2012 Fer a Oun Insinuation

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2012 Fer a Oun Insinuation

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  • Pr. BOUALIT Farida

    Universit de Bejaia-Algrie

    Lcriture de linsinuation et du trompe-lil De Mouloud Feraoun

    1

    Rsum :

    Cette lecture de Mouloud Feraoun se propose de dmontrer que cet crivain sinsinue dans le systme culturel franais (langue et culture) pour y inscrire la parole de lautre. Les modalits de cette insinuation sont essentiellement le recours ostentatoire au modle raliste, le trompe-lil, la perruque littraire et la perruque scolaire.

    Mots cls : insinuation trompe-lil perruque scolaire perruque littraire dcorum- Feraoun

    Aujourdhui encore, plus dun demi-sicle aprs sa publication, et malgr son fort investissement par la critique, luvre de Mouloud Feraoun comporte dimportantes zones dombre. Certes, aprs avoir t identifie comme assimilationniste par une certaine critique qui fit de son auteur, par voie de consquence, un chantre de la culture franaise, elle fut en quelque

    sorte rhabilite par une autre critique pour sa dimension anthropologique.

    Cette apprciation bivalente est ainsi dcrite par Tahar Djaout, dans un article intitul Prsence de

    Feraoun (Tidukkla n14, 1992):

    L'uvre de Mouloud Feraoun a toujours eu ses dtracteurs, mais aussi des dfenseurs convaincus. () Paradoxalement, les reproches adresss Feraoun de son vivant et ds le dbut de sa carrire, sont les mmes que certains exhibent aujourd'hui encore, comme si les outils de la

    critique n'avaient pas volu depuis et comme si le contexte socio-politique et culturel de l'Algrie

    tait demeur immuable. Le plus tenace des griefs s'attache au cachet trop rgionaliste que

    d'aucuns dclent dans l'uvre 2. Nous nous sommes alors pos la question de savoir si cette interprtation bivalente ntait due une modalit particulire de prsence, dans le texte, de certains lments dterminants ; modalit

    particulire, qui est celle de linsinuation et du trompe-lil, dont leffet aura t d induire (au sens tymologique de conduire vers , du lat. inducere) les lecteurs des textes de Feraoun en

    erreur. Nous disons bien les lecteurs des textes, autrement le narrataire et non le lecteur rel. Si la

    lecture des textes de Feraoun est encore enferme dans cet antagonisme (dnigrement vs dfense),

    cest bien parce que le lecteur rel a occup la place du narrataire pour juger (favorablement ou dfavorablement) lauteur quil a confondu avec le narrateur. Nous tenterons donc de dmontrer que lcriture de Mouloud Feraoun est une criture de linsinuation et du trompe-lil. Elle est caractrise par une manire dhabiter la langue et la culture franaises qui ne se fait ni pour elles (dans une vise dite assimilationniste), ni

    contre elles (dans une vise de rfutation dun modle culturel extrieur et surtout dominateur), ni avec elles (dans une vise galitarisme, voire humaniste), mais en elles de manire sy insinuer sans sy perdre et ce, conformment ltymologie du mot insinuer (du latin insinuare faire pntrer au sein de, introduire, glisser dans).

    Lcriture de linsinuation et du trompe-lil de Mouloud Feraoun vise tout la fois : - le fait de sintroduire dans le systme de la langue et de la culture en sy glissant, - le fait de le faire avec habilet, adroitement , avec un art de faire qui ne permet pas de

    souponner une quelconque distance (ou hostilit) par rapport ce systme, et enfin,

    - le fait que cette habilet affiche une amnit dissimule tout en lexhibant (le masque nest-il pas un aveu ?!) une intention pour le moins autre.

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    I la pratique littraire de linsinuation : linsinuation dans le modle de lcriture raliste

    Cette capacit de luvre souvrir une interprtation contradictoire est le symptme rvlateur, en quelque sorte, de ce que nous visons travers une esthtique littraire de linsinuation et du trompe-lil. Cette esthtique est caractrise par la prise en charge dune certaine duplicit du texte littraire. La duplicit ou le dialogisme qui nous occupera ici, certes fondamentalement

    historique, ne sinscrit pas dans une dynamique dialectique et le dialogue vise non franchir la distance qui spare le locuteur de lallocutaire mais plutt faire franchir cet allocutaire la distance qui le spare de son locuteur.

