20 %

SP

3020

40P2 ?

28 < 30 2 points 10 %

SP

4030

50P2 ?

38,995 < 40 1,005 points 5 %

SP

5040

60P2 ?

50 = 0 point 0 %

SP

6050

70P2 ?

60, 87 > 60 0,87 point 4 %

SP

7060

80P2 ?

72 > 70 2 points 10 %

SP

8070

90P2 ?

84 > 80 4 20 %

SP

9080

99,99P2 ?

99,98 > 89,99 9,99 50 %

28. J’en ai recalculé certaines lorsque les publi-cations les suggéraient en ne présentant pour-tant que des analyses de « stocks » tout en donnant les indications nécessaires pour les rapporter aux taux de chaque classe sociale dans la population.29. Je n’ai pas retenu la publication de Duru-Bellat, Kieffer, Marry (2001), parce que, con-sacrée aux questions de genre, elle analyse des situations où les conditions structurelles d’apparition de la contradiction ne sont pas réunies : les chances des filles augmentent, celles des garçons diminuent. Je n’ai pas retenu non plus les analyses de publications qui ne communiquaient pas au lecteur les valeurs exactes des données sur lesquelles reposent leurs comparaisons. C’est en particu-lier le cas des publications de Goux et Maurin dans la Revue française de sociologie (1995) et dans Économie et Statistique (1997) : leurs comparaisons procèdent d’une recomposition des données des enquêtes FQP de 1970 et 1993 et ils en explicitent les principes de catégorisation : ils opposent notamment les « milieux supérieurs qui regroupent les cadres et chefs d’entreprise de plus de dix salariés » – notés a – et les « ouvriers, employés et agriculteurs qui constituent les milieux popu-laires » – notés b – ; mais les tableaux qui les comparent ne présentent que la valeur des rapports d’odds ratios qui leur sont appliqués pour définir les proportions de diplômés telles que a > b, a = b ou a < b ; ils ne permettent pas ainsi de comparer directement les proportions de a et de b ayant accédé à chacun des trois niveaux de diplômes qui sont distingués. Les conclusions (« aucune tendance claire ne se dégage », 1995, p. 87 ; « aucun signe d’une réduction ou d’un renforcement très significatif des inégalités », 1997, p. 31) ne peuvent de ce fait être confrontées à celles d’autres méthodes applicables aux mêmes inégalités de chances.30. « Source : pour chaque génération, nous avons utilisé l’enquête FQP de l’Insee la plus proche : générations nées avant 1939 : FQP 1970 ; générations nées entre 1939 et 1953 : FQP 1977 ; générations nées entre 1954 et 1963 : FQP 1985 ; générations nées après 1963 : FQP 1993. Pour le niveau baccalauréat, les taux d’obtention concernant la cohorte 1959-1963 ont été classés selon l’enquête FQP 1993, afin d’avoir des informations sur les scolarités complètes (mais nous avons utilisé FQP 1985 pour les niveaux scolaires antérieurs car l’échantillon de cette enquête est plus nom-breux) », p 60.

Page 43:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 47

ces variations31 en les limitant aux périodes extrêmes : la génération née avant 1929 et celle des enfants nés entre 1964 et 1973.

Pour l’ensemble de la population, l’inégalité des chances d’entrer en seconde a diminué selon le rapport d’odds ratios mais n’a absolument pas changé selon l’écart de taux. Quant à l’inégalité des chances d’ob-tenir le baccalauréat (toutes filières confondues), elle a, elle aussi, dimi-nué selon le rapport d’odds ratios mais a augmenté selon l’écart de taux, que l’on fasse la comparaison avec les enfants admis en sixième ou avec l’ensemble de la popula-tion. Les conclusions du taux de variation par rapport au maximum de variation possible seraient les mêmes que celles de l’écart de taux.

Euriat et Thélot (1995) concluent par contre à la diminution de l’inégalité des chances d’obtention du bacca-lauréat parmi les admis en sixième de 1962 à 1980, mais c’est parce qu’ils préfèrent la comparaison logis-tique. Ils comparent la proportion de bacheliers parmi les enfants entrés en sixième en 1962 et en 1980 selon qu’ils sont enfants de cadres supé-rieurs ou professeurs ou bien enfants d’ouvriers32 (tableau XIII).

Les auteurs comparent les écarts de taux, les rapports d’odds ratios et même les rapports de taux. Ils constatent la contradiction entre la conclusion noire de l’écart de taux et celle des deux autres mais préfèrent conclure à la diminution des inégali-tés parce que « l’odds ratio (sic) est plus significatif ». Les conclusions du

taux de variation par rapport au maxi-mum de variation possible seraient les mêmes que celles de l’écart de taux : l’inégalité augmente.

– Il s’agit d’autre part de l’inégalité des chances d’accès à l’Université : Euriat et Thélot (1995) concluent à sa diminution à partir de calculs qui font apparaître une diminution constante des chances d’accès des enfants des classes supérieures : une diminution pour le moins surprenante qu’ils ne commentent pourtant pas.

Blöss et Erlich (2000) concluent aussi à la diminution de l’inégalité des chances d’accès à l’Université33 mais sans avoir comparé les écarts qui concluent à son augmentation. Ils comparent entre 1959 et 1993 l’évo-lution des chances d’accès à l’univer-sité des enfants de cadres supérieurs et d’ouvriers et concluent à la dimi-nution de l’inégalité. Ils appliquent un rapport de taux (mais pas aux taux de non admis), un rapport entre odds ratios (mesure qu’ils nomment « rapport de chance ») et même un taux logistique : tous concluent à la diminution de l’inégalité. Mais à l’ex-ception de la variation calculée entre 1975 et 1982 (les chances des enfants de cadres supérieurs diminuent alors que celles des enfants d’ouvriers augmentent), l’inégalité augmente selon l’écart de taux (tableau XIV). Les conclusions du taux de variation par rapport au maximum de variation possible seraient les mêmes que cel-les de l’écart de taux.

31. Toutefois, il modifie les intitulés des appli-cations (ils prêtent à confusion) et il ne retient pas la première comparaison (consacrée aux taux d’accès en seconde pour les enfants admis en sixième, elle manifeste leur augmen-tation pour enfants de cadre et leur diminution pour les enfants d’ouvriers : les conditions structurelles de la contradiction ne sont pas réunies).32. Source : Panel d’élèves, INED pour le premier, DEP pour l’autre – Éléments tirés de DEP 1992, modifiés en 1962 pour mesurer la proportion d’élèves restés dans le système scolaire (en sixième ou non). La catégorie des ouvriers comprend ici les contremaîtres. Dans la présentation de ce tableau aussi je modifie les intitulés des applications.33. Euriat et Thélot (1995) concluent aussi à sa diminution. Mais leurs calculs font apparaître une diminution régulière – et pour le moins étrange ! – des chances des enfants des clas-ses supérieures : les conclusions convergent (l’inégalité diminue) mais la diminution des chances des enfants des classes supérieures n’est pas commentée.

Tableau XII : Taux d’accès à différents niveaux de scolarisation des enfants de cadres et d’ouvriers

Générations

Avant1929

Conclusion :l’inégalité...

