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Mattéi bétonne contre la déconstruction Le philosophe met au pilori Foucault, Derrida, Deleuze, et entend replacer le sujet, conscient et libre, au cœur d’un monde ordonné JEAN-FRANÇOIS MATTÉI L’Homme dévasté Préface de Raphaël Enthoven. Grasset, 286pp., 19€. C omme l’indique Raphaël En- thoven dans l’amicale «fausse préface», la pensée de Jean-François Mattéi vo- gue «sur un navire original dont la coque et la cale sont de Heidegger, le sillage est de Platon, et la boussole, l’écume, les étoiles et le vent sont de Ca- mus». Né en Algérie, longtemps profes- seur à l’université de Nice-Sophia Anti- polis et à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, mort à Marseille l’an dernier, le 24 mars, Mattéi se serait reconnu dans ce bel équipage, auquel il aurait joint Jan Patočka ou Hannah Arendt. C’était un honnête homme, un penseur rigoureux, explorant sans trêve les racines de la métaphysique, grand amateur de jazz, de cinéma et de nou- velles technologies, un citoyen engagé dans les débats politiques et éthiques de la cité, où, redoutant que l’Europe ne finisse par renier ses propres origines, il défendait des positions «réactionnai- res». Ses derniers ouvrages ont été hantés par l’idée de barbarie – non une barbarie telle qu’elle était vue dans la civilisation gréco-romaine, venant d’un «au dehors» de l’humain, ni celle qui détruit et massacre, mais une «bar- barie de réflexion», plus pernicieuse, qui agit par stérilisation, ensablement, tra- vail de sape, et s’active chaque fois qu’«une action, une production ou une institution de l’homme engagé dans la vie sociale n’élabore plus de sens, mais le dé- truit ou le consomme, en une sorte de pa- rasitage des œuvres antérieures ou de leur résidu historique» (la Barbarie intérieure, 1999). Dans l’Homme dévasté, posthume, il dé- veloppe cette idée, en décrivant le coup létal porté à la «transcendance du sens» et à l’humanisme, «sur fond de rupture avec la culture de l’Occident». Mattéi commence par constater que dans les sociétés démocratiques la déchéance de l’homme tient à ce qu’il soit assimilé aux produits qu’il fabrique et aux objets techniques dont il devient esclave, puis emprunte au sociologue Zygmunt Bau- man la notion de «vie liquide» pour montrer que «les liens permanents entre les êtres, sous la forme d’amour person- nel, de culture artistique et de commu- nauté sociale, s’étant peu à peu liquéfiés, l’idée d’humanité n’édifie plus une per- sonne ou une œuvre». Mais il passe vite à ce qui lui semble essentiel : la dissolu- tion de «l’idée d’homme, telle que la phi- losophie, la science, l’art, la morale et la religion l’avaient constituée». Mattéi ne se contente pas d’en «prendre acte». Il met en examen les présumés coupables, à savoir les hérauts des «idéologies de la déconstruction»: d’Althusser, Lacan ou Lévi-Strauss («Le but dernier des scien- ces humaines n’est pas de constituer l’homme, mais de le dissoudre»), à Mau- rice Blanchot, Foucault, Derrida, De- leuze. Trente ans après, Mattéi semble ainsi reprendre le «geste» de Luc Ferry et Alain Renaut qui, dans la Pensée 68, cri- tiquaient chez ces auteurs (plus Bour- dieu) la même «déconstruction de la ra- tionalité», et le même «projet d’éliminer le sujet autonome, considéré comme une illusion, pour laisser place à un individu anonyme privé de centre de gravité». Sa critique s’argumente différemment, ce- pendant, et est autrement sévère, la dé- construction – terme qui chez Derrida remplace la Destruktion de Heidegger – y étant fustigée comme «une entreprise barbare», une «dévastation métaphysi- que». Avant de la déployer, Mattéi re- formule «le principe qui a constitué l’homme avant que la modernité ne le dis- solve». Celui-ci tient à un terme : l’ar- chitectonique. Difficile d’en saisir le sens sans passer par Platon, Kant ou Hegel. Disons que s’y marient les notions d’ar- ché (principe), de système, de culture (qu’on dérive de son sens agricole, prendre soin, faire pousser : «L’homme cultivé est l’homme qui prend soin de son âme, comme le cultivateur prend soin de sa terre, en ordonnant