    Dans cet ordre dide, ce qui est privilgi nest pas lespace de lentre-deux, de la rupture, de la scission mais, au contraire, ce qui les colmate en laissant deviner ce quil recouvre, ce qui ralise la continuit tout en gardant trace de la rupture, lunit par-dessus (et non au-del) la sparation. Les pratiques littraires de linsinuation et du trompe-lil, que suscite ce type de duplicit, sont diplomatiques, tacticiennes au contraire dautres pratiques, plutt stratgiques, qui engagent le texte dans une contestation gnralise, frontale. Cette distinction a t inspire par la dfinition que

    forge Michel De Certeau3 de stratgie et de la tactique :

    Jappelle stratgie le calcul des rapports de force qui devient possible partir du moment o un sujet de vouloir et de pouvoir (un propritaire) est isolable dun environnement. Elle postule un lieu susceptible dtre circonscrit comme propre et donc de servir de base une gestion de ses relations avec une extriorit distincte (des adversaires).() Jappelle au contraire tactique un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc une frontire qui distingue lautre comme une totalit visible. La tactique na pour lieu que celui de lautre. Elle sy insinue, fragmentairement, sans le saisir en son entier, sans pouvoir le tenir distance (20-21).

    Selon notre hypothse, Mouloud Feraoun est identifier aux premires, tandis que Nabile Fars, par

    exemple, aux secondes.

    On peut affirmer, aujourdhui, que linsinuation fraounienne a t si adroite quelle a tromp bien des lecteurs, pris au pige de lidentification texte au modle colonial tendu par le texte. Or, y regarder de plus prs, la convocation fraounienne des modles de la culture dominante

    (modles littraires, modles scolaires, reprsentations collectives, etc.), hgmonique, est

    systmatiquement accompagne de sa mise en suspicion , qui signifie leur mise en accusation.

    Donc, linsinuation fraounienne consiste installer, dans les rets dune parole dautorit (dans le sens de parole autorise), une autre parole, minore. Cette autre parole, en occupant ce lieu qui ne

    lui appartient pas en propre et dont elle ne revendique pas la proprit, sinsinue dans le champ du systme culturel dominant. Cest cette autre parole, subversive, qui permet lauteur (et son texte) doccuper le lieu de lautorit pour le troubler sans se dsavouer, ni se renier. Cest la raison pour laquelle nous parlons, dans ce cas prcis, dcriture en trompe-lil. Pour notre dmonstration, nous avons retenu le second roman de Mouloud Feraoun, La Terre et le

    sang (Seuil, 1953) et, en particulier, le premier paragraphe de lincipit que nous reproduisons ici : Lhistoire qui va suivre a t rellement vcue dans un coin de Kabylie desservi par une route, ayant une cole minuscule, une mosque blanche, visible de loin, et plusieurs maisons surmontes

    dun tage. On admettra sans doute quun cadre si ordinaire ne soit le tmoin que de banales existences car les personnages principaux dont lhistoire sera relate nont rien dexceptionnel. (Le lecteur doit en tre tout de suite averti). Tout au plus pourrait-on stonner que lun dentre eux soit une Parisienne. Comment supposer, en effet, qu Ighil-Nezman, puisse vivre clotre une Franaise de Paris ? (7).

    Le modle balzacien transparat fleur de texte : H. de Balzac ncrivait-il pas, environ un sicle plus tt, dans son avertissement au lecteur du Pre Goriot : All is true . Ainsi, lincipit contient les trois ingrdients principaux du rcit raliste en ce quil promet un enchanement dvnements mettant en scne des personnages dans une structure spatio-temporelle rfrentielle.

    A linstar de lcriture raliste classique, cet nonc inaugural attire lattention sur le fait que ce qui est programm dans le livre relve de lordinaire auquel les ralistes identifient le rel. Le narrateur se dfend de toute fantaisie (au sens dune libert prendre avec le rel), de toute cration

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    (au sens de fiction mme vraisemblable), de tout amnagement dun effet dtonnement (au sens deffet mnag).Il revendique le quotidien dans un souci dhyperralisme. Ce parti pris de ralisme, voire dhyperralisme, est explicite au niveau du dcor dont la vraisemblance accrdite sa banalit, thme fondateur de lincipit et de tout le roman qui en surdtermine lespace, le temps et les personnages: cadre si ordinaire , banales existences , les personnages nont rien dexceptionnel , etc. Cet effet de banalit, qui mane de cet incipit, est cr par la combinaison de plusieurs procds

    (outre celui de sa thmatisation) dont: a - le recours systmatique larticle indfini ( un ), qui te aux lments du cadre spatial toute spcificit, toute marque distinctive, pour les fondre dans lanonymat de l indistinction du lieu topographique identifi au village : un coin de Kabylie, une route, une cole minuscule,

    une mosque blanche visible de loin, etc.

    b - labsence de dterminants vocation descriptive ou leur neutralisation dans lvocation des principaux pans du dcor : lcole aux proportions rduites, la limite du visible ( minuscule ), la blancheur de la mosque, affecte daucune valence alors que par ailleurs elle peut tre symboliquement, se lit ici comme la non-couleur dlments ( une mosque ) placs de surcrot distance ( visible de loin ).