1964-73

I. Taux d’entrée en 2nde de l’ensemble de la génération

Taux d’accès des enfants de cadres (%) 64,8 87,4

Taux d’accès des enfants d’ouvriers (%) 5,4 28,0

Écart des taux d’accès des enfants de cadres et des enfants d’ouvriers

59,4 = 59,4

Rapport d’odds ratios : OR enfants de cadres/OR enfants d’ouvriers

32,4 ↓ 17,8

II. Taux d’obtention du bac des admis en sixième

Taux d’obtention des enfants de cadres (%) 41,8 78,1

Taux d’obtention des enfants d’ouvriers (%) 6,1 26,1

Écart des taux d’obtention des enfants de cadres et d’ouvriers 35,7 ↑ 52,0

Rapport d’odds ratios : OR enfants de cadres/OR enfants d’ouvriers

11,1 ↓ 10,1

III. Taux d’obtention du bac de l’ensemble de la génération

Taux d’obtention des enfants de cadres (%) 35,1 77,3

Taux d’obtention des enfants d’ouvriers (%) 1,2 24,3

Écart des taux d’obtention des enfants de cadres et d’ouvriers 33,9 ↑ 53,0

Rapport d’odds ratios : OR enfants de cadres/OR enfants d’ouvriers

44,5 ↓ 10,6

Tableau XIII : Proportion de bacheliers parmi les enfants entrés en sixième

En 1962 En 1980

Enfants de cadres supérieurs et professeurs 54,6 74,1

Enfants d’ouvriers 11,3 25,3

Écart de taux 43,3 48,8

Rapport d’odds ratios 9,4 8,4

Selon l’écart de taux, l’inégalité... ⇑

Selon le rapport d’OR, l’inégalité... ⇓

Page 44:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

48

Blöss et Erlich (2000) avaient pour-tant ouvert leur article en rappelant le débat de 1984 sur les conclusions contradictoires et incohérentes... Mais, suivant en cela Euriat et Thélot, ils ont préféré les conclusions du rapport d’odds ratios et même oublié jusqu’à l’écart de taux. Ainsi d’une part le taux de variation par rapport au maximum de variation possible n’est jamais appliqué ; d’autre part (à l’exception de la publication qui conclut à la diminution des chances d’accès à l’université des enfants des classes supérieures), on passe du « noir » au « rose » selon que l’on suit la conclusion de l’écart de taux ou celle du rapport d’odds ratios – les deux autres applications cohé-rentes. Or à une exception près, c’est la conclusion rose du rapport d’odds ratios qui est privilégiée. Il en va de même dans la grande majorité d’autres articles recensés qui ne sont pas présentés ici.

Pour conclure

Revenant sur un débat ouvert en France depuis près de vingt ans et s’attachant à généraliser la portée d’observations procédant de l’exa-men de cas particulier, l’article a souligné d’abord le sentiment de paradoxe ressenti de façon continue par les étudiants face aux contradic-tions des conclusions découlant de l’application de différentes « mesu-res » à la comparaison deux à deux des inégalités de taux (de chances ou de risques) : un sentiment de paradoxe qui est indissociablement un fait social (dont la généralité et

la constance ont pu être observées durant près de trente ans) et un pro-duit de pratiques savantes durables (pratiques statistiques).

La contradiction des conclusions est

mathématiquement déterminée ; son apparition est probable et prévisible : conclusions « roses » et conclusions

« noires » s’opposent

Une analyse des déterminants mathématiques de la contradiction a montré que la contradiction, loin d’être l’exception que l’on croît, est de règle dès lors que l’on com-pare deux inégalités de taux variant dans le même sens (augmentation ou diminution) sans que le taux le plus faible devienne le plus fort ni que l’inégalité disparaisse. Ce sont les conditions structurelles d’appa-rition de la contradiction. Ces condi-tions structurelles sont fréquemment attestées lorsqu’on compare deux inégalités et elle suffit à ouvrir un risque de contradiction. La règle vaut autant pour la comparaison d’inéga-lités entre taux contemporains (par exemple inégalités de réussite sco-laire et d’accès à l’emploi) que pour celle de l’évolution des inégalités. Lorsque ces conditions sont rem-plies, l’orientation rose ou noire de la conclusion est mathématiquement définie par quatre classes de défi-nitions de l’inégalité constante qui résument l’ensemble des applica-tions attestées. La conclusion pré-visible dépend donc des sélections opérées parmi ces applications. Elle dépend du choix de « l’objet » même de la comparaison : comparer les taux eux-mêmes, tel ou tel « aspect »

des taux (x ou x*, les chances ou les risques), les écarts de taux (dans le cas de ce qui est nommé taux de variation), les rapports de taux (dans le cas des odds ratios x/x* et des logits qui sont leurs logarithmes). Elle dépend aussi dans certains cas de la valeur des taux, du sens de la variation – la hausse ou à la baisse –, de la structure des inégalités – iné-galité initiale, inégalité entre T1 et T2. De ces quatre classes mathémati-ques définissant l’inégalité constante dépend donc l’orientation rose ou noire des conclusions. En dépend aussi la cohérence ou l’incohérence des applications. La probabilité d’ap-parition des unes et des autres peut être calculée dès lors que sont rem-plies les conditions structurelles de cette apparition.

Or des années 1970 à nos jours deux classes mathématiques

ont été successivement privilégiées : deux « orthodoxies

de méthode » qui conduisent plus souvent à conclure à la

diminution des inégalités

Le rapport de taux a été d’abord privilégié : il correspond à la classe mathématique qui conclut le plus facilement à la réduction des inéga-lités quand on compare des taux qui varient à la hausse, ce qui fut tou-jours le cas. En effet toutes les publi-cations comparent l’évolution des « chances » de réussite et non des « risques » d’échec scolaire. Dans cette même classe mathématique entrent aussi les taux de variation (Δx/x). Ces deux types d’applica-tions (rapports de taux et taux de variation) auraient plus souvent que tous les autres conclu à l’augmenta-tion des inégalités de risques dans la mesure où ces risques diminuent : ils sont « incohérents ». Ils ont pourtant non seulement été préférés mais présentés comme étant la seule « méthode de comparaison » satis-faisante (cf. Boudon, 1973 et al.) et sont devenus la méthode orthodoxe jusque dans les années quatre vingt : mais ils n’ont été appliqués qu’à un seul aspect des taux34 (les chances) et leur conclusion était alors plus

Tableau XIV : Évolution des taux d’accès des jeunes de 20 à 24 ans à l’université selon la profession du père

1959 1975 1982 1993

Cadre supérieur 37,3 71,8 71,4 86,9

Ouvrier 0,5 4,1 5,6 10,8

Écart de taux 36,8 67,7 65,8 76,1

Rapport d’odds ratios 118,4 59,6 42,1 54,8

Selon l’écart de taux, l’inégalité... ⇑ (⇓) ⇑

Selon le rapport d’OR, l’inégalité ⇓ (⇓) ⇓

34. Le risque d’incohérence a été signalé mais aucune comparaison systématique de l’évolu-tion des risques n’a été publiée.

