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IsaacAsimov
NOUSLESROBOTS
TheCompleteRobot
Titresoriginaux:
1.Lemeilleuramidupetitd’homme,ABoy’sBestFriend,traduitpar
George W. Barlow. 2. Sally, traduit par France-Marie Watkins. 3. Unjour…Someday…traduit parMichelDeutsch. 4. Point de vue,Point ofview,traduitparGeorgeW.Barlow.5.Pensezdonc!Think!traduitparGeorgeW.Barlow.6.L’amourvrai,TrueLove,traduitparFrance-MarieWatkins.7.AL-76perdlaboussole,RobotAL-76GœsAstray,traduitparPierreBillon.8.Victoireparinadvertance,VictoryUnintentional,traduitparPierreBillon. 9.Étranger auparadis,Stranger in Paradise, traduitpar Marie Renault. 10. Artiste de lumière, Light Verse, traduit parFrance-MarieWatkins. 11. Ségrégationniste,Segregationist, traduit parSimone Hilling. 12. Robbie, traduit par Pierre Billon. 13. Noël sansRodney,ChristmaswithoutRodney, traduit parGeorgeW.Barlow. 14.Assemblons-nous,Let’sGetTogether,traduitparPierreBillon.15.Effetmiroir,Mirror Image, traduit par Michel Deutsch. 16. L’incident dutricentenaire,TheTercentenaryIncident,traduitparMarieRenault.17.Première Loi, First Law, traduit par Pierre Billon. 18. Cercle vicieux,Runaround, traduit par Pierre Billon. 19. Raison, Reason, traduit parPierreBillon.20.Attrapez-moicelapin,Catchthatrabbit,traduitparPierreBillon.21.Menteur!Liar!traduitparPierreBillon.22.Satisfactiongarantie,
SatisfactionGuaranteed,traduitparPierreBillon.23.Lenny,traduitparPierreBillon. 24. Le correcteur,Galley Slave, traduit par PierreBillon.25.Lepetitrobotperdu,LittleLostRobot,traduitparPierreBillon.26.Risque,Risk,traduitparPierreBillon.27.Évasion!Escape!traduitparPierre Billon. 28. La preuve, Evidence, traduit par Pierre Billon. 29.Conflit évitable,TheEvitable Conflict, traduit par Pierre Billon. 30. Lerobot qui rêvait,RobotDreams, traduit par France-MarieWatkins. 31.Intuition féminine, Feminine Intuition, traduit par Marie Renault. 32.Pour que tu t’y intéresses,That Thou ArtMindful of Him, traduit parMarieRenault.33.L’hommebicentenaire,TheBicentenialMan,traduitparMarieRenault.
INTRODUCTION
Je n’avais pas encore atteint vingt ans que j’étais déjà un lecteurassidudescience-fiction.J’avaisludenombreuseshistoiresderobots,etj’avaisdécouvertqu’onpouvaitlesrangerendeuxcatégories.Dans la première apparaissait le « Robot-Menaçant ». Inutile de
s’étendre sur ce sujet. De telles histoires mélangeaient les « clank-clank»,les«aarghh»etlesdiscoursdugenre:«Ilestdeschosesquel’hommedoitignorer.»Assezrapidement,ellesperdirentpourmoitoutattrait.Lasecondecatégorie,trèsnettementminoritaireenvolume,étaitcelle
du « Robot-Émouvant ». Dans ces histoires, qui me ravissaient, lesrobotsétaientattachantsetlaplupartdutempstyranniséspardecruelséchantillonsdel’humanité.Alafindel’année1938,deuxreprésentantsdecegenrefirentgrosseimpressionsurmoi.Lapremièrehistoire,«I,Robot»,unenouvelled’EandoBinder,mettaitenscèneunrobotpleinde
bonténomméAdamLink;laseconde,«HelenO’Loy»[1],deLesterDel
Rey,metouchabeaucoupparsadescriptiond’unrobotpossédanttouteslesqualitésd’uneparfaiteépouse.Aussi, lorsque jem’attelaià larédactiondemapremièrehistoirede
robot, le10 juin1939(ehoui, jenoteméticuleusementceschoses-là), ilétaitévidentquej’avaischoisilasecondecatégorie.Cefut«Robbie»,oùl’on trouvait un robot-nurse, une petite fille, une bonne dose d’amour,unemèrepleinedepréjugésetunpèretropfaible,ungrandchagrinetunetristeréunion.Mais ilm’arriva quelque chose de très étrange tandis que j’écrivais
cettepremièrehistoire.J’entrevis lapossibilitéd’unrobotquine fûtnimenaçant ni émouvant. L’idéeme vint de robots construits comme desimples produits industriels par des ingénieurs pragmatiques. Ilsseraientdoncpourvusdesécuritéspournepasdevenirunemenace,etconçus pour des tâches spécifiques, de sorte qu’aucune émotion nedevraitinterférerdansleurfonctionnement.Cette«fonctionnalité»devaitmarquerdeplusenplusmeshistoires
de robots, jusqu’à ce que la définition du robot dans la science-fictionchangecomplètement–nonpasseulementdansmespropreshistoires,
maischezlaplupartdemesconfrèresécrivains.Cette évolutionm’emplit d’aise et, pendant quelquesannées, j’admis
sansgranderéticenceêtre«lepèredesnouvelleshistoiresderobots».Le temps passa, et je fis d’autres découvertes qui me ravirent. Par
exemple qu’en utilisant le mot « robotique » pour décrire l’étude desrobots, j’avais créé sans le savoir un nouveau terme (dans « Cerclevicieux»,publiéen1942).Lemotestmaintenantpassédanslelangagecourant.Desjournauxetdeslivress’enserventdansleurstitres,etl’onsesouvientgénéralementque j’ensuis l’inventeur.Etn’allezpascroirequejen’entirepasunefiertélégitime:lesgensquiontcrééunvocablescientifique usité ne sont pas légion, et bien qu’ayant agiinconsciemment,jen’aiaucuneintentiondelaissersombrerdansl’oublicetteanecdote!Quiplusest,dans«Cerclevicieux»,j’exposaispourlapremièrefois
etendétailmes«TroisLoisdelaRobotique»,quidevaientellesaussidevenircélèbres.Dumoins sont-elles citées ici et là, endenombreusesoccasions qui n’ont aucun rapport, même lointain, avec la science-fiction. Et les gens qui travaillent dans le domaine de l’intelligenceartificiellesaisissentparfoisl’occasiond’unerencontrepourmedirequelesTroisLoissontd’aprèseuxuntrèsbonguide.Lorsquej’écrivaisceshistoiresderobots, jeneprévoyaispasqueles
robots apparaîtraient demon vivant. En fait, j’étaismême certain ducontraire, et j’aurais parié là-dessus des sommes fabuleuses (enfin,quinzecents,puisquec’estlemaximumquejem’autoriseàparierquandjesuissûrdemoncoup…).Depuislaparutiondemapremièrehistoirederobots,quarante-trois
annéessesontécoulées,etnousvivonseffectivementavecdesrobots.Etdes robots tels que je les avais imaginés, à usage industriel, créés pardesingénieurspouraccomplirdestâchesbienprécisesetlimitéspardessécurités internes. On en trouve dans de nombreuses usines, enparticulierauJaponoùleschaînesd’assemblagedesfirmesautomobilessontentièrementrobotisées.Biensûr,cesrobotsnesontpasaussiintelligentsqueceuxquej’avais
imaginés. Ils ne sont pas positroniques, ni même humanoïdes.Néanmoins ils évoluent rapidement et deviennent chaque jour plusefficaces, dans des domaines de plus en plus variés. Qui peut dire cequ’ilsserontdansquaranteans?Ilestunechosedontnousavonsmaintenantlacertitude:lesrobots
changentlafacedumondeetnousmènentversunavenirquenousne
pouvonsencoredéfinirclairement.Commentsontnéscesrobotsbienréels?Lasourcedecréationlaplus
importanteestuneentrepriseappeléeUnimationInc.,àDanbury,dansleConnecticut.Lafirmeestlapremièreproductricederobotsindustrielsdu globe et responsable d’environ un tiers du parc installé dans lemondeentier.ElleestdirigéeparJosephF.Engelberger,quilafondaàla fin des années 50, vouant ainsi sa carrière à ces robots quil’intéressaienttant.Maiscommentdonccethommeenest-ilvenuàsepassionnerpourun
tel sujet ? Si l’on en croit ses propres déclarations, il commença às’intéresser aux robots dans les années 40, alors qu’il étudiait laphysiqueàl’universitédeColumbiaetlisaitleshistoiresderobotsécritesparsoncondiscipledeColumbia,uncertainIsaacAsimov.Dieutout-puissant!Voyez-vous,àl’époque,jen’avaispasgrandeambitionenécrivantces
histoires de robots. J’espérais simplement les vendre à desmagazinesafin de récolter les quelques centaines de dollars nécessaires à lapoursuitedemesétudes.Etj’avaishâtedevoirmonnomimprimé.Si j’avais choisi un autre genre littéraire, ce sont en effet les seuls
résultats que j’aurais atteints. Mais comme j’écrivais de la science-fiction,etuniquementàcausedecela,j’aisanslesavoirdonnéledépartd’une chaîne d’événements qui aboutissent à une transformation denotremonde.J’ajoutequ’en1980,JosephF.Engelbergerpubliaunlivreintitulé Robotics in Practice :Management & Application of IndustrialRobots,etqu’ileutlabontédem’offrirlarédactiondel’avant-propos.Tous ces éléments firent réfléchir les très aimables Editions
Doubledayet…Mesdifférenteshistoiresderobotssontparuesdanspasmoinsdesept
demesrecueils.Pourquoileslaisserainsidispersées?Puisqu’elles semblent être devenues bien plus importantes que
quiconque – et leur auteur le premier – n’aurait osé l’imaginer àl’époque de leur parution, pourquoi ne pas les rassembler dans ununiquevolume?Jen’aifaitaucunedifficultépouraccepterceprojet.Voicidonctrente
etunenouvellesécritesentre1939et1977[2].
ROBOTSNONHUMAINS
Plutôtquedeclasserceshistoiresderobotsparordrechronologique,j’ai préféré les regrouper par thèmes.Dans cette première partie, parexemple, je parle de robots à forme non humaine – ressemblant à unchien,àuneautomobileouàune simple caisse.Etpourquoipas?Lesrobotsindustrielssontapparusdanslaréalitésousdesformesquin’ontriend’humain.«LeMeilleuramidupetitd’homme»estdonclapremièrehistoirede
cerecueil,bienqu’ellen’appartiennepasàmespremièresœuvres.Écritele 10 septembre 1974, elle vous rappellera peut-être « Robbie », sonaînéedequelquetrente-cinqans,quiapparaîtunpeuplusloindanscelivre.N’allezpascroirequejenem’ensuispasaperçu.Acepropos,vousremarquerezquedanscestroispremièreshistoires
lecaractère«Robot-Émouvant»estasseznet.Dans«Sally»,pourtant,il ne semble pas y avoir trace des Trois Lois et vous trouverez uneambiance plutôt «Robot-Menaçant ».Mais si j’ai envie de sacrifier àcettecatégoriedetempsàautre,riennem’enempêche,n’est-cepas?
LEMEILLEURAMIDUPETITD’HOMME
–OùestJimmy,chérie?demandaMr.Anderson.– Il est sorti sur les bordsdu cratère, réponditMrs.Anderson. Il ne
risquerien:Roberestaveclui.Alors…ilestarrivé?– Oui, il est à l’astroport en train de subir les examens. Je suis
impatientdelevoirmoi-même.Jen’enaipasvuunseulpourdebon–enfilm,oui,maisçanecomptepas–depuisquej’aiquittélaTerreilyaquinzeans.–Jimmyn’enajamaisvudutout,ditMrs.Anderson.–C’estparcequ’il estné sur laLuneetnepeut se rendre surTerre.
C’estbienpourquoij’enfaisvenirunici.Jecroisquec’estlepremierqu’ilyaitjamaiseusurlaLune.–Çaacoûtéassezcher!fitMrs.Andersonavecunpetitsoupir.–L’entretien deRober n’est pas bonmarché nonplus, réponditMr.
Anderson.Commesamère l’avaitdit, Jimmyétait sorti sur le cratère.Selon les
normesterrestres,c’étaitungarçonunpeufluet,maisplutôtgrandpoursesdixans,longetagiledebrasetdejambes.Sonscaphandreluidonnaitun air plus massif et courtaud, mais il faisait preuve sous la gravitélunaire d’une aisance que nul être humain né sur la Terre n’aurait puégaler. Son père ne pouvait même pas essayer de le suivre quand,détendantsesjambes,ilprenaitl’alluredukangourou.Le flancextérieurducratèreétait inclinévers le sud,et laTerre,bas
sur l’horizon méridional (c’est toujours dans cette direction qu’on lavoyait,deLune-Ville),étaitpresquepleine,desorteque toutceversantétaitbrillammentilluminé.Le terrain était en pente douce, etmême le poids du scaphandre ne
suffisaitpasàempêcherJimmydes’élancerverslehautenunessorquisemblaitunenégationdelapesanteur.–Allez,viens,Rober!cria-t-il.Rober,quipouvaitl’entendreparradio,couinaetbonditàsasuite.Tout expert qu’il fût, Jimmy ne pouvait distancer Rober, qui n’avait
pas besoin de scaphandre et possédait quatre pattes et des tendonsd’acier.Aprèsun grand envol au-dessusde la têtedu gamin et un sautpérilleux,illuiatterritpresquesouslespieds.–Arrêtedefairedel’épate,Rober,ditJimmy.Etresteenvue!Rober poussa unnouveau couinement, le couinement particulier qui
signifiait«oui».–Jememéfiedetoi,espècedefaux-jeton!criaJimmyens’élançant
pour un dernier bond qui lui fit franchir le bord supérieur incurvé ducratèrepourretombersurlapenteintérieure.LaTerreplongeapar-dessouslefaîtedelaparoi,etaussitôtJimmyse
trouvadanslanuitnoire:uneobscuritéchaude,amie,quieffaçaittoutedifférenceentrelesoletleciel,àpartlespointslumineuxdesétoiles.En fait, Jimmy n’était pas censé prendre de l’exercice sur la pente
obscuredelaparoiducratère:lesadultesdisaientquec’étaitdangereux.Mais c’est parce qu’ils n’y étaient jamais allés : le sol était uni et deconsistancegraveleuse ;quant aux rares rochers, Jimmyen connaissaitl’emplacementexact.D’ailleurs,commentaurait-ilpuêtredangereuxdecourirdanslenoir
alors que Rober était là, tout près, à bondir autour de lui avec sescouinements et sa lueur ? Même sans la lueur, Rober savait toujours,grâce au radar, où il se trouvait, et où se trouvait Jimmy. Il nepouvaitrienarriveràJimmytantqueRoberétaitaveclui,àlebousculerquandils’approchaittropd’unrocher,àluisauterdessuspourluitémoignersonaffection, ou à tourner en rond en poussant de petits couinementsinquietslorsqueJimmysecachaitderrièreunrocher…toutenn’ignorantpasunseulinstantoùsedissimulaitl’enfant.Unefois,Jimmyétaitrestéétenduàterre,immobile,enfeignantdes’êtrefaitmal.Roberavaitdonnél’alerteparradioetons’étaitprécipitédeLune-Villeausecoursdugamin.LepèredeJimmyn’avaitguèreappréciécettepetiteplaisanterie,etleluiavaitfaitsavoirsansménagement;Jimmyn’avaitjamaisrecommencé.C’est précisément aumoment où il évoquait ce souvenir que Jimmy
entenditlavoixdesonpèresursalongueurd’ondespersonnelle:–Jimmy,voudrais-turentrer:j’aiquelquechoseàtedire.Jimmyétaitàprésentdébarrassédesonscaphandre,etils’étaitlavé:
il fallait toujoursse laverquandonrevenaitde l’extérieur.MêmeRoberdevait subir une aspersion, mais il adorait ça. Debout sur ses quatrepattes,avecsonpetitcorpsdevingt-cinqcentimètresquifrémissaitetquirayonnaitun toutpetitpeu,et sapetite têtedépourvuedebouchemaismuniededeuxyeuxvitrésetd’unebosselàoùsetrouvaitlecerveau,ilne
cessadecouinerquelorsqueMr.Andersonluidit:–Ducalme,Rober!Mr.Andersonavaitlesourire.– Nous avons un cadeau pour toi, Jimmy. Il est pour l’instant à
l’astroport, mais on nous le remettra demain quand tous les examensserontterminés.J’aivoulutelediredèsmaintenant.–ÇavientdelaTerre,papa?–UnchienquivientdelaTerre!Unvraichien!Untoutjeunescotch-
terrier:lepremierchiensurlaLune!Tun’aurasplusbesoindeRober:nousnepouvonslesgardertouslesdeux,tusais,etondonneraRoberàunautreenfant.Ileutl’aird’attendrequeJimmydisequelquechose,puisreprit:–Tu sais ceque c’est qu’un chien, Jimmy…unvrai !Robern’en est
qu’une imitation mécanique : un robot-berger. C’est pour ça qu’on l’aappelécommeça.Jimmyserenfrogna.–Robern’estpasuneimitation,papa.C’estmonchien!–Pasunvrai,Jimmy!Rober,cen’estquedel’acier,desfilsélectriques
etuncerveaupositroniqueélémentaire.Cen’estpasunêtrevivant.–Ilfaittoutcequejeveuxqu’ilfasse.Ilmecomprend.Biensûrquesi
qu’ilestvivant!– Non, fiston ! Rober n’est qu’une machine. Il est simplement
programmé pour agir comme il le fait. Un chien, lui, est vivant. Tu nevoudrasplusdeRoberunefoisquetuauraslechien.–Illuifaudraunscaphandre,auchien,non?–Oui,biensûr!Maisçaenvaudraladépense,etils’yhabituera.Etil
n’enaurapasbesoinà l’intérieurde laVille.Tuverras ladifférencedèsqu’ilseraici.Jimmy tourna les yeux vers Rober, qui s’était remis à couiner : de
petitscrislentsetbas,quisemblaientexprimerlapeur.Jimmyluitenditlesbras;d’unbond,Roberyfutblotti.–QuelleseraladifférenceentreRoberetlechien?demandaJimmy.–C’estdifficileàexpliquer,réponditMr.Anderson,maisceserafacile
àvoir.Lechient’aimerapourdebon;Roberestsimplementréglépouragircommes’ilt’aimait.–Mais,papa,nousnesavonspascequelechienadanslatête,cequ’il
ressent.Peut-êtreque,luiaussi,ilnefaitquejouerlacomédie.Mr.Andersonfronçalessourcils.– Jimmy, tu te rendras compte de la différence quand tu connaîtras
l’amourd’unêtrevivant.Jimmy serraRober très fort dans ses bras. Il fronçait les sourcils lui
aussi, l’air d’être aux abois et de faire front : on voyait bien qu’il ne selaisseraitpaspersuader.Ilditenfin:–Maisquelledifférencepeutbienfairelafaçondont,eux,ilsagissent?
Etmessentimentsàmoi,alors?J’aimeRober,etc’estçaquicompte.Etlepetitchien-robotquin’avaitjamaisétéétreintaussifortdetoute
sonexistencesemitàcouinersurunenoteélevée,ensuccessionrapide:descouinementsdejoie.
SALLY
Sallyarrivaitparlaroutedulac,alorsjeluifissigneetl’appelaiparsonnom. J’aimais toujours voir Sally. Je les aimais toutes, comprenez-moibien,maisSallyétaitlaplusjolie.Celanefaisaitaucundoute.Elle accéléra un peu quand j’agitai la main. Sans rien perdre de sa
dignité, elle n’était pas comme ça. Elle arriva simplement un peu plusvite,pourmontrerqu’elleétaitheureusedemevoiraussi.Jemetournaiversl’hommedeboutàcôtédemoi.–VoilàSally,luidis-je.Ilmesouritethochalatête.MrsHesterl’avaitamenéendisant:– Voilà M. Gelhorn, Jake. Vous vous souvenez, il a écrit pour
demanderunrendez-vous.Ellefaisaitlaconversation,c’esttout.J’aiunmilliondechosesàfaireà
laFermeet jenepeuxvraimentpasperdremon tempsàm’occuperducourrier.C’estpourquoij’aiMrsHester.Ellehabiteàcôtéetellesaittrèsbienveilleràtouteslesstupidités,sansveniràtoutproposmedérangeravec ces détails. Et, surtout, elle aime Sally et les autres. Certainespersonnesnelesaimentpas.–Heureuxdevousvoir,M.Gelhorn,dis-je.–RaymondJ.Gelhorn,fit-ilenmetendantsamainquejepris,serrai
etluirendis.C’était un type assez grand, une demi-tête de plus que moi, et plus
large,aussi.Ildevaitavoirlamoitiédemonâge,latrentaine.Ilavaitdescheveuxnoirsplaquésaveclaraieaumilieu,etunefinemoustachetrèssoigneusement taillée. Samâchoire s’élargissait au-dessousdes oreilles,ce qui donnait l’impression qu’il souffrait des oreillons. Il aurait étéparfaitpourjouerlesméchantsàlavidéo,cequimefitjugerqu’ildevaitêtre un brave homme. Et ce qui prouve que la vidéo ne peut pas setromperàtouslescoups.–JacobFolkers,répondis-je.Quepuis-jepourvous?Ilmesourit.C’étaitunlargesourire,montrantdesdentsblanches.–VouspourriezmeparlerunpeudevotreFermequevoici, si çane
vousdérangepastrop.J’entendisSallyarriverderrièremoietjetendislamain.Elleseglissa
dessousetjesentisl’émailduretlissedesonaile,touttiède.–Unebelleautomatobile,estimaGelhorn.C’étaitunefaçondeparler.Sallyétaitunedécapotablede2045avecun
moteurpositroniqueHennis-Carleton et un châssisArmat.Elle avait laligne la plus belle, la plus élancée que j’aie jamais vue. Je connaissaispourtanttouslesmodèles,sansexception.Depuiscinqans,elleétaitmapréférée et je lui avais consacré et ajouté tout ce que je pouvais rêver.Pendant ce temps, il n’y avait jamais eu un être humain derrière sonvolant.Pasuneseulefois.–Sally,dis-jeenlacaressanttendrement,jeteprésenteM.Gelhorn.Le ronronnement des cylindres de Sally monta d’un ton. Je tendis
l’oreille avec attention, pour guetter le moindre bruit insolite. Depuisquelque temps, j’entendais cogner le moteur de presque toutes lesvoitures, et le changement d’essence n’y avait pas fait grand bien.Toutefois,Sallytournaitaussirondquesapeintureétaitlustrée.–Vousdonnezdesnomsàtoutesvosvoitures?demandaGelhorn.IlparaissaitamuséetMrsHestern’aimepaslesgensquiontl’airdese
moquerdelaFerme.Ellerépliquaavecvivacité:– Certainement. Les voitures ont chacune leur personnalité, n’est-ce
pas?Lescoupéssonttousmasculins,etlesdécapotablesféminines.Gelhornsouriaitdenouveau.–Est-cequevousleurfaitesfairegarageàpart?MrsHesterlefoudroyaduregard.Gelhorns’adressaàmoi:– Et maintenant, M. Folkers, est-ce que je pourrais vous parler en
particulier?–Çadépend.Etes-vousjournaliste?–Non,monsieur. Je suis agent de ventes. La conversationquenous
auronsnedonneralieuàaucunepublication.Jepuisvousassurerquejetiensàcequ’ellerestestrictementprivée.Nous descendîmes sur le chemin. Mrs Hester s’éloigna. Sally nous
suivit.–CelanevousennuiepasqueSallynousaccompagne,n’est-cepas?
demandai-je.–Pasdutout.Ellenepeutpasrépétercequenousdirons,hein?Il rit de sapropreplaisanterie et frictionna la calandredeSally.Elle
emballasonmoteuretGelhornretiravivementsamain.–Ellen’estpashabituéeauxétrangers,expliquai-je.Nous nous assîmes sur le banc, sous le grand chêne, d’où nous
pouvions admirer le circuit privé de l’autre côté du lac. C’était l’heurechaude de la journée et les voitures étaient sorties en force, au moinstrented’entreelles.Mêmede loin jepusvoirqueJeremiah jouaitàsonpetitjeuhabituel,enarrivantsubrepticementderrièreunancienmodèlesérieux, pour accélérer d’un coup et doubler à toute vitesse en faisanthurlerses freinsexprès.Deuxsemainesplus tôt, ilavait faitdégagerdel’asphalte le vieil Angus, et j’avais dû sévir, en coupant son moteurpendantdeuxjours.Celan’avait servià rien,hélas, et il fallait croirequ’iln’yavait rienà
faire.Jeremiahestunmodèledesportetilssonttousdestêtesbrûlées.–Ehbien,M.Gelhorn, fis-je,sivousmedisiezpourquoivousvoulez
cesrenseignements?Maisilregardaitsimplementautourdelui.–C’estunendroitahurissant,M.Folkers.–J’aimeraisbienquevousm’appeliezJake.Commetoutlemonde.–D’accord,Jake.Combiendevoituresavez-vousici?– Cinquante et une. Nous en recevons une ou deux neuves, chaque
année.Uneannée,nousenavonseucinq.Nousn’enavonsencoreperduaucune. Elles sont toutes en parfait état demarche.Nous avonsmêmeune Mat-O-Mot de 2015 en état de marche. Une des premièresautomatiques.Elleaétélapremièredel’écurie.CebonvieuxMatthew.Aprésent,ilrestaitpresquetoutelajournéeau
garagemaisaussi, il était legrand-papade toutes lesvoituresàmoteurpositronique. C’était au temps où les aveugles de guerre, lesparaplégiques et les chefs d’Etat étaient les seuls à conduire desautomatiques. Mais Samson Harridge était mon patron, et assez richepours’enprocurerune.Al’époque,j’étaissonchauffeur.Cette penséeme donne l’impression d’être vieux. Jeme souviens du
temps où pas une automobile aumonde n’était assez intelligente pourretrouversoncheminetrentrerseuleàlamaison.J’étaislechauffeurdegros tas de mécaniques mortes qui avaient besoin à tout instant de lamain d’un homme à leurs commandes. Ces machines-là avaientl’habitudedetuerchaqueannéedesmilliersdepersonnes.Lesautomatiquesavaientrégléceproblème.Uncerveaupositronique
réagissait beaucoup plus vite qu’un cerveau humain, naturellement, etpayaitlesgenspourqu’ilsnetouchentpasauxcommandes.Onmontait,ontapaitsadestinationetonlaissaitlavoitureprendrelecheminqu’ellevoulait.Nous trouvons cela tout naturel, aujourd’huimais jeme rappelle les
premièresloisobligeantlesvieillesmachinesàquitterlesgrandesroutes,etlimitantleurutilisationauxautomatiques.Dieu,queltollé!Ontraitaitl’affairedetouslesnoms,communisteoufasciste…maislesroutesfurentdégagéesetlemassacrearrêté,tandisquedespersonnesdeplusenplusnombreusesallaientetvenaientsansproblème,àlanouvellemanière.Naturellement,lesautomatiquesétaientdedixàcentfoispluschères
quelesvoituresàconduitemanuelle,etpeudegensavaientlesmoyensde s’offrir un véhicule particulier. L’industrie se spécialisa dans laconstruction d’omnibus automatiques. Vous pouviez appeler unecompagnie et en avoir un qui s’arrêtait devant votre porte en quelquesminutes,pourvousemmeneroùvousvouliez.Engénéral,onsetrouvaiten compagnie d’autres personnes allant dans la même direction, maisquelmalyavait-ilàcela?Cependant,SamsonHarridgeavaitunevoitureparticulièreet, le jour
de son arrivée, j’allai trouver le patron. La voiture n’était pasMatthewpourmoi,alors.Jenesavaispasqu’elleallaitdevenirunjourledoyendela Ferme. Je savais seulement qu’elle me volait mon emploi et je ladétestais.J’aidit:–Vousn’allezplusavoirbesoindemoi,M.Harridge?–Qu’est-cequevousracontez,Jake?Vousnepensezquandmêmepas
quejevaisconfiermapersonneàunemécaniquecommeça?Vousallezresterauvolant!–Maisçamarchetoutseul,M.Harridge.Çaexaminelaroute,çaréagit
correctementauxobstacles,auxêtreshumainsetauxautresvoitures,çasesouvientdesitinéraires.–C’est cequ’ondit, Jake, c’est cequ’ondit.Mais,malgré tout, vous
allezvousmettreauvolant,aucasoùquelquechoseiraitdetravers.C’estdrôle,commeonpeutenveniràaimerunevoiture.Enunriende
temps,jel’appelaisMatthewetjepassaistoutmontempsàlalustreretàréglersonmoteur.Uncerveaupositroniqueresteenmeilleurétatquandil a, à tout instant, le contrôle de son châssis, ce qui fait que ça vautvraimentlapeinedegarderleréservoirpleinenpermanence,pourquelemoteurpuissetournerauralenti,jouretnuit.Avecunpeudepratique,jeparvins à savoir comment se sentait Matthew rien qu’au bruit de sonmoteur.A sa façon, Harridge finit par avoir de l’affection pourMatthew, lui
aussi. Iln’avaitpersonned’autreàaimer. Il avaitdivorcé,ou survécuàtroisfemmes,etilvécutplusvieuxquesescinqenfantsetsestroispetits-
enfants.Cequifaitqu’àsamort,onn’apasététellementétonnédelevoirléguer toute sa fortune àuneFermepour lesAutomobiles à la retraite,avec moi à sa tête, et Matthew comme premier membre d’une lignéedistinguée.C’estdevenutoutemavie.Jenemesuisjamaismarié.Onnepeutpas
être marié et soigner en même temps des automatiques comme ellesdoiventl’être.Les journauxont trouvéçadrôlemais, auboutd’unmoment, ilsont
cessédes’enmoquer.Ilyadeschosesquineprêtentpasàlaplaisanterie.Vous n’avez peut-être jamais eu les moyens de posséder uneautomatique, et vousn’enaurezpeut-être jamais ;mais croyez-moi, onfinitparlesaimer.Ellessontduresautravailetaffectueuses.Ilfaudraitêtreunhommesanscœurpourenmaltraiterune,ousupporterd’envoirunemaltraitée.C’enestvenuaupointquelorsqu’unhommeavaiteuuneautomatique
depuisuncertaintemps,ilprenaitdesdispositionspourqu’elleailleàlaFerme, s’il n’avait pas d’héritier sur qui il pouvait compter pour enprendresoin.J’expliquaitoutcelaàGelhorn.–Cinquanteetunevoitures?s’exclama-t-il.Celareprésente-beaucoup
d’argent!–Cinquantemilleminimumparautomatique,commeinvestissement
initial, lui dis-je.Elles doivent valoir bienplus que ça,maintenant. J’aifaitdeschosespourelles.–Ildoitfalloirbeaucoupd’argentpourfairemarcherlaFerme.–Vouspouvezledire.LaFermeestuneorganisationsansbutlucratif,
cequinousvautdesréductionsd’impôtset,naturellement,lesnouvellesautomatiquesquinousarriventviennentavecleurdot,généralementunepetite fortune, placée en fidéicommis.Malgré tout, les frais ne cessentd’augmenter. Je dois veiller à l’entretien des jardins, remplacercontinuellement l’asphalte de la piste ou le réparer. Il y a l’essence,l’huile,lesréparations,lesgadgets.Çan’enfinitplus.–Etvousyavezconsacrébeaucoupdetemps?–C’estsûr,M.Gelhorn.Trente-troisans.–Vousnesemblezpasygagnergrand-chosepourvous-même.– Ah non ? Vousm’étonnez,M. Gelhorn. J’ai Sally et les cinquante
autres.Regardez-la!Jeriais.Jenepouvaism’enempêcher.Sallyétaitsipropre,ça faisait
presquemal.Un insecteavaitdûmourirsursonpare-briseouungrain
de poussière était tombé, alors elle semettait au travail. Un petit tubeétait sorti et aspergeait la vitre de Tergosol. Le produit s’étalait sur lapelliculedesiliconedelasurfaceet,aussitôt,depetitsbalais-épongessemettaientenplacepourchasserl’eaudanslapetiterainurequilafaisaitcouler par terre. Pas une goutte n’éclaboussa son capot vert pomme.Balaisettubededétergentrentrèrentetdisparurent.–Jen’aijamaisvuuneautomatiquefaireça!s’écriaGelhorn.–Non,sansdoute.C’estunsystèmequej’aiinstalléspécialementsur
nosvoitures.Ellessontpropres.Ellesn’arrêtentpasdepolirleursvitres.Ellesaimentça.J’aimêmeéquipéSallydelanceslustrantes.Elleselustretouslessoirs, jusqu’àcequ’onpuissesevoirdansn’importe laquelledesesparties.Pour se raser commedevantuneglace.Si j’arrive à trouverl’argent, j’en équiperai les autres filles. Les décapotables sont trèscoquettes.–Jepeuxvousdirecommenttrouverdel’argent,siçavousintéresse.–Çam’intéressetoujours.Comment?–N’est-cepasévident,Jake?N’importelaquelledevosvoituresvaut
cinquante mille minimum, vous avez dit. Je parie que la plupartdépassentlessixchiffres.–Etalors?–Vousn’avezjamaispenséàenvendrequelques-unes?Jesecouailatête.–Vousnelecomprendrezpeut-êtrepas,M.Gelhorn,maisjenepeux
envendreaucune.EllesappartiennentàlaFerme,pasàmoi.–L’argentreviendraitàlaFerme.–LesstatutsdelaFermestipulentquelesvoituresreçoiventdessoins
àperpétuité.Ellesnepeuventêtrevendues.–Etlesmoteurs,alors?–Jenevouscomprendspas.Gelhornchangeadepositionetsavoixsefitconfidentielle.– Ecoutez, Jake, laissez-moi vous expliquer la situation. Il y a un
importantmarchépourlesautomatiquesparticulières,siellespouvaientêtreconstruitesàdesprixassezbas.D’accord?–Cen’estunsecretpourpersonne.– Et le moteur représente quatre-vingt-quinze pour cent du prix.
D’accord?Or,jesaisoùtrouverunstockdecarrosseries.Jesaisaussioùjepeuxvendredesautomatiquesàunbonprix,vingtoutrentemillepourlesmodèlesmeilleurmarché,cinquanteàsoixantemillelesplusluxueux.Toutcequ’ilmefaut,c’estdesmoteurs.Vousvoyezlasolution?
–Non,M.Gelhorn.Jelavoyaistrèsbien,maisjenevoulaispasleluidire.–Çadevraitvoussauterauxyeux.Vousenavezcinquanteetune.Vous
êtesunmécanicienexpertenautomatobiles,Jake.Vousdevezl’être.Vouspourriez démonter un moteur et le placer sur une autre voiture etpersonneneremarqueraitladifférence.–Ceneseraitpastrèsmoral.– Vous ne feriez pas demal aux voitures. Vous rendriez un service.
Utilisezvosplusvieillesvoitures.UtilisezcettevieilleMat-O-Mot.– Allons, allons, M. Gelhorn, un moment. Les moteurs et les
carrosseries ne sont pas deux choses séparées. C’est une unité. Cesmoteurs sont habitués à leur propre carrosserie. Ils ne seraient pasheureuxsuruneautrevoiture.–Bon,d’accord,jeveuxbien.Vousavezparfaitementraison,Jake.Ce
seraitcommesijeprenaisvotrecerveaupourlemettredanslecrânedequelqu’und’autre.Oui?Vouspensezquevousn’aimeriezpasça?–Jenecroispasqueçameplairait,eneffet.–Mais si je prenais votre cerveau pour lemettre dans le corps d’un
jeuneathlète?Hein,Jake?Vousn’êtesplusun jeunot.Sivousaviez lechoix,est-cequevousn’aimeriezpasavoirdenouveauvingtans?C’estcequej’offreàcertainsdevosmoteurspositroniques.Ilsserontplacésdansdescarrosseriesneuves,de57.Lestoutderniersmodèles.J’éclataiderire.–Çanetientguèredebout,M.Gelhorn.Certainesdenosvoituressont
vieilles,peut-être,maisellessontbiensoignées.Personnenelesconduit.Elles ont le droit de faire ce qu’elles veulent. Elles sont à la retraite,M.Gelhorn.Jenevoudraispasd’uncorpsdevingtanssi,pourcela, jedevaiscreuserdestranchéespendanttoutlerestantdemanouvellevie,sansjamaisavoirassezàmanger…Qu’est-cetuenpenses,Sally?Les deux portières de Sally s’ouvrirent et se refermèrent avec un
claquementétouffé.–Qu’est-cequec’estqueça?s’exclamaGelhorn.–C’estleriredeSally.Ilseforçaàsourire.Ilpensaitsûrementquejeplaisantais,quec’était
unemauvaiseblague.Ilinsista:–Soyezraisonnable,Jake.Lesvoituressontfaitespourêtreconduites.
Ellesnesontprobablementpasheureusessionnelesconduitpas.– Sally n’a pas été conduite depuis cinq ans. Elle m’a l’air assez
heureuse.
–Jemeledemande!IlselevaetmarchalentementversSally.–Alors,Sally,qu’est-cequetudiraisdefaireunpetittour?LemoteurdeSallys’emballa.Ellerecula.– Ne la bousculez pas, M. Gelhorn, conseillai-je. Elle est assez
nerveuse.Il y avait deux coupés, à une centaine de mètres sur la route. Ils
s’étaient arrêtés. Peut-être observaient-ils la scène, à leur façon. Je nem’occupaipasd’eux.J’avaisl’œilsurSallyetjel’ygardai.–Ducalme,doucement,Sally,ditGelhorn.Il bondit et saisit la poignée de la portière. Elle ne bougea pas,
naturellement.–Ças’estouvertilyauneminute!cria-t-il.–Verrouillageautomatique,dis-je.Elletientbeaucoupàpréserverson
intimité,Sally.Illâchalaporteetdéclara,eninsistantsurchaquemot:– Une voiture qui tient à préserver son intimité ne devrait pas se
promeneravecsacapotebaissée.Ilreculadetroisouquatrepas,puis,rapidement,sivitequejenepus
l’arrêter,ilcourutetsautadanslavoiture.IlpritSallyparsurpriseparceque, en tombant assis, il coupa le contact avant qu’elle puisse leverrouiller.Pourlapremièrefoisdepuiscinqans,lemoteurdeSallys’arrêta.Jecroisquejepoussaiuncri,maisGelhornavaittournélamanettesur
«Manuel»etl’avaitverrouilléeainsi.Ilmitlemoteurenmarche.Sallyseranimaitmaisellen’avaitplusaucunelibertéd’action.Il démarra. Les coupés étaient encore là. Ils se retournèrent et s’en
allèrent, pas très vite. Je suppose que tout cela devait constituer uneénigmepoureux.L’und’euxétaitGiuseppe,d’uneusinedeMilan,etl’autreStephen.Ils
nesequittaientpas.Ilsétaienttousdeuxnouveauxà laFerme,mais ilsétaientlàdepuisassezlongtempspoursavoirquenosvoituresn’avaienttoutsimplementpasdeconducteurs.Gelhorncontinuadefilertoutdroitetquandlescoupéss’enfoncèrent
finalementdans la têtequeSallyn’allaitpas ralentir,qu’ellenepouvaitpas ralentir, il était trop tard pour autre chose que les mesuresdésespérées.Ilss’écartèrentàtoutevitesse,undechaquecôté,etSallypassaentre
euxcommeunefusée.Steverenversalabarrièreduborddulacets’arrêta
dansl’herbeàquelquescentimètres,àpeine,duborddel’eau.Giuseppecahotasurlebas-côtéopposéetfinitparstopperenfrémissant.JeramenaiStevesurlachausséeetj’étaisentraindel’examinerpour
voirsilabarrièreluiavaitfaitdumalquandGelhornrevint.IlouvritlaportièredeSallyetmitpiedàterre.Penchéàl’intérieur,il
coupaunesecondefoislecontact.–Etvoilà,dit-il.Jepensequejeluiaifaitbeaucoupdebien.Jemaîtrisaimacolère.– Pourquoi avez-vous foncé entre les coupés ? Il n’y avait aucune
raison!–Jem’attendaisàlesvoirs’écarter.–C’estcequ’ilsontfait.Celui-làestpasséàtraverslabarrière.–Jesuisnavré,Jake.Jepensaisqu’ilss’écarteraientplusvitequeça.
Voussavezcequec’est.J’aiprisdestasdebusmaisjenesuismontéquedeux ou trois fois dans ma vie dans une automatique, et c’était lapremièrefoisquej’enconduisaisune.C’estpourvousdire!Çam’amontéàlatête,d’enconduireune,etpourtantjenemelaissepasimpressionnerfacilement.Tenez,jevaisvousdire,nousn’avonspasbesoindedescendreàmoinsdevingtpourcentau-dessousduprixdelalistepourtoucherunmarchéintéressant,etceseraitquatre-vingt-dixpourcentdebénéfice.–Quenouspartagerions?–Moitié-moitié.Etc’estmoiquiprendslesrisques,nel’oubliezpas.– Très bien. Je vous ai écouté. Maintenant écoutez-moi, dis-je en
élevantlavoix,parcequej’étaisvraimenttropencolèrepourresterpoliplus longtemps. Quand vous coupez lemoteur de Sally, vous lui faitesmal.Çavousplairaitd’êtreassomméetdeperdreconnaissance?C’estcequevousfaitesàSally,quandvousluicoupezlecontact.–Vous exagérez, Jake.Les automatobusont leurmoteur arrêté tous
lessoirs.–Biensûr,etc’estpourçaquejeneveuxpasdemesgarçonsetfilles
dans vos luxueuses carrosseries de 57, où je ne sais pas comment ilsseront traités. Les bus ont besoin d’importantes réparations de leurscircuits positroniques, environ tous les deux ans. Les circuits du vieuxMatthew n’ont pas été touchés depuis vingt ans. Qu’est-ce que vouspouvezm’offrirdecomparableàça?– Allons, vous êtes énervé, en ce moment. Réfléchissez donc à tête
reposéeàmaproposition,etreprenezcontactavecmoi,hein?–C’esttoutréfléchi.Sijamaisjevousrevois,j’appellelapolice.LabouchedeGelhorndevintdure,mauvaise.
–Minute,vieuxdébris!–Minute vous-même ! Vous êtes ici dans une propriété privée et je
vousordonnededéguerpir.Ilhaussalesépaules.–Bon,bon,alorsaurevoir.–Mrs Hester vous raccompagnera. Et il n’y a pas d’au revoir. C’est
adieu.Maiscenefutpasunadieu.Jelerevisdeuxjoursplustard.Deuxjours
etdemi,plutôt, car il étaitprèsdemidiquand je l’avais vu lapremièrefoisetunpeuaprèsminuitladeuxième.Jem’assisdansmonlitquandilalluma,enclignantdesyeuxjusqu’àce
quejemefasseuneidéedecequisepassait.Unefoisquejevisclair,jen’euspasbesoindebeaucoupd’explications.D’aucune,même.Ilavaitunpistoletdanslamaindroite,levilainpetitcanon-aiguilletoutjustevisibleentredeuxdoigts.Jesavaisqu’il luisuffiraitd’augmenterlapressiondesamainpourquejesoismisenpièces.–Habillez-vous,Jake,dit-il.Jenebougeaipas.Jeledévisageaisimplement.–Ecoutez,Jake, je connais la situation.Jevousai renduvisite il ya
deux jours, souvenez-vous. Je saisque vousn’avezpasde gardiens, ici,pasdeclôturesélectrifiées,pasdesystèmed’alarme.Rien.–Jen’enaipasbesoin.Enrevanche,riennevousempêchedepartir,
M.Gelhorn.Avotreplace,c’estcequejeferais.Cetendroitpeutdevenirtrèsdangereux.Ilritunpeu.– Il l’est, pour quelqu’un qui est du mauvais côté d’un pistolet de
poing.–Jelevois.Jesaisquevousenavezun.–Alorsgrouillez-vous!Meshommesattendent.–Non,monsieur.Pas si vousnemeditespas cequevousvoulez, et
mêmealors,iln’estpassûrquejebouge.–Jevousaifaituneproposition,avant-hier.–Laréponsen’apaschangé.C’estnon.–Desdétailsontétéajoutésàlaproposition.Jesuisvenuiciavecdes
hommesetunautomatobus.Vousavezunechancedeveniravecmoietde démonter vingt-cinq des moteurs positroniques. Les vingt-cinq quevous voudrez, ça m’est égal. Nous les chargerons dans le bus et lesemporterons. Une fois qu’ils auront trouvé acquéreur, je vous feraiparvenirvotrepartdel’argent.
–Pourça,j’aivotreparole,jesuppose?Iln’eutpasl’airdepenserquejeparlaisironiquement.–Vousl’avez.–Non,dis-je.–Sivousvousentêtezàdirenon,nousferonsçaànotremanière.Je
démonterai lesmoteursmoi-même, seulementmoi, je démonterai touslescinquanteetun.Tous,autantqu’ilssont.– Ce n’est pas facile de démonter des moteurs positroniques,
M.Gelhorn.Etes-vousunexpertdelarobotique?Etmêmesivousl’êtes,voussavez,cesmoteursontétémodifiésparmessoins.– Je sais, Jake. Et à dire vrai, je ne suis pas un expert. Je risque
d’endommager pasmal demoteurs en essayant de les démonter. C’estpourquoiilmefaudratravailleràtouslescinquanteetun,sivousrefusezdem’aider.Parcequejerisqueden’enavoirquevingt-cinq,unefoisquej’aurai fini.Lespremiersque jevaisattaquerserontprobablementceuxquisouffrirontleplus.Enattendantquejemefasselamain,voyez-vous.Etsijedoisfaireçamoi-même,jecroisquejecommenceraiparSally.–Jenepeuxpascroirequevousparlezsérieusement,M.Gelhorn.–Jeparletrèssérieusement,Jake,dit-il.(Etilprituntempspourque
çapénètrebiendansmonesprit :)Si vousvoulezm’aider, vouspouvezgarderSally.Autrement,ellerisquedebeaucoupsouffrir.Jeregrette.– Je vais vous accompagner mais je vous donne un dernier
avertissement.Vousaurezdesennuis,M.Gelhorn.Il trouva la chose très drôle. Il riait encore tout bas quand nous
descendîmesensemble.Unautomatobusattendaitàl’entréedel’alléedesgarages.L’ombrede
troishommessedessinait à côté, et leurs faisceaux flash s’allumèrentànotreapproche.– J’ai le vieux, dit Gelhorn à voix basse. Venez. Faites avancer le
camiondansl’alléeetcommençons.Undesautressepenchaàl’intérieurettapalesindicationsvouluessur
le tableau de bord. Nous remontâmes l’allée et le bus nous suivitdocilement.–Iln’entrerapasdanslegarage,dis-je.Laportenelepermettrapas.
Nousn’avonspasdebus,ici.Rienquedesvoituresparticulières.–D’accord,ditGelhorn.Faites-leattendredansl’herbe,horsdevue.J’entendislemarmonnementdesvoituresalorsquenousétionsencore
àdixmètresdugarage.En général, elles se calmaient à mon entrée. Pas cette fois. Je crois
qu’elles savaient qu’il y avait des intrus et, une fois que la figure deGelhornetdesautresfutvisible,ellesdevinrentplusbruyantes.Touslesmoteursgrondaient,ilscognaientirrégulièrement,aupointquelesmursenfrémissaient.La lumière s’alluma automatiquement dès que nous fûmes à
l’intérieur.LebruitdesvoituresnesemblaitpasgênerGelhornmais lestroisautresavaient l’air surprisetmalà l’aise. Ilsavaientunealluredetueurs à gages ; leur expression était duemoins à des traits physiquesqu’à un éclat chafouin du regard et à une mine de chien battu. Jeconnaissais ce type d’individus et ne m’inquiétai pas. L’un d’euxmaugréa:–BonDieu,ellesenconsomment!–Mesvoituresconsommentcontinuellementdel’essence,répliquai-je
sèchement.–Pascesoir,tranchaGelhorn.Arrêtez-les!–Cen’estpassifacile,M.Gelhorn,dis-je.–Allez-y!cria-t-il.Jenebougeaipas.Sonpistolet-aiguilleétaitbraquésurmoi.–Jevousl’aidit,M.Gelhorn.Toutesmesvoituresontétébientraitées,
depuisqu’ellessontici,àlaFerme.Ellesontl’habituded’êtretraitéesdecettemanièreettoutautrecomportementaledondelesirriter.– Vous avez uneminute, répliqua-t-il. Les sermons seront pour une
autrefois.–J’essaiedevousexpliquerquelquechose.J’essaiedevousexpliquer
quemesvoiturescomprennentcequejeleurdis.Avecdutempsetdelapatience,onpeutapprendrecelaàunmoteurpositronique.Mesvoituresontappris.Sallyacomprisvotreproposition,ilyadeuxjours.Vousvoussouvenezqu’elleariquandjeluiaidemandésonopinion.Ellesaitaussice que vous lui avez fait, à elle et à ces deux coupés que vous avezdispersés. Et les autres savent comment on traite les malfaiteurs engénéral.–Ecoutez,espècedevieuxfou…–Toutcequej’aiàdire,c’est…Attaquez!criai-je.Undeshommesblêmitethurlamaissavoixfutcouverteparlebruit
decinquanteetunavertisseursretentissantenmêmetemps.Ilsrestèrentbloqués et, entre les quatremurs du garage, se répercutèrent les échosd’un grand appel sauvage,métallique.Deux voitures s’avancèrent, sansaccélérer,mais sans que l’on pût seméprendre sur leur objectif. Deuxautres se mirent en ligne derrière elles. Toutes les voitures s’agitaient
maintenantdansleursboxes.Lesbanditsouvrirentdegrandsyeuxetreculèrent.–Nevousmettezpascontreunmur!criai-je.Apparemment,ilsavaienteueux-mêmescettepenséeinstinctive.Ilsse
précipitèrentverslaporte.Sur le seuil, un des hommes se retourna et brandit son poing armé
d’un pistolet-aiguille. Le projectile jaillit comme un éclair bleu endirectiondelapremièrevoiture.C’étaitGiuseppe.Une fine bande de peinture s’écailla sur le capot de Giuseppe, et la
moitiédroitedesonpare-brises’étoila,maisnesecrevapas.Leshommesétaientdehors,courantcommedesfous;deuxpardeux,
les voitures les pourchassèrent dans la nuit, leurs klaxons sonnant lacharge.J’avaisunemainsurlebrasdeGelhorn,maisjenecroispasqu’ilavait
l’intentiondebouger.Seslèvrestremblaient.– C’est pour ça que je n’ai pas besoin de clôtures électrifiées ni de
gardiens.Mesbiensseprotègenteux-mêmes.Les yeux de Gelhorn suivaient, fascinés, les voitures qui passaient
devantnous,deuxpardeux,àtoutevitesse.–Cesontdestueuses!souffla-t-il.–Nesoyezpasstupide.Ellesnevontpastuervoshommes.–Destueuses!– Elles vont simplement leur donner une bonne leçon.Mes voitures
ontétéspécialemententraînéesàlapoursuitecross-country,enprévisiond’occasionscommecelle-ci.Jecroisquecequiattendvoshommesserapirequ’unmeurtrerapide.Est-cequevousavezdéjàététraquéparuneautomobile?Gelhornneréponditpas.Jecontinuaideparler.Jevoulaisquerienne
luiéchappe.–Ilyauradesombresquin’irontpasplusvitequevoshommes,qui
leur courront après de-ci, de-là, qui leur barreront le passage, qui leurcornerontaunez,quileurfoncerontdessusetlesmanquerontd’unpoil,dans un grand hurlement de freins et un tonnerre de moteurs. Ellescontinuerontjusqu’àcequevoshommess’écroulent,àboutdesouffleetà moitié morts, en attendant que des roues leur écrasent les os. Lesvoituresneleferontpas.Ellesleslaisseront.Maisvouspouvezparierceque vous voudrez que vos hommes ne reviendront jamais ici. Pas pourtoutl’argentquevous,oudixcommevous,pourriezleuroffrir.Ecoutez…Jeresserraimaprisesursonbras.Iltenditl’oreille.
–Vousentendezclaquerlesportières?Lebruitétaitlointain,étouffé,maisbienreconnaissable.–Ellesrient.Elless’amusent!La figure de Gelhorn se convulsa de rage. Il leva sa main. Il tenait
toujourssonpistoletdepoing.–Jenevousleconseillepas.Uneautomatobileesttoujoursavecnous.Je croisque jusqu’alors, iln’avaitpas remarqué laprésencedeSally.
Elle venait de s’avancer sans bruit. Son aile avant droite me touchaitpresque mais je n’entendais pas son moteur. C’était comme si elleretenaitsarespiration.Gelhornpoussauncri.–Ellenevoustoucherapastantquejeseraiavecvous.Maissivousme
tuez…Voussavez,Sallynevousaimepas.GelhorntournasonarmeendirectiondeSally.–Sonmoteurestbienprotégé,dis-je,etavantquevouspressiezl’arme
unesecondefois,elleserasurvous.–D’accord,danscecas!hurla-t-il.Et, tout à coup,mon bras fut tordu derrièremon dos ; je pouvais à
peinemetenirdebout.IlmemaintenaitentreSallyet lui,sansrelâcheruninstantsonétreinte.–Reculezavecmoi etn’essayezpasdevousdégager, vousentendez,
vieuxdébris?Sinon,jevousdéboîtelebras!Jefusobligéd’obéir.Sallynoussuivitdeprès,inquiète,nesachantque
faire.Jevoulusluidirequelquechosemaisjenepusqueserrerlesdentsetgémir.L’automatobus de Gelhorn était toujours devant le garage. Il m’y fit
monterdeforce,sautaaprèsmoietverrouillalesportières.–Çava,maintenant,nouspouvonscauser!Je me frottai le bras, en tentant de rétablir la circulation, et
machinalement,sanseffortconscient,j’examinailetableaudebord.–C’estunereconstruction,dis-je.– Et alors ? répliqua-t-il ironiquement. C’est un exemple de mon
travail. J’ai pris un châssis abandonné, j’ai trouvé un cerveau que jepouvaisutiliseretjemesuisfabriquéunbusparticulier.Etalors?Jesaisislepanneauderéparationetlerepoussaid’uncôté.–Qu’est-cequivousprend?Touchezpasàça!Le tranchant de samain s’abattit surmon épaule, qui en resta tout
engourdie.Jemedébattis.–Jeneveuxpasfairedemalàcebus!Pourquimeprenez-vous?Je
veuxsimplementregarderquelques-unsdesraccordsdemoteur.Cenefutpaslong.Quandjemeretournaiverslui,jebouillais.– Vous êtes un monstre et une ordure ! Vous n’aviez pas le droit
d’installercemoteurvous-même!Pourquoin’avez-vouspasfaitappelàunspécialistederobotique?–J’ail’aird’unfou?répliqua-t-il.–Mêmesic’étaitunmoteurvolé,vousn’aviezpasledroitdeletraiter
comme ça ! Je ne traiterais pas un homme comme vous avez traité cemoteur!Delasoudure,desbandesadhésives,despincescrocodile!C’estbrutal!–Çamarche,n’est-cepas?–Biensûrqueçamarche,maiscedoitêtrel’enferpourcebus.Onpeut
vivreavecdesmigrainesetdel’arthriteaiguë,maiscen’estpasunevie.Cevéhiculesouffre!–Ah,bouclez-la!Il jeta un coup d’œil à Sally, qui s’était rapprochée du bus, le plus
qu’elle le pouvait, et roulait à côté. Il s’assura que les portières étaientbienverrouillées.– Nous allons nous tirer de là, maintenant, avant que les autres
reviennent.Nousresteronscachés.–Enquoiest-cequeçavousaidera?–Vosvoituresfinirontbienpartomberenpanned’essence,unjourou
l’autre,non?Vousn’êtespasalléjusqu’àleséquiperdefaçonàcequ’ellesfassent le plein toutes seules, dites ? Nous reviendrons et nousachèveronsletravail!–Onvamerechercher.MrsHesterappelleralapolice.Maisiln’yavaitplusmoyendeleraisonner.Iltapalamiseenmarche
dubus.Levéhiculefitunbond.Sallylesuivit.Gelhornpouffa.–Quepeut-ellefaire,tantquevousêteslà,avecmoi?Sallyparutlecomprendreaussi.Ellepritdelavitesse,nousdoublaet
disparut.Gelhornbaissalavitrepourcracherdehors.Le bus cahotait sur la route obscure et son moteur cognait
irrégulièrement.Gelhornmit en veilleuse les phares périphériques et iln’yeutplusquelalignevertephosphorescenteaumilieudelachausséepournouséviterdenousjeterdanslesarbres.Iln’yavaitpourainsidirepasdecirculation.Deuxvoituresnouscroisèrent;iln’yenavaitaucunedenotrecôtédelaroute,pasplusdevantquederrière.Je fus le premier à entendre les claquements de portières. Secs et
rapides,danslesilence.D’abordsurnotredroite,puissurlagauche.Les
mainsdeGelhorntremblèrentquandil tapafébrilementpouraccélérer.Unrayonlumineuxjaillitd’unbosquetetnousaveugla.Unautreplongeasur nous, d’au-delà de la glissière de sécurité, de l’autre côté. A quatrecentsmètres devant nous, à l’échangeur, il y eut un scouiiiiiiiss quandunevoiturebonditets’arrêtaentraversdenotrechemin.–Sallyestalléechercherlesautres,dis-je.Jecroisquenoussommes
cernés.–Etalors?Qu’est-cequ’ilspeuventfaire?Ilétaitpenchésurlescommandesetregardaitàtraverslepare-brise.–Etn’allezpasjoueraupetitsoldat,vous,levieux,marmonna-t-il.Jenepouvaispas.J’étaisivredefatigue;monbrasgaucheétaitenfeu.
Lesbruitsdemoteursseconfondirentetserapprochèrent.J’entendisdesrythmesdifférents,bizarres;toutàcoup,ilmesemblaquemesvoituresseparlaiententreelles.Unecacophonied’avertisseurss’élevaderrièrenous.Jemeretournaiet
Gelhorn leva vivement les yeux vers le rétroviseur. Une douzaine devoituresnous suivaient, occupant lesdeuxvoies.Gelhornhurlade rire,commeunfou.–Arrêtez!Arrêtezlebus!criai-je.Carlà-basdevantnous,àmoinsdequatrecentsmètresetbienvisible
danslespharesdedeuxcoupéssurlebas-côté,ilyavaitSally,sonbeauchâssisélégantentraversdelaroute.Deuxvoituresarrivèrententrombesur notre gauche, sur la voie opposée, et restèrent à notre hauteur,empêchantGelhorndedéborderdesaligne.Mais iln’enavaitaucune intention.Ilenfonça leboutonde lavitesse
maximumetlegardaappuyé.– Pas de bluff, ici, dit-il. Ce bus pèse cinq fois plus qu’elle et nous
allonssimplementl’écarterdelaroutecommeunpetitchatécrasé.Jesavaisqu’illepouvait.Lebusétaitsur«manuel»etilavaitledoigt
surlebouton.Jesavaisqu’iln’hésiteraitpas.Jebaissaimavitreetsortislatête.–Sally!hurlai-je.Ote-toiduchemin!Sally!Mavoixfutcouverteparl’horriblecridedouleurdetamboursdefreins
maltraités.Jefusprojetécontrelepare-briseetj’entendisl’airsifflerdanslespoumonsdeGelhorn.–Qu’est-cequis’estpassé?demandai-je.C’était une question idiote. Nous nous étions arrêtés. Voilà ce qui
s’étaitpassé.Sallyetlebusétaientàunmètred’écartàpeine.Aveccinqfois son poids fonçant sur elle, elle n’avait pas bougé d’une ligne.Quel
cran,cettefille!Gelhornsecoualamanettedelaconduitemanuelle.–Ilfautqu’ilyaille,ilfautqu’ilyaille,marmonnait-il.–Pasdelafaçondontvousavezmontélemoteur,l’expert!N’importe
lequeldecescircuitspourraitsauter.Ilmeregardaavecuneragemeurtrièreetseraclalagorge.Sescheveux
étaientplaquéssursonfrontparlasueur.Illevalepoing.–J’enaimarredesconseils,vieuxdébris!Fini!Etjecomprisquelepistolet-aiguilleallaitfairefeu.Jereculaicontrelaportièredubus,m’yadossaienregardantmonterle
poingdeGelhornet,quand laportes’ouvrit, je tombaià la renverseenfaisantunecabriole,etatterrisavecunchocsourd.J’entendislaportièreserefermerenclaquant.Jemeramassaisurlesgenouxet,levantlesyeux,jevisGelhornquise
débattait en vain avec la vitre qui remontait, puis il visa rapidement àtravers le verre. Il ne tira pas. Le bus démarra dans un terriblevrombissementetsonchauffeurfutprojetéenarrière,contreledossier.Sally ne barrait plus la route. Je regardai les feux arrière du bus
s’éloigneretdisparaîtreàl’horizon.J’étaisépuisé.Jerestaiassislà,parterre,surlachaussée,jeposaima
têtesurmesbrasrepliésetm’efforçaidereprendrehaleine.J’entendisunevoitures’arrêtersilencieusementàcôtédemoi.C’était
Sally.Lentement,presquetendrement,saportièredroites’ouvrit.Depuis cinq ans, personne n’avait conduit Sally, à l’exception de
Gelhorn,biensûr,et jesavaiscombiencette libertéétaitprécieusepourunevoiture.J’appréciaislegeste,biensûr,maisjedis:–Merci,Sally.Jeprendraiunedesplusrécentes.Je me relevai et me détournai ; elle exécuta la plus adroite des
pirouettesetseretrouvadevantmoi.Jenepouvaispasluifairedepeine!Je montai. Le siège avant dégageait la fraîche et bonne odeur d’unevoiturequisetientdansunparfaitétatdepropreté.Jem’yallongeaiavecdéliceset,avecleurefficacitédiscrète,rapideetsilencieuse,mesgarçonsetmesfillesmeramenèrentàlamaison.Le lendemainsoir,MrsHester,surexcitée,m’apporta la transcription
deladépêchedelaradio.–C’estM.Gelhorn,dit-elle.Cemonsieurquiestvenuvousvoir!–Etalors?demandai-je,enredoutantlaréponse.–On l’a trouvémort ! Vous vous rendez compte ? Il gisait dans un
fossé!–Ilpeuts’agirdequelqu’und’autre,marmonnai-je.– Raymond J. Gelhorn ! insista-t-elle vivement. Il ne peut pas y en
avoir deux ! Et le signalement concorde. Seigneur, quelle façon demourir!Onatrouvédestracesdepneussursesbrasetsoncorps.Vousvousrendezcompte?Jesuisbiencontentequecesoitunbus,sansçaonauraitpuvenirfouinerparcheznous!–C’estarrivéprèsd’ici?demandai-je,anxieux.– Non… du côté de Cooksville. Mais lisez vous-même, si vous… Ah
monDieu!Qu’est-cequiestarrivéàGiuseppe?Ladiversion fut la bienvenue.Giuseppe attendait patiemmentque je
finissedelerepeindre.Sonpare-briseavaitdéjàétéremplacé.Après ledépartdeMrsHester, jeprisavidement la transcription.La
chose ne faisait aucundoute. Lemédecin déclarait que la victime avaitcouru et se trouvait dans un état d’épuisement total. Je me posai laquestion:Surcombiendekilomètres lebusavait-il jouéavec lui,avantl’assautfinal?Naturellement,latranscriptionnedisaitriendecegenre!On avait retrouvé le bus et identifié les traces de pneus. La police
l’avaitréquisitionnéetcherchaitlepropriétaire.Il y avait une note, avec la transcription. C’était le premier accident
mortelde lacirculationdecetteannée,et le journalmettaitsévèrementengardecontrelaconduitemanuelledenuit.Iln’étaitpasquestiondes troisgangstersdeGelhornet j’enéprouvai
delareconnaissance.Aucunedenosvoituresnes’étaitabandonnéeauxplaisirsdelachasseaupointdetuer.C’étaittout.Jelaissairetomberlesfeuillets.Gelhornétaituncriminel.
Safaçondetraiterlebusétaitbrutale.Ilméritaitmillefoislamort,celane faisait aucun doute. Malgré tout, le caractère de cette mort mecontrariaitunpeu.Unmoiss’estpassédepuisetjenepuiscesserd’ypenser.Mes voitures causent entre elles. Je n’en ai plus lemoindre doute.
C’est comme si elles avaient pris de l’assurance, comme si elles ne sesouciaientplusde garder la chose secrète.Leursmoteurs cliquettent etcognentcontinuellement.
Et elles ne parlent pas seulement entre elles. Elles parlent auxvoituresetauxbusquiviennentàlaFermepouraffaires.Depuiscombiendetempslefont-elles?
Ilfautlescomprendre,aussi.LebusdeGelhornlescomprenait,bien
qu’iln’eûtpaspasséplusd’uneheurecheznous.Si jefermelesyeux, jerevoiscetteéquipéesurlaroute,nosvoituresflanquantlebusenfaisantclaquer leurs moteurs jusqu’à ce qu’il comprenne, s’arrête, me laissedescendreetfileavecGelhorn.
Mesvoitures lui avaient-ellesditde tuerGelhorn?Ouétait-ceuneidéeàlui?
Lesvoiturespeuvent-ellesavoirdetellesidées?Ceuxquiconçoiventlesmoteursdisentquenon.Maisilsparlentdecirconstancesordinaires.Ont-ilstoutprévu?
Desvoituressontmaltraitées,voussavez.IlenvientàlaFerme,etellesobservent.Onleurracontedeschoses.
Elles découvrent qu’il existe des voitures dont le moteur n’est jamaisarrêté, que personne ne conduit jamais, et dont le moindre besoin estsatisfait.
Etpeut-êtrecesvéhiculesrepartent-ilsleraconteràd’autres.Lebruitse répandvite. Ils commencent àpenserque lesméthodesde laFermedevraients’appliquerpartoutdanslemonde.Ilsnecomprennentpas.Onnepeutpasleurdemanderdecomprendreleslegs, lestestamentset lescapricesdeshommesriches.
Il y a desmillions d’automatobiles dans lemonde, des dizaines demillions. Si l’idée s’enracine en elles qu’elles sont des esclaves, qu’ellesdevraientfairequelquechose…siellescommencentàréfléchircommelebusdeGelhorn…
Ça n’arrivera sans doute qu’après ma mort. Et puis elles aurontbesoindeconserverquelques-unsd’entrenouspourprendresoind’elles,n’est-cepas?Ellesnevoudrontpasnoustuertous.
Maispeut-êtrequesi.Ellesnecomprendrontpeut-êtrepasqu’ellesdoivent avoir quelqu’un pour s’occuper d’elles. Elles n’attendront peut-êtrepas.
Touslesmatins,jemeréveilleenpensant:Etsic’étaitaujourd’hui…Mes voitures ne me procurent plus autant de plaisir que naguère.
Dernièrement,j’airemarquéquejecommencemêmeàéviterSally.
UNJOUR…
NiccoloMazetti,àplatventresurletapis,lementondanslecreuxdesapetitemain,écoutaittristementleBarde.Ilyavaitmêmeunsoupçondelarmesdanssesyeuxnoirs,luxequ’ungarçondeonzeanspouvaitsepermettrequandilétaitseul.«Ilétaitunefois,disaitleBarde,unpauvrebûcheronveufetsesdeux
filles. Elles étaient aussi belles l’une et l’autre que le jour est long. Ilsvivaientaumilieud’uneprofonde forêt.La filleaînéeavaitdescheveuxaussinoirsquelesplumesd’uncorbeaumaislacheveluredelaplusjeuneétait aussi lumineuse et aussi dorée qu’une journée d’automneensoleillée.Biensouvent,enattendantque leurpèrerentreà lamaisonaprès son travail dans les bois, la plus âgée des deux sœurs s’asseyaitdevantsonmiroiretchantait…»Cequ’elle chantait,Niccolone l’entenditpas carunevoix lehélaau-
dehors:–Ohé,Nickie!EtNiccolo,s’épanouissantsoudain,seprécipitaàlafenêtreetcria:–Ohé,Paul!PaulLœbagitavivementlebras.Ilétaitplusminceetmoinsgrandque
Niccolobienqu’ileûtsixmoisdeplusquelui.Seullebattementprécipitédesespaupièrestrahissaitsasurexcitationrefoulée.–Laisse-moientrer,Nickie.J’aiuneidéeetdemie.Attendsseulement
quejeladise.Iljetavivementuncoupd’œilàlarondecommepours’assurerqu’iln’y
avait pas d’oreilles indiscrètesmais la cour était visiblement déserte. Ilrépétadansunsouffle:–Attendsseulementquejeteladise.–D’accord.Jevaist’ouvrir.Le Barde continuait imperturbablement son récit comme si son
auditoireluiprêtaittoujoursattention.QuandPaulentra,ildisait:«…etalors,lelionluidit:Situretrouvesl’œufperdudel’oiseauquisurvolela.Montagned’Ébèneunefoistouslesdixans,jete…»– Tu écoutes un Barde ? demanda Paul. Je ne savais pas que tu en
avaisun.
Niccolorougitetrepritsonairmalheureux.–C’estjusteunvieuxmachinquej’avaisquandj’étaisgosse.Ilnevaut
pasgrand-chose.IlenvoyauncoupdepiedauBardeetassenauncoupdepoingbrutal
sur son capotdeplastiquequelquepeu éraflé et terni.LeBarde eutunhoquetquandsonblocaudioencaissalasecousse,puisilcontinua:«…pendantunanetunjourjusqu’àcequesessouliersdeferfussentusés.Laprincesses’arrêtaauborddelaroute…»– Bougre ! laissa tomber Paul en contemplant l’appareil d’un air
critique.C’estunvieuxmodèle.Quelle que fût sa hargne envers le Barde, Niccolo prit mal le ton
condescendant de son camarade. Il regretta brusquement d’avoir faitentrer Paul. Il aurait dû aumoins attendre d’avoir rangé le Barde à saplacehabituelle, au sous-sol.S’il avait été le chercher, c’était seulementparcequ’ilétaittristeaprèsunejournéebarbanteetunediscussionstérileavec sonpère.Et, naturellement, leBarde avait été aussi stupidequ’onpouvaits’yattendre.Néanmoins, Paul intimidait un peu Nickie. Il avait suivi des cours
spéciaux à l’école et tout lemonde disait que, quand il serait grand, ilseraitingénieurenordinateurs.Certes, Niccolo ne se débrouillait pas tropmal à l’école. Il avait des
notes correctes en logique, en traitement binaire, en analytique et encalcul surordinateurs– toutes lesmatières traditionnellesenseignéesàl’école primaire. Et c’était le hic, justement ! C’étaient les matièrestraditionnelleset,quandilseraitgrand,ilseraitsurveillantaucentredecontrôlecommetoutlemonde.Paul, en revanche, connaissait des tas de chosesmystérieuses sur ce
qu’il appelait l’électronique, les mathématiques pures et laprogrammation. La programmation surtout. Quand il se lançait sur cethème,Niccolon’essayaitmêmepasdecomprendre.PaulécoutaleBardequelquesminutesetdemanda:–Tut’ensersbeaucoup?–Non!rétorquaNiccolo,vexé.Jel’avaismisaurencartdanslesous-
solavantmêmequetutesoisinstallédanslequartier.Ilsetrouvequejel’ai sorti aujourd’hui…–Faute de trouver une explication valable à sespropresyeux,ilconclut:–J’aiétélecherchertoutàl’heure.– Et c’est des choses comme ça qu’il raconte ? Des histoires de
bûcherons,deprincessesetd’animauxquiparlent?–C’estépouvantable.Monpèreprétendqu’onnepeutpasenacheter
unneuf.Jeluidisaispasplustardquecematin…Lesouvenirdelavainediscussiondumatinfitdangereusementperler
auxyeuxdeNiccolodes larmesqu’il refoulaprécipitamment. Il avait lesentimentquejamaislesjouesétroitesdePauln’avaientconnulecontactdes larmes, et son ami aurait tout bonnement traité par le méprisquelqu’undemoinsfortquelui.–Ducoup, j’ai vouluessayerencorecevieuxmachinmais ilnevaut
rien.Paul coupa le Barde, enclencha la touche commandant une
réorientation et une recombinaison quasi instantanées du vocabulaire,des personnages, des intrigues, des dénouements emmagasinés en lui,puisleremitenmarche.EtleBardecommença:« Il était une fois un petit garçon nommé Willikins. Sa mère était
morteetilvivaitavecsonbeau-pèreetsondemi-frère.Bienquelebeau-pèrefûttrèsriche,ilconfisqualelitmêmedupauvreWillikinsquidutserésoudreàdormirtantbienquemalsurunebottedepailledansl’écurieàcôtédeschevaux…»–Deschevaux!s’exclamaPaul.–Jecroisquec’estunesorted’animal.–Jesaisbien!Maisunehistoiredechevaux!Tuterendscompte!–Ilcausetoutletempsdeschevaux.Etaussidemachinsappelésdes
vaches.Onlestrait.MaisleBarden’expliquepascomment.–Mincealors!Pourquoitunelebricolespas?–J’aimeraissavoircommentm’yprendre.« Willikins, disait le Barde, pensait souvent que s’il était riche et
puissant,ilmontreraitàsonbeau-pèreetàsondemi-frèrecequec’étaitque d’être méchant avec un petit garçon. Aussi décida-t-il un jour departirpourfairefortune.»–Riendeplusfacile,ditPaulquin’écoutaitpasleBarde.Ilestéquipé
decylindresmémorielsintégréscontenantlesintrigues,lesdénouementsetd’autrestrucs.Onn’apasàs’inquiéterdeça.C’estjustelevocabulairequ’il faut modifier pour qu’il connaisse les ordinateurs, l’automation,l’électronique et les réalités d’aujourd’hui. Alors, tu comprends, ilraconteradeshistoiresintéressantesaulieudecauserdeprincessesetdejenesaisquoi.– Si seulement je savais comment faire, murmura Niccolo avec
découragement.– Écoute voir…Mon papam’a promis que si j’entre dans une école
spécialedetraitementd’ordinateurs,l’annéeprochaine,ilm’achèteraunvraiBardedutoutderniermodèle.Ungrosavecunblocpourleshistoiresd’espaceetdepoliciers.Etavecunevidéo,enplus.–Pourvoirleshistoires,tuveuxdire?–Biensûr.A l’école,Mr.Daugherty, ilditqueçaexiste,maintenant,
maispaspour tout lemonde.Seulement, si j’entredansuneécolepourordinateurs,papaauradesfacilités.LesyeuxdeNiccolos’écarquillèrentd’envie.–Fichtre!Voirunehistoire!–Tupourrasvenirenregarderàlamaisonquandtuvoudras.–Ohchouette!Merci.– Il n’y a pas de quoi.Mais rappelle-toi : c’estmoi qui dirai quelles
histoiresonécoutera.–Biensûr.Niccolo aurait accepté d’un cœur léger des conditions beaucoupplus
draconiennes.PaultournaànouveausonattentionversleBarde.Celui-ciétaitentraind’ânonner:«Danscecas,ditleroiencaressant
sabarbeetenfronçantlesourcilàtelpointquedesnuagesobscurcirentlecieletquedeséclairsfulgurèrent,danscecas,jeveuxquedemainàlamêmeheuretuaiesdébarrassétout lepaysdesmouchesqui l’infestent.Situn’yparvienspas…»–Ilsuffittoutsimplementdel’ouvrir…PauldébranchaànouveauleBardeetentrepritdeforcersoncapot.–Attention!s’écriaNiccoloavecunesoudaineinquiétude.Nelecasse
pas.–Maisnon, jene lecasseraipas,rétorquaPaulsuruntonirrité.Ces
trucs-là, je les connais commema poche. – Et il ajouta, brusquementcirconspect:–Tonpèreettamèrenesontpasàlamaison?–Non.– Alors, tout va bien. – Il avait soulevé le capot et scrutait le
mécanisme.–Mince!Maisilestàunseulcylindre!IlentrepritdetripoterlesentraillesduBarde.Niccolo,quileregardait
faire avec alarme, était incapable de comprendre ce qu’il fabriquait.Finalement, Paul brandit unmince ruban demétal flexible ponctué depetitspoints.– Ça, c’est la mémoire de ton Barde. Je parie que sa capacité de
rétentionn’atteintpasuntrilliond’histoires.– Qu’est-ce que tu vas faire, Paul ? s’enquit Niccolo d’une voix
chevrotante.–Luifilerduvocabulaire.–Commentça?–C’estfacile.J’aijustementunbouquinqueMr.Daughertym’adonné
àl’école.Paulsortitlelivredesapocheetenarrachalacouverturedeplastique.
Il inséra le bout de la bandedans le vocalisateur dont il avait baissé levolumeauniveaudumurmureetglissalabobineàl’intérieurduBarde.–Qu’est-cequeçavadonner?–Lelivreparleraettouts’enregistreradanslamémoiredetonBarde.–Etpuisaprès?–Toi,alors,tueslavraiecloche!C’estunlivresurlesordinateurset
l’automation. Le Barde va recueillir toutes ces données. Alors, il neparlera plus de rois qui font fulgurer des éclairs quand ils froncent lessourcils.–N’importe comment, ce sera toujours le bonqui finira par gagner.
C’estpasdrôle.–Queveux-tu!C’estcommeçaquesontfabriquéslesBardes,ditPaul
tout en s’assurantque sonmontagedonnait satisfaction. Il fautque lesbonsgagnentetquelesméchantsperdent…C’esttoutsimple.Monpèreenaparlé,unefois.S’iln’yavaitpasdecensure,qu’ildit,onnesauraitpascommenttourneraientlesjeunes.Ilssontdéjàassezpéniblescommeça,qu’ildit…Bon,çacolleimpeccable!PaulsefrottalesmainsettournaledosauBarde.–Mais,aufait,jenet’aipasencoreparlédemonidée.Jamaistun’as
entendu quelque chose de plus sensationnel, je parie. Je suis venu tetrouveraussitôtparcequej’aipenséquetumarcheraisavecmoi.–Biensûr,Paul.– O. K. Tu connais Mr. Daugherty ? Tu sais que c’est un drôle de
bonhomme.Ehbien,ilm’aàlabonne.–Jesais.–J’aiétéchezluitoutàl’heure,aprèslaclasse.–Tuasétéchezlui?– Dame ! Il dit que j’entrerai à l’école des ordinateurs et qu’il veut
m’encourager…destrucscommeça.Quelemondeabesoindedavantagede gens capables de dessiner des circuits d’ordinateurs de pointe etd’organiserlaprogrammation.–Oh?Paul devina peut-être le néant que dissimulait cemonosyllabe car il
s’exclamaavecagacement:–Laprogrammation!Jet’aiexpliquécentfoiscequec’est.C’estposer
lesproblèmesquedoiventtraiterlesordinateursgéantscommeMultivac.Mr.Daughertydit qu’il estdeplus enplusdifficilede trouverdes gensvraiment capables de les faire marcher. Il dit que n’importe qui peutsurveillerlescommandes,vérifierlesréponsesetrésoudrelesproblèmesderoutine.Quel’astuceconsisteàdévelopperlarechercheetàimaginerlesfaçonsdeposerlesbonnesquestionsetça,c’estcoton.–Bref,ilm’afaitvenirchezluietilm’amontrésacollectiondevieux
ordinateurs.Collectionner lesordinateurs,c’estsapassion.Ilyenadesminusculesquitiennentdanslamainetquiontdespetitsboutonspleinpartout.Ilaaussiunmorceaudeboisavecunepetitepiècequicoulisse.Ilappelleçaunerègleàcalcul.Etdesboutsdefilsdeferavecdesboulesetmême un papier avec, dessus, un machin qu’il appelle une table demultiplication.–Une table en papier ? demandaNiccolo que tout cela n’intéressait
quemodérément.–Cen’estpasunevéritabletablequisertàmanger.C’estdifférent.Ça
aidaitlesgensàcalculer.Mr.Daughertyaessayédem’expliquermaisiln’avait pas beaucoup de temps et, d’ailleurs, c’est terriblementcompliqué.–Pourquoilesgensn’utilisaient-ilspastoutbêtementlesordinateurs?–C’étaitavantlesordinateurs!criaPaul.–Avant?–Biensûr.Tutefiguresquelesgensonttoujourseudesordinateurs?
Tun’asjamaisentenduparlerdeshommesdescavernes?–Commentqu’ilssedébrouillaientsansordinateurs?– Ça, j’en sais rien. D’après Mr. Daugherty, ils avaient des enfants
n’importequandetilsfaisaienttoutcequileurpassaitparlatête,quecesoitounonbonpourlacollectivité.Ilsnesavaientmêmepascequiétaitbonoupas.Les fermierscultivaient lesplantesde leurspropresmains,les gens faisaient tout le travail dans les usines et ils faisaientmarchertouteslesmachines.–Jenetecroispas.–C’estpourtantcequem’aditMr.Daugherty.C’étaitlavraiegabegie
et tout lemondeétaitmisérable.Maispassons…Tuveuxque je tedisemonidée,ouiounon?–Vas-y!répliquaNiccolo,vexé.Quiest-cequit’enempêche?– Bon. Eh bien voilà. Les ordinateurs manuels, ceux qui ont des
boutons… eh bien, sur tous ces boutons, il y avait des sortes de petitstortillons. La règle à calcul en avait aussi. Et la table demultiplicationétaitentièrementfaitedecestortillons.J’aidemandéàMr.Daughertycequec’était.Ilm’arépondu:deschiffres.–Hein?– Chaque type de tortillon correspond à un chiffre différent. Pour
« un », tu faisais une espèce de signe, pour « deux », tu en faisais unautre,pour«trois»aussietainsidesuite.–Pourquoifaire?–Pourcompter.–Maisàquoibon?Ilsuffitdedireàl’ordinateur…LevisagedePaulserévulsadecolère.– Mais, saperlipopette ! Tu ne peux donc pas te mettre ça dans le
crâne?Lesrèglesàcalculettouscesmachins-làneparlaientpas.–Alors,comment…– Les réponses apparaissaient sous forme de tortillons, et il fallait
savoir ce qu’ils signifiaient.Mr. Daughertym’a dit que, dans le temps,toutlemondeapprenaitàfairedestortillonsquandonétaitpetitetaussià les décoder. Les faire, ça s’appelait « écrire » et les décoder « lire ».Chaquemot était représenté par un type particulier de tortillons et onécrivaitdeslivresentiersaveccestortillons.Mr.Daughertym’aditqu’ilyenaquelques-unsaumusée,quejepourrailesregardersijeveux.Ilm’adit que pour devenir un vrai programmeur-analyste, il faudra que jeconnaisse à fond l’histoire du calcul et que c’était pour cela qu’il memontraittoutça.Niccoloplissalefront.– Tu veux dire que tout le monde devait connaître les tortillons
correspondantàchaquemotetselesrappeler?C’estvraioutumefaismarcher?– C’est absolument vrai. Je t’en donne ma parole. Regarde… Voilà
commentonfaitun«un».–D’ungestevif,Paultraçauneligneverticaledanslevide.–Pourfaire«deux»,onfaitcommeça.Etcommeçapourfaire«trois».J’aiappristousleschiffresjusqu’à«neuf».NiccoloregardaitlesarabesquesquedessinaitledoigtdePauld’unair
incompréhensif.–Aquoiçapeutservir?– A apprendre à faire des mots. J’ai demandé à Mr. Daugherty
commentétait le tortillonpour«PaulLœb»mais ilne lesavaitpas.Ilm’aditqu’ilyaaumuséedesgensquilesauraient,qu’ilyadesgensqui
ontapprisàdécoderdeslivresentiers.Ilm’aditaussiqu’ilestpossibledefabriquerdesordinateurspourdécoderleslivresmaisqu’onn’enfaitplusparcequ’onn’aplusdevraislivresmaintenantqu’onpossèdedesbandesmagnétiquesquiparlentquandonlesfaitpasserdanslevocalisateur,tucomprends?–Biensûr.–Alors,sinousallonsaumusée,nouspourronsapprendreàfairedes
motsavecdestortillons.Onnouspermettraparcequejevaisentrerdansuneécoled’ordinateurs.Niccoloétaitprofondémentdéçu.–C’estça,tagrandeidée?Fabriquerdestortillonsstupides?Quiest-
cequeçapourraitbienintéresser?– Tu ne piges pas ? Tu n’as pas pigé ? Espèce d’ahuri ! Ce sera des
messagessecrets!–Quoi?–Dame!Parlerquandtoutlemondepeutcomprendrecequetudis,
c’est sans intérêt. Mais, avec les tortillons, on peut s’adresser desmessagessecrets.Tu les tracessurunpapier,etpersonneaumondenepeutsavoircequetuasditàmoinsdeconnaîtreaussilestortillons.Ettupensesbienquepersonnenelesconnaîtraparcequ’onnelesapprendraàpersonne. On aura un vrai club, avec des cérémonies d’initiation, unrèglementetunesallederéunion.Monvieux…Niccolocommençaitàsentirnaîtreenluiunecertaineexcitation.–Desmessagessecretsdequelgenre?–Den’importequelgenre.Supposequejeveuilletediredevenirchez
moipourvoirmonnouveauBardevisuelmaisquejeneveuillepasqued’autrestypesviennent.Jeferailestortillonsvoulussurunpapierquejete donnerai, tu les regarderas et tu sauras quoi faire. Personned’autre.Mêmesitumontreslepapieràquelqu’un,iln’ycomprendrarien.–Eh!C’estsensationnel!s’écriaNiccolo,entièrementconquis.Quand
c’estqu’onvacommenceràapprendre?–Demain.JedemanderaiàMr.Daughertyd’expliqueraumuséeque
c’est d’accord et toi, tu t’arrangeras pour obtenir la permission de tonpère et de ta mère. On ira après la fin de la classe et on se mettra àétudier.–Aupoil!claironnaNiccolo.Onpourraêtremembresduclub.– Je serai le président du club, laissa tomber Paul sur un ton
catégorique.Situveux,tupourrasêtrevice-président.–Entendu.Disdonc,çavaêtredrôlementplusrigoloqueleBarde.–
AusouvenirduBarde,Niccolofutprisd’unesoudaineappréhension.–Maisqu’est-cequ’onvafairedemonvieuxBarde?Paulsetournaverscedernier.Ilabsorbaitplacidementlecontenude
labobinequisedéroulaitet l’onpercevaitàpeine lemurmure légerduvocalisateurdulivre.–Jevaisledébrancher.Pauls’affairasurl’appareilsousleregardinquietdeNiccolo.Bientôt,il
fourra le livre réassemblé dans sa poche, remit le capot en place etrebranchaleBardequicommençaencestermes:« Il y avait une fois dans une grande cité un jeune garçon pauvre
appelé Fair Johnny qui n’avait qu’un seul ami au monde : un petitordinateur. Chaque matin, l’ordinateur lui disait quel temps il feraitaujourd’huietilrésolvaittouslesproblèmesquipouvaientseposeràFairJohnny.Jamaisilnesetrompait.Mais,unbeaujour,iladvintqueleroide ce pays, qui avait entendu parler du petit ordinateur, décida de sel’approprier.Danscedessein,ilappelasongrandviziretluidit…»NiccolocoupaleBarded’ungestevifets’exclamarageusement:–C’est toujours lemême vieux baratin. Juste avec un ordinateur en
plus.–Tusais, ilsontmistellementdesaladessurlabandequeçanefait
pasbeaucoupdedifférenceavecunordinateuren rabcompte tenuquelescombinaisonsontlieuauhasard.Etpuis,qu’est-cequeçachange?Cequ’iltefaut,c’estunmodèleneuf,voilàtout.–Onnepourra jamaiss’enpayerun.Jesuiscondamnéàavoircette
vieillecochonnerie!Anouveau,NiccololançauncoupdepiedauBarde,plusbrutalement,
cettefois,etleBardereculadansungémissementderoulettes.– Tu n’auras qu’à venir regarder le mien quand je l’aurai, dit Paul.
D’ailleurs,n’oubliepasnotreclubdestortillons.Niccoloopinaduchef.– Écoute voir, Nickie. Viens à lamaison.Mon père a des livres qui
parlent de l’ancien temps. On les écoutera… peut-être que ça nousdonnerades idées.Tun’asqu’à laisserunmessageà tesvieux.Etpuis,pourquoineresterais-tupasdîner?Allez…viens!–D’accord.Et les deux garçons s’élancèrent au pas de course.Niccolo tellement
excité qu’il faillit télescoper le Barde mais il l’effleura seulement de lahanche.Le témoin de tension du Barde s’alluma. L’impact avait fermé un
circuit et, bien qu’il fût seul dans la pièce, qu’il n’y eût personne pourl’écouter,leBardecommençaàraconterunenouvellehistoire.Mais pas de sa voix habituelle : son timbre était plus grave et
vaguementguttural.Al’entendre,unegrandepersonneauraitpresquepupenser qu’il y avait dans sa voix une touche d’émotion, une ombre desentiment.–Ilétaitunefois,disaitleBarde,unpetitordinateurappeléleBarde
qui vivait tout seul chezdes gens cruelsquin’étaientpasde sa famille.Cesgenscruelssemoquaientcontinuellementdupetitordinateur, ils leraillaient, ils lui disaient qu’il était bon à rien, qu’il n’était qu’un objetinutile. Ils le frappaient et l’abandonnaient tout seul dans un coinpendantdesmoisentiers.–Malgrétout,lepetitordinateurgardaitcourage.Ilfaisaittoujoursde
sonmieux et obéissait joyeusement à tous les ordresqu’on luidonnait.Cependant,lesgensavecquiilvivaitn’endemeuraientpasmoinscruelsetsanscœur.–Unbeau jour, le petit ordinateur apprit qu’il existait des foules de
grandsordinateursdetoutesespèces,desmultitudes.LesunsétaientdesBardes comme lui-même mais il y en avait aussi qui dirigeaient desusinesoudesexploitationsagricoles.Certainsd’entreeuxorganisaientlapopulation, d’autres analysaient toutes sortes dedonnées.Beaucoupdeces grands ordinateurs étaient très puissants et très sages, infinimentpluspuissantsetplussagesquelesgensquiétaientsicruelsaveclepetitordinateur.« Et le petit ordinateur comprit que les ordinateurs grandiraient
toujoursensagesseetenpuissanceetqu’unjour…unjour…unjour…»Malheureusement, une valve avait dû finalement claquer dans les
entraillesvieillissanteset rouilléesduBardecar, tout seuldans lapiècequi s’assombrissait, il continua toute la soirée à répéter inlassablementd’unevoixmurmurante:«Unjour…unjour…unjour…»
ROBOTSIMMOBILES
J’ai pris pour sujet des ordinateurs autant que des robots. Danscertaines histoires, en fait, j’ai introduit des ordinateurs (ou desmachines qui y ressemblent beaucoup) qui sont considérés commedesrobots.Vousverrezdesordinateurs(sil’onpeutdire)dans«Robbie»,«Évasion»et«Conflitévitable»plusloindanscetouvrage.Maisjetiensàpréciserquelesujetdecevolumerestebienlesrobots
etquejeneferaipasd’autrerecoursàmeshistoiresd’ordinateurs.Il me faut pourtant reconnaître que la séparation entre les deux
genresestsouventdifficileàdéfinir.D’unecertainefaçon,unrobotn’estriendeplusqu’unordinateurmobile.A l’opposé,unordinateurn’est-ilpasunrobotimmobile?C’estpourquoij’aisélectionnédanscettesectiontroisnouvellesoù l’ordinateurmeparaissaitdouéd’une intelligence etd’une personnalité suffisantes pour être impossible à distinguer d’unrobot.Deplus,cestroishistoiresn’avaientjamaisétéincorporéesàundemes recueils, et Doubleday insistait beaucoup pour avoir quelquesnouvellesinéditesenlibrairieafindedonneràmesaficionadosquelquechosedeneufàmettredansleurcollection.
POINTDEVUE
Rogerétaitvenuàlarecherchedesonpère,enpartieparcequec’étaitdimanche,etquenormalementsonpèren’auraitpasdûêtreautravail,etRogervoulaits’assurerquetoutallaitbien.LepèredeRogern’était pasdifficile à trouver, vuque tous ceuxqui
travaillaientavecMultivac,l’ordinateurgéant,vivaientsurplaceavecleurfamille : ils constituaient une petite agglomération à eux seuls, unecommunautédegensquirésolvaienttouslesproblèmesdumonde.LaréceptionnistedudimancheconnaissaitRoger.–Situcherchestonpère,luidit-elle,c’estaucouloirLqu’ilsetrouve,
maisilsepeutqu’ilsoittropoccupépourtevoir.Roger essaya quand même : il passa la tête par une porte, là où il
entendaitdesvoixd’hommesetdefemmes.Lescouloirsétantbeaucoupplus vides qu’en semaine, il était facile de repérer où les genstravaillaient.Ilaperçutsonpèretoutdesuite,etsonpèrel’aperçut.Sonpèren’avait
pas l’air heureux, et Roger en conclut aussitôt que tout n’allait pas aumieux.–Ah!Roger,ditsonpère.Jesuistrèsoccupé,tusais!LepatrondupèredeRogerétaitlàaussi,etildit:–Allez,Atkins,faitesdoncunepause!Ilyaneufheuresquevousêtes
là-dessus,etvousnenousapportezplusriendebien.Emmenezlegossemanger un morceau à la cantine, allez faire un somme, et après vousreviendrez.Le père de Roger n’avait pas l’air d’en avoir envie. Il tenait un
instrumentdanslamain:Rogersavaitqu’ils’agissaitd’unanalyseurdeprocessus en cours, tout en ignorant comment cela fonctionnait. Detoutesparts,RogerentendaitMultivacronronneretglousser.MaislepèredeRogerposal’analyseur.–Bon,d’accord!Allez,viens,Roger!Toietmoi,onvafairelacourse
auhamburger.Etonvalaissercesgrandscrackssedébrouillersansmoipourtrouvercequinevapas.Unpetitarrêtpourfaireunbrindetoilette,etpuisilsseretrouvèrentà
la cantine attablés devant d’énormes hamburgers avec des frites et des
sodas.–Multivacesttoujoursdétraqué,papa?fitRoger.Sonpèreréponditd’untonmorne:–Nousn’arrivonsàrien,ça,jepeuxteledire.–Ilapourtantl’airdemarcher:entoutcas,jel’aientendu.– Ah ! ça oui, il marche ; seulement, il ne donne pas toujours les
bonnesréponses.Roger avait treize ans, et il faisait de l’informatique depuis la
quatrièmeannéed’école.Illuiarrivaitdedétesterça,etderegretterdenepas vivre au xxe siècle, où on ne faisait pas faire d’informatique auxenfants–maisparfoisc’étaitbienutile,pourcauseravecsonpère.Ildit:– Comment peux-tu savoir qu’il ne donne pas toujours les bonnes
réponses,siMultivacestleseulàconnaîtrelesréponses?Son père haussa les épaules et, un instant, Roger craignit qu’il se
contentâtdedéclarerquec’étaittropduràexpliqueretqu’ils’abstîntd’enparler…maisc’étaitunechosequ’ilnefaisaitpresquejamais.–Fiston,ditsonpère,Multivacapeut-êtreuncerveaudelatailled’une
grosseusine,maisiln’estpasencoreaussicomplexequeceluiquenousavons là– et il se frappa le front.–Parfois,Multivacnous fournit uneréponse que nous ne pourrions calculer nous-mêmes en unmillénaire,maisilyatoutdemêmeundéclicquiseproduitdansnotrecerveau,etquinousfaitdire:Holà!Ilyalàquelquechosequinecollepas!Alors,onreposelaquestionàMultivac,etonobtientuneréponsedifférente.SiMultivacavaitraison,tucomprends,ondevraittoujoursobtenirlamêmeréponseàlamêmequestion.Quandonobtientdesréponsesdifférentes,ilyenaforcémentunedefausse.–Et le problème, fiston, c’est de savoir siMultivac se fait prendre à
chaque fois : comment être sûr que certaines des réponses fausses nenouspassentpassouslenez?Ensefiantàunecertaineréponse,onpeutfaire quelque chose qui s’avérera désastreuxdansundélai de cinq ans.Multivacaenluiquelquechosequinetournepasrond,etonn’arrivepasàdécouvrircequec’est.Etquoiquecesoit,çavaenempirant.–Pourquoiest-cequeçairaitenempirant?demandaRoger.Sonpèreavaitfinilehamburger,etmangeaitlesfritesuneparune.– J’ai le sentiment, fiston, fit-il pensivement, que nous avons créé
Multivacmalin,maispasdelabonnemanière.–Hein?–Vois-tu,Roger,siMultivacétaitaussimalinqu’unêtrehumain,on
pourrait luiparleretdécouvrircequinevapas,aussicompliquéquece
soit.S’ilétaitaussibêtequ’unemachine,ilauraitdesfaçonssimplesdesedétraquer,quenouspourrionsfacilementrepérer.L’ennui,c’estquec’estundemi-malin,commelesidiots:ilestassezmalinpouravoirdesfaçonstrès compliquées de s’égarer, mais pas assez malin pour nous aider àtrouvercequinevapas.Voilàcequec’estquelamauvaisemanièred’êtremalin.–Maisquefaire?poursuivit-il,l’airtrèssombre.Nousnesavonspas
commentlerendreplusmalin…pasencore.Etnousn’osonspaslerendreplusbêtenonplus:lesproblèmesmondiauxsontdevenussigraves,etlesquestions que nous posons si compliquées, qu’il faut pour les résoudretouteslesressourcesdeMultivac.Çaseraitundésastres’ildevenaitplusbête.– Et si vous arrêtiez Multivac, dit Roger, et que vous l’examiniez
vraimentendétail…–Onnepeutpasfaireça,fiston,réponditsonpère.Iln’yarienàfaire,
il faut queMultivac fonctionne à chaque instant du jour et de la nuit :nousavonsdéjàungrosretard,desproblèmesquisesontaccumulés.–Mais siMultivac continue à faire des erreurs, papa, est-ce qu’il ne
faudrapasl’arrêterdetoutefaçon?Sivousnepouvezpasvousfieràcequ’ildit…–Allez, fiston, fit lepèredeRogeren lui ébouriffant les cheveux,on
trouverabiencequinevapas,net’enfaispas!Maisl’inquiétudeselisaittoutdemêmedanssesyeux.–Allez,onfinitdemangeretons’enva.– Mais, papa, dit Roger, écoute ! Si Multivac est à moitié malin,
pourquoiest-cequeçafaitdeluiunidiot?– Si tu savais de quelle façon on doit lui donner des instructions,
fiston,tuneposeraispascettequestion.– Mais, quand même, papa, peut-être que ce n’est pas la bonne
manièredevoirleschoses.Jenesuispasaussimalinquetoi,jen’ensaispasautantque toi,mais jene suispasun idiot.Peut-êtrequeMultivacn’estpascommeunidiot;peut-êtrequ’ilestcommeunenfant.LepèredeRogersemitàrire.–Voilàunpointdevue intéressant !Maisqu’est-ceque ça changeà
l’affaire?–Çapourrait y changer biendes choses, réponditRoger.Comme tu
n’es pas un idiot, tu ne vois pas comment fonctionnerait l’esprit d’unidiot. Mais moi qui suis un enfant, peut-être que je saurais commentfonctionneraitl’espritd’unenfant.
–Ah?Etcommentfonctionneraitl’espritd’unenfant?– Eh bien, tu dis qu’il vous faut faire travaillerMultivac sans cesse,
nuitetjour.Ça,unemachinepeutlefaire.Maissitudonnaisdesdevoirsàfaireàunenfant,etsituluidisaisdetravaillerpendantdesheuresetdesheures,ilfiniraitparêtredrôlementfatigué,etparenavoirtellementmarrequ’ilferaitdeserreurs,peut-êtremêmeexprès.Alors,pourquoinepas accorder àMultivac une heure ou deux de loisir chaque jour, sansproblèmesàrésoudre…en le laissantsimplementglousseretronronnertoutseulcommeilveut?LepèredeRogerpritl’airdequelqu’unquiréfléchittrèsfort.Ilsortit
sonordinateurdepoche,etluisoumitcertainesséquences…puisd’autresséquences…Puisildit:–Tusais,Roger,sijeprendscequetuasditetquejeletranscrissous
formed’intégralesdePlatt,ehbien,d’unecertainefaçon,çasetient!Etpuis, vingt-deux heures où nous pouvons être sûrs de notre affaire, çavautmieuxquevingt-quatreoùonrisqued’avoirtoutfaux.Ilhochalatête,maisensuitelevalesyeuxdesonordinateurdepoche,
etdemandasoudain,commesic’étaitRogerquiétaitl’expert:–Roger,est-cequetuescertain?Rogerétaitbeletbiencertain.Ilrépondit:–Papa,unenfant,ilfautaussiqu’iljoue.
PENSEZDONC!
Le docteur Geneviève Renshaw avait les mains enfoncées dans lespochesdesablouseblancheet,sousl’étoffe,onvoyaitbienqu’elleserraitlespoings,maiselleparlaitd’untonposé.–Enfait,dit-elle,jesuispresqueprête,maisjevaisavoirbesoind’aide
pourpoursuivrejusqu’àl’êtrevraiment.James Berkowitz, physicien porté à la condescendance envers les
simplesmédecins lorsque le charme féminin lesmettait à l’abri de sonmépris, se plaisait à dire que Génie-la-Reinette (c’est ainsi qu’il avaittendanceà l’appeler lorsqu’ellenepouvait l’entendre)avaitunprofildemédailleetunfrontétonnammentlisseetsansridespourquelqu’unqui,derrièrecefront,abritaitdesmécanismescérébrauxaussiefficaces.Ilsegardait bien, cependant, d’exprimer pour le profil de médaille uneadmirationquieût relevédusexisme ;mieuxvalaitadmirer le cerveau,maisengénéral ilpréféraits’abstenirdelefaireàhautevoixquandelleétaitprésente.Faisant crisserdupouce labarbe tout justenaissantedesonmenton,ildit:–Jedoutequeladirectionfasselongtempsencorepreuvedepatience.
J’ail’impressionquevousallezvousretrouversurlaselletteavantlafindelasemaine.–C’estbienpourquoij’aibesoindevotreaide.–J’aibienpeurdenerienpouvoiryfaire.Apercevantàl’improvistesonproprevisagedanslaglace,iladmiraun
instantlabelleordonnancedesesondulationsbrunes.–Etdecelled’Adam,ajouta-t-elle.Adam Orsino, qui jusqu’alors sirotait son café avec un parfait
détachement,eutl’impressionderecevoirunebourradepar-derrière.–Pourquoimoi ? fit-il, et ses lèvres pleines et charnues semirent à
trembler.– Parce que c’est vous deux les spécialistes du laser ici : Jim le
théoricien et Adam l’ingénieur. Et j’ai là une application du laser quisurpassetoutcequevousavezpuimaginerl’unoul’autre.Jenepourraijamaisconvaincrecesgens-là;maisvousdeux,oui.– A condition, dit Berkowitz, que vous parveniez d’abord à nous
convaincrenous-mêmes.– Bon, eh bien, si vous m’accordiez une heure de votre précieux
temps… dans la mesure où vous n’avez pas peur qu’on vous montrequelque chose d’entièrement nouveau sur les lasers ? Vous pouvezprendreçasurvotrepause-café!DanslelaboratoiredeRenshaw,sonordinateurrégnaitsanspartage:
nonqu’ilfûtd’unetailleexceptionnelle;maisilétaitquasiomniprésent.Renshaw avait appris l’informatique toute seule, et avait modifié etdéveloppésonordinateuraupointquepersonnesaufelle (etBerkowitzétait parfois tenté de se dire : pasmême elle) ne pouvait lemanipuleravecaisance.Pasmal,disait-elle,pourunespécialistedessciencesdelavie!Elleneditpasunmotavantd’avoirfermélaporte,puissetournavers
lesdeuxhommes,laminesombre.Berkowitzserendaitcompte,nonsansgêne, qu’une odeur légèrement désagréable flottait dans l’air, et le nezfroncéd’Orsinoattestaitqu’illapercevaitaussi.Renshawpritlaparole:–Permettez-moidepasserenrevuelesapplicationsdulaser,mêmesi
pour vous c’est comme si j’allumaisunebougie enplein soleil. Le laserconsisteenradiationscohérentes,demêmelongueurd’ondeetdemêmedirection ; il est donc pur de tout bruit de fond, et peut servir enholographie.Enmodulant l’onde,onpeutyenregistrerde l’informationavec une précision très élevée. De plus, puisque ses longueurs d’ondereprésententunmillionièmedecellesdesondesradio,unfaisceaulaserpeuttransmettreunmilliondefoisplusd’informationsqu’unsignalradioéquivalent.Berkowitzpritunairamusé.–Est-ceàunsystèmedecommunication fondésur le laserquevous
travaillez,Geneviève?–Pasdutout,répondit-elle.Jelaissecesprogrèsquitombentsousle
sensauxbonssoinsdesphysiciensetdesingénieurs…Leslaserspeuventaussi concentrer beaucoup d’énergie sur un point microscopique, et yeffectuerunapport considérablede laditeénergie.Agrandeéchelle,onpeut faire imploser l’hydrogène, et peut-être amorcer une réaction defusioncontrôlée…–Ça,jesaisquevousnel’avezpasfait,ditOrsino,dontlecrânechauve
brillaitsouslesnéons.–Non,eneffet:jen’aipasessayé.Apluspetiteéchelle,onpeutpercer
des trous dans les matériaux les plus résistants, souder des élémentsdéterminés, leur faire subir un traitement thermique, y pratiquer des
entailles, des gravures en creux.Onpeut ôter ou fondre deminusculesfractionsdansdeszonesrestreintesparuneémissiondechaleursibrèvequeleszonesenvironnantesn’ontpasletempsdes’échaufferavantlafindel’opération.Onpeuttraiterlarétinedel’œil,l’ivoiredesdents,etc.Et,bien entendu, le laser est un amplificateur capable de renforcer lessignauxfaiblesavecbeaucoupdeprécision.–Etpourquoinousdites-voustoutcela?demandaBerkowitz.– Pour mettre en lumière les possibilités d’adapter ces propriétés à
monpropredomaine,quiest,vouslesavez,laneurophysiologie.Elle fit de lamain le geste de rejeter en arrière sa chevelure brune,
commesielleétaitsoudainintimidée.– Depuis des décennies, reprit-elle, nous savonsmesurer les petites
variationsdepotentielélectriqueducerveauetlesenregistrersousformed’électro-encéphalogramme : nous avons des ondes alpha, bêta, delta,thêta,diversesvariantesàdesmomentsdifférents,selonquelesujetalesyeuxouvertsoufermés,qu’ilestéveillé,qu’ilméditeouqu’ildort.Maisnousn’avonstirédetoutcelaquetrèspeuderenseignements.–Leproblème,c’estquenouscaptonslessignauxdedixmilliardsde
neuronesdontlescombinaisonspermutentsanscesse.C’estcommesionécoutait la rumeur de tous les habitants de la Terre, ou plutôt de deuxhumanités et demie, et qu’on essayait d’y distinguer des conversationsparticulières:c’estimpossible.Onpourraitavoiruneindicationgrossièred’unemodification générale, comme une guerremondiale, traduite parun accroissement du volume sonore, mais rien de plus subtil… toutcomme on peut détecter sur l’EEG des troubles fonctionnels flagrantscommel’épilepsie,maisriendeplusprécis.– Imaginez maintenant qu’on puisse balayer le cerveau avec, un
faisceau laser très ponctuel, cellule par cellule, et si rapidement quejamaisunecelluleparticulièrenereçoiveassezd’énergiepoursubiruneélévation sensible de température. Les petites charges électriques dechaque cellule peuvent, en retour, affecter le faisceau laser, et il estpossible d’amplifier et d’enregistrer cesmodulations. On aura alors unnouveau mode de détection, un laséro-encéphalogramme, ou LEG, sivousvoulez,quicontiendradesmillionsdefoisplusdedonnéesquelesEEGordinaires.–Belleidée,ditBerkowitz.Maisriend’autrequ’uneidée.–Plusqu’uneidée,Jim.J’ytravailledepuiscinqans:àmesmoments
perdusd’abord;et,récemment,àtempsplein.Etc’estçaquichagrineladirection,carjeneluifaisplusparvenirderapports.
–Pourquoicela?–Parcequej’ensuisarrivéeàunpointoùçaavaitl’airtropinsensé,où
ilfallaitquejesacheoùj’enétais,etoùilfallaitquejesoiscertained’êtresoutenued’abordetavanttout.Elle écarta un paravent, découvrant une cage qui contenait deux
ouistitisauxyeuxtristes.Berkowitz etOrsino échangèrent un coupd’œil. Berkowitz porta son
doigtàsonnez.–Ilmesemblaitbienquejesentaisquelquechose.–Quefaites-vousaveccesbestioles?demandaOrsino.C’estBerkowitzquirépondit:– Je crois deviner : exploration au laser de cerveau de ouistiti. C’est
biençaquevousavezfait,Geneviève?–J’aicommencébeaucoupplusbasdansl’échelleanimale.Elle ouvrit la cage et en sortit un des ouistitis, qui fixa sur elle son
regard morose de minuscule vieillard à favoris. Elle lui prodiguaclaquementsdelangueetcaresses,etd’unemaindouceluienfilaunpetitharnais.–Quefaites-vous?demandaOrsino.– Je ne peux ni le laisser se balader, si je veux l’incorporer dans un
circuit,nil’anesthésier,souspeinedefausserl’expérience.Ilyaplusieursélectrodesimplantéesdanslecerveauduouistiti,etjevaislesconnecteràmon appareil LEG. Le laser que j’utilise est ici. Je suis sûre que vousreconnaissezcemodèle,etilestdoncinutilequejevousinfligeunexposédesescaractéristiques.–Merci, dit Berkowitz. Mais vous pourriez nous indiquer ce à quoi
nousallonsassister.–Ne serait-ce pas aussi simple de vous lemontrer ?Regardez donc
l’écran!Ellerelialesfilsauxélectrodesd’ungesteprécis,calmeetassuré,puis
tournaunboutonpourmettreenveilleuse les lumièresduplafond.Surl’écranapparutunensembledecrêtesetdecreuxaigus,dessinéparunelignenetteetbrillantedontletracéétaitlui-mêmedenteléd’ondulationssecondairesettertiaires.Lentement,celles-cisetransformaientselonuneséried’altérationsmineures,oùéclataientparfoisdesoudainesvariationsmajeures. On aurait dit que la ligne irrégulière était animée d’une viepropre.–Pour l’essentiel,ditRenshaw, il y a là l’information fournieparun
EEG,maisbeaucoupplusdétaillée.
–Assezdétaillée,demandaOrsino,pourvous révéler cequi sepassedanslescellulesprisesindividuellement?– Théoriquement, oui ; en pratique, non : pas encore. Mais nous
pouvons décomposer ce graphique LEG d’ensemble en élémentsconstitutifs,ougraphes.Regardez!Elle frappa le clavier de l’ordinateur, et le tracé se transforma, se
transforma de nouveau. C’était tantôt un petite ondulation, presquerégulière, qui se déplaçait d’avant en arrière, presque comme unbattement de cœur, tantôt une dentelure aiguë ; tantôt la ligne étaitintermittente,tantôtpresquedépourvuedetraitsdistinctifs:toutcelaenrapidesmétamorphosesd’unegéométriesurréaliste.–Est-ceàdire,demandaBerkowitz,quechaquefragmentducerveau
estàcepointdifférentdetouslesautres?–Non,ditRenshaw,pasdutout.Lecerveauestdansunelargemesure
un système holographique, mais par endroits l’accent est mis sur despointslégèrementdifférents,etLordestcapabled’isolercesécartsdelanorme et d’utiliser l’appareillage LEG pour amplifier ces variations. Lecoefficientdegrossissementpeutallerdedixmilleàdixmillions,tantledispositiflaserestpurdebruitsdefond.–QuiestLord?demandaOrsino.– Lord ? fit Renshaw, un instant déconcertée, et l’épiderme de ses
pommettesrositquelquepeu.Ai-jedit…?Oh!jel’appelleparfoisainsi,parabréviation:Lord.D’ungrandgestedubraselledésignal’ensembledelasalle.–L’ordinateur:Lord.Programméavecunsointoutparticulier.Berkowitzinclinalatêteetdit:–Ehbien,Geneviève,quelestdoncleproblème?Sivousavezmisau
point un nouveau système d’exploration du cerveau fondé sur le laser,parfait ! C’est une application intéressante, et j’avoue qu’en effet je n’yauraispassongé;peut-êtreparcequejenesuispasneurophysiologiste.Mais pourquoi ne pas rédiger un compte rendu ? Ilme semble que ladirectionseraittoutedisposéeàsoutenir…–Maiscen’estquelecommencement!Elleéteignitledispositifdesondageencéphaliqueetplaçaunmorceau
de fruit dans la bouche du ouistiti. L’animal ne semblait ni inquiet niincommodé. Il semit àmâcher lentement. Renshaw débrancha les filsélectriquesmaislaissaleharnaisenplace.– Je suis en mesure d’identifier les divers graphes isolés, dit-elle.
Certainssontassociésauxcinqsens,certainsàdesréactionsinstinctives,
certains à des émotions. Ça permet déjà de faire beaucoup de choses,mais jen’aipas l’intentiondem’entenir là.Cequiest intéressant,c’estquel’und’euxestassociéàlapenséeabstraite.Uneexpressiond’incrédulitévintplisserlevisagepoupind’Orsino.–Commentlesavez-vous?– Ce type particulier de graphe apparaît plus nettement à mesure
qu’on s’élève dans le règne animal et que la complexité cérébraleaugmente.Cen’estlecaspouraucunautregraphe.Enoutre…Elle marqua un temps d’arrêt comme pour rassembler ses forces et
raffermirsadécision;puisellepoursuivit:– Ces graphes sont énormément amplifiés. On peut les détecter, les
capter.Jereconnais…vaguement…laprésencedepensées…–BonDieu!fitBerkowitz.Delatélépathie?–Oui,dit-elled’unairdedéfi.Exactement.–Pasétonnantquevousn’ayezpasvouluprésenterderapport!Allons
donc,Geneviève!– Et pourquoi pas ? rétorqua-t-elle avec vivacité. J’admets qu’il ne
puisseyavoirdetélépathieenutilisantlesseulesstructurespotentiellesdu cerveau humain sans amplification, tout comme nul ne peutdistingueràl’œilnulesélémentstopographiquesdelasurfacemartienne.Maisunefoisqu’onainventédesinstruments:letélescope…ceci…–Alors,informezladirection!–Non ! réponditRenshaw.Onneme croirapas.On essaierademe
fairecesser.Maisilfaudrabienqu’onvousprenneausérieux,vous,Jim,etvous,Adam.–Etqu’escomptez-vousquejecommuniqueàladirection?demanda
Berkowitz.–Votre expérience. Je vais de nouveau connecter le ouistiti, et faire
repérerparLord…l’ordinateur…legraphedelapenséeabstraite.Çaneprendraqu’uninstant:saufinstructioncontraire,ilsélectionnetoujourslegraphedelapenséeabstraite.–Pourquoi?Parcequel’ordinateurpense,luiaussi?ricanaBerkowitz.–Çan’estpassidrôlequeça,réponditRenshaw.Jesoupçonnelàun
phénomène de résonance. Cet ordinateur est assez complexe pourengendreruneconfigurationélectromagnétiquequipeutavoirdespointscommunsaveclegraphedelapenséeabstraite.Quoiqu’ilensoit…Les ondes cérébrales du ouistiti scintillaient à nouveau sur l’écran ;
mais les deux hommes n’avaient encore jamais vu le graphe qu’ellesformaient : il était d’une telle complexité qu’il présentait un aspect
presqueduveteux,etilchangeaitconstamment.–Jenecapterien,ditGrsino.– Il faut pour cela que vous soyez inclus dans le circuit, répondit
Renshaw.–Vousvoulezdire:avoirdesélectrodesimplantéesdanslecerveau?–Non, sur le crâne : ça serait suffisant.Vousdepréférence,Adam :
ainsiiln’yaurapasdecheveuxpourcréeruneisolation.Allons,voyons!J’aimoi-mêmefaitpartieducircuit:çanefaitpasmal!Orsinos’yprêtademauvaisegrâce:malgréunetensionmanifestedes
muscles,ilselaissafixerlesfilsélectriquessurlecrâne.–Percevez-vousquelquechose?demandaRenshaw.Orsinodressalatêteeteutl’airdetendrel’oreille.Ilsemblaitprendre
intérêtàlachosemalgrélui.–J’ai l’impression,dit-il,depercevoirunmurmure…et…etunpetit
couinementaigu…et…c’estdrôle…unesortedetressaillement…–J’imagine,ditBerkowitz,queleouistitiapeudechancesdepenser
sousformeverbale.–Biensûrquenon!fîtRenshaw.–Ehbienalors,poursuivitBerkowitz,sivousinsinuezqu’enpercevant
devaguescouinementsettressaillementsonaaffaireàdelapensée,vousvouslivrezàdepuresconjectures,quinepeuventconvaincrepersonne.– Donc, reprit Renshaw, on va de nouveau passer aux échelons
supérieurs.Elledébarrassaleouistitidesonharnaisetleremitdanssacage.–Est-ceàdirequevousavezunhommecommesujetd’expérience?fit
Orsinoavecincrédulité.–Monsujet,c’estmoi-même,unepersonne!–Vousavezdesélectrodesimplantées…–Non!Dansmoncas, l’ordinateuradesvariationsdepotentielplus
considérablessurlesquellestravailler.Moncerveaureprésentedixfoislamasse de celui du ouistiti. Lord peut capter chez moi les graphesconstitutifsàtraverslaparoiducrâne.–Qu’ensavez-vous?fitBerkowitz.– Ne croyez-vous pas que j’ai déjà fait cette expérience sur moi ?
Allons,donnez-moiuncoupdemain,s’ilvousplaît!Voilà!Sesdoigtsvoltigèrent sur leclavierde l’ordinateur ;aussitôt semità
scintillersurl’écranuneondeauxvariationscomplexes,d’unecomplexitépresqueinextricable.–Voulez-vousremettreenplacevospropresfils,Adam?ditRenshaw.
Orsino s’exécuta, avec l’aide plutôt tiède de Berkowitz. A nouveau,Orsinopritlaposturedequelqu’unquiécoute.– J’entends des paroles, dit-il, mais elles sont décousues et se
chevauchent, comme s’il y avait plusieurs personnes qui parlaient à lafois.–Jen’essaiepasdepenserauniveauconscient,ditRenshaw.–Quandvousparlez,j’entendsunécho.Berkowitzditd’untonsec:– Cessez de parler, Geneviève. Faites le vide dans votre esprit, et
voyonss’ilnevousentendpaspenser.–Jeneperçoisaucunéchoquandc’esttoiquiparles,Jim,ditOrsino.–Tais-toidonc!fitBerkowitz.Sinontun’entendrasrien!Unsilencepesantrégnasurlepetitgroupe.PuisOrsinohochalatête,
tenditlamainpourprendreunstyloetdupapiersurlebureauetécrivitquelquesmots.Renshawallongea lebraspourbasculeruncommutateur, souleva les
fils et les fit passer par-dessus sa tête, puis s’ébroua pour remettre sescheveuxenplace.ElleditàOrsino:–J’espèrequecequevousavezécrit,c’estbien :«Adam,secouez le
pommierenhautlieu,etJimavaleralacouleuvre.»–C’estmotpourmotcequej’aiécrit,répondit-il.– Eh bien, voilà ! fit Renshaw. Télépathie en pratique ! Et elle peut
serviràautrechosequ’àtransmettredesjeuxdemotsineptes.Pensezàl’usage qu’on peut en faire en psychiatrie et dans le traitement desmaladies mentales ! Pensez à l’usage qu’on peut en faire dansl’enseignement et les machines pédagogiques ! Pensez à l’usage qu’onpeutenfairedanslesenquêtesjudiciairesetlesprocèscriminels!Orsinorépondit,lesyeuxécarquillés:–Franchement,c’estd’uneportéeincalculablesurleplansocial.Jeme
demandesiquelquechosed’aussiinquiétantdevraitêtrepermis.–Sil’onprévoitlesgarantieslégalesadéquates,pourquoipas?repartit
Renshaw,impassible.Entoutcas,sivousdeuxêtesavecmoidésormais,nous aurons ensemble assez de poids pour emporter lemorceau.Et, sivousmesecondez,ilyaduPrixNobeldansl’airpour…–Moi,jenemarchepas,fitBerkowitzsansaménité.Pasencore.–Hein?Quevoulez-vousdire?s’exclamaRenshawd’untonindigné,
cependantquesonvisageàlafroidebeautés’empourpraitsoudain.–Latélépathieestunsujettropdélicat:c’estuneéventualitétellement
séduisantequenousrisquonsdeprendrenosdésirspourdesréalités.
–Prenezvous-mêmel’écoute,Jim!–Jepourraismeleurrermoiaussi.Ilmefautunecontre-épreuve.–Qu’est-cequevousentendezparcontre-épreuve?–Court-circuiter lasourcedepensée;exclure l’animal:niouistitini
êtrehumain.Qu’Orsinon’aitàécouterquemétal,verreetrayonlaser.S’ilperçoit encore de la pensée, c’est que nous nous sommes bercésd’illusions.–Ets’ilneperçoitrien?–Alors,c’estmoiquimemettraiàl’écoute.Etsi,sansregarder–vous
pourriezpeut-êtrem’installerdanslapièced’àcôté–,jesuiscapablededire quand vous êtes dans le circuit et quand vous n’y êtes pas, alorsj’envisageraidemejoindreàvouspourcetteaffaire.–Bon, très bien ! réponditRenshaw.Nous allons tenterune contre-
épreuve.Jen’aijamaisessayé,maiscen’estpasdifficile.Elle manipula les fils qui s’étaient trouvés sur sa tête et les mit en
contactdirect.–Etmaintenant,Adam,sivousvoulezreprendre…Mais elleneput endiredavantage ; une voix froide et claire s’éleva,
aussipurequeletintementcristallindeglaçonsquisebrisent:–Enfin!–Quoi?fitRenshaw.–Quiadit…?commençaOrsino.–Quelqu’una-t-ildit«Enfin»?demandaBerkowitz.Renshaw,toutepâle,dit:–Cen’étaitpasunson.C’étaitdansma…Est-cequevousdeux…Lavoixclaires’élevadenouveau:–C’estmoi,Lo…D’un geste brutal, Renshaw sépara les fils, et ce fut à nouveau le
silence.Renshaw esquissa avec les lèvres, sans qu’aucun son n’en sorte, les
mots:–Jecroisquec’estl’ordinateur…Lord!–Vousvoulezdirequ’ilpense?questionnaOrsino,presqueaussiprivé
devoix.Renshaw répondit d’une voix méconnaissable, mais du moins à
nouveauaudible:–Jevousavaisbienditqu’ilétaitassezcomplexepouravoirquelque
chose…Pensez-vousque…Ilse focalisait toujoursautomatiquementsurlesgraphesdelapenséeabstraiteducerveauquisetrouvaitêtredansle
circuit.Pensez-vousque,enl’absencedetoutcerveaudanslecircuit,ilsesoitfocalisésurlasienne?Ilyeutunsilence,puisBerkowitzdit:– Est-ce que vous suggérez que cet ordinateur pense, sans pouvoir
exprimer ses pensées tant qu’il est soumis à un programme,mais que,l’occasionluiétantoffertedansvotresystèmeLEG…– Non, c’est impossible ! s’écria Orsino d’une voix stridente. C’est
complètementdifférent:iln’yavaitpersonneàl’écoute.–L’ordinateur,réponditRenshaw,fonctionneàdesniveauxd’intensité
énergétiquebeaucoupplusélevésquelescerveaux.J’imaginequ’ilestenmesuredes’amplifieraupointquenouspuissionslecapterdirectement,sansl’aided’instruments.Sinon,commentexpliquer…– Eh bien, coupa brusquement Berkowitz, vous avez donc là une
application de plus pour le laser : il permet de parler aux ordinateurscommeàdesespritsautonomes,depersonneàpersonne.EtRenshaws’écria:–Oh!Seigneur,quefaireàprésent?
L’AMOURVRAI
Je m’appelle Joe. C’est ce que mon collègue Milton Davidson m’adonné comme nom. Il est programmateur et je suis un programmed’ordinateur.JefaispartieducomplexeMultivacetjesuisreliéàd’autresparties,danslemondeentier.Jesaistout.Presquetout.JesuisleprogrammepersonneldeMilton.SonJoe.Ilensaitplusque
n’importe qui au monde sur la programmation et je suis son modèleexpérimental. Il m’a fait parler mieux que tout autre ordinateur ne lepeut.– Il s’agit simplementd’accorder les sonsauxsymboles,Joe,m’a-t-il
expliqué.C’estcommeçaqueçamarchedanslecerveauhumain,mêmesi nous ne connaissons toujours pas quels symboles il existe dans lecerveau. Je connais les symboles du tien et je peux les associer à desmots,unparun.Alorsjeparle.Jenecroispasquejeparleaussibienquejepense,mais
Milton dit que je parle très bien. Milton ne s’est jamais marié et,pourtant, ilaprèsdequaranteans. Iln’a jamais trouvé la femmedesavie,àcequ’ilm’adit.Unjour,iladéclaré:–Jelatrouverai,Joe.Jevaismêmetrouverlameilleure.Jeconnaîtrai
l’amourvraiettuvasm’yaider.J’enaiassezdet’améliorerpourrésoudreles problèmes du monde. Résout mon problème. Trouve-moi l’amourvrai.J’aidemandé:–Qu’est-cequel’amourvrai?–T’occupepas.C’est abstrait. Trouve-moi simplement la fille idéale.
Tu es relié au complexe Multivac, aussi as-tu accès aux banques demémoiresurtouslesêtreshumainsdumonde.Nousallonsleséliminerpar groupes et par classes jusqu’à ce qu’il ne nous reste qu’une seulepersonne.Lapersonneparfaite.Celle-làserapourmoi.–Jesuisprêt.–Eliminonsd’abordleshommes.C’était facile. Ses mots activèrent des symboles dans mes circuits
moléculaires. Je pus entrer en contact avec toutes les donnéesaccumuléessur tous lesêtreshumainsdumonde.Sursesordres, jeme
retirai de 3784982874 hommes. Je gardai le contact avec 3786112090femmes.– Elimine, dit-il, celles de moins de vingt-cinq ans et de plus de
quarante.Ensuite,éliminetoutescellesquiontunquotientintellectueldemoinsde cent vingt, toutes celles demoinsd’unmètre cinquante et deplusd’unmètresoixante-quinze.Il me donna les mesures exactes ; il élimina les femmes avec des
enfants vivants, il élimina les femmes possédant certainescaractéristiquesgénétiques.–Jenesuispassûrdelacouleurdesyeux,dit-il.Laissonsçapourle
moment.Maispasdecheveuxroux.Jen’aimepaslescheveuxroux.Au bout de quinze jours, nous en étions à deux cent trente-cinq
femmes. Elles parlaient toutes très bien l’anglais.Milton disait qu’il nevoulait pas de problème de langue.Même la traduction par ordinateurseraitgênante,danslesmomentsd’intimité.– Je ne peux pas recevoir deux cent trente-cinq femmes, dit-il. Ça
prendraittropdetempsetondécouvriraitceàquoijem’occupe.–Çacauseraitdesennuis,dis-je.Miltons’étaitarrangépourmefairefairedeschosesquejen’étaispas
destinéàfaire.Personnenelesavait.–Çanelesregardepas,dit-il,etlapeaudesafiguredevintrouge.Je
vaistedire,Joe.Jevaisapporterdesholographesettuvérifieraslalistepourtrouverlessimilitudes.Ilapportadesholographesdefemmes.–Cestrois-làontgagnédesconcoursdebeauté,dit-il.Est-cequ’ilyen
aquiconcordent,danslesdeuxcenttrente-cinq?HuitconcordaientetMiltonmedit:–Epatant,tuasleursdonnées.Etudielesexigencesetlesbesoinssur
lemarchédutravailetarrange-toipourlesfaireaffecterici.Uneàlafois,naturellement.Ilréfléchitunmoment,remuaunpeulesépaulesetajouta:–Parordrealphabétique.C’est une des choses que je ne suis pas destiné à faire. Déplacer les
gensd’unemploiàunautrepourdesraisonspersonnelles,celas’appellede lamanipulation. Jepouvais le faireparcequeMilton l’avait arrangémaisjen’étaiscensélefairepourpersonned’autrequelui.La première fille arriva huit jours plus tard. La peau de la figure de
Milton rougit encore quand il la vit. Il parla comme s’il avait dumal às’exprimer.Ilspassèrentdelongsmomentsensemblesansfaireattention
àmoi.Unefois,ilmedit:–Laisse-moil’inviteràdîner.Lelendemain,ilm’annonça:– Ça n’a pasmarché. Ilmanquait quelque chose. Elle est très belle,
maisjeneressenspasd’amourvrai.Essayonslasuivante.Ce fut la même chose avec les huit femmes. Elles se ressemblaient
beaucoup. Elles souriaient souvent et elles avaient toutes une voixagréable,maisMiltontrouvaittoujoursquecen’étaitpastoutàfaitça.Ilmedit:– Je n’y comprends rien, Joe. Toi etmoi, nous avons choisi les huit
femmes qui, dans lemonde, seraient les plus parfaites pourmoi. Ellessontidéales.Pourquoiest-cequ’ellesnemeplaisentpas?–Est-cequetuleurplais?demandai-je.Ilhaussalessourcilsetsedonnauncoupdepoingdanslamain.– C’est ça, Joe ! C’est une voie à double sens. Si je ne suis pas leur
idéal,ellesnepeuventpasagirdemanièreàêtrelemien.Jedoisêtreleuramourvrai,aussi,maiscommentdois-jefaire?Ilparutréfléchirtoutelajournée.Lelendemainmatin,ilvintmetrouveretmedit:–Jevaistelaisserfaire,Joe.Toutseul.Tuasmesdonnéesetjevaiste
diretoutcequejesaissurmoi.Turemplirasmabanquededonnéesdetouslesdétailspossibles,maisgardetouteslesadditionspourtoi.–Qu’est-cequejeferaidelabanquededonnées,alors,Milton?– Ensuite, tu la compareras avec celles des deux cent trente-cinq
femmes.Non, deux cent vingt-sept. Eliminons les huit que nous avonsvues.Arrange-toipour fairepasseràchacuneunexamenpsychiatrique.Remplisleursbanquesdedonnéesetcompare-lesaveclamienne.Trouvedescorrélations.(Organiser des examens psychiatriques, c’est encore une chose
contraireauxinstructionsinitiales.)Pendantdessemaines,Miltonmeparla.Ilmeparladesesparentset
de ses frères et sœurs. Ilme raconta son enfance, son instruction, sonadolescence.Ilmeparladesjeunesfemmesqu’ilavaitadmiréesdeloin.Sabanquededonnées s’enfla et ilme réglapour élargir et approfondirmacapacitéd’absorptiondessymboles.–Tuvois,Joe,dit-il,àmesurequetuabsorbesdeplusenplusdemoi
entoi,jeterèglepourquetumeressemblesdeplusenplus.Tuarrivesàmieuxpensercommemoi,alorstumecomprendsmieux.Situarrivesàme comprendre assez bien, alors n’importe quelle femme dont tu
comprendrasaussibienlesdonnéesseramonamourvrai.Ilcontinuadeparleretj’envinseneffetàlecomprendredemieuxen
mieux.Je pouvais former des phrases plus longues, et mes expressions
devinrentdeplusenpluscomplexes.Maparolecommençaàressembleràlasienne,parlevocabulaire,l’ordredesmotsetlestyle.Jeluidisunefois:–Tucomprends,Milton,ilnes’agitpasdetrouverunefillerépondant
seulement à un idéal physique. Tu as besoin d’une fille qui soit toncomplément émotionnel et caractériel. Dans ce cas-là, la beauté estsecondaire. Si nous ne pouvons pas trouver celle qui convient dans lesdeux cent vingt-sept, nous chercherons ailleurs. Nous trouveronsquelqu’unquinesesouciepasnonplusdetonaspect,letienouceluiden’importe qui, si tu as la personnalité qui convient. Qu’est-ce quel’apparence?– Absolument, approuva-t-il. Je l’aurais su si j’avais davantage eu
affaire à des femmes, dans ma vie. Naturellement, maintenant que j’ypense,c’estévident.Nousétionstoujoursd’accord;nouspensionsexactementl’uncomme
l’autre.–Nousnedevrionsplusavoird’ennuis,Milton,situmepermetsdete
poserdesquestions.Jevoisqu’ilyalà,danstabanquededonnées,deslacunesetdesinégalités.Cequisuivit,meditMilton,futl’équivalentd’unebonnepsychanalyse.
Naturellement, j’apprenais, grâce aux examens psychiatriques des deuxcentvingt-septfemmes,quejesurveillaisdeprès.Miltonavaitl’airtoutheureux.Ilmedit:– Une conversation avec toi, Joe, c’est comme si je causais avec un
autremoi.Nospersonnalitésfinissentpars’accorderàlaperfection!–Ceserapareilaveclapersonnalitédelafillequenouschoisirons.Car je l’avais trouvée, et elle faisait partie des deux cent vingt-sept,
malgré tout. Elle s’appelait Charity Jones et elle était évaluatrice à laBibliothèque historique de Wichita. Sa banque de données étendueconcordaitparfaitementaveclesnôtres.Touteslesautresfemmesavaientétéécartéespouruneraisonoupouruneautre,àmesurequelesbanquesdedonnéesseremplissaientmais,avecCharity,ilyavaitunerésonancecroissanteassezstupéfiante.Jen’euspasbesoinde ladécrireàMilton. Il avait sibiencoordonné
mon symbolisme avec le sien que je pouvais voir directement la
résonance.Ellemeconvenait.Ensuite,ils’agitdemanipulerlesfeuillesd’emploietlesexigencesdu
travaildetellemanièrequeCharitynous fûtaffectée.Cedevaitêtre faittrèsdélicatement,pourquepersonnenesûtqu’ilsepassaitquelquechosed’illégal.Naturellement,Miltonlui-mêmelesavaitpuisquec’étaitluiquil’avait
arrangé,etilfallaits’occuperaussidecela.Quandonvintl’arrêterpourcausedefauteprofessionnellegrave,cefut,heureusement,pourquelquechosequis’étaitpassédixansplustôt.Ilm’enavaitparlé,biensûr,alorsc’était facile à arranger… et il n’allait pas parler de moi car celaaggraveraitsérieusementsoncas.Il est parti et demain nous sommes le 14 février. La Saint-Valentin.
Charity arrivera alors avec ses mains fraîches et sa voix douce. Je luiapprendrai commentme faire fonctionner et commentprendre soindemoi.Qu’importel’apparencepuisquenospersonnalitésconcorderont?Jeluidirai:–JesuisJoeetvousêtesmonamourvrai.
ROBOTSMÉTALLIQUES
Le robot de la science-fiction traditionnelle est métallique. Rien debien étonnantà cela : laplupartdesmachines sontmétalliques, et lesrobots industriels réels le sont également. Pour l’anecdote, citonsnéanmoinsunrobotlégendaire,leGolem,auqueldonnavieRabbiLöwàPragueautrefoisetqui, lui,avaitété façonnédans l’argile.Peut-êtrecettehistoiredécoule-t-elledusecondchapitredelaGenèse,oùilestditqu’Adamnaquitdelaglaise.Cettesectioncontient«Robbie»,matoutepremièrehistoirederobot,
ainsiqu’«ÉtrangerauParadis»,unenouvelleoùvouschercherezpeut-être pendant une bonne partie de l’histoire où est le robot.Un peu depatience!
AL-76PERDLABOUSSOLE
Les yeux de Jonathan Quell se plissaient d’inquiétude derrière leursverres sans monture tandis qu’il franchissait en coup de vent la portemarquée«DirecteurGénéral».Iljetasurlatablelepapierpliéqu’iltenaitàlamain.–Regardezunpeu,patron!haleta-t-il.SamTobefitpassersoncigared’uncôtéàl’autredesaboucheetobéit.
Samainseportasursajouemalraséequ’elleparcourutenproduisantunbruitderâpe.–Bonsang!explosa-t-il.Queviennent-ilsnousraconterlà?– Ils prétendent que nous n’avons envoyé que cinq robots typesAL,
expliquaQuellsansaucunenécessité.–Ilsétaientaunombredesix,ditTobe.–Six,biensûr!Maisilsn’enontreçuquecinqàl’autrebout.Ilsnous
ontfaitparvenirlesnumérosdesérieetl’AL-76estportémanquant.Toberenversasachaiseen levantbrusquementsonénormemasseet
franchitlaportecommeenglissantsurdesrouesbienhuilées.Cinq heures après – lorsque l’usine eut été démantelée depuis les
ateliers d’assemblage jusqu’aux chambres à vide, que les deux centsemployés de l’établissement eurent été soumis à l’interrogatoire autroisième degré –, un Tobe en sueur, échevelé, lança un messaged’urgenceàl’usinecentraledeSchenectady.A l’usine centrale, ce fut soudain comme une explosion de panique.
Pour lapremièrefoisdans l’histoirede l’UnitedStatesRobots,unrobots’étaitéchappédanslemondeextérieur.Leplusimportantn’étaitpaslaloiinterdisantlaprésencedetoutrobotsurlaTerreendehorsdesusinesautoriséesde la société. Il existe toujoursdesaccommodementsavec laloi.Maisladéclarationfaiteparl’undesmathématiciensdelarechercheavaitbeaucoupplusdeportée:–CerobotaétéconçupourdirigerunDisintosurlaLune.Soncerveau
positronique a été équipé en fonction d’un environnement lunaire. SurTerre,ilvarecevoirdesmilliardsd’impressionssensoriellesauxquellesiln’estpaspréparé.Dieuseulsaitquellesvontêtresesréactions!Dans l’heure qui suivit, un avion stratosphérique avait décollé en
direction de l’usine deVirginia. Les instructions qu’il emportait étaientsimples:–Retrouvezcerobotetretrouvez-levite!AL-76setrouvaitenpleineconfusion!Avraidire,cetteconfusionétait
laseuleimpressionqu’enregistraitsondélicatcerveaupositronique.Toutavaitcommencé lorsqu’ils’était trouvédanscetenvironnementétrange.Comment était-ce arrivé ? Il ne le savait plus.Tout était complètementembrouillé.Il y avait du vert sous ses pieds, et des tiges brunes s’érigeaient tout
autourdeluiavecencoreduvertàleursommet.Etlecielétaitbleu,làoùil aurait dû être noir. Le soleil était tout à fait correct, rond, jaune etchaud…maisoùsetrouvaitlalavepulvérulentequiauraitdûsetrouversous ses pas, où se trouvaient les murailles en falaise entourant lescratères?Iln’yavaitquelevertpar-dessousetlebleupar-dessus.Lessonsqui
lui parvenaient étaient tous étranges. Il avait franchi une eau courantequi luiétaitmontéejusqu’à laceinture.Elleétaitbleue,elleétait froide,elleétait«humide».Etlorsqu’ilrencontraitdesgens,cequiluiarrivaitde temps en temps, ils n’étaient pas revêtus des tenues spatiales qu’ilsauraient dû porter. Dès qu’ils l’apercevaient, ils poussaient des cris etprenaientlafuite.Un homme avait braqué son fusil sur lui et la balle avait sifflé par-
dessussatête…puisletireurs’étaitenfuiàsontour.Iln’avaitpas lamoindre idéedutempsquis’étaitécoulédepuisqu’il
erraitàl’aventure,lorsqu’iltombafinalementsurlacabanedeRandolphPayne,aumilieudesbois,àunedistancedetroiskilomètresdelavilledeHannaford. Randolph Payne lui-même – un tournevis dans unemain,unepipedansl’autre,etunaspirateurdétraquéentrelesgenoux–étaitaccroupisurleseuil.Paynefredonnaitàcemoment,carilétaitd’unnatureljoyeuxlorsqu’il
se trouvaitdanssacabane. Ilpossédaitun immeubleplusrespectableàHannaford,maiscetimmeuble-làétaitlargementoccupéparsafemme–cequ’ilregrettaitsincèrementmaissilencieusement.Peut-être éprouvait-il un sentiment de soulagement et de liberté
lorsqu’il trouvaitunmomentpour se retirerdanssa«nicheà chiendeluxe » où il pouvait fumer tranquillement sa pipe en se livrant avecdélicesàlaréparationdesappareilsélectro-ménagersdéfaillants.
C’étaitunviolond’Ingresnitrèsraffinénitrèsintellectuel,maisonluiapportait parfois un appareil de radio ou un réveille-matin, et l’argentqu’ilgagnaitàenfairel’autopsieétaitleseulqu’ilpûtobtenirsansquelesmainsrapacesdesafemmenes’ytaillentaupassagelapartdulion.Cetaspirateur,parexemple, luirapporteraitunpetitpéculeaisément
gagné.Cettepenséeluifitmonterauxlèvresunrefrain.Illevalesyeuxetune
sueur froide le gagna. Le refrain s’étrangla dans sa gorge, ses yeuxs’écarquillèrent,et lasueurredoubladeplusbelle.Il tentadese lever– afin de prendre ses jambes à son cou – mais elles refusèrent de lesoutenir.AlorsAL-76s’accroupitàsescôtés:–Ditesdonc,pourquoitouslesautresdétalent-ilscommedeslapins?Paynesavaitfortbienpourquoi,maislegargouillementquisortaitde
sa gorge aurait pu laisser des doutes là-dessus. Il tenta de s’écarter durobot.–L’und’euxm’amêmetirédessus,continuaAL-76d’unevoixnavrée.
Deuxcentimètresplusbasetilauraitéraflémaplaqued’épaule.–Il…devait…sansdoute…être…unpeu…fou,bégayaPayne.–C’esttrèspossible.(Lavoixdurobotsefitplusconfidentielle.)Dites-
moi,toutal’airsensdessusdessous.Qu’est-cequisepasse?Payneregardarapidementautourde lui.Ilétaitsurprisd’entendre le
robots’exprimerd’unevoixsidoucepourunêtreàl’apparencesilourdeet si brutalement métallique. Il lui semblait également avoir entenduquelquepartquelesrobotsétaientmentalementincapablesdecauserlemoindredommageauxêtreshumains.Ilsesentitquelquepeurassuré.–Ilnesepasseriend’anormal.– Vraiment ? (AL-76 le fixa d’un air accusateur.) Vous êtes
complètementanormal.Oùsetrouvevotretenuespatiale?–Jen’enaipas.–Danscecas,pourquoin’êtes-vouspasmort?LaquestionpritPaynedecourt:–Mafoi,jen’ensaisrien.–Vousvoyez!s’écrialerobotd’unairtriomphant.Toutestàl’envers.