    La combinaison de ces procds contribue une apprhension distancie du dcor, qui semble

    soffrir de lui-mme un regard anonyme, indiffrenci. Ainsi, les traits gnriques des lments tant privilgis par rapport aux traits diffrentiels, le cadre est saisi dans son caractre ordinaire

    plutt que typique : nimporte quel village dans un coin de Kabylie et non nimporte quel village kabyle. La gnralisation de ces procds tout le texte et leur combinaison dautres procds qui contribuent galement produire cet effet calcul de banalit. La fascination ou

    lempathie exotique est coupe par lcriture feraounienne qui veille sy soustraire en permanence. Reportons-nous lincipit du premier roman de M. Feraoun, Le Fils du pauvre (Seuil, 1954/ 1re d. 1950) :

    Le touriste qui ose pntrer au cur de la Kabylie admire par conviction ou par devoir, des sites quil trouve merveilleux, des paysages qui lui semblent pleins de posie et prouve toujours une indulgente sympathie pour les murs des habitants. On peut le croire sans difficults, du moment quil retrouve nimporte o les mmes merveilles, la mme posie et quil prouve chaque fois la mme sympathie. Il ny a aucune raison quon ne voie pas en Kabylie ce quon voit galement un peu partout. Mille pardons tous les touristes. Cest parce que vous passez en touristes que vous dcouvrez toutes ces merveilles et cette posie. Votre rve se termine votre retour chez vous et la

    banalit vous attend sur le seuil. Nous, Kabyles, nous comprenons quon loue notre pays. Nous aimons mme quon nous cache sa vulgarit sous des qualificatifs flatteurs. Cependant nous imaginons trs bien limpression insignifiante que laisse sur le visiteur le plus complaisant la vue de nos pauvres villages.

    La superposition des deux incipit met en relief leur complmentarit tous les niveaux. Ainsi, il

    sagit du mme espace, la Kabylie, dont la banalit est dcrite par un narrateur qui, de surcrot, nest pas simplement un familier des lieux mais un autochtone, porte parole de la collectivit dans laquelle il est entirement impliqu travers le nous associatif. La banalit est donc saisie de

    lintrieur, do sa caution affiche de crdibilit. Le ralisme, pouss lexcs, est en fait une criture en trompe-lil car, ce qui importe cest ce qui sinsinue dans son tissu : le dni du label de lexotisme, modle quasi incontournable quand il sagissait de parler de lautre (ou en tant quautre) cette poque ; poque durant laquelle lAlgrie a incarn lOrient dans limaginaire culturel franais (voire europen). Ainsi, chez Feraoun, il sagit beaucoup plus de dcevoir lattente dun lecteur en mal dexotisme que daffirmer la vracit de lhistoire qui va tre raconte. Cet effet de banalit qui mane de linsinuation dans le modle de lcriture raliste (enseign lcole dj au temps de Feraoun travers certains grands auteurs franais) dans le but de le dtourner de ses objectifs, contredit, lui seul, la thse de lcriture ethnographique ou rgionaliste. Mais dautres procds y contribuent.

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    Nous pouvons donc affirmer que la reconduction ostentatoire du code de lcriture raliste et la convocation/rfutation de la vision exotique caractrisent lcriture de linsinuation qui consiste bien se glisser dans le systme dominant (esthtique et idologique) pour le dranger dans sa

    vision errone de lautre. Pour sen convaincre, examinons, mme succinctement, les modalits fraouniennes de lcriture en trompe-lil.