ses connaissances avec le monde»), et d’édification – qu’il s’agisse d’«édifier le monde», d’«édifier la république», comme le voulaient les Romains, de s’édifier par l’instruction, d’édifier une maison ou des œuvres. Depuis l’aube grecque, toutes les con- naissances linguistiques, religieuses, philosophiques, esthétiques, scientifi- ques, sociales, éthiques, juridiques, économiques, histori- ques se sont bâties de façon architectonique, sur le modèle d’une cathédrale, dont l’ar- chitecture – «non de pierre, mais de pen- sée» – est gouvernée par la «raison univer- selle»: l’humanité de l’homme, comme conscience, sujet de droit, être social, vient de ce qu’il habite au centre de ce système et en est nourri, «édifié». «Que l’on édifie le monde à partir d’un modèle scientifique, l’homme à partir d’un modèle éthique ou le citoyen à partir d’un modèle juridique, le geste d’édifica- tion a pour but d’élever la réalité de l’homme à la hauteur d’une idée, l’idée de vérité, l’idée de justice ou l’idée de bien.» Si la déconstruction opérée par ceux qu’aux Etats-Unis on regroupe sous le label de «French Theory» se révèle «source de nuit, de mort et de non-sens», c’est qu’elle détruit tout dispositif ar- chitectonique, dont l’ordre permet d’enchaîner «les connaissances à partir d’un principe fondateur», et réduit ainsi en cendres ce que la culture euro- péenne, de «vocation idéaliste», a bâti. D’où la «réaction» de Mattéi, qui fait le bilan, catastrophique, d’abord de la dé- construction du langage, du monde, de l’art et du corps, puis de la «déconstruc- tion du modèle au profit de l’avènement du simulacre» et de la réalité au profit du virtuel (l’analyse s’appuie là sur Bau- drillard, Matrix, Tron, Minority Report de Spielberg, les «univers virtuels» de Cloud Party, Entropia Universe, IMVU, etc.). Il met ainsi au pilori le tra- vail de Foucault (affirmant que «c’est dans la mort de l’homme que s’accomplit la mort de Dieu»), de Derrida (démante- lant la structure même de l’«être comme centre et origine de la pensée»), de De- leuze (qui abolit l’«univers de la repré- sentation»), mais aussi l’architecture moderne, la poésie et la peinture con- temporaine, le cinéma passé de l’ima- ge-mouvement à une deleuzienne ima- ge-temps, la musique atonale, les gender studies, qui tiennent à «en finir avec la séparation de l’humanité entre les deux sexes», l’«égalitarisme biocentri- que» d’une certaine écologie qui donne des droits aux animaux et étend la «di- gnité» à tout vivant, y compris aux «êtres déraisonnables comme le requin, l’huître ou la méduse, et, pourquoi pas, aux virus», les projets de cybernetic or- ganisms (cyborg), etc. Tout ce qui s’est pensé depuis trente- quarante ans n’aurait donc été qu’un funeste «bal des adieux», adieu à l’âme, dit Mattéi, au corps, au sujet, à l’œuvre, au monde, au sens, à Dieu. Le temps du au revoir ou des retrouvailles serait venu. Si l’Homme dévasté était un pam- phlet, on pourrait n’y voir que la colère d’un homme de tradition marri d’avoir vu disparaître les notions et valeurs auxquelles philosophiquement, mora- lement et politiquement il tenait. Mais c’est un ouvrage testamentaire rigou- reux et argumenté. Aussi peut-on le considérer comme un «symptôme», celui d’une restauration à venir, indexée au mouvement européen de «droitisa- tion» de l’opinion : dans un monde dé- sorienté, où règnent l’incertitude, les inégalités, les conflits, la terreur, la pré- carité, sans doute verra-t-on de plus en plus de penseurs quitter les «maîtres du soupçon», et revenir à de tranquilles fondamentaux ou fondamentalismes – à des philosophies bien ordonnées, où le sujet sera conscient et libre, le monde connaissable, le pouvoir pyramidal, les hiérarchies respectées, l’art représenta- tif, le bien garanti par Dieu, le mal maî- trisable et la nature maîtrisée. ROBERT MAGGIORI Jean-François Mattéi, en 2013. PHOTO BALTEL. SIPA Tout ce qui s’est pensé depuis trente- quarante ans n’aurait donc été qu’un funeste «bal des adieux», adieu à l’âme, dit Mattéi, au corps, au sujet, à l’œuvre, au monde, au sens, à Dieu. LIBÉRATION JEUDI 5 MARS 2015 Essai L V