Page 45:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 49

rose que celle de l’écart de taux, application cohérente auparavant la plus courante, et qui correspond à une autre classe mathématique de définition de l’inégalité constante exigeant une plus forte augmenta-tion des chances initialement les plus faibles pour conclure à la dimi-nution de l’inégalité. Durant toutes ces années, le taux de variation par rapport au maximum de variation possible, mesure cohérente de la classe mathématique (4), exigeant la plus forte réduction des écarts pour conclure à la diminution de l’inégalité, n’a été appliqué qu’une fois. A partir de la fin des années quatre vingt, une autre orthodoxie des pratiques de comparaison s’im-pose : celle des « applications logis-tiques » (rapports d’odds ratios et taux logistique). Applications cohé-rentes, elles concluent plus souvent à la réduction des inégalités que l’écart de taux, application elle aussi cohérente. Il est plus difficile de prévoir mathématiquement l’orienta-tion respective des conclusions des deux autres classes d’applications cohérentes, que constituent l’écart de taux et le rapport d’odds ratios ou le taux logistique qui en procède et avec lui constitue une classe mathé-matique de définition de l’inégalité constante. L’orientation varie selon le sens de la variation, le niveau des taux et la structure des inégalités, et ces variations sont alors suscep-tibles soit de se conjuguer soit de s’opposer entre elles. Mais en pra-tique, les conclusions des mesures dites « logistiques » appliquées aux comparaisons de l’évolution de l’iné-galité des chances selon l’origine sociale dans l’enseignement secon-daire ou à l’université sont plus roses que celles de l’écart de taux. Or, les

rapports de taux et taux de variation, applications de référence de l’ortho-doxie précédente, sont disqualifiés au nom de leur incohérence ; l’écart d’odds ratios, application possible mais incohérente, n’est nulle part évoqué ; le taux de variation par rap-port au maximum de variation possi-ble n’est plus appliqué. En pratique, dans les applications et dans leurs argumentaires, la préférence se joue entre les « mesures logistiques » et les comparaisons, plus simples, des écarts de taux. Et les mesures logis-tiques sont devenues la nouvelle figure de l’orthodoxie des méthodes applicables aux comparaisons deux à deux des inégalités éducatives. Un double constat commun aux deux orthodoxies s’impose :

– la contradiction entre les fonde-ments mathématiques qui valident les conclusions des quatre classes de définition de l’inégalité constante attestées en pratique et la recherche d’une orthodoxie de méthode con-damnée à disqualifier trois d’entre elles ;

– celui ensuite de l’orientation en pratique plus rose des conclusions tenues alors pour orthodoxes suite à la disqualification opérée de facto de la classe mathématique la plus noire.

Au principe même d’une orthodo-xie construite par disqualification de « méthodes » mathématiquement fondées, il faut en effet opposer un constat à ce jour incontesté : « no model or measure is the best or the correct way to represent inequality of educational oportunity » (Mare, 1981)35. Son énoncé apparaît sous forme euphémisée dans le débat sou-levé en 1984 par le « paradoxe » des conclusions contradictoires : « divers choix d’un outil [...] peuvent conduire à des conclusions totalement oppo-sées et des arguments d’ordre stricte-ment mathématique sont insuffisants pour fonder la sélection de tel ou tel » (Florens, 1984)36 ; « aucune façon de mesurer n’est a priori préférable à l’autre » (Euriat, Thélot, 1995)37. Ce qui est alors méconnu, c’est que le fait d’imposer une méthode qui serait

« la meilleure » implique la disqua-lification des autres classes mathé-matiques définissant les inégalités. Ces disqualifications sont également condamnées à enfreindre les princi-pes les plus fermement établis de la construction et de l’évaluation des probabilités (des chances et des ris-ques). C’est seulement au titre des conditions d’enregistrement ou d’en-quête dont procèdent ces taux que les objets de la comparaison peuvent être nommés des chances ou des risques : ces taux eux-mêmes ou leur combinaison par application d’écarts ou de rapports. Or de fait les ortho-doxies prétendent arbitrer entre des objets construits à partir des mêmes taux issus des mêmes sources sta-tistiques, disqualifiant les uns pour valider les autres. Communes aux deux orthodoxies par delà la concur-rence qui les oppose, des infractions aussi lourdes sont aussi la condition de la convergence des sélections qu’elles opèrent en faveur de conclu-sions favorables à la diminution des inégalités sociales. L’hypothèse est à faire de déterminants indissociable-ment scientifiques, éthiques et politi-ques de ces infractions et sélections convergentes, hypothèse de recher-che qui retrouve et en même temps spécifie celle que posait Desrosières (1993) à propos de « la place de l’in-formation statistique dans l’espace du débat public » et de cette « langue statistique (qui) prend, dans certains pays et pour certaines périodes, une consistance originale d’une forme de régulation des rapports sociaux »38.

ICC, un indice de convergence des conclusions pour des

enjeux à la fois scientifiques, éthiques et politiques

S’en tenir aux applications mathé-matiquement validées par les classes de définition de l’inégalité constante

35. Mare, p. 62. Traduction : « Aucun modèle, aucune mesure, ne sont la meilleure ni même la bonne façon de représenter l’inégalité des chances à l’école ».36. Florens, 1984.37. P. 408.38. P. 407.

Page 46:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

50

conduit à une autre définition pos-sible de la démarche scientifique : celle d’une « mathématique de l’à peu près », d’une « approximation de l’approximation » : « On refuse (implicitement) à la mathématique de se soucier d’autre chose que de l’exact ; on ne voit pas que l’à peu près est aussi son domaine ; (...) par contre, on lui demande (à la mathématique) ce qu’elle ne saurait faire : par exemple donner une défi-nition d’un optimum absolu, dire la meilleure (sic) solution » (Guilbaud, 1985)39. Un indice de convergence des conclusions (ICC) peut être pro-posé pour les hiérarchiser en fonction des convergences qui découlent de l’application des classes mathémati-ques définissant l’inégalité constante. Indice à vocation scientifique, éthique et politique qui peut être tenu pour provisoire ou durable, il permet de substituer aux impératifs des ortho-doxies de méthode une évaluation de la « force » que leur niveau de con-vergence confère à une conclusion. Plusieurs options sont alors possibles pour construire l’indice ICC :

– Un indice ICC4 serait élaboré en fonction de l’ensemble des pratiques attestées : soit les quatre classes mathématiques qui ont été distin-guées.

– Un indice ICC6 prendrait en outre en considération l’extension des applications à l’écart d’odds ratios, application « oubliée » mais mathé-matiquement impliquée par la com-paraison des inégalités d’odds ratios.

– Un indice ICC3 ne retiendrait des applications attestées que celles dont les conclusions sont cohéren-tes quelque soit l’aspect des taux soumis à la comparaison.

Je présente les deux qui se confor-ment le plus directement à l’état des

pratiques et aux critères de validité actuellement pris en compte :

– ICC4 procède d’une sélection sociologiquement pertinente dans la mesure où elle se fonde sur les quatre classes mathématiques cor-respondant à l’état des pratiques statistiques observées de facto.