    II la pratique littraire de linsinuation : la pratique du trompe-lil : En principe, lincipit dune uvre est cens en programmer sa lecture. Mais lcriture fraounienne sinsinue dans cette annonce de luvre, dj pervertie par le recours ostentatoire au code raliste, pour en faire un trompe lil (comme en peinture). Nous constatons, en effet, que le dcor inaugural de La Terre et le sang, par exemple, nest l que pour faire illusion. La preuve en est que ni cette route , ni cette cole , ni cette mosque ,

    ni mme une de ces maisons un tage ne joueront un quelconque rle dans la digse :

    Cest ainsi que dbarqua par un aprs-midi de printemps, la Parisienne qui mit en moi tout le village. Cependant lvnement ne dpassa en porte tant dautres qui, de temps en temps, veillent inopportunment la curiosit des gens (). Puis, ils (les enfants) escortrent sans faon le couple (). Amer-ou-Kaci devenait de plus timide, rougissant davantage chaque rencontre et semblait vouloir sexcuser auprs de tous les vieux, ces vieux quil avait abandonns, Dieu sait depuis quand.() Le couple avanait avec circonspection, car on entrait maintenant dans la grand rue du village. Si lon ne peut pas deviner quoi pense exactement la dame et do vient sa timidit, on peut, par contre, comprendre lembarras dAmer. Il navait pas song lopinion publique et maintenant, il recule, il ne veut laffronter crnement. Non ! Ce nest pas le dpotoir public dordures formant une butte norme prcisment devant eux, ce nest pas, non plus, cette pauvre rue informe, troite, ravine, boueuse, ce nest pas la vue de ces choses qui le font rougir devant sa femme. Il ne se gnerait gure avec elle !() Cependant, lhomme, la femme, le cortge denfants avanaient et sengageaient rsolument dans une ruelle sombre pour se rendre chez Kamouma. (8-9)

    Ainsi, au dbut du roman, le taxi arrive dans le village-dcor, puis repart , suggrant quil a t au bout dun itinraire avant de faire demi-tour. Le couple (Amer le fils de Kamouma et sa femme, la Franaise), aprs avoir dbarqu , donc aprs leur arrive au port , continue

    cependant, son trajet au-del de cette limite, derrire ce leurre de dcor, effectuant un rite de

    passage prouvant.

    Tout se passe, comme si le narrateur avait camp une faade, suggrant une mise en perspective

    laquelle, en fait, disparatra du roman. L histoire a lieu derrire ce dcor-paravent, dans un autre dcor avec une autre rue, dautres maisons et dautres personnages qui nappartiennent qu cet espace (Kamouma, Chabha, etc.).

    Les personnages, sloignant de plus en plus dun dcor qui ne porte aucune trace de leur passage ( ne serait-ce que sous la forme dun regard pos sur un lment), pour entrer dans un autre plus intime ; un autre lieu sans extriorit puisque mme sa rue est un lieu du dedans : on entrait

    maintenant dans la grandrue du village (9) ; un autre lieu enfin dont le moins quon puisse dire est quil nest pas banal, non pas du point de vue du lecteur, mais du point du point du personnage : - dpotoir public dordures formant une butte norme, prcisment devant eux (9). - la grandrue du village : cette pauvre rue informe, troite, ravine boueuse (9) - ces fanges bleutres qui sortent en rigoles des maisons, ces pts dexcrments qui pourrissaient dans les recoins, ces murs moiti crouls et rapics de claies en roseaux, ces

    gourbis minuscules, enfums et malpropres (9)

    Nous sommes donc autorise, dans le cas de ce dcorum initial, parler de faade en trompe-

    lil du roman. Elle nest l pour donner le change : composer (avec les autres lments) une apparence standard de la topographie du village, afin de contribuer couper la fascination exotique.

    Il sagit donc, dans la pratique littraire fraounienne, dune manuvre dinsinuation dans un dcor qui nest que dcorum banal pour transiter vers le vritable espace digtique.

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    Cependant, la traverse du dcorum vers le dcor est une preuve pour le couple. La progression,

    ds lors, ne sinscrit plus dans le rituel habituel daccs balis par repres inhrents au paysage mais dans celui balis de lintersubjectivit. Le couple traverse un champ motionnel fait de timidit, de gne, de malaise que constitue lopinion publique . On pourrait penser quil sagit l simplement dune substitution dun dcor par un autre dans un mouvement qui va du gnral banal vers le particulier insolite.

    Mais Grce une tactique dvitement, lintrt est habilement dtourn de laspect rpugnant de ce cadre, pourtant pouss au scatologique : il est voqu par ngation ( non ce nest pas le dpotoir... , ce nest pas non plus cette pauvre rue , etc.), autrement il est en quelque sorte banalis .

