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Tolkien et Čiurlionis : Art pictural et sens visionnaire COLLOQUE ČIURLIONIS DE KAUNAS (22-23 SEPTEMBRE 2005) 4 Voici près de trente-cinq ans maintenant que, grâce à mon ami Antanas Andrijauskas, j’ai eu le rare privilège de visiter en mai 1971 à Kaunas le Musée Čiurlionis et d’être à jamais marqué par la beauté de son univers pictural, par la présence d’un imaginaire qui éveille toujours en moi de profondes résonances. Et c’est un sentiment analogue que, quelques années plus tard, au printemps 1976, j’ai éprouvé lors de la découverte éblouissante du monde de Tolkien. Cependant, l’idée ne m’était pas venue d’établir un lien quelconque entre ces deux œuvres que rien ne semblait devoir réunir. En outre, étant médiéviste de profession et spécialiste de l’évolution des études médiévales en France dans la seconde moitié du XIX e siècle, il ne me serait jamais venu à l’idée d’écrire quoi que ce soit à propos de Čiurlionis ou de Tolkien. Mais il se trouve qu’un éditeur m’a proposé, en juin 2001, de rédiger un ouvrage de synthèse sur l’ensemble de l'œuvre de Tolkien, qui a abouti à la publication d’un livre paru en 2004 sous le titre de Tolkien, le Chant du Monde. Et c’est en travaillant à ce livre que s’est imposé à moi le parallèle entre les deux mondes visionnaires de Čiurlionis et de Tolkien. a

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Tolkien et Čiurlionis : Art pictural et sens visionnaire

COLLOQUE ČIURLIONIS DE KAUNAS (22-23 SEPTEMBRE 2005)

    

4                          Voici près de trente-cinq ans maintenant que, grâce à mon ami Antanas Andrijauskas, j’ai eu le

rare privilège de visiter en mai 1971 à Kaunas le Musée Čiurlionis et d’être à jamais marqué par la beauté de son univers pictural, par la présence d’un imaginaire qui éveille toujours en moi de profondes résonances. Et c’est un sentiment analogue que, quelques années plus tard, au printemps 1976, j’ai éprouvé lors de la découverte éblouissante du monde de Tolkien. Cependant, l’idée ne m’était pas venue d’établir un lien quelconque entre ces deux œuvres que rien ne semblait devoir réunir. En outre, étant médiéviste de profession et spécialiste de l’évolution des études médiévales en France dans la seconde moitié du XIXe siècle, il ne me serait jamais venu à l’idée d’écrire quoi que ce soit à propos de Čiurlionis ou de Tolkien. Mais il se trouve qu’un éditeur m’a proposé, en juin 2001, de rédiger un ouvrage de synthèse sur l’ensemble de l'œuvre de Tolkien, qui a abouti à la publication d’un livre paru en 2004 sous le titre de Tolkien, le Chant du Monde. Et c’est en travaillant à ce livre que s’est imposé à moi le parallèle entre les deux mondes visionnaires de Čiurlionis et de Tolkien.

  

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Le point de départ en a été le thème de la grande vague, qui

engloutit un continent entier – rappel, naturellement, du mythe de l’Atlantide qui a hanté tant d’esprits à partir de la relation que donne Platon de la fin cataclysmique de cette île prestigieuse. Cette grande vague, qui occupe tout entière le Finale de la Sonate de la Mer de Čiurlionis, constitue un thème récurrent dans l’œuvre de Tolkien et ponctue le passage chaotique entre les divers Ages évoqués par son Légendaire. C’est en effet une vague immense qui engloutit, à la fin du Second Age, l’île de Númenor, dont la splendide lignée royale périt du fait d’un orgueil démesuré. Et à la fin du Troisième Age, la chute de Sauron au terme de la Guerre de l’Anneau, qui constitue le thème central du Seigneur des Anneaux, prend la forme d’une ultime vague ténébreuse qui cherche en vain à s’abattre sur le monde et qui manifeste l’évanouissement d’une puissance des plus redoutables. A partir de ce thème commun il m’est apparu qu’une véritable parenté spirituelle s’exprime au travers des deux œuvres visionnaires de Tolkien et de Čiurlionis – parenté spirituelle qui