– ICC3 procède d’une autre sélection sociologiquement pertinente dans la mesure où l’indice exclut les applica-tions incohérentes qui sont actuelle-ment disqualifiées (tableau XV).

Si on retient l’indice de convergence des conclusions ICC4, on peut dire qu’une conclusion prend « force 4/4 », si les conclusions des quatre classes convergent ; qu’elle est de « force 3/4 » si les conclusions de trois des quatre classes convergent, et qu’elle est « indéterminée » si elles s’opposent deux à deux. Si on retient l’indice de convergence des con-clusions ICC3, on peut dire qu’une conclusion est de « force 3/3 » si les trois conclusions des classes d’ap-plications cohérentes convergent et « de force 2/3 » si deux seulement des trois conclusions convergent. S’il faut choisir, c’est à l’indice ICC3 que, pour des raisons pratiques, irait ma préférence car c’est lui qui opère la rupture la moins drastique avec la recherche d’une conclusion univo-que qui soutient les pratiques et les représentations. La statistique étant une discipline appliquée, l’éventualité d’une « conclusion indéterminée » est socialement tellement peu gratifiante, le consensus sur la disqualification des applications incohérentes paraît si bien établi, que cet indice me sem-ble avoir plus de chances qu’un autre d’être mis en pratique. Et il me paraît tout particulièrement important qu’un contre feu puisse être opposable aux entreprises d’imposition d’orthodo-

xies de méthode statistiquement et mathématiquement infondées et à leurs implications éthiques et politi-ques scientifiquement incontrôlées. D’autre part l’équilibre général de l’évaluation n’est pas radicalement remis en cause par l’exclusion des applications incohérentes, même si la finesse et la précision des niveaux d’évaluation en pâtissent.

L’analyse des pratiques doit être prolongée

Celle des argumentaires dévelop-pés à l’appui des orthodoxies de méthode s’impose. Mais le constat est posé qu’ils ne peuvent se déve-lopper qu’en concluant à la disquali-fication de méthodes mathématique-ment valides. Les principes de leurs confusions seront l’objet de l’ana-lyse : les principes d’une illusion. L’hypothèse est posée qu’il s’agit d’une illusion techniciste. L’analyse peut aussi être prolongée par un élar-gissement de la recension des prati-ques et argumentaires pour d’autres applications et dans d’autres domai-nes. Il doit éclairer les voies par lesquelles cette illusion techniciste a pris la forme d’un enchantement avant même d’être importée et géné-ralisée en France aux comparaisons deux à deux des inégalités de chan-ces éducatives : les modélisations des variations, d’autres « mesures » (globales notamment) et analyses de l’inégalité dans d’autres domaines et d’autres sciences humaines et sociales, dans des sciences dites « dures » aussi et qui, comme la phy-sique, font toujours référence. Dans l’une et l’autre perspective, l’enjeu des analyses sera indissociablement scientifique, éthique et politique : celui de la construction sociale de modèles de scientificité légitimes.

Tableau XV : ICC, indice de convergence des conclusions : constats et conclusions

ICC 4 ICC 3

Constats .............................................Conclusion Constats .............................................Conclusion

Les 4 conclusions convergent ...........Force 4/4 Les 3 conclusions convergent ...........Force 3/3

3 des 4 conclusions convergent ........Force 3/4 2 des 3 conclusions convergent ........Force 2/3

Les conclusions s’opposent 2 à 2 .....Indéterminée

39. P. 73. Et, plus loin : « On pourrait même dire que c’est la tâche principale de la mathé-matique depuis ses origines, et que c’est le moteur le plus puissant de son histoire. “Parler avec rigueur de ce qui est approximatif”, la for-mule paraît paradoxale. C’est en effet une sorte de défi à l’activité intelligente de l’homme : d’une part l’exigence de certitude et de rigueur ; d’autre part l’inaccessibilité de cette perfection », p. 200.

Page 47:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 51

Bibliographie

Baudelot, Benoliel, Cukrowitz, Establet, 1981, Les étudiants, l’emploi, la crise, Paris, Maspero.

Blöss Thierry, Erlich Valérie, 2000, « Les bacheliers technologiques en question », Revue française de sociologie, 41, 4, pp. 747-776.

Boudon Raymond, 1973, L’inégalité des chances. La mobilité sociale dans les sociétés industrielles, Paris, Colin.

Cibois Philippe, 1999, Ce que fait la régression logistique, Courrier « aux collègues s’intéressant aux techniques quantitatives en sociologie ».

Combessie Jean-Claude, 1984, « L’évolution comparée des inégalités », Revue française de sociologie, 25, 2, pp. 233-254.

Combessie Jean-Claude, 1985, « Paradoxes des fonctions de concentration de C. Gini », Revue française de sociologie, 26, 4, pp. 653-658.

Combessie Jean-Claude, 1996, La méthode en sociologie, Paris, La Découverte, col. Repères.

Desrosières Alain, 1993, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte.

Duru-Bellat Marie, Kieffer Annick, 2000, « La démocratisation de l’enseignement en France : Polémique autour d’une question d’actualité », Population, n˚ 1, pp. 51-80.

Duru-Bellat Marie, Kieffer Annick, Marry Catherine 2001, « La dynamique des scolarités des filles : le double handicap ques-tionné », Revue française de sociologie, n˚ 42-2, pp. 251-280.

Euriat Michel, Thélot Claude, 1995, « Le recrutement de l’élite scolaire en France. Évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, 36, 3, pp. 403-438.

Goux Dominique, Maurin Éric, 1995, « Origine sociale et destinée scolaire. L’inégalité des chances devant l’enseignement à travers les enquêtes FQP 1970, 1977, 1985 et 1993 », Revue française de sociologie.

Goux Dominique, Maurin Éric, 1997, « Démocratisation de l’école et persistance des inégalités », Économie et statistique n˚ 306, pp. 27-36.

Guilbaud Georges Théodule, 1985, Leçons d’à peu près, C. Bourgois.

Mare R. D., 1980, « Social background and School Continuation Decisions », Journal of the American Statistical Association, 75, pp. 295-305.

Mare R. D., 1981, « Change and stability in Educational Stratification », American Sociological Review, 46, pp. 72-87.

Merllié Dominique, 1985, « Analyse de l’interaction entre variables : problème statistique ou sociologique », Revue française de sociologie, 26, 4, pp. 629-652.

Prévot Jean, 1985, « À propos d’indices et de comparaisons de proportions « , Revue française de sociologie, 26, 4, pp. 601-628.

Prost Antoine, 1986, L’enseignement s’est-il démocratisé ?, Paris, Presses universitaires de France.

Toulemon Laurent, 1995, « Régression logistique et régression sur les risques », Dossiers et Recherches, 46, INED.

Vallet Louis-André, 1988, « L’évolution de l’inégalité des chances devant l’enseignement. Un point de vue de modélisation sta-tistique », Revue française de sociologie, 29, 3, pp. 395-423.