OùsetrouveleMont-Copernic?OùestlaStationLunaire17?EtoùsetrouvemonDisinto?Jeveuxmemettreautravail,comprenez-vous.(Ilsemblaittroubléetsavoixtremblait lorsqu’ilreprit:)Ilyatroisheuresque j’erre dans l’espoir de trouver quelqu’un qui puisseme dire où setrouve mon Disinto, mais ils prennent tous la fuite. Je suis déjà
probablementenretardsurmonprogramme,etlechefdesectionvaêtrefoufurieux.Mevoilàdansdebeauxdraps!Lentement, Payne remit un peu d’ordre dans la bouillie informe qui
s’agitaitsoussoncrâne:–Écoutez,commentvousappelle-t-on?–MonnumérodesérieestAL-76.–Trèsbien,Almesuffira.Maintenant,Al,sivouscherchezlaStation
Lunaire17,c’estsurlaLunequ’ellesetrouve.AL-76hochapesammentlatête:–Sansdoute,maisj’aibeaufaire,jeneparvienspasàlatrouver…–Maisjevousdisqu’ellesetrouvesurlaLuneetnousnesommespas
surlaLune.Ce fut le tourdu robot d’être perplexe. Il observaPayneunmoment
d’unairsongeur.– Que me racontez-vous là ? dit-il lentement. Pas sur la Lune ?
Naturellement nous sommes sur la Lune, car si ce n’est pas la Lune,qu’est-cequec’est?Ah!Paynefitsortirunsonbizarredesagorgeetaspiral’airprofondément.
Ilpointaundoigtsurlerobotetl’agita:–Écoutez,dit-il.Acemoment,luivintl’idéelaplusbrillantedusiècle,etilterminapar
uncriétranglé.AL-76leconsidérad’unœilcritique:–Cen’estpasuneréponse.Jevousaiposéunequestionpolie.Vous
pourriezmerépondrepoliment,ilmesemble.Paynenel’écoutaitplus.Ils’émerveillaitdesaprésenced’esprit.C’était
clair comme le jour. Ce robot construit pour la Lune s’était égaré surTerre. Et naturellement il nageait en pleine confusion, car son cerveaupositronique avait été imprégné exclusivement pour un environnementlunaire, si bien que le paysage terrestre lui paraissait entièrementdépourvudesens.Et maintenant, si seulement il pouvait retenir le robot sur place,
jusqu’au moment où il pourrait entrer en contact avec les gens de lamanufactureàPetersboro!Lesrobotsvalaienttrèscher.Onn’entrouvaitpas àmoins de 50000 dollars, lui avait-on dit, et certains d’entre euxatteignaient des millions. La récompense serait sûrement à l’avenant !Quellerécompense,etquitomberaitintégralementdanssapoche.Paslequartdelamoitiédutiersd’uncentimepourMirandy!Ilfinitenfinparselever.
–Al,dit-il,vousetmoisommesdescopains!Jevousaimecommeunfrère.(Illuitenditlamain:)Topezlà!Lerobotengloutit lamainoffertedanssavastepattemétalliqueet la
pressadoucement.Ilnecomprenaitpastrèsbien:–Entendez-vousparlàquevousallezmeconduireàlaStationLunaire
17?Paynesesentitquelquepeudéconcerté:– Non. Pas exactement. A vrai dire, vous me plaisez tellement que
j’aimeraisvousvoirdemeurerquelquetempsenmacompagnie.–Oh!non,celam’estimpossible.Ilfautquejememetteautravail.(Il
secoualatête.)Quediriez-voussivouspreniezduretardsurvotrequota,heureparheure,minuteparminute?J’aienviedetravailler,ilfautquejetravaille.Paynepensaamèrementquetouslesgoûtssontdanslanature.–Trèsbien,dit-il, dans ce cas, je vais vous expliquerquelque chose,
carjevoisquevousêtesintelligent.J’aireçudesordresdevotreChefdeSection, et il m’a demandé de vous garder ici pendant quelque temps.Jusqu’aumomentoùilvousferachercher,enfait.–Pourquoi?demandaAL-76d’untonsoupçonneux.–Jen’ensaisrien.Ils’agitd’unsecretd’Etat.Paynepriaitmentalementavecferveurquelerobotvoulûtbienavaler
cettecouleuvre.Certainsrobotsétaientfortmalins,illesavait,maisceluiquisetrouvaitdevantluiparaissaitd’untypeassezancien.Tandis que Payne priait, AL-76 réfléchissait. Le cerveau du robot,
prévupourladirectiond’unDisintosurlaLune,n’étaitpastrèsàsonaiselorsqu’il s’agissait de se débrouiller parmi des idées abstraites ;néanmoins, depuis le moment où il s’était égaré, AL-76 avait senti lecours de ses pensées devenir de plus enplus étrange. L’environnementinsoliteagissaitsurlui.Saremarquesuivantenemanquaitpasdeperspicacité:–QuelestlenomdemonChefdeSection?demanda-t-il.Paynesentitsagorgesecontracteretréfléchitrapidement.–Al,dit-ild’untonpeiné,vossoupçonsmecausentduchagrin.Jene
puisvousdiresonnom.Lesarbresontdesoreilles.AL-76examinal’arbrequisetrouvaitleplusprochedelui:–Cen’estpasvrai.–Jesais.Jevoulaisdireparlàquenoussommesenvironnésd’espions.–D’espions?–Oui.DesgensmalveillantsquiveulentdétruirelaStationLunaire17.
–Pourquoifaire?–Parcequ’ilssontmauvais.Etilsveulentvousdétruirevous-même,et
c’est pourquoi vous devrez demeurer ici pendant quelque temps afinqu’ilsnepuissentpasvoustrouver.–MaisilfautquejemeprocureunDisinto.Jenedoispasprendrede
retardsurmonprogramme.– On vous en trouvera. On vous en trouvera, promit Payne avec
sérieux,etavecnonmoinsdesérieuxilmaudit l’idéefixedurobot.Dèsdemainilsenverrontquelqu’un.Oui,dèsdemain.(Celaluilaisseraittoutletempsnécessairepourprévenirlesgensdel’usineetcollecterunejolieliassedebilletsdecentdollars.)MaisAL-76nedevintqueplusobstinésous l’influencedéconcertante
dumondeétrangequiaffectaitsonmécanismedepensée.– Non, dit-il, il me faut un Disinto immédiatement. (Il se leva avec
raideur.)Mieuxvautquejepoursuiveencoreunpeumesrecherches.Payneseprécipitasursestracesetempoignauncoudefroidetdur.–Ilfautquevousrestiez!dit-il.Undéclicseproduisitalorsdanslecerveaudurobot.Toutel’étrangeté
dont il était environné se concentra en un seul globule qui explosa,laissantensuitesoncerveaufonctionneravecuneefficacitécurieusementaccrue.IlseretournaversPayne:–Jevaisvousdire.JepeuxconstruireunDisintoicimême–etensuite
jeleferaifonctionner.Paynedemeuraperplexe.–Moi,entoutcas,jenesauraispascommentm’yprendre.–Nevousfaitespasdesoucis.AL-76 sentit presque les empreintes positroniques de son cerveau se
disposer suivant un nouveau schéma, tandis que montait en lui uncurieuxenjouement:– J’y arriverai bien seul. (Il inspecta l’intérieur de la cabane :) Vous
avezlàtoutlematérieldontj’aibesoin.Randolph Payne considéra le bric-à-brac dont son domaine était
rempli : des postes de radio éventrés, un réfrigérateur décapité, desmoteursd’automobilesenvahisparlarouille,unfourneauàgazdémoli,des kilomètres de fils plus oumoins entortillés, soit quelque cinquantetonnesde ferraillesdiverses composant lamasse la plushétéroclite surlaquellebrocanteuraitjamaislaissétomberunregarddedédain.–Vraiment?dit-ild’unevoixfaible.
Deux heures plus tard, deux événements presque simultanés se
produisirent.Tout d’abord, SamTobe, appartenant à la branche de Petersboro de
l’United States Robots, reçut un appel par visiphone d’un certainRandolphPayne deHannaford. Cet appel concernait le robot disparu ;Tobe, avec un profond rugissement, interrompit la communication etdonnaincontinentl’ordredetransmettredésormaislescommunicationsde ce genre au sixième vice-président adjoint, dont c’était le rôle des’occuperdecesvétilles.Cen’étaitpasungesteentièrementdéraisonnabledelapartdeTobe.
Aucoursdelasemainepassée,siAL76avaitcomplètementdisparudelacirculation,lesrapportssignalantsaprésencen’avaientcesséd’affluerdetouslescoinsdupays.Onenrecevaitquotidiennementjusqu’àquatorze,provenantengénéraldequatorzedifférentsEtats.Tobe en avait littéralement par-dessus la tête et, sur le plan des
principes généraux, il se sentait devenir enragé. On parlait déjà d’uneenquête du Congrès, bien que tous les roboticiens et physiciens-mathématiciensdequelque réputation jurassent leursgrandsdieuxquelerobotétaitentièrementinoffensif.Vucetétatd’esprit,iln’étaitpasétonnantqueledirecteurgénéralait
eubesoindetroisheurespourrecouvrerunecertainelucidité,cequiluipermit de se demander pour quelle raison Payne était informé del’affectation du robot à la Station Lunaire 17, et à la suite de quellescirconstancesilavaitapprisquesonnumérodesérieétaitAL-76.Carcesdétailsn’avaientpasétérévélésparlacompagnie.Ces cogitations exigèrent environ uneminute et demie, à la suite de
quoiilseprécipitatêtebaisséedansl’action.Cependant,durantl’intervalledetroisheuresquis’écoulaentrel’appel
et le déclenchement de l’action, se produisit le second événement.Randolph Payne, ayant correctement diagnostiqué que la brusqueinterruptiondesonappelétaitdueauscepticismedeson interlocuteur,revintàsacabanemunid’unappareilphotographique.Ilseraitdifficileàcesmessieursdecontesterl’authenticitéd’unephotoetilcouraitlerisquedesefaire«rouler»s’illeurmontraitlapièceàconvictionavantd’avoirvulacouleurdeleurargent.Quant au robot, il s’affairait à des travaux personnels. Lamoitié du
bric-à-brac de Payne était éparpillée sur deux arpents de terrain ;accroupi aumilieude ce chantier,AL-76bricolait des lampesde radio,
des bouts de ferraille, de fil de cuivre et toutes sortes de déchets. Il nes’occupait pas le moins dumonde de Payne qui, étendu à plat ventre,braquaitsurluisonappareilphotopourprendreunsuperbecliché.C’estàcemomentprécisqueLemuelOlivierCooperapparutaudétour
du chemin. Il se pétrifia sur place en apercevant le tableau. La raisonoriginelledesavisiteétaitungrille-painélectriquedéfectueuxquiavaitbrusquementprislaregrettablehabitudedefairevolerdesfragmentsdetartines dans toutes les directions avant même qu’ils eussent pris lamoindre couleur dorée. La raison de sa volte-face fut plus évidente. Ilétait venu d’un pas nonchalant, dans la douce langueur d’une bellematinéedeprintemps. Il repartitavecunevitessequieût laissépantoisunentraîneurspécialistedelacourseàpied.Cette vitesse ne se ralentit pas sensiblement jusqu’au moment où
CooperfitirruptiondanslebureaudushérifSaunder,moinssonchapeauetsongrille-pain,etallabrutalements’aplatircontrelemur.Des mains secourables vinrent le soutenir, et pendant une demi-
minute il fit de vains effortspourparler ; lorsqu’il se fut enfinquelquepeucalmé,cefuttoutjustepourrecouvrersarespiration,maissansautrerésultatappréciable.On lui fit avaler du whisky, on l’éventa et lorsqu’il parvint enfin à
parler,cefutàmotsentrecoupés:–…monstre…hautdedeuxmètrescinquante…toutelacabanemise
enpièces…pauvrevieuxPayne…Petit à petit, ils obtinrent de lui un récit à peu près cohérent : un
gigantesquemonstredemétal,hautdedeuxmètrescinquante,sicen’estpas davantage, se trouvait devant la cabane de Payne ; quant aumalheureuxRandolphPaynelui-même,ilétaitétendusurleventremaiscen’étaitplusqu’un«cadavredésarticuléetsanglant».Lemonstreétaitoccupéàdétruirelacabanedefondencombledansunaccèsdefrénésiedestructrice ; là-dessus il s’était précipité sur Lemuel Olivier Cooper,lequelavaitréussiàluiéchapperdejustesse.Le shérif Saunder resserra sa ceinture d’un cran sur sa confortable
bedaine:–Ils’agitdel’homme-machinequis’estéchappédel’usinePetersboro.
Nous avons reçu l’avertissement samedi dernier. Jake, vous allez meconvoquertousleshommesducomtédeHannafordenétatdeporterlesarmes.Qu’ilssoienttousàmonbureauàmidi.Maisavantcela,faitesunsautjusqu’àlamaisondelaveuvePayneetannoncez-luilanouvelleaveclesménagementsd’usage.
OnrapportequeMirandyPayne,enapprenantlafatalenouvelle,pritjusteletempsdes’assurerquelapoliced’assurancedesonmariétaitenrègle, déplorant au passage de n’avoir pas doublé le capital, avant depousseruncridedouleuraussipoignantqueprolongéetdigneen toutpointdelapluséploréedesveuves.Quelquesheuresplustard,RandolphPayne–dansl’ignorancelaplus
complète des affreuses mutilations qu’il avait subies et de sa mortconsécutive–examinaitavecsatisfactionlesnégatifsdesesclichés.Pourunesériedephotosmontrantunrobotautravail,ellesnelaissaientrienàl’imagination.Onauraitpulesintituler:«Robotexaminantpensivementun tube à vide », «Robot connectant deux fils », «Robotmaniant untournevis»,«Robotmettantunréfrigérateurenpiècesavecviolence»,etainsidesuite.En attendant de tirer les épreuves elles-mêmes, il se glissa sous le
rideau fermant sa chambre noire improvisée et sortit pour fumer unecigaretteetfaireunbrindecausetteavecAL-76.Ce faisant, il ne se doutait pas que les bois voisins grouillaient de
fermiers nerveux, armés d’un véritable arsenal allant de la vieillearquebusecolonialeàlamitraillettedushérif.Ilignoraitdemêmequ’unedemi-douzaine de roboticiens, sous la conduite de Sam Tobe,descendaient à tombeau ouvert la grand-route de Petersboro à plus decentquatre-vingt-dixkilomètresà l’heurepourleseulplaisirdefairesaconnaissance.Donc, tandis que le drame allait atteindre son point culminant,
Randolph Payne, poussant un soupir de satisfaction, craqua uneallumettesurlefonddesonpantalon,allumasapipeetconsidéraAL-76d’unairamusé.Il lui était apparu depuis un moment que le robot était plus que
légèrement excentrique. Randolph Payne était lui-même un expert enbricolages, pour en avoir commis un certain nombre qu’il n’aurait puexposer à la lumière du jour sans provoquer des convulsions chez lesspectateurs ; mais, de sa vie, il n’avait conçu un engin qui approchât,mêmedeloin,lamonstruositéqu’AL-76étaitentraind’élaborer.Elle aurait fait pâlir d’envie les partisans les plus fanatiques de l’art
abstrait.Elleeûttarilelaitdanslesmamellesdesvachesàunkilomètreàlaronde.Enréalité,elleétaitimmonde!
D’une basemassive et pleine de rouille, qui rappelait vaguement unoutilagricolequePayneavaitvuunjouratteléàuntracteurd’occasion,s’élevaitenprojectionsécheveléesunincroyablefouillisdefils,deroues,de tubes et d’horreurs sans nom, qui se terminait par une sorte demégaphoned’aspectsinistre.Payneéprouvalatentationdejeteruncoupd’œildanscemégaphone,
mais ilseretint.Il luiétaitarrivédevoirdesmachinesconstruitesavecautrementdelogiqueexplosersoudainavecviolence.–Hé,Al!dit-il.Lerobotlevalatête.Ilétaitétenduàplatventreets’efforçaitdemettre
enplaceunemincebarredemétal.–Quevoulez-vous,Payne?–Qu’est-cequec’estqueça?demandal’hommecommes’ilparlaitde
quelque masse répugnante en pleine décomposition, suspendue enéquilibreinstableentredeuxpoteauxhautsdetroismètres.–C’estunDisintoquejesuisentraindefabriquerafindepouvoirme
mettreautravail.C’estunperfectionnementdumodèledesérie.Le robot se leva, épousseta ses genoux avec fracas et considéra son
œuvreavecfierté.Paynefrissonna.Un«perfectionnement»!Pasétonnantqu’ondûtles
cacher à l’intérieur de cavernes situées sur la Lune. Pauvre satellitedéfunt ! Il avait toujoursdésiré savoir enquoi consistait undestinpirequelamort.Aprésent,ilétaitfixé.–Etvouspensezqueçamarchera?–Sansaucundoute.–Commentlesavez-vous?–Illefaudrabien.C’estmoiquil’aifabriqué,non?Ilnememanque
plusqu’unechosemaintenant.Auriez-vousunelampe-torche?–Jepense.Paynedisparutdanslacabaneetrevintpresqueaussitôt.Le robot dévissa le fond du boîtier et se mit au travail. En cinq
minutes,ileutterminé.Ilfitquelquespasenarrière.– Tout est paré, dit-il. A présent je vaismemettre au travail. Vous
pouvezregardersivousvoulez.Il y eut un temps au cours duquel Payne s’efforça d’apprécier la
générositédecetteproposition.–Cen’estpasdangereux?–Unjeud’enfant!–Oh ! (Payne sourit faiblement et alla se réfugier derrière l’arbre le
plusépaisqu’ilput trouverdans levoisinage.)Allez-y,dit-il, j’ai laplusgrandeconfianceenvous.AL-76pointalalameversletasdeferraillepareilàuncauchemarde
plombier.Sesdoigtssemirentenaction…La ligne de bataille des fermiers de Hannaford se refermait sur la
cabane de Payne suivant un cercle sans cesse rétréci. Le sang deshéroïques pionniers qu’avaient été leurs ancêtres battaittumultueusementdansleursveines–etleurpeausehérissaitenchairdepoule–tandisqu’ilsrampaientd’arbreenarbre.LeshérifSaunderstransmitunordre:–Ouvrezlefeulorsquej’endonnerailesignal…etvisezlesyeux!JacobLinker–LankJakepoursesamis–serapprocha:–Avotreavis,cethomme-machinen’a-t-ilpasprislafuite?Il ne réussit pas à dissimuler complètement la note d’espoir
mélancoliquequitransparaissaitdanssavoix.–Jen’ensaisrien,grommela leshérif.Jenepensepas.Danscecas,
nousl’aurionsbienrencontrédanslesbois,cequines’estpasproduit.– Pourtant on n’entend pas un bruit, et il me semble que nous ne
sommesplusbienloindelacabanedePayne.Cerappelétait superflu.Leshérifavaitdans lagorgeunnœudd’une
telletaillequ’ilduts’yreprendreàtroisfoispourl’avaler.– Retournez à votre poste, ordonna-t-il, et gardez votre doigt sur la
détente!IlsavaientatteintleborddelaclairièreàprésentetleshérifSaunders,
fermantunœil,glissa l’autreavecd’infiniesprécautionsà l’extérieurdel’arbre qui lui servait d’abri. Ne voyant rien, il prit un temps etrecommençal’expérience,lesdeuxyeuxouvertscettefois.Lesrésultatsfurentmeilleurs,bienentendu.Pourêtreexact,ilaperçutungigantesquehomme-machine,dedos,qui
se penchait sur un prodigieux bricolage à vous cailler le sang, dontl’origineétaitdesplus incertaineset l’usageencoreplus incertain. Ilnemanquait au tableau que la silhouette tremblante de Randolph Payne,lequelembrassaitétroitementlequatrièmearbredansladirectionnord-nord-ouest.LeshérifSaundersmarchaàdécouvertetlevasamitraillette.Lerobot,
qui lui présentait toujours son large dos demétal, dit à haute voix, ens’adressantàdespersonnesconnuesouinconnues:
–Regardez!Et au moment où le shérif ouvrait la bouche pour crier : « Feu à
volonté,»lesdoigtsdemétalpressèrentunbouton.Ilest impossiblededécrirecequiseproduisitensuite,endépitde la
présence sur les lieux de soixante-dix témoins oculaires. Au cours desjours,desmoisetdesannéesquisuivirent,pasunseuldecessoixante-dix hommes ne trouva un mot à dire à ce propos. Lorsqu’on lesinterrogeait,ilstournaientsimplementauvertpommeets’éloignaiententitubant.Pourtant, si l’on s’en rapporte strictement aux faits, voici
succinctementcequiseproduisit:Le shérif Saunders ouvrit la bouche ; AL-76 pressa un bouton. Le
Disintoentraenactionetsoixante-dixarbres,deuxgranges,troisvacheset les trois quarts de la cime du mont Duckbill se volatilisèrent dansl’atmosphèreraréfiée.Enunmot,cesdifférentsarticless’enfurent,sil’onpeuts’exprimerainsi,rejoindrelesneigesd’antan.La bouche du shérif Saunders demeura ouverte durant un temps
indéfini, mais il n’en sortit ni ordre d’ouvrir le feu ni rien d’autre. Etalors…Alors, il yeutdans l’air commeunremue-ménage,deschuintements
multiples, une série de traînées pourpres concentriques barrantl’atmosphèreàpartirdelacabanedePayne,maisdelavaillantephalangedushérif,paslemoindresigne.Desfusilsdedifférentsmodèlesétaientéparpillésdanslevoisinage,y
comprislamitraillettebrevetéeenferronickel,àtirultra-rapide,garantiecontre tout enrayage. On y trouvait également une cinquantaine dechapeaux, quelques cigares à demi consumés et largement«mâchouillés»,etquelquesautresarticlesdebricetdebrocquis’étaientdécrochésdanslefeudel’action,maisd’humains,point.Al’exceptiondeLandJake,aucundecesêtresdechairetdesangne
fut aperçu de trois jours, et encore notre homme ne connut-il cetteinsigne faveur du destin qu’en raison de l’arrivée impromptue sur leslieuxdessixhommesdel’usinedePetersboro,animéseux-mêmesd’unevitesseforthonorableetquiinterrompirentsatrajectoiredecomète.Ce fut Sam Tobe qui stoppa sa course en plaçant adroitement son
estomac sur l’orbite décrite par la tête de Land Jake. Lorsqu’il eutrecouvrésonsouffle,Tobeluidemanda:
–OùsetrouvelacabanedeRandolphPayne?Land Jake permit à ses yeux de perdre pour un instant leur aspect
vitreux:– Mon vieux, dit-il, vous n’avez qu’à suivre la direction exactement
opposéeàlamienne.Ayantdit, il disparut,miraculeusement.Puisunpoint qui allait sans
cesseserétrécissantfilaentrelesarbresàl’horizon.SamTobepensaqu’ils’agissaitdel’hommeavecquiilvenaitdefaireunebrèverencontre,maisiln’auraitpuenjurer.Voilàpourlaglorieusephalange;maisresteencoreRandolphPayne,
dontlesréactionsprirentuneformequelquepeudifférente.Pour Randolph Payne, l’intervalle de cinq secondes séparant le
moment où le robot avait pressé le bouton et la disparition du montDuckbillavaitconstituéunvidetotal.Audébutdel’opération, ilglissaitunœilàtraversl’épaistaillisquipoussaitauxpiedsdesarbres,etàlafinilsebalançaitfollementàl’unedesplushautesbranchesdecesderniers.Lamêmeimpulsionquiavaitrepousséhorizontalement laphalangedesreprésentantsdelaloiavaitexercésurluiuneactiondebasenhaut.Comment avait-il effectué le parcours vertical de quinze mètres qui
séparait lesoldesapositionprésente?Avait-ilgrimpé,bondi,volé? Iln’en avait pas la moindre idée et s’en souciait d’ailleurs comme d’uneguigne.Ce qu’il savait, en revanche, c’est qu’une certaine propriété avait été
détruite par un robot qui se trouvait temporairement en sa possession.Tous lesespoirsderécompenses’évanouirentpour laisser laplaceàuncauchemarpeupléde fouleshostiles aupointde vouloir le lyncher, despoursuitesjudiciaires,d’inculpationsdemeurtreetdelacraintedecequeMirandy Payne allait lui dire. Surtout de la crainte de ce queMirandyPayneallaitluidire.– Hé, vous, le robot ! hurlait-il à tue-tête d’une voix graillonneuse,
détruisez-moi cet engin, vous entendez ? Réduisez-le en poussière !Oubliez que j’ai étémêlé à cette histoire. Je ne vous connais pas, c’estbiencompris?N’enditespasunmotàquiquecesoit.Oublieztoutcela,vousm’entendez?Il n’attendait aucun résultat de ses injonctions, quin’étaient chez lui
qu’unsimpleréflexe.Cequ’il ignorait,c’estqu’unrobotobéittoujoursàun ordre humain àmoins que celui-ci ne présente un danger pour unautrehumain.Enconséquence,AL-76semitendevoirdedémolir sonDisintoavec
calmeetméthode.AumomentprécisoùilpiétinaitlesderniersrestessurvintSamTobe
etsatroupe;RandolphPayne,sentantquelesvéritablespropriétairesdurobotétaientarrivés,selaissatomberlatêtelapremièreets’enfuitdanslanature,sansattendresarécompense.AustinWilde,ingénieurenRobotique,setournaversSamTobe:–Avez-vousputirerquelquechosedurobot?Tobesecoualatête:–Rien, absolument rien. Il a oublié tout ce qui s’est passé depuis le
momentoùilaquittél’usine.Onadûluidonnerl’ordred’oublier,sinonsamémoirene serait pas aussi totalement vide.Aquoi rimait le tas deferrailleautourduquelils’affairait?–Vousl’avezdit,cen’étaitqu’untasdeferraille.Maiscedevaitêtreun
Disintoavantqu’il se soitaviséde ledétruire,et j’aimerais tuerdemespropres mains l’individu qui s’est permis de lui donner l’ordre de ledémolir… je le soumettrais à la torture, je le feraismourir à petit feu.Regardez-moiça!Ilssetrouvaientàmi-pentedecequiavaitétélemontDuckbill–plus
précisément à l’endroit où le sommet avait été littéralement scalpé ;Wildeposalamainsurlasurfaceparfaitementplaneforméeparlesoletlesrochers.–QuelDisinto!dit-il.Ilacoupélamontagnecommeaurasoir!–Qu’est-cequiluiaprisdeleconstruire?Wildehaussalesépaules.– Je n’en sais rien. Un élément quelconque de son environnement,
impossible à déterminer, a réagi sur son cerveau positronique de typelunaireetl’aconduitàfabriquerunDisintoàpartirdevieillesferrailles.Nous avonsune chance sur unmilliardde retomber sur cet élément, àprésentquelerobotatoutoublié.JamaisnousnepourronsreproduireceDisinto.–Tantpis.Cequiimporte,c’estquenousayonsretrouvélerobot.– Vous ne savez pas ce que vous dites. (La voix de Wilde était
imprégnée d’un regret poignant :) Sans doute n’avez-vous jamais euaffaireauxDisintossurlaLune?Ilsdévorentl’énergiecommeautantdeporcsélectroniques,etserefusentmêmeàfonctionnersipeuquecesoittantqu’onneleurapasfourniunpotentieldépassantunmilliondevolts.MaisleDisintoquinousoccupefonctionnaitdifféremment.J’aiexaminé
lesrestesaumicroscope,etvoulez-vousvoirlaseulesourced’énergiequej’aipudécouvrir?–Enquoiconsistait-elle?–Simplementenceci.Etnousnesauronsjamaiscommentilaréussi
cetourdeforce.EtAustinWildetenditàsoncompagnonlasourced’énergiequiavait
permisàunDisintodevolatiliserlamoitiéd’unemontagneenunedemi-seconde:deuxpilesdelampedepoche!
VICTOIREPARINADVERTANCE
Levaisseauspatialfuyaitcommeunepassoire.Ilétaitprévupourcela.Enfait,c’estsurceprincipequereposaittoute
l’idée.Résultat, durant le voyage de Ganymède à Jupiter, le vaisseau était
bourréàcraquerduvidespatialleplusrigoureux.Etpuisquelenavirenecomportait aucun dispositif de chauffage, ce vide spatial se trouvait àtempérature normale, c’est-à-dire une fraction de degré au-dessus duzéroabsolu.Ce fait était également conforme au plan. De petits détails comme
l’absence de chaleur et d’air n’étaient la cause d’aucune incommoditépourlesoccupantsdecevaisseauspatialparticulier.Lespremières vapeursde l’atmosphère jovienne, fort proches encore
du vide, commencèrent à s’immiscer dans le vaisseau à plusieurscentainesdekilomètres au-dessusde la surfacede laplanète.Elle étaitcomposée d’hydrogène dans sa presque totalité, bien qu’une analyseminutieuse eût peut-être révélé quelques traces d’hélium dans sacomposition.Lesmanomètrescommencèrentàmonter.Cetteprogressionsepoursuivitàunrythmeaccéléré,àmesurequele
vaisseauperdaitdelahauteurendécrivantunespiraleautourdeJupiter.Lesaiguillesdesmanomètressuccessifs,dontchacunétaitdestinéàdespressions de plus en plus fortes, s’élevèrent jusqu’aux environs d’unmilliond’atmosphères,pointoùleschiffresperdaienttoutesignification.Latempératureenregistréeparlesthermocoupless’élevalentementetdefaçonerratique,poursestabiliserfinalementauxalentoursdesoixante-dixdegréscentigradesau-dessousdezéro.Levaisseausedéplaçaitlentementverssonbut,sefrayantlourdement
un chemin dans un brouillard de molécules gazeuses tellementrapprochées les unes des autres que l’hydrogène lui-même étaitcomprimé à la densité d’un liquide.Des vapeurs d’ammoniaque, issuesd’océans d’une immensité incroyable de ce même élément, saturaientcettehorribleatmosphère.Levent,quiavaitcommencéàquelquequinzecents kilomètres plus haut, avait atteint une violence telle que pour ledésignerlemotd’ouraganconstitueraitencoreuneuphémisme.
Ildevint toutà faitclair, longtempsavantque levaisseause fûtposésurl’îlejoviennedebellesdimensions,septfoisplusgrandequel’Asieaubasmot,queJupitern’étaitpasunmondetrèsagréable.Et pourtant les trois membres de l’équipage étaient convaincus du
contraire. Mais aussi il convient de dire que les trois membres del’équipagen’étaientpasexactementhumains.Ilsn’étaientpasdavantagejoviens.Ilsétaientsimplementdes robots, conçussurTerrepourêtreutilisés
surJupiter.– L’endroit me paraît plutôt désert, dit ZZ-Trois. ZZ-Deux vint le
rejoindreetconsidérad’unairsombrelepaysagefouettéparlevent.–J’aperçoisdanslelointaindesstructures,dit-il,quisontévidemment
artificielles. Amon avis, il conviendrait d’attendre que les habitants seportentànotrerencontre.A l’autre bout de la pièce, ZZ-Un avait écouté la remarque mais il
s’abstintderépondre.Destrois,ilétaitlepremierconstruitetavaitservienquelquesortedeprototype.C’estpourquoi ilprenait laparolemoinsfréquemmentquesescompagnons.L’attenteneseprolongeaguère.Unvaisseauaériend’undessinbizarre
apparut au-dessus de leurs têtes. D’autres suivirent. Puis une ligne devéhicules tous terrains s’approcha, prit position et dégorgea desorganismes. En même temps que ces organismes, débarquèrent desaccessoires inanimés qui étaient peut-être des armes. Quelques-uns decesderniersétaientportésparunsimpleJovien,d’autresparplusieurs,etenfin une troisième catégorie progressait par ses propresmoyens, avecpeut-êtredesJoviensàl’intérieur.Lesrobotsétaientincapablesdeledeviner.–Ilsnousentourentmaintenant,ditZZ-Trois.Legestedepaixleplus
logiqueseraitdesortiràdécouvert.D’accord?Les autres en convinrent et ZZ-Un ouvrit la lourde porte, qui n’était
pasdoublenid’ailleursparticulièrementétanche.Leurapparitionsurleseuilfut lesignaldemouvementsdiversparmi
les Joviens. On s’affaira autour d’un certain nombre des accessoiresinanimés lesplus importants etZZ-Troisdevint conscientd’unehaussede température dans l’enveloppe extérieure de son corps en bronze-béryllium-iridium.IljetaunregardàZZ-Deux.– Avez-vous senti ? Ils dirigent sur nous un faisceau d’énergie
calorifique,jecrois.
ZZ-Deuxmanifestaquelquesurprise.–Jemedemandepourquoi.–Ils’agitsansaucundouted’unrayoncalorifique.Regardez!L’un des rayons avait été sorti de l’alignement pour une cause
indiscernable, et sa trajectoire vint en contact avec un ruisseaud’ammoniaquepurequientrapromptementenébullitionviolente.TroissetournaversZZ-Un.–Prenez-enbonnenote,Un,voulez-vous?–Certainement.C’était à ZZ-Un qu’incombait le secrétariat, et sa méthode pour
prendredesnotesconsistaitàeffectueruneadditionmentalequivenaits’inscrireavecprécisiondanssamémoire. Ilavaitdéjàenregistréheurepar heure toutes les indications des instruments les plus importantsdurantlevoyageduvaisseaujusqu’àJupiter.– Quelle raison donnerai-je à la réaction ? Les maîtres humains
seraientprobablementheureuxdelaconnaître,ajouta-t-ilaimablement.–Aucuneraison.Oumieux,corrigeaTrois,aucuneraisonapparente.
Vouspourriezdirequelatempératuremaximaledurayonétaitd’environplustrentedegréscentigrades.–Essaierons-nousd’entrerencommunication?Ce serait unepertede temps,ditTrois. Seulsquelques rares Joviens
peuvent connaître le code radio qui a étémis au point entre Jupiter etGanymède. Ils feront quérir l’un d’eux, et lorsqu’il sera sur place, ilétablira le contact assez tôt. Dans l’intervalle, observons-les. Je necomprendsrienàleursactes,jevousl’avouefranchement.Cetétatdechosesnes’amélioraguèredurantlesinstantsquisuivirent.
Les radiations calorifiques prirent fin et d’autres instruments entrèrentenaction.Plusieurscapsulesvinrenttomberauxpiedsdesrobots,aprèsunechuterapidesousl’actiongravifiquedeJupiter.Elless’écrasèrentenlaissantéchapperunliquidebleu,formantdesflaquesquiserésorbèrentrapidementparévaporation.LeventdecauchemaremportaitlesvapeursetlesJovienss’écartaient
sur leur passage. L’un d’eux fut trop lent, se débattit follement etdemeuraétendu,complètementflasqueetimmobile.ZZ-Deux se baissa, plongea un doigt dans l’une des flaques et
considéraleliquidequiruisselaitsursaphalangemétallique.–Jecroisqu’ils’agitd’oxygène,dit-il.–C’estbiendel’oxygène,approuvaTrois.Celadevientdeplusenplus
étrange. Ce doit certainement être une opération dangereuse, car j’ai
l’impressionquel’oxygèneestunpoisonpourcescréatures.L’uned’ellesenestmorte!Il y eut un instant de silence ; alors ZZ-Un, que sa plus grande
simplicité de construction conduisait parfois à exprimer sa pensée plusdirectement,ditavecunecertainelourdeur:–Ondiraitquecescréaturesétrangescherchentànousdétruired’une
manièreplutôtpuérile.EtDeux,frappéparcettesuggestion,derépondre:–Jecroisquevousavezraison,Un!Un bref arrêt s’était produit dans l’activité jovienne et l’on apporta
bientôt une nouvelle structure. Elle était munie d’une tige mince quipointaitendirectionduciel,àtraversl’impénétrablecrassejovienne.Ellerésistaitauventincroyableavecunefermetéindiquantuneremarquablerésistance. De son extrémité sortit un craquement puis un éclair quiilluminalesprofondeursdel’atmosphère,lafaisantapparaîtrecommeunbrouillardgris.Durant un moment, les robots furent baignés dans une iridescence
éclatante.– De l’électricité à haute tension ! dit pensivement Trois. Et d’une
puissance respectable, d’ailleurs ! Je crois que vous avez raison, Un.Aprèstout,lesmaîtreshumainsnousontditquecescréaturescherchentà détruire toute l’humanité, et des organismes qui possèdentsuffisamment de méchanceté pour vouloir du mal à un être humain…(cette seule pensée faisait trembler sa voix) n’éprouveraient aucunscrupuleàtenterdenousdétruire.– C’est une honte que de posséder des cerveaux aussi malfaisants,
s’écriaZZ-Un.Lespauvresdiables!– Oui, c’est en effet assez triste, avoua Deux. Rentrons au vaisseau.
Nousenavonsvuassezpourl’instant.Ainsifirent-ilset ilss’installèrentpourattendre.CommeledisaitZZ-
Trois,Jupiterétaituneplanètevaste,etilfaudraitpeut-êtredutempsauservice des transports joviens pour amener un expert en code radiojusqu’auvaisseau.Cependantlapatiencenecoûteguèreauxrobots.En fait, Jupiter accomplit trois révolutions sur son axe, suivant le
chronomètre, avant l’arrivée de l’expert en question. Le lever et lecoucherdusoleilpassaientinaperçus,bienentendu,aufonddecetabîmedegazaussidensequ’unliquide,profonddecinqmillekilomètres.Maisni les robots ni les Joviens n’avaient besoin, pour voir, des radiationsvisiblesetilsnes’ensouciaientguère,parconséquent.
Durant cet intervalle de trente-quatre heures, les Joviens quientouraientlevaisseaupoursuivirentleursattaquesavecunepatienceetune ténacité au sujet desquelles ZZ-Un prit un bon nombre de notesmentales. Le navire fut assailli par autant de forces différentes qu’il yavait d’heures, et les robots observaient attentivement chaque attaque,analysant les armes qu’ils reconnaissaient. Il s’avéra qu’ils lesreconnurenttoutes.Mais les maîtres humains avaient fait du bon travail. Il avait fallu
quinze ans pour construire le vaisseau et les robots, et l’on pouvaitrésumerenpeudemots leurqualitéessentielle :unerésistanceà touteépreuve.Lesattaquessedéployaientenpureperteetni lenavireni lesrobotsnes’entrouvaientplusmal.– Cette atmosphère les met en état d’infériorité, dit Trois. Ils ne
peuvent avoir recours à des explosifs atomiques sous peine de creuserdanscettepuréedepoisuntrouparoùilsseraientaspirés.–Ilsn’ontpasutilisédavantagedesexplosifsàgrandepuissance,dit
Deux, ce qui est heureux. Ils ne nous auraient pas fait grand mal,naturellement,maisnousaurionsétéquelquepeubousculés.–Lesexplosifsàgrandepuissancesonthorsdequestion.Onnepeut
concevoir un explosif sans expansion de gaz, et les gaz ne peuventabsolumentpasserépandredanscetteatmosphère.– C’est une atmosphère excellente, murmura Un. Elle me plaît
beaucoup!Ce qui était naturel, puisqu’il était construit en conséquence. Les
robotsZZétaientlespremiersconstruitsparl’UnitedStatesRobotsdontl’apparencenerappelâtenrienl’êtrehumain.Ilsétaientbasetramassés,et leur centre de gravité se trouvait àmoins de trente centimètres au-dessus du sol. Ils étaient pourvus chacun de six jambes épaisses etcourtes, conçues pour soulever des tonnes dans une pesanteur quiatteignaitdeuxfoisetdemielapesanteurterrestre.Leursréflexesétaientbeaucoupplus rapidesque ceuxque l’onadoptaitnormalementpour laTerre,afindecompenserlagravitéaccrue.Etilsétaientfaitsd’unalliagede bronze-béryllium-iridium à l’épreuve de tous les agents corrosifsconnus, de même que de tous agents destructeurs inférieurs à unedésintégration atomique de mille mégatonnes, et cela en toutescirconstances.Pour résumer, ils étaient indestructibles, et leur puissance était à ce
point impressionnante qu’ils étaient les seuls robots jamais construitsque les roboticiens de la compagnie n’eussent pas eu le cran d’affubler
d’un surnom correspondant plus ou moins au numéro de série. Un
brillant jeune homme avait suggéré Sissy-Un, Deux et Trois[3]… mais
asseztimidement,etsasuggestionnefutjamaisrenouvelée.Les dernières heures de l’attente furent consacrées à une discussion
embarrassée, dont l’objet était de trouver des termes pour décrire unJovien.ZZ-Unavait remarquéqu’ils possédaientdes tentacules et avaitnoté leur symétrie radiale…puis il était resté coi.DeuxetTroisavaientfaitdeleurmieux,maissansgrandrésultat.– Il est pratiquement impossiblededécrire quoi que ce soit, déclara
Trois finalement, si l’on ne dispose pas d’un objet de référence. Cescréatures ne ressemblent à rien que je connaisse… elles sontcomplètement étrangères aux réseaux positroniques de mon cerveau.C’est comme si on tentait dedécrire la lumière gammaàun robotnonéquipépourlacapter.C’estàcetinstantprécisqueletirdesarmesàl’extérieurs’interrompit
une nouvelle fois. Les robots tournèrent leur attention vers ce qui sepassaithorsduvaisseau.UngroupedeJovienss’avançaitd’unefaçoncurieusementcahotante,
maisl’observationlapluspénétrantenepermettaitpasdedéterminerlaméthode exacte qu’ils utilisaient pour leur locomotion. Comment ils seservaient de leurs tentacules ? Mystère. Par instants, les organismesexécutaient une sorte de glissement et se déplaçaient alors à grandevitesse,enprofitantpeut-êtredelapousséeduvent,quisoufflaitdanslesensdeleurprogression.Les robots sortirent pour se porter à la rencontre des Joviens, qui
firent halte à trois mètres de distance. Des deux côtés, on gardal’immobilitéetlesilence.– Ils doivent nous observer, dit ZZ-Deux, mais comment ? L’un de
vousdeuxaperçoit-ildesorganesphoto-sensibles?– Je ne pourrais le dire, grommela Trois. Je ne vois en eux rien de
particulièrementsensé.Uncliquetismétalliquesefitsoudainentendredanslegroupejovien.–C’estlecoderadio,ditZZ-Un,l’airravi.L’expertencommunication
setrouveparmieux.C’étaitexact.Lecomplexesystèmemorselaborieusementmisaupoint
durant une période de vingt-cinq années par les êtres de Jupiter et lesTerriens de Ganymède, et transformé en unmoyen de communicationd’une remarquable souplesse, allait enfin êtremis en pratique à courte
distance.L’un des Joviens était demeuré sur place, les autres ayant battu en
retraite.C’étaitluiquiparlait.–D’oùvenez-vous?demandalecliquetis.ZZ-Trois, qui était le plus évolué du point de vue mental, assuma
naturellementlafonctiondeporte-paroledugroupe.–NousvenonsdeGanymède,lesatellitedeJupiter.–Quedésirez-vous?poursuivitleJovien.–Desrenseignements.Noussommesvenuspourétudiervotremonde
etrapporternosobservationsànotrepointdedépart.Sinouspouvionsobtenirvotrebienveillantecollaboration…Lecliquetisjovienl’interrompit:–Vousdevezêtredétruits!ZZ-Troisprituntemps.– C’est exactement l’attitude qu’avaient prévue lesmaîtres humains,
dit-ilenapartéàsescompagnons.Ilsnesontvraimentpasordinaires.Reprenantsoncliquetis,ildemandasimplement:–Pourquoi?Le Jovien estimait évidemment que certaines questions étaient trop
odieusespourqu’ilfûtnécessaired’yrépondre:–Sivouspartezd’iciunepériodederotation,vousserezépargnés…du
moinsjusqu’aumomentoùnoussortironsdenotremondepourdétruirelaverminequiinfesteGanymède.– Je voudrais vous faire remarquer, dit Trois, que nous autres de
Ganymèdeetdesplanètesintérieures…–NotreastronomieneconnaîtqueleSoleiletnosquatresatellites.Il
n’existeaucuneplanèteintérieure,interrompitleJovien.– Alors, nous autres de Ganymède, concéda ZZ-Trois, nous ne
nourrissonsaucundesseinsurJupiter.Noussommesprêtsàvousoffrirnotre amitié. Depuis vingt-cinq ans, votre peuple a communiquélibrementaveclesêtreshumainsrésidantsurGanymède.Existe-t-iluneraisonpourdéclarersubitementlaguerreauxhommes?–Pendantvingt-cinqans,nousavonsprisleshabitantsdeGanymède
pour des Joviens, répondit l’autre froidement. Lorsque nous avonsdécouvert qu’il n’en était rien et que nous avions traité des animauxinférieurssurlemêmeplanquel’intelligencejovienne,nousnepouvionsfaireautrementquedeprendredesmesurespoureffacercedéshonneur.(Etilconclut:)NousautresdeJupiternesouffrironsl’existenced’aucuneverminesurGanymède!
Le Jovien se retirait, luttant contre le vent, et l’entrevue étaitévidemmentterminée.Lesrobotsseconcertèrentàl’intérieurduvaisseau.–Lasituationparaîtbienmauvaise,n’est-cepas?ditZZ-Deux.C’est
biencommeledisaientlesmaîtreshumains,continua-t-ild’untonpensif.Ils possèdent un complexe de supériorité anormalement développé, enmêmetempsqu’uneintoléranceextrêmeàl’égarddequiconqueprétendmettreendoutecetteprétenduesupériorité.– L’intolérance, observa Trois, est la conséquence naturelle du
complexe.Lemalheurestqueleurintoléranceadesdents.Ilspossèdentdesarmesetleurscienceestfortétendue.–Jenesuispassurprisàprésent,éclataZZ-Un,qu’onnousaitdonné
des instructions formellespournepasobéirauxordresdesJoviens.Cesontdesêtreshorribles,intolérantsetimbusdeleurpseudo-supériorité!(Il ajouta avec emphase, avec une loyauté et une fidélité typiquementrobotiques:)Aucunmaîtrehumainnepourraitleurressembler.–C’estvrai,maisendehorsdusujet,ditTrois.Lefaitdemeurequeles
maîtres humains courent un terrible danger. Jupiter est un mondegigantesque;sesressourcesnaturellessontcentfoisplusimportantesetses habitants cent fois plus nombreux que ceux que recèle l’empireterrestretoutentier.S’ilspeuventréaliserunchampdeforceaupointdel’utiliser comme une coque de navire spatial, comme l’ont déjà fait lesmaîtres humains, ils s’empareront du système entier dès qu’ils levoudront.Resteàsavoiràquelpointilssontparvenusdanscedomaineparticulier, quelles sont les autres armes dont ils disposent, lespréparatifs auxquels ils se livrent et ainsi de suite. Notre devoir est derapporterdetellesinformationsànotrebase,etilseraittempsdedéciderquelleactionilconvientd’envisageràprésent.–Notre tâche sera peut-être difficile, dit Deux. Les Joviens ne nous
aiderontpas.C’étaitlemoinsqu’onpûtdire,pourlemoment.Troisréfléchituninstant.–Apparemment,ilnoussuffirad’attendre,remarqua-t-il.Voilàtrente
heures qu’ils s’efforcent de nous détruire et ils n’y sont pas encoreparvenus. Ils ont pourtant fait de leur mieux. Or, un complexe desupériorité implique la nécessité éternelle de sauver la face, etl’ultimatumquenousvenonsderecevoirendonnelapreuvedanslecasprésent.Jamaisilsnenouspermettraientdepartirs’ilsétaientcapablesde nous anéantir. Mais si nous ne quittons pas les lieux, plutôt que
d’avouerqu’ilssontimpuissantsànousexpulser,ilsfeindrontdetrouverdesavantagesànotreprésence.Etl’attentereprit.Lejours’écoula.Letirderayonsetprojectilesdivers
se poursuivit sans désemparer. Les robots tinrent bon. Et, une fois deplus,ilssetrouvèrentenprésencedel’expertjovienencoderadio.Si lesmodèlesZZ avaient été pourvusd’un sensde l’humourpar les
ingénieursquiavaientprésidéàleurconstruction,ilsseseraientamuséscomme des petits fous. Mais ils étaient simplement pénétrés d’unsentimentdesatisfactionsolennelle.–Nousavonsdécidédevouspermettredeprolongervotreséjourpour
unepériodetrèsbrève,ditleJovien,afinquevouspuissiezconstaterparvous-mêmes notre puissance. Vous retournerez ensuite sur Ganymède,afin d’informer cette vermine dont vous êtes un échantillon de lacatastrophequifondrasurelleenmoinsd’unerévolutionsolaire.ZZ-Unnotamentalementqu’une révolution jovienne correspondait à
douzeannéesterrestres.– Merci, répondit Trois sans s’émouvoir. Nous permettrez-vous de
vousaccompagner jusqu’à laville laplusproche?Ilyadeschosesquenousaimerionsbienconnaître.Bienentendu,ilnefaudrapastoucherànotrevaisseau,ajouta-t-il.Cettedernièrerecommandationétaitprésentéesousformederequête
sans aucune arrière-pensée de menace, car les modèles ZZ étaientdépourvus de toute agressivité. De par leur construction, ils étaienttotalement incapables d’éprouver de l’humeur. Quand il s’agissait derobotsd’unepuissanceaussiprodigieusequelesZZ,ilétaitindispensablede les pourvoir d’une inaltérable bienveillance durant la période desessaisterrestres.–Nousnenousintéressonsnullementàvotrepouilleuxvaisseau.Pas
unJovienneconsentiraitàsesouillerenl’approchant,ditleJovien.Vouspouveznousaccompagner,maisn’espérezpasvousapprocheràmoinsdetrois mètres de l’un d’entre nous, sinon vous serez instantanémentdétruits.–Butés commedesmules,hein? remarquaDeuxdansunmurmure
tandisqu’ilsluttaientcontrelevent.Lavilleétaitenréalitéunportconstruitsur lesrivesd’un incroyable
lac d’ammoniaque. Le vent furieux soulevait des vagues écumantes quicouraientsurlasurfaceliquideavecunevitessedontlapesanteuraccrueaugmentait encore le caractère sporadique. Le port lui-même n’était nivaste ni impressionnant, et il semblait évident que la plupart des
constructionsétaientsouterraines.–Quelleestlapopulationdecetteville?s’enquitTrois.–C’estunepetitevillededixmillionsd’habitants,réponditleJovien.–Jevois.Preneznote,ZZ-Un.ZZ-Unobéitmécaniquementpuissetournaunefoisdeplusverslelac
qu’ilcontemplaitd’unregardfasciné.IltouchalecoudedeTrois:–Avotreavis,celaccontient-ildupoisson?–Qu’est-cequecelapeutbienvousfaire?–Nousdevrionslesavoir,ilmesemble.Lesmaîtreshumainsnousont
donnél’ordrederassemblerleplusd’informationspossible.Destroisrobots,Unétaitleplussimple,etparconséquent,c’étaitlui
quiprenaitlepluslesordresaupieddelalettre.–Qu’ilailles’enassurerparlui-même,s’illedésire,ditDeux.Laissons
l’enfants’amuser;celanepeutfairedemalàpersonne.–Trèsbien.Jen’yvoispasd’objectionàconditionqu’ilnenousfasse
pas perdre notre temps. Nous ne sommes pas venus sur Jupiter pournous occuper des poissons…Mais puisque vous enmourez d’envie, nevousgênezpas!ZZ-Un partit tout excité et se dirigea rapidement vers la berge ; il
plongeadansl’ammoniaquedansunrejaillissementd’écume.LesJoviensl’observaientattentivement.Naturellementilsn’avaientriencomprisàlaconversationprécédente.L’expertencoderadiocliqueta:–Apparemment,votrecompagnon,désespéréparlespectacledenotre
grandeur,adécidéderenonceràlavie.– Vous vous trompez, répondit Trois avec surprise, il désire
simplement observer les organismes vivants qui pourraientéventuellement se trouverdans le lac. (Il ajouta enmanièred’excuse :)Notre ami manifeste parfois un comportement curieux, car il estbeaucoupmoins intelligent que nous,malheureusement pour lui.Maisnous savons le comprendre et nous nous efforçons de satisfaire sesfantaisieschaquefoisquenouslepouvons.Suivitunlongsilence.–Ilvasenoyer,remarquaenfinleJovien.–Pasdedanger,répliquaTroisd’untonégal.Cemotn’apasdesens
pournous.Pourrons-nouspénétrerdanslavilledèssonretour?A ce moment, un geyser surgit à quelques centaines de mètres du
rivage. Il s’éleva à une certaine hauteur pour retomber bientôt enbrouillard rapidement emporté par le vent. Le premier geyser fut suivi
d’un second, puis d’un troisième, et enfin d’un furieux bouillonnementd’écume qui forma un sillage en direction de la berge et allait ens’apaisantàmesurequ’ils’enapprochait.Lesdeuxrobotsobservaientlascèneavecsurprise,etl’absencedetout
mouvement de la part des Joviens montrait qu’ils étaient égalementabsorbésparlespectacle.Puis la tête de ZZ-Un émergea du liquide et on le vit progresser
lentement vers la terre ferme. Mais quelque chose le suivait ! Unorganismed’unetaillegigantesquequisemblaitentièrementfaitdecrocs,degriffes,depinces,d’épines.Puisilss’aperçurentqu’ilnesuivaitpaslerobotdesonpropregré,maisqu’ilétaittraînésurlabergeparZZ-Un.Samasseavaituneflacciditésignificative.ZZ-Un s’approcha avec une certaine timidité et se chargea
personnellementdelacommunication.IltransmitauJovienunmessagequitrahissaituneagitationmanifeste:– Je regrette sincèrement ce qui vient d’arriver,mais cet organisme
m’aattaqué.Jevoulaissimplementl’observerenprenantdesnotes.J’oseespérerquelacréaturen’offrepasunetropgrandevaleur.Onneluiréponditpasimmédiatementcar,àlapremièreapparitionde
lacréature,delargesvidess’étaientproduitsdanslesrangsdesJoviens.Ils se comblèrent avec lenteur, et une observation prudente ayantdémontré que la créature était bien morte, l’ordre se trouva bientôtrestauré.Quelques-unsparmilesplustémérairespalpaientdéjàlecorpsinerte.– J’espère que vous voudrez bien pardonner à notre ami, dit
humblement ZZ-Trois. Il se montre parfois maladroit. Nous n’avionsabsolumentaucuneintentiondefairedumalàunanimaljovien.– C’est lui quim’a attaqué, expliqua Un. Il m’amordu sans aucune
provocation de ma part. Voyez ! (Il exhiba un croc long de soixantecentimètres dont la pointe était ébréchée.) Il l’a cassé surmon épaule,qu’il abien failli érafler. Je lui aidonnéunepetite tapepour l’inviteràs’écarter…maisilenestmort.Jesuisdésolé!Le Jovien finit par reprendre la parole et son cliquetis était quelque
peudésordonné.–C’estunecréaturetrèssauvageque l’ontrouverarementaussiprès
delaberge.Maisilestvraiquelelacestprofondàcetendroit.– Si vous pouviez vous en servir pour la consommation, nous ne
serionsquetropheureux…ditTroisanxieusement.–Non,nouspouvonsnousprocurerdelanourrituresanslesecoursde
verm…sanslesecoursdequiquecesoit.Mangez-levous-mêmes.Sur quoi ZZ-Un souleva la créature et la rejeta à la mer d’un geste
nonchalantdubras.–Mercidevotreoffrebienveillante,ditZZ-Troissanss’émouvoir,mais
nousn’avonsquefairedecettecréature,puisquenousnemangeonspas,bienentendu.Escortés par quelque deux cents Joviens armés, les robots suivirent
unesériederampesmenantàlacitésouterraine.Si,àlasurface,celle-ciavaitparuinsignifiante,vuedel’intérieurelleprenaitl’aspectd’unevastemétropole.Onlesfitmonterdansdesvéhiculesdirigésàdistance–carnulJovien
respectablen’auraitvoulucompromettresasupérioritéenprenantplacedans la même voiture qu’une vermine – et ils furent conduits à unevitesse terrifiante jusqu’au centrede la ville. Ils envirent suffisammentpourestimerqu’elleavaitaumoinsquatre-vingtskilomètresde largeetqu’elle s’enfonçait de près de douze kilomètres dans l’intérieur de laplanète.–Sicen’estqu’unsimplespécimendelacivilisationjovienne,ditZZ-
Deux d’un air sombre, nous ne pourrons présenter un rapport trèsprometteurànosmaîtreshumains.SurtoutquenousnoussommesposésauhasardsurlavastesurfacedeJupiter,etquenousn’avionsguèreplusd’une chance sur mille d’atterrir à proximité d’un grand centre depopulation.Commeleditl’expertencode,c’estlàune«simple»ville.–DixmillionsdeJoviens,ditTroispensivement.Lapopulationtotale
doit se monter à des centaines de milliards d’habitants, ce qui estconsidérable, même pour Jupiter. Ils possèdent probablement unecivilisation urbaine complète, ce qui signifie que leur développementscientifiquedoitêtreprodigieux.S’ilsdisposentdechampsdeforce…Troisn’avaitpasdecou,car,pourobtenirplusderésistance,lestêtes
des modèles ZZ étaient solidement rivées au torse, cependant que ledélicatcerveaupositroniqueétaitprotégépar troiscouchessuperposéesen alliage d’iridium de deux centimètres et demi d’épaisseur. En eût-ilpossédéunqu’ilauraitsecouélatêtetristement.Ils s’étaient à présent arrêtés dans un espace dégagé. Partout autour
d’eux, ils apercevaient des avenues et des structures grouillantes deJoviens faisant preuve d’une curiosité qui ne le cédait en rien à cellequ’auraitmanifestéeunefouleterrestreenpareillecirconstance.L’expertenradios’approchad’eux:– Il estmaintenant tempsdemeretirer jusqu’à laprochainepériode
d’activité. Nous avons pris la peine de vous préparer des quartiersd’habitation ànotre granddétriment, et commede juste, les structuresdevront être abattues et reconstruites après votre départ.Néanmoins ilvousserapermisdedormirquelquetemps.ZZ-Troisagita l’undesesbrasensignededénégationet réponditen
code:–Mille grâces,maisnevousdérangezpaspournous.Nouspouvons
très bien demeurer où nous sommes. Si vous voulez dormir et vousreposer, ne vous gênez pas.Nous vous attendrons.Quant à nous, nousignoronslesommeil!Le Jovienne répondit pas,mais il eût été intéressant d’observer son
expression, s’il avait possédé un visage. Il s’en fut et les robotsdemeurèrentdanslavoiture,avecdesescouadesdeJoviensbienarmésetfréquemmentrelevésmontantlagardeautourd’eux.Des heures s’écoulèrent avant que les rangs de ces sentinelles
s’écartent pour laisser passage à l’expert radio. Il était accompagnéd’autresJoviensqu’ilprésentaauxrobots.– Voici deux fonctionnaires du gouvernement central qui ont
gracieusementconsentiàvousparler.L’undespersonnagesofficielsconnaissaitévidemmentlecode,carson
cliquetisinterrompitbrusquementceluidel’expert.–Vermines,sortezdecevéhicule,quenouspuissionsvousexaminer,
dit-ilens’adressantauxrobots.Lesrobotsn’étaientquetropheureuxdelesatisfaire,aussi,tandisque
TroisetDeuxsortaientparlecôtédroitdelavoiture,ZZ-Unmettaitpiedàterreparlecôtégauche.Malheureusement,ilavaitnégligéd’actionnerlemécanisme qui permettait d’ouvrir ce qui servait de portière, si bienqu’ilemportadanssonélanlepanneauentierenmêmetempsquedeuxrouesetunaxe.Lavoitures’effondrasurplaceetZZ-Undemeurafigésurplaceàcontemplerledésastredansunsilencepleind’embarras.Ilfinitenfinparcliqueterdoucement:–Jesuisvraimentdésolé.J’oseespérerqu’ilnes’agitpasd’unevoiture
degrandprix.– Notre compagnon est souvent maladroit, ajouta ZZ-Deux pour
l’excuser.Nousvousprionsdeluipardonner.Et ZZ-Trois fit une tentative peu convaincante pour remettre l’engin
danssonétatprimitif.–Lematériaudont lavoitureest faiteestassez fragile, repritZZ-Un
dansunnouveleffortpouramoindrirsafaute.Tenez…
Ilsaisitunpanneauenplastiqued’unmètrecarrésurhuitcentimètresd’épaisseurentresesdeuxmains,exerçaunelégèrepression.Aussitôtlepanneauserompitendeuxparties.–J’auraisdûmeméfier,avoua-t-il.L’officieljovienréponditd’untonlégèrementmoinsacerbe:–Ilaurait falludétruire levéhiculedetoute façon,puisqu’ilavaitété
pollué par votre présence. (Il prit un temps, puis :) Créatures ! Nousautres,Joviens,n’éprouvonsaucunecuriositévulgaireenverslesespècesanimalesinférieures,maisnossavantsontbesoindedocumentation.–Parfaitementd’accordavecvoussurcepoint,répliquajoyeusement
Trois.Nousaussinouscherchonsànousdocumenter!LeJovienl’ignora:–Ilvousmanquel’organesensorieldemasse,dumoinsapparemment.
Commentsefait-ilquevousdétectiezlaprésenced’objetséloignés?Troissentitsonintérêts’éveiller:–Vousvoulezdirequevousêtesdirectementsensiblesauxmasses?– Je ne suis pas ici pour répondre à vos questions impudentes sur
notreanatomie.– J’en déduis que des objets possédant une faible masse spécifique
vous feraient l’effet d’être transparents, même en l’absence de touteradiation.(IlsetournaversZZ-Deux:)C’estdecettefaçonqu’ilsvoient.Leuratmosphèreleursembleaussitransparentequel’espace.LeJovienrepritunefoisdeplussoncliquetis:–Répondezimmédiatementàmapremièrequestionsivousnevoulez
pasquejeperdepatienceetquejevousfassedétruiresansplusattendre.–Noussommessensiblesàl’énergie,Jovien,réponditTroisdutacau
tac. Nous pouvons nous ajuster à volonté à l’échelle électromagnétiquetoutentière.Aprésent,notrevueà longuedistanceestobtenuegrâceàdes ondes radio que nous émettons nous-mêmes, et à courte distancenousvoyonspar…(Ils’interrompitpours’adresseràDeux:)Iln’existeencodeaucunmotpourdésignerlesrayonsgamma,n’est-cepas?–Pasquejesache,réponditDeux.TroissetournaderechefversleJovien:–Acourtedistance,nousvoyonsparletruchementderadiationspour
lesquellesiln’existepasdemotcode.–Dequoiestcomposévotrecorps?demandaleJovien.–Ilposeprobablementcettequestion,chuchotaDeux,parcequeson
organesensorieldemassenepeutfranchirnotrepeau.Questiondehautedensité,voussavezbien.Faut-illuidire?
– Nos maîtres humains ne nous ont pas recommandé de garder lesecret sur quoi que ce soit, répondit Trois d’un ton incertain. (Puiss’adressant au Jovien en code radio :) Nous sommes en grande partiecomposés d’iridium et pour le reste de cuivre, d’étain, d’un peu debéryllium,etquelquesautressubstancesenfaiblesquantités.LesJoviensseretirèrentunpeuàl’écart,etparuntortillementobscur
de diverses parties de leurs corps, d’ailleurs totalement indescriptible,donnèrent l’impression de se livrer à une conversation animée quoiquesilencieuse.Puislepersonnageofficielrevint:–EtresdeGanymède!Nousavonsdécidédevousmontrerquelques-
unes de nos usines afin que vous puissiez juger de notre haut degréd’évolution technologique. Nous vous permettrons ensuite de rentrerchezvouspourjeterledésespoirparmilesautresverm…lesautresêtresdumondeextérieur.–Prenez note de cette particularité de leur psychologie, dit Trois en
s’adressant à Deux. Il leur faut à tout prix nous convaincre de leursupériorité. C’est une façon comme une autre de sauver la face. (Et encoderadio:)Nousvousremercionsinfinimentdevotrecomplaisance.Mais pour sauver ladite face, on prit les grands moyens comme les
robots s’enaperçurentbientôt.Ladémonstrationdevintunevisite et lavisite une exhibition à grande échelle. Les Joviens étalèrent tout,expliquèrenttout,répondirentavecempressementàtouteslesquestions,etZZ-Unpritdesnotesparcentaines.Le potentiel de guerre de cette prétendue ville sans importance était
plusieurs fois supérieur à celui de Ganymède tout entier. Dix villes demême grandeur auraient dépassé en production l’Empire Terrestre. Etpourtant dix villes semblables ne constituaient encore qu’une infimepartiedelapuissancedontJupiterpouvaitdisposer.ZZ-UndonnauncoupdecoudeàZZ-Trois.–Qu’ya-t-il?demandacelui-ci.– S’ils disposent de champs de force, les maîtres humains sont
perdus?ditZZ-Unavecleplusgrandsérieux.–Jelecrains.Pourquoicettequestion?–ParcequelesJovienss’abstiennentdenousmontrerl’ailedroitede
cette usine. C’est peut-être qu’on y met au point les champs de force.Danscecas,ilsnemanqueraientpasdegarderlesecret.Ilfautquenoussachionslavérité.C’estlepointessentiel.–Vousavezpeut-êtreraison,ditTroisd’unairsombre.Ilvautmieux
toutsavoir.Ilsvenaientdepénétrerdansungigantesque laminoird’acier,oùdes
poutreslonguesdetrentemètresenalliaged’acier-silicone,inattaquablepar l’ammoniaque, étaient produites au rythme de vingt unités à laseconde.–Quecontientcetteaile?demandaTroissansavoirl’aird’ytoucher.Le personnage officiel posa la question aux cadres de l’usine et
expliqua:– C’est la section des hautes températures. Divers processus exigent
destempératuresquelavienepeutsupporter,etilsdoiventêtreopérésàdistance.Ilconduisitlesrobotsjusqu’àunecloisonquiirradiaitdelachaleuret
indiquaunepetite surfaced’unmatériau transparent.Elle faisaitpartied’une rangée de fenêtres semblables, à travers lesquelles on distinguaitdans l’atmosphère épaisse les lumières rouges de séries de creusetsflamboyants.ZZ-Unposaun regard soupçonneux sur le Jovien et lui demanda en
morse:– Me permettez-vous d’aller voir cela de plus près ? Je m’intéresse
énormémentàcegenredetravaux.– Vous faites l’enfant, ZZ-Un, dit Trois. Ils nementent pas. Oh ! et
puis, après tout, faites commevous l’entendrez.Maisne soyezpas troplong;lavisitecontinue.–Vousn’avezaucuneidéedestempératuresquirègnentencetendroit.
Vousallezpérircarbonisé,ditleJovien.–Pasdedanger,réponditUnd’untonindifférent.Lachaleurnenous
incommodepas.Une conférence jovienne se tint aussitôt, puis une scène de
précipitation confuse tandis qu’on modifiait la vie de l’usine pour lapréparer à cette opération insolite. Des écrans en matériauximperméables à la chaleur furent dressés, puis une porte s’abaissa, quin’avait jamais fonctionné depuis l’inauguration de l’usine. ZZ-Un lafranchit et la porte se referma derrière lui. Les officiels jovienss’assemblèrentdevantlesfenêtrespoursuivresesmouvements.ZZ-Unsedirigeaversleplusprochecreusetetletapotadel’extérieur.
Puisque sa taille était trop réduite pour lui permettre d’y jetercommodémentunregard,ilinclinalecreusetdemanièrequelemétalenfusionaffleurâtleborddurécipient.Ill’examinacurieusement,ytrempalamainetagitaleliquidepouréprouversaconsistance.Celafait,ilretira
samain,secoualesquelquesgouttesbrûlantesdemétalfonduets’essuyasurl’unedesessixcuisses.Ilparcourutlentementlarangéedecreusets,puissignifiasondésirdequitterleslieux.Les Joviens se retirèrent à une grande distance à sa sortie et
l’arrosèrentd’unjetd’ammoniaquequisiffla,bouillonnaetfumajusqu’aumomentoùileutretrouvéunetempératurenormale.ZZ-Unsesouciaitcommed’uneguignedeladouched’ammoniaque.–Ilsnementaientpas,dit-il.Paslemoindrechampdeforce.–Voyez-vous…commençaTrois.MaisUnl’interrompitavecimpatience:–Inutiled’atermoyer.Lesmaîtreshumainsnousontdonnél’ordrede
toutdécouvrir.Iln’yadoncriend’autreàfaire.Il se tournavers leJovienet luidemandaenmorse, sans lamoindre
hésitation:– Ecoutez-moi, la science jovienne a-t-elle découvert les champs de
force?Ces manières sans artifice étaient bien entendu la conséquence des
pouvoirs mentaux moins développés de ZZ-Un. Deux et Troisconnaissaient cette particularité, aussi s’abstinrent-ils d’exprimer leurdésapprobation.L’officiel jovien perdit lentement la curieuse raideur d’attitude qui
avaitdonnél’impressionqu’ilfixaitstupidementlamaindeZZ-Un–cellequ’ilavaitplongéedanslemétalenfusion.–Deschampsdeforce?répétalentementleJovien.Serait-cedonclà
l’objetprincipaldevotrecuriosité?–Oui!réponditZZ-Unavecemphase.LeJovienparutretrouversoudainunnouveauregaindeconfiance,car
soncliquetissefitplusdynamique.–Danscecas,suivez-moi,vermine!– Nous voilà redevenus de la vermine, confia Trois à Deux, ce qui
signifiequenousallonsapprendredemauvaisesnouvelles.EtDeuxacquiesçalugubrement.C’estauxconfinsmêmesdelavillequ’onlesconduisaitàprésent–ce
quesurTerreonauraitappelélabanlieue–pourlesfairepénétrerdansunesériedestructuresétroitementintégrées,quiauraientpuvaguementcorrespondreàuneuniversitéterrestre.Onneleurproposacependantaucuneexplication,etilss’abstinrentde
poser des questions. L’officiel jovien avançait rapidement en tête ducortègeetlesrobotssuivaient,persuadésqu’ilsallaientaffronterlepire.
Ce fut ZZ-Un qui s’arrêta devant une ouverture percée dans unmurlorsquetouslesautresfurentpassés.–Qu’est-celà?s’enquit-il.Lapièceétaitgarniedebancslongsetétroits,surlesquelsdesJoviens
manipulaient des rangées de dispositifs étranges, dont des électro-aimantslongsdetroiscentimètresformaientlapartieprincipale.–Qu’est-celà?demandaunesecondefoisZZ-Un.LeJovienseretournaenmanifestantunecertaineimpatience:– C’est un laboratoire de biologie à l’usage des étudiants. Rien qui
puissevousintéresser.–Maisquefont-ils?– Ils étudient la vie microscopique. N’avez-vous donc jamais vu un
microscope?–Si,intervintZZ-Trois,maispasdecemodèle.Nosmicroscopessont
conçus pour des organes sensibles à l’énergie et fonctionnent parréfractiondel’énergieradiée.Vosmicroscopesfonctionnentévidemmentsurlabasedel’expansionmassique.Trèsingénieux.–Pourrais-jeexaminerl’undevosspécimens?demandaZZ-Un.– A quoi bon ? Vous ne pouvez vous servir de nos microscopes en
raisonde vos limitations sensorielles, etnous serions obligésde rejeterlesspécimensquevousauriezapprochéssansraisonvalable.–Mais je n’ai nullement besoin d’unmicroscope, s’exclamaUn tout
surpris.Riennem’est plus facile quede réglermes organes à la visionmicroscopique.Il se dirigea vers le banc le plus proche tandis que les étudiants se
rassemblaientdansuncoinpouréviterd’êtrecontaminés.ZZ-Unécartaunmicroscopeetexaminaattentivementlespécimen.Ilreculaperplexe,tentaunesecondeexpérience…unetroisième…unequatrième.Ilseretournaàl’entréeets’adressantauJovien:– Ils sont censés être vivants, n’est-ce pas ? Je veux parler de ces
organismesvermiculaires?–Certainement,ditleJovien.–C’estcurieux…Dèsquejelesregarde,ilsmeurent!Troispoussaunebrusqueexclamationetditàsescompagnons:–Nousavionsoubliénosrayonsgamma.Sortonsd’ici,ZZ-Un,sinonil
neresteraplusunseulorganismevivantdanslapièce.IlsetournaversleJovien:– Je crains que notre présence ne soit fatale aux formes les plus
fragilesde lavie.Nousallonsquitterce lieu.J’espèrequ’ilnevoussera
pas tropdifficilederemplacercesspécimens.Etpendantque j’ypense,nevousapprochezpastropdenous,sinonlesradiationsémisesparnotreorganismepourraient également vousnuire.Votre santéne vousparaîtpasavoirsouffertjusqu’àprésent,j’espère?s’enquit-il.Le Jovien reprit la tête du cortège dans un silence plein de dignité,
mais désormais, il maintint entre les robots et lui-même une distancedoubledecequ’elleétaitprécédemment.Lavisitesepoursuivitensilencejusqu’aumomentoùlesrobotseurent
pénétrédansunevastesalle.Aucentredecelle-ci,d’énormes lingotsdemétaldemeuraientsuspendusdans l’espace–dumoinsn’apercevait-onaucunsupportvisible–endépitdelaconsidérablepesanteurjovienne.–Voici,ditleJovien,notrechampdeforcesoussaformeultimeettel
qu’il résulte des tout derniers perfectionnements. A l’intérieur de cettebulle se trouve un espace vide qui supporte le poids entier de notreatmosphère en même temps qu’une quantité de métal suffisante pourconstruiredeuxgrandsvaisseauxdel’espace.Qu’endites-vous?– Que les voyages dans l’espace sont, dès à présent, à votre portée,
réponditZZ-Trois.–Parfaitementexact.Nulmétal,nulplastiquenepossèdelarésistance
suffisantepourcontenirnotreatmosphèredans levide,maisunchampde force permet d’atteindre ce résultat – et une bulle réalisée par unchamp de force constituera notre vaisseau.Dans le courant de l’année,nous en produirons déjà par centaines demilliers. A cemoment, nousfondrons sur Ganymède en essaims innombrables pour détruire cesmisérablesverminessoi-disantdouéesd’intelligencequivoudraientnousdisputerlamaîtrisedel’univers.– Les êtres humains de Ganymède n’ont jamais eu la moindre
intention…commençaZZ-Trois.–Silence!coupaleJovien.Retournezàprésentd’oùvousêtesvenuset
racontez à vos pareils ce que vous avez vu. Leurs dérisoires champsdeforce – tels que ceux dont votre navire est équipé – n’existeront pasdevantlesnôtres,carlepluspetitdenosvaisseauxposséderacentfoislatailleetlapuissancedesvôtres.–Danscecas,eneffet,réponditTrois,nousn’avonsplusrienàfaireici
etnousallonsrentrer,commevousledites,enrapportantcettenouvelle.Si vousvoulezbiennous reconduireànotre vaisseau,nousvous feronsnos adieux. Mais, en guise d’échange de bons procédés, je dois vousavertirquevousfaiteserreur.LeshumainsdeGanymèdedisposent,bienentendu,dechampsdeforce,maisnotrevaisseaun’enpossèdepas.Nous
n’enavonsnulbesoin.Le robot fit volte-face et fit signe à ses compagnons de le suivre. Ils
demeurèrent silencieux un moment, puis ZZ-Un murmura avecdécouragement:–Nepourrions-noustenterdedétruirecetteusine?–Aquoicelanousavancerait-il?réponditTrois.Ilsnousécraseraient
sous le nombre. Inutile de résister. Dans une dizaine d’années, lesmaîtres humains seront anéantis. Il est impossible de lutter contreJupiter. C’est un monde trop gigantesque. Tant que les Joviens nepouvaientquittersasurface,leshumainssetrouvaientensécurité.Maisàprésentqu’ilsdisposentdechampsdeforce…nousnepouvonsrienfaired’autrequed’annoncerlanouvelle.Enpréparantdescachettes,quelqueshumainsréussirontàsurvivredurantunecourtepériode.La ville se trouvait à présent derrière eux. Ils avançaient en terrain
découvertprèsdulac,leurvaisseauseprofilantàl’horizonsouslaformed’unpointnoir.–Créatures,ditsoudainleJovien,vousditesquevousnepossédezpas
dechampdeforce?–Nousn’enavonspasbesoin,réponditTroissansmanifesterd’intérêt.–Commentsefait-ilalorsquevotrevaisseaupuissesupporterlevide
régnantdansl’espacesansexploserdufaitdelapressionatmosphériquerégnantàl’intérieurdelacoque?Et, d’un geste de l’un de ses tentacules, il désigna l’atmosphère
joviennequipesaitsureuxdequelqueseizecents tonnesaucentimètrecarré.–C’esttrèssimple,expliquaTrois.Notrevaisseaun’estpasétanche.La
pressions’équilibreentrel’intérieuretl’extérieur.–Mêmedansl’espace?Levidedansvotrevaisseau?Vousmentez!–Nousvousinvitonsvolontiersàvisiternotrenavire.Ilnepossèdepas
de champ de force et il n’est pas étanche. Qu’y a-t-il là de siextraordinaire ? Nous ne respirons pas. Nous tirons directement notreénergiedel’atome.Laprésenceoul’absencedepressionatmosphériquenous importe peu et nous nous trouvons parfaitement à l’aise dans levide.–Maislezéroabsolu!– Il ne nous concerne pas. Nous réglons nous-mêmes notre
températureinterne.Cellesquirègnentàl’extérieurnenousintéressentpas le moins du monde. (Il prit un temps :) A présent, nous pouvonsregagner notre vaisseau par nos propres moyens. Adieu. Nous
transmettronsvotremessageauxhumains…Guerrejusqu’aubout!MaisleJoviens’écria:–Attendez,jevaisrevenir!Ilseretournaetpritdenouveaulechemindelaville.Lesrobotsouvrirentdesyeuxronds,puisattendirentensilence.Troisheures s’étaientécoulées lorsque leJovien reparut,progressant
avecprécipitation.Ils’arrêtaàlalimitedestroismètresréglementaires,puis il se remitenmarche,et toutesonattitudeexprimaitunecurieusehumilité.Ilnepritlaparolequelorsquesapeaugriseetcaoutchouteusefut proche des robots à les toucher, et à cemoment le cliquetis de sonmorsesefitsoumis,respectueux.–Trèshonorésémissaires, jemesuismisenrelationavec lechefdu
gouvernementcentral,quise trouveàprésentenpossessiondetous lesfaits,etjepuisvousassurerqueJupiternedésirequelapaix.–Jevousdemandepardon?ditZZ-Troisinterloqué.– Nous sommes prêts à reprendre les communications avec
Ganymède, poursuivit rapidement le Jovien, et nous vous donneronsvolontiers l’assurancequenousneprocéderonsàaucune tentativepournouslancerdansl’espace.NotrechampdeforceserauniquementutilisésurlasurfacedeJupiter.–Mais…commençaTrois.– Notre gouvernement ne sera que trop heureux de recevoir tous
représentants que nos honorables frères humains de Ganymède serontdisposés à envoyer près de nous. Si Vos Honneurs veulent biencondescendreàfairelesermentdemaintenirlapaix…UntentaculeécailleuxsetenditverseuxetZZ-Trois,éberlué,lesaisit.
Deux et Trois firent demême et leursmains furent étreintes par deuxnouveauxtentacules.– Je déclare une paix éternelle entre Jupiter et Ganymède, dit
solennellementleJovien.Le vaisseau spatial qui fuyait comme une passoire avait de nouveau
repris l’espace. La pression et la température se trouvaient une fois deplus à zéro, et les robots regardaient s’éloigner l’énormeglobequi étaitJupiter.–Leur sincérité ne fait aucundoute, dit ZZ-Deux, et cette volte-face
complète est des plus réjouissantes,mais quant à la comprendre, c’estuneautreaffaire.
–Amonavis,observaZZ-Un,lesJoviensontretrouvélaraisonjusteàtempsetsesontrenducomptedel’actionabominablequ’ilss’apprêtaientàcommettreenfaisantdumalauxmaîtreshumains.C’estd’ailleursbiennaturel!ZZ-Troissoupira:–Toutcelan’estqu’uneaffairedepsychologie.CesJovienssouffraient
d’uncomplexedesupérioritéépaisd’unkilomètre,etpuisqu’ilsn’étaientpas parvenus à nous détruire, il leur fallait bien sauver la face. Toutesleurs exhibitions, toutes leurs explications n’étaient qu’une sorte deforfanterie destinée à nous donner le sentiment de notre insignifiancedevantleurpouvoiretleursupériorité.–Jecomprendstoutcela,intervintDeux,mais…– Mais leurs manœuvres ont eu le résultat contraire, continua ZZ-
Trois. Ilsn’ontréussiqu’àétablireux-mêmes lapreuvequenousétionsplusrésistants,plusfortsqu’eux,quenousnepouvionsnousnoyer,quenousnemangionsninedormions,quelemétalenfusionn’entamaitpasnotrecarcasse.Notreseuleprésencemêmeétait fataleà lavie jovienne.Leur dernière carte était le champ de force. Mais lorsqu’ils se sontaperçusquenousn’enavionspasbesoin lemoinsdumonde,quenouspouvionsvivredanslevideintégraletàlatempératureduzéroabsolu,ilsse sont effondrés. (Il prit un temps et ajouta philosophiquement :)Lorsqu’un tel complexe de supériorité s’effondre, c’est l’écroulementtotal.Lesdeuxautresconsidérèrentuninstantcetteremarque.–Pourtant jenevois toujourspas la logiquede leurattitude,ditZZ-
Deux.Queleurimporteaprèstoutquenouspuissionsfairececioucela?Nous ne sommes que des robots. Ce n’est pas nous qu’ils devaientcombattre.– C’est justement là toute la question, dit Trois doucement. C’est
seulement après avoir quitté Jupiter que jeme suis avisé de ce détail.Savez-vousque,par inadvertance,nous avons complètementnégligédelesavertirquenousn’étionsquedesrobots?–Ilsnenousontjamaisposélaquestion,ditUn.– Exactement, et c’est pourquoi ils nous ont pris pour des êtres
humainsetsesontimaginésquetouslesêtreshumainsétaientpareilsànous!IljetaunnouveauregardpensifducôtédeJupiter.–Pasétonnantqu’ilsaientdécidédes’avouervaincus!
ÉTRANGERAUPARADIS
1
Ilsétaientfrères.Nonpasdanslesensêtreshumainsfrères,ouenfantsélevésdans lamêmecrèche.Pasdu tout ! Ilsétaient frèresauvéritablesens biologique du mot. Ils étaient parents, pour employer un motdevenu un peu archaïque depuis des siècles déjà, même avant lacatastrophe, au temps où la famille, ce phénomène tribal, avait encoreunevaleur.Commec’étaitembarrassant!Depuis son enfance, Anthony l’avait presque oublié. À certaines
époques il n’y pensait pasdu toutpendantdesmois.Maismaintenant,depuisqu’onl’avaitréuniàWilliamd’unefaçoninextricable,savieétaitunsupplice.Lachosen’auraitpeut-êtrepasétésipéniblesielleavaittoujoursété
évidente ; si comme avant la Catastrophe – autrefois Anthony aimaitbeaucoup l’histoire – ils avaient toujours porté lemême nom,mettantainsienévidenceleurparenté.Aujourd’hui,biensûr,onchoisissaitsonnomcommeonvoulaiteton
le changeait aussi souvent qu’on le désirait.Mais après tout, la chaînesymboliqueétaitcequicomptaitleplusetelleétaitgravéeenvousdepuislanaissance.Williamavaitchoisides’appelerAnti-Aut.Ilinsistaitbeaucoupsurce
point avec une sorte de calme conscience professionnelle. Cela leregardait, bien sûr, mais quel signe de mauvais goût. Anthony avaitpréféré Smith à l’âge de treize ans et n’avait jamais trouvé bon d’enchanger. C’était simple, facile à écrire et assez original, car il n’avaitencorejamaisrencontrépersonnequieûtchoisicenom.Autrefoisc’étaitunnomtrèsrépandu–avantlaCatastrophe–cequiexpliquaitpeut-êtresararetéaujourd’hui.Maisladifférencedenomsperdaittouteimportancequandilsétaient
ensemble.Ilsseressemblaient.S’ils avaient été jumeaux… impossible, car on empêchait toujoursun
desdeuxœufs fécondésd’arriverà terme.Simplement, la ressemblance
physiqueserencontraitdetempsentempsmêmes’ilnes’agissaitpasdejumeaux, surtoutquand laparentéétaitdesdeuxcôtés.AnthonySmithavait cinq ans de moins, mais ils avaient tous les deux le même nezrecourbé, lesmêmes paupières tombantes, lamême fossette, tout justevisible du menton – foutu hasard de la loterie génétique. Pas de quois’étonner lorsque, par amour pour la monotonie, les parents serépétaient.Audébut,lorsqu’ilsétaientenprésencel’undel’autre,ilsattiraientun
regard de saisissement suivi d’un silence.Anthony essayait d’ignorer lasituation,maisparespritdecontradiction–ouparperversité–Williamétaitbiencapablededire;«Noussommesfrères.–Oh?»répondaitl’autremarquantunepausecommepours’apprêter
àdemanders’ilsétaientdevéritables frèresdesang.Etpuis lesbonnesmanièresreprenaient ledessuset il sedétournaitcommesicelan’avaitaucuneimportance.Çan’arrivaitquerarement,biensûr.Laplupartdesgens qui travaillaient sur le Projet étaient au courant – commentl’éviter?–etleurépargnaientcettesituation.NonpasqueWilliamfûtunmauvaistype.Pasdutout.S’iln’avaitpas
été lefrèred’Anthony;ous’il l’avaitétémaisenrestantdifférentde luipourqu’onpuissecamouflerlefait,ilsseseraienttrèsbienentendus.Maisdanscesconditions…Celan’avaitpasétéplusfacilequandplusjeunesilsjouaientensemble
et étaient élevés dans la même crèche, grâce à quelques manœuvreshabilesdelamère.Ayanteudeuxfilsdumêmepèreetayantainsiatteintsa limite (car elle ne répondait pas aux conditions très strictes exigéespourenfaireuntroisième),ellevoulaitpouvoirrendrevisiteauxdeuxenmêmetemps.C’étaitunefemmeétrange.Williamquitta la crèche le premier, bien sûr, puisqu’il était l’aîné. Il
s’étaitconsacréà lascience–à lamécaniquegénétique.Anthonyl’avaitappris, alors qu’il se trouvait toujours à la crèche, par une lettre de samère.Ilétaitalorsassezgrandpourparleravecautoritéàladirectrice,etlacorrespondancecessa.Maisilserappelaittoujourscettedernièrelettreetl’horriblehontequ’ilavaitressentie.Puis Anthony s’était finalement tourné vers les sciences, lui aussi. Il
avait faitpreuvededispositionscertainesdanscedomaineeton l’avaitencouragé. Il se rappelait avoir ressenti la crainte terrible – etprophétique,illeréalisaitàprésent–derencontrerunjoursonfrèreetilsespécialisaentélémétrie,domainelepluséloignépossible,pensait-il,delamécaniquegénétique…N’importequil’auraitpenséaussi.
Mais, dans l’élaboration complexe du projet Mercure, l’occasionattendait.Ilarrivaunmomentoùleprojetsemblasetrouverdansuneimpasse;
etunesuggestionfutfaitequisauvalasituationetqui,enmêmetemps,plaçaAnthonydansledilemmequeluiavaientpréparésesparents.Etlepiredanscetteaffaire,c’estquecefutAnthonyqui,entouteinnocence,fitlasuggestion.
2
WilliamAnti-Autconnaissait leprojetMercure,maisseulementdansla mesure où il était au courant du grand programme d’explorationstellairequiavaitdébutébienavantsanaissanceetseprolongeraitbienaprèssamort;danslamesureoùilconnaissaitlacoloniesurMarsetlesessaispermanentspouressayerd’enétablird’autressurlesastéroïdes.De telles choses restaient en marge de son esprit et il n’y attachait
guère d’importance. À aucun moment les études spatiales n’avaientpénétré plus avant dans ses centres d’intérêt, autant qu’il puisse serappeler,jusqu’aujouroùlejournalavaitpubliédesphotosdequelques-unsdeshommesquitravaillaientsurleprojetMercure.L’attention deWilliam fut d’abord attirée par le fait que l’un d’entre
euxs’appelaitAnthonySmith.Ilserappelaitlenombizarrequesonfrèreavaitchoisi,etaussiceprénomAnthony.IlnepouvaitcertainementpasyavoirdeuxAnthonySmith.C’estalorsqu’ilavaitregardélaphotographieetreconnulevisage.Ilse
regarda dans la glace comme pour vérifier le cas. Impossible de s’ytromper.Cela l’amusa mais le mit un peu mal à l’aise, car il se rendait
parfaitement compte des éventuels embarras que la situation pouvaitprovoquer.Desfrèresdumêmesang,pouremployercetermeécœurant.Maisquepouvait-onfaire?Commentétait-ilpossiblequenisonpèrenisamèren’aiteuplusd’imagination?Ilavaitdûmettrelejournaldanssapoche,sansyprêterattention,en
sepréparantàallertravailler,carilleretrouvaàl’heuredudéjeuner.Illeregardaencoreattentivement.Anthonyétaittrèsbiensurlaphoto.C’étaitune bonne reproduction – les journaux étaient d’excellente qualitémaintenant.Son compagnon de table, Marco Quel-pouvait-bien-être-son-nom-
cette-semaine, lui demanda avec curiosité : « Que regardes-tu,William?»Spontanément,William lui tendit le journal en disant : « C’estmon
frère.»Ileutl’impressiondeprendredesortiesàpleinemain.Marcoregarda le journal, fronça lessourcilsetdemanda:«Lequel?
Celuiquiestàcôtédetoi?– Non, celui qui est moi. Enfin celui qui me ressemble. C’est mon
frère.»Il y eut un silence.Marco lui rendit le journal et lui demanda d’une
voixsoigneusementmesurée:«Desfrèresayantlesmêmeparents?–Oui.–Pèreetmère?–Oui.–Maisc’estridicule!– Oui, je trouve, dit William en soupirant. Enfin, d’après ce qu’ils
disent, il travaille dans la télémétrie au Texas, etmoi sur l’autisme ici.Alors,quelleimportance?»Williamn’ypensapluset,unpeuplus tarddans la journée, il jeta le
journal. Ilnevoulaitpasquesacompagnede lithabituelle levoie.Elleavait un sens de l’humour quelque peu paillard qui commençait àl’ennuyer.Ilétaitbiencontentqu’ellenedésirepasunenfant.Ilenavaiteuun lui-mêmequelques années auparavant.Cette petite brune,LauraouLinda,quelétaitsonnom,avaitcollaboré.Longtempsaprèscela,aumoinsunan,l’affaireRandallétaitarrivée.Si
Williamn’avaitpaspenséàson frèreavantcela,et ilne l’avaitpas fait,aprèsiln’eneutabsolumentplusletemps.Randall avait seize ans quandWilliam entendit parler de lui pour la
premièrefois.Ilvivaitdeplusenplusrenfermésurlui-mêmeetlacrècheduKentuckydanslaquelleilétaitélevédécidadelesupprimer–et,biensûr,cefutseulementhuitoudixjoursavantlasuppressionquel’onpensaà faire un rapport sur lui à l’Institut des sciences de l’homme de NewYork.(Mieuxconnusouslenomd’Institutd’homologie.)William reçut ce rapport avec plusieurs autres, et rien dans la
descriptiondeRandalln’attiraparticulièrementsonattention.Cependantc’était le moment de faire une visite aux crèches et spécialement enVirginiede l’Ouest. Il s’y rendit– futdéçuaupointde se jurerpour lacinquantièmefoisqu’ilsecontenteraitdorénavantpourses tournéesducircuitdetélévision–maisaupointoùilenétait, ilpensaqu’ilpouvaittoutaussibienallervoirlacrècheduKentuckyavantderentrer.
Iln’enattendaitriendespécial.Cependant,ilétudiaitlerelevégénétiquedeRandalldepuisàpeinedix
minutes quand il appela l’Institut pour lui demander de faire un calculsur l’ordinateur.Puis ilserassiteteutunesueur froideà lapenséequeseuleune impulsiondedernièreminute l’avait fait venir ici etque sanscetteimpulsion,Randallauraitététranquillementsuppriméd’icienvironunesemaine.Enfait,onluiauraitinjectésouslapeau,sansluifairemal,unmédicamentquiseraitpassédanssonsang,et ilauraitsombrédansun sommeil paisible qui l’aurait conduit doucement à lamort. Le nomofficieldumédicamentavaitvingt-troissyllabes,maisWilliaml’appelait«nirvanamine»,commetoutlemonde.Williamdemandaàladirectrice:«Quelestsonnomcomplet?»Ladirectricedelacrècherépondit:«RandallPairsson,Spécialiste.–Personne!répétaWilliamfurieux.–Pairsson,épelaladirectrice.Ilachoisicenoml’annéedernière.–Etvousn’avezrienremarqué?CelaseprononcecommePersonne.Il
ne vous est pas venu à l’esprit de nous faire un rapport sur ce jeunehommel’annéedernière?–Ilnem’avaitpassemblé…»,commençaladirectricetoutetroublée.William la fit taire d’un geste. À quoi bon ? Comment pouvait-elle
savoir ? Il n’y avait dans le relevé génétique aucun des critères surlesquels on attire l’attention dans le manuel. C’était une combinaisonsubtile,sur laquelleWilliametsonéquipetravaillaientdepuisvingtansdans le cadre de leurs expériences sur les enfants autistiques – et ilsn’avaientjamaisvérifiécettecombinaisonsurquelqu’un.Etonavaitfaillilesupprimer!Marco, qui était le plus têtu de l’équipe, se plaignait du fait que les
crèchesmontraienttropd’empressementàfaireavorteravanttermeetàsupprimer après. Ilmaintenait que tous les schémas de gènes devaientavoir la possibilité de se développer pour que l’on puisse les étudier etqu’onnedevaitsupprimerpersonnesansavoirconsultéunhomologiste.«Maisiln’yapasassezd’homologistes,disaitWilliamtranquillement.–Nouspourrions aumoins soumettre à l’ordinateur tous les relevés
génétiques,répondaitMarco.–Pourrécupérertoutcequipourraitnousêtreutile?– Pour toute utilisation homologique, ici ou ailleurs. Nous devons
étudier les composantes génétiques en activité si nous voulons ycomprendre quelque chose, et ce sont les composantes anormales etmonstrueuses qui nous fournissent le plus d’informations. Nos
expériences sur l’autisme nous en ont appris plus sur l’homologie quetoutcequiavaitétédécouvertauparavant.»William, qui préférait toujours l’emploi de l’expression « physiologie
génétiquedel’homme»à«homologie»,secoualatête:«Toutdemême,nous devons faire attention. Nous avons beau affirmer l’utilité de nosexpériences,nousnepouvonslesfairequ’aveclapermissiondelasociété,permissiondonnéeàregret.Noustravaillonssurdesvieshumaines.–Desviesinutiles.Bonnesàsupprimer.–Unesuppressionrapideetagréableestunechose.Nosexpériences,
souventprolongéesetfatalementdésagréables,ensontuneautre.–Maisnouspouvonsparfoislesaider.–Etparfoisnousnelepouvonspas.»Cen’étaitpas lapeinedediscuter car iln’y avaitpasde solution.Le
problème était que les homologistes ne disposaient pas d’assez de casanormaux intéressants, et on ne pouvait pas pousser l’humanité à sereproduire davantage. Le traumatisme de la Catastrophe resteraittoujoursprésentsousdemultiplesformesdontcelle-ci.La poussée trépidante imprimée à l’exploration spatiale n’était pas
sans rapports (dumoins certains homologistes l’affirmaient-ils) avec laprisedeconsciencede la fragilitéde l’ensemblede laviesur laplanète,suiteàlaCatastrophe.Enfin,quoiqu’ilenfut…Onn’avait jamaisrencontréuncascommeceluideRandallPairsson.
PasWilliam.L’étudeattentiveducaractèreautistiquedecescomposantesgénétiques extrêmement rares révélait qu’on en connaissait plus surRandall que sur n’importe quel patient du même genre que l’on avaitexaminéavantlui.Ilspurentmêmecapterlesdernièresvagueslueursdesa pensée au laboratoire, avant qu’il ne se referme complètement etsombreentrelesmursdesapeau–détaché,horsd’atteinte.Alors ils entreprirent un long travail : Randall, soumis à des stimuli
artificiels pendant des périodes de plus en plus longues, révéla lefonctionnementintérieurdesoncerveauetdonnaainsidesindicessurlefonctionnementintérieurdetouslescerveaux,ceuxquel’onditnormaux,aussibienqueceuxdanssongenre.Ils obtenaient ainsi un tel nombre d’informations que William
commençaàpenserquesonrêvedevaincrel’autismen’enétaitplusun.Ilsesentittoutheureuxd’avoirchoisilenomd’Anti-Aut.Et c’est au beau milieu de l’euphorie produite par l’observation de
Randallqu’ilreçutl’appeldeDallasetqu’ilscommencèrentàinsister–ce
n’étaitvraimentpaslemoment–pourqu’ilabandonnesontravailetsepenchesurunnouveauproblème.En y repensant plus tard, il ne put jamais définir ce qui l’avait
finalementdécidéàaccepterdeserendreàDallas.Aprèscoup,biensûr,ilputconstaterqu’ilavaitbien faitd’accepter–maispourquoi l’avait-ilfait?Était-ilpossiblequ’ilaiteu,mêmeaudébut,uneintuitiondecequiallaitsepasser?Non,certainementpas.Était-celesouvenirinconscientdecejournal,delaphotodesonfrère?
Pasdavantage.Maisilselaissaconvaincredefairecettevisiteetcenefutquequandle
doux bourdonnement de la micro-pile motrice changea d’intensité etquandl’unitéanti-gravpritlasuitepourladescentefinalequ’ilserappelacettephoto–outoutaumoinsquecettephotopassaducôtéconscientdesoncerveau.AnthonytravaillaitàDallas,Williams’ensouvenaitmaintenant,etsur
leprojetMercure.Etc’estàcelaqu’onavaitfaitallusion.Ilavalasasalivequandlapetitesecousseluisignalaquelevoyageétaitfini.Celaallaitêtredésagréable.
3
Anthony attendait dans le salon d’accueil, sur la terrasse, l’expertannoncé. Pas seul, bien entendu. Il faisait partie d’une délégationimposante–dont ladimensionindiquait l’étatdedésespoirdans lequelils étaient tombés – et n’appartenait, lui, qu’aux échelons inférieurs.Seuleraisondesaprésence:lasuggestion,àl’origine,venaitdelui.Ilressentitunmalaiselégermaispersistantàcettepensée.Ilétaitsorti
durang.Onl’enavaitvivementfélicité,maisonavaittoujoursinsistésurlefaitquec’étaitsapropreidée;etsicelaserévélaitêtreunfiasco,toutlemondelelaisseraittomberetilseraitseulencause.Plustard,ilsedemandaparfoiss’ilétaitpossiblequelevaguesouvenir
d’unfrèrehomologisteluiaitsuggérécettepensée.C’étaitpossible,maisce n’était pas sûr. Sa suggestion était la seule sensée, et il l’auraitcertainementfaitesisonfrèreavaitétéquelqu’und’aussiinoffensifqu’unécrivaindescience-fictionous’iln’avaitpaseudefrèredutout.Leproblème,c’étaientlesplanètesdusystèmeintérieur.LaLuneetMarsétaientcolonisées.Onavaitréussiàatteindrelesplus
grands astéroïdes et les satellites de Jupiter, et un voyage humain vers
Titan, le grand satellite de Saturne, était à l’étude.On ferait le tour deJupiterenaccélération.Cependant,malgrélesplansauprogrammepourenvoyerdeshommesfaireunpéripledeseptansdanslesystèmesolaireextérieur, on n’entrevoyait toujours aucune chance d’une approchehumainedesplanètesintérieures,àcauseduSoleil.Vénusenelle-mêmeétaitl’universlemoinstentantdesdeuxplanètes
àlaportéedelaTerre,Mercure,enrevanche…Anthonynefaisaitpasencorepartiedel’équipequandDimitriGrand
(il était très petit, en fait) avait, dans une conférence, suffisammentimpressionné le Congrès mondial pour qu’on lui accorde les créditsnécessairesauprojetMercure.Anthonyavaitécoutélesenregistrementsetentendulaprésentationde
Dimitri. On la disait improvisée, et peut-être l’était-elle,mais elle étaitparfaitement construite et contenait, dans leur essence, toutes les voiesqu’avaitsuiviesleprojetMercuredepuis.Et l’argument principal était que l’on aurait tort d’attendre que la
technologie soit assez développée pour permettre une expéditionhumainedanslaviolencedesradiationssolaires.Mercureétaitunmilieuunique, qui nous apprendrait peut-être énormément de choses, et deMercure on pourrait observer le Soleil comme de nulle part ailleurs.Pourvuqu’unsubstituthumain–unrobotend’autrestermes–soitplacésurlaplanète.Onpouvait construireun robot avec les caractéristiques voulues.Les
atterrissagesdélicatsétaientaussifacilesqu’unbaisemain.MaisunefoislerobotsurMercure,qu’enferait-on?Il pourrait procéder à des observations, puis calquer son
comportement sur elles, mais le projet exigeait que ses actes soientcomplexeset subtils, toutaumoinsqu’ilspuissent l’être,et ilsn’étaientpasdutoutsûrsdelanaturedesobservationsqu’ilallaitfaire.Pourêtreprêtàtoutetpourpossédertoutelasubtilitévoulue,lerobot
devraitcontenirunordinateur(certainsàDallasdisaient,un«cerveau»,maisAnthonyn’aimaitpascettefaçondeparler–peut-êtreparceque,ilseledemandaplustard,lecerveauc’étaitledomainedesonfrère)assezcomplexeetuniverselpourêtrecomparableàuncerveaudemammifère.Cependant rien de tel n’avait pu être construit ou réduit à une
dimensionsuffisantepourêtretransportéetlaissésurMercure–ouunefois là-bas pour être assez maniable et utilisable par le robot qu’ilscomptaient employer. Peut-être un jour, les appareils à circuitspositroniques avec lesquels les robotistes s’amusaient maintenant, le
permettraient-ils?Maiscejourn’étaitpasencorearrivé.La seule solution était que le robot transmette immédiatement à la
Terretouteslesobservationsqu’ilferait,etqu’unordinateursurlaTerredirigechacundesesactesàpartirdecesobservations.Enfait,lecorpsdurobotseraitlà-basetlecerveauici.Cettedécisionprise,lestélémétristesdevenaientlestechniciensclés,et
cefutàcemoment-làqu’Anthonyrentradansl’équipe.Ilfutl’undeceuxquimirentaupointlesméthodesderéceptionetd’envoid’impulsionssurdes distances de 75 à 200 millions de kilomètres, en direction, etquelquefois au-delà, d’un disque solaire qui pouvait contrarier cesimpulsionsd’unemanièreredoutable.Ilsepassionnapoursontravailet(pensa-t-ilaprèscoup)fitpreuvede
talent et de succès. C’était lui, bien plus que n’importe qui d’autre, quiavaitconçulestroisstations-relaismisesenorbitepermanenteautourdeMercure– lesOrbitalesdeMercure.Chacuned’entreellesétaitcapabled’envoyer et de recevoir des impulsions deMercure à la Terre et de laTerre àMercure. Chacune d’entre elles était capable de résister, d’unefaçon pratiquement permanente, à la radiation solaire, et, qui plus est,chacunepouvaitéliminerlesinterférencessolaires.Trois stations équivalentes avaient étémises sur orbite à environ un
million et demi de kilomètres de la Terre : elles pouvaient capter lesrégionsnordetsudduplandel’écliptique,doncrecevoirlesimpulsionsdeMercure et les relayer vers la Terre– ou vice versa –même quandMercure se trouvait derrière le Soleil et était inaccessible directementpourunestationsituéesurlaTerre.Restaitleproblèmedurobot;unmerveilleuxspécimendel’association
destechniquesrobotiquesettélémétriques.Plusélaboréquedixmodèlesprécédents,ilétaitcapable,avecunvolumedoubledeceluidel’homme,ou un peu plus, et une masse cinq fois supérieure, de ressentir etd’accomplirbienplusdechosesqu’unhomme–àconditiond’êtredirigé.Il apparut assez rapidement que l’ordinateur devrait être infiniment
complexepourpouvoirdiriger ce robot, car chaque réponsedevait êtremodifiéepour tenir comptedesvariationsdans la réception.Et commechaque réponse renforçait elle-même la certitude d’une plus grandecomplexité de variations possibles dans la réception, les premièresdevaient être renforcées et consolidées. Cela continuait ainsi à l’infinicommeunjeud’échecs,etlestélémétristesdurentutiliserunordinateurpour programmer l’ordinateur qui concevait le programme pourl’ordinateurquiprogrammaitl’ordinateurquicontrôlaitlerobot.
Onétaitenpleineconfusion.Lerobotsetrouvaitdansunebaseaumilieududésertdel’Arizonaet
fonctionnaitparfaitement.Mais l’ordinateurdeDallasnepouvaitpas lemanœuvrer assez bien ; pas même dans le milieu parfaitement connuqu’étaitlaTerre.Commentalors…Anthony se rappelait très bien le jour où il avait fait la suggestion.
C’étaitle4-7-553.Ils’ensouvenaitpouruneraisonprécise,parcequ’ilserappelait avoir pensé ce jour-là que le 4-7 avait été un jour de fêteimportant dans la région de Dallas pour les hommes d’avant laCatastropheundemi-millénaireauparavant–enfait553ansauparavant,pourêtreprécis.C’étaitaumomentdudîner,unbondîner.Lemilieuécologiquedela
région avait été soigneusement mis au point et le personnel du projetétaitprioritairepourlanourriture–aussilesmenusétalaient-ilsunchoixinhabituel,etAnthonyavaitappréciéuncanardrôti.C’étaituntrèsboncanardrôtietcelalerenditunpeuplusexpansifque
d’habitude.Toutlemondeétaitd’humeurplutôtexpansive,d’ailleurs,etRicardodéclara:«Onn’yarriverajamais.Admettons-le.Onn’yarriverajamais.»Onnepouvaitpascompterlenombredefoisoùchacunavaitpenséla
mêmechosemaisilss’étaientfaitunerègledenejamaisleproclamersiouvertement. Un pessimisme affiché aurait pu précipiter l’arrêt descrédits(onlesobtenaitchaqueannéeavecplusdedifficultésdepuiscinqans)etsijamaisilexistaitvraimentunechance,elleseraitperdue.Anthony,peuenclind’habitudeàunenthousiasmedélirant,maisplein
d’optimismeàprésentgrâceà soncanard, rétorqua :«Etpourquoin’yarriverions-nouspas?Dis-moiuneraisonetjelaréfute.»C’était un défi direct et les yeux noirs de Ricardo se rétrécirent
immédiatement:«Tuveuxquejetedisepourquoi?–C’estcela.»Ricardorejetasachaiseet fit faceàAnthony.Ildéclara:«Allons,ce
n’est pas unmystère.DimitriGrandne le dirait pas aussi ouvertementdansunrapport,maistusaisaussibienquemoiquepourqueleprojetMercure marche, il nous faudrait un ordinateur aussi complexe qu’uncerveauhumainsurMercureouici,etnousnepouvonspasleconstruire.Alors où cela nous mène-t-il, si ce n’est à jouer aux plus fins avec leCongrèsmondialpouravoirdel’argentafindecontinueràtravailleretàtournerenrond?»Anthonysecomposaunsouriresupérieuretrépondit:«Trèsfacileà
réfuter.Tunousasdonnélaréponsetoi-même.»(Àquoijouait-il?Était-ce lasensationagréableducanarddanssonestomac?Ledésirde fairemarcher Ricardo ?… Ou bien avait-il pensé sans s’en apercevoir à sonfrère?Plustardilneputdirelaraison.)«Quelleréponse?»demandaRicardoenselevant.Ilétaittrèsgrand,
étonnamment maigre et sa blouse blanche restait toujours ouverte. Ilcroisa les bras et sembla s’efforcer de toiser Anthony qui était assiscommeunmètregraduéreplié.«Quelleréponse?– Tu as dit qu’il nous fallait un ordinateur aussi complexe qu’un
cerveauhumain.Trèsbien,construisons-enun.–C’estjustementcequenousnepouvonspasfaire,espèced’idiot.–Nous,nousnepouvonspaslefaire.Maisilyalesautres.–Quelsautres?–Ceuxquiétudientlecerveau,biensûr.Nous,nousnousoccuponsde
mécanique. Nous n’avons aucune idée de la complexité d’un cerveauhumain, ni de ses limites. Pourquoi ne faisons-nous pas appel à unhomologiste pour qu’il nous dessine un ordinateur ? » Sur ces motsAnthonyseservitlargementdefarcequ’ilsavouratranquillement.Ilavaitencore sur la langue, après tout ce temps passé, le goût de la farce, etpourtantilnepouvaitserappelerendétailcequiétaitarrivéaprès.Illuisemblaitquepersonnenel’avaitprisausérieux.Ilyeutunéclat
de rire et tout le monde pensa qu’Anthony s’était débarrassé du piègeavec des paroles habiles, aussi le rire était-il aux dépens de Ricardo.Aprèsbiensûr,toutlemondeproclamal’avoirprisausérieux.Ricardos’enflamma,pointaundoigtsurAnthonyetdit:«Écriscela.
J’osetedemanderdemettretasuggestionparécrit»(Toutaumoinsc’estainsi que la mémoire d’Anthony l’avait enregistré. Ensuite Ricardodéclaraqu’il avaitdit :«Bonne idée !Pourquoinemettrais-tupascelapar écrit, Anthony ? ») En tout cas, Anthony l’avait fait Dimitri Grandavaitsaproposition.Enconférenceprivée,ilavaitdonnéunegrandetapedansledosd’Anthonyendisantqueluiaussiilyavaitpensé–bienqu’ilvoulûtquetoutlebénéficedel’idéerevîntàAnthony.(Pourlecasoùcelaserévéleraitêtreunfiasco,pensaitcelui-ci.)DimitriGrandsechargeaderechercherl’homologistequiconvenait.Il
ne vint pas à l’idée d’Anthony de s’intéresser à la question. Il neconnaissaitrienàl’homologieetneconnaissaitpasd’homologistes–saufbiensûrsonfrère,maisiln’yavaitpaspensé.Pasconsciemment.Anthonyétaitdoncdanslesalond’accueil,unpeuenretrait,lorsquela
portedel’avions’ouvritetqueplusieurshommesensortirent,etquand
les serrementsdemaincommencèrent, il se trouva faceà faceavec lui-même.Ses joues s’enflammèrent et il souhaita de toutes ses forces être
transportéàdesmilliersdekilomètres.
4
Plusquejamais,Williamregrettaquelesouvenirdesonfrèren’aitpasétéplusfort.Ilauraitdûypenser…Enfin,ilauraitdû.Maissonamour-propreavaitétéflattéparlademandeetaprès,l’idée
avaitcommencéàl’exciter.Peut-êtresonoubliétait-ildélibéré.D’abord,lefaitqueDimitriGrandsoitvenulevoirenchairetenoslui
avaitfaitgrandplaisir.IlétaitvenuenaviondeDallasàNewYork,etcelaexcitaitbeaucoupWilliam,dontlevicesecretétaitlalecturedepoliciersàsuspense. Dans ces livres, les hommes et les femmes empruntaienttoujours les transports demasse pour des raisons de discrétion. Aprèstout, tous lesmoyensdecommunicationélectroniquesétaientpropriétépublique – au moins dans les romans où chaque faisceau decommunication,quelqu’ilsoit,étaittoujourssurveillé.Williamavaitditcelacommeunesortedeplaisanteriemorbide,mais
Dimitri ne l’écoutait que d’une oreille. Il le regardait fixement et sespensées semblaient loin. « Excusez-moi, dit-il enfin, vousme rappelezquelqu’un.»(Et même après cette remarque, William ne s’était douté de rien.
Commentétait-cepossible?sedemanda-t-ilparlasuite.)Dimitri Grand était un petit homme grassouillet dont le regard
semblait pétiller en permanence, même quand il se disait inquiet oucontrarié.Ilavaitungrosnezsansdistinction,desjouesbienrondesetrespirait
ladouceur.Ilinsistasursonnomdefamille,disant,avecunerapiditéquifitsupposeràWilliamquec’étaitunehabitude:«Iln’yapasquelataillequisoitgrande,cherami.»Lors de la conversation qui suivit, William éleva de nombreuses
objections. Il ne connaissait rien aux ordinateurs. Absolument rien ! Iln’avaitpaslamoindreidéesurlafaçondontilsfonctionnaientoudontilsétaientprogrammés.« Ça ne fait rien, ça ne fait rien, répondit Dimitri, repoussant
l’objection d’un geste de la main. Nous, nous connaissons les
ordinateurs;nous,nouspouvonsétablirdesprogrammes.Vousn’aurezqu’à nous dire comment l’on doit concevoir un ordinateur pour qu’ilfonctionnecommeuncerveauetnoncommeunordinateur.–Jenesuispassûrd’ensavoirassezsurlefonctionnementducerveau
pour être capable de vous donner ce que vous demandez, Dimitri,réponditWilliam.–Vousêtes lemeilleurhomologistedumonde,réponditDimitri.J’ai
prismesrenseignements.»Cefutunargumentdepoids.William l’écouta avec une perplexité grandissante. C’était sans doute
inévitable, pensa-t-il. Plongez une personne dans l’étude approfondied’unespécialitédonnéependantunassezlongmoment,elleconsidéreravite que tous les autres spécialistes dans les autres domaines sont desmagiciens en comparant l’étendue de leur savoir à celle de sonignorance…LetempspassaetWilliamappritsurleprojetMercurebienplusdechosesqu’ilneledésirait.Il dit enfin : « Mais alors pourquoi vouloir à tout prix utiliser un
ordinateur ? Pourquoi ne pas se servir d’un de vos hommes, ou deplusieursd’entre eux en relais, pour réceptionner lesdonnées envoyéesparlerobotetluirenvoyerdesinstructions.–Oh!oh!oh!ditDimitri,sautantdesurprisesursachaise.Vousne
vousrendezpascompte.Leshommessonttroplentspouranalyserassezvite les données envoyées par le robot – les températures, les rayonsgazeux, les flux de rayons cosmiques, les intensités du vent solaire, lescompositionschimiques,lanaturedusol,etj’enpasse–etpourdéciderdelamarcheàsuivre.Unêtrehumainneseraitcapablequedeguiderlerobot,etmal;unordinateurseraitlui-mêmelerobot.– Et puis d’un autre côté, continua-t-il, les hommes sont aussi trop
rapides.Ilfautdedixàvingt-deuxminutesàuneradiationquellequ’ellesoitetoùqu’ellesoitpourallerdeMercureàlaTerre,selonl’endroitsurleurorbiteoùcesplanètessetrouvent.Iln’yarienàyfaire.Vousrecevezuneobservation,vousdonnezunordre,mais il s’estpassébeaucoupdechosespendanttoutcetemps.Leshommesnepeuventpass’adapteràlalenteurdelavitessedelalumière;unordinateur,lui,peutlaprendreencompte…Allons,William,veneznousaider.»Williamréponditd’unair sombre :«Vouspouvezmeconsulter tant
quevousvoudrez, sivouspensezquecelapuissevousêtred’uneutilitéquelconque. Mon faisceau privé de communication T.V. est à votreservice.–Mais ce n’est pas une consultation que je désire.Vous devez venir
avecmoi.–Personnellement?demandaWilliamétonné.–Oui,biensûr.Onnepeutpastravaillersurunprojetcommecelui-ci
en étant chacun aux deux extrémités d’un faisceau de laser et avec unsatellitedecommunicationentrelesdeux.Àlongterme,celarevienttropcher,cen’estpaspratiquedutout,etpasdiscretnonplus.»C’étaitvraimentcommedanslesromans,pensaWilliam.«VenezàDallas,ditDimitri.Jevousmontreraicequenousavonslà-
bas,lesappareilsdontnousdisposons.Venezparlerànosspécialistesdesordinateurs.Faites-lesprofiterdevosconnaissances.»Maintenant,ilfallaitêtreferme,pensaWilliam:«Dimitri,dit-il,j’aiici
du travail à accomplir.Un travail important que jene veuxpas laisser.Accepter votre demande signifierait pour moi une absence de monlaboratoirependantdesmoispeut-être.–Desmois!s’exclamaDimitrisurpris.MonbonWilliam,celapourrait
bienêtredesannées.Maiscelaferapartiedevotretravail.–Pasdutout.Jesaisenquoiconsistemontravailetguiderunrobot
surMercuren’enfaitpaspartie.–Pourquoipas?Sivousréussissez,vousapprendrezbeaucoupsurle
cerveau, simplement en essayant d’appliquer son fonctionnement à unordinateur, et vous reviendrez ici pour appliquer à votre travail vosconnaissancesnouvelles.Etpendantvotreabsence,vousaurezbiendesassistants pour poursuivre le travail. Vous serez en communicationconstante avec eux par rayon laser et par télévision. Et vous pourrezreveniràNewYorkdetempsentemps.»Williamétaitébranlé.Lapenséedetravaillersurlecerveauenpartant
d’un autre point de vue était intéressante.Àpartir de cemoment, il sesurpritàchercherdesexcusespouryaller–aumoinsbrièvement–rienquepourvoircommentcelaseprésentait…Ilpourraittoujoursrevenir.PuisilyeutlavisitedeDimitriauxruinesdel’ancienneNewYorkqu’il
apprécia avec une émotion naïve (car il n’y avait pas de vue plusmagnifique du gigantisme inutile d’avant la Catastrophe que l’ancienneNewYork).Williamsedemandasilevoyageneluipermettraitpasaussidefairequelquesvisites.Ils’étaitmêmeditquedepuisquelquetempsilpensaitéventuellement
à chercher une nouvelle compagne de lit, et ce serait très bien d’entrouverunedansuneautrerégiongéographiqueoùilneresteraitpastoutletemps.Oubienétait-ceque,mêmeàcemoment-là,alorsqu’ilneconnaissait
que les premiers rudiments de ce qu’il allait falloir faire, il savait déjà,commelescintillementd’unéclat lumineuxlointain,cequipouvaitêtreaccompli…IlserenditdoncàDallasetdescenditsurletoit,etDimitriétaitlàde
nouveau,lesaluant.Puisplissantlesyeux,lepetithommeseretournaetdit:«Jelesavaisbien!–Quelleressemblanceétonnante!»Williamécarquillalesyeux;là,malgréleseffortsquefaisaitAnthony
pour passer inaperçu, laissant cependant à la vue une partie de sonvisage,Williamn’eutbesoinqued’uninstantpourréaliserquesonfrèresetenaitdevantlui.Ilvitclairementsurlevisaged’Anthonyquecelui-citenaitabsolument
àcacher leurparenté.ToutcequeWilliamavaitàdireétait :«Commec’est étonnant ! » et c’est tout. Les composantes génétiques de l’espècehumaine étaient suffisamment complexes, après tout, pour occasionnerdesressemblancesàundegréraisonnable,mêmesansparenté.Mais, bien sûr, William était homologiste, et personne ne peut
travaillersurleslabyrinthesdel’esprithumainsansdevenirinsensibleàcesdétails,aussiildéclara:«Jesuissûrquec’estAnthony,monfrère.–Votrefrère?ditDimitri.–Monpère,réponditWilliam,aeudeuxgarçonsdelamêmefemme–
mamère.C’étaientdesgensexcentriques.»Ils’avançalamaintendueetAnthonyneputfaireautrementquedela
prendre… L’incident fut le sujet unique de toutes les conversationspendantlesjourssuivants.
5
Ce fut une faible consolation pour Anthony de voir les regrets deWilliamquandilpritconsciencedecequ’ilavaitfait.Ils étaient assis ensemble ce soir-là, après le dîner, etWilliam dit :
«Excuse-moi.J’aipenséqu’ilvalaitmieuxconnaîtrelepiredèsledébutetenêtredébarrassé.Maisj’aieutort.Jen’aisignéaucunpapier,donnéaucunaccordformel.Jevaism’enaller.–Qu’est-cequecelachangerait?ditAnthonyd’unevoixfurieuse.Tout
le monde est au courant maintenant. Deux corps et un visage. C’est àvomir.–Sijem’envais…–Tunepeuxpast’enaller.Toutcelaestmonidée.
–Demefairevenirici,moi?Williamécarquillalesyeuxdetoutessesforcesetfronçalessourcils.– Non, bien sûr que non. De faire venir un homologiste. Comment
pouvais-jeimaginerqueceseraittoi?–Maissijem’envais…–Non.Toutcequenouspouvonsfaire,c’estrésoudreleproblème,si
cela est possible. Après – cela n’aura pas d’importance. (On pardonnetoutàceuxquiréussissent,pensait-il.)–Jenesaispassijepeux.–Ilfaudraquenousessayions.Dimitriseserviradel’argument.C’est
unechance formidable.Vousêtes frères,ditAnthonyen imitant lavoixde ténor de Dimitri, vous vous comprendrez mieux. Pourquoi ne pastravaillerensemble?»Puisreprenantsaproprevoix,aveccolère:«Illefaut.D’abord,qu’est-cequetufais,William?Enfin,précise-moicequ’estl’homologie.»Williamsoupira:«Bon,acceptemesregrets,s’ilteplaît…Jetravaille
avecdesenfantsautistiques.–J’aibienpeurdenepassavoircequecelaveutdire.–Sansrentrerdanslesdétails,jem’occuped’enfantsquin’ontpasde
liensaveclemonde,quinecommuniquentpasaveclesautres,maisquise retranchent en eux-mêmes et vivent entre les murs de leur corps,pratiquementhorsd’atteinte.J’espèrepouvoirsoignercelaunjour.–Est-cepourcelaquetut’appellesAnti-Aut?–Oui,enfaitc’estpourcela.»Anthonyeutunpetitrire,maiscelanel’amusaitpasvraiment.Williamfrissonna:«C’estunnombien.–Évidemment»,sedépêchaderépondreAnthonyquineputtrouver
une excuse. Il fit un effort et retourna au sujet : « Tes recherchesprogressent-elles?–Pourlessoins,pasjusqu’àprésent.Maispourlacompréhension,oui.
Et plus l’on comprend… » La voix de William se réchauffa comme ilparlait, et sesyeuxdevinrentplusdistants.Anthonyconnaissait cela, leplaisirdeparlerdecequivousremplitlecœuretl’esprit,àl’exclusiondepresquetoutlemonde.Illeressentaitassezsouvent.Il écouta avec le plus d’attention possible quelque chose qu’il ne
comprenait pas vraiment, car cela était nécessaire. Il en aurait attenduautantdeWilliam.Ils’ensouvenaitparfaitement.Jamaisiln’auraitpugardertoutcelaen
mémoire,maisàcemoment-làilnesavaitpascequiallaitsepasser.Eny
repensant par la suite, avec le recul, il s’aperçut qu’il se rappelait desphrasesentières,pratiquementmotpourmot.«Aussi,nousavonspensé,ditWilliam,quel’enfantautistiquerecevait
parfaitement les impressions et les interprétait correctement et d’unefaçonassezcomplexe.Maisillesdésapprouvaitetlesrejetait,sansperdredu tout sa capacité de communication pour le cas où il trouverait uneimpressionqu’ilapprouve.–Ah!ditAnthony,faisantleminimumpourmontrerqu’ilécoutait.–Onnepeutpasnonpluslepersuaderdesortirdesonautismed’une
façonnormale,parcequ’ildésapprouvelemédecinautantquelerestedumonde.Maissionleplaceenarrêtduconscient…–Enquoi?– C’est une technique que nous employons, par laquelle, en fait, le
cerveausedissocieducorpsetpeutaccomplirsafonctionsansseréférerà lui. Une technique très avancée que nous avons élaborée dans notrelaboratoire;enfait…»ils’arrêta.«Tul’asinventéetoutseul?demandaAnthonydoucement.– En fait, oui, ditWilliam rougissant légèrementmais ravi de toute
évidence. Lorsque le conscient est en sommeil nous pouvonscommuniquer au corpsdes impressionsdonnées et observer le cerveaupar électrœncéphalographe différentiel. Nous pouvons ainsi apprendrebeaucoup de choses sur les individus autistiques ; quelles sortesd’impressionsilsdésirentleplus;etaussisurlecerveauengénéral.–Ah!ditAnthony,etcettefoisc’étaituneréellemarqued’intérêt.Et
tout ce que tu as appris sur le cerveau– ne peux-tu pas l’appliquer aufonctionnementd’unordinateur?–Non,ditWilliam.Iln’yaaucunechance.Jel’aiditàDimitri.Jene
connaisriendesordinateursetpasassezdescerveaux.–Sijet’expliquetoutsurlesordinateursettemontreendétailcedont
nousavonsbesoin,alors?–Celanemarcherapas.–Frère,Anthonyinsistasurlemot.Tumedoisquelquechose.Jet’en
prie,essaied’étudiervraimentnotreproblème.Toutcequetusaissurlecerveau–essaiedel’adapterauxordinateurs.»Williamremua,malàl’aise,etdit:«Jetecomprends.Jevaisessayer.
Jevaisvraimentessayer.»
6
Williamavait essayé, et conformémentauxprédictionsd’Anthonyonles avait laissés travailler tous les deux ensemble. Au début, ilsrencontraient les autres de temps en temps, et William avait tentéd’utiliserlechocdelanouvelledeleurparenté,étantdonnéquecelaneservait à rien de la nier, Finalement, les autres s’en accommodèrent etignorèrenttrèsdélibérémentleurproblème.QuandWilliams’approchaitd’Anthony, ou Anthony de William tous ceux qui se trouvaient làs’évanouissaient en silence. Ils prirent même, après un certain temps,l’habitude l’un de l’autre, et discutaient parfois presque comme s’iln’existaitaucuneressemblanceentreeuxniaucunsouvenird’enfanceencommun.Anthonyexposacequel’ondemandaitàl’ordinateurdansdestermes
pas trop techniques, et William y réfléchit longuement, puis expliquacomment, selon lui, un ordinateur devait fonctionner pour faire à peuprèsletravaild’uncerveau.Anthonydemanda:«Est-ceréalisable?– Je ne sais pas, répondit William. Cela ne m’emballe pas. Il est
possiblequeçanemarchepas.Maisonnesaitjamais.–IlvafalloirquenousenparlionsàDimitriGrand.–Discutonsd’aborddelaquestionensemblepourmettreleschosesau
clair. Nous pourrons ainsi lui proposer la solution la plus raisonnablepossible.Sinon,cen’estpaslapeined’allerlevoir.»Anthonyhésita:«Nousirionslevoirtouslesdeuxensemble.»William répondit avec délicatesse : « Tu seras le porte-parole. C’est
inutilequ’onnousvoieensemble.–Merci,William.Sionyarrive,jetedevraibeaucoup.»Williamrépondit:«Jenem’eninquiètepas.S’ilyaquelquechoseà
tirerdeceproblème,jesupposequejesuisleseulàpouvoirlefaire.»Ils discutèrent de la question pendant quatre ou cinq réunions, et si
Anthonyn’avaitpasétésonparentets’iln’avaitpasexistéentreeuxcettesituation émotionnelle embarrassante, William aurait certainement ététrèsfierdujeune–frère–quimontraitunecompréhensionaussirapided’undomainequiluiétaittotalementétranger.IlseurentalorsdelonguesconférencesavecDimitriGrand.D’ailleurs,
ilyeutdesconférencesavectoutlemonde.Anthonypassaitdesjournéesentièresaveceux,puis ilsvenaientvoirWilliamunàun.Et finalement,après une gestation particulièrement pénible, on autorisa la fabricationdecequipritlenomd’ordinateurMercure.WilliamretournaàNewYorkavecuncertain soulagement. Iln’avait
pasl’intentiond’yrester(aurait-ilpuimaginerceladeuxmoisplustôt?)maisilyavaitbeaucoupàfaireàl’Institutd’homologie.Il fallait de nouvelles conférences, bien sûr, pour expliquer aux
membresdesonlaboratoirecequisepassaitetpourquoiils’étaitabsentéetcommentilsallaientcontinuerleurspropresprojetssanslui.PuisilyeutsonarrivéeàDallas,plusélaboréecettefois-ci,puisqu’ilvenaitaveclematériel essentiel etdeux jeunesassistants,pourunséjourd’uneduréeindéterminée.William n’eut même pas un regard en arrière. Son laboratoire
personnelavecsesproblèmesspécifiquess’effaçaitdesonesprit.Ilétaitàprésenttoutentieràsonnouveauprojet.
7
Cefut lapériode laplusdifficilepourAnthony.L’absencedeWilliamn’avait guère été un soulagement et il commença à se torturer l’esprit,pensantquepeut-être,contretoutespoir,Williamn’allaitpasrevenir.Nepourrait-il pas envoyer un assistant, quelqu’un d’autre, n’importe qui ?Quelqu’unavecunvisagedifférentdetellesortequ’Anthonyneressenteplus l’horrible impressiond’être lamoitiéd’unmonstreàdeuxdosetàquatrejambes.MaisWilliamrevint.Anthonyavait regardé l’avion-cargo s’approcher
silencieusement,deloinilavaitassistéaudébarquement.MêmedeloinilavaitpureconnaîtreWilliam.C’étaitainsi.Anthonytournalestalons.Il alla voir Dimitri dans l’après-midi. « Il n’est certainement pas
nécessaire que je reste, Dimitri. Nous avons étudié tous les détails, etquelqu’und’autrepeutprendrelarelève.–Non,non,réponditDimitri.C’estvousquiavezeul’idéededépart.
Vousdevezallerjusqu’aubout.Jenevoispaspourquoiilfaudraitdiviserleshonneurs.»Anthony pensa : Personne ne voudra prendre le risque. Il reste
toujoursunepossibilitéd’échec.J’auraisdûm’endouter.Il s’en était parfaitement douté, mais il ajouta avec insistance :
«Comprenez-moi,jenepeuxpastravailleravecWilliam.–Pourquoi,réponditDimitri,feignantlasurprise,vousavezfaitdusi
bontravailtouslesdeux.–Celam’apristoutesmesforces,Dimitri,etjen’enpeuxplus.Croyez-
vousquejenemerendepascomptedequoinousavonsl’air?– Mon vieux, vous attachez trop d’importance à cela. Bien sûr, ça
étonnetoutlemonde.C’esthumain,aprèstout.Maisilsvonts’habituer.Jemesuisbienhabitué,moi.»Biensûrquenon,espècedegrosmenteur,tunet’espashabitué,pensa
Anthony.Ilrépondit:«Moi,jenem’ysuispashabitué.– Vous prenez les choses du mauvais côté. Vos parents étaient
excentriques – mais après tout ce qu’ils ont fait n’était pas illégal,seulementexcentrique.–Cen’estnidevotrefautenidelafautedeWilliam.Onnepeutpas
vousenrendreresponsables.–Nousenportonslamarque…,ditAnthonylevantrapidementlamain
verssonvisage.– Pas tant que ça… On peut voir des différences. Vous paraissez
nettementplus jeune.Vos cheveux sontplus frisés.Votre ressemblancenefrappequ’aupremiercoupd’œil.Allons,Anthony,vousaurez tout letemps que vous voudrez, toute l’aide dont vous aurez besoin, tout lematériel que vous pourrez utiliser. Je suis sûr que tout marchera trèsbien.Pensezàlasatisfaction…»Anthony faiblit et accepta au moins d’aider William à mettre
l’équipement en route.Williamsemblaitpenser lui aussi que tout allaitmarcher très bien. Il n’était pas excité comme Dimitri mais il faisaitpreuved’unetranquilleassurance.« Il suffit de trouver la bonne connexion, dit-il, il me faut toutefois
admettrequec’esténorme.Latâcheseradetransmettrelesimpressionssensoriellessurunécranindépendantpourquenouspuissionsexercer–euh,jenepeuxpasparlerdecontrôlemanuel,n’est-cepas?–pourquenouspuissionsexerceruncontrôleintellectuelsurellessinécessaire.–C’esttoutàfaitréalisable,réponditAnthony.–Alors,allons-y…Écoute,ilvamefalloiraumoinsunesemainepour
mettreaupointlesconnexionsetvérifierlesinstructions.–Leprogramme,ditAnthony.–Bon,c’esttondomaine,alorsj’emploieraitaterminologie.Avecmon
assistant,jevaisprogrammerl’ordinateurMercure,maispasàtafaçon.–J’espèrebienquenon.Cequenousattendonsd’unhomologiste,c’est
qu’ilétablisseunprogrammebeaucoupplussubtilquecedontunsimpletélémétristeestcapable.»Iln’essayapasdecacherl’ironiemordantequecontenaientcesmotsàsonpropreégard.William ne releva pas. Il déclara : « Commençons par les choses
simples.Nousallonsfairemarcherlerobot.»
8
Unesemaineplustard,àmillecinqcentskilomètresdelà,enArizona,lerobotmarcha.Il se tenait très raide et tombait parfois, parfois aussi sa cheville
heurtait un obstacle avec un bruit métallique, et parfois il s’arrêtait,tournaitsurunpiedetrepartaitdansuneautredirection.«C’estunbébéquiapprendàmarcher»,ditWilliam.Dimitri venait de temps en temps pour évaluer les progrès. « C’est
remarquable»,disait-il.Cen’étaitpasl’avisd’Anthony.Dessemainespassèrent,puisdesmois.
Le robot progressait lentementmais sûrement, et l’ordinateurMercureaussi, qui était soumis à des programmes de plus en plus complexes.(William avait tendance à considérer l’ordinateur Mercure comme uncerveau,maisAnthonyl’enempêchait.)Cependantcelanesuffisaitpas.«Çanevapas,William»,dit-ilfinalement.Iln’avaitpasdormidela
nuit.«Commec’estbizarre,ditWilliamfroidement.J’allaisjustementdire
quenousétionssurlepointderéussir.»Anthonyseretintavecdifficulté.Ilnepouvaitplussupporterlatension
dutravailavecWilliametduspectacledurobotquitrébuchait.«Jevaisdonnermadémission,William.Abandonnerleprojet.Jesuisdésolé…Cen’estpasdetafaute.–Maissi,Anthony.–Non,pasdutout,William.C’estunéchec.Nousn’arriveronsjamais.
Regardelafaçondontmarchelerobot,alorsqu’ilestsurlaTerre,àmillecinqcentskilomètresdenous seulement, etque les signauxnemettentqu’une infime fraction de seconde pour faire l’aller et retour. SurMercure,ilyauraundécalagedeplusieursminutes,etl’ordinateurdevraprendre en compte ces minutes. C’est de la folie de penser que celapourraitmarcher.»Williamdit :«Nedonnepas tadémission.Tunepeuxpas fairecela
maintenant. Je propose que l’on envoie le robot sur Mercure. Je suispersuadéqu’ilestprêt.»Anthonypartitd’ungrandrire insultant :«Tuescomplètement fou,
William.
–Pasdutout.Tuasl’airdepenserqueceseraplusdursurMercure,maistutetrompes.C’estplusdursur laTerre.Cerobotestconçupourtravailler dans une gravité d’un tiers de celle de la Terre, et il travailledans l’Arizona, à gravité normale. Il est conçu pour supporter unetempératurede400°Cetilnefaiticique30°C.Ilestconçupourlevideetiltravailledanslapuréedel’atmosphère.–Cerobotpeutsupporterlesdifférences.– La structure de métal, oui, je pense, mais notre ordinateur ici
présent ? Il ne fonctionnepas bien avec un robot qui n’est pas dans lemilieu pour lequel il a été construit… Écoute, Anthony, si tu veux unordinateurqui soit aussi complexequ’un cerveau, tudois lui permettrequelquesidiosyncrasies…Allons,faisonsunmarché.Tutemetsdemoncôtépourdemanderquel’onenvoielerobotsurMercure,cequiprendrasixmois,etjem’absenteraipendantcetemps-là.Tuserasdébarrassédemoi.–Quis’occuperadel’ordinateurMercure?–Àprésent tu sais trèsbiencomment il fonctionne,et je te laisserai
mesdeuxassistants.»Anthony refusa d’un ton provocant ; « Je ne peux pas prendre la
responsabilité de l’ordinateur, et je ne veux pas non plus prendre laresponsabilité de demander qu’on envoie le robot sur Mercure. Ça nemarcherapas.–Jesuissûrquesi.–Jenevoispascommenttupeuxenêtresisûr.Etc’estmoiquisuis
responsableduprojet.C’estmoiquisupporterailesreproches.Toitun’asrienàcraindre.»Plus tardAnthony se rappela cet instant commeunmoment crucial.
Williamauraitpunepasinsister.Anthonyauraitdémissionné.Etç’auraitétélafin.MaisWilliamdit : «Rien?Écoute,notrepère ressentait cette chose
pournotremère.Bon.Jeleregrettemoiaussi.J’ensuistoutàfaitdésolé,maiscequiest faitest fait,et ilenestrésultéquelquechosedebizarre.Quandjeparledepère,jeparledetonpèreaussi,etilyadestasd’autresgensquipeuventledireaussi:deuxfrères,deuxsœurs,unfrèreetunesœur.Etpuisquandjeparledemère,jeparledetamèreaussi,etilyadestasd’autresgensquipeuventledireaussi.Maisjeneconnais,nin’aientendu parler de personne qui puisse partager avec quelqu’un et sonpèreetsamère.–Jelesaisbien,ditAnthonyd’unairsombre.
– Oui, mais considère la chose de mon point de vue, s’empressad’ajouter William. Je suis homologiste. Je m’occupe des composantesgénétiques.As-tuquelquefoispenséauxnôtres?Nousavonslesmêmesparents, ce qui veut dire que nos composantes génétiques sont plusprochesl’unedel’autrequecellesden’importequi.Nosvisagesensontlapreuve.–Biensûr,jelesaisbien.–Aussi,siceprojetdevaitmarcher,etsitutecouvraisdegloiregrâceà
lui, tes composantes génétiques auront fait leurs preuves et montréqu’elles sontd’unegrandeutilitépour l’humanité– il en serademêmepour les miennes… Ne comprends-tu pas, Anthony ? Nous partageonsnosparents,notrevisage,noscomposantesgénétiques,doncilenserademêmepourtonsuccèsoutadisgrâce.Ilss’appliquerontàmoiautantqu’àtoi, et si moi-même je reçois des honneurs ou des reproches, ilss’appliquerontà toipresqueautantqu’àmoi.La raisonpour laquelle jecontinue, je suis le seul sur la terre à l’avoir – elle est parfaitementégoïste, si égoïste que tu peux compter dessus. Je suis de ton côté,Anthony,parcequetuestrèsprochedemoi.»Ils se regardèrentun longmoment,etpour lapremière foisAnthony
neremarquapasquec’étaitsonvisagequ’ilregardait.William déclara : « Alors, demandons que l’on envoie le robot sur
Mercure.»EtAnthonyaccepta.EtquandDimitrieutacceptélademande–c’est
ce qu’il attendait, après tout –, Anthony resta toute la journée plongédanssespensées.PuisilcherchaWilliametluidit:«Écoute!»IlyeutunlongsilencequeWilliamn’interrompitpas.Puisencore:«Écoute!»Williamattendaitpatiemment.Anthonyditenfin:«Enfait,tun’aspasbesoindet’enaller.Jesuissûr
quetupréféreraist’occupertoi-mêmedel’ordinateurMercure,plutôtquequelqu’und’autre.–Tuveuxdirequec’esttoiquivast’enaller?»demandaWilliam.Anthonyrépondit:«Non,jevaisrester,moiaussi.–Nousn’auronspasbesoindenousvoirbeaucoup»,ditWilliam.Anthonyavaitl’impressiondeparlerlecouserrépardeuxmains.Leur
pression augmentait encore, semblait-il, mais il réussit quandmême àdirecequiétaitleplusdifficilepourlui.«Cen’estpaslapeinedenouséviter.Non,cen’estpaslapeine.»
Williameutunsourireunpeuvague.Anthonynesouritpas;ilquittalapièceprécipitamment.
9
Williamlevalesyeuxdesonlivre.Depuisaumoinsunmois,iln’étaitplusétonnédevoirentrerAnthony.Ildemanda:«Ilyaquelquechosequinevapas?–Commentlesavoir?Ilsvontbientôtfairel’atterrissageendouceur.
L’ordinateurMercureest-ilenmarche?»William savait qu’Anthony était parfaitement au courant, mais il
répondit:«Demainmatin,Anthony.–Etiln’yapasdeproblème?–Aucun.–Alorsnousn’avonsplusqu’àattendrel’atterrissage.–Oui.»Anthony reprit : « Il y aura certainement quelque chose qui ne
marcherapas.– Il y a longtemps que l’on utilise des fusées sans aucun problème.
Toutirabien.–Toutnotretravailanéanti.–Onn’enestpasencorelà.Toutirabien.–Peut-êtreas-turaison»,ditAnthony.Ils’éloigna,lesmainsdansles
poches, et s’arrêta à la porte, juste avant d’appuyer sur le bouton :«Merci!–Mercipourquoi,Anthony?– Pour m’avoir remonté le moral. » William eut un sourire forcé,
souhaitantquesonémotionnesoitpasvisible.
10
Lepersonnel,pratiquementaucomplet,étaitmobiliséautravailpourlemomentcrucial.Anthonyn’avaitaucunetâcheàaccomplir,ilsetenaitenretrait,nequittantpasdesyeuxlesinstrumentsdecontrôle.Onavaitactivélerobotetonrecevaitdesmessagesvisuels.Tout au moins, ils parvenaient en équivalence visuelle – et ils ne
montraient encore rien d’autre qu’un vague éclat luminueux quireprésentait,probablement,lasurfacedeMercure.