    Le narrateur, loin de faire lapologie de la ralit sordide par provocation (contre la vision exotique par exemple), loin de vouloir rtablir la vrit titre de tmoignage, choisit de dire le sordide, non

    pour lui-mme (ce qui aurait eu pour effet de contredire le touriste) mais pour ce qui le subsume et

    qui embarrasse Amer, le personnage : le reproche quil pressent chez gens de son village et mme dans les choses . Donc, l extraordinaire de lhistoire, linstar du banal , nest pas l le lecteur aurait pu lattendre (par convention). Nous dirons que lincipit du livre correspond un prototype de la littrature identifie comme raliste en son affirmation inaugurale de son lien avec le monde ordinaire ; exemple canonique du

    genre, il fonctionne comme une microstructure autosuffisante et parfaite, qui se fait oublier ds

    leffet de reconnaissance produit. Le dcor, en tant qulment intgr cet ensemble est, au sens propre du terme, un leurre qui permet dinstaller le lecteur en territoire littraire familier ; territoire caractris par un dcor- tableau, conu comme un dispositif saisi tout entier dans son extriorit.

    Cet objectif atteint, le vrai dcor est mis en place mais sans nier le premier puisquil noccupe pas le mme espace que lui et nest pas de mme nature que lui : il nest conu contre le premier dcor, mais autre que lui et ailleurs.

    Lcriture en trompe lil peut galement sinsinuer dans les lments reconnus par le lecteur pour les dtourner des fonctions auxquelles ils sont associs.

    Le traitement digtique de la mosque en tant lment du dcor est caractristique de ce

    procd de dtournement par falsification: la mosque blanche, visible de loin de lincipit fait partie intgrante du cadre (si) ordinaire . Ainsi, ds le dbut, le lecteur est prpar la prsence

    digtique de ce lieu de culte, dans la vie routinire du village. Cependant, la seule fois o la

    mosque est voque dans le roman, cest au moment o ses fonctions sont dvoyes : Il (Amer) tait devenu un habitu des runions du village. Ces runions absolument anarchiques

    avaient lieu tous les quinze jours, un vendredi .Elle se tenaient dans lunique salle de la mosque, sur les lourdes nattes dalfa qui recouvraient le sol battu. La premire runion ldifia par son dsordre.(...) Ce fut une cacophonie endiable.(...)Nul dentre eux en effet ne savait o passait largent des amendes, des machmels ou des sadakas. Les corves et les taxes taient rclames sans raison. (...). La runion suivante dbuta de la mme faon. Lamin ouvrit la sance et immdiatement fusrent de toutes parts les interpellations :

    - Parlons au nom du Prophte !

    - Non, attends, Ahmed, parlons au nom du Prophte !

    - Alors coutez-moi, je vous dis dabord : parlons au nom du... Ctait le tumulte invitable. (164-165)

    A aucun endroit du texte, il nest fait allusion la mosque comme lieu du rituel de la prire. Il en est de mme du jour de la runion (le vendredi), jour de prire collective dans le rituel de la prire

    musulmane. Le frquentatif connotation religieuse, le vendredi , est dplac et intgr un

    frquentatif de type dnotatif, tous les quinze jours, le vendredi . Le lecteur, dont les

    connaissances lui permettent de saisir ces glissements de sens, retiendra de la mosque quelle est un lieu de runions de type syndical pendant lesquelles linvocation du Prophte qui inaugure la prise de parole est une formule dtourne de son sens premier. Cette similitude avec la runion

    syndicale est, en outre, une consigne de lecture :

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    Il (Amer) se leva posment et sans se presser, sans prendre parti, se mit expliquer comment les

    ouvriers franais organisent une runion.(..) La runion ne fut pas meilleure que les prcdentes. Et

    les suivantes ny gagnrent rien. (166). Le narrateur lui-mme qualifie ces runions d anarchiques , de cacophonie endiable , de tumulte invitable . Ce rcit itratif (le narrateur dit une fois ce qui se passe n fois, selon la

    terminologie de Grard Genette) met laccent sur le dtournement, par les hommes du village, de la finalit dun lieu saint (dun lieu de prire, synonyme de recueillement), la limite de lhrsie (suggre par cacophonie endiable ).

    Leffet implicite de ce dtournement de la mosque, lieu du culte de la religion musulmane participant trs fortement la reprsentation de loriental par les orientalistes, contribue soustraire le texte de Feraoun toute tentation dexotisme. Ainsi, nous devons admettre que dans cet pisode, la manuvre de dtournement est explicite dautant quil existe dans le village dautres espaces, rservs galement aux hommes, fortement thmatiss, mme daccueillir ces runions, savoir la djemaa ou le caf. Cependant, nous devons tre plus rserve quant linterprtation hrtique de ce dtournement. Certes, le texte suggre lidentification de ces runions des runions syndicales autour de la gestion financire des biens publics. Mais ces runions sont tout de mme places sous lautorit religieuse du Amin. Donc, ce dtournement ne vise pas une opposition entre sacr et du profane.