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  • Matti btonne contre la dconstructionLe philosophe met au pilori Foucault, Derrida,Deleuze, et entend replacer le sujet, conscientet libre, au cur dun monde ordonnJEAN-FRANOIS MATTILHomme dvast Prface de RaphalEnthoven. Grasset, 286pp., 19.

    C omme lindique Raphal En-thoven dans lamicalefausse prface, la pensede Jean-Franois Matti vo-gue sur un navire originaldont la coque et la cale sont de Heidegger,le sillage est de Platon, et la boussole,lcume, les toiles et le vent sont de Ca-mus. N en Algrie, longtemps profes-seur luniversit de Nice-Sophia Anti-polis et lInstitut dtudes politiquesdAix-en-Provence, mort Marseillelan dernier, le 24 mars, Matti se seraitreconnu dans ce bel quipage, auquelil aurait joint Jan Patoka ou HannahArendt. Ctait un honnte homme, unpenseur rigoureux, explorant sans trveles racines de la mtaphysique, grandamateur de jazz, de cinma et de nou-velles technologies, un citoyen engagdans les dbats politiques et thiques dela cit, o, redoutant que lEurope nefinisse par renier ses propres origines,il dfendait des positions ractionnai-res. Ses derniers ouvrages ont thants par lide de barbarie non unebarbarie telle quelle tait vue dans lacivilisation grco-romaine, venantdun au dehors de lhumain, ni cellequi dtruit et massacre, mais une bar-barie de rflexion, plus pernicieuse, quiagit par strilisation, ensablement, tra-vail de sape, et sactive chaque foisquune action, une production ou uneinstitution de lhomme engag dans la viesociale nlabore plus de sens, mais le d-truit ou le consomme, en une sorte de pa-rasitage des uvres antrieures ou de leurrsidu historique (la Barbarie intrieure,1999).Dans lHomme dvast, posthume, il d-veloppe cette ide, en dcrivant le coupltal port la transcendance du senset lhumanisme, sur fond de ruptureavec la culture de lOccident. Matticommence par constater que dans lessocits dmocratiques la dchance delhomme tient ce quil soit assimilaux produits quil fabrique et aux objetstechniques dont il devient esclave, puisemprunte au sociologue Zygmunt Bau-man la notion de vie liquide pourmontrer que les liens permanents entreles tres, sous la forme damour person-nel, de culture artistique et de commu-naut sociale, stant peu peu liqufis,lide dhumanit ndifie plus une per-sonne ou une uvre. Mais il passe vite ce qui lui semble essentiel: la dissolu-tion de lide dhomme, telle que la phi-losophie, la science, lart, la morale et lareligion lavaient constitue. Matti nese contente pas den prendre acte. Ilmet en examen les prsums coupables, savoir les hrauts des idologies de ladconstruction: dAlthusser, Lacan ouLvi-Strauss (Le but dernier des scien-

    ces humaines nest pas de constituerlhomme, mais de le dissoudre), Mau-rice Blanchot, Foucault, Derrida, De-leuze.Trente ans aprs, Matti semble ainsireprendre le geste de Luc Ferry etAlain Renaut qui, dans la Pense 68, cri-tiquaient chez ces auteurs (plus Bour-dieu) la mme dconstruction de la ra-tionalit, et le mme projet dliminerle sujet autonome, considr comme uneillusion, pour laisser place un individuanonyme priv de centre de gravit. Sacritique sargumente diffremment, ce-

    pendant, et est autrement svre, la d-construction terme qui chez Derridaremplace la Destruktion de Heideggery tant fustige comme une entreprisebarbare, une dvastation mtaphysi-que. Avant de la dployer, Matti re-formule le principe qui a constitulhomme avant que la modernit ne le dis-solve. Celui-ci tient un terme: lar-chitectonique. Difficile den saisir le senssans passer par Platon, Kant ou Hegel.Disons que sy marient les notions dar-ch (principe), de systme, de culture