Westergaard John, Little Alan, 1969, « Les possibilités d’accès à l’éducation et les processus de sélection sociale en Angleterre et au Pays de Galles : tendances et conséquences d’ordre politique », Objectifs centraux et planification de l’en-seignement, OCDE ; version remaniée de l’article : « The trend of class differentials in educational opportunity in England and Wales », British journal of sociology, 15, 4, 1964.

Page 48:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

52

Annexe statistique I

Variation de l’espace et du risque de paradoxe quand l’inégalité augmente par variation à écart constant d’un de ses termes

L’astérisque RAP* signale un calcul du maximum de variation possible par rapport à 100 %, l’inconnue étant S.

A – L’INÉGALITÉ AUGMENTE PARCE QUE S2 AUGMENTE D’UN POINT : INCONNUE P2

1˚) T1 T2 S2 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP ↑K = 0,51

⇒ RAP ↑ ΔRAP décroissant

S 2 3 3 0,51 26,5 %

P 1 X ? 4 1,02 + 0,51 34 % + 7,50

5 1,53 + 0,51 38,25 + 4,25

6 2,04 + 0,51 40,8 2,55

7 2,55 + 0,51 42,5 1,70

8 3,06 + 0,51 43,71 1,21

2˚) T1 T2 S2 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 0,34⇒ RAP ↑ ΔRAP décroissant

S 3 4 4 0,343 17,5 %

P 2 X ? 5 0,688 + 0,345 22,93 % + 5,83

6 1,031 + 0,343 25,775 % + 2,845

7 1,374 + 0,343 27,48 + 1,71

8 1,719 + 0,345 28,65 + 1,17

Conclusion : ECP augmente à écart constant ; RAP augmente à écart décroissant.

B – L’INÉGALITÉ AUGMENTE PARCE QUE P2 AUGMENTE D’UN POINT : INCONNUE S2

1˚) T1 T2 P2 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 1,01⇒ RAP* (ECP/98) ↑

ΔRAP* constantK = 1,03

S 2 X ? 3 2,02 2,061

P 1 3 4 3,03 + 1,01 3,092 + 1,031

5 4,04 + 1,01 4,122 + 1,030

6 5,05 + 1,01 5,153 + 1,031

7 6,06 + 1,01 6,184 + 1,031

8 7,07 + 1,01 7,214 + 1,031

9 8,08 + 1,01 8,245 + 1,031

10 9,09 + 1,01 9,276 + 1,031

2˚) T1 T2 P2 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 1.010⇒ RAP* (ECP/98) ↑

ΔRAP constantK ≈ 1,031

S 2 X ?

P 1 1,5 1,5 0,505 0,515

2,5 1,515 + 1,01 1,546 + 1,031

3,5 2,525 + 1,01 2,577 + 1,031

4,5 3,535 + 1,01 3,607 + 1,030

5,5 4,545 + 1,01 4,638 + 1,031

6,5 5,556 + 1,01 5,669 + 1,031

Conclusion : ECP augmente à écart constant ; RAP* augmente à écart décroissant.

Page 49:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Trente ans de comparaison des inégalités des chances : quand la méthode retenue conditionne la conclusion

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 53

C –L’INÉGALITÉ AUGMENTE PARCE QUE S1 AUGMENTE D’UN POINT : INCONNUE S2

1˚) T1 T2 S1 ↑ de + 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 1,01⇒ RAP* (ECP/97) ↑ ΔRAP* croissant

S 3 X ? 3 2,02 2,082

P 1 2 4 3,03 + 1,01 3,156 + 1,074

5 4,04 + 1,01 4,253 + 1,097

6 5,05 + 1,01 5,373 + 1,12

7 6,06 + 1,01 6,516 + 1,143

8 7,07 + 1,01 7,685 + 1,169

9 8,08 + 1,01 8,879 + 1,194

10 9,09 + 1,01 10,1 + 1,221

2˚) T1 T2 S1 ↑ + 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 1,01⇒ RAP* (ECP/97) ↑ ΔRAP croissant

S 10 X ? 10 9,09 10,1

P 1 2 11 10,101 + 1,011 11,349 + 1,249

12 11,111 + 1,010 12,626 + 1,277

13 12,121 + 1,010 13,932 + 1,306

14 13,131 + 1,010 15,269 + 1,337

15 14,141 + 1,010 16,636 + 1,367

16 15,152 + 1,011 18,038 + 1,402

17 16,152 + 1,010 19,472 + 1,434

Conclusion : ECP augmente à écart constant ; RAP* augmente à écart croissant

D – L’INÉGALITÉ AUGMENTE PARCE QUE P1 DIMINUE D’UN POINT : INCONNUE P2

1˚) T1 T2 P1 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 0,11⇒ RAP ↑ ΔRAP décroissant

S 10 11

P 6 X ? 6 0,445 8,9-%

5 0,556 0,111 9,27-% +-0,63

4 0,667 0,111 9,53 % + 0,26

3 0,778 0,111 9,73 % + 0,20

2 0,889 0,111 9,88 % + 0,15

1 1 0,111 10 % + 0,12

2˚) T1 T2 P1 ↑ de 1 ⇒ ECP ↑ΔECP

K = 0,06⇒ RAP ↑ ΔRAP décroissant

S 20 21

P 7 X ? 7 0,8125 5,8036

6 0,875 0,0625 5,8331 + 0,0295

5 0,9375 0,0625 5,8590 + 0,0259

4 1 0,0625 5,8823 + 0,0233

3 1,0625 0,0625 5,9028 + 0,0205

2 1,125 0,0625 5,9211 + 0,0183

1 1,1875 0,0625 5,9375 + 0,0164

Conclusion : ECP augmente à écart constant ; RAP augmente à écart décroissant

Page 50:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Jean-Claude Combessie

54

Annexe statistique II

Valeurs de P2 définissant l’inégalité constante selon (Δx) et (÷OR) quand [S1-P1] ≠ [S1-S2]

A – VARIATION À LA HAUSSE : S1 = 50 % ; [S1-P1] = K ; S2 varie à écart constant (+ 10)

Périodes T1 T2 (T1+1) T3 (T1+2) T4 (T1+3) T5 (T1+4)

(A) : [S1-S2] devient supérieur à l’écart initial [S1-P1]

Valeur de S1 50 % 60 % 70 % 80 % 90 %

Valeur de P1 40 %50 % 60 % 70 % 80 %

Selon Δx, l’inégalité est constante si P1+n =

Selon ÷OR, l’inégalité est constante si P1+n = 50 % 60,9 % 72,7 % 85,7 %

Conclusion : (÷OR) est plus noir que (Δx)

(B) : [S1-S2] devient inférieur à l’écart initial [S1-P1]

Valeur de S1 50 % 90 % 80 % 70 % 60 %

Valeur de P1 10 %50 % 40 % 30 % 20 %

Selon Δx, l’inégalité est constante si P1+n =

Selon ÷OR, l’inégalité est constante si P1+n = 50 % 30,8 % 20,6 14,3 %

Conclusion : (÷OR) est plus rose que (Δx)

(C) : Conclusion en cas de variation à la hausse : si S1 = 50 % et si l’écart initial est constant, (÷ OR) devient plus noir que (Δx) quand [S1-S2] devient supérieur à l’écart initial, plus rose quand il devient inférieur.