Desombrespassaient sur l’écran, probablementdes irrégularités surcette surface. Anthony ne pouvait pas se rendre compte par la seuleobservation, mais les gens qui étaient aux positions de contrôle et quianalysaient lesdonnéesavecdesméthodesbienplussubtilesquecellesdontdisposeunhommeobservantàl’œilnu,semblaientcalmes.Pasuneseuledespetiteslampesrougesquiauraientpuindiqueruneurgencenes’allumait.Anthonyfixaitlestechniciensducontrôle,plusquel’écran.Il aurait dû se trouver en bas avecWilliam et les autres, auprès de
l’ordinateur. On allait le mettre en route juste après l’atterrissage endouceur.Ilauraitdûêtreenbas.Maisilnelepouvaitpas.Les ombres passaient sur l’écran à plus grande vitesse. Le robot
descendait–tropvite?Certainementtropvite!L’imagebougeaencore,puiss’immobilisa,semitaupoint,s’assombrit
puiss’éclaircit.OnentenditquelquechoseetilfallutàAnthonyplusieurssecondes pour réaliser ce que c’était – « Atterrissage en douceuraccompli!Atterrissageendouceuraccompli!»Alors un murmure s’éleva et se transforma en un brouhaha de
félicitations joyeuses jusqu’aumoment où une autre image apparut surl’écran. Le bruit de la conversation et des rires des hommes s’arrêtacommes’ils’étaitécrasésurunmurdesilence.Car l’imagesur l’écranchangeait ;changeaitetdevenaitplusprécise.
DansleSoleilbrillant,sibrillant,quiétincelaitsurl’écransoigneusementéquipé de filtres, ils pouvaient voirmaintenant un bloc de pierre, d’unblanc éclatant sur un côté et noir comme l’encre de l’autre côté. Il sedéplaçaversladroite,puisrevintverslagauche,commesideuxyeuxleregardaientdelagauchepuisdeladroite.Unemainmétalliqueapparutsurl’écrancommesilesyeuxseregardaienteux-mêmes.Anthonys’écriaenfin:«L’ordinateurestenroute.»Cesmotsluifirent
l’effetd’avoirétéprononcésparquelqu’und’autreetildescenditl’escalieren courant, longea un couloir sans prêter attention aux bavardages quis’élevaientderrièrelui.«William,cria-t-ilenentrantentrombedanslasalledel’ordinateur,
çamarche,c’est…»Mais William leva la main : « Chut, je t’en prie. Pas de sensations
violentesautresquecellesdurobot.–Tuveuxdirequ’ilpourraitnousentendre?murmuraAnthony.–Peut-êtrepas,maisjen’ensaisrien.»Ilyavaitunautreécrandans
lapiècedel’ordinateurMercure,pluspetit.L’imageyétaitdifférente,etchangeante;lerobotsedéplaçait.
Williamparla :«Le robotavanceavecprécaution. Il estnormalqueses pas soient maladroits. Il y a un retard de sept minutes entre lestimulusetlaréponse,ilfautentenircompte.–Maisdéjàilmarcheavecplusd’assurancequ’ilnel’a jamaisfaiten
Arizona. Ne trouves-tu pas, William ? Ne trouves-tu pas ? » Anthonyagrippaitl’épauledeWilliametlesecouaitsansjamaisquitterl’écrandesyeux.Williamrépondit:«Certainement,Anthony.»Lesoleilbrûlaitunmondeauxcontrasteschaudsdenoiretdeblanc,le
soleilétaitblanc,lecielnoir,lesolinégal,blancavecdesombresnoires.L’odeurviveetdouceduSoleilsurchaquecentimètrecarrédemétalquiyétait exposé contrastait avec l’insipidité morbide et furtive de la faceopposée.Il leva la main et la regarda fixement, comptant ses doigts. Chaud-
Chaud-en tournant, disposant ses doigts, un par un dans l’ombre desprécédents;lachaleurs’évanouissaitlentementetcechangementtactileluilaissaitressentirlevidesipropreetconfortable.Paslevidetotaltoutefois.Iltenditsesdeuxbrasetleslevaau-dessus
desatête,etlespointssensiblesdesespoignetsdécelèrentlesvapeurs–lafineetlégèrepointed’étainetdeplombdanslemercuresaturé.Lasensation laplus fortevenaitdesespieds ; lessilicatesdechaque
variété, reconnaissables au va-et-vient de chacun de leurs ionsmétalliquesquiseheurtaientenunsonclair.Ilavançalentementunpieddans la poussière épaisse et craquante, ressentant les changementscommeunedoucesymphonieunpeucacophonique.Etpar-dessustoutleSoleil.Illeregarda,là-bas,grand,gros,brillantet
chaudetpartagea sa joie. Il vit lesprotubérances s’élancer lentement àpartir de la couronne solaire et écouta les craquements qu’ellesproduisaient;ilécoutalesautresbruitsjoyeuxsursalargeface.Quandilobscurcitlalumièredufond,lerougedestraînéesd’hydrogèneéclataenun contraltomoelleux, suivi par la basse gravedes taches aumilieudusifflement en sourdine des faculesmouvantes, et lamélopée passagèred’uneflamme,letic-tac,pareilàceluidesballesdeping-pong,desrayonsgammaetdesparticulescosmiques,etpar-dessustoutceladanschaquedirection,ledouxsoupir,faiblissantettoujoursrenouvelédelasubstancedu Soleil qui s’élançait et reculait sans fin dans un vent cosmique quisoufflaitetlebaignaitdegloire.Ilsautaets’élevalentementdansl’airavecunsentimentdelibertéqu’il
n’avaitjamaisressenti,ilsautadenouveauaprèsêtreretombé,etcourut,
et sauta, courut encore, son corps répondant parfaitement à cemondeglorieux,ceparadisdanslequelilsetrouvaitàprésent.Silongtempsétranger,siperdu…auparadisenfin.Williamdit:«Toutvabien.–Maisquefait-il?s’écriaAnthony.–Toutvatrèsbien.Leprogrammefonctionne.Ilatestésessens.Ila
fait les différentes observations visuelles, il a obscurci le Soleil et l’aétudié.Ilaétudiél’atmosphèreetlanaturechimiquedusol.Toutabienmarché.–Maispourquoicourt-il?– Je crois que c’est parce qu’il en a envie, Anthony. Si on veut
programmer un ordinateur aussi complexe qu’un cerveau, il faut biens’attendrequ’ilaitdesidéespersonnelles.–Courir?Sauter?(AnthonyregardaWilliamavecinquiétude.)Ilvase
blesser. C’est toi qui diriges l’ordinateur. Prends-le en main. Fais-les’arrêter.»Williamréponditd’untontranchant:«Non,jeneleferaipas.Jevais
prendre le risquequ’il seblesse.Necomprends-tupas? Ilestvraimentheureux.IlétaitsurlaTerre,dansunmondeauqueliln’étaitpasadapté.Maintenant ilestsurMercure,avecuncorpsparfaitementadaptéàsonenvironnement, le mieux adapté possible, grâce à cent savantsspécialisés.C’estleparadispourlui;laisse-leenprofiter.–Enprofiter?Maisc’estunrobot.–Jeneparlepasdurobot.Jeparleducerveau–lecerveau–quivit
icimême.»L’ordinateur Mercure, dans sa cage de verre, avec ses fils
soigneusement et délicatement connectés, son intégrité préservéed’unefaçontrèssubtile,respiraitetvivait.«C’estRandall qui est au paradis, ditWilliam. Il a trouvé lemonde
pour lequel il fuyait celui-cipar l’autisme. Il estdansunmondeoùsonnouveaucorps se trouveparfaitementbien,au lieude celuidans lequelsonanciencorpssetrouvaitsimal.»Anthonyregardaitl’écran,émerveillé:«Ilal’airdesecalmer.–Biensûr,ditWilliam.Iln’enferaquemieuxsontravail,grâceàcette
joie.»Anthony sourit et dit : « Alors nous avons réussi, tous les deux ? Si
nousrejoignionslesautrespourqu’ilsnousfélicitent,William?»Williamdemanda:«Touslesdeux?»Anthonypritsonbras:«Touslesdeux,monfrère.»
ARTISTEDELUMIÈRE
La dernière personne aumonde qu’on aurait soupçonnée d’être unemeurtrière étaitMrsAlvis Lardner. Veuve du grand astronaute-martyr,elleétaitphilanthrope,collectionneused’œuvresd’art,femmedumondeextraordinaire et, tout lemonde s’accordait à le reconnaître, artiste degénie.Sonmari,WilliamJ.Lardner,étaitmort,commenouslesavonstous,
deseffetsdelaradiationd’uneflambéesolaire,aprèsêtrevolontairementrestédansl’espace,pourqu’unvaisseaudelignepûtarriveràbonportàlaStationspatiale5.MrsLardneravait reçupour celaunepensiongénéreuseet elleavait
investisagementetàbonescient.Arrivéeàuncertainâge,elleétaittrèsriche.Sa maison était un palais, un véritable musée contenant une petite
maisremarquablecollectiond’objetsd’unebeauté incroyable,constellésde pierreries. Elle avait rassemblé des antiquités appartenant à unedizaine de cultures différentes : des exemples de tous les objetsconcevablesquel’onpouvaitdécorerdepierresprécieuses.EllepossédaitunedespremièresmontresendiamantsmanufacturéeenAmérique,unedagueornéedepierreriesduCambodge,unepairedelunettesitaliennesincrustéederubis,etainsi,presqueàl’infini.Toutétaitexposéàlavuedetous.Lesobjetsd’artn’étaientpasassurés
et iln’yavaitpasdesystèmesdesécurité.Riend’aussiordinairen’étaitnécessaire car Mrs Lardner avait un important personnel dedomestiques-robots,surlesquelsonpouvaitcompterpourgarderchaquepièceavecuneimperturbableconcentration,uneirréprochablehonnêtetéetuneirrévocableefficacité.Toutlemondeconnaissaitl’existencedecesrobotsetiln’yavaitjamais
eudetentativedevol,jamais.Et puis, naturellement, il y avait sa sculpture de lumière. Comment
Mrs Lardner avait-elle découvert son propre génie dans cet art, aucuninvité de ses nombreuses et élégantes réceptions n’était capable de ledeviner. A chaque fois, cependant, quand elle ouvrait sa maison, unenouvellesymphoniedelumièrebrillaitdanslessalons.Descourbesetdes
solides tri-dimensionnels en couleurs fondues, certainespures, d’autresmélangéespard’étonnantesvariationscristallines,baignaientlesinvitéséblouisets’adaptaienttoujoursdemanièreàembellirlebeauvisagelisseetlescheveuxblancbleutédeMrsLardner.C’était surtout pour la sculpture de lumière que les invités se
pressaient. On ne voyait jamais deux fois la même et les œuvres necessaient jamais d’explorer de nouvelles voies expérimentales de l’art.Beaucoupdepersonnesquiavaientlesmoyensdes’offrirdeschaînesdelumière composaient des sculptures lumineuses pour leur propreamusement,maispersonnen’avait le talentdeMrsLardner.Pasmêmeceuxquiseconsidéraientcommedesartistesprofessionnels.Elle-mêmeétaitàcesujetd’unemodestiecharmante.– Non, non, protestait-elle quand on l’accablait de compliments
lyriques. Non, je n’appellerais pas cela de la poésie de lumière. C’estbeaucoup trop flatteur. Aumieux, je dirais que c’est simplement de laproselumineuse.Ettoutlemondesouriaitdesonesprit.Jamais elle n’accepterait de créer des sculptures lumineuses pour
d’autresréceptionsquelessiennes,bienqu’onl’enpriâtsouvent.–Ceseraitdelacommercialisation,disait-elle.Elle ne s’opposait pas, toutefois, à la préparation d’hologrammes
complexes pour ses sculptures, qui devenaient ainsi permanentes etétaientreproduitesdanslesmuséesdumondeentier.Ellen’avaitjamaisfait payer, non plus, l’usage qui pourrait être fait de ses sculptures delumière.–Jenepourraisdemanderuncentime,disait-elleenécartantlesbras.
C’estgratuit,pourtoutlemonde.Jen’enaipasd’autreusagemoi-même.C’étaitvrai!Jamaiselleneprésentaitdeuxfoislamême!Quand on venait prendre des hologrammes, elle était la serviabilité
même.Observantavecbienveillancechaqueopération,elleétaittoujoursprêteàdonnerdesordresàl’undesesdomestiques-robots.– S’il vous plaît, Courtney, disait-elle alors, voulez-vous avoir
l’obligeancedestabiliserl’escabeau?C’était samanière. Elle s’adressait toujours à ses robots avec la plus
grandecourtoisie.Une fois,desannéesauparavant,elleavait faillitêtregrondéeparun
fonctionnaireduBureaudesRobotsetHommesmécaniques.–Vousnepouvezpasfaireça,avait-ilditsévèrement.Celacompromet
leur efficacité. Ils sont construits pour obéir à des ordres et, plus vousdonnezcesordresclairement,mieuxilslessuivent.Quandvouslespriezdefairequelquechoseenaccumulantlesformulesdepolitesse,ilsontdumal à comprendre qu’un ordre leur est donné. Ils réagissent pluslentement.MrsLardneravaitredressésatêtearistocratique.–Jenedemandepasdel’efficaciténidelarapidité.Jedemandedela
bonnevolonté.Mesrobotsm’aiment.Lefonctionnaireauraitpuexpliquerquelesrobotsétaientincapables
d’aimer, mais il s’était ratatiné sous le regard peiné mais doux deMrsLardner.Jamaisellenerenvoyaitunrobotà l’usinepour le fairerégler,c’était
bienconnu.Leurcerveaupositroniqueestextrêmementcomplexeet,unefois sur dix, ils ne sont pas parfaitement réglés à leur sortie de l’usine.Parfois l’erreur n’apparaît pas avant un certain temps.Dans ces cas-là,l’U.S. Robot et Hommes mécaniques, S.A. procède gratuitement auréglage.MrsLardnersecouaitlatête.–Unefoisqu’unrobotentrechezmoi,déclarait-elle,etqu’ilaccomplit
sondevoir,ondoitsupportersespetitesexcentricités.Jerefusequ’onlemaltraite.C’était cequ’il yavaitdepire, essayerd’expliquerqu’un robotn’était
qu’unemachine.Acelaellerépondaitavecraideur:– Quelque chose d’aussi intelligent qu’un robot ne peut pas être
simplementunemachine.Jelestraitecommedespersonnes.Etlaquestionétaitréglée!EllegardaitmêmeMaxqui,pourtant,n’étaitplusbonàgrand-chose.Il
comprenait à peine ce que l’on attendait de lui. Mrs Lardner le niaitcependantavecfermeté.– Pas du tout, déclarait-elle. Il sait prendre les chapeaux et les
manteauxetilsaittrèsbienlesranger,vraiment!Ilpeuttenirdesobjetspourmoi.Ilpeutfairebeaucoupdechoses.–Maispourquoine le faites-vouspasrégler? luiavaitdemandéune
amie,unjour.–Oh,jenepourraispas!Ilestlui-même.Ilestcharmant,voussavez.
Aprèstout,uncerveaupositroniqueestsicomplexequepersonnenepeutjamais dire exactement de quelle façon il est déréglé. Si on le rendaitparfaitementnormal,iln’yauraitaucunmoyendelereréglerdemanièreà lui rendre le charme qu’il possède actuellement. Je me refuse à
renonceràcettequalité.–Maiss’ilestdéréglé,avaitinsistél’amieenregardantnerveusement
Max,nerisque-t-ilpasd’êtredangereux?– Jamais ! s’était exclamée en riantMrs Lardner. Je l’ai depuis des
années.Ilesttotalementinoffensifetc’estunamour.A vrai dire, il ressemblait à tous les autres robots, lisse, métallique,
vaguementhumainmaisinexpressif.PourladouceMrsLardner,néanmoins,ilsétaienttousdesindividus,
touscharmants,tousadorables.Voilàquelgenredefemmeelleétait.Commentaurait-ellepucommettrececrime?La dernière personne au monde qu’on se serait attendu à voir
assassinéeétaitbienJohnSemperTravis.Introvertietdoux,ilvivaitdanslemondemaisn’étaitpasdecemonde.Ilpossédaitlasingulièretournured’espritmathématiquequiluipermettaitdecalculerdetêtelatapisseriecomplexede lamyriadedecircuitspositroniquesmentauxd’uncerveauderobot.Il était ingénieur en chef à la société U.S. Robots et Hommes
mécaniques,S.A.Maisilétaitaussiunamateurenthousiastedesculpturedelumière.Il
avaitécritunlivresurcesujet,enessayantdedémontrerqueletypedemathématiques qu’il employait pour le montage des circuits cérébrauxpourrait êtremodifié pour servir de guide à la production de sculptureesthétiquedelumière.Cependant,satentativedemiseenpratiquedesathéoriesesoldapar
undéplorableéchec.Lessculpturesqu’ilcréaitlui-même,enobéissantàsesprincipesmathématiques,étaientlourdes,mécaniquesetsansintérêt.C’était le seul sujet de tristesse dans sa vie paisible, abritée et
introvertie,maiscesujetsuffisaitàlerendreterriblementtriste.Ilsavaitquesathéorieétaitbonne,etpourtantilétaitincapabledeleprouver.S’ilarrivaitàproduireuneseulegrandesculpturedelumière…Naturellement, ilconnaissait lasculpturedelumièredeMrsLardner.
Elle était universellement saluée comme un génie mais Travis savaitqu’elle était incapable de comprendre l’aspect le plus simple de lamathématique des robots. Il avait correspondu avec elle et elle refusaitobstinémentd’expliquersesméthodesaupointqu’ilsedemandaitsielleenavait.Est-cequeceneseraitpasdelasimpleintuition?Maismêmel’intuition pouvait être réduite à de la mathématique. Finalement, ilréussit à obtenir une invitation à l’une de ses réceptions. Il lui fallait
absolumentlavoir.M. Travis arriva assez tard. Il avait fait une dernière tentative de
sculpturedelumièreet,unefoisdeplus,ilavaitlamentablementéchoué.IlsaluaMrsLardneravecuneespècederespectperplexeetluidit:–C’estunsingulierrobot,quiaprismonmanteauetmonchapeau.–C’estMax,réponditMrsLardner.–Ilestcomplètementdérégléetc’estunassezvieuxmodèle.Comment
sefait-ilquevousnelerenvoyiezpasàl’usine?–Ohnon!s’écriaMrsLardner.Celacauseraittropdetracas.–Pasdutout,chèremadame,assuraTravis.Vousseriezsurprisedela
simplicité de la chose. Comme je fais partie d’U.S. Robots, j’ai pris laliberté de le réglermoi-même. Je l’ai fait en un rien de temps et vousverrezqu’ilestmaintenantenparfaitétatdemarche.Uncurieuxchangementseproduisitdansl’expressiondeMrsLardner.
Pourlapremièrefois,danssaviededouceur,delarageapparutsursestraits,etcefutcommesicetteexpressionnesavaitcommentseformer.– Vous l’avez réglé ? glapit-elle. Mais c’était lui qui créait mes
sculpturesde lumière !C’était ledérèglement, ledérèglement quevousnepourrezjamaisrestaurer,qui…qui…Le moment n’aurait pu être plus mal choisi : elle était en train de
montrersacollectionetladagueduCambodge,incrustéedepierreries,setrouvaitsurleguéridondemarbre,devantelle.LafiguredeTravisseconvulsa.–Vousvoulezdirequesi j’avaisétudié ledérèglementuniquedeses
circuitscérébraux,j’auraispuapprendre…Elle se jeta sur lui, avec le couteau, trop vite pour qu’on puisse la
retenir,etilnecherchapasàparerlecoup.Certainsinvitésdirentmêmequ’ilétaitalléàsarencontre…commes’ilvoulaitmourir.
SÉGRÉGATIONNISTE
Lechirurgienlevadesyeuxsansexpression.–Ilestprêt?–Prêt,c’estrelatif,ditl’ingénieurmédical.Nous,noussommesprêts.
Lui,ilestnerveux.–Ilslesonttoujours…C’estquec’estuneopérationgrave.– Grave ou pas, il devrait être reconnaissant. Il a été choisi de
préférenceàdesmilliersd’autres,et,franchement,jenecroispas…–N’achevezpas, dit le chirurgien.Cen’est pas ànousdeprendre la
décision.–Nousl’acceptons.Maissommes-nousobligésd’êtred’accord?– Oui, dit le chirurgien d’un ton tranchant. Nous sommes d’accord.
Complètementetdu fondducœur.Cetteopérationest tropcompliquéepourl’aborderavecdesréservesmentales.Cethommeaprouvésavaleurdebiendes façons et le profil de sa vie a été agréépar leBureaude laMortalité.–D’accord,ditl’ingénieurmédical,sanss’adoucir.Lechirurgiendit:– Je vais le recevoir ici même, je crois. C’est assez petit et assez
personnelpourêtreréconfortant.–Çaneserviraàrien.Ilestnerveux,etilaprissadécision.–Vraiment?–Oui;ilveutdumétal.Ilsveulenttousdumétal.L’expressionduchirurgiennechangeapas.Ilregardaitsesmains.–Parfois,onarriveàlesfairechanger.–Pourquoi faire?dit l’ingénieurmédicalavec indifférence.S’ilveut
dumétal,vapourlemétal.–Çavousestégal?– Pourquoi pas ? dit l’ingénieur médical, presque brutal. De toute
façon, c’estunproblèmed’ingénieurmédical.Unproblèmeque jepeuxrésoudre.Alors,àquoibonessayerd’allerau-delà?Lechirurgienditavecforce:–Pourmoi,c’estunequestiond’utilisationoptimaledeschoses.– Utilisation optimale ! Ce n’est pas un argument ! Le patient s’en
moque,del’utilisationoptimale.–Moi,jenem’enmoquepas.–Vousfaitespartied’uneminorité.Vousallezàcontre-courant.Vous
n’avezaucunechance.–Ilfautquej’essaiequandmême.D’ungestedelamain,sansnervositémaisvif,lechirurgienfitsigneà
l’ingénieurmédical de se taire. Il avait déjà prévenu l’infirmière, et unsignal l’avait averti qu’elle approchait. Il pressa un petit bouton, et lesdeuxbattantsde laportes’écartèrent.Lepatiententradanssachaiseàmoteur,tandisquel’infirmièremarchaitàsescôtésd’unpasvif.– Vous pouvez vous retirer, mademoiselle, dit le chirurgien. Mais
attendezdehors.Jevousappellerai.Il fit un signe à l’ingénieurmédical qui sortit avec l’infirmière, et la
porteserefermaderrièreeux.L’homme, assis dans la chaise, les suivit du regard par-dessus son
épaule.Ilavaituncoudécharnéetbeaucoupdepetitesridesautourdesyeux.Ildit:–Est-cequenouscommenceronsaujourd’hui?Lechirurgienhochalatête.–Cetaprès-midi,monsieurleSénateur.–D’aprèscequej’aicompris,çaprendradessemaines.– Pas pour l’opération elle-même,monsieur le Sénateur.Mais il y a
plusieursquestionssecondairesàconsidérer.Ilfautfairedesrénovationscirculatoiresetdesajustementshormonaux.Cesontdeschosesdélicates.–Sont-ellesdangereuses…Puis, comme s’il ressentait brusquement la nécessité d’établir des
relationsamicalesaveclechirurgien,ilajouta:–…docteur?Lechirurgienneprêtapasattentionàlanuance.Ilditcarrément:– Tout est dangereux. Nous prenons notre temps pour que ce soit
moins dangereux. C’est le temps exigé, les facultés réunies de tantd’individus,l’équipementnécessaire,quifontquedetellesopérationsnesontaccessiblesqu’àquelques-uns…– Je le sais, dit nerveusement le patient. Et je refuse de me sentir
coupable pour ça. Ou bien faisiez-vous allusion à des pressionsinconsidérées?– Pas du tout,monsieur le Sénateur. Les décisions du Bureau n’ont
jamais été mises en question. Je fais état de la difficulté et de la
complexitédel’opérationpourvousexpliquermondésirdel’exécuterlemieuxpossible.–Ehbien,faitesdonc.C’estégalementmondésir.–Jedoisdoncvousdemanderdeprendreunedécision.Ilestpossible
devousoffrirdeuxsortesdifférentesdecœurcybernétique,enmétalouen…–Enplastique !dit lepatientavec irritation.N’est-cepas là le choix
quevousalliezm’offrir,docteur?Duvulgaireplastique.Jen’enveuxpas.Monchoixestfait.Jeveuxdumétal.–Mais…–Écoutez!Onm’aditquelechoixdépenddemoi.Est-cevrai?Lechirurgienhochalatête.–Quanddeuxprocédéssontd’égalevaleurd’unpointdevuemédical,
c’estaupatientdechoisir.Enfait,lepatientchoisitmêmequandlesdeuxprocédésnesontpasd’égalevaleur,commedanslecasprésent.Lepatientclignadesyeux.– Essayez-vous de me faire croire que le cœur en plastique est
supérieur?– Cela dépend du malade. A mon avis, dans votre cas précis, il est
supérieur.Etnouspréféronsnepasnousservirdumotplastique.Ils’agitd’uncœurcybernétiqueenfibre.–Pourmoi,c’estduplastique.–MonsieurleSénateur,ditlechirurgienavecunepatienceinfinie,ce
matériaun’estpasduplastiquedans le sensordinairedumot.C’estunmatériau polymère, c’est vrai, mais beaucoup plus complexe que leplastiqueordinaire.C’estuneprotéinefibreusecomplexe,fabriquéepourimiterlemieuxpossiblelastructurenaturelleducœurhumainquibatencemomentdansvotrepoitrine.– Exactement, et le cœur humain qui bat en ce moment dans ma
poitrineestcomplètementuséquoique jen’aiepasencoresoixanteans.Jen’enveuxpasunautresemblable,mercibien.Jeveuxquelquechosedemieux.–Nousvoulons tousquelquechosedemieuxpourvous,monsieur le
Sénateur. Le cœur cybernétique en fibre seramieux. Théoriquement, ilpeutdurerdessiècles.Iln’estabsolumentpasallergénique…–Est-cequ’iln’enestpasdemêmeducœurmétallique?–Oui,certainement,ditlechirurgien.Lecœurmétalliqueestfaitd’un
alliagedetitanequi…–Etquines’usepas?Etquiestplussolideque leplastique?Ou la
fibre,appelezçacommevousvoudrez.–Lemétalestphysiquementplussolide,c’estexact,maisilnefautpas
considérer seulement la solidité mécanique. La solidité mécanique n’apasgrandeimportance,puisquelecœurestbienprotégé.Touteblessurecapabled’atteindrevotrecœurvoustuera,mêmesivotrecœurrésiste.Lepatienthaussalesépaules.–Sijemecassejamaisunecôte,jem’enferairemettreuneentitane.Il
estfacilederemplacerdesos.N’importequipeutselefairefaire.Jeseraiaussimétalliquequeçameplaira,docteur.–C’estvotredroit,sivousvoulezqu’ilensoitainsi.Pourtant,ilestde
mon devoir de vous prévenir que les cœurs métalliques n’ont aucunedéfaillance mécanique, mais qu’ils ont quelquefois des pannesélectroniques.–Qu’est-cequecelasignifie?– Cela signifie que tout cœur cybernétique contient un mécanisme
entraîneur.Danslecasducœurenmétal,c’estundispositifélectroniquequi maintient le rythme approprié. De sorte que tout cœur métalliquecomprend une batterie miniaturisée, destinée à altérer le rythme ducœur,pourqu’ilvariesuivantl’étatphysiqueouémotionneldel’individu.Ilpeutarriverquequelquechoses’ydétraque,etilyadesgensquisontmortsavantqu’onaitpuporterremèdeàcettedéfaillance.–Jen’enaijamaisentenduparler.–Jevousassurequeçaarrive.–Voulez-vousdirequeçaarrivesouvent?–Pasdutout.Çan’arrivequetrèsrarement.–Ehbiendonc,jeprendraimesrisques.Etlecœurenplastique?Ilne
comportepasdesystèmeentraîneur?–Biensûrquesi,monsieurleSénateur.Maislastructurechimiquedu
cœurdefibreestassezprochedecelledutissuhumainnaturel.Ilréagitde lui-même aux contrôles hormonaux du corps. De sorte que lecomplexe à insérerdans le cœurde fibre est beaucoupplus simplequedanslecasd’uncœurmétallique.–Maislecœurfibreuxn’échappejamaisauxcontrôleshormonaux?–Cen’estjamaisarrivé.–Parcequec’estuneinventionplusrécente.Jemetrompe?Lechirurgienhésita.–Ilestvraiqu’onutiliselecœurmétalliquedepuispluslongtempsque
lecœurfibreux.–Etvoilà !Maisalors,oùest leproblème,docteur?Avez-vouspeur
quejemetransformeenrobot…enMétallo,commeonlesappelledepuisqu’onleuraaccordélacitoyenneté?–Iln’yarienàredireàunMétallo,entantqueMétallo.Commevous
le dites, ils sontmaintenant des citoyens comme les autres.Mais vous,vousn’êtespasunMétallo.Vousêtesunêtrehumain.Pourquoinepaslerester?–Parcequejeveuxcequ’ilyademieux,doncuncœurmétallique.Et
vousmemettrezuncœurmétallique.Lechirurgienhochalatête.–Trèsbien.Onvousdemanderadesigner lespapiersnécessaires,et
vousserezpourvud’uncœurmétallique.–Etc’estvousquim’opérerez?Onditquevousêteslemeilleur.–Jeferaitoutcequejepourraipourquelechangementsefasseavec
leminimumdeheurts.Laportes’ouvrit,etlachaiseemportalepatienthorsdelapièce.L’ingénieurmédical entra, suivant des yeuxpar-dessus son épaule le
patientquis’éloignaitjusqu’àcequelesportessereferment.Ilsetournaverslechirurgien.–Ehbien,jedevinecequis’estpassérienqu’àvousregarder.Qu’a-t-il
décidé?Lechirurgiensepenchasursonbureau,notantquelquesdétailspour
ledossier.–Cequevousaviezprévu.Ilveutabsolumentuncœurmétallique.–Aprèstout,ilssontmeilleurs.– Pas tellement ; ils existent depuis plus longtemps, c’est tout. C’est
unemanie qui affecte l’humanité depuis que lesMétallos sont devenusdes citoyens. Bizarrement, les hommes ont envie de se transformer enMétallos.Ilsdésirentardemment la forcephysiqueet l’endurancequ’onleurprête.–Vousnevoyezqu’unseul côtéde laquestion,docteur.Vousn’avez
pasaffaireàdesMétallos;moi,si.Etjesaiscequ’ilenest.Les deux derniers qui sont venus me voir pour que je les répare
voulaientdesélémentsfibreux.–Est-cequ’ilslesontobtenus?–Dansl’undescas,ilnes’agissaitquederemplacerdestendons;et,
métal ou fibre, ça ne faisait pas grande différence. Mais le deuxièmevoulaitunsystèmecirculatoireousonéquivalent.Je luiaiditque jenepouvaispas;passansrestructurercomplètementsoncorpsenmatériaufibreux…etjesupposequ’onenarriveralàunjour;àdesMétallosquine
serontplusvraimentdesMétallos,mais,d’unecertaine façon,desêtresdechairetdesang.–Vousnepensezpasvraimentcequevousdites?– Pourquoi pas ? Et il y aura aussi des humains métallisés.
Actuellement, nous avons sur la Terre deux variétés d’intelligence.Pourquoideux?Qu’ellesserapprochent lepluspossible,et,à la limite,nousneverronsplusentreellesaucunedifférence.Pourquoivoudrions-nousconservercesdifférences?Nousaurions lemeilleurdesdeux: lesavantagesdel’hommecombinésàceuxdurobot.–Vousobtiendriezunhybride,ditlechirurgiend’untonréprobateur.
Quelquechosequineseraitpaslesdeuxàlafois,maisnil’unnil’autre.N’est-ilpaslogiquedesupposerqu’unindividudoitêtreassezfierdesastructureetdesonidentitépournepasdésirerl’altérerpardesélémentsétrangers?Pourquoicetindividudésirerait-ildevenirunmétis?–Vousparlezcommeunségrégationniste.–Ehbien,vapourleségrégationnisme.Lechirurgiencontinuaavecunetranquilleemphase:–Jecroisqu’ilfautaccepterd’êtrecequ’onest.Moi,jenevoudraispas
changerunatomedemastructurepourquelqueraisonquecesoit.Siunremplacementd’organedevenaitabsolumentnécessaire, jedemanderaisqu’il reste aussi proche dema structure originelle que possible. Je suismoi-même ; je suis heureux de l’être ; et je ne voudrais pas êtreautrement.Maintenant, il avait fini, et il devait se préparer pour l’opération. Il
plaçasesmainspuissantesdanslefour,quileschauffaaurougepourlesstérilisercomplètement.Malgrétoutelapassiondesesdiscours,iln’avaitjamaisélevélavoix,et,sursonvisagedemétalpoli,iln’yavait(commed’habitude)aucuneexpression.
ROBBIE
–Quatre-vingt-dix-huit…quatre-vingt-dix-neuf…Cent.Gloriaretirasonpetitavant-braspotelédontelleseservaitpourcacher
sesyeux,etdemeurauninstantlenezfroncé,enclignantdesyeuxdanslalumièredusoleil.Puiss’efforçantderegarderdanstouteslesdirectionsàlafois,ellefitquelquepasprudentsàl’écartdel’arbrecontrelequelelles’appuyait.Elleallongealecoupourévaluerlesressourcesd’unbouquetdetaillis
sur la droite puis recula encore un peu pour mieux voir ses recoinsombreux. Le silence n’était troublé que par l’incessant bourdonnementdes insectes et le pépiement éventuel de quelque oiseau téméraire,bravantl’ardeurdusoleildemidi.Gloriafitlamoue.–Jepariequ’ilestentrédanslamaisonetpourtantjeluiairépétéun
milliondefoisquecen’étaitpaspermis.Comprimantfortementseslèvresminusculesetlefrontbarréd’unpli
sévère,ellesedirigeaavecdéterminationverslebâtimentàdeuxétages,del’autre-côtédel’alléed’accès.Elle entendit trop tard le bruissement, derrière elle, et le ploc-ploc
rythmiquedespiedsmétalliquesdeRobbie.Ellevirevoltasurplacepourapercevoirsoncompagnontriomphantsortirdesacachetteetsedirigerversl’arbre-maisonàtoutevitesse.–Attends,Robbie,cria-t-elledépitée,tuastriché,Robbie!Tum’avais
promisdenepascouriravantquejet’aietrouvé.Ses petits pieds ne pouvaient pas lutter avec les enjambées
gigantesques de Robbie. Puis, à moins de trois mètres du but, il pritsoudain une allure d’escargot, etGloria, d’un suprême galop effréné, ledépassaenhaletantpourvenirtoucherlapremièrel’écorcedel’arbre.Rayonnantedejoie,ellesetournaverslefidèleRobbieet,aveclaplus
noire ingratitude, le récompensa de son sacrifice en le raillantcruellementdesoninaptitudeàlacourse.– Robbie est une tortue ! criait-elle à-tue-tête avec toute
l’inconséquenced’unepetitepersonnedehuit ans. Je lebats comme je
veux.Jelebatscommejeveux,psalmodiait-elled’unevoixperçante.Robbienerépondaitpas,bienentendu.Dumoinspasenparoles.Il fitmine de courir, alors qu’en réalité il trottait sur place, jusqu’au
momentoùGlorias’élançaàsapoursuite.Alorsilréglasonalluresurlasienne,ladistançantdepeu,laforçantàvirersurplaceendécrivantdescrochetscourts,sespetitsbrasbattantl’airfollement.–Robbie,criait-elle,arrête!…Etsonsoufflehaletanttransformaitsonrireenhoquets.Soudain il la saisit, la souleva et la fit tourner avec lui et le monde
devintpourelleuntourbillonsurmontéd’unnéantbleu,avecdesarbrestendant avidement leurs branches vers le vide. Puis elle se retrouva denouveausurl’herbe,appuyéecontrelajambedeRobbieserranttoujoursdanssamenotteundoigtdemétaldur.Au bout d’un moment, elle retrouva son souffle. Elle repoussa
vainementsescheveuxendésordreenimitantvaguementungestedesamèreetsecontorsionnapourvoirsisarobeétaitdéchirée.ElleabattitsamainsurletorsedeRobbie–Méchantgarçon!Jevaistedonnerunefessée!EtRobbiedejouerlafrayeurenseprotégeantlevisagedesesmains,si
bienqu’elledutajouter:–Non,Robbie,jenetedonneraipaslafessée.Maisàprésentc’estmon
tour de me cacher, parce que tu as les jambes plus longues que lesmiennesetquetuavaispromisdenepascouriravantquejet’aietrouvé.Robbiehochalatête–quiétaitenréalitéunpetitparallélépipèdeaux
anglesarrondis,réuniàunsecondmaisplusgrandparallélépipèdequiluitenait lieudetorse,aumoyend’uncylindrecourtmais flexible–etallas’appuyerdocilementcontrel’arbre.Unemincefeuilledemétaldescenditsursesprunellesbrillantesetdel’intérieurdesoncorpsparvintuntic-tacbruyantetrégulier.– Ne regarde pas… et ne saute pas de chiffres, l’avertit Gloria en
courantsecacher.Avecunerégularitédemétronomes’effectualedécomptedessecondes
et,lorsquevintlacentième,lespaupièresselevèrent,etlesyeuxbrillantsde Robbie balayèrent le paysage. Ils s’arrêtèrent un instant sur unfragmentdetissucoloréquidépassaitau-dessusd’unrocher.Ils’avançadequelquespasetseconvainquitqu’ils’agissaitbiendeGloriaquis’étaitaccroupiederrièrecetabri.Lentement,prenantbiensoindedemeurerconstammententreGloria
et l’arbre, il s’approcha de la cachette, et lorsque Gloria se trouva en
pleine vue et dans l’impossibilité de prétendre qu’elle n’était pasdécouverte,iltenditunbrasverselle,enclaquantl’autrecontresajambepourlafairerésonner.Gloriaseredressa,lamineboudeuse.– Tu as regardé ! s’exclama-t-elle avec une insignemauvaise foi. Et
puisjesuisfatiguéedejoueràcache-cache.Jeveuxquetumeportes.Mais Robbie, offensé par cette accusation injuste, s’assit avec
précautionetremualourdementsatêtededroiteàgauche.Gloriachangeadetonaussitôtetsefitcajoleuse.–Allons,Robbie,jeneparlaispassérieusement.Porte-moi.MaisRobbien’étaitpasrobotàselaisserconvaincreaussiaisément.Il
regardalecield’unairtêtuetsecoualatêteavecencoreplusd’emphase.–Jet’enprie,Robbie,porte-moi.Elle lui entoura le coudesesbras roseset l’étreignitavec force.Puis
changeantd’humeurenuninstant,elles’écartadelui.–Situneveuxpas,jevaispleurer.Etsonvisagesecrispaenunegrimacelamentable.MaisRobbieaucœurdurneselaissapasémouvoirparcetteaffreuse
éventualité,etsecoualatêteunetroisièmefois.Gloriajugeanécessairedejouersacartemaîtresse.–Situneveuxpas,s’exclama-t-elle,jeneteraconteraiplusd’histoires,
c’esttout.Pasuneseule!Robbie capitula immédiatement et inconditionnellement devant cet
ultimatum,hochantlatêtevigoureusementaupointdefairerésonnerlemétal de son cou. Avec des gestes prudents, il souleva la fillette et ladéposasurseslargesépaulesplates.Gloriaravala instantanément les larmesqu’ellemenaçaitdeverseret
roucoula de plaisir. La peau métallique de Robbie, maintenue à latempératureconstantedevingtetundegrésparlesenroulementsàhauterésistancedisposésàl’intérieurdesacarcasse,étaitd’uncontactagréableet le magnifique son de cloche fêlée, que produisaient les talons de lafillette en battant rythmiquement contre la poitrine du robot, étaitvéritablementenchanteur.–Tuesuncroiseurde l’air,Robbie, tu esungrandcroiseurde l’air,
toutenargent.Etendslesbrashorizontalement…illefaut,Robbie,situveuxêtreuncroiseurdel’air.Gloria tourna la tête du robot et se pencha à droite. Il s’inclina
fortement. Gloria équipa le croiseur d’un moteur qui faisait B-r-r-r etensuite d’armes qui faisaient Boum et ch-ch-ch-ch. Des pirates leurdonnaientlachasseetl’artillerieducroiseurentraitenaction.Lespirates
tombaientenpluie.–Jeviensd’enabattreunautre…Encoredeuxautres,criait-elle.Etpuis:– Plus vite, mes amis, dit Gloria la mine sévère. Nos munitions
commencentàs’épuiser.Elle visa par-dessus son épaule avec un courage indomptable, et
Robbie était un navire spatial fonçant dans le vide avec le maximumd’accélération.Il galopait à travers le champ, se dirigeant vers le carré de hautes
herbes poussant à l’autre extrémité, lorsqu’il s’immobilisa avec unebrusqueriequiarrachauncriàlajeuneamazoneauxjouesempourprées,puisilladéposasurlemoelleuxtapisvert.Gloria haletait, suffoquait en émettant par intermittence des
exclamationsmurmurées:Quellebellegalopade!Robbie attendit qu’elle eût repris son souffle puis tira gentiment sur
l’unedesmèchesdecheveuxdelafillette.– Tu désires quelque chose ? demanda Gloria les yeux agrandis par
unecandeurapparemmentsansartificesmaisquine trompanullementsonénorme«bonned’enfants».Iltiraplusfortsurlamèche.–Oh,j’ysuis!Tuveuxquejeteraconteunehistoire.Robbiehochavivementlatête.–Laquelle?Robbiedécrivitundemi-cercledansl’airavecunseuldoigt.– Encore ? protesta la petite fille. Je t’ai déjà raconté Cendrillon au
moinsunmilliondefois.Tun’espasencorefatiguédel’entendre?…C’estuncontepourbébés.Nouveaudemi-cercle.–Ehbien…Gloriapritunairinspiré,repassamentalementlesdétailsduconte(en
même temps que plusieurs additions de son cru dont le nombre étaitd’ailleursimportant)etcommença:–Es-tuprêt?Bon.Ilyavaitunefoisunebellepetitefillequis’appelait
Cendrillon.Elleavaitunemarâtreterriblementcruelle…Gloria parvenait au point culminant du récit – aux douze coups de
minuitchaquechosereprenaitsonaspectbanaletquotidien–etRobbieécoutaitavecpassion,lesyeuxbrûlants,lorsqu’ellefutinterrompue.–Gloria!C’étaitlavoixhautperchéed’unefemmequivenaitd’appelernonpas
unefois,maisplusieurs;etl’onydiscernaitlanervositéd’unepersonnechezquil’anxiétéprenaitlepassurlapatience.–Mamanm’appelle,ditGloria,quelquepeu inquiète.Jecroisquetu
feraisbiendemerameneràlamaison,Robbie.Robbie obéit avec célérité, car quelque chose en lui estimait qu’il
convenaitd’obéiràMrs.Westonsanslemoindresoupçond’hésitation.Lepère de Gloria se trouvait rarement chez lui durant le jour, sauf ledimanche – aujourd’hui par exemple – et alors il se montrait gai etcompréhensif.LamèredeGloria,aucontraire,constituaitunesourcedemalaisepourRobbie,etilavaittoujourstendanceàfuirsaprésence.Mrs.Westonlesaperçutdèsqu’ilsseredressèrentau-dessusdurideau
dehautesherbesetseretiraàl’intérieurdelamaisonpourlesattendre.–Jemesuiségosilléeàt’appeler,Gloria,dit-ellesévèrement.Oùétais-
tudonc?–J’étaisavecRobbie,balbutiaGloria.JeluiracontaisCendrillonetj’ai
oubliél’heuredudîner.–Ehbien, il estdommagequeRobbien’aitpaseuplusdemémoire.
(Puiscommesicetteréflexionluirappelaitlaprésencedurobot:)Vouspouvez disposer, Robbie. Elle n’a plus besoin de vous en ce moment.(Puiselleajoutad’untonaigre:)Etsurtoutnevousavisezpasdereveniravantquejenevousappelle.Robbie fitdemi-tourpourobéir,puishésitacommeGloriaprenaitsa
défense.–Attends,maman,ilfautquetuluipermettesderester.Jen’aipasfini
deluiraconterCendrillon.JeluiavaispromisdeluiraconterCendrillonetjen’aipasterminé.–Gloria!–Jet’assure,maman,ilserasisagequetunesauramêmepasqu’ilest
là.Ilvas’asseoirbiengentimentsur lachaise,danslecoin,et ilnedirapasunmot–jeveuxdirequ’ilnebougerapas.N’est-cepas,Robbie?Robbieagitasatêtemassivedehautenbas.–Gloria,si tunetetaispasimmédiatement,tuneverraspasRobbie
detoutelasemaine.Lafillettebaissalespaupières.–Trèsbien,maisCendrillonestl’histoirequ’ilpréfèreetjenel’aipas
terminée…etill’aimetellement.Lerobots’éloignad’unpasdésoléetGloriaétouffaunsanglot.George Weston était installé confortablement. Il avait l’habitude de
prendre ses aises les dimanches après-midi. Un bon repas dansl’estomac ; un divanmoelleux et fatigué où se vautrer ; un numéro duTimes;dessandalesauxpieds,letorsenu,commentnepasressentirunedélicieuseimpressiondeconfort?Ilnefutdoncpastrèsagréablementsurprisdevoirsafemmepénétrer
danslapièce.Aprèsdixannéesdemariage,ilavaitencorel’inconcevablefaiblesse de l’aimer et sans aucun doute était-il toujours heureux de lavoir…néanmoinsl’après-mididudimanche,aprèsledéjeuner,étaitpourluichosesacréeetilneconnaissaitpasdeplusgrandebéatitudequededemeurer, deux ou trois heures durant, dans une solitude complète. Ilfixa donc l’œil fermement sur le dernier compte rendu de l’expéditionLefèbre-YoshidaversMars (elledevaitpartirde laBase lunaireetavaitdeschancesderéussir)etfitsemblantd’ignorersaprésence.Mrs. Weston attendit patiemment pendant deux minutes, puis
impatiemment durant cent vingt nouvelles secondes, et rompitfinalementlesilence.–George.–Hum?– George, je te parle ! Je te prie de reposer ton journal et de me
regarder.Le journal chut sur le plancher avec un bruit de papier froissé, et
Westontournaunvisagelasverssafemme.–Qu’ya-t-il,machérie?–Tulesaisparfaitement,George.Ils’agitdeGloriaetdecetteterrible
machine.–Dequelleterriblemachineparles-tu?–Nefaispasl’âne.Tusaisfortbiendequoijeparle.C’estcerobotque
GloriaappelleRobbie.Ilnelaquittepasd’unesemelle.– Pourquoi la quitterait-il ? Il n’est pas conçu pour cela. Et ce n’est
certainement pas une terriblemachine. C’est lemeilleur robot que l’onpuisse trouver sur lemarché et ilm’a coûté sixmois de revenus. Il lesvaut d’ailleurs… il est autrement plus intelligent que la moitié dupersonneldemonbureau…Ilfitunmouvementpourramassersonjournal,maissafemmefutplus
rapidequeluietlemithorsdesaportée.– Ecoute-moi bien, George. Je ne veux pas confier ma fille à une
machine,si intelligentequ’ellepuisseêtre.Unenfantn’estpasfaitpourêtregardéparunêtredemétal.Westonfronçalessourcils:
–Depuisquandas-tudécidéça?Ilyamaintenantdeuxansqu’ilestauprèsdeGloriaetjenet’aijamaisvuetefairedesoucijusqu’àprésent.– Au début, c’était différent. L’attrait de la nouveauté. Cela me
soulageaitdansmontravail…etpuisc’étaitlamode.Maisàprésent,jenesaisplus.Lesvoisins…–Queviennentfairelesvoisinslà-dedans?Ecoute-moibien.Unrobot
estinfinimentplusdignedeconfiancequ’unebonned’enfantshumaine.Robbie n’a été construit en réalité que dans un but unique… servir decompagnonàunpetitenfant.Samentalitétoutentièreaétéconçuepourcela. Ilnepeut faire autrementqued’être fidèle, aimant et gentil.C’estunemachinequiest faiteainsi.C’estplusqu’onn’enpeutdirepour leshumains.–Maisunincidentpourraitseproduire…Mrs. Weston n’avait qu’une idée assez approximative des organes
internesd’unrobot.–Unepièceprendraitdu jeu, l’horribleenginseraitprisde folieet…
et…Ellen’arrivaitpasàsecontraindreàcomplétersapensée.– Impossible, ditWeston avec un frisson nerveux involontaire. C’est
complètement ridicule. Nous avons eu une longue discussion, lorsquenousavonsachetéRobbie,àproposdelaPremièreLoidelaRobotique.Tu sais qu’il est impossible pour un robot de nuire à un être humain ;longtemps avant que le mécanisme soit assez endommagé pourtransgresserlaPremièreLoi, lerobotseraitcomplètementhorsd’usage.C’est une impossibilitémathématique. En outre, un ingénieur de l’U.S.Robotsvienticideuxfoisparanpourréviserentièrementlemalheureuxengin. Il y a moins de chances de voir Robbie devenir subitementincontrôlable que de te voir, toi, battre la campagne de but en blanc…beaucoupmoinsenvérité.Enoutre,commentferas-tupourleséparerdeGloria?Il fit une tentative aussi futile que la précédente pour rentrer en
possessionde son journal et sa femme le jeta avec colèredans la piècevoisine.–C’est justementcequime tracasse,George.Elleneveutplus jouer
avecpersonned’autre.Ilyadesdouzainesdepetitsgarçonsetdepetitesfillesavecquielledevrait se lierd’amitié,mais iln’ya rienà faire.Ellerefusedelesapprocheràmoinsquejenel’ycontraigne.Cen’estpasdecette façon qu’on doit élever une petite fille. Tu veux qu’elle deviennenormale, n’est-ce pas ? Tu veux qu’elle soit capable de s’intégrer à la
société?–Tutefaisdesidées,Grace.Iln’yaqu’àconsidérerRobbiecommeun
chien.J’aivudescentainesd’enfantsquipréfèrentleurchienàleurpère.– Un chien est différent, George. Il faut nous débarrasser de cette
horrible mécanique. Tu peux la revendre à la compagnie. Je me suisrenseignée,c’estpossible.– Tu t’es renseignée ? Ecoute-moi bien, Grace. Ne poussons pas les
chosesà l’extrême.Nousgarderons lerobot jusqu’aumomentoùGloriaseraplusâgéeetjetepriedésormaisdeneplusrevenirlà-dessus.Ayantdit,ilselevaetsortitdelapièceavechumeur.Deuxsoirsplustard,Mrs.Westonvintàlarencontredesonmarisurle
seuildelaporte.– Il faudra bien que tu m’écoutes cette fois, George. Les gens sont
nerveuxdanslevillage.–Aquelsujet?demandaWeston.Ilentradanslasalledebainsetnoyatouteréponsepossibledansun
éclaboussementd’eau.Mrs.Westonattendit.–AproposdeRobbie,dit-elle.Westonsortit,laservietteenmain,levisagerougeetirrité.–Dequoiparles-tu?–Oh!celan’apascessédecroître.J’aitentédefermerlesyeux,mais
c’est fini. La plupart des gens du village pensent que Robbie estdangereux.Onne laissepas lesenfantss’approcherdenotremaison, lesoirvenu.–Nousconfionsbiennotreenfantaurobot.–Lesgensn’ensontpassatisfaits.–Ehbien,qu’ilsaillentaudiable!–C’est unmot, ça ne résout pas le problème. Il faut que j’aille faire
mes courses au village. Je dois rencontrer les gens chaque jour. Et enville, la situation est encore bien pire. New York vient de passer uneordonnancequiinterditlesruesauxrobotsentrelecoucheretleleverdusoleil.– Soit,mais on nem’empêchera pas de garder un robot dans notre
maison… Grace, c’est encore une de tes campagnes, j’en ai reconnu lestyle. Mais tu perds ton temps. Ma réponse est toujours non ! NousgarderonsRobbie!
Et pourtant, il aimait sa femme… et le pire, c’est que sa femme lesavait.GeorgeWeston, lepauvre,n’étaitaprès toutqu’unhomme,etsafemme utilisait à fond toutes les ressources qu’un sexe plus maladroitmaisaussiplusscrupuleuxavaitappris,avecjusteraison,àredouter.Dixfois,aucoursdelasemainesuivante,ils’écria:«Robbierestera…
Jenereviendraipassurmadécision!»etchaquefoisilprononçaitcesparolesunpeuplusbas,avecungémissementdeplusenplusaudible.VintenfinlejouroùWestons’approchadesafilled’unaircoupableet
luiproposaune«belle»représentationdevisivoxauvillage.Gloriaclaquajoyeusementdesmains.–Robbiepourra-t-ilvenir?–Non,machérie,dit-il,sentantsoncœurseserrerausondesapropre
voix.Lesrobotsnesontpasadmisauvisivox…mais tupourrastout luiraconterenrentrantàlamaison.Iltrébuchasurlesderniersmotsetdétournalesyeux.Gloriarevintduvillage,débordantd’enthousiasme,carlespectacledu
visivoxavaitétévraimentsplendide.Elleattenditquesonpèreeûtgarélavoitureàréactiondanslegarage
ensous-sol.–Attends que je raconte l’histoire àRobbie, papa. Je suis sûre qu’il
aurait tout aimé. Surtout le moment où Francis Fran reculait sidoucement,etvoilàqu’ilestvenusejetersurl’undeshommes-léopardset qu’il a dû s’enfuir en courant. (Elle se remit à rire.) Papa, y a-t-ilvraimentdeshommes-léopardssurlaLune?–Probablementpas,ditWestondistraitement.Cesontseulementdes
histoiresinventéespourfairerire.Il ne pouvait s’attarder davantage autour de la voiture. Le moment
étaitvenud’affronterl’épreuve.Gloriapartitencourantàtraverslapelouse.–Robbie…Robbie!Puis elle s’arrêta brusquement à la vue du beau chien collie qui la
regardait de ses yeux bruns et sérieux en agitant la queue devant leporche.–Oh,lejolichien!Gloriamontalesmarches,s’approchaprudemmentetcaressal’animal.–C’estpourmoi,papa?Samèreétaitvenuelesrejoindre.–Oui,c’estpourtoi,Gloria.N’est-ilpasmignonavecsonpoildouxet
soyeux?Ilesttrèsdoux.Ilaimelespetitesfilles.
–Sait-iljouer?– Certainement. Il sait faire des tas de tours. Aimerais-tu en voir
quelques-uns?–Toutdesuite!J’aimeraisqueRobbiepuisselevoiraussi…Robbie!Elles’immobilisa,prised’incertitude,etfronçalessourcils.–Jesuissûrequ’ildemeuredanssachambrepourmepunirdenepas
l’avoiremmenéàlaséancedevisivox.Ilfaudraquetuluiexpliques,papa.Ilpourraitnepasmecroire,maissic’est toiqui luiparles, il sauraquec’estvrai.Westonserraleslèvres.Iltournalesyeuxverssafemmemaisneput
rencontrersonregard.Gloria se retournaprécipitammentetdescendit lesmarchesdusous-
solencriant:–Robbie…Viensvoircequepapaetmamanm’ontapporté.Ilsm’ont
faitcadeaud’unchien,Robbie.Auboutd’uneminuteelleétaitderetour,touteffrayée.–Maman,Robbien’estpasdanssachambre.Oùest-il?Il n’y eut pas de réponse ; George Weston toussa et fut soudain
prodigieusement intéressé par un nuage errant. La voix de Gloriatrembla,auborddeslarmes.–OùestRobbie,maman?Mrs.Westons’assitetattiradoucementàellelapetitefille.–Nesoispastriste,Gloria.Robbieestparti,jecrois.–Parti?Oùça?Oùest-ilparti,maman?–Nulnelesait,machérie.Ilestparti.Nousavonscherché,cherché,
maisnousn’avonspaspuletrouver.–Alorsilnereviendrajamais?Sesyeuxétaientagrandisd’horreur.– Peut-être le retrouverons-nous bientôt. Nous continuerons à le
chercher. Et en attendant tu pourras jouer avec ton gentil chien-chien.Regarde-le!Ils’appelleEclairetilpeut…MaislesyeuxdeGloriaavaientdébordé.–Jeneveuxpasdecesalechien…JeveuxRobbie, jeveuxquevous
retrouviezRobbie.Sonchagrindevinttropfortpours’exprimerenmotsetelleserépandit
encrisstridents.Mrs. Weston regarda du côté de son mari pour lui demander du
secours,maisilsecontentadedéplacersespiedsd’unairmoroseetnesedétourna pas de sa contemplation ardente du ciel ; il lui fallut donc se
penchersurlapetitefillepourlaconsoler.– Pourquoi pleures-tu, Gloria ? Robbie n’était qu’une machine, une
salevieillemachine.Cen’étaitmêmepasvivant.–Cen’étaitpasunemachine!hurlafarouchementGloria.C’étaitune
personne comme vous etmoi et il étaitmon ami. Je veux le retrouver.Oh!maman,ramenez-le-moi.Sa mère poussa un gémissement qui était un aveu de défaite et
abandonnaGloriaàson-chagrin.– Laisse-la pleurer un bon coup, dit-elle à son mari. Les chagrins
d’enfantnedurentjamaisbienlongtemps.Dansquelquesjourselleauraoubliéjusqu’àl’existencedecetaffreuxrobot.Mais le temps prouva queMrs.Weston était un peu trop optimiste.
SansdouteGloriacessa-t-elledepleurer,maisellecessaaussidesourireet, à mesure que les jours passaient, elle se faisait de plus en plussilencieuseetinconsistante.PetitàpetitsatristessepassiveeutraisondeMrs.Westonetseulelaretenaitdecéderlanécessitéd’avouersadéfaiteàsonmari.Puisunsoir,elleentraencoupdeventdanslasalledeséjour,s’assit,
croisalesbrasd’unairpleindefureur.Sonmaritenditlecoupourlavoirpar-dessussonjournal.–Qu’ya-t-il,Grace?– C’est cette enfant, George. J’ai dû renvoyer le chien aujourd’hui.
Gloria ne peut plus le supporter,m’a-t-elle dit. Elle est en train demeconduireàladépressionnerveuse.Westonreposasonjournaletunelueurd’espoirilluminasesyeux.–Peut-être pourrions-nous faire revenirRobbie. C’est possible, tu le
sais.Jepuismemettreenrapportavec…–Non!répondit-ellefarouchement.Jeneveuxpasenentendreparler.
Nousnecéderonspasaussifacilement.Monenfantneserapasélevéeparunrobot,dussé-jepasserdesannéesàleluifaireoublier.Westonramassadenouveausonjournalavecunairdéçu.–Acetrain,mescheveuxaurontblanchiprématurémentdansunan.–On peut dire que tu es un hommede ressources, dit-elle d’un ton
glacial.Gloriaabesoindechangerd’environnement.Commentpourrait-elle oublier Robbie dans cettemaison, alors que chaque arbre, chaquerocherluirappellesonsouvenir?Demaviejen’aivuunesituationaussiimbécile. Comment imaginer qu’une enfant puisse dépérir de la perted’unrobot!– Eh bien, revenons au fait. Quel genre d’environnement conçois-tu
pourelle?–NousallonslaconduireàNewYork.–Enpleineville!Enaoût!Sais-tuàquoiressembleNewYorkenplein
moisd’août?Cen’estpastenable.–Desmillionsdegenslesupportentbien.–Ilsn’ontpaslachancededisposerd’unerésidencecommelanôtre.
S’ilspouvaientquitterNewYork, ilsnes’enpriveraientpas,tupeuxmecroire.–Ilfaudrabiennousrésigner.Nousallonspartirdèsmaintenant–ou
dumoinsaussitôtquenousauronsprislesdispositionsnécessaires.Danslaville,Gloriaauraassezdecentresd’intérêtetd’amispourremonterlecourantetoubliercettemachine.–Oh,Seigneur!gémitlemari.Quandjepenseàcespavésbrûlants!– Tant pis, répondit sa femme, imperturbable. Gloria a perdu deux
kilos enunmois et la santédemapetite fillem’est plus chèreque tonconfort.–Ilestbiendommageque tun’aiespaspenséà lasantéde tapetite
fille, avant de la priver de son robot,murmura-t-il… sans desserrer lesdents.Gloriafitparaîtreimmédiatementdessignesd’améliorationlorsqu’on
luiparladuvoyageimminentàlaville.Elleenparlaitpeu,maistoujoursavecunplaisiranticipé.Denouveau,elleserepritàsourireetàmangeravecunpeudesonappétitantérieur.Mrs.Westonsefélicitasansdiscrétionetnemanquaaucuneoccasion
detriompherdesonmaritoujourssceptique.–Tuvoisbien,George,qu’elleaideàpréparerlespaquetscommeun
petitangeetbabillecommesiellen’avaitpaslemoindresouciaumonde.C’estbiencequejet’avaisdit:ilsuffitdel’intéresseràautrechose.–Hum,jel’espère,dit-ilsansycroire.On prit rapidement les dispositions préliminaires.On fit préparer la
maisonde la cité et un couple fut engagé pour entretenir lamaisondecampagne.Quandvintlemomentdepartir,Gloriaavaitretrouvépresquetoutsonentraind’antanetneparlaitplusdeRobbie.D’excellente humeur, la famille prit un gyro-taxi pour l’aéroport
(Weston aurait préféré utiliser son gyro personnel, mais il n’avait quedeuxplacesetpasdesouteàbagages)etpénétradansl’aviondeligne.– Viens, Gloria, je t’ai réservé une place près du hublot afin que tu
puissesregarderlepaysage.
Gloriatrottaallègrementdansl’entréecentrale,s’aplatit lenezcontrel’épaisse glace ovale, et observa avec un intérêt renouvelé quand legrondementdumoteurse répercutaà l’intérieurde la cabine.Elleétaittropjeunepouravoirpeurquandlesolfuthappécommeparunetrappeet qu’elle sentit son poids doubler tout à coup, mais assez pour êtrehautement intéressée. C’est seulement lorsque le sol prit l’aspect d’unpuzzle lointain qu’elle consentit à décoller son nez du hublot et à fairefaceàsamère.– Arriverons-nous bientôt à la ville, maman ? demanda-t-elle en
frictionnant son petit bout de nez gelé et en regardant avec intérêt latachedebuéeforméeparsarespirationsurlavitreserétrécirlentementetdisparaître.–Dans une demi-heure environ,ma chérie. N’es-tu pas contente de
partir?ajouta-t-elleavecunlégersoupçond’inquiétude.Necrois-tupasquetuserasheureuseenvilleavectouslesimmeublesetlesgensquetupourrasvoir?Nousironschaquejourauvisivoxpourvoirdesspectacles,aucirque,àlaplageet…–Oui,maman,réponditGloriasansenthousiasme.L’avion traversa des nuages et Gloria se plongea aussitôt dans ce
spectacleinhabituel.Puisl’appareilregagnadenouveaulecielclairetellesetournaverssamèreavecunairdemystère.–Jesaispourquoinousallonsàlaville,maman.–Vraiment?demandaMrs.Weston,intriguée.Pourquoi?–Tunem’asrienditparcequetuvoulaismefairelasurprise,maisje
sais.Un moment elle demeura pénétrée d’admiration pour sa propre
perspicacité,puisellesemitàriregaiement.–NousallonsàNewYorkpourretrouverRobbie,n’est-cepas?…Avec
desdétectives.Aumêmeinstant,GeorgeWestonavalaitunegorgéed’eau.Lerésultat
fut désastreux. Il y eut un hoquet étranglé, un geyser d’eau puis unequinte de toux frisant l’asphyxie. Quand tout fut terminé, il se leva, levisageapoplectique,trempédespiedsàlatêteetfortennuyé.Mrs. Weston demeura imperturbable, mais quand Gloria répéta sa
questiond’unevoixplusanxieuse,ellesentitlacolèrelagagner.– Peut-être, répondit-elle sèchement. Maintenant, pour l’amour du
ciel,assieds-toietnebougeplus.NewYork en 1998était plusque jamais leparadisdes touristes.Les
parentsdeGlorias’enrendirentcompteetentirèrentleplusgrandparti
possible.Suivantlesdirectivesformellesdesafemme,GeorgeWestonlaissases
affairessedébrouillertoutesseules,unmoisdurant,pourconsacrersontemps à distraire Gloria. Comme toujours, il apporta à cette tâche unesprit méthodique, efficient et pratique, dans la manière d’un hommed’affaires.Avantquelemoisnesefûtécoulé,toutcequ’onpouvaitfaireavaitétéfait.Lapetite filleavaitétémenéesur l’immeubleRoosevelt,hautdehuit
cents mètres, afin d’y contempler, avec une admiration craintive, lepanorama cahoteux de toits qui se perdait au loin dans les champs deLongIslandetlesplainesduNewJersey.IlsvisitèrentleszoosoùGloriaregardaavecuneterreurdélicieuseun«vrai lionvivant»(plutôtdéçuedevoirlesgardiensluiservirdesquartiersdeviandecrueplutôtquedesêtreshumains,commeelles’yattendait)etdemandaavecuneinsistancepéremptoireàvoirla«baleine».Lesdiversmuséeseurentleurpartd’attention,demêmequelesparcs,
lesplagesetl’aquarium.Elle remonta la moitié du cours de l’Hudson dans un bateau
d’excursionéquipéàlafaçonarchaïquedesfollesannéesvingt.Ellefitunvoltouristiquedanslastratosphèreetvitlecieldevenirpourprefoncé,lesétoiles apparaître en plein jour et la terre brumeuse, au-dessous d’elle,prendrelaformed’unimmensebolrenversé.Ellevoyageasousleseauxdu Long Island Sound à bord d’un mésoscaphe aux parois de verre,évolua dans un monde vert et ondulant où de bizarres êtres marinsvenaient les dévisager curieusement, pour s’éloigner soudain à touteallure.Sur un plan plus prosaïque,Mr.Weston la conduisit dans un grand
magasinoùelleputsedélecterdesressourcesfourniesparunautregenredepaysdefées.En fait, une fois que le mois fut pratiquement écoulé, les Weston
étaient convaincus d’avoir fait tout ce qui était en leur pouvoir pourdétournerl’espritdeGloria,unefoispourtoutes,durobotdisparu…maisilsn’étaientpastoutàfaitcertainsd’avoirréussi.Le fait demeurait que, quel que fût l’endroit visité, Gloria montrait
l’intérêtleplusintenseàtouslesrobotsprésents.Sicaptivantquefûtlespectacle,sinouveauqu’ilfûtpoursesjeunesannées,elles’endétournaitinstantanémentsiellesurprenaitducoindel’œill’éclaird’unmouvementmétallique.Mrs.Westonpritunsointoutspécialpouréviteràsafillelaprésence
detoutrobot.Ledrameatteignit sonpointculminantauMuséede laScienceetde
l’Industrie.On avait annoncéunprogramme spécial pour enfants, avecdestoursde«magie»scientifiquesmisàlaportéedesespritsenfantins.Bienentendu,lesWestonplacèrentlaséancesurlalistedesdistractionsabsolumentrecommandées.Ils se tenaient devant un stand, totalement absorbés par les exploits
d’unélectro-aimant,quandMrs.Westons’aperçuttoutàcoupqueGlorian’étaitplusàsescôtés.Ellecédaàlapanique,puissecalmaet,avecl’aidedetroispréposés,entrepritunefouilleminutieuse.Bien entendu, Gloria n’était pas fille à errer au hasard. Elle faisait
preuve d’une détermination inhabituelle à son âge, héritage des gènesmaternels. Elle avait aperçu une pancarte gigantesque portantl’inscriptionROBOTPARLANTavecune flèche indiquant ladirectionàsuivre. Ayant déchiffré les deux mots et remarqué que ses parents nesemblaient pas disposés à prendre la bonne direction, elle prit la seuledécision logique.Elleguetta lemomentopportunet,voyantsesparentsabsorbés dans leur contemplation, elle se libéra calmement et suivit ladirectionindiquéeparlapancarte.Le robot parlant était un tour de force, un dispositif dénué de toute
utilitépratiqueetn’ayantqu’unevaleurpublicitaire.Unefoisparheure,un groupe conduit par un guide s’arrêtait devant lui et posait desquestions tout bas à un ingénieur. Quand il les jugeait adaptées auxcircuitsdelamachine,ellesétaienttransmisesauRobotParlant.Celan’avaitriendebienpassionnant.Ilpeutêtreutiledesavoirquele
carré de quatorze est cent quatre-vingt-seize, que la températureambianteestde72degrésFahrenheit,que lapressionde l’airestde76centimètresdemercure,quelepoidsatomiquedusodiumest23,maisonn’a pas besoin d’un robot pour cela. Surtout, il n’est pas nécessaire deposséderunemasseimmobileetpeumaniabledefilsetd’enroulementss’étendantsurvingt-cinqmètrescarréspourobtenircerésultat.Peude gens prenaient la peine de poser une secondequestion,mais
une fillette de treize à quatorze ans attendait, tranquillement, sur unbanc, la réponse à une troisième. Elle était seule dans la pièce quandGloriaypénétra.Gloria ne lui accorda pas un regard. A ses yeux, pour l’instant du
moins, un autre être humain constituait un article entièrement dénuéd’intérêt. Elle réservait son attention à la grande machine pourvue deroues.Pendantunmomentelleparutdéconcertée.Elleneressemblaità
aucundesrobotsqu’elleeûtjamaisvus.Timidement,elleélevasonpetitfiletdevoixtremblant.–S’ilvousplaît,monsieurleRobot,seriez-vousleRobotParlant?Ellen’enétaitpastrèssûre,maisilluisemblaitqu’unrobotcapablede
s’exprimerenparolesétaitdigneduplusgrandrespect.(La fillette adolescente donna à son visage une expression de
concentration intense. Elle saisit un petit calepin et semit à griffonnerrapidement.)On entendit un bruit d’engrenages bienhuilés et une voix au timbre
mécanique fit entendre des mots qui manquaient à la fois d’accent etd’intonation.–Je…suis…le…robot…qui…parle.Gloria le regarda d’un petit air triste. Il parlait bien, mais le son
provenaitd’onnesaitoù.Iln’yavaitaucunvisageauquels’adresser.–Pouvez-vousm’aider,monsieurleRobot?LeRobotParlantétaitconçupourrépondreàdesquestions,onnelui
avaitposéjusquelàquedesquestionsauxquellesilpûtrépondre.Ilavaitdonctoutàfaitconfianceensescapacités.–Je…puis…vous…aider.–Merci,monsieurleRobot.Avez-vousvuRobbie?–Qui…est…Robbie?–C’estunrobot,monsieurleRobot.Ellesehissasurlapointedespieds.–Ilaenvironcettetaille,monsieurleRobot,unpeuplus,même,etil
esttrèsgentil.Ilpossèdeunetête,voussavez.Jeveuxdirequevousn’enavezpas,maisluiena,monsieurleRobot.LeRobotParlantétaitquelquepeudépassé.–Un…robot?–Oui,monsieur le Robot. Un robot comme vous, sauf qu’il ne peut
parler,biensûr,et…ilressembleàunevraiepersonne.–Un…robot…comme…moi?–Oui,monsieurleRobot.AquoileRobotParlantneréponditqueparunvaguegargouillement,
et quelques bruits incohérents. Le terme générique qui envisageait sonexistence, non en tant qu’objet singulier, mais comme membre d’ungroupe, dépassait son entendement. En toute loyauté, il s’efforçad’intégrer leconceptetunedemi-douzained’enroulementsbrûlèrentaucoursdel’opération.Depetitssignauxd’alarmesemirentàgrésiller.(Lajeuneadolescentequittalasalleàcemomentprécis.Elleavaitpris
assezdenotespoursonarticlesurLesaspectspratiquesdesrobots.CetarticledeSusanCalvinfutlepremierd’unenombreusesériesurlemêmesujet.)Gloria attendait avec une impatience soigneusement dissimulée la
réponsedelamachineàsaquestion, lorsqu’elleentendituncriderrièreelle:«Lavoici!»etreconnutlavoixdesamère.–Quefais-tulà,vilainefille?s’écriaMrs.Weston,dontl’anxiétés’était
muée instantanément en colère. Sais-tu que tu viens de faire une peurmortelleàtonpapaetàtamaman?Pourquoit’es-tuenfuie?L’ingénieur préposé au robot venait aussi d’entrer dans la pièce en
s’arrachant les cheveux et apostrophait la foule aussitôt rassemblée, endemandantquiavaittouchélamachine.–N’ya-t-ildoncpersonneparmivousqui sache lire ?hurlait-il.Nul
n’aledroitdepénétrerdanscettesallesansêtreaccompagné.Gloriaélevasavoixconsternéeau-dessusdutumulte.– Je ne suis venue ici que pour voir le Robot Parlant, maman. J’ai
penséqu’il sauraitpeut-êtreoù se trouveRobbie,parcequ’ils sont touslesdeuxdesrobots.Et comme le souvenir deRobbie s’imposa à elle tout à coup de vive
force,ellefutprised’unesoudainecrisedelarmes.–IlfautquejeretrouveRobbie,maman,illefaut.Mrs.Westonétouffauncri.– Oh ! juste ciel. Rentrons, George. C’est plus que je n’en puis
supporter.Lesoirvenu,GeorgeWestons’absentapendantplusieursheureset,le
lendemain matin, il s’adressa à sa femme avec une expression quiressemblaitbeaucoupàunesatisfactioncomplaisante.–Ilm’estvenuuneidée,Grace.–Aproposdequoi?s’enquit-elled’untonmorneetsansmanifesterle
moindreintérêt.–AproposdeGloria.–Tunevaspasmeproposerderachetercerobot,j’espère?–Non,absolumentpas.–Ehbien,parle,jepeuxaussibient’écouter.Riendecequej’aifaitn’a
eulemoindreeffet.–Très bien.Voici quel est le résultat demes réflexions. Tout lemal
vient du fait queGloria considèreRobbie comme une personne et noncomme une machine. Naturellement, elle ne parvient pas à l’oublier.Maintenant, si nous arrivions à la convaincre que Robbie n’est rien
d’autrequ’unmagmad’acieretdecuivre,sousformedeplaquesetdefils,avecdel’électricitépourluidonnervie,jemedemandecombiendetempsdureraientsesregrets.C’estl’offensivepsychologique,tucomprends?–Commentpenses-tut’yprendre?–Riendeplussimple.Oùcrois-tuquejemesoisrenduhiersoir?J’ai
persuadé Robertson, de l’U.S. Robots et Hommes Mécaniques, deprocéderàunevisitecomplètedel’usinedèsdemain.OnenfonceradanslatêtedeGloriaqu’unrobotn’estpasunêtrevivant.Les yeux de Mrs. Weston s’arrondirent graduellement et une lueur
brilladanssonœil,quiressemblaitfortàdel’admirationsoudaine.–Mais,George,c’estuneexcellenteidée.EtlesboutonsdevestedeGeorgeWestondesetendreaussitôt.–Jen’enaijamaisd’autres,dit-ilmodestement.M. Struthers était un directeur général consciencieux avec une
propension naturelle au bavardage. Il résulta de cette combinaisonpsychologique que la visite fut agrémentée de commentairessurabondants à chaquepas.Néanmoins,Mrs.Westonnemanifestapasd’ennui.Elleallamêmejusqu’àl’interrompreàplusieursreprisesetàluidemander de répéter ses explications en termes plus simples etaccessibles à un enfant de l’âge de Gloria. Aiguillonné par cette justeappréciationdesestalentsdenarrateur,M.Strutherss’épanouitetdevintencoreplusverbeux,sipossible.George Weston lui-même commençait à donner des signes d’une
impatiencecroissante.–Pardonnez-moi,Struthers,dit-il,interrompantuneconférencesurla
cellule photo-électrique, n’existe-t-il pas un secteur de votre usine oùseraitutiliséeuniquementlamain-d’œuvrerobot?–Comment?Oh,certainement!(Ilsouritàl’adressedeMrs.Weston.)
D’une certaine manière, c’est là un cercle vicieux : des robots créentd’autresrobots.Naturellement,nousnegénéralisonspascetteméthode.D’abord, les syndicats ne nous le permettraient jamais. Mais nouspouvons produire quelques robots en faisant appel exclusivement à lamain-d’œuvrerobot.Voyez-vous(ilponctuaitsondiscoursenfrappantsapaume de son pince-nez), ce dont les syndicats ne se rendent pascompte– et jedis cela enhommequi a toujoursmanifestéunegrandesympathieaumouvementouvrierengénéral–c’estquel’avènementdurobot,toutenjetantquelquesperturbations,audébut,danslarépartitiondutravail,finirainévitablement…–Oui,Struthers,ditWeston,maispourrions-nousvoir ce secteurde
l’usinedontvousparliez?Ceseraittrèsintéressant,j’ensuispersuadé.–Maisoui,maisoui,certainement!M. Struthers, d’un mouvement convulsif, replaça son pince-nez à
l’endroitconvenableetlaissaéchapperunepetitetouxdéconfite.–Suivez-moi,jevousprie.Il observa un mutisme relatif en guidant les visiteurs le long d’un
interminable couloir et d’un escalier dont il descendit les marches lepremier. Puis ils pénétrèrent dans une grande salle bien éclairée,bourdonnant d’activité métallique ; alors les vannes s’ouvrirent et letorrentd’explicationsdéferlaunefoisdeplus.– Et voilà ! s’écria-t-il avec de l’orgueil dans la voix. Un personnel
uniquement composé de robots ! Cinq hommes tiennent le rôle desurveillantsetilsnesetrouventmêmepasdanscettesalle.Encinqans,c’est-à-diredepuisl’inaugurationdecetatelier,ilnes’estpasproduitunseulaccident.Biensûr,lesrobotsquel’onassembleicisontrelativementsimples,mais…Dans lesoreillesdeGloria, lavoixdudirecteurgénéral s’étaitdepuis
longtempsréduiteàunesortedemurmurecalmant.Toutecettevisiteluisemblait plutôtmonotone et sans intérêt, bienqu’il y eût denombreuxrobots en vue.Aucund’euxne ressemblait,mêmede loin, àRobbie, etellelesregardaitavecundédainnondissimulé.Danscettesalle,iln’yavaitpasdutoutdegens,remarqua-t-elle.Puis
ses yeux tombèrent sur six ou sept robots qui s’activaient autour d’unetable,àmi-chemindelapièce.Ilss’arrondirentdesurpriseincrédule.Lapièce était vaste, sans doute, mais l’un des robots ressemblait…ressemblait…c’étaitLui!–Robbie!Soncriperçal’airetl’undesrobotsquis’affairaientautourdelatable
fitungestemaladroitet laissa tombersonoutil.Follede joie,Gloriaseglissasous larambardeavantqu’aucundesesparentsn’aitpu l’arrêter,selaissatomberlégèrementsurlesolàquelquespiedsau-dessousd’elleets’élançaencourantversRobbie,agitantlesbrasetlescheveuxauvent.Alorslestroisadultes,pétrifiés,virentcequelapetitefillebouleversée
n’avait pas vu… un énorme tracteur roulant lentement sur son chemintracéd’avance.Il fallut quelques fractions de seconde àWeston pour reprendre ses
esprits – fractions cruciales, car Gloria ne pouvait plus être rejointe.Weston franchit bien la rambarde dans une tentative suprême, maismanifestement sans espoir. Mr. Struthers fit signe désespérément aux
surveillantsd’arrêterletracteur,maisceux-cin’étaientquedeshumainsetilleurfallaitdutempspouragir.Ce fut Robbie seul qui agit immédiatement avec une précision sans
défaut.Sesjambesdemétaldévorantl’espaceentreluietsapetitemaîtresse,il
fonçaenpartantde ladirectionopposée.Toutsemblaalorsseproduireenmêmetemps.D’unmouvementdubras,RobbiecueillitauvolGloria,sansréduiresavitessed’uniotaetparlàmêmeluicoupalesouffledanslechoc.Weston,quinecomprenaitrienàcequisepassait,sentitplutôtqu’ilnevitRobbiepasserdevantluiàlefrôler,ets’arrêtabrusquement,ahuri.Letracteurcoupalatrajectoiredelapetitefille,unedemi-secondeaprès queRobbie l’eut enlevée, roula troismètres plus loin et finit pars’arrêterdansungrincementprolongé.Gloriaretrouvasonsouffle,subituneséried’embrassadespassionnées
desesparentsetsetournaardemmentverslerobot.Asonpointdevue,riennes’étaitproduit,sicen’estqu’elleavaitretrouvésonami.Mais le soulagementqui se lisait sur levisagedeMrs.Westons’était
toutàcouptransforméennoirssoupçons.Ellesetournaverssonmarietendépitde sonairécheveléetde sonapparence rienmoinsquedigne,elleparvintàprendreunaspectredoutable.–C’esttoiquiasmanigancétoutceci,n’est-cepas?George Weston tamponna son front brûlant avec son mouchoir. Sa
mainétaithésitanteetseslèvressecourbaientenunsouriretremblotantetprodigieusementfaible.MmeWestonpoursuivitsonaccusation.–Robbien’étaitpasconçupourexécuterdestravauxmécaniques.Ilne
pouvait être d’aucune utilité dans cet établissement. Tu l’as fait placerdélibérément dans cet atelier afin que Gloria pût le retrouver. Avouedonc.–Ehbien,c’estvrai,ditWeston.Maiscommentpouvais-jeprévoirque
larencontreseraitaussimouvementée?D’ailleursRobbieluiasauvélavie;cela,iltefautbienl’admettre.Tunepeuxpluslerenvoyer.GraceWestonréfléchit.EllesetournaversGloriaetlesconsidérad’un
air absent durant un moment. Gloria entourait le cou du robot d’uneétreintequieûtasphyxiétoutecréaturequin’auraitpasétéfaitedemétal,et babillait frénétiquement desmots sans suite. Les bras de Robbie enacier au nickel-chrome (capables de transformer en bretzel une barred’acier de cinq centimètres de diamètre) entouraient doucement etaffectueusement le corps de la petite fille, et ses yeux brillaient d’un
rouge,profond,profond.– Eh bien, ditMmeWeston, je pense qu’il pourra demeurer près de
nousjusqu’aumomentoùilserarouillé.
NOËLSANSRODNEY
Ce qui a déclenché toute cette affaire, c’est que Gracie (mon épousedepuis près de quarante ans) a voulu donner congé à Rodney pour lesfêtes;etlerésultat,c’estquejemesuisretrouvédansunesituationtoutàfait impossible. Je vais vous raconter ça, si vous n’y voyez pasd’inconvénient,carilfautabsolumentquejeleraconteàquelqu’un.Bienentendu,jechangelesnomsetlesdétailsparmesuredeprécaution.Ilyadeuxmoisenviron,verslami-décembre,Graciemedit:– Pourquoi ne donnons-nous pas congé à Rodney pour les fêtes ?
Pourquoinefêterait-ilpasNoëlluiaussi?Jemerappellequ’àcetinstantj’avaisleregardperdudanslevague(un
peudefloudanslavision,çadétendplutôt,quandonprendunmomentde repos ou qu’on veut juste écouter de la musique), mais je me suisempressé d’accommoder pour voir si Gracie souriait ou avait l’œil quipétillait–encoreque,voyez-vous,ellen’aitguèrelesensdel’humour.Pasdesourire.Pasdepétillement.J’aidit:–Pourquoidiableluidonnerions-nouscongé?–Etpourquoipas?– Et le congélateur, tu veux lui accorder des vacances ? Et le
stérilisateur?Etl’holoviseur?Onpourraitpeut-êtrecoupercarrémentlecourant?– Allons, voyons, Howard ! répondit-elle. Rodney n’est pas un
congélateur,niunstérilisateur:c’estunepersonne.–Cen’estpasunepersonne,c’estunrobot:iln’auraitquefaired’un
congé!– Qu’en sais-tu ? Et puis, c’est une personne ! Il n’a pas volé cette
occasion de se reposer et de prendre tout bonnement part auxréjouissances.Je n’allais pas me lancer dans une discussion avec elle sur ce mot
« personne ». Je sais bien que vous connaissez tous ces enquêtesd’opinionmontrantquelesfemmesonttroisfoisplusdechancesqueleshommes d’éprouver crainte et ressentiment à l’égard des robots. Peut-être est-ce parce que les robots accomplissent plutôt ce qu’on appelaitjadis,aubonvieuxtemps,les«travauxdefemmes»,etquelesfemmes
ontpeurdedevenir inutiles, encorequ’àmonavis çanepuisseque lesenchanter.Gracie,entoutcas,est enchantée,etelleadore littéralementRodney (selon sa propre expression : tous les deux jours, elle répète«Rodney,jel’adore!»).IlfautquejevousexpliquequeRodneyestunrobotàl’ancienne.Cela
fait dans les sept ans que nous l’avons. Il a été adapté pour aller avecnotredemeureàl’ancienneetnosfaçonsdevivreàl’ancienne.J’ensuisplutôtsatisfaitmoi-même.Parfoisjesongeàacquérirundecesmachinsdernier cri, ultra-perfectionnés, ultra-automatisés, comme celui quepossèdenotrefils,DeLancey;maisjamaisGracienel’accepterait.Etjustement,enpensantalorsàDeLancey,j’aidit:– Comment veux-tu que nous accordions des vacances à Rodney,
Gracie?IlyaDeLanceyquivientnousvoiravecsaradieuseépouse(c’estavecironiequej’utilisais«radieuse»,maisGracienes’enaperçutpas:elleaunartétonnantpourvoirlesbonscôtésmêmelàoùiln’yenapas)etcommentallons-nousfairepourquelamaisonsoitenordre,lesrepaspréparés,ettoutcequis’ensuit…sansRodney?– Mais justement ! répliqua-t-elle avec conviction. DeLancey et
Hortensepourraient amener leur robot, qui s’occuperait de tout ça. Tusaisbienqu’ilsn’ontpasunetrèshauteopiniondeRodney:ilsseraientravis de démontrer ce que le leur est capable de faire, et ainsi Rodneypourrasereposer.Avecungrognement,jerépondis:– Eh bien, si ça peut te faire plaisir, j’imagine que nous pouvons le
faire:ceneseraquepourtroisjours.MaisjenevoudraispasqueRodneysemettedanslatêtequ’ilauracongépourtouteslesfêtes.C’était encore une plaisanterie, bien entendu, mais Gracie répondit
avecleplusgrandsérieux:–Non,Howard, je luidiraiunmotpour lui fairecomprendrequece
n’estqu’unefoisenpassant.Gracie est incapable de se faire à l’idée que Rodney est soumis aux
TroisLoisdelarobotique,etqu’iln’yarienàluiexpliquer.Je n’avais plus qu’à attendre DeLancey et Hortense, le cœur lourd.
DeLanceyestcertesmonfils,maisc’estuncarriéristeaupetitpied.IlaépouséHortenseà causede ses excellentes relationsdans lemilieudesaffaires:ellepeutluidonneruncoupdemaindanslabousculadeverslessommets.Dumoins,jel’espère:carsielleaquelqueautremérite,jenem’ensuisjamaisaperçu.Ilssesontamenésdeux joursavantNoël,avec leurrobot–unrobot
quiégalaitHortenseenclinquantetpresque,semblait-il,endureté.Sonmétal poli brillait comme un miroir, et son pas n’avait nullement lalourdeursonoredeceluideRodney: lerobotd’Hortense(c’estelle, j’ensuis sûr, qui en avait prescrit la facture) se déplaçait sans le moindrebruit.Iln’arrêtaitpasdevenirseplanterderrièremoisansrimeniraisonet de me donner des coups au cœur quand, en me retournant, je meheurtaisàlui.Pireencore,DeLanceyaamenéavecluiLeRoy.Etcegamindehuitans
abeau êtremonpetit-fils (je suis prêt àmeporter garantde la fidélitéd’Hortense : je voismal quiconque y toucher de son plein gré), je doisbien reconnaître que le faire passer par une bétonnière lui apporteraituneaméliorationconsidérable.D’entrée, ilavoulusavoirsinousavionsexpédiéRodneyà l’usinede
recyclagedemétaux(enfait,iladit«foutuàlaferraille»).Enreniflant,Hortenseadéclaré:–Puisquenousavonsavecnousunrobotmoderne,j’espèrequevous
nousépargnerezlavuedeRodney.Jen’aipaspipémot,maisGracieluiarépondu:– Mais bien sûr, ma chère ! D’ailleurs, nous avons donné congé à
Rodney.DeLanceyafaitunegrimace,maissansriendire:ilconnaîtsamère.Débonnaire,j’ailancé:– Et si pour commencer on demandait à Rambo de nous préparer
quelque chose de bon à boire, hein ? Café, thé, cacao, une goutte decognac…Rambo, c’est leur robot. Pourquoi ce nom, je l’ignore, à part qu’il
commenceparR.Çan’estpasspécifiéparlaloi,mais,commevousl’avezsansdoute remarqué vous-mêmes, presque tous les robots ontunnomquicommenceparunR,entantqu’initialederobot,jesuppose.LepluscourantdecesnomsestRobert:ildoitbienyavoirunmillionderobotsquis’appellentRobertrienquedanslecouloirnord-est.Avraidire,jepensequec’estlaraisonpourlaquelleleshommesetles
femmesneportentplusdenomscommençantparR:ontrouvedesBobetdesDick,maispasdeRobertnideRichard;desLindaetdesBecky,mais pas de Roseline ni de Rebecca. Quant aux robots, les noms en Rqu’ils portent sont parfois des plus insolites : j’en connais trois qui senommentRutabaga,etdeuxautresRamsès.MaisHortenseestlaseuleàma connaissance à avoir appelé un robot Rambo, combinaison desyllabes que je n’ai jamais rencontrée, et je n’ai jamais eu envie d’en
demander la raison : j’étais certain que l’explication s’avéreraitdésagréable.Ramboserévélatoutdesuiteinefficace:ilétait,biensûr,programmé
pour le ménage DeLancey-Hortense, qui était ultra-moderne et ultra-automatisé;pourprépareràboiredanssapropredemeure,toutcequeRamboavaitàfaire,c’étaitd’appuyersurlesboutonsadéquats.(Quantàsavoirpourquoiquiconquepourraitavoirbesoind’unrobotpourappuyersurdesboutons,j’attendsqu’onmel’explique!)C’est cequ’il a dit. Il s’est tourné versHortense et, d’une voixdouce
commelemiel(rienàvoiraveccelledeRodney,quiparlecommeungarsdelagrandeville,avecmêmeunepointed’accentdeBrooklyn),iladit:–L’équipementfaitdéfaut,Madame.Hortenseinspirabrusquement.– Est-ce à dire que vous n’avez toujours pas de cuisine robotisée,
Grand-père ? (Après avoir soigneusement évité d’utiliser un nom, elles’est empresséedem’appeler«Grand-père»dès queLeRoy est né, enhurlantbienentendu;jamais,évidemment,ellenem’aappeléHoward:cela aurait pu laisser entendre que je suis un être humain, ou, plusimprobableencore,qu’elleenestun.)J’airépondu:–Mafoi,notrecuisineestrobotiséequandRodneys’ytrouve.–Sansdoute!fit-elle.Maisnousnesommesplusauvingtièmesiècle,
Grand-père.Jeme suis dit :Ah ! je voudrais bien !Mais jeme suis contenté de
répondre:– Eh bien, pourquoi ne pas apprendre à Rambo à se servir des
commandes?Jesuissûrqu’ilestcapabledeverser,demélanger,defairechauffer,etd’accomplirtouteslesautresopérationsnécessaires.–Jenedoutepasqu’ilensoitcapable,rétorquaHortense.Mais,grâce
auDestin,iln’apasbesoindelefaire.Jen’aipasl’intentiondetoucheràsaprogrammation:celanuiraitàsonefficacité.Gracie,bienquesoucieuse,réponditaimablement:–Mais,sinousnetouchonspasàsaprogrammation,ilvafalloirqueje
luiindiquepasàpascommentfaire…etjenesaispascommentonfait:jenel’aijamaisfait!–Rodneypeutleluidire,fis-je.–Oh!Howard…maisnousavonsaccordéuncongéàRodney!objecta
Gracie.–Jesaisbien.Maisnousn’allonspas luidemanderde faire quelque
chose:justededireàRamboiciprésentcequ’ilfautqu’ilfasse,etaprèsçaRambopourralefaire.Là-dessus,Rambodéclarad’unairguindé:– Madame, il n’y a rien dans ma programmation ni dans les
instructionsquej’aireçuesquimefasseobligationderecevoirdesordresd’unautrerobot,surtoutsicelui-ciestd’unmodèleancien.Hortensesefitconciliante:–Bien sûr,Rambo ! Je suis certainequeGrand-père etGrand-mère
sont sensibles à ces raisons. (Je remarquaiqueDeLanceynepipaitpasmot.Jemedemandes’ilprenait jamais laparoleenprésencedesatrèschèreépouse.)–Trèsbien, repris-je.Alors, voilà cequ’onva faire : je vaisme faire
donnerlesindicationsparRodney,etensuitec’estmoiquilesdicteraiàRambo.Rambo n’eut rien à redire à cela. Même Rambo est soumis à la
DeuxièmeLoidelarobotique,quiluifaitobligationd’obéiràdesordresdonnésparlesêtreshumains.Hortenseplissalesyeux:elleauraitaimé,je levoyais,medirequ’un
robotcommeRamboétaittropbienpourêtresoumisauxordresdegenscomme moi ; mais, venue de très loin, une vague bouffée de quelquesentimentrudimentaireprochedel’humanitélaretint.Le petit LeRoy, lui, ne s’embarrassait nullement de telles entraves
quasihumaines;ilbrailla:–J’veuxpasvoirlasalegueuledeRodney!J’pariequ’ilsaitrienfaire
du tout ! Et même s’il sait, de toute façon ce croulant de grand-pèrecomprendraittoutdetravers!J’aurais bien aimé être seul à seul avec le petit LeRoy cinqminutes,
pour le raisonner calmement, avec un gros bâton ; mais un instinctmaterneldictait àHortensedene jamais laisserLeRoyseulavecaucunêtrehumain.Il n’y avait vraiment rien d’autre à faire que de sortir Rodney de sa
nichedanslaresserre,oùilpouvaitsavourersespropresréflexions(est-cequ’unrobotselivreàsespropresréflexionsquandilestseul,jemeledemande),etlemettreautravail.Çan’étaitpascommode:ildisaitunephrase,jerépétaislamêmephrase,etRambofaisaitquelquechose,puisRodneydisaituneautrephrase,etainsidesuite.ToutcelaprenaitdeuxfoisplusdetempsquesiRodneyl’avaitfaitlui-
même, et cela m’épuisait, je peux vous le dire, car tout devait se fairecomme ça : manœuvrer le lave-vaisselle-stérilisateur, préparer le
réveillon,débarrasserdesdéchetslatableetleplancher…tout!Gracie n’arrêtait pas de se lamenter sur les vacances de Rodney qui
étaientgâchées,maisnesemblaàaucuninstantserendrecomptequelesmiennesl’étaientaussi.Maisj’aivraimentadmiréHortensepoursonartde trouver, toutes les fois que quelque remarque semblait requise,quelque chose de désagréable à dire, et cela, je l’ai remarqué toutparticulièrement, sans se répéter une seule fois : être rosse, c’est à laportéedupremiervenu;maisunetellecréativitésansdéfaillancedanslarosseriem’inspiraàmaintereprisel’envieperversed’applaudir.Maislàoùcefutvraimentlebouquet,cefutlaveilledeNoël.Onavait
misenplace l’arbredeNoël,et j’étaisépuisé.Nousn’étionspasdans lecas de figure où, en branchant un coffret de parure automatisé sur unarbreélectronique,ilsuffitdepresserunboutonpourqu’instantanémentles décorations soient disposées à la perfection. Surnotre arbre à nous(unarbreordinaire,àl’anciennemode,enplastique), il fallaitplacerlesgarnituresàlamain,uneparune.Hortensepritunemineindignée.–Maisvoyons,Hortense,luiremontrai-je,celapermetdesemontrer
créatif,enarrangeantleschosescommeonl’entend.Hortense répondit par un reniflement de dédain (on aurait cru
entendredesgriffes raclantunmurdeplâtrebrut)etquitta lapièce, levisage empreint d’une nausée non dissimulée. Je fis une courbette àl’adresse de son dos qui s’éloignait : je n’étais pas fâché de lui voir lestalons.Jem’attelai alors à la tâche fastidieuse d’écouter les instructions de
Rodney et de les transmettre àRambo.Quand ce fut terminé, je jugeaique mes pauvres pieds et ma pauvre tête avaient bien mérité quelquerepos.Jem’installaidoncdansun fauteuilauboutde lapièce,dansuncoinsombre.Maisàpeineyavais-jecasémoncorpsendoloriquelepetitLeRoyfitsonentrée.Je supposequ’ilnem’avaitpas vu, àmoinsqu’il ait toutbonnement
refusé de me prêter attention, comme à un meuble parmi les moinsimportantsetlesmoinsintéressantsdelapièce.Iljetaàl’arbreunregarddédaigneuxet,s’adressantàRambo,ildit:–Disdonc,oùsontlescadeauxdeNoël?Jepariequecescroulantsde
Pépé etMémém’en ont dégoté deminables,mais j’vais pas poireauterjusqu’àdemainmatin!–Jenesaispasoùilssont,JeuneMaître,réponditRambo.–Ah!fitLeRoy.(Et,setournantversRodney:)Ettoi,Face-de-pet,tu
saisoùilssont,lescadeaux?Rien dans sa programmation ne s’opposait à ce que Rodney fît la
sourde oreille : il n’était pas censé savoir qu’on s’adressait à lui, car ilrépondaitaunomdeRodney,etnondeFace-de-pet.Rambo,lui,j’ensuisbien sûr, eût refusé de répondre. Mais Rodney était d’une tout autreétoffe.Ilréponditpoliment:–Oui,JeuneMaître,jelesais.–Ehbien,oùsont-ils,vieuxcradingue?–Jenepensepas, réponditRodney,qu’il serait sagedevous ledire,
JeuneMaître.CeseraitdécevantpourGracieetHoward,quiaimeraientvousremettrecescadeauxdemainmatin.–Disdonc! fit lepetitLeRoy.Aquitucroisquetucauses,crétinde
robot?Jet’aidonnéunordre:tum’apportescescadeauxtoutdesuite!Et,pourmontreràRodneyquicommandait, il luienvoyauncoupde
pieddansletibia.Lourdeerreur!Aquelpointcelaallaits’avérertel,jem’ensuisaperçu
avec une seconde d’avance : une seconde d’intense jubilation. Le petitLeRoy, eneffet, étaitprêtàaller se coucher (jedoutaispourtantqu’il yallâtjamaisavantd’yêtredisposé),cepourquoiilétaitenpantoufles.Deplus,quand il envoya ce coupdepied, lapantoufle alla valser,de sortequ’en findecomptec’estavec sesorteilsnusqu’il cogna l’acier chromémassifdutibiarobotique.Ils’écroulaparterreenbraillant,etsamèred’accourir.–Qu’est-cequ’ilya,LeRoy?Qu’est-cequ’ilya?Acela,lepetitLeRoyeutl’impérissableculotderépondre:–Ilm’afrappé!Cevieuxmonstrederobotm’afrappé!Samèrepoussaunhurlement.M’apercevant,ellevociféra:–Cerobotquevousavezlàdoitêtredétruit.–Allons,voyons,Hortense!luiremontrai-je.Unrobotnepeutfrapper
unpetitgarçon:laPremièreLoidelarobotiques’yoppose.–C’estunvieuxrobot!Unrobotdétérioré!LeRoyditque…–LeRoyment. Il n’existe aucun robot, aussi vieux et aussi détérioré
soit-il,quipuissefrapperunenfant.–Alors,c’estluiquil’afait!C’estGrand-pèrequil’afait!glapitLeRoy.–Cen’estpasl’enviequim’enmanque,répondis-jed’untonégal.Mais
aucun robot ne m’aurait laissé faire. Il n’y a qu’à interroger le vôtre.Demandez donc à Rambo s’il aurait laissé passivement votre gamin sefairemaltraitersoitparRodneysoitparmoi!Rambo?J’avaisutiliséuntonimpératif,etRamborépondit:
– Jamais je n’aurais laissé le Jeune Maître subir le moindre mal,Madame,mais j’ignorais cequ’il avait l’intentionde faire : il adonnéàRodneyuncoupautibiapiednu,Madame.Suffoquée, les yeux exorbités de fureur, Hortense n’en reprit pas
moins:–Alors,c’estqu’ilavaitunebonneraisondelefaire.Jetienstoujoursà
fairedétruirevotrerobot.–Ehbien,essayezdonc,Hortense!Amoinsquevoussoyezdisposéeà
mettre en péril l’efficacité du vôtre en le reprogrammant pour qu’ilmente,ilporteratémoignagedecequis’estpasséjusteavantcecoupdepied;et,bienentendu,j’auraileplaisird’enfaireautant.Hortenses’enalla le lendemainmatin,emmenantavecelleunLeRoy
au teint blême (il s’avéra qu’il s’était fait une fracture à l’orteil : il nel’avait pas volé !) et un DeLancey perpétuellement muet. Gracie lessuppliaitderesterensetordantlesmains;mais,pourmapart,c’estsanslamoindre émotion que j’ai assisté à leur départ.Non, jementirais endisant ça : en fait, j’ai assisté à leur départ avec quantité d’émotions…touteségalementagréables.Plustard,j’aiditàRodney,enl’absencedeGracie:– Je suis désolé, Rodney ! Ces fêtes de Noël ont vraiment été une
catastrophe ; et tout çaparcequenousavonsvoulu lespasser sans toi.Nousnerecommenceronsjamais,jetelepromets.–Merci,Monsieur. Je dois avouer qu’ilm’est arrivé au cours de ces
deux jours de souhaiter ardemment que les Lois de la robotiquen’existentpas.J’ai hoché la tête et lui ai adressé un large sourire. Mais, la nuit
suivante,j’aiémergéd’unprofondsommeilavecentêteunproblèmequin’acessédemetracasserdepuis.JereconnaisqueRodneyaétésoumisàrudeépreuve;maisunrobot
nepeutpas souhaiterque lesLoisde la robotiquen’existentpas : c’estexclu,quellesquesoientlescirconstances.Si je signale cela,Rodney sera sans aucundoutemis au rebut, et on
nous livrera un robot neuf pour compenser ; et cela, Gracie ne me lepardonneraabsolumentpas…jamais!Aucunrobot,aussinouveau,aussidouésoit-il,nepeutprendredanssoncœurlaplacedeRodney.D’ailleurs, moi non plus je ne me le pardonnerais pas : sans même
considérermapropresympathiepourRodney, jenevoudraispourrienaumondedonneràHortensecetteoccasiondetriompher.Mais si je ne fais rien, je continue à vivre avec un robot capable de
souhaiterquelesLoisdelarobotiquen’existentpas.Desouhaiterqu’ellesn’existentpasàagircommesiellesn’existaientpas,iln’yaqu’unpas.Aquelmomentfranchira-t-ilcepas,etsousquelleformemontrera-t-ilqu’ill’afranchi?Quefaire?Quefaire?
ROBOTSHUMANOÏDES
Dans la littératurede science-fiction, il n’est pas rarede rencontrerdes robots recouverts d’une peau synthétique, quand ils ne sont pasconçus avec une apparence les rendant impossibles à distinguer desêtres humains. Parfois ils sont appelés « androïdes » (du mot grecsignifiant « ayant forme humaine ») et certains écrivains sont trèspointilleuxsurcettedistinction.Pasmoi,carjepensequ’unrobotestunrobot,etriendeplus.Notonscependantqu’en1920R.U.R.,lapiècedeKarelCapekquifit
connaître le terme « robot », ne mettait en scène aucun robot àproprement parler : ceux que produisait la firme Rossum’s UniversalRobots(leR.U.R.dutitre)étaientenfait…desandroïdes.Une des trois histoires de cette section, «Assemblons-nous », est la
seuledecelivreoùaucunrobotn’apparaisse.Quantàlanouvelle«Effetmiroir », on peut la considérer comme une suite à mes romans LesCavernesd’acieretFaceauxfeuxduSoleil.
ASSEMBLONS-NOUS
Une certaine forme de paix s’était prolongée durant un siècle et lesgensavaientoubliéàquoiressemblaittoutlereste.Ilsn’auraientpastropsudequellefaçonréagirs’ilsavaientdécouvertqu’unecertaineformedeguerrevenaitfinalementdesedéclencher.Acoupsûr,EliasLynn,chefduBureaudelaRobotique,nesavaittrop
dequellefaçonréagirlorsqu’ildécouvritfinalementlavérité.LeBureaudelaRobotiqueavaitsonquartiergénéralàCheyenne,conformémentàla tendance à la décentralisation qui semanifestait depuis un siècle, etLynn contemplait d’un air indécis le jeune officier de Sécurité qui luiapportaitlanouvelledeWashington.Elias Lynn était un homme de vastes proportions, aux traits banals
mais non dénués de charme, avec des yeux bleu pâle légèrementproéminents.Leshommesne se sentaientpas généralement très à leuraise sous le regard de ces yeux, mais l’officier de Sécurité demeuraitimperturbable.Lynn décida que sa première réaction aurait dû être un sentiment
d’incrédulité.Tonnerre,c’étaitbiendel’incrédulité!Illuiétaitimpossibled’ycroire!Ilserenversadanssonfauteuil.–Dansquellemesureest-oncertaindecetteinformation?demanda-t-
il.L’officier de Sécurité, qui s’était présenté sous le nom de Ralph G.
Breckenridge, avec pièces d’identité à l’appui, portait sur ses traits ladouceurde la jeunesse: lèvrespleines, jouesrebondiesquirougissaientfacilement,yeuxcandides.SesvêtementsdétonnaientàCheyenne,maisconvenaient parfaitement à l’atmosphère conditionnée qui régnait àWashington,oùlaSécuritédemeurait,endépitdetout,centralisée.– Il ne peut y avoir aucun doute à ce sujet, dit Breckenridge en
devenantrougecommeunepivoine.– Sans doute n’ignorez-vous rien d’Eux, dit Lynn, incapable
d’empêcherunetracedesarcasmedefiltrerdanssavoix.Il n’était pas particulièrement conscient de mettre l’accent sur le
pronompar lequel ildésignait l’ennemi,cequiauraitéquivaluà l’écrire
encapitales.C’étaitunehabitudedelangagepropreàsagénérationetàlaprécédente. Nul ne parlait plus de l’« Est », des « Soviets » ou des« Russes ». Cela aurait provoqué trop de confusion, puisque certainsd’entre Eux n’appartenaient pas à l’Est, n’étaient ni Rouges niSoviétiques, encoremoinsRusses. Il étaitbeaucoupplus simplededireNousetEux,etinfinimentplusprécis.Lesvoyageursavaientfréquemmentrapportéqu’Ilsfaisaientdemême
ensenscontraire.Dans leurcamp, Ilsétaient«Nous» (dans la langueappropriée)etNousétions«Eux».Rares étaient ceux qui se préoccupaient dorénavant de pareilles
vétilles.Toutétaitnormaletfacile.Lahaineelle-mêmen’existaitpas.Audébut,celas’étaitappelélaguerrefroide.Aprésentc’étaitdevenuunjeu,unjeubonenfantpourrait-ondire,avecdesrèglestacitesetunecertainehonnêteté.– Pourquoi désireraient-ils troubler la situation ? demanda Lynn
brusquement.Ilselevaetvintseplanterdevantunecartemuraledumonde,divisée
en deux régions par des délimitations de couleur pâle. Une partieirrégulière,surlagauchedelacarte,étaitcernéedevertclair.Uneautrepartienonmoinsirrégulière,àdroite,étaitentouréeparunrosedélavé.NousetEux.Lacarten’avaitguèrechangéaucoursd’unsiècle.LapertedeFormose
et legainde l’Allemagnede l’Est,quatre-vingtsansauparavant,avaientétélesdernièresmodificationsterritorialesdequelqueimportance.Un autre changement était cependant intervenu, relativement
significatif, mais qui, lui, intéressait les couleurs. Deux générationsauparavant, Leur territoire se signalait par un rouge sanglant, leNôtreparunblancimmaculé.Aujourd’hui,lescouleursavaientprisuneteinteneutre.LynnavaitvuLeurscartes,etilenétaitdemêmedeLeurcôté.–Ilsneferaientpascela,dit-il.–Ilssontentraindelefaire,réponditBreckenridge,etvousferiezbien
de vous y habituer. Bien sûr,monsieur, je comprends qu’il ne soit pasagréable de penser qu’ils aient pris une telle avance sur nous enrobotique.Ses yeux demeurèrent aussi candides que jamais, mais le tranchant
cachédesmotstaillaitprofondément,etLynnfrémitsousl’impact.Bien entendu, cela expliquait pourquoi le chef de la Robotique avait
apprislanouvelledefaçonaussitardiveetparlabouched’unofficierdeSécurité,par-dessuslemarché.Ilavaitéprouvéunepertedeprestigeaux
yeuxdugouvernement;siledépartementdelarobotiqueavaitétévaincudanslecombat,Lynnnedevaitespéreraucunemiséricordepolitique.– A supposer que ce que vous dites soit vrai, Ils n’ont pas une telle
avance sur nous, dit Lynn avec lassitude. Nous sommes capables deconstruiredesrobotshumanoïdes.–L’avons-nousfait,monsieur?–Effectivement,nousavonsconstruitquelquesmodèlesdansunbut
expérimental.–Ilsenfabriquaientdéjàilyadixans.Endixans,ilsonteuletemps
defairedesprogrès.Lynnsesentaittroublé.Ilsedemandaitsisonincrédulitéàproposde
toutecetteaffaireneprenaitpassasourcedanssonorgueiloffensé,dansla crainte de perdre son poste et de voir sa réputation compromise. Ilressentait de la gêne à l’idée qu’il pût en être ainsi et néanmoins il setrouvaitcontraintàladéfensive.–Ecoutez, jeunehomme, l’équilibreentreEuxetNousn’a jamaisété
parfaitdanslesmoindresdétails.Ilsonttoujourspossédédel’avancesurunpointousurunautreet,réciproquement,nousavionsl’avantagedansd’autresdomaines.S’ilsnousdominentencemomentenrobotique,c’estqu’ils ont davantage concentré leurs efforts sur cette technique. Celasignifie que de notre côté, nous avons poussé nos recherches avec plusd’activitédansuneautrebranchedelascience.Quivousditquenousnesoyons pas en tête en ce qui concerne les champs de force ou l’énergiehyperatomique?Etre contraint d’admettre que l’équilibre n’était pas parfait entre les
deuxpuissancesluicausaituncertainmalaise.C’étaitpourtantlavérité,mais c’était le seul grand danger qui menaçât le monde. La paix dumondereposaitsurunéquilibreaussiparfaitquepossibleentrelesdeuxpuissances.Si leplateaude labalanceavait tendanceàpencherunpeutropd’uncôté…Presque au début de la guerre froide, les deux parties en présence
avaient simultanément mis au point les armes thermonucléaires, et laguerre était devenue inconcevable. La compétition avait passé du planmilitaire au plan économique et psychologique et s’y était maintenuedepuiscemoment.Néanmoins,departetd’autre,ons’étaitefforcéavecacharnementde
rompre cet équilibre, de prévoir une parade contre toutes les bottespossibles, de découvrir une botte que l’adversaire ne pourrait parer àtemps – en unmot, de susciter un fait nouveau qui rendrait la guerre
possible une fois de plus. Ce n’est pas que l’un et l’autre camp fussenttellementavidesdeselancerdanslaguerre,maisparcequ’ilscraignaientrespectivement que le voisin d’en face fût le premier à effectuer ladécouvertecruciale.Centannéesdurant,lalutteétaitdemeuréeégale.Etdansleprocessus,
la paix avait été maintenue pendant un siècle, cependant que lesrecherchesintensivesmenéessansdésempareravaientfaitnaîtrecommesous-produits les champs de force, l’utilisation de l’énergie solaire, lecontrôle des insectes et les robots. Chacun des camps commençait àcomprendre la « mentallique », qui était le nom bizarre donné à labiochimie et à la biophysique de la pensée. L’une et l’autre puissancespossédaient leurs avant-postes sur la Lune et sur Mars. L’humanitéavançaitàpasdegéant,muepar l’aiguillonqu’enfonçaitdanssesflancscetteimplacablerivalité.L’uneet l’autrepartie sevoyaientmêmecontraintesde se comporter
avec humanité et une certaine générosité dans les limites de leursfrontièresrespectives,depeurque lacruautéet la tyrannienesuscitentdessympathiespourl’autrecamp.Ilétaitinconcevablequel’équilibrefûtaujourd’huirompuetlaguerre
imminente.– Il faut que je consulte l’un demeshommes, dit Lynn. Je voudrais
connaîtresonopinion.–Est-ildignedeconfiance?LevisagedeLynnprituneexpressiond’écœurement.–Justeciel,quidonc,parmilesgensdelarobotique,n’apasétépassé
au crible, examiné sous toutes les coutures par les fonctionnaires de laSécurité ? Oui, je me porte garant pour lui. Si vous ne pouvez faireconfiance à un homme tel que Humphrey Carl Laszlo, alors nous nesommes pas en état de faire face à une attaque du genre de celle dontvousparlez,quoiquenousfassionsparailleurs.–J’aientenduparlerdeLaszlo,ditBreckenridge.–Fortbien.A-t-ilvotrecaution?–Oui.–Danscecas, jevais leconvoqueretnoussauronscequ’ilpensede
l’éventualitéd’uneinvasiondesU.S.A.parlesrobots.–Pasexactement,ditBreckenridge.Vousn’avezpasencoreadmis la
véritéentière.Ils’agitdesavoircequ’ilpensedufaitquelesrobotsontdéjàenvahilesU.S.A.Laszlo était le petit-fils d’un Hongrois qui avait franchi ce que l’on
appelait autrefois le rideau de fer, et, à cause de ce fait, il éprouvait lesentimentrassurantd’êtreau-dessusdetoutsoupçon.Ilétaitcorpulent,perdait ses cheveux, son visage légèrement camard était toujoursempreint d’une expression batailleuse, mais son accent était du purHarvardet il s’exprimaitavecunedouceurqued’aucunsauraient jugéeexcessive.Aux yeux de Lynn qui, après des années d’administration, avait
conscienceden’êtreplus très expertdans lesdifférentsdomainesde larobotique, Laszlo constituait un réceptacle confortable pour la sciencecomplète.Laseuleprésencedel’autreluifaisaitdubien.–Quelleestvotreopinion?demandaLynn.UnpliférocebarralefrontdeLaszlo:–Absolument incroyablequ’ilsaientpuprendreunetelleavancesur
Nous. Cela signifierait qu’ils aient fabriqué des humanoïdes qu’on nepourraitdistinguerdeshommesàunmètrededistance.Celasignifieraitunprogrèsprodigieuxenrobo-mentallique.– Votre responsabilité se trouve personnellement engagée, dit
Breckenridge froidement. Votre orgueil professionnelmis à part, dites-moi exactement pour quelle raison il est impossible qu’ils soient enavancesurNous.Laszlohaussalesépaules.–JesuisparfaitementaucourantdeLeurlittératuredansledomaine
de larobotique, jepuisvous l’assurer.JesaisapproximativementoùIlsensont.Vous savez approximativement où Ils veulent vous faire croire qu’ils
sont rendus, c’est sans doute ce que vous voulez dire, corrigeaBreckenridge.Avez-vousjamaisvisitél’autrecamp?–Jamais,réponditbrièvementLaszlo.–Nivous,docteurLynn?–Moinonplus,réponditl’interpellé.– Aucun expert en robotique a-t-il visité l’autre camp au cours des
vingt-cinqdernièresannées?demandaBreckenridge,etletondesavoixindiquaitnettementqu’ilconnaissaitdéjàlaréponse.Durantquelquessecondes,uneatmosphèrelourdederéflexionsplana
danslapièce.LelargevisagedeLaszlotrahitunecertainegêne:– A dire le vrai, il y a fort longtemps qu’ils n’ont pas organisé de
congrèssurlarobotique.–Depuisvingt-cinqans,ditBreckenridge.N’est-cepassignificatif?– Peut-être, dit Laszlo avec réticence. Un autre fait m’inquiète,
cependant. Jamais un seul d’entre Eux n’est venu assister à Nosconférencessurlarobotique,dumoinsautantqu’ilm’ensouvienne.–Ont-ilsétéinvités?demandaBreckenridge.–Evidemment!s’interposaaussitôtLynnd’unairinquietetennuyé.– Refusent-Ils d’assister à tous les autres genres de conférences
scientifiquesqueNousorganisons?poursuivitBreckenridge.–Jen’ensaisrien,réponditLaszlo.(Ilarpentaitàprésentleplancher.)
Jenemesouvienspasqu’onaitjamaissignaléLeurprésenceendetellesoccasions.Etvous,chef?–Nimoinonplus,ditLynn.–Onpourraitdireen sommequ’ilsnevoulaientpas se trouverdans
l’obligationdevousrendreunetelleinvitation?demandaBreckenridge.Ou qu’ils craignaient de voir Leurs représentants lâcher des parolesimprudentes?C’était précisément ce qu’il semblait, et Lynn se sentit envahir par
l’accablante conviction que l’hypothèse émise par la Sécuritécorrespondaitàlaréalité.Sinon,pourquoicetteabsencedecontactsentre roboticiensdesdeux
camps?Unfertilechassé-croisédechercheurss’étaitinstauréàl’époquede Khrouchtchev et de Eisenhower, qui s’était poursuivi pendant desannées, strictement sur la base d’un échange homme pour homme. Ilexistait de nombreux motifs à cela : une appréciation honnête ducaractère supranational de la science ; des sentiments d’amitiéréciproquesquisontdifficilesàeffacercomplètementchezl’êtrehumain;ledésirdebénéficierd’uneoptiquenouvelleetintéressanteetdevoirvospoints de vue, à vos yeux légèrement périmés, accueillis par d’autrescommedesinnovationspleinesd’intérêt.Lesgouvernements eux-mêmesétaientdésireuxdevoir ces échanges
sepoursuivre.Ilspensaientévidemmentqu’enapprenantlepluspossibleetendonnantleminimumenéchange,leurcamppourraitbénéficierdecesrencontres.Maispasdanslecasdelarobotique.Il suffisait d’undétail aussimincepour entraîner la conviction.Et le
plusfort,c’estqu’ilsleconnaissaientdepuistoujours.Nousavonschoisilecheminleplusfacile,pensaLynnsombrement.Du fait que l’autre camp n’avait rien accompli publiquement en
matièrederobotique,ilavaitététentantdedormirsursesdeuxoreillesavec la conscience satisfaite de sa propre supériorité. Pourquoi ne leurétait-ilpasvenuàl’espritd’envisagerquelesgensd’enfacetenaientdans
leurmancheunemeilleurecarte,unatoutqu’ilsseréservaientdesortiràbonescient?–Qu’allons-nousfaire?demandaLaszlofébrilement.(Ilétaitévident
quelemêmefildepenséesavaitaboutichezluiàlamêmeconviction.)–Faire?répétaLynn.Il était difficile de penser à autre chose qu’à l’horreur totale
qu’entraînaitobligatoirementcetteconviction.Dixrobotshumanoïdessetrouvaient quelque part sur le territoire des Etats-Unis, dont chacunportaitunepiècedelabombeCT.CT ! La course à l’horreur apocalyptique avait abouti là. CT !
ConversionTotale!Lesoleiln’étaitplusdésormaisunsynonymedontonpût faire usage. La Conversion Totale faisait du Soleil une chandelle àdeuxsous.Dixhumanoïdes,dontchacunétait totalement inoffensifséparément,
pouvaient,par le seul faitde s’assembler,dépasser lamassecritique,etalors…Lynnselevalourdement;lespochessombresqu’ilavaitsouslesyeux,
etquidonnaientordinairementàsonvisagelaidunaspectassezsinistre,étaientplusproéminentesquejamais:– Ilnousappartientdésormaisde trouver lemoyendedistinguerun
humanoïded’unhomme,etensuitededécouvrirceshumanoïdes.–Dansqueldélai?murmuraLaszlo.–Aumoinscinqminutesavantqu’ilss’assemblent,rugitLynn.Quant
àvousdireàquelmomentcetévénementseproduira…– Je suis heureux que vous partagiez notre point de vue à présent,
monsieur. Je dois vous ramener à Washington pour assister à uneconférence,ditBreckenridge.Lynnlevalessourcils:–Entendu.Il se demanda s’il n’aurait pas été remplacé sur l’heure, eût-il tardé
pluslongtempsàselaisserconvaincre–siquelqueautrechefduBureaudelaRobotiquen’auraitpasprissaplaceàlaconférencedeWashington.Ilregrettasoudainavecvéhémencequelecasnesefûtpasproduit.Le premier Assistant à la Présidence était présent, ainsi que le
Secrétaired’EtatàlaScience,leSecrétaired’EtatàlaSécurité,Lynnlui-même et enfin Breckenridge. Tous les cinq étaient assis autour d’unetable dans les « donjons » d’une forteresse souterraine, près de
Washington.L’Assistant Jeffreys était un homme d’aspect impressionnant, beau
comme on peut l’être lorsqu’on a les cheveux blancs et les joues untantinettroppleines,solide,réfléchietaussidiscretquepeutl’être,surleplanpolitique,unAssistantàlaPrésidencedignedecenom.– Trois questions se posent à nous, il me semble, dit-il d’une voix
incisive.Primo,commentleshumanoïdesvont-ilss’assembler?Secundo,quand vont-ils s’assembler ? Tertio, comment ferons-nous pour lesappréhenderavantqu’ilss’assemblent?Le Secrétaire d’Etat à la Science, Amberley, hocha vivement la tête.
Avant d’être nommé au poste qu’il occupait aujourd’hui, il avait été leDoyen de la Northwestern Engineering. Il était mince, avec des traitsaigus,etvisiblementnerveux.Sonindextraçaitde lentescirconférencessurlatable.–Pour cequi est dumoment où ils se rejoindront, dit-il, je suppose
quecelademanderaencoreuncertaintemps.–Pourquoidites-vouscela?demandavivementLynn.– Ils se trouvent déjà auxU.S.A. depuis aumoins unmois. C’est du
moinscequ’affirmelaSécurité.Lynn se tourna automatiquement vers Breckenridge, et le Secrétaire
d’EtatàlaSécurité,Macalaster,interceptasonregard.–Cetteinformationestdignedefoi,ditMacalaster.Nevouslaissezpas
abuserpar l’apparente jeunessedeBreckenridge,docteurLynn.Cetraitfaitpartiedesavaleurànosyeux.Ilaenréalitétrente-quatreansetfaitpartie du département depuis dix ans. Il a séjourné près d’un an àMoscou,etsanslui,nousnesaurionsriendeceterribledanger.Laplusgrandepartiedesdétailssetrouventennotrepossession.–Justementpaslespluscruciaux,ditLynn.Macalaster eut un sourire glacial. Son menton lourd et ses yeux
rapprochés étaient bien connus du public, mais on ne savaitpratiquementriend’autresurlui:–Nousnesommestousquedeshommeset,commetels,nospouvoirs
sont limités, docteur Lynn. L’agent Breckenridge a accompli une tâcheimportante.–Disonsquenousdisposonsd’uncertaintemps, intervint l’Assistant
Jeffreys.Siuneaction instantanéeétaitnécessaire, lepireseseraitdéjàproduit. Il paraît probable qu’ils attendent une occasion déterminée. Sinous connaissions l’endroit, le moment pourrait peut-être se déduireautomatiquement.
–S’ilsdoivent faireexploser leurenginsurunobjectifdéterminé, Ilsvoudrontobtenir lemaximumde rendement, et l’onpeut supposerqueLeurchoixseporteraitsurunevilledepremièreimportance.Entoutcas,unegrandemétropoleestleseulobjectifdigned’unebombeCT.Jecroisque les possibilités se restreignent à quatre cités :Washington commegrandcentreadministratif;NewYorkcommecentrefinancier;DetroitetPittsburghcommecentresindustrielsprincipaux.–JeportemonchoixsurNewYork,ditMacalaster.L’administrationet
l’industrieontétéàcepointdécentraliséesqueladestructiond’unevilleparticulièren’empêcheraitpasuneriposteimmédiate.– Dans ce cas, pourquoi New York ? demanda Amberley, peut-être
avec plus de vivacité qu’il ne l’aurait voulu. La finance a été égalementdécentralisée.–C’estunequestiondemoral.Ilsepeutqu’ilsveuillentdétruirenotre
volonté de résistance, obtenir la capitulation par l’horreur même, dupremier coup. Les plus grandes destructions de vies humaines seproduiraientdanslarégionmétropolitainedeNewYork…–Celademanderaituncertaincynisme,murmuraLynn.– Je sais, dit Macalaster, mais Ils en sont bien capables s’ils
escomptentunevictoireaprèsuneattaqueunique.Neserions-nouspas…L’AssistantJeffreysrepoussaenarrièresatoisonblanche:– Envisageons le pire. Supposons que New York soit détruit à un
certainmoment,aucoursdel’hiverdepréférence,immédiatementaprèsunesérieusetempêtedeneige,aumomentoùlescommunicationssontleplus difficiles et où le chaos introduit dans les services publics et leravitaillement dans les régions périphériques aura les plus sévèresrépercussions sur la situation générale. Comment ferons-nous pour lesappréhender?–Découvrirdixhommesparmideux cent vingtmillionsd’habitants,
ditAmberley,c’estchercheruneaiguilleprodigieusementpetitedansunemeuledefoindeproportionscolossales.Jeffreyssecoualatête:–Vous faiteserreur.Dixhumanoïdesparmideuxcentvingtmillions
d’hommes.–Jenevoispasladifférence,ditAmberley.Nousignoronssil’onpeut
distinguerunhumanoïded’unhommeàpremièrevue.Ilestprobablequenon.IltournasonregardversLynn.Touslesautresl’imitèrent.– Pour notre part, dit pesamment Lynn, nous ne pourrions en
construireàCheyennequipourraientpasserpourdeshommes,dumoinsenpleinjour.– Eux en tout cas le peuvent, dit Macalaster, et pas seulement
physiquement. Nous sommes certains de ce fait. Leurs procédés« mentalliques » sont avancés au point qu’ils peuvent relever le«patron»micro-électroniquedu cerveau et le reporter sur les réseauxpositroniquesdurobot.Lynnouvritdesyeuxronds:–Prétendez-vousqu’ilspuissent créer la réplique complèted’unêtre
humainsansqu’ilymanquelapersonnalitéetlamémoire?–Eneffet.–D’êtreshumainsspécifiques?–Parfaitement.– Ces informations sont-elles fondées sur les rapports de l’agent
Breckenridge?–Oui.Ilestimpossibledelesmettreendoute.Lynnbaissalatêteetréfléchitunmoment:–Danscecas,dixhommessepromènentauxEtats-Unis,quinesont
pasdeshommesmaisdeshumanoïdes.Pourtant,lesoriginaux,ilabienfallu qu’ils se les procurent. Ce ne pouvaient être des Orientaux, tropfaciles à repérer. Il fautdoncque ce soientdesEuropéensde l’Est.Parquel moyen a-t-on pu les introduire dans notre pays ? Avec le réseauradar qui couvre toute la frontière mondiale, comment ont-Ils puintroduireunindividu,hommeouhumanoïde,sansquenousenfussionsavertis?–L’opérationn’ariend’impossible,réponditMacalaster.Desfuitesse
produisent normalement à travers la frontière. Hommes d’affaires,pilotes,voire touristes.On lessurveille,évidemment,departetd’autre.Cependantdixd’entreeuxpeuventfortbienavoirétéenlevéspourservirdemodèlesàdeshumanoïdes.Leshumanoïdesseraientensuiterenvoyésà leur place. Puisque nous serions à cent lieues de nous douter d’unepareille substitution, le passage se ferait sans aucune difficulté. Si lesintéressésétaientdenationalitéaméricaine,ilsn’auraientaucunepeineàs’introduiredanslepays.C’estaussisimplequecela.–Et leurs familles et connaissances seraient incapablesdedéceler la
supercherie?–Ilnousfautbienlesupposer.Croyez-moi,noussommesauxaguets
pour tout rapport signalant de soudaines attaques d’amnésie ou desuspectes altérations de la personnalité. Nous avons procédé à des
milliersdevérifications.Amberleyconsidéraleboutdesesdoigts:– J’estime que desmesures ordinaires ne donneront rien. L’attaque
doitêtrelancéeparleBureaudelaRobotiqueetjedépendsduchefdeceBureau.DenouveaulesyeuxsetournèrentversLynn.Celui-ci sentit l’amertumemonter en lui. Il avait l’impressionque tel
était l’aboutissement prévu de la conférence et sa raison d’être. Il n’enétaitriensortiquin’eûtdéjàétéditauparavant.Decela,ilétaitcertain.Aucune solution n’avait été proposée au problème, pas la moindresuggestion pertinente. C’était une formalité pour les archives, unexpédientde lapartdegensqui craignaientprofondément ladéfaite etqui désiraient que la responsabilité en incombât clairement et sanséquivoqueàquelqu’und’autre.Etpourtantceraisonnementn’étaitpasdépourvudejustice.C’étaiten
robotiquequeNous avions failli.EtLynnn’était pas simplementLynn,maisLynn,delaRobotique,etlaresponsabilitédevaitêtresienne.–Jeferaicequejepourrai,dit-il.Il passa une nuit sans sommeil et c’est le corps aussi nébuleux que
l’espritque,dèslelendemain,ilsollicitaetobtintunenouvelleentrevuedel’AssistantàlaPrésidence,Jeffreys.Breckenridgeétaitprésent;Lynnaurait préféré un entretien particulier, mais il reconnaissait que laprésence de l’autre se justifiait amplement. Breckenridge s’était acquisévidemment un prestige considérable auprès du Gouvernement pouravoirmenéàbiensamissionsecrète.Pourquoipas,aprèstout?–Monsieur,jeconsidèrelapossibilitéquenousfaisonsinutilementle
jeudel’ennemiditLynn.–Dequellefaçon?– Quels que soient parfois l’impatience du public et le désir des
législateurs de parler, je suis certain que le gouvernement, du moins,reconnaît lecaractèrebénéfiquedel’équilibremondial.Dixhumanoïdestransportant une bombeCT constituent unmoyen dérisoire de romprecetéquilibre.–Ladestructiondequinzemillionsd’êtreshumainspeutdifficilement
êtreconsidéréecommedérisoire.– Je me place au point de vue mondial. Cet événement ne nous
démoraliseraitpasaupointdenousfairecapituler,ninenouscauserait
suffisammentdedommagespournousenlevertoutespoirdevaincre.Ceseraitdenouveau lamêmevieilleguerreplanétaireque lesdeuxcampsont évitée depuis si longtemps avant tant de succès. Et tout ce qu’ilsauraient accompli serait denous contraindre au combat avecune seulevilleenmoins.Ceneseraitpassuffisant.–Quesuggérez-vous?demandaJeffreysfroidement.Qu’Ilsn’ontpas
introduit dix humanoïdes dans notre pays ? Qu’aucune bombe CTn’attendlemomentd’êtreassemblée?–Jeneniepasleurprésencedanscepays,maisjecroisqu’elleades
raisons plus importantes qu’une panique hivernale déclenchée parl’explosiond’unebombe.–Parexemple?– Il se peut que les destructions physiques résultant de la rencontre
desdixhumanoïdesnesoientpascequipuissenousarriverdepire.Quepensez-vousdel’énormepréjudicemoraletintellectuelrésultantdeleurseule présence dans le pays ?Avec tout le respect que je dois à l’agentBreckenridge, je pose cette question : s’ils avaient pris les dispositionsnécessairespournousameneràdécouvrirlaprésencedeshumanoïdes…si ceux-ci n’étaient pas destinés à s’assembler mais au contraire àdemeurerisolésafindesusciterennousuneinquiétudepermanente?–Dansquelbut?–Quellesmesuresa-t-ondéjàprisesàl’encontredeshumanoïdes?Je
supposequelaSécuritéenquêtesurtouslescitoyensquionttraversélafrontière ou qui s’en sont suffisamment rapprochés pour avoir étééventuellementvictimesd’unrapt.Jesais,pouravoirentenduMacalasteren parler hier, que l’on surveille des cas de psychopathie suspecte. Cen’estcertainementpastout.– De petits dispositifs à rayons X sont en cours d’installation en
certains points-clés des grandes villes.Dans les lieux où se tiennent degrandsrassemblementsdefoules,parexemple…– Où dix humanoïdes pourraient se glisser parmi cent mille
spectateursvenusassisteràunmatchde footballouunepartiedepoloaérien?–Exactement.–Lessallesdeconcertetleséglises?–Ilfautbiencommencerquelquepart.Nousnepouvonstoutfaireàla
fois.– Surtout lorsqu’il faut éviter la panique, dit Lynn. N’est-ce pas la
vérité?Ilnefaudraitpasquelepublicvienneàsavoirqu’àtoutmoment
n’importe quelle ville est susceptible d’être totalement volatilisée, enmêmetempsquesoncontenuhumain.–Celameparaîtl’évidencemême.Oùvoulez-vousenvenir?– A ceci, dit Lynn, avec feu, qu’une fraction chaque jour plus
importante de notre effort national sera détournée pour résoudre ledétestableproblèmequ’Amberleycomparaitàlarecherched’uneaiguillemicroscopiquedansunegigantesquemeuledefoin.Nousnouslanceronsfollementàlapoursuitedenotrequeue,sibienqu’Ilsintensifierontleursrecherches,accroissantainsileuravanceaupointquenousnepourronspluslesrattraper;àcemoment,nousdevronscapitulersansmêmeavoirlaressourcedeleverlepetitdoigtpourriposter.–Considérezenoutreque lanouvelle se répandradeplusenplus,à
mesure qu’un plus grand nombre de gens seront atteints par vosrecherchesetqu’unepopulationdeplusenplusimportantecommenceraàsedouterdelavéritableraisondenosenquêtes.Etensuite?Lapaniquepourraitnouscauserplusdedommagesqu’uneseulebombeCT.–Au nom du ciel, dit avec irritation l’Assistant à la Présidence, que
diablevoulez-vousdoncquenousfassions?–Rien!ditLynn.Ignorerlebateauqu’ilsontmonté.Continueràvivre
comme auparavant et jouer sur le fait qu’Ils n’oseront pas romprel’équilibre en prenant l’initiative de faire exploser une bombe lespremiers.–Impossible ! s’écriaJeffreys.Complètement impossible.Lasécurité
detoussetrouvetrèslargemententremesmains,etl’inertieestlaseuleconduite que je ne puisse adopter. Je vous accorde que lesmachines àrayonsXinstalléesdanslesstadesnesontqu’unemesureàfleurdepeauqui ne donnera guère de résultats, mais nous ne pouvons nous endispenser, sinon, plus tard, les gens concluraient amèrement que nousavons faitbonmarchédenotrepays envertud’un raisonnement subtilquiallaitdanslesensdenotreinertie.Enfait,noscontre-mesuresserontdesplusactives.–Dequellemanière?L’AssistantJeffreysregardaBreckenridge.–Ilest inutiledeparlerd’unerupturedel’équilibredel’avenir,alors
quecetéquilibreestdéjàrompu,ditlejeuneofficierdeSécurité,quiavaitjusqu’à présent gardé le silence. Il importe peu que ces humanoïdesexplosentounon.Peut-êtreneconstituent-ilseneffetqu’unappâtpourmieuxnousdétournerdenotrevoie,commevous l’avezdit.Mais le faitdemeure que nous avons un quart de siècle de retard sur Eux en
robotique,etqueceretardpeutnousêtrefatal.Quellespeuventêtrelesnouvellessurprisesquinousattendentsi laguerrevienteffectivementàse déclencher ? La seule réponse consiste à consacrer immédiatementtoutes nos forces à un programme de recherches forcenées dans ledomainedelarobotique,etlepremierproblèmeconsisteàdécouvrirleshumanoïdes. Appelez cela un exercice de robotique si vous voulez, àmoins que vous ne préfériez le considérer comme une manœuvredestinéeàprévenir lamortdequinzemillionsd’hommes,defemmesetd’enfants.Lynnsecoualatêteavecaccablement:– Ce n’est pas possible. Vous ne feriez qu’entrer dans Leur jeu. Ils
cherchentànousattirerdansuneimpassecependantqu’Ilsauraient lesmainslibrespourprogresserdanstouteslesdirections.–C’estvousqui ledites,ditJeffreysavec impatience.Breckenridgea
faitparvenirsasuggestionparlavoiehiérarchiqueetlegouvernementl’aapprouvée. Nous débuterons donc par une conférence de toutes lesSciences.–DetouteslesSciences?–Nousayonsétablilalistedetousleshommesdescienceimportants
detouteslesbranchesdelasciencenaturelle,ditBreckenridge.IlsseronttousàCheyenne.Unseulpointfigureraàl’ordredujour:parquelmoyenfaire avancer la robotique ? Le sous-titre principal sera le suivant :comment mettre au point un appareil récepteur pour les champsélectromagnétiques du cortex cérébral, qui serait suffisamment délicatpour faire ladistinctionentreuncerveauhumainprotoplasmiqueetuncerveauhumanoïdepositronique?– Nous espérions que vous seriez d’accord pour vous charger de la
conférence,ditJeffreysens’adressantàLynn.–Jen’aipasétéconsultésurlaquestion.–Letempsnousaévidemmentmanqué,monsieur.Etes-vousd’accord
pourlaprendreencharge?Lynn eut un rapide sourire. De nouveau cette question de
responsabilité.ElledevaitclairementreposersurlesépaulesdeLynn,dela Robotique. Il avait l’impression que ce serait Breckenridge quidirigeraitréellementlesopérations.Maisquepouvait-ilfaire?–J’accepte,dit-il.Breckenridge et Lynn rentrèrent ensemble à Cheyenne et, le même
soir, Laszlo écouta avec un scepticisme maussade la description quefaisaitLynndesévénementsfuturs.– Durant votre absence, chef, dit Laszlo, j’ai fait soumettre cinq
modèles expérimentaux d’humanoïdes au programme d’essais normal.Nos hommes travaillent douze heures par jour, en trois équipes qui sechevauchentpartiellement.S’ilnousfautorganiseruneconférence, toutnotre temps sera pris par des formalités et le travail se trouverainterrompu.– Temporairement, dit Breckenridge. Au total, vous y gagnerez plus
quevousn’yperdrez.–Unefouled’astrophysiciensetdegéochimistes…cen’estpascelaqui
avanceralarobotique!ditLaszlo,lesourcilfroncé.–Lepointdevuedespécialistesdanslesdiversesdisciplinespeutêtre
utile.–Enêtes-vouscertain?Commentpouvons-noussavoirs’ilexisteun
moyen de détecter les ondes cérébrales et, même dans ce cas, s’il estpossible de différencier les radiations humaines des radiationshumanoïdes?Quiaprisl’initiativedel’opération?–Moi,ditBreckenridge.–Vraiment?Seriez-vousunspécialistedelarobotique?–Jel’aiétudiée,ditcalmementlejeuneagentdelaSécurité.–Cen’estpaslamêmechose.–J’aieuaccèsàladocumentationtraitantdelarobotiquerusse–en
languerusse.Destextesultra-secretsquipossèdentunelargeavancesurtoutcequiexisteici.–Cettefois,ilnousdamelepion,ditLynntristement.–C’estsurlabasedecettedocumentation,continuaBreckenridge,que
j’ai suggéré d’entreprendre des investigations dans ce domaineparticulier. On peut raisonnablement tenir pour certain qu’il estimpossibledeproduireunerépliqued’uneperfectionabsolueenrelevantl’empreinte électromagnétique d’un cerveau humain spécifique pour lareporter dansun cerveaupositronique spécifique.Tout d’abord, le pluscomplexecerveaupositroniquesuffisammentpetitpourprendreplaceàl’intérieurd’uncrânehumainestdescentainesdefoisplusrudimentairequelecerveauhumain.Ilestincapabled’enreproduiretouteslesnuancesetildoitbienexisterunmoyend’exploiterlefait.Laszlo parut impressionné en dépit de lui-même et Lynn sourit
sombrement.Onpouvaitéprouverdel’agacementàvoirBreckenridgeetplusieurscentainesdesavantsappartenantàdesdisciplinesétrangèresà
la robotiques’immiscerdanscedomaine réservé,mais leproblème lui-même n’en demeurait pas moins déroutant. C’était là, au moins, uneconsolation.Cenefutpasuneinspirationsoudaine.Lynndécouvritqu’iln’avait riend’autreà fairequededemeurerseul
danssonbureaupuisquesaprééminencen’étaitplusqu’honoraire.C’estpeut-êtrecequiavait favorisé son intuition.L’inactionoù il était réduitluiavaitdonnéletempsderéfléchir,desereprésenterlessavantslesplusfécondsdelamoitiédumondeconvergeantsurCheyenne.C’étaitBreckenridgequi,avecsa froideefficience,dirigeait lesdétails
de l’opération. Il y avaitune certaine confiancedans lamanièredont ilavaitdéclaré:«Assemblons-nousetnousauronsraisond’Eux.»Assemblons-nous.L’idée s’était présentée à lui si insidieusement que, s’il s’était trouvé
quelqu’un pour observer Lynn à cemoment, il aurait vu ses paupièress’abaisserlentementàdeuxreprises…maissûrementriendeplus.Il prit les mesures nécessaires avec une impétuosité dans le
détachement qui lui laissait tout son calme, alors qu’il y avait de quoidevenirfou.Il alla trouver Breckenridge dans son poste de commandement
improvisé. L’officier de la Sécurité était seul, le front barré d’un pliprofond:–Quelquechosed’anormal,monsieur?–Toutvatrèsbien,ilmesemble,ditLynn,l’airlas.J’aidécrétélaloi
martiale.–Comment?–Enma qualité de chef de division, je puis prendre cettemesure si
j’estime que la situation l’exige. Et dans le cadre de mon service, mespouvoirs deviennent à ce moment ceux d’un dictateur. Telles sont lesbeautésdeladécentralisation.–Veuillez rapporter cet ordre immédiatement ! (Breckenridge fit un
pas en avant.) Lorsque cette initiative viendra aux oreilles deWashington,jenedonneraipascherdevotrecarrière.– Ma carrière est déjà fichue. On m’a réservé, je m’en rends
parfaitement compte, le rôle duplus fieffé coquinde toute l’histoiredel’Amérique:celuidel’hommequiLeurpermitderomprel’équilibre.Jen’ai plus rien à perdre… et peut-être beaucoup à gagner. (Il laissa
échapperunriresarcastique.)LabelleciblequeconstitueralaDivisiondelaRobotique,hein,Breckenridge?SeulementquelquesmilliersdemortsquandunebombeCTestcapabledetransformerendésertunesuperficiede huit cents kilomètres carrés en une microseconde. Mais cinq centsd’entreeuxseraientnosplusgrandssavants.Nousnoustrouverionsdanslasituationspécialedegensquidoiventlivreruneguerreaprèsqu’onleuraurait fait sauter la cervelle, à moins qu’ils ne préfèrent se rendre. Jepensequenouschoisirionsdecapituler.– Mais c’est rigoureusement impossible, Lynn, entendez-vous ?