exclut toute idée d’influence de l’un ou de l’autre, puisque le grand artiste lituanien est mort en 1911, tandis que l’œuvre de Tolkien (qui est né en 1892 et est mort en 1973) trouve sa première formulation dans des récits poétiques qui datent de 1916. On sait que les circonstances historiques tragiques du XXe siècle n’ont pas permis à l’œuvre de Čiurlionis d’occuper dans la conscience intellectuelle et artistique en Europe occidentale la place qu’elle aurait mérité du fait de sa qualité et de son originalité. Ainsi, Tolkien, malgré le vif intérêt qu’il a toujours porté aux mythologies de l’Europe du Nord, et en particulier au Kalevala finnois, n’a certainement jamais connu l’œuvre de Čiurlionis.  

 J’ai eu l’occasion d’évoquer, dans le colloque qui vient de se tenir à Vilnius, les nombreuses

affinités et concordances thématiques qui existent entre l’œuvre picturale de Čiurlionis et le Légendaire de Tolkien. Ce que j’appelle, à la suite de Tolkien lui-même, le Légendaire englobe l’ensemble des récits et autres textes relatifs à l’histoire de la Terre du Milieu au travers de plusieurs Ages qui se succèdent à partir de la création du monde. La mythologie de Tolkien est présente potentiellement dès l’époque de ses premiers textes poétiques, durant la période de la Première Guerre mondiale à laquelle il a participé sur le front de la Somme, et elle préexiste à l’œuvre publiée en 1954, le Seigneur des Anneaux, qui lui a valu une gloire mondiale, surtout lorsque la génération des années soixante aux États-Unis a fait de cette œuvre une sorte de « livre-culte ». Cette mythologie, que Tolkien n’a cessé d’approfondir, d’étendre et de transformer jusqu’à la fin de sa vie, est accessible au lecteur dans deux œuvres publiées toutes deux par l’un des fils de l’auteur, Christopher Tolkien, après la mort de son père. La première œuvre, le Silmarillion, est parue en 1977 et présente, sous la forme d’un récit continu, l’histoire des royaumes elfiques de la Terre du Milieu et des batailles grandioses livrées par les Valars (puissances tutélaires du monde) contre le Seigneur Ténébreux, Morgoth. Les douze volumes qui renferment The History of the Middle-earth se présentent sous une forme très différente, puisque nous avons ici, accompagnés par de savants commentaires philologiques de Christopher Tolkien, les multiples versions non seulement des récits concernant la Terre du Milieu, mais aussi de nombreux traités passionnants qui englobent des matières aussi diverses que l’histoire, la linguistique, la philosophie et la religion des divers peuples mis en scène dans les récits du Légendaire. Le lecteur dispose avec cette somme textuelle à la fois de tous les éléments de la mythologie créée par Tolkien et de l’histoire de la tradition manuscrite du Légendaire.

 Mais en plus de son œuvre littéraire, Tolkien est l’auteur d’une œuvre picturale d’un grand

intérêt, bien que le cœur de son génie créateur soit plutôt de nature philologique, au sens le plus fort du terme – l’amour du verbe, du logos – ce qui l’a poussé à inventer de multiples langues, dont certaines fort développées comme les deux principales langues elfiques, le quenya et le sindarin, puis à créer des personnages et des situations permettant la mise en œuvre de ces langues. Telle est bien la source langagière de l’imaginaire de Tolkien.

 

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L’aspect visionnaire du génie de Tolkien apparaît dans son œuvre picturale avec autant de force que dans son œuvre littéraire. Cette œuvre est présentée avec beaucoup de talent et de compétence dans le livre de Wayne Hammond et Christina Scull, Tolkien artiste et illustrateur. Une des principales caractéristiques de l’œuvre graphique et picturale de Tolkien, c’est qu’elle se présente sur un petit format, généralement sur une feuille de 30 cm de haut comme de large. Pour Tolkien, les arts dits « mineurs », ceux de l’artisanat, incarnent la vérité et la beauté tout autant que la peinture ou la sculpture. Si Tolkien admirait le talent de portraitistes tels que Frans Hals ou Van Dyck, il était surtout influencé par Arthur Rackham et sa façon de dessiner les arbres. La mère de Tolkien, qui a pris grand soin de l’éducation de ses deux fils jusqu’à son décès en 1904, était elle-même une artiste de talent, issue d’une famille de graveurs et d’estampeurs ; elle est l’auteur d’un traité d’ornementation où Tolkien puisa certainement son intérêt pour l’écriture décorative. La majeure partie de la création artistique de Tolkien est conservée, comme ses manuscrits, à la Bodleian Library d’Oxford ou au département des archives et collections particulières de Marquette University Library, de Milwaukee, dans l'État du Wisconsin.