    Nous pouvons dire, au contraire, que cette opposition est ainsi abolie.

    III la pratique littraire de linsinuation :la pratique de la perruque : Dans son analyse de la rappropriation de lespace organis par les techniques de la production culturelle par le consommateur (domin), Michel de Certeau identifie la perruque comme

    une pratique de dtournement :

    Accus de voler, de rcuprer du matriel son profit et dutiliser les machines pour son compte, le travailleur qui fait la perruque soustrait lusine du temps (plutt que des biens, car il nutilise que des restes) en vue dun travail libre, cratif et prcisment sans profit. Sur les lieux o rgne la machine quil doit servir, il ruse pour le plaisir dinventer des produits gratuits destins seulement signifier par son uvre un savoir-faire propre et rpondre par une dpense des solidarits ouvrires et familiales. (8).

    La perruque , ainsi dfinie, convient tout fait une certaine manuvre de lcriture de linsinuation fraounienne laquelle, dans ses tactiques de dtournement, sinsinue dans des textes majeurs de faon ne pas brouiller leur identification. Dans cet ordre dide, nous avons retenu deux types de perruque de lcriture fraounienne de linsinuation : celle dun texte littraire (intertextualit) et celle du modle scolaire.

    - la perruque littraire :

    Plaons en vis vis lincipit de La Peste dAlbert Camus (paru en 1947) et lincipit de La Terre et le sang (paru en 1953). Nous avons dj voqu le second. Voici donc le premier quil nous fallait reprendre quasi intgralement pour les ncessits de la dmonstration :

    Les curieux vnements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., Oran. De

    lavis gnral, ils ny taient pas leur place, sortant un peu de lordinaire. A premire vue, Oran est, en effet une ville ordinaire et rien de plus quune prfecture franaise de la cte algrienne La cit elle-mme, on doit lavouer, est laide. Daspect tranquille, il faut quelque temps pour apercevoir ce qui la rend diffrente de tant dautres villes commerantes, sous toutes les latitudes. Comment faire imaginer, par exemple, une ville sans pigeons, sans arbres et sans jardins ,o lon ne rencontre ni battements dailes, ni froissement de feuilles, un lieu neutre pour tout dire ?(...)Pendant lt le soleil incendie les maisons trop sches et couvre les murs dune cendre grise.(...) En automne, au contraire cest un dluge de boue. Les beaux jours viennent seulement en Hiver.(...) Dans notre petite ville, est-ce leffet du climat, tout cela se fait ensemble (travailler - aimer- mourir). Cest--dire quon sy ennuie et quon sy applique prendre des habitudes.(...) Ces quelques indications donnent peut-tre une ide suffisante de notre cit. Au demeurant, on ne

    doit rien exagrer. Ce quil fallait souligner, cest laspect banal de la ville et de la vie. (...) Arriv

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    l, on admettra sans peine que rien ne pouvait faire esprer nos concitoyens les incidents qui se

    produisirent au printemps de cette anne-l et qui furent nous le compriment ensuite, comme les

    premiers signes de la srie de graves vnements dont on sest propos de faire ici la chronique. Ces faits paratront bien naturels certains et, dautres, invraisemblables. Mais, aprs tout, un chroniqueur ne peut tenir compte de ces contradictions. Sa tche est seulement de dire : ceci est

    arriv , lorsquil sait que ceci est, en effet, arriv, que ceci a intress la vie de tout un peuple, et quil y a donc des milliers de tmoins qui estimeront dans leur cur la vrit de ce quil dit. Du reste le narrateur (...) naurait gure de titre faire valoir dans une entreprise de ce genre si le hasard ne lavait mis mme de recueillir un certain nombre de dpositions et si la force des choses ne lavait ml tout ce quil prtend relater. Cest ce qui lautorise faire uvre dhistorien.(...) Le lendemain 17 avril huit heures le concierge arrta le docteur et accusa des mauvais plaisantins davoir dpos trois rats morts au milieu du couloir.(...) Intrigu, Rieux dcida de commencer sa tourne par les quartiers extrieurs o habitaient les plus pauvres de ses clients .