    (quon drive de son sens agricole,prendre soin, faire pousser: Lhommecultiv est lhomme qui prend soin de sonme, comme le cultivateur prend soin desa terre, en ordonnant ses connaissancesavec le monde), et ddification quilsagisse ddifier le monde, ddifierla rpublique, comme le voulaient lesRomains, de sdifier par linstruction,ddifier une maison ou des uvres.Depuis laube grecque, toutes les con-naissances linguistiques, religieuses,philosophiques, esthtiques, scientifi-ques, sociales, thiques, juridiques,

    conomiques, histori-ques se sont bties defaon architectonique,sur le modle dunecathdrale, dont lar-chitecture non depierre, mais de pen-se est gouvernepar la raison univer-

    selle: lhumanit de lhomme, commeconscience, sujet de droit, tre social,vient de ce quil habite au centre de cesystme et en est nourri, difi.Que lon difie le monde partir dunmodle scientifique, lhomme partirdun modle thique ou le citoyen partirdun modle juridique, le geste ddifica-tion a pour but dlever la ralit delhomme la hauteur dune ide, lide devrit, lide de justice ou lide de bien.Si la dconstruction opre par ceuxquaux Etats-Unis on regroupe sous le

    label de French Theory se rvlesource de nuit, de mort et de non-sens,cest quelle dtruit tout dispositif ar-chitectonique, dont lordre permetdenchaner les connaissances partirdun principe fondateur, et rduit ainsien cendres ce que la culture euro-penne, de vocation idaliste, a bti.Do la raction de Matti, qui fait lebilan, catastrophique, dabord de la d-construction du langage, du monde, delart et du corps, puis de la dconstruc-tion du modle au profit de lavnement dusimulacre et de la ralit au profit duvirtuel (lanalyse sappuie l sur Bau-drillard, Matrix, Tron, Minority Report deSpielberg, les univers virtuels deCloud Party, Entropia Universe,IMVU, etc.). Il met ainsi au pilori le tra-vail de Foucault (affirmant que cestdans la mort de lhomme que saccomplitla mort de Dieu), de Derrida (dmante-lant la structure mme de ltre commecentre et origine de la pense), de De-leuze (qui abolit lunivers de la repr-sentation), mais aussi larchitecturemoderne, la posie et la peinture con-temporaine, le cinma pass de lima-ge-mouvement une deleuzienne ima-ge-temps, la musique atonale, lesgender studies, qui tiennent en finiravec la sparation de lhumanit entre lesdeux sexes, lgalitarisme biocentri-que dune certaine cologie qui donnedes droits aux animaux et tend la di-gnit tout vivant, y compris auxtres draisonnables comme le requin,lhutre ou la mduse, et, pourquoi pas,aux virus, les projets de cybernetic or-ganisms (cyborg), etc.Tout ce qui sest pens depuis trente-quarante ans naurait donc t quunfuneste bal des adieux, adieu lme,dit Matti, au corps, au sujet, luvre,au monde, au sens, Dieu. Le temps duau revoir ou des retrouvailles seraitvenu. Si lHomme dvast tait un pam-phlet, on pourrait ny voir que la colredun homme de tradition marri davoirvu disparatre les notions et valeursauxquelles philosophiquement, mora-lement et politiquement il tenait. Maiscest un ouvrage testamentaire rigou-reux et argument. Aussi peut-on leconsidrer comme un symptme,celui dune restauration venir, indexeau mouvement europen de droitisa-tion de lopinion: dans un monde d-sorient, o rgnent lincertitude, lesingalits, les conflits, la terreur, la pr-carit, sans doute verra-t-on de plus enplus de penseurs quitter les matres dusoupon, et revenir de tranquillesfondamentaux ou fondamentalismes des philosophies bien ordonnes, o lesujet sera conscient et libre, le mondeconnaissable, le pouvoir pyramidal, leshirarchies respectes, lart reprsenta-tif, le bien garanti par Dieu, le mal ma-trisable et la nature matrise.

    ROBERT MAGGIORI

    Jean-FranoisMatti,en 2013.PHOTO BALTEL.SIPA

    Tout ce qui sest pens depuis trente-quarante ans naurait donc t quunfuneste bal des adieux, adieu lme, dit Matti, au corps, au sujet, luvre, au monde, au sens, Dieu.

    LIBRATION JEUDI 5 MARS 2015 Essai L V