  Comme l’art de Čiurlionis, l’art de Tolkien est profondément inspiré par

la nature, mais il est souvent travaillé par une pensée qui, partant de la contemplation de la nature – et en particulier de la mer et de la forêt ainsi que de thèmes architecturaux – aboutit parfois à des réalisations proches de l’art abstrait. On en trouve un bon exemple avec le superbe dessin intitulé Clair de lune sur un bois.

   

 Certains dessins de jeunesse de Tolkien, porteurs

de titres énigmatiques tels que Avant et Après suggèrent des ambiances où se mêlent un sentiment de sacré et d’angoisse que l’on pourrait certainement rapprocher avec certaines œuvres de Čiurlionis.  

Dans le dessin qui porte le titre d’Avant, un sinistre couloir, illuminé par deux solennels flambeaux reposant sur des colonnes torsadées conduit vers une sorte de porte ou d’autel énigmatique dont on ne sait s’il ouvre sur un monde de lumière ou de ténèbres. On peut rapprocher cette ouverture sur l’au-delà avec le portique surmonté d’une cloche qui ouvre, chez Čiurlionis, le Cycle des Funérailles.

  

   Le dessin auquel Tolkien a donné le titre d’Après

montre un personnage à la tête inclinée qui semble avoir franchi cette porte et qui avance sur une voie bordée de candélabres – long cheminement vers la lumière qui forme aussi le thème de la procession funèbre dans les tableaux 4 et 5 du cycle de Čiurlionis, dont on connaît par ailleurs la prédilection pour le motif des candélabres.

   

  

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  La proximité entre les deux artistes est

particulièrement frappante avec une œuvre qui, chez les deux, porte le même titre : la Pensée. Dans les deux cas l’idée est exprimée à la fois par une tête inclinée sur un corps massif et par des rayons lumineux qui émanent des yeux du personnage chez Čiurlionis, tandis que chez Tolkien ils forment sur la tête du penseur comme un soleil dont on ne sait s’il est lumineux ou ténébreux.

     

Un autre dessin de jeunesse de Tolkien évoque une thématique bien présente dans l’œuvre de Čiurlionis : la marche sur un abîme qui suggère le passage d’un monde à un autre ; dans le Bout du monde, on voit une silhouette filiforme au sommet d’une falaise aride tombant à pic sur une mer ensoleillée et qui saute dans l’abîme – « avec insouciance ou vaillance ».

  

Ciurlionis – Funérailles 4 et 5

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                          On songe au Scherzo de la Sonate du Serpent ou au signe des Gémeaux dans le Cycle du

Zodiaque.  Une part importante des dessins et peintures de Tolkien concerne l’illustration de ses œuvres

littéraires. Certains se rapportent aux tribulations des royaumes elfiques en Terre du Milieu dont le récit remplit la seconde partie du Silmarillion, avec la chute de Gondolin et celle des grottes de Nargothrond ravagées par le dragon Glaurund. Plusieurs dessins illustrant des scènes du Hobbit (paru en 1937, et dont le succès entraîna Tolkien, à la demande de son éditeur, dans la rédaction du Seigneur des Anneaux) sont en étroite relation avec le texte ; le dessin permet à l’auteur de montrer le cadre de l’action qui est développée dans le texte. Cette partie de l’œuvre picturale de Tolkien, étroitement reliée à son œuvre littéraire, présente moins de rapports avec Čiurlionis que les œuvres de jeunesse ou des dernières années de Tolkien.

 Tolkien – Tapis de Númenor    Čiurlionis  – Esquisse pour décor d’opéra   

Cependant, après l’achèvement du Seigneur des Anneaux (publié en 1954), Tolkien reviendra dans ses œuvres tardives à un art décoratif qui n’est pas sans rappeler, comme par exemple le Tapis de Númenor, les esquisses de Čiurlionis pour des décors d’opéras ou les encadrements des titres de certaines partitions musicales de chants populaires

lituaniens.   