    La collecte des ordures se faisait beaucoup plus tard et lauto qui roulait le long des voies droites et poussireuses de ce quartier frlait les botes de dtritus laisses au bord du trottoir. (Gallimard,

    9)

    Lanalyse des rapports intertextuels entretenus par les deux incipit est trs riche (elle va bien au-del de lincipit dailleurs), mais, pour notre part, nous ne retiendront que les lments les plus significatifs du point de vue du procd de la perruque littraire de lcriture de linsinuation : - lespace digtique : Ighil-Nezman, le village fraounien est explicitement aussi laid , aussi ordinaire , aussi banal que la cit camusienne dOran. Et si lon ajoute la similitude de leur situation gographique - le village fraounien plaqu en haut dune colline, telle une calotte blanchtre et frange dun morceau de verdure , la ville camusienne greffe sur un paysage, au milieu dun plateau nu, entour de collines lumineuses - on peut conclure que la tactique de la perruque fraounienne reproduit un village calque sur la ville de La Peste.

    - Le signifi narratif a le mme statut dans les deux textes : la tangibilit de ce qui va tre relat en

    exclusion de toute dimension fictive : au village lhistoire a t rellement vcue , la ville ceci est arriv ; et dans les deux cas au mois d avril . Quels sont les bnfices que le texte fraounien tire de cette perruque du texte de Camus ?

    En voici quelques uns :

    - la gravit des vnements relater (au-del de leur vracit) que le titre de La Terre et le sang

    suggre fortement ;

    - la dimension collective de limpact de ces mmes vnements qui intresse(nt) la vie de tout un peuple ;

    - la similitude, voire lidentification du village aux quartiers extrieurs o habitaient les plus pauvres (nous au temps de la colonisation) de la ville camusienne ;

    - le statut du narrateur : labsence de sa mention chez M.Fraoun est compense par le texte camusien qui lidentifie un chroniqueur , un historien . Ainsi, travers sa pratique nonciative et le caractre collectif de son nonciation, le statut du narrateur fraounien correspond

    celui (fictivement) explicite de La Peste.

    Ainsi, le texte de M. Feraoun sinscrit sur les traces dun autre mais en veillant se rserver des silences que sa superposition au texte de Camus rvle (au sens chimique). Il fait la perruque en

    mettant profit les ressources dun texte antrieur majeur qui se charge dafficher ce que lui ne fait qu insinuer . Citons juste dexemple, la rsistance (collective) au mal (aprs la lettre de Camus Barthes en 1955), (Barthes) qui prend tout sens en priode coloniale, lhumanisme la manire de Camus, le parti pris contre le lyrisme dans la narration des vnements, etc. Chacun des

    points exige des claircissements qui dpasseraient le cadre de cet article.

    Dans lcriture de linsinuation, cette pratique par procuration est ncessaire (voire indispensable) pour convoquer les lments qui auraient pu, sils avaient t avancs par le narrateur fraounien, faire dvier son texte, par exemple, vers la fable politique, ou ethnographique, voire rgionaliste.

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    Car, enfin quest-ce quune histoire vraie (ou prtendue telle), vcue en Algrie par les gens les plus pauvres, raconte par un chroniqueur-historien, pendant la colonisation et qui intresserait tout

    un peuple? Srement pas une apologie de lassimilationnisme. Cest pourtant ce quen a conclu une certaine critique partir de lidentification du modle scolaire dans lcriture romanesque fraounienne. Or, de mme quon ne peut accuser Feraoun davoir plagi Camus, ou davoir crit sous son influence, on ne peut laccuser davoir reproduit le modle scolaire par reconnaissance. Il la bien reproduit, il sest bien insinu en lui, mais pour donner le change. Le texte fait la perruque scolaire .

    - La perruque scolaire :

    Lidentification du modle scolaire dans lcriture romanesque fraounienne ne fait pas de doute : les diffrentes publications de Christiane Achour en ont largement apport la preuve.

    Par contre, la mthode danalyse utilise rend suspects les rsultats car en isolant les lments, en les extirpant de leur contexte, on les dfigure forcment.

    Ainsi, lorsque C.Achour4 compare des noncs extraits du Livre scolaire de lecture courante de

    lcolier indigne et des noncs extraits Fils du pauvre, pour conclure la dfinition du lieu dcriture partir de la position ambivalente o il (M.Fraoun) se situe, intermdiaire entre Tizi dont il fait partie et le touriste pour lequel il crit. Ce touriste, poursuit- elle, ce visiteur qui est-il

    en 1937 ? Cest le franais, donc le colonisateur non dit du texte . Certes, la reproduction de la description des rues kabyles et franaises du livre de lecture et du

    livre de Feraoun permet de constater que les secondes scrivent sur les traces des premires, mais de l conclure lasservissement de Feraoun au modle de lecture du livre pour indignes et lhorizon dattente du touriste-lecteur est une interprtation errone. Elle est errone car elle se fait dans la mise lcart dlments scripturaires fondamentaux qui cassent , chez Feraoun, lventuelle mystification dun modle quel quil soit, comme lironie, la litote analyses dans ce sens par des chercheurs comme Nadjet Khadda.