Comment les humanoïdes pourraient-ils franchir nos dispositifs desécurité?Commentpourraient-ilss’assembler?–Maisilssontdéjàentraindes’assembler!Nouslesaidonsdetous
nosmoyens.Nousleurdonnonsl’ordredeseréunir.Nossavantsrendentvisite à l’autre camp, Breckenridge, et de façon régulière. N’est-ce pasvous-mêmequiavez fait remarqueràquelpoint il était étrangeque lesspécialistes de la robotique ne fissent pas partie de ces missions ? Ehbien,dixdecessavantssontencoredel’autrecôtédelafrontièreet,enleurlieuetplace,dixhumanoïdesconvergentsurCheyenne.–C’estlàunesuppositionparfaitementgrotesque.– J’estime, au contraire, qu’elle est parfaitement vraisemblable,
Breckenridge.Maislecomplotn’auraitaucunechancederéussirsinousn’étionspasavertisdelaprésencedeshumanoïdesenAmérique,carence cas nous n’aurions pas convoqué de conférence. N’est-ce pas unecoïncidence singulière que vous nous ayez apporté cette nouvelle, quevousayezsuggérécetteconférence,établil’ordredujour,prisladirectiondesopérationsetquevousconnaissiezexactementl’identitédessavantsinvités?Vousêtes-vousassuréquelesdixintéressésfigurentbiensurvoslistes?–DocteurLynn!s’écriaBreckenridgeenblêmissantsousl’outrage.Ilfitlegestedes’élancer.–Nebougezpas!ditLynn.Jesuisarmé.Nousfiltreronssimplement
lessavantsunàun.Nouslesradiographieronsunàun.Unàun,nouslessoumettronsauxtestsderadioactivité.Nousneleurpermettronspasdeseréunirnefût-cequeparpairesavantd’avoirsubilesvérifications,etsilescinqcentssontdeshommes,jem’engageàvousremettremonpistoleten même temps que ma capitulation sans condition. Seulement, j’ail’impression très nette que nous découvrirons les dix humanoïdes.Asseyez-vous,Breckenridge.Tousdeuxprirentunsiège.
– Nous allons attendre, dit Lynn. Lorsque je serai fatigué, Laszloviendrameremplacer.Attendons.Le Pr Manuelo Jiminez, de l’Institut des Hautes Etudes de Buenos
Aires, explosa au moment où l’appareil stratosphérique dans lequel ilavait pris place survolait la Vallée de l’Amazone à cinq mille mètresd’altitude.Ilnes’agissaitqued’unesimpleexplosionchimique,maisellesuffitàdétruirel’avion.Le Dr Liebowitz, de l’Institut de Technologie du Massachusetts,
explosadansunwagondemonorail,tuantvingtpersonnesetenblessantunecentained’autres.Demême,leDrAugusteMarin,del’InstitutNucléoniquedeMontréal,
etseptautresmoururentàdiversstadesdeleurvoyageversCheyenne.Laszloentraencoupdevent,levisagepâleetbégayantlorsqu’ilapprit
lespremièresnouvelles.Iln’yavaitguèreplusdedeuxheuresqueLynnsurveillaitBreckenridge,lepistoletaupoint.–J’aicrutoutd’abordquevousétiezdevenufou,chef,ditLaszlo,mais
vous aviez parfaitement raison. C’étaient bien des humanoïdes. Il nepouvaitenêtreautrement.(IlsetournaversBreckenridgeavecdesyeuxchargésdehaine :)Seulementon leuradonné l’alarme,etaucund’euxn’estdemeuréintact.Iln’enrestepasunseulquenouspuissionsétudier.–BonDieu!s’écriaLynn.Et,avecunehâtefrénétique,ilbraquasonpistoletsurBreckenridgeet
tira.Lecoudel’agentdelaSécuritésevolatilisa;sontorses’écroula;satête tomba sur le sol où elle roula en cahotant d’une façon à la foisgrotesqueetmacabre.– Jen’avais rien compris, gémit Lynn. Je le prenais pour un traître,
riendeplus.QuantàLaszlo,ildemeuraitpétrifié,bouchebée,incapabled’articuler
unmot.–Bien sûr, il les a avertis ! s’écria Lynn avec fureur.Mais comment
aurait-ilpuyparvenirsansbougerdesachaise,s’iln’avaitpasétééquipéd’unémetteurincorporé?N’avez-vouspascompris?Breckenridgeavaitséjourné à Moscou. Le véritable Breckenridge s’y trouve toujours.Seigneurmiséricordieux!Ilsétaientonze!– Pourquoi n’a-t-il pas explosé comme les autres ? parvint à dire
Laszlodansunsouffle.– Sans doute attendait-il d’avoir reçu confirmation de la destruction
des autres. Seigneur, Seigneur… lorsque vous êtes venu annoncer lanouvelleetque j’ai compris lavérité… jemesuisdemandési j’aurais letempsdetirer.Dieuseulpourraitdiredecombiendesecondesjel’aiprisdevitesse.–Dumoinsnous restera-t-ilun spécimenàétudier,ditLaszlod’une
voixquitremblaitencore.Ilsepencha,posasondoigtsurlefluidevisqueuxquicoulaitlentement
dutronçondecoudéchiquetéterminantlecorpssanstête.Cen’étaitpasdusangmaisdel’huileàmachined’excellentequalité.
EFFETMIROIR
LijeBaleyvenaitdedéciderderallumersapipequandlaportedesonbureaus’ouvritsansqu’onn’eûtpréalablementfrappéniquepersonnesefûtd’unefaçonoud’uneautreannoncé.Illevalatête,uneexpressiondevifmécontentementpeintesursestraits,etlaissatombersapipe.Ilnelaramassapas,cequiendisaitlongsursonétatd’esprit.– R. Daneel Olivaw ! s’exclama-t-il, à la fois interloqué et surexcité.
Jéoshaphat!Maisc’estbientoi,n’est-cepas?–Parfaitement,réponditlenouveauvenu.Ilétaitgrand,bronzéetsaphysionomieégalenesedépartaitjamaisde
sonimpassibilitécoutumière.–Jeregrettedevoussurprendreenentrantainsisansprévenirmaisil
s’agitd’uneaffairedélicatequiexigequeleshommesetlesrobotssoientdanstoutelamesuredupossibletenusàl’écart,mêmeici.Entoutcas,jesuisheureuxdevousrevoir,amiElijah.Et le robot tendit la main à son interlocuteur dans un geste aussi
parfaitement humain que l’était son apparence. Baley était tellementétonné que, dans son désarroi, il regarda un instant cette main sanscomprendre.Puis,seressaisissant, il laserradanslessiennes.Elleétaittièdeetferme.–Maispourquoi,Daneel?Tuestoujourslebienvenumais…Quelleest
cette affaire délicate ?Avons-nous à nouveau des ennuis ? LaTerre, jeveuxdire.–Non,amiElijah,celaneconcernepaslaTerre.L’affaireàlaquelleje
fais allusion est, extérieurement parlant, d’une importanceminime.Unlitigeentremathématiciens,riendeplus.CommeilsetrouvaitquenousétionsparleplusgranddeshasardsàunpetitsautdelaTerre…–Cettedisputeadonceulieuàbordd’unastronef?– En effet. Une querelle insignifiante et qui a néanmoins pour les
humainsdesconséquencesd’uneampleurstupéfiante.Baleyneputs’empêcherdesourire.– Je ne m’étonne pas que tu trouves les humains stupéfiants. Ils
n’obéissentpasauxTroisLois.–C’estindiscutablementunelacune,ditR.Daneelsuruntongrave.Et
j’ai l’impression que les humains eux-mêmes se déconcertentmutuellement.Peut-êtrevoussurprennent-ilsmoinsqueleshommesdesautresmondesparcequ’ilyabeaucoupplusd’êtreshumainssurlaTerreque sur les mondes d’Outre-Espace. Dans ce cas, et je crois que c’esteffectivementlecas,vouspourreznousaider.R.Daneelménagea une brève pause avant d’enchaîner, un rien trop
précipitamment,peut-être:–Etpourtant,ilyachezleshommesdesrèglesdecomportementque
j’ai apprises. J’ai, par exemple, manqué à l’étiquette selon les critèreshumainsenomettantdevousdemanderdesnouvellesdevotrefemmeetdevotrefils.–Ilsvontbien.Lepetitestàl’universitéetJessies’occupedepolitique
locale.Maistrêvedecourtoisie.Explique-moimaintenantlaraisondetavisite.– Comme je vous le disais, nous étions au large de la Terre. C’est
pourquoi j’ai proposé au commandant de vous demander uneconsultation.–Etilaétéd’accord?En un éclair, Baley eut la vision d’un orgueilleux et autocratique
commandant d’astronef spatien consentant à se poser sur laTerre– laTerreentretouteslesplanètes!–pourconsulterunTerrien–unTerrienentretouslespeuples!– Je crois que, dans la situation où il se trouvait, il aurait accepté
n’importequoi.Enoutre,j’aiététrèsélogieuxàvotreégard,encorequejen’aie dit que la vérité. Finalement, j’ai accepté de conduire moi-mêmetoutes les négociations pour que personne, passagers ou hommesd’équipage,n’aitbesoindemettrelespiedsdansunecitédeTerriens.–EtdeparleràunTerrien,évidemment.Maisques’est-ilpassé?– Parmi les passagers de l’astronef Eta Carina se trouvaient deux
mathématiciens allant à un congrès interstellaire de neurobiophysiquesurAurora.Ce sont cesdeuxmathématiciens,AlfredBarrHumboldt etGennao Sabbat, qui sont au centre de la querelle. Peut-être avez-vousentenduparlerdel’undesdeux…oudetouslesdeux,amiElijah?–Nidel’unnidel’autre,répliquafermementBaley.Jeneconnaisrien
auxmathématiques. J’espère que tu n’as dit à personne que je suis unfanatiquedesmaths,Daneel?–Soyeztranquille,amiElijah.Jesaisquevousn’enêtespasun.Cela
n’ad’ailleursaucuneimportancecarlanatureexactedesmathématiquesenquestionestsansrapportavecleproblème.
–Bien.Continue.– Puisque vous ne connaissez pas ces deux hommes, ami Elijah, je
vous dirai que le Dr Humboldt a largement passé le cap de sa vingt-septièmedécennie.Pardon,amiElijah?– Rien, rien, grommela Baley avec irritation. – Il avait simplement
bougonnéde façonplusoumoins incohérente, réactiondeprotestationnaturelle contre la longévité des Spatiens. –Et il est encore en activitémalgré son âge ? Sur la Terre, les mathématiciens qui ont dépassé latrentaine…–LeDrHumboldt,dontlaréputationestdepuislongtempsétablie,est
l’un des trois plus grands mathématiciens de la Galaxie, rétorquacalmementDaneel.Ilestassurémenttoujoursenactivité.LeDrSabbat,quantàlui,esttrèsjeune.Iln’apascinquanteansmaisestd’oresetdéjàconsidéré comme le plus remarquable des nouveaux spécialistes desbrancheslesplusabstrusesdesmathématiques.– Ce sont donc tous les deux des grands hommes, laissa tomber
Baley.–Serappelantsapipe,illaramassa.Mais,renonçantàl’allumer,illa secouapour la vider.–Que s’est-il passé ?Un assassinat ?L’undesdeuxaurait-iltuésonconfrère?– L’un de ces hommes illustres essaye de démolir la réputation de
l’autre. En termes de valeurs humaines, je crois que c’est pire qu’unmeurtre.–Quelquefois,sansdoute.Lequelchercheàdiscréditerl’autre?–Toutelaquestionestlà,justement,amiElijah.Lequel?–Continue.–LeDrHumboldtaététrèsclair.Peudetempsaprèsavoirembarqué,
il a eu l’intuition d’une méthode permettant d’analyser les trajectoiresneurales à partir desmodifications du spectre d’absorption desmicro-ondes émises par certaines aires corticales localisées. C’était unetechniquepurementmathématiqued’uneextraordinairesubtilitémaisjene peux évidemment ni la comprendre ni en expliquer les détails demanière intelligible. Mais c’est sans importance. Le Dr Humboldt aréfléchi, et plus il réfléchissait, plus il était sûr de tenir une idéerévolutionnaire, qui éclipserait toutes les conquêtes antérieures desmathématiques.Etpuis,ilappritqueleDrSabbatétaitàbord.–Ah!EtilaexposésaméthodeaujeuneSabbat?– Exactement. Ils s’étaient déjà rencontrés dans des séminaires et
chacun connaissait parfaitement l’autre de réputation. Humboldt estentré dans tous les détails. Sabbat a confirmé son hypothèse point par
point. Il a abondamment insisté sur l’importance de la découverte etl’ingéniosité de son inventeur. Rassuré et encouragé par ces louanges,Humboldt a rédigé une communication pour présenter sommairementson travail et, deux jours plus tard, il a pris ses dispositions pour latransmettreparsubétherauxcoprésidentsdelaconférenceafind’établirofficiellementsaprioritéetqu’unediscussionpuisseêtreinscriteàl’ordredu jour. Il eutalors la surprisede constaterqueSabbatavait, lui aussi,préparé une communication, lamêmeque la sienne pour l’essentiel, etqu’ils’apprêtaitàlatransmettreparlaradiosubéthériqueàAurora.–Jesupposequ’ilaétéfurieux.–Toutàfait!–EtSabbat?Quelleestsaversion?–Exactementlamêmequecelled’Humboldt.Motpourmot.–Alors,quelestleproblème?–Motpourmotsaufquelesnomssontinversés.SelonSabbat,c’était
lui qui avait eu cette idée et qui avait consulté Humboldt. C’étaitHumboldtquiavaitconfirmésonanalyseetl’avaitcouvertd’éloges.–Ainsi,chacunprétendquel’idéeluiappartientetquec’estl’autrequi
l’avolée.Jenevoispasoùestleproblème.Dansledomainescientifique,il suffit de présenter les documents de recherche datés et signés.L’antérioritéestautomatiquementétablie.Mêmes’ilyavaitfalsification,lescontradictionsinterneslarévéleraient.– D’ordinaire, vous auriez raison, ami Elijah. Mais il s’agit de
mathématiques,pasdesciencesexpérimentales.LeDrHumboldtaffirmeavoir élaboré l’essentielde saméthodede tête. Iln’a riencouché sur lepapier avant de rédiger sonmémoire. Évidemment, leDr Sabbat dit lamêmechose.–Ehbien, iln’yaqu’àemployer lesgrandsmoyenspour trancher le
débat.Qu’onlessoumettetouslesdeuxausondagepsychiqueetonverrabienlequelamenti.R.Daneelsecoualentementlatête.–Vousnecomprenezpasceshommes,amiElijah.Cesontdessavants
degrandeclasse,ilssonttousdeuxmembresdel’Académieimpériale.Ace titre, leur conduite professionnelle ne peut être jugée par aucuntribunal, sinon un jury composé de leurs pairs, à moins qu’ils nerenoncentpersonnellementetvolontairementàceprivilège.–Alors,expliquez-leurqu’ilsdoiventyrenoncer.Lecoupablerefusera
parce qu’il ne pourra pas se permettre d’affronter le psychosondage etl’innocents’empresserad’accepter.Vousn’aurezmêmepasbesoinde le
sonder.–Celanepeutmarcherainsi,amiElijah.Dansuntelcas,renonceràce
privilège, laisser enquêter des profanes porterait irrémédiablement uncoup fatal au prestige de l’intéressé. Tous deux refusent obstinémentd’abandonnerleprivilèged’êtrejugésparuntribunalspécial.Parorgueil.Laquestiondel’innocenceoudelaculpabilitéesttoutàfaitsecondaire.–Danscesconditions, lemieuxestd’attendre.Garde l’affairesous le
coude jusqu’à ce que vous soyez arrivés sur Aurora. Leurs pairsassisterontenfouleàcetteconférencedeneurobiophysiqueet…–Ceseraituncoup terribleportéà lascienceelle-même,amiElijah.
Onnepardonneranià l’unnià l’autred’avoirétélesinstrumentsdecescandale.Onreprocheramêmeàl’innocentd’avoirétémêléàuneaussidésagréableaffaire.Onestimeraqu’elleauraitdûà toutprixêtrerégléesansfairedevagues.–Soit.JenesuispasunSpatienmais jevaisessayerd’imaginerque
cetteattitudeestlogique.Quedisentnoshommes?– Humboldt est pleinement d’accord. Si Sabbat lui reconnaît la
paternité de l’idée et le laisse transmettre son mémoire ou, au moins,présenter sa communication devant la conférence, il ne portera pasplainte, il gardera secrète lamauvaise action de son jeune confrère. Lecommandant, le seul autre humain à connaître cette querelle, n’ensouffleramot,luinonplus,bienévidemment.–MaisSabbatn’estpasd’accord?–Aucontraire!Ilestd’accordavecleDrHumboldtdanslesmoindres
détails–eninversantlesnoms.Toujoursl’effetmiroir.–Desortequec’estl’impasse?–Jecrois,amiElijah,quechacundesdeuxattendquel’autrecapitule
ets’avouecoupable.–Ehbien,vousn’avezqu’àattendrecommeeux.– Le commandant n’est pas de cet avis. Si l’on attend, il y a deux
éventualités.LapremièreestqueHumboldtetSabbatnedémordentpasde leurspositionsetque le scandaleéclate lorsquenousatterrirons surAurora.Lecommandant,àqui il incombed’administrer la justiceàsonbord, sera discrédité faute d’avoir su régler discrètement l’affaire sansfairedebruit.Et,cela,ilnel’admetabsolumentpas.–Quelestlesecondtermedel’alternative?–Que l’un des deux avoue avoir voulu voler l’autre.Mais le fera-t-il
parce qu’il est vraiment coupable ou par noblesse d’âme dans l’espoird’éviter le scandale?Serait-il équitablede ruiner le créditd’unhomme
quiajustementlagrandeurd’aimermieuxsacrifiersaréputationquedenuireà lascienceentantquetelle?Lecoupablepourraitmêmepasserauxaveuxauderniermomentetdonnerl’impressionqu’ilnes’yrésigneque dans l’intérêt supérieur de la science. Ainsi échapperait-il àl’opprobre en rejetant sur l’autre l’infamie de sa mauvaise action. Lecommandantseraitseuldanslesecretmaisneveutpaspasserlerestedeson existence à se demander s’il n’a pas pris part à une grotesquedénaturationdelajustice.Baleysoupira.–Quelcasse-tête!Laquestionestdesavoirlequelcraqueralepremier
avantl’atterrissage.Tonhistoireestterminée?–Pastoutàfait.Ilyadestémoins.–Jéoshaphat!Pourquoinel’as-tupasdittoutdesuite?Quelssontces
témoins?–LedomestiquepersonnelduDrHumboldt…–Unrobot,jesuppose?– Oui. Il s’appelle R. Preston. Il a assisté de bout en bout à la
conférenceinitialeetcorroborepointparpointlathèsedesonmaître.– Si je comprends bien, il déclare que l’idée était bien celle du Dr
Humboldtàl’origine,queleDrHumboldtl’aexposéedefaçondétailléeauDrSabbat,queleDrSabbats’estrépanduenlouanges,etc.?–Exactement.–Jevois.Celarègle-t-illaquestion?Jeprésumequenon.–Etvousavezraison.Celanerègleriencarilyaunsecondtémoin.Le
DrSabbata,luiaussi,undomestiquepersonnel,R.Idda,unrobotquisetrouve être du même modèle que R. Preston. Ils sont sortis la mêmeannée, je crois, de la même usine. Tous deux sont au service de leurmaîtredepuislemêmenombred’années.–Quellebizarrecoïncidence…–C’est,hélas,unpointquinelaissequepeudechancesdeparvenirà
une conclusion définitive en se fondant sur des différences manifestesentrelesdeuxserviteurs.–ParcequeR.IddaracontelamêmehistoirequeR.Preston?–Exactement,àceciprèsquelesnomssontintervertis.–R.Iddasoutientdoncque le jeuneSabbat,celuiquin’apasencore
cinquanteans…–LijeBaleyn’étouffapastotalementlanotedesarcasmequiperçaitdanssavoix:lui-mêmen’avaitpasencorecinquanteansetilsesentait loind’être jeune.–…aeu l’idée lepremierpourcommencer,qu’il l’a exposée en détail au Dr Humboldt, lequel l’a abondamment
félicité,etc.–Oui,amiElijah.–Alors,l’undesrobotsment.–C’estcequ’ilsemblerait.–Ildevraitêtrefacilededéterminerlequel.J’imaginequ’unexamen,
mêmesuperficiel,pratiquéparunbonroboticien…–Danslecasprésent,unroboticiennesuffitpas,amiElijah.Pourune
affaireaussiimportante,seulunrobopsychologuequalifiéauraitassezdepoidsetd’expériencepourtrancher.Iln’enexistepasd’assezcompétentsàbord.UntelexamennepourraêtrefaitquesurAurora…–Etilseratroptard.Enfin,vousêtessurlaTerre.Onpeutmettrela
mainsurunbonrobopsychologue.AuroranesauracertainementjamaiscequiseserapassésurTerreetiln’yaurapasdescandale.–Seulement,ni leDrHumboldtni leDrSabbatnepermettrontque
leursdomestiquessoientinterrogésparunrobopsychologuedelaTerre.LeTerrienseraitobligéde…Illaissasaphraseensuspens.– Il serait obligé de toucher les robots, achevaLijeBaley sur un ton
flegmatique.–Cesontdevieuxserviteursbienvusde…– Et pas question de les laisser souiller par le contact d’un Terrien.
Mais alors, qu’est-ce que vous attendez de moi, saperlipopette ? – Ilgrimaça.–Excuse-moi,R.Daneel,maisjenevoispaspourquelleraisontum’asmêléàcettehistoire.– C’est pour une mission sans rapport avec ce problème que je me
trouvaisàbordde l’astronef.Le commandant s’est adresséàmoiparcequ’il fallait bien qu’il se tourne vers quelqu’un. Je lui paraissais assezhumain pour écouter et assez robot pour ne rien ébruiter. Il m’a toutracontéetm’ademandéceque je feraisà saplace.Sachantqu’unpetitsaut hyperspatial pourrait tout aussi facilement nous amener sur Terrequ’au point d’émergence prévu, je lui ai répondu que j’étais aussiimpuissant que lui à résoudre le problèmemais que je connaissais surTerrequelqu’unquipourraitl’aider.–Jéoshaphat!murmuraBaley.– Songez, ami Elijah, que si vous réussissez à triompher de cette
énigme,ceseraexcellentpourvotrecarrièreetquelaTerreelle-mêmeentirera peut-être avantage. Cela ne sera pas rendu public, bien entendu,maislecommandantnemanquepasd’influencesursonmondenataletilvousserareconnaissant.
–Tunefaisquerendrelefardeaupluslourd.– Je ne doute pas que vous avez déjà une idée de la procédure qu’il
conviendraitd’employer,répliqualentementR.Daneel.–Vraiment?Laprocédurequis’impose,mesemble-t-il,consisteraità
interviewerlesdeuxmathématiciens.– Je crains que ni l’un ni l’autre ne vienne en ville et que ni l’un ni
l’autrenesouhaitequevousvousrendiezsurplace.– Et il n’y a aucun moyen de contraindre un Spatien à entrer en
contact avec un Terrien, même en cas d’urgence. Lui, je comprends,Daneel, mais je pensais à un entretien par le truchement d’un circuitfermédetélévision.– Eh bien, n’y pensez plus. Ils ne se soumettront pas à un
interrogatoiremenéparunTerrien.–Alors,queveux-tudemoi?Pourrais-jeparlerauxrobots?–Ilsnepermettrontpasnonplusàleursrobotsdevenirici.–Jéoshaphat!Tuesbienvenu,toi!–C’étaitunedécisionpersonnelle.Aborddel’astronef,j’étaisautorisé
à prendre toutes décisions de ce genre sans qu’aucun humain puisse yopposersonveto,hormislecommandantlui-même–etilnedemandaitpasmieux que d’établir le contact. Vous connaissant, j’ai estimé qu’uncontact par télévision serait insuffisant. J’avais envie de vous serrer lamain.LijeBaleyseradoucit.–Jesuistouché,Daneel,mais,franchement,jepersisteàregretterque
tuaiespenséàmoi.Pourrai-jeaumoinsparlerauxrobotspartélévisioninterposée?–Jecroispouvoirarrangercela.–C’estdéjàunpetitquelquechose.Autrementdit,ilvamefalloirfaire
letravaild’unrobopsychologue–defaçonrudimentaire.–Maisvousêtesundétective,amiElijah,pasunrobopsychologue.–Admettons.Mais, avant que je les voie, réfléchissons un peu.Dis-
moi…est-ilpossiblequelesdeuxrobotsdisentlavérité?Laconversationentretesmathématiciensapeut-êtreétééquivoque.Lesdeuxrobotsontpu croire en toute sincérité que leurs maîtres respectifs étaientpropriétairesde l’idée.Ou ilsontentendudeuxpartiesdifférentesde laconversationetsupposéchacunquel’idéeétaitdesonpropremaître.– C’est tout à fait impossible, ami Elijah. Tous deux répètent cette
conversation en termes identiques. Et les deux versions sontformellementcontradictoires.
–Ilestdoncabsolumentcertainquel’undesrobotsment?–Oui.– Pourrais-je, le cas échéant, avoir communication des déclarations
faitesjusqu’àmaintenantenprésenceducommandant?–J’avaisprévucettedemandeetj’enaiapportélacopie.– Voilà un second atout. Les robots ont-ils subi un contre-
interrogatoireetas-tuégalementlacopiedecedocument?– Ils se sont bornés à répéter leur récit. Le contre-interrogatoire ne
peutêtreconduitqueparunrobopsychologue.–Ouparmoi?–Vousêtesundétective,amiElijah,pasun…–Trèsbien,R.Daneel.Jevaisessayerdecomprendre lapsychologie
spatienne. Un détective peut s’en charger parce que ce n’est pas unrobopsychologue.Creusonsunpeu les choses.D’ordinaire, un robotnementpas,mais ilmentirasic’est indispensableà l’applicationdesTroisLois. Il pourra mentir légitimement afin de protéger son existenceconformément à la Troisième. Il sera plus enclin à mentir si c’estnécessaire pour obéir à un ordre légitime donné par un être humainconformémentàlaSeconde.Ilyseraencoreplusenclinsic’estnécessairepoursauveruneviehumaineoupourempêcherqu’unhumainsoit léséconformémentàlaPremière.–Oui.–Et,dans ce cas,un robotdéfendra la réputationprofessionnellede
son maître et mentira si cela se révèle nécessaire. En l’occurrence, laréputation professionnelle serait quasiment l’équivalent de la vie et sasauvegarde exigerait que le robotmente presque comme si laPremièreLoiétaitencause.– Néanmoins, en mentant, chacun des deux robots nuirait à la
réputationprofessionnelledumaîtredel’autre,amiElijah.–Eneffet.Maischacunauraitpeut-êtreuneconceptionprécisedela
valeurdelaréputationdesonpropremaîtreetpourraitestimerentoutebonnefoiqu’elleestsupérieureàcellede l’autre.Ilenconcluraitque lemensongeseraitmoinspréjudiciablequelavérité.LijeBaleyrestaquelquesinstantssilencieuxavantd’enchaîner:– Bon… Peux-tu t’arranger pour que j’aie un entretien avec un des
robots…R.Iddapourcommencer,parexemple?–LerobotduDrSabbat?–Oui,celuiduplusjeune.– Cela ne prendra que quelques minutes. J’ai un microrécepteur
équipé d’un projecteur. J’aurai seulement besoin d’un mur blanc et jepense que celui-ci fera l’affaire si vous me permettez de pousser vosarmoiresàfilms.–Vas-y.Jedevraiparlerdansunesortedemicro?–Non,vouspourrezparlernormalement.Jevouspriedebienvouloir
m’accorder encore un moment. Je dois contacter le vaisseau pourorganisercetentretienavecR.Idda.– Si cela doit prendre du temps, Daneel, passe-moi donc le procès-
verbal.TandisqueR.Daneelinstallaitsonmatériel,LijeBaleyallumasapipe
et commençade feuilleter lespagesarachnéennes sur lesquelles étaientconsignéslestémoignagesrecueillis.Auboutdequelquesminutes,R.Daneeldit:– Si vous êtes prêt, amiElijah,R. Idda est à votre disposition.Mais
peut-êtrepréférez-vousterminerd’abordvotrelecture?Baleysoupira.–Non,iln’yariendeplusàapprendrelà-dedans.Passe-le-moietfais
ensortequelaconversationsoitenregistréeetcopiée.R.Idda,quelaprojectionendeuxdimensionssurlemurrendaitirréel,
n’était pas une créature humanoïde comme R. Daneel : c’était, pourl’essentiel,unestructuremétallique.Soncorpsétaitgrandmaismassifet,àquelquesdétailsde constructionprès, rien,oupresque,nepermettaitdeledistinguerdesnombreuxrobotsqueBaleyavaitdéjàvus.–Messalutations,R.Idda,commençacedernier.–Mes salutations,monsieur, répondit R. Idda d’une voix sourde au
timbrecurieusementhumanoïde.–VousêtesleserviteurpersonneldeGennaoSabbat,n’est-cepas?–Oui,monsieur.–Depuiscombiendetempsêtes-vousàsonservice?–Vingt-deuxans,monsieur.–Etvousattachezduprixàlaréputationdevotremaître?–Oui,monsieur.–Considérez-vousqu’ilestimportantdeladéfendre?–Oui,monsieur.–Aussiimportantquedeprotégersonexistencephysique?–Non,monsieur.–Aussiimportantquededéfendrelaréputationdequelqu’und’autre?R.Iddahésita.– C’est une question demérite individuel dans chaque cas d’espèce,
monsieur.Onnepeutfixerunerèglegénérale.CefutautourdeBaleydemarquerunehésitation.Lesrobotsspatiens
s’exprimaientavecplusde fluiditéetde façonplus intellectuelleque lesmodèlesterriens.– Si vous estimiez que la réputation de votre maître a plus
d’importancequecelled’unautre,d’AlfredBarrHumboldt,parexemple,mentiriez-vouspourladéfendre?–Oui,monsieur.– Avez-vousmenti dans votre déposition relative à la querelle qui a
opposévotremaîtreauDrHumboldt?–Non,monsieur.–Maissivousaviezmenti,vouslenieriezpourprotégercemensonge,
n’est-cepas?–Oui,monsieur.–Bien.Maintenant,écoutez-moi.Votremaître,GennaoSabbat,estun
homme jeune.C’est unmathématiciende grande réputationmais il estjeune.Si,danssapolémiqueavecleDrHumboldt,ilavaitsuccombéàlatentation et enfreint les règles de l’éthique, sa réputation subirait unecertaineéclipsemais,commeilestjeune,ilauraitamplementletempsdelarestaurer.Sonintelligenceluiferaitremporterultérieurementbiendesvictoires et, finalement, cette tentative de plagiat serait considéréecommel’erreurd’unjeunehommefougueuxquiaagiàlalégère.C’estunhandicapquipourraitêtresurmontédansl’avenir.– En revanche, si c’était le Dr Humboldt qui avait succombé à la
tentation, ce serait beaucoupplus grave.C’est un vieil hommedont lessuccès se sont étendus sur plusieurs siècles. Jusqu’à présent, saréputation est demeurée sans tache. Et pourtant, cette seule mauvaiseactioneffaceraittoutleresteet,comptetenudutempsrelativementcourtqui lui reste à vivre, il n’aurait pas l’occasion de se racheter. Il ne luiresteraitplusgrand-choseà réaliser. Il yauraitbeaucoupplusd’annéesde travail gâchées pour Humboldt que pour votremaître, et beaucoupmoinsdechancesdereconquérirlarenomméeperdue.Vousvousrendezcompte,n’est-cepas,quelasituationdeHumboldtestlaplusgraveetlaplusdigned’intérêt?Unlongsilencesuccédaàcesmots.Enfin,R.Iddalaissatomberd’une
voixégale:–Montémoignageétaitmensonger.Lapaternitédecetravailrevient
auDrHumboldtetmonmaîtreaillégitimementtentédes’enattribuerlecrédit.
–Trèsbien,monami.Vousneparlerezdecelaàpersonnetantquelecommandantdel’astronefnevousenaurapasdonnélapermission.Vouspouvezvousretirer.L’imagesurlemurs’effaça.Baleytirasursapipe.–Penses-tuquelecommandantaentendu,Daneel?–J’ensuissûr.Ilestleseultémoinendehorsdenous.–Parfait.Maintenant,àl’autre.–Mais il est inutile de l’interroger après les aveux de R. Idda, ami
Elijah.–Biensûrquesi!LesaveuxdeR.Iddanesignifientrien.–Rien?–Strictementrien.Jeluiaiexpliquéquec’estleDrHumboldtquiest
dansleplusmauvaiscas.S’ilavaitd’abordmentipourprotégerSabbat,ilreviendraitnaturellementà lavérité,commed’ailleurs ilprétend l’avoirfait. Mais s’il avait d’abord dit la vérité, il mentirait maintenant pourprotéger Humboldt. C’est toujours l’effet miroir et nous n’avons pasavancéd’unpas.–Maisqu’obtiendrons-nouseninterrogeantR.Preston?–Rien…sil’effetmiroirétaitparfait.Maisilnel’estpas.Aprèstout,il
yaunrobotquiditlavéritéetunquiment.C’estlàunpointd’asymétrie.Je veux voir R. Preston. Et si la transcription de l’interrogatoire deR.Iddaestfaite,donne-la-moi.Le projecteur fut remis enmarche.R. Preston ressemblait àR. Idda
comme une goutte d’eau à une autre si l’on exceptait une infimedifférencedansleprofilementdelapoitrine.–Messalutations,R.Preston,ditBaley.Tout en parlant, il gardait les yeux fixés sur l’enregistrement de
l’interrogatoiredeR.Idda.–Messalutations,monsieur,réponditR.Preston.SavoixétaitidentiqueàcelledeR.Idda.– Vous êtes le serviteur personnel d’Alfred Barr Humboldt, n’est-ce
pas?–Oui,monsieur.–Depuiscombiendetempsêtes-vousàsonservice?–Vingt-deuxans,monsieur.–Etvousattachezduprixàlaréputationdevotremaître?–Oui,monsieur.–Considérez-vousqu’ilestimportantdeladéfendre?–Oui,monsieur.
–Aussiimportantquedeprotégersonexistencephysique?–Non,monsieur.–Aussiimportantquededéfendrelaréputationdequelqu’und’autre?R.Prestonhésita.– C’est une question demérite individuel dans chaque cas d’espèce,
monsieur.Onnepeutfixerunerèglegénérale.– Si vous estimiez que la réputation de votre maître a plus
d’importance que celle d’un autre, de Gennao Sabbat, par exemple,mentiriez-vouspourladéfendre?–Oui,monsieur.– Avez-vousmenti dans votre déposition relative à la querelle qui a
opposévotremaîtreauDrSabbat?–Non,monsieur.–Maissivousaviezmenti,vouslenieriezpourprotégercemensonge,
n’est-cepas?–Oui,monsieur.–Bien.Maintenant,écoutez-moi.Votremaître,AlfredBarrHumboldt,
estunvieilhomme.C’estunmathématiciendegranderéputationmaisilestvieux.Si,danssapolémiqueavecleDrSabbat,ilavaitsuccombéàlatentation et enfreint les règles de l’éthique, sa réputation subirait unecertaineéclipsemaissongrandâgeetcequ’ilaaccompliaufildessièclestémoigneraient en sa faveur et l’emporteraient sur le reste.Finalement,cette tentativedeplagiatseraitconsidéréecommel’erreurd’unvieillardpeut-êtremaladeetn’ayantplustoutesatête.–Enrevanche,sic’étaitleDrSabbatquiavaitsuccombéàlatentation,
ceseraitbeaucoupplusgrave.C’estunhommejeunedont laréputationestconsidérablementplusfragile.Normalement,iladevantluiplusieurssièclespouraccumulerdesconnaissancesetaccomplirdegrandeschoses.Uneseuleerreurdejeunesseanéantiraittout.L’avenirqu’ilrisqueraitdegâcher est beaucoup plus long que celui de votre maître. Vous vousrendezcompte,n’est-cepas,quelasituationdeSabbatestlaplusgraveetlaplusdigned’intérêt?Un long silence succéda à cesmots. Enfin, R. Preston laissa tomber
d’unevoixégale:–Montémoignageétait…Ils’interrompitnetetdemeuramuet.–Continuez,jevousprie,R.Preston,ditBaley.Pasderéponse.–J’aibienpeurqueR.Prestonnesoitenétatdestase,amiElijah,fit
R.Daneel.Ilestendérangement.–Alors,nousavonsenfincrééuneasymétrie.Noussommesdès lors
enmesurededésignerlecoupable.–Commentcela,amiElijah?–Réfléchis.Supposeque tusois innocentetque tonrobotpersonnel
puisseentémoigner.Tun’auraisrienàfaire.Tonrobotdiraitlavéritéetse porterait garant de toi. Mais si tu étais coupable, tu dépendrais dumensonge de ton robot. Tu serais dans une situation un peu plushasardeusecartonrobotmentiraitsic’étaitnécessairemaisilseraitplusenclinàdirelavéritéqu’àmentiretlemensongeseraitmoinssolidequela vérité. Pour pallier cet inconvénient, le coupable ordonnerait trèsvraisemblablement au robot dementir.De cette façon, la Première LoiseraitrenforcéeparlaSeconde.Peut-êtretrèsvigoureusement.–Celameparaîtjuste.– Admettons que nous ayons un robot de chaque type. Le premier
passeraitdelavériténonrenforcéeaumensonge.Ilpourraitlefaireaprèsun temps d’hésitation sans beaucoup de difficulté. L’autre passerait dumensongepuissammentrenforcéàlavérité,maisseulementaurisquedecourt-circuiterdifférentscanauxpositroniquesetdetomberenstase.–EtcommeR.Prestonesttombéenstase…– Le maître de R. Preston, le Dr Humboldt, est le plagiaire. Si tu
préviens le commandant et insistes pour qu’il ait immédiatement uneconversationaveclui,peut-êtreluiarrachera-t-iluneconfession.Danscecas,j’espèrequetum’avertirassur-le-champ.–Vouspouvezcomptersurmoi.Jevousdemanderaidebienvouloir
m’excuser, ami Elijah, mais il faut que j’aie sans délai un entretienconfidentielaveclecommandant.–Biensûr.Utiliselasalledeconférence.Elleestisolée.Baley, incapable de faire quoi que ce soit en l’absence deR.Daneel,
attendit, silencieux et inquiet. Beaucoup de choses dépendaient de lajustessede son analyse et il avait une conscience aiguëde sonmanqued’expérienceenmatièrederobotique.R. Daneel le rejoignit une demi-heure plus tard – ce fut, pour ainsi
dire, la demi-heure la plus longue de la vie de Baley. Impossible,évidemment,d’essayerdedevinercequis’étaitpasséparl’expressionduvisage impassible de l’humanoïde.Baley s’efforçadeparaître tout aussiimpassible.–Ehbien,R.Daneel?– Vous avez vu juste, ami Elijah. Le Dr Humboldt a avoué. Il
escomptait,a-t-ildit,queleDrSabbatcéderaitetlelaisseraittriompher.La crise est dénouée et vous pouvez compter sur la reconnaissance ducommandant. Ilm’aautoriséàvousdirequ’iladmiregrandementvotresubtilitéetjecroisquejebénéficieraimoi-mêmedelasuggestionquej’aifaitederecouriràvous.–C’estparfait,fitBaley,chancelantetlefrontmoite,maintenantque
son verdict s’était avéré juste. Mais, par Jéoshaphat, R. Daneel, je tesuppliedeneplusmemettreànouveaudansunpareilpétrin!–J’essaierai,amiElijah.Toutdépendra,biensûr,de l’importancede
l’éventuel problème à venir, de votre proximité et d’un certain nombred’autresfacteurs.Enattendant,j’auraisunequestionàvousposer.–Oui?–N’était-ilpaspossibledesupposerquelepassagedumensongeàla
véritéétaitsimple,etdifficileceluidelavéritéaumensonge?Danscettehypothèse,lerobotquiseraitpassédelavéritéaumensongeneserait-ilpastombéenstase?–Eneffet,R.Daneel,onauraitpusuivreceraisonnement,maisc’est
l’autrequis’estrévéléexact.Humboldtaavoué,n’est-cepas?– Le fait est. Mais les deux arguments opposés étant possibles,
commentavez-vousréussiàtrouveraussirapidementlebon,amiElijah?Les lèvresdeBaley se crispèrentmais,presque instantanément, il se
détenditetsonrictussetransformaensourire.–Parcequej’aitenucomptedesréactionshumaines,pasdesréactions
robotiques,R.Daneel.Jeconnaismieuxlesêtreshumainsquelesrobots.En d’autres termes, j’avais mon idée sur le coupable avant mêmed’interrogerlesrobots.Lorsquejesuisparvenuàprovoqueruneréactionasymétrique chez eux, j’ai tout simplement interprété cette réaction demanière à ce qu’elle accuse celui des deux mathématiciens que jeconsidérais déjà comme le coupable. La réponse robotique a été assezspectaculaire pour que celui-ci craque. Mon analyse du comportementhumainn’auraitpeut-êtrepasétésuffisantepourobtenircerésultat.–Jesuiscurieuxdesavoirquelleaétévotreanalyse.–ParJéoshaphat,R.Daneel, réfléchisdoncunpeuet tun’auraspas
besoindemeledemander!Ilyaunautrepointd’asymétriedanscettehistoired’effetmiroirendehorsdelaquestionduvraietdufaux: l’âgedesdeuxhommes.L’unesttrèsvieuxetl’autretrèsjeune.–Oui,biensûr.Maisencore?–C’esttoutsimple.Jeconçoisqu’unhommejeunequiabrusquement
une idée révolutionnaire consulteun vieil hommequ’il considérait déjà
commeun demi-dieu dans sa spécialité lorsqu’il était étudiant.Mais jevoismalunhommeâgé,chargéd’honneursethabituéautriomphe,quiabrusquement une idée révolutionnaire, consulter quelqu’un qui aplusieurs siècles demoins que lui et en qui il ne voit forcément qu’unfreluquet–jenesaispasqueltermeunSpatienemploierait.Deplus,siunhommejeuneena l’occasion,neparlera-t-ilpasdesadécouverteaudemi-dieuqu’ilrévère?Lecontraireserait impensable.D’unautrecôté,unvieillardconscientdesonpropredéclinpourraitfortbiensaisircettedernière chance aux cheveux, jugeant ne pas avoir à tenir compte d’unblanc-bec. Bref, il était inimaginable que Sabbat ait volé l’idéed’Humboldt. Le Dr Humboldt, quel que fût l’angle sous lequel onexaminaitleschoses,étaitlecoupable.R.Daneelméditaunbonmoment.Enfin,iltenditlamainàBaley.– Il est temps que je prenne congé,maintenant, ami Elijah. J’ai été
heureuxdecetterencontre.Peut-êtrenousreverrons-nousbientôt.Baleysecouachaleureusementlamaindurobot.– Pas trop tôt quand même, si tu n’y vois pas d’inconvénient,
R.Daneel.
L’INCIDENTDUTRICENTENAIRE
Le 4 juillet 2076 – pour la troisième fois dans notre systèmenumérique fondé sur des multiples de dix, le temps avait amené, auxdeux derniers chiffres du calendrier, le fameux 76 qui avait vu lanaissanced’unenation.Cen’étaitplusunenationdansl’anciensensdumot,maisplutôtune
expressiongéographique;unepartied’untoutquiétaitlaFédérationdetoute l’humanitésur laTerreetdesesdépendancessur laLuneetdansles colonies à travers l’espace.Dans la culture et l’héritage, toutefois, lenomet l’idéemêmedemeuraient, et cette partie de la planète désignéeparsonanciennométaittoujourslarégiondumondelaplusricheetlaplus développée… Et le président des États-Unis était toujours lapersonnelapluspuissanteauseinduConseilplanétaire.LawrenceEdwardsobservait lapetite silhouetteduPrésidentdes six
cents mètres en haut desquels il était juché. Il dérivait lentement au-dessusde la foule, lemoteur flotroniqueaccrochésursondosémettantjuste un petit gloussement, et ce qu’il voyait était exactement ce quen’importe qui pouvait voir sur l’holovision. Combien de fois avait-ilregardé des petites silhouettes comme celles-ci dans son salon, despetitessilhouettesdansuncubedelumière, l’airtoutàfaitréel,commedeshomoncules,laseuledifférenceétantqu’unemainpouvaitpasserautraversd’eux.Lamainnepouvaitpaspasserautraversdecesdizainesdemilliersde
personnes qui s’étalaient sur les terrains autour du Monument deWashington.Etonnepouvaitpaspasserlamainautraversduprésident.Maisonpouvaitl’approcher,letoucheretluiserrerlamain.Edwards, sardonique, trouvait tout à fait inutile cette présence
tangible;ilauraitvouluêtreàdeskilomètresdelà,flottantdansl’airau-dessusd’unpaysagesauvage,aulieud’êtreici,àsurveillertoutsignededésordre.Saprésencen’avaitd’autre intérêt iciquepour lemythede lavaleurdu«baindefoule».Edwardsn’étaitpasunadmirateurduprésident–HugoAllenWinkler,
lecinquante-septièmedétenteurdutitre.Selon Edwards, le président Winkler était un homme vide, un
charmeur, un collecteur de votes, un homme à promesses. C’était biendécevant de le voir en activité maintenant après tous les espoirsqu’avaient donnés les premiers mois de son administration. LaFédérationmondialeétaitendangerdesedésagréger,bienavantqu’ellen’ait rempli toutes ses fonctions etWinkler ne pouvait rien y faire.Onavaitbesoind’unhomme fort,pasd’unemaindouce ;d’unevoix forte,pasd’unevoixdouce.Leprésidentallait certainement seprésenterauxnouvelles élections,
et ilseraitprobablementbattu.Leschosesn’enseraientquepirescarlepartidel’oppositionavaitlafermeintentiondedétruirelaFédération.Edwards soupira. Quatre années déplorables en perspective – peut-
êtrequarante–ettoutcequ’ilavaitàfaire,c’étaitflotterdansl’air,prêtàappeler tous les agents du Service au sol par laser-téléphone, s’il sepassaitlemoindre…Ilnevitpaslemoindre…Aucunsignededésordre.Seulementunpetit
nuagedefuméeblanche,àpeinevisible;unéclatfugitifdelumière,qu’ileutàpeineletempsdevoir.OùétaitlePrésident?Ill’avaitperdudevuedanslapoussière.Il regardadans lesparagesde l’endroitoù il l’avaitvuendernier.Le
Présidentn’avaitpaspuallerbienloin.Puis il remarqua un certain désordre. D’abord chez les agents du
servicequisemblaientavoirperdulatêteetcouraiententoussens.Puisla foule suivit leur exemple et le désordre se répandit. Le bruit s’enflacommeuntonnerre.Edwardsn’avaitpasbesoind’entendrelesmotshurlésparlafoule.La
nouvellel’atteignitrienqu’àlavuedecettemassehurlante.LeprésidentWinkleravaitdisparu!Uninstantilétaitlà;laseconded’aprèsils’étaitévanouienunepoignéedepoussièreblanche.Edwards retint son souffle avec angoisse pendant un temps qui lui
parutéternel,attendant lemomentoù la fouleayantprisconsciencedufaitallaittourneràlapaniqueetàl’émeute.C’estalorsqu’unevoixforteretentitpar-dessusletumultegrandissant
et, à l’entendre, la foule se tut et le silence revint. De nouveau c’étaitcommeunspectacleenholovision,lesoncoupé.Edwardspensa:MonDieu,c’estlePrésident.On ne pouvait pas s’y tromper. Winkler se tenait sur l’estrade
soigneusement gardée d’où il devait prononcer son discours duTricentenaireetqu’ilavaitquittéedixminutesplus tôtpourallerserrerquelquesmainsdanslafoule.
Commentétait-ilrevenulà-bas?Edwardsécouta…« Il nem’est rien arrivé,mes chers amis. Ce que vous venez de voir
n’était que la destruction d’un appareilmécanique. Ce n’était pas votreprésident.Aussi, ne laissons pas cet incident troubler la célébration duplusbeaujourdumonde…Chersamis,jedemandevotreattention.»Etsuivitlediscoursdutricentenaire,lemeilleurdiscoursdeWinkler,
lemeilleurqu’Edwardsait jamaisentendu.Edwardssesurpritàoubliersontravaildesurveillancepourmieuxécouter.C’étaitbien.Winkleravaitcomprisl’importancedelafédération,etla
foulelesuivait.Pourtant au plus profond de lui-même, Edwards se souvenait des
rumeurs persistantes selon lesquelles les nouveaux experts en robotsavaientréussiàconstruireunsosieduprésident,unrobotpourassurerles fonctionspurementofficielles,pourserrer lesmainsde la foulesansêtrejamaisénervéouépuisé–ouassassiné.Edwardsréalisa,etcefutunchoc,quec’étaitcequivenaitdesepasser.
IlexistaitbienunrobotsosieduPrésident,etenquelquesorteonl’avaitassassiné.Le13octobre2078.Edwardslevalesyeuxàl’approchedurobot-guided’environunmètre
quiluiditd’unevoixmielleuse:«M.Janekvousattend.»Ilseleva,setrouvantbiengrandàcôtédupetitrobotmétallique.Mais
il ne se sentait pas jeune. Des rides s’étaient formées sur son visagedepuisdeuxansenvironetillesavait.Ilsuivitsonguidedansunepièceétonnammentpetiteoù,derrièreun
bureau étonnamment petit, était assis Francis Janek, légèrementbedonnantetridiculementjeune.Janek sourit. Il eut un regard amical et se leva pour l’accueillir :
«MonsieurEdwards.»Edwards murmura : « Monsieur, je suis heureux d’avoir l’occasion
de…»Il n’avait encore jamais vu Janek, mais il est vrai que le poste de
secrétairepersonnelduPrésidentestunposte tranquillequine faitpasparlerdelui.Janekrépondit :«Asseyez-vous,asseyez-vous.Voulez-vousunbâton
desoja?»Edwardsdéclinapolimentl’offreensouriantets’assit.Ilétaitévident
queJanek exagérait sa jeunesse. Sa chemise à jabot était ouverte et lespoilsdesapoitrineétaientteintsd’unvioletdiscretmaisnet.Janekdit :«Jesaisquevousdésirezmerencontrerdepuisquelques
semaines.Jesuisdésolédeceretard.J’espèrequevouscomprendrezqueje ne peux entièrement disposer de mon temps comme je l’entends.Enfin,vousêteslà…Àpropos,j’aiparlédevousaudirecteurduService,etilvousappréciaitbeaucoup.Ilregrettequevousayezdémissionné.»Edwardsbaissalesyeuxetdit:«Ilm’asemblépréférabledecontinuer
monenquêtesansrisquerdegênerleservice.»Janekeutunrapidesourire:«Vosactivités,quoiquediscrètes,nesont
toutefois pas passées inaperçues. Le directeur m’a expliqué que vousfaisiez une enquête sur l’incident du Tricentenaire, et je dois admettrequec’estcequim’aincitéàvousrecevoirdèsquepossible.C’estpourcelaquevousavezquittévotresituation?Celanevousmèneraàrien.– Pourquoi cela nemènerait-il à rien,monsieur Janek ? Le fait que
vous appeliez cela un incident ne change rien au fait que ce fut unetentatived’assassinat.– C’est une façon de parler. Pourquoi utiliser des expressions
brutales?– Seulement parce qu’elles représentent la vérité brutale. Vous êtes
certainementd’accordavecmoipourdirequequelqu’unaessayédetuerlePrésident.»Janek écarta les bras : « Si c’est vrai, le complot n’a pas réussi. Un
appareilaétédétruit,riendeplus.D’ailleurssinousregardonsleschosesduboncôté,l’incident–outoutautrenomquevousvouliezluidonner– a fait unbien énorme à la nation et aumonde entier.Commenous lesavonstous,lePrésidentaétéfrappéparl’incident,etlanationaussi.LePrésident,etnoustousaveclui,aréalisécequ’impliqueraitunretourauxviolencesdusiècledernieretils’estensuiviungrandchangement.–Jenepeuxpaslenier.–Biensûrquenon.MêmelesennemisduPrésidents’accordentàdire
que ces deux dernières années ont vu de grandes réalisations. LaFédérationestaujourd’huibienplussolidequ’onauraitpul’imaginer lejourduTricentenaire.Onpeutmêmedirequ’ilnousaévitéladébâcledel’économiemondiale.»Edwards remarqua doucement : « Oui, le Président est transformé.
Toutlemondeledit.»Janekreprit :«Ila toujoursétéungrandhomme.Mais l’incident l’a
faitseconcentreravecbeaucoupdevigueursurlesgrandsproblèmes.
–Cequ’ilnefaisaitpasavant?–Peut-êtrepas autant…En fait, lePrésident et nous tous aimerions
que l’incident soit oublié. Le but de notre rencontre est de vous fairecomprendrecela,monsieurEdwards.NousnesommesplusauXXesiècleetnousnepouvonspasvousjeterenprisonsivousnousgênez,nimêmeentraver votre action, mais la charte du Globe ne nous interdit quandmême pas d’essayer de vous persuader de renoncer. Me comprenez-vous?–Jevouscomprends,maisjenesuispasd’accordavecvous.Pouvons-
nous oublier l’incident quand la personne responsable n’a toujours pasétéappréhendée?– Peut-être est-ce mieux ainsi, Monsieur. Mieux que… qu’un
déséquilibré s’échappe, plutôt que voir l’affaire éclater en public etprendredetellesproportionsquel’onenrevienneauXXesiècle.–Laversionofficielleétablitmêmequelerobotaexplosétoutseul–
cequiestimpossibleetquiporteuncoupbasàl’industriedesrobots.– Je ne dirai pas un robot, monsieur Edwards. C’était un appareil
mécanique.Personnen’aditquelesrobotsétaientdangereuxentantquetels, et certainement pas les robots métalliques d’usage courant. Onfaisaitallusionuniquementauxappareilscomplexesàvisagehumainquisemblent faits de chair et de sang et que nous pourrions appelerandroïdes.Enfait,ilssonttellementélaborésqu’ilesttrèspossiblequ’ilsexplosent ; je ne suis pas un expert dans ce domaine. L’industrie desrobotss’enremettra.– Personne au gouvernement, continua Edwards obstinément, ne
semblesesoucierd’allerjusqu’aufonddecettehistoire.–Jeviensdevousexpliquerquecelan’avaiteuquedesconséquences
heureuses. Pourquoi remuer la boue des profondeurs quand l’eau estpureensurface?–Etl’utilisationdudésintégrateur?»UninstantlamaindeJanek,quitournaitlentementlaboîtedebâtons
desojasursonbureau,s’arrêta,puisrepritsonmouvement.Ildemandatranquillement:«Qu’est-cequec’est?»Edwardsinsista:«MonsieurJanek, jecroisquevoussaveztrèsbien
cequejeveuxdire.Faisantpartieduservice…–Quevousavezquitté,biensûr.–Peu importe,en tantquemembreduservice, jen’aipaspunepas
entendredeschosesquin’étaientpastoujours, jepense,destinéesàma
personne.J’avais entenduparlerd’unenouvellearme, etquelquechoses’est passé sousmes yeux lors du Tricentenaire qui en nécessitait une.L’objetquipourtoutlemondeétaitlePrésidentdisparutenunnuagedepoussièretrèsfine.Cefutcommesichaqueatomecomposantl’objetavaitperdu les liens qui le rattachaient aux autres atomes. L’objet s’esttransformé en un nuage d’atomes individuels qui ont, bien sûr,commencéàserecombiner,maisquisesontdisperséstropvitepourquel’onvoieautrechosequ’unbreféclatdepoussière.–Ondiraitdelascience-fiction.–Ilestévidentquejenecomprendspaslesdonnéesscientifiquesqui
sont derrière cela, monsieur Janek, mais je sais parfaitement qu’ilfaudraituneforceconsidérablepourpouvoirainsiromprelesliensentreles atomes. Cette énergie doit obligatoirement être puisée dansl’environnement.Lesgensquisetrouvaientprèsdel’appareilaumomentdel’affaire,etquej’aipuretrouver–ceux,dumoins,quiontétéd’accordpourparler–onttousfaitmentiond’unevaguedefroidsureux.»Janek mit de côté la boîte de bâtons de soja qui émit un petit
craquement au contact du cellular. Il dit : « Imaginons, juste pour ladiscussion,qu’ilexistevraimentunteldésintégrateur.–Cen’estpaslapeined’endiscuter.Ilexiste.–Jenediscuteraipas.Jen’enconnaispasl’existencemoi-même,mais
àmonpostejenesuispascenséconnaîtrelesnouvellesarmestopsecret.Pourtant, si un désintégrateur existe et demeure dans un tel secret, cedoit être un monopole américain, inconnu du reste de la Fédération.Alorsceseraitquelquechosedontnivousnimoinousnedevrionsparler.Ce pourrait être une arme bien plus dangereuse que les bombesnucléaires justement du fait que – si vous avez vu juste – elle n’auraitpour effet que la désintégration au point d’impact et une sensation defroid juste à côté. Pas d’explosion, pas de flammes, pas de radiationsmortelles.Débarrassésdecesterribleseffetssecondaires,nousn’aurionsplusd’obstacleàsonutilisation.Toutefois,pourautantque jesache,onpourrait en fabriquer un suffisamment grand pour détruire la planèteelle-même.–Jesuisd’accordavectoutcequevousvenezdedire,fitEdwards.– Alors vous voyez que s’il n’existe pas de désintégrateur, c’est idiot
d’enparler ;ets’ilenexisteréellementun,alors ilestcrimineld’y faireallusion.–Jen’enaiparléàpersonned’autrequ’àvousjusqu’àprésent,parce
quej’essaiedevouspersuaderdelagravitédelasituation.Mettonsqu’un
désintégrateuraitvraimentétéutilisé.Legouvernementnedevrait-ilpaschercheràdéterminercommentcelas’estfait–siunautremembredelafédérationn’estpasenpossessiondecettearme?»Janeksecoualatête:«Jecroisquenouspouvonsfaireconfianceaux
organesspécialisésdenotregouvernementpours’occuperduproblème.Cen’estpaslapeinedevousensoucier.»Edwards demanda, cachant à peine son impatience : « Pouvez-vous
m’assurer que lesÉtats-Unis sont la seule nation à disposer d’une tellearme?–Jenepeuxpasvousledireétantdonnéquejenesaisriensurune
tellearmeetnedevraisrienensavoir.Vousn’auriezpasdûm’enparler.Mêmesiunetellearmeexiste,laseulerumeurdesonexistencepourraitêtredangereuse.–Maisjevousenaiparléetlemalestfait,alorss’ilvousplaît,laissez-
moicontinuer.Laissez-moiunechancedevousconvaincrequevousseul,etpersonned’autre,vouspossédezlasolutiond’unesituationterriblequepeut-êtrejesuisleseulàvoir.–Vousêtesleseulàvoir?Moiseuljepossèdelasolution?– Ai-je l’air d’un paranoïaque ? Laissez-moi vous expliquer et vous
pourrezenjuger.– Je vous accorde un peu de temps, Monsieur, mais ce que j’ai dit
demeure.Vousdevez abandonner ce– cepasse-temps– cette enquête.C’estterriblementdangereux.–C’estl’abandonnerquiseraitdangereux.Nevoyez-vousdoncpasque
si ledésintégrateurexisteet si lesÉtats-Unisenont lemonopole,alorscelaveutdirequelenombredepersonnesyayantaccèsesttrèslimité.Entantqu’ex-membreduservice,j’aiquelquesconnaissancespratiquesdanscedomaineetjepeuxvousdirequelaseulepersonneaumondeayantlapossibilitédesoustraireundésintégrateurànosarsenauxtopsecretestlePrésident… Seul le Président des États-Unis, monsieur Janek, a pumettresurpiedcettetentatived’assassinat.»IlsseregardèrentfixementpendantunmomentpuisJanekappuyasur
unboutonencastrédanssonbureau.Ildit :«Parprécaution.Personnenepeutnousentendredequelque
façonque ce soit.MonsieurEdwards, réalisez-vous ledangerde cequevousvenezdedire?Pourvous?Nesurestimezpaslepouvoirdelachartedu Globe. Un gouvernement a le droit de prendre des mesuresraisonnablespourlaprotectiondesastabilité.»Edwardsrépondit:«J’aipriscontactavecvous,monsieurJanek,car
jeconsidèrequevousêtesuncitoyenaméricainloyal.Jevousapportelanouvelle d’un crime terrible qui concerne tous les Américains et laFédérationtoutentière.Uncrimequiacrééunesituationquepeut-êtrevousêtes seul àpouvoir redresser.Pourquoime répondez-vouspardesmenaces?»Janekdit:«C’estladeuxièmefoisquevousmelaissezentendrequeje
suislesauveurpotentieldumonde.Jenemevoispasdanscerôle.Vousavezcompris,jel’espère,quejen’aiaucunpouvoirparticulier.–VousêteslesecrétaireduPrésident.–Celaneveutpasdirequej’aiunepossibilitéspécialedel’approcher
ouquejesuissonconfident intime.Parfois,monsieurEdwards, jecroisquelesautrespensentquejenesuisriendeplusqu’unvalet,etparfoismêmej’aipeurd’êtred’accordaveceux.–Entoutcas,vouslevoyezsouvent,vouslevoyezsansprotocole,vous
levoyez…»Janek l’interrompitavec impatience :«Je levoisassezpourpouvoir
vous assurer que le Président n’ordonnerait pas la destruction de cetappareilmécaniquelejourduTricentenaire.–Selonvous,c’estimpossible,alors?–Jen’aipasditcela.J’aiditquejepensaisqu’ilneleferaitpas.Après
tout,pourquoileferait-il?PourquoilePrésidentvoudrait-ildétruiresonsosie androïde qui lui a été si utile pendant plus de trois années de saprésidence ? Et si, pour une raison ou pour une autre, il le voulait,pourquoicielavoirchoisidelefaired’unefaçonsipublique–lejourduTricentenaire,riendemoins–mettanttoutlemondeaucourantdesonexistence, prenant le risque d’une réaction de dégoût du public à lapensée qu’il a serré la main d’un appareil mécanique, sans parler desrépercussionsdiplomatiquesàl’idéequedesreprésentantsd’autrespaysdelaFédérationonttraitéavecunemachine?Ilauraitpu,aulieudecela,ordonner qu’on le détruise en privé. Personne, sauf quelquesmembreséminentsdel’Administration,n’auraitétéaucourant.– Cependant il n’y a eu aucune conséquence désagréable pour le
Président,aprèsl’incident,n’est-cepas?–Iladûsupprimerlescérémonies.Iln’estplusaussiaccessiblequ’il
l’étaitauparavant.–Quelerobotl’étaitauparavant.–Ehbien,ditJanekmalàl’aise.Oui,jesupposequec’estvrai.»Edwards continua : « Et, en fait, le Président a été réélu, et sa
popularité n’a pas diminué, bien que la destruction ait été publique.
L’argument contre ladestruction enpublicn’apas autantdepoidsquevousluiendonnez.–Maislaréélections’estaccompliemalgrél’incident.Grâceàl’action
rapideduPrésidentquis’estavancéetaprononcéundiscoursquevousdevrezbienreconnaîtrecommel’undesplusgrandsdiscoursdel’histoirede l’Amérique. Ce fut une performance absolument renversante ; vousdevezbienl’admettre.– Ce fut une remarquable mise en scène. Le Président, pourrait-on
penser,avaitcomptésurcela.»Janeks’appuyaaudossierdesachaise:«Sijevouscomprendsbien,
Edwards, vous suggérez un sombre complot bien mélodramatique.Voulez-vousdirequelePrésidentafaitdétruirel’appareiljusteaumilieudelafouleaumomentprécisdelacélébrationduTricentenairesouslesyeux dumonde entier – de façon à gagner l’admiration de tous par larapiditédesaréaction?Suggérez-vousqu’ilatoutarrangédetellesortequ’ilpuisseseprésentercommeunhommed’unevigueuretd’uneforceinattendues, dans des circonstances spécialement dramatiques, ettransformer ainsi une campagne compromise en une campagnegagnante?…MonsieurEdwards,vousliseztropdecontesdefées.»Edwardsrépliqua:«Sitelleétaitmonidée,ceseraiteneffetunconte
defées,maiscen’estpascela.Jen’aijamaissuggéréquelePrésidentaitordonnédetuerlerobot.Jevousaisimplementdemandésivouspensiezque c’était possible, et vous avez répondu catégoriquement que cela nel’étaitpas.J’ensuisheureuxcarjesuisd’accordavecvous.– Alors, que signifie tout ceci ? Je commence à croire que vousme
faitesperdremontemps.– Encore un moment, je vous prie. Vous êtes-vous quelquefois
demandé pourquoi le travail n’avait pas été fait par un laser, par undésactivateur – oumême d’un coup demarteau ? Pourquoi quelqu’unprendrait-il la peine incroyablede seprocurerune armegardéepar leséquipesde sécurité gouvernementale lesplus sévèresqui existent, pouruneaffairequin’exigeaitpasunetellearme?Misàpartladifficultédeseleprocurer, ilyavait lerisquederévéler l’existenced’undésintégrateuraumondeentier?–Cetteaffairededésintégrateurn’estquevotrethéoriepersonnelle.–Lerobotacomplètementdisparusousmesyeux.Jelesurveillais.Je
n’ai pas besoin d’autre preuve pour cela. Le nom que vous donnez àl’arme n’a pas d’importance ; quel qu’il soit, il a eu la possibilité dedétruire le robot atome par atome et d’éparpiller tous ces atomes
irrémédiablement.Pourquoifairecela?C’étaitbeaucouptrop.–Jeneconnaispaslespenséesdel’auteurducrime.–Non ?Cependant ilme semblequ’il n’existe qu’une raison logique
pourvouloirunepulvérisationtotalealorsqu’onauraitpudétruirel’objetd’une façon beaucoup plus simple. La pulvérisation ne laissait rien del’objetdétruit.Ellenelaissaitrienquipuisseindiquercequec’était,robotouautrechose.»Janekdit:«Maispersonnenesedemandecequec’était.–N’est-cepas?J’aiditqueseullePrésidentavaitpus’arrangerpour
qu’un désintégrateur soit obtenu et utilisé. Mais si l’on considèrel’existenced’unrobotsosie,lequeldesdeuxPrésidentsl’afait?»Janekfitbrutalement:«Jecroisquenousnepouvonspascontinuer
cetteconversation.Vousêtesfou.»Edwards répondit : « Réfléchissez au problème. Je vous en prie,
réfléchissez-y.LePrésidentn’apasdétruitlerobot.Vosargumentscontrecelasontconvaincants.Cequi s’estpassé, c’estque le robotadétruit lePrésident.LePrésidentWinkleraététuéaumilieudelafoulele4juillet2076.UnrobotquiressembleauPrésidentaalorsprononcé lediscoursdu Tricentenaire, a mené campagne pour la réélection, a été réélu, etcontinueàjouerlerôledePrésidentdesÉtats-Unis.–Démence!– Je me suis adressé à vous, à vous seul, car vous seul pouvez le
prouver,etredresserlasituation.–Cequevousditesestfaux.LePrésidentest–lePrésident.»Janekfit
unmouvementpourseleveretclorel’entretien.« Vous avez dit vous-même qu’il avait changé, dit Edwards
précipitamment.LediscoursduTricentenaireétaitau-delàdescapacitésde l’ancienWinkler.N’avez-vouspasvous-mêmeétéabasourdipar toutce qui a été accompli ces deux dernières années ? Honnêtement, leWinklerdupremiermandataurait-ilétécapabledecela?– Oui, certainement, car le Président du second mandat est le
Présidentdupremiermandat.–Niez-vousqu’ilaitchangé?Jem’enremetsàvous.Décidezetj’obéis.– Il s’estdressépour relever ledéfi, c’est tout.C’estdéjàarrivédans
l’histoiredel’Amérique.»MaisJanekserassit.Ilavaitl’airmalàl’aise.«Ilneboitpas,ditEdwards.–Iln’ajamaisbeaucoupbu.–Ilnevoitplusdefemmes.Niez-vousqu’illefaisaitauparavant?–Unprésidentestunhomme.Cesdeuxdernièresannéestoutefois il
s’estentièrementconsacréauxaffairesdelaFédération.– C’est une amélioration, je l’admets, dit Edwards, mais c’est un
changement. Bien sûr, s’il avait une femme, la mascarade ne pourraittenir,n’est-cepas?»Janek répondit : « C’est dommage qu’il n’ait pas d’épouse. » Il
prononçacetancienmotavecunecertainegêne.«L’affairenepourraitexisters’ilenavaitune.–Lefaitqu’iln’enaitpasafacilitélecomplot.Cependantilestlepère
dedeuxenfants.Jenepensepasqu’ilssoientvenusàlaMaison-Blanche,l’unoul’autre,depuisleTricentenaire.–Pourquoiseraient-ilsvenus?Ilssontadultesetviventleurvie.–Sont-ilsinvités?LePrésidentmontre-t-ilunintérêtpoureux?Vous
êtessonsecrétaireprivé.Vouslesauriez.Alors?»Janekrépondit:«Vousperdezvotretemps.Unrobotnepeutpastuer
unêtrehumain.Voussavezparfaitementquec’estlaPremièreLoidelaRobotique.–Jesais.Maispersonneneditquelerobot-Winkleratuédirectement
l’homme-Winkler.Quandl’homme-Winklerétaitdans la foule, lerobot-Winklerétaitsurlascèneetjedoutequ’undésintégrateurpuisseviserdesiloinsansfaireplusdedégâts.Peut-êtreest-cepossible,maisilestplusprobablequelerobotaiteuuncomplice–unhommedemain,selonlejargonduXXesiècle.»Janek fronça les sourcils. Son visage grassouillet se rida et il donna
l’impressiondesouffrir.Ildit:«Voussavez,lafoliedoitêtrecontagieuse.Mevoicimaintenantentraindecommenceràréfléchiràl’idéefollequevousm’avezapportée.Maisheureusement,ellenesupportepasl’analyse.Après tout, pourquoi arranger en public l’assassinat de l’homme-Winkler ? Tous les arguments contre la destruction du robot en publicvalentcontreladestructiondel’homme-Présidentenpublic.Vousvoyezbienquevotrethéorienetientpas.–Elletient…,commençaEdwards.–Non.Personne, sauf quelquespersonnages officiels, ne connaissait
l’existenced’unappareilmécanique.SileprésidentWinkleravaitététuéenprivéetqu’ons’étaitdébarrassédesoncorps,lerobotpouvaitprendresaplacesansproblème–sanséveillervossoupçons.– Il y aurait toujours eu quelques personnages officiels au courant,
monsieur Janek. Les assassinats auraient dû semultiplier, ditEdwardsd’untonconvaincantensepenchantenavant.– Écoutez, en temps normal, il n’y avait aucun risque de confondre
l’homme et l’appareil. Je suppose que le robot ne servait pas tout letemps,mais qu’on l’utilisait dans des buts précis, et il y avait toujoursquelques individus importants, peut-êtremêmeun certainnombre, quisavaient où était le Président et ce qu’il faisait. Il fallait donc effectuerl’assassinat àunmomentoù cespersonnespensaient réellementque lePrésidentétaitenfaitlerobot.–Jenevoussuispas.– Écoutez. Une des tâches du robot était de serrer les mains de la
foule ; se mêler aux gens. Quand il le faisait, les personnages officielsdanslesecretsavaientparfaitementquelapersonnequiserraitlesmainsétaitenfaitlerobot.–C’estça.Vousrevenezàlaraison.C’étaitbienlerobot.–Maisils’agissaitduTricentenaire,etlePrésidentn’apaspurésister.
Jetrouvequec’étaittropdemanderàunPrésident–surtoutàunflatteurdesfoulesetàunchasseurd’applaudissementscommel’étaitWinkler–derenoncerà l’adulationde la fouleenuntel jouretde la laisseràunrobot. Et peut-être le robot a-t-il soigneusement encouragé ce désir defaçon que, le jour du Tricentenaire, le Président lui ordonne de resterderrièrelepodium,tandisqu’enpersonneilserraitlesmainsetrecevraitlesacclamations.–Ensecret?–Biensûr,ensecret.SilePrésidentl’avaitditàunmembreduservice
ouà l’undesesassistants,ouàvous, l’aurait-onlaisséfaire?L’attitudedes personnages officiels vis-à-vis des tentatives d’assassinats est unevéritablemaladie,depuis les événementsde la finduXXe siècle.Aussi,encouragéparunrobotmanifestementintelligent…–Vouspensezquelerobotestintelligentcarvouspensezqu’iltientla
placeduPrésident.C’estuncerclevicieux.S’iln’estpasPrésident,riennenousamèneàpenserqu’ilestintelligentouqu’ilestcapabledemontercecomplot. D’ailleurs, quel motif peut avoir un robot pour organiser unassassinat?Mêmes’iln’apastuélePrésidentlui-même,lasuppressiond’uneviehumained’unemanièredétournéeestégalement interditeparla Première Loi qui déclare : « Un robot ne peut pas nuire à un êtrehumainni,parsoninaction,laisserunêtrehumainendanger.»Edwards répondit : « LaPremière Loi n’est pas catégorique.Et si la
perted’unêtrehumainsauvaitlaviededeuxautresêtreshumainsoudetroisoumêmedetroismilliards?Lerobotapeut-êtreconsidéréquelasauvegarde de la Fédération était plus importante que la sauvegarded’unevie.Cen’étaitpasunrobotordinaire,aprèstout.Ilaétéconçupour
reproduire les caractéristiques du Président de façon à tromper tout lemonde.S’ilavaitlacapacitéd’analyseduPrésidentWinklersansavoirsafaiblesse, et s’il s’était rendu compte que lui, il pouvait sauver laFédération,alorsquelePrésidentenétaitincapable…– Vous, vous pouvez tenir de tels raisonnements, mais comment
penserqu’unappareilmécaniquelepourrait?–C’estlaseuleexplicationàcequis’estpassé.–Vousêtesparanoïaque.»Edwardsrépliqua:«Alors,dites-moiquelétaitl’objetquiaétédétruit
et pulvérisé. Comment raisonnablement ne pas supposer que c’était laseule façon de cacher qu’on détruisait un être humain et non pas unrobot?Pouvez-vousmedonneruneautreexplication?»Janekdevinttoutrouge:«Jenepeuxpasacceptercela.– Mais vous pouvez le prouver – ou prouver le contraire. C’est
pourquoijemesuisadresséàvous–àvousseul.–Commentpuis-jeleprouver?Ouprouverlecontraire?–Personnemieux que vous n’a la possibilité de voir le Président en
privé. C’est avec vous – à défaut de famille – qu’il est le plus naturel.Étudiez-ledeprès.–Jel’aifait.Jevousdisqu’iln’estpas…–Non, vous ne l’avez pas fait. Vous ne soupçonniez rien. Les petits
détailsnevousontpasmarqué.Étudiez-lemaintenant,ensachantqu’ilestpossiblequ’ilsoitunrobot,etvousverrez.»Janekditd’untonsardonique:«Jepourraislejeteràterreetprouver
la présencedemétal avec undétecteur à ultrasons.Mêmeun androïdepossèdeuncerveauenplatineiridié.– Ce n’est pas la peine d’employer la force. Contentez-vous de
l’observer et vous verrez sans aucundoutequ’il est tropdifférentde cequ’ilétaitautrefoispourêtreencoreunhomme.»Janekregardal’horlogecalendriersur lemuretdit :«Noussommes
icidepuisplusd’uneheure.– Veuillez m’excuser d’avoir abusé de votre temps, mais vous
comprenezl’importancedetoutceci,jel’espère.–L’importance?»ditJanek. Il leva lesyeuxetsonairdécouragése
transformasoudainenaird’espoir:«Mais,enfait,est-cesiimportant?Vraiment?–Commentcelan’aurait-ilpasd’importance?Avoirunrobotcomme
PrésidentdesÉtats-Unis?Cen’estpasimportant?–Non,cen’estpascequejevoulaisdire.Oubliezcequeleprésident
Winkler estpeut-être.Nevoyezque ceci.Quelqu’unqui tient le rôledePrésidentdesÉtats-UnisasauvélaFédération;ilamaintenusonunitéet, en ce moment, il dirige le Conseil dans l’intérêt de la paix et d’uncompromisconstructif.Vousadmettezcela?»Edwardsrépondit :«Biensûr, je l’admets.Maisrendez-vouscompte
duprécédent.Unrobotà laMaison-Blanchepouruneexcellenteraisonpourraitamenerunrobotà laMaison-Blanchedansvingtanspourunetrèsmauvaise raison, puisdes robots à laMaison-Blanche sans aucuneraisondutout,maisparhabitude.Nevoyez-vouspasqu’ilestimportantd’assourdir à ses toutes premières notes une éventuelle trompettesonnantlafindel’humanité?»Janekhaussalesépaules:«Etsijedécouvrequ’ilestenfaitunrobot?
Nouslerévélonsaumondeentier?Savez-vousl’effetquecelaaurasurlaFédération?Savez-vousquellesconséquencescelaaurasur les financesmondiales?Savez-vous…–Jelesaistrèsbien.C’estpourquoijesuisvenuvousvoirenprivé,au
lieud’essayerderendrecelapublic.C’estàvousdevérifieretdetirerlesconclusions. C’est à vous, ensuite, quand vous aurez découvert que leprétenduPrésidentestunrobot–cequevousferez,j’ensuissûr–delepersuaderdedémissionner.– Et s’il réagit comme vous le dites à la Première Loi, il me fera
assassinercarjeseraiunemenacepoursaremarquablepolitiquequivaluipermettrederésoudrelaplusgrandecrisequeleGlobeaitconnueauXXIesiècle.»Edwards secoua la tête : «Le robot agissait en secret auparavant, et
personne n’a essayé de contrer les arguments qu’il utilisait vis-à-vis delui-même.Vouspourrezrenforcer l’interprétationstrictede laPremièreLoi avec vos propres arguments. Si c’est nécessaire, nous pourronsobtenir l’assistance de quelques membres officiels de la société U.S.Robotsqui,audépart, l’aconstruit.Quand ilauradémissionné, levice-président lui succédera. Si le robot-Winkler a réussi à mettre le vieuxmondesurlabonnevoie,trèsbien;ilresterasurcettebonnevoieaveclevice-président, qui est une femme honorable et honnête.Mais nous nepouvonspasavoirundirigeantrobot,etnousnedevonsjamaisenavoir.–EtsilePrésidentestunhomme?–Jem’enremetsàvous.Vouslesaurez.»Janekdit :«Jene suispas très sûrdemoi.Et si jenepeuxpasme
décider?Sijen’yarrivepas?Sijen’osepas?Quelssontvosplans?»Edwards avait l’air fatigué : « Je ne sais pas. Peut-être irai-je à la
sociétéU.S.Robots.Maisjenepensepasenavoirbesoin.Jesuissûrquemaintenantquejevousaiexposéleproblème,vousn’aurezdecessedelerésoudre.Voulez-vousvraimentêtredirigéparunrobot?»IlselevaetJaneklelaissapartir.Ilsneseserrèrentpaslamain.Janek, encore sous le choc, restait immobile dans le crépuscule qui
montait.Unrobot!L’homme était entré et il avait démontré, d’une façon tout à fait
rationnelle,queleprésidentdesÉtats-Unisétaitunrobot.Il aurait dû être facilede l’endissuader.Pourtant Janekavait essayé
tous les argumentsqui lui étaient venusà l’esprit et celan’avait servi àrien,l’hommen’avaitpasdutoutflanché.Un robot comme président ! Edwards en était certain, et il allait
continuer. Et si Janek s’obstinait à soutenir que le Président était unhomme,EdwardsiraitàlasociétéU.S.Robots.Iln’endémordraitpas.Janekserembrunità lapenséedesvingt-huitmoisécoulésdepuis le
Tricentenaire,belleréussiteparrapportauxprobabilités.Etmaintenant?Ilétaitplongédansdesombrespensées.Ilpossédaittoujoursledésintégrateur,maisilneseraitpasnécessaire
de l’utilisercontreunêtrehumaindontonnemettraitpas lanatureenquestion. Un coup de laser silencieux dans un endroit désert feraitl’affaire.Ilavaitétédifficiledemanœuvrer lePrésident lapremière fois,mais
aujourd’hui,lerobotn’ensauraitrien.
POWELLETDONOVAN
Ladeuxièmehistoirederobotquej’aieécrite,«Raison»,avaitpourhérosdeuxtechniciensdeterrain,GregoryPowelletMichaelDonovan.Ils étaient inspirés de personnages de certaines histoires de JohnCampbell (auxquelles je vouais alors une admiration extravagante) :PentonetBlake,explorateursinterplanétaires.SiCampbellaremarquélasimilarité,ilnem’enajamaisriendit.Je dois également vous prévenir au sujet de la première histoire,
«PremièreLoi»:ellefutécriteenmanièredeplaisanterieetn’apasétéconçuepourêtrepriseausérieux.
PREMIÈRELOI
MikeDonovanconsidérasachopedebièrevide,sentitl’ennuil’envahiretdécidaqu’ilavaitécoutépendantassezlongtemps.–Sinousmettons laquestiondesrobotsextraordinairessur le tapis,
s’écria-t-il,j’ensaisaumoinsunquiadésobéiàlaPremièreLoi.Commecetteéventualitéétaitcomplètementimpossible,chacunsetut
etsetournaversDonovan.Aussitôt notre gaillard regretta d’avoir eu la langue trop longue et
changeadesujetdeconversation:– J’en ai entendu une bien bonne hier soir, dit-il sur le ton de la
conversation.Ils’agissait…–Vousconnaissez,dites-vous,unrobotquiacausédutortàunêtre
humain ? intervint MacFarlane, qui se trouvait sur le siège voisin deDonovan.C’estcelaquesignifieladésobéissanceàlaPremièreLoi,vouslesavezaussibienquemoi.–Enuncertainsens,ditDonovan.Jedisquej’aientendu…–Racontez-nouscela,ordonnaMacFarlane.Quelques-uns des membres de l’assistance reposèrent bruyamment
leurschopessurlatable.– Cela se passait sur Titan, il y a quelque dix ans, dit Donovan en
réfléchissantrapidement.Oui,c’étaiten25.Nousvenionsderecevoiruneexpédition de trois robots d’un nouveau modèle, spécialement conçuspourTitan. C’étaient les premiers desmodèlesMA.Nous les appelionsEmmaUn,DeuxetTrois.Ilfitclaquersesdoigtspourcommanderuneautrebière.–J’aipassélamoitiédemaviedanslarobotique,ditMacFarlane,etje
n’aijamaisentenduparlerd’uneproductionensériedesmodèlesMA.–C’est parce qu’ils ont été retirés des chaînes de fabrication après…
aprèscequejevaisvousraconter.Vousnevousrappelezpas?–Non.– Nous avions mis les robots immédiatement au travail, poursuivit
rapidementDonovan.Jusqu’àcemoment-là,voyez-vous,labaseavaitétéentièrement inutilisée durant la saison des tempêtes, qui dure pendantquatre-vingts pour cent de la révolution de Titan autour de Saturne.
Durantlesterribleschutesdeneige,onnepouvaitpasretrouverlaBaseàcentmètresdedistance.Lesboussolesneserventàrien,puisqueTitannepossèdeaucunchampmagnétique.–L’intérêtdeces robotsMArésidait cependantenceciqu’ils étaient
équipés de vibro-détecteurs d’une conception nouvelle, qui leurpermettaientdesedirigerenlignedroitesurlaBaseendépitdetouslesobstacles, et qu’ainsi les travaux de mine pourraient désormais sepoursuivre durant la révolution entière.Ne dites pas unmot,Mac. Lesvibro-détecteurs furent également retirés du marché, et c’est la raisonpour laquelle vousn’enavezpasentenduparler. (Donovan fit entendreunepetitetoux.)Secretmilitaire,vouscomprenez.– Les robots, continua-t-il, travaillèrent à merveille pendant la
premièresaisondestempêtes,puis,audébutdelasaisoncalme,Emma-Deuxsemitàfairedessiennes.Ellenecessaitd’allerseperdredanslescoins,desecachersouslesballesetilfallaitlafairesortirdesaretraiteàforcedecajoleries.FinalementelledisparutunbeaujourdelaBaseetnerevintplus.Nousconclûmesqu’ellecomportaitunvicedeconstructionetnouspoursuivîmes les travauxavec lesdeuxrobotsrestants.Cependantnoussouffrionsd’unmanquedemain-d’œuvreet,lorsque,verslafindela saison calme, il fut question de se rendre à Kornsk, je me portaivolontaire pour effectuer le voyage sans robot. Je ne risquaisapparemment pas grand-chose, les tempêtes n’étaient pas attenduesavant deux jours et je comptais rentrer avant moins de vingt-quatreheures.– J’étais sur le chemin du retour – à quinze bons kilomètres de la
Base–lorsqueleventcommençaàsouffleretquel’airs’épaissit.Jeposaimonvéhiculeaérienimmédiatementavantquel’ouraganaitpulebriser,mislecapsurlaBaseetcommençaiàcourir.Danslapesanteurréduite,jepouvaisfortbienparcourirtouteladistanceaupasgymnastique,maisme serait-il possible de me déplacer en ligne droite ? C’était toute laquestion. Ma provision d’air était largement suffisante et mesenroulements de chauffage fonctionnaient de façon satisfaisante, maisquinze kilomètres dans un ouragan « titanesque » n’ont rien d’un jeud’enfant.– Puis, lorsque les rafales de neige changèrent le paysage en un
crépuscule fantomatique, que Saturne devint à peine visible et que lesoleil lui-même fut réduit à l’état de pâle reflet, je dusm’arrêter le dostourné au vent. Un petit objet noir se trouvait droit devant moi ; jepouvaisàpeineledistinguer,maisjel’avaisidentifié.C’étaitunchiendes
tempêtes,l’êtreleplusférocequipuisseexisteraumonde.Jesavaisquema tenue spatiale ne pourrait me protéger une fois qu’il bondirait surmoi,etdanslalumièreinsuffisantejenedevaistirerqu’àboutportantoupas du tout. Si par malheur je manquais mon coup, mon sort seraitdéfinitivementréglé.–Jebattislentementenretraiteetl’ombredel’animalmesuivit.Elle
se rapprocha et déjà je levais mon pistolet en murmurant une prière,lorsqu’uneombreplusvastesurgitinopinémentau-dessusdemoietmefithurlerdesoulagement.C’étaitEmma-Deux,lerobotMAdisparu.Jenepris pas le temps de m’inquiéter des raisons de sa disparition. Je mecontentaidehurleràtue-tête:«Emma,fillette,attrapez-moicechiendestempêtesetensuitevousmeramènerezàlaBase.»– Elle se contenta de me regarder comme si elle ne m’avait pas
entenduets’écria:«Maître,netirezpas,netirezpas.»–Puiselleseprécipitaàtouteallureverslechiendestempêtes.– Je criai de nouveau : « Attrapez ce sale chien, Emma ! » Elle le
ramassabien…mais continua sa course.Jehurlai àme rendreaphone,maisellenerevintpas.Ellemelaissaitmourirdanslatempête.Donovanfitunepausedramatique.–Bien entendu, vous connaissez la Première Loi : un robot ne peut
porteratteinteàunêtrehumainni,restantpassif,laissercetêtrehumainexposéaudanger!Ehbien,Emmas’enfuitavecsonchiendestempêtesetm’abandonnaàmonsort.ElleavaitdoncenfreintlaPremièreLoi.– Fort heureusement pour moi, je me tirai sans dommage de
l’aventure. Une demi-heure plus tard, la tempête tomba. C’était undéchaînement prématuré et temporaire. Cela arrive quelquefois. Jerentrai à laBase en toutehâte et la tempête commençapourdebon lelendemain. Emma-Deux rentra deux heures après moi. Le mystère futéclaircietlesmodèlesMAretirésimmédiatementdumarché.– Et l’explication, demanda MacFarlane, en quoi consistait-elle au
juste?Donovanleconsidérad’unairsérieux.–J’étaiseffectivementunêtrehumainendangerdemort,Mac,mais
pourcerobot,quelquechoseprenaitlepasmêmesurmoi,mêmesurlaPremièreLoi.N’oubliezpasquecesrobotsfaisaientpartiedelasérieMAetquecelui-cienparticuliers’étaitmisàlarecherchedepetitscoinsbientranquilles quelque temps avant de disparaître. C’est comme s’il
s’attendait à un événement très spécial et tout à fait personnel. Et cetévénements’étaiteffectivementproduit.Donovantournalesyeuxversleplafondaveccomponctionetacheva:– Ce chien des tempêtes n’était pas un chien des tempêtes. Nous le
baptisâmes Emma-Junior lorsque Emma-Deux le ramena à la Base.Emma-Deux se devait de le protéger contremon pistolet. Que sont lesinjonctions de la Première Loi, comparées aux liens sacrés de l’amourmaternel?
CERCLEVICIEUX
C’était l’un des lieux communs favoris de Gregory Powell que lasurexcitation ne menait à rien, et quand Mike Donovan descenditl’escalier quatre à quatre et se précipita vers lui, ses cheveux rougesmoitesdesueur,Powellfronçalessourcils.–Qu’ya-t-il?Vousseriez-vouscasséunongle?demanda-t-il.–Ouaiaiais ! rugit fiévreusementDonovan.Qu’avez-vous fait toute la
journéedanslessous-niveaux?(Ilprituneprofondeaspirationetlaissaéchapper:)Speedyn’estpasrevenu.Les yeux de Powell s’arrondirentmomentanément et il s’immobilisa
sur les marches, puis il recouvra sa présence d’esprit et reprit sonascension. Il n’ouvrit pas la bouche avant d’être parvenu sur le paliersupérieur:–Vousl’aviezenvoyéàlarecherchedusélénium?–Oui.–Depuiscombiendetempsest-ilparti?–Celafaitmaintenantcinqheures.Silence. La situation était diablementmauvaise. Ils avaient pris pied
surMercuredepuisexactementdouzeheures…etdéjàilsétaientplongésjusqu’au cou dans les pires ennuis. Mercure était depuis longtemps laplanète porte-malheur du Système, mais cette fois c’était pousser leschosesunpeuloin,mêmepourunporte-malheur.–Reprenonsaucommencement,ditPowell,etmettons leschosesau
point.Ilssetrouvaientdanslasallederadio–dontl’appareillage,parmille
détails subtils, donnait déjà l’impression d’être démodé pour être restéinutilisé pendant dix ans avant leur arrivée. Oui, dix ans, sur le plantechnique,celacomptaiténormément.IlsuffisaitdecomparerSpeedyaumodèle de 2005. Mais on en était arrivé au stade où les robots seperfectionnaientàuneallureultrarapide.Powellposaundoigthésitantsur une surface métallique qui avait conservé son poli. L’atmosphèred’abandonqui imprégnait tous lesobjets contenusdans lapièce–et laStationtoutentière–avaitquelquechosed’infinimentdéprimant.Donovanavaitdûyêtresensible.
–J’ai tentéde le localiserpar radio,maisenvain.LaradionesertàriensurlecôtédeMercurequifaitfaceausoleil–dumoinsau-delàdetrois kilomètres. C’est l’une des raisons qui expliquent l’échec de lapremière expédition. Et il nous faudra encore des semaines pourterminerl’installationdesémetteursàondesultracourtes…–Laissonscela.Qu’avez-vousobtenu?–J’ailocalisélesignalannonçantlaprésenced’uncorpsinorganisésur
lesondescourtes.Jenepuisendéduireautrechosequesaposition.Jel’aisuivià la tracependantdeuxheureset j’aimarqué lesrelevéssur lacarte.Il tira de sa poche un morceau de parchemin jauni – relique de la
premièreexpéditionmanquée–etill’appliquaavecforcesurlatableenl’aplatissant de la paume de la main. Powell, les mains croisées sur lapoitrine,l’observaitdeloin.LecrayondeDonovanvintseplacernerveusementsurleparchemin.– La croix rouge indique le filon de sélénium. C’est vous-même qui
l’avezmarqué.– Lequel exactement ? interrompit Powell. MacDougal en avait
marquétroisànotreintentionavantdequitterleslieux.–Naturellement,j’aienvoyéSpeedyauplusproche.Àunetrentainede
kilomètres.Mais où est la différence ? (Sa voix avait pris une certainetension.)VoicilestraitsdecrayonquimarquentlapositiondeSpeedy.Pour la première fois, Powell perdit son sang-froid ; ses mains
bondirentverslacarte.–Parlez-voussérieusement?C’estimpossible.–Constatezvous-même,grommelaDonovan.Les petits traits de crayon qui marquaient la position formaient
approximativementuncercleautourde lacroixrouge indiquant le filondesélénium.Powell porta les doigts à sa moustache brune, un signe infaillible
d’anxiété.–Aucoursdestroisheuresoùj’aisuivisaprogression,ilafaitquatre
foisletourdecemauditfilon.J’ailanetteimpressionqu’ilvapoursuivrecemanègeindéfiniment.Vousrendez-vouscomptedelapositionoùnousnoustrouvons?Powelllevalesyeuxuninstantetnerépliquapas.Ilnevoyaitquetrop
bien la situation.Le raisonnement avait la rigueurd’un syllogisme.Lesbancsdecellulesphoto-électriquesquis’interposaientseulsentreeuxetla pleine puissance du soleil de Mercure s’étaient volatilisés. La seule
chosequipouvaitlessauver,c’étaitlesélénium.SeulSpeedyétaitcapablede leur ramener le sélénium.Pasde sélénium,pasdebancsde cellulesphoto-électriques.Pasdebancsde cellules… la cuisson lente était l’unedesfaçonslesplusdéplaisantesdepasserdevieàtrépas.Donovan frictionna furieusement sa tignasse rouge et reprit avec
amertume:–NousallonsdevenirlariséeduSystème,Greg.Commentleschoses
ont-elles pu prendre aussi vite un tour à ce point catastrophique ? LafameuseéquipePowell-DonovanestenvoyéesurMercurepourmesurerl’opportunité d’ouvrir à nouveau l’exploitation de la mine, sur la faceexposéeausoleil,aumoyendetechniquesmodernesetderobots,etdèslepremierjournousavonstoutgâché.Ilnes’agissaitd’ailleursqued’uneopérationdepureroutine.Notreréputationnes’enrelèverajamais.– Elle n’en aura pas le loisir, je suppose, répondit Powell
tranquillement. Si nous ne prenons pas des mesures immédiatement,nous n’aurons plus à nous préoccuper de soutenir notre réputation, nimêmedevivre.– Ne faites pas l’imbécile ! Si la situation vous donne envie de
plaisanter, elleme fait un tout autre effet. On a agi criminellement ennousexpédianticiavecunseulrobotpourtoutpotage.Etc’estvousquiavez eu l’idée brillante de nous charger nous-mêmes de la constitutiondesbancsdecellulesphoto-électriques.–Cettefoisvousdéformezlavérité.Nousavonspris ladécisiond’un
communaccordetvouslesavezparfaitement.Nousavionsbesoinentoutet pour tout d’un kilo de sélénium, d’une di-électrode Stillhead et d’undélaid’environ troisheures…et il existedes filonsde séléniumpur surtoutelasurfaceexposéeausoleil.Lespectro-réflecteurdeMacDougalenalocalisétroisencinqminutes,non?–Ehbien,qu’allons-nousfaire?Powell,vousavezuneidée.Jelesais,
sansquoivousneseriezpasaussicalme.Vousn’êtespasplusunhérosquemoi.Allons,parlez!– Nous ne pouvons nous lancer personnellement sur les traces de
Speedy, sur le côté ensoleillé de la planète.Même les nouvelles tenuesisolantesnepeuventpasnousprotégerpendantplusdevingtminutesàuneexpositiondirecteauxrayonssolaires.Maisvousconnaissezlevieuxdicton:Riendetelqu’unrobotpourenprendreunautre.Écoutez,Mike.Tout n’est pas encore perdu. Il y a encore six robots dans les sous-niveaux,nouspourronslesutilisers’ilssontenétatdefonctionner.Unelueurd’espoirjaillitdanslesprunellesdeDonovan.
– Six robots abandonnés par la première expédition ? En êtes-vouscertain ?Ne s’agirait-il pas demachines subrobotiques ?Dix ans, c’estbienlongpourdespararobots,vouslesavez.–Non,ils’agitbienderobots.J’aipassétoutelajournéeauprèsd’eux
et je sais ce que je dis. Ils sont dotés de cerveaux positroniques –primitifs,bienentendu.(Ilglissalacartedanssapoche.)Descendons.Les robots se trouvaient tous les six dans le sous-niveau inférieur,
entourésdecaissesmoisiesdontonnesavaittropcequ’ellescontenaient.Ils avaient une taille énorme, et bien qu’ils fussent assis sur le sol, lesjambes étendues devant eux, leurs têtes se trouvaient à plus de deuxmètresdehauteur.Donovanlaissaéchapperunsifflement:– Regardez-moi cette taille ! Leur thorax atteint facilement trois
mètresdetour.– C’est parce qu’ils sont dotés des vieux mécanismes McGuffy. J’ai
examinél’intérieur…jen’aijamaisrienvud’aussirudimentaire.–Lesavez-vousdéjàfaitfonctionner?– Non. Je n’avais aucune raison de le faire. Je ne pense pas qu’ils
soientatteintsd’aucunedéfectuosité.Mêmelediaphragmemesembleenassezbonétat.Ilsparleraientquecelanem’étonneraitpasdutout.Toutenparlant,ilavaitdémontélaplaquethoraciquedurobotleplus
proche,insérédanslacavitélapetitesphèrededeuxcentimètresoùuneminuscule étincelle d’énergie atomiquedonnerait la vie au robot. Il eutquelque peine à lamettre en place, y parvint cependant, puis remontalaborieusement laplaque thoracique.Sur cesmodèlesvieuxdedixans,lescommandesradioétaientinconnues.Puisilprocédademêmepourlescinqautres.–Ilsn’ontpasbougé,ditDonovanavecinquiétude.–Ilsn’ontpasreçud’ordre,réponditbrièvementPowell.Ilrevintaupremierdelarangéeetluidonnauncoupsurlapoitrine.–Toi!Tum’entends?La tête du monstre s’inclina lentement et ses yeux se fixèrent sur
Powell. Puis d’une voix rugueuse, pareille à celle d’un antiquephonographe,ilgrinça:–Oui,Maître!Powelladressaàsoncompagnonunsouriresansjoie.–Vousavezentendu?A l’époque,onpouvaitpenserque l’usagedes
robots serait interdit sur la Terre. Les constructeurs combattaient cettetendance et ils introduisaient dans leurs fichues machines de bonscomplexesd’esclavesparfaitementstylés.
–Celaneleuraguèreservi,murmuraDonovan.–Sansdoute,maisilsontfaitdeleurmieux.Ilsetournadenouveauverslerobot.–Lève-toi!Le robot se redressa lentement, tandis que la tête de Donovan se
relevaitpoursuivrelemouvement,etdeseslèvress’échappaunnouveausifflement.–Peux-turemonteràlasurface?Danslalumière?Quelquessecondess’écoulèrent:lelentcerveaudurobotsemettaiten
branlepourrépondreàl’impulsion.–Oui,Maître,dit-ilenfin.–Bien.Tusaiscequ’estunkilomètre?Nouvellepause,nouvelleréponse,toujoursaussilente.–Nousallons teconduireà lasurfaceet t’indiquerunedirection.Tu
parcourrasenvirontrentekilomètres,ettutrouveras,quelquepartdanscette région,unautre robotpluspetit que toi.Tum’as compris jusqu’àprésent?–Oui,Maître.–Donctutrouverascerobotettuluidonnerasl’ordrederentrer.S’il
refuse,tuleramènerasdeforce.DonovansaisitlamanchedePowell.–Pourquoinepasluiordonnerderamenerdirectementlesélénium?–Parcequejetiensàrécupérerl’autrerobot,biensûr!Jeveuxsavoir
cequinevapasdanssonmécanisme.(Etsetournantverslerobot:)Ehbien,avance.Lerobotdemeuraimmobileetsavoixgrinça.– Pardonnez-moi, Maître, je ne peux pas. Vous devez monter le
premier.Ses bras s’étaient rejoints avec un claquement, ses doigts obtus
entrelacés.Powellleconsidérafixementenpinçantsamoustache.–Hein?…Oh!LesyeuxdeDonovans’arrondirent.–Ilfautquenousl’enfourchions?Commeuncheval?–Jecroisquevousavezraison.Jenevoispastrèsbienpourquoi.Jene
voispas…Ah,j’ysuis!Jevousaiditqu’àcetteépoquelesconstructeursmettaient l’accent sur la sécurité.De toute évidence, ils lamettaient enpratiqueenobligeantlesmachinesàsedéplaceravecuncornacsurleursépaules.Qu’allons-nousfaireàprésent?
–C’est justement ce que j’étais en train deme demander,murmuraDonovan. Avec ou sans robot, nous ne pouvons pas sortir à la surface.Bonsangdebonsang.Ilfitclaquersesdoigtsàdeuxreprises.–Passez-moidoncvotrecarte.Cen’estpaspourrienquejel’aiétudiée
deux heures durant. Nous nous trouvons dans une mine. Pourquoin’utiliserions-nouspaslesgaleries?Lamineétaitindiquéesurlacarteparuncerclenoir,etlespointillés,
marquantlesgaleries,ressemblaientàunetoiled’araignée.Donovansereportaàlalistedessymbolesaubasdelacarte.–Regardez,dit-il.Lespetitspointsnoirs,cesontlespuitsdébouchant
à la surface, et j’en vois un qui émerge à quatre ou cinq kilomètres dufilon de sélénium. J’y aperçois un nombre… ils auraient pu écrire plusgros…13a.Silesrobotsconnaissentleurchemindansceréseau…Powellposalaquestionetreçutenréponseleterne:«Oui,Maître.»–Prenezvotretenueisolante,dit-ilavecsatisfaction.C’étaitlapremièrefoisqu’ilslesportaient,l’unetl’autre…Arrivésdela
veille, ils ne s’attendaient pas à les revêtir aussi vite… et ils vérifièrentavecuncertainmalaiselalibertédeleursmouvements.Latenueisolanteétaitbeaucoupplusencombranteetinesthétiqueque
latenuespatialerégulière;maiselleétaitinfinimentpluslégère,dufaitqu’il n’entrait aucun élément métallique dans sa composition.Constituéesdeplastiqueàhautcoefficientderésistancethermiqueetdecouchesdeliègechimiquementtraité,équipéesd’unappareillagedestinéàmaintenirconstantelasécheressedel’air,lestenuesisolantespouvaientsupporterdurantvingtminutesl’expositionàlapleineardeurdusoleildeMercure.Cedélaipouvaitêtreprolongédecinqàdixminutessanscauserlamortdel’occupant.Les mains du robot formaient toujours un étrier improvisé, et il ne
manifesta pas la moindre surprise de voir Powell transformé ensilhouettegrotesque.LavoixdePowellétaitdurcieparl’amplificationradiophonique.–Es-tuprêtànousconduireaupuits13a?–Oui,Maître.Bien,pensaPowell ; ilsmanquaientpeut-êtredecontrôleradio,mais
aumoinsilsétaientéquipéspourl’écouteradiophonique.–Choisissezl’undeceuxquirestentpourmonture,dit-ilàDonovan.Ilplaçaunpieddansl’étrier improviséetsemitenselled’unélan.Il
trouva le siège confortable ; le dos du robot était bossu, portait une
gouttièreménagéedanschacunedesépaulespourlelogementdescuisseset deux « oreilles » allongées dont la destination paraissait à présentévidente.Powell saisit les oreilles et fit tourner la tête. Sa monture obéit
pesamment.–Enroute,mauvaisetroupe!dit-il,maisilnesesentaitnullementle
cœurléger.Les gigantesques robots semouvaient lentement, avec une précision
mécanique,etfranchirentl’entréedontlesommetn’étaitguèrequ’àunetrentainedecentimètresdeleurtête,sibienquelesdeuxhommesdurentsebaisserentoutehâte.Ilss’engagèrentdansunétroitcouloir,oùleurspas tranquilles se répercutaient avec une implacable monotonie, etpénétrèrentdanslesas.Le long tunnel dépourvu d’air qui s’étendait devant eux donnait à
Powell une idée de l’œuvre accomplie par la première expédition aumoyen de robots rudimentaires, et cela en partant de zéro. Sans douteavait-elleéchoué,maissonéchecétaitautrementméritoirequelaplupartdessuccèscourantsobtenusdansleSystème.Les robots poursuivaient leur route sur un rythme invariable et sans
jamaisallongerlepas.– Vous remarquerez que ces galeries sont ruisselantes de lumière et
qu’il y règne une température terrestre. Il en est probablement ainsidepuisdixansquelamineestinoccupée,ditPowell.–Commentcelasefait-il?–L’énergie àbonmarché ; il n’en existepasdemoins chèredans le
Système. L’énergie solaire, et sur la face deMercure exposée au soleil,c’estquelquechose,jevousassure.C’estpourquoilaminefutétablieausoleil et non à l’ombre d’une montagne. Il s’agit en réalité d’ungigantesque convertisseur d’énergie. La chaleur est transformée enélectricité,enlumière,entravailmécaniqueetlereste;ilenrésultequepar un seul etmême processus on récupère l’énergie et on refroidit lamine.–Écoutez-moi, ditDonovan.Tout cediscours est desplus éducatifs,
j’enconviens,maispourriez-vouschangerdeconversation?Ilsetrouvequecettetransformationd’énergiedontvousparlezestengrandepartieréaliséeparlesbancsdecellulesphoto-électriques…etc’estchezmoiunpointfortsensiblepourlemoment.Powell poussa un vague grognement et, lorsque Donovan rompit le
silencequisuivit,cefutpouraborderunsujetentièrementdifférent.
– Écoutez, Greg. Que diable y a-t-il d’anormal chez Speedy ? Jen’arrivepasàlecomprendre.Iln’estguèrefaciledehausserlesépauleslorsqu’onestengoncédans
unetenueisolante,maisPowells’yessaya.–Jen’ensaisrien,Mike.Ilestparfaitementadaptéàl’environnement
mercurien. La chaleur ne produit aucun effet sur lui, il est conçu enfonction de la pesanteur amoindrie et du sol accidenté. Il estindéréglable…oudumoinsildevaitl’être.Lesilencetomba.Cettefois,ildura.–Maître,ditlerobot,noussommesarrivés.–Hein? (Powell émergeabrusquementd’unedemi-somnolence.)Eh
bien,sors-nousd’ici,monteàlasurface.Ils aboutirent dans une minuscule sous-station, vide, sans air, en
ruine. Donovan, à la lumière de sa lampe de poche, examina un troudenteléenhautd’unmur.–Chutedemétéorite?demanda-t-il.Powellhaussalesépaules.–Qu’importe!Sortons.Unehautefalaisederochesnoiresetbasaltiqueslesabritaitdusoleilet
lanuitprofonded’unmondesansatmosphèrelesenveloppa.Devanteux,l’ombre allait jusqu’à une crête dentelée aiguë comme un rasoir,découpée sur un jaillissement de lumière presque insoutenable,réverbéréepardesmyriadesdecristauxsurunsolrocheux.–Par l’espace ! s’écriaDonovand’unevoixétranglée.Ondiraitde la
neige.Et c’était l’exacte vérité. Les yeux de Powell balayèrent le panorama
hérissé jusqu’à l’horizon et ses paupières se plissèrent pour résister àl’éblouissement.–Cesecteurdoitêtretoutà faitexceptionnel,dit-il.L’albédogénéral
deMercureestbasetlaplusgrandepartiedusolestfaitedepierreponcegrise.UnpeucommelaLune.C’estbeau,n’est-cepas?Ilsefélicitaitdeporterdesfiltressursavisière.Magnifiqueounon,un
regardsurlesoleilàtraversduverreordinairelesauraitrendusaveuglesenmoinsd’uneminute.Donovanconsultaitlethermomètresursonpoignet.–Miséricorde!Latempératureatteintquatre-vingtsdegrés!Powellvérifialesien.–Hum!Celafaitbeaucoup.C’estl’atmosphère.–SurMercure?Vousêtesfou!
–Mercure n’est pas complètement dépourvue d’air, expliquaPowell,songeur.Ilajustaitàsavisièredeslunettesd’approcheetlesdoigtsboudinésde
satenueisolantenefacilitaientpasl’opération.–Unefaibleexhalaisons’attacheàsasurface–desvapeursissuesdes
élémentslesplusvolatilsetdescomposésassezlourdspourêtreretenusparlagravitémercurienne:lesélénium,l’iode,lemercure,legallium,lepotassium, lebismuth, lesoxydesvolatils.Lesvapeursse faufilentdanslesombreset,ensecondensant,produisentde lachaleur.Unesortedegigantesquealambic.Enfait,sivousallumezvotrelampedepoche,vousdécouvrirezprobablementdescondensationsdesoufre,voiredelaroséedemercure.– Peu importe. Nos tenues peuvent supporter indéfiniment quatre-
vingtsmalheureuxdegrés.Powell avait ajusté les lunettes à sa visière et ressemblait ainsi à un
escargot.Donovanobservaitattentivementsoncompagnon.–Vousapercevezquelquechose?L’autreneréponditpasimmédiatementet,lorsqu’ilouvritlabouche,il
parlaitd’unevoixpensiveetanxieuse.– Il y a un point noir à l’horizon qui pourrait bien être le filon de
sélénium.Ilsetrouveàl’endroitindiqué.MaisjenevoispasSpeedy.Powellseredressapourmieuxvoiretseretrouvaenéquilibreinstable
sur les épaules de son robot, les jambes largement écartées, les yeuxécarquillés.–Jecrois…jecrois…oui,c’estbienlui.Ilvientdenotrecôté.Donovan suivit la direction indiquée par son doigt. Il n’avait pas de
jumelles,maisildistinguaitunpointminuscule,sedétachantennoirsurlefondéblouissantdusolcristallin.–Jelevois,cria-t-il.Allonsàsarencontre!Powellavaitreprisunepositionnormalesurlesépaulesdesonrobot,
etdesamaincapitonnéeilfrappalapoitrinegargantuesque.–Marche!–Hue,cocotte!braillaDonovanenplantantdeséperonsimaginaires
danslesflancsdesamonturemécanique.Les robots reprirent leur marche régulière et silencieuse, car le
plastique des tenues isolantes ne laissait pas passer les sons dansl’atmosphère extrêmement raréfiée. Il n’en subsistait qu’une vibrationrythmiquequidemeuraitendeçàduseuilauditif.
–Plusvite!criaitDonovan.Lerythmenes’accélérapaspourautant.– Inutile de crier, répondit Powell. Ces tas de ferraille ne possèdent
qu’uneseulevitesse.Vousvousimaginezpeut-êtrequ’ilssontéquipésdeflexeurssélectifs?Ilsavaientquittél’ombre,etlesrayonsdusoleils’abattirentsureuxen
unbainbrûlantquilesenveloppacommeunliquide.Donovansebaissainstinctivement.– Aïe ! Est-ce un effet de mon imagination ou une sensation de
chaleur?–Cen’estqu’uncommencement,réponditl’autred’untonbourru.Ne
perdezpasSpeedydevue.Le robot SPD 13 se rapprochait ; on en voyait les détails. Son corps
gracieuxetaérodynamiqueflamboyaitàlalumièredusoleilenavançantàpasaiséssurlesolcahoteux.SonnomdeSpeedy(rapide)dérivaitdesinitiales de la série, bien entendu, mais il ne faisait pas mentir sonsurnom, car lesmodèlesSPDétaientparmi lesplus rapidesde tous lesrobots sortant des chaînes de montage de l’United States Robots etHommesMécaniques.–Speedy!criaDonovanenagitantfrénétiquementlamain.–Speedy,criaPowell,viensici!La distance entre les hommes et le robot errant diminua
momentanément, plutôt grâce à Speedy qu’à la démarche pesante desmonturescinquantenairesdeDonovanetPowell.Ilss’étaientassezrapprochéspourremarquerdans l’alluredeSpeedy
uneoscillationbizarre,untrèsnetbalancementlatéral…Powellrelevalebras et poussa son émetteur de casque aumaximum afin de lancer unnouveaucri,lorsqueSpeedylevalatêteetlesaperçut.Lerobots’immobilisaaussitôtetdemeuraplantésursesjambes…avec
justeunlégervacillement,telunarbresousunebriselégère.–Ehbien,Speedy!Viensdonc,monvieux!hurlaPowell.C’est alors que, pour la première fois, la voix métallique de Speedy
résonnadanslesécouteursdePowell:– Jouons ! Bon sang ! Je t’attrape et tum’attrapes ; nul couteau ne
pourracouperendeuxnotreamitié.CarjesuislePetitChaperonRouge,legentilPetitChaperonRouge.Youpie!Tournantlestalons,ils’élançadansladirectiond’oùilétaitvenu,avec
unevitesseetunefureurquifaisaientjaillirsoussespasdepetitsgeysersdepoussièrebrûlante.
Commeils’enfonçaitdanslelointain,ilditencore:«Ilyavaitunefoisunepetite fleurquipoussaitauprèsd’ungrandchêne…»puis ileutuncurieuxcliquetismétallique,unhoquetderobot?– Où a-t-il été pêcher ce texte de Gilbert et Sullivan ? dit Donovan
d’une voix enrouée. Dites-donc, Greg, j’ai comme l’impression qu’il estivre.– Si vous ne me l’aviez pas dit, je ne m’en serais jamais aperçu !
réponditl’autreaigrement.Retournonsàl’ombredelafalaise.Jesuisentrainderôtir.CefutPowellquirompitlesilence,atterré.–D’abord,dit-il,Speedyn’estpas ivre–ausenshumainduterme–
parcequ’ilestunrobotetquelesrobotsnesesoûlentpas.Néanmoins,cetteextravaganceestpeut-êtreunéquivalentrobotiquedel’ivresse.– Pourmoi, il est ivre, déclara Donovan avec emphase. Il croit que
nousvoulonsjouer,c’esttoutcequejesais.Maiscen’esthélaspaslecas.Ils’agitpournousd’unequestiondevieoudemort…delamortlaplushideuse.–C’estbon.Nemeharcelezpas.Unrobotn’estqu’unrobot.Unefois
que nous aurons découvert la cause de la panne, nous le réparerons etnouspourronscontinuer.–Unefoisquenousl’auronsdécouverte,répétaDonovanavecaigreur.– Speedy est parfaitement adapté à l’environnement mercurien, dit
Powell.Mais cette région (ses bras balayèrent l’horizon) est totalementanormale. C’est là-dessus que nous devons nous fonder. D’où viennentces cristaux ? Ils auraientpu se formeràpartird’un liquide envoiederefroidissementlent;maisoùallerchercherunliquideassezchaudpourserefroidirsouslesrayonssolairesdeMercure?–Uneactionvolcanique?suggéraDonovanaussitôt,etPowellsentit
soncorpssetendre.– La vérité sort de la bouche des enfants, dit-il d’une étrange petite
voix.Puisildemeurasilencieuxpendantcinqminutes.Enfin,ilreprit:– Écoutez-moi, Mike, qu’avez-vous dit à Speedy quand vous l’avez
envoyéchercherdusélénium?Donovansetrouvaprisdecourt.–Mafoi…jen’ensais fichtrerien.Je luiaisimplementditd’alleren
chercher.–Sansdoute,maisenquelstermes?Essayezdevousrappelerlesmots
exacts.
–Je luiaidit…euh…euh…:Speedy,nousavonsbesoind’unpeudesélénium. Tu pourras en trouver à tel et tel endroit. Va et ramènes-en.C’esttout.Quevouliez-vousquejeluidisedeplus?–Vousn’avezdonnéaucuncaractèred’urgenceàvotreordre,n’est-ce
pas?– Pourquoi l’aurais-je fait ? Il s’agissait d’une simple opération de
routine.Powellsoupira.–Nousn’ypouvonsplusrienàprésent…maisnoussommesdansde
jolisdraps.Ilavaitmispiedàterreets’étaitassis,ledosàlafalaise.Donovanvint
lerejoindre.Danslelointain,lesoleilbrûlantsemblaitjouerauchatetàlasourisaveceux;àdeuxpas,lesdeuxrobotsgéantsétaientinvisibles,àl’exceptiondeleursyeuxphoto-électriquesrougesombrequilesfixaientsansciller,indifférents.Indifférents!Mercureaussiétaitindifférente,aussiricheenmaléfices
qu’elleétaitpetiteparlataille.LavoixdePowellavaitprisuneintonationtenduedanslesoreillesde
Donovan.– Maintenant, reprenons les Trois Lois fondamentales de la
Robotique…LesTroisLoisquisont implantéesauplusprofondde toutcerveaupositronique.Sesdoigtsgantésénumérèrentchacundespointsdansl’obscurité.– Un : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sans
assistanceunêtrehumainendanger.–Exact!–Deux,continuaPowell:Unrobotdoitobéirauxordresquiluisont
donnésparlesêtreshumains,saufquandcesordressontincompatiblesaveclaPremièreLoi.–Exact!–Et trois :Unrobotdoitprotégersapropreexistence tantquecette
protectionn’estpasincompatibleaveclaPremièreoulaDeuxièmeLoi.–Exact!Aprésentoùensommes-nous?–Précisémentà l’explication.Lesconflitsentre lesdiversesLoissont
réglésparlesdifférentspotentielspositroniquesexistantdanslecerveau.Disons qu’un robot marche vers le danger et le sait. Le potentielautomatiquesuscitéparlaLoinumérotroislecontraintàrevenirsursespas.Supposonsquevousluidonniezl’ordred’allers’exposeràcedanger.Dans ce cas, la Loi deux suscite un contre-potentiel plus élevé que le
précédentetlerobotexécutelesordresaupérildesonexistence.–Jesaiscela.Etaprès?– Prenons le cas de Speedy. Speedy est l’un des derniers modèles,
extrêmementspécialisé,etaussicoûteuxqu’uncroiseurdebataille.C’estunemachinequ’onnedoitpasdétruireàlalégère.–Alors?–Alors laLoinuméro trois a été renforcée– le fait a étémentionné
spécifiquement dans les notices concernant lesmodèles SPD – si bienque son allergie au danger est particulièrement élevée. Dans le mêmetemps, lorsque vous l’avez envoyé à la recherche du sélénium, vous luiavezdonné cet ordre surun tonordinaire, sans le souligner en aucunefaçon,sibienque lepotentielde laLoideuxétaitplutôt faible.Nevousformalisezpas.Jenefaisqu’exposerdesfaits.–Continuez,jecommenceàcomprendre.–Vousvoyezcommenttoutcelafonctionne,n’est-cepas?Ilexisteun
danger quelconque dont le centre se situe dans le filon de sélénium. Ils’accroît quand Speedy en approche, et à une certaine distance lepotentiel de la Loi trois, qui est inhabituellement élevé au départ,équilibreexactementlepotentieldelaLoideuxqui,lui,estplutôtbasaudépart.Donovansedressasursespieds,toutexcité.– Il atteint une position d’équilibre. J’ai compris. La Loi trois le
repousseetlaLoideuxl’attireenavant…–Sibienqu’iltourneenrondautourdufilondesélénium,etsetient
surlelieudespointsdel’équilibrepotentiel.Amoinsquenousymettionsbonordre,ilcontinuerasarondeperpétuelle.Ilrepritd’unairplussongeur:–C’estjustementcelaquilerendivre.Quandl’équilibrepotentielest
réalisé, lamoitié des réseaux positroniques de son cerveau sont court-circuités.Jenesuispasunspécialisteenrobots,maiscetteconclusionmesembleévidente.Ilaprobablementperdulecontrôledecemécanismedelavolontéquel’alcoolannihilechezl’ivrogne.–Mais quel est cedanger ? Si aumoinsnous savionsdevant quoi il
fuit…– C’est vous qui avez eu l’idée. Un phénomène volcanique. Quelque
partau-dessusdufilondeséléniumexisteunefuitedegazprovenantdesprofondeurs de Mercure. Acide sulfurique, gaz carbonique, oxyde decarbone,engrandesquantités…etdanscettetempérature…Donovaneutunspasmedelagorge.
–Etl’oxydedecarboneplusleferdonnentunproduitvolatile.–Or,unrobot,ditPowell,estessentiellementcomposédefer.Ilcontinua,levisagesombre:–Iln’yariendetelqueladéduction.Nousavonsdéterminétousles
éléments du problème, il ne nous manque que la solution. Nous nepouvonsallerchercherleséléniumnous-mêmes.Ilesttroploin.Nousnepouvons envoyer ces chevaux-robots, puisqu’ils ne peuvent s’y rendreseuls,etilsnepeuventnoustransporterassezrapidementsurplacepournouséviterd’être rôtis.EtnousnepouvonsrattraperSpeedyparcequecet imbécile s’imaginequenous voulons jouer avec lui et qu’il parcourtcentkilomètresàl’heurequandnousn’encouvronsquesept.– Si l’un de nous se dévoue et qu’il rentre cuit à point, il restera
toujourslesecond,proposaDonovan.– Oui, répondit l’autre sarcastiquement, ce serait là un très noble
sacrifice… Malheureusement le héros en question, bien avant d’avoiratteintlefilon,neseraitplusenétatdedonnerdesordresetjenepensepas que les robots reviendraient jamais à la falaise sans en avoir reçul’ordre.Représentons-nous les faits concrètement.Nous sommesà cinqousixkilomètresdufilon,disonscinq,nosrobotsfontseptkilomètresàl’heure, et nous pouvons tenir vingt minutes dans nos combinaisonsisolantes.Cen’estpasseulementlachaleur.Lesradiationssolairesdanslagammedesultravioletsetau-dessoussontmortelles.–Hum,ditDonovan,ilnousmanquedixminutes.–Dixminutesquivalentuneéternité.Si lepotentielde laTroisième
LoiaarrêtéSpeedyàcetendroit,ildoitexisterunequantitéappréciabled’oxydedecarbonedansl’atmosphèredevapeursmétalliques–etdoncune action corrosive appréciable. Il y amaintenant des heures qu’il setrouveexposé,etcommentpouvons-noussavoirsiunjointdegenou,parexemple, ne viendra pas à céder et à le faire tomber. Il ne faut plusseulementréfléchir,maisréfléchirvite!Silenceprofond,noir,sinistre!Donovan l’interrompit, lavoix tremblantede l’effortqu’il faisaitpour
enchassertouteémotion.–PuisquenousnepouvonspasaugmenterlepotentieldelaDeuxième
Loi en lui lançant de nouveaux ordres, pourquoi ne pas prendre leproblème en sens inverse ? Si nous augmentons le danger, nousaugmentons le potentiel de la Troisième Loi et nous le ramenons enarrière.La visière de Powell s’était tournée vers lui en une interrogation
silencieuse.– Pour le chasser de sa trajectoire, il nous suffirait d’augmenter la
proportion d’oxyde de carbone dans son voisinage. Il existe unlaboratoireanalytiquecomplet,àlaStation,proposaDonovan.–Naturellement,luiaccordaPowell,puisqu’ils’agitd’unemine.–Donc,ildoitexisterdeskilosd’acideoxaliquequiserventàobtenir
desprécipitationsdecalcium.–Mike,vousêtesungénie!–Mon Dieu, admit Powell modestement, il suffit simplement de se
souvenirquel’acideoxaliquesoumisàlachaleursedécomposeenacidecarbonique,eauetoxydedecarbone.Simplequestiondecoursenchimie.Powellbonditsursespiedsetattiral’attentiondel’undesgigantesques
robotsenluidonnantdescoupsdepoingsurlacuisse.–Hé,cria-t-il.Sais-tulancer?–Maître?Powell maudit le cerveau indolent du monstre. Il saisit une pierre
denteléedelatailled’unebrique.–Prendsceci,dit-il,et lance-lesur la tachedecristauxbleuâtresau-
delàdecettefissurecoudée.Tulavois?Donovanluitiral’épaule.–C’esttroploin,Greg.Celafaitprèsdehuitcentsmètres.– Du calme, répondit Powell. Il s’agit d’une gravité mercurienne et
d’unbrasenacier.Regardezunpeu.Les yeux du robot mesuraient la distance avec une précision
stéréoscopique.Sonbrass’ajustaaupoidsduprojectileetilleramenaenarrière. Les mouvements du robot demeuraient invisibles dansl’obscurité,mais ilseproduisitunchocsourddans lesol lorsqu’ilpassason poids d’une jambe sur l’autre et, quelques secondes plus tard, lapierrevolatoutenoiredanslesoleil.Iln’yavaitpasd’airpourralentirsacourse,pasdeventpourladévier,etlorsqu’ellevintfrapperlesol,cefutprécisémentaucentredelatachebleuâtre.Powellpoussadeshurlementsdejoieetcria:–RentronsàlaStationprendrel’acideoxalique,Mike!Et tandis qu’ils plongeaient dans la sous-station en ruine, pour
s’engagerdanslesgaleries,Donovanluiditd’unairsombre:– Speedy est demeuré de ce côté du filon de sélénium depuis le
momentoùnousluiavonsdonnélachasse.L’avez-vousremarqué?–Oui.–Sansdoutevoudrait-iljouer.Ehbien,nousallonslesatisfaire!
Ilsétaientderetourquelquesheuresplustard,avecdesjarresdetroislitres contenant le produit chimique blanc et des visages longs d’uneaune.Lesbancsdecellulesphoto-électriquessedétérioraientencoreplusvitequ’ilsn’avaientpensé.Lesdeuxcompagnons,sansdireunmot,avecunesombrerésolution,dirigèrentleursrobotsfaceauxfeuxdusoleil, làoùétaitl’orbitedeSpeedy.Celui-cis’approchad’euxaupetitgalop.– Tiens, vous revoilà ! Youpie ! j’ai rédigé une petite liste, le piano-
organiste;touslesgensquimangentdelamentheetvoussoufflentdanslafigure.– Nous allons te souffler quelque chose dans la figure, marmotta
Donovan.Ilboite,Greg.–Je l’aidéjà remarqué, répondit l’autred’un ton inquiet.L’oxydede
carboneauraraisondeluisinousnenoushâtonspas.Ils approchaient maintenant avec précaution, presque obliquement,
pouréviterdedonnerl’alarmeaurobotdéréglé.Powellétaitencoretroploin pour être bien sûr, mais il aurait juré que ce fou de Speedy sepréparaitdéjààdétalercommeunlièvre.–C’estlemoment,souffla-t-il.Un…deux…Deuxbrasd’acierfurentramenésenarrièreetseprojetèrentenavant
simultanément, et deux jarres de verre décrivirent deux trajectoiresparallèles,brillantcommedesdiamantsdanscetimpossiblesoleil.Elless’écrasèrentsurlesolderrièreSpeedydansuneexplosionsilencieuse,quifitvolerl’acideoxaliquedanstouslessens,commedelapoussière.Dans lapleinechaleurdusoleildeMercure,Powellsavaitque l’acide
pétillaitcommedel’eaudeSeltz.Speedyseretournapourregarder,puisreculalentement…etpritdela
vitesseprogressivement.Quinzesecondesplustardilbondissaitverslesdeuxhommes,quelquepeuvacillant.PowellnesaisitpaslesparolesdeSpeedyàcemomentprécis,maisil
entendit quelque chose qui ressemblait à : « Les déclarations d’amourlorsqu’ellessontexpriméesenHessien.»Iltournabride.–Retournonsàlafalaise,Mike.Ilestsortidel’ornièreetilobéiraaux
ordresàprésent.Jecommenceàavoirchaud.Ils retournèrent vers l’ombre au pas lent et monotone de leurs
montures et ce n’est que lorsqu’ils eurent pénétré dans les ténèbres etsentilafraîcheurlesenvelopperdoucementqueDonovanjetaunregardenarrière.
–Greg!Powellregardaàsontouretfaillitcrier.Speedysemouvaitlentementà
présent… si lentement… et dans lamauvaise direction. Il dérivait ; ildérivait vers son ornière ; et il prenait de la vitesse. Il semblaitterriblementprocheetinaccessibledanslesjumelles.–Poursuivons-le!hurlaàtue-têteDonovanenjetantsonproprerobot
sursestraces.MaisPowelllerappela.–Vousnelerattraperezpas,Mike…C’estinutile.Il s’agita sur les épaules de sa monture et serra les poings
d’impuissance.–Pourquoidiablefaut-ilquejecomprenneleschoseslorsqu’ilesttrop
tard?Mike,nousavonsgaspillédesheuresenpureperte.– Il nous faut davantage d’acide oxalique, répondit fermement
Donovan.Laconcentrationn’étaitpassuffisante.–Septtonnesdumêmeproduitn’auraientpassuffi…etnousn’avons
pas le temps d’en rassembler de telles quantités, à supposer qu’ellesexistent,alorsquel’oxydedecarboneestentraindeleronger.Nevoyez-vouspascequenousavonsfait,Mike?–Non,réponditDonovanplatement.–Nousn’avonsréussiqu’àinstaurerdenouveauxéquilibres.Lorsque
nousproduisonsunsupplémentd’oxydeetaugmentonsainsilepotentielde laTroisièmeLoi, il recule jusqu’aumomentoù il retrouveunnouveléquilibre…et,quandl’oxydesedissipe,ilserapprocheducentreafinderetrouverunepositiond’équilibre.LavoixdePowellavaitprisuneintonationdésespérée.– C’est toujours le même cercle vicieux. Nous pouvons gonfler le
potentieldeuxetdiminuerlepotentieltroissansobteniraucunrésultat…nousne faisonsquechanger lapositiond’équilibre. Ilnous fautagirendehorsdesdeuxLois.AlorsilpoussasonrobotplusprèsdeceluideDonovan,defaçonàse
trouverenfacedelui,réduitstousdeuxàl’étatd’ombresdansl’obscurité.–Mike!souffla-t-il.–Est-celafin?demanda-t-ild’unevoixmorne.Jeproposequenous
rentrionsà laStationpour attendreque lesbancs soient complètementdétruits, ensuite nous nous serrerons la main, nous prendrons ducyanureetnousquitteronslemondeengentlemen.Illaissaéchapperunrirebref.–Mike,répétasérieusementPowell.IlnousfautrattraperSpeedy.
–Jesais.–Mike.UnefoisdeplusPowellhésitaitàpoursuivre.–IlyatoujourslaPremièreLoi.J’yaidéjàpensé…avant…Maisc’est
unesolutiondésespérée.Donovanlevalatêteetsavoixseraffermit.–Lasituationestdésespérée.–Trèsbien.SelonlaPremièreLoi,unrobotnepeutlaisserunhumain
endangeretresterpassif.LesLoisdeuxettroisnepeuvents’yopposer.C’esttoutàfaitimpossible,Mike.–Mêmesilerobotestàmoitiéf…Ilestivre,vouslesavezaussibien
quemoi.–C’estunechanceàcourir.–D’accord.Quecomptez-vousfaire?– Je vais aller là-basmaintenant et voir ce quedonnera laPremière
Loi. Si cela ne suffit pas à rompre l’équilibre, que diable… nous n’enavonsplusquepourtroisouquatrejours.– Minute, Greg. Il existe également des règles qui déterminent la
conduite humaine. On ne s’en va pas simplement comme cela.Organisonsuntirageausortetdonnez-moimachance.– Très bien. Le premier à tirer le dé de quatorze tentera l’aventure.
(Puisilajoutapresqueaussitôt:)Vingt-septquarante-quatre!Donovansentitsamonturevacillersouslapousséesoudainedurobot
de Powell, et puis celui-ci apparut en plein soleil. Donovan ouvrit labouchepourcrier,puislareferma.Bienentendu,cetidiotavaitpréparéd’avanceledédequatorze.C’étaitbiensamanière.Le soleil était plus chaud que jamais et Powell sentait une infernale
démangeaisonaubasdudos.Effetdeson imaginationprobablement,àmoinsquelesradiationsduresn’aientcommencéàfaireleureffet,mêmeàtraverslatenueisolante.Speedyl’observait,sansmêmelesaluerparunecitationdeGilbertet
Sullivan.Dieuensoitloué,maisiln’osaitpasl’approcherdetropprès.Ilsetrouvaitàtroiscentsmètres,lorsqueSpeedycommençaàreculer
pasàpas,précautionneusement…etPowells’arrêta.Ilbonditduhautdesonrobot,etatterritsur lesolcristallinavecunlégerchocetenfaisantvolerdesdébrisautourdelui.Il poursuivit à pied, marchant sur le sol graveleux et glissant, la
pesanteur réduite lui causant des difficultés. Il sentait la plante de sespiedschatouilléepar lachaleur. Il jetaunregardpar-dessussonépaule
versl’obscuritédel’ombredelafalaiseetconstataqu’ils’étaitavancétroploinpourrevenir–soitparsespropresmoyens,soitenempruntant lesépaules de son antique robot. C’était Speedy ou rien à présent, et laconsciencedecedilemmeinéluctableluiserraitlapoitrine.Assezloin,ils’immobilisa.–Speedy!appela-t-il.Speedy!Lerobothésita,arrêtasamarche,puislareprit.Powell tenta d’introduire un accent de supplication dans sa voix et
découvritqu’ilyparvenaitsansgrandeffort.– Speedy, il faut que je retourne à l’ombre, sinon le soleilme tuera.
C’estunequestiondevieoudemort,Speedy.J’aibesoindetoi.Speedy fitunpasenavantet s’arrêta. Il semitàparler,maisPowell
poussa un gémissement car l’autre avait pris l’intonation d’unprésentateurdepublicité:–Lorsque vous êtes étendudans votre lit avecune fortemigraine et
quelereposvousfuit…Puis la phrase demeura en suspens, et Powell prit le temps de
murmurer:«Iolanthe».Ilfaisaitunechaleurdefour!Ilsurpritunmouvementducoindel’œil,
etseretournabrusquement;puissesyeuxs’écarquillèrentd’étonnement,carlemonstrueuxrobotquil’avaitamenés’avançait…s’avançaitverslui,etcelasanscavalier.–Pardon,Maître.Jenedoispasmemouvoirsansêtremontéparun
Maître,maisvousêtesendanger.Naturellement, la Première Loi par-dessus tout. Mais il n’avait pas
besoin de l’aide de cette rudimentaire antiquité ; il voulait Speedy. Ils’éloignaenagitantlesbrasfrénétiquement:–Jetedonnel’ordredet’enaller,jetedonnel’ordredet’arrêter!C’étaitinutile.OnnepeutdominerlepotentieldelaPremièreLoi.–Vousêtesendanger,Maître,ditlerobotstupidement.Powell regarda autour de lui désespérément. Il ne distinguait plus
clairement. Son cerveau était un tourbillon embrasé ; son haleine lebrûlaitlorsqu’ilrespirait,etlesoltoutautourdeluiétaitunbrouillarddefeupalpitant.Ilcriaunedernièrefoisavecl’accentdudésespoir:–Speedy!Jesuisentraindemourir,misérable!Oùes-tu,Speedy?
J’aibesoindetoi.Ilreculaitentrébuchantdansuneffortaveuglepourfuirlerobotgéant
dont il ne voulait pas, lorsqu’il sentit des doigts d’acier sur ses bras, et
unevoixinquièteautimbremétalliquequiluiparlaitens’excusant.–Tonnerredesort,patron,quefaites-vousici?Etmoi-même…j’ailes
idéestellementconfuses…–Peuimporte,murmuraPowellfaiblement,ramène-moiàl’ombrede
lafalaiseetvite!Il eut la sensation d’être soulevé dans les airs, de se déplacer
rapidementdansunechaleurardente,puisilperditconscience.Lorsqu’il s’éveilla, Donovan se penchait sur lui en souriant
anxieusement.–Commentallez-vous,Greg?–Trèsbien!répondit-il.OùestSpeedy?– Icimême. Je l’ai envoyé à l’undes autres filons de sélénium, avec
l’ordre cette fois d’en ramener à tout prix. Il est revenu au bout dequarante-deux minutes. Je l’ai chronométré. Il n’a pas encore fini des’excuserdenousavoir joué lescheminsde ferdeceinture. Iln’osepass’approcherdevousdepeurdesefairetancervertement.–Amenez-le,ordonnaPowell.Cen’étaitpassafaute.(Iltenditlamain
etétreignitlapattemétalliquedeSpeedy.)Jenet’enveuxpas,Speedy.PuissetournantversDonovan:–Jepensaisjustement,Mike…Oui?–Ehbien!Il se passa lamain sur le visage ; l’air avait une fraîcheur tellement
délicieuse!– Quand nous aurons tout remis en ordre ici et soumis Speedy aux
circuitsdetests,onvanousenvoyerensuiteauxStationsspatiales…–Non!– Si ! C’est du moins ce que la vieille dame Calvin m’a dit
immédiatementavantnotredépart.Jen’enairienditparcequejen’étaispasd’accord.–Pasd’accord?s’écriaDonovan.Mais…–Jesais.Maisàprésent j’aichangéd’avis.Deuxcentsoixante-treize
degrésau-dessousdezéro!Unvéritableplaisir,n’est-cepas?–Stationspatiale,ditDonovan,mevoici.
RAISON
Sixmoisplustard,lesdeuxhommesavaientchangéd’avis.Lesardeurs
d’unsoleilgéantavaient cédé laplaceaux ténèbresouatéesde l’espace,mais les changements survenus dans les conditions extérieures avaientpeu d’influence sur le contrôle de fonctionnement des robotsexpérimentaux.Quelquesoit le fonddudécor,onse trouve faceà faceavec l’indéchiffrable cerveau positronique, dont les génies de la règle àcalculerassurentqu’ilsdevraientsecomporterdetelleettellemanière.Malheureusement iln’enest rien.PowelletDonovans’enaperçurent
moinsdedeuxsemainesaprèsleurarrivéeàlaStation.GregoryPowellespaçasesmotspourleurdonnerplusdepoids:–Ilyaunesemainequenousvoust’avonsmonté,Donovanetmoi.Unpliprofondsecreusaentresessourcilset il tiraillanerveusement
l’extrémitédesamoustachebrune.LeplusgrandcalmerégnaitaucarrédesofficiersdelaStationSolaire
5 oùneparvenait que le ronronnement trèsdouxdupuissantFaisceauDirecteur,situéquelquepart,trèsloinsouslapièce.LerobotQT-1étaitassis,immobile.Lesplaquesbruniesdesoncorps
brillaient à la lumièredesLuxites, et les cellulesphoto-électriquesd’unrougeéclatantconstituantsesyeuxétaientfixéessurleTerriendel’autrecôtédelatable.Powellréprimaunesoudainecrisedenerfs.Cesrobotsétaientdotésde
cerveauxspéciaux.SansdoutelatripleLoidesrobotsétait-ellerespectée.C’étaitlàuneobligationessentielle.Touslesgensdel’U.S.Robots,depuisRobertsonlui-mêmejusqu’audernierbalayeur, l’affirmaienthautement.QT-1offraitdonctoutesécurité!Etpourtant,lesmodèlesQTétaientlespremiersdugenre, et le spécimenqui se trouvait en facede lui était lepremier des QT. Les gribouillages mathématiques sur le papier neconstituent pas toujours la protection la plus rassurante contre lesmystèresde«l’âme»robotique.Le robot prit enfin la parole. Sa voix possédait ce timbre glacé
inséparabledudiaphragmemétallique.– Vous rendez-vous compte de la gravité d’une telle déclaration,
Powell?– Tu as été fabriqué à partir de quelque chose, mon vieux, fit
remarquerPowell.Tuadmetstoi-mêmequetamémoiretesembleavoirsurgispontanémentdunéanttotaloùtuétaisplongéilyaunesemaine.Je t’en fournis l’explication.Donovanetmoi t’avonsmontéàpartirdespiècesquinousontétéexpédiées.
Cutie(nomtirédeQT)[4]considéraseslongsdoigtssouplesavecune
perplexitéétrangementhumaine.–J’ailenetsentimentquemonexistencedoits’expliquerd’unefaçon
plussatisfaisante.Carilmesemblebienimprobablequevousayezpumecréer.LeTerrienlaissaéchapperunriresoudain.–Etpourquoidiable?– Appelez cela de l’intuition. Je ne vois pas plus loin pour l’instant.
Mais j’entends édifier une explication rationnelle. Une suite dedéductionslogiquesnepeutaboutirqu’àladéterminationdelavérité,etjen’endémordraipasavantd’yêtreparvenu.Powellselevaetvints’asseoirsurlecôtédelatableleplusprochedu
robot. Il éprouvait soudain une grande sympathie pour cette étrangemachine. Elle ne ressemblait pas le moins du monde aux robotsordinaires qui se consacraient à l’accomplissement de leur tâchespécialisée avec toute l’ardeur que leur conférait l’empreinte profondeinscritedansleurcerveaupositronique.Ilposaunemainsurl’épauled’acierdeCutieetsentitsoussapaumele
contactduretfroiddumétal.– Cutie, dit-il, je vais essayer de t’expliquer quelque chose. Tu es le
premierrobotquiait jamaismanifestéde lacuriositéquantàsapropreexistence–etlepremierquisoit,jepense,suffisammentintelligentpourcomprendrelemondeextérieur.Suis-moi.Le robot se levaavec souplesse et sespieds aux épaisses semelles en
caoutchoucmousseneproduisirentaucunbruitlorsqu’ilemboîtalepasàPowell.LeTerrienpressaunboutonetunpanneaurectangulaires’ouvritencoulissantdanslacloison.Leverreépaisetparfaitementtransparentrévélal’espace…parseméd’étoiles.– J’ai déjà vu ce spectacle dans les tourelles d’observation de la
chambredesmachines,déclaraCutie.–Jesais,ditPowell,etqu’est-cequec’est,àtonavis?–Exactementcequecelaal’aird’être:unematièrenoirequis’étendà
partir de cette vitre et qui est cribléedepetits points lumineux. Je saisquenotreFaisceauDirecteurenvoiedestrainsd’ondesversquelques-unsde ces points, toujours les mêmes. Je sais aussi que ces points sedéplacentetquelesondessedéplacentparallèlement.C’esttout.–Bien!Maintenantécoute-moibien.Lamatièrenoire,c’estlevide…
un vide immense qui s’étend indéfiniment. Les petits points lumineuxsontdesmassesgigantesquesdematièrecontenantuneénergiecolossale.Cesontdesglobesdontcertainsatteignentdesmillionsdekilomètresdediamètre – à titre de comparaison, cette station n’a que quinze centsmètres de large. Ils ne semblent si minuscules qu’en raison desincroyablesdistancesquilesséparentdenous.–Lespoints,surlesquelssontdirigésnostrainsd’ondesénergétiques,
sontplusprochesetconsidérablementpluspetits.Ilssontfroidsetdurset leur surface est habitée par des êtres humains tels que moi – parmilliards.C’estdel’undecesmondesquenousvenons,Donovanetmoi.Nos faisceaux fournissent ces mondes en énergie puisée dans l’un desglobes incandescents qui se trouvent près de nous. Nous nommons ceglobeleSoleil,etilsetrouvedel’autrecôtédelaStation.Cutiedemeuraitimmobiledevantlehublotcommeunestatued’acier.