B – VARIATION À LA BAISSE : P1 = 50 % ; [S1-P1] = K ; S2 = 50 % puis varie à écart constant (– 10)

Périodes T1 T2 (T1+1) T3 (T1+2) T4 (T1+3) T5 (T1+4)

(A) : [S1-S2] devient supérieur à l’écart initial [S1-P1]

Valeur de S1 70 % 50 % 40 % 30 % 20 %

Valeur de P1 50 %30 % 20 % 10 % 0 %

Selon Δx, l’inégalité est constante si P1+n =

Selon ÷OR, l’inégalité est constante si P1+n = 30 % 22,2 % 15,5 % 9,7 %

Conclusion : (÷OR) est plus rose que (Δx)

(B) : [S1-S2] devient inférieur à l’écart initial [S1-P1]

Valeur de S1 90 % 50 % 60 % 70 % 80 %

Valeur de P1 50 %10 % 20 % 30 % 40 %

Selon Δx, l’inégalité est constante si P1+n =

Selon ÷OR, l’inégalité est constante si P1+n = 10 % 14,3 % 20,6 % 30,8 %

Conclusion : (÷OR) est plus noir que (Δx)

(C) : Conclusion en cas de variation à la baisse : si P1 = 50 % et si l’écart initial est constant, (÷ OR) devient plus rose que (Δx) quand [S1-S2] devient supérieur à l’écart initial, plus noir quand il devient inférieur.

Page 51:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 55

Savoir compter, savoir conter

Épisode n˚ 1 – Des chiffres : point trop n’en faut

! Daniel Temam*

Les textes que publient les statis-ticiens contiennent des chiffres :

quoi de plus normal, ces textes sont destinés à commenter les données issues de leurs enquêtes et de leurs autres opérations statistiques. Mais il arrive, bien souvent, que les chif-fres soient trop nombreux. Dans le pire des cas, les lecteurs se voient proposer des phrases qui ne font que répéter le contenu de tableaux : Le nombre des salariés concernés a progressé de 2,4 % en 2004, après 6,8 % en 2003, 1,7 % en 2002 et 3,3 % en 2001. Ou encore : En 2004, la progression a été de 8 % dans les hôtels-restaurants, 6,4 % dans le commerce, et 5,5 % dans les services rendus aux entreprises. Le premier exemple donne une évo-lution dans le temps, le deuxième compare des taux de croissance par secteurs d’activité (ils sont l’un et l’autre inventés, mais les exem-ples réels n’auraient pas manqué). Quand ils rencontrent des phra-ses de ce genre, les lecteurs sont, très rapidement, vaincus par l’en-nui. La conséquence est évidente : ils passent à autre chose. Rien ne les oblige en effet à lire les tex-tes qu’ils ont entre les mains. Tout comme chacun d’entre nous, ils reçoivent chaque jour une foule de journaux, magazines, comptes ren-dus, notes. Et, tout comme chacun d’entre nous, ils commencent à les parcourir, et s’arrêtent dès qu’ils ne sont plus suffisamment intéressés. Comment donc les intéresser ? En commentant l’information chiffrée, en la mettant en perspective. Ainsi, dans le premier exemple, la phrase donne quatre taux de croissance très différents. Il faut expliquer aux

lecteurs les raisons de ces diffé-rences. En particulier, ils aimeraient savoir pourquoi la croissance a été particulièrement rapide en 2003. De même, dans le deuxième exemple, les secteurs cités sont en principe ceux où la progression a été la plus forte. Là encore, les lecteurs souhaitent comprendre pourquoi la progression a été particulièrement forte dans ces secteurs. Dans les deux cas, et dans tous les exemples analogues, l’information statistique elle-même figurera dans un tableau. Ou, mieux, elle peut être présentée de manière parlante dans un gra-phique. Inutile de la répéter dans le texte, s’il ne s’agit que de la répéter. Le texte ne doit, à aucun moment, être le double d’un tableau. Ceci ne veut pas dire que les textes ne doivent comporter aucun chiffre : ils doivent en contenir, mais en nombre restreint. L’auteur doit sélection-ner quelques chiffres sur lesquels il souhaite insister, parce que ce sont les plus importants, ou les plus inattendus. Son rôle d’auteur est de les commenter, c’est-à-dire de faire ressortir ce qu’ils apportent. Une autre façon de voir les choses

est de dire que tous les chiffres cités dans le texte doivent être parlants pour les lecteurs. Un petit tour en Corse fournira cette fois un exemple : La densité moyenne de la Corse s’élève à 29 habitants au km2. Certes, mais 29 habitants au km2²², est-ce peu ou beaucoup ? Les lec-teurs géographes le savent, mais ils sont peu nombreux. L’auteur avait donc pris soin d’expliquer que cette densité était particulièrement faible : La densité moyenne de la Corse s’élève à 29 habitants au km2. Ce chiffre la place en dernière position des régions françaises, et fait d’elle l’île méditerranéenne à la densité la moins élevée. À titre de compa-raison, la densité de la population de la Sardaigne est de 68 habitants au km2, et celle de la Sicile de 198.

Faire appel à d’autres sources

Les commentaires gagnent souvent à faire appel à d’autres sources statistiques que la source principale commentée. Dans certains cas, cet appel est même nécessaire si l’auteur ne veut pas tromper ses lecteurs. Un exemple, volontaire-ment pris hors du champ de l’Insee, est particulièrement démonstratif (même s’il n’est pas très gai). Il s’agit de l’évolution du nombre de tués dans les accidents de la circu-lation. Ce nombre diminue réguliè-rement en France depuis plusieurs décennies. En 20 ans, entre 1983 et 2003, il a été divisé par deux. Ce chiffre en lui-même est satisfaisant. Les efforts faits dans ce domaine ont porté leurs fruits : limitation de

Page 52:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Daniel Temam

56

vitesse, contrôle de l’alcoolémie, amélioration du réseau routier, con-trôle technique des véhicules... Au cours de la même période, entre 1983 et 2003, le trafic a fortement augmenté. La baisse du nombre de tués, rapprochée de l’augmentation du trafic, prend alors davantage d’ampleur. L’amélioration est beau-coup plus spectaculaire. Un auteur commentant l’évolution du nombre de tués minore donc les progrès accomplis s’il ne fait pas appel à l’autre source que constitue l’évo-lution du trafic. Bien entendu, la comparaison n’est pas immédiate, et doit être affinée. L’auteur peut aussi faire appel à des compa-raisons internationales. Le nombre de tués pour un million d’habi-tants en France en 2002 a été de 129, alors qu’il n’a été par exem-ple que de 60 au Royaume-Uni, ou de 83 Allemagne. Cette fois, les lecteurs concluront qu’il reste, malgré les progrès accomplis, une marge importante de progression. Malheureusement, les auteurs se contentent bien souvent de « leur » source. L’appel à d’autres sources est bien rare, ce qui limite l’intérêt des commentaires, et peut donner, comme dans le cas des accidents de la circulation, des idées fausses. Cette réticence à utiliser d’autres sources est en partie justifiée : les champs sont souvent différents, de même que les concepts utilisés. De plus, la fiabilité de ces sources n’est pas toujours bien connue. Mais ces obstacles n’ont rien d’insurmonta-ble, pour peu que l’on ait la volonté de les franchir.