    Cette interprtation rduit lcriture fraounienne un programme pour touristes alors que toute lentreprise fraounienne depuis le fameux incipit consiste dbouter le touriste, comme en tmoigne, par exemple, le parti pris de la banalit (analys ici) et la sollicitation textuelle de La

    Peste.

    Nous dirons donc du modle scolaire dans lequel sinsinue lcriture de Feraoun, ce que Rene Balibar

    5 concluait du recours camusien la pratique de la rdaction dans LEtranger :

    elle brouillerait la hirarchie scolaire en faisant admettre comme littraire ( donc un niveau

    suprieur) un exercice du niveau de lcole primaire. Et le recours par Feraoun au modle scolaire (qualifi de simple ) est dict par ce parti pris pour

    la banalit, lordinaire, tels quanalyss plus haut. Par consquent, lidentification de lexercice scolaire dans les romans de M.Fraoun doit tre analyse au prisme du procd de la perruque scolaire qui est le dtournement dun emprunt des fins autres que celles auxquelles le destinait son usage initial. Ce nest pas le signe quil a accept doccuper la place que le systme (colonial, ethnocentriste) lui a assign en tant quindigne mais un subterfuge pour la mise en scne de son aberration. Dans le texte de Feraoun, des

    manuvres textuelles dmontrent en effet que lindigne nest pas autre chose quun indigne (sans guillemets).

    La formule volontairement tautologique signale un glissement du connotatif (sme de pjoration

    attach au mot du point de vue ethnocentriste) au dnotatif (sens littral dindigne : celui qui est originaire du pays et qui y habite).

    Cette exploitation, de la dnotation, qui caractrise, selon R. Balibar, le niveau linguistique de

    lexercice scolaire primaire. On peut donc dire quelle relve de la Perruque scolaire et permet au texte de Feraoun de (re)conqurir la (pseudo) neutralit lexicale du dictionnaire, dans le but de

    laisser apparatre une ralit anthropologique (dnotative, mtonymique) au-del de lillusion ethnographique (connotative, mtaphorique).

  • 11

    Ainsi, le kabyle est un indigne non pas par rapport au colonisateur mais par rapport sa terre :

    Amer lmigr par exemple redevient lenfant du pays (12) son retour au moment o une inexplicable nostalgie lui fit quitter la France pour rpondre lappel imprieux de sa Terre . De plus, lorsque le kabyle revient chez lui dans sa montagne aprs une langue absence, le temps quil a pass ailleurs ne lui apparat plus que comme un rve. Ce rve peut tre bon ou mauvais, mais la

    ralit, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village . (12)

    Lcriture de linsinuation transforme donc lindigne de la colonie franaise en indigne de sa Terre (majuscule initiale dans le texte); une terre qui exerce sa loi sur ses enfants au point de

    rendre impossible leur assimilation-intgration par une terre trangre. Cette loi est la loi implacable

    du sang.

    Ainsi, quand les hommes ont pardonn Amer davoir fait couler le sang de son cousin, dans la mine, la Terre lui a fait payer sa dette car le sang a coul. La dette existe (116); et la thse de

    la vengeance du mari jaloux avance dans le rcit nest encore une fois quune manuvre pour donner le change : Qui avait tu son fils ? Slimane ?Chebha ?Hocine et sa femme ?Elle-mme

    aussi, avec cette stupide Smina ? Ou bien tait-ce Amer qui tait all au-devant de la mort en

    htant par a conduite lchance dune inexorable dette ? (253). Autant de questions, autant dexplications qui permettent de ngocier , au niveau narratif, la violence de cette loi de la Terre qui sexerce derrire le dcorum, un espace de l intimit , un espace prserv, inaccessible aux trangers, sauf en adopter les rgles (comme la Franaise), un

    espace do est bannie toute insinuation.

    Rfrences bibliographiques 1 Cet article est publi avec lautorisation de lauteur. Paru dans la revue du GERFLINT, Synergies Algrie,

    Littrature maghrbine de langue franaise , N13, 2011 pp.19-30. 2 Noublions pas Feraoun, revue Tiddukkla, n14.1992.

    3 De Certeau Michel, Invention du quotidien, Tome 1 Arts de faire , Gallimard, 1990.

    4 Achour-Chaulet, Christine. Culture et colonialisme. Universit dAlger. Juin 1977.

    5 Les Franais fictifs. Hachette. 1974.