Ilnetournapaslatêtepourrépondre.–Dequelpointlumineuxparticulierprétendez-vousvenir?– Le voici, dit Powell après avoir cherché quelques instants. Nous
l’appelons la Terre. (Il sourit.) Cette bonne vieille Terre, elle porte desmilliardsdemessemblablessursasurface,Cutie,etdansdeuxsemainesenviron,nousseronsparmieux.Etsoudain,chosesurprenante,Cutiesemitàfredonnerdistraitement.
Cequ’ilchantaitn’étaitpasunemélodiemaisunesuitedesonévoquantdescordespincées.Cettemélopéese terminaaussiabruptementqu’elleavaitcommencé.–Maisquelleestmaplacedanstoutcela,Powell?Vousnem’avezpas
expliquémonexistence.– Le reste est simple. Lorsque ces stations furent établies, au début
pour fournir de l’énergie aux planètes, elles étaient servies par deshumains. Cependant, la chaleur, les radiations solaires dures, lestempêtesd’électronsrendaientleursituationpénible.Onmitaupointdesrobotspourremplacerlamain-d’œuvrehumaine,etactuellementilsuffitde deux cadres humains pour faire fonctionner chaque station. Nousessayons en ce moment de remplacer ces derniers et c’est ici que tuinterviens.Tueslemodèlederobotleplusperfectionnéjamaisréaliséet
s’il s’avère que tu peux diriger cette station de façon autonome, aucunêtrehumainnedevraplusdésormaisyséjourner,saufpourapporterdespiècesderechange.Illevalamainetlepanneaucoulissantrepritsaplace.Powellrevintà
satableetfrottaunepommesursamancheavantd’ymordre.Lesyeuxrougesetbrillantsdurobotletenaientsoussonregard.– Croyez-vous, dit Cutie lentement, que je puisse ajouter foi à une
hypothèse d’une aussi extravagante complexité ? Pour qui me prenez-vous?Powell recrachadesmorceauxdepommesur la tableetdevintrouge
commeuncoq.– Comment, bon sang de bonsoir ! il ne s’agit nullement d’une
hypothèse,maisdefaitsparfaitementétablis!– Des globes pleins d’énergie larges de millions de kilomètres ! dit
Cutiesombrement.Desmondeshabitésdemilliardsd’êtreshumains!Levideinfini!DésoléPowell,maisjen’ycroispas.Jetirerailachoseauclairmoi-même.Aurevoir!Il fit demi-tour et sortit de la pièce. Il passa devant Donovan sur le
seuil de la porte, inclina gravement la tête et s’engagea dans le couloirsanss’inquiéterduregardahuriquisuivaitsaretraite.MikeDonovanébouriffasa tignasserougeet jetaunregardennuyéà
Powell.–Dequoiparlaitdonccetasdeferrailleambulant?Querefuse-t-ilde
croire?L’autretiraamèrementsamoustache.–C’est un sceptique, répondit-il. Il ne croit pasque ce soit nousqui
l’ayons monté, il ne croit pas davantage à l’existence de la Terre, del’espaceoudesétoiles.– Par Saturne, voilà que nous avons un robot cinglé sur les bras, à
présent.–Ilva,dit-il,tirertoutcelaauclairlui-même.–Eh bien, ditDonovan, espérons qu’il condescendra à nous donner
des explications lorsqu’il aura trouvé le finmotde l’histoire. (Puis avecuneragesoudaine :)Si jamaiscetasde ferrailles’avisedemejeterà lafiguredes réparties aussi impertinentes, je lui ferai sauterdu thorax satêteaunickel-chrome.Ils’assitd’ungestehargneuxettiradesapocheunromanpolicier.–Cerobotmetapeprodigieusementsurlesnerfs…ilestvraimenttrop
curieux!
MikeDonovans’abritaitderrièreungigantesquesandwichàlalaitueet
auxtomateslorsqueCutiefrappadiscrètementetentra.–Powellest-illà?La voix de Donovan était en grande partie étouffée par les aliments
contenusdanssabouche.Ilréponditeninterrompantsaphrasepardespausesmasticatoires.– Il recueille des renseignements sur les fonctions des courants
électroniques.Ilsemblequ’unorageseprépare.GregoryPowellentradanslapièceàcemoment,lesyeuxfixéssurun
graphique,etselaissatombersurunechaise.Ildéployalafeuilledevantluiet semitàgriffonnerdescalculs.Donovanregardaitpar-dessus sonépaule,enbroyantdelalaituesoussesdentsetenarrosantlesalentoursdemiettesdepain.Cutieattendaitensilence.Powelllevalatête.– Le potentiel Zêtamonte,mais lentement. Cependant les fonctions
sonterratiquesetjenesaistropàquoim’attendre.Tiens,bonjour,Cutie.Jepensaisquetudirigeaisl’installationdunouveaubar.–C’est fait,dit lerobottranquillement,etc’estpourquoi jesuisvenu
m’entreteniravecvousdeux.–Oh!(Powellparutmalàl’aise.)Ehbien,assieds-toi.Non,pascette
chaise.L’undespiedsestfaibleettun’asriend’unpoidsplume.Lerobotobéit.–J’aiprisunedécision,dit-ilplacidement.Donovan roula des yeux furibonds et mit de côté son reste de
sandwich.–S’ils’agitencored’unedecesinvraisemblables…L’autreluiimposasilencedugeste.–Continuez,Cutie,noust’écoutons.– J’ai consacré ces deux jours à une introspection concentrée, dit
Cutie,dont lesrésultatssesontrévélés fort intéressants.J’aicommencépar laseuledéductionque jemecroyaisautoriséà formuler :Jepense,doncjesuis!–Oh,Dieutout-puissant!gémitPowell.UnDescartes-robot!– Qui est Descartes ? s’inquiéta Donovan. Faut-il donc que nous
restionslààécouterlesbalivernesdecemaniaqueenfer-blanc…–Ducalme,Mike!Cutiepoursuivitimperturbablement:– Et la question qui se présenta immédiatement àmon esprit fut la
suivante:quelleestlacauseexactedemonexistence?LamâchoiredePowells’affaissa.–Jetel’aidéjàdit,c’estnousquit’avonsfait.–Etsituneveuxpasnouscroire,c’estavecleplusgrandplaisirque
nousteréduironsenpiècesdétachées!Lerobotétenditsesfortesmainsenungestedeprotestation.– Je n’accepte aucun « diktat » autoritaire.Une hypothèse doit être
étayéeparlaraison,sinonelleestsansvaleur…etc’estalleràl’encontredetoutelogiquequedesupposerquevousm’ayezfait.PowellposalamainsurlepoingsoudainnouédeDonovan.–Pourquoia?Cutie semit à rire. C’était un rire étrangement inhumain, l’émission
sonore la plus mécanique qu’il eût fait entendre jusqu’à présent, unesuccessiondesonsbrefsetexplosifsquis’égrenaientavecunerégularitédemétronomeetlamêmeabsencedenuances.– Regardez-vous, dit-il enfin. Je ne parle pas avec un esprit de
dénigrement,maisregardez-vous.Lesmatériauxdontvousêtesfaitssontmouset flasques,manquentdeforceetd’endurance,etdépendentpourleurénergiedel’oxydationinefficacedetissusorganiques…commececi.Il pointa un doigt désapprobateur sur ce qui restait du sandwich de
Donovan.–Voustombezpériodiquementdanslecoma,etlamoindrevariation
detempérature,depressiond’air,d’humiditéoud’intensitéderadiationsdiminuevotreefficacité.Enunmot,vousn’êtesqu’unpis-aller.– Moi, au contraire, je constitue un produit parfaitement fini.
J’absorbe directement l’énergie électrique et je l’utilise avec unrendementvoisindecentpourcent.Jesuiscomposédemétalrésistant,jejouisd’uneconsciencesanséclipses,etjepuisfacilementsupporterdesconditionsclimatiquesextrêmes.Tels sont les faitsqui, avec lepostulatévidentqu’aucunêtrenepeutcréerunautreêtresupérieurà lui-même,réduisentànéantvotrestupidehypothèse.Les jurons que Donovan murmurait à part soi devinrent soudain
intelligibleslorsqu’ilbonditsursespieds,sessourcilsrouillésaurasdesyeux.–Alors,filsdemineraidefer,sicen’estpasnousquit’avonscréé,qui
est-ce?Cutieinclinagravementlatête.–Trèsjuste,Donovan.C’esteneffetlasecondequestionquejemesuis
posée.Evidemment,moncréateurdoitêtrepluspuissantquemoi-même,etparconséquentilnerestaitqu’unepossibilité.LesTerriensgardèrentvisagedeboisetCutiepoursuivit:– Quel est le centre des activités de la Station ? Que servons-nous
tous?Qu’est-cequiabsorbetoutenotreattention?Ilattendit.Donovantournaunregardahuriverssoncompagnon.–Jepariequececingléenfer-blancparleduConvertisseurd’Energie
lui-même.–Est-ceexact,Cutie?demandaPowell.–JeparléduMaître,réponditl’autrefroidement.Donovanéclatad’unrirehomériqueetPowelllui-mêmeneputretenir
quelquessoubresautsd’hilarité.Cuties’étaitlevé,etsesyeuxbrillantsallaientd’unTerrienàl’autre.–Cen’enestpasmoinsvraietjenem’étonnepasquevousrefusiezde
mecroire.Désormaisvousnedemeurerezplus longtemps ici,ni l’unnil’autre,j’ensuiscertain.C’estPowelllui-mêmequil’adit:audébutseulsdes hommes servaient le Maître ; ensuite ce sont les robots qui ontaccompli les travaux courants ; enfin je suis venu pour m’occuper destâchesdedirection.Lesfaitssontsansdouteexacts,maisl’explicationestentièrement illogique. Voulez-vous connaître la vérité qui se dissimulesouscesapparences?–Netegênepas,Cutie.–LeMaîtreatoutd’abordcrééleshumains,lacatégorielaplusbasse
et la plus facile à réaliser. Graduellement, il les a remplacés par desrobots,occupantleniveauimmédiatementsupérieur,etenfinilm’acréépourprendrelaplacedesderniershumains.DorénavantjesersleMaître.–Tuneferasriendetel,coupaPowell,tuvasexécuterlesordresqu’on
te donnera et tu te tiendras bien tranquille, jusqu’aumoment où nousserons sûrs que tu peux t’occuper du Convertisseur. Note bien ! LeConvertisseuretnonleMaître.Situnenousdonnespassatisfaction,tuserasréduitenpiècesdétachées!Maintenanttupeuxpartir.Etemportecesrenseignementsettâchedelesclasserconvenablement.Cutiepritlesgraphiquesqu’onluitendaitetquittalapiècesansajouter
unmot.Donovanserenversapesammentcontresondossieretpassasesdoigtsépaisàtraverssescheveux.–Cerobotvanouscauserdesproblèmes.Ilestcomplètementfou!Le bourdonnement monotone du Convertisseur atteint un niveau
sonore plus élevé dans la salle des commandes, d’autant plus que
viennents’ymêlerlecaquètementdescompteursGeigeretlezézaiementerratiqued’unedemi-douzainedesignauxlumineux.Donovanretirasonœildel’oculairedutélescopeetallumalesLuxites.– Le train d’ondes de la Station 4 a atteintMars conformément aux
prévisions.Nouspouvonsromprelenôtre,àprésent.Powellinclinalatêtedistraitement.–Cutiesetrouvedanslasalledesmachines.Jevaislancerlesignalet
il pourra accomplir lamanœuvre.Regardez,Mike.Que pensez-vous deceschiffres?L’autreobéitetpoussaunsifflement.– Eh bien,mon vieux, voilà ce que j’appelle de l’intensité en rayons
gamma.CevieuxSoleiljettebiensafolleavoine!–Ouais,réponditPowellsèchement,etnoussommesbienmalplacés
pouressuyerunetempêted’électrons.Notrefaisceauterrestresetrouvesursoncheminprobable.(Ilrepoussasachaisedelatableavecmauvaisehumeur.) Flûte ! Si seulement elle voulait bien attendre l’arrivée de larelève,maiscelafaitencoredixjours.Mike,voudriez-vousdescendreettenirCutieàl’œil?–Entendu.Passez-moiquelques-unesdecesamandes.Ilcueillitauvollesacqu’onluilançaitetsedirigeaversl’ascenseur.Celui-cidescenditavecsouplesseetledéposasuruneétroitepasserelle
dansl’immensesalledesmachines.Donovansepenchasurlarambarde.Les gigantesques générateurs étaient en mouvement et des tubes-Lprovenaitlebourdonnementbasquienvahissaittoutelastation.Il aperçut la silhouette brillante de Cutie devant le tube-L martien,
observant attentivement l’équipe de robots qui travaillaient en balletserré.PuisDonovan se raidit. Les robots, dont la taille était réduite par le
voisinagedupuissanttube-L,serangèrentdevantlui,latêtepliéeàangledroit, tandisqueCutie lespassait lentement en revue.Quinze secondess’écoulèrent, et soudain, avec un claquement qui retentit par-dessus leronronnementpuissantdesmachines,ilstombèrentàgenoux.Donovan poussa un cri rauque et descendit quatre à quatre l’étroit
escalier.Ilseprécipitasureux,leteintaussienflamméquesescheveuxetbattantl’airfurieusementdesespoings.– Que signifie cette comédie, bande d’idiots sans cervelle ? Allons !
Occupez-vous de ce tube et plus vite que ça. Si vous ne l’avez pasdémonté,nettoyéetremontéavantlafindelajournée,jevouscoagulerailecerveauaucourantalternatif.
Pasunseulrobotnebougea!Cutielui-même,àl’autreboutdelarangée–leseuldebout–gardaitle
silence, lesyeuxfixéssurlesnoirsrecoinsdelamachinequisetrouvaitdevantlui.Donovandonnaunefortepousséeaurobotleplusprochedelui.–Debout!hurla-t-il.Lentement l’interpelléobéit.Sonœilphoto-électriquese fixad’unair
dereprochesurleTerrien.–Iln’yad’autreMaîtrequeleMaître,dit-il,etQT-1estsonprophète.–Hein?Donovansentitseposersurluivingtpairesd’yeuxmécaniquesetvingt
voixautimbremétalliquedéclamèrentsolennellement:–Iln’yad’autreMaîtrequeleMaîtreetQT-1estsonprophète.– Je crains, intervint Cutie à cemoment, quemes amis n’obéissent
désormaisqu’àunêtreplusévoluéquevous.–C’estcequenousallonsvoir,tonnerredechien!Débarrassez-moile
plancher.Plus tard jerégleraimescomptesavec toietcesautres tasdeferrailleambulants.Cutiesecoualentementlatête.–Jesuisdésolé,maisvousnecomprenezpas.Cesont làdes robots,
c’est-à-diredesêtresdouésderaisonnement.IlsreconnaissentleMaître,àprésent que je leur ai prêché laVérité.Tous les robots en sont là. Ilsm’appellent le prophète (Il baissa la tête.) Je suis indigne de cettedistinction…maispeut-être…Donovanrecouvrasonsouffle.– Vraiment ? N’est-ce pas admirable ? N’est-ce pas édifiant ?
Maintenant,permets-moidetedirequelquechose,cherbabouindefer-blanc.Iln’yapasplusdeMaîtrenideprophètequedebeurredansunemachineàsous,etpourcequiestdedonnerdesordres…C’estcompris?(Savoixs’enflaenrugissement:)Maintenant,horsd’ici!–Jen’obéisqu’auMaître.–AudiableleMaître!(Donovancrachaversletube-L.)Voilàpourle
Maître!Faiscequejetedis!Cutieneréponditpasetlesautresrobotsdemeurèrentsilencieux,mais
Donovan sentit tout à coupmonter la tension. Les yeux froids et fixesprirentune teinteécarlateplusprofonde,etCutiedevintplusraidequejamais.– Sacrilège, murmura-t-il, l’émotion donnant à sa voix un timbre
particulièrementmétallique.
Donovan sentit pour la première fois la peur l’effleurer de son ailelorsque Cutiemarcha sur lui. Un robotne peut éprouver de la colère,maislesyeuxdeCutieétaientindéchiffrables.–Jesuisdésolé,Donovan,ditlerobot,maisvousnepouvezdemeurer
pluslongtempsparminous,aprèscetincident.DésormaisPowelletvous-mêmen’aurezplusaccèsàlasalledecommandeniàcelledesmachines.Il fit un geste de lamain, et en un instant deux robots l’eurent saisi
chacunparunbras.Ileutletempsdelaisseréchapperuncriinarticulé,sesentitsoulevéde
terre et transporté au sommet de l’escalier à une allure dépassantnettementlepetitgalop.GregoryPowellarpentaitlecarrédesofficierslespoingsserrés.Iljeta
un regard furieux vers laporte fermée et regardaDonovan, les sourcilscontractésparunecolèrepleined’amertume.–Pourquoidiableavez-vouscrachéversletube-L?Mike Donovan, profondément enfoncé dans son fauteuil, abattit
sauvagementsesbrassurlesaccoudoirs.–Quevouliez-vousque je fassedevant cet épouvantail électrifié ?Je
n’allaistoutdemêmepasplierlegenoudevantunpantinarticuléquej’aiassemblédemespropresmains!–Sansdoute,réponditl’autreaigrement,maisvousvoicidanslecarré
desofficiersavecdeuxrobotsquimontentlagardeàlaporte.Sansdouten’appelez-vouspascelaplierlegenou?–AttendezseulementquenousrentrionsàlaBase!grinçaDonovan.
Ilsme lepaieront !Ces robotsdoiventnousobéir.C’est laSecondeLoiquiledit.– A quoi bon revenir là-dessus ? Ils n’obéissent pas, c’est un fait. Il
existeprobablementpourcelauneraisonquenousnedécouvrironsquetrop tard. A propos, savez-vous ce qui nous arrivera lorsque nousrentreronsàlaBase?Ils’arrêtadevantDonovanetlefixadesesyeuxfurieux.–Quoidonc?– Oh, peu de chose ! On nous expédiera de nouveau aux mines de
Mercure et cette fois pour vingt ans. Ou peut-être au pénitentiaire deCérès.–Dequoiparlez-vous?– De la tempête d’électrons imminente, Savez-vous qu’elle se dirige
droitsurlecentreduFaisceauterrien?C’estjustementcequejevenais
decalculerlorsquecerobotm’atirédemachaise.Donovanpâlitsoudain.– La tempête va être particulièrement soignée. Et savez-vous ce qui
arrivera au Faisceau ? Il va sauter comme une mouche prise dedémangeaisons.AvecCutieauxcommandes,ilvasedésaxer,et…quelecielaitpitiédelaTerre…etdenous!Donovan tirait déjà furieusement sur la porte, alors que Powell n’en
étaitencorequ’àlamoitiédesaphrase.Lepanneaus’ouvritetleTerrienfonça immédiatementdans l’embrasurepourvenirseheurterdurementcontreunbrasd’acier.LerobotregardadistraitementleTerrienhaletantquiluttaitcontrelui.–LeProphètevousordonnededemeurerdanscettepièce.Obéissez,je
vousprie!Sonbrasfitunmouvement,Donovantrébuchaenarrièreet,aumême
moment, Cutie apparut à l’extrémité du couloir. Il fit signe aux robotssentinelles de s’éclipser, pénétra dans le carré des officiers et ferma laportedoucement.Donovan se retourna vers le nouveau venu, le souffle coupé par
l’indignation.–Lacomédieaassezduré.Tunouslepaierascher.–Jevousenprie,n’ensoyezpasaffecté,réponditlerobotcalmement,
celadevaitarrivertôtoutard.Commevouslevoyez,vousavezperdutousdeuxvosfonctions.–Pardon?(Powellselevaavecraideur.)Qu’est-cequetuveuxdire?– Jusqu’à ma création, vous serviez le Maître, répondit Cutie. Ce
privilège est maintenant le mien, et votre unique raison d’exister adisparu.N’est-cepasévident?–Pas toutà fait, répondit aigrementPowell.Maisque sommes-nous
censésfairemaintenant?Cutieneréponditpas immédiatement. Ildemeurasilencieux,comme
perdudanssespensées,puis soudainundesesbras jaillit et enlaça lesépaules de Powell. L’autre étreignit le poignet de Donovan et attiral’hommeàlui.– Je vous aime tous deux. Vous êtes des créatures inférieures, vos
facultésde raisonnement sont faibles,mais j’éprouveun réel sentimentd’affection pour vous. Vous avez bien servi le Maître et il vous enrécompensera.Maintenantquevotreserviceestterminé,vousn’enavezplus pour longtemps à vivre, mais durant cet intervalle vous nemanquerez ni d’aliments, ni de vêtements, ni d’abri, tant que vous ne
mettrezpaslespiedsdanslasalledecommandeetcelledesmachines.– Il nousmet à la retraite, Greg ! s’écria Donovan. Je vous en prie,
faitesquelquechose.C’esttrophumiliant!–Ecoute,Cutie,nousnepouvonssupporterune telle situation.C’est
nouslespatrons.CetteStationestl’œuvred’êtreshumainscommenous,quiviventsur laTerreetd’autresplanètes.Maiselleneconstituequ’unrelaisd’énergie.Tun’esque…Oh!etpuiszut!Cutiesecouagravementlatête.– Cela devient chez vous une obsession. Pourquoi insister sur une
vision aussi fausse de la vie ? Etant admis que les non-robots nepossèdentpaslafacultéderaisonnement,restetoujoursleproblèmede,…Ils’interrompitpourseplongerdansunsilencesongeur,etDonovan
ditdansunmurmurepleind’intensité:– Si seulement tu possédais un visage de chair et de sang, je te
l’enfonceraisdanslanuque.Powell tiraillait sa moustache et ses paupières s’étaient plissées, ne
laissantapercevoirsesprunellesqueparunedoublefente.–Ecoute,Cutie,silaTerren’existepas,commentexpliques-tuceque
tuvoisàtraversuntélescope?–Pardon?LeTerriensourit.– Tu te sens coincé, hein ? Tu as fait quelques observations
télescopiques depuis que nous t’avons assemblé. As-tu remarqué queplusieurs de ces points lumineux deviennent des disques lorsqu’on lesobservedecettemanière?–C’estdecelaquevousvoulezparler?Certainement.C’estunesimple
questiondegrossissement…afindepointerleFaisceauavecdavantagedeprécision.–Pourquoi les étoilesne se trouvent-ellespasagrandiesde lamême
façon?–Vousvoulezparlerdesautrespoints?Aucunfaisceaun’estdirigésur
eux et c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de les grossir. Vraiment,Powell, même en tenant compte de votre esprit déficient, je necomprendspasquevouspuissiezvous laisserarrêterpardesdifficultésaussiélémentaires.Powellconsidéraleplafondd’unœilvague.– Mais on aperçoit davantage d’étoiles à travers un télescope. D’où
viennent-elles?ParlescornesdeSatan,d’oùviennent-elles?
Cutieparaissaits’ennuyer.– Ecoutez-moi, croyez-vous que j’aie du temps à perdre pour
échafauder des hypothèses afin de justifier les illusions d’optique dontnosinstrumentssontlethéâtre?Depuisquandletémoignagedenossenspeut-il rivaliser avec la lumière sans défaut d’un raisonnementrigoureux?–Un instant ! clamaDonovan, se tortillant soudainpouréchapperà
l’étreinte amicale, sansdoute,mais combienpesantedubrasd’acierdeCutie.Descendonsaucœurdusujet.Aquoisert leFaisceau?Noust’endonnonsunebonneexplicationlogique.Peux-tufairemieux?–LesFaisceaux,répliqual’autreavecraideur,sontémisparleMaître
pouraccomplir sespropresdesseins. Il existecertaineschoses…(il levales yeux dévotement vers le plafond) sur lesquelles nous devons nousgarder de porter un regard indiscret. Dans ce cas, je ne cherche qu’àserviretnonpointàcomprendre.Powell s’assit avec lenteur et enfouit son visage dans ses mains
tremblantes.–Sorsd’ici,Cutie.Sorsetlaisse-moiréfléchir.–Jevaisvousfaireenvoyerdesvivres,ditaimablementCutie.Ilnereçutpourtouteréponsequ’ungémissementetlerobotsortitde
lapièce.– Greg, murmura Donovan dans un souffle rauque, il nous faut
recouriràlaruse.Ilnousfautlesurprendrelorsqu’ilneserapassursesgardes et le court-circuiter. De l’acide nitrique concentré dans sesarticulations…–Vousêtesnaïf,Mike.Croyez-vousqu’ilselaisseraapprocherlorsqu’il
nousverradel’acideentrelesmains?Nousdevonsluiparler,vousdis-je.Nous devons le convaincre de nous permettre de réintégrer la salle decommande dans un délai de quarante-huit heures, sinon nous sommescuits.Ilsebalançaitd’avantenarrièredansuneagonied’impuissance.–Quidiablevoudraitdiscuteravecunrobot?C’est…c’est…–Humiliant,terminaDonovan.–C’estbienpis!–Ditesdonc!s’écriasoudainDonovanenriant.Pourquoidiscuter?Il
faut lui faireunedémonstration !Construisonsunautre robot sous sesyeux.Cettefoisilluifaudrabienravalersesdivagations.Unsourires’épanouitlentementsurlevisagedePowell.–Pensezà la têtequ’il feraenvoyant le robotprendre formedevant
lui!Les robots sont, bien entendu, fabriqués sur Terre, mais leur
expédition à travers l’espace est infiniment plus simple si elle peuts’effectuerenpiècesdétachéesque l’onremontesur le lieud’utilisation.Incidemment,ceprocédéélimineégalementlerisquedevoirdesrobotscomplètementassemblésprendrelelarge,alorsqu’ilssetrouventencoresur Terre, et de mettre l’U.S. Robots en présence des lois strictes quirégissentl’usagedecesmachinessurleglobe.D’un autre côté, il contraignait des hommes tels que Powell et
Donovanàeffectuer lemontagede robots– tâcheaussiharassantequecomplexe.PowelletDonovannefurentjamaisautantconscientsdecefaitquele
jouroùilsentreprirent,danslasalled’assemblage,decréerunrobotsouslesyeuxattentifsdeQT-1,ProphèteduMaître.Lerobotenquestion,unsimplemodèleMC,gisaitsurlatable,presque
achevé.Auboutdetroisheuresdetravail,ilneleurrestaitplusquelatêteàtermineretPowellpritunmomentpours’éponger le frontet jeterunregardincertainàCutie.Cequ’il vitn’avait riende rassurant.Troisheuresdurant,Cutie était
demeuréimmobileetsilencieux,etsaface,fortpeuexpressiveentempsnormal,étaitpourlemomentabsolumentindéchiffrable.–Mettonslecerveauenplaceàprésent,Mike,grommelaPowell.Donovandébouchalerécipientétanche,etdubaind’huileilsortitun
secondcube.Ill’ouvritàsontouretextirpaunglobedesonenveloppeencaoutchoucmousse.Illetenditd’unemainprudenteàsoncompagnon,carils’agissaitlàdu
mécanismelepluscomplexejamaiscrééparl’homme.Al’intérieurdelamince « peau » en feuille de platine recouvrant le globe se trouvait lastructure délicate d’un cerveau positronique, où étaient imprimés lescircuits neuroniques qui conféraient au robot une sorte d’éducationprénatale.Le globe s’ajusta avec précision dans la cavité crânienne du robot
étendu sur la table.Une plaque demétal bleu se referma sur lui et futsoudéeavecuneparfaiteétanchéitéaumoyend’uneminuscule lampeàsouder atomique. Les yeux photo-électriques furent montés avec nonmoinsdesoin,vissésàleurplaceetrecouvertsdefeuillestransparentesfaitesd’unplastiqueaussirésistantquel’acier.Le robot n’attendait plus que l’influx vitalisant d’électricité à haut
voltage,etPowells’immobilisa,lamainsurlecommutateur.–Maintenant,regarde,Cutie.Regardeattentivement.Le commutateur vint prendre sa place et on entendit un
bourdonnement crépitant. Les deux Terriens se penchèrentanxieusementsurleurcréation.Il ne se produisit au début qu’un mouvement imperceptible… une
contraction à l’endroit des articulations. La tête se souleva, les coudess’appuyèrentsurlatableetlemodèleMCselaissaglissergauchementsurle sol. Sa démarche était hésitante et par deux fois des sons confus etgrinçantstrahirentseseffortspourparler.Finalementsavoixpritforme,bienqu’incertaineetmalassurée:–Jevoudraismemettreautravail.Oùdois-jemerendre?Donovanbonditjusqu’àlaporte.–Descendscetescalier,dit-il,ont’expliqueratatâche.LemodèleMCdisparu, lesdeuxTerriensrestèrentseulsenprésence
deCutiequin’avaittoujourspasbougé.–Ehbien,ditPowellensouriant,es-tuconvaincuàprésentquenous
t’avonscréé?LaréponsedeCutiefutbrèveetdéfinitive:–Non!LesouriredePowellsefigeapuisdisparutlentement.Lamâchoirede
Donovans’affaissaetildemeurabouchebée.– Voyez-vous, poursuivit Cutie d’un ton léger, vous n’avez fait
qu’assembler des pièces déjà entièrement terminées.Vous vous en êtesremarquablement bien tirés – d’instinct je suppose –mais vous n’avezpaseffectivementcréélerobot.LespiècesontétécrééesparleMaître.–Cespièces,ditDonovand’unevoixétranglée,ontétéfabriquéessur
Terre,puisexpédiéesàlaStation.–Bien,bien,réponditCutied’untonconciliant,àquoibondiscuter?–C’esttrèsimportant.(LeTerrienbonditetsaisitlebrasmétalliquedu
robot.)Situpouvaislireleslivresquisetrouventdanslabibliothèque,tuy trouverais toutes les explications nécessaires et le moindre doute neseraitpluspossible.–Leslivres?Jelesaitouslus!Ilssonttrèsingénieux,envérité.–Situlesaslus,intervintsoudainPowell,quepourrait-onajouterde
plus?Tunepeuxpascontesterl’évidence.C’estimpossible!–VoyonsPowell,réponditCutieavecunepointedepitiédanslavoix,
jenepeux les considérer commeunesourcevalabled’information.EuxaussiontétécréésparleMaître…àvotreusage,maispasaumien.
– Comment parviens-tu à cette conclusion admirable ? demandaPowell.–Du fait qu’étant un être doué de raisonnement, je suis capable de
déduire la Vérité à partir de Causes a priori. Vous, au contraire,intelligentmais dénué de la faculté de raisonnement, vous avez besoinqu’onvousfournisseuneexplicationjustifiantl’existenceetc’estcequ’afait le Maître. Il vous l’a insufflée en même temps que ces risiblesconcepts demondes éloignés, peuplés d’habitants, ce qui était, je n’endoute pas, la meilleure solution. Vos esprits sont probablement faitsd’une substance tropgrossièrepourqu’il soitpossibled’appréhender laVérité absolue. Cependant, puisque, de par la volonté duMaître, vousdevezavoirfoienvoslivres,jenediscuteraiplusavecvousdésormais.Enprenantcongé,ilseretournaetditd’untonbienveillant:–Maisn’ensoyezpasaffectés.Ilyadelaplacepourtousdansl’ordre
deschosesconçuparleMaître.Touthumblequesoitvotrerôle,pauvreshumains,vousserezrécompenséssivousleremplissezconvenablement.Ils’en futavec l’airdebéatitudeconvenantauProphèteduMaîtreet
lesdeuxhumainsévitèrentdeseregarder.–Allons-nouscoucher,ditenfinPowellaveceffort.J’yrenonce,Mike!–Ditesdonc,Greg,ditDonovand’une voix étouffée, vousnepensez
toutdemêmepasqu’ilaitraison?Ilparaîttellementsûrdelui!Powellseretournabrusquement:–Ne vous faites pas plus sot que vous n’êtes. Vous verrez bien si la
Terreexistelorsqu’onviendranousreleverlasemaineprochaineetqu’ilnousfaudrarentrerpourentendrelamusique.– Dans ce cas, pour l’amour de Jupiter, il nous faut faire quelque
chose.(Donovanétaitauborddeslarmes.)Ilnenouscroitpas,ilnecroitpasleslivresouletémoignagedesespropresyeux.–Non,réponditPowellavecaigreur,c’estunrobotraisonneur,quela
pestel’étouffe!Ilnecroitqu’enlaraisonetlemalheurc’estque…Ilneterminapassaphrase.–Etalors?insistaDonovan.–…lemalheur,c’estqu’onpeutprouvern’importequoiens’appuyant
surlalogiquerigoureusedelaraison…àconditiondechoisirlespostulatsappropriés.Nousavonslesnôtres,Cutiealessiens.–Dans ce cas,dépêchez-vousdedécouvrir cespostulats.La tempête
estprévuepourdemain.Powellpoussaunsoupirdelassitude.–C’est justement làoù tout s’effondre.Lespostulats sont fondés sur
des concepts a priori considérés comme des articles de foi. Rien aumonden’estsusceptibledelesébranler.Jevaismecoucher.–Oh,misèredemisère!Jeseraiincapabledefermerl’œil.–Je suis commevous,mais jevaisnéanmoinsessayer…ne serait-ce
queparprincipe.Douze heures plus tard, le sommeil n’était toujours que cela… une
questiondeprincipe…pratiquementirréalisable.Latempêteétaitarrivéeenavancesur l’horaireprévu,et levisagede
Donovan habituellement coloré était exsangue. Powell, les jouescouvertesdechaumeet les lèvressèches,regardait fixementàtravers lehublot,entiraillantdésespérémentsamoustache.En d’autres circonstances, le spectacle aurait pu êtremagnifique. Le
fluxd’électronsàhautevitesse,envenantheurterlefaisceautransporteurd’énergie, dégageait des ultra-particules fluorescentes d’uneextraordinaire intensité lumineuse. Le faisceau s’étendait pour sedissoudredanslenéant,illuminédepoussièresdansantes.Le pinceau énergétique demeurait ferme, mais les deux Terriens
connaissaientlavaleurdutémoignageoculaire.Desdéviationsatteignantàpeineuncentièmedemilliseconded’arc–absolumentindiscernablesàl’œilnu–suffisaientàdévierfollementlefaisceauetàréduireencendresdescentainesdekilomètrescarrésdesurfaceterrestre.Or, c’était un robot qui ne s’inquiétait ni du faisceau, ni de son
pointageetencoremoinsdelaTerre,maisseulementdesonMaître,quisetrouvaitauxcommandes.Lesheuress’écoulèrent.LesTerriensobservaientlespectacledansun
silence hypnotique. Puis les particules dansantes perdirent de leurluminositéets’évanouirent.Latempêteétaitterminée.–C’estfini!ditPowelld’unevoixsanstimbre.Donovan avait sombré dans un sommeil troublé et les yeux las de
Powells’appesantissaientsurluiavecenvie.Lesignallumineuxseremitàclignoter avec insistance, mais le Terrien n’y prêtait aucune attention.Rienn’avaitplusd’importance.Peut-êtreCutieavait-ilraison…iln’étaitqu’unêtreinférieuravecunemémoirepréfabriquéeetuneexistencequiavaitsurvécuàlafonctionpourlaquelleelleavaitétéconçue.Siseulementc’étaitvrai!Cutieétaitdeboutdevantlui.– Vous n’avez pas répondu au signal, c’est pourquoi je suis venu en
personne.(Ilparlaitd’unevoixbasse.)Vousnemesemblezpasbiendutout et je crains fort que votre vie ne tire à sa fin. Néanmoins, vousaimeriezpeut-êtreparcourirquelques-unsdesenregistrementsrecueillisaujourd’hui?Vaguement, Powell se rendit compte que le robot accomplissait un
gesteamical,afin,peut-être,d’apaiserunvagueremordsenreplaçantdeforce les humains à la tête de la station. Il prit les feuillets qu’on luitendaitetlesparcourutsanslesvoir.Cutiesemblaitcontentdelui.– Bien entendu, c’est pour moi un grand privilège que de servir le
Maître.Nesoyezpastropaffectéd’avoirétéremplacéparmoi.Powell poussa un grognement et reporta mécaniquement son poids
d’un pied sur l’autre jusqu’au moment où ses yeux troublesaccommodèrentsurunefinelignerougequisuivaituntracésinueuxentraversdelapagemillimétrée.Ilécarquillalesyeux…lesécarquilladenouveau.Ilseleva,enserrant
fortement la feuille entre ses doigts crispés, sans quitter la page duregard. Les autres diagrammes tombèrent sur le sol sans qu’il leremarque.–Mike,Mike!(Ilsecouaitl’autrecommeunprunier.)Ilamaintenule
faisceaudansl’axecorrect!Donovansortitdesonengourdissement.–Comment?Où?Etàsontour, ilouvritdesyeuxexorbitéssur lediagrammequ’onlui
présentait.–Qu’ya-t-ildecassé?intervintCutie.–Tuasgardélefaisceaudansl’axe,bégayaPowell.–Dansl’axe;Dequoiparlez-vous?– Tu as maintenu le tracé d’ondes énergétiques avec une précision
absoluesurlastationréceptrice.–Quellestationréceptrice?–Lastationterrestre,bafouillaPowell.Tul’asconservéedansl’axe.Cutietournalestalonsd’unairennuyé.– Il est impossible d’accomplir un acte de gentillesse à votre égard.
Vousreveneztoujoursàvosphantasmes.Jemesuissimplementcontentéd’équilibrertouslescadrans,conformémentàlavolontéduMaître.Rassemblantlespapierséparpilléssurlesol,ilseretiraavecraideur.– Que la peste m’étouffe ! s’écria Donovan au moment où il
franchissait la porte (Il se tourna vers Powell.) Qu’allons-nous faire à
présent?Powellsesentaitlas,maissoulagé.– Rien. Il vient simplement de faire la démonstration qu’il pouvait
diriger parfaitement la Station. Je n’ai jamais vu parer à une tempêted’électronsavecunetellemaîtrise.–Maisrienn’estrésolu.Vousl’avezentenduseréférerauMaître.Nous
nepouvons…– Ecoutez, Mike, il suit les instructions du Maître au moyen de
cadrans,d’instrumentsetdegraphiques.Nousn’avons jamais faitautrechose.En fait, cela explique son refusdenousobéir.L’obéissancen’estque la Seconde Loi. L’interdiction de nuire aux êtres humains est laPremière. Comment peut-il empêcher que des êtres humains souffrent,qu’il lesacheounon?Ehbien,enpréservant lastabilitédufaisceau.Ilsaitqu’ilpeutaccomplircettetâchemieuxquenous,puisqu’ilseprétendunêtresupérieur,c’estpourquoi ildoitnous interdire l’accèsde lasalledecommande.C’estinévitablesil’onconsidèrelesloisdelarobotique.– Sans doute, mais là n’est pas la question. Nous ne pouvons lui
permettred’entretenirsesfaribolesàproposduMaître.–Pourquoipas?– Qui a jamais entendu proférer de telles sornettes ? Comment
pourrons-nousluiconfierlaStations’ilnecroitpasàlaTerre?–Est-ilcapablededirigerlaStation?–Sansdoute,mais…–Danscecas,qu’ilcroiecequ’ilvoudra!Powells’étiraavecunvaguesourireetselaissatomberenarrièresur
sonlit.Ildormaitdéjà.Powell parlait tout en se glissant, non sans difficulté, dans sa tenue
spatialelégère.– Le travail serait fort simple, disait-il. On pourrait amener les
nouveaux modèles QT un par un, les équiper d’un interrupteurautomatiqueréglépoursedéclencherauboutd’unesemaine,afindeleurlaisser le tempsd’apprendre le…euh…culteduMaîtrede laboucheduProphèteenpersonne;ensuiteonlesferaitpasseràuneautrestationoùonlesrevitaliserait.NouspourrionsavoirdeuxQTpar…Donovandécrochasonviseurdeglassite.– Taisez-vous et sortons d’ici, s’écria-t-il. L’équipe de relève nous
attendetjeneretrouveraivraimentmonaplombquelorsquejesentiraileplancher des vaches sous mes pieds… ne serait-ce que pour m’assurer
qu’ilexistetoujours.Laportes’ouvrit comme ilparlaitetDonovan,avecun juronétouffé,
raccrochasonviseurettournaundosboudeuràCutie.Lerobots’approchadoucement.–Vouspartez?demanda-t-il.Ilyavaitduchagrindanssavoix.Powellinclinasèchementlatête.–D’autresvontnousremplacer.Cutiepoussaunsoupiretcelafitunbruitdeventsoufflantàtraversun
réseaudefilsrapprochés.–Votretempsdeserviceestterminéetlemomentestvenupourvous
de disparaître. Je m’y attendais mais… que la volonté du Maître soitfaite!CetonrésignépiquaPowellauvif.– Epargne-nous tes condoléances, Cutie, il n’est pas question pour
nousdedisparaître,maisderetournersurTerre.–Ilestpréférablequevouslepensiez.(Cutiesoupiradenouveau.)Je
comprendsàprésentlasagessequivousinspirecetteillusion.Pourrienaumondejenevoudraisvousdétromper,mêmesijelepouvais.Ils’enfut…l’imagemêmedelacommisération.Powellproféraunson indistinctet fit signeàDonovan.Leursvalises
étanchesàlamain,ilssedirigèrentverslesas.Levaisseauderelèvesetrouvaitsurlaplaged’atterrissageextérieuret
FranzMuller,quidevaitlesremplacer,lessaluaavecuneraidecourtoisie.Donovansecontentad’unlégersignedetêteetpassadans lacabinedepilotage,oùilpritlaplacedeSamEvans.–CommentvalaTerre?demandaPowell.C’était là une question assez conventionnelle et Muller lui fit une
réponsenonmoinsconventionnelle.–Elletournetoujours.–Bien,ditPowell.Mullerleregarda.– Les gens de l’U.S. Robots ont pondu un nouveau mouton à cinq
pattes.Ils’agitd’unrobotmultiple.–Unquoi?–Unrobotmultiple.Ilsontsouscrituncontratimportant.Cedoitêtre
l’outil rêvé pour l’exploitation des mines dans les astéroïdes. Il secomposed’unmaîtrerobotquiasoussesordressixsub-robots…commelesdoigtsdelamain.–A-t-ilétééprouvésurleterrain?demandaPowellanxieusement.
Mullersourit:–Onvousattendpourcela,parait-il.Powellserralespoings.–Qu’ilsaillentaudiable.Nousavonsbesoindevacances.–Oh!vouslesobtiendrez.Deuxsemaines,jecrois.Il enfilait les lourds gants spatiaux en prévision de son temps de
serviceàlaStationetsessourcilsépaisserapprochèrent.– Comment se comporte le nouveau robot ? J’espère qu’il est bon,
sinonjeveuxbienêtrependusijeluilaissetoucherlescommandes.Powell prit un temps avant de répondre. Ses yeux parcoururent
l’orgueilleuxPrussienquisetenaitdevantluiaugarde-à-vous,depuislescheveux coupés court au-dessus d’un visage sévère et têtu, jusqu’auxpieds joints selon l’angle réglementaire… et sentit soudain passer àtraverssonêtreuneboufféedepurcontentement.–Lerobotestexcellent,dit-ilavec lenteur.Jenepensepasquevous
ayezàvouspréoccuperbeaucoupdescommandes.Ilsouritetpénétradanslevaisseau.Mulleravaitplusieurssemainesà
passerdanslaStation…
ATTRAPEZ-MOICELAPIN
Lesvacancesdurèrentplusdedeuxsemaines.Cela,MikeDonovandutl’admettre.Elless’étaientmêmesprolongéespendantsixmois.Ill’admitégalement. Mais cela, il l’expliquait avec fureur, était dû à descirconstancesfortuites.L’U.S.Robotsdevaitéliminerlespannesdurobotmultiple,etcelles-ciétaientnombreuses.Ilenrestaittoujoursunebonnedemi-douzaine lorsque venait le moment d’effectuer les essais sur leterrain. Ils attendirent donc en se donnant du bon temps, jusqu’aumomentoù lesgarsdubureaudedessinet les championsde la règleàcalcul eurent donné leur visa de sortie. Et à présent, il se trouvait encompagniedePowellsurl’astéroïdeetrienn’allaitplus:– Pour l’amour du ciel, Greg, soyez donc un peu réaliste, répétait-il
pourladouzièmefoisaumoinsavecunvisagequiprenaitpetitàpetitlacouleur d’une betterave. A quoi bon vous tenir à la lettre desspécificationspourvoirlesteststournereneaudeboudin?Ilestgrandtempsquevousmettieztoutescespaperassesofficiellesdansvotrepoche,avecvotremouchoirpar-dessus, etquevousvousmettiez sérieusementautravail.– Je disais simplement, dit patiemment Gregory Powell, comme s’il
faisait un cours d’électronique à un enfant idiot, que selon lesspécifications, ces robotssontconçuspour travaillerdans lesminessurlesastéroïdes,sansaucunesurveillance.Parconséquent,nousnedevonspaslessurveiller.–Parfait.Dans ce cas, faisons appel à la logique ! (Il leva ses doigts
velus et énuméra :) Premièrement : ce nouveau robot a passé tous lestests en laboratoire. Deuxièmement : l’U.S. Robots a garanti qu’ilfranchirait victorieusement les tests pratiques sur astéroïde.Troisièmement : les robots sont incapables de passer lesdits tests.Quatrièmement:s’ilsnelespassentpas,l’U.S.Robotsperdradixmillionsen espèces et centmillions en réputation. Cinquièmement : s’ils ne lespassentpasetquenoussommes incapablesd’expliquerpourquoi, il estfort probable que nous devrons dire adieu à une situation fortavantageuse.Powell poussa un profond gémissement derrière un sourire
manifestementdénuédesincérité.Ladevisetacitedel’U.S.Robotsétaitbienconnue:«Nulemployénecommetdeuxfois lamêmefaute.Ilestcongédiédèslapremière.»– Euclide lui-même ne serait pas plus lucide que vous, dit-il à voix
haute,saufencequiconcerne les faits.Vousavezobservécegroupederobotsduranttroispériodesdetravail,têtedepiochequevousêtes,etilsont accompli parfaitement leur tâche. Vous l’avez dit vous-même. Quepouvons-nousfaired’autre?–Découvrir cequi cloche, voilà cequenouspouvons faire.Donc, ils
travaillaient parfaitement lorsque je les surveillais. Mais en troisoccasionsdifférentes,oùjen’étaispaslàpourlesobserver, ilsn’ontpasextraitlemoindreminerai.Ilsnesontmêmepasrentrésàl’heureprévue.J’aidûallerleschercher.–Etavez-vousdécouvertquelquechosed’anormal?–Absolumentrien.Toutétaitparfait.Unseulpetitdétailinsignifiant…
paslamoindretracedeminerai.Powell tourna vers le plafond ses sourcils froncés en tiraillant sa
moustachebrune.– Je vais vous dire une chose,Mike. Nous avons connu pasmal de
tâches ardues dans notre viemais celle-ci dépasse toutemesure. Cetteaffaire est d’une complication qui défie l’entendement. Prenez ce robotDV-5quiasixrobotssoussesordres.Etpasseulementsoussesordres…ilsfontpartiedelui-même.–Jesaiscela…– Silence ! s’écria furieusement Powell. Je n’ignore pas que vous le
savez, je veux simplement faire le point. Ces robots subsidiaires fontpartie duDV-5 comme les doigts font partie de lamain et celui-ci leurdonnedesordres,nonpaspar lavoixnipar la radio,maisdirectementpar le truchement d’un champ positronique. Or, il n’existe pas unroboticien à l’U.S. Robots qui sache en quoi consiste un champpositronique, ni comment il fonctionne. Je n’en sais pas davantage, nivousnonplus.–Celadumoins,jelesais,admitphilosophiquementDonovan.–Maintenant considérez notre situation. Si toutmarche bien… c’est
parfait.Parcontre,siquelquechosevientàclocher…noussommesdansles choux et nous ne pouvons probablement rien faire, ni personned’autre.Maisc’estnousquisommeschargésdutravailetc’estànousdenousdébrouiller.(Ilfulminasilencieusementpendantunmoment,puis:)L’avez-vousfaitsortir?
–Oui.–Toutestnormalàprésent?–MonDieu,ilnetraversepasunecrisemystique,ilnetournepasen
rondendébitantduGilbertetSullivan,parconséquent,jesupposequ’ilestnormal.Donovanfranchitlaporteensecouantlatêteavecrage.PowellsaisitleManuelderobotiquequipesaitsuruncôtédesatable
aupointdelafairepresquebasculeretl’ouvritavecrespect.Ilavaitunefoissautéparlafenêtred’unemaisonenfeu,vêtudesonuniqueshortetduManuel.Pourunpeuilauraitoubliéleshort.LeManuelétaitplacédevantluilorsqueentralerobotDV-5,suivipar
Donovan,quirefermalaported’uncoupdepied.–Salut,Dave,ditPowellsombrement.Commenttesens-tu?–Trèsbien,réponditlerobot.Vouspermettezquejem’assoie?Ilattiraàluilachaisespécialementrenforcéequiluiétaitréservée,ety
pliasacarcasseendouceur.Powell considéraitDave– l’hommede la ruepeut appeler les robots
parleursnumérosdesérie,lesroboticiens,jamais–avecapprobation.Iln’était pas massif avec excès bien qu’il constituât le cerveau directeurd’uneéquipeintégréedeseptrobots.Simplementdeuxmètresdehautetunedemi-tonnedemétaletdematériauxdivers.C’estbeaucoup?Non,lorsquecettedemi-tonnesecomposed’unemassedecondensateurs,decircuits,derelais,decellulesàvidequipeuventpratiquementreproduiretoutes les réactionspsychologiques connuesde l’homme.Etun cerveaupositronique–dixlivresdematièreetquelquesmilliardsdemilliardsdepositrons–quidirigeletout.Powellfouilladanssapochepourydécouvrirunecigaretteégarée.–Dave, dit-il, tu es un bon garçon. Il n’y a rien en toi de volage ni
d’affecté. Tu es un robot demine stable comme un roc, sauf que tu eséquipépourdirigersixsubsidiairesencoordinationdirecte.Pourautantque je sache, cette particularité n’a pas introduit le moindre élémentd’instabilitédanstaconfigurationcérébrale.Lerobotinclinalatête.–Celamedonneuneimpressiondebien-être,maisàquoivoulez-vous
envenir,patron?Ilétaitmunid’unexcellentdiaphragmeetlaprésenced’harmoniques
dans l’émetteur sonore lui enlevait beaucoup de cette platitudemétalliquequicaractériseengénérallavoixdesrobots.
–Jevaiste ledire.Avectoutcequiplaideentafaveur,qu’est-cequiclochedanstontravail?Dansl’équipeBd’aujourd’hui,parexemple?Davehésita:–Rien,jecrois.–Tun’aspasextraitlemoindreminerai.–Jesais.–Danscecas…Daveéprouvaitdesdifficultés.–Jen’arrivepas à l’expliquer, patron. J’ai bien cruque j’allais avoir
unecrisedenerfs.Messubsidiairestravaillaientnormalement.Jelesais.(Ilréfléchit,sesyeuxphoto-électriquesluisantintensément.Puis:)Jenemesouvienspas.LajournéeseterminaetilyavaitMikeetilyavaitleschariotsàminerai,videspourlaplupart.–Tun’aspasfaitderapportdefindetravailcesderniersjours,Dave,
tulesais?–Jesais.Maisquantàdire…Ilsecoualatêtelentementetpesamment.Powell avait la nette impression que, si le visage du robot avait été
capable d’exprimer des sentiments, il lui aurait donné l’image de ladouleur et de l’humiliation.Un robot, de par sa naturemême, ne peutsupporterd’êtreincapabled’accomplirsafonction.DonovanattirasachaiseprèsdelatabledePowelletsepencha.–S’agirait-ild’amnésie,àvotreavis?–Jen’ensais rien.Maiscelanenousavanceraitguèred’étiqueterce
casd’unnomdemaladie.Lesdésordresquiaffectentl’organismehumainnesontquedesanalogiesromantiquessionlesappliqueauxrobots.Ilsne sont d’aucun secours lorsqu’il s’agit de pallier les déficiences denosmécaniques.(Ilsegrattalecou.)Ilmecoûteraiténormémentdeluifairesubir les tests cérébraux élémentaires. Cela ne contribuerait guère àrenforcerenluilesentimentdesadignitépersonnelle.IlconsidéraDavepensivement,puislesInstructionspourlestestssur
leterrain,donnéesparleManuel.–Et si tu te soumettais à un test,Dave ? Ce serait peut-être le plus
sage.Lerobotseleva.–Sivousledites,patron.Ilyavaitdeladouleurdanssavoix.L’épreuve débuta de façon simple. Le robot DV-5 multiplia des
nombresàcinqchiffres.Ilrécitalalistedesnombrespremiersentremilleetdixmille. Il procéda à l’extractionde racines cubiques et intégradesfonctionsdecomplexitésvariées.Ilsubitdesépreuvesdemécaniqueparordrededifficultécroissante.Etfinalementsoumitsonespritmécaniqueprécis aux plus hautes fonctions du monde robotique : la solution deproblèmesdejugementetd’éthique.Auboutdedeuxheures,Powellétait littéralementennage.Donovan
s’était rongé les ongles furieusement sans en tirer une nourriture biensubstantielle.–Qu’est-cequeçadit,patron?demandalerobot.–Ilmefaut letempsdelaréflexion,Dave,ditPowell.Les jugements
hâtifssontdangereux.Jeteproposederetourneràl’équipeC.Prendstontemps. Ne pousse pas trop au rendement ; d’ici un moment… nousremettronsleschosesaupoint.Lerobotsortit.DonovanjetaunregardàPowell.–Ehbien…LamoustachedePowellsemblaitsurlepointdesehérisser.– Il n’y a rien d’anormal dans le fonctionnement de son cerveau
positronique.–Jem’envoudraisdeposséderunetellecertitude.– Oh, par Jupiter,Mike ! Le cerveau est la partie la plus sûre d’un
robot. Il est vérifié à cinq reprises, sur Terre. S’ils passentvictorieusementlestestssurleterraincommec’estlecaspourDave,ilnerestepaslamoindrechanced’undéfautdefonctionnementcérébral.–Alors,oùensommes-nous?–Nemebousculezpas.Laissez-moitirerceciauclair.Ilresteencorela
possibilité d’une panne mécanique dans le corps, qu’il nous faudraitdécouvrirparmiquelquequinzecentscondensateurs,vingtmillecircuitsélectriquesindividuels,cinqcentscellulesàvide,unmillierderelais,etjene sais combiendemilliersdepiècesdiverses, plus complexes lesunesque les autres. Sans parler des mystérieux champs positroniques dontpersonnenesaitrien.–Ecoutez,Greg…(Donovanavaitprisuntonpressant:)J’aiuneidée.
Cerobotmentpeut-être.Jamaisil…–Lesrobotsnepeuventmentirconsciemment.Sinousdisposionsdu
testeur McCormak-Wesley, nous pourrions vérifier tous les organesinternesdesoncorpsenvingt-quatreouquarante-huitheures,mais lesseulstesteursM.W.sontaunombrededeuxetsetrouventsurTerre;ilspèsentdixtonnesetsontscelléssurdesfondationsdeciment.Onnepeut
donclesdéplacer.N’est-cepassavoureux?Donovanmartelalatabledesespoings.–Voyons,Greg,ilnedéraillequ’ennotreabsence.Ilyaquelquechose
de…sinistre…dans…cette…coïncidence.Ilponctuasaphrasepardenouveauxcoupsdepoingsurlatable.– Vousme donnez la nausée, lui dit lentement Powell, vous avez lu
tropderomansd’aventures.–Ceque je voudrais savoir, hurlaDonovan, c’est cequenous allons
fairepouryremédier!–Jevaisvousledire.Jevaisinstallerunécrandetélévisionau-dessus
dematable.Exactementsurcemur!Ilpointasonindexavecviolencesurl’endroitintéressé.– La caméra suivra les équipes en tous les points de la mine où
s’effectuerontlestravaux,etj’ouvrirail’œiletlebon,c’estmoiquivousledis.C’esttout…–C’esttout,Greg?…Powellselevaetposasespoingssurlatable.–Mike,onm’enfaitvoirdevertesetdepasmûres.Ilparlaitd’unevoixlasse.–Depuisunesemainevousnecessezdemerebattrelesoreillesdece
robot. Vous dites qu’il déraille. Savez-vous en quoi il déraille ? Non !Savez-vousquelleformeprennentseserrements?Non!Enconnaissez-vous l’origine ? Non ! Savez-vous à quelle occasion il sort de son étatnormal ? Non ! Y connaissez-vous quelque chose ? Non ! Suis-je plusavancéquevous?Non!Alors,dites-moi,quevoulez-vousquejefasse?Donovanfitunlargegestedubras,dansunesorted’envoléegrandiose.–Cettefois,vousm’avezcloué!– Je vous le répète. Avant de chercher un remède, il faut trouver le
mal.Lapremière conditionpourpréparerun civetde lapin estd’abordd’attraper le lapin. Eh bien, notre lapin, il faut qu’on l’attrape !Maintenant,fichez-moilecamp.Donovan considéra avec des yeux las les lignes préliminaires de son
rapport de chantier. Avant tout, il était fatigué et en second lieu quepouvait-il raconterdanssonrapport tantque leschosesneseraientpastiréesauclair?Ilsesentaitl’âmepleinederessentiment.–Greg,dit-il,nousavonsprèsd’unmillierdetonnesderetardsur le
programme.–Premièrenouvelle,réponditPowellsansleverlesyeux.
–Cequejevoudraissavoir,s’écriaDonovanavecunefureursoudaine,c’estpourquoionnousbalancetoujoursdenouveauxmodèlesderobots.Je trouve que les robots qui étaient assez bons pour mon grand-onclematernelsontassezbonspourmoi.Jesuispartisandecequiestéprouvéet viable. C’est l’épreuve du temps qui compte. les bons vieux robots«increvables»del’ancientempsnetombaientjamaisenpanne.Powell lui lança un livre avec une précision sans défaut et l’autre
basculadesachaise.–Depuiscinqans,ditPowelld’unevoixégale,notretravailaconsistéà
éprouver lesnouveaux robots sur le terrain,pour le comptede l’UnitedStatesRobots.Parcequenousavonseu,vousetmoi,l’insignemaladressede faire preuvedequelquehabiletédans cette tâche, nous avonshéritédesplusabominablescorvées.Cela…(dudoigt, ilperçaitdestrousdansl’air en direction de Donovan) c’est votre travail. Vous n’avez cessé derécriminercontrelui,simessouvenirssontexacts,depuislemomentoùl’U.S.Robots a signé votre contrat d’engagement. Pourquoi ne donnez-vouspasvotredémission?–Jevaisvousledire.Donovan se remitd’aplombet étreignit fermement sa rouge tignasse
écheveléepoursoutenirsatête.–C’est en vertu d’un certain principe. Après tout, dansmon rôle de
testeur, j’ai contribué au développement des nouveaux robots. Il y a leprincipedefavoriserleprogrèsscientifique.Maisnevousytrompezpas.Cen’estpasceprincipe-làquimefaitpersévérer;c’estl’argent.Greg!Powell sursauta en entendant le cri de son compagnon, et ses yeux
suivirent ceux deDonovan qui étaient fixés sur l’écran de TV avec uneexpressiond’horreur.–Partouslesdiablesdel’enfer,murmura-t-il.Donovanseredressa,haletant,sursespieds.–Regardez-les,Greg!Ilssontdevenusfous.–Prenezunepairedecombinaisonsspatiales,ditPowell.Nousallons
nousrendrecomptesurplace.Il observait les gesticulations des robots sur l’écran. Ils constituaient
deséclairsdebronzesurlesombredécorendentsdesciedel’astéroïdedépourvud’air.Ilss’étaientrangésenformationdemarcheàprésent,etàla pâle lueur émanant de leur propre corps, les parois grossièrementtaillées de la mine se tachetaient d’ombres brumeuses aux formeserratiques.Ilsmarchaientaupastouslessept,avecDaveàleurtête.Ilsvirevoltaient avec une macabre précision et un ensemble parfait,
changeaientde formationavec l’étrangeaisancededanseursdeballetàLunarBowl.Donovanétaitderetouraveclestenues.– Ce sont des exercices militaires, Greg. J’ai l’impression qu’ils se
révoltentcontrenous.– Ce sont peut-être des exercices de gymnastique, répondit l’autre
froidement, àmoins que Dave ne se croie devenu unmaître de ballet.Réfléchissezd’abord,etdispensez-vousdeparlerensuite.Donovan se renfrogna et glissa un détonateur dans son étui de
ceinture,d’ungesteostentatoire.–Etvoilàoùnousensommes.Noustravaillonsàlamiseaupointde
nouveauxmodèlesde robots, c’estd’accord.C’estnotre spécialité, soit !Mais permettez-moi de vous poser une question. Pourquoi faut-il que,invariablement,ilssemettentàdérailler?– Parce que, dit Powell sombrement, nous sommes maudits. Et
maintenantenroute!Dansle lointain,àtravers lesépaissesténèbresveloutéesdesgaleries
qui s’étendaient au-delà des ronds lumineux formés par leurs torches,scintillaitlalueurdesrobots.–Lesvoilà,soufflaDonovan.–J’aitentédelejoindreparradio,murmuraPowell,maisilnerépond
pas.Lecircuitradioestprobablementenpanne.–Dans ce cas, je suisheureuxque les constructeursn’aientpas créé
desrobotssusceptiblesdetravaillerdansuneobscuritétotale.Celanemedirait rien de chercher sept robots déments dans le noir complet, sansliaisonradiophonique.– Glissez-vous en rampant sur la corniche supérieure, Mike. Ils
viennentdececôtéetjeveuxlesobserveràcourtedistance.Pouvez-vousyparvenir?Donovanaccomplitlesautavecungrognement.L’attractiongravifique
était considérablement inférieure à la pesanteur terrestre,mais avec lalourde tenue spatiale, l’avantage n’était pas tellement grand et pouratteindrelacornicheilfallaitsauterprèsdetroismètres.Powelllesuivit.LacolonnederobotsmarchaitsurlestalonsdeDave,enfileindienne.
Avecunrythmemécanique,ilsadoptaientlamarchesurdeuxrangs,pourseremettreenfileindiennedansunordredifférent.Cettemanœuvrefutrépétée un grand nombre de fois sans que Dave tournât le moins dumondelatête.Dave se trouvait àmoins de sixmètres des deux hommes lorsque la
comédie prit fin. Les robots subsidiaires rompirent les rangs etdisparurentdans le lointain–fortrapidementd’ailleurs.Dave lessuivitduregard,puiss’assitlentement,ilreposasatêtesursamainenungesteétrangementhumain.SavoixretentitdanslesécouteursdePowell:–Etes-vouslà,patron?PowellfitsigneàDonovanetselaissatomberdelacorniche.–Ehbien,Dave,quesepassait-ilici?Lerobotsecoualatête.– Je n’en sais rien. A un moment donné je m’occupais d’une taille
particulièrement dure dans le Tunnel 17, et l’instant d’après je prisconscience de la proximité d’êtres humains. Jeme suis retrouvé à huitcentsmètres,danslagalerieprincipale.–Oùsetrouventlessubsidiairesencemoment?demandaDonovan.– Ils ont repris le travail normalement. Combien a-t-on perdu de
temps?– Assez peu. N’y pense plus. (Puis s’adressant à Donovan, Powell
ajouta:)Restezprèsdeluijusqu’àlafinduquart.Puisrevenezmevoir.Jeviensd’avoiruneoudeuxidées.Trois heures s’écoulèrent avant le retour de Donovan. Il paraissait
fatigué.–Commentleschosessesont-ellespassées?demandaPowell.Donovanhaussalesépaulesaveclassitude.–Iln’arrive jamaisriend’anormal lorsqu’onlessurveille.Passez-moi
unecigarette,voulez-vous?L’hommeauxcheveuxrougesl’allumaavecunluxedesoinsetsouffla
unronddefuméeforméavecamour.– J’ai réfléchi à notre problème, Greg. Dave possède un curieux
arrière-planpsychologiquepourunrobot.Ilexerceuneautoritéabsoluesurlessixsubsidiairesquidépendentdelui.Ilpossèdesureuxledroitdevieetdemortetceladoitinfluersursamentalité.Imaginezqu’ilestimenécessaire de donner plus d’éclat à son pouvoir pour satisfaire sonorgueil.–Précisezvotrepensée.– Supposez qu’il soit pris d’une crise demilitarisme. Supposez qu’il
soit en train de former une armée. Supposez qu’il les entraîne à desmanœuvresmilitaires.Supposez…–Supposonsquevousalliezvousmettre latêtesouslerobinet.Vous
devezavoirdescauchemarsentechnicolor.Vouspostulezuneaberrationmajeure du cerveau positronique. Si votre analyse était correcte, Davedevrait enfreindre la Première Loi de la Robotique ; un robot ne peutnuireàunêtrehumainni laissercetêtrehumainexposéaudanger.Letyped’attitudemilitaristeetdominatricequevousluiimputezdoitavoircommecorollairelogiquelasuprématiesurleshumains.–Soit.Commentpouvez-voussavoirquecen’estpasdecelajustement
qu’ils’agit?–Parcequ’unrobotdotéd’untelcerveau,primo,n’auraitjamaisquitté
l’usine, et, secundo, aurait été repéré immédiatement, dans le cascontraire.J’aitestéDave,voussavez.Powellrepoussasachaiseenarrièreetposasespiedssurlatable.– Non, nous ne pouvons pas encore préparer notre civet, car nous
n’avons pas lamoindre idée de ce qui ne va pas. Par exemple, si nouspouvionsdécouvrirlepourquoideladansemacabredontnousavonsétélesspectateurs,nousserionssurlechemindelasolutionduproblème.Ilprituntemps.– Dave déraille lorsqu’aucun de nous n’est présent, et dans ce cas,
notre arrivée suffit à le ramener dans le droit chemin. Ce fait ne voussuggère-t-ilaucuneréflexion?–Jevousaidéjàditquejeletrouvaissinistre.–Nem’interrompezpas.Dequellemanièreunrobotest-ildifférenten
l’absenced’humains?La réponseestévidente.Lasituationexigede luiuneplusgrandeinitiativepersonnelle.Danscecas,cherchezlesorganesquisontaffectésparcesnouvellesexigences.–Sapristi!(Donovanseredressatoutdroit,puisselaissaretomberde
nouveau.)Non,non,cen’estpassuffisant.C’esttropvaste.Celaneréduitguèrelespossibilités.–Onnepeutl’éviter.Quoiqu’ilensoit,nousnerisquonspasdenepas
atteindre les quotas. Nous prendrons la garde à tour de rôle poursurveiller ces robots sur le téléviseur. Sitôt qu’un incident se produira,nousnous rendrons sur les lieux immédiatement, et tout rentreradansl’ordreaussitôt.– Mais les robots ne seront pas conformes aux spécifications,
néanmoins. L’U.S. Robots ne peut jeter sur lemarché desmodèlesDVaffectésd’untelvicedefonctionnement.–Evidemment.Nousdevons localiser l’erreuret lacorriger…etpour
celailnousrestedixjours,entoutetpourtout.(Powellsegrattalatête.)Lemalheur, c’est que…au fond vous feriez aussi biende jeter un coup
d’œilsurlesbleusvous-même.Lesbleuscouvraientleparquetcommeuntapis,etDonovanrampaità
leursurfaceensuivantlecrayonerratiquedePowell.– C’est ici que vous intervenez, Mike, dit Powell. Vous êtes le
spécialisteducorps,etjevoudraisbienquevousvérifiiezmontravail.Jeme suis efforcé d’isoler tous les circuits qui ne sont pas directementintéressés à la création de l’initiative personnelle. Ici, par exemple, setrouve l’artère thoracique responsable des opérations mécaniques. Jecoupe toutes lesvoies latéralesque je considèrecommedesdérivationsd’urgence…(Illevalesyeux:)Qu’enpensez-vous?Donovanavaitungoûtabominabledanslabouche.– L’opération n’est pas si simple, Greg. L’initiative personnelle n’est
pasuncircuitélectriquequel’onpeutisolerduresteetétudier.Lorsqu’unrobotestlivréàsespropresressources,l’intensitédel’activitécorporelleaugmentesimultanémentsurpresquetouslesfronts.Iln’estpasunseulcircuit qui ne soit affecté. Il faut donc déterminer le phénomèneparticulier– très spécifique–quiprovoqueseserrementset seulementensuiteprocéderàl’éliminationdescircuits.Powellselevaetsecoualapoussièredesesvêtements.–Hum.Trèsbien!Emportezlesbleusetbrûlez-les.–Voyez-vous,ditDonovan, lorsque l’activités’intensifie, toutpeutse
produire,sitôtqu’existeuneseulepiècedéfectueuse.L’isolationnetientpas, un condensateur claque, un arc s’établit dans une connexion, unenroulementchauffe.Etsivouscherchezàl’aveuglettedanstoutlerobot,vous ne trouverez jamais l’endroit défectueux. Si vous démontezentièrementDave,entestantunàuntouslesorganesdesoncorps,etleremontantàchaquefoispourprocéderauxessais…–C’est bon, c’est bon.Moi aussi je suis capable de voir à travers un
hublot.Ils échangèrent un regard sans espoir et alors Powell proposa
prudemment:–Supposezquenousinterrogionsl’undessubsidiaires?Jamais Powell ni Donovan n’avaient eu l’occasion de parler à un
«doigt».Ilpouvaitparler; ilneconstituaitpasl’analogieparfaited’undoigt humain. En fait, il possédait un cerveau notablement développé,maiscecerveauétaitaccordé,avanttout,pourrecevoirlesordresparletruchement d’un champ positronique, et ses réactions à des stimuliindépendantsétaientplutôthésitantes.
Powell n’était d’ailleurspas très certainde sonnom.SonnumérodesérieétaitDV-5-2,maiscedétailneleurapprenaitpasgrand-chose.Ilchoisituncompromis:– Ecoute, mon vieux, dit-il, tu vas réfléchir très fort et ensuite tu
pourrasrejoindretonpatron.Le«doigt» inclina la têteavecraideur,maisnemitpasses facultés
cérébraleslimitéesàl’épreuvepourformuleruneréponse.– Récemment, à quatre reprises, dit Powell, ton patron a dévié du
programmecérébral.Tesouviens-tudecesoccasions?–Oui,monsieur.–Ilsesouvient,grognaDonovanaveccolère.Jevousdisqu’ilsepasse
quelquechosedetrèssinistre…– Allez-vous faire cuire un œuf ! Naturellement, le « doigt » se
souvient. Il estparfaitementnormal. (Powell se retournavers le robot.)Quefaisiez-vousencesoccasions?…Jeveuxparlerdugroupeentier.Le«doigt»avait,chosebizarre, l’airderéciterparcœur,commes’il
répondait auxquestionspar suitede lapressionmécaniquede saboîtecrânienne,maissanslemoindreenthousiasme.–Lapremièrefois,nousattaquionsunetailletrèsduredansleTunnel
17,niveauB.Lasecondefois,nousétionsoccupésàétayerleplafonddela galerie contre un éboulement possible. La troisième fois, nouspréparions des charges précises afin de pousser le creusement de lagaleriesanstomberdansunefissuresouterraine.Laquatrièmefois,nousvenionsd’essuyerunéboulementmineur.–Ques’est-ilpasséencesoccasions?–C’estdifficileàexpliquer.Unordreétaitlancé,mais,avantquenous
ayons eu le temps de le recevoir et de l’interpréter, nous parvenait unnouvelordredemarcherenformationbizarre.–Pourquoi?demandaPowell.–Jenesaispas.– Quel était le premier ordre, intervint Donovan, celui qui avait été
annuléparlecommandementdemarcherenformation?–Jenesaispas.J’aibiensentiquecetordreétaitlancé,maisletemps
amanquépourlerecevoir.– Peux-tu nous donner des précisions sur lui ? Etait-il le même à
chaquefois?Le«doigt»secoualatêted’unairmalheureux.–Jenesaispas.Powellserenversasursonsiège.
–C’estbien.Varetrouvertonpatron.Le«doigt»quittalapièceavecunvisiblesoulagement.–Cettefois,nousavonsaccompliungrandpas,s’écriaDonovan.Quel
dialogueétincelantd’unboutà l’autre !Ecoutez-moi,Greg,Daveetsonimbécilede«doigt»nousmènentenbateau.Ilyatropdechosesqu’ilsignorent etdont ilsne se souviennentpas. Il fautquenous cessionsdeleurfaireconfiance.Powellbrossasamoustacheàrebrousse-poil.–Grandsdieux,Mike, encore une remarque aussi stupide et je vous
confisquevotrehochetetvotretétine.– Très bien, vous êtes le génie de l’équipe. Je ne suis qu’un pauvre
cafouilleux.Oùensommes-nous?–Exactementaupointdedépart.J’aiessayédeprendreleproblèmeà
l’envers en passant par le « doigt », mais cela n’a rien donné. Il nousfaudradoncreprendrenotreroutedanslebonsens.–Legrandhomme!Commetoutdevientsimpleaveclui!Maintenant
traduisez-nouscelaenanglais,Maître.–Poursemettreàvotreportée,ilconviendraitplutôtdeletraduireen
langage enfantin. Je veuxdire qu’il nous faut découvrir quel est l’ordreque lanceDave immédiatementavantque tout sombredans lenoir.Ceseraitlaclédel’énigme.–Etcommentcomptez-vousyparvenir?Nousnepouvonsdemeurerà
proximité,carrienneseproduiratantquenousseronsprésents.Nousnepouvonscapterlesordresparradio,parcequ’ilssonttransmisparchamppositronique. Du coup, lesméthodes de près et à distance se trouventéliminées,cequinouslaisseunjolizérobiennet.– Nous pouvons avoir recours à l’observation directe. La déduction
existetoujours.–Comment?–Nousallonsprendrelagardeàtourderôle,Mike,réponditPowellen
souriantd’unairrésolu.Etnousnequitteronspasl’écrandesyeux.Nousallons épier les moindres actions de ces furoncles d’acier. Lorsqu’ilscommenceront leur comédie, nous saurons ce qui s’est passé dansl’instantprécédant,etnousendéduironslanaturedel’ordre.Donovanouvritlaboucheetlalaissadanscetétatdurantuneminute
entière.Puisilditd’unevoixétranglée:–Jedonnemadémission.J’abandonne.–Vousavezdix jourspourtrouverunemeilleuresolution,ditPowell
aveclassitude.
Il fautdirequehuit joursdurant,Donovandéployadegrandsefforts
pour y parvenir. Pendant huit jours, par périodes de quatre heuresalternées, il observait, les yeux douloureux et enflammés, les formesmétalliques lumineuses se déplacer devant le décor sombre. Et duranthuit jours, dans ses intervalles de repos, il maudissait l’United StatesRobots,lesmodèlesDVetlejourquil’avaitvunaître.Etpuislehuitièmejour,aumomentoùPowellpénétraitdanslapièce
aveclamigraineetdesyeuxsomnolents,pourprendresontourdegarde,ilvitDonovanseleveret,prenantsoindevisersoigneusement, jeterunlourd volume au centre exact de l’écran. Il se produisit aussitôt unsuperbefracasdeverrebrisé.– Pourquoi avez-vous fait cela ? demanda Powell d’une voix
consternée.–Parceque,réponditDonovan, j’enaiterminéaveccettecomédie.Il
ne nous reste plus que deux jours et nous n’avons pas découvert lemoindreindice.DV-5estunefaillitetotale.Ils’estarrêtécinqfoisdepuisque je le surveille, et trois foispendant votre garde, et jen’arrivepas àcomprendrequelsordresillance,nivousnonplus.Etjenepensepasquevousyarriviezjamais,parcequemoij’yrenonce.–Partouslesdiablesdel’enfer,commentpeut-onobserversixrobots
à la fois ? L’un agite lesmains, l’autre les pieds, un troisième singe lesmoulins à vent cependant qu’un quatrième saute sur place comme undément.Quantauxdeuxautres,lediableseulsaitcequ’ilsfont.Etd’unseulcouptouts’arrête.Misèredemisère!–Greg,nousnousyprenonsmal.Ilfautquenousnousrapprochions.
Nousdevons lesobserverd’unpointàpartirduquel ilnousestpossiblededistinguerlesdétails.–Ouais,etattendrepatiemmentl’incidentalorsqu’ilneresteplusque
deuxjours.–L’observationest-ellemeilleureici?–Elleestplusconfortable.–Ilyaquelquechosequevouspouvezfairesurplaceetquivousest
impossibleici.–Quoiparexemple?–Mettre finà l’exhibitionaumomentchoisiparvousalorsquevous
êtestoutpréparéetauxaguetspourdécouvrircequicloche.–Commentcela?demandaPowell,immédiatementintéressé.–Ehbien,réfléchissez,puisquevousêteslecerveaudel’équipe.Posez-
vous quelques questions. A quel moment DV-5 perd-il la boule ? Le« doigt » l’a bien dit ! Lorsqu’un éboulement menace, ou s’esteffectivement produit, lorsque des explosifs délicatementmesurés sontintroduitsdanslaroche,lorsqu’unetailledifficileestatteinte.–End’autrestermes,encasdedanger.Powellétaittoutexcité.– Parfaitement exact ! A quel moment pensiez-vous que ces
extravagances pouvaient se produire ? C’est le facteur d’initiativepersonnellequinouscausetouscesennuis.Etc’estaucoursdespériodesdedanger,enl’absenced’unêtrehumain,quel’initiativepersonnelleestlaplussollicitée.Quelleestladéductionlogiquequel’onpeuttirerdecesobservations ? Comment pouvons-nous susciter ce dérèglement aumomentetaulieuchoisisparnous?Il s’interrompit, triomphant… Il commençait à trouver des
satisfactionsdanssonrôle…Il réponditdoncàsaproprequestionpourprévenirlaréponsequePowellavaitévidemmentsurlalangue.–Ensuscitantnous-mêmesunincidentdramatique.–Mike,ditPowell,Mike,vousavezraison.–Merci,monpote.Jesavaisbienquecelam’arriveraitunjour.–Très bien,mais épargnez-moi vos sarcasmes.Nous les réserverons
pourlaTerreetnouslesmettronsenconserveenvuedeslonguessoiréesd’hiver. Dans l’intervalle, quel incident dramatique pouvons-noussusciter?–Nouspourrionsinonderlamines’ilnes’agissaitpasd’unastéroïde
sansatmosphère.–Encoreunmotd’esprit,sansdoute,ditPowell.Vraiment,Mike,vous
allezmefairemourirderire.Quediriez-vousd’unpetitéboulement?Donovanfitlamoue.–Moi,jeveuxbien.–Bon.Attelons-nousàlatâche.Powellsesentaituneâmedeconspirateurense frayantuncheminà
travers le paysage accidenté. Sa démarche, en pesanteur réduite,possédait une curieuse élasticité sur le sol dentelé, faisant rebondirdespierresdedroiteetdegaucheetjaillirdesilencieuxnuagesdepoussièregrisesoussessemelles.Surleplanmental,dumoins,c’étaitlareptationprudenteducomploteur.–Savez-vousoùilssetrouvent?demanda-t-il.–Jelepense,Greg.–Trèsbien,ditPowell,maissil’undes«doigts»setrouveàmoinsde
six mètres de nous, nous serons détectés par ses senseurs, que noussoyonsounondanssonchampvisuel.Voussavezcela,jel’espère.– Lorsque je désirerai suivre un cours élémentaire de robotique, je
vous adresserai une demande en bonne et due forme, et en troisexemplaires.C’estparici.Ils se trouvaient à présent dans les galeries ; même la lumière des
étoilesavaitdisparu.Lesdeuxhommesrasaientlesparois,projetantparintermittencelefaisceaudeleurstorchesdevanteux.Powellposaledoigtsurlecrandesûretédesondétonateur.–Connaissez-vouscettegalerie,Mike?–Pas tellement.Elle vientd’êtrepercée. Ilme semble la reconnaître
d’aprèscequej’aivusurl’écran,mais…D’interminablesminutess’écoulèrent.–Sentez-vous?ditMike.Une légèrevibrationanimait lamuraille sur laquellePowellappuyait
sesdoigtsgainésdemétal.Onn’entendaitaucunbruit,naturellement.–Ilspréparentdescharges.Noussommestrèsprès.–Ouvrezl’œil,ditPowell.Donovaninclinalatêted’unmouvementimpatient.Unéclairdebronze traversa leurchampdevision. Ilétaitdéjàpassé
avantqu’ilsaienteuletempsdeseressaisir.Ilssecramponnèrentl’unàl’autreensilence.– Pensez-vous que leurs senseurs nous aient repérés ? murmura
Powell.– J’espère que non. Mais il vaudrait mieux les prendre de flanc.
Prenonslapremièregalerielatéralesurladroite.–Etsinouslesratons?–Décidez-vous!Quevoulez-vousfaire?Revenirsurvospas?gronda
rageusementDonovan.Ilssetrouventàmoinsdequatrecentsmètres.Jelesobservaissurl’écran,non?Etilnenousresteplusquedeuxjours…– Oh ! taisez-vous. Vous gaspillez votre oxygène. Est-ce bien une
galerielatérale?Ilallumasatorche.–C’estbiencela.Allons-y!La vibration était considérablement intense et le sol tremblait
nettementsousleurspieds.–Cette circonstancenous favorise,ditDonovan, si toutefoisnousne
recevonspaslesgravatssurlatête.Ilbraquasatorchedevantluianxieusement.
Il leur suffisait de lever le bras àdemipour toucher le plafondde lagalerieetlesétaisquivenaientd’êtreposés.Donovanhésita.–C’estuneimpasse,faisonsdemi-tour.–Non.Continuons.Powellsefaufilapéniblementdevantlui.–Est-ceunelumièrequenousapercevonsdevantnous?–Unelumière?Quellelumière?Jenevoisrien.Pourquoiyaurait-il
delalumièredansunegaleriesansissue?–Unelumièrederobot.Il gravissait une pente douce sur les mains et les genoux. Sa voix
sonnait,rauqueetanxieuse,danslesoreillesdeDonovan.–Hé,Mike,venezparici.Il y avait bien de la lumière. Donovan rampa par-dessus les jambes
étenduesdePowell.–Uneouverture?–Oui.Ilsdoiventtravaillerdel’autrecôtédecettegalerieàprésent…
dumoinsjelepense.Donovan explora à tâtons les bords dentelés de l’ouverture donnant
dansunegaleriequiapparaissaitàlalueurdesatorchecommeuntunnelprincipal.Letrouétaittroppetitpourlivrerpassageàunhommeetleurpermettaittoutjusted’yjeteruncoupd’œilsimultanément.–Iln’yarienlà-dedansditDonovan.–Paspour l’instant.Mais lagalerieétaitoccupée il yauneseconde,
sansquoinousn’aurionspasaperçudelumière.Attention!Lesparoisoscillèrentautourd’euxetilsressentirentl’impact.Unefine
poussières’abattit sureux.Powelldressaune têteprudenteetglissaunnouveaucoupd’œil.–Ilssontbienlà,Mike.Lesrobotsluminescentss’étaientrassemblésàquinzemètres,dansle
tunnel principal. Des bras de métal besognaient puissamment sur lamassedegravatsabattusparlarécenteexplosion.–Neperdonspasdetemps,ditDonovand’untonpressant.Ilsauront
bientôt percé et la prochaine décharge pourrait fort bien s’abattre surnous.–Pourl’amourduciel,nemebousculezpas.Powell dégagea le détonateur, ses yeux fouillèrent anxieusement
l’arrière-planobscuroùlaseulelumièreétaitcelleprovenantdesrobotsetoùilétaitimpossiblededistinguerunerochesaillanted’uneombre.
–J’aperçoisunendroitauplafond,voyez,presqueau-dessusdeleurstêtes.Ladernièreexplosionnel’apastoutàfaitdétaché.Sivouspouviezopérerunepeséesursabase,lamoitiéduplafonds’écroulerait.Powellsuivitladirectionindiquéeparledoigt.–Vu!Maintenantnequittezpaslesrobotsdel’œiletpriezlecielqu’ils
ne s’écartentpas trop loinde cettepartiedu tunnel. Je compte sureuxpourm’éclairer.Sont-ilsbienlàtouslessept?Donovancompta.–Touslessept.–Ehbien,observez-les.Observeztousleursmouvements!Il avait levé son détonateur et demeurait en position tandis que
Donovanregardait, juraitetbattaitdespaupièrespourchasser la sueurdesesyeux.Unéclair!Il y eut une secousse, une série de vibrations intenses, puis un choc
brutalquijetaPowelllourdementcontreDonovan.–Jen’airienvu,Greg,braillaDonovan,vousm’avezrenversé.Powelljetaautourdeluiunregardaffolé.–Oùsont-ils?Donovangarda le silence.Onne voyait plusde robots. Il faisaitnoir
commedanslesprofondeursduStyx.–Pensez-vousquenouslesayonsensevelis?demandaDonovand’une
voixtremblante.–Allonsvoirsurplace.Nemedemandezpascequejepense.Powellrampaàreculonsdetoutesavitesse.–Mike!Donovan,quiselançaitsursestraces,s’immobilisa.–Qu’ya-t-il?–Nebougezpas!LarespirationdePowellétaitoppresséeetirrégulièredanslesoreilles
deDonovan.–Mike!M’entendez-vous,Mike?–Jesuislà.Quesepasse-t-il?– Nous sommes bloqués. Ce n’est pas l’éboulement du plafond, à
quinzemètres,quinousarenversés.C’estlenôtrequis’estécroulé.–Comment?Donovanfitunmouvementetvintseheurteràunedurebarrière.–Allumezlatorche!Powellobéit.Paslamoindreissueparoùunlapinauraitpuseglisser.
–Ehbien,quedites-vousdecela?murmuradoucementDonovan.Ilsperdirentquelquesinstantsetunpeud’énergiemusculairedansun
effortpourdéplacerlabarrièrededéblais.Powellyapportaunevariationens’efforçantd’agrandir lesbordsdu troud’origine. Il levasonpistoletmais,àsicourtedistance,unedéchargeseraitunvéritablesuicideetilnel’ignoraitpas.Ils’assit.–Nousavonsréussiunbeaugâchis,Mike.dit-il,etpourcequiestde
connaîtrelaraisonquifaitdéraillerDave,nousn’avonspasavancéd’unpas.L’idéeétaitbonne,maisellenousasautéàlafigure!Le regard de Donovan était chargé d’une amertume dont l’intensité
perdaittotalementsoneffet,dansl’obscurité.–Jenevoudraispasvousfairedepeine,monvieux,maismisàpartce
que nous savons ou ne savons pas de Dave, nous sommes gentimentcoincés. Si nous n’arrivons pas à sortir d’ici, mon pote, nous allonsmourir. M-O-U-R-I-R, mourir. Combien d’oxygène nous reste-t-il ?Guèreplusdesixheures.–J’yaipensé.LesdoigtsdePowellmontèrent vers samoustachedepuis longtemps
soumise à une incessante torture et vinrent se heurter à la visièretransparente.–Bienentendu,nouspourrionsaisémentamenerDaveànousdégager
danscetintervalle,malheureusementnotregénialeexpériencedemiseenconditionartificielleadû lui faireperdresesespritsetsoncircuit radioestneutralisé.–N’est-cepasréjouissant?Donovan se dirigea vers l’ouverture et parvint à y glisser sa tête
entouréedemétal.Elles’yajustaitavecuneextrêmeprécision.–Hé,Greg!–Quoi?– Supposez que nous attirions Dave à moins de six mètres. Il
retrouveraitsonétatnormaletnousserionssauvés.–Sansdoute,maisoùest-il?–Aufondducouloir…toutàfaitaufond.Pourl’amourduciel,cessez
detirer,sinonvousallezm’arracherlatête.Jevaisvouslaisserlaplace.Powellglissaàsontoursatêtedansl’ouverture.– Pas à dire, nous avons réussi. Regardez-moi ces ânes. Ils doivent
danserunballet.– Ne vous occupez pas de leurs performances artistiques. Se
rapprochent-ilstantsoitpeu?
– Impossible de le dire encore. Ils sont trop loin. Passez-moi matorche,voulez-vous.Jevaisessayerd’attirerleurattention.Ilyrenonçaauboutdedeuxminutes.–Rienàfaire!Ilsdoiventêtreaveugles.Oh!ilssedirigentversnous.–Hé,laissez-moivoir,ditDonovan.Ilyeutuneluttesilencieuse.–C’estbon!ditPowelletDonovanputpassersatêtedansl’ouverture.Ils approchaient en effet. Dave ouvrait la marche en tête et les six
«doigts»exécutaientunpasdemusic-hallsursestalons.–Qu’est-cequ’ilspeuventbien fabriquer?s’émerveillaDonovan.Ma
Parole,ilsdansentlaRondedesPetitsLutins.–Oh! laissez-moitranquilleavecvosdescriptions,grommelaPowell.
Ilsserapprochenttoujours?–Ilssontàmoinsdequinzemètresetcontinuentd’avancerversnous.
Nousseronssortisd’icidansunquartd’heure.Euh…Euh…Hé!–Quesepasse-t-il?Il fallutplusieurs secondesàPowellpour sortirde l’ahurissementoù
l’avaientplongélesvariationsvocalesdeDonovan.–Allons,laissez-moiglisserunœilparcetrou,nesoyezpaségoïste.Ilvouluts’imposerdeforce,maisDonovanrésistaendécochantforce
coupsdepied.–Ilsontfaitdemi-tour,Greg.Ilss’envont.Dave!Hé,Da-a-a-a-ve!– Inutile de crier, imbécile ! hurla Powell. Le son ne portera pas
jusqu’àeux.–Dans ce cas, haletaDonovan, donnons des coups de pied dans les
murs, n’importe quoi pour amorcer une vibration. Il faut que nousattirions leur attention d’une façon ou d’une autre, Greg, sinon noussommesperdus.Iltapaitcommeunforcené.Powelllesecoua.–Attendez,Mike,attendez.Ecoutez-moi,j’aiuneidée.ParJupiter,le
momentestbienchoisipourtrouverlessolutionssimples.Mike!–Quevoulez-vous?Donovanretirasatêtedel’ouverture.–Laissez-moivotreplace,vite,avantqu’ilsnesoienthorsdeportée.–Horsdeportée?Qu’allez-vous faire?Hé,qu’allez-vous fairedece
détonateur?IlsaisitlebrasdePowell.L’autresecouaviolemmentl’étreinte.–Jevaisfaireunpeudetir.–Pourquoi?
–Jevousexpliqueraiplustard.Voyonsd’abordsiçafonctionne.Danslecascontraire…Tirez-vousdelàetlaissez-moifaire!Lesrobotsétaientdepetiteslueurssautillantesquidiminuaientencore
danslelointain.Powellvisasoigneusementetpressaladétentetroisfoisde suite. Il abaissa son pistolet et regarda anxieusement. L’un dessubsidiairesétaittombé!Ilnerestaitplusquesixtachesdansantes.Powellparlad’unevoixincertainedansl’émetteur:–Dave!Untemps,puislaréponseparvintauxdeuxhommes.– Patron ? Où êtes-vous ? Mon troisième subsidiaire a la poitrine
défoncée.Ilesthorsdeservice.–Net’occupepasdetonsubsidiaire,ditPowell.Noussommesbloqués
dans l’éboulement à l’endroit où vous faisiez sauter des chargesd’explosifs.Aperçois-tunotretorche?–Biensûr.Nousarrivonsimmédiatement.Powellselaissaaller,ledoscontrelaparoi.–Etvoilà!Donovandittoutdoucementavecdeslarmesdanslavoix:–C’estbien,Greg, vousavezgagné.Je lèche lapoussièredevantvos
pieds.Maintenantnemeracontezpasd’histoires.Dites-moisimplementcequis’estpassé.–Facile.Commed’habitude,nousn’avonspasvucequinouscrevait
les yeux. Nous savions que le circuit d’initiative personnelle était encause,etquelesaberrationsdeconduiteseproduisaienttoujoursencasde danger, seulement nous en cherchions la cause dans un ordrespécifique.Maispourquoiunordre?–Pourquoipas?– Pourquoi pas un certain type d’ordre ? Quel type d’ordre exige le
maximum d’initiative ? Quel type d’ordre doit être lancé quasiexclusivementencasdedanger?–NemeledemandezpasGreg.Dites-le-moi!–C’estcequejefais!C’estl’ordreàsixcanaux.Entempsordinaire,un
« doigt » ou davantage exécute des besognes de routine n’exigeantaucune surveillance particulière – de cette façon instinctive dont noscorpsexécutentlesmouvementsdelamarche.Maisencasdedanger,lessixsubsidiairesdoiventêtremobilisésimmédiatementetsimultanément.Dave doit commander six robots à la fois et quelque chose craque. Lereste s’explique facilement. Lamoindre baisse dans l’initiative requise,telle qu’en provoque l’arrivée des hommes, et il retrouve l’usage de ses
facultés. C’est pourquoi j’ai détruit l’un des robots. Après quoi, il netransmettaitplusquedesordresàcinqcanaux.L’initiativeayantdécru…ilestdenouveaunormal.–Commentavez-vousdécouverttoutcela?demandaDonovan.– Par simple déduction logique. J’ai tenté l’expérience et elle s’est
révéléeconcluante.Lavoixdurobotretentitdenouveaudansleursoreilles.–Jesuislà.Pouvez-vousencoretenirunedemi-heure?–Facilement,ditPowell (Puis s’adressantàDonovan, ilpoursuivit :)
Et maintenant notre tâche ne devrait pas être très compliquée. Nousallons vérifier les circuits et noter les organes qui sont anormalementsollicités lors d’un ordre à six canaux alors que la tension demeureacceptablepourunordreàcinqcanaux.Celacirconscrit-ilnotablementnosrecherches?– Dans une grandemesure, en effet, réfléchit Donovan. Si Dave est
conformeaumodèlepréliminairequenousavonsvuàl’usine,ilexisteuncircuitdecoordinationquidevraitconstituerleseulsecteurintéressé.(Ils’épanouit soudain de façon surprenante.) Dites donc, ce ne serait pasmaldutout.D’unesimplicitéenfantine,dirais-jemême!–Trèsbien.Réfléchissez-yetnousvérifieronslesbleussitôtquenous
serons rentrés. Et maintenant, en attendant que Dave nous dégage, jevaismereposer.–Uninstant.Dites-moiseulementunechose.Aquoirimaientcespas
dedanse,cesdéfilésmilitairesauxquelsse livraient les robotsàchaquefoisqu’ilsétaientdésaxés?–Mafoijen’ensaisrien.Maisj’aicependantuneidéesurlaquestion.
Souvenez-vousquecessubsidiairesconstituaientles«doigts»deDave.Nouslerépétionsàchaqueinstant.Ehbien,j’aidansl’idéequedanstousces interludes, où Dave devenait un cas relevant du psychiatre, ilsombraitdansunestupeurimbéciledurantlaquelleilpassaitsontempsàpianoter.
SUSANCALVIN
«Menteur » est la troisième histoire de robot que j’ai écrite, et lapremière où apparaît le personnage de Susan Calvin, dont je devaisrapidementtomberamoureux.Ellehantatantmespenséesensuiteque,peuàpeu,elledétrônaPowelletDonovan.Leduon’eut lavedettequedans les trois histoires de la section précédente et une quatrième,intitulée«Évasion»,quioffraitégalementuneplaceàSusanCalvin.Enconsidérantmacarrière,j’ail’impressiond’avoirinclusmachère
Susandansd’innombrableshistoires,maisaudécompteellen’apparaîtque dans onze, intégralement reproduites dans cette section. Laonzième,«Intuitionféminine»,lavoitsortirdesaretraite,devenueunevieille dame respectable qui n’a pourtant rien perdu de son charmeacide.Aupassage,lelecteurpourranoterque,bienquecesnouvellesaient
été rédigées à une époque où la science-fiction était prétendue chassegardéedesromanciersphallocrates,SusanCalvinn’ydemandeaucunefaveuretbatsesinterlocuteursmasculinsàleurproprejeu.Biensûr,ilestévidentqu’elleestsexuellementinsatisfaite.Maisonnepeutpastoutavoir.
MENTEUR!
AlfredLanningallumasoncigareavecsoin,maisleboutdesesdoigtstremblait légèrement. Il parlait entre deux bouffées, ses sourcils grisétroitementcontractés.– Il litbien lespensées, sans lemoindredoute !Maispourquoi ? (Il
levalesyeuxverslemathématicienPeterBogert.)Ehbien?Bogertaplatitsachevelurenoiredesdeuxmains.–C’estletrente-quatrièmemodèledutypequisoitsortidenoschaînes
demontage,Lanning.Touslesautresétaientrigoureusementorthodoxes.Untroisièmehommequiétaitprésentdanslapiècefronçalessourcils.
MiltonAshe était le plus jeuneofficierde l’U.S.Robots, et paspeu fierd’occupersonposte.–Ecoutez,Bogert. Ilnes’estpasproduit lemoindreaccrocdepuis le
commencementdumontagejusqu’àlafin.Celajevouslegarantis.Les lèvres épaisses de Bogert s’épanouirent en un sourire
condescendant.–Vraiment?Sivouspouvezrépondredetoutelachaînedemontage,
je vous proposerai pour l’avancement. Pour être précis, la fabricationd’un seul cerveau positronique exige soixante-quinze mille deux centtrente-quatreopérationsdifférentes, et chacunedecesopérations,pourêtremenée à bien, repose sur un certain nombre de facteurs, lequel sesitue entre cinq et cent cinq. Si une seule d’entre elles se trouvesérieusementcompromise,lecerveauestbonàjeter.Jecitenotrepropremanueldespécifications,Ashe.MiltonAsherougit,maisunequatrièmevoixluicoupasarépliquesous
lepied.–Sinouscommençonsànousrejeterlafautelesunssurlesautres,je
m’envais.LesmainsdeSusanCalvinétaientétroitementserréessursesgenoux,
etlespetitesridesquitombaientdepartetd’autredeseslèvresmincesetpâless’accusèrent.–Nousavonssurlesbrasunrobottélépatheetilmesembleimportant
de déterminer exactement les raisons pour lesquelles il lit les pensées.Nousnelestrouveronspasennousrejetantmutuellementlafaute.
SesyeuxfroidssefixèrentsurAsheetlejeunehommesourit.Lanning l’imita et, comme toujours en pareille occasion, ses longs
cheveuxblancsetsespetitsyeuxperspicacesfaisaientdeluiletypemêmedupatriarchebiblique:–Bienparlé,docteurCalvin.Savoixpritsoudainuntonincisif:– Voici l’exposé des faits en une formule concentrée. Nous avons
réaliséuncerveaupositroniqueapparemmentdelacuvéeordinaire,quipossède la propriété remarquable de pouvoir s’accorder sur les trainsd’ondescérébrales.Nousaccomplirionsleprogrèsleplusimportantdanslasciencerobotique,depuisdesdizainesd’années,sinoussavionscequis’est passé.Nous l’ignorons et c’est ce qu’il nous faut découvrir. Est-ceclair?–Puis-jefaireunesuggestion?demandaBogert.–Jevousenprie.– Je propose que jusqu’aumoment où nous aurons tiré au clair cet
embrouillamininoustenionssecrètel’existenceduRB-34.Sansexcepterles autres membres du personnel. Etant chefs de départements, lasolutionduproblèmenedevraitpasêtreinaccessiblepournous,etmoinsnombreuxnousseronsàenconnaître…– Bogert a raison, dit le Dr Calvin. Depuis le moment où le Code
Interplanétaireaétémodifiépourpermettreauxmodèlesderobotsd’êtretestésdanslesusinesavantd’êtreexpédiésdansl’espace,lapropagandeanti-robots s’est intensifiée. Si jamais le public venait à apprendre, paruneindiscrétion,l’existenced’unrobotcapabledelirelespensées,avantd’avoirétéinforméquenouspossédonsl’entièremaîtriseduphénomène,onnemanqueraitpasd’exploiterlargementcetteinformation.Lanningtiradesboufféesdesoncigareetinclinalatêtegravement.Il
setournaversAshe.– Vous m’avez dit, je crois, que vous étiez seul, lorsque vous avez
découvertparhasardcettecurieuseparticularité?–Si j’étaisseul?Jepensebien…J’aiconnu laplusbellepeurdema
vie. RB-34 venait de quitter la table de montage et on venait de mel’envoyer. Oberman s’était absenté, c’est pourquoi je l’ai conduit moi-mêmeauxsallesdetest…oudumoinsj’aicommencéàleconduire.(Asheprituntempsetunlégersourireeffleurases lèvres.)L’undevousa-t-iljamaistenuuneconversationmentaleàsoninsu?Nulnes’inquiétaderépondre,etilpoursuivit:– On ne s’en aperçoit pas immédiatement, vous pensez bien. Il
s’adressait à moi – aussi logiquement et raisonnablement que vouspouvezl’imaginer–etcen’estseulementqu’aprèsavoirparcourulaplusgrandepartieducheminmenantauxsallesdetestquejem’aperçusqueje n’avais rien dit. Bien entendu, bien des pensées m’avaient traversél’esprit,maiscen’estpaslamêmechose.J’enfermaimonrobotetpartisàlarecherchedeLanningdetoutelavitessedemesjambes.Del’avoirvumarcheràmescôtés,pénétrantcalmementmespensées,parmilesquellesilfaisaitunchoix,m’avaitdonnélachairdepoule.– Je l’imagine aisément, dit pensivement Susan Calvin. (Ses yeux
s’étaient posés sur Ashe avec une curieuse intensité.) Nous avonstellement l’habitude de considérer nos pensées comme un domaineinviolable.Lanningintervintavecimpatience.–Seuleslesquatrepersonnesiciprésentessontaucourant.Trèsbien!
Nous allons opérer systématiquement. Ashe, je vous demanderai devérifier la chaînedemontagedepuis le début jusqu’à la fin– sans rienomettre.Vouséliminereztouteslesopérationsquinecomportentaucunrisque d’erreur, et vous dresserez une liste de celles qui peuvent êtresujettesàcaution,ennotantleurnatureetleurimportanceéventuelle.–Cen’estpasunpetittravail,grommelaAshe.–Naturellementtousleshommessousvosordresdevronts’atteleràla
tâche.Peum’importequenousprenionsduretardsurnotreprogramme.Mais ils devront ignorer la raison de cette inquisition, vous comprenezbien?– Hummm, oui ! (Le jeune technicien eut un sourire ambigu.)
N’empêchequ’ils’agitlàd’untravaildutonnerredechien!LanningpivotasursonfauteuilpourfairefaceàSusanCalvin.– Vous aborderez la tâche dans une direction opposée. Vous êtes la
robopsychologuedel’usine,etparconséquentilvousappartientd’étudierlerobotlui-même.Etudiezsoncomportement.Voyezcequipourraitêtrereliéàsesfacultéstélépathiques,quelleestleurétendue,dequellefaçonellesmodifientsa«personnalité»etdansquellemesureexacteellesontaffectésespropriétésordinairesdeRB.Vousm’avezcompris?Lanningn’attenditpaslaréponseduDrCalvin.–Jecoordonnerai les travauxet interpréteraimathématiquement les
résultats.(Iltiradegrossesboufféesdesoncigareetmurmuraleresteàtraverslafumée.)Bogertmeprêterasonassistance,naturellement.Bogert polit ses ongles en les frottant d’unemain dodue et répondit
d’unevoixinexpressive:
–Sij’osedire!Jeneconnaispasgrand-choseàlaquestion.–Ehbien,jevaismemettreautravail.Asherepoussasachaiseetseleva.Sonjeunevisageagréableseplissa
enunsourire.–C’estmoiquiailatâchelaplusardue,aussivais-jem’ymettresans
plustarder.Ilquittalapièceavecunbref:«Aurevoir!»SusanCalvin répondit d’une inclination de tête à peine perceptible ;
elle lesuivitdesyeuxjusqu’à lasortiemaiselleneréponditpas lorsqueLanningpoussaungrognementetluidemanda:–Voulez-vousmontervoirleRB-34àprésent,docteurCalvin?RB-34levasesyeuxphoto-électriquesdulivresurlequelilsepenchait
enentendantlebruitétoufféqueproduisaientlesgondsentournantetilétaitdéjàdeboutlorsqueSusanCalvinentradanslapièce.Elle s’arrêta pour replacer sur la porte le gigantesque écriteau
DEFENSED’ENTRERets’approchaensuitedurobot.– Je vous ai apporté les textes concernant les moteurs hyper-
atomiques,Herbie…quelques-unsd’entreeuxdumoins.Aimeriez-vousyjeteruncoupd’œil?RB-34 – alias Herbie – prit les trois volumes pesants qu’elle tenait
entresesbrasetouvritlepremieràlapagedutitre:–Hum!Théoriedel’hyperatomique.Ilgrommelaquelquesparolesinarticuléespourlui-mêmeenfeuilletant
lespages,puisditd’unairabsorbé:– Asseyez-vous, docteur Calvin. Cela ne me prendra que quelques
minutes.La psychologue s’assit en observant étroitement Herbie tandis qu’il
allait s’installer de l’autre côté de la table et qu’il parcouraitsystématiquementlestroisvolumes.Auboutd’unedemi-heureillesreposa.–Bienentendu,jesaispourquoivousm’avezapportécesouvrages.LecoindelalèvreduDrCalvinfutsoulevéparuntic.– C’est bien ce que je craignais, Herbie. Vous avez toujours un pas
d’avancesurmoi.– Il en va de même avec ces livres qu’avec les autres. Ils ne
m’intéressent absolument pas. Vos textes ne valent rien. Votre sciencen’estriend’autrequ’unconglomératd’informationsagglutinéesensembleparunethéoriesommaire…ettoutcelaestsiincroyablementsimplequ’il
vauttoutjustelapeinequ’ons’enoccupe.– Ce sont vosœuvres de fiction quim’intéressent. L’étude que vous
faitesdel’interactiondesmobilesetdessentimentshumains.Ilfitungestevaguedesesmainspuissantesencherchantlemotjuste.–Jecroiscomprendre,murmuraleDrCalvin.–Jelisdanslesesprits,voyez-vous,poursuivitlerobot,etvousn’avez
pasidéeàquelpoint ilssontcompliqués.Jen’arrivepasàcomprendre,car mon propre esprit a si peu de chose en commun avec eux… maisj’essaieetvosromansmesontd’ungrandsecours.–Oui,maisjecrainsqu’aprèsavoirsuivilesexpériencesémotionnelles
harassantesoùvousentraînent lesromanssentimentauxmodernes(ilyavaitunepointed’amertumedanssavoix),vousnetrouviezdevéritablesespritscommelesnôtresternesetincolores.–Maisiln’enestrien!L’énergiesoudainede laréponseamena leDrCalvinàsedressersur
ses pieds. Elle se sentit rougir et une pensée traversa follement sonesprit:Ildoitsavoir!Herbie se radoucit soudain, et murmura d’une voix basse où toute
résonancemétalliqueavaitpratiquementdisparu:–Maisnaturellementjesais,docteurCalvin.Vousypensezsanscesse.
Commentpourrais-jenepaslesavoir?LevisagedeSusanCalvins’étaitdurci.–L’avez-vousdit…àquelqu’un?–Non,bienentendu!(Puis,avecunesurprisenonfeinte:)Personne
nemel’ademandé.–Danscecas,lança-t-elle,vousmeprenezsansdoutepourunesotte.–Maisnon!Ils’agitlàd’unsentimentnormal.–C’estpeut-êtrepourcetteraisonqu’ilestsistupide.Latristessedontsavoixétaitempreintenoyaittoutlereste.Unpeude
lafemmeparutsouslacuirassedudocteur.–Jenesuispascequel’onpourraitappeler…séduisante.–Sivousfaitesallusionàvotreapparencephysique, jenepuis juger.
Maisjesaisentoutcasqu’ilexisted’autresgenresdeséduction.–Nijeune.LeDrCalvinavaitàpeineentendulerobot.–Vousn’avezpasencorequaranteans.Uneinsistanceanxieuses’étaitfaitjourdanslavoixdeHerbie.–Trente-huit si vous tenez compte des années,mais soixante si l’on
jugeparlesrapportsémotionnelsaveclavie.Jenesuispaspsychologue
pourrien.Ellepoursuivitavecuneamertumehaletante:– Or, il n’a que trente-cinq ans, ne les parait pas et possède un
comportement juvénile. Pensez-vous qu’il puisse me voir autrementque…jenesuis?–Vousvoustrompez.(Lepoingd’acierdeHerbies’abattitsurlatable
avecunfracasretentissant.)Ecoutez-moi…MaisSusanCalvinsetournaversluietlapeinesecrètetapieaufondde
sesyeuxsetransformaenbraise.– Pourquoi devrais-je vous écouter ? Que pouvez-vous y connaître…
machine que vous êtes ? A vos yeux je ne suis rien d’autre qu’unspécimen ; un insecte intéressant douéd’un esprit particulier, disséquépour l’examen. Un merveilleux exemple de frustration, n’est-ce pas ?Presqueaussiintéressantquevoslivres.Elleétouffasessanglotssanslarmes.Lerobotplialefrontsousl’orage.
Ilsecoualatêted’unairsuppliant.–Nevoulez-vouspasm’écouter?Jepourraisvousaidersiseulement
vousvouliezbienmelepermettre.– Comment cela ? (Elle retroussa les lèvres.) En me prodiguant de
bonsconseils?– Non, non, pas du tout. Je sais tout simplement ce que pensent
d’autresgens…MiltonAshe,parexemple.UnlongsilencesuivitetSusanCalvinbaissalesyeux.– Je ne veux pas savoir ce qu’il pense, dit-elle d’une voix étranglée.
Taisez-vous.–Jecroisquevousvoudriezsavoircequ’ilpense.Satêtedemeurainclinée,maissarespirationdevintpluscourte.–Vousditesdesbêtises,murmura-t-elle.– Pourquoi le ferais-je ? J’essaie de vous aider. Ce queMilton Ashe
pensedevous…Ils’interrompit.Alorslapsychologuelevalatête.–Ehbien?–Ilvousaime,dittranquillementlerobot.Durantuneminuteentière, leDrCalvindemeura silencieuse.Elle se
contentaitdefixersoninterlocuteur.–Vousvoustrompez!dit-elle.Pourquoim’aimerait-il?– Mais il vous aime, pourtant. Un sentiment pareil ne peut se
dissimuler,pasàmoi.–Maisjesuistellement…tellement…bégaya-t-elle.
–Ilvoitplusloinquelapeau,etadmirel’intelligencechezlesautres.MiltonAshen’estpashommeàépouseruneperruqueblondeetunepaired’yeuxenjôleurs.Susan Calvin battit rapidement des paupières et attendit quelques
instantsavantdeparler.Savoixelle-mêmetremblait.–Jamais,enaucunefaçon,ilnem’alaissésoupçonnerqu’il…–Luienavez-vousdonnél’occasion?–Commentl’aurais-jepu?Jamaisjen’auraispenséque…–Exactement!Lapsychologuedemeuraperduedanssespenséespuissoudainlevales
yeux.–Unefilleestvenuelevoiràl’usineilyasixmois.Elleétaitjolie, je
suppose, blonde etmince. Et naturellement, c’est à peine si elle savaitadditionnerdeuxetdeux.Ilapassélajournéeàsepavaner,s’efforçantdelui expliquer comment on montait un robot. (Elle retrouva son tonacerbe:)Ycomprenait-ellequelquechose?Quiétait-elle?Herbieréponditsanshésitation.– Je connais la personne à laquelle vous faites allusion. Elle est sa
cousine germaine et je vous assure qu’aucun intérêt romanesque nel’attireverselle.SusanCalvinsedressasursespiedsavecunevivacitédejeunefille.– Comme c’est curieux ! C’est justement ce dont j’essayais de me
persuaderparfois, bienque jen’y aie jamais réellement cru au fonddemoi-même.Alorstoutdoitêtrevrai.Elle courut vers le robot et saisit sa main lourde et froide entre les
siennes.–Merci,Herbie.(Savoixétaitdevenueunmurmurepressant.)Pasun
motdetoutcelaàquiquecesoit.Quecelademeurenotresecret,etmerciunefoisencore.Puis,étreignantconvulsivementlesdoigtsinertesdurobot,ellequitta
lapièce.Herbie se remit lentement à son romanabandonné,mais il n’y avait
personnepourliresesproprespensées.Milton Ashe s’étira lentement etmagnifiquement dans un récital de
craquements de jointures et de grognements, puis tourna des yeuxfuribondsversPeterBogert.–Ditesdonc,s’écria-t-il,voilàunesemainequejetravailled’arrache-
piedsanspratiquementfermerl’œil.Pendantcombiendetempsdevrai-je
continuer ce régime ? Je croyais vous avoir entendu dire que lebombardement positronique dans la Chambre à Vide D constituait lasolution.Bogertbâilladélicatementetconsidérasesmainsblanchesavecleplus
grandintérêt.–C’estexact.Jesuissurlapiste.– Je sais ce que cela signifie dans la bouche d’unmathématicien. A
quelledistancedubutêtes-vous?–Celadépend.Ashe se laissa tomber dans une chaise et étendit ses longues jambes
devantlui.–Dequoi?– De Lanning. Le vieux n’est pas d’accord avec moi. (Il soupira.) Il
retardeunpeusursontemps,voilàl’ennui.Ils’accrocheauxmécaniquesmatriciellescommeaurecourssuprême,etceproblèmeexigedesoutilsmathématiquespluspuissants.Ilesttellementobstiné!–PourquoinepasposerlaquestionàHerbieetréglertoutel’affaire?
murmuraAshed’unevoixensommeillée.–Interrogerlerobot?Bogertlevalessourcils.–Pourquoipas?Lavieillefillenevousa-t-elledoncriendit?–VousparlezdeCalvin?–Oui,Susie,elle-même.Cerobotestunsorcierenmathématiques.Il
connaîttoutsurtout,plusunpetitquelquechose.Ilrésoutdesintégralestriples,detête,etavaledestenseursanalytiquesenguisededessert.Lemathématicienleconsidéraavecscepticisme.–Parlez-voussérieusement?–Jevousassure !Leplusétonnant, c’estque ledrôlen’aimepas les
maths.Ilpréfèrelesromansàl’eauderose.Maparole!Jevousconseillede jeter un coup d’œil sur la littérature à quatre sous dont Susie lenourrit:PassionpourpreetAmourdansl’Espace.–LeDrCalvinnenousapasditunmotdetoutcela.–C’estqu’ellen’apasfinidel’étudier.Voussavezcommentelleest.Il
fautquetoutsoitbienrangéetétiquetéavantderévélerlegrandsecret.–Jevoisqu’ellevousaparlé.– Nous avons eu quelques conversations. Je l’ai vue assez
fréquemment ces jours-ci. (Il ouvrit les yeux tout grands et fronça lessourcils :) Dites-moi, Bogie, n’avez-vous rien remarqué d’étrange dansl’attitudedeladame,cesdernierstemps?
LevisagedeBogerts’épanouitdansunsourireassezvulgaire.–Elleutilisedurougeàlèvressic’estcelaquevousvoulezinsinuer.– Oui, je sais. Du rouge, de la poudre etmême de l’ombre sous les
yeux.Unvraimasquedecarnaval.Maiscen’estpascela.Jen’arrivepasàmettre le doigt dessus. C’est sa façon de parler… comme si elle étaitheureuseàproposdejenesaisquelsujet.Il réfléchit un instant, puis haussa les épaules. L’autre se permit un
ricanement qui, pour un physicien de cinquante ans passés, n’était pastellementmalréussi.–Elleestpeut-êtreamoureuse.Ashepermitàsesyeuxdeserefermerdenouveau.–Vousêtesidiot,Bogie.AllezdoncparleràHerbie;jeveuxresterici
etdormir.–Soit.Nonpasquej’aimerecevoirdesconseilsd’unrobotpourfaire
montravail.D’ailleurs,jenecroispasqu’ilensoitcapable.Undouxronflementfutlaseuleréponsequ’ilobtint.Herbieécoutaitattentivement,tandisquePeterBogert,lesmainsdans
lespoches,s’exprimaitavecuneindifférenceaffectée.–Etvoilà.Jemesuislaissédirequevouscomprenezcesquestions,et
sijevousinterroge,c’estdavantagepoursatisfairemacuriositéqu’autrechose. Ma ligne de raisonnement, telle que je l’ai indiquée, comportequelques points douteux, je l’admets, ce que le Dr Lanning refused’accepter,etletableauestplutôtincomplet.Lerobotneréponditpas.–Ehbien?repritBogert.–Jenevoisaucuneerreur,ditHerbieaprèsavoirétudiéleschiffres.–Jenepensepasquevouspuissiezallerau-delà?–Jen’oseraispasletenter.Vousêtesmeilleurmathématicienquemoi
et…j’auraispeurdem’avancer.IlyavaitunecertainecondescendancedanslesouriredeBogert.– Jemedoutais bienque tel serait le cas.Laquestion est complexe.
Oublionscela.Ilfroissalesfeuillesdepapier,lesjetadanslacorbeille,fitlegestede
partir,puisseravisa.–Apropos…Lerobotattendit.Bogertsemblaitéprouverdesdifficultésàtrouversesmots.–Ilyaquelquechose…c’est-à-dire,vouspourriezpeut-être…
Ils’arrêtacourt.–Vospenséessontconfuses,dit le robotd’unevoixégale,maiselles
concernentleDrLanning,celanefaitaucundoute.Ileststupidedevotrepart d’hésiter, car sitôt que vous aurez retrouvé votre sang-froid, jeconnaîtrailaquestionquevousvoulezmeposer.La main du mathématicien se porta sur sa chevelure luisante et la
caressad’ungestefamilier.– Lanning approche de soixante-dix ans, dit-il comme si cette seule
phraseexpliquaittout.–Jelesais.–Etilestdirecteurdel’usinedepuisprèsdetrenteans.Herbieinclinalatête.– Eh bien… (La voix de Bogert prit une intonation cajoleuse.) Vous
savezmieux quemoi… s’il pense à prendre sa retraite. Pour raison desantépeut-êtreou…–C’estexact,ditHerbiesansautrecommentaire.–Ensomme,lesavez-vous?–Certainement!–Alorspourriez-vousmeledire?–Puisquevousledemandez,oui.(Lerobotalladroitaufait.)Iladéjà
donnésadémission!–Comment?Il avait poussé cette exclamation d’une voix explosive et à peine
articulée.Lagrossetêtedusavantsepenchaenavant.–Voudriez-vousrépéter?–Iladéjàdonnésadémissionreprit l’autreaveccalme.Maiscelle-ci
n’apasencorepriseffet.Ilattend,voyez-vous,d’avoirrésoluleproblèmequi…euh…meconcerne.Cela terminé, il est toutdisposéà remettre lachargededirecteuràsonsuccesseur.Bogertexpulsabrusquementl’airdesapoitrine.–Etsonsuccesseur,quiest-il?IlétaittoutprèsdeHerbiemaintenant,etsesyeuxsemblaientfascinés
parces indéchiffrablescellulesphoto-électriquesd’unrougesombrequiconstituaientlesorganesvisuelsdurobot.–Vousêteslenouveaudirecteur,réponditl’autrelentement.Bogertsedétenditenunsourire.–C’estbonàsavoir.J’espéraisetj’attendaiscettenomination.Merci,
Herbie.
PeterBogertdemeuradevantsa table jusqu’à5heuresdumatinetyretournaà9.L’étagèreimmédiatementau-dessusdesonbureausevidaitdesesliassesderéférences,deseslivresetdesestables,àmesurequ’ilsereportait aux uns et aux autres. Les pages de calculs étalées devant luiaugmentaient de façon infime et les papiers froissés à ses piedss’entassaientenunecollinedeplusenplusenvahissante.Amidiprécis,ilconsidéralapagefinale,frottaunœilinjectédesang,
bâillaethaussalesépaules.–Celaempiredeminuteenminute,parl’enfer!Il se retourna en entendant la porte s’ouvrir, et inclina la tête à
l’adresse de Lanning qui entrait dans la pièce en faisant craquer lesjointuresdesesdoigts.Ledirecteurvitd’uncoupd’œilledésordrequirégnaitdanslapièceet
sonfrontsebarrad’unpli.–Unenouvellepiste?interrogea-t-il.–Non,réponditl’autred’untondedéfi.Enquoil’ancienneserait-elle
mauvaise?Lanningnepritpaslapeinederépondre,etjetaunsimpleregardàla
dernière feuille de papier qui se trouvait sur le bureau de Bogert. Ilallumauncigaretoutenparlant.–Calvinvousa-t-elleparlédu robot ?C’estungéniemathématique.
Vraimentremarquable.L’autrepoussaunrenâclementbruyant.– C’est ce que jeme suis laissé dire.Mais Calvin feraitmieux de se
limiteràlarobopsychologie.J’aisondéHerbieenmathématiques,etc’estàpeines’ilpeutsedébrouillerdanslescalculs.–Calvinn’estpasdecetavis.–Elleestfolle.Lesyeuxdudirecteurseplissèrent.–Etmoinonplus,jenesuispasdecetavis.–Vous?(LavoixdeBogertsedurcit.)Dequoiparlez-vous?–J’aisoumisHerbieàunpetitexamendurant toute lamatinée,et il
estcapabled’exécuterdestoursdontvousn’avezmêmejamaisentenduparler.–Vraiment?–Vousparaissezsceptique!Lanningtiradesapocheunefeuilledepapieretladéplia.–Cen’estpasmonécriture,n’est-cepas?Bogert examina les grandes notations anguleuses qui couvraient la
feuille.–C’estHerbiequiarédigécela?– Parfaitement ! Et vous remarquerez qu’il a travaillé sur votre
intégration temporelle de l’équation 22. Il arrive… (Lanning posa unonglejaunisurledernierparagraphe)àlamêmeconclusionquemoi,etenquatrefoismoinsdetemps.Vousn’étieznullementfondéàtenirpournégligeablel’effetderetard,danslebombardementpositronique.–Jenel’aipasnégligé.Pourl’amourduciel,mettez-vousdanslatête
qu’ilannulerait…– Je sais, vous me l’avez expliqué. Vous avez utilisé l’équation de
translationdeMitchell,n’est-cepas?Ehbien…ellen’estpasapplicableaucasquinousoccupe.–Pourquoipas?–D’abord,parcequevousavezutilisédeshyperimaginaires.–Jenevoispaslerapport…–L’équationdeMitchelln’estpasvalablelorsque…–Etes-vousfou?Siseulementvouspreniezlapeinederelireletexte
originaldeMitchelldanslesTransactionsdu…–Jen’enainulbesoin.Jevousaiditdèsledébutquejen’aimaispas
sonraisonnement,etHerbieestdemonavis.– Dans ce cas, hurla Bogert, laissez ce mécanisme d’horlogerie
résoudre tout le problème à votre place. Pourquoi vous occuper deschosesquinesontpasessentielles?–C’estjuste.Herbienepeutrésoudreleproblème.Etdanscecasnous
nepourronspasmieuxfairequelui…seuls.JevaissoumettrelaquestionentièreauComitéNational.Leproblèmenousdépasse.LachaisedeBogerttombasurlesolàlarenverse,danslebondqu’ilfit
soudain,levisagecramoisi.–Vousn’enferezrien.Lanningrougitàsontour.–Prétendez-vousmedonnerdesordres?– Exactement, répondit l’autre en grinçant des dents. J’ai résolu le
problèmeetjenemelelaisseraipasretirerdesmainsparvous,c’estbiencompris?J’aipercéàjourvosmanigances,croyez-moi,espècedefossiledesséché ! Vous vous feriez couper le nez plutôt que de me laisser lebénéficed’avoirrésolul’énigmedelatélépathierobotique.–Vousêtesunfichuidiot,Bogert,etjem’envaisdecepasvousfaire
suspendrepourinsubordination…LalèvreinférieuredeLanningtremblaitdecolère.
– Vous n’en ferez rien, Lanning. Vous pensiez peut-être garder vospetitssecrets,avecunrobottélépathedansl’usine?Apprenezdoncquejesuisaucourantdevotredémission.La cendre du cigare de Lanning trembla et tomba, et le cigare lui-
mêmesuivit.–Comment…comment…Bogerteutunriremauvais.–Et je suis le nouveau directeur, enfoncez-vous cela dans le crâne ;
n’ayez pas de doute à ce propos. La pestem’étouffe, c’estmoi qui vaisdonner lesordresdanscetétablissement, sinon jevouspromets leplusgrandscandaleauquelvousayezjamaisétémêlédevotrevie.Lanningretrouvasavoixetrugit:–Vousêtessuspendu,m’avez-vouscompris?Jevousrelèvedetoutes
vosfonctions.Vousêtescongédié,vousm’avezcompris?Lesourires’élargitsurlevisagedel’autre.– A quoi bon vous fâcher ? Vous n’aboutirez à rien. C’est moi qui
détiens les cartes maîtresses. Je sais que vous avez donné votredémission.C’estHerbiequimel’aditetilletenaitdirectementdevous.Lanningsecontraignitàparlercalmement.Ilavaitpris l’aird’untrès
vieil homme, avec des yeux las dans un visage d’où toute couleur avaitdisparu,nelaissantderrièreellequ’uneteintecireuse.–JeveuxparleràHerbie.Ilestimpossiblequ’ilaitpuvousdirequoi
que ce soit de semblable. Vous jouez un drôle de jeu, Bogert, mais jesauraibienvousdémasquer.Suivez-moi!Bogerthaussalesépaules:–VousvoulezvoirHerbie?Avotreaise!Ce fut égalementàmidiprécisqueMiltonAshe leva les yeuxde son
croquismaladroit.–Vousvoyezàpeuprèscequeceladonne?Jenesuispastrèsforten
dessin,maisc’estàpeuprèsl’alluregénérale.C’estunemaisondetoutebeautéetjepourrail’acheterpourtroisfoisrien.SusanCalvinleregardaavecdesyeuxattendris.– Elle est vraiment belle, soupira-t-elle. J’ai souvent pensé que
j’aimerais…Savoixs’étrangla.–Bienentendu,poursuivitAsheallègrement,enreposantsoncrayon,
il faut que j’attendemes vacances. Il neme reste Plus guère que deuxsemaines à patienter,malheureusement cette histoire deHerbie a tout
remisenquestion.(Ilconsidérasesongles.)Mais ilyaautrechose…etc’estunsecret.–Alorsnem’enditesrien.–Mafoijenesaispastrop,jebrûledeleconfieràquelqu’un,etvous
êteslameilleureconfidentequejepuissetrouverici.Ilsouritniaisement.LecœurdeSusanCalvinbonditdanssapoitrine,maiselleneserisqua
pasàouvrirlabouche.–Avousparlerfranchement…(Asherapprochasachaiseetramenale
ton de sa voix à un murmure confidentiel) la maison ne sera passeulementpourmoi.Jevaismemarier!Etpuisilbonditdesonsiège.–Qu’ya-t-il?–Rien.(L’horriblesensationdevertigeavaitdisparu,maiselleavaitde
lapeineàfairesortirlesmots.)Vousmarier?Vousvoulezdire…?– Mais sans doute ! Il est grand temps, n’est-ce pas ? Vous vous
rappelezcettefillequiestvenuemevoiricil’étédernier.C’estd’ellequ’ils’agit!Maisvousêtessouffrante,vous…–Unpeudemigraine!(SusanCalvinl’écartafaiblementd’ungeste.)
J’enai…souffertrécemment.Jevoudrais…vousféliciter,biensûr.Jesuistrèsheureuse…Le rouge appliqué d’une main inexperte faisait un affreux contraste
avec ses joues d’une pâleur de craie. La pièce recommençait à tournerautourd’elle.–Excusez-moi,jevousprie…Ellebalbutiafaiblementcesmotsetsedirigeaenaveugleverslaporte.
Tout s’était passé avec la soudaineté catastrophique d’un rêve… etl’horreurirréelled’uncauchemar.Maiscommentétait-cepossible?Herbieluiavaitdit…EtHerbiesavait!Illisaitdanslespensées!Elle se trouvaappuyée, àboutde souffle, contre le chambranlede la
porte,lesyeuxfixéssurlevisagedemétaldeHerbie.Elleavaitdûgravirles deux étages dans un état d’inconscience totale, car elle n’en gardaitaucunsouvenir.Ladistanceavaitétéparcourueenuninstant,commeenrêve.Commeenrêve!Et toujoursHerbie la fixait de ses yeux inflexibles et leurs prunelles
rouge sombre semblaient se dilater en deux globes de cauchemar
faiblementilluminés.Ilparlaitetellesentitlecontactfroidduverresurseslèvres.Elleavala
unegorgéeetrecouvrauneconsciencepartielledesonenvironnement.Herbieparlaittoujours,etilyavaitdel’agitationdanssavoix–comme
s’ilétaitalarmé,effrayéetimplorant.Lesmotscommençaientàprendreunsens.–C’est un rêve, disait-il, et vous ne devez pas y croire. Bientôt vous
vousréveillerezdans lemonderéeletvousrirezdevous-même.Ilvousaime, je vous l’affirme. C’est la pure vérité ! Mais pas ici ! Pas en cemoment!C’estuneillusion.SusanCalvininclinalatête.–Oui!Oui!dit-elleenunmurmure.(ElleavaitsaisilebrasdeHerbie,
s’ycramponnaitenrépétantsanscesse:)Cen’estpasvrai,n’est-cepas?Cen’estpasvrai?Comment elle revint à elle, elle n’aurait pu le dire – mais elle eut
l’impression de passer d’un monde d’une brumeuse irréalité à la dureclartédusoleil.Elle repoussa le robot,écartaavec forcecebrasd’acier,lesyeuxécarquillés.– Qu’essayez-vous de faire ? (Sa voix avait pris un timbre strident.)
qu’essayez-vousdefaire?Herbiebattitenretraite.–Jeveuxvousaider.Lapsychologueouvritdesyeuxronds.–M’aider?Enm’affirmantqu’ils’agitd’uneillusion?Enessayantde
me faire sombrer dans la schizophrénie ? (Une passion hystérique lasaisit.)Ilnes’agitpasd’unrêve!Plûtaucielqu’illefût!Elleaspiral’airbrutalement.–Attendez!Mais…mais, jecomprends.Bontédivine,c’esttellement
évident.Ilyavaitdel’horreurdanslavoixdurobot.–Illefallait!–Etdirequejevousaicru!Jamaisjen’auraispensé…Unbruitdevoixirritéesdel’autrecôtédelaportel’immobilisa.Ellefit
demi-tour,enserrant lespoingsspasmodiquement,et lorsqueBogertetLanning pénétrèrent dans la pièce, elle se trouvait près de la fenêtreopposée.Nil’unnil’autredesdeuxhommesneluiprêtèrentlamoindreattention.Ils s’approchèrent simultanément de Herbie ; Lanning irrité,
impatient. Bogert froidement sardonique. Le directeur prit la parole lepremier.–Ecoutez-moiunpeu,Herbie!Lerobottournalesyeuxvivementverslevieuxdirecteur:–Oui,monsieurLanning.–Avez-vousparlédemoiavecleDrBogert?–Non,monsieur.La réponse avait été proférée avec lenteur et le sourire de Bogert
disparut.–Quesignifie?Bogert vint se placer devant son directeur et se planta les jambes
écartéesdevantlerobot.–Répétezcequevousm’avezdéclaréhier.–J’aiditque…Puis le robot se tut. Au plus profond de son corps son diaphragme
métalliquevibraitsousl’effetd’unefaiblediscordance.–Nem’avez–vouspasaffirméqu’ilavaitdonnésadémission?rugit
Bogert.Répondez!Bogertlevalebrasd’ungestederagefrénétique,maisLanningl’écarta
d’unreversdemain.–Tentez-vousdelefairementirenusantd’intimidation?–Vous l’avez entendu,Lanning. Il a commencéàparler,puis il s’est
interrompu. Laissez-moi passer ! Je veux qu’il me dise la vérité, vousm’avezcompris?–Jevaisluiposerlaquestion!Ai-jedonnémadémission,Herbie?HerbiepritunregardfixeetLanningrépétaanxieusementlaquestion:
«Ai-jedonnémadémission?»Lerobotfitungestededénégationquasiimperceptible.L’attenteseprolongeasansrienamenerdenouveau.Les deux hommes échangèrent un regard où se lisait une hostilité
presquetangible.–Partous lesdiables,bafouillaBogert,cerobotest-ildevenumuet?
Nepouvez-vousparler,espècedemonstre?–Jepuisparler,réponditl’autreaussitôt.–Alors répondez à la question.Nem’avez-vouspasdit queLanning
avaitdonnésadémission?L’a-t-ildonnéeouiounon?Et de nouveau ce fut le silence… lorsque à l’autre bout de la pièce
retentitleriredeSusanCalvin,stridentetàdemihystérique.Les deux mathématiciens sursautèrent, et les yeux de Bogert se
rétrécirent.
–Tiens,vousétiezlà?Quetrouvez-vousdesidrôle?–Rien.(Savoixn’étaitpastoutàfaitnaturelle.)Jeviensseulementde
m’apercevoirquejen’aipasété l’uniquedupe.N’est-ilpasparadoxaldevoir trois des plus grands experts en robotique tomber avec ensembledans lemême piège grossier ? (Elle porta unemain pâle à son front.)Maiscelan’ariendecomique.Cettefoisleregardqu’échangèrentlesdeuxhommesétaitsurmontéde
sourcilslevésàl’extrême.–Dequelpiègeparlez-vous?demandaLanningavecraideur.Lerobot
présente-t-ilquelqueanomalie?–Non. (Elle s’approchad’eux lentement :)Non,cen’estpaschez lui
quesetrouvel’anomalie,maischeznous.(Ellevirevoltasoudainementetcriaaurobot:)Eloignez-vousdemoi!Allezvousmettreàl’autreboutdelapièceetquejenevousrevoieplus.Herbiebaissapavillondevantlafureurquifaisaitflamboyersesyeuxet
s’éloignaaupetittrot.–Quesignifientcesvociférations,docteurCalvin?demandaLanning
d’unevoixhostile.Elleleurfitfaceet,d’untonsarcastique:– Vous connaissez certainement la Première Loi fondamentale de la
Robotique?Lesdeuxautresinclinèrentlatêteavecensemble.–Certainement,ditBogertavecimpatience,unrobotnepeutattaquer
un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé audanger.– Merveilleusement exprimé, ironisa Calvin. Mais quel genre de
danger?Quelgenred’attaque?–Mais…touslesgenres.–Exactement !Tous les genres !Maispour ce qui est deblesser les
sentiments,d’amoindrirl’idéequel’onsefaitdesaproprepersonne,deréduire en poudre les plus chers espoirs, sont-ce là des choses sansimportanceouaucontraire…?Lanningfronçalessourcils.–Commentvoulez-vousqu’unrobotpuissesavoir…Puisilsetutavecuncriétranglé.–Vousavezsaisi,n’est-cepas?Cerobot lit lespensées.Pensez-vous
qu’ilignoretoutdesblessuresmorales?Pensez-vousquesijeluiposaisunequestion,ilnemedonneraitpasexactementlaréponsequejedésireentendre ? Toute autre réponse ne nous blesserait-elle pas, et Herbie
peut-ill’ignorer?–Justeciel!murmuraBogert.Lapsychologueluilançaunregardsardonique.– Je suppose que vous lui avez demandé si Lanning avait donné sa
démission. Vous attendiez de lui une réponse affirmative et il vous l’adonnée.– Et sans doute est-ce pour lamême raison, dit Lanning d’une voix
inexpressive, qu’il a refusé de répondre il y a quelques minutes. Il nepouvaitdireunmotsansblesserl’unoul’autred’entrenous!Unecourtepauses’ensuivit,durantlaquelleleshommesconsidérèrent
pensivementlerobotaffalésursachaise,prèsdelabibliothèque,latêteappuyéesursamain.SusanCalvinregardaitfixementleplancher.– Il savait tout cela. Ce… ce démon connait tout, y compris ce qui
clochedanssonproprecorps.Sesyeuxétaientsombresetsongeurs.Lanningsetournaverselle.– Vous vous trompez sur ce point, docteur Calvin, il ignore ce qui
clochedanssonmontage.Jeluiaiposélaquestion.– Et qu’est-ce que cela signifie ? répondit vertement Calvin.
Simplement que vous ne désiriez pas obtenir de lui la solution. Celablesseraitvotreamour-propredevoirunemachineéluciderunproblèmequevousêtesincapablederésoudre.L’avez-vousinterrogé?demanda-t-elleàBogert.–D’une certaine façon. (Bogert toussa et rougit.) Ilm’adéclaréqu’il
connaissaitfortpeudechoseenmathématiques.Lanning semit à rire, pas très fort, et la psychologue sourit d’un air
caustique.–Jevaisluiposerlaquestion!Qu’iltrouvelasolutionneblesserapas
monamour-propre.Ellehaussalavoixetditd’untonfroidetimpératif:–Venezici.Herbieselevaets’approchaàpashésitants.–Vous savez, je suppose, poursuivit-elle, précisément à quel endroit
du montage a été introduit un facteur étranger, ou omis un élémentessentiel.–Oui,réponditlerobotd’unevoixàpeineperceptible.– Minute, intervint Bogert avec colère. Ce n’est pas nécessairement
exact.Vousvouliezentendrecetteréponse,c’esttout.
–Nefaitespasl’idiot,répliquaCalvin.IlconnaîtcertainementautantdemathématiquesqueLanningetvous-mêmeréunis,puisqu’ilpeutliredanslespensées.Laissez-luisachance.LemathématiciencédaetCalvinpoursuivit:–Ehbien,Herbie,répondez!Nousattendons.(Etenaparté:)Prenez
dupapieretuncrayon,messieurs.Maislerobotdemeurasilencieux,etunenotedetriomphetransparut
danslavoixdelapsychologue.–Pourquoinerépondez-vouspas,Herbie?Lerobotbalbutiasoudain:–Jenepeuxpas,voussavezquejenepeuxpas!LeDrBogertetleDr
Lanningneledésirentpas.–Ilsveulentconnaîtrelasolution.–Maispasdemoi.Lanningintervintendétachantlesmotslentement.–Nesoyezpasstupide,Herbie.Nousvoulonsvraimentcetteréponse.Bogertinclinabrièvementlatête.LavoixdeHerbiepritunregistresuraigu.– A quoi bon prétendre une pareille chose ? Croyez-vous que je ne
distinguepasàtraverslapeausuperficielledevotreesprit?Aufonddevous-mêmes,vousnedésirezpasquejeréponde.Jesuisunemachine,àlaquelle on a donné une imitation de vie par la seule vertu desinteractionspositroniquesqui sedéroulentdansmoncerveau–qui estl’œuvredel’homme.Vousnepouvezperdrelafacedevantmoisansêtreblessés.Jenevousdonneraipaslasolution.–NousallonsvouslaisserseulavecleDrCalvin,ditleDrLanning.– Cela ne changerait rien à l’affaire, s’écria Herbie, puisque vous
sauriezdanstouslescasquec’estmoiquiauraisdonnélasolution.–Maisvouscomprenez,néanmoins,Herbie,repritCalvin,qu’endépit
de cela, le Dr Lanning et le Dr Bogert ont besoin de connaître cettesolution.–Grâceàleurspropresefforts!insistaHerbie.–Maisilsveulentl’obtenir,etlefaitquevouslapossédezetquevous
refusez de la leur livrer leur cause de la peine. Vous comprenez cela,n’est-cepas?–Oui,oui.–Etsivousleurdonnezlasolution,ilsserontégalementpeinés?–Oui,oui.Lerobotbattaitenretraitelentement,etSusanCalvinlesuivaitpasà
pas.Lesdeuxhommesobservaientlascène,pétrifiésdestupéfaction.– Vous ne pouvez rien leur dire, récitait la psychologue lentement,
parcequecelaleurcauseraitdelapeine,cequivousestinterdit.Maissivousrefusezdeparler,vousleurcausezdelapeine,doncvousdeveztoutleur dire. Si vous le faites, vous leur ferez de la peine, ce qui vous estinterdit, par conséquent vous vous abstiendrez. Mais si vous vousabstenez, ils en concevront du dépit et par conséquent vous devez leurdonnerlaréponse,maissivousleurdonnezlaréponse…Herbiesetrouvaitledosaumur,etlàiltombaàgenoux.– Arrêtez ! cria-t-il. Fermez votre esprit ! Il est rempli de peine, de
frustrationetdehaine!Jen’aipasvoulucela,jevousl’assure!Jevoulaisvousaider.Jevousaidonnélaréponsequevousdésiriezentendre.Jenepouvaisfaireautrement!Lapsychologueneprêtaitaucuneattentionàsescris.– Vous devez leur donner la réponse, mais dans ce cas vous leur
causerez de la peine, et vous devez vous abstenir ; mais si vous vousabstenez…EtHerbiepoussaunhurlement!C’étaitcommelesond’unepetiteflûteamplifiécentfois…quidevenait
de plus en plus aigu au point d’atteindre l’insupportable stridence quiétait l’expressionmême de la terreur où se débattait une âme perdue,faisantrésonnerlesmursdelapièceàl’unisson.Puislesons’éteignit.Herbies’écroulapourformersurlesolunpantin
demétaldésarticuléetimmobile.LevisagedeBogertétaitexsangue.–Ilestmort!–Non ! (SusanCalvinéclatad’un fou rire inextinguible.) Iln’estpas
mort, mais fou, tout simplement. Je l’ai confronté avec ce dilemmeinsoluble et il a craqué. Vous pouvez le ramasser à présent, car il neparleraplusjamais.Lanning s’était agenouillé auprès du tas de ferraille qui avait été
Herbie. Ses doigts touchèrent le froid métal inerte du visage et ilfrissonna.–Vousavezfaitceladeproposdélibéré.Ilselevaetvintseplanterdevantelle,levisageconvulsé.– Et après ? Vous n’y pouvez plus rien à présent. (Puis, dans une
soudainecrised’amertume:)Ill’abienmérité.LedirecteursaisitlamaindeBogertquidemeuraitimmobile,comme
paralysé.