Arrondir

Une autre remarque, moins impor-tante, est que les chiffres qui figu-rent dans les textes sont souvent trop précis. En 2003, 5 731 person-nes ont été tuées dans un accident de la route en France. En lisant ceci, les lecteurs peuvent croire que le chiffre est connu à l’unité près, ce qui, pour de nombreuses raisons, n’est pas vrai. Un chiffre trop précis risque ainsi de faire illusion sur la précision des données commen-tées. A l’inverse, les lecteurs plus au

fait du sujet traité auront l’impres-sion que le statisticien surestime la précision de ses chiffres, ce qui n’est pas bon pour sa crédibilité. En fait, arrondir à 5 700 suffit large-ment. Les lecteurs saisissent plus facilement l’ordre de grandeur d’un chiffre arrondi, qu’ils sont de toute façon plus en mesure de retenir. Ce sont les tableaux qui donneront les chiffres précis fournis par l’en-quête, ne serait-ce que parce qu’il est trop compliqué d’arrondir les chiffres d’un tableau tout en respec-tant l’égalité des totaux. Certains auteurs craignent que les lecteurs soient choqués de lire 5 700 dans le texte et 5 731 dans un tableau. On peut raisonnablement penser qu’il n’en est rien, dans la mesure où les deux chiffres leur paraîtront cohérents. Les lecteurs compren-nent parfaitement que 5 700 est l’arrondi de 5 731, et que le chiffre figurant dans le texte est donc un arrondi du chiffre figurant dans le tableau. La règle à appliquer est simple : on arrondit au chiffre le plus proche ; 5 731 s’arrondit ainsi à 5 700 et non à 5 800, parce qu’il est plus près du premier chiffre que du second, ou bien, autre façon de le dire, parce qu’il est inférieur au milieu, soit 5 750. Les lecteurs ne seront choqués que si les deux chiffres, celui du texte et celui du tableau, ne sont pas cohérents, s’ils lisent par exemple 5 600 dans le texte et 5 731 dans un tableau. Ils se demanderaient alors à juste titre quel est le bon chiffre, sans pouvoir répondre.

Près de, plus de...

Une nouvelle habitude se déve-loppe dans les publications de l’Insee : faire précéder les chif-fres arrondis d’un « près de », d’un « plus de » ou, plus rarement, d’un « environ ». Certes, cette pratique traduit la volonté de l’auteur de ne pas écrire simplement « un tiers des salariés a telle ou telle caractéristi-que » alors que ce n’est pas exac-tement un tiers des salariés qui a cette caractéristique. Ce scrupule, pour louable qu’il soit, n’est pas pour autant justifié. Tout d’abord, les lecteurs ne sont pas des imbé-ciles : ils savent que, sauf hasard extraordinaire, ce ne peut pas être exactement un tiers des salariés. Ils se doutent donc qu’« un tiers » est un chiffre arrondi. Ajouter « près de », ou « plus de » ne leur apporte finalement aucune information sup-plémentaire : le « près de » ou le « plus de » donne certes le sens de l’écart, mais aucune idée sur son ampleur. Ces expressions sont donc inutiles, voire nuisibles. Quelquefois, elles aboutissent à conduire les lecteurs à suresti-mer la précision des chiffres qu’on leur fournit. En lisant « près d’un tiers », ils penseront que l’auteur est sûr que la proportion est infé-rieure à un tiers. S’ils lisent ensuite dans un tableau une proportion de 32,7 %, ils pourront légitimement en conclure que le chiffre est connu avec une précision meilleure que 0,6 point (33,3 moins 32,7). Or, bien souvent, c’est loin d’être le cas, en particulier si les résultats provien-nent d’une enquête par sondage. À vouloir être trop scrupuleux, on finit par tromper les lecteurs. C’est encore plus flagrant quand on lit, ce qui arrive quelquefois, « près de 63 % ». Cette fois les lecteurs ont immédiatement l’idée que le chiffre est connu à 0,5 point près (puis-que seuls les nombres compris entre 62,5 et 63,5 s’arrondissent à 63), ce qui n’est généralement pas le cas. Mais il y a plus. En lisant « près d’un tiers des salariés... », et pas seulement « un tiers des salariés », les lecteurs compren-nent que l’auteur veut leur suggérer

Page 53:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Savoir compter, savoir conter

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 57

Daniel Temam, X-Ensae, est chef de la division Rédaction des publications au sein du département de l’offre éditoriale de l’Insee, et en particulier rédacteur en chef d’Insee Première. Il a été notamment rédacteur en chef d’Économie et Statistique, ainsi que du Rapport sur les comptes de la Nation. Il a été également journaliste au mensuel Alternatives Économiques, et cofondateur et direc-teur de la publication du magazine Tangente, l’aventure mathématique. Par ailleurs, il est depuis de nombreuses années formateur aux techniques rédactionnelles à l’Insee, dans des services statistiques de ministères, des universités et des grandes écoles.Publications :Auteur de La nouvelle comptabilité nationale, Dunod, 1999.Coauteur de Sciences économiques, les grandes notions, Bordas, 1998.Membre de l’équipe de coordination des Polytechniciens dans le siècle, 1994.Traducteur de L’économie mondialisée de Robert Reich, Dunod, 1993.Auteur et coauteur de plusieurs livres d’initiation au bridge.

qu’un tiers, c’est beaucoup. Ou en tout cas que c’est plus que la proportion qu’ils imaginent sans doute. C’est le sens que véhicule l’expression « près de » dans le langage de tous les jours. Mais ce n’est certainement pas ce que veut dire l’auteur ! L’expression ajoute une signification parasite, qui n’est absolument pas recherchée.

Pour résumer

Les textes comportant des chiffres trop nombreux découragent les lec-teurs les mieux attentionnés. La para-phrase des tableaux est en particulier à bannir. Tous les chiffres figurant dans le texte doivent être parlants pour les lecteurs. Mieux vaut arron-dir que de donner des chiffres trop

précis. Les « près de », « plus de » et autres expressions équivalentes sont plus nuisibles qu’utiles.

Prochain épisode...

Le prochain épisode de la rubrique « Savoir compter, savoir conter » s’efforcera de vous expliquer com-ment rendre votre style plus vivant.

Page 54:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Courrier des statistiques n° 112, décembre 2004 59

Il y a 28 ans, dans le Courrier des statistiques

Pourquoi faire l’Histoire de la Statistique ?

Article de Michel Volle paru dans le Courrier des statistiques numéro 1 de janvier 1977

On se représente bien souvent la statistique comme une tech-

nique sans histoire. Elle utilise des procédures mathématiques particu-lières, dont les « retombées » dans la pratique dépassent rarement l’usage de la règle de trois. Elle leur associe des formes d’organisation du tra-vail que l’on retrouve dans d’autres domaines où le travail de bureau implique un traitement automatique de l’information (banques, assuran-ces, etc.) Surtout, en définitive, elle met en œuvre une sorte de bon sens professionnel, un « flair » qui ne s’acquiert que par la pratique : c’est ce flair qui permet de dégager, face à une demande d’information, la méthode qui donnera le résultat au moindre coût.