Ciurlionis – Sonate du Serpent – Scherzo

Cycle du Zodiaque : les Gémeaux

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                          Durant cette dernière phase de son activité artistique, Tolkien créa une héraldique elfique

imaginaire, avec des règles précises, sans rapport avec celles de l’héraldique médiévale, et dont les emblèmes sont d’une grande beauté par leurs couleurs et leurs formes harmonieuses.

    Il convient d’ajouter à ces multiples facettes de l’activité artistique

de Tolkien deux domaines qui ont une importance particulière dans le processus créateur de son œuvre : la calligraphie et la cartographie imaginaires. En effet, non seulement Tolkien a inventé de nombreuses langues pour les différentes sortes d’êtres qui peuplent son Légendaire, en plus des Hommes – les Elfes, les Nains, les Orques, les Ents… - mais il a également inventé pour plusieurs de ces langues des alphabets particuliers. Médiéviste de profession, enseignant à Oxford la langue et la littérature anglaises du Moyen-Age, Tolkien connaissait bien les manuscrits originaux de cette époque, et il s’en inspire avec raffinement dans une lettre manuscrite attribuée au roi Elessar.

   

 

Tolkien – Héraldique elfique

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 La cartographie constitue, elle aussi, un des éléments les plus significatifs de l’activité créatrice

de Tolkien puisque l’ensemble de son Légendaire fait l’objet de cartes nombreuses et détaillées, dont plusieurs sont dues, d’ailleurs, à Christopher Tolkien qui fut, dès sa jeunesse, le premier lecteur et admirateur de l’œuvre de son père.

       Voyons maintenant de plus près quelques aspects de convergence entre l’art pictural de Tolkien et

la peinture de Čiurlionis. Dans un des essais les plus profonds sur l’esthétique de Čiurlionis parus encore du vivant de l’artiste, Valerian Chudovsky mettait en valeur la verticalité comme un des traits dominants de cette esthétique. On pourrait en dire sans doute de même à propos de l’œuvre artistique de Tolkien, et ce trait est particulièrement sensible lorsqu’il aborde le motif, qui lui est cher entre tous, de la forêt. En particulier, une citation de Valerian Chudovsky relative à l’attitude de Čiurlionis lorsqu’il peignait une forêt nous semble parfaitement adaptable à Tolkien :

 There are sketches of his which clearly show that, when he looked into the depths of a forest, he did not see individual trees. He actually perceived only the overall vertical effect of the trees trunks, and he would create paintings which with their wondrous realism objectify abstract idealism.  

  

Tolkien – Carte du Pays sauvage (Wilderland)

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Cette esthétique de la verticalité est frappante dans deux illustrations de Tolkien ; la première, la

Forêt de Fangorn (Taur-na-Fuin) se réfère à une région dont il est question dans le Silmarillion, tandis que la seconde, Mirkwood, est la forêt que doivent traverser Bilbo et ses compagnons dans le Hobbit. Dans ce dernier dessin, les troncs stylisés et l’absence de feuilles donnent une impression d’abstraction tout en suggérant un climat oppressant du fait d’un espace sans limite plongé dans le noir et le silence.

Tolkien – Fangorn (Taur-na-Fuin)

Tolkien - Mirkwood

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   Mais il arrive aussi que l’arbre soit porteur d’une harmonieuse beauté,

comme cet Arbre d’Amalion dont les fleurs stylisées, petites et grandes, symbolisent des poèmes et des légendes ; cet arbre constitue ainsi comme une sorte d’emblème du Légendaire de Tolkien, composé d’une multitude de récits et de légendes plus ou moins développés. Selon un spécialiste des langues de Tolkien, Carl F. Hofstetter, le nom d’Amalion dériverait du quenya Amalia, qui signifie « riche, béni ». Ainsi, c’est le Légendaire de Tolkien qui devient à son tour un « arbre des bénédictions ».

      

 La montagne sacrée est aussi l’un des grands thèmes de Tolkien.

La montagne est sacrée par elle-même, sans qu’il soit besoin d’y élever un temple, de même que le culte rendu au Dieu unique, Eru, n’a pas besoin de l’intercession d’un clergé mais exige seulement de ceux qui viennent le vénérer un silence absolu. C’est dans la solitude et le silence que l’homme entre en relation avec le divin, et plusieurs œuvres de Čiurlionis, dont le fameux tableau intitulé Tranquillité témoignent de cette intelligence spirituelle.  