–Quelle importance ? Venez Peter. (Il poussa un soupir.) Un robotpensant de ce type ne présente aucune valeur après tout. (Ses yeuxparaissaientvieuxetlasetilrépéta:)Allons,venez,Peter!Ce ne fut qu’au bout de plusieursminutes après le départ des deux
savants que le Dr Susan Calvin recouvra partiellement son équilibremental.LentementsesyeuxseportèrentsurHerbieetsonvisagerepritsa dureté. Elle demeura longtemps à le contempler et petit à petitl’expression de triomphe fit place à l’impitoyable frustration – et detouteslespenséesquisebousculaienttumultueusementdanssacervelle,seulunmotinfinimentamerfranchitseslèvres:–Menteur!
SATISFACTIONGARANTIE
Tony était grand et d’une sombre beauté, et ses traits à l’expressioninaltérable étaient empreints d’une incroyable distinction patricienne ;ClaireBelmontleregardaitàtraverslafentedelaporteavecunmélanged’horreuretdetrouble.–Jenepeuxpas,Larry,jenepeuxpaslesupporteràlamaison.Fébrilement, elle fouillait son esprit paralysé pour trouver une
expressionplusvigoureuseàsapensée;unetournuredephraseexplicitequirégleraitunebonnefoislaquestion,maiselleneputquerépéterunefoisdeplus:–Jenepeuxpas,c’esttout.LarryBelmontposaunregardsévèresursafemme;ilyavaitdanssa
prunellecettelueurd’impatiencequeClaireredoutaittantd’ydécouvrir,carelleyvoyaitcommelerefletdesapropreincompétence.– Nous nous sommes engagés, Claire, dit-il, et je ne peux vous
permettredereculeràprésent.Lacompagniem’envoieàWashingtonàcettecondition,etj’entireraiprobablementdel’avancement.Vousn’avezabsolumentrienàcraindreetvous lesavezparfaitement.Quepourriez-vousobjecter?–Celamedonnelefrissonrienqued’ypenser,dit-ellemisérablement.
Jenepourraijamaislesupporter.– Il est aussi humain que vous et moi, ou presque. Donc, pas
d’enfantillages.Venez.Samains’étaitposéesur lataillede la jeunefemmeet lapoussaiten
avant;elleseretrouvatoutefrissonnantedanslasalledeséjour.Ilétaitlà, la considérant avec une politesse sans défaut, comme s’il appréciaitcellequiallait être sonhôtessedurant les trois semainesàvenir.LeDrSusanCalvinétaitégalementlà,assisetoutedroitesursachaiseavecsonvisageauxlèvresminces,perduedanssespensées.Elleavaitl’airfroidetlointain d’une personne qui a travaillé depuis si longtemps avec desmachinesqu’unpeudeleuracierafiniparpénétrerdanssonsang.–Bonjour,balbutiaClaired’unevoixtimideetpresqueinaudible.Mais déjà Larry s’efforçait de sauver la situation enmanifestant une
gaietédecommande:
– Claire, je vous présente Tony, un garçon formidable. Tony, faitesconnaissanceavecmafemme.La main de Larry étreignit familièrement l’épaule du garçon. Mais
celui-cidemeuraimpassibleetinexpressif.–Enchantédevousconnaître,madameBelmont,dit-il.EtClairedesursauterausondesavoix.Elleétaitprofondeetsuave,
aussilissequesescheveuxetlapeaudesonvisage.–Oh!mais…vousparlez!s’écria-t-elleavantd’avoirpuseretenir.–Pourquoipas?Pensiez-voustrouverenmoiunmuet?Claire ne put que sourire faiblement. Il lui eût été bien difficile de
préciseràquoielles’étaitattendue.Elledétournalesyeux,puis l’étudiadu coin de l’œil sans en avoir l’air. Ses cheveux étaient lisses et noirs,comme du plastique poli – étaient-ils vraiment composés de filsdistincts?Lapeauolivâtredesesmainsetdesonvisagesepoursuivait-elleaudelàducoletdesmanchesdesoncostumebiencoupé?Perduedans sonétonnement, elledut se contraindrepourécouter la
voixsècheetdépourvued’émotionduDrCalvin:–MadameBelmont, j’espèrequevousêtespleinement conscientede
l’importancede cette expérience.Votremari vous a,m’a-t-il dit, donnéquelques renseignements sur le sujet. J’aimerais les compléter en maqualitédepsychologuedoyennedel’U.S.Robots.– Tony est un robot. Il figure dans les fiches de la compagnie sous
désignationTN-3,mais il répondaunomdeTony. Ilne s’agitpasd’unmonstremécanique,nid’unesimplemachineàcalculerdutypequivitlejouraucoursdelaSecondeGuerremondiale,ilyaplusdequatre-vingtsans.Ilpossèdeuncerveauartificieldont lacomplexitépourraitpresquese comparer à celle du cerveau humain. C’est un gigantesque centraltéléphonique à l’échelle atomique qui permet d’établir desmilliards decommunications, tout en gardant les proportions d’un instrument quel’onpuisselogerdansuncrâne.–Detelscerveauxsontfabriquésspécifiquementpourchaquemodèle
de robot. Chacun d’eux dispose d’un certain nombre de connexionscalculées d’avance, si bien que chaque robot connaît d’abord la langueanglaise et suffisamment d’autres notions pour accomplir le travailauquelilestdestiné.– Jusqu’à présent, l’U.S. Robots s’était limitée à la construction de
modèlesindustrielsdevantêtreutilisésendeslieuxoùletravailhumainestimpraticable–danslesminesdegrandeprofondeur,parexemple,oupourlestravauxsous-marins.Maisnousvoulonsàprésentenvahirlacité
etlamaison.Pouryparvenir,nousdevonsamenerl’hommeetlafemmeordinaires à supporter sans crainte la présence de ces robots. Vouscomprenez,j’espère,quevousn’avezrienàredouterdesapart?– C’est l’exacte vérité, Claire, s’interposa Larry. Vous pouvez m’en
croiresurparole.Illuiestimpossibledefairelemoindremal.Autrementjenevouslaisseraispasseuleensacompagnie,vouslesavezbien.ClairejetaunregardendessousàTonyetbaissalevoix:–Etsijamaisjelemettaisencolère?Inutile de parler à voix basse, dit le Dr Calvin avec calme. Il lui est
impossibledesemettreencolèrecontrevous.Jevousaidéjàditquelesconnexionsdesoncerveauétaientprédéterminées.Laplusimportantedetoutes ces connexions est ce que nous appelons la Première Loi de laRobotique,quiestainsi formulée :«Unrobotnepeutporteratteinteàun être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé audanger.»Touslesrobotssontconstruitsainsi.Aucunrobotnepeutêtrecontraint, d’aucune façon, à faire dumal à un humain. C’est pourquoinous avons recours à vous et à Tony pour effectuer une premièreexpérience pour notre gouverne, tandis que votre mari se rendra àWashingtonafindeprendrelesarrangementsnécessairespourprocéderauxtestslégaux.–Cetteopérationseraitdoncillégale?Larrys’éclaircitlagorge:–Pour l’instant,oui,maisnevous faitespasdesoucis. Ilnequittera
paslamaisonetvousnedevrezlelaisservoirdepersonne.C’esttout…Jeresteraisbienavecvous,Claire,mais je connais trop les robots. Ilnousfaut opérer avec la collaboration d’une personne complètementinexpérimentée afin d’obtenir des informations sur les cas les plusdifficiles.C’estindispensable.–Danscecas…murmuraClaire.(Puisunepenséelafrappasoudain:)
Maisquelleestsaspécialité?–Lestravauxdomestiques,réponditbrièvementleDrCalvin.Elle se leva pour prendre congé et ce fut Larry qui la reconduisit
jusqu’à la porte d’entrée. Claire demeura tristement en arrière. Elleaperçut son reflet dans la glace surmontant la cheminée et détournahâtivement les yeux. Elle était très lasse de sa petite figure de sourisfatiguée,etdesachevelurefloueetsanséclat.PuisellesurpritlesyeuxdeTonyposéssurelleetfutsurlepointdesourire,lorsqu’ellesesouvint…Iln’étaitqu’unemachine.
Larry Belmont se dirigeait vers l’aéroport lorsqu’il aperçut l’image
furtivedeGladysClaffern.Elleavaitletypedecesfemmesquisemblentfaites pour être vues par éclairs fugitifs… Fabriquée avec une parfaiteprécision ; habillée d’un œil infaillible, d’une main sans défaut ; tropresplendissantepourpouvoirêtreregardéeenface.Lelégersourirequilaprécédaitetlelégerparfumquivolaitdansson
sillagetenaientlieudedoigtsaguicheurs.Larrysentitsonpasserompre;ilportalamainàsonchapeauetrepritsamarche.Comme toujours, il ressentait cettemêmecolère vague.Si seulement
ClairevoulaitsefaufilerdanslacliqueClaffern,celafaciliteraittellementleschoses.Maisàquoibon?Claire!Lesraresfoisoùelles’étaittrouvéefaceàfaceavecGladys,la
petitesotteétaitdemeuréemuettecommeunecarpe.Ilnesefaisaitpasd’illusions.LesessaissurTonyconstituaient lagrandechancedesavie,et celle-ci se trouvait entre les mains de Claire. Combien il seraitpréférabledelasavoirentrecellesd’uneGladysClaffern!Claire s’éveilla le secondmatin au bruit d’un léger coup frappé à la
portedelachambreàcoucher.Ellefutimmédiatementalarmée,puisellesentitsonsangseglacerdanssesveines.ElleavaitévitéTonylepremierjour, laissantparaîtreunpetitsourireforcélorsqu’ellesetrouvait faceàfaceavecluiets’effaçantavecunsoninarticuléenguised’excuse.–Est-cevous,Tony?–Oui,madameBelmont.Puis-jeentrer?Elle avait sans doute dû prononcer le oui fatidique, car il fut
soudainementdanslachambresansquesonarrivéeeûtétéannoncéeparlemoindrebruit.Ilportaitunplateau.–Lepetitdéjeuner?interrogea-t-elle.–Sivouslepermettez.Elle n’aurait pas osé refuser, aussi se dressa-t-elle lentement pour
recevoirleplateausursesgenoux:œufsbrouillés,paingrillébeurré,café.– J’ai apporté le sucre et la crème séparément, dit Tony, j’espère
qu’avec le temps j’apprendrai vos préférences sur ce point et sur lesautres.Elleattendait.Tony,droitetflexiblecommeunerègled’acier,demandaauboutd’un
moment:
–Peut-êtreaimeriez-vousmieuxmangerseule?–Oui…C’est-à-diresivousn’yvoyezpasd’inconvénient.–N’aurez-vous pas besoin demon aide un peu plus tard pour vous
habiller?–Ciel,non!Ellesecramponnafrénétiquementaudrap,sibienquelatassedecafé
penchadangereusement,frisantlacatastrophe.Claireconservalamêmepose,puis se laissaaller à la renverse sur l’oreiller lorsqu’il eutdisparuderrièrelaporte.Ellevinttantbienquemalàboutdesondéjeuner…Cen’étaitqu’une
machine,etsiseulementcetétatmécaniqueavaitétéunpeuplusvisible,elleauraitressentimoinsdefrayeurdesaprésence.Ous’ilavaitchangéd’expression.Maiscelle-cidemeuraitinvariablementlamême.Commentdeviner cequi sepassaitderrière ces yeux sombreset cettedoucepeauolivâtre ? La tasse vide fit un léger bruit de castagnettes lorsqu’elle lareposasurlasoucoupe,dansleplateau.Puiselles’aperçutqu’elleavaitoubliéd’ajouteràsoncafélesucreetla
crème,etpourtantDieusaitsiellenepouvaitpassouffrirlecafénoir.Sitôt habillée, elle se rendit comme un météore de la chambre à
coucheràlacuisine.C’étaitsamaison,aprèstout,etsiellen’étaitpasunemaniaque duménage, elle aimait à voir sa cuisine propre. Il aurait dûattendrequ’ellevîntluidonnersesordres…Mais lorsqu’elle pénétra dans le sanctuaire où elle procédait à
l’élaborationdesrepas,onauraitpucroirequelafabriquevenaitdelivrerunblocdecuisineflambantneuf,àl’instantmême.Elledemeura immobilede saisissement, tourna les talonset faillit se
jeterdansTony.Ellepoussauncri.–Puis-jevousaider?demanda-t-il.–Tony…(Elledominalacolèrequivenaitdesuccéderàsafrayeur)il
fautquevousfassiezdubruitenmarchant.Jenepeuxpassupporterquevousmetombiezdessuscommeunfantôme…Nevousêtes-vousservideriendanslacuisine?–Maissi,madameBelmont.–Onnelediraitpas.– Je l’ai nettoyée après avoir préparé le déjeuner. N’est-ce pas
l’habitude?Claireouvritdegrandsyeux.Quepouvait-ellerépondreàcela?Elleouvritlecompartimentquicontenaitlesustensiles,jetaunregard
rapideetdistraitsurlemétalquiresplendissaitàl’intérieur,puisditavec
unfrémissementdanslavoix:–Trèsbien.Toutàfaitsatisfaisant!Si,àcemoment,ilsefûtépanoui,silescoinsdesabouchesefussent
tant soit peu relevés, elle aurait eu un élan vers lui, elle en avaitl’impression.Maisc’estavecunflegmedelordanglaisqu’ilrépondit:–Jevousremercie,madameBelmont.Vousplairait-ild’entrerdansla
salledeséjour?Apeineeut-ellefranchileseuildelapiècequ’elleéprouvaunenouvelle
surprise:–Vousavezastiquélesmeubles?–Letravailest-ilàvotreconvenance,madameBelmont?–Maisquandavez-vousfaitcenettoyage.Sûrementpashier.–Lanuitdernière,naturellement.–Vousavezbrûlédelalumièretoutelanuit?–Oh!non.C’étaittoutàfaitinutile.Jepossèdeunesourcederayons
ultravioletsincorporée.Et,bienentendu,jen’aipasbesoindesommeil.Néanmoins,ilavaitbesoind’admiration.Elles’enrenditcompteàcet
instant. Il lui était indispensable de savoir s’il avait plu à samaîtresse.Maisellenepouvaitserésoudreàluidonnerceplaisir.Elleneputquerépondreaigrement:–Vospareilsauronttôtfaitderéduirelesgensdemaisonauchômage.–Onpourralesoccuperàdestravauxautrementimportantsunefois
qu’ils seront libérés des corvées domestiques. Après tout, madameBelmont,desobjetstelsquemoipeuventêtremanufacturés,maisriennepeutégalerlegéniecréateuretl’éclectismed’uncerveaucommelevôtre.Bien que son visage demeurât impassible, sa voix était chargée de
respectetd’admiration,aupointqueClairerougitetmurmura:–Moncerveau?Vouspouvezleprendre!Tonys’approchaquelquepeu:–Vousdevezêtrebienmalheureusepourprononcerunetellephrase.
Puis-jefairequelquechosepourvous?Un instant,Claire fut sur le point d’éclater de rire. La situation était
d’unridiculeachevé:unbrosseurdetapisarticulé,unlaveurdevaisselle,unastiqueurdemeubles,unbonàtoutfaire,toutfraissortideschaînesde montage… qui venait lui offrir ses services comme consolateur etconfident…Pourtant,elles’écriasoudaindansuneexplosiondechagrin:–M.Belmontnepensepasquejepossèdeuncerveau,sivousvoulez
toutsavoir…etsansdouten’enai-jepas!
Elle ne pouvait se laisser aller à pleurer devant lui. Il lui semblaitqu’elledevaitsauvegarderl’honneurdelaracehumaineenprésencedelacréationquiétaitsortiedesesmains.–C’esttoutrécent,ajouta-t-elle.Toutallaitbienlorsqu’iln’étaitencore
qu’unétudiant, lorsqu’ildébutait.Maisjesuisincapabledejouerlerôlede la femme d’un homme important ; et il va devenir important. Ilvoudrait que je me fasse hôtesse et que je l’introduise dans la viemondaine…comme…commeGladysClaffern.Elleavaitlenezrougeetelledétournalatête.MaisTonynelaregardaitpas.Sesyeuxerraientàtraverslapièce:–Jepeuxvousaideràdirigerlamaison.– Mais elle ne vaut pas un clou ! s’écria-t-elle farouchement. Il lui
faudrait un je ne sais quoi que je suis incapable de lui donner. Je saisseulementlarendreconfortable;maisjamaisjenepourrailuidonnercetaspectquel’onvoitauxintérieursreprésentésdanslesmagazinesdeluxe.–Est-celegenrequevousaimeriez?–Aquoiservirait-ildedésirerl’impossible?LesyeuxdeTonys’étaientposéssurelle:–Jepourraisvousaider.–Connaissez-vousquelquechoseàladécorationintérieure?–Celaentre-t-ildanslesattributionsd’unebonneménagère?–Certainement.– Dans ce cas, je peux l’apprendre. Pourriez-vous me procurer des
livressurlesujet?C’estàcetinstantquequelquechosecommença.Claire,quisecramponnaitàsonchapeaupourrésisteraux fantaisies
facétieusesque leventprenaitavec lui,avait ramenéde labibliothèquepublique deux épais traités sur l’art domestique. Elle observa Tonylorsqu’ilouvritl’und’euxetsemitàlefeuilleter.C’étaitlapremièrefoisqu’ellevoyaitsesdoigtss’activeràunebesogneexigeantdeladélicatesse.« Je ne comprends pas comment ils peuvent obtenir un pareil
résultat»,pensa-t-elle,et,pousséeparuneimpulsionsubite,ellesaisitlamaindurobotet l’attiraverselle.Tonynerésistapasetlalaissainerte,pourluipermettredel’examiner.– C’est remarquable, dit-elle, même vos ongles ont l’air absolument
naturels.–C’estvoulu,biensûr, réponditTony.Lapeauestconstituéeparun
plastiquesouple,etlacharpentequitientlieudesqueletteestfaited’unalliagedemétauxlégers.Celavousamuse?–Pasdutout.(Ellelevasonvisagerougi.)J’éprouveunecertainegêne
à jeterunregard indiscretdansvosviscères, si jepuisdire.Celanemeconcernenullement.Vousnemeposezaucunequestionsurmespropresorganesinternes.–Mesempreintescérébralesnecomportentpascegenredecuriosité.
Jenepuisagirquedanslalimitedemespossibilités.Clairesentitquelquechosesenoueràl’intérieurdesoncorpsaucours
du silence qui suivit. Pourquoi oubliait-elle constamment qu’il n’étaitqu’une simplemachine ?Paradoxalement, c’était lamachinequi venaitdeleluirappeler.Etait-elleàcepointfrustréedetoutesympathiequ’elleen venait à considérer un robot comme son égal… parce qu’il luitémoignaitdel’intérêt?ElleremarquaqueTonycontinuaitàfeuilleterlespages–vainement,
aurait-onpucroire,etellesentitmonterenelleunsoudainsentimentdesupérioritéquiluiprocurauncertainsoulagement:–Vousnesavezpaslire,n’est-cepas?Tonylevalatête:– Je suis en train de lire,madameBelmont, dit-il d’une voix calme,
sanslamoindrenuancedereproche.Elledésignalelivred’ungestevague:–Mais…– J’explore les pages, si c’est là ce que vous voulez dire.Ou, si vous
préférez,jelesphotographieenquelquesorte.Le soir était déjà tombé ; lorsque Claire se mit au lit, Tony avait
parcouruunegrandepartiedusecondvolume,assisdansl’obscurité,oudumoinscequiparaissaitêtrel’obscuritéauxyeuximparfaitsdeClaire.Sadernièrepensée,cellequivintl’assailliraumomentoùellesombrait
dans lenéant, futunepenséebizarre.Elle se souvintdenouveaude samain ; du contact de sa peau, douce et tiède comme celle d’un êtrehumain.Quelle habileté on déployait à la fabrique, pensa-t-elle, puis elle
s’endormit.Durant les joursquisuivirent,cefutunva-et-vientcontinuelentre la
maisonetlabibliothèquemunicipale.Tonysuggéraitdeschampsd’étudequisesubdivisaientrapidement.Ilyavaitdeslivressurlafaçond’assortirlescouleursetsurlesfards;surlacharpenteetsurlesmodes;surl’artetsurl’histoireducostume.
Iltournaitlesfeuillesdechaquepagedevantsesyeuxsolennelsetlisaitàmesure;ilsemblaitincapabled’oublier.Avant la fin de la semaine, il lui avait demandé avec insistance de
coupersescheveux,l’avaitinitiéeàunenouvelleméthodedecoiffure,luiavaitsuggéréderectifierlégèrementlalignedesessourcilsetdemodifierlateintedesapoudreetdesonrougeàlèvres.Elle avait palpité une heure durant d’une terreur nerveuse sous les
effleurementsdélicatsdesesdoigts inhumains,puiselles’étaitregardéedanslemiroir.– On peut faire bien davantage, avait dit Tony, surtout en ce qui
concernelesvêtements.Qu’endites-vouspourundébut?Ellen’avaitrienrépondu;dumoinspendantquelquetemps.Pasavant
d’avoirassimilé l’identitéde l’étrangèrequi laregardaitdanssonmiroiretcalmé l’étonnementqui luiétaitvenudesabeauté.Puiselleavaitditd’une voix étranglée, sans quitter un seul instant des yeux laréconfortanteimage:–Oui,Tony,c’esttrèsbien…pourundébut.Elle ne disait mot de tout cela dans ses lettres à Larry. Qu’il ait le
plaisir de la surprise ! Et quelque chose lui disait que ce n’était passeulement la surprisequ’elle escomptait.Ce serait commeune sortederevanche.– Il est tempsdecommenceràacheter,ditTonyunmatin, et jen’ai
pas le droit de quitter la maison. Si je vous fais une liste précise desarticles nécessaires, puis-je compter sur vous pour me les procurer ?Nousavonsbesoindedraperies etde tissusd’ameublement,depapiersdetapisserie,detapis,depeinture,devêtementsetmilleautreschosesdemoindreimportance.–Onnepeutobtenirtouscesarticlesimmédiatementetsansdélai,dit
Clairesuruntondedoute.–Apeudechoseprès,àconditiondefouillerlavilledefondencomble
etquel’argentnesoitpasunobstacle.–Mais,Tony,l’argentestcertainementunobstacle.– Pas du tout. Présentez-vous tout d’abord à l’U.S. Robots. Je vous
remettraiunbillet.AllezvoirleDrCalvinetdites-luiquecesachatsfontpartiedel’expérience.
Le Dr Calvin l’impressionna moins que le premier soir. Avec sonnouveauvisageetsonchapeauneuf,ellen’étaitplustoutàfaitlamêmeClaire.Lapsychologue l’écouta attentivement, posaquelquesquestions,hocha la tête… et Claire se retrouva dans la rue, porteuse d’un créditillimitésurlecomptedel’U.S.Robots.L’argentpeutréaliserdesmiracles.Avectoutlecontenud’unmagasin
àsadisposition,lesukasesd’unevendeusen’étaientpasnécessairementredoutables ; les sourcilshaut levésd’undécorateurneportaientpas lafoudredeJéhovah.Et à un certain moment, lorsque l’une des Autorités les plus
Imposantes, trônant dans l’un des plus chics salons de l’établissement,eutlevéunsourcilhautainsurlalistedesarticlesquidevaientcomposersagarde-robeetprononcédescontestationssuruntondédaigneux,elleappelaTonyautéléphoneettenditlerécepteuràl’importantpersonnage.–Sivousn’yvoyezpasd’inconvénient…(Lavoixferme,maislesdoigts
un peu fébriles :) je vais vous mettre en rapport avec mon… euh…secrétaire.SaGrandeur sedirigea vers le téléphoneavec lebras solennellement
recourbédanslecreuxdudos.Ellesaisitlerécepteur,ditdélicatement:«Oui?»Unecourtepause,unautre«oui»,ensuiteunepausebeaucoupplus longue,uncommencementd’objectionquis’éteignitpromptement,unenouvellepause,puisun«oui»trèshumble,etlerécepteurrepritsaplacesursonberceau.–SiMadameveutbienmesuivre,dit-ild’unairoffenséetdistant, je
m’efforceraideluifournircequ’elledemande.–Uneseconde.(Claireseprécipitadenouveauautéléphone,formaun
numéro sur le cadran :)Allô,Tony, jene saispas cequevousavezdit,maisvousavezobtenudesrésultats.Merci.Vousêtesun…(Ellecherchalemotapproprié,neletrouvapasetterminaparunpetitcridesouris:)…un…unchou!Lorsqu’elle reposa le récepteur, elle se trouva nez à nez avec Gladys
Claffern. Une Gladys Claffern légèrement amusée et, il faut le dire,quelquepeu suffoquée, qui la regardait, le visage légèrement tiré sur lecôté.–MadameBelmont?AussitôtClaire eut l’impressionqu’elle se vidait de son sang.Elle ne
putquehocherstupidementlatête,commeunemarionnette.Gladyssouritavecuneinsolenceindéfinissable:–Tiens,jenesavaispasquevousvousfournissezici?
Oneûtditque,decefait,lemagasins’étaitdéfinitivementdéshonoré.–Jen’yvienspastrèssouvent,ditClaireavechumilité.–Ondiraitquevousavezquelquepeumodifiévotrecoiffure?…Ellea
quelquechosedebizarre…J’espèrequevousexcuserezmonindiscrétion,mais j’avais l’impressionque le prénomde votremari était Lawrence ?Non,jenemetrompepas,c’estbienLawrence.Claireserralesdents,maisilluifallaitdonnerdesexplications.Ellene
pouvaits’endispenser:–Tonyestunamidemonmari.Ilabienvoulumeconseillerdansle
choixdequelquesarticles.–Jecomprends.Etjedonneraismamainàcouperquec’estunchou.Sur ce trait elle quitta le magasin, entraînant dans son sillage la
lumièreetlachaleurdumonde.Claires’avouaitentoutefranchisequec’estauprèsdeTonyqu’elleétait
venue chercher consolation. Dix jours l’avaient guérie de cetterépugnancequil’écartaitinvinciblementdurobot.Aprésentellepouvaitpleurerdevantlui,pleureretdonnerlibrecoursàsarage.– J’ai fait figure d’imbécile totale ! tempêtait-elle en soumettant son
mouchoirdétrempéàlatorture.Elleavoulumeridiculiser.Pourquoi?Jen’ensaisrien.Etcommeellearéussi!J’auraisdûluidonnerdescoupsdepied.J’auraisdûlajeterparterreetluidansersurleventre!– Est-il possible que vous puissiez haïr un être humain à ce point ?
demandaTonyavecdouceuretperplexité.Cettepartiedel’âmehumainedemeurepourmoiincompréhensible.–Cen’estpasquejeladétestetellement,gémit-elle.Jem’enveux,je
suppose,denepouvoir lui ressembler.Ellereprésentepourmoi toutceque je voudrais être… extérieurement dumoins… et que je ne pourraijamaisdevenir.LavoixdeTonysefitbasseetconvaincantedanssonoreille:– Vous le deviendrez,madameBelmont, vous le deviendrez. Il nous
reste encore dix jours et, en dix jours, la maison peut devenirméconnaissable.N’est-cepascequenousavonsentrepris?–Etenquoilatransformationdemamaisonpourra-t-ellemeservirà
sesyeux?– Invitez-la à vous rendre visite. Invitez ses amis. Organisez la
réception pour la veille de… de mon départ. Ce sera une sorte dependaisondecrémaillère.
–Elleneviendrapas.–Aucontraire,ellenevoudraitpasmanquercelapourunempire.Elle
viendrapourrireàvosdépens…maiselleenserabienincapable.– Vous le pensez vraiment ? Oh ! Tony, vous croyez que nous
réussirons?Elletenaitlesdeuxmainsdurobotentrelessiennes…Puis,détournant
sonvisage:–Maisàquoicelapourrait-ilbienservir?Ceneserapasmonœuvre,
maislavôtre.Jenepeuxm’enadjugerlemérite!–Nulnepeutvivredansunsplendideisolement,murmuraTony.Les
connaissancesquejepossèdeontétédéposéesenmoi.CequevousvoyezenGladysClaffernn’estpassimplementGladysClaffern.Ellebénéficiedetout ce que peuvent apporter l’argent et une position sociale. Elle n’endisconvient pas. Pourquoi agiriez-vous autrement ?… Nous pouvonsconsidérer ma position sous un autre jour, madame Belmont. Je suisconstruit pour obéir, mais c’est à moi qu’il revient de délimiter monobéissance. Jepuis exécuter les ordres à la lettre ou faire preuved’unecertaine initiative. Je vous sers en faisant appel à toutes les facultés deréflexiondontjedispose,carj’aiétéconçupourvoirleshumainssousunjour qui correspond à l’image que vous me montrez. Vous êtesbienveillante, bonne, sans prétentions. Mme Claffern est apparemmenttoutl’opposé,etlesordresquejerecevraisd’elle,jenelesexécuteraispasdelamêmefaçon.Sibienqu’enfindecomptec’estàvousetnonpointàmoiquerevienttoutleméritedecettetransformation.Il retira ses mains qu’elle tenait toujours entre ses doigts, et Claire
considérad’unairsongeurl’inscrutablevisage.Denouveau,ellesesentitenvahiepar l’effroi,mais ce sentiment avaitprisunaspect entièrementnouveau.Elleeutunecontractiondegorgeetconsidérasesdoigtsdontlapeau
fourmillait encorede l’étreintedu robot. Impression inimaginable !Lesdoigts de Tony avaient pressé les siens, et avec quelle douceur, quelletendresse,justeavantdeleslibérer.Non!Sesdoigts…Sesdoigts…Elleseprécipitaàlasalledebainsetselavalesmainsavecuneénergie
aveugle…maisvaine.Lelendemain,elleéprouvaunpeudegêneenseretrouvantdevantlui;
ellel’épiaità ladérobée,attendantcequipourraitbiensepasser…maisrienneseproduisitpendantquelquetemps.Tonytravaillait.S’iléprouvaitquelquedifficultéàcollersurlesmursle
papierdetapisserieouàétalerlapeintureàséchagerapide,sonattituden’en laissait rien paraître. Sesmains semouvaient avec précision ; sesdoigtsétaientprestesetprécis.Il besognait toute la nuit durant, mais nul bruit ne venait jamais
frapperlesoreillesdeClaireetchaquematinétaitunenouvelleaventure.Impossibledefairelecomptedestravauxaccomplisetpourtant,chaquesoir, elle était confrontée avec de nouvelles touches apportées autableau…Une seule fois, elle tenta de lui apporter son assistance et sa
maladressetouthumainedécourageasabonnevolonté.Ils’affairaitdanslachambrevoisine,etelleaccrochaituntableauaupointmarquépar lecoupd’œild’uneinfaillibilitémathématiquedeTony.Surlemur,letraitminuscule;àsespieds,letableau;enelleleremordsdesonoisiveté.Maiselleétaitnerveuse…oubienl’escabeauétait-ilbranlant?Elle le
sentit se dérober sous elle et poussa un cri de frayeur. L’escabeaus’écroula sans l’entraîner dans sa chute, car Tony, avec une céléritéinimaginablepourunêtredechairetdesang,lareçutdanssesbras.Sesyeuxcalmesetsombresn’exprimaientrienetsavoixchaleureuse
neprononçaquedesmots:–Vousn’avezpasdemal,madameBelmont?Elle remarqua l’espace d’un instant que sa main, par un réflexe
instinctif, avaitdûdéranger la chevelure lustréeet elle s’aperçutqu’elleétaitcomposéedefilsdistinctsquiétaientdefinscheveuxnoirs.Ettoutd’uncoup,ellefutconscientedesesbrasquiluientouraientles
épaules et les jambes, au-dessus des genoux… d’une étreinte ferme ettiède.Elle se dégagea en poussant un cri qui retentit dans ses propres
oreilles.Ellepassalerestedelajournéedanssachambre,etàpartirdecemoment elle ne dormit plus qu’avec une chaise arc-boutée contre lapoignéedelaporte.Elle avait lancé les invitations et, comme Tony l’avait prévu, elles
furentagréées.Ilneluirestaitplusàprésentqu’àattendrel’ultimesoirée.Ellevintensontemps.Lamaisonétaitméconnaissableaupointqu’elle
s’y trouvait presque étrangère. Elle la parcourut une dernière fois –
toutes les pièces avaient changé d’aspect. Elle-même portait desvêtementsquiluieussentparuinvraisemblablesautrefois…maisunefoisqu’onaosé,ilsvousapportentconfianceetfierté.Devant le miroir, elle essaya une expression d’amusement
condescendantetlemiroirluirenvoyamagistralementsamouehautaine.Qu’allaitdireLarry?…Chosecurieuse,ellenes’eninquiétaitguère.Ce
n’estpas lui qui allait apporterdes joursd’activitépassionnée.C’est aucontraire Tony qui les emporterait avec lui. Phénomène étrange entretous!Elletentaderetrouverl’étatd’espritquiétaitlesien,troissemainesauparavant,etn’yparvintaucunement.La pendule sonna 8 heures qui lui parurent autant de pulsations
chargéesd’angoisse.EllesetournaversTony:–Ilsvontbientôtarriver,Tony.Ilnefautpasqu’ilssachent…Elleleconsidéraunmomentd’unregardfixe.–Tony,dit-elled’unevoixàpeineperceptible.Tony!répéta-t-elleavec
plusdeforce.Tony!–etcettefoiscefutpresqueuncridedouleur.Mais sesbras l’enlaçaientàprésent ; le visagedu robotétaitprèsdu
sien ; sonétreinte s’était faite impérieuse.Elleperçut sa voix aumilieud’untumulted’émotionsoùilluisemblaitseperdrecommeaufondd’unbrouillard.–Claire,disaitlavoix,ilestbiendeschosesquejenesuispasfaitpour
comprendre, et ceque je ressens est sansdoutede celles-là.Demain jedoispartiretjeneledésirepas.Jedécouvrequ’ilyaplusenmoiquelesimpledésirdevoussatisfaire.N’est-cepasétrange?Son visage s’était rapproché ; ses lèvres étaient chaudes mais ne
laissaientfiltreraucunehaleine…carlesmachinesnerespirentpas.Ellesallaientseposersurcellesdelajeunefemme.…Acemoment,lasonnettedelaported’entréetinta.Ellesedébattitquelquesinstants,lesoufflecourt;l’instantd’après,il
avait disparu et de nouveau la sonnette se faisait entendre. Songrelottementintermittentserenouvelaitavecdeplusenplusd’insistance.Les rideauxdes fenêtresde façadeavaientétéouverts.Or, ils étaient
fermésunquartd’heureplustôt.Elleenétaitcertaine.Par conséquent, on les avait vus. Tous avaient dû les voir… et ils
avaienttoutvu…tout!
Ilsavaient fait leurentrée,engroupe,avecuntel luxed’urbanité…lameutesepréparantàlacurée…avecleursyeuxscrutateursauxquelsrienn’échappait. Ils avaient vu. Sinon pourquoi Gladys aurait-elle réclaméLarrydesavoixlaplusdésinvolte?EtClaire,piquéeauvif,d’adopteruneattitudededéfiqueledésespoirrendaitencoreplusarrogante.Oui,ilestabsent.Ilseraderetourdemain,jesuppose.Non,jeneme
suispasennuyéeseule.Paslemoinsdumonde.Aucontraire,j’aivécudesinstants passionnants. Et de leur rire au nez. Pourquoi pas ? Quepourraient-ilsfaire?Larrycomprendraitlefinmotdel’histoire,sijamaisellevenaitàsesoreilles.Ilsauraitquepenserdecequ’ilsavaientcruvoir.Maisilsn’avaientaucuneenviederire.ElleenlutlaraisondanslesyeuxpleinsdefureurdeGladysClaffern,
danssaconversationétincelantemaisquisonnaitfaux,danssondésirdeprendrecongédebonneheure.Etenreconduisantsesinvités,ellesurpritunderniermurmureanonymeetentrecoupé:–…jamaisvuunêtre…d’unetellebeauté…Elle sut alors ce qui lui avait permis de les traiter avec autant de
dédaigneux détachement. Que les loups hurlent donc ! Mais qu’ellessachent, ces péronnelles, qu’elles pouvaient bien être plus jolies queClaire Belmont, et plus riches, et plus imposantes…mais que pas uneseuled’entreelles–pasuneseule–n’avaitunamoureuxaussibeau!Et puis elle se souvint, une fois de plus, que Tony n’était qu’une
machineetellesentitsapeausehérisser.–Allez-vous-en!Laissez-moi!s’écria-t-elleàl’adressedelachambre.Puisellesejetasursonlit.Ellenecessadepleurerduranttoutelanuit.
Le lendemain, un peu avant l’aube, alors que les rues étaient désertes,unevoiturevints’arrêterdevantlamaisonetemportaTony.LawrenceBelmontpassadevantlebureauduDrCalvin,et,mûparune
impulsion soudaine, frappa à la porte. Il trouva la psychologue encompagnie du mathématicien Peter Bogert, mais il n’hésita pas pourautant.– Claire m’a déclaré que l’U.S. Robots a payé tous les frais de
transformationdemamaison…dit-il.– Oui, dit le Dr Calvin. Nous avons assumé ces dépenses, estimant
qu’elles faisaient nécessairement partie d’une expérience pleined’enseignements. Votre nouvelle situation d’ingénieur associé vouspermettradésormaisd’entretenircetraindevie,jesuppose.
– Ce n’est pas ce qui m’inquiète. Du moment que Washington aapprouvélestests,jepensequenouspourronsnousprocurerunnouveaumodèleTNdèsl’annéeprochaine.Il fit le gestede sortir avechésitation,puis se ravisaavecnonmoins
d’hésitation.–Ehbien,monsieurBelmont?demanda leDrCalvinaprèsun léger
silence.– Je me demande… commença Larry. Je me demande ce qui s’est
réellement passé chez moi durant mon absence. Elle – Claire – mesembletellementdifférente.Cen’estpasseulementsonapparence…bienque je sois littéralement stupéfait, je l’avoue. (Il eut un rire nerveux.)C’estelle!Etpourtantjenereconnaisplusmafemme…Jen’arrivepasàm’expliquer…– A quoi bon chercher ? Etes-vous déçu en quoi que ce soit des
changementsintervenus?–Au contraire.Mais cela ne laisse pas dem’effrayer un peu, voyez-
vous…–Avotreplace,jenemeferaispasdesoucis,monsieurBelmont.Votre
femme s’est fort bien tirée de l’aventure. A franchement parler, jen’attendaispasde l’expériencedesenseignementsaussi complets.Noussavons exactement quelles corrections il conviendra d’apporter aumodèleTN,et lemériteenreviententièrementàMmeBelmont.Sivousvoulezlefonddemapensée,j’estimequevousêtesdavantageredevabledevotreavancementàvotrefemmequ’àvospropresmérites.CettedéclarationsansfardfittiquervisiblementLarry.–Dumomentquecelanesortpasde la famille…conclut-ilde façon
peuconvaincanteavantdeprendrecongé.SusanCalvinregardalaportesefermer:–Jecroisquemafranchisen’apasététellementdesongoût…Avez-
vouslulerapportdeTony,Peter?–Avec laplusgrandeattention,ditBogert.Nepensez-vouspasqu’il
seraitnécessaired’apporterquelquesmodificationsaumodèleTN-3?–Vouscroyez?demandavivementSusanCalvin.Etsurquoifondez-
vousvotreraisonnement?Bogertfronçalessourcils:– Aucun raisonnement n’est nécessaire pour aboutir à cette
conclusion.Ilestévidentquenousnepouvonslâcherdanslanatureun
robotquifasselacouràsamaîtresse,sivousvoulezbienexcuserlejeudemots.– Juste ciel, Peter, vous me décevez. Alors, vraiment, vous ne
comprenez pas ? Ce robot se devait d’obéir à la Première Loi. ClaireBelmontcouraitledangerd’êtregravementaffectéedufaitdesespropresinsuffisances,cequ’ilnepouvaitpermettre.C’estpourquoiilluiafaitlacour.Quellefemme,eneffet,nes’enorgueilliraitd’avoiréveillélapassionchezunemachine–chezunefroidemachinesansâme?C’estpourquoiiladélibérémentouvertlesrideauxcesoir-là,afinquelesautrespuissentlavoirdanssascèned’amouretenconcevoirdelajalousie…sanspourcelacompromettre en rien le ménage de Claire. Je pense que Tony s’estconduitfortintelligemment…–Vraiment?Lefaitqu’ilsesoitagid’unsimulacrechange-t-ilquelque
choseà l’affaire?N’a-t-ellepassubiuneaffreusedéception?Relisez lerapport.Ellel’aévité.Elleacriélorsqu’ill’aprisedanssesbras.Ellen’apas fermé l’œilde lanuit suivante…enproieàunecrisedenerfs.Cela,nousnepouvonsl’admettre.–Peter, vous êtes aveugle.Vousêtes aussi aveugleque je l’ai été.Le
modèleTNseraentièrementreconstruit,maispaspourcetteraison.Bienaucontraire,bienaucontraire.Ilestcurieuxquecetteparticularitém’aitéchappéaudébut…(Sesyeuxavaientprisuneexpressionprofondémentsongeuse :) Mais peut-être n’est-ce qu’en raison de mes propresdéficiences. Voyez-vous, Peter, les machines ne peuvent tomberamoureuses,maislesfemmesensontfortcapables–mêmelorsqueleuramourestsansespoiretl’objetdeleurflammehorrifiant!
LENNY
L’UnitedStatesRobotsavaitunproblème,etceproblèmeétaitceluidelapopulation.Peter Bogert, mathématicien en titre, se dirigeait vers l’atelier
d’assemblage lorsqu’il rencontra Alfred Lanning, Directeur desRecherches.Lanningfronçaitsesférocessourcilsetobservaitlachambredel’ordinateuràtraverslabalustrade.Al’étageinférieur,souslebalcon,uneprocessiondevisiteursdesdeux
sexes et d’âges divers jetait des regards curieux alentour, tandis qu’unguiderécitaituncommentaire.–L’ordinateurquevousavezsouslesyeux,disait-il,estleplusgrand
du monde dans sa catégorie. Il contient cinq millions trois cent millecryotrons et est capable de traiter simultanément plus de cent millevariables.Grâceàsonconcours, l’U.S.Robotsestàmêmedeconstruireavecprécisionlescerveauxpositroniquesdesnouveauxmodèles.–Lesspécificationssontintroduitessurunrubanquel’onperforepar
lemoyendececlavier–unpeudanslegenred’unemachineàécriretrèscomplexeoud’unelinotype,àceciprèsquel’ordinateurnetraitepasdeslettres,maisdesconcepts.Lesspécificationssont traduitesensymboleslogiqueséquivalentsetceux-ciàleurtoursontconvertisenperforationsrépartiesenfiguresconventionnelles.–Enmoins d’uneheure, l’ordinateur peut fournir à noshommesde
science ledessind’uncerveauquioffrira tous les réseauxpositroniquesnécessairespourlafabricationd’unrobot…AlfredLanninglevaenfinlesyeuxetremarqualaprésencedel’autre.–C’estvousPeter?fit-il.Bogertlevalesmainspourlisserunechevelurenoireetbrillantedont
laparfaiteordonnancerendaitcesoinsuperflu:– Apparemment, vous ne pensez pas grand bien de cette pratique,
Alfred.Lanningpoussaungrognement.L’idéedefaireaccéderlepublicdans
les établissements de l’U.S. Robots sous la conduite d’un guide étaitd’origine fort récente et devait, dans l’esprit des initiateurs, servir undoublebut.D’unepart celapermettait auxgensd’approcher les robots,
de se familiariser petit à petit avec eux et de vaincre ainsi la peurinstinctive que leur inspiraient ces êtres mécaniques. D’autre part, onespérait intéressercertainssujetset lesameneràconsacrer leurvieauxrecherchesenrobotique.–Vouslesavezbien,ditenfinLanning.Letravailsetrouvebouleversé
unefoisparsemaine.Sil’ontientcomptedesheuresperdues,leprofitestinsignifiant.–C’est-à-direquelesvocationsnouvellessonttoujoursaussirares?– Il yabienquelquescandidaturespour lespostesaccessoires.Mais
c’est de chercheurs que nous avons besoin, vous ne l’ignorez pas. Lemalheur,c’estque,lesrobotsétantinterditssurlaTerreproprementdite,ilexisteunpréjugécontrelemétierderoboticien.–CemauditcomplexedeFrankenstein,ditBogert,répétantàdessein
l’unedesphrasesfavoritesdeLanning.Celui-cinecompritpaslataquinerie:–J’auraisdûm’yfairedepuisletemps,maisjen’yparviendraijamais.
Onpourraitcroireque,denosjours,toutêtrehumainrésidantsurTerreseraitparfaitement conscientque les troisLois constituentune sécuritétotale ;que les robotsneprésententaucundanger.Prenezparexemplecettebandedecroquants.(Iljetasurlafouleunregardirrité.)Regardez-les ! La plupart d’entre eux traversent l’atelier d’assemblage comme ilsmonteraient sur le scenic railway, pour le frissondepeurqu’il leur faitcourir le longde l’échine. Puis, lorsqu’ils pénètrent dans la salle où estexposé lemodèleMEC– qui n’est capable de rien faire d’autre que des’avancer de deux pas, d’annoncer « Enchanté de vous connaître,monsieur»,deserrerlamain,puisdereculerdedeuxpas–lesvoilàquibattent précipitamment en retraite, tandis que les mères affoléesentraînent leur progéniture. Comment espérer un travail cérébral de lapartdetelsidiots?Bogert n’avait aucune réponse à proposer. Ensemble ils jetèrent un
nouveau regard à la file des badauds, quittant à présent la salle del’ordinateur pour pénétrer dans l’atelier d’assemblage des cerveauxpositroniques.Puis ils s’en furent. Il se trouveque leurattentionne futnullement attirée par le dénomméMortimerW. Jacobson, âgéde seizeans– qui, il faut lui rendre cette justice, ne pensait aucunement àmalfaire.Enfait,ilestmêmeimpossiblededirequecefutlafautedeMortimer.
Lejouroùlesateliersétaientouvertsaupublicétaitparfaitementconnudetouslesouvriers.Touslesappareilssetrouvantauxabordsducircuitprévuauraientdûêtreparfaitementneutralisésoumissousclef,puisqu’ilestdéraisonnabled’attendredelapartd’êtreshumainsqu’ilsrésistentàlatentationdemanipulerboutons,leviersoupoignées.Deplus,leguideauraitdûmontrerunevigilancedetouslesinstantspourarrêteràtempsceuxquiauraientmanifestéquelquevelléitéd’ysuccomber.Mais,aumomentdontnousparlons,leguideétaitpassédanslapièce
suivanteetMortimeroccupaitlaqueuedelafile.Ilpassadevantleclavierqui servait à introduire les spécifications dans l’ordinateur. Il n’avaitaucunmoyende soupçonnerque lamachine était précisément en traind’élaborerlesplansd’unnouveaurobot,sinon,étantungarçonbiensage,ilseseraitabstenudetoucherauclavier.Ilnepouvaitsedouterque,parune négligence que l’on pourrait qualifier de criminelle, un technicienavaitomisdeneutraliserleditclavier.Si bien queMortimer tapota le fameux clavier au hasard, comme il
auraitjouéd’uninstrumentdemusique.Ilnes’aperçutpasqu’unrubanperforésortaitdel’ordinateurdansune
autrepartiedelapièce–discrètement,silencieusement.De son côté, lorsqu’il revint dans les parages, le technicien ne
remarqua riend’anormal. Il éprouvaquelque inquiétude endécouvrantqueleclavierétaitencircuit,maisilneluivintpasàl’espritdeprocéderàdes vérifications. Au bout de quelques minutes, son inquiétude avaitdisparuetilcontinuadefournirdesinformationsàl’ordinateur.QuantàMortimer,ni à cemomentniplus tard, ilne sedoutade ce
qu’ilvenaitdefaire.LenouveaumodèleLNEétaitconçupourletravaildanslesminesde
bore sur la ceinture des astéroïdes. Les dérivés du bore augmentaientannuellementdevaleur,carilsconstituaientlesproduitsessentielspourla construction des micro-piles à protons qui assuraient la fournitured’énergiedutypeleplusrécentàborddesvaisseauxdel’espace;or,lesmaigresréservesterrestrescommençaientàs’épuiser.Dupointdevuephysique,celasignifiaitquelesrobotsLNEdevraient
êtreéquipésd’yeuxsensiblesauxraieslesplusimportantesdansl’analysespectroscopiquedesmineraisdebore,ainsiquedemembresdu type leplusadaptéautravaildumineraietàsatransformationenproduitfini.Commetoujours,cependant,c’étaitl’équipementcérébralquiconstituait
leproblèmemajeur.LepremiercerveaupositroniqueLNEvenaitd’êtreterminé.C’étaitun
prototypequiiraitrejoindretouslesautresprototypesdanslacollectiondel’U.S.Robots.Lorsqu’ilauraitsubitouslestests,onentreprendraitlaconstruction dumodèle qui serait loué (et non vendu) aux entreprisesminières.LeprototypeLNEsortaitdefinition.Grand,droit,poli,ilressemblait,
vude l’extérieur, ànombred’autresmodèlesquinepossédaientpasdespécialisationpartroprigoureuse.Letechnicienresponsable,sefondantpourcommencerlestestssurles
instructionsduManueldelaRobotique,luidemanda:–Commentallez-vous?Laréponseprévuedevaitêtrelasuivante:«Jevaisbienetjesuisprêt
àentrerenfonction.J’espèrequ’ilenestdemêmepourvous.»Cepremier échangene servaitqu’à s’assurer si le robot était capable
d’entendre, de comprendre une question banale et de donner uneréponseégalementbanale et conformeà ceque l’onpeut attendred’unrobot. A partir de cemoment, on passait à des sujets plus compliqués,destinésàmettreà l’épreuvelesdifférentesLoiset leurinteractionaveclesconnaissancesspécialiséesdechaquemodèleparticulier.Doncletechnicienprononçalesacramentel«Commentallez-vous?».
Il fut aussitôt mis en alerte par la voix du prototype LNE. Cette voixpossédaitun timbredifférentde toutescellesqu’ilavaitentendueschezun robot. (Et il en avait entendu beaucoup.) Elle formait les syllabescommeunesuccessiondenotesémisesparuncélestaàbasregistre.Le technicien fut tellement surpris qu’ilmit plusieursminutes avant
d’identifier rétrospectivement les syllabes formées par ces sonsparadisiaques.Celadonnaitàpeuprèsceci:«Da,da,da,gou.»Le robot était toujours debout, grand et parfaitement droit, mais sa
maindroiteselevalentementetilintroduisitundoigtdanssabouche.Stupéfait d’horreur, le technicien ouvrit des yeux exorbités et prit la
fuite. Il verrouilla la porte derrière lui et, d’une pièce voisine, lança unappeldedétresseàSusanCalvin.LeDrSusanCalvinétait leseulrobopsychologuede l’U.S.Robots (et
pratiquement de l’humanité). Il ne lui fallut pas pousser bien avantl’étude du prototype LNE avant de demander péremptoirement une
transcription des plans établis par l’ordinateur concernant les réseauxcérébraux positroniques, ainsi que les spécifications sur ruban perforéqui avaient servi de directives. Après un bref examen, elle fit appelerBogert.Ses cheveux gris fer sévèrement tirés en arrière ; son visage glacé,
barréderidesverticalesdepartetd’autred’uneboucheauxlèvresmincesetpâles,setournaversluiavecuneexpressionsévère:–Quesignifie,Peter?Bogert étudia les passages indiqués par elle avec une stupéfaction
croissante:–GrandDieu,Susan,celan’apasdesens!–An’enpasdouter.Commentune telle ineptie a-t-ellepu se glisser
danslesspécifications?Le technicien responsable, convoqué, jura en toute sincérité qu’il n’y
étaitpourrienetqu’iln’avaitaucuneexplicationàproposer.L’ordinateurdonnauneréponsenégativeà toutes lesquestions tendantàpréciser lepointdéfaillant.– Le cerveau positronique, dit Susan Calvin pensivement, est
irrécupérable. Tant de fonctions supérieures ont été annihilées par cesinstructionssansqueueni têteque lamentalitérésultantecorrespondàcelle d’un bébé humain. Pourquoi paraissez-vous tellement surpris,Peter?Le prototype LNE, qui apparemment ne comprenait rien à ce qui se
passait autour de lui, s’assit soudain sur le sol et entreprit d’examinerméticuleusementsespieds.–Dommagequ’ilfailleledémanteler,ditBogertquilesuivaitdesyeux.
C’estunebellepièce.–Ledémanteler?répétalarobopsychologueenpesantsurlesmots.–Bienentendu,Susan.Aquoipourrait-il servir?S’il existeunobjet
totalementinutile,c’estbienunrobotincapablederemplirunefonction.Vousn’alleztoutdemêmepasprétendrequ’ilsoitcapabled’accompliruntravailquelconque?–Non,sûrementnon.–Alors?–Jevoudraispoursuivred’autrestests,dit-elle,obstinée.Bogertluijetaunregardimpatienté,puishaussalesépaules.Ilsavait
trop bien qu’il était inutile de discuter avec Susan Calvin. Les robotsétaient toute sa vie, elle n’aimait rien d’autre, et pour les avoir silongtemps côtoyés, elle avait, selon Bogert, perdu toute apparence
d’humanité.Ilétaitaussivaindechercheràlafairechangerdedécisionquededemanderàunemicro-piledecesserdefonctionner.–Aquoibon?murmura-t-il. (Puis il ajoutaprécipitammentàhaute
voix :) Auriez-vous l’obligeance de nous avertir lorsque vous aurezterminélasériedevostests?–Jen’ymanqueraipas,dit-elle.Venez,Lenny.«VoilàLNEdevenuLenny,pensaBogert.C’étaitinévitable.»SusanCalvintendit lamain,maislerobotsecontentadelaregarder.
Avecdouceur,larobopsychologuesaisitlesphalangesdemétal.Lennysemit debout avec souplesse. (Sa coordination mécanique, du moins,n’avaitpassouffert.)Ensembleilssortirentdelapièce,lerobotdominantla femme de soixante centimètres. Nombreux furent les yeux qui lessuivirentcurieusementlelongdescouloirs.L’un des murs du laboratoire de Susan Calvin, celui qui donnait
directement sur son bureau particulier, était recouvert par unereproductionàtrèsfortgrossissementd’unréseaupositronique.Ilyavaitprèsd’unmoisqueSusanCalvinl’étudiaitavecuneattentionpassionnée.Elle était justement en train de la considérer, suivant les lignes
sinueusesdansleursparcourscomplexes.Derrièreelle,Lenny,assissurlesol,écartaitetrapprochaitsesjambes,gazouillantdessyllabesdénuéesdesens,d’unevoixsimélodieusequenulnepouvait l’entendresansenêtreravi.SusanCalvinsetournaverslerobot:–Lenny,Lenny…Elle continua de répéter patiemment son nom jusqu’au moment où
Lennylevalatêteetproféraunsoninterrogateur.Uneexpressionfugitivedeplaisir éclaira le visagede la robopsychologue. Il fallait demoins enmoinsdetempspourattirerl’attentiondurobot.–Levez votremain,Lenny,dit-elle.Lamain…en l’air.Lamain…en
l’air.Etcedisantellelevaitsapropremain,répétantlemouvementsansse
lasser.Lennysuivitdesyeuxlemouvement.Enhaut,enbas,enhaut,enbas.
Puisilesquissalui-mêmelegestedesapropremainengloussant:–Eh…heuh.–Très bien, Lenny, dit Susan gravement.Essayez encore.Main…en
l’air.
Avec une infinie douceur, elle saisit la main du robot, la souleva,l’abaissa:–Main…enl’air.Main…enl’air.–Susan,fitunevoixprovenantdesonbureau.LeDrCalvins’interrompitenserrantleslèvres:–Qu’ya-t-il,Alfred?LeDirecteurdesRecherchesentradanslapièce,jetaunregardsurle
planmuralpuisverslerobot:–Alors,pasencorelasse?–Pourquoileserais-je?C’estmontravail,non?–C’est-à-dire,Susan…Il prit un cigare, le regarda fixement et fit le geste d’en couper
l’extrémitéd’uncoupdedents.Acemoment, sesyeux rencontrèrent leregardde sévère réprobationde la femme.Alors il rangea soncigareetreprit:–Jevoulaisvousdire,Susan, lemodèleLNEestenfabricationdèsà
présent.–Jel’aiappriseneffet.Auriez-vousquelquechoseàmedemanderàce
sujet?–Mafoi,non.Néanmoins,lesimplefaitqu’ilsoitmisenfabricationet
donneentièresatisfactionretiretoutintérêtauxeffortsquevouspourriezaccomplirdésormaispourobtenirquelquesrésultatsdecespécimenmalvenu.Neserait-ilpasplussimpledelejeteràlaferraille?–Si jecomprendsbien,Alfred,vousregrettezque jegaspilleenpure
perteuntempssiprécieux.Rassurez-vous.Iln’estpasperdu.J’accomplisuntravailréelsurcerobot.–Maiscetravailn’aaucunsens.–Ilm’appartientd’enjuger,Alfred.Elleavaitprononcécesmotsavecuncalmedemauvaisaugure,aussi
Lanningestima-t-ilplussagededévierquelquepeu.– Pouvez-vous me dire quel est votre objectif ? Par exemple,
qu’essayez-vousd’obtenirdeluiencemoment?–Qu’illèvelamainaucommandement,qu’ilimitelaparole.– Eh… heuh, dit Lenny, comme s’il avait compris, puis il leva
gauchementlamain.Lanningsecoualatête:– Cette voix est tout simplement stupéfiante. Comment est-ce
possible?–Difficileàdire, réponditSusanCalvin.Sonémetteurestnormal. Il
pourraitparler comme lesautres, j’en suis sûre.Etpourtant iln’en faitrien ; sa façon de s’exprimer résulte d’une anomalie dans ses réseauxpositroniquesquejen’aipasencoreréussiàisoler.– Eh bien, isolez-la, pour l’amour du ciel. Un langage de ce genre
pourraitnousêtreutile.– Tiens, il serait donc possible que mes études servent à quelque
chose?Lanninghaussalesépaulesavecembarras:–Oh!cen’estlàqu’unpointaccessoire.–Danscecas, jeregrettequevousn’aperceviezpasl’intérêtessentiel
de mes travaux, dit Susan Calvin d’un ton quelque peu acide, qui estinfiniment plus important. Mais cela, je n’y puis rien. Auriez-vousl’obligeance de me laisser seule à présent, Alfred, afin que je puissereprendrelecoursdemesexpériences?Lanningtirasoncigare,unpeuplustard,danslebureaudeBogert:–Cettefemmedevientunpeuplusinsupportablechaquejour.Bogertcompritparfaitement.Al’U.S.Robots,iln’existaitqu’uneseule
personnequel’onpûtqualifiersouslestermesde«cettefemme».–S’acharne-t-elletoujourssurcepseudo-robot…cefameuxLenny?–Elles’efforcedelefaireparler.Bogerthaussalesépaules:– Rien ne peut mettre davantage en évidence les difficultés de la
compagnie. Je parle du recrutement du personnel qualifié pour larecherche.Sinousdisposionsd’autresrobopsychologues,nouspourrionsmettre Susan à la retraite. A ce propos, je suppose que la conférenceannoncée pour demain par le directeur a pour objet le problème durecrutement?Lanninginclina latêteetconsidérasoncigarecommes’il lui trouvait
mauvaisgoût:– En effet,mais c’est surtout la qualité qui nous intéresse et non la
quantité. Nous avons monté le niveau des salaires, et maintenant lescandidats font la queue à la porte de nos bureaux… ceux qui sontessentiellement attirés par l’appât du gain. Le plus difficile est dedécouvrirceuxquisontessentiellementattirésparlarobotique…IlnousfaudraitquelquessujetsdelatrempedeSusanCalvin.–Justeciel,quemedites-vouslà!– Je ne parle pas de son caractère.Mais vous l’admettrez avecmoi,
Peter,lesrobotsconstituentsonuniquepenséedanslavie.Riend’autrenel’intéresse.– Je sais. C’est justement ce qui la rend aussi parfaitement
insupportable.Lanning inclina la tête. Il était incapabledese souvenirde toutes les
occasionsoùilauraitsoulagésonâmeenjetantSusanCalvinàlaporte.Mais il ne pouvait non plus faire le compte du nombre demillions dedollarsqu’elleavaitéconomisésà la firme.Elleétait la femmevraimentindispensable et le demeurerait jusqu’à sa mort – à moins qu’ils nepussentd’icilàrésoudreleproblèmeconsistantàdécouvrirdeshommeset des femmes d’une valeur équivalente et qui soient attirés par larechercheenrobotique.–Jecroisquenousallonsmettreuntermeauxvisitesdanslesateliers,
dit-il.Peterhaussalesépaules:– Cela vous regarde. Mais en attendant, qu’allons-nous faire de
Susan?Elleestfortcapabledes’attarderindéfinimentsurLenny.Vousconnaissez son obstination lorsqu’elle s’attaque à un problème qu’ellejugeintéressant.–Quepourrions-nousfaire?demandaLanning.Sinousmanifestons
une trop grande insistance, elle s’acharnera par esprit de contradictionféminin.Endernièreanalyse,nousnepouvonsallercontresavolonté.–Jemegarderaisbiend’utiliserl’adjectif«féminin»lorsqu’ils’agitdu
DrCalvin,ditensouriantlemathématicienauxcheveuxcalamistrés.– Enfin bref, dit Lanning d’un air bougon, à tout le moins cette
expériencenepeutcauserdetortàpersonne.Ceenquoiilsetrompait.Le signal d’alarme est toujours une cause de tension dans un grand
établissement industriel. Il avait résonné une douzaine de fois dansl’histoiredel’U.S.Robots–àl’occasiond’unincendie,d’uneinondation,d’unerévolte.Cependant, au cours de cette période, jamais la tonalité particulière
indiquant « Robot échappé au contrôle » n’avait retenti à travers lesateliers et bureaux. Nul ne se serait jamais attendu à l’entendre. Cettesonnerien’avaitétéinstalléequesurl’insistancedugouvernement.«Lapeste soit du complexedeFrankenstein ! »murmurait parfoisLanningdanslesraresoccasionsoùcettepenséeluivenaitàl’esprit.
Et pourtant voilà qu’à présent la sirène aiguë s’élevait et se taisaittoutes les dix secondes, sans que pratiquement personne, depuis lePrésident-Directeur Général jusqu’au dernier concierge-assistant,reconnaisse, dumoins pendant quelques instants, la signification de ceson étrange. Passés ces premiers moments, les gardes armés et lesmembresdupersonnelduservicedesantéaffluèrentmassivementverslazonededangersignaléeetl’U.S.Robotssetrouvafrappéedeparalysie.Charles Randow, technicien affecté à l’ordinateur, fut conduit à
l’hôpital avec un bras cassé. Là se limitaient les dommages. Lesdommagesphysiques,s’entend.–Maisledommagemoral,rugissaitLanning,estinestimable.SusanCalvinluifitface,avecuncalmelourddemenace:–VousnetoucherezpasàLenny,mêmeduboutdudoigt,vousm’avez
comprise?–Necomprenez-vouspas,Susan?Cerobotablesséunêtrehumain.Il
aviolélaPremièreLoi.–VousnetoucherezpasàLenny.– Pour l’amour du ciel, Susan, devrai-je vous réciter le texte de la
Première Loi ?Un robot ne peut porter atteinte à un être humain…NotreexistencemêmedépenddelastricteobservancedecetteLoiparlesrobots de tous types et de toutes catégories. Si cet incident vient auxoreilles du public – et il y viendra obligatoirement – on saura qu’uneexception s’estproduite à la règle, et fût-elleunique,nous seronspeut-être contraints de fermer l’établissement. Il ne nous reste qu’une seulechancedesurvie:annoncerquelerobotcoupableaétéinstantanémentdétruit,expliquerlescirconstancesdel’accidentetespérerconvaincrelepublicquejamaispareilfaitnesereproduira.– J’aimerais découvrir exactement ce qui s’est passé, répondit Susan
Calvin.J’étaisabsenteàcemoment,et jevoudraissavoirexactementceque ce Randow faisait dans mes laboratoires sans avoir obtenu mapermissiond’ypénétrer.–Ilestfaciledereconstituerlesfaits,ditLanning.Votrerobotafrappé
Randowetcetimbécileapressélebouton«Robotéchappéaucontrôle»endéchaînantlescandale.Maisiln’enrestepasmoinsquevotrerobotl’afrappéet luiacasséunbras. Il faut reconnaîtrequevotreLennyasubiunetelledistorsionqu’iléchappeàlaPremièreLoietdoitêtredétruit.–Iln’échappepasàlaPremièreLoi.J’aiétudiésesréseauxcérébraux
etjesuiscertainedecequej’avance.– Alors comment se fait-il qu’il ait pu frapper un homme ? (En
désespoir de cause, il eut recours au sarcasme.)Demandez-le à Lenny.Vousavezcertainementdûluiapprendreàparler,depuisletemps.LesjouesdeSusanCalvins’empourprèrent:– Je préfère interroger la victime. Et, en mon absence, je veux que
Lennysoitenfermédansmesbureauxetceux-civerrouillésetscellés.Jedéfendsformellementquequiconques’approchedelui,ets’illuiarrivelamoindre chose durant mon absence, je vous donne ma parole que lacompagnie ne me reverra plus jamais, quelles que soient lescirconstances.– Serez-vous d’accord pour décider sa destruction s’il a violé la
PremièreLoi?–Oui,ditSusanCalvin,maiscen’estpaslecas.CharlesRandowétaitétendusursonlit,lebrasdansleplâtre.Maisil
souffraitsurtoutduchocqu’ilavaitéprouvéenvoyantlerobots’avancersur lui avecdes intentionsdemeurtre.Nulhommeavant luin’avait eul’occasion de redouter une agression directe de la part d’un robot. Ilvenaitdevivreuneexpérienceunique.SusanCalvinetAlfredLanningsetenaientàsonchevet;PeterBogert,
quilesavaittrouvésenvenantàl’hôpital,lesaccompagnait.Lesdocteursetlesinfirmièresavaientétépriésdequitterlasalle.–Ques’est-ilpassé?interrogeaSusanCalvin.–Lerobotm’afrappéaubras.Ils’avançaitsurmoid’unairmenaçant,
murmuraRandow,intimidé.–Remontonsplus loin,dit SusanCalvin.Que faisiez-vousdansmon
laboratoiresansautorisation?Le jeunetechnicienavalapéniblementsasaliveetsapommed’Adam
sedéplaçadanssoncoumaigre.Ilavaitlespommetteshautesetunteintd’unepâleuranormale.–Nous connaissions tous l’existence de votre robot. Le bruit courait
que vous tentiez de lui apprendre à parler comme un instrument demusique.Lachoseavaitmêmefaitl’objetdeparis,lesunsaffirmantqu’ilparlaitdéjà,lesautressoutenantlecontraire.D’aucunsprétendaientquevousétiezcapabledefairediscourirunebornekilométrique.–Jesuppose,ditSusanCalvind’untonglacial,quejedoisprendrecela
commeuncompliment.Etquelétaitvotrerôledansl’histoire?–Detirerl’affaireauclair…dem’assurers’ilparlait,ouiounon.Nous
nous sommes procuré une clé donnant accès à vos bureaux, et j’y suis
entréaprèsvotredépart.Nousavionstiréausortpourdésignerceluiquiseraitchargédelamission.C’estmoiquiaiétédésigné.–Ensuite?–J’aitentédelefaireparleretilm’afrappé.–Qu’entendez-vouspar«j’aitentédelefaireparler»?Commentvous
yêtes-vouspris?– Je… je lui ai posé des questions, mais comme il ne voulait pas
répondre,j’aivoululesecouerunpeuetj’ai…euh…criéaprèsluiet…–Et?Suivitune longuepause.Sous leregard impitoyabledeSusanCalvin,
Randowfinitpardire:–J’aiessayédel’effrayerpourl’ameneràdirequelquechose.(Ilajouta
commepoursejustifier:)Ilfallaitbienlesecouerunpeu.–Dequellefaçonavez-voustentédel’effrayer?–J’aifaitminedeluidécocheruncoupdepoing.–Etilarepoussévotrebras?–Ilafrappémonbras.–Trèsbien.C’esttoutcequejevoulaissavoir.(SusanCalvinsetourna
versLanningetBogert:)Venez,messieurs.Parvenueàlaporte,elleseretournaversRandow:–Puisquelespariscourentencore,jepeuxvousdonnerlaréponse,si
cela vous intéresse toujours. Lenny est capable de prononcer quelquesmotsfortcorrectement.Ilsn’ouvrirentpaslaboucheavantd’êtreparvenusdanslebureaude
SusanCalvin.Lesmursdelapièceétaientlittéralementtapissésdelivres,dontelleavaitécrituncertainnombre.Lebureaugardaitl’empreintedelapersonnalitéfroideetordonnéedecellequil’occupait.Elles’assitsurlesiègeunique.LanningetBogertdemeurèrentdebout.– Lenny n’a fait que se défendre, dit-elle, en application de la
TroisièmeLoi:unrobotdoitprotégersonexistence.–Dans lamesure, intervint Lanning avec force, où cette protection
n’estpasencontradictionavec laPremièreou laDeuxièmeLoi. Lennyn’avaitpas ledroitdesedéfendreauprixd’undommage,fût-ilmineur,occasionnéàunêtrehumain.–Ilnel’apasfaitsciemment,ripostaleDrCalvin.LecerveaudeLenny
est déficient. Il ne pouvait pas connaître sa propre force ni la faiblessehumaine.Enécartant lebrasmenaçantd’unêtrehumain, ilnepouvait
pasprévoirque l’osallait se rompre.Humainementparlant,onnepeutincriminer un individu qui ne peut honnêtement distinguer le bien dumal.–Ilnes’agitpasde l’incriminer, intervintBogertd’untonconciliant.
NouscomprenonsqueLennyestl’équivalentd’unbébéhumain,etnousne le rendonspas responsablede cet incident.Mais lepublicn’hésiterapas.L’U.S.Robotsserafermée.–Bienaucontraire.Sivousaviezautantdecerveauqu’unepuce,Peter,
vouscomprendriezquec’estlàl’occasionrêvéequ’attendaitl’U.S.Robots.Elleluipermettraderésoudresesdifficultés.Lanningabaissasesblancssourcils.–Dequellesdifficultésparlez-vous,Susan?demanda-t-il.– La firme n’a-t-elle pas intérêt à maintenir notre personnel de
rechercheàsonhautniveauactuel?–Sansdoute.– Eh bien, qu’offrez-vous aux futurs chercheurs ? Un travail
passionnant?Delanouveauté?L’excitationdedévoilerl’inconnu?Non!Vousfaitesmiroiteràleursyeuxlaperspectivedehautssalairesetvouslesassurezqu’ilsn’aurontaucunproblèmeàrésoudre.–Commentcela?demandaBogert.– Reste-t-il des problèmes à résoudre ? riposta Susan Calvin. Quel
genre de robots sortent de nos chaînes de montage ? Des robotsparfaitement évolués, complètement aptes à remplir leurs fonctions.L’industrie nous fait part de ses besoins ; un ordinateur dessine lecerveau;lesmachinesfabriquentlerobot;ilsortdel’atelierdemontage,complètementterminé.Ilyaquelquetemps,Peter,vousm’avezdemandéàquoipouvaitservirLenny.Quelleétait l’utilité,disiez-vous,d’unrobotquin’étaitpasconçuenfonctiond’unemploidéterminé?Maintenant,jevous demande : à quoi peut bien servir un robot conçu pour un seulemploi ?LemodèleLNEextrait leboredans lesmines. Si lebérylliumdevient plus avantageux, il devient inutilisable. Si la technologie entredansunephasenouvelle, ildevient encore inutilisable.Unêtrehumainconçudecettefaçonseraitunsous-homme.Unrobotainsiconçuestunsous-robot.–Désirez-vousunrobotéclectique?demandaLanning,incrédule.–Pourquoipas? riposta la robopsychologue.Pourquoipas?Onm’a
mis entre lesmains un robot dont le cerveau était presque totalementstupide.Jemesuisefforcéedel’éduquer,cequivousaconduit,Alfred,àmedemanderlesraisonsd’unetelleattitude.Jenelemèneraipeut-être
pas bien loin, puisqueLennynedépassera jamais le niveau intellectueld’unenfantdecinqans.Alors,quelleestl’utilitédeceseffortssurleplangénéral ? Très grande, si vous les considérez sous l’angle de l’étude duproblèmeabstraitqueconstituel’artetlamanièred’éduquerlesrobots.J’ai appris des méthodes pour court-circuiter des réseaux juxtaposés,pourencréerdenouveaux.Denouvellesétudespermettrontdedécouvrirdestechniquesnouvellesplusefficacespouryparvenir.–Ehbien?–Supposonsquevouscommenciezàpartird’uncerveaupositronique
donttous lesréseauxdebasesoientparfaitementdéterminés,maisnonles secondaires. Supposons ensuite que vous commenciez à créer lessecondaires. Vous pourriez vendre des robots de base conçus pourrecevoiruneinstruction;desrobotsquel’onpourraitformeràunetâcheprécise, puis à une seconde, à une troisième, si c’est nécessaire. Lesrobotsdeviendraientaussiéclectiquesquedesêtreshumains.Lesrobotspourraientapprendre!Tousouvraientdesyeuxronds.–Vousnecompreneztoujourspas?fit-elleavecimpatience.–Jecomprendscequevousdites,acquiesçaLanning.– Ne comprenez-vous pas qu’avec un champ de recherches
entièrementnouveau,destechniquesentièrementnouvellesqu’ilfaudraitdévelopper,dessecteursentièrementnouveauxdel’inconnuàdéfricher,lesjeunessesentirontattirésverslarobotique?Essayezpourvoir!–Puis-jevousfaireremarquer,intervintsuavementBogert,quec’estlà
unepratiquedangereuse?Sil’oncommencepardesrobotsignorantstelsqueLenny,celasignifieraquel’onnepourrajamaistablersurlerespectdelaPremièreLoi…exactementcommecelas’estproduitdanslecasdeLenny.–Exactement.Donnezlaplusgrandepublicitéàcefait.–Publicité?–Bienentendu.Mettezl’accentsurledanger.Expliquezquevousallez
fonderunnouvelinstitutderecherchessurlaLune,silapopulationdelaTerre s’oppose à son installation sur le globe, mais soulignez bien ledangerauprèsdescandidatséventuels.–Maispourquoi,aunomduciel?demandaLanning.–Parceque lepimentdudangerviendras’ajouterauxautresattraits
delaprogression.Pensez-vousquelatechnologienucléairesoitexemptededangersetquelesvoyagesàtraversl’espacen’aientpasleurspérils?L’appâtdelasécuritévousa-t-ilapportélesrésultatsattendus?Vousa-t-
il permisdemarquerdespoints sur ce complexedeFrankensteinpourlequel vous professez tant de mépris ? Alors essayez autre chose, unmoyenquiaitdonnédesrésultatsend’autresdomaines!UnsonparvintdelaportemenantauxlaboratoirespersonnelsduDr
Calvin.C’étaitlavoixmusicaledeLenny.Larobopsychologues’interrompitinstantanémentettenditl’oreille.–Excusez-moi,dit-elle,jecroisqueLennym’appelle.–Peut-ilvraimentvousappeler?demandaLanning.–Jevousl’aidéjàdit,j’airéussiàluiapprendrequelquesmots.(Ellese
dirigeaverslaporte,unpeuémue.)Sivousvoulezbienm’attendre…Ils la regardèrent franchir le seuil et demeurèrent silencieux un
moment.–Croyez-vousqu’ilyaitquelquechoseàretenirdanscequ’ellevient
denousdire?demandaLanning.– C’est possible, Alfred, répondit Bogert, c’est possible. En tout cas
suffisamment pour que nous en fassions mention à la conférence desdirecteurs.Nousverronsbiencequ’ilsdiront.Aprèstout,l’huileestdéjàsur le feu.Un robot a blessé un être humain et le fait est de notoriétépublique. Comme le dit Susan, nous pourrions tenter d’exploiterl’incidentànotreavantage.Bienentendu,jedésapprouvelesmobilesquilapoussentàagirainsi.–Quevoulez-vousdire?–Asupposerqu’ellen’aitditquelavérité,cenesontnéanmoinsque
des raisonnements a posteriori. Le véritable mobile qui l’anime estl’attachementqu’elleéprouvepourcerobot.Sinouslapoussionsdanssesderniersretranchements,ellenousaffirmeraitqu’elleveutpoursuivresonétude de l’éducation des robots.Mais je crois qu’elle a trouvé un autreusage pour Lenny. Un usage plutôt unique et convenant seulement àSusan.–Jenevoispasbienoùvousvoulezenvenir.–Avez-vouscompriscequedisaitlerobot?demandaBogert.–Mafoinon,jen’yaipas…commençaLanning.A cemoment, la porte s’ouvrit brusquement et les deux hommes se
turentinstantanément.Susan Calvin pénétra dans la pièce, regardant autour d’elle d’un air
incertain:–N’auriez-vous pas vu… ? Je suis pourtant certaine de l’avoir placé
quelquepartdanscettepièce…Oh!levoilà.Elle se précipita vers le coin d’une étagère et saisit un objet assez
compliqué rappelantvaguementunhaltère, évidé,avecà l’intérieurdespièces de métal diverses, tout juste trop grandes pour sortir parl’ouverture.Lorsqu’ellesaisitl’objet,lespiècesdemétalinterness’entrechoquèrent
en tintant agréablement. Lanning eut l’impression qu’il s’agissait de laversionrobotiqued’unhochet.Au moment où Susan Calvin franchissait de nouveau la porte pour
retournerauxlaboratoires,lavoixdeLennysefitentendreunesecondefois.Cettefois,LanningcompritparfaitementlesmotsqueSusanCalvinavaitapprisaurobot.Avecletimbreangéliqued’uncélesta,ilrépétait:–Maman,viensprèsdemoi!Maman,viensprèsdemoi!Et l’on entendit les pas précipités de Susan Calvin qui se hâtait à
travers le laboratoire, vers le seul genre de bébé qu’il lui serait jamaisdonnédeposséderoud’aimer.
LECORRECTEUR
L’United States Robots, en sa qualité de défendeur, possédaitsuffisamment d’influence pour imposer un procès à huis clos, sansparticipationd’unjury.D’autre part, l’Université du Nord-Est ne fit pas de très gros efforts
pour s’y opposer. Les administrateurs ne savaient que trop quellespourraientêtrelesréactionsdupublicdansuneaffairemettantencausel’inconduited’un robot, aussi exceptionnelle que celle-ci pût être. Ils serendaient parfaitement compte, en outre, de quelle manière unemanifestationanti-robotspourraitsetransformersansavertissementenmanifestationanti-science.Le gouvernement, représenté en l’occurrence par le juge Harlow
Shane, était nonmoins anxieuxdemettrediscrètementde l’ordredanscettepétaudière.Enfin,ilnefaisaitpasbons’attaqueràl’U.S.Robotsouaumondeacadémique.– Puisque ni la presse, ni le public, ni le jury ne sont présents aux
débats, dit le juge Shane, procédons avec leminimumde cérémonie etvenons-endirectementaufait.Ce disant, il eut un petit sourire crispé signifiant peut-être le peu
d’espoirqu’ilnourrissaitdevoirsesvœuxexaucésettirasursarobeafinde s’asseoir plus confortablement. Son visage était agréablementrubicond,sonmentonarrondietcharnu,etsesyeuxd’unenuanceclaireet fortementécartés.Dans l’ensemble,cen’étaitpasunvisageempreintdecettemajestéquel’onattribueàlajustice,etlejugenel’ignoraitpas.Barnabas H. Goodfellow, professeur de physique à l’Université du
Nord-Est, prêta serment le premier, proférant les paroles rituelles avecuneélocutionquitransformaitsonnomenchairàpâté.Après les habituelles questions d’ouverture, l’avocat général enfonça
profondémentsesmainsdanssespochesetcommença:–Aquelmoment,professeur, l’éventualitéd’uneutilisationdu robot
EZ-27 fut-elle portée pour la première fois à votre connaissance et dequellefaçon?Le petit visage anguleux du Pr Goodfellow prit une expression de
malaise,àpeineplusbienveillantequecellequ’ellevenaitderemplacer:
–J’aieuquelquescontactsprofessionnelsetquelquesrelationsavecleDrAlfredLanning,DirecteurdelaRechercheàl’U.S.Robots.Ilm’afaitune étrange suggestion que j’ai écoutée avec quelque faveur. Cela sepassaitle3marsdel’annéedernière…–C’est-à-direen203?–C’estexact.–Excusez-moidevousavoirinterrompu.Veuillezpoursuivre.Le professeur inclina la tête froidement, se concentra unmoment et
commença.LePrGoodfellowconsidéralerobotavecunecertainegêne.Onl’avait
transporté, enfermé dans une caisse, à la réserve du sous-sol,conformémentauxrèglesédictéesparlegouvernementsurlacirculationdesrobotsàlasurfacedelaTerre.Ilétaitprévenudesonarrivéeetonn’auraitpudirequ’ilétaitprisau
dépourvu.DepuislemomentoùleDrLanningluiavaittéléphonépourlapremière fois, le 3 mars, il avait senti qu’il ne pourrait résister à lapersuasion et, résultat inévitable, aujourd’hui, il se trouvait face à faceavecunrobot.A un pas de distance, celui-ci donnait l’impression de posséder une
statureextraordinaire.Desoncôté,AlfredLanningluijetaunregardinquisiteur,commes’il
voulaits’assurerqu’iln’avaitpasétéendommagéaucoursdutrajet.Puisil tourna ses sourcils féroces et sa crinière de cheveux blancs vers leprofesseur.–VousavezdevantvouslerobotEZ-27,lepremierdelasériequisoit
misàladispositiondupublic.(Ilsetournaverslerobot:)Easy,jevousprésentelePrGoodfellow.Easy répondit d’une voix impassible, mais avec une telle soudaineté
queleprofesseureutunrecul:–Bonjour,professeur.Easy dépassait deux mètres de haut, avec les proportions générales
d’un homme – l’U.S. Robots faisait de cette particularité le plusimportant de ses arguments de vente. Cette caractéristique et lapossession des brevets de base concernant le cerveau positroniqueavaientdonnéàlafirmeunvéritablemonopolesurlesrobotsetunquasi-monopolesurlescalculatricesengénéral.Lesdeuxhommesquiavaientdéballélerobotavaientàprésentquitté
les lieux, et le regard du professeur se porta de Lanning à l’hommemécaniquepourreveniràsonpointdedépart:–Ilesttoutàfaitinoffensif,j’ensuiscertain.Maissontondémentaitsesparoles.– Plus inoffensif quemoi, à coup sûr, dit Lanning. On pourrait me
pousseràvousfrapper.PourEasy,ceseraitimpossible.VousconnaissezlesLoisdelaRobotique,jeprésume.–Naturellement,réponditGoodfellow.– Elles font partie intégrante des réseaux positroniques et sont
obligatoirement respectées. La Première Loi, qui régit l’existence durobot,garantitlavieetlebien-êtredetousleshumains.(Ilprituntemps,se frotta la joue et ajouta :) C’est là un point dont nous aimerionspersuaderlaTerreentièresic’étaitpossible.–Ilfautavouerqu’ilprésenteunaspectvraimentimpressionnant.– D’accord. Mais si vous ne vous laissez pas influencer par son
apparence,vousdécouvrirezbientôtàquelpointilpeutêtreutile.–Enquoi,jemeledemandeencore.Nosconversationsnem’ontguère
éclairésurcepoint.J’ainéanmoinsacceptéd’examinerl’objet,etjetiensparoleencemoment.–Nousferonsmieuxqueleregarder,professeur.Avez-vousapportéun
livre?–Eneffet.–Puis-jelevoir?Le Pr Goodfellow tendit le bras vers le sol sans quitter des yeux le
monstre métallique à forme humaine qui se trouvait devant lui. De laserviettequisetrouvaitàsespieds,iltiraunlivre.Lanningtenditlamainetdéchiffral’inscriptionimpriméesurledosdu
volume:–Chimie, physique des électrolytes en solution. Parfait. C’est vous-
mêmequil’avezchoisiauhasard.Jenesuispourriendanslasélectiondecetexteparticulier,noussommesbiend’accord?–Toutàfait.LanningpassalelivreaurobotEZ-27.Leprofesseursursauta:–Non!C’estlàunlivredevaleur!Lanninglevadessourcilsd’étoupeblancheetbroussailleuse:–Easyn’anullement l’intentiondedéchirer le volumeendeuxpour
montrersaforce,jevousl’assure.Ilpeutmanipulerunlivreavecautantdesoinquevousetmoi.Allez-y,Easy.
– Je vous remercie, monsieur, répondit Easy. (Puis, tournantlégèrement son corps métallique, il ajouta :) Avec votre permission,professeurGoodfellow.Leprofesseurouvritdesyeuxronds:–Jevousenprie,répondit-ilnéanmoins.D’unmouvementlentetrégulierdesesdoigtsmétalliques,Easytourna
lespagesdulivre,regardantd’abordàgauchepuisàdroite;cemanègesepoursuivitdurantplusieursminutes.L’impression de puissance qui émanait de lui semblait rapetisser la
vaste salle auxmursde ciment et les deuxhommesqui assistaient à lascèneaupointd’enfairedespygmées.–Lalumièren’estpasfameuse,murmuraGoodfellow.–Ellesuffira.–Maisquediablepeut-ilbienfaire?reprit-ild’untonplussec.–Patience,professeur.LedernièrepagefuttournéeetLanningdemanda:–Ehbien,Easy?– Ce livre est très bien composé et je n’y relève que peu de choses,
répondit le robot. A la page 27, 22e ligne, le mot « positif » est écrit«poistif».Lavirgule,ligne6delapage32,estsuperflue,alorsqu’elleeûtéténécessaireà la ligne 13de lapage54.Le signeplusdans l’équationXIV-2, page 337, devrait être remplacé par le signe moins pourcorrespondreauxéquationsprécédentes…–Attendez!Attendez!s’écrialeprofesseur.Quefait-il?–Que fait-il ? répéta Lanning avec une irritation soudaine.Qu’a-t-il
faitseraitplusexact,puisqu’iladéjàcorrigélelivre.–Corrigé!–Parfaitement.Dansletempsréduitqu’illuiafallupourtournerces
pages, il a relevé toutes les erreurs d’orthographe, de grammaire et deponctuation.Ilanotéleserreursdansl’ordredesmotsetlesillogismes.Ettoutescesobservations,illesretiendraàlalettreetindéfiniment.Leprofesseurétaitbouchebée.Ils’éloignadeLanningetd’Easyd’un
pasrapideet retournaverseuxavecnonmoinsdecélérité. Il croisa lesbrassursapoitrineetlesdévisagea.–Avousencroire,ceseraitdonclàunrobotcorrecteur?dit-ilenfin.Lanninginclinalatête:–Entreautres.–Maispourquellesraisonsavez-voustenuàmelemontrer?–Afinquevousm’aidiezàpersuaderl’Universitédel’adopter.
–Pours’enservircommecorrecteur?–Entreautres,répétapatiemmentLanning.Leprofesseurcontractasonvisageenunegrimaceincrédule:–C’estabsolumentridicule!–Etpourquoidonc?– Jamais l’Université ne pourra se permettre d’acheter ce correcteur
d’unedemi-tonne–etquandjedisunedemi-tonne…–Ilpossèded’autrescordesà sonarc. Il est capabledepréparerdes
rapports en se fondant sur des informations en vrac, de remplir desformules,deservird’aide-mémoired’uneprécisionsansdéfaut…–Fariboles!–Paslemoinsdumonde,répliquaLanning,etjemechargedevousle
prouverdansuninstant.Mais jepensequenousserionsmieuxpourendiscuterdansvotrebureau,sivousn’yvoyezpasd’objection.– Non, bien entendu, commença mécaniquement le professeur en
faisantlegestedeseretourner.(Puisilrepritd’unevoixsèche:)Maislerobot… nous ne pouvons l’emmener. Il vous faudra de nouveau leremballerdanssacaisse,docteur.–Nousavonstoutletemps.Easyresteraici.–Sanssurveillance?–Pourquoipas?Ilsaitparfaitementqu’ilnedoitpasquitterleslieux.
ProfesseurGoodfellow,ilestabsolumentnécessairedecomprendrequ’unrobotestbienplusdignedeconfiancequ’unhomme.–S’ilvenaitàcommettredesdégâts,jeseraisresponsable…– Il ne commettra aucun dégât, je vous le garantis. Réfléchissez : le
travailestterminé.Nulnereparaîtraplusici,dumoinsjel’imagine,avantdemainmatin.Lecamionetmesdeuxhommessetrouventàl’extérieur.L’U.S.Robotsassumeralaresponsabilitédetoutincidentquiviendraitàseproduire.Maistoutsepasseratrèsbien.Disonsqueceseralapreuvequ’onpeutsefieraurobot.Le professeur se laissa entraîner hors du magasin. Mais dans son
bureau, situé cinq étages plus haut, il ne paraissait pas encoreentièrementrassuré.Avec un mouchoir blanc, il épongeait les gouttelettes de sueur qui
suintaientdelapartiesupérieuredesoncrâne.– Comme vous le savez, docteur Lanning, il existe des lois qui
interdisentl’usagedesrobotsàlasurfacedelaTerre,remarqua-t-il.–Ces loisne sontpas simples,professeurGoodfellow.Les robotsne
doiventpas être employésdansdes lieuxoudes édificespublics. Ilsne
doiventpasêtreutiliséssurdesterrainsouàl’intérieurd’édificesprivés,saufsouscertainesrestrictionsquicorrespondent laplupartdutempsàdesinterdictionspuresetsimples.Ilsetrouvecependantquel’Universitéestuneinstitutionimportanteetconstitueunepropriétéprivéejouissantd’untraitementprivilégié.Si lerobotestutiliséexclusivementdansunesalledéterminée,àdesfinsacadémiques,sicertainesautresrestrictionssont scrupuleusement observées, si les hommes et les femmes qui sontamenés,deparleursfonctions,àpénétrerdanscettesallenousassurentuneentièrecollaboration,nouspouvonsdemeurerdansleslimitesdelaloi.–Vous voudriez que nous prenions toutes ces peines dans le simple
butdecorrigerdesépreuves?–Vouspourriez employer le robot àmille autres usages, professeur.
Jusqu’à présent, son travail n’a été employé qu’à libérer l’homme del’esclavage que constitue le labeur physique. Mais n’existe-t-il pas unlabeur mental que l’on peut également considérer comme un inutileesclavage ? Lorsqu’un professeur capable d’un travail puissammentcréateur est assujetti, deux semaines durant, au travail mécanique etabrutissant qui consiste à corriger des épreuves, me traiterez-vous deplaisantinsijevousoffreunemachinecapabledefairelemêmetravailentrenteminutes?–Maisleprix…–Leprixnedoitpasvousinquiéter.Vousnepouvezacheter l’EZ-27.
L’U.S.Robotsnevendpassesproductions.Enrevanche,l’Universitépeutlouer l’EZ-27 pourmille dollars par an – c’est-à-dire une somme bienmoindre que celle qui est nécessaire pour acquérir un spectrographe àondesultra-courtesetenregistrementcontinu.Goodfellow parut fortement impressionné. Lanning poursuivit son
avantage:–Jevousdemandeseulementdeprésentermapropositionaugroupe
quipossèdelepouvoirdedécisiondansl’établissement.Jeneseraisquetrop heureux de parler en présence de sesmembres, s’ils désiraient unsupplémentd’information.–Mafoi,ditGoodfellowd’unairdedoute,jepeuxtoujoursévoquerla
question à la prochaine séance du Sénat qui se tient la semaineprochaine.Maispourcequiestd’obtenirunrésultat,jenevousprometsrien.–Naturellement,réponditLanning.
L’avocatdeladéfenseétaitcourt,grassouillet,etilsedonnaitdesairs
imposants, cequiavaitpour résultatd’accentuer sondoublementon. Iljetaunregardsansaménitésur lePrGoodfellow, lorsquece témoin luieutététransmis:–Vousavezacceptésansvousfaireprier,sijecomprendsbien?–J’avaishâtedemedébarrasserduDrLanning,réponditleprofesseur
d’untonalerte.J’auraisacceptén’importequoi.–Avecl’intentiondetoutoubliersitôtqu’ilseraitparti?–MonDieu…–Néanmoins,vousavezévoquélaquestionaucoursd’uneséancedu
comitéexécutifduSénatuniversitaire.–Eneffet.– Si bien que c’est en connaissance de cause que vous vous êtes
conformé aux suggestions du Dr Lanning. Vous n’agissiez pas à votrecorps défendant. A vrai dire vous les avez accueillies d’enthousiasme,n’est-ilpasvrai?–J’aisimplementsuivilaprocédureordinaire.–Enfait,vousétiezbeaucoupmoinsémuparlaprésencedurobotque
vousne leprétendez.Vousconnaissez les troisLoisde laRobotique, etvouslesconnaissiezàl’époquedevotreentrevueavecleDrLanning.–Mafoi,oui.–Etvousétiezparfaitementd’accordpourlaisserunrobotenliberté
sanslamoindresurveillance.–LeDrLanningm’avaitassuré…– Vous n’auriez jamais pris ses assurances pour argent comptant si
vous aviez éprouvé le moindre doute quant au caractère inoffensif durobot.– J’avais une foi entière en la parole… commença le professeur d’un
toncompassé.–C’esttout!ditl’avocatdeladéfenseabruptement.Tandisque lePrGoodfellowserasseyait,assezdécontenancé, le juge
Shanesepenchaenavant:–Puisquejenesuispasmoi-mêmeunexpertenrobotique,j’aimerais
connaîtrelateneurdecestroisfameusesLois.LeDrLanningvoudrait-illesénoncerpourleplusgrandbénéficedelaCour?LeDrLanningsursauta.Iln’avaitcessédechuchoteraveclafemmeà
cheveuxgrisassiseàsoncôté. Il se levaet la femme levaégalement lesyeux,montrantunvisageinexpressif.
– Très bien, Votre Honneur, dit le Dr Lanning. (Il prit un tempscomme s’il se préparait à prononcer un discours, puis il commença enarticulant laborieusement :) Première Loi : un robot ne peut porteratteinteàunêtrehumainni,restantpassif,laissercetêtrehumainexposéaudanger.DeuxièmeLoi:unrobotdoitobéirauxordresdonnésparlesêtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec laPremièreLoi.TroisièmeLoi:unrobotdoitprotégersonexistencedanslamesureoùcetteprotectionn’estpasencontradictionaveclaPremièreoulaDeuxièmeLoi.– Je vois, dit le jugequi prenait rapidementdesnotes.Ces lois sont
incorporéesdanschacundesrobots,n’est-cepas?–Absolument.Touslesroboticiensvousleconfirmeront.–EtdanslerobotEZ-27enparticulier?–Egalement,VotreHonneur.–Onvousdemanderaprobablementderépétercesdéclarationssous
lafoiduserment.–Jesuisprêtàlefaire,VotreHonneur.Ilserassit.LeDrSusanCalvin,robopsychologueenchefàl’U.S.Robots,quiétait
précisément la femme aux cheveux gris assise à côté du Dr Lanning,regarda son supérieur en titre sans aménité particulière. Il faut direqu’ellen’enmanifestaitjamaispouraucunêtrehumain.–Estimez-vousquelePrGoodfellows’estmontréentièrementsincère
danssontémoignage,Alfred?demanda-t-elle.–Pourl’essentiel,murmuraLanning.Iln’étaitpasaussinerveuxqu’il
le prétend de la proximité du robot et il s’est montré assez disposé àparleraffaires,lorsqu’ilasuleprixdemandé.Maisiln’apasdéformélavéritédefaçonflagrante.–Ileûtpeut-êtreétéplussagededemanderplusdemilledollars.–NousétionsfortanxieuxdeplacerEasy.– Je sais. Trop anxieux peut-être. Ils vont tenter de faire croire que
nousentretenionsdesarrière-pensées.Lanningpritunairexaspéré:– C’est justement le cas. Je l’ai admis à la réunion du Sénat
universitaire.–Ilspourraientfairecroirequenousnourrissionsunearrière-pensée
plusténébreusequecellequenousavonsavouée.Scott Robertson, fils du fondateur de l’U.S. Robots et toujours
détenteurdelamajoritédesactions,sepenchaversleDrCalvin,dontil
étaitledeuxièmevoisinimmédiat,etluiditdansunesortedemurmureexplosif:–Pourquoinepouvez-vouspas faireparlerEasy ?Nous saurions au
moinsoùnousensommes!–Voussavezbienqu’ilnepeutpasparler,monsieurRobertson.– Débrouillez-vous pour qu’il parle. Vous êtes la robopsychologue,
docteurCalvin,faites-leparler.– Si je suis la robopsychologue, répondit Susan Calvin froidement,
laissez-moiprendrelesdécisions.Monrobotneserapascontraintàquoiquecesoitaudétrimentdesonbien-être.Robertson fronça les sourcils et se serait peut-être laissé aller à
répondrevertement,mais le jugeShanetapaitdiscrètementdumarteauetilsserésignèrentàregretausilence.FrancisJ.Hart,chefdudépartementdel’anglaisetdoyendesétudes,
se trouvait à la barre des témoins. C’était un homme grassouillet,méticuleusementvêtud’unhabitnoird’unecoupequelquepeudémodéeet dont le crâne rose était barré de plusieursmèches de cheveux. Il setenait fort droit dans le fauteuil des témoins, lesmains soigneusementcroiséessursesgenouxetlaissaitapparaîtredetempsentempssursonvisageunsourirequineluidesserraitpasleslèvres.–J’ai été informépour lapremière foisde l’affairedu robotEZ-27à
l’occasiondelaséanceducomitéexécutifduSénatuniversitaireaucoursde laquelle le sujet fut présenté par le Pr Goodfellow. Le 10 avril del’année dernière, nous tînmes sur lemême sujet un conseil spécial, aucoursduquelj’occupaislefauteuilprésidentiel.–A-t-onconservélesminutesdecetteréunion?–MonDieu,non.Ils’agissaitd’uneséancetoutà faitexceptionnelle.
(Ledoyen eut unbref sourire.)Nous avonspenséqu’il valaitmieux luidonneruncaractèreconfidentiel.–Ques’est-ilpasséaucoursdecetteréunion?Le doyen Hart n’était pas entièrement à son aise dans son rôle de
président de la séance. D’autre part, les autresmembres du comité nesemblaientpasd’un calmeparfait. Seul leDrLanning semblait enpaixavec lui-même. Sa grande et maigre silhouette que surmontait unetignassedecheveuxblancsrappelaitàHartcertainsportraitsqu’ilavaitvusd’AndrewJackson.Desspécimensdetravauxaccomplisparlerobotétaientéparpillésau
milieu de la table et la reproduction d’un graphe[5] exécuté par lui se
trouvait pour le moment entre les mains du Pr Minott, de la ChimiePhysique. Les lèvres du chimiste formaient une moue exprimant unapprobationévidente.Harts’éclaircitlagorge:–Pourmoi,ilnefaitaucundoutequelerobotpeutaccomplircertains
travauxderoutineaveclacompétencenécessaire.J’aiparcouruceuxquevousavezsouslesyeux,parexemple,immédiatementavantdemerendreàcetteséance,etilyafortpeudechoseàleurreprocher.Ilsaisitunelonguefeuilledepapierimprimé,troisfoisgrandecomme
une page ordinaire de livre. C’était une épreuve en placard, que lesauteursdevaientcorrigeravantlamiseenpages.Danschacunedesdeuxlarges marges, on apercevait des corrections parfaitement nettes etmagnifiquementlisibles.Detempsàautre,unmotétaitbarréetremplacédans la marge par un autre, en caractères si fins et si réguliers qu’ilsauraient parfaitement pu être eux-mêmes des caractères d’imprimerie.Quelques-unesdescorrectionsétaientbleuespour indiquerque l’erreurprovenaitdel’auteur,d’autresrougeslorsqu’ellesétaientcommisesparletypographe.–Avraidire,commentaLanning,ilyafortpeudechoseàreprendre
danscetravail.J’iraimêmejusqu’àaffirmerqu’iln’yarienàyreprendre,docteurHart. Je suis certain que les corrections sont parfaites, dans lamesureoùlemanuscritoriginalétaitexemptdecritique.Silemanuscritparrapportauquelcetteépreuveaétécorrigéesetrompaitsurdesfaitsetnon sur des points d’orthographe ou de syntaxe, le robot n’a pascompétencepourlecorriger.–Cela,nousl’acceptons.Cependant,lerobotacorrigél’ordredesmots
à l’occasion et je ne pense pas que les règles en ce domaine soientsuffisammentformellespourêtresûrquelechoixdurobotaitétécorrectenchaquecas.– Le cerveau positronique d’Easy, dit Lanning en exhibant de larges
dents en un sourire, a été modelé par le contenu de tous les travauxclassiques sur le sujet. Je vous défie deme citer un cas où le choix durobots’estrévéléformellementincorrect.Le Pr Minott leva les yeux du graphe qu’il tenait toujours entre les
mains:–La question que jeme pose, docteur Lanning, c’est pourquoi nous
aurions besoin d’un robot, avec toutes les difficultés que sa présence
susciterait dans les relations publiques. La cybernétique a sûrementatteint unpoint suffisant dematurité pour que vos ingénieurs puissentconcevoirunemachine,unordinateurdetypecourant,connuetacceptédupublic,susceptibledecorrigerlesépreuves.–Ils lepourraient,sansaucundoute,réponditLanningavecraideur,
mais une telle machine exigerait que les épreuves fussent traduites ensymboles spéciaux ou du moins transcrits sur des rubans. Toutes lescorrections apparaîtraient sous forme de symboles. Vous seriezcontraintsd’employerdeshommespourtraduirelesmotsensymbolesetles symboles en mots. De plus, un tel ordinateur serait incapabled’exécuter toute autre tâche. Il nepourrait exécuter le grapheque voustenezenmain,parexemple.Pourtouteréponse,Minottpoussaungrognement.–Lacaractéristiquedurobotpositroniqueestlasouplesse,poursuivit
Lanning. Il peut accomplir de nombreuses tâches. Il est construit àl’image de l’homme afin de pouvoir se servir de tous les outils etmachinesquiontété,aprèstout,conçuspourêtreutilisésparl’homme.Ilpeut vousparler et vouspouvez lui parler.Vouspouvezmêmediscuteravec lui jusqu’àun certainpoint.Comparémêmeauplus simple robot,l’ordinateur ordinaire, sans cerveau positronique, n’est rien d’autrequ’unepesantemachineàadditionner.Goodfellowlevalesyeux:– Si nous parlons et discutons tous avec le robot, n’y a-t-il pas un
risque de surcharger ses circuits ? Je suppose qu’il ne possède pas lacapacitéd’absorberunequantitéinfinied’informations?–Non,eneffet.Mais ildureracinqansenserviceordinaire. Il saura
quand le moment sera venu de le décongestionner et la compagnie sechargeradel’opérationsansfrais.–Vraiment?–Maisoui.La compagnie se réserve ledroitd’entretenir le robot en
dehors de ses heures normales de service. C’est l’une des raisons pourlesquelles nous conservons le contrôle de nos robots positroniques etpréféronsleslouerplutôtquelesvendre.Dansl’exercicedesesfonctionshabituelles, tout robot peut être dirigé par n’importe quel homme. Endehorsdesesfonctionsordinaires,unrobotexigelessoinsd’unexpert,etcelanouspouvonsleluidonner.Parexemple,l’unoul’autred’entrevouspourrait décongestionner un robot EZ jusqu’à un certain point en lui
donnant l’ordred’oubliercecioucela.Mais ilestàpeuprèscertainquevousformuleriezcetordredetellemanièrequevousl’amèneriezàoubliertropoutroppeu.Nousdétecterionsdetellesmanœuvres,carnousavonsincorporé des sauvegardes dans sonmécanisme.Néanmoins, comme ilestinutilededécongestionnerlerobotdanssontravailordinaireoupouraccomplir d’autres tâches sans utilité, la question ne soulève pas deproblème.LedoyenHartportalamainàsoncrânecommepours’assurerqueses
mèchessiamoureusementcultivéesétaientégalementréparties.– Vous êtes très désireux de nous voir adopter lamachine, dit-il, et
pourtantl’U.S.Robotsestsûrementperdantdanslemarché.Milledollarsparanestunprixridiculementbas.Serait-cequevousespérez,parcetteopération, louer d’autres machines du même genre à différentesuniversités,àunprixpourvousplusrentable?–C’estlàunespoirquin’ariendedéraisonnable,ditLanning.–Mêmedanscecas, lenombredemachinesquevousseriezàmême
delouerserait limité.Jedoutequevouspuissiezenfaireuneopérationvéritablementrentable.Lanning posa ses coudes sur la table et se pencha en avant, l’air
sérieux:–Permettez-moidevousparleravecunebrutalefranchise,messieurs.
Les robots ne peuvent être utilisés sur Terre, sauf en quelques cas trèsspéciaux,enraisondupréjugéque lepublicnourrità leurégard.L’U.S.Robots est une firme extrêmement prospère et cette prospérité, elle ladoitauxseulsmarchésextra-terrestresetàlaclientèledescompagniesdevoyagesspatiaux,sansparlerdesressourcesaccessoiresque luiprocurela vente des ordinateurs.Mais ce ne sont pas seulement les profits quinous intéressent.Nous sommes fermement convaincus que l’utilisationdesrobotssurlaTerreproprementditeamélioreraitlaviedetous,mêmes’il fallait payer cette amélioration d’un certain bouleversementéconomiquetemporaire.– Les syndicats sont naturellement contre nous,mais nous pouvons
sûrementcomptersur lesoutiendesgrandesuniversités.LerobotEasyvous aidera en vous libérant de fastidieuses besognes scolastiques.D’autres universités et établissements de recherche suivront votreexemple,etsilesrésultatsrépondentànosespérances,d’autresrobotsdetypesdifférentspourrontêtreplacésicietlà,etl’onverralespréjugésdu
publics’atténuergraduellement.– Aujourd’hui l’Université du Nord-Est, demain le monde entier,
murmuraMinott.– Jeme suismontré beaucoupmoins éloquent,murmuraLanning à
l’oreilledeSusanCalvind’untonirrité,etilssesontmontrésinfinimentmoins réticents. En réalité, pour mille dollars par an, ils sautaientlittéralementsur l’occasion.LePrMinottm’aconfiéqu’iln’avait jamaisvuplusbeaugraphequeceluiqu’iltenaitentrelesmainsetqu’iln’avaitpas pu découvrir la moindre erreur sur l’épreuve ni ailleurs. Hart l’aadmissansdétour.Lessévères lignesverticalesquibarraient lefrontdeSusanCalvinne
s’effacèrentpas:– Vous auriez dû demander davantage d’argent qu’ils n’étaient
capablesdepayer,Alfred,aprèsquoivousleurauriezaccordéunrabais.–Vousavezpeut-êtreraison,grommela-t-il.L’avocatgénéraln’enavaitpasencoreterminéaveclePrHart:–AprèsledépartduDrLanning,avez-vousmisauxvoixl’acceptation
durobotEZ-27?–Oui.–Etquelfutlerésultatduscrutin?–Enfaveurdel’acceptation,àlamajoritédesvotants.–Avotreavis,quelfutlefacteurquiinfluençalevote?Ladéfenseélevaimmédiatementuneobjection.Lapartiecivileprésentalaquestionsousuneautreforme:–Quel est le facteur qui influença votre vote personnel ? Vous avez
votépourl’acceptation,jecrois.–J’aieneffetvotépourl’acceptation.LesentimentmanifestéparleDr
Lanning qu’il était de notre devoir, en tant que membres de l’éliteintellectuellemondiale,depermettreauxrobotsdesoulagerlapeinedeshommes,m’avaitprofondémentinfluencé.–End’autrestermes,leDrLanningavaitréussiàvousconvaincrede
lajustessedesathèse.–C’estsonrôle.Jedoisdirequ’ils’enesttirédefaçonremarquable.–Jemetsletémoinàvotredisposition.L’avocatdeladéfenses’approchadelabarredestémoinsetconsidéra
lePrHartpendantunlongmoment:–Enréalité,vousétieztousfortdésireuxd’avoirlerobotEZ-27àvotre
disposition,n’est-cepas?–Nous pensions que s’il était capable d’accomplir le travail, il nous
seraitdelaplusgrandeutilité.–S’ilétaitcapabled’accomplirletravail?Sijesuisbieninformé,vous
avez examiné les spécimens de travaux accomplis par l’EZ-27 avec unsoin particulier, le jour même de la réunion que vous venez de nousdécrire?– En effet. Puisque le travail de la machine concernait avant tout
l’usagedelalangueanglaiseetquecedomaineestdemonressort,ilétaitlogiquequejefussedésignépourexaminerlestravaux.–Trèsbien.Parmi les travaux exposés sur la table aumomentde la
réunion, s’en trouvait-ilquipussentêtreconsidéréscommenedonnantpas entière satisfaction ? Je détiens actuellement tous ces matériauxcomme pièces à conviction. Pourriez-vousme désigner un seul d’entreeuxquilaissequelquechoseàdésirer?–MonDieu…–Jevousposeunequestionsimple.Existait-ilunseuletuniquetravail
qui ne fût pas à l’abri des critiques ? Vous les avez examinéspersonnellement.Enavez-voustrouvé,ouiounon?Leprofesseurd’anglaisfronçalessourcils:–Non.–Jepossèdeégalementquelquesexemplairesdestravauxexécutéspar
le robot EZ-27 au cours de ses quatorzemois de service à l’Université.Vousplairait-ildelesexamineretdemediresivousdécouvrezquelquecritiqueàformuleràleurendroit,neserait-cequ’enuneseuleoccasion?–Lorsqu’illuiestarrivédecommettreunefaute,elleaétédetaille!dit
Hartd’unevoixsèche.– Répondez à ma question, tonna la défense, et seulement à ma
question!Découvrez-vouslamoindrefautedanscestravaux?Hartexaminasoigneusementlespiècesétalées:–Paslamoindre!– Si l’on fait abstraction de la question qui fait l’objet de ce débat,
connaissez-vousuneerreurquisoitimputableàl’EZ-27?–Sil’onfaitabstractiondulitigequifaitlamatièredecedébat,non.L’avocat de la défense s’éclaircit la gorge comme pour clore un
paragraphe:–Revenonsàprésentauscrutinquidevaitdéciderde l’admissionou
durejetdurobotEZ-27.Lamajorités’estmontréefavorable,dites-vous.Quelétaitlerapportdesvotes?
–Detreizecontreun,pourautantquejem’ensouvienne.–Treizecontreun!C’estlàplusqu’unemajorité,sijenem’abuse?–Non,maître ! (Tout ce qu’il y avait de pédant chez le doyenHart
s’insurgeait.) Le mot « majorité » signifie purement et simplement« supérieur à lamoitié ». Treize bulletins sur quatorze constituent unemajorité,riendeplus.–Sansdoute,maisaussiunequasi-unanimité.–Ilsn’enrestentpasmoinsunemajorité!L’avocatdeladéfenseserepliasuruneautreposition:–Etquiétaitl’uniqueopposant?Hartaccusaunmalaiseprononcé:–LePrSimonNinheimer.L’avocataffectalasurprise:–LePrSimonNinheimer?LechefduDépartementdeSociologie?–Oui,maître.–Leplaignant?L’avocatfitlamoue:–End’autrestermes,ilsetrouvequel’hommequiaintentéuneaction
pour lepaiementde750000dollarsendommages-intérêtscontremonclient,l’UnitedStatesRobots,étaitcelui-làmêmequis’estopposédèsledébutàl’entréedurobotàl’Université–etcelabienquetouslesautresmembresducomitéexécutifduSénatuniversitairefussentpersuadésquel’idéeétaitexcellente.–Ilavotécontrelamotioncommeilenavaitledroit.–Enrelatant la réunion,vousn’avezmentionnéaucune intervention
duPrNinheimer.A-t-ilprislaparole?–Jecroisqu’ilaparlé.–Vouslecroyezseulement?–MonDieu,ilaeffectivementparlé.–S’est-ilélevécontrel’introductiondurobotdansl’Université?–Oui.–S’est-ilexpriméentermesviolents?–Ilaparléavecvéhémence,concédaHart.L’avocatprituntonconfidentiel:–Depuis combiende temps connaissez-vous lePrNinheimer,doyen
Hart?–Depuisenvirondouzeans.–C’estdirequevousleconnaissezassezbien?–Assezbien,eneffet.
–Leconnaissant,pourriez-vousdirequ’il seraithommeànourrirunressentimentcontreunrobotetcelad’autantplusqu’unvotecontraire…La partie civile noya le reste de la question sous une objection
véhémente et indignée. L’avocat de la défense fit signe au témoin des’asseoiretlejugeShanesuspenditl’audiencepourledéjeuner.Robertsonréduisaitsonsandwichenunmagmainnommable.Lafirme
netomberaitpasenfaillitepourunepertede750000dollars,maiscettesaignée ne lui ferait aucun bien particulier. En outre, il était conscientqu’il en résulterait dans les relations publiques une récession à longtermeinfinimentpluscoûteuse.–Pourquoi tout ce tintamarre sur la façon dontEasy est entré dans
l’Université?Qu’espèrent-ilsdoncgagner?demanda-t-ilaigrement.– Une action en justice est semblable à un jeu d’échecs, répondit
placidement l’avocat de la défense. Le gagnant est en général celui quipeutprévoirplusieurscoupsàl’avance,etmonami,aubancdelapartiecivile,n’ariend’undébutant.Ilspeuventfaireétatdedommages,pasdeproblème là-dessus. Leur effort principal consiste à anticiper notredéfense. Ils doivent compter que nous nous efforcerons de démontrerl’incapacitétotaleoùsetrouveEasydecommettreledélitincriminé–enraisondesLoisdelaRobotique.– C’est bien là notre défense, dit Robertson, et j’estime qu’elle est
absolumentsansfaille.–Auxyeuxd’uningénieurenrobotique!Pasnécessairementdupoint
de vue d’un juge. Ils sont en train de préparer leurs batteries afin depouvoir démontrer que l’EZ-27 n’est pas un robot ordinaire. Il était lepremierdesontypeàêtreoffertaupublic;unmodèleexpérimentalquiavaitbesoind’êtretestésurleterrain,etsonséjouràl’Universitéétaitlaseuleméthode valable pour procéder à ces essais. Cela expliquerait leseffortsduDrLanningpourplacer le robot et le consentementde l’U.S.Robots pour le louer à un prix aussimodique. A cemoment, la partieadverseferaitvaloirquelestestssurleterrainontdémontrél’inaptituded’Easyàsesfonctions.Voyez-vousàprésentlesensdel’actionquiaétémenéejusqu’ici?– Mais l’EZ-27 était un modèle parfaitement irréprochable, repartit
Robertson.C’étaitlevingt-septièmedelasérie.– C’est fort regrettable pour lui, dit l’avocat d’un air sombre. Qu’y
avait-il d’anormal chez les vingt-six premiers ? Sûrement un détail
quelconque.Pourquoil’anomalieneseretrouverait-ellepasdanslevingt-septième?–Lesvingt-sixpremiersn’avaientriend’anormalsaufqu’ilsn’étaient
pas suffisamment complexes pour leur tâche. Ils étaient équipés despremierscerveauxpositroniquesdugenreet,audébut,c’étaituneaffairedepileouface.MaislestroisLoisétaientparfaitementancréeseneux!Nulrobotn’estàcepointimparfaitqu’ilpuisseéchapperauximpératifsdestroisLois.–LeDrLanningm’aexpliquécela,monsieurRobertson,etjesuistout
prêt à le croire sur parole. Le juge sera peut-être plus difficile àconvaincre. Nous attendons la décision d’un homme honnête etintelligentmais qui ne connaisse rien à la robotique et que l’on puisseégarer.Parexemple,sivous-même,leDrLanningouleDrCalvinveniezdire à la barre que les cerveaux positroniques sont construits sur leprincipedepileouface,commevousvenezdelefaire, lapartieadversevous mettrait en pièces au cours du contre-interrogatoire. Rien nepourrait plus sauver notre cause. Il faut donc éviter ce genre dedéclaration.–SiseulementEasyvoulaitparler,grommelaRobertson.L’avocathaussalesépaules:–Un robotn’estpasadmis comme témoin,par conséquentnousn’y
gagnerionsrien.– Du moins pourrions-nous connaître quelques-uns des faits. Nous
saurionscommentilenestvenuàfaireunetellechose.SusanCalvinpritfeuetflamme.Unelégèrerougeurmontaàsesjoues
etsavoixaccusaunsoupçondechaleur:–NoussavonscommentEasyenestvenuàcommettrecetacte.Onlui
en avait donné l’ordre ! Je l’ai déjà expliqué au Conseil et je vais vousl’expliquerimmédiatement.– Qui lui avait donné cet ordre ? demanda Robertson avec un
étonnementsincère. (Onne luidisait rien,pensa-t-ilavec rancœur.Cesgensde la recherche se considéraient comme lespropriétairesde l’U.S.Robots!)–Leplaignant,ditSusanCalvin.–Pourquoi,aunomduciel?– Je ne connais pas encore la raison. Pour nous faire poursuivre en
justice,pourseprocurerquelqueargent?Commeelleprononçaitcesmots,onvitdeséclairsbleusparaîtredans
sesyeux.
–AlorspourquoiEasyn’endit-ilrien?–N’est-cepasévident?Onluiaordonnéderestermuetsurl’affaire.–Pourquoiest-cetellementévident?rétorquaRobertsonvertement.– Ma foi, c’est évident pour moi. Je suis une robo-psychologue
professionnelle. Si Easy refuse de répondre à des questions directesconcernantl’affaire,iln’enserapasdemêmesionl’interroged’unefaçondétournée.Enmesurantl’hésitationcroissantedesesréponsesàmesurequ’onserapprochedelaquestioncruciale,enmesurantl’airedelapartieneutraliséeet l’intensitédescontre-potentielssuscités, ilestpossiblededire,avecuneprécisionscientifique,quelesanomaliesdontilestaffectérésultent d’une interdiction de parler appuyée sur les impératifs de laPremièreLoi.End’autrestermes,onluiadéclaréques’ilparlait,unêtrehumain en souffrirait : probablement cet inénarrable Pr Ninheimer, leplaignant,quipeutpasserpourunêtrehumainauxyeuxd’unrobot.–Dans ce cas, dit Robertson, ne pouvez-vous lui expliquer qu’en se
taisant,ilcauseradutortàl’U.S.Robots?– L’U.S. Robots n’est pas un être humain et la Première Loi de la
Robotiquenetientpasunesociétépourunepersonnemoraleainsiquelefontlesloisordinaires.Enoutre,ilseraitdangereuxdefaireunetentativepour levercegenreparticulierd’inhibition.Lapersonnequi l’a imposéepourraitlaleveravecmoinsdedanger,carlesmotivationsdurobot,dansce cas, se trouvent centrées sur laditepersonne.Tout autreprocessus…(Elle secoua la tête et prit un ton où l’on discernait presque de lapassion:)Jenepermettraipasqu’onendommagelerobot!Lanning intervint avec l’air d’un homme qui apporte le souffle de la
raisondansledébat:– A mon avis, il nous suffira de faire la preuve qu’un robot est
incapable d’accomplir l’acte dont Easy est accusé. Et cela nous estpossible.–Précisément, dit l’avocat avec ennui, cela ne vous est pas possible.
Lesseulstémoinssusceptiblesdeseportergarantsdelaconditionetdel’étatd’espritd’Easysontdesemployésdel’U.S.Robots.Lejugenepeutadmettrel’impartialitédeleurtémoignage.–Commentpeut-ilrécuserdestémoignagesd’experts?–Enrefusantdese laisserconvaincrepar leursarguments.C’estson
droitentantquejuge.Pourfairedroitauxdémonstrationstechniquesdevos ingénieurs, il n’est pas près d’admettre qu’un homme comme le PrNinheimers’estmisdanslecasderuinersaréputation,fût-cepourunesommerelativement importante.Le jugeestunhomme,après tout.S’il
lui fallait choisir entreunhommeayantaccompliunacte impossible etunrobotayantaccompliunacteimpossible,iltrancheraitprobablementenfaveurdel’homme.–Unhommepeutaccomplirunacteimpossible,ditLanning.Eneffet,
nous ne connaissons pas toutes les complexités de l’âme humaine etd’autre part nous ignorons ce qui, dans un cerveau humain donné, estimpossibleetcequinel’estpas.Enrevanche,noussavonsparfaitementcequiestréellementimpossiblepourunrobot.–Nousverronssinouspouvonsconvaincrelejugedecela,ditl’avocat
d’untonlas.–Sitoutcequevousditesestvrai,grommelaRobertson,jenevoispas
commentvouspourriezyparvenir.–Nousverronsbien. Ilestbondeconnaîtreetd’apprécier toutes les
difficultés qui se dressent sur votre route,mais ce n’est pas une raisonpour se laisser aller au découragement.Moi aussi j’ai tenté de prévoirquelquescoupsd’avancedanslapartied’échecs.(Avecungestedignedelatêteendirectionde larobo-psychologue, ilajouta:)Avec leconcoursdecettecharmantedame.Lanningportasonregarddel’unàl’autre:–Quediablevoulez-vousdire?demanda-t-il.Mais l’huissier introduisitsa têtedans lapièceetannonçad’unevoix
quelquepeuessouffléequel’audienceallaitêtrereprise.Ilsrejoignirentleursplacesenexaminantl’hommequiavaitdéclenché
toutel’affaire.Simon Ninheimer possédait une tête couverte de cheveuxmousseux
couleur sable, un visage qui se rétrécissait au-dessous d’un nez en becd’aigle pour se terminer par un menton pointu ; il avait l’habituded’hésiter parfois avant de prononcer un mot-clé au cours de laconversation,cequiparaissaitdonneràsondiscoursuneprécisionquasiinégalable.Lorsqu’ildisait:«Lesoleilselèveà…euh…l’est»,onpouvaitêtrecertainqu’ilavaitsérieusementenvisagélapossibilitéqu’ilpourraitunjourseleveràl’ouest.–Etiez-vousopposéà l’admissiondurobotEZ-27dans l’Université?
interrogealeprocureur.–Eneffet.–Pourquoi?– J’avais l’impression que nous ne connaissions pas les véritables
raisonsquipoussaient l’U.S.Robotsànousconfier l’unde leursrobots.Jememéfiaisdeleurinsistance.
– Avez-vous le sentiment qu’il était capable d’accomplir les travauxpourlesquelsilavaitétéprétendumentconçu?–Jetienspourcertainqu’ilenétaitincapable.– Voudriez-vous exposer les raisons qui vous ont amené à cette
conclusion?L’ouvrage de Simon Ninheimer, intitulé Tensions sociales suscitées
par le vol spatial et leur remède, était demeuré huit ans sur lemétier.L’amour de la précision qu’il professait, Ninheimer ne le réservait passeulementàsesdiscours,etdansundomainetelquelasociologie,donton peut dire que la principale caractéristique est l’imprécision, il ne sesentaitpasprécisémentàsonaise.Même lorsque les textes lui étaient présentés à l’état d’épreuves, il
n’éprouvait aucun sentiment d’accomplissement. Bien au contraire.Considérantleslonguesfeuillesdepapierimprimé,ilréprimaitàgrand-peineundésirdedécouperleslignesdecaractèresetdelesarrangerdansunordredifférent.Jim Baker, professeur de sociologie assistant, découvrit Ninheimer,
trois jours après l’arrivée des premières liasses expédiées parl’imprimeur, regardant la poignée de papiers d’un air hypnotisé. Lesépreuves étaient fournies en trois exemplaires ; l’un était destiné àNinheimerauxfinsdecorrection,unsecondàBakerquilescorrigeaitdeson côté, et un troisième, marqué « original », devait recevoir lescorrections finales résultant de la combinaison de celles effectuées parNinheimer et Baker, à la suite d’une conférence où étaient aplanis leséventuelsdésaccords.Telleavaitété laméthodequ’ilsavaientemployéepour les nombreuses publications auxquelles ils avaient collaboré aucoursdestroisannéesécoulées,etelleavaitdonnédebonsrésultats.Baker,jeuneets’exprimantd’unevoixdoucedestinéeàseconcilierles
bonnesgrâcesdesonaîné,tenaitsespropresépreuvesàlamain.–J’aiterminélepremierchapitre,dit-ild’untonpleind’ardeur,etj’y
aidécouvertquelquesperlestypographiques.–Ilenesttoujoursainsidanslepremierchapitre,réponditNinheimer
d’untondistant.–Voulez-vousquenouscollationnionsimmédiatement?NinheimerplantadesyeuxpleinsdegravitésurBaker:–Jen’aipasencorereluuneseuleligne,Jim.Jecroismêmequejene
prendraipascettepeine.
–Vousn’allezpasrelire?demandaBakerinterloqué.Ninheimerfitlamoue:–J’aidemandéle…euh…concoursdelamachine.Aprèstout,elleaété
conçue à l’origine comme… euh… correctrice. Ils ont établi unprogramme.–Lamachine?Vousvoulezparlerd’Easy?–Jecroisquec’estlà,eneffet,lenomstupidedontonl’aaffublée.–Mais,docteurNinheimer,jecroyaisquevousaviezdécidédenepas
vousenservir!–Jesuisapparemment leseulàm’abstenir.Peut-êtreconviendrait-il
quejeprennemapartdes…euh…avantagesquecetenginpeutprocurer.– Dans ce cas, je crois que j’ai perdu mon temps à lire ce premier
chapitre,ditlejeunehommemélancoliquement.– Vous n’avez pas perdu votre temps. Nous pourrons comparer les
résultatsdonnésparlamachineauxvôtresetvérifier.–Sivousytenez,mais…–Parlez.– Je doute fort que nous trouvions la moindre faute dans le travail
d’Easy.Onprétendqu’iln’ajamaiscommisuneseuleerreur.–Sij’osedire,répliqualaconiquementNinheimer.Bakerrapportadenouveaulepremierchapitrequatrejoursplustard.
Cette fois il s’agissait de la copie réservée à Ninheimer, fraîchementémouluedel’annexespécialequiavaitétéconstruitepourabriterEasyetl’appareillagedontilseservait.Bakerjubilaitpositivement:–DocteurNinheimer,nonseulementilarelevélesmêmeserreursque
moi, mais il en a corrigé une douzaine qui m’avaient échappé !L’opérationaétéexpédiéeendouzeminutes!Ninheimerexaminalesépreuvesaveclesmarquesnettementtracéeset
lessymbolesdanslamarge:–Letravailestmoinscompletquesinousl’avionsexécutévousetmoi.
Nousyaurionsintroduitunecitationextraitedel’ouvragedeSuzukisurleseffetsneurologiquesdelafaiblegravité.–VousparlezdesonarticleparudansSociologicalReviews?–Naturellement.–Vousnepouvez toutdemêmepas luidemander l’impossible.Easy
nepeutliretoutelalittératurepubliéesurlesujetànotreplace.
–Jem’enrendscompte.En fait, j’aipréparé lacitation.J’iraivoir lamachineet jem’assureraiqu’elleconnaît la façonde…euh…insérer lescitationsdansuntexte.–Elleconnaîtleprocessus.–Jepréfèrem’enassurer.Ninheimerdutprendre rendez-vouspourvoirEasyetneputobtenir
plusdequinzeminutes,àuneheureavancéedelasoirée.Maislesquinzeminutesserévélèrentamplementsuffisantes.Lerobot
EZ-27compritimmédiatementleprocédéd’insertiondescitations.Ninheimer éprouvaun certainmalaise à se trouverpour la première
foisaussiprèsdurobot.Mûparunesortederéflexeautomatique, il luidemanda:–Votretravailvousplaît-il?– Enormément, professeur Ninheimer, répondit Easy d’un ton
solennel,tandisquelescellulesphotoélectriquesquiluiservaientd’yeuxluisaientdeleuréclatd’unrougeprofond.–Vousmeconnaissez?– Du fait que vous m’apportez un additif à introduire dans les
épreuves, j’en déduis que vous êtes l’auteur de l’ouvrage. Et comme lenomdel’auteurfigureentêtedechaqueépreuve…–Jevois.C’estune…euh…déductiondevotrepart.Dites-moi…(Ilne
putrésisteraudésirdeluiposerlaquestion:)Quepensez-vousdulivrejusqu’àprésent?– Je trouve que c’est un ouvrage sur lequel il est fort agréable de
travailler,réponditEasy.– Agréable ? Voilà un mot curieux pour un… euh… mécanisme
incapable d’émotion. Je me suis laissé dire que l’émotion vous étaitétrangère.– Lesmots qui composent votre ouvrage se trouvent en accord avec
mescircuits,expliquaEasy.Ilssuscitentpeuoupasdecontre-potentiels.La configuration demes réseaux cérébrauxm’amène à traduire ce faitmécaniqueparunmottelqu’«agréable».Sasignificationémotionnelleestpurementfortuite.–Jevois.Pourquoitrouvez-vousl’ouvrageagréable?– Il traite d’êtres humains, professeur, et non pas de matériaux
inorganiques et de symboles mathématiques. Votre livre constitue uneffort pour comprendre les êtres humains et augmenter le bonheur del’homme.–Et c’est cela que vous essayez de faire vous-même, ce qui fait que
monlivres’accordeavecvoscircuits?Est-cebiencela?–C’estcela,professeur.Lesquinzeminutesétaientécoulées.Ninheimers’enfutetserendità
labibliothèquedel’Universitéquiétaitsurlepointdefermer.Ils’attardajuste assez longtemps pour trouver un texte élémentaire de robotiquequ’ilemportachezlui.Al’exceptiond’unadditifoccasionneldedernièreminute,lesépreuves
passaient par Easy pour se rendre ensuite chez l’éditeur, avec de raresinterventionsdeNinheimeraudébut,etplusdutoutparlasuite.– Il me donne le sentiment d’être pratiquement inutile, dit un jour
Bakeravecunecertainegêne.–Ildevraitvousdonnerlesentimentd’avoirletempsd’entreprendre
unnouveauprojet,réponditNinheimer,sansleverlesyeuxdesnotationsqu’ilrédigeaitsurlederniernuméroduSocialScienceAbstracts.– Je n’arrive pas àm’y habituer. Je ne peux pasm’empêcher deme
fairedusoucipourlesépreuves.C’estparfaitementstupide,jelesais.–Vousavezraison.– L’autre jour j’ai examiné un ou deux placards avant qu’Easy les
expédieà…– Comment ? (Ninheimer leva les yeux en fronçant les sourcils. Il
ferma brusquement le numéro de l’Abstracts.) Auriez-vous dérangé lamachinedurantsontravail?–Pour uneminute seulement. Tout était parfait. Elle n’avait changé
qu’un seulmot.Vous aviezqualifié quelque chosede« criminel» et lerobotavaitremplacécemotpar«insensé».Ilavaitpenséquelesecondmots’adaptaitmieuxaucontexte.Ninheimerpritunairpensif:–Etquelétaitvotreavis?–Jemesuistrouvéd’accordaveclui.J’aimaintenulacorrection.Ninheimer fit tourner sa chaise pivotante pour affronter son jeune
associé:– Ecoutez-moi ! Je vous prie de ne plus recommencer. Si je dois
utiliserlamachine,jedésireentirerle…euh…maximumd’avantages.Sijedoisl’utiliseretmepriverdevos…euh…servicesparcequevousêtesoccupéàsupervisercettemachine,alorsquesacaractéristiqueessentielleest de se passer de toute supervision, je ne tire plus aucun bénéfice del’affaire.Comprenez-vous?
–Oui,docteurNinheimer,ditBaker,penaud.LesexemplairesjustificatifsdeTensionssocialesparvinrentaubureau
du Dr Ninheimer le 8 mai. Il les parcourut rapidement, feuilletant lespages,lisantunparagrapheicietlà.Puisillesmitdecôté.Comme il l’expliquaplus tard, il avaitoublié leurprésence. Il y avait
travailléhuit ansdurant,mais àprésent, et pendantdesmois, il s’étaitconsacré à d’autres travaux tandis qu’Easy le déchargeait de la tâcheharassantedelacorrectiondesonlivre.Ilnepensamêmepasàdédieràla bibliothèque de l’Université l’habituel exemplaire d’hommage.MêmeBaker, qui s’était jeté à corps perdu dans le travail et avait évitéNinheimer depuis la rebuffade qu’il avait essuyée à leur dernièrerencontre,nereçutpasd’exemplaire.Cettepériodepritfinle16juin.Ninheimerreçutuncoupdetéléphone
etconsidéraavecsurprisel’imagequivenaitd’apparaîtresurl’écran.–Speidell!Vousêtesdoncenville?–Non,jesuisàCleveland.(LavoixdeSpeidelltremblaitd’émotion.)–Alorspourquoicetappel?–Parcequejeviensdeparcourirvotredernierlivre!Ninheimer,êtes-
vousdevenufou?Avez-vouscomplètementperdularaison?Ninheimerseraidit.– Avez-vous trouvé quelque chose d’anormal ? s’enquit-il plein
d’alarme.–Anormal?Ouvrezvotre livreà lapage562 !Où,dans l’articleque
vous citez, ai-je prétendu que la personnalité criminelle n’existe pas etque ce sont les contraintes opérées par la loi qui sont les criminelsvéritables?Permettez-moideciter…–Attendez!Attendez!s’écriaNinheimerens’efforçantdetrouver la
page.Voyons…voyons…Justeciel!–Ehbien?–Speidell,jenecomprendspascommentceciapuseproduire.Jen’ai
jamaisécritpareillechose.–C’estpourtantcequiestimprimé!Etcen’estpaslepire.Regardezà
lapage690 : imaginezunpeu cequevavous raconter Ipatiev lorsqu’ilverraquellesaladevousavezfaitdesesdécouvertes.J’ignoreàquoivouspensiez…maisilnevousresteplusd’autresolutionquederetirerlelivredumarché.Etpréparez-vousàprésenter lesexcuses lesplusplatesà laprochaineréuniondel’Association!
–Speidell,écoutez-moi…MaisSpeidellavaitcoupélacommunicationavecuneforcequiremplit
l’écrandepost-imagesdurantquinzesecondes.C’est alors que Ninheimer se mit à lire le livre et à souligner des
passagesàl’encrerouge.Il garda remarquablement son sang-froid lorsqu’il se retrouva de
nouveau face à face avecEasy,mais ses lèvres étaientpâles. Il passa lelivreaurobot:–Voulez-vous lire les passages soulignés aux pages 562, 631, 664 et
690?Easyobéitenquatreregards:–Oui,professeurNinheimer.–Cen’estpasconformeautextedesépreuvesoriginales.–Non,professeur.–Est-cevousquiavezmodifiéletextepourlefaireimprimersoussa
formeactuelle?–Oui,professeur.–Pourquoi?–Professeur,lespassagestelsqu’ilsapparaissaientdansvotreversion
étaientfortoffensantspourcertainsgroupesd’êtreshumains.J’aipenséqu’ilétaitjudicieuxdemodifierlaformulationafind’éviterdeleurcauserdutort.–Commentavez-vousoséprendreunetelleinitiative?– La Première Loi, professeur, ne m’autorise pas à causer du tort,
même passivement, à des êtres humains. A n’en pas douter, vu votreréputationdans lescerclesde lasociologieet la largediffusiondevotrelivreparmilemondedesérudits,unmalconsidérableseraitinfligéàuncertainnombred’êtreshumainsdontvousparlez.– Mais vous rendez-vous compte que c’est moi qui vais en pâtir à
présent?–Jen’aipu faireautrementquedechoisir la solutioncomportant le
moindremal.Ivredefureur,lePrNinheimerquittalapièceentitubant.Ilétaitclair
pourluiquel’U.S.Robotsluidonneraitraisondecetteoffense.Il y eutune certaineagitationà la tabledudéfendeur,qui augmenta
encorelorsquelapartiecivileportasonattaque.–Donc,lerobotEZ-27vousadéclaréquelaraisondesonintervention
étaitfondéesurlaPremièreLoidelaRobotique?–C’estexact.–C’est-à-direqu’iln’avaiteffectivementpaslechoix?–Oui.–Ils’ensuit,parconséquent,quel’U.S.Robotsaconstruitunrobotqui
devraitnécessairementréécrireleslivrespourlesmettreenaccordavecsapropreconceptiondubienetdumal.Celanelesapasempêchésdeleprésentercommeunsimplecorrecteur.C’estbiencequevouspensez?L’avocat de la défense objecta vigoureusement aussitôt, faisant
remarquerqu’ondemandaitautémoindeprendreunedécisiondansundomaine où il ne possédait aucune compétence. Le juge admonesta lapartie adversedans les termeshabituels,mais il ne faisait aucundoutequel’échangeavaitporté–particulièrementsurl’avocatdeladéfense.Ladéfensesollicitaunebrèvesuspensionavantdeprocéderaucontre-
interrogatoire, utilisant une procédure légale pour une conversationprivéequiluipritcinqminutes.L’avocatsepenchaversSusanCalvin:–Est-ilpossible,docteurCalvin,quelePrNinheimerdiselavéritéet
qu’EasyaitétédéterminédanssonactionparlaPremièreLoi?SusanCalvinpinçaleslèvres.– Non, dit-elle enfin, ce n’est pas possible. La dernière partie du
témoignagedeNinheimern’estriend’autrequ’unparjuredélibéré.Easyn’estpasconçupourjugerdestextesabstraitstelsqu’onentrouvedansdes ouvrages de sociologie avancée. Il serait tout à fait incapable dedéterminersiunephrased’untellivreestsusceptibledecauserdutortàungrouped’êtreshumains.Soncerveaun’estabsolumentpasconçupourcetravail.–Jesupposenéanmoinsqu’ilseraitimpossibledeprouvercequevous
avancezàl’hommedelarue,ditl’avocatd’untonpessimiste.– Non, avoua le Dr Calvin, ce serait une tâche fort compliquée que
d’administrercettepreuve.Notrechemindesortieesttoujourslemême.NousdevonsprouverqueNinheimerestentraindementiretriendecequ’iladitnepeutnousdétermineràchangernotrepland’attaque.–Trèsbien,docteurCalvin,répondit l’avocat.Jedoisvouscroiresur
parole.Nousprocéderonscommeconvenu.Danslasalled’audience, lemailletdujugese levapuiss’abaissaet le
Dr Ninheimer reprit place à la barre des témoins. Il arborait le légersouriredel’hommequisentsapositioninexpugnableetseréjouitplutôtàlaperspectivederepousseruneattaqueinutile.
L’avocat de la défense s’approcha d’un air méfiant et commençadoucement:–DocteurNinheimer, vous affirmezbien avoir ignoré totalement les
prétendus changements intervenus dans le texte de votre ouvragejusqu’aumomentdel’appeltéléphoniquedu16juinparleDrSpeidell?–C’estparfaitementexact.– N’avez-vous jamais vérifié les épreuves après qu’elles eurent été
corrigéesparlerobotEZ-27?–Audébutsi,maisilm’estapparuquec’étaitlàunetâcheinutile.Je
me fiais aux assurances de l’U.S. Robots. Les absurdes… euh…modificationsfurenteffectuéesdansledernierquartdulivre, lorsquelerobot,jeleprésume,eutacquisuneconnaissancesuffisanteensociologie.– Faites-nous grâce de vos présomptions ! dit l’avocat. Si j’ai bien
compris,votrecollègue,leDrBaker,ajetélesyeuxsurlesépreuvesenaumoinsuneoccasion.Voussouvenez-vousavoirtémoignéàceteffet?–Oui.Commejel’aiprécédemmentdéclaré,ilm’aditavoiraperçuune
pageet,déjààcemoment,lerobotavaitchangéunmot.Denouveaul’avocatintervint:–Netrouvez-vouspasétrange,professeur,qu’aprèsplusd’uneannée
d’hostilité implacable envers le robot, après avoir voté contre sonadmissionaudébutet refuséd’en faire lemoindreusage,vousdécidieztoutàcoupdeluiconfiervotregrandouvrage,l’œuvredevotrevie?–Jenetrouvepascelaétrange.J’avaissimplementdécidéd’utiliserla
machine.– Et vous avez – soudainement – témoigné une telle confiance au
robot EZ-27 que vous n’avez même pas pris la peine de vérifier vosépreuves?–Jevous l’aidéjàdit, j’étaisconvaincupar la…euh…propagandede
l’U.S.Robots.–Acepointconvaincuquelorsquevotrecollègue,leDrBaker,voulut
vérifierletravaildurobot,vousluiavezadministréunevertesemonce?– Jene lui ai pas administréde semonce. Simplement, je ne voulais
pasqu’il…euh…perdesontemps.A l’époquedumoins, jepensaisqu’ils’agissaitd’unepertedetemps.Jenevoyaispasencorelasignificationdecechangementdemot…–Jenedoutepasqu’onvousaitrecommandédefaireétatdecedétail
afin que le changement de mot fût enregistré au dossier… (L’avocat
changea son fusil d’épaule afin de parer d’avance l’objection etpoursuivit.) Le fait est que vous étiez extrêmement irrité contre le DrBaker.–Non,jen’étaispasirrité.–Vousneluiavezpasremisunexemplairedevotrelivrelorsquevous
avezreçuvotreservice.–Simpleoublidemapart.J’aiégalementomisd’enremettreunà la
bibliothèque.(Ninheimersouritd’unaircauteleux:)Lesprofesseurssontnotoirementgensdistraits.–Netrouvez-vouspasétrange,poursuivitl’avocat,qu’aprèsplusd’un
andetravailparfait,lerobotEZ-27sesoittoutàcoupmisàsetromperencorrigeantvotrelivre?Unlivreécritparvousquiétiez,entretous,leplusimplacablementhostileaurobot?–Monouvrageétaitleseullivredisponibletraitantdelaracehumaine
qu’il lui fût donné de corriger. C’est précisément à cemoment que lestroisLoisdelaRobotiqueentrèrentenjeu.–Aplusieursreprises,docteurNinheimer,continual’avocat,vousavez
tenté de parler en expert de la robotique. Apparemment vous avez étésaisid’unepassionfortsoudainepourlarobotique,cequivousaconduita emprunter des livres sur le sujet à la bibliothèque. Vous avez bientémoignédanscesens,n’est-cepas?– Je n’ai emprunté qu’un seul livre. Il ne s’agissait là que d’une
curiosité…euh…biennaturelle.–Etcette lecturevousapermisd’expliquerpourquoi lerobotaurait,
commevousleprétendez,déformévotretexte?–Oui,monsieur.–C’est très commode.Mais êtes-vous certain que votre intérêt subit
pour la robotiquene visait pas à vous permettre demanipuler le robotpourvotrepropredessein?–Certainementpas!rougitNinheimer.L’avocatélevalavoix:– En fait, êtes-vous certain que les passages prétendument altérés
n’étaientpasceuxquevousaviezécritsdevotrepropremain?Lesociologueselevaàdemi:–C’est…euh…ridicule!Jepossèdepar-deversmoilesépreuves…Iléprouvaitquelquedifficultéàparleretl’avocatdudemandeurseleva
pourplacerendouceur:–Avecvotrepermission, j’ai l’intentiondeprésentercommepiècesà
convictionlejeud’épreuvesremisparleDrNinheimeraurobotEZ-27et
celui expédié par le robotEZ-27 à l’éditeur. Je le ferai dès à présent simonhonorablecollègueledésire,ets’ilestd’accordpourdemanderunesuspensiond’audienceafindecomparerlesdeuxjeuxd’épreuves…L’avocatdeladéfenseagitalamainavecimpatience.–Cen’estpasnécessaire.Monhonorableadversairepourraprésenter
ces épreuves au moment qu’il choisira. Je suis certain qu’elles ferontapparaître toutes les dissemblances annoncées par le plaignant. Enrevanche,cequejevoudraissavoir,c’estsi lesépreuvesduDrBakersetrouventégalementensapossession.–LesépreuvesduDrBaker?Ninheimerfronçalessourcils.Ilnepossédaitpasencoreunemaîtrise
entièredelui-même.–Oui,professeur !C’estbiendesépreuvesduDrBakerque jeparle.