Si c’est cela, la statistique, à quoi bon en faire l’histoire ? À quoi bon compiler de vieux modèles de ques-tionnaires, des numéros « d’Études et Conjoncture », des interviews de vénérables « anciens », à quoi bon fouiller dans les archives de l’admi-nistration ?

Mais la statistique, c’est aussi plus et autre chose que la technique.

Le statisticien qui organise une enquête, le faiseur d’études qui ana-lyse et publie des résultats, l’orga-nisateur qui fonde et développe un service en font souvent l’expérience : la statistique est impliquée, très natu-rellement, dans des problèmes de pouvoir.

Prenons un exemple parmi d’autres. Les services d’une administration sont bien souvent des féodalités rivales : on peut le déplorer, car cela nuit à la qualité du service public ; mais c’est un fait. Les frontières de ces « domaines féodaux » font l’objet de négociations permanen-tes, de manœuvres, de coups de main, chacun cherchant à étendre son influence. Des compromis sub-tils s’établissent. Ils sont rarement explicites, plus rarement encore rationnels. Supposons maintenant que l’administration en question demande à un statisticien de mon-ter un système d’informations pour alimenter ses différents services. Une des premières besognes de ce statisticien sera de s’informer des fonctions des services, de leurs domaines de compétence ; il lui fau-dra (pour coder ses fichiers, classer ses dossiers, etc.) des informations bien plus précises que celles qui se trouvent dans les organigrammes. Il touchera alors – en toute naï-veté – des compromis délicatement élaborés, dont il mettra à jour les nuances implicites, et dont il fera cruement ressortir le manque de rationalité. Il posera ainsi le doigt sur des plaies d’amour-propre ancien-nes, qu’il réveillera. Bien plus, les exigences de la production d’infor-mation le conduiront à réclamer que l’on mette un peu d’ordre dans tout cela ; il peut alors se produire des drames qui passent l’imagination.

On peut trouver d’autres exemples, au niveau de la société prise dans son ensemble. Celle-ci – ou du moins

ceux qui y détiennent le pouvoir – souhaite que certains de ses aspects soient connus, et d’autres non. Des obstacles budgétaires, techniques, psychologiques, politiques ou autres s’opposent à la réalisation de cer-taines opérations : c’est ainsi que le statisticien d’aujourd’hui est désarmé devant les revenus non salariaux, les patrimoines, les groupes d’entrepri-ses, etc.

La société a donc ses « pudeurs ». Ce qui est préoccupant, c’est que les pudeurs portent justement sur des questions essentielles : on reconnaî-tra sans peine que, dans la courte liste citée au paragraphe précédent, se trouvent condensées quelques-unes des difficultés principales que rencontre notre société, aujourd’hui, dans son évolution.

Mais ces pudeurs évoluent. Les mentalités changent, les blocages disparaissent sur un plan pour se reformer sur un autre. Il y a, par-fois, des occasions à saisir. C’est ainsi, par exemple, qu’il était impos-sible d’obtenir des informations sur l’ensemble de la production indus-trielle entre 1860 et 1940 environ : les entreprises refusaient de répon-dre aux enquêtes et l’administration, pénétrée des dogmes du libéralisme, n’insistait guère. Mais, après la crise économique des années 30, on per-çut la necessité d’une intervention de l’État dans l’économie. Il devint admissible de s’informer, même s’il fallait surmonter quelques réticen-ces. Les premières enquêtes indus-trielles purent être réalisées en 1938,

Page 55:  · 2 Éditorial Pierre Bourdieu a marqué durablement toute une génération de statisticiens, en France, bien sûr, mais aussi en Algérie à la fin des années cinquante. Le Courri

Michel Volle

60

et le régime de Vichy monta dans le cadre du dirigisme économique un appareil statistique complet.

Par la suite, les statistiques indus-trielles furent réalisées pour la plu-part par les organisations patrona-les. Celles-ci étaient jalouses de leurs prérogatives dans ce domaine. Mais, progressivement, les servi-ces d’étude économique dont sont dotées les grandes entreprises ont ressenti le besoin, pour leur propre planification, d’une information pro-duite selon des procédures normali-sées et correspondant aux exigences de la qualité statistique : seule l’ad-ministration était en mesure de faire ce travail. La résistance des milieux patronaux diminua donc quelque peu, et en même temps les instances politiques prirent parti nettement en faveur d’une réforme. Il fut possible de faire avancer une négociation qui était restée longtemps bloquée, puis d’engager la réforme des enquêtes de branches dans l’industrie.

Il est inutile d’accumuler davantage les exemples. Retenons seulement l’idée suivante : le statisticien, dans la pratique de son travail, se trouve confronté à des problèmes politi-

ques, à des rapports de force qu’il lui faut comprendre et dans lesquels il doit pouvoir se situer ; sinon, il risque de ne pas pouvoir exercer son métier. Or, l’étude des rapports de force, de leur origine, de leur évolution, c’est précisément l’his-toire – entendue non pas comme le simple enregistrement des faits pas-sés, mais comme l’étude des cau-ses profondes de l’évolution. Cette étude a des implications actuelles, même si elle s’alimente par l’exa-men du passé.

Clarifier les relations entre la statis-tique et les pouvoirs, c’est donner au statisticien les moyens de dépas-ser une représentation étroitement technique de son travail – représen-tation dans laquelle une formation principalement mathématique nous enferme trop souvent. La naïveté des hommes de formation purement scientifique devant les problèmes de personnes et de pouvoir, leur con-ception étriquée de la « méritocra-tie », se retrouvent chez bien des statisticiens. Ils sont mal armés pour comprendre ce qui se passe en sta-tistique lorsqu’on sort des équations, des modèles et de l’informatique : et pourtant, c’est l’essentiel.

Allons un peu plus loin. Les relations entre la statistique et la connais-sance économique sont loin d’être claires. Le praticien est souvent stu-péfait par l’écart qui existe entre le bricolage incertain auquel il est contraint de se livrer, et l’audace des modèles, l’harmonie des comp-tes nationaux, la complexité logique des textes d’économie mathémati-que. Cet écart, d’où vient-il, com-ment a-t-il évolué, pourquoi est-il toléré ? L’étude des relations histori-ques entre la statistique, la compta-bilité nationale, les théories micro et macro-économiques, les politiques économiques, permet d’apporter à ces questions des éléments de réponse. Des constructions théori-ques imposantes s’avèrent, lorsqu’on regarde les conditions historiques et sociales de leur naissance, datées et situées avec précision ; elles ne sauraient sans abus revendiquer de validité en dehors du domaine dans lequel elles ont été conçues. Cela aussi, le statisticien doit le savoir. Il pourra alors mieux défendre les droits de l’observation des faits, de la connaissance modeste et critique de ce qui est observable, devant des constructions intellectuelles dont l’orgueil est souvent excessif.