    

           

               

Ciurlionis – Sonate des Etoilels – Allegro

Tolkien – Palais de Manwë

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La montagne sainte par excellence est, dans le Légendaire de Tolkien, celle du Taniquetil, située dans le Royaume Béni de Valinor, à l’extrême-ouest du monde, et c’est au sommet de cette montagne que réside Manwë, le premier parmi les Valars, celui qui est en contact direct avec Eru, le Dieu unique. Tolkien a représenté sur l’un de ses dessins le Palais de Manwë siégeant sur les Montagnes du Monde, au-dessus de Féerie, que Wayne Hammond et Cristina Scull décrivent en ces termes :

 <quote>D’un côté de la montagne, la pente est baignée par la clarté du soleil, de l’autre, la lueur d’un croissant de lune crée une sensation de froidure. Les diverses couches d’air décrites ici semblent en accord avec l’Ambarkanta ou dessin du monde écrit par Tolkien dans les années trente. Ilmen, air médian, pur et clair, qui contient le Soleil, la Lune et les étoiles, surplombe directement Valinor, mais par instants Vista, couche inférieure, arrive de Terre Centrale. (Hammond, p. 54) </quote>

 Une fois encore, on ne peut être que frappé par la parenté de cette vision avec l’Allegro de la

Sonate des Étoiles de Čiurlionis, même si cette œuvre s’inscrit dans une thématique cosmogonique (le passage du chaos au cosmos) qui n’est pas présente dans le dessin, plus statique, de Tolkien.

   

Dans la dimension épique qui est l’une des composantes du monde visionnaire de Tolkien, les tours et les cités – d’inspiration généralement médiévale – occupent une place de choix. Ainsi, dans le Seigneur des Anneaux, le Mordor, territoire du Seigneur Ténébreux, est quadrillé par une série de tours terrifiantes avec, en son centre, Barad-dûr, où réside Sauron en personne. Un dessin de Tolkien présente une vue particulièrement écrasante et lourde de menaces de ce sinistre lieu, avec en arrière-plan la Montagne du Destin d’où s’écoule une rivière de lave.

  

   Dans l’œuvre de Čiurlionis, un des

tableaux les plus sombres évoque un lieu de terreur équivalente : il s’agit de la Ballade du Soleil Noir qui pourrait parfaitement illustrer, dans le Seigneur des Anneaux de Tolkien, le thème de l’envahissement du monde par les forces ténébreuses.

      

      

Ciurlionis – Ballade du Soleil Noir

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Concluons par deux remarques. Un des mérites de l’œuvre de

Tolkien, c’est qu’elle a inspiré nombre d’illustrateurs dont certains de grand talent. Il semble que l’évocation d’un monde de beauté tel que celui du Légendaire – même s’il comporte son revers terrifiant – engendre à son tour de la beauté. Parmi les plus remarquables des illustrateurs de Tolkien, nous citerons les noms d’Alan Lee, de John Howe et de Ted Nasmith, et nous rappellerons que Peter Jackson, le réalisateur du film le Seigneur des Anneaux qui est sorti sur les écrans entre 2001 et 2003, s’est largement inspiré de ces illustrateurs, plus encore peut-être que de l’œuvre même de Tolkien. Nous retrouvons chez ces illustrateurs trois des caractéristiques qui contribuent à rapprocher l’univers visionnaire de Tolkien de celui de Čiurlionis : le sens du sacré, le sens du cosmique et une grande plasticité architecturale.

  Enfin, nous pourrions rappeler que le génie créateur de

Čiurlionis n’est pas sans rapport avec la renaissance de la culture lituanienne à la fin du XIXe siècle. En ce qui concerne Tolkien, il exprimait lui-même le désir de créer « une mythologie pour

l’Angleterre ». L’ancrage de ces deux œuvres dans un terreau national, loin de contrarier leur universalité, contribue certainement à donner à ces deux visionnaires une place de choix dans la conscience artistique et spirituelle de tous ceux qui, à notre époque, aspirent à un nouveau « ré-enchantement » du monde.

 Charles Ridoux

 Amfroipret, le 13 juin 2005