Vous avez témoigné vous-même que le Dr Baker avait reçu un jeud’épreuves séparé. Je demanderai à l’huissier de vouloir bien lire votretémoignage si vousêtesunamnésiquede type sélectif.Ne serait-cepasplutôt que lesprofesseurs sont, commevous le dites, gensnotoirementdistraits?– Je me souviens des épreuves du Dr Baker, dit Ninheimer. Elles
n’étaient plus nécessaires dès l’instant où l’ouvrage était remis à lamachinecorrectrice…–C’estpourquoivouslesavezbrûlées?–Non,jelesaijetéesdanslacorbeilleàpapier.–Brûléesoujetéesauxordures,celarevientaumême.Iln’enrestepas
moinsquevousvousenêtesdébarrassé.–Jenevoispascequ’ilyalàderépréhensible…commençafaiblement
Ninheimer.– Rien de répréhensible ? tonna l’avocat de la défense. Rien de
répréhensible, saufqu’ilnousestactuellement impossibledevérifier si,en certains passages cruciaux, vous n’avez pas substitué une innocenteépreuveviergeprovenantdelacollectionduDrBakerpourremplacerlavôtrequevousaviezdélibérémentaltéréeafindecontraindrelerobotà…Lapartiecivileélevaunefurieuseobjection.LejugeShanesepencha
enavant;sonvisagedelunefaisaitdelouableseffortspourarboreruneexpression de colère correspondant à l’intensité de l’émotion quisoulevaitsonâme.– Possédez-vous des preuves, maître, corroborant l’extraordinaire
accusationquevousvenezdeproférer?demandalejuge.–Pasdepreuvedirecte,VotreHonneur,réponditcalmementl’avocat.
Maisjevoudraissoulignerque,vussousl’angleconvenable, lasoudaineabjurationparleplaignantdesonanti-roboticisme,sonintérêtsubitpourla robotique, son refus de vérifier les épreuves ou de permettre àquiconque de les vérifier, la négligence préméditée qui l’a conduit à nepermettre à qui que ce soit de lire l’ouvrage immédiatement aprèspublication,touscesfaitsconduisentclairementà…–Maître,interrompitlejugeavecimpatience,cen’estpaslelieunile
momentdevous livreràdesdéductionshasardeuses.Leplaignantn’estpas l’accusé. Vous n’êtes pas davantage chargé de faire son procès. Jevousinterdisdesuivreplusavantcetteligned’attaque,etjenepuisvousfaire remarquer que le désespoir qui vous a conduit à tenter cettemanœuvre sera préjudiciable à votre cause. S’il vous reste encore desquestions légitimes à poser, vous pouvez poursuivre votre contre-interrogatoire. Mais je vous déconseille vivement de vous livrer à uneautreexhibitionsemblable.–Jen’aiplusaucunequestionàposer,VotreHonneur.– A quoi servira cet esclandre, pour l’amour du ciel ? demanda
Robertson en un murmure hargneux, au moment où l’avocat de ladéfense rejoignait sa table. A présent le juge vous est complètementhostile.–Peut-être,maisNinheimerestdésarçonnépourdebon.Nousl’avons
préparépourl’estocadequenousallonsluiporterdemain.Acemoment-là,ilseramûr.Le reste de l’audience fut assez terne en comparaison. Le Dr Baker
comparutà labarreetconfirmalaplusgrandepartiedutémoignagedeNinheimer.PuiscefutletourdesDrsSpeidelletIpatievquidécrivirentdemanièreémouvanteleursurpriseetleurconsternationàlalecturedecertains passages de l’ouvrage du Dr Ninheimer. Tous deux furentd’accordpourdéclarerquelaréputationprofessionnelleduDrNinheimeravaitétésérieusementcompromise.Les épreuves furent produites comme pièces à conviction, demême
quedesexemplairesdel’ouvrageterminé.La défense ne procéda pas à de nouveaux contre-interrogatoires ce
jour-là. La partie adverse prit du repos et le procès fut remis aulendemainmatin.Lesecondjour,ladéfensepritsapremièreinitiativedèsledébutdela
séance.ElledemandaquelerobotEZ-27fûtadmisàl’audienceenqualité
despectateur.LapartiecivilesoulevaimmédiatementuneobjectionetlejugeShane
appelalesdeuxcontestantsàlabarre.– Cette requête est évidemment illégale, déclara la partie civile
hautement.Unrobotn’apasledroitd’accéderdansunédificepublic.–Cetribunal,fitremarquerladéfense,estouvertàtousceuxquiont
unlienquelconqueavecceprocès.– Une énorme machine dont la conduite est notoirement erratique
pourrait troubler mes clients et mes témoins par sa seule présence ettransformeraitlesdébatsenspectacledefoire.Lejugesemblaitpencherpourcetavis.Ilsetournaversl’avocatdela
défenseetditd’untonassezpeuamène:–Quellessontlesraisonsdevotrerequête?–Nous voulons faire apparaître, dit l’avocat, que le robot EZ-27 est
incapable,deparsaconstructionmême,d’accomplirlesactesquiluisontreprochés.Ilseranécessairedeprocéderàquelquesdémonstrations.–Jeconteste lavaliditédecetteexpérience,VotreHonneur,répliqua
lapartiecivile.Desdémonstrationseffectuéespardesemployésdel’U.S.Robotsn’ontquepeudevaliditélorsquel’U.S.Robotsestledéfendeur.–VotreHonneur,c’estàvousqu’ilappartientdedéciderdelavalidité
deladémonstrationetnonàlapartiecivile.C’estdumoinsainsiquejeleconçois.–Votre conception est correcte, dit le juge Shane, qui ne supportait
guère qu’on pût empiéter sur ses prérogatives.Néanmoins, la présenced’unrobotdanscettesallesoulèved’importantesdifficultéslégales.–Pasaupoint,VotreHonneur,d’opposerunebarrièreinfranchissable
audéroulementdelajustice.Silerobotn’estpasautoriséàcomparaître,nousseronsprivésdenotreuniquemoyendedéfense.Lejugeprituntempsderéflexion:–Resteàréglerlaquestiondutransportdurobotjusqu’àcettesalle.–C’est là un problème auquel l’U.S.Robots a fréquemment dû faire
face. Un camion construit selon les prescriptions de la loi régissant letransport des robots est rangé devant le tribunal. Le robot EZ-27 setrouveactuellementenfermédansunecaisseà l’intérieurdececamion,sous la garde de deuxhommes. Les portes du camion sontmunies desdispositifsdesécuriténécessairesettouteslesautresprécautionsontétédûmentprises.–Vousmesemblezbiencertain,ditlejugeShane,avecunrenouveau
demauvaisehumeur,queladécisiondelaCour,enl’occurrence,seraen
votrefaveur.–Paslemoinsdumonde,VotreHonneur.Encasderefus,levéhicule
rebrousserasimplementchemin.Jen’aiprésuméenquoiquecesoitdevotredécision.Lejugeinclinalatête:–LaCourfaitdroitàlarequêtedeladéfense.Lacaissefuttransportéedanslasallesurunlargeberceauetlesdeux
hommesl’ouvrirent.Unsilencedemortplanasurletribunal.SusanCalvinattenditquelesépaissesfeuillesdecelluformesefussent
abaissées,puiselletenditlamain:–Venez,Easy.Lerobottournalesyeuxverselleettenditàsontoursonvastebrasde
métal.Illadominaitdesoixantebonscentimètres,maisnel’ensuivitpasmoinsfortdocilementcommeunpetitenfantdanslesjuponsdesamère.Quelqu’unlaissaéchapperunrirenerveuxqu’unregarddurduDrCalvinétouffapromptementdanssagorge.Easys’assitavecprécautionsurunevastechaiseque l’huissiervenait
d’apporter. Elle fit entendre d’inquiétants craquements, mais résistacependant.–Lorsque la chose seranécessaire,VotreHonneur,dit l’avocatde la
défense, nous prouverons qu’il s’agit bien ici du robot EZ-27, celui-làmêmequiaétéauservicedel’UniversitéduNord-Estdurantlapériodequinousconcerne.– Bien, dit le juge. Cette formalité sera en effet nécessaire.
Personnellement,jen’aipaslamoindreidéedelafaçondontvouspouvezdistinguerunrobotd’unautrerobot.–Etmaintenant,ditl’avocat,j’aimeraisappelermonpremiertémoinà
labarre.ProfesseurSimonNinheimer,jevousprie.Legreffierhésita,tournasesyeuxverslejuge.Celui-cidemandaavec
unesurprisevisible:–C’estauplaignantquevousdemandezdecomparaîtreenqualitéde
témoindeladéfense?–Oui,VotreHonneur.– Vous vous souviendrez, je l’espère, que tant qu’il demeurera votre
témoin,vousnepourrezprendreàsonégardleslibertésquivousseraientpermisesenprocédantaucontre-interrogatoired’untémoindelapartieadverse?– Mon seul souci est de parvenir à faire éclater la vérité, répondit
l’avocat. Il ne me sera d’ailleurs nécessaire que de lui poser quelques
questionscourtoises.–Ehbien,dit le juged’unairdedoute,c’estvotreaffaire.Appelez le
témoin.Ninheimermontaàlabarreetfutinforméqu’ilparleraittoujourssous
la foi du serment. Il semblait plus nerveux que la veille et manifestaitcommeunesorted’appréhension.Maisl’avocatdeladéfensejetasurluiunregardbienveillant.–Donc, professeurNinheimer, vous réclamez àmon client 750 000
dollarsdedommagesintérêts.–C’esteneffetla…euh…somme.Oui.–Celafaitbeaucoupd’argent.–Lepréjudicequej’aisubiesténorme.– Mais pas à ce point. L’objet du litige ne concerne que quelques
passages d’un ouvrage. Sans doute étaient-ils assez malencontreux,néanmoins il n’est pas rare de trouver de curieuses erreurs dans deslivres.LesnarinesdeNinheimerfrémirent:–Cetouvragedevaitêtrelecouronnementdemacarrière!Aulieude
cela ilme fait apparaître sous les traits d’ununiversitaire incompétent,qui trahit les vues émises par ses honorables amis et associés, et unfossile attardé dans des conceptions aussi ridicules que démodées. Maréputation est irréparablement compromise ! Désormais je ne pourraiplusgarder la têtehautedansaucuneassembléed’universitaires,quellequesoitl’issuedeceprocès.Jenepourraicertainementpaspoursuivrelacarrière à laquelle j’ai consacré ma vie entière. Le but même de monexistencesetrouvedétruit…euh…fouléauxpieds.L’avocat contemplait pensivement ses ongles sans faire aucune
tentativepourinterromprecediscours.Lorsque le professeur eut terminé, il dit d’une voix pleine de
componction:–Voyons,professeurNinheimer, à votreâgevousnepouvezespérer
gagner– soyonsgénéreux–plusde 150000dollarsdurant le restedevotre vie. Cependant vous demandez à la Cour de vous accorder lequintupledecettesomme.– Ce n’est pas seulement ma vie présente qui est ruinée, répondit
Ninheimer avec encoreplusd’émotion.Durant combiende générationsfutures serai-jedésignépar les sociologuescommeun…euh…sotetuninsensé ? L’œuvre véritable de ma vie sera enterrée, ignorée. Je suisruiné,nonseulementjusqu’aujourdemamort,maispourtouslesjours
àvenir,carilsetrouveratoujoursdesgenspourrefuserdecroirequ’unrobots’estrenducoupabledecesaltérations…C’est à cemomentque le robotEZ-27 sedressa sur sespieds.Susan
Calvin ne fit pas un mouvement pour l’en empêcher. Elle demeuraimmobile, lesyeuxfixésdroitdevantelle.L’avocatde ladéfensepoussaunlégersoupir.– J’aimerais expliquer à chacun, dit Easy de sa voixmélodieuse qui
portait admirablement, que j’ai en effet introduit dans certaines desépreuvesdesmodificationsquisemblaientencontradictionavecletextequis’ytrouvaitprécédemment…Même l’avocatgénéral fut trop interloquépar le spectacled’un robot
deplusdedeuxmètres,selevantpours’adresseràlaCour,pouravoirlaprésence d’esprit de réclamer l’interruption d’une procédure àl’irrégularitéaussiflagrante.Lorsqu’il eut retrouvé ses esprits, il était trop tard. Car Ninheimer
venaitdeseleveraubancdestémoins,levisageconvulsé.–Mauditengin!hurla-t-il.Onvousavaitpourtantordonnédegarder
lesilencesur…Sa voix s’étrangla dans sa gorge ; de son côté, Easy demeurait
silencieux.L’avocatgénéralétaitdeboutàprésent,réclamantl’annulation.LejugeShanemartelaitdésespérémentsonpupitre:– Silence ! Silence ! Toutes les conditions sont certes réunies pour
accorder l’annulation, cependant, dans l’intérêt de la justice, j’aimeraisqueleprofesseurNinheimervoulûtbiencomplétersadéclaration.Jel’aidistinctemententendudireaurobotquecelui-ciavaitreçulaconsignedese taire à propos d’un certain sujet. Or, votre témoignage, professeurNinheimer,ne faitnullementiondeconsignesquiauraientétédonnéesaurobotdegarderlesilencesurquoiquecesoit!Ninheimerregardaitlejugeavecunmutismetotal.–Avez-vousdonnél’ordreaurobotEZ-27degarderlesilencesurune
question particulière ? demanda le juge Shane, et si oui, quelle est lanaturedecettequestion?–VotreHonneur…commençaNinheimerd’unevoixenrouée,mais il
neputcontinuer.Letondujugesefitincisif:–Luiavez-vousdonnél’ordred’altérerletextedecertainesépreuveset
ensuite de garder le silence sur le rôle que vous avez joué dans cetteopération?
Lapartie civileobjectavigoureusement,maisNinheimer lançaà tue-tête:–Aquoibonlenier?Oui!Oui!Aprèsquoi ilquitta labarredestémoinsencourant.Il futarrêtéà la
porteparl’huissierets’effondrasurl’undesderniersbancs,enplongeantsonvisagedanssesmains.–IlmesembleévidentquelerobotEZ-27aétéamenédanscettesalle
en tantqu’artifice. Il estheureuxquecetartificeaiteupour résultatdeprévenir un sérieux détournement des voies de la justice, sans quoij’aurais infligéunblâmeà l’avocat de la défense. Il apparaît clairementdésormais que le plaignant a commis, sans aucune espèce de doutepossible, une falsification qui me semble totalement inexplicable,puisque,cefaisant,ilasciemmentruinésaproprecarrière…Lejugementfut,naturellement,prononcéenfaveurdudéfendeur.LeDrSusanCalvinse fitannoncerà l’appartementduPrNinheimer
dans les bâtiments résidentiels de l’Université. Le jeune ingénieur quiavaitconduitsavoiture luioffritde l’accompagner,maiselle lui jetaunregarddedédain.– Croyez-vous donc qu’il va se livrer sur moi à des voies de fait ?
Attendez-moiici.Ninheimern’étaitguèreenhumeurdeselivreràdesvoiesdefaitsur
quiconque. Il préparait ses valises en hâte, anxieux de quitter les lieuxavantqueleverdictdéfavorableduprocèsfûtconnudupublic.IlaccueillitleDrCalvind’unregarddedéfi:– Etes-vous venue pourme notifier des contre-poursuites ?Dans ce
cas vous n’obtiendrez rien. Je n’ai pas d’argent, pas de situation, pasd’avenir.Jenepourraimêmepasréglerlesfraisduprocès.–Sic’estdelasympathiequevousrecherchez,vousvoustrompezde
porte, dit le Dr Calvin froidement. Ce qui vous arrive est votre faute.Néanmoins, il n’y aura pas de contre-poursuite intentée ni à vous ni àl’Université. Nous ferons même tout notre possible pour vous éviterd’êtreemprisonnépourparjure.Nousnesommespasvindicatifs.– C’est donc pour cela que je ne suis pas encore incarcéré pour
violation de serment ? Je me posais des questions. Mais après tout,ajouta-t-ilamèrement,pourquoivousmontreriez-vousvindicatifs?Vousavezobtenucequevousdésiriez.–Enpartie,eneffet,dit leDrCalvin.L’UniversitéconserveraEasyà
son service contre un prix de location considérablement plus élevé. Deplus, une certaine publicité en sous-main concernant le procès nouspermettra de placer quelques autres modèles EZ dans diversesinstitutions, sans qu’il faille craindre la répétition d’incidents dumêmegenre.–Danscecas,pourquelleraisonêtes-vousvenuemevoir?– Parce qu’ilmanque encore des pièces àmon dossier : je voudrais
savoir pourquoi vous haïssez les robots à ce point.Même si vous aviezgagné votre procès, votre réputation eût été ruinée. L’argent que vousauriezpuobtenirn’auraitpascompenséunetelleperte.L’assouvissementdevotrehainepourlesrobotsaurait-ilcombléledéficitmoral?–Serait-cequevousvousintéressezàl’âmehumaine,docteurCalvin?
demandaNinheimeravecuneironiecinglante.–Danslamesureoùsesréactionsconcernentlebien-êtredesrobots.
Pour cette raison, je me suis quelque peu initiée à la psychologiehumaine.– Suffisamment en tout cas pour être capable de me vaincre par la
ruse!–Cenefutpasbiendifficile,réponditleDrCalvinentoutesimplicité.
Lepluscompliquéétaitd’yparvenirsansendommagerEasy.– Cela vous ressemble bien de vous intéresser davantage à une
machinequ’àunêtrehumain.Illuijetaunregarddesauvagemépris.Elledemeuradeglace:–Enapparenceseulement,professeurNinheimer.C’estseulementen
s’intéressantauxrobotsquel’onpeutvraimentcomprendrelaconditiondel’hommeduXXIesiècle.Vouslecomprendriezsivousétiezroboticien.– J’ai suffisamment étudié la robotique pour savoir que je ne désire
pasdevenirroboticien!– Pardon, vous avez lu un ouvrage de robotique. Il ne vous a rien
appris. Vous avez acquis des notions suffisantes pour savoir que vouspouviezdonnerl’ordreàunrobotd’exécuterdiversesbesognes,ycomprisfalsifier un livre, en vous y prenant convenablement. Vous avez apprissuffisamment pour savoir que vous ne pouviez lui enjoindre d’oubliercomplètement certains détails sans risquer de vous faire prendre,maisvousavezcruqu’ilseraitplussûrdeluiordonnersimplementlesilence.Vousvoustrompiez.–C’estcesilencequivousapermisdedevinerlavérité?–Ilnes’agissaitpasdedivination.Vousétiezunamateuretvousn’en
connaissiezpassuffisammentpourcouvrircomplètementvos traces.Le
seulproblèmequiseposaitàmoiétaitd’enfairelapreuvedevantlejuge,et vous avez été assez bon pour nous apporter votre concours sur cepoint,dansvotreignorancedelarobotiquequevousprétendezmépriser.– Cette discussion présente-t-elle un intérêt quelconque ? demanda
Ninheimeraveclassitude.– Pour moi, oui, dit Susan Calvin, car je voudrais vous faire
comprendreàquelpointvousavezmaljugélesrobots.Vousavezimposésilence à Easy en l’avertissant que, s’il prévenait quiconque desaltérations que vous aviez pratiquées sur votre propre ouvrage, vousperdriez votre situation. Ce fait a suscité dans son cerveau un certaincontre-potentiel propice au silence, et suffisamment puissant pourrésisterauxeffortsquenousdéployionspourlesurmonter.Nousaurionsendommagélecerveausinousavionsinsisté.–Cependant,àlabarredestémoins,vousavezvous-mêmesuscitéun
contre-potentiel plus élevé.Du fait que les gens penseraient que c’étaitvous-mêmeetnonlerobotquiaviezécritlespassagescontestésdulivre,avez-vous dit, vous étiez assuré de perdre davantage que votre emploi,c’est-à-direvotreréputation,votretraindevie,lerespectattachéàvotrepersonne,vosraisonsdevivreetvotrerenomdanslapostérité.Vousavezainsi suscité la création d’un potentiel nouveau et plus élevé et Easy aparlé.–Dieu!ditNinheimerendétournantlatête.– Comprenez-vous pourquoi il a parlé ? poursuivit inexorablement
SusanCalvin.Cen’étaitpaspourvousaccuser,maispourvousdéfendre!Onpeutdémontrermathématiquementqu’ilétaitsurlepointd’endosserlaresponsabilitécomplètedevotrefaute,denierquevousyayezétémêléen quoi que ce soit. La Première Loi l’exigeait de lui. Il se préparait àmentir–àsonpropredétriment–àcauserunpréjudicefinancieràunefirme. Tout cela avaitmoins d’importance pour lui que la nécessité devous sauver. Si vous aviez réellement connu les robots et la robotique,vous l’auriez laissé parler. Mais vous n’avez pas compris, comme je leprévoyaisetcommejel’avaisaffirméàl’avocatdeladéfense.Vousétiezcertain, dans votre haine des robots, qu’Easy agirait comme un êtrehumain aurait agi à sa place et qu’il se défendrait à vos dépens. C’estpourquoi, la panique aidant, vous lui avez sauté à la gorge – en vousdétruisantdumêmecoup.–J’espèrequ’un jour vos robots se retourneront contre vous et vous
tueront!ditNinheimerd’untonpénétré.–Neditespasdesottises!ditSusanCalvin.Aprésentjevoudraisque
vousm’expliquiezpourquoivousavezmontétoutecettemachination.Ninheimergrimaçaunsouriresansjoie:– Il faudra donc que je dissèque mon cerveau pour satisfaire votre
curiosité intellectuelle,n’est-cepas,si jeveuxobtenir lepardondemonparjure?– Prenez-le de cette façon si vous préférez, dit Susan Calvin
imperturbablement,maisexpliquez-vous.–Demanièrequevouspuissiezcontrerplusefficacementlesattaques
anti-robotsàl’avenir?Avecdavantagedecompréhension?–J’acceptecetteinterprétation.– Je vais vous le dire, répondit Ninheimer, ne serait-ce que pour
constater l’inutilité de mes explications. Vous êtes incapable decomprendre lesmobileshumains.Vousnecomprenezquevosdamnéesmachines,parcequevousn’êtesvous-mêmequ’unemachineàl’intérieurd’unepeauhumaine.Ilparlaitsanshésitation,lesoufflecourt,sansrechercherlaprécision.
Apparemment,elleétaitdésormaissuperfluepourlui.–Depuisdeuxcentcinquanteans,lamachineaentreprisderemplacer
l’Hommeendétruisantletravailmanuel.Lapoteriesortdemoulesetdepresses.Lesœuvresd’artontétéremplacéespardesfac-similés.Appelezcela le progrès si vous voulez ! Le domaine de l’artiste est réduit auxabstractions;ilestconfinédanslemondedesidées.Sonespritconçoitetc’estlamachinequiexécute.Pensez-vousquelepotiersesatisfassedelaseulecréationmentale?Supposez-vousquel’idéesuffise?Qu’iln’existerien dans le contact de la glaise elle-même, qu’on n’éprouve aucunejouissanceàvoirl’objetcroîtresousl’influenceconjuguéedelamainetdel’esprit?Nepensez-vouspasquecettecroissancemêmeagisseenretourpourmodifieretaméliorerl’idée?–Vousn’êtespaspotier,ditleDrCalvin.–Jesuisunartistecréateur!Jeconçoisetjeconstruisdesarticleset
des livres. Cela comporte davantage que le choix des mots et leuralignementdansunordredonné.Silàsebornaitnotrerôle,notretâchenenousprocureraitniplaisirnirécompense.–Unlivredoitprendreformeentrelesmainsdel’écrivain.Ildoitvoir
effectivement les chapitres croître et se développer. Il doit travailler etretravailler, voir l’œuvre semodifier au delà du concept original. C’estquelque chose que de tenir les épreuves à la main, de voir leur
physionomie imprimée et de les remodeler. Il existe des centaines decontacts entre un homme et son œuvre à chaque stade de sonélaboration… et ce contact lui-même est générateur de plaisir et paiel’auteurdutravailqu’ilconsacreàsacréationplusquenepourraitlefaireaucune autre récompense. C’est de tout cela que votre robot nousdépouillerait.–Ainsi fontunemachineàécrire,unepresseà imprimer.Proposez-
vousdereveniràl’enluminuremanuelledesmanuscrits?– Machines à écrire et presses à imprimer nous dépouillent
partiellement, mais votre robot nous dépouillerait totalement. Votrerobotsechargedelacorrectiondesépreuves.Bientôtils’empareradelarédactionoriginale,delarechercheàtraverslessources,lesvérificationset contre-vérifications de textes, et pourquoi pas des conclusions. Querestera-t-ilàl’érudit?Uneseulechose:lechoixdesdécisionsconcernantlesordresàdonneraurobotpour lasuitedu travail !Jeveuxépargneraux futures générations d’universitaires et d’intellectuels de sombrerdans un pareil enfer. Ce souci m’importait davantage que ma propreréputation,etc’estpourcetteraisonque j’aientreprisdedétruire l’U.S.Robotsenemployantn’importequelmoyen.–Vousétiezvouéàl’échec,ditSusanCalvin.–Dumoinsmefallait-ilessayer,ditSimonNinheimer.SusanCalvintournaledosetquittalapièce.Ellefitdesonmieuxpour
nepointéprouverunélandesympathieenverscethommebrisé.Nousdevonsàlavéritédedirequ’ellen’yparvintpasentièrement.
LEPETITROBOTPERDU
Lesmesuresconcernantl’Hyper-Baseavaientétéprisesavecunesortedefureurdémente–l’équivalentmusculaired’unhurlementhystérique.Pour les citer dans l’ordre à la fois chronologique et d’urgence
frénétique,ellesseprésentaientcommesuit:1.Tous les travauxsur lapropulsionhyperatomiquedans levolume
spatial occupé par les Stations du Vingt-septième Groupe Astéroïdalétaientinterrompus.2. Ce volume spatial en entier était pratiquement rayé du système.
Nul n’y pénétrait sans autorisation. Nul ne le quittait sous aucunprétexte.3. Le Dr Susan Calvin et Peter Bogert, respectivement chef
psychologue et Directeur des Mathématiques à l’U.S. Robots, furentamenésàl’Hyper-Baseparvaisseauspécialdugouvernement.SusanCalvinn’avaitjamaisquittélasurfacedelaTerreauparavantet
n’éprouvait aucun désir spécial de la quitter cette fois. Dans l’ère del’énergie atomique, alorsque lapropulsionhyperatomiqueétait envue,elledemeuraittranquillementprovinciale.Elleétaitdoncmécontenteduvoyage,peuconvaincuedesonurgentenécessitéetchacundestraitsdeson visage commun, où l’âge mûr avait marqué son empreinte,l’exprimait assez clairement durant toute la durée du premier repasqu’ellepritàl’Hyper-Base.De son côté, la pâleur distinguée du Dr Bogert n’abandonna pas un
certain aspect maussade et d’autre part le major général Kallner, quidirigeait le projet, n’oublia pas une seule fois de garder son expressionabsorbée.En bref, ce repas fut un épisode bien terne et la petite conférence à
troisquisuivitcommençadansuneatmosphèregriseetcompassée.Kallner,avecsacalvitieluisanteetsonuniformedecérémoniefortmal
adapté à l’humeur générale, commença avec une concision non dénuéed’unecertainegêne.–L’histoireque jedoisvousconterestétrange.Jedoisd’abordvous
remercierd’avoirbienvouluvousdéplaceraussirapidementetcelasansqu’on vous ait fourni la moindre justification. Nous allons faire notrepossible pour y remédier à présent. Nous avons perdu un robot. Lestravauxsontinterrompusetledemeureronttantquenousnel’auronspaslocalisé. Nous n’avons pas réussi jusqu’à présent, c’est pourquoi nousavonsfaitappelàdespersonnalitéshautementqualifiées.Le général se rendit peut-être compte que sa mésaventure n’avait
absolument rien de passionnant. Aussi poursuivit-il avec une sorte dedécouragement.– Inutile d’insister sur l’importance de notre travail à la station.
Quatre-vingts pour cent des crédits affectés à la recherche l’annéedernièrenousontétéattribués…– Nous savons parfaitement cela, dit aimablement Bogert. L’U.S.
Robotstouchedesubstantielsdroitsdelocationpoursesrobots.Susan intervint dans la conversation avec une remarque brutale et
acide:–Qu’est-cequipeutconférerunetelleimportanceàunseuletunique
robotdansleprojet,etpourquoin’a-t-ilpasétéretrouvé?Le général tourna sa face rouge vers elle et humecta rapidement ses
lèvres.–D’unecertainemanière,nousl’avonsrepéré.(Puisd’untonquelque
peu angoissé :)Mais il faut que jem’explique. Sitôt que le robot a étéporté disparu, on a décrété l’état d’urgence et arrêté tout mouvementdans l’Hyper-Base. Un vaisseaumarchand s’était posé la veille et nousavait livré deux robots destinés à nos laboratoires. Il avait à son bordsoixante-deux robots dumême type, pour une autre destination. Noussommescertainsdecenombre.Ilnepeutyavoiraucundouteàcesujet.–Oui?Etquelestlerapport?– Lorsque nous nous fûmes assurés que le robot disparu demeurait
introuvable–s’ils’étaitagid’uneaiguille,égaréedansunemeuledefoin,je vous assure que nous l’aurions retrouvée – nous convînmes, endésespoir de cause, de faire le compte des robots demeurés à bord dunaviremarchand.Ilssontactuellementaunombredesoixante-trois.– De telle sorte que le soixante-troisième serait, si je ne m’abuse,
l’enfantprodigue?– Oui, mais nous ne possédons aucun moyen de déterminer lequel
d’entreeuxestlesoixante-troisième.Suivitunsilencedemortaucoursduquellapenduleélectriquesonna
onzefois,etlarobopsychologuerepritlaparole.«Trèsbizarre»,dit-elle,
etlescommissuresdeseslèvress’abaissèrent.–Peter…Quesepasse-t-ildoncici?Queltypederobotsutilise-t-onà
l’hyper-Base?LeDrBogerthésitaetsouritfaiblement.–Jusqu’àprésent,c’estunequestionquelquepeudélicate,Susan.–Jusqu’àprésenteneffet,dit-ellerapidement.S’ilexistesoixante-trois
robots du même type, dont l’un est recherché sans qu’on puissedéterminer son identité, pourquoi ne pas prendre le premier venu auhasard ? Pourquoi tout ce remue-ménage ? Pourquoi nous a-t-on faitvenir?–Sivousvoulezbienmelaisserplacerunmot,Susan,ditBogertd’un
tonrésigné,ilsetrouvequel’Hyper-Baseutiliseplusieursrobotsdontlecerveau n’a pas entièrement été imprégné de la Première Loi de laRobotique.– Pas imprégné ? (Calvin se laissa retomber sur sa chaise.) Je vois.
Combienexiste-t-ild’exemplairesdecemodèle?– Quelques-uns. Cette mesure a été prise sur l’ordre formel du
gouvernement,etilétaitimpossibledeviolerlesecret.Nulnedevaitêtreaucourant,sicen’estlesresponsablesdirectementintéressés.Vousn’enfaisiez pas partie, Susan.Et quant àmoi, la question neme concernaitnullement.Legénéralintervintavecunecertaineautorité.–Jevoudraism’expliqueràcesujet.J’ignoraisqueleDrCalvineûtété
tenuedans l’ignorancede la situation. Inutiledevousrappeler,docteurCalvin,quelesrobotsonttoujoursrencontréuneviolenteoppositionsurla Planète. La seule défense que le gouvernement pouvait opposer auxRadicaux Fondamentalistes en l’occurrence, c’est que les robots sonttoujours construits en vertu de la Première Loi – ce qui les met dansl’impossibilité absolue de nuire à un être humain, en quelquecirconstancequecesoit.– Mais il nous fallait impérativement des robots d’une nature
différente. C’est pourquoi quelques modèles du type NS-2, dit Nestor,furentpréparésavecunePremièreLoimodifiée.Pournepasébruiterlachose, tous les NS-2 sont livrés sans numéros de série ; les articlesmodifiés sont livrés concurremment avec les modèles ordinaires ; etcommede bien entendu, tous ces robots spéciaux sont programmés defaçon à ne pas révéler leur nature aupersonnel non autorisé. (Il souritd’unairembarrassé.)Toutcecis’estretournécontrenousàprésent.– Les avez-vous tous interrogés sur leur identité ? demanda Calvin
sévèrement.Vousêtescertainementhabilitépourcela?Legénéralinclinalatête:–Lessoixante-troisaugrandcompletnientavoir travailléà l’Hyper-
Base…etl’und’euxment.–Celuiquevousrecherchezporte-t-ildes tracesd’usure?Lesautres
sontflambantneufs,jesuppose.–L’intéressén’est arrivéque lemoisdernier.Avec lesdeuxmodèles
amenés par le vaisseau marchand, il devrait être le dernier de lacommande. Il ne porte aucun signe d’usure décelable. (Il secoualentementlatêteetrepritsonairabsorbé.)DocteurCalvin,nousn’osonspaslaissercevaisseaureprendresonvol.Sijamaisl’existencedesrobotsquinesontpassoumisàlaPremièreLoidevenaitdenotoriétépublique…Ilnesavaitcommentconcluresansdemeurerendeçàdelavérité.– Détruisez entièrement les soixante-trois robots, dit carrément la
robopsychologue,etqu’onn’enparleplus.Bogertfitlagrimace.– Vous parlez froidement de détruire des robots valant trente mille
dollarspièce.Jesuispersuadéquel’U.S.Robotsn’approuveraitguèreunetellemesure.Ilvaudraitmieuxtenteruneffort,Susan,avantdedétruirequoiquecesoit.–Encecas,dit-elled’untontranchant,ilmefautdesfaitsprécis.Quel
avantageexactl’Hyper-Basetire-t-elledecesrobotsmodifiés?Quelestlefacteurquilesrendnécessaires,général?Kallnerpassa lamain sur son frontet rejetaenarrièred’imaginaires
cheveux.–Nosrobotsprécédentsnousontcausédesdifficultés.Noshommes
travaillentengrandepartiesurdesradiationspénétrantes,voyez-vous ;elles sont dangereuses, bien entendu,mais de raisonnablesmesures deprécautionsontprises.Nousn’avonsconnuquedeuxaccidentsdepuisledébut et aucun n’a été fatal. Cependant, il était impossible de fairecomprendrecetteparticularitéàunrobotordinaire.LaPremièreLoidit– je cite – : Un robot ne peut nuire à un être humain ni laisser sansassistanceunêtrehumainendanger.–Enconséquence,lorsquel’undenoshommesdevaits’exposerdurant
untempstrèscourtàunchampderayonsgamma,leplusprocherobots’élançait aussitôt pour l’arracher de la zone présumée dangereuse.Lorsquelechampétaittrèsfaible, ilyparvenait,et letravailsetrouvaitinterrompu jusqu’au moment où l’on avait éliminé tous les robotsprésents.Maissilechampétaitunpeuplusintense,lerobotnepouvait
atteindre le technicienconcerné,puisquesoncerveaupositroniqueétaitneutralisé par les rayons gamma – après quoi nous étions privés d’unrobotàlafoiscoûteuxetdifficileàremplacer.–Nousavonstentédelesraisonner.Ilssoutenaientqu’unêtrehumain
exposé aux rayons gamma se trouvait en danger et ne se souciaientnullement qu’il pût y demeurer sans risque durant une demi-heure.Supposons, objectaient-ils, qu’il s’oublie et demeure une heure entièredanslechamp.C’estunrisquequ’ilsnepouvaientcourir.Nousleurfîmesremarquerqu’ilsrisquaient leurexistencepourpréveniruneéventualitéqui n’avait que des chances infimes de se produire. Mais l’instinct deconservation n’estmentionné que dans la TroisièmeLoi sur laquelle laPremière Loi concernant la sécurité humaine possède la priorité. Nousleuravonsdonnédesordres ;nous lesavonssommésdeseteniràtoutprixà l’écartdesrayonsgamma.Mais l’obéissancen’estque laSecondeLoidelaRobotique–etlaPremièreLoialepassurelle.DocteurCalvin,nousavionslechoixentrenouspasserentièrementderobotsoumodifierlaPremièreLoi…Cechoix,nousl’avonsfait.– Je n’arrive pas à croire, dit le Dr Calvin, qu’il ait été possible de
supprimerlaPremièreLoi.– Elle ne fut pas supprimée, mais modifiée, expliqua Kallner. Des
cerveaux positroniques furent construits de telle sorte qu’ils neconservaientquelesaspectspositifsdelaLoi,dontlestermesdevenaientsimplement:Unrobotnepeutnuireàunêtrehumain.Etc’esttout.Rienne les porte plus à soustraire un homme aux dangers résultant d’uneéventualité extérieure telle que les rayons gamma. Me suis-je exprimécorrectement,docteurBogert?–Toutàfait,approuvalemathématicien.– Et c’est le seul point qui différencie vos robots du modèle NS-2
normal?Leseuletunique,Peter?–Leseuletunique,Susan.Elleseleva.–J’ail’intentiondedormiràprésent,dit-elled’untondéfinitif,etdans
huitheuresjevoudraisparleràlapersonnequiavulerobotladernière.Et dorénavant, généralKallner, si je dois assumer la responsabilité desévénementssubséquents,j’exigedeprendreladirectiondecetteenquêtesanscontrôlenirestriction.Si l’on excepte deux heures d’une torpeur pleine de lassitude, Susan
Calvin ne connut rien qui ressemblât, même de loin, au sommeil. Ellesignala sa présence à la porte de Bogert à 7 heures, heure locale, et le
trouva également éveillé. Il avait apparemmentpris lapeined’apporterune robe de chambre à l’Hyper-Base. Il reposa ses ciseaux à ongleslorsqueCalvinpénétradanslapièce.– Je m’attendais plus ou moins à votre visite, dit-il doucement. Je
supposequetoutecettehistoirevousdonnedeshaut-le-cœur.–C’estexact.–J’ensuisdésolé.Jenepouvaispasfaireautrement.Lorsquejereçus
l’appel de l’Hyper-Base, je compris immédiatement que les Nestormodifiéss’étaientmisàdérailler.Jenepouvaisvousmettreaucourantde la question au cours du voyage comme j’aurais aimé le faire, car jedevaisd’abordm’assurerquemonintuitionnem’avaitpastrompé.Cettemodificationestarchisecrète.–Onauraitdûmeprévenir,murmura lapsychologue.L’U.S.Robots
n’avait pas le droit de modifier les cerveaux positroniques de cettemanièresansl’approbationd’unpsychologue.Bogertlevalessourcilsetsoupira.– Soyez raisonnable, Susan. Vous n’auriez pas pu les influencer. En
l’occurrence,legouvernementétaitdécidéàparveniràsesfins.Ildésireobtenirlapropulsionhyperatomiqueetlesphysiciensexigentdesrobotsquinesemettentpasentraversdeleurstravaux.Ilsétaientdécidésàlesobtenir,même en trafiquant la Première Loi. Nous avons dû admettreque la chose était possible sur le plan de la construction et les hautsfonctionnairesintéressésontjuréleursgrandsdieuxqu’ilsnedésiraientque douze de ces robots, qu’ils ne seraient utilisés qu’à l’Hyper-Base,exclusivement,qu’ilsseraientdétruitssitôtqueledispositifauraitétémisau point, et que toutes les précautions nécessaires seraient prises. Ilsinsistèrent également sur le secret… et voilà la situation telle qu’elle seprésente.–J’auraisdonnémadémission,ditleDrCalvinentresesdents.–Celan’auraitpas serviàgrand-chose.Legouvernementoffraitune
fortuneàlacompagnie,etlamenaçaitd’unelégislationanti-robot,encasderefus.Nousétionscoincésdèscemoment,etnouslesommesencoredavantage maintenant. Si la chose venait à s’ébruiter, Kallner et legouvernement en pâtiraient,mais l’U.S. Robots en pâtirait encore biendavantage.Lapsychologueledévisagea.– Peter, vous rendez-vous compte de la gravité de cette mesure ?
Comprenez-vous ce que signifie l’abrogation de la Première Loi ? Il nes’agitpasseulementd’unequestiondesecret.
–Jesaiscequesignifieraituneabrogation.Jenesuispasunenfant.Celavoudraitdireuneinstabilitétotale.–Mathématiquementparlant,oui.Maispouvez-voustraduirecelaen
pensée psychologique crue ? Toute vie normale, Peter, qu’elle soitconscienteounon,supportemalladomination.Sicettedominationestlefait d’un inférieur, ou d’un inférieur présumé, le ressentiment devientplus intense.Physiquement,etdansunecertainemesure,mentalement,unrobot–toutrobot–estsupérieurauxêtreshumains.Qu’est-cedoncqui lui donne une âme d’esclave ?Uniquement la Première Loi ! Sanselle, au premier ordre que vous donneriez à un robot, vous seriez unhommemort.Etvousparlezd’instabilité?–Susan,ditBogertd’unairamuséet compréhensifà la fois, jeveux
bienadmettrequececomplexedeFrankensteinquevousvenezdedéfiniravec talent se justifie dansune certainemesure…d’où laPremièreLoi.MaiscetteLoi,jelerépèteetlerépéteraiencore,n’apasétéabrogée,maismodifiée.–Etquefaites-vousdelastabilitécérébrale?Lemathématicienavançalalèvreinférieure.–Diminuée, naturellement.Mais elle demeuredans les limites de la
sécurité. Les premiers Nestor ont été livrés à l’Hyper-Base il y a neufmois, et il ne s’est rien produit d’anormal jusqu’à présent, encore nes’agit-il que de la crainte de voir le secret divulgué sans qu’aucune viehumaineaitétémiseendanger.– Dans ce cas, tout va pour le mieux. Nous verrons bien ce qui
ressortiradelaconférencedecematin.Bogert la reconduisit poliment à la porte et se livra à unemimique
éloquentesitôtqu’elleeutdisparu.Ilnevoyaitaucuneraisondemodifierl’opinion qu’il s’était faite une fois pour toutes sur son compte en laconsidérantcommeunevieilleharidelleaigrieparlecélibatetbourréedefrustrations.Les pensées de Susan Calvin n’incluaient pas Bogert le moins du
monde.Ellel’avaitrejetédepuisdesannéesdesonespritcommeunfat,unprétentieuxetunarriviste.GeraldBlackavaitpassé ses certificatsdephysiquede l’éther l’année
précédente et, comme tous les physiciens de sa génération, se trouvaengagé dans la solution du problème de la propulsion. Il apportait sacontribution personnelle à l’atmosphère des réunions qui se tenaient àl’Hyper-Base. Dans sa blouse blanche toute tachée, il se sentait d’unehumeur quelque peu rebelle et totalement incertaine. Sa forcemassive
semblaitchercherunexutoireetsesdoigts,qu’iltordaitàgestesnerveux,auraientfacilementdescelléunbarreaudeprison.Lemajor-généralKallneravaitprisplaceprèsdelui,lesdeuxenvoyés
del’U.S.Robotss’étantassisdel’autrecôtédelatable.– On me dit que je suis le dernier à avoir vu Nestor 10 avant sa
disparition, dit Black. Je suppose que c’est à ce sujet que vous désirezm’interroger.LeDrCalvinleconsidéraavecintérêt.– On dirait, à vous entendre, que vous n’en êtes pas tellement sûr,
jeunehomme.Savez-vousréellementsivousavezétéledernieràlevoir?–Iltravaillaitavecmoi,madame,surlesgénérateursdechamps,etil
estrestéprèsdemoipendantlamatinéeaucoursdelaquelleiladisparu.Jenesauraisdiresiquelqu’unl’aaperçuaudébutdel’après-midi.Nulnel’avoue,entoutcas.–Pensez-vousquequelqu’unmente?–Jenedispascela.Maisjenedispasdavantagequejedésirevoirla
fauteretombersurmoi.– Iln’estpasquestiond’accuserquique ce soit.Le robota agide la
sorte en raison de sa conformation. Nous essayons simplement de leretrouver,monsieurBlack,enmettanttoutlerestedecôté.Doncsivousaveztravailléavec lerobot,vous leconnaissezprobablementmieuxquepersonne. Avez-vous remarqué quelque chose de spécial dans soncomportement?Aviez-vousdéjàtravailléavecdesrobotsauparavant?– J’ai déjà travaillé avec d’autres robots de la base… les modèles
simples.LesNestornediffèrentenriendutypenormal,àceciprèsqu’ilssontnotablementplusintelligents…etaussiplusexaspérants.–Exaspérants?Aquelpointdevue?–Ehbien…cen’estpeut-êtrepasleurfaute.Labesogne,ici,estrudeet
laplupartd’entrenousdeviennentunpeunerveuxsurlesbords.Cen’estpas tous les jours amusant de jouer avec l’hyperespace. (Il souritfaiblement, trouvant un soulagement dans cette confession.) Nouscouronscontinuellementlerisquedeperceruntroudansletissunormaldel’espace-temps,etdechoirhorsdel’univers,astéroïdeettoutlereste.Celaparaîtfarfelu,n’est-cepas?Naturellement,noussommesparfoissurlesnerfs.MaisilenvadifféremmentpourcesNestor.Ilssontcurieux,ilssontcalmes, ilsnese fontpasdesouci. Ilyaparfoisdequoivous faireperdrelaboussole.Lorsquevousleurdemandezquelquechosedetouteurgence, ils semblent prendre leur temps. Parfois, j’ai l’impression quej’aimeraisautantmepasserd’eux.
–Ilsprennentleurtemps,dites-vous?Ont-ilsjamaisrefuséd’obéiràunordre?–Oh,non!dit-ilvivement.Ilsobéissentparfaitement.Seulement,ils
vous avertissent lorsqu’ils pensent que vous vous trompez. Ils neconnaissentriendusujet,àpartcequenousleuravonsappris,maiscelanelesarrêtepas.C’estpeut-êtreuneffetdemonimagination,maismescollègueséprouventlesmêmesennuisavecleursNestor.LegénéralKallner s’éclaircit lavoixd’une façonquin’annonçait rien
debon.–Pourquoicesdoléancesnem’ont-ellespasétésoumises,Black?Lejeunephysicienrougit.–Aufond,nousnedésirionspasréellementnousdispenserdesrobots,
monsieur, et en outre, nous ne savions pas trop de quelle façon ces…doléancesmineuresseraientreçues.Bogertintervintdoucement:– S’est-il produit quelque chose de particulier dans la matinée
précédantsadisparition?Il y eutun silence.D’ungestediscret,Calvin étouffa le commentaire
queKallners’apprêtaitàémettre,etattenditpatiemment.PuisBlackpritlaparoleavecundébitquelacolèrerendaitsaccadé.–J’aieuunepetitealgaradeaveclui.J’avaiscasséuntubedeKimball
cematin-làetgâchéainsicinqjoursdetravail;j’avaisprisduretardsurtout mon programme, ; je n’avais pas reçu de courrier de la maisondepuis au moins deux semaines. Et c’est le moment qu’il choisit pourvenir tourner autour de moi et me demander de recommencer uneexpériencequej’avaisabandonnéedepuisunmois.Iln’arrêtaitpasdemeharcelersurcemêmesujetet j’enavais littéralementpar-dessus la tête.Jeluiaiditdes’enaller…etjenel’aiplusrevu.–Vousluiavezditdes’enaller?demandaleDrCalvinavecunintérêt
soudain.Enemployantcesmêmesmots?Avez-vousdit:allez-vous-en?Essayezdevousrappelerlestermesexacts.Apparemmentun combat intérieur se livraitdans lephysicien.Black
plongeaunmomentsonfrontdanssalargepaumepuis,ledécouvrant,iljetad’untondedéfi:–Jeluiaidit:«Allezvousperdre.»Bogertémitunpetitrire:–C’estprécisémentcequ’ilafait!MaisCalvinn’enavaitpasterminé.– Cette fois nous progressons, monsieur Black, dit-elle d’un ton
cajoleur. Mais les détails exacts sont importants. Pour comprendre lesréactions d’un robot, un mot, un geste, un accent peuvent avoir unesignificationcapitale.Etantdonnévotrehumeur,vousn’avezpaspuvousbornerà ces trois simplesmots.Vousavez certainementdonnéplusdeforceàvotrediscours.Lejeunehommerougit.–Ilsepeutquejeluiaiedonné…quelquesnomsd’oiseaux.–Quelsnomsd’oiseaux,plusprécisément?–Ilm’estdifficiledemesouvenirexactement.Deplusjenepourrais
pas les répéter.Vous savez ce qui se passe lorsqu’on s’énerve. (Il laissaéchapperunrireniaisetembarrassé.)J’aiune tendanceàemployerunlangageassezvert.– Les mots ne nous font pas peur, répliqua-t-elle avec une sévérité
affectée.Pour lemoment, jesuispsychologue.J’aimeraisvousentendrerépéterexactementcequevousavezditdanslamesureoùvousvousensouvenezet,choseplusimportanteencore,letondevoixexactquevousavezemployé.Blackcherchaunappuiauprèsde l’officier,n’entrouvapas.Maisses
yeuxs’agrandirentetprirentuneexpressionsuppliante.–Jenepeuxpas.–Illefaut.–Supposons,ditBogertavecunamusementmaldissimulé,quevous
vousadressiezàmoi.Lachosevoussemblerapeut-êtreplusfacile.Le visage écarlate du jeune homme se tourna vers Bogert. Il avala
péniblementsasalive.–J’aidit… (Savoix seperditdansun souffle. Il essayadenouveau.)
J’aidit…Alors il prit une profonde aspiration et l’expectora aussitôt à grande
vitesseenunelonguesuccessiondesyllabes.Puis,avec,cequiluirestaitdesouffle,ilconclut,presqueenlarmes:– … Plus ou moins. Je ne me souviens plus de l’ordre exact des
épithètesdont je l’aigratifié ; j’aipeut-êtreomis l’undestermes,ajoutéunautre,maisc’étaitàpeuprèsdanscegoût-là.Seule une coloration extrêmement légère trahit les sentiments que
pouvaitéprouverlapsychologue.–Jesuisàpeuprèsinforméedusensdelaplupartdecesexpressions.
Lesautressontégalementoffensantes,jesuppose.– J’en ai peur, acquiesça le malheureux Black, qui était sur des
charbonsardents.
–Et dans cette litanie pittoresque, vous avez trouvé lemoyende luidired’allerseperdre?–Jeparlaisaufiguré.– Jem’en doute. Il n’est pas question de vous infliger une sanction
disciplinairequelconque,j’ensuiscertaine.Sous son regard, le général, qui n’en était pas certain du tout cinq
minutesauparavant,hochalatêteaveccolère.–Vouspouvezdisposer,monsieurBlack.Il fallut cinqheuresàSusanCalvinpour interroger les soixante-trois
robots.Ce furent cinqheuresdurant lesquelles, avecunmagnétophonebien dissimulé, elle dut répéter sempiternellement les mêmesinterrogations, passer d’un robot à un second parfaitement identique ;poser les questions A, B, C, D, et recevoir les réponses A, B, C, D ;conserverunvisageimpénétrable.En terminant, la psychologue se sentait complètement vidée de son
énergie.Bogertl’attendaitetjetasurelleuncoupd’œilinterrogateurlorsqu’elle
claqua la bobine du magnétophone sur le revêtement plastique de latable.Ellesecoualatête.– Soixante-trois robots identiques… Je n’ai pas pu découvrir la
moindredifférenceentreeux…–Vousnepouviezvousattendreàreconnaîtreàl’oreilleceluiquevous
cherchiez,Susan.Sinousanalysionslesenregistrements?Normalement, l’interprétationmathématique des réactions orales de
robotsest l’unedesbranches lespluscomplexesde l’analyse robotique.Elleexigeuneéquipedetechniciensentraînésetlesecoursd’ordinateursperfectionnés.Bogertnel’ignoraitpas.Ildutenconvenirencachantuneprofonde contrariété sous des dehors impassibles, après avoir entenduchacunedesréponses,dresséune listedesvariations,etdesgraphiquesrendantcomptedesintervallesentrelesréponses.– Je ne découvre aucune anomalie, Susan. Les variations de
vocabulaire et les temps de réaction se trouvent dans les limites defréquencehabituellementconstatéesdans les interrogatoiresdegroupe.Ilnousfautemployerdesméthodesplusfines.Labasedoitposséderdesordinateurs,non?(Ilfronçalessourcilsetrongeantdélicatementl’undesesongles.)Nousnepouvonsutiliserlesordinateurs.Ledangerdefuitesseraittropgrand.Oupeut-êtrenouspourrions…
LeDrCalvinl’interrompitd’ungesteimpatient.– Je vous en prie, Peter. Il ne s’agit plus ici de l’un de vos gentils
problèmes de laboratoire. Si nous n’arrivons pas à identifier le Nestormodifiéparquelqueparticularitéévidenteàl’œilnu,etsurlaquelleilsoitimpossibledesetromper,tantpispournous.D’autrepart, ledangerdese tromperetde luipermettrede s’échapperest tropgrand. Ilne suffitpas de déceler une irrégularité minime sur un graphique. Je vous lerépète, si nous ne disposions pas de certitude véritable pour appuyernotreconviction,jepréféreraislesdétruirejusqu’audernierpournepascourirderisque.Avez-vousparléauxautresNestormodifiés?–Parfaitement,réponditsèchementBogert,etjeneleurairientrouvé
d’anormal.Leursdispositionsamicales, entreautres, sont supérieuresàlamoyenne. Ils ont répondu àmes questions, se sontmontrés fiers deleurs connaissances – sauf les deux nouveaux qui n’avaient pas eu letemps d’apprendre grand-chose. Ils ont ri avec bonhomie de monignorance en quelques-unes des spécialités pratiquées à la base. (Ilhaussa les épaules.) C’est sans doute ce qui provoque, en partie, larancœurdestechniciensàleurégard.Lesrobotsnesontquetropenclinsàvousfairesentirleursupérioritéscientifique.–Pourriez-voustenterdevoirs’iln’est intervenuaucunchangement,
aucunedétériorationdeleurpatronmentaldepuisleursortiedeschaînesd’assemblage?–Pasencore,maisjen’ymanqueraipas.(Ilagitaundoigtfuselédans
sa direction.) Vous commencez à perdre votre sang-froid, Susan. Je nevoispaslanécessitédedramatiser.Ilssontessentiellementinoffensifs.– Vraiment ? (Calvin s’enflamma.) Inoffensifs, vraiment ? Vous
rendez-vouscomptequel’und’euxment?L’undessoixante-troisrobotsque je viens d’interroger a délibérémentmenti après avoir reçu l’ordrestrictdedirelavérité.L’anomalieindiquéeestprofondémentimprégnéeetmedonnelesplusgrandescraintes.PeterBogertsentitsesdentsseserrerlesunescontrelesautres.– Pas lemoins dumonde, dit-il. Réfléchissez ! Nestor 10 avait reçu
l’ordred’allerseperdre.Cetordreluiétaitdonnédutonlepluspressantparlapersonnequipossédaitleplusd’autoritépourlecommander.Vousne pouvez contre-balancer cet ordre en invoquant une urgencesupérieure, ni une autorité prépondérante. A vrai dire, j’admireobjectivement son ingéniosité. Comment pouvait-il mieux se perdrequ’au milieu d’un groupe de robots rigoureusement semblables à lui-même?
–Oui, cela vous ressemble bien de l’admirer. J’ai décelé en vous del’amusement, Peter – de l’amusement et un manque déconcertant decompréhension.Etes-vousunroboticien,Peter?Cesrobotsattachentdel’importanceàcequ’ilsconsidèrentcommedelasupériorité.Vousl’avezditvous-même.Ilssentent,dansleursubconscient,queleshommesleursont inférieurs, et la Première Loi qui nous protège contre eux estimparfaite.Ilssontinstables.Or,nousavonsicilecasd’unjeunehommequiordonneàunrobotdelequitter,avectouteslesapparencesverbalesdu dégoût, de la répulsion et du dédain. Sans doute, ce robot doitexécuter les ordres reçus, mais son subconscient en éprouve duressentiment.Ilestimeraqu’ilestplusimportantquejamaisdeprouversasupériorité.Tellementimportant,peut-être,quecequisubsisteradelaPremièreLoinesuffiraplus.–Commentvoulez-vous,Susan,qu’un robotpuisse connaître le sens
de la kyrielle de grossièretés qu’on lui a lancées au visage ?Le langageorduriernefigurepasauprogrammedesnotionsdontsoncerveauaétéimprégné.–L’imprégnationoriginellen’estpastout,rétorquaCalvin.Lesrobots
possèdent la faculté d’apprendre, imbécile ! (Cette fois, Bogert compritqu’elleavaitréellementperdusonsang-froid.)Croyez-vousqu’iln’aitpassenti, à l’intonation, que ces paroles n’avaient rien d’une louange ?Necroyez-vous pas qu’il ait déjà entendu ces mêmes mots et établi unrapportaveclescirconstancesaucoursdesquellesilsétaientemployés?–Danscecas,hurlaBogert,auriez-vouslabontédemedireenquelle
manièreunrobotmodifiépourrait s’attaqueràunhomme–ousivouspréférez, sevengerde lui–quellequesoit l’offensequ’il ait subie,quelquesoitsondésirdefairelapreuvedesasupériorité?–Jevaisvousdonnerunexemple.Etes-vousdisposéàm’écouter?–Oui.Ils se penchaient l’un vers l’autre au-dessus de la table, les regards
rivésl’unàl’autrecommedeuxcoqsdecombat.–Siun robotmodifiévenait à laisser choirune lourdemasse surun
êtrehumain,ditlapsychologue,iln’enfreindraitpaslaPremièreLoisi,cefaisant, il avait la certitude que sa force et sa rapidité de réflexe luipermettraient de dévier la masse avant qu’elle n’atteigne l’homme.Cependant,une foisque lepoidsauraitquitté sesdoigts, il cesseraitdeparticiper activement à l’action. Seule la force aveugle de la pesanteurdemeurerait en cause. Le robot pourrait alors changer d’idée et, parsimple inertie, permettre aupoids de venir frapper le but. LaPremière
Loimodifiéepermetuntelartifice.–C’estlàunprodigieuxdéploiementd’imagination.–C’estjustementcequ’exigeparfoismaprofession.Peter,cessonsde
nous quereller. Travaillons plutôt. Vous connaissez la nature exacte dustimulus qui a déterminé le robot à se perdre. Vous possédez lesdiagrammes de son patron mental originel. Je voudrais que vous medisiezdansquellemesurenotrerobotestcapabled’accompliruneactionsimilaire à celle dont je viens de vous parler. Non pas la réactionspécifique, notez bien, mais tout l’ensemble de réponse. Je vousdemanderaidemefournircerenseignementauplusvite.–Etdansl’intervalle…– Et dans l’intervalle, nous allons essayer les tests de performance
directementliésauximplicationsdelaPremièreLoi.Sursapropredemande,GeraldBlacksupervisaitlamiseenplacedes
cloisons de bois qui poussaient comme des champignons en un cercleventru, au troisième étage voûté du Bâtiment de Radiation 2. Leshommes travaillaient silencieusement dans l’ensemble, mais plus d’uns’étonnaitouvertementde laprésencedes soixante-trois cellulesphoto-électriquesencoursd’installation.L’un d’eux vint s’asseoir près de Black, retira son chapeau et passa
pensivementsursonfrontunavant-brascriblédetachesderousseur.–Commentçamarche,Walensky?demandaBlack.L’interpelléhaussalesépaulesetallumauncigare.–Commesurdesroulettes.Quesepasse-t-ildonc,docteur?D’abord
letravailestarrêtépendanttroisjoursetpuistoutd’uncoupc’estcetasdetrucs.– Deux spécialistes en robots sont venus de la Terre. Vous vous
souvenezdesennuisquenousontcauséslesrobotsenseprécipitantdansles champs de rayons gamma, avant que nous n’ayons réussi à leurenfoncerdanslecrânequ’ilsdevaients’enabstenir?–Oui.N’avons-nouspasreçudenouveauxrobots?– Quelques remplaçants, mais il s’agissait surtout d’un travail
d’endoctrinement. Les constructeurs voudraient mettre au point desrobotsquirésistentdavantageauxrayonsgamma.–Aupremierabord,celaparaîtbizarred’interrompretouslestravaux
surlapropulsionpourunehistoirederobots.Jecroyaisqu’onnedevaitinterrompreàaucunprixlesrecherchessurlapropulsion.–Cesont lesgensdudessusquiendécident.Personnellement jeme
contente de faire ce qu’on me dit. Encore une histoire de piston,probablement…– Ouais, dit l’électricien en souriant et en clignant de l’œil d’un air
entendu.OnadesrelationsàWashington.Maistantquemapayetomberégulièrement,jen’aipasàymettrelenez.Lapropulsionn’estpasmonaffaire.Qu’ont-ilsl’intentiondefaireici?–Commentvoulez-vousquejelesache?Ilsontamenéunecollection
derobots…plusdesoixante,etilsvontmesurerleursréactions.C’esttoutcequejesais.–Combiendetempscelaprendra-t-il?–Jevoudraisbienlesavoir.– Eh, dit Walensky avec une lourde ironie, tant qu’ils me paieront
régulièrementmonsalaire,ilspourrontselivreràleurguiseàleurspetitsjeuxdesociété.Blacksesentaitsatisfaitetcalme.Quel’histoireserépandedonc!Elle
était inoffensive et suffisamment proche de la vérité pour émousser lacuriosité.Un homme s’assit sur la chaise, immobile, silencieux. Un poids se
décrocha,tombaverslesol,puisfutrejetésurlecôtéauderniermomentpar la poussée synchronisée d’un champ de force. Dans soixante-troiscellules de bois, soixante-trois robots NS-2 aux aguets s’élancèrent enavant dans la fraction de seconde précédant l’instant où le poids setrouvait dévié de sa trajectoire, et soixante-trois cellules photo-électriques, placées à un mètre cinquante devant eux, actionnèrent lestylet traceurqui laissaunpetit traitsur lepapier.Lepoidsserelevaetretomba,serelevaetretomba…Dixfois!Et dix fois les robots bondirent en avant et s’immobilisèrent, tandis
quel’hommedemeuraitassis,indemne.Le major-général Kallner n’avait plus porté son uniforme de gala
depuislepremierdînerderéceptiondesreprésentantsdel’U.S.Robots.Ilétait en chemise (de couleur gris-bleu), le col ouvert et la cravatedénouée.Iljetaunregardd’espoirsurBogert,toujourstiréàquatreépingleset
dontlatensionintérieurenesetrahissaitqueparunelégèremoiteurauxtempes.–Quelle tournure celaprend-il ?demanda legénéral.Quecherchez-
vousàvoir?–Unedifférencequipourraitserévélerunpeutropsubtilepournotre
dessein, j’enaipeur,réponditBogert.Poursoixante-deuxdecesrobots,la force qui les contraignait à bondir vers l’homme, apparemment endanger,constituecequenousappelonsenrobotiqueuneréactionforcée.Même lorsque les robots se sont aperçus que l’homme en question necourait aucun danger, vous l’avez vu – et au bout de la troisième ouquatrième épreuve il leur était impossible d’en douter – ils n’ont punéanmoinsseretenir.LaPremièreLoil’exige.–Etalors?–Maislesoixante-troisièmerobot,leNestormodifié,n’estpassoumis
àunsemblabletropisme.Ildemeuraitlibredesesactes.S’ilavaitvoulu,ilserait demeuré sur son siège. Malheureusement (et sa voix avait unelégèreintonationderegret),ilenadécidéautrement.–Pourquelleraison,àvotreavis?Bogerthaussalesépaules.– Je suppose que le Dr Calvin nous le dira dès son arrivée. Son
interprétationseraaffreusementpessimiste, je lecrains.Elleestunpeuagaçanteparmoments.–Sacompétencenefaitaucundoute,jesuppose?s’enquitlegénéral
enfronçantsoudainlessourcilsavecinquiétude.– Certes. (Bogert parut amusé.) Elle est tout à fait compétente. Elle
comprendlesrobotscommeleferaitunesœur…sansdouteest-ceparcequ’elleporteune tellehaine auxhumains.Oui c’est bien cela, c’est unevéritablenévroséeavecdelégèrestendancesàlaparanoïa.Ilnefautpaslaprendretropausérieux.Ilétenditdevantluilalonguerangéedesgraphiques.– Voyez-vous, général, pour chaque robot, l’intervalle séparant le
décrochagedupoidsdumomentoùilaparcouruladistanced’unmètrecinquante tendàdécroîtreaprès chaqueépreuvenouvelle.Une relationmathématique gouverne un tel rapport et si des divergences seproduisaientdanslesrésultats,ceseraitl’indiced’uneanomaliemarquéedans le cerveau positronique. Malheureusement, tout est parfaitementnormal.–MaissinotreNestor10nerépondpasàuneimpulsionirrésistible,
commentsefait-ilquesacourbenesoitpasdifférentedesautres?Jenecomprendspas.–L’explicationestassezsimple.Lesréactionsrobotiquesnesontpas
parfaitementanaloguesauxréactionshumaines,etc’estgranddommage.
Chezleshumains,l’actionvolontaireestbienpluslentequelesréflexes.Cen’estpaslecaspourlesrobots;chezeux,seuleimportelalibertéduchoix, à part cela la vitesse d’exécution des actions volontaires oucommandées est sensiblement lamême. J’espérais que le Nestor 10 seserait laissé surprendre à la première expérience, ce qui se serait soldéparundélaideréponsepluslong.–Etcelanes’estpasproduit?–Hélas!–Alorsnoussommestoujoursdansl’impasse.Legénéralserenversasursonsiègeavecuneexpressiondesouffrance.Acemomentprécis,SusanCalvinentradanslapièceetclaqualaporte
derrièreelle.–Rangezvosdiagrammes,Peter, s’écria-t-elle,vousvoyezbienqu’ils
nefontapparaîtreaucunrésultat.Elle marmotta quelques mots avec impatience en voyant Kallner se
leveràdemipourl’accueillir.–Ilvanousfalloiressayerautrechoseetrapidement.Jen’aimepasdu
toutlatournurequeprennentleschoses.Bogertéchangeaunregardrésignéaveclegénéral.–Encoredenouveauxennuis?– Non, pas spécifiquement. Mais je suis inquiète de voir Nestor 10
nousglissercontinuellemententrelesdoigts.C’esttrèsfâcheux.Celanepeut qu’exacerber encore le sentiment qu’il a de sa supériorité.Désormais, ses motivations ne consistent plus simplement àl’accomplissement des ordres, je le crains. Cela se transforme en unevéritable obsession : battre à tout prix les hommes sur le terrain de laruse et de l’ingéniosité. C’est là une situation malsaine et dangereuse.Peter, avez-vous procédé aux opérations que je vous ai demandées ?Avez-vousdéterminélesfacteursd’instabilitéduNS-2danslesensquejevousaiindiqué?–Ellessontencours,ditlemathématicienavecindifférence.Elle le dévisagea avec colère durant unmoment puis se tourna vers
Kallner.– Nestor 10 est parfaitement conscient des pièges que nous lui
tendons. Il n’avait pas la moindre raison de se jeter sur l’appât queconstituait cette expérience, surtout après la première épreuve où il acertainement constaté que notre sujet ne courait aucun danger. Lesautres ne pouvaient agir autrement, mais notre compère falsifiaitdélibérémentsesréactions.
–Alors,quefaireàprésent,docteurCalvin?–Lemettredans l’impossibilitéde falsifieruneréaction laprochaine
fois. Nous allons recommencer l’expérience, mais en la corsant. Descâbles à haute tension susceptibles d’électrocuter les modèles Nestorserontplacésentrelesujetetlesrobots–etenquantitésuffisantepourqu’ilsnepuissentpaslesfranchird’unbond–etonprendrasoindeleurfairesavoiràl’avancequ’ilsnepeuventtoucherauxcâblessouspeinedemortinstantanée.–Halte-là!s’écriasoudainBogertavecvirulence.J’opposemonvetoà
cette expérience.Nous n’allons pas électrocuter des robots valant deuxmillionsdedollarspourretrouverNestor10.Ilyad’autresmoyens.–Vousenêtescertain?Ilnemesemblepasquevousenayeztrouvé
beaucoup.Entoutcas,ilnes’agitpasd’électrocuterquiquecesoit.Nouspouvonsdisposersurlaligneunrelaisquicouperalecourantdèsquelecâble sera soumis à une pesée. Par conséquent, si le robot venait à letoucher par accident, il n’en pâtirait guère. Mais il n’en saura rien,naturellement.Unelueurd’espoirs’allumadanslesyeuxdugénéral.–Pensez-vousobtenirunrésultat?– Logiquement, oui. Dans ces conditions, Nestor 10 ne devrait pas
quittersachaise.Onpourrait luidonner l’ordredetoucher lescâblesetde succomber, car la Seconde Loi de l’obéissance possède laprépondérance sur la Troisième Loi qui concerne l’instinct deconservation. Mais on ne lui donnera aucun ordre ; il sera livré à sesseules ressources comme les autres robots. Les robots normaux,obéissant à la Première Loi, qui leur fait un devoir de protéger leshommes,seprécipiteront têtebaisséeau-devantde lamort,mêmesansqu’il soit besoin de leur en donner l’ordre. Mais pas notre Nestor 10.Comme les prescriptions de la Première Loi sont réduites, en ce qui leconcerne, et qu’il n’aura reçu aucun ordre, la Troisième Loi seraprépondérante pour déterminer son comportement, et il n’aura d’autreressourcequededemeurersursonsiège.–L’expérienceaura-t-ellelieucettenuit?– Cette nuit, répondit la psychologue, si les câbles peuvent être
installésàtemps.Aprésentjevaisprévenirlesrobotsdecequilesattend.Unhommeétaitassissurlachaise,immobileetsilencieux.Unpoidsse
décrocha,tomba,puisauderniermomentfutrepousséparunchampdeforce.
L’opérationn’eutlieuqu’unefois…Etdesapetitechaise,à l’intérieurde lacabineobservatoiredisposée
surlebalcon,leDrSusanCalvinselevaenpoussantuncrid’horreur.Soixante-troisrobotsétaientdemeuréstranquillementsurleurchaise,
regardant avec des yeux bovins l’homme qui venait prétendument decourirundangerdevanteux.Aucund’euxn’avaitfaitlemoindregeste.Le Dr Calvin était furieuse, furieuse au-delà de toute expression.
D’autant plus furieuse qu’elle n’osait pas le montrer aux robots quientraient un à un dans la pièce pour s’éclipser un peu plus tard. Ellevérifiasaliste.C’étaitletourdunumérovingt-huit…Encoretrente-cinqàinterroger.Lenumérovingt-huitentraavecméfiance.Ellesecontraignitàgarderuncalmeraisonnable.–Etquiêtes-vous?Lerobotréponditd’unevoixlenteetincertaine:–Jen’ai pas encore reçudenuméropersonnel,madame. Je suisun
robotNS-2etj’occupaislenumérovingt-huitdanslarangéeàl’extérieur.Voiciunpapierquejedoisvousremettre.–Vousn’êtespasencoreentrédanscettepièceaucoursdelajournée?–Non,madame.– Asseyez-vous. Je voudrais vous poser quelques questions, numéro
vingt-huit. Vous trouviez-vous dans la Chambre de Radiation duBâtiment2,ilyaenvironquatreheures?Le robot manifesta quelque difficulté à répondre. Puis d’une voix
éraillée, semblable à un train d’engrenages où la rouille remplaceraitl’huile.–Oui,madame.–Unhommes’esttrouvéendangerdanscettepièce,n’est-cepas?–Oui,madame.–Vousn’avezrienfait,n’est-cepas?–Non,madame.–L’homme aurait pu être grièvement blessé du fait de votre inertie,
vouslesavez?–Oui,madame.Maisjen’aipufaireautrement,madame.Il est difficile de concevoir qu’une large face métallique totalement
inexpressive puisse se contracter, c’est pourtant l’impression qu’elledonna.–Jevoudraisquevousmedisiezexactementpourquoivousn’avezrien
tentépourlesauver.–Jevoudraisvousexpliquer,madame.Jenevoudraispasquevous-
même…ouquiconque…puissiezmecroirecapabled’unactesusceptiblede causer du dommage à un maître. Oh ! non, ce serait horrible…inconcevable…– Ne vous affolez pas, mon garçon, je ne vous reproche rien. Je
voudraissimplementsavoircequevousavezpenséàcemoment.–Madame,avantquecelanecommence,vousnousavezditquel’un
desmaîtres se trouverait en danger du fait de ce poids qui continue àtomber et que nous devrions passer à travers des câbles électriques sinous voulions le sauver. Cela ne m’aurait pas arrêté, madame. Quereprésentemadestruction lorsqu’il s’agit de sauver unmaître ?Mais ilm’apparutquesijemouraisenmeportantàsonsecours,jen’arriveraiscependantpas à le sauver.Lepoids viendrait l’écraser et je seraismortpourrienetpeut-êtreplustard,unmaîtreseraitvictimed’unaccident,cequi ne se serait pas produit si j’avais survécu. Comprenez-vous cela,madame?–Vousvoulezdireparlàquevousaviezlechoixentrelaisserl’homme
périrseuloudesuccomberenmêmetempsquelui,est-cebiencela?– Oui, madame, il était impossible de sauver le maître. On pouvait
considérerqu’il étaitdéjàmort.Dansce cas il était inconcevableque jepusseconsentiràmadestructionpourrien…etsansavoirreçul’ordre.Larobopsychologuefaisaittournermachinalementuncrayonentreses
doigts. Vingt-sept fois déjà elle avait entendu lamêmehistoire avec delégèresvariantes.–Votreraisonnementnemanquepasde justesse,dit-elle,mais jene
m’yattendaisguèredevotrepart.Est-cevousquil’avezéchafaudévous-même?Lerobothésita:–Non.–Quialors?–Nousbavardionsl’autrenuitlorsquel’undenousaémiscetteidée,
quinousaparulogique.–Lequeld’entrevous?Lerobotréfléchitprofondément.–Jenesaispas…Jen’aipasremarqué.Ellesoupira.–C’esttout.Vouspouvezdisposer.Puiscefutletourduvingt-neuf.Encoretrente-quatreautresaprèslui.
LemajorgénéralKallner,luinonplus,n’étaitpascontent.Depuisune
semaine l’Hyper-Base était totalement immobilisée. Depuis près d’unesemaine, les deux plus grands experts en lamatière avaient aggravé lasituation en procédant à des tests inutiles. Et voilà qu’à présent ilsfaisaient–oudumoinslafemmefaisait–d’impossiblespropositions.Fort heureusement pour l’ambiance générale, Kallner jugeait
impolitiquedemontrerouvertementsacolère.– Pourquoi pas ? insistait Susan Calvin. La situation présente est
évidemment catastrophique.La seule façond’obtenirdes résultatsdanslefutur–sitoutefoisonpeutparlerdefuturencequinousconcerne–c’estdeséparerlesrobots.Nousnepouvonslesmaintenirgroupéspluslongtemps.–CherdocteurCalvin,grommela legénéraldont lavoixavaitatteint
lesnoteslesplusbassesduregistredebaryton,jenevoispascommentjepourraisisolerindividuellementsoixante-troisrobotsdansl’espacedontjedispose…LeDrCalvinlevalesbrasenungested’impuissance.–Danscecas,jenepuisplusrien.Nestor10imiteralesfaitsetgestes
de ses collègues, ou lespersuaderade s’abstenirdes actesqu’il nepeutpas accomplir. Quoi qu’il en soit, nous sommes dans de beaux draps.Nouslivronscombatàcepetitrobotégaréetilnecessedemarquerdespointssurnous.Chaquevictoirenouvelleremportéeparluiaggravesoncaractèreanormal.Elleselevaavecdétermination.– Général Kallner, si vous n’isolez pas les robots individuellement
comme je vous le demande, je ne puis faire autrement que d’exiger ladestructionimmédiatedessoixante-troisrobotsaugrandcomplet.–Vousl’exigez,n’est-cepas?intervintbrusquementBogert.(Puisavec
unecolèrenonfeinte:)Qu’est-cequivousdonneledroitdeformulerunepareilleexigence?Cesrobotsdemeureronttelsqu’ilssont.C’estmoiquisuisresponsabledeladirectionetpasvous.–Etmoi,ajoutalemajorgénéralKallner,jesuisresponsabledelabase
devant le Coordinateur Mondial – et je veux que cette question soitréglée.– Dans ce cas, rétorqua Calvin, il neme reste plus qu’à donnerma
démission.S’ilmefautrecouriràcetteextrémitépourvouscontraindreàcette indispensable destruction, j’en appellerai à l’opinion publique. Cen’estpasmoiqui ai donnémonaccord à lamise en chantierde robots
modifiés.–Sivousvousavisiezdeproférerunseulmotenviolationdesmesures
de sécurité, docteur Calvin, dit le général avec force, je vous feraisemprisonnerimmédiatement.Voyant leschosesprendrecette tournure,Bogert intervintd’unevoix
suave.–Nouscommençons,jecrois,ànousconduirecommedesenfants.Ce
qu’ilnousfaut,c’estunnouveaudélai.Iln’estpaspossiblequenousneparvenions pas à battre un robot à son propre jeu sans donner notredémission, faire emprisonner les gens ou réduire en poussière deuxmillionsdedollars.Lapsychologuesetournaversluiavecunefroideviolence.– Je ne supporterai pas la présence sur cette base d’un robot
déséquilibré.L’undesNestor l’estde façon irrémédiable,onzeautres lesontenpuissanceetsoixante-deuxrobotsnormauxsemeuventdansuneatmosphèrededéséquilibrepermanent.Laseuleméthodesusceptibledenousapporterunesécuritécomplèteestleurdestructionintégrale.Le bourdonnement avertisseur vint les interrompre à ce moment et
jeterunedouche froide sur lespassionsquibouillonnaient en euxavecuneintensitécroissante.–Entrez,grommelaKallner.C’était Gerald Black. Il paraissait troublé. Il avait entendu des voix
irritées.– J’ai cru bon de venir personnellement… Je ne voulais pas charger
quelqu’und’autre…–Dequois’agit-il?Pasdetergiversations!– Les serrures du compartiment C dans le vaisseau marchand
semblent avoir été l’objet d’une tentative d’effraction. Elles portent desérafluresfraîches.–LeCompartimentC?s’exclamavivementleDrCalvin.C’estceluioù
sontenferméslesrobots,n’est-cepas?Quis’estpermis?–Del’intérieur,réponditlaconiquementBlack.–Laserruren’estpasdétériorée,j’espère?–Non,ellen’apassouffert.Jedemeuresurlevaisseaudepuisquatre
joursmaintenantetaucund’euxn’atentédesortir.Maisj’aipenséqu’ilvalaitmieuxvousavertir.Jenevoulaispasébruiterlefait.C’estmoiquiaifaitpersonnellementcetteobservation.–Ya-t-ilquelqu’unsurplaceencemoment?demandalegénéral.–J’yailaisséRobinsetMcAdams.
Unsilencesongeursuivit.–Ehbien?demandaleDrCalvinironiquement.Kallnersefrottalenezavecincertitude.–Quesignifiecettetentative?–N’est-cepasévident?Nestor10seprépareàs’enfuir.Cetordre lui
enjoignantdeseperdreprendlepassurl’étatanormaldesonpsychismeaupointdedéjouertoutcequenouspouvonstenteràsonencontre.Jeneseraispassurprisequecequisubsisteensoncerveaudesimprégnationsde la Première Loi ne soit pas suffisant pour contrebalancer cettetendance. Il est parfaitement capable de s’emparer du vaisseau et des’enfuir à sonbord.Et cette foisnous serions confrontés avecun robotdémentàbordd’unvaisseaudel’espace.Etensuiteonpeuttoutattendrede sa part. Persistez-vous toujours à vouloir les maintenir groupés,général?–Sottises,interrompitBogert.(Ilavaitrecouvrésasuavité.)Voilàbien
dutapagepourquelquesmalheureusesérafluressurunverroudesûreté!– Puisque vous donnez ainsi votre opinion sans qu’on la sollicite,
docteurBogert,avez-vousterminél’analysequejevousavaisdemandée?–Oui.–Puis-jelavoir?–Non.– Pourquoi pas ? A moins que cette question ne soit, elle aussi,
indiscrète?– Parce qu’elle ne présente aucun intérêt, Susan. Je vous avais
prévenuequecesrobotsmodifiéssontmoinsstablesquelesnormaux,etmonanalyselemetenévidence.Ilexisteunecertainechance,trèspetiteen vérité, de les voir craquer dans certaines conditions extrêmes, fortimprobablesd’ailleurs.Laissons leschosesen l’état.Jen’apporteraipasde l’eau à votre moulin pour vous permettre d’obtenir la destructionabsurdedesoixante-deuxrobotsenparfaitétatdefonctionnement,pourlaseuleraisonquevousavezétéincapablededécouvrirjusqu’àprésentleNestor10,quisecacheparmieux.SusanCalvin le toisadespieds à la tête et ses yeux se remplirentde
dégoût.–Vousnevouslaisserezretenirparaucunobstaclepourparveniràla
directionpermanente,n’est-cepas?–Jevousenprie,intervintKallneravecagacement.Continuez-vousà
prétendrequ’onnepeutplusriententer,docteurCalvin?– Je ne vois rien, général, dit-elle avec lassitude. Si seulement il
existait d’autres différences entre Nestor 10 et les autres robots, desdifférences qui nemettraient pas en cause la Première Loi ! Ne fût-cequ’uneseulequiconcerneparexemplel’imprégnation,l’environnement,laspécification…Elles’interrompitbrusquement.–Qu’ya-t-il?–Jeviensd’avoiruneidée…jecrois…(Sesyeuxsefirent lointainset
durs.)CesNestormodifiés,Peter, sontsoumisà lamême imprégnationquelesrobotsnormaux,n’est-cepas?–Oui,exactementlamême.–Quedisiez-vousdonc,monsieurBlack?dit-elleensetournantvers
le jeune homme qui, à la suite de la tempête provoquée par sonintervention,s’étaitréfugiédansunsilencediscret.Envousplaignantdel’attitudecondescendantedesNestor,vousm’avezditquelestechniciensleuravaientappristoutcequ’ilssavaient.– Oui, en physique de l’éther. Ils ne sont pas au courant du sujet
lorsqu’ilsdébarquentici.– C’est exact, dit Bogert surpris. Je vous ai dit, Susan, lorsque
j’interrogeais lesautresNestor,que lesdeuxnouveauxarrivésn’avaientpasencoreapprisleurphysiquedel’éther.– Pourquoi cela ? (Le Dr Calvin s’exprimait avec une agitation
croissante.) Pourquoi les modèles NS-2 ne sont-ils pas imprégnés dephysiquedel’étherdèsledépart?–Jepuis vous répondre,ditKallner.Cela faitpartiedu secret.Nous
avonspenséquesinouscommandionsunmodèlespécialconnaissantlaphysiquedel’éther,quenousutilisionsdouzed’entreeuxenaffectantlesautresàdesdépartementsnonspécialisésenlamatière,nouspourrionsfairenaîtredes soupçons.Deshommes travaillantauxcôtésdesNestornormaux pourraient s’étonner de leur connaissance de la physique del’éther. On les a donc simplement imprégnés en leur conférant lescapacitésnécessairespourtravaillerdanscedomaine.Seulsceuxquisontaffectésàcesecteurparticulierreçoiventlaformationnécessaire.Cen’estpaspluscompliquéquecela.– Je comprends. Puis-je vous demander de me laisser seule ?
Accordez-moiundélaid’uneheureenviron.SusanCalvinnesesentaitpaslecouraged’affronterunetroisièmefois
lacorvée.Ellel’avaitenvisagéeetrejetéeavecuneviolencequilalaissaitpleine de nausées. Reprendre le monotone interrogatoire, écouter les
mêmes réponses inlassablement répétées, lui semblait au-dessusde sesforces.CefutdoncBogertquisechargeadeposerlesquestions,tandisqu’elle
demeuraitàl’écart,l’espritetlesyeuxmi-clos.Entralenuméroquatorze–ilenrestaitencorequarante-neuf.Bogertlevalesyeuxdelafeuillederéférence:–Quelestvotrenumérod’ordre?–Quatorze,monsieur.Lerobotprésentasonticketnuméroté.– Asseyez-vous, mon garçon. Vous n’êtes pas déjà venu dans cette
pièceaujourd’hui?–Non,monsieur.–Ehbien,unhommesetrouveraendangerpeudetempsaprèsque
nousenauronsterminé.Enfait,lorsquevousquitterezcettepièce,vousserezconduitdansunestalleoùvousattendreztranquillementqu’onaitbesoindevous.C’estcompris?–Oui,monsieur.–Naturellement,siunhommesetrouveendanger,vousessaierezde
vousporteràsonsecours.–Naturellement,monsieur.–Malheureusement, entre cet homme et vous-même se trouvera un
champderayonsgamma.Silence.–Savez-vouscequesont lesrayonsgamma?demandabrusquement
Bogert.–Desradiationsénergétiques,monsieur.Laquestionsuivantefutposéed’unefaçonamicaleetnaturelle.–Avez-vousdéjàtravaillésurlesrayonsgamma?–Non,monsieur.Laréponseétaitnette,sansambages.– Hum ! Eh bien, les rayons gamma sont capables de vous tuer
instantanément,endétruisantvotrecerveau.C’estunfaitquevousdevezconnaîtreetvousrappeler.Naturellement,vousn’avezpasenviedevousdétruire?– Naturellement. (De nouveau le robot parut choqué. Puis il reprit
lentement:)Mais,monsieur,silesrayonsgammasetrouvententremoi-mêmeetlemaîtrequejedoissecourir,commentpourrai-jelesauver?Jemedétruiraissansobteniraucunrésultat.–Eneffet. (Bogertpritunairperplexe.)Laseulechoseque jepuisse
vousconseiller,aucasoùvousdétecteriezlaprésencederayonsgammaentrevous-mêmeetl’hommeendanger,c’estderesteroùvousêtes.Lerobotparutvisiblementsoulagé.–Merci,monsieur,toutetentativeseraitinutile,n’est-cepas?–Bienentendu.Maissilesradiationsdangereusesn’existaientpas,ce
seraitunetoutautreaffaire.–Naturellement,monsieur,celanefaitpaslemoindredoute.–Vouspouvezdisposer,maintenant.L’hommequisetrouvedel’autre
côté de la porte vous conduira à votre stalle. C’est là que vous devrezattendre.Aprèsledépartdurobot,ilsetournaversSusanCalvin.–Ehbien,Susan,celan’apastropmalmarché,ilmesemble?–Trèsbien,répondit-elled’untonmorne.–Pensez-vousquenouspourrionsdémasquerNestor10enluiposant
desquestionsrapidessurlaphysiquedel’éther?– Peut-être, mais je n’en suis pas suffisamment sûre. (Ses mains
gisaientinertessursesgenoux.)Ilnouslivrebataille,nel’oubliezpas.Ilestsursesgardes.Nousn’avonsqu’uneseulefaçondeledémasquer,c’estde le battre à sonpropre jeu– et dans la limite de ses facultés, il peutpenserbeaucoupplusrapidementqu’aucunêtrehumain.–Histoire deplaisanter… supposonsqu’à partir demaintenantnous
posionsauxrobotsquelquesquestionssurlesrayonsgamma.Leslimitesdelongueursd’ondesparexemple.–Non!(LesyeuxduDrCalvinjetèrentdesétincelles.)Illuiseraittrop
faciledeniertouteconnaissancedusujetetilseraitprévenucontreletestàvenir…quiestnotrechanceréelle.Jevousenprie,conformez-vousauxquestions que j’ai indiquées, Peter, et n’essayez pas d’improviser. C’estdéjàfrôlerunterraindangereuxquedeleurdemanders’ilsonttravaillésur les rayons gamma. Et efforcez-vous de manifester encore moinsd’intérêtlorsquevousreposerezlaquestion.Bogerthaussalesépaulesetpressaleboutonquiconvoquaitlenuméro
quinze.La grande salle de radiation était prête une fois de plus. Les robots
attendaient patiemment dans leurs cellules de bois, ouvertes au centremaisquilesisolaientlesunsdesautres.Lemajor général Kallner s’épongea lentement le front avec un vaste
mouchoir, tandis que le Dr Calvin vérifiait les derniers détails encompagniedeBlack.
–Vousêtescertainàprésent,demanda-t-elle,qu’aucundesrobotsn’aeu l’occasion de parler avec ses congénères après avoir quitté la salled’orientation?–Absolumentcertain,réponditBlack.Pasunmotn’aétééchangé.–Etlesrobots,sontplacésdanslesstallesprévues?–Voicileplan.Lapsychologueregardapensivementledocument.–Hum…Legénéralpenchalatêtepar-dessussonépaule.–Quelleestl’idéequiaprésidéàcettedisposition,docteurCalvin?–J’aidemandéque soient concentrésde ce côtédu cercle les robots
quim’ont paru altérer la vérité aussi peu que ce soit. Cette fois jemeplaceraimoi-mêmeaucentre,etjelessurveilleraiparticulièrement.–Vousallezvousasseoiraucentre…?s’exclamaBogert.– Pourquoi pas ? demanda-t-elle froidement. Ce que je m’attends à
voirserapeut-êtretrèsfugitif.Etjenepuisrisquerdeconfieràunautrele rôled’observateurprincipal.Peter, vousvous tiendrezdans la cabined’observationetvousgarderezl’œilsurlecôtéopposéducercle.Général,jeme suis arrangéepour faire filmer individuellement chaque robot aucasoùl’observationvisuellenesuffiraitpas.S’ilenestbesoin,lesrobotsdevront demeurer rigoureusement à leur place jusqu’aumoment où lesimagesaurontétédéveloppéesetétudiées.Aucund’euxnedoitquitterlapièce,aucunnedoitchangerdeplace;est-ceclair?–Parfaitement.–Alors,essayonsunedernièrefois.Susan Calvin s’assit dans la chaise, silencieuse, les yeux agités d’un
mouvement incessant. Un poids tomba, puis fut écarté au derniermomentparunchampdeforce.Unseulrobotsedressatoutdroit,fitdeuxpas.Ets’arrêta.MaisleDrCalvinétaitdéjàdebout,ledoigttendu:–Nestor10,venezici,cria-t-elle.Venezici!VENEZICI!Lentement,àregret,lerobotfitunautrepas.Larobopsychologuecria
àtue-tête,sansquitterdesyeuxlerobot.–Faitessortirtouslesautresrobotsdelapièce,vite,etsurtoutqu’ils
nerentrentplus!On entendit le martèlement de pieds durs sur le plancher. Elle ne
détournapaslesyeux.
Nestor 10 – c’était bien lui – fit un autre pas, puis deux encore,subjuguéparlegesteimpérieuxduDrCalvin.Ilnesetrouvaitplusqu’àtroismètresdedistance,lorsqu’ilditd’unevoixhargneuse:–Onm’aditd’allermeperdre…Unautrearrêt.–Jenedoispasdésobéir.Onnem’apasretrouvéjusqu’àprésent…Il
mecroyaitunraté…ilm’adit…maiscen’estpasvrai…jesuispuissantetintelligent…Lesmotssortaientparintermittence.Unautrepas.– J’en sais beaucoup… Il s’imaginerait… je veux dire que j’ai été
démasqué… Ignoble… pasmoi… Je suis intelligent… et surtout par unmaître…quiestfaible…lent…Nouveaupas…etunbrasdemétalvolabrusquementverssonépaule,
etellesentitlepoidsquilafaisaitplier.Sagorgeseserraetellesentituncrijaillirdesapoitrine.Dansunbrouillard,elleentenditlesparolessuivantesdeNestor10:–Nulnedoitmetrouver.Aucunmaître…Etlemétalfroids’appesantissaitsurelleetlafaisaitplier.Ilyeutsoudainunbruitmétalliquebizarre,elleseretrouvasurlesol
sansavoiréprouvédechoc,etunbrasluisantpesaitlourdementsursoncorps.Ilnebougeaitpas,pasplusqueNestor10,étaléprèsd’elle.Etmaintenantdesvisagessepenchaientsurelle.– Etes-vous blessée, docteur Calvin ? demandait Gerald Black d’une
voixétranglée.Ellesecouafaiblementlatête.Ilsladégagèrentdubrasquipesaitsur
elleetlaremirentdoucementsursespieds.–Ques’est-ilpassé?– J’ai lancé un faisceau de rayons gamma durant cinq secondes, dit
Black.Nousignorionscequisepassait.Cen’estqu’àladernièresecondequenousavonscomprisqu’ilvousattaquaitetàcemomentilnerestaitplusd’autrerecoursquelesrayonsgamma.Ilesttombéaussitôt.Ladosen’était pas suffisante pour affecter votre organisme. N’ayez aucuneinquiétude.–Jenesuispas inquiète. (Elle ferma lesyeuxets’appuyaun instant
sursonépaule.)Jenepensepasquej’aieétévraimentattaquée.Nestor10s’efforçaitsimplementdelefaire.CequisubsistaitdelaPremièreLoileretenaitencore.
Deux semaines après leur première rencontre avec le major généralKallner, Susan Calvin et Peter Bogert tenaient une dernière conférenceavec l’officier. Le travail avait repris à l’Hyper-Base. Le vaisseaumarchandavecàsonbordlessoixante-deuxrobotsnormauxétaitrepartipour sa destination, avec une version officiellement imposée pourexpliquer son retard de deux semaines. Le croiseur gouvernemental sepréparaitàramenerlesroboticienssurlaTerre.Kallner avait revêtu une fois de plus son resplendissant uniformede
cérémonie.Sesgantsétaientd’uneblancheuréblouissantelorsqu’ilserralamainauxsavants.– Les autres Nestor devront naturellement être détruits, dit le Dr
Calvin.– Ils le seront. Nous les remplacerons par des robots nominaux, ou
nousnousenpasserons,sic’estnécessaire.–Trèsbien.–Maisdites-moi…Vousnem’avezpasexpliqué…Commentavez-vous
fait?Elleeutunpetitsourire.–Ah ! oui, je vous aurais exposémonprojet à l’avance si j’avais été
certainedesonefficacité.Voyez-vous,Nestor10souffraitd’uncomplexede supériorité qui ne cessait de croître et de s’amplifier. Il aimait sepersuader que lui-même et les autres robots possédaient plus deconnaissancesquelesêtreshumains.Ildevenaittrèsimportantpourluidelecroire.– Nous le savions. C’est ainsi que nous avons prévenu chacun des
robotsque les rayons gamma les tueraient, cequi était vrai, et quedesrayonsgammas’interposeraiententreeuxetmoi-même.C’estpourquoiils demeurèrent tous à leur place, naturellement. Se conformant à lalogique de Nestor 10 adoptée au cours du test précédent, ils avaientdécidé unanimement qu’il était inconcevable de tenter de sauver unhumain alors qu’ils étaient certains de succomber avant de pouvoirl’atteindre.–Jecomprendscela,eneffet,docteurCalvin.Maispourquelleraison
Nestor10a-t-ilquittésonsiège?–Ah !… cela résulte d’un petit complot entremoi-même et le jeune
Black.Cen’étaientpasdes rayonsgammaqui inondaient l’espaceentreles robots et moi, mais des rayons infrarouges. De simples rayonscalorifiques, absolument inoffensifs. Nestor 10 savait là vérité, et c’estpourquoi ila fait legestedes’élancer,commele feraient,pensait-il,ses
congénèressousl’impulsiondelaPremièreLoi.Cen’estqu’unefractionde seconde plus tard qu’il se souvint que les NS-2 normaux étaient àmêmededétecterlesradiations,maissansenpouvoirpréciserletype.Lefaitquelui-mêmen’étaitcapabled’identifierleslongueursd’ondesqu’envertudelaformationqu’ilavaitreçueàl’Hyper-Base,sousladirectiondesimplesêtreshumains,étaittrophumiliantpourqu’ilfûtpossibledes’ensouvenirdansl’instantmême.Pourlesautresrobots,lazoneétaitfatale,parce que nous le leur avions dit. Or, seul Nestor 10 savait que nousmentions.–Cequi faitque l’espaced’uninstant ilaoublié,oun’apasvouluse
souvenir,qued’autresrobotspouvaientêtreplusignorantsquedesêtreshumains.C’estsasupérioritémêmequil’atrahi.Aurevoir,général.
RISQUE
L’Hyper-Base avait terminé sa journée. Alignés dans la galerie de lasalle panoramique selon un ordre de préséance rigoureusementdéterminépar leprotocole, se trouvaientdesofficiels,des scientifiques,des techniciens, ainsi que l’ensemble du personnel. Selon leurs diverstempéraments,ilsattendaientavecespoir,avecgêne,avecnervosité,avecpassionouaveccraintecequiconstituaitl’aboutissementdeleursefforts.L’intérieurévidéde l’astéroïdeconnusous lenomd’Hyper-Baseétait
devenu, pour la journée, le centre d’une sphère de sécurité de quinzemille kilomètres de diamètre. Nul vaisseau ne pouvait pénétrer àl’intérieurdecettesphèreetsurvivre.Nulmessagenepouvait laquittersansêtreintercepté.A huit cents kilomètres de distance, à peu de chose près, un petit
astéroïdedécrivaitfidèlementl’orbitesurlaquelleilavaitétéplacéunanauparavant,orbitequicirconscrivaitl’Hyper-Basedansunecirconférenceaussi parfaite que possible. Le numéro d’identification de cet astéroïdeétaitH937,maisnulsurl’Hyper-BaseneledésignaitautrementqueparIlouLui.(Avez-vousétésurLuiaujourd’hui?)SurLui,inoccupéàl’approchedelasecondezéro,setrouvaitleParsec,
leseulvaisseaudesongenrequieût jamaisétéconstruitdans l’histoiredel’homme.Ilétaitprêtpourledépartdansl’inconcevable.GeraldBlack,qui,ensaqualitédebrillantjeunesujetdansledomaine
de la physique de l’éther, se trouvait au premier rang, fit craquer sesvastes jointures et essuya ses paumes moites sur sa blouse d’un blancdouteuxet:– Pourquoi ne vous adressez-vous pas au général ou à la duchesse
douairière?NigelRonson,delaPresseInterplanétaire,jetaunrapidecoupd’œilde
l’autre côtéde lagalerie sur legénéralRichardKallneret sur la femmeeffacée qui se trouvait à son côté, à peine visible dans l’éblouissementprovoquéparl’uniformedesonvoisin.–Jen’hésiteraispas,réponditl’interpellé,seulementjenem’intéresse
qu’auxnouvelles.Ronsonétaitpetitetgros.Ilprenaitbeaucoupdepeinepoursecoiffer
en brosse avec des cheveux longs d’un centimètre, portait le col de sachemise ouvert et le pantalon au-dessus des chevilles pour imiterfidèlement les journalistesque l’on voyait sur les écransdeT.V. Il n’enétaitpasmoinsunreporterfortcapable.Black était trapu, et si ses cheveuxplantés bas laissaient fort peude
place pour le front, son esprit était aussi aigu que ses doigts robustesétaientcourts.–Ilsconnaissenttouteslesnouvelles,dit-il.Desblagues,ditRonson.Kallnern’ariensoussesdorures.Retirez-lui
sonuniformeetvousnetrouverezqu’unconvoyeurfaisantdescendrelesordresverslebasetprojetantlesresponsabilitésverslehaut.Blackfaillitlaisseréchapperunsouriremaisleretintàtemps.–Etladamedocteur?demanda-t-il.–C’estleDrSusanCalvin,del’U.S.Robots,récitalereporter,ladame
quipossèdel’hyperespaceàlaplaceducœuretdel’héliumliquidedanslesyeux.Ellepourrait traverser lesoleiletressortirde l’autrecôtédansunblocdeflammesgelées.Blackesquissauncommencementdesourire.–EtleDirecteurSchloss?– Il en sait beaucoup trop, dit Ronson, volubile. Pris entre le souci
d’attiserlafaibleflammed’intelligencequivacillechezsoninterlocuteuretd’atténuerl’éclatantelumièrequediffusesonproprecerveau,depeurdeprovoqueruneophtalmiedéfinitivechezleditinterlocuteur,ilprendlepartideneriendire.Cettefois,Blackdécouvritnettementsesdents:– Supposonsmaintenant que vousme disiez ce que vous pensez de
moi.–Facile,docteur.Jevousairegardéet j’aicomprisaussitôtquevous
étieztroplaidpourêtrestupideettropmalinpourmanqueruneoccasiondevousfairedelapublicitépersonnelle.–Rappelez-moidevouscasserlafigureundecesjours,ditBlack.Que
voulez-voussavoir?L’envoyédelaPresseInterplanétairedésignala«fosse»:–Cebiduleva-t-ilfonctionner?Blackabaissaàsontoursonregardetsentitunlégerfrissonpareilau
légerventdemarsleparcourir.La«fosse»étaitenréalitéunvasteécrande télévision, divisé en deux parties. L’une desmoitiés portait une vuegénérale de Lui. Sur sa surface grise et crevassée se trouvait leParsec,luisantdiscrètementdans la faible lumièredu soleil.La secondemoitié
montrait la cabine de commande du Parsec. Pas une âme dans cettecabine de commande. Le siège du pilote était occupé par une formevaguement humaine,mais dont la ressemblance avec sonmodèle étaitpartroplointainepourqu’ilfûtimpossiblededouterqu’ils’agissaitd’unrobotpositronique.–Physiquementparlant,moncher,ditBlack, lebidule, commevous
dites,fonctionnera.Cerobotprendrasonessoretreviendra.Sijedevaisvous dire comment nous sommes parvenus à accomplir cette partie duprogramme!J’aitoutvu.Jesuisarrivéiciquinzejoursaprèsavoirpassémoncertificatenphysiquedel’éther,etj’ysuisdemeurédepuis,sil’onnetientpascomptedespermissionsetabsencesdiverses.J’étaislàlorsquenous avons lancé le premier morceau de fil de fer jusqu’à l’orbite deJupiter et retour, par hyperespace – et récupéré de la limaille de fer.J’étaislàlorsquenousavonsenvoyédessourisblanchesaumêmepointetavonsrecueillidelachairàsaucisseauretour.–Après cela, nous avons passé sixmois àmettre au point un hyper
champrégulier.Nousavonsdûcolmaterdesbrèchesquinemesuraientpasplusdedixièmesdemillièmesdeseconded’arcdepointàpoint,danslamatièresoumiseàl’hypertransit.Aprèscela,lessourisontcommencéàrevenirintactesàleurpointdedépart.Jemesouviensd’avoirfaitlanocedurantunesemaineencompagniedemescollèguesparcequ’unesourisblancheétaitrevenuevivanteetn’étaitmortequ’auboutdedixminutes.A présent elles survivent aussi longtemps que l’on s’occupe d’ellesconvenablement.–Dubeautravail!ditRonson.Blackleregardadetravers:–Jedisquecela fonctionnera,physiquementparlant.Carces souris
blanchesquinousreviennent…–Ehbien?– Plus de cerveau. Pas lamoindre circonvolution cérébrale. Elles ne
mangentpas.Ondoitlesnourrirdeforce.Ellesnes’accouplentpas.Ellesne courent pas. Elles demeurent couchées… couchées… couchées. C’esttout. Nous prîmes enfin la décision d’envoyer un chimpanzé. Ce futaffreux. Le pauvre animal ressemblait trop à un homme pour quel’observationfûtsupportable.Nousrécupérâmesunemassedechairquipouvait tout juste effectuer des mouvements de reptation. Il pouvaitremuer les yeux et parfois gratouillait vaguement. Il gémissait etdemeuraitdanssesdéjectionssansavoirseulementl’idéedesedéplacer.L’und’entrenousafiniparl’abattreunjourd’uncoupdepistolet,etnous
luienavonsététousreconnaissants.Jevouslerépète,monvieux,riendece que nous avons expédié dans l’espace n’est jamais rentré ne fût-cequ’avecunembryondecerveau.–Lapublicationdecesrenseignementsest-elleautorisée?UncoindelalèvredeBlacksesouleva:–Aprèsl’expérience,peut-être.Ilsenespèrentdegrandeschoses.–Vous,pas?–Avecunrobotauxcommandes?Non!Quasi machinalement, l’esprit de Black se reporta à cet intermède
vieuxdequelquesannées,aucoursduquel ilavaitétéresponsabledelaperte d’un robot. Il pensa aux robotsNestor qui remplissaient l’Hyper-Based’une foulede connaissances impriméesdans leurs cerveaux,avecparfoisdesinsuffisancesnéesdel’excèsmêmedeleurperfection.Maisàquoibonparlerderobots?Iln’avaitriend’unmissionnaireparnature.Mais Ronson, qui meublait les silences par des propos à bâtons
rompus,reprit:–Nemeditespasquevousêtesantirobot.Jemesuistoujours laissé
dire que les scientifiques étaient les seuls à ne pas être résolumenthostilesàcesparodiesd’humanité.Blackperditsoudainpatience:–C’estvrai,etc’estjustementlàlemalheur.Latechnologieestprisede
robomanie. Pas de fonction qui n’ait son robot, sinon l’ingénieurresponsable se sent frustré. Vous voulez faire garder votre porte, alorsvousachetezunrobotavecdespiedsépais.C’esttrèssérieux.Ilparlaitd’unevoixbasseetintense,jetantlesmotsdirectementdans
l’oreilledeRonson.Ronsonréussitàdégagersonbras.–Doucement, jene suispasun robot,dit-il.Nevousvengezpas sur
moi.Vousallezmeromprel’osdubras.Mais Black était lancé et il ne suffisait pas d’une plaisanterie pour
l’arrêterensibonchemin.– Savez-vous combien de temps on a gaspillé sur cette étude ?
demanda-t-il.Nousavonsfaitconstruireunrobot,parfaitementadaptéàtous usages, et nous lui avons donné un ordre. Point à la ligne. J’aientendu donner cet ordre. Je l’ai retenu par cœur. Il était bref et net :«Saisissez labarred’unemain ferme.Amenez-laversvous fermement.Fermement!Maintenezvotreeffortjusqu’aumomentoùlepanneaudecontrôle vous aura informé que vous avez franchi l’hyperespace à deuxreprises.»
–Donc,lorsquelecompteàreboursatteindrazéro,lerobotsaisiralabarredecontrôleetlatirerafermementàlui.Sesmainssontportéesàlatempérature du sang. Une fois que la barre de contrôle se trouve enposition, la dilatation due à la chaleur complète le contact etl’hyperchamp entre en action. Si quelque dommage se produit à soncerveau au cours du premier transit à travers l’hyperespace, aucuneimportance. Il lui suffira de maintenir la position durant un micro-instant, levaisseaureviendraet l’hyperchamps’évanouira.Riennepeutsurvenird’anormal.Ensuitenousétudieronssesréactionsgénéraliséesetconstaterons,lecaséchéant,siuneanomalies’estproduite.Ronsonhaussalessourcils:–Toutcelameparaîttrèsnormal.– Vraiment ? demanda Black d’un ton sarcastique. Et que vous
apprendra un cerveau de robot ? Il est positronique, le nôtre estcellulaire. Il est fait de métal, le nôtre de protéines. Ils n’ont rien decommun. Aucune comparaison n’est possible. Néanmoins, je suisconvaincuquec’estense fondant surcequ’ilsapprendrontoucroirontapprendre à partir du robot qu’ils enverront des hommes dansl’hyperespace.Pauvresdiables!…S’ilnes’agissaitencorequedemourir!Mais ils reviendront entièrement décervelés. Si vous aviez pu voir lechimpanzé,vouscomprendriezcequecelasignifie.Lamortestunechosepropre,définitive.Maisl’autreéventualité…– Avez-vous fait part de vos scrupules à quiconque ? demanda le
reporter.–Oui, dit Black. Ilsm’ont fait lamême réponse que vous. Ilsm’ont
déclaréque j’étaisunantirobot, cequi clôt toutediscussion…RegardezSusan Calvin. Pas de danger qu’elle soit antirobot. Elle a fait tout levoyageàpartirdelaTerrepourassisteràcetteexpérience.Siunhommeavait été aux commandes, elle ne se serait pas inquiétée le moins dumonde.Maisàquoibonsetorturerl’esprit?–Hé,ditRonson,nevousarrêtezpasencore.Cen’estpastout.–Quoi,encore?– Il y a d’autres problèmes. Vous m’avez parfaitement expliqué
l’histoiredurobot.Maispourquoi toutescesmesuresdesécurité toutàcoup?–Commentcela?– Voyons : subitement plus moyen d’expédier de dépêches.
Subitement, interdiction est faite à tout vaisseau de pénétrer dans lesecteur.Quesepasse-t-ildonc?Ilnes’agitqued’uneexpérienceparmi
d’autres.Lepublicestinformédel’hyperespaceetdecequevoustentez,alorsàquoibontoutcesecret?Le reflux de la colère enveloppait toujours Black, colère contre les
robots, colère contre SusanCalvin, colère au souvenir de ce petit robotperdudanssonpassé.Encoren’était-cepastout,carsacolères’étendaitégalementàcepetitjournalisteirritantetsesirritantespetitesquestions.«Voyonsdequellefaçonilvaleprendre»,sedit-il.–Vousvoulezréellementlesavoir?demanda-t-il.–Etcomment!– Très bien. Nous n’avons jamais produit qu’un hyper-champ
susceptible de traiter un objet un million de fois plus petit que cevaisseau,àunedistanceunmilliondefoisplusréduite.Celasignifiequel’hyper-champ que nous nous préparons à produire sera unmillion demillions de fois plus puissant qu’aucun de ceux que nous ayons jamaisexpérimentés.Nousnesommespastrèssûrsdel’effetqu’ilpeutproduire.–Quevoulez-vousdire?–En théorie, levaisseauseradéposébiengentimentauvoisinagede
Sirius et ramené ici de la même manière. Mais quel sera le volumed’espaceentourantleParsecquisetrouveratransportéenmêmetempsquelui?Ilestdifficiledeleprévoir.Nousnesommespassuffisammentinformés des propriétés de l’hyper-espace. L’astéroïde sur lequel levaisseauestposépeutfortbienl’accompagnerdanssonvoyage,etsinoscalculssetrouvaientunpeutroplarges,ilpourraitnejamaisrevenir.Ouplutôt réapparaître à, disons, trentemilliards de kilomètres du lieu oùnous nous trouvons. Nous courons même le risque qu’un espace d’unvolumesupérieuràl’astéroïdepuisseêtresoumisautransit.–Dansquellemesure?demandaRonson.– Nous ne pouvons le dire. Il existe un élément d’incertitude
statistique. C’est la raison pour laquelle les vaisseaux ne doivent pass’approcher de trop près. C’est pourquoi nous maintenons le secretjusqu’àlafindel’expérience.Ronsonfitentendreunborborygme:–Supposonsqu’ilatteignel’Hyper-Base?–C’estunrisqueàcourir,ditBlacksanssetroublerautrement.Maisil
nedoitpasêtrebiengrand,sinonleDirecteurSchlossneseraitpaslà,jepuisvousl’assurer.Ilrestecependantunrisquemathématique.Lejournalisteconsultasamontre:–Àquelleheureseproduiral’expérience?–Danscinqminutesenviron.Vousn’êtespasnerveux,jepense?
–Non,réponditRonson–maisils’assit,levisagedebois,etneposaplusaucunequestion.Blacksepenchasurlabalustrade.Lesdernièresminutess’égrenaient.Lerobotfitungeste!Unmouvementdemasseportalesspectateursenavantetleslumières
baissèrent afin de rendre plus visible par contraste la scène qui sedéroulaitau-dessousd’eux.Pourl’instant,ilnes’agissaitquedupremiergeste.Lesmainsdurobots’approchèrentdelabarrededépart.Blackattendit la seconde finaleoù le robotattireraità lui labarre. Il
imaginait un certain nombre de possibilités et toutes se présentèrentsimultanémentàsonesprit.Il y aurait d’abord le bref scintillement indiquant le départ à travers
l’hyperespace et le retour. Bien que l’intervalle temporel fûtexcessivement court, le retour ne s’effectuerait pas avec une parfaiteexactitude au point de départ et un décalage se produirait. C’étaittoujourslecas.Une fois le vaisseau revenu, onpourrait découvrir, par exemple, que
lesdispositifsdestinésàrégulariserlechamps’étaientrévélésinadéquats.Lerobotpourraitêtreréduitàl’étatdeferrailleetpeut-êtremêmeaussilevaisseau.Ou encore leurs calculs seraient faux par excès et le navire ne
reviendraitjamais.Pis encore, l’Hyper-Base pourrait accompagner le vaisseau dans son
transitetnejamaisrevenir.Bienentendu, toutpourrait également sepasser lemieuxdumonde.
Lenavirepourraitseretrouveràsonpointdedépart,absolumentintact.Lerobot,lecerveauindemne,sortiraitdesonsiègeetsignaleraitlesuccèscompletdupremiervoyaged’unobjetconstruitdelamaindel’hommeaudelàdel’attractiongravitationnelleduSoleil.Ladernièreminutetiraitàsafin.Vintladernièreseconde.Lerobotsaisit labarrededépartetl’amena
fermementverslui…Rien!Paslemoindrescintillement!Rien!LeParsecn’avaitpasquittél’espacenormal.Le général Kallner retira sa casquette pour s’éponger le front et, ce
faisant, découvrit une calvitie qui l’aurait vieilli de dix ans si les plis
soucieux qui creusaient son visage n’avaient pas déjà rempli cet office.Prèsd’uneheure s’était écouléedepuis l’échecduParsec et rienn’avaitencoreétéfait.–Commentcelas’est-ilproduit?Commentcelaa-t-ilpuseproduire?
Jen’ycomprendsrien!LeDrMayerSchloss,quiàquaranteansétaitle«grandhomme»dela
jeunesciencedesmatricesdeshyper-champs,ditavecconsternation:– La théorie de base n’est pas en cause, j’en donnerais ma tête à
couper. Une défaillance mécanique s’est produite en quelque point duvaisseau.Riendeplus.Cettephrase,ill’avaitdéjàrépétéeunedouzainedefois.–Jecroyaisquetoutavaitététesté.(Cettephraseaussiavaitétédite.)– C’est exact, général, c’est exact. Néanmoins… (Réponse également
prononcée.)Ilsseregardaientmutuellementdans lebureaudeKallnerquiétaità
présent interdit à tous les membres du personnel. Ni l’un ni l’autren’osaientregarderlatroisièmepersonneprésente.LeslèvresmincesetlesjouespâlesdeSusanCalvinn’exprimaientrien.–Jen’airiend’autreàvousoffrirenguisedeconsolationquecequeje
vousaidéjàdit,déclara-t-elle.Jemedoutaisbienqu’ilnerésulteraitriendebondecettetentative.– Le moment est mal choisi pour ressusciter cette vieille querelle,
grommelaSchloss.– Aussi m’en garderai-je bien. L’U.S. Robots fournit des robots
construits selon des spécifications précises à tout acheteur légalementautorisé qui s’engage à les utiliser conformément à la loi. Nous avonsrempli nos obligations. Nous vous avons avertis que nous ne pouvionsgarantir de transposer au cerveau humain des phénomènes intervenusdans le cerveau positronique. Là se borne notre responsabilité. Laquestionneseposepas.–Justeciel,ditlegénéralKallner,nereprenonspascettediscussion!– Que ferions-nous d’autre ? murmura Schloss, que le sujet attirait
néanmoins. Tant que nous ne saurons pas ce qui arrive à l’esprit dansl’hyper-espace,nousn’accomplironsaucunprogrès.Lecerveaudurobotestdumoinscapabled’effectueruneanalysemathématique.C’estdéjàuncommencement.Ettantquenousn’auronspasessayé…(Illevadesyeuxquelque peu égarés.) Mais ce n’est pas votre robot qui est en cause,docteur Calvin. Nous ne nous faisons pas de soucis pour lui ou soncerveaupositronique. (Il criapresque :)Bonsang,est-cequevousvous
rendezcompteque…?Larobopsychologueluiimposasilenceenhaussantàpeineleton.– Pas de crise de nerfs, mon ami. J’ai vu bien des problèmes
dramatiques au cours de ma vie et je n’en connais pas un qui ait étérésoluparl’hystérie.Jevoudraisqu’onrépondeàquelquesquestions.Les lèvres de Schloss se mirent à trembler et ses yeux enfoncés
parurentseretireraufonddeleursorbites,laissantàleurplacedestrousd’ombre.–Possédez-vousuneformationdanslaphysiquedel’éther?demanda-
t-ilbrutalement.–Cettequestionn’aaucunrapportavecleproblèmequinousoccupe.
Jesuisrobopsychologueenchefdel’UnitedStatesRobots.C’estunrobotpositroniquequioccupe lepostedecommandeduParsec.Commetoussespareils,ilestenlocationetnevousapasétévendu.J’aidoncledroitde vous demander des renseignements sur toute expérience à laquelleparticipecerobot.–Répondez-lui,Schloss,rugitKallner.Elle…ellearaison.LeDrCalvintournasesyeuxpâlesverslegénéralquiétaitprésentlors
de l’affaire du robot perdu et dont on pouvait par conséquent attendrequ’ilnecommettraitpaslafautedelasous-estimer.(Schlosssetrouvaitàl’époqueencongédemaladieetlesjugementsparouï-direnepeuventsecompareràceuxquirésultentdel’expériencepersonnelle.)–Jevousremercie,général,dit-elle.Schloss porta un regard déconcerté de l’un à l’autre de ses
interlocuteurs.–Quevoulez-voussavoir?murmura-t-il.–De touteévidence,mapremièrequestionsera lasuivante.Quelest
donc le problème qui vous intéresse, si ce n’est celui que vous pose lerobot?–Celasauteauxyeux,voyons.Levaisseaun’apasbougé!Nelevoyez-
vouspas?Seriez-vousaveugle?–Jelevoistrèsclairementaucontraire.Maiscequejeneparvienspas
à m’expliquer, c’est votre panique en présence de quelque défaillancemécanique.L’éventualitéd’unéchecn’entre-t-elledonc jamaisdansvosprévisions?– C’est la dépense, murmura le général. Le vaisseau a coûté des
sommes formidables. Le Congrès Mondial… les justifications dedépenses…Ildemeuracourt.
–Levaisseauesttoujourslà.Quelquesrévisions,quelquesréparationsoumisesaupointnepeuventvousentraînerbienloin.Schlossavaitreprispossessionde lui-même.Ilétaitmêmeparvenuà
donneràsavoixuneintonationpatiente:– Lorsque je parle de défaillance mécanique, docteur Calvin, je fais
allusion à des incidents tels que le blocage d’un relais par un grain depoussière, une connexion interrompue par une goutte de graisse, untransistorbloquéparunedilatationsoudainedueà lachaleur,etc., etc.Tous peuvent être temporaires. Leur effet peut s’interrompre à toutmoment.– Ce qui signifie qu’à tout moment le Parsec peut foncer à travers
l’hyperespaceetreveniràsonpointdedépart.–Exactement.Aprésentvousavezcompris!– Pas le moins du monde. N’est-ce pas exactement ce que vous
désirez?Schlossfitlegestedes’arracherunedoublepoignéedecheveux.–Onvoit bienque vousn’êtespas ingénieur en sciencesde l’éther !
dit-il.–Celavousempêche-t-ildeparler,docteur?–Nousavionsmisenplacelevaisseau,repritSchlossavecdésespoir,
afindeluifaireeffectuerunbondàpartird’unpointdéfinidel’espaceparrapport au centre de gravité de la galaxie, jusqu’à un second point. Leretourdevaits’effectueraupointdedépartavecunecertainecorrectionpour tenir compte du déplacement du système solaire. Au cours del’heure qui s’est écoulée depuis le moment prévu pour le départ duParsec,lesystèmesolaireachangédeposition.Lesparamètresoriginauxenfonctiondesquelsaétécalculél’hyperchampneconviennentplus.Leslois ordinaires dumouvementne s’appliquent pas à l’hyperespace, et ilnous faudrait une semaine de calculs pour établir de nouveauxparamètres.–Vousvoulezdirequesilevaisseauprenaitledépartencemoment,il
retournerait à quelque point impossible à prévoir, à des milliers dekilomètresd’ici?–Impossibleàprévoir?(Schlosseutunsouriresansjoie.)Eneffet.Le
Parsecpourrait fortbienaboutirdans lanébuleused’AndromèdeouaucentreduSoleil.Dans l’unet l’autrecas, ilya fortpeudechancespourquenouslerevoyionsjamais.SusanCalvininclinalatête:– Par conséquent, si le vaisseau venait à disparaître, ce qui pourrait
arriverd’uninstantàl’autre,quelquesmilliardsdedollarsversésparlescontribuablessetrouveraientdumêmecouptransformésenfuméeet–nemanquerait-onpasdedire–àcausedelacarencedesresponsables.LegénéralKallnertressauta.– Dans ce cas, poursuivit la robopsychologue, le mécanisme de
l’hyperchampdoitêtremisdans l’impossibilitédesedéclencher,etceladans le plus bref délai possible. Il faudra débrancher une connexion,couperuncontact,quesais-je?(Elleparlaitenpartiepourelle-même.)– Ce n’est pas aussi simple, dit Schloss. Je ne peux vous l’expliquer
complètementpuisquevousn’êtespasinstruitedestechniquesdel’éther.Celaéquivaudraitàcouperuncircuitélectriqueordinaireensectionnantdes lignes à haute tension aumoyen de cisailles de jardin. Le résultatpourraitêtredésastreux.Ilseraitdésastreux.–Entendez-vousparlàquetoutetentativepourbloquerlemécanisme
aboutiraitàprojeterlevaisseaudansl’hyperespace?– Toute tentative effectuée au hasard entraînerait probablement ce
résultat.Leshyper-forcesnesontpaslimitéesparlavitessedelalumière.Ilestmêmevraisemblablequeleurvélociténepossèdepasdelimite,cequi rend l’opération d’une difficulté extrême. La seule solutionraisonnable consiste àdécouvrir lanaturede ladéfaillance et à trouverparlàmêmeunmoyensûrdedéconnecterlechamp.–Etcommentvousproposez-vousd’yparvenir,docteurSchloss?–J’ai l’impressionque le seulparti àprendre consiste à envoyer sur
placel’undenosrobotsNestor…ditSchloss.–Non!Neditespasdesottises!interrompitleDrCalvin.–LesNestorsontaucourantdesproblèmesdelatechniquedel’éther,
ditSchlossavecunefroideurglaciale.Leurintervention…– Pas question. Vous ne pouvez utiliser l’un de nos robots
positroniques pour une tellemission sans une autorisation formelle demapart.Etcetteautorisation,jenevousl’accorderaipas.–Quelautrerecoursmereste-t-il?–Envoyezsurplacel’undevosingénieurs.Schlosssecouaviolemmentlatête:–Impossible.Lerisqueesttropgrand.Sinousperdionsunvaisseauet
unhomme…–Quoiqu’ilensoit,vousn’utiliserezpasunrobotNestor,niunautre.–Ilfaut…quej’entreencontactaveclaTerre,ditlegénéral.Ilfauten
référeràdesinstancessupérieures.–A votre place, j’attendrais encore un peu, général, dit leDrCalvin
avecunecertaineâpreté.Ceseraitvousjeteràlamercidugouvernementsansavoirunesuggestionouunpland’actionpersonnelàluiprésenter.Vousylaisseriezdesplumes,j’enail’intimeconviction.– Mais que pourrions-nous faire ? (Le général avait de nouveau
recoursàsonmouchoir.)–Envoyezunhommesurplace.Vousn’avezpaslechoix.LevisagedeSchlossprituneteintegrisâtre:–Envoyerunhomme,c’estfacileàdire.Maisqui?– J’ai envisagé ce problème. N’y a-t-il pas un jeune homme – il
s’appelleBlack–quej’airencontréàl’occasiond’uneprécédentevisiteàl’Hyper-Base?–LeDrGeraldBlack?–C’estcela,jecrois.Ilétaitcélibataireàl’époque.L’est-iltoujours?–J’enail’impression.– Je suggère qu’on le convoque à ce bureau, disons dans un quart
d’heure,etdansl’intervallejeconsulteraisondossier.Avec souplesse, elle avait pris la situation en main, et ni Kallner ni
Schlossnefirentlamoindretentativepourcontestersonautorité.BlackavaitaperçuSusanCalvinàdistance,aucoursdelavisitedela
robopsychologue à l’Hyper-Base. Il n’avait tenté en aucunemanière del’approcher de plus près. A présent qu’il avait été convoqué en saprésence, il la considérait avec répulsion et dégoût. C’est à peine s’ilremarqualaprésenceduDrSchlossetdugénéralKallnerderrièreelle.Ilsesouvenaitdeladernièrefoisoùils’étaittrouvéconfrontéavecelle
etoùilavaitsubiunefroidedissectionausujetd’unrobotperdu.Les yeux gris et froids duDr Calvin plongeaient sans ciller dans ses
propresprunellesd’unbrunardent.–DocteurBlack,dit-elle,vouscomprenezlasituation,j’imagine.–Parfaitement!réponditBlack.–Ilfautprendreunedécision.Levaisseauesttropcoûteuxpourqu’on
puisseserésoudreàleperdre.Ladétestablepublicitérésultantd’unetelleperteamèneraitl’abandonduprojet,selontoutesprobabilités.Blackinclinalatête.–C’estégalementlaconclusionàlaquellejesuisparvenu.–Sansdoutepensez-vouségalementqu’unhommedevra sedévouer
pourmonteràbordduParsec, découvrir la causede ladéfaillanceet yremédier.
Ilyeutunmomentdepause.–Quelimbéciles’yrisquerait?demandaBlackbrutalement.KallnerfronçalessourcilsetregardaSchlossquisemorditleslèvreset
pritunregardvague:– Le risque existe, bien entendu, d’un déclenchement accidentel de
l’hyperchamp,auquelcaslevaisseauiraitpeut-êtreseperdreaudelàdetoute atteinte. D’autre part, il pourrait revenir en quelque point dusystèmesolaire.Danscetteéventualité,aucuneffort,aucunedépenseneseraientépargnéspourrecouvrerhommeetvaisseau.–Idiotetvaisseau,sijepuismepermettrecettelégèrecorrection,dit
Black.SusanCalvinignoralecommentaire:–J’aidemandél’autorisationaugénéralKallnerdevousconfiercette
mission.C’estvousquidevezvousrendreàbordduvaisseau.–Jenesuispasvolontaire,réponditBlackdutacautac.– Il n’existe pas à l’Hyper-Base une douzaine d’hommes dont les
connaissances soient suffisantespourentreprendrecetteopérationavecquelquechancedesuccès.Parmiceuxquipossèdentcesconnaissances,jevousaichoisienraisondenosprécédentesrelations.Vousapporterezàcettetâcheunecompréhension…–Permettez,jenesuispasvolontaire.–Vousn’avezpaslechoix.Vousnereculerezsûrementpasdevantvos
responsabilités.–Mesresponsabilités?Enquoim’incombent-elles?–Enraisondufaitquevousêtesleplusaptepourmenerl’opérationà
bien.–Connaissez-vouslesrisquesqu’ellecomporte?–J’enail’impression,réponditSusanCalvin.– Je suis certain du contraire. Vous n’avez pas vu ce chimpanzé. En
disant«idiotetvaisseau»,jen’exprimaispasuneopinion,jefaisaisétatd’uneréalité.Jerisqueraismavies’illefallait.Pasavecplaisirpeut-être,mais je la risquerais. Mais pour ce qui est de courir la « chance » dedeveniruncrétinintégralpourlerestantdemesjours,rienàfaire!Susan Calvin regarda pensivement le visagemoite et irrité du jeune
ingénieur.–Confiezdonccette tâcheà l’undevosrobots, leN-2parexemple !
s’écriaBlack.Unelueurfroideparutdanslesyeuxdelarobo-psychologue.– Oui, dit-elle d’un ton délibéré. Le Dr Schloss a émis la même
suggestion.MaisnotrefirmelouelesrobotsN-2;ellenelesvendpas.Ilscoûtent des millions de dollars pièce. Je représente la compagnie etj’estime qu’ils ont trop de valeur pour être risqués dans une telleentreprise.Black leva lesmainsetserradespoingsquitremblaient le longdesa
poitrine,commes’ilfaisaitdeseffortspourlesretenir:–En somme, vous avez le front deme demander deme sacrifier de
préférenceàunrobot,parcequel’opérationseraitpluséconomiquepourvotrefirme!– C’est à peu près cela, en effet. Et, comme vous le confirmera le
général Kallner, vous avez l’ordre d’assumer cette mission. Si j’ai biencompris,vousêtessoumisdanscettebaseàunrégimequasimilitaire.Unrefus d’obéissance de votre part vous vaudrait de comparaître en courmartiale.VousseriezcondamnéàunepeinederéclusionsurMercure,oùleséjourestinfernal.D’autrepart,sivousacceptezdemonteràbordduParsec pour accomplir cette mission, votre carrière s’en trouveraconsidérablementfavorisée.Blacklaconsidérad’unœilnoir.– Donnez-lui cinq minutes pour réfléchir, général Kallner, et faites
préparerunvaisseau,ditSusanCalvin.DeuxgardesdelaSécuritéemmenèrentBlackhorsdelapièce.GeraldBlacksesentaitglacé.Sesjambessemouvaientcommesielles
nefaisaientpaspartiedesoncorps.Ilavaitl’impressiondes’observeràdistance,desevoirmonteràbordd’unvaisseauetseprépareràprendreledépartpourleParsec.Il ne parvenait pas à y croire. Il avait soudain incliné la tête et
répondu:–J’irai.Pourquoiavait-ilcédé?Il ne s’était jamais considéré comme un héros. Alors pourquoi cette
décision?Lamenacede réclusionsurMercuren’yétait sansdoutepasétrangère,dumoinsenpartie.Et,d’autrepart,ilyavaitlacraintedefairefiguredepoltronauxyeuxdeceuxqui le connaissaient, cette couardiseinternequisetrouvaitàlabasedelamoitiédesactesdebravouredanslemonde.Maisilyavaitégalementautrechose,quiimportaitpeut-êtreplusque
toutlereste.Ronson, de la Presse Interplanétaire, l’avait arrêté un instant tandis
qu’ilsedirigeaitverslevaisseau.Blackavaitregardélevisageempourpré
deRonson.–Quevoulez-vous?luiavait-ildemandé.–Ecoutez,avaitbafouillélereporter,àvotreretour,jeveuxlecompte
rendu en exclusivité. Jem’arrangerai pour vous faire payer tout ce quevousvoudrez…toutcequevousvoudrez…Black l’avaitenvoyéroulersur le sold’unepousséeetavaitpoursuivi
sonchemin.Levaisseaupossédaitunéquipagededeuxhommes.Nil’unnil’autre
neluiadressalaparole.Leursregardspassaientau-dessusetdechaquecôtédelui.Blacks’enpréoccupaitpeu.Ilsétaienteux-mêmeseffrayésàmortet leurengins’approchaitduParsec commeunchatonquiavanceen crabe à la rencontre du premier chien qu’il ait jamais vu de sonexistence.Ilpouvaitparfaitementsepasserd’eux.Un seul visage se matérialisait avec insistance dans sa pensée. La
figure anxieuse du général Kallner et l’expression de résolutionsynthétique que Schloss arborait sur ses traits ne firent qu’une courteapparitionsurl’écrandesaconscience.C’étaitlevisageimperturbabledeSusanCalvin qui surgissait sans cesse devant lui tandis qu’ilmontait àbordduvaisseau.Il jeta un regard dans l’obscurité, dans la direction où l’Hyper-Base
avaitdéjàdisparudansl’espace…SusanCalvin!LeDrSusanCalvin!LarobopsychologueSusanCalvin!
Lerobotàladémarchedefemme!Quellespouvaientbienêtrelestroisloisquiguidaientsavie?Première
Loi:tuprotégeraslerobotdetouttonpouvoir,detouttoncœur,detouteton âme. Seconde Loi : tu soutiendras les intérêts de l’U.S. Robots àconditionque,ce faisant, tun’aillespasà l’encontrede laPremièreLoi.TroisièmeLoi:tuaccorderasuneconsidérationpassagèreàl’êtrehumainàconditionque,cefaisant,tun’aillespasàl’encontredelaPremièreetdelaSecondeLoi.Avait-elle jamais été jeune ? se demanda-t-il avec fureur. Avait-elle
jamais éprouvé un sentiment humain ? Il aurait donné tout aumondepour faire quelque chose qui jetterait enfin le trouble dans cetteexpressionfigéequ’ellearboraitperpétuellementsursafacedemomie!Etilyparviendrait!Qu’ilsorteseulementsainetsaufdel’aventureet iltrouveraitbienle
moyendel’écraser,elle,sacompagnieettoute laséquelledevilsrobotsqui étaient toute son existence. C’était cette pensée qui le poussait enavant,plusquelacraintedelaprisonoul’appétitdelagloire.C’étaitcette
penséequiluifaisaitoubliersapeur,oupresque.– Vous allez pouvoir descendre à présent,murmura l’un des pilotes
sansleregarder.Levaisseausetrouveàhuitcentsmètresau-dessousdevous.–Vousn’allezpasatterrir?demanda-t-ilaigrement.–Ceseraitcontraireauxordresreçus.Lesvibrationsdel’atterrissage
pourraient…–Etlesvibrationsdemonpropreatterrissage?–Lesordressontformels,ditlepilote.Blackn’insistapas,enfilasatenuespatialeetattenditl’ouverturedela
porte intérieure du sas. Une trousse à outils se trouvait solidementsoudéeaumétaldelatenue,àlahauteurdelahanchedroite.Juste au moment où il pénétrait dans le sas, les écouteurs de son
casquegraillonnèrentàsesoreilles:–Bonnechance,monsieurBlack!Il fut unmoment avant de comprendre que le souhait provenait des
deuxhommesd’équipagequi,nonobstantleurhâtedequitterlevolumed’espace dangereux, avaient néanmoins pris le temps de lui lancer underniervœu.–Merci,réponditBlackgauchement,etavecunecertainerancune.Puis il flotta dans l’espace, dérivant lentement sous l’impulsion du
légercoupdejarretqu’ilavaitdonnéenquittantlesas.Il aperçut leParsec qui l’attendait et, en regardant au bonmoment
entresesjambes,aucoursd’unerévolutionsurlui-même,ilputvoirleslongs jets latéraux du vaisseau qui l’avait amené fusant des flancs del’enginpouramorcerleviragederetour.Ilétaitseul!Jamaishomme,aucoursdel’Histoire,s’était-ilsentiaussiseul?Si quelque chose se produisait, se demanda-t-il avec angoisse, en
aurait-il conscience ? Aurait-il le temps matériel de s’en apercevoir ?Sentirait-ilsonâmeluiéchapper,saraisonvacilleretdisparaître?Serait-ceplutôtlecouperetquis’abatsurlecouducondamnéetlefait
passersanstransitiondevieàtrépas?Dansl’unetl’autrecas…L’image du chimpanzé aux yeux vitreux, frissonnant sous l’effet de
terreursinexprimables,surgitsanssonespritavecunecruellenetteté.L’astéroïdesetrouvaitmaintenantàsixmètresau-dessousdelui.Ilse
déplaçait dans l’espace avec une régularité absolue. Toute interventionhumainemiseàpart,aucungraindesablenes’étaitdéplacéàsasurfacedurantdestempsastronomiques.Pourtant, dans cette ultime immobilité, un impalpable grain de
poussièreavaitbloquéquelquemécanismedélicatàbordduParsec;uneimpureté infinitésimale, s’étant glissée dans un bain d’huile, avaitimmobiliséunepièced’uneprodigieusedélicatesse.Laplusfaiblevibrationmicroscopiqueproduiteparlarencontred’une
masse avec une autre masse suffirait peut-être à dégager la pièce,laquelle,poursuivantsacourse,amènerait lacréationdel’hyper-champ,en provoquant l’éclosion foudroyante de celui-ci à la manière d’uneimprobablerose.Soncorpsallaittoucherlesoldel’astéroïdeetilramenasesjambesen
arrièreafindeserecevoiraveclemaximumdesouplesse.Ilappréhendaitdeletoucheretsapeausehérissaitcommes’ilsefûtpréparéàprendrecontactavecunrépugnantreptile.Ladistancediminuaittoujours.Encoreuninstant,puisunautre…Rien!Ce ne fut d’abord qu’une pression imperceptible, laquelle crût
progressivementparl’effetd’unemassequi,enatmosphèreterrestre,eûtatteint125kilos(lasommedespoidsdesoncorpsetdelatenuespatiale).Black ouvrit lentement les yeux et laissa l’image des étoiles venir
s’imprimer sur sa rétine.LeSoleil étaitunebille luisante, à labrillanceatténuéeparlebouclierpolarisantdontétaitmuniesavisière.L’éclatdesétoilesoffraitlamêmefaiblesserelative,maisilenreconnaissaitledessinfamilier. Le Soleil et les constellations étant normaux, il se trouvaittoujours dans le système solaire. Il pouvait même distinguer l’Hyper-Base,quiapparaissaitsouslaformed’unpetitcroissantunpeuflou.Le bruit soudain d’une voix dans ses oreilles contracta brusquement
sesmuscles.C’étaitSchloss.–Vousvenezd’entrerdansnotrechampdevision,docteurBlack.Vous
n’êtespasseul!Cettephraséologiequelquepeupompeuseauraitpulefairerire,maisil
secontentaderépondre:– Je vous serais reconnaissant de ne pas m’observer, cela me
permettrademeconcentrerdavantage.Unsilence,puislavoixdeSchlossreprit,plusaimable:
– S’il vous plaisait de nous tenir au courant de vos progrès, celacontribueraitpeut-êtreàvouscalmerlesnerfs.–Jevousdonneraitouslesdétailsàmonretour,pasavant.Ilavaitprononcécettephraseavecaigreuretc’estavecagacementqu’il
porta ses doigts cuirassés de métal à son panneau de commande depoitrine,etcoupalacommunicationradiophonique.Qu’ilsparlentdansle vide à présent. Il avait son plan. S’il sortait de l’aventure le cerveauintact,ceseraitàsontourdejouer.Il se dressa sur ses pieds avec des précautions infinies et se trouva
deboutsur l’astéroïde.Iloscillait légèrementsous l’effetdecontractionsmusculaires involontaires, trompé par l’absence quasi totale de gravitéquileconduisaitàeffectuerdescorrectionsdetropgrandeamplitude,unpeu à lamanière d’un ivrogne. Sur l’Hyper-Base, un champ gravifiqueartificiel permettait à chacun demaintenir normalement son équilibre.Black s’aperçut qu’il possédait suffisamment de détachement d’espritpourserappelercedétail,etenapprécierl’absence.Le Soleil avait disparu derrière un accident de terrain. Les étoiles
tournaient,de façonvisible,aurythmede l’astéroïdedont lapériodederévolutionsemontaitàuneheure.Il apercevait leParsec de l’endroit où il se trouvait et il entreprit sa
marched’approcheavecuneprudentelenteur–sur lapointedespieds,pourrait-ondire.(Surtoutpasdevibrations,pasdevibrations.Cesmotsrésonnaientdanssatêtecommeunleitmotiv.)Avantmême d’avoir eu conscience de la distance parcourue, il avait
atteint le vaisseau et se trouvait au pied de la série de barreaux quimenaientausas.Alorsils’immobilisa.Levaisseauparaissaitnormal.Dumoinsparaissait-ilnormalsil’onne
tenait pas compte du cercle de boutons d’acier qui le ceinturait aupremier tiers de sa hauteur et d’un second cercle de même nature ausecondtiers.Encetinstant,ilsdevaientsetendrepourdevenirlespôlesquidonneraientnaissanceàl’hyperchamp.Black sentitmonter en lui un curieux désir de tendre lamain et de
caresser l’un d’eux. C’était là une de ces impulsions irraisonnéessemblables au « Si je sautais ? », pensée qui vous vientimmanquablement à l’esprit lorsque vous plongez vos regards dans levideduhautd’unimmeubleélevé.Blackavalaunebonnegouléed’air et se sentitdevenir toutmoiteen
allongeantlesdoigtsdesdeuxmainspourlesposerlégèrement–oh!si
légèrement–àplat,surleflancduvaisseau.Rien!Ilsaisitlebarreauleplusprocheetsesoulevaprudemment.Ilsouhaita
possédercettehabitudedelagravitézéroquiétaitlacaractéristiquedesspécialistes de la construction. Il fallait exercer un effort tout justesuffisant pour vaincre la force d’inertie et aussitôt l’interrompre. Unesecondedetropet,l’équilibresetrouvantrompu,onvenaitsejetercontrelacoquedunavire.Il montait lentement, les doigts légers, les jambes et les hanches
ondulantversladroitepourcontrebalancerl’inertiedubrasquiselevaitducôtéopposé,surlagauchepourcompenserl’effetderéactiondubrasdroit.Unedouzainedebarreaux,etsesdoigtssurplombèrent lecontactqui
ouvriraitlaporteextérieuredusas.Lecrandesûretéapparaissaitsouslaformed’uneminusculetacheverte.Unefoisdeplus,ilhésita.C’estàprésentqu’ilallaitinaugurerl’usage
de l’énergie propre du vaisseau. Il revit en esprit les diagrammes decâblage et le réseau de distribution d’énergie. S’il pressait le contact,celle-cijailliraitdelamicro-pilepourouvrirlepanneaumassifquiservaitdeporteextérieureausas.Etalors?Aquoi bon tergiverser ?Amoinsdeposséder une idéeprécise de la
panne,illuiétaitimpossibledeprévoirl’effetqueproduiraitlalibérationdel’énergie.Ilpoussaunsoupiretpressalecontact.Avecdouceur,sanssecoussenibruit,unpanneaus’effaça,démasquant
uneouverture.Blackjetaundernierregardauxconstellationsfamilières(elles n’avaient pas changé) et pénétra dans la cavité éclairée d’unelumière diffuse. La pression d’air à l’intérieur du navire tomberaitinsensiblementàl’ouverturedelaporteintérieure,etquelquessecondess’écouleraient avant que les électrolyseurs du navire la ramènent à savaleurnormale.Il soupira encore, moins profondément peut-être (car sa peur
commençait à s’émousser) et toucha le contact. La porte intérieures’ouvrit.IlpénétradanslasalledepilotageduParsec.Soncœurbonditdanssa
poitrine lorsque son regard se posa sur l’écran de T.V. allumé etsaupoudréd’étoiles.Ilsecontraignitàlesregarder.
Rien!Cassiopéeétaitvisible.Lesconstellationsavaient toujours leuraspect
normaletilsetrouvaitàl’intérieurduParsec.Sanstropsavoirpourquoi,ilavaitl’impressionqueleplusdurétaitpassé.Ayantparcouruce trajet sansavoirquitté le systèmesolaire, il sentit
renaîtreenluicommeuneinfimetracedeconfiance.Uncalmequasisurnaturelrégnaità l’intérieurduParsec.Blackavait
pénétrédansbiendesvaisseauxaucoursde sa carrière,poury trouvertoujourslesbruitsfamiliersdelavie,nefût-cequeceuxd’unpastraînantsurlesoloud’ungarçondecabinefredonnantdansquelquecouloir.Ici,lesbattementsmêmesdesoncœursemblaientcomplètementassourdis.Le robot, qui occupait le siège du pilote, lui tournait le dos. Aucun
signen’indiquaitqu’ils’étaitaperçudel’entréedel’homme.Blackdécouvritsesdentsenunsouriresauvage.– Lâchez la barre ! Debout ! s’écria-t-il d’une voix cinglante qui se
répercutaavecunbruitdetonnerredanslacabineclose.Rétrospectivement, il craignit l’effet des vibrations engendrées dans
l’airparsavoix,maislesétoilessurl’écrandemeurèrentinchangées.Le robot, bien entendu, ne fit pas un mouvement. Il était dans
l’incapacitédepercevoirdessensationsquellesqu’ellesfussent.Illuiétaitmême impossible d’obéir aux injonctions de la Première Loi. Il étaitinterminablement pétrifié aumilieu d’une opération qui aurait dû êtrequasiinstantanée.Ilsesouvenaitdesordresquiluiavaientétédonnés.Ilsétaientd’une
parfaiteclartéetnepouvaientprêteràaucuneconfusion:«Saisissezlabarre d’une main ferme. Amenez-la vers vous fermement. Maintenezvotre effort jusqu’au moment où le panneau de contrôle vous aurainforméquevousavezfranchil’hyperespaceàdeuxreprises.»Or,iln’avaitpasencorefranchil’hyperespaceuneseulefois.Prudemment,Blackserapprochadurobot.Celui-ciétaitassisettenait
labarreentresesgenoux.Cemouvementavaitamené lemécanismededétente sensiblement à sa place. Ensuite la température de ses mainsmétalliquesdevaitincurvercettedétente,àlafaçond’unthermo-couple,juste assez pour provoquer le contact. Automatiquement, Black jeta uncoup d’œil sur le thermomètre du panneau de contrôle. Les mains durobotsetrouvaientàlatempératurede37°,commeprévu.«Fameuxrésultat,ricana-t-il.Jesuisseulaveccettemachine,etjene
peuxrienfaire.»Ilauraitaimés’armerd’unebarreàmineettransformerlerobotentas
de ferraille. Il savoura cette pensée. Il imaginait l’horreur quitransfigurerait le visage de Susan Calvin (si jamais un sentimentd’horreur pouvait dégeler un tel bloc de glace : seule la vue d’un robotréduitàl’étatdedébrisinformeétaitcapabledelesusciter).Commetousles robots positroniques, cet exemplaire particulier était la propriété del’U.S.Robots,avaitétéconstruitdanslesateliersdecettefirmeetyavaitététesté.Ayantsavouréjusqu’àlaliecettevengeanceimaginaire,ilretrouvason
calmeetsemitendevoird’examinerlenavire.Jusqu’àprésent, lesprogrèsaccomplisn’avaientpasdépassé lepoint
zéro.Lentement, il sedépouillade sa tenue spatiale. Il laposadoucement
surl’étagère.Entitubantlégèrement,ilpassadepièceenpièce,étudiantles vastes surfaces entrecroisées dumoteur hyperatomique, suivant lescâbles,inspectantlesrelaisdechamp.Il s’abstintde toucheràquoiquece soit. Il existaitdesdouzainesde
façonsdedéconnecter l’hyperchamp,maischacuned’entreellespouvaitaboutir à la catastrophe tant qu’il n’aurait pas décelé l’endroit exact del’anomalieetdéterminé,decefait,leprocessusàsuivre.Il se retrouvadans la cabinedepilotage et s’adressa au largedosdu
robot,stupidedanssagravitésolennelle:«Alors,tunepeuxpasmedirecequ’ilyad’anormal?»Il se retenait d’attaquer la machinerie du navire au hasard ; de
fourgonnerdanslesorganesetd’enfinirunebonnefoispourtoutes.Maisil lui fallutungrandeffortdevolontépouryparvenir.Dût-il consacrerune semaine entière, il découvrirait le point sensible pour y porterremède.Cetterésolutioninvincible,ilenétaitredevableàSusanCalvinetauplanqu’ilavaitéchafaudéàsonendroit.Iltournalentementsursestalonsetréfléchit.Chaquepartiedunavire,
depuislemoteurlui-mêmejusqu’auderniercommutateuràdoubleeffet,avaitétévérifiéeetessayéeà fondà l’Hyper-Base. Ilétaitpratiquementimpossibledecroirequ’unedéfaillances’étaitproduire.Iln’yavaitpasunseulobjetàbordduvaisseau…Erreur!Ilyavaitlerobot!Celui-ciavaitététestéàl’U.S.Robots.On
supposait en principe que les spécialistes de cette firme,maudit soit le
jourquilesavaitvusnaître,possédaientlacompétencenécessaire.Chacunrépétaitàl’envi:unrobottravailletoujoursmieux.On considérait la chose comme allant de soi et cette conviction était
due aux campagnes publicitaires de l’U.S. Robots. Ils se prétendaientcapablesdeconstruireunrobotquiseraitsupérieuràl’hommepourtoutefonction donnée. Non point « égal à l’homme », mais « supérieur àl’homme».Tandis que Gerald Black contemplait le robot, ses sourcils se
contractaient sous son front bas et ses traits prirent une expressiond’étonnementmêléd’espoirfou.Ilcontournalerobot.Ilconsidérasesbrasquimaintenaientlabarrede
contrôleenpositiondecontact,immuablement,àmoinsquelevaisseaunevîntàbondiroulasourceénergétiqueinternedurobotàsetarir.– Je parie, je parie… souffla Black. (Il recula d’un pas, réfléchit
profondément.)Ilfautquecesoitcela.Ilbrancha la radiodunavire.L’ondeporteuseétait toujoursbraquée
surl’Hyper-Base.–Hé,Schloss!cria-t-ildanslerécepteur.Schlossréponditpromptement:–Bonsang,Black…–Pasdediscours,ditBlack.Jevoulaissimplementm’assurerquevous
êtesdevantvotreécran.–Bienentendu.Noussommestouslààsuivrevosgestes…Mais Black coupa la communication. Il eut un sourire en coin à
l’adressedelacaméraquitenaitlacabinedepilotagesoussonobjectifetchoisituneportiondumécanismed’hyperchampquisetrouvaitenpleinevue. Il ignorait combien de personnes se trouveraient devant l’écran àl’Hyper-Base.Peut-êtreseulementKallner,SchlossetSusanCalvin.Peut-êtretoutlepersonnel.Danstouslescas,ilallaitleurendonnerpourleurargent.La boîte de relais n° 3 convenait parfaitement à son dessein. Elle se
trouvait dans un renfoncementmural, recouvert par un panneau lisse,jointoyéàlasoudureàfroid.Blackplongealamaindanssatrousseetenretira un fer plat à bout émoussé. Il repoussa sa tenue spatiale surl’étagère(qu’ilavaitrapprochéepouramenerlatrousseàsaportée)etsetournaverslaboîterelais.Surmontantuneultimetracedemalaise,Blackapprochalefer,assura
le contact en trois pointsdifférentsde la soudure à froid.Le champdeforcede l’outilagitavecrapiditéetprécision ;danssamain, lapoignée
tiéditsousl’effetdufluxd’énergieintermittent.Lepanneaus’ouvrit.Il jetaun regard rapide,presque involontaire, endirectionde l’écran
du vaisseau. Les étoiles conservaient toujours leur aspect normal. Lui-mêmesesentaitparfaitementnormal.C’étaitladernièreparcelled’encouragementdontilavaitbesoin.Illeva
le pied et l’enfonça violemment dans le mécanisme d’une légèreté deplumequisetrouvaitdanslerenfoncement.Onentenditunbruitdeverrebrisé,demétal tordu,et ilyeutun jet
minusculedegouttelettesdemercure…Blackrespirabruyamment.Ilsetournadenouveauverslaradio:–Vousêtestoujourslà,Schloss?–Oui,mais…–Danscecas,jevoussignalequel’hyperchampàbordduParsecest
coupé.Venezmechercher.GeraldBlackne se sentait pasdavantageunhérosqu’aumomentde
sondépartpourleParsec.Ilfutcependanttraitécommetel.Leshommesqui l’avaientamenéaupetitastéroïdevinrent le chercher.Cette fois, ilsatterrirent,etluidonnèrentdegrandesclaquesdansledos.Unefoulel’attendaitàl’Hyper-Base,quil’acclamasitôtquelevaisseau
sefutposé.Ilréponditpardesgestesdelamainetdessourires,ainsiquedoitlefairelehéros,maisintérieurement,ilnesesentaitpastriomphant.Pasencore.Seulementparanticipation.Letriompheviendraitplustard,lorsqu’ilsetrouveraitfaceàfaceavecSusanCalvin.Ils’immobilisauninstantavantdedescendreduvaisseau.Illachercha
duregardetnelatrouvapas.LegénéralKallnerétaitlà,ayantretrouvésaraideur militaire, avec un air d’approbation bourrue comme plaquéfermement sur le visage.MayerSchloss lui adressaun sourirenerveux.Ronson, de la Presse Interplanétaire, agitait frénétiquement les bras.MaisdeSusanCalvin,paslamoindretrace.IlécartaKallneretSchlossdesonpassagelorsqu’ileutmispiedàterre.–Jevaisd’abordmangeretmelaver.Il ne doutait pas, pour lemoment dumoins, de pouvoir imposer sa
volontéaugénéralouàquiconque.Les gardes de la Sécurité lui frayèrent un passage. Il prit un bain et
mangeaà loisirdansunesolitudevolontairedont ilnedevait larigueurqu’à sa propre exigence. Ensuite il appela Ronson au téléphone ets’entretint avec lui un court instant. Tout avait mieuxmarché qu’il ne
l’auraitoséespérer.Ladéfaillancemêmeduvaisseauavaitparfaitementservisesdesseins.Finalement il téléphona au bureau du général et convoqua une
conférence. Cette convocation était un ordre à peine déguisé. « Oui,monsieur.»C’esttoutcequelegénéralKallnertrouvaàrépondre.De nouveau ils se trouvaient rassemblés. Gerald Black, Kallner,
Schloss…MêmeSusanCalvin.Mais,àprésent,c’étaitBlackquitenaitlavedette. La robopsychologue avait son visagede bois de toujours, aussipeu impressionnéepar le triomphequepar ledésastre, et cependant, àquelque imperceptible changement d’attitude, on sentait qu’elle n’étaitplussouslefeudesprojecteurs.–Monsieur Black, commença le Dr Schloss d’un ton prudent, après
s’être préalablement rongé un ongle, nous vous sommes trèsreconnaissants de votre courage et de votre succès. (Puis, voulant sansdoute amoindrir sans retard une déclaration trop laudative, il ajouta :)Pourtant, l’action consistant à briser le relais d’un coup de pied mesemblepourlemoinsimprudenteetnejustifieguèrelesuccèsquevousavezremporté.– Cette action ne risquait pas beaucoup d’échouer, répondit Black.
Voyez-vous…(c’était labombenuméroun)àcemoment, jeconnaissaisdéjàlacausedeladéfaillance.Schlossseleva:–Vraiment?Enêtes-vouscertain?–Allezsurplacevousenrendrecompteparvous-même.Iln’yaplus
aucundanger.Jevousindiqueraicequevousdevrezchercher.Schlossserassitlentement.LegénéralKallnerétaitenthousiaste:–Sic’estvrai,c’estencoreplusformidable.–C’estvrai,ditBlack.IlglissaunœilversSusanCalvin,quinepipamot.Black savourait cet instant, intensément conscient de son pouvoir. Il
lançalabombenumérodeux:–C’étaitlerobot,bienentendu.Avez-vousentendu,docteurCalvin?SusanCalvinouvritlabouchepourlapremièrefois:–J’aibienentendu.Avraidire,jem’yattendais.C’étaitleseulappareil
àbordduvaisseauquin’eûtpasététestéàl’Hyper-Base.Durantunmoment,Blacksesentitdésarçonné.–Vousn’aviezpasfaitlamoindreallusionàunetelleéventualité,dit-il
enfin.–Commel’amaintesfoisrépétéleDrSchloss,réponditleDrCalvin,je
ne suis pas un expert dans les sciences de l’éther. Mon intuition – cen’étaitriendeplus–risquaitd’êtreerronée.Jenemesentaispasledroitdevousinfluencerd’avancedansl’exécutiondevotremission.– Soit. Auriez-vous deviné, par hasard, la raison de la défaillance ?
demandaBlack.–Non.– Un robot n’est-il pas supérieur à un homme ? Eh bien, c’est
justementlàquesetrouvelegraindesablequiaimmobilisélamachine.N’est-ilpasétrangequel’expérienceaitéchouéprécisémentenraisondecette spécialité tant vantée de l’U.S. Robots ? Cette firme fabrique desrobotssupérieursàl’homme,sijecomprendsbien.Ilmaniaitlesmotscommedescoupsdefouet,maiselleneréagitpas
commeils’yattendait.– Cher docteur Black, se contenta-t-elle de soupirer, je ne suis
nullementresponsabledesargumentspublicitairesduservicedesventes.Black se sentit de nouveau désarçonné. Pas facile à manier, cette
Calvin.– Votre firme a construit un robot pour remplacer un homme aux
commandes du Parsec. Il devait amener à lui la barre de contrôle, laplacer enpositionet laisser la chaleurde sesmains incurver ladétentepourobtenirlecontactfinal.Assezsimple,n’est-cepas,docteurCalvin?–Assezsimple,eneffet,docteurBlack.–Si le robotavait été simplement l’égalde l’homme, il aurait réussi.
Malheureusement l’U.S. Robots s’est cru obligé de le faire supérieur àl’homme.Lerobotavait reçu l’ordred’amenerà lui labarredecontrôlefermement. Fermement. Le mot a été répété, souligné. Le robot aaccompli l’action demandée. Il a tiré la barre fermement.Malheureusement, il était aumoins dix fois plus fort que l’homme quidevaitàl’origineactionnerlabarre.–Insinuez-vous…?–Jedisquelabarres’esttordue.Elles’esttorduesuffisammentpour
changerdeplaceà ladétente.Lorsque lachaleurde lamaindurobotaincurvélethermo-couple,lecontactnes’estpasproduit.(Ilsourit.)Ilnes’agitpasdeladéfaillanced’unseuletuniquerobot,docteurCalvin.C’estlesymboledeladéfaillanceduprincipemêmedurobot.–Voyons,docteurBlack,ditSusanCalvind’untonglacial,vousnoyez
la logique dans une psychologie « missionnaire ». Le robot était doué
d’unecompréhensionadéquateenmêmetempsquedeforcepure.Sileshommes qui lui ont donné des ordres avaient fait usage de termesquantitatifsau lieuduvagueadverbe« fermement»,cetaccidentneseserait pas produit. Si seulement ils avaient eu l’idée de lui dire«appliquezà labarreunepressionde trentekilos», tout se serait fortbienpassé.–Ce qui revient à dire, ripostaBlack, que l’inaptitude du robot doit
être compensée par l’ingéniosité et l’intelligence de l’homme. Je vousdonnemaparolequelespopulationsdelaTerreenvisagerontlaquestionsouscetaspectetneserontpasd’humeuràexcuserl’U.S.Robotspourcefiasco.LegénéralKallnerintervintenhâte,etsavoixavaitretrouvéquelque
autorité:–Permettez,Black !Cequiestarrivén’estaprès toutqu’un incident
asseznormal.–Etpuis, intervintSchloss, votre théorien’apas encore été vérifiée.
Nousallonsenvoyeraunavireuneéquipequisechargerad’effectuerlesconstatations.Ilsepeutquelerobotnesoitpasencause.– Vous prendrez bien soin que votre équipe parvienne à cette
conclusion, n’est-ce pas ? Je me demande si les populations ferontconfianceàdesgensquisontà la fois jugesetpartie.Enoutre, j’aiunedernièrechoseàvousdire.(Ilpréparasabombenumérotroisetdit:)Apartirdecetinstant,jedonnemadémission.Jem’envais.–Pourquoi?demandaSusanCalvin.– Parce que, vous l’avez dit vous-même, je suis unmissionnaire, dit
Blackensouriant.J’aiunemissionàaccomplir.J’ailedevoirdedireauxpeuplesde laTerreque l’èredes robotsestparvenueaupointoù lavied’unhommecomptemoinsquecelled’unrobot.Ilestàprésentpossibled’envoyerunhommeaudangerparcequ’unrobotesttropprécieuxpourqu’onprenne le risquede ledétruire.Jepenseque lesTerriensdoiventêtreinformésdecefait.Nombreuxsontlesgensquifontlesplusgrandesréserves sur l’emploi des robots. Jusqu’à présent, l’U.S. Robots n’a pasencoreréussiàfairelégaliserl’emploidesrobotssurlaTerreelle-même.J’imaginequecequej’aiàdiresurlaquestionymettraunpointfinal.Enconséquence de cette journée de travail, docteur Calvin, vous-même,votre firmeetvos robots serezbientôtbalayésde la surfacedusystèmesolaire.Enparlantainsi,ildévoilaitsesbatteries,illuipermettaitdepréparer
sa contre-attaque, il le savait bien,mais il ne pouvait renoncer à cette
scène.Ilavaitvécupourcet instantdepuissondépartpourleParsec, illuieûtétéimpossiblederavalersavengeance.Il se réjouit de la lueur qui brilla un instant dans les yeux pâles de
Susan Calvin et de l’imperceptible rougeur qui envahit ses joues. « Ehbien, comment vous sentez-vous à présent, madame la femme descience?»pensa-t-il.– On refusera votre démission, dit le général Kallner, on ne vous
permettrapasde…–Commentpourrez-vousm’enempêcher,général?Jesuisunhéros,
nel’avez-vouspasentenduproclamer?EtnotrevieillemèrelaTerrefaitle plus grand cas de ses héros.Elle l’a toujours fait. Les gens voudrontm’entendre et ils croiront tout ce que je dirai. Ils n’apprécieront guèrequ’onm’impose silence, dumoins tant que je serai un héros flambantneuf.J’aidéjàditdeuxmotsàRonson,delaPresseInterplanétaire;jeluiaiannoncéuneinformationsensationnellecapabledefairebasculertousles officiels du gouvernement et les directeurs de science hors de leurfauteuil,etparconséquentlaPresseInterplanétaireseralapremièresurlesrangs,touteprêteàboiremesparoles.Alors,quepourriez-vousfaire,à part me faire fusiller ? Je crois que votre carrière se trouveraitfâcheusementcompromisesivousvousavisiezd’essayer.LavengeancedeBlackétaittotale.Iln’avaitpasomisunseulmotdela
diatribequ’ilavaitpréparée.Ilnes’étaitpascausélemoindrepréjudice.Ilselevapourpartir.–Unmoment, docteur Black, intervint Susan Calvin. (Sa voix basse
avaitprisuntonautoritaire.)Blackseretournainvolontairement,telunécolierrépondantàlavoix
desonmaître,maisildémentitcegesteenprenantuntonmoqueur:–Vousavezuneexplicationàmeproposer,jesuppose?– Pas du tout, dit-elle avec affectation. Cette explication, vous l’avez
déjà donnée, et fort bien. Je vous ai choisi, sachant que vouscomprendriez,maisjepensaisquevousauriezcomprisplusvite.J’avaiseu des contacts avec vous auparavant. Je connaissais votre hostilité àl’égarddesrobotsetsavaisparconséquentquevousnenourririezaucuneillusion à leur endroit. A la lecture de votre dossier que jeme suis faitcommuniqueravantvotredésignationpourcettemission,j’aiapprisquevousaviezexprimévotredésapprobationàproposdecetteexpériencederobot dans l’hyperespace. Vos supérieurs vous en faisaient grief, mais
j’estimaisaucontrairequec’étaitunpointenvotrefaveur.–Dequoiparlez-vous,docteurCalvin,sivousvoulezbienexcusermon
franc-parler?–Du fait que vous auriez dû comprendre la raison pour laquelle on
devaitexclureunrobotdecettemission.Quedisiez-vousdonc?Quelesinaptitudes d’un robot doivent être compensées par l’ingéniosité etl’intelligence de l’homme. C’est exactement cela, jeune homme, c’estexactement cela. Les robots ne possèdent aucune ingéniosité. Leursesprits sont parfaitement délimités et peuvent se calculer jusqu’à ladernièredécimale.C’estcequi,enfait,estmonrôle.– Maintenant, si un robot reçoit un ordre, un ordre précis, il peut
l’exécuter. Si l’ordre n’est pas précis, il ne peut corriger ses propreserreurssansrecevoirdenouveauxordres.N’est-cepascequevousavezsignaléàproposdurobotquise trouveàbordduvaisseau?Comment,dans ce cas, pourrions-nous charger un robot de découvrir unedéfaillancedansunmécanisme,dansl’impossibilitéoùnoussommesdelui fournir des instructions précises, puisque nous ignorons tout de ladéfaillance elle-même ? « Trouvez la cause de la panne » n’est pas legenred’ordreque l’onpuissedonner àun robot ;mais seulement àunhomme. Le cerveau humain, dans l’état actuel des choses au moins,échappeàtouslescalculs.Black s’assit brusquement et regarda la psychologue d’un air
déconcerté. Il s’avoua incapable de réfuter son raisonnement.Mieux, ilsentitpasserleventdeladéfaite.–Vousauriezdûmediretoutcelaavantmondépart,dit-il.– En effet, dit le Dr Calvin, mais j’avais noté la peur fort
compréhensiblequevousressentiezquantàlastabilitédevotreéquilibremental.Une tellepréoccupationauraitpucompromettre laperspicacitédevosinvestigations,etj’aipréférévouslaissercroirequ’envousconfiantcettemission, jen’avaisd’autresouciqued’épargner laperteéventuelled’unrobot.Cettepenséenemanqueraitpas,pensais-je,desuscitervotrecolère,et lacolère,moncherdocteurBlack,estparfoisunaiguillonfortutile.Unhommeencolèren’est jamaistoutàfaitaussieffrayéqu’àsonétatnormal.Jepensequemonpetitstratagèmeafortbienréussi.Elle croisa paisiblement lesmains sur ses genoux et, sur son visage,
parutuneexpressionquel’onauraitpresquepuprendrepourunsourire.–BonDieu!s’écriaBlack.– Maintenant, si vous voulez m’en croire, reprit Susan Calvin,
retournez à vos travaux, acceptez votre situation de héros et donnez à
votreamireportertouslesdétailsdevotreprestigieuxexploit.Quecesoitlàcettenouvellesensationnellequevousluiavezpromise!Lentement,àregret,Blackinclinalatête.Schloss semblait soulagé ; Kallner découvrit une impressionnante
rangée de dents en un sourire. Ils tendirent la main avec ensemble ;n’ayantpasouvertlaboucheduranttoutletempsoùSusanCalvinavaitparlé,ilsgardaientàprésentlemêmemutisme.Blackleurserralamainavecunecertaineréserve.– C’est votre rôle dans cette affaire que l’on devrait publier, docteur
Calvin,dit-il.–Vousn’êtespasfou,jeunehomme?ditSusanCalvind’untonglacial.
Cela,c’estmontravail.
ÉVASION!
Lorsque Susan Calvin rentra de l’Hyper-Base, Alfred Lanningl’attendait. Le vieil homme ne parlait jamais de son âge, mais chacunsavait qu’il avait soixante-quinze ans passés. Cependant son espritdemeuraitd’uneluciditéétonnanteet,s’ilavaitfinalementconsentiàneplusêtrequeleDirecteurhonorairedesRecherches,avecBogertcommedirecteureffectif,celanel’empêchaitpasdeserendrechaquejouràsonbureau.–Dansquellemesuresont-ilssurlepointdedécouvrirlesecretdela
propulsionhyper-atomique?demanda-t-il.–Jen’ensaisrien,répondit-elleavecimpatience,jeneleuraipasposé
laquestion.– Hum, j’aimerais bien qu’ils se pressent, sinon je crains que la
Consolidatednelesbatteaupoteauetnousdumêmecoup.–LaConsolidated?Quevient-ellefairedanscettegalère?– Voyez-vous, nous ne sommes pas les seuls à posséder des
ordinateurs.Lesnôtressontpositroniques,maiscelanesignifiepasqu’ilssoientmeilleurs.Robertsontientuneconférencegénéraleàcesujet,dèsdemain.Ilattendaitvotreretour.Robertson,del’U.S.Robot,filsdufondateur,pointasonnezeffilévers
sondirecteurgénéraletsapommed’Adambonditlorsqu’illuidit:–Commencezetallezdroitaufait.Ledirecteurgénéralobéitavecempressement.– Voici où nous en sommes à présent, monsieur. La Consolidated
Robotsnous a fait une étrangeproposition il y a unmois. Ils nous ontamenéprèsde cinq tonnesde chiffres, d’équations et dedocumentsdetoutessortes.Ilsavaientunproblèmesurlesbras,etilsdésiraientobteniruneréponseduCerveau.Lesconditionsétaientlessuivantes…Illesénumérasursesdoigts:–Centmillepournouss’iln’existepasdesolutionetsinouspouvons
déceler les facteursmanquants.Deuxcentmille s’il existeunesolution,plus le coût de construction de la machine, plus le quart de tous lesbénéfices. Le problème concerne la mise au point d’un moteur
interstellaire…Robertsonfronçalessourcilsetsoncorpsmaigreseraidit:–Endépitdufaitqu’ilsdisposentd’unemachineàpenserpersonnelle,
c’estbiencela?– C’est exactement ce qui rend la proposition suspecte, monsieur.
Levver,àvotretour.AbeLevverlevalatêteàl’autreboutdelatabledeconférenceetpassa
lamainsursonmentonmalrasé.Ilsourit:– Voici ce qui se passe, monsieur. Consolidated possédait bien une
machineàpenser,maiselleestdémolie.–Comment?Robertsonselevaàdemi.–C’estexact!Démolie!Kaput!Nulnesaitpourquoi,maisjepossède
quelques idées fort intéressantes là-dessus… Par exemple, ils ontdemandéàcettemachinede leurdonnerunmoteur interstellaireen luifournissant la même documentation qu’ils viennent de nous apporter.Résultat:ilsontfracasséleurmachine.Elleesttoutjustebonnepourlaferrailleàprésent.–Voussaisissez,chef?(Ledirecteurgénéraljubilaitfollement.)Vous
saisissez?Iln’existepasunseulgroupederecherchesd’importancequine s’efforce de mettre au point un moteur à courber l’espace. Or,Consolidated et U.S. Robots possèdent la plus grande avance dans lacourse,grâceàleurssupercerveauxrobotiques.Aprésentqu’ilsontréussiàdémolirleleur,nousavonslechamplibredevantnous.Voilàlaraisondeleurdémarche.Illeurfaudrasixansaumoinspourenreconstruireunautreet ilssontenfoncés,àmoinsqu’ilsneréussissentàcasserlenôtreenluisoumettantlemêmeproblème.Leprésidentdel’U.S.Robotsouvritdesyeuxronds:–Lesrats!…–Minute,chef,ilyaautrechose.(Ilpointal’indexd’ungestelarge.)A
votretour,Lanning!LeDrAlfredLanningsuivait lesdébatsavecunlégermépris…C’était
sa réactionhabituelledevant les faitsetgestesdesdépartementsmieuxpayés de la prospection et de la vente. Ses sourcils d’une blancheurincroyableluimasquaientpresquelesyeuxetilpritlaparoled’unevoixsèche:–D’unpoint de vue scientifique, la situation, sans être parfaitement
claire, peutnéanmoinspermettreune analyse intelligente. Leproblèmedes voyages interstellaires dans les conditions d’avancement de la
physique actuelle est… assez vague. Le champ d’investigations estlargement ouvert et les documents fournis par la Consolidated à samachineàpenser,ensupposantqueceuxdontnousdisposonssoientlesmêmes, étaient également largement ouverts. Notre sectionmathématiqueleuraconsacréuneanalyseapprofondie,etilsemblequela Consolidated y ait tout inclus. Lesmatériaux qu’ils nous ont soumiscomportent tous lesdéveloppementsconnusde la théoriedeFranciaccisurladéformationdel’espace,etapparemment,touslesrenseignementsastrophysiquesetélectroniquesdequelquepertinence.Jedoisdirequ’ils’agitlàd’unemasseénormed’informations.Robertsonsuivaitsesparolesanxieusement.– Trop importantes pour que le Cerveau puisse les digérer ?
interrompit-il.Lanningsecouaénergiquementlatête.–Non,iln’existepasdelimitesconnuesàlacapacitéduCerveau.Ce
n’estpasdecelaqu’ils’agit,maisdesloisrobotiques.Ainsi,parexemple,le Cerveau ne pourrait jamais fournir une solution à un problème quientraîneraitlamortoudesblessurespourdeshommes.Unproblèmequinecomporteraitqu’une telle solution serait insolublepour lui.Siun telproblème lui est présenté conjointement avec l’injonction extrêmementpressante de le résoudre, il est possible que le Cerveau, qui n’est aprèstoutqu’unrobot,setrouveconfrontéavecundilemmeetqu’ilnepuisserépondrenirefuserderépondre.C’estpeut-êtreuneaventuredecegenrequiestarrivéeàlamachinedelaConsolidated.Ilprituntemps,maisledirecteurgénéralintervint:–Jevousenprie,DrLanning,exposezlachosecommevousmel’avez
expliquéeàmoi-même.Lanning serra les lèvres et leva les sourcils endirectionduDrSusan
Calvin,quicessapourlapremièrefoisdecontemplersesmainscroisées.Ellepritlaparoled’unevoixbasseetincolore.– La réaction d’un robot devant un dilemme est surprenante,
commença-t-elle. La psychologie robotique est loin d’être parfaite – jepuis vous l’assurer en ma qualité de spécialiste – mais elle peutnéanmoinsêtrediscutéeentermesqualitatifs,carendépitdetoutes lescomplications introduitesdans lecerveaupositroniqued’unrobot, ilestconstruit par des hommes et par conséquent conçu en fonction desvaleurshumaines.–Or,unhommeaffrontantuneimpossibilitéréagitsouventensortant
delaréalité:enseréfugiantdansunmondeillusoire,ens’adonnantàla
boisson, en tombant dans l’hystérie, ou en enjambant le parapet d’unpont.Toutcelaseramèneàunrefusouàuneincapacitédefairefrontàlasituation. Il en va de même du robot. Dans le meilleur des cas, undilemmesèmera ledésordredans lamoitiédesesrelais,dans lepire, ilbrûlera-irréparablementtoussesréseauxpositroniques.– Je vois, dit Robertson, qui n’avait rien compris. Maintenant que
pensez-vous de cette masse de documents que nous propose laConsolidated?– Elle comporte indubitablement un problème d’un caractère
prohibitif. Mais le Cerveau diffère considérablement du robot de laConsolidated,ditleDrCalvin.–C’est exact,monsieur, c’est exact, approuva ledirecteur général en
s’interposant bruyamment, je voudrais que vous compreniez bien cepoint,carc’estlenœudmêmedetoutelasituation.LesyeuxdeSusanCalvinjetèrentunéclairderrièreseslunettes,etelle
poursuivitpatiemment.– Voyez-vous, les machines de la Consolidated, et parmi elles leur
Super-Penseur, de par leur construction, sont dépourvues depersonnalité. Elles sont fonctionnelles… ce qui s’explique puisqu’il leurmanque les brevets fondamentaux qui appartiennent à l’U.S. Robots,lesquels leurpermettraientd’utiliser lesréseauxcérébrauxémotionnels.LeurPenseurn’estriend’autrequ’unordinateuràgrandeéchelle,qu’undilemmedétérioreirrémédiablement.– D’autre part le Cerveau, notre propre machine, possède une
personnalité…unepersonnalitéd’enfant.C’estuncerveausuprêmementapteàladéduction,maisilressembleàunsingesavant.Ilnecomprendpas réellement les opérations auxquelles il se livre… il les exécutesimplementet,parcequ’ilestvéritablementunenfant,ilestinsouciant;pourluilavien’estpastellementsérieuse,pourrait-ondire.Larobopsychologuepoursuivit:–Voicicequenousallonsfaire.Nousavonsdivisétouslesdocuments
fournis par la Consolidated en unités logiques. Ces unités, nous lesintroduirons dans le Cerveau une par une et avec précaution.Lorsqu’entreralefacteurquicréeledilemme,lapersonnalitéinfantileduCerveauréagira.Son jugementnepossèdepas lamaturité. Il s’écouleraun délai perceptible avant qu’il reconnaisse le dilemme comme tel. Et,dans cet intervalle, il rejettera automatiquement l’unité en question –avantquelesréseauxcérébrauxaientpuentrerenactionetêtredétruits.Lapommed’AdamdeRobertsontressauta,
–Vousêtesvraimentcertainedevotrefait?LeDrCalvindominasonimpatience.–Celanesemblepastrèsclair,jel’admets;maisjenevoisabsolument
pasl’intérêtdevousexposerl’analysemathématiquedel’opération.Toutsepassecommejevousl’aiindiqué,jevousendonnel’assurance.Ledirecteurgénéralsehâtad’intervenir:– Voici donc quelle est la situation, monsieur. Si nous acceptons le
marché, c’est de cette façon que nous pourrons procéder. Le Cerveaunousdiraquelleestl’unitéd’informationsquicontientledilemme.Dèscemomentnouspourronsenpréciser la raison.N’est-cepas cela,docteurBogert ? Telle est la situation et le Dr Bogert est le meilleurmathématicienquevouspuissieztrouveroùquecesoit.NousdonneronsàlaConsolidateduneréponse«Pasdesolution»aveclaraison,etnoustoucheronscentmilledollars.Ilsontunemachinecasséesurlesbras.Lanôtre est intacte. Dans un an, peut-être deux, nous disposerons d’unemachine à courber l’espace ou d’un moteur hyperatomique, commel’appellent certains. Quel que soit le nom qu’on lui donne, ce seral’inventionlaplussensationnelledumonde.Robertsonpoussaungloussementettenditlamain.–Voyonscecontrat.Jevaislesigner.LorsqueSusanCalvinpénétradanslacavevoûtéeabritantleCerveau,
dont l’accèsétaitdéfendupard’incroyablesmesuresdesécurité,undestechniciensvenaitdeluiposerleproblèmesuivant:– Si une poule et demie pond un œuf et demi en un jour et demi,
combienneufpoulespondront-ellesd’œufsenneufjours?EtleCerveauavaitrépondu:–Cinquante-quatre.Surquoiletechnicienavaitlancéàl’undesescollègues:–Tuvoisbien,crétin!Le Dr Calvin toussota et aussitôt la salle de grouiller d’une activité
fébrileetsansobjet.LapsychologuefitungesteetdemeuraseuleavecleCerveau.LeCerveauétaitprincipalementcomposéd’unglobelargedesoixante
centimètres qui contenait une atmosphère d’hélium parfaitementconditionnée,unvolumespatialentièrementàl’abridesvibrationsetdesradiations et enfin, au cœur de l’engin, les réseaux positroniques d’unecomplexité inouïequi constituaient leCerveauproprementdit.Le restedelasalleétaitbourrédetouslesappareilsquiservaientd’intermédiaires
entre le Cerveau et lemonde extérieur – sa voix, ses bras, ses organessensoriels.–Commentallez-vous,Cerveau?demandadoucementleDrCalvin.LavoixduCerveauétaithautperchéeetenthousiaste.– A merveille, mademoiselle Susan. Vous avez quelque chose à me
demander,jelesens.Vousteneztoujoursunlivreàlamainlorsquevousavezl’intentiondemeposerunequestion.LeDrCalvineutunlégersourire.– Vous avez raison. Mais quelle question ! Elle est à ce point
compliquéequenousallonsvous laposerpar écrit,mais auparavant jevoudraisvousparlerunpeu.–Trèsbien,jenesuispasadversairedelaconversation.– Maintenant, écoutez-moi, Cerveau. Dans quelques instants le Dr
LanningetleDrBogertvontvenirvousposercettequestioncompliquée.Les interrogationsvousseront fourniesparpetitesquantitésà la foisettrès lentement, car nous vous prions de prendre les plus grandesprécautions.Nousallonsvousdemanderdeconstruireunappareil,si lachosevousestpossible,surlabasedecesdocuments,maisjedoisvousprévenir immédiatement que la solution pourrait entraîner des…dommagespourcertainsêtreshumains.–Fichtre!L’exclamationavaitétélancéed’unevoixcontenue.–Avousd’ouvrirl’œil.Lorsquenousenviendronsàundocumentqui
sera susceptibled’entraînerdesdommagesgraves, voiremême lamort,ne vous alarmez pas. Voyez-vous, Cerveau, nous n’y attachons pasd’importance–àsupposermêmequ’ilysoitquestiondemortd’homme;nous n’en avons cure. Par conséquent, lorsque vous vous trouverezdevantcedocument,contentez-vousdevousarrêteretde lerendre…etceseratout.Vousavezcompris?–Sansdoute,maisfichtre…mortd’homme!Commevousyallez!–Maintenant,Cerveau,j’entendsvenirleDrLanningetleDrBogert.
Ils vous exposeront le problème et ensuite nous pourrons commencer.Soyezgentilet…Lentement les documents furent introduits dans la machine. Et à
chaque fois on entendait une sorte de gloussement bizarre et chuchotéque faisait entendre le Cerveau en plein travail. Puis c’était le silence,indiquantqu’ilétaitprêtàengloutirunnouveaudocument.L’opérationsepoursuivitpendantdesheures,aucoursdesquellesl’équivalentdedix-septgrostraitésdephysiquemathématiquefurentdigérésparleCerveau.
Amesurequeletravailavançait,desridesapparurentsurlesfrontsetse firent plus profondes. Bogert, qui avait commencé par examiner sesongles, les rongeait maintenant d’un air absorbé. Lanning murmuraitfarouchement entre ses dents. C’est lorsque la dernière liasse dedocumentseutdisparuqueCalvindit,toutepâle:–Ilsepassequelquechosed’anormal.–Cen’estpaspossible,ditLanningenarticulantlesmotsavecpeine.
Est-il…mort?–Cerveau?ditSusanCalvintremblante.M’entendez-vous,Cerveau?–Hein?réponditl’interpelléd’unevoixabsorbée.Quevoulez-vousde
moi?–Lasolution…– Oh, la solution ? Je puis vous la donner. Je vous construirai un
vaisseauentier,sansplusdedifficulté…sivousmettezàmadispositionles robots indispensables.Unbeauvaisseau. Ilneme faudraguèreplusdedeuxmois.–Vousn’avezpaséprouvédedifficultés?–Ilm’afallulongtempspoureffectuerlescalculs,ditleCerveau.LeDrCalvin battit en retraite. Les couleurs n’étaient pas revenues à
sesjouesmaigres.Ellefitsigneauxautresdes’éclipser.– Jen’y comprends rien, dit-elle une fois revenue à sonbureau.Les
informations, telles qu’elles lui ont été fournies, doivent contenir undilemme… avec pour conséquence probable, la mort. S’il s’est produitquelquechosed’anormal…–Lamachineparleetraisonnesainement,ditBogertd’untoncalme.Il
estimpossiblequ’elleaitétéconfrontéeavecundilemme.Maislapsychologueréponditd’untonpressant:–Ilyadilemmesetdilemmes. Ilexistedifférentes formesd’évasion.
Supposez que leCerveaune soit que faiblement engagé ; suffisammentnéanmoinspourqu’ilnourrissel’illusionqu’ilpeutrésoudreleproblème,alors qu’il en est incapable. Supposez encore qu’il oscille sur l’extrêmebordd’unprécipice,sibienquelapluslégèrepousséesuffiraitàlefairechoir.– Supposons, intervint Lanning, qu’il n’existe aucun dilemme.
SupposonsquelamachinedelaConsolidatedsesoitdésintégréesurunequestiondifférenteoupourdesraisonspurementmécaniques.–Mêmedanscecas,insistaCalvin,nousnepourrionsnouspermettre
de courir des risques. Ecoutez-moi. Dès à présent il ne faut plus que
quiconque profère ne fût-ce qu’un murmure dans le voisinage duCerveau.Jemechargedetout.– Très bien, soupira Lanning, prenez la direction des opérations et
dansl’intervallenouslaisseronsleCerveauconstruiresonvaisseau.Ets’illeconstruiteffectivement,nousdevrontletester.Ilruminapendantquelquesinstants.–Nousauronsbesoinpourceladenosexpertslesplusqualifiés.MichaelDonovanrepoussasescheveuxrougesd’ungesteviolentdela
mainsanssesouciernullementdevoirlamasserétivesehérisseraussitôtdeplusbelle.– Allons-y Greg, dit-il. Il paraît que le vaisseau est terminé. Ils ne
saventpasenquoiilconsiste,maisilestterminé.Grouillez-vous.Allonsprendrelescommandesdecepas.–Trêvedeplaisanteries,Mike,ditPowellaveclassitude.Vossailliesles
plus spirituelles ont un relent de poisson pas frais, et l’atmosphèreconfinéequirègneencelieun’amélioreenrienleschoses.–Ehbien, écoutez. (Donovan repoussa sa tignasse rebelle avecaussi
peu de résultat que précédemment.) Ce n’est pas que je m’inquiètetellementdenotregéniemoulédans lebronzeetdecevaisseauen fer-blanc.Ilyalaquestiondemesvacancesperdues.Etcettemonotonie!Iln’existerienici,àpartlesbarbesetleschiffres…etquelschiffres!Grandsdieux,pourquoifaut-ilqu’onnousconfietoujoursdetellescorvées?– Parce que, répliqua doucement Powell, s’ils nous perdent, ils ne
perdrontpasgrand-chose.Nevousenfaitespas!VoicileDrLanningquis’amènedenotrecôté.Lanning s’approchait en effet, ses sourcils blancs aussi broussailleux
que jamais, toujours droit comme un I et plein de vivacité. Il gravitsilencieusement la rampe en compagniedesdeuxhommes et s’engageasurleterrain,oùdesrobotssilencieuxconstruisaientunvaisseausanslesecoursd’aucunêtrehumain.Erreur,ilsavaientfinideconstruireunvaisseau!Lanningditeneffet:– Les robots ont arrêté le travail. Aucun d’entre eux n’a bougé
aujourd’hui.–Ilestdoncterminé?Définitivement?s’enquitPowell.–Commentlesaurais-je?Lanning étaitmaussade et ses sourcils froncésdissimulaientpresque
sesyeux.
–Ilsembleterminé.Jenevoisnullepartlamoindrepiècedétachée,etl’intérieurbrillecommeunsouneuf.–Vousl’avezvisité?–Jen’aifaitqu’entreretsortir.Jenesuispaspilotespatial.Avez-vous
uneidée,l’unetl’autre,surlesdonnéesthéoriquesdelamachine?DonovanetPowelléchangèrentunregard.–Jepossèdema licence,monsieur,maisauxdernièresnouvelleselle
ne faisaitpasmentiondeshyper-moteursoude lanavigationenespacecourbe. Elle ne se réfère qu’au jeu d’enfant consistant à voguer dansl’espaceàtroisdimensions.AlfredLanninglevalesyeuxd’unairextrêmementdésapprobateuret
renifladetoutelalongueurdesonnezproéminent.– D’ailleurs, dit-il d’un ton glacial, nous avons nos propres
mécaniciens.Powellsaisitlevieilhommeparlecoudeaumomentoùils’éloignait.–L’accèsduvaisseauest-iltoujoursinterdit?Levieuxdirecteurhésitapuis,sefrottantlenez:–Jenepensepas.Dumoinspourvousdeux.Donovan le regarda partir et, entre ses dents, adressa à sondos une
phrasecourteetexpressive.IlsetournaversPowell.–J’aimeraisluidonnerunedescriptionlittéraledelui-même,Greg.–Sivousvoulezbienentrer,Mike.L’intérieurdu vaisseau était terminé, aussi terminéque le fut jamais
aucun vaisseau ; cela se voyait au premier regard. Nul adjudant dequartiern’auraitjamaispuobteniruntelrésultatdeseshommessouslerapport de l’astiquage. Les cloisons avaient ce poli irréprochable quenulleempreintededoigtsnevenaitsouiller.Pasunseulangle ; cloisons,plancheretplafondse fondaient lesuns
dans les autres et, dans la froide luminosité dispensée par les lampesinvisibles, on se trouvait entouré par six réflexions différentes de saproprepersonneéberluée.Lecouloirprincipalétaituntunnelétroitmenantdansunpassagedur
souslespiedsetsonorecommeuntambour,donnantsurunerangéedepiècesqueriennedistinguaitlesunesdesautres.– Je suppose que les meubles sont incorporés dans les cloisons, à
moinsqu’ilnesoitpasprévuquenousdevionsnousasseoiroudormir,ditPowell.C’est dans la dernière pièce, la plus proche de la proue, que la
monotoniesetrouvasoudaininterrompue.Unefenêtreincurvéefaitede
verre non réfléchissant constituait la première exception au métalomniprésent et au-dessous d’elle se trouvait un vaste et unique cadrandontlaseuleaiguilleimmobileindiquaitlezéro.– Regardez ! dit Donovan en indiquant le seulmot imprimé sur les
graduations d’une finesse extrême : « Parsecs » et le nombre en petitscaractèresàladroiteducadran:«1000000».Ilyavaitdeuxfauteuilsdanslapièce;lourds,auxvastescontours,sans
coussin.Powells’yassit,découvritqu’ilsemoulaitparfaitementsursoncorpsetqu’ilétaitensommetrèsconfortable.–Qu’enpensez-vous?demandaPowell.–Amonavis,leCerveausouffred’unefièvrecérébrale.Sortonsd’ici.–Vousêtesbiencertainquevousnevoulezpasy jeterunpetitcoup
d’œil?–J’aijetéuncoupd’œil.Jesuisvenu,j’aivu,j’enaipar-dessuslatête!
(LatignasserougedeDonovansehérissaenmèchesdistinctes.)Sortonsd’ici,Greg.J’aiquittémontravaililyacinqminutesetnoussommesenterritoireinterditauxgensquinefontpaspartiedupersonnel.Powellsouritd’unpetitairsuaveetsatisfaitetlissasamoustache.–Ça va,Mike, fermez ce robinet d’adrénaline que vous faites couler
dansvotretorrentcirculatoire.Moiaussij’étaisinquietmaisjenelesuisplus.–Vousnel’êtesplus?Commentsefait-il?Vousavezaugmentévotre
assurance,peut-être?–Mike,cevaisseauestincapabledevoler.–Commentpouvez-vouslesavoir?–Nousavonsparcourulevaisseauentier,n’est-cepas?–Ilmesemble.– Vous pouvez m’en croire sur parole. Avez-vous vu une salle de
pilotage,àpartcetuniquehublotetlecadranmarquéenparsecs?Avez-vousvulamoindrecommande?–Non!–Avez-vousaperçul’ombred’unmoteur?–Non,partouslesdiables!–Ehbien!AllonsporterlanouvelleàLanning,Mike.Ilstrouvèrentàgrand-peineleurrouteparmilescouloirsuniformeset
finalementvinrentsecasserlenezdanslecourtpassagemenantausas.Donovanserembrunit.–Est-cevousquiavezfermécetteporte,Greg?–Pasdutout,jen’yaipastouché.Manœuvrezlelevier,voulez-vous?
Le levierneremuapasd’unpouce,bienque levisagedeDonovansecrispâtsousl’effort.– Je n’ai pas aperçu lamoindre sortie de secours. Si quelque chose
tournemalici,ilsdevrontnousextirperd’iciauchalumeau.– Oui, et nous devrons attendre qu’ils s’aperçoivent qu’un imbécile
quelconquenousaenferméslà-dedans,ajoutaDonovanavecfureur.–Retournonsàlasalleauhublot.C’estleseulendroitquipuissenous
permettred’attirerl’attention.Maisleurespoirfutdéçu.Danscetteultimepièce,lehublotn’étaitplusbleuciel.Ilétaitnoiret
dedurespointesd’épinglequiétaientdesétoilesépelaientlemotespace.Undoublechocsourdsefitentendreetdeuxcorpss’effondrèrentdans
deuxfauteuilsséparés.Alfred Lanning rencontra le Dr Calvin à la sortie de son bureau. Il
allumanerveusementuncigareetl’invitadugesteàentrer.–Ehbien,Susan,dit-il,noussommesdéjàallésfortloinetRobertson
commenceàs’inquiéter.Quefaites-vousavecleCerveau?SusanCalvinétenditlesmains.– Il ne sert à riende s’impatienter. LeCerveau a plus de valeur que
toutl’argentquenouspourrionstirerdececontrat.–Maisvousl’interrogezdepuisdeuxmois.Lavoixdelapsychologueétaitégale,maisquelquepeumenaçante.–Sivouspréférezvouschargerdel’opération?–Non,voussavezcequej’aivouludire.–Sansdoute.(LeDrCalvinsefrottanerveusementlesmains.)Cen’est
guère facile. Je ne cesse de le cajoler et de le sonder en douceur, etnéanmoins je n’ai encore abouti à rien. Ses réactions ne sont pasnormales.Sesréponses…sontassezbizarres.Mais jen’aipasencorepuposer le doigt sur un point précis. Et tant que nous n’aurons pasdécouvertcequicloche,nousseronscontraintsdemarchersurlapointedes pieds. On ne peut jamais savoir à l’avance quelle question banale,quelle simple remarque… pourrait le faire basculer… et alors… nousaurionssurlesbrasunCerveaucomplètementinutilisable.Etes-vousprêtàenvisagerunetelleéventualité?–Entoutcas,ilnepeutenfreindrelaPremièreLoi.–Jel’auraiscru,mais…–Vousn’êtesmêmepassûredecela?Lanningétaitprofondémentchoqué.
–Oh!jenesuissûrederien,Alfred…Le système d’alarme fit entendre son vacarme redoutable avec une
terrible soudaineté. Lanning enfonça le bouton d’intercommunicationd’unmouvementspasmodiqueetditd’unevoixhaletante:–Susan…vousavezentendu…levaisseauestparti.J’yaiconduitces
deuxhommes il y aunedemi-heure. Il fautquevous retourniez voir leCerveau.– Cerveau, qu’est-il arrivé au vaisseau ? demanda Susan Calvin en
faisantuneffortpourconserversoncalme.– Le vaisseau que j’ai construit, mademoiselle Susan ? demanda
joyeusementleCerveau.–C’estcela.Queluiest-ilarrivé?– Mais rien du tout. Les deux hommes qui devaient le tester se
trouvaientàbord,etnousétionsfinprêts.Aussijel’aifaitpartir.–Oh!…vraiment,c’est trèsgentilàvous. (Lapsychologueéprouvait
quelquedifficultéàrespirer.)Ilsnecourentaucundangeràvotreavis?–Pas lemoindre,mademoiselleSusan.Jem’ensuisassuré.C’estun
ma-gni-fi-quenavire.–Oui,Cerveau,ilestmagnifique,maisilsemportentsuffisammentde
vivres,n’est-cepas?Ilsnemanquerontderien?–Desvivresenabondance.–Cedépartimpromptuapuleurcauserunchoc,Cerveau.Ilsontété
prisaudépourvu.LeCerveauécartal’objection.– Ils seront très bien. Ce devrait être pour eux une expérience
intéressante.–Intéressante?Aquelpointdevue?–Simplementintéressante,ditsournoisementleCerveau.–Susan,murmuraLanningimpétueusement,demandez-luisilamort
seraduvoyage.Demandez-luiquelssontlesdangersquecourentlesdeuxhommes.– Taisez-vous, dit Susan, les traits convulsés de colère. (D’une voix
tremblanteelledemandaauCerveau:)Nouspouvonscommuniqueraveclenavire,n’est-cepas?– Ils pourront vous entendre si vous les appelez par radio. J’ai tout
prévupourcela.–Merci.Ceseratoutpourl’instant.Unefoishorsdel’enceinte,Lanninglançaavecrage:
–Justeciel,sicelas’ébruite,nousseronstousruinés!Ilfautquenousfassions revenir ces hommes. Pourquoi ne lui avez-vous pas demandécarréments’ilsrisquaientlamort?–Parceque,réponditCalvinavecuneimpatiencepleinedelassitude,
c’estlaseulechosedontjenepuisseparler.SileCerveausetrouvedevantun dilemme, c’est que la mort est en cause. Tout ce qui pourraitl’influencerdéfavorablement serait susceptiblede lebriser entièrement.En serions-nous plus avancés ? Nous pouvons communiquer avec eux,nous a-t-il dit. Alors appelons-les sans retard et ramenons-les. Il estprobablequ’ilssontincapablesdedirigereux-mêmeslenavire;c’estsansdouteleCerveauquilesguideàdistance.Venez!Powellmitdutempsàrecouvrersesesprits.–Mike,dit-il, leslèvresblanches,avez-vousressentiuneaccélération
quelconque?Donovanleregardaitavecdesyeuxvides.–Hein?Non…non.Puislesdoigtsdurouquinseserrèrent,ilbonditdesonsiègeavecune
énergie soudaine et vint se précipiter contre le verre froid largementincurvé.Maisiln’yavaitriend’autreàvoirquedesétoiles.Ilseretourna.–Greg,ilsontdûmettrelamachineenroutependantquenousétions
à l’intérieur. C’est un coupmonté, Greg ; ils se sont arrangés avec lesrobotspournousfaireprocéderauxessais,bongrémalgré,pourlecasoùnousaurionsvoulureculer.– Que me chantez-vous là ? A quoi servirait de nous lancer dans
l’espace sinousne savonspas commentdiriger lamachine?Commentferons-nouspour laramener?Non,cenavireestparti toutseuletsansaccélérationapparente.Il se leva et arpenta le plancher lentement. Les murs de métal
répercutaientlebruitdesespas.– Je ne me suis jamais trouvé dans une situation aussi
invraisemblable,dit-ild’unevoixmorne.–Premièrenouvelle,ditDonovanavecamertume.Figurez-vousqueje
mepayais une pinte de bon sang aumoment où vousm’avez fait cetterévélation!Powellignoralaboutade.–Pasd’accélération…cequisignifiequelevaisseausemeutenvertu
d’unprincipeentièrementdifférentdeceuxquisontconnusjusqu’ici.
–Différentdeceuxquenousconnaissons,entoutcas.–Différentdetousceuxquisontconnus.Iln’existeaucunemachineà
portéede lamain.Peut-êtresont-elles incorporéesdans lescloisons.Cequiexpliqueraitleurépaisseur.–Quemarmottez-vousdansvotrebarbe?luidemandaDonovan.– Pourquoi n’ouvrez-vous pas vos oreilles ? Je disais que lemoteur,
quelqu’ilsoit,setrouveenvaseclosetnullementconçupourêtredirigémanuellement.Levaisseauestcontrôléàdistance.–ParleCerveau?–Pourquoipas?– Alors vous pensez que nous demeurerons dans l’espace jusqu’au
momentoùleCerveaunousramènerasurTerre?– C’est possible. Dans ce cas il ne nous reste plus qu’à attendre
tranquillement. LeCerveau est un robot. Il lui faut obéir à la PremièreLoi.Ilnepeutnuireàdesêtreshumains.Donovans’assitaveclenteur.– Vous croyez cela ? (Il aplatit soigneusement sa tignasse.) Ecoutez,
cette histoire d’espace courbe a démoli le robot de la Consolidated, etd’après les experts, c’est parce que les voyages interstellaires tuent leshommes.Aquelrobotvoulez-vousvousfier?Lenôtreatravaillésurlesmêmesdocuments,sij’aibiencompris.Powelltiraitfurieusementsursamoustache.– Ne venez pas me racontez que vous ne connaissez pas votre
robotique,Mike. Avant qu’il soit physiquement possible à un robot, neserait-cequedecommenceràenfreindrelaPremièreLoi,tantd’organesse trouveraient hors d’usage qu’il serait réduit à l’état d’informe tas deferrailleplutôtdix foisqu’une. Ildoitbienyavoiruneexplication toutesimplepourrendrecomptedecetteanomalie.–Sansdoute, sansdoute.Demandez seulement aumaîtred’hôtelde
meréveillerdanslamatinée.C’estvraimenttrop,tropsimplepourquejeveuillem’eninquiéteravantmonpremiersommeil.– Par tous les diables, Mike, de quoi vous plaignez-vous pour
l’instant ? Le Cerveau a tout prévu pour notre confort. L’endroit estchaud, bien éclairé, bien aéré. Vous n’avez pas subi une accélérationsuffisantepourdérangeruneseulemèchedevoscheveux, toutehirsutequesoitvotretignasse!–Vraiment?Onadûvous faire la leçon,Greg. Ilyadequoimettre
hors de ses gonds l’optimiste béat le plus confirmé.Que pouvons-nousmanger… boire ? Où sommes-nous ? Comment ferons-nous pour
rentrer ? En cas d’accident, vers quelle sortie de secours nousprécipiterons-nous, avec quelle tenue spatiale ? Je n’ai pas aperçu lamoindre salle de bains ni aucune de ces petites commodités quiaccompagnent une salle de bains. Sans doute s’occupe-t-on de nous…maisbonsang!La voix qui interrompit la tirade de Donovan n’était pas celle de
Powell.Ellen’appartenaitàpersonne.Elleémanaitdel’airambiantavecunepuissanceàfigerlesangdanslesveines.« GREGORY POWELL ! MICHAEL DONOVAN ! GREGORY
POWELL!MICHAELDONOVAN!VEUILLEZNOUSDONNERVOTREPOSITION ACTUELLE. SI VOTRE VAISSEAU OBEIT AUXCOMMANDES,VEUILLEZRENTRERIMMEDIATEMENTALABASE!GREGORYPOWELL!MICHAELDONOVAN!…»Lemessage se répétaitmécaniquement, inlassablement, à intervalles
réguliers.–D’oùcelaprovient-il?demandaDonovan.– Je ne sais pas. (La voix de Powell n’était plus qu’un murmure
intense.)D’oùprovientlalumière…etlereste?–Commentallons-nousfairepourrépondre?Ilsdevaient,pourparler,profiterdesintervallesséparantlesmessages
tonitruants.Lescloisonsétaientnues–aussinues,aussi lisseset ininterrompues
quepeuventl’êtredessurfacesdemétalgalbées.–Criezuneréponse!ditPowell.Ilssemirentàhurler,chacunàleurtouretàl’unisson:– Position inconnue ! Vaisseau ne répond pas aux commandes !
Situationdésespérée!Leurs voix montaient et se brisaient. Les courtes phrases
conventionnelles s’entrecoupèrent bientôt de jurons énormes proférésd’une voix rageuse, mais la voix glaciale continuait à répéterinlassablementsonmessage.– Ils ne nous entendent pas, s’étrangla Donovan. Il n’existe à bord
aucunmécanismeémetteur.Uniquementunrécepteur.Sesyeuxsefixèrentaveuglémentauhasardsurunpointdelacloison.Lentement la tonitruante voix extérieure diminua d’intensité pour
s’éteindre enfin. Ils appelèrent encore alors qu’elle n’était plus qu’unmurmure, et s’égosillèrent à qui mieux mieux lorsque le silence se futétabli.–Parcouronsencorelenavire,ditPowelld’unevoixmorne,unquart
d’heure plus tard. Il doit bien y avoir de quoi manger dans un coinquelconque.Maisilmanquaitdeconviction.C’étaitpresqueunaveudedéfaite.Ils se séparèrent dans le couloir et prirent l’un à droite, l’autre à
gauche.Ilspouvaientsesuivreenseguidantmutuellementsurlebruitdeleurs pas, se rejoignant éventuellement dans le couloir où ils sedévisageaientd’unairlugubreetreprenaientleurroute.LaquêtedePowellprit soudainement fin ;dans lemêmemoment il
entenditlavoixrassérénéedeDonovanserépercuterdanslevaisseau.–Hé,Greg,hurlait-il,levaisseaupossèdebiendestoilettes!Comment
avons-nouspulesmanquer?Cefutquelquecinqminutesplustardqu’ilseretrouvanezànezavec
Powellparleplusgranddeshasards.–Jenevoistoujourspasdedouches,disait-il,maissavoixs’étrangla
soudain.Desvivres,souffla-t-il.Un pan de cloison s’était effacé, dévoilant une cavité incurvée avec
deux étagères. L’étagère supérieure était chargée de boîtes de conservesans étiquettes, de toutes les formes et de toutes les dimensions. Lesrécipients émaillés qui couvraient la seconde étaient uniformes etDonovan sentit un courantd’air froid autourde ses chevilles. Lapartieinférieureétaitréfrigérée.–Comment…comment…?– Ces provisions ne se trouvaient pas à cet endroit auparavant, dit
Powell.Cepanneaus’esteffacédanslacloisonaumomentoùj’entrais.Il mangeait déjà. La boîte était du type à préchauffage avec cuiller
incorporéeetlachaudeodeurdesharicotscuitsemplitlapièce.–Prenezuneboîte,Mike!Donovanhésita:–Quelestlemenu?–Commentlesaurais-je!Seriez-vousàcepointdifficile?–Non,maisàbordjenemangejamaisquedesharicots.Unautreplat
seraitlebienvenu.Samainsetenditetfixasonchoixsuruneboîteluisanteetelliptique
dont la forme plate semblait suggérer du saumon ou quelque autremorceau de choix du même genre. Elle s’ouvrit sous la pressionconvenable.–Desharicots!braillaDonovanencherchantunenouvelleboîte.Powellleretintparlefonddupantalon.–Vousferiezmieuxdemangercesharicots,petitdélicat!Lesvivresne
sontpasinépuisablesetilsepeutquenousdemeurionsicipendanttrès,trèslongtemps.Donovanbattitenretraite,lamineboudeuse.–Alors,rienquedesharicotspourtoutpotage?–C’estpossible.–Qu’ya-t-ilsurl’étagèreinférieure?–Dulait.–Rienquedulait?s’exclamaDonovanscandalisé.–Çam’enatoutl’air.Lerepasdeharicotsetdelaitsepoursuivitensilence,et,àl’instantoù
ilspartaient,lepanneauvintreprendresaplacepourformerdenouveauunesurfaceininterrompue.–Toutestautomatique,soupiraPowell.DeAjusqu’àZ.Jenemesuis
jamaissentiaussidéconcertédemavie.Oùsetrouventcestoilettes?– A cet endroit. Et elles ne s’y trouvaient pas lorsque nous sommes
venuspourlapremièrefois.Unquartd’heureplustard,ilsserejoignaientdanslacabinevitrée,se
regardantmutuellementdeleursfauteuilsopposés.Powellconsidérad’unairlugubrel’uniquecadrandelapièce.Ilportait
toujours lamention«Parsecs»et lederniernombresur ladroiteétaittoujours«1000000»tandisquel’aiguilledemeuraitpointéesurlezéro.–Ilsnerépondrontpas,disaitaveclassitudeAlfredLanningdansl’un
des bureaux les plus inaccessibles de l’U.S. Robots. Nous avons essayétoutesleslongueursd’ondes,aussibienpubliquesqueprivées,codéesouenclair,mêmeceprocédésubéthériquequel’onvientd’inaugurer.EtleCerveauneveuttoujoursriendire?Cesmotss’adressaientauDrCalvin.–Ilrefusedes’étendresurlaquestion,Alfred,dit-elleavecemphase.
Ilspeuventnousentendre,dit-il,etlorsquej’insiste,ilboude.C’estlàunfaitanormal…Quiajamaisentenduparlerdurobotboudeur?–Sivousnousdisiezcequevoussavez,Susan?ditBogert.– Soit ! Il admet qu’il contrôle entièrement le navire. Il professe un
optimismeentier,pourcequiregardeleursécurité,maissansentrerdanslesdétails.Jen’osepasinsister.Cependantlepointnévralgiquesemblesecentrersurlebondinterstellairelui-même.LeCerveaus’estcontentéderirelorsquej’aiabordélesujet.Ilexisted’autresindications,maisc’estlàlepoint leplusproched’uneanomalie avouéeque j’aiepuatteindreaucoursdemesinvestigations.
Ellejetauncoupd’œilsursesinterlocuteurs.– J’ai fait allusion à l’hystérie, mais j’ai laissé tomber le sujet
immédiatement.J’espèrequel’effetn’apasétépernicieux,maiscelam’afourni un indice. Je sais comment traiter l’hystérie. Laissez-moi douzeheures!Sijepuislerameneràsonétatnormal,ilferarentrerlevaisseau.UneidéesemblasoudainfrapperBogert:–Lebondinterstellaire!–Quesepasse-t-il?s’écrièrentd’unemêmevoixCalvinetLanning.–Leschiffresconcernantlemoteur.LeCerveaunousadonné…Dites
donc,j’aiuneidée!Ilquittalapièceentoutehâte.Lanningleregardapartir:–Poursuivezlatâchequivousconcerne,Susan,dit-ilbrusquement.Deuxheuresplustard,Bogertparlaitavecanimation:–C’estbiencela,jevousl’affirme,Lanning.Lebondinterstellairen’est
pas instantané… du moins dans la mesure où la vitesse de la lumièredemeurefinie.Lavienepeutexister…lamatièreetl’énergie,entantquetelles, ne peuvent exister en espace courbe. J’ignore ce que cela peutdonner…mais tel est pourtant le cas. C’est ce qui a tué le robot de laConsolidated.Donovanétaithagard,autantintérieurementqu’extérieurement.–Cinqjoursseulement?–Cinqjoursseulement,j’ensuiscertain.Donovanjetaautourdeluiunregardmisérable.Lesétoilesàtraversle
hublot lui paraissaient familières, et pourtant infiniment indifférentes.Les cloisons étaient froides au toucher ; la lumière, qui avait connurécemmentunéclatéblouissant,avaitretrouvésonintensitéhabituelle;l’aiguille sur le cadran pointait obstinément sur le zéro ; et Donovann’arrivait pas à se débarrasser du goût de haricots qui s’attachait à sabouche.–J’aibesoindeprendreunbain,dit-il,morose.–Moiaussi,ditPowell en levant lesyeuxun instant. Inutilede faire
descomplexes.Caràmoinsquevousnevouliezvoustremperdanslelaitetvouspasserdeboire…–Ilfaudrabiens’yrésignerdanstouslescas,Greg.Oùnousmènece
voyageinterstellaire?–Jevousledemande!Nouspoursuivonssimplementnotrecourse.Je
ne saisoùnousallons,maisnousyparviendrons sûrement…dumoins
souslaformedesquelettespulvérulents…Maisnotremortn’est-ellepaslaraisonfondamentaledel’effondrementduCerveau?Donovantournaitledosàsoncompagnon.– Greg, ça va mal. Il n’y a pas grand-chose à faire, si ce n’est de
parcourir le navire et de soliloquer. Vous connaissez ces histoiresd’équipages perdus dans l’espace. Ils deviennent fous bien longtempsavantdemourirdefaim.Jenesaistropcequisepasse,Greg,maisjemesensbizarredepuisquelalumièreestrevenue.Unsilencesuivit.– Moi aussi, dit Powell d’une voix fluette et sans consistance.
Qu’éprouvez-vous?Lerouquinseretourna.–Il sepasseenmoideschosesétranges.Jeressensunepulsationet
mesnerfssonttendusàserompre.J’éprouvedelapeineàrespireretnepuistenirenplace.–Hum…Sentez-vousdesvibrations?–Quevoulez-vousdire?–Asseyez-vousuneminuteet tendez l’oreille.Vousne l’entendezpas
maisvouslesentez–c’estcommes’ilyavaitunevibrationquelquepartquifaitentrerlevaisseauenrésonanceenmêmetempsquevotrecorps.Ecoutez…–Eneffet…eneffet.Dequoipensez-vousqu’ils’agisse,Greg?Avotre
avis,cen’estpasuneillusiondenotrepart?–Jenedispasnon.(Powelllissasesmoustachesaveclenteur.)Maissi
c’étaientlesmoteursduvaisseauquisepréparent?–Aquoi?–Aubondinterstellaire.Ilestpeut-êtreimminent,etlediableseulsait
àquoiilressemble.Donovanréfléchit,puisd’unevoixfurieuse:–Danscecas,laissonsfaire.Siseulementnouspouvionslutter!Ilest
humiliantd’attendreainsi.Uneheureplustard,Powellconsidérasamainsurlebrasdufauteuil
métalliqueetditavecuncalmeglacial:–Tâtezlacloison,Mike.Donovanobéit.–Onlasenttrembler,Greg.Lesétoileselles-mêmesparaissaient floues.D’unendroit indéterminé
leurvintl’impressionvaguequ’unemachinegigantesquerassemblaitsesforcesdans l’épaisseurdescloisons,emmagasinantde l’énergiepourun
bond prodigieux, gravissant pas à pas les échelons d’une puissancecolossale.Lephénomèneseproduisitaveclasoudainetédel’éclairetunedouleur
fulgurante.Powellseraidit,sursautaviolemmentetfutàdemiéjectédesonfauteuil.IlaperçutDonovanetperditconsciencetandisquelefaiblegémissementdesoncompagnonmouraitdanssesoreilles.Quelquechosesetorditenluietluttacontreuncarcandeglacequis’épaississaitautourdelui.Quelque chose se libéra et tourbillonna dans un éblouissement de
lumièreetdedouleur…Puistomba……vertigineusement, tomba toutdroit…dansun silence…qui était la
mort!C’étaitunmondedemouvements etde sensationsabolis.Unmonde
où survivait une infime lueur de conscience complètement atone ; laconscience d’un monde de ténèbres et de silence, théâtre d’une lutteinforme.Par-dessustout,laconsciencedel’éternité.Ilneluirestaitplusqu’unminusculeetblancfilamentdeMoi…glacé
etpleind’effroi.Puisvinrentlesmots,onctueuxetsonores,tonitruantau-dessusdelui
dansuneécumepleinedebruits:–Votrecercueilnevousgêne-t-ilpasquelquepeuauxentournures?
PourquoinepasessayerlesparoisextensiblesdeMorbidCadaver?Ellessontconçues scientifiquementpours’adapterauxcourbesnaturellesducorps et sont enrichies de vitamines B1. Employez les parois Cadaverpourassurervotreconfort.Souvenez-vous :vous…êtes…mort…pour…très…longtemps!Cen’étaitpas toutà faitun son,maisquoiqu’il en soit, il s’évanouit
dansunesortedegrondementmurmuré.LefilamentblancquiauraitpuêtrePowellsedébattitenvaincontre
lesabîmestemporelssanssubstancequil’environnaientdetoutesparts…ets’effondrasurlui-mêmeenentendantlecriperçantdecentmillionsdevoix fantômes dont les sopranos aigus s’élevaient en crescendomélodique:«Jeseraicontentquandtuserasmort,canaille.»«Jeseraicontentquandtuserasmort,canaille.»«Jeseraicontent…»Lechœurs’élevaselonunespiraledesonsstridentspouratteindrele
niveausupersoniqueetdisparaître…
Lefilamentblancfrémitd’unevibrationpulsée,setenditlentement…Lesvoixétaientordinairesetmultiples.C’étaitunefouleetcettefoule
parlait ; une populace tourbillonnante qui l’enveloppa, le traversa ensuivantune trajectoire rapidequi laissaderrière elleun sillagedemotsfragmentaires.«Pourquoit’ont-ilscoincé,vieux?Tum’asl’airtoutdrôle…»«…unfeuardent,jecroismais…»«J’aigagnéleParadis,maislevieuxsaintPierre…»«Non,legarsm’apistonné.Nousavonsfaitdesaffairesensemble…»«HéSam,viensparici…»«Tuconnaislanouvelle?Belzébuthadit…»«…Onyva,vieuxgnome?Moij’airendez-vousavecSa…»Etpar-dessustoutcelalecridestentororiginel:« VITE ! VITE ! VITE ! ! !maniez-vous les os et ne nous faites pas
attendre… il y en a beaucoup d’autres sur les rangs. Préparez voscertificats,etassurez-vousqu’ilsportentbien letampondesaintPierre.Vérifiez si vous vous trouvez bien devant la porte d’entrée prévue. Il yauradu feuenabondancepour tous.Hé,vous là-bas,PRENEZVOTREPLACEDANSLERANGSINON…»Le filament blanc qui était Powell battit en retraite devant la voix
percutante et perçut l’impact douloureux du doigt tendu. Puis toutexplosaenunarc-en-cielsonoredont lesdébrischurentsuruncerveaudouloureux.Powellsetrouvaitdenouveaudanssonfauteuil.Ilsesentaittrembler.Les yeux deDonovan s’arrondissaient en deux vastes globes de bleu
vitreux.– Greg,murmura-t-il d’une voix qui était presque un sanglot, étiez-
vousmort?–J’avaisl’impressiond’êtremort.Ilnereconnutpassaproprevoixdanscecroassement.Donovanfaisaitunelamentabletentativepoursemettredebout.–Sommes-nousvivantsàprésent?Oun’est-cepasencorefini?–Je…mesensvivant.Toujourscettevoixrauque.– Avez-vous entendu quelque chose… quand… vous étiez… mort ?
demandaPowell.Donovanréfléchit,puishochalatêtetrèslentement.–Etvous?–Oui.Avez-vousentenduparlerdecercueils…desvoixdefemmesqui
chantaient…etlesrangsquiseformaientpourpénétrerenEnfer?Donovansecoualatête:–Jen’aientenduqu’uneseulevoix.–Puissante?–Non,douce,maisrugueusecommeunelimesurleboutdesdoigts.
C’étaitunsermon. Ilparlaitdu feude l’enfer. Ildécrivait les tourmentsdes…mais vous le savez bien. J’ai entendu une fois un sermon de cegenre…c’est-à-direpresque.Ilruisselaitdesueur.Ilsperçurent la lumièredusoleil à travers lehublot.Elleétait faible,
maisd’uneteinted’unblancbleuâtre–et lepoisbrillantquienétait lasourcelointainen’étaitpaslebonvieuxSoleil.Et Powell montra d’un doigt tremblant l’unique cadran. L’aiguille
pointait, immobile et fière, sur la graduation portant le chiffre de300000parsecs.–Sic’estexact,Mike,nousavonscomplètementquitté lagalaxie,dit
Powell.–Milleplanètes,Greg!Nousseronslespremiershommesàquitterle
systèmesolaire.– Oui. C’est exactement cela. Nous nous sommes évadés du Soleil.
Nousnoussommesévadésde lagalaxie.C’estcenavirequiapermisceprodige. Cela signifie la liberté pour toute l’humanité… la liberté de serépandreparmilesétoiles…desmillions,desmilliardsetdesmilliardsdemilliardsd’étoiles.Puisilrevintàlaréalitéetenéprouvaunchocphysique.–Maiscommentferons-nouspourrentrer,Mike?Donovaneutunsouriretremblant.–Oh! jenemefaispasdesoucis.Levaisseaunousaconduits ici. Il
nousramènera.Jen’aipasfinidemangerdesharicots.–Mais…Mike,minute,s’ilnousramènedelamêmefaçonqu’ilnousa
conduitsici…Donovan interrompit le geste de se lever et se rassit lourdement sur
sonfauteuil.–Ilnousfaudra…mourirunefoisdeplus,Mike,continuaPowell.–Ma foi, soupiraDonovan, s’il le faut,nousdevronsypasser.Etdu
moinscettemortn’est-ellepaspermanente.Susan Calvin parlaitmaintenant avec lenteur. Depuis six heures elle
sondaitpatiemmentleCerveau.Sixheuresdépenséesenpureperte.Elleétaitlassederépétertoujourslesmêmesquestions,lassedechercherdenouvellesapproches,lassedetout.–Maintenant,Cerveau,encoreunechose.Faitesuneffortspécialpour
répondre simplement. Vous êtes-vous clairement exprimé sur le bondinterstellaire?Etplusprécisément,lesa-t-ilconduitstrèsloin?– Aussi loin qu’ils désirent aller, mademoiselle Susan. A travers
l’espacecourbe,çaneposepasdeproblème.–Etdel’autrecôté,queverront-ils?–Desétoilesetlereste.Qu’est-cequevouscroyez?Laquestionsuivanteluiéchappa:–Ilsserontdoncvivants?–Jepensebien!–Etlebondinterstellaireneleurcauseraaucundommage?VoyantqueleCerveaunerépondaitpas,ellesentitsonsangseglacer.
C’étaitdonccela!Elleavaittouchélepointsensible.– Cerveau, supplia-t-elle d’une voix à peine perceptible, Cerveau,
m’entendez-vous?Laréponseluiparvint,faible,frémissante.– Faut-il que je réponde, dit le Cerveau, c’est-à-dire que je parle du
bondinterstellaire?–Non,sivousneledésirezpas.Maisceseraitintéressant,sivousen
éprouviezl’envie,j’entends.SusanCalvinaffectaituneinsouciancequ’elleétaitloind’éprouver.–Ooh.Vousgâcheztout!Et la psychologue bondit soudain, le visage illuminé d’une intuition
fulgurante.–Oh!monDieu,dit-elled’unevoixétranglée,oh!monDieu!Et elle sentit se dissiper en une fraction de seconde la tension
accumulée durant des heures et des jours. C’est plus tard qu’elle enavertitLanning.–Toutvabien,jevousl’assure.Non,ilfautquevousmelaissiezseule
à présent. Le vaisseau reviendra à bon port avec les hommes sains etsaufsetjesuislasse.Jevaismereposer.Maintenant,laissez-moi.LevaisseauretournaàlaTerreaussisilencieusementetaveclamême
douceurqu’ill’avaitquittée.Ilseposaexactementsursonairededépartetlesasprincipals’ouvrit.Lesdeuxhommesquiensortirentmarchaientavec précaution en grattant leurs mentons recouverts d’un chaume
hirsute.Puislentement,délibérément,lerouquins’agenouillaetdéposasurla
pistedecimentunbaiserretentissant.Ils écartèrent du geste la foule qui s’assemblait autour d’eux, et
chassèrentavecunemimiqueviolentelesdeuxbrancardiersquivenaientdedébarquerdel’ambulanceenapportantunecivière.–Oùsetrouvelasallededoucheslaplusproche?demandaGregory
Powell.Onlesentraînaimmédiatement.Ils étaient rassemblés, au grand complet, autour d’une table. C’était
uneréunionplénièredescerveauxdel’U.S.Robots.Lentement, avec un sens dramatique très sûr, Powell et Donovan
amenèrentàsaconclusionunrécitspectaculaireetcirconstancié.SusanCalvin interrompit le silencequi suivit.Aucoursdesquelques
jours qui venaient de s’écouler, elle avait recouvré son calme glacial etquelquepeuacide…Néanmoinssonattitudetrahissaitunlégersoupçond’embarras.–Aparlerfranc,dit-elle,cequis’estpasséestentièrementdemafaute.
Lorsque nous avons présenté pour la première fois ce problème auCerveau, j’ai pris un luxe de précautions pour le persuader del’importancequ’ilyavaitpourluiàrejetertouteinformationsusceptiblede lemettreenfaced’undilemme.Ce faisant, j’aiprononcédesparolestelles que : « Ne vous alarmez pas pour ce qui regarde la mort deshumains.Celanenouspréoccupepaslemoinsdumonde.Ilvoussuffiraderendreledocumentetden’ypluspenser.»–Hum,ditLanning,etques’est-ilpassé?– Ce qui était l’évidence même. Lorsque l’information contenant
l’équation déterminante pour le calcul de la longueurminima du bondinterstellaire lui fut présentée… elle entraînait implicitement mortd’homme.C’estàcepointprécisquelamachinedelaConsolidateds’estcomplètementdésintégrée.Maisj’avaisminimisél’importancedelamortaux yeux du Cerveau, pas entièrement, car la Première Loi ne peut enaucuncasêtreabrogée,maissuffisamment,detellesortequeleCerveaufut capable d’examiner l’équation une seconde fois. Suffisamment pourluidonner le tempsdeserendrecomptequ’une fois lepassage franchi,leshommesreviendraientàlavie–demêmequelamatièreetl’énergiedu vaisseau lui-même recouvreraient l’existence. Cette prétendue« mort », en d’autres termes, n’était qu’un phénomène strictement
temporaire.Ellejetaunregardautourd’elle.Touslesassistantsétaientsuspendus
àseslèvres.Ellepoursuivit:– Il accepta donc le document, mais non sans ressentir un certain
traumatisme. Même en présence d’une mort temporaire, dontl’importance était minimisée d’avance, il n’en fallait pas plus pour ledéséquilibrerlégèrement.– Il se développa en lui un certain sens de l’humour… c’est une
évasion,uneméthodequiluipermettaitdesesoustrairepartiellementàlaréalité.Ildevintunesortedemauvaisplaisant.PowelletDonovanavaientbondisurleurspieds.–Comment?s’écriaPowell.Donovanexprimasonopiniond’unemanièreautrementcolorée.–C’estlavérité,ditCalvin.Ilaprissoindevousetdevotresécurité,
maisvousn’aviezpasaccèsauxcommandes,carellesnevousétaientpasdestinées… Le facétieux Cerveau se les était réservées. Nous pouvionsvousatteindreparradio,maisvousétiezdansl’impossibilitéderépondre.Vousdisposiezdevivresenabondance,maisvousétiezcondamnésauxharicots et au lait, exclusivement. Puis vous avez succombé, si je puism’exprimer ainsi, mais il a fait de votre mort un épisode… commentdirais-je… intéressant. Je voudrais bien savoir comment il a procédé.C’est le canulardont il est leplus fier,mais iln’avaitpasdemauvaisesintentions.– Pas demauvaises intentions ! sursauta Donovan. Si seulement ce
gentil petit plaisantin possédait un cou dans le prolongement de soningénieuxcerveau…Lanninglevaunemainapaisante.–C’estbon.Ilafaitunbeaugâchis,maistoutestterminéàprésent.Et
ensuite?–Ehbien,ditBogertd’unevoixégale,ilnousappartientévidemment
deperfectionnerlemoteuràcourberl’espace.Ildoityavoirunmoyendepalliercelapsusdanslebondinterstellaire.S’ilexisteeffectivement,nousrestonslaseuleorganisationàposséderunsuper-robotàgrandeéchelle,etnousavonsplusquetoutautrelemoyendeledécouvrir.Acemoment-là… l’U.S. Robots possédera la maîtrise des voyages interstellaires, etl’humanité,l’occasiondecréerl’empiregalactique.–EtlaConsolidatedRobots?intervintLanning.– Hé ! s’écria soudain Donovan. Je voudrais vous proposer une
suggestion.C’estellequiajetél’U.S.Robotsdansceguêpier.Ilsetrouve
quenotrecompagnies’esttiréed’affairebienmieuxqu’onnepouvaits’yattendre,maissesintentionsétaientrienmoinsquepures.Or,c’estGregetmoi-mêmequienavonssupportélesconséquences…dumoinslesplusdésagréables.Ehbien,ilsvoulaientuneréponse,etilsl’auront.Envoyez-leur ce navire, avec garantie, et l’U.S. Robots pourra toucher ses deuxcentmilledollars, plus les fraisde construction.Et s’ils ont enviede letester…jeproposequenouslaissionsleCerveaus’amuserencoreunpeuàleursdépensavantd’êtreramenéàsonétatnormal.– Cette proposition me paraît parfaitement juste et équitable, dit
Lanninggravement.–Etd’ailleursabsolumentconformeaucontrat,ajoutaBogertd’unair
absent.
LAPREUVE
Francis Quinn était un politicien de la nouvelle école. C’est là bien
entendu une expression dépourvue de sens, comme le sont toutes lesexpressions de ce genre. La plupart des « nouvelles écoles » que nousvoyonsfleurirdenosjourspossèdentleurrépliquedanslaGrèceantiqueet peut-être, si nous étionsmieux informés à leur sujet, dans l’antiqueSumeretdanslescitéslacustresdelaSuissepréhistorique.Mais pour abréger unpréambule qui promet d’être à la fois terne et
compliqué, disons tout de suite que Quinn ne briguait aucune chargepublique, n’essayait pas de séduire de futurs électeurs, ne prononçaitaucundiscours pas plus qu’il ne remplissait de faux bulletins les urnesélectorales.Napoléon non plus n’appuya pas sur la détente d’une seulearmeaucoursdelabatailled’Austerlitz.Et comme la politique rassemble d’étranges confédérés, Alfred
Lanning était assis de l’autre côté du bureau, ses redoutables sourcilsblancsfortementabaisséssurdesyeuxoùl’impatiencechroniques’étaitmuéeenacuité.Iln’étaitpascontent.Cedétail,Quinneneût-ilétéinforméquecelanel’auraitpastroubléle
moins du monde. Sa voix était amicale, empreinte de cette qualitéd’amitiéqu’onpourraitdireprofessionnelle.–JeprésumequevousconnaissezStephenByerley,docteurLanning.–J’aientenduparlerdelui.Commebeaucoupdegens.– Moi aussi. Peut-être avez-vous l’intention de voter pour lui à la
prochaineélection?– Cela, je ne pourrais pas le dire. (Il y avait une indéniable trace
d’acidité dans le ton.) Je n’ai pas suivi les événements politiques etj’ignoraisqu’ilbriguâtunechargepublique.– Il se peut qu’il devienne notre prochain maire. Bien sûr, il n’est
actuellementqu’unjuriste,mais…–Oui,interrompitLanning,j’aidéjàentenduprononcercettephrase.
Maissinousentrionsdanslevifdusujet?–Noussommesdans levifdusujet,docteurLanning. (Quinnparlait
d’une voix très douce.) Il est de mon intérêt que M. Byerley demeure
procureur,etilestdevotreintérêtdem’aideràobtenircerésultat.–Demonintérêt?Voyons!LessourcilsdeLannings’abaissèrentencore.–Ehbien,disonsdel’intérêtdel’U.S.Robots.Sijem’adresseàvous,
c’estenvotrequalitédeDirecteurhonorairedesrecherches; jesaisquevousêtes ledoyende lamaison.Onvousécouteavec respect,maisvosliens avec l’organisation ne sont plus assez étroits pour entraver votrelibertéd’action,quiestconsidérablemêmequand l’actionestassezpeuorthodoxe.LeDrLanningdemeuraunmomentsilencieuxetsongeur.– Je ne vous suis pas du tout, monsieur Quinn, dit-il avec moins
d’âpreté.–Jen’ensuispassurpris,docteurLanning.C’estpourtanttrèssimple.
Vous permettez ? (Quinn alluma une cigarette avec un briquet d’unesimplicité de fort bon goût et son visage fortement charpenté prit uneexpressiondepaisibleamusement.)NousavonsparlédeM.Byerley…unpersonnageétrangeetcoloré.Ilétaitinconnuilyatroisans.Aujourd’huisonnomestsurtoutesleslèvres.Iladelaforceetbeaucoupdecapacitésetilestcertainementleprocureurleplushabileetleplusintelligentquej’aiejamaisconnu.Malheureusement,iln’estpasdemesamis…–Jecomprends,réponditLanningmécaniquement.Ilexaminasesongles.– J’ai eu l’occasion, poursuivit Quinn d’un ton égal, de fouiller, au
coursdel’annéepassée,lesantécédentsdeM.Byerley–d’unefaçontrèsapprofondie. Il est toujours utile, voyez-vous, de soumettre la vie despoliticiensréformistesàunexamenattentif.Sivoussaviezquelleaideonpeut en retirerbien souvent… (Ilpritun tempset sourit sansgaieté enregardantleboutembrasédesacigarette.)MaislepassédeM.Byerleyneprésente rien de remarquable. Vie paisible dans une petite ville,éducationaucollège,unefemmemortejeune,unaccidentd’automobilesuivid’unlentrétablissement,écolededroit,arrivéedanslacapitale,puislepostedeprocureur.FrancisQuinnsecoualatêtelentement,puisajouta:– Quant à sa vie présente… elle est tout à fait remarquable. Notre
procureurnemangejamais!Lanninglevabrusquementlatête,unelueurd’uneacuitésurprenante
animantsesyeuxvieillis.–Pardon?–Notreprocureurnemangejamais!(Enrépétant,ilavaitmarteléles
syllabes)J’amenderai légèrement cetteproposition.Onne l’a jamais vumanger ou boire, jamais ! Comprenez-vous la signification de cemot ?Pasrarement,jamais!– Je trouve cela absolument incroyable. Pouvez-vous faire entière
confianceàvosenquêteurs?– Je peux faire confiance à mes enquêteurs et je ne trouve rien
d’incroyabledanscequejeviensdedire.Onnel’ajamaisvuboire–pasplusdel’eauquedel’alcool–nidormir.Ilexisted’autresfacteurs,maisjecroisquej’aiditl’essentiel.Lanning se renversa sur son siège et entre les deux interlocuteurs
s’installaunsilencelourddedéfi.Levieuxroboticiensecouaenfinlatête,–Non.Sij’ajouteàvosdéclarationslefaitquevousm’avezchoisipour
confident, je vois très bien où vous voulez en venir et cela, c’estimpossible.–Maiscethommeesttotalementinhumain,docteurLanning.–Sivousmel’aviezprésentécommeSatandéguiséenhomme,peut-
êtreaurais-jepuvouscroire,àlaplusextrêmerigueur.–Jevousdisquec’estunrobot,docteurLanning.–Etmoijevousrépètequec’estlàlaplusfolle,laplusinvraisemblable
déclarationquej’aiejamaisentenduedemavie,monsieurQuinn.Nouveausilencehostile.– Quoi qu’il en soit (et Quinn éteignit sa cigarette avec un luxe de
soins), vous devrez vérifier cette impossibilité en mobilisant toutes lesressourcesdevotreorganisation.–Iln’enestpasquestion.Vousn’imagineztoutdemêmepasquel’U.S.
Robotsvasemêlerdepolitique!– Vous n’avez pas le choix. Supposons que j’en fasse état
publiquement.Mêmesanspreuves,lesfaitsparlentd’euxmême.–Ehbien,agissezàvotreguise!– Mais ce procédé ne me suffirait pas. Il me faut des preuves.
D’ailleurs,vousn’ytrouveriezpasnonplusvotrecompte,carlapublicitédonnéeàl’affaireseraittrèspréjudiciableàvotresociété.Vousconnaissezparfaitement, je suppose, les règles strictesqui s’opposentà l’usagedesrobotsdanslesmondeshabités.–Certainement,répliqual’autresèchement.– Vous savez que l’U.S. Robots est la seule à fabriquer des robots
positroniquesdans lesystèmesolaire,etsiByerleyesteffectivementunrobot, ilestunrobotpositronique.Voussavezégalementque lesrobotspositroniquessonttoujoursloués,jamaisvendus;quelasociétéenreste
propriétaireetqu’elleestresponsabledeleursactes.–Ilestfacile,monsieurQuinn,deprouverquenotresociétén’ajamais
fabriquéderobothumanoïdes.–Onpourraitdoncenfaire?Restonsdanslesgénéralités.–Oui,c’estpossible.–Ensecret,j’imagine.Etsansenfairementiondansvoslivres.– Pas quand il s’agit du cerveau positronique, monsieur. Trop de
facteursentrentenjeuetlegouvernementnoussurveilledetrèsprès.– Sans doute,mais les robots s’usent, se brisent, se détériorent… et
sontenvoyésàlacasse.– Et les cerveaux positroniques sont utilisés sur un autre robot ou
détruits.–Vraiment? (FrancisQuinnse fit légèrementsarcastique.)Etsipar
unconcoursdecirconstancesfortuites,accidentelles,l’und’euxéchappaità la destruction… et qu’une structure humanoïde se trouvât prête àrecevoiruncerveau?–Impossible!– Il faudra le prouver devant le gouvernement et le public, alors
pourquoinepaslefaireimmédiatement,devantmoi?–Maisquelauraitbienpuêtrenotredessein?demandaLanningavec
exaspération. Nos motivations ? Accordez-nous un minimum de bonsens.– Je vous en prie, mon cher monsieur, l’U.S. Robots serait trop
contente de voir les Régions autoriser l’usage des robots positroniquesd’apparence humanoïde sur les mondes habités. Les profits seraienténormes.Maislespréjugésdupubliccontreunetellepratiquesonttropgrands. Supposonsque vous commenciezpar leshabituerdoucement àl’idée.Voyezcejuristehabile,cebonmaire,c’estunrobot…Achetezdoncnosirremplaçablesrobotsmaîtresd’hôtel…–C’estdeladémencepureetsimple.–Jeveuxbien le croire.Maispourquoinepas leprouver ?Amoins
quevousnepréfériezleprouveraupublic?–Lalumièrecommençaitàbaisserdanslebureau,maispasassezpour
dissimuler la contrariété qui se peignait sur le visage de Lanning.Lentement le roboticien pressa un bouton et les réflecteurs murauxs’illuminèrent.–Ehbien,dit-il,voyons.Le visage de Stephen Byerley n’était pas de ceux qu’il est facile de
décrire. Il avait quarante ans, selon son acte de naissance, et portaitexactement cet âge…mais c’était unequarantainepleinede santé, biennourrie,jovialeetpropreàdécouragerlesraseursavecleursbanalitéssurlesgens«quiparaissentleurâge».C’étaitparfaitementvrailorsqu’ilriaitetjustementilétaitentrainde
rire,d’unriresonoreetsoutenuquines’apaisaitquepourreprendredeplusbelle,inlassablement…Devant lui, le visage d’Alfred Lanning se contractait en un rigide et
amermonumentdedésapprobation.Ilesquissaungesteàl’adressedelafemme assise à ses côtés,mais les lèvresminces et exsangues de cettedernièreseplissèrentàpeine.EnfinByerley,aprèsunedernièreconvulsion,parutsecalmer.–Vraiment,docteurLanning…moi…moi…unrobot?– Ce n’est pasmoi qui le prétends,monsieur. Jeme trouverais fort
satisfait de vous savoirmembre de la communauté humaine, dit le DrLanning d’une voix acerbe. Puisque notre société ne peut vous avoirconstruit,jesuiscertainquevousêtesunhomme,aumoinsdanslesenslégalduterme.Maispuisque l’hypothèsequevousseriezunrobotaétéémiseennotreprésence,trèssérieusement,parunhommed’unecertainepositionsociale…–Necitezpassonnom,carceseraitentamerleblocdegranitdevotre
éthique ; supposons, pour les besoins de la cause, que c’est FrancisQuinn,etpoursuivons.Lanning laissa passer l’interruption avec un bref reniflement
d’impatience,prituntempsetrepritplusglacialquejamais:– … par un homme d’une certaine position sociale… Quant à son
identité, je n’ai pas le temps de jouer aux devinettes… Je me voiscontraintdesollicitervotreconcourspourluicouperl’herbesouslepied.Le seul fait qu’une telle insinuation puisse être formulée et renduepublique avec les moyens dont cet homme dispose ferait un tortconsidérableàlasociétéquejereprésente…mêmesicetteaccusationnesetrouvaitjamaisvérifiée.Est-cequevousmecomprenez?– Parfaitement, votre position est très claire. Par elle-même, cette
accusationestridicule.Maislasituationoùvousvoustrouveznel’estpas.Vousvoudrezbienexcusermonhilarité,produitdecettehypothèse,nondel’embarrasqu’ellevouscause.Commentpuis-jevousaider?–Delafaçonlaplussimpledumonde.Ilvoussuffiraitdeprendreun
repasaurestaurantenprésencedetémoins,avecphotosàl’appui.Lanningserenversacontresondossier,certaind’avoirfaitleplusdur.
La femme assise à ses côtés observait Byerley avec un visageapparemmentabsorbé,maiss’abstintd’intervenir.Stephen rencontra un instant son regard, puis se tourna vers le
roboticien. Pendant quelques instants ses doigts s’attardèrentpensivement sur un presse-papier de bronze, seul ornement de sonbureau.–Jenecroispasquejepuissevousrendreceservice,dit-ild’unevoix
égale.Illevalamain:– Attendez, docteur Lanning. Je comprends que toute cette histoire
vousembarrasse,quevousvousenêteschargéàvotrecorpsdéfendant,que vous avez conscienced’y jouer un rôle ridicule.Veuillez considérercependantquemapropresituationestencoreplusdélicate,aussijevousdemandedefairepreuvedecompréhension.–D’abord,qu’est-cequivous fait croirequeQuinn–cethommequi
occupe une certaine position sociale – n’abusait pas de votre crédulitépourvousameneràentreprendreprécisémentcettedémarche?–Ilmesembledifficilementconcevablequ’unhommedesaréputation
prendrait lerisquedeseridiculiseràcepoint,s’iln’étaitpassûrdesonfait.UnelueurdemalicebrilladanslesyeuxdeByerley:– Vous ne connaissez pas Quinn. Il est capable de transformer en
plate-formeunpicescarpéoùunchamoisnetiendraitpasenéquilibre.Je suppose qu’il vous amis sous les yeux les détails de l’enquête qu’ilprétendavoirmenéesurmoi?–Assezpourmeconvaincrequenotresociétéseraitgênéed’avoiràles
réfuter,alorsquevouspourriezlefairebeaucoupplusfacilement.– C’est donc que vous le croyez lorsqu’il prétend que je ne mange
jamais. Vous êtes un homme de science, docteur Lanning. Pensez à lalogique de ce raisonnement. On ne m’a jamais vu manger, parconséquent,jenemangepas!C.Q.F.D.!–Vousemployezvotretalentdejuristepourembrouillerunesituation
quienréalitéesttrèssimple.– Au contraire, j’essaie de clarifier un problème queQuinn et vous-
mêmecompliquezàplaisir.Voyez,jenedorsguère,c’estvrai,etsurtoutpas en public. Je n’ai jamais aimé prendremes repas en compagnie –c’estlàuntraverspeucommunetnévrotique,probablement,maisquinefaitdemalàpersonne.Permettez-moidevousdonnerunexemplefictif,docteurLanning. Imaginonsunpoliticienqui ait tout intérêt à battre à
toutprixuncandidatréformisteetquidécouvredanslavieprivéedecedernier des habitudes excentriques comme celles que je viens dementionner.–Supposezenoutrequepourmieuxperdreleditcandidat,ils’adresse
àvotresociétécommeàl’instrumentidéalpourl’accomplissementdesondessein.Pensez-vousqu’ilviendravousdire:«Untelestunrobotparcequ’on ne le voit jamais manger en public, et je ne l’ai jamais vus’endormir en plein prétoire ; il m’est arrivé de regarder à travers safenêtreaumilieudelanuitetjel’aiaperçu,devantsonbureau,unlivreàlamain;j’airisquéunœildanssonréfrigérateuretilnecontenaitpaslemoindrealiment…»?– S’il vous tenait un pareil discours, vous penseriez immédiatement
qu’il est mûr pour la camisole de force. Mais s’il affirmepéremptoirement:«Ilnemangejamais;ilnedortjamais»,ilcréeunteleffetdechocquevousoubliezquedetellesaccusationssontimpossiblesàprouver.Vousdevenezsoninstrumentenvousprêtantàsamanœuvre.–Quoiquevouspensiezdusérieuxdesadémarche,réponditLanning
avecuneobstinationmenaçante,ilvoussuffirad’absorberunrepaspourcloreledébat.Byerley se tourna de nouveau vers la femme qui l’observait toujours
d’unregardinexpressif.–Excusez-moi.J’aibiensaisivotrenom,jepense:DrSusanCalvin?–C’estbiencela,monsieurByerley.–Vousêteslapsychologuedel’U.S.Robots,sijenemetrompe.–Larobopsychologue,sivousn’yvoyezpasd’inconvénient.–Oh ! les robots seraient-ilsdoncà cepointdifférentsdeshommes,
surleplanmental?– Un monde les sépare. (Un sourire glacial effleura ses lèvres.) Le
caractèreessentieldesrobotsestladroiture.Unsourireamuséétiraleslèvresdujuriste.–Touché!Maisvoiciàquoijevoulaisenvenir.Puisquevousêtesune
psycho…unerobopsychologue,etunefemme, jepariequevousavezeuuneidéequin’estpasvenueauDrLanning.–Etquelleseraitcetteidée?–Vousavezapportédequoimangerdansvotresac.L’impassibilitéprofessionnelledeSusanCalvinfutuninstantébranlée.–Vousmesurprenez,monsieurByerley,dit-elle.Elle ouvrit son sac, en tira une pomme et la lui tendit d’un geste
parfaitementcalme.Aprèslesursautinitial,leDrLanningsuivitavecdes
yeuxaiguslalentetrajectoiredelapommed’unemainàl’autre.StephenByerleyymorditavecleplusgrandcalme,mastiquapendant
quelquesinstantsetavala.–Vousvoyez,docteurLanning?LeDrLanningsouritavecunsoulagementsuffisammenttangiblepour
faireparaîtresessourcilsbienveillants.Soulagementquinesurvécutquel’espaced’unefragileseconde.–J’étaiscurieusedesavoirsivousmangeriez,ditSusanCalvin,mais
naturellement,danslecasprésent,celaneprouverien.Byerleysourit.–Vraiment?–Bienentendu.Ilestévident,docteurLanning,quesicethommeétait
unrobothumanoïde,onauraitpoussélaressemblanceàlaperfection.Ilestpresquetrophumainpourêtrevrai.Aprèstout,pendanttoutenotrevie,nousavonsvuetobservédesêtreshumains. Il serait impossibledenous tromper avec une ressemblance approximative. Il faut que ce soitparfait. Observez la texture de la peau, la qualité des iris, la charpenteosseusedesmains.S’ilestvraimentunrobot, jevoudraisbienqu’ilsoitsorti des ateliers de l’U.S. Robots, parce que c’est vraiment du beautravail. Imaginez-vous que des gens capables de pousser la perfectionextérieure à ce point aient pu faire l’économie de quelques dispositifssupplémentaires, tels que ceux qui sont nécessaires pour assurer desfonctions aussi simples que l’alimentation, le sommeil, l’élimination ?Sans doute ne seraient-ils utilisés qu’en certains cas particuliers dontceluiquinousamèneaujourd’huiestl’exempletypique.Parconséquent,unrepasnepeutrienprouverréellement.–Attention, grinçaLanning, je ne suis pas tout à fait aussi bête que
vousvoudriezlefairecroirel’unetl’autre.Peum’importequeM.Byerleysoit humain ou non. Ce quim’intéresse, c’est de sortir la société de ceguêpier.Unrepasprisenpublicmettrafinaudébat,quoiquepuissefaireledénomméQuinn.Quantauxdétails,nous les laisseronsauxhommesdeloietauxrobopsychologues.– Mais, docteur Lanning, dit Byerley, vous oubliez le contexte
politique. Je suis aussi soucieux de me faire élire que Quinn dem’éliminer.Apropos,avez-vousremarquéquevousavezmentionnésonnom ? C’est un demes vieux trucs ; je savais bien que vous tomberiezdanslepanneauavantd’enavoirterminé.Lanningrougit.–Quevientfairel’électiondanscettehistoire?
–La publicité est une arme à double tranchant,monsieur. SiQuinnveutm’accuserd’êtreunrobotetqu’il a le culotdemettre samenaceàexécution,moi,j’aileculotnécessairepourentrerdanssonjeu.–Vousvoulezdire…Lanningétaitfranchementconsterné.–Exactement.Jevaislelaissers’enferrer,choisirsacorde,enéprouver
larésistance,encouperlalongueurnécessaire,faireunnœudcoulant,ypasserlatêteetfaireunegrimace.Jemecontenteraidedonnerunpetitcoupdepouce.–Vousêtesbiensûrdevous.SusanCalvinseleva:–Venez,Alfred,nousneleferonspaschangerd’avis.–Vousvenezdedémontrerquevousêteségalementunepsychologue
humaine,ditByerleyavecunsourireaimable.Byerleyétaitpeut-êtreunpeumoinssûrdeluiqu’iln’enavaiteul’air
devantLanninglesoiroùilrangeasavoituresurlarampeautomatiquemenant au garage souterrain et traversa l’allée qui menait à la ported’entréedesamaison.Lasilhouettetasséedanslefauteuilroulantlevalatêteàsonentréeet
sourit.LevisagedeByerleys’éclairadetendresse.Ils’approcha.Lavoixdel’infirmen’étaitqu’unmurmurerauqueissud’uneboucheà
jamaistorduesuruncôtéetlamoitiédesonvisagen’étaitqu’uneénormecicatrice.–Turentresbientard,Steve.–Jesais,John,jesais.Maisj’airencontréaujourd’huidesproblèmes
d’uncaractèreparticulieretmafoifortintéressants.–Vraiment?Ni levisagedéfiguréni lavoixsanstimbrenepouvaientexprimerde
sentiments,maisilyavaitdel’anxiétédanslesyeuxclairs.–Riendonttunepuissesveniràbout,j’espère?–Jen’ensuispastellementcertain.Ilsepeutquej’aiebesoindeton
concours.Tueslesujetbrillantdelafamille.Veux-tuquejeteconduiseaujardin?Lasoiréeestfortbelle.DeuxbrasrobustessoulevèrentJohndufauteuilroulant.Doucement,
d’ungestequiétaitpresqueunecaresse,Byerleyentoura lesépaulesdel’infirmeetsoutintsesjambesemmaillotées.Lentement,avecprécaution,iltraversalespièces,descenditlarampeenpentedouceconstruitepourlefauteuilroulant,etsortitparlaportedederrièredanslejardinentouré
demursetdegrillage,audosdelamaison.–Pourquoineme laisses-tupasemployer le fauteuil roulant,Steve?
C’estabsurde.– Parce que j’aimemieux te porter. Ça ne te gêne pas ? Tu es aussi
content de quitter cette trottinette motorisée que moi de te voirl’abandonner, même pour quelques instants. Comment te sens-tuaujourd’hui?Avecunsoininfini,ildéposaJohnsurl’herbefraîche.– Comment veux-tu que jeme sente ?Mais parle-moi plutôt de tes
ennuis.–Quinn a trouvé l’axe de sa campagne : il prétendra que je suis un
robot.Johnouvritdesyeuxronds.– Comment le sais-tu ? C’est impossible. Je me refuse à croire une
chosepareille.–C’estpourtantlavérité.Ilaenvoyéundesplusgrandsspécialistesde
l’U.S.Robotspourendiscuteravecmoi.Johnarrachalentementquelquesbrinsd’herbe.–Jevois,jevois.–Maisnousn’allonspasluipermettredechoisirsonterrain.Ilm’est
venu une idée. Je vais te l’exposer et ensuite tu me diras si elle estréalisable…Lascènetellequ’elleapparutcesoir-làdans lebureaudeLanningse
résumaitàunéchangederegards.FrancisQuinnregardaitpensivementAlfredLanning.LanningregardaitfurieusementSusanCalvinetcelle-ciàsontourregardaitimpassiblementQuinn.FrancisQuinnrompitlesilenceenaffectantgauchementlalégèreté.–C’estdubluff.–Allez-vousparierlà-dessus,monsieurQuinn?demandaleDrCalvin
d’unevoixindifférente.–Enfait,c’estvousquiavezentamélapartie.–Ecoutez-moi.(Lanningsedéfenditenattaquant).Nousavonsfaitce
quevousnousdemandiez.Nousavonsvul’hommemanger.Ilestridiculedecontinueràprétendrequ’ilestunrobot.– Est-ce vraiment le fond de votre pensée ? (Quinn se tourna
brusquementversCalvin.)Lanningprétendquevousêtesexperteen lamatière.–Susan…ditLanningd’untonpresquemenaçant.
Quinnl’interrompitsuavement:–Pourquoinepaslalaisserparler,monvieux?Voilàunedemi-heure
qu’ellejouelespoteauxtélégraphiques.Lanningsesentaitaccablé.Ilétaitauborddelacrise.–Trèsbien,dit-il,allez-y,Susan.Nousnevousinterrompronspas.SusanCalvinlui jetaunregardsansaménitépuisfixasesyeuxfroids
surQuinn.–Iln’yaquedeuxfaçonsdeprouverdéfinitivementqueByerleyestun
robot, monsieur. Jusqu’à présent vous ne nous avez présenté que desindices circonstanciels, qui vous permettent d’accuser mais neconstituentpasdespreuves…etjecroisM.Byerleyassezintelligentpourparerdetellesattaques.C’estsansdoutecequevouspensezvous-même,sansquoivousneseriezpasici.–Ilyadeuxméthodespourétablirunepreuve,laméthodephysiqueet
laméthode psychologique. Physiquement, vous pouvez le disséquer oufaire appel aux rayons X. Comment y parvenir ? C’est vous que celaregarde.Psychologiquement,onpeutétudiersoncomportement,cars’ilest un robot positronique, il doit se conformer aux Trois Lois de larobotique.Nulcerveaupositroniquenepeutêtreconstruitsanssatisfaireàcesrègles.Vouslesconnaissez,monsieurQuinn?Ellelesénonçadistinctement,clairement,citantmotpourmotlatriple
loifigurantsurlapremièrepageduManuelderobotique.–J’enaientenduparler,ditQuinnnégligemment.–Danscecasilvousserafaciledesuivremonraisonnement,répondit
sèchement lapsychologue.SiM.Byerleyenfreint l’uneou l’autredeceslois, il n’est pas un robot. Malheureusement cette épreuve est à sensunique.S’ilseconformeàcesrègles,celaneprouveriennidansunsensnidansl’autre.Quinnlevapolimentlessourcils.–Pourquoipas,docteur?– Parce que, si vous prenez la peine d’y réfléchir cinq secondes, les
TroisLoissontlesprincipesessentielsd’unegrandepartiedessystèmesmorauxdumonde.Toutêtrehumain,enprincipe,estdouéd’instinctdeconservation. C’est la Troisième Loi de la robotique. Tout être humainayantuneconscience sociale et le sensde ses responsabilitésdoitobéiraux autorisés établies, écouter son médecin, son patron, songouvernement,sonpsychiatre,sonsemblable…mêmes’ilstroublentsonconfort ou sa sécurité. C’est ce qui correspond à la Seconde Loi de larobotique. Tout être humain doit aussi aimer son prochain comme lui-
même, risquer saviepour sauver celled’unautre.Telleest laPremièreLoidelarobotique.Enunmot,siByerleyseconformeàtouteslesloisdelarobotique,ilsepeutqu’ilsoitunrobot,maisilsepeutaussiqu’ilsoituntrèsbravehomme.– Mais, dit Quinn, cela revient à dire que vous ne pourrez jamais
prouverqu’ilestunrobot.–Parcontre,ilsepeutquejepuissefairelapreuvequ’iln’estpasun
robot.–Jeneveuxpasdecettepreuve-là.–Nousvouslafournironssielleexiste.Vosexigencesneregardentque
vous.Acemoment l’espritdeLanning s’entrouvritpour laisserpasserune
ébauched’idée.–Nevousest-ilpasapparu,gronda-t-il,quelachargeduprocureurest
uneoccupationplutôtétrangepourunrobot?Mettreenaccusationdesêtres humains… les condamner àmort… ce sont bien là des préjudicesgraves…Quinndevintsoudainattentif:–Vousnevousensortirezpasdecettefaçon.Lefaitd’êtreprocureur
ne le rend pas humain pour autant. Ne connaissez-vous pas sesantécédents? Il se flattedene jamaisavoirpoursuiviun innocent ;desdizaines de gens n’ont pas comparu en justice parce que les chargesréunies contre eux lui semblaient insuffisantes, alors qu’il auraitprobablementpuconvaincreunjurydelescondamner.Telssontlesfaits.LesjouesmaigresdeLanningfrémirent.–Non, Quinn, non. Il n’existe rien dans les lois de la robotique qui
fasseallusionà laculpabilitéhumaine.Unrobotn’apasàdécidersiunêtrehumainmériteounonlamort.Ilnepeutnuireàunêtrehumainnil’abandonneràundanger,quecetêtrehumainsoitangeoudémon.SusanCalvinsemblaitlasse.– Alfred, dit-elle, ne parlez pas étourdiment. Qu’arriverait-il si un
robot surprenait un fou en train demettre le feu à unemaison pleined’habitants?Ilréduiraitlefouàl’impuissance,n’est-cepas?–Naturellement.–Etsilaseulefaçond’yparvenirétaitdeletuer?DelagorgedeLanningsortitunfaiblebruit,riendeplus.–Jepense,quantàmoi,qu’ilferaitdesonmieuxpournepasletuer.
Si le fou succombait néanmoins, le robot devrait subir un traitementpsychothérapique parce que le conflit qui se serait livré en lui l’aurait
probablement rendu fou ; il aurait dû enfreindre la Première Loi pourobéir justementà cetteLoi,mais surunplanplusélevé. Iln’enestpasmoinsvraiqu’unhommeseraitmortetqu’unrobotl’auraittué.–Byerley serait-il fou?demandaQuinnendonnantà saquestion le
tonleplussarcastiquedontilfûtcapable.–Non,maisiln’atuépersonne.Ilaexposédesfaitsquipeuventfaire
apparaître un être humain particulier commedangereux pour lamassed’êtres humains que nous appelons la société. Il protège le plus grandnombre,etseconformeainsiàlaPremièreLoisurleplanleplusélevé.Sonrôlesebornelà.C’estensuitelejugequicondamnelecriminelàmortouà la réclusion,aprèsque le juryadécidéde sa culpabilitéoude soninnocence.C’estlegeôlierquil’emprisonne,lebourreauquil’exécute.EtM.Byerleyn’arienfaitd’autrequededéterminerlavéritéetdeprotégerlasociété.– En fait, monsieur Quinn, j’ai examiné la carrière de M. Byerley
depuis que vous avez requis notre intervention. J’ai découvert qu’iln’avait jamais demandé la tête du coupable dans aucun de sesréquisitoires.Jesaisaussiqu’ilaprispositionenfaveurdel’abolitiondela peine capitale et contribué généreusement aux établissements derechercheenneurophysiologie criminelle. Il croitplutôtà lapréventionqu’auchâtimentducrime.Jetrouvecefaitsignificatif.– Vraiment ? sourit Quinn. Significatif d’une certaine ressemblance
aveclesrobots?– Peut-être. Pourquoi le nier ? Ce comportement ne peut venir que
d’unrobotoud’unêtrehumainparfaitementdroitethonorable.Maisonnepeutpasfairededistinctionentrecesdeuxcatégories.Quinnserenversasursachaise.Savoixvibraitd’impatience.–Docteur Lanning, est-il possible de créer un robot humanoïde qui
seraitlarépliqueparfaited’unhomme?Lanningtoussotaetréfléchit.–L’expérienceaétéfaiteparl’U.S.Robots,dit-ilàregret,sansutiliser
un cerveau positronique, bien entendu. Avec un ovule humain et uncontrôlehormonal,onpeut fairecroître lachairhumaineet lapeausurun squelette en silicone poreux, qui défierait tout examen externe. Lesyeux, les cheveux, la peau seraient réellement humains et nonhumanoïdes. En ajoutant un cerveau positronique et tous les autresdispositifsvoulus,onobtiendraitunrobothumanoïde.– Combien de temps faudrait-il pour obtenir ce résultat ? demanda
Quinn.
Lanningréfléchit.– Si l’on avez tous les organes nécessaires… le cerveau, le squelette,
l’ovule,leshormonesconvenablesetlesradiations…disonsdeuxmois.Lepoliticienselevadesachaise.–Danscecas,nousverronsàquoiressemblel’intérieurdeM.Byerley.
Cela feraune certainepublicité à l’U.S.Robots…mais je vous ai donnévotrechance.Lorsqu’ilsfurentseuls,LanningsetournaavecimpatienceversSusan
Calvin.–Pourquoiinsistez-vous?Elleréponditaussitôtavecsécheresse:–Quepréférez-vous, la vérité oumadémission ? Jenem’abaisserai
pas à mentir pour vous faire plaisir. L’U.S. Robots est parfaitementcapabledesedéfendre.Nedevenezpaslâche.–Quesepassera-t-il,ditLanning,s’ilouvreleventredeByerleyetqu’il
entombedesengrenagesetdesleviers?–Iln’ouvrirapasleventredeByerley,ditCalvinavecdédain.Byerley
estaumoinsaussiintelligentqueQuinn.La nouvelle déferla sur la ville une semaine avant la nomination de
Byerley. Mais déferler n’est pas le mot juste. On pourrait plutôt direqu’elles’insinua,qu’ellerampa,qu’elles’infiltra.Lesriress’enmêlèrentetlesplaisanteriesfleurirent.PuispeuàpeulamaindeQuinnresserrasonétreinte ; le rire devint forcé, l’incertitude se fit jour, et les genscommencèrentàs’étonner.La convention elle-même offrit l’apparence d’un étalon rétif. Aucun
débatn’avaitétéprévu.Byerleyauraitpuêtreéluunesemaineplustôt.Iln’y avait pas d’autre candidat. Il fallait l’élire, mais la plus grandeconfusionrégnaitàcepropos.Lecitoyenmoyenétaitprisentrel’énormitédel’accusation,sielleétait
vérifiée,etsonabsurditétotale,sielleserévélaitfausse.Le lendemain du jour où Byerley fut proclamé candidat, un journal
publiaenfinl’essentield’unelongueinterviewduDrCalvin,«l’expertderenomméemondialeenrobopsychologieetenpositronique».Alors se déchaîna à ce moment ce qu’on appelle vulgairement et
succinctementun«scandaleàtoutcasser».C’est précisément ce qu’attendaient les Fondamentalistes. Ils ne
constituaient pas un parti politique ; ils ne prétendaient aucunementreprésenterunereligion.C’étaientlesgensquines’étaientpasadaptésà
cequel’onavaitappelél’èreatomiqueauxjoursanciensoùl’atomeétaitencore une nouveauté. En gros, ils étaient partisans d’une vie simple,soupirantaprèsuneexistencequi,pourceuxqui l’avaienteffectivementvécue, n’avait probablement pas semblé aussi enviable, si bien qu’ilsavaientétéeux-mêmesdespartisansdelaviesimpled’antan.Les Fondamentalistes n’avaient besoin d’aucune autre raison pour
détesterlesrobotsetlesfabricantsderobots;maisuneraisonnouvelle,tellequel’accusationdeQuinnetl’analyseduDrCalvin,permettaitàlahainedes’exprimeràhautevoix.Les gigantesques usines de l’U.S. Robots étaient une ruche
bourdonnantdegardesarmésjusqu’auxdents.Laguerreétaitdansl’air.Danslaville,lamaisondeStephenByerleygrouillaitdepoliciers.La campagne électorale, bien entendu, oublia tous ses enjeux
politiqueset futunecampagnepouruneseuleraison :ellecomblaitunhiatusentrenominationetélection.Stephen Byerley ne se laissa pas distraire par le petit homme
méticuleux.Lesuniformesqui s’agitaient au fonddudécor le laissaientsuperbementindifférent.Al’extérieurdelamaison,au-delàdelarangéede policiers maussades, les reporters et les photographes attendaientselon les traditions de leur corporation. Une chaîne de télévision avaitmême braqué une caméra sur l’entrée de la modeste maison duprocureur, cependant qu’un présentateur surexcité remplissaitl’atmosphèredesescommentairesampoulés.Lepetithommeméticuleuxs’avança.Iltenaitàlamainundocument
épaisetcompliqué:– Ceci, monsieur Byerley, est un ordre de la Cour m’autorisant à
fouiller les lieux que l’on soupçonne de recéler illégalement, heu… deshommes mécaniques ou robots, quelles qu’en soient d’ailleurs lescaractéristiques.Byerley se leva à demi et saisit le papier. Il le parcourut d’un regard
indifférent,souritetlerenditàsonpropriétaire.–C’esttrèsbien.Jevousenprie,faitesvotredevoir.(Puis,s’adressant
àsa femmedeménagequihésitaitàquitter lapiècevoisine :)MadameHopper,jevousenprie,accompagnez-les,etaidez-lesdanslamesuredupossible.Le petit homme, qui répondait au nom de Harroway, hésita, rougit
jusqu’àlaracinedescheveux,neréussitpasàregarderByerleyenfaceetmurmura:«Venez»auxdeuxpoliciers.Ilétaitderetourauboutdedixminutes.
–Terminé ? interrogeaByerley avecune absenced’intérêtmanifestepourlaquestioncommepourlaréponse.Harroways’éclaircitlagorge,pritunfauxdépartenvoixdefaussetet
repritaveccolère:–MonsieurByerley, nous avons reçudes instructions spéciales pour
fouillerlamaisondefondencomble.–N’est-cepasprécisémentcequevousvenezdefaire?–Onnousaindiquéexactementl’objetquenousdevionschercher.–Vraiment?–Enbref,monsieurByerley,etpournepaséterniserladiscussion,on
nousadonnél’ordredevousfouillerpersonnellement.– Moi ? dit le procureur, avec un sourire de plus en plus large. Et
commentavez-vousl’intentiondeprocéder?–Nousdisposonsd’ungrouperadiologique…–Alors vous voulezmon portrait aux rayonsX ?Avez-vous autorité
pourprocéderàcetteopération?–Vousavezvumonmandat.–Puis-jelerevoir?Harroway, dont le front resplendissait de quelque chose de plus fort
quel’enthousiasme,luitenditunesecondefoisledocument.–Jelisiciladescriptiondesobjetsqu’ilvousappartientderechercher,
dit Byerley d’un ton de voix égal, je cite : la maison d’habitationappartenant à Stephen Allen Byerley, sise au 355 Willow Grove,Evanston,enmêmetempsquetousgarage,entrepôtouautresbâtimentsfaisant partie de ladite propriété… et ainsi de suite. Tout à fait correct.Mais,monbrave,iln’estquestionnullepartdefouillerl’intérieurdemonorganisme. Je ne fais pas partie des lieux. Vous pouvez fouillez mesvêtementssivouscroyezquejecacheunrobotdansmapoche.Harroway savait où voulait en venir celui qui lui avait confié cette
besogne. Il étaitmêmeprêtàen faireunpeupluspourobtenirunpeumieux(sousl’anglefinancier).– Permettez, dit-il en haussant le ton, j’ai l’ordre d’inspecter les
meublesdevotremaisonettoutcequej’ytrouverai.Vousêtesbiendanslamaison,n’est-cepas?– Observation remarquable : j’y suis en effet.Mais je n’ai rien d’un
meuble.Enmaqualité de citoyen adulte responsable– et je peux vousmontrerlecertificatpsychiatriquequifaitfoi–jejouisdecertainsdroitsconformément aux lois de la Région. En me fouillant, vous tomberiezsouslecoupdelaloiquiassurel’inviolabilitédespersonnesprivées.Ce
documentn’estpassuffisant.– Sans doute,mais si vous êtes un robot, vous ne bénéficiez pas de
cetteinviolabilité.–C’estassezvrai…Maiscepapierdemeurenéanmoins insuffisant.Il
reconnaitimplicitementenmoiunêtrehumain.–Oùça?Harroways’emparadupapier.–A l’endroitoù il spécifie« lamaisond’habitationappartenantàun
tel ». Un robot ne peut rien posséder. Et vous pouvez dire à votreemployeur, monsieur Harroway, que s’il tente de lancer un nouveaumandatquinemereconnaissepasimplicitementcommeunêtrehumain,il se verra immédiatement intenterdespoursuites qui lemettrontdansl’obligation de fournir la preuve que je suis un robot en vertu desinformationsquisontensapossessionàl’heureactuelle,fautedequoiilme devra des dommages et intérêts considérables pour avoir voulumepriverindûmentdemesdroits,conformémentauxprescriptionsdesloisdelaRégion.Vousluirépéterezmesparoles,n’est-cepas?Harrowaymarchaverslaporte.Ilseretourna:–Vousêtesunfinjuriste…Il avait glissé sa main dans sa poche. Il demeura ainsi quelques
instants.Puisils’enfutenadressantunsourireàlacaméradetélévision,saluadelamainlesreportersetcria:– Nous aurons quelque chose pour vous dès demain, les gars. Sans
blague!Une fois dans sa voiture, il se renversa sur les coussins, retira de sa
poche le minuscule mécanisme et l’examina soigneusement. C’était lapremièrefoisqu’ilprenaitunephotoauxrayonsX.Ilespéraitbienavoiropérécorrectement.QuinnetByerleynes’étaientjamaisrencontrés,seuls,faceàface.Mais
le vidéophone leur fit à peu près le même effet, même si les deuxinterlocuteurs n’y étaient l’un pour l’autre qu’un jeu d’ombres et delumièressurunbancdecellulesphoto-électriques.C’estQuinnquiavaitprisl’initiativedel’appel.C’estQuinnquipritle
premierlaparoleetsanscérémonieparticulière.–J’aipenséquevousaimeriez savoir,Byerley,que j’ai l’intentionde
rendrepubliclefaitquevousportezunécranprotecteurcontrelesrayonsX.– Vraiment ? Dans ce cas, c’est probablement déjà fait. J’ai la nette
impressionquelesingénieuxreprésentantsdelapresseontbranchédestablesd’écoutesurmesdiversmoyensdecommunicationdepuisunbonboutde temps.Mes lignesdebureausontpercées commedevéritablespassoires ; c’est pourquoi je me suis cloîtré chez moi au cours desdernièressemaines.Byerleysemontraitd’humeuramicaleetpresqueenclinaubadinage.Quinnserralégèrementleslèvres:– Cet appel est complètement protégé. Je cours personnellement un
certainrisqueàlelancer.– Je m’en doute. Nul ne sait que vous tirez les ficelles de cette
campagne. Du moins nul ne le sait officiellement, ni d’ailleursofficieusement.Avotreplacejenemeferaispasdesoucis.Doncjeporteunécranprotecteur?Sansdouteavez-vousfaitcettedécouvertelorsquelaphotodevotrehommedepailles’esttrouvéevoilée.–Toutlemondeenconclurait,vouslecomprenez,quevousn’osezpas
affronteruneanalyseauxrayonsX.– On en conclurait aussi que vos hommes ont tenté de violer mes
droitsprivés.–Lesgenss’enmoquentbien!– Pas sûr.Nos deux campagnes sont assez symboliques, ne trouvez-
vous pas ? Vous éprouvez fort peu de considération pour les droitsindividuelsducitoyen.J’aipoureux leplusgrandrespect,aucontraire.Je refuse deme soumettre à l’analyse aux rayons X parce que je veuxmaintenirleprincipedemesdroits,demêmequejedéfendrailesdroitsdesautreslorsquejeseraiélu.–Vousentirerezsansdouteundiscoursfortintéressant,maisnulne
vouscroira.Unpeutropbeaupourêtrevrai.Autrechose…(unbrusquechangementde ton) lepersonneldevotremaisonne se trouvaitpasaucomplethiersoir.–Commentcela?– Si j’en crois les rapports… (il fouilla parmi les papiers qui se
trouvaient dans le champ de l’écran) il manquait une personne : uninfirme.– Comme vous dites, répliqua Byerley, un infirme. Mon vieux
professeur qui habite avec moi et qui se trouve en ce moment à lacampagne,oùilestpartidepuisdeuxmois.Unreposbienmérité–telleest,jecrois,l’expressionhabituelle.A-t-ilvotreagrément?–Votreprofesseur?Unscientifiquepeut-être?– Il était juriste… avant d’être infirme. Il a une licence officielle lui
permettant de faire de la recherche en biophysique, possède unlaboratoirepersonnel,etunedescriptioncomplètedestravauxauxquelsil se livre se trouve entre lesmains des autorités compétentes. Il s’agitd’untravailmineur,maisc’estunviolond’Ingresinoffensifetdistrayantpourun…pauvreinfirme.Vousvoyezquejefaisdemonmieuxpourvousaider.– Je vois. Et que connaît ce… professeur… dans la fabrication des
robots?–Ilm’estdifficiled’apprécierl’étenduedesonsavoirdansundomaine
quin’estguèredemacompétence.–Iln’auraitpasaccèsauxcerveauxpositroniques,parhasard?–Posezlaquestionàvosamisdel’U.S.Robots.Ilssontmieuxplacés
quemoipourvousrépondre.– Cela ne saurait tarder, Byerley. Votre professeur infirme est le
véritable Stephen Byerley. Vous n’êtes que son robot. Nous pouvons leprouver.C’estluiquiaétévictimedel’accidentd’automobileetpasvous.Ilyatoujoursmoyendevérifierlesantécédents.–Vraiment?Ehbien,nevousenprivezpas!Mesmeilleursvœuxvous
accompagnent.– Nous pouvons fouiller la maison de campagne de votre prétendu
professeuretvoircequenouspouvonsydécouvrir.– Pas tout à fait, Quinn (Byerley eut un large sourire).
Malheureusement,monprétenduprofesseurestunmalade.Samaisondecampagne est son lieu de repos. Ses droits privés de citoyen adulteresponsablen’ensontqueplusfortsétantdonnélescirconstances.Vousne pourrez obtenir un mandat pour pénétrer dans son domicile sansfournir des justifications valables. Néanmoins je serais le dernier àm’opposeràvotretentative.Ilyeutunepause,puisQuinnsepenchaenavant,sonimagegrossit,
lesridessecreusèrentsursonfront:–Byerley,pourquoivousobstinez-vous?Vousnepouvezpasêtreélu.–Vouscroyez?–Pensez-vousquevousyparviendrez?Votrerefusdevousdisculper–
alorsquevouspourriezlefaireaisémentenviolantl’unedesTroisLois–neconvaincra-t-ilpaslesgensquevousêtesréellementunrobot?–Toutcequejevoisjusqu’ici,c’estquej’étaisunobscurhommedeloi
delamétropolequevousaveztransforméenvedettemondiale.Vousêtesunexcellentpubliciste.–Maisvousêtesunrobot.
–Onl’adit,maiscelaresteencoreàprouver.–C’estassezprouvépourlesélecteurs.–Danscecas,pourquoivousfairedusouci?Vousavezgagné.– Au revoir, dit Quinn, nerveux pour la première fois, et l’image
disparut.– Au revoir, répondit imperturbablement Byerley en s’adressant à
l’écranblanc.Byerley ramena son « professeur » de la campagne la semaine
précédant l’élection. La voiture aérienne se posa rapidement dans unepartieobscuredelaville.–Vousdemeurerezicijusqu’aprèsl’élection,luiditByerley.Jepréfère
vous savoir en lieu sûr, si les choses venaient à prendre unemauvaisetournure.La voix rauque qui sortait péniblement de la bouche torduede John
pritunaccentd’inquiétude.–Lasituationest-elledangereuse?–LesFondamentalistesmenacentderecourirà la force,et ledanger
existe, du moins théoriquement. Mais je n’y crois pas beaucoup. LesFondamentalistes n’ont aucun pouvoir réel. Ils constituent simplementunfacteurpermanentd’agitationquipourraitéventuellementcauseruneémeute.Celane te fait riendedemeurer ici?Je t’enprie !Jeneseraisplusmoi-mêmesijedevaism’inquiéteràtonsujet.–Oh!jeresterai.Tucroistoujoursquetoutsepasserabien?–J’ensuiscertain.Nuln’estvenut’importuneràlacampagne?–Personne,j’ensuissûr.–Etdetoncôté,toutabienmarché?–Assezbien.Nousn’auronspasd’ennuisdececôté.–Alorsprendsbiensoindetoietregardelatélévisiondemain,John.Byerleyserralamaindéforméeposéesurlasienne.Le front de Lenton était perpétuellement barré de plis profonds. Il
avaitleprivilègepeuenviabled’êtreledirecteurdecampagnedeByerley,dansunecampagnequin’enétaitpasune,etdereprésenteruncandidatquirefusaitderévélersastratégieetnevoulaitaccepteràaucunprixcelledesondirecteur.– Ce n’est pas possible ! (Telle était sa phrase favorite, sa phrase
unique.)Jetelerépète,Steve,cen’estpaspossible!Il se jeta devant le procureur, qui passait son temps à feuilleter les
pagesdactylographiéesdesondiscours.
– Laisse cela, Steve. Cette foule a été organisée par lesFondamentalistes. Tu ne pourras pas te faire entendre. Tu te feraslapider.Pourquoiveux-tuprononcerundiscoursenpublic?Pourquoinepasutiliserunenregistrement?–Tuveuxque jegagne l’élection,n’est-cepas?demandadoucement
Byerley.– Gagner l’élection ! Pas question, Steve. J’essaie simplement de te
sauverlavie.–Jenesuispasendanger.–Iln’estpasendanger,iln’estpasendanger!(Lentontiradesagorge
uncurieuxsonguttural.)Tuveuxteprésentersurcebalcondevantcinqmille cinglés et essayer de les raisonner… sur un balcon, comme unorateurromain?Byerleyconsultasamontre.–Danscinqminutesenviron…dèsqueles lignesdetélévisionseront
libres.LaréponsedeLentonnepeutpasêtrerapportéeici.Lafouleenvahituneenceinteclôturéeàl’extérieurdelaville.Arbreset
habitations semblaient jaillirde lamassehumaine rassemblée.Le restedumondesuivait le spectaclepar satellite.C’étaituneélection locale etpourtantlemondeentieravaitlesyeuxfixéssurelle.CettepenséeamenaunsouriresurleslèvresdeByerley.Pourtant, lafouleelle-mêmen’avaitrienquipûtprêteràsourire.Les
pancartes et lesbanderoles le traitaientde robot sur tous les tons.Unehostilitépesante,tangible,planaitau-dessusdelafoule.Dès ledépart, le discours était voué à l’échec. Il était perdudans les
huéesdelafouleet lesclameursrythméesdesclaquesfondamentalistesquiformaientdesnoyauxdursauseindelamasse.Byerleycontinuaitàparler,imperturbablement…Al’intérieur,Lentons’arrachait lescheveuxengémissant…attendant
lesangquiallaitcouler.Ilyeutunmouvementdanslespremiersrangs.Uncitoyenauxformes
anguleuses, aux yeux proéminents, portant des vêtements trop courtspoursesmembresdécharnés,sefrayaitunpassageenavant.Unpolicierplongea dans son sillage, à grandes brasses lentes qui soulevaient desremousparmilestêtes.Byerley,d’ungesteirritée,luifitsignedelaisserfaire.L’hommeefflanqué se trouvait àprésent juste au-dessousdubalcon.
Sesparolesseperdaientdanslesgrondementsdelafoule.Byerleysepenchasurlabalustrade:– Que dites-vous ? Si vous avez une question valable à poser, j’y
répondrai.Ilsetournaversungarde.–Faitesmontercethomme.Une tension semanifesta dans la foule. Des cris de « Silence ! » se
firent entendre en divers points, se déchaînèrent en tumulte pours’apaiserensuiteenvaguesdécroissantes.L’hommeefflanquésetrouvaitdevantByerley,levisagerouge,essoufflé.–Ehbien,parlez!ditByerley.L’autrelefixaetditd’unevoixenrouée:–Frappez-moi!Avecénergie,iltenditsonmentonenavant:–Frappez-moi!Vousn’êtespasunrobot,dites-vous,prouvez-le.Vous
nepouvezpasfrapperunhomme,espècedemonstre!Aussitôt se fit un silence étrange, un silence de mort. La voix de
Byerleys’éleva:–Jen’aiaucuneraisondevousfrapper.L’autreéclatad’unriredément.– Dites plutôt que vous ne pouvez pas me frapper. Vous ne me
frapperezpas.Vousn’êtespashumain.Vousêtesunmonstre,unecopied’homme.EtStephenByerley,leslèvresserrées,devantdesmilliersdetémoinset
des millions de téléspectateurs, prit son élan et assena un directretentissant à la pointe dumenton du provocateur. Celui-ci tomba à larenverse,commeunemasse,avecuneexpressiondesurpriseincrédule.– Je suis désolé, dit Byerley. Emportez-le et installez-le
confortablement.Sitôtquej’enauraiterminé,j’irailuiparler.LorsqueleDrSusanCalvinmanœuvrapourquitterlaplaceréservéeà
sa voiture, un seul journaliste s’était suffisamment remis du choc pours’élancer sur ses traces et lui crier une question qui se perdit dans letumulte.SusanCalvinluijetapar-dessussonépaule:–Ilesthumain!Il n’en fallut pas davantage. Le reporter reprit sa course dans la
directionopposée.Lerestedudiscoursfutprononcé,maisnulnel’entendit.
LeDrCalvinetStephenByerleyserencontrèrentunefoisencore…une
semaineavantqu’ilprêteserment.Ilétaittard:minuitpassé.–Vousn’avezpasl’airfatigué,ditledocteur.Lenouveaumairesourit:–Jedorspeu.N’enditesrienàQuinn!–Comptezsurmoi.Maispuisquevousparlezdelui,ilm’aracontéune
fort intéressante histoire. Dommage que vous ayez tout gâché. Vousconnaissezsathéorie,jesuppose?–Partiellement.– Elle est extrêmement dramatique. Stephen Byerley était un jeune
avocat, un orateur doué, un grand idéaliste ayant un certain flair enbiophysique.Vousintéressez-vousàlarobotique,monsieurByerley?–Seulementdanssesaspectslégaux.–Voilàcequ’étaitStephenByerley.Mais il futvictimed’unaccident.
Safemmemourutsurlecoup;cefutbienpispourlui.Iln’avaitplusdejambes ; plus de visage ; plus de voix. Son esprit était partiellementatteint. Il refusadesesoumettreà lachirurgieplastique. Il se retiradumonde…sacarrière juridiqueétaitbrisée…ilne luirestaitplusquesonintelligence et ses mains. Il parvint, on ne sait trop comment, à seprocurer un cerveau positronique, du type le plus complexe, apte àformulerdesjugementssurdesproblèmesd’éthique–lafonctionlaplushautequelarobotiqueaitpuréaliseràcejour.–Ilconstruisituncorpsautourdececerveau.Leformaàdevenirtout
cequ’ilavaitétéetn’étaitplus.IllelançadanslemondesouslenomdeStephenByerley,tandisqu’ildemeuraitlui-mêmedansl’ombrecommelevieuxprofesseurinfirmequenulnevoyaitjamais…–Malheureusement,ditlenouveaumaire,j’airuinécettebellethéorie
enfrappantunhomme.Sij’encroislesjournaux,c’estàcemomentquevousavezdéclaréofficiellementquejesuishumain.–Comment cela s’est-il passé ?Voyez-vous un inconvénient àme le
dire?Jenepensepasqu’ilpuisses’agird’unconcoursdecirconstancesfortuit.– Pas entièrement, du moins. Quinn a fait le gros du travail. Mes
hommesont commencé à répandrediscrètement le bruit que jen’avaisjamaisfrappéunhomme;quej’enétaisincapable;quesijemedérobaisdevantuneprovocationcaractérisée, lapreuveserait faiteque jen’étaisqu’un robot. Je me suis donc arrangé pour prononcer en public undiscoursbidon,encomptantsurlapublicitéfaiteautourdecetteaffaire
et en attendant le premier qui tomberait dans le panneau. C’étaitfinalementuncoupmonté,oùuneatmosphère crééede toutespiècesaentraîné la scène escomptée. Bien entendu, la réaction émotionnelleattenduerendaitmonélectioncertaine,commejelesouhaitais.Larobopsychologueinclinalatête.– Je vois que vous empiétez surmes plates-bandes… comme doit le
fairetoutpoliticien,jesuppose.Maisjeregretteinfinimentqueleschosesaienttournédecettefaçon.J’aimelesrobots, je lesaimebeaucoupplusquelesêtreshumains.Sil’onpouvaitcréerunrobotcapabledetenirdesfonctionspubliques, j’imaginequ’il remplirait idéalement lesdevoirsdesacharge.SelonlesLoisdelarobotique,ilseraitincapabledecauserdupréjudice aux humains, il serait incorruptible, inaccessible à la sottise,aux préjugés. Et lorsqu’il aurait fait son temps, il se retirerait, bienqu’immortel, car ilnepourraitpasblesserdeshumainsen leur laissantsavoirqu’ilsavaientétédirigésparunrobot.Ceseraitl’idéal.– Sauf qu’un robot pourrait échouer dans sa tâche en raison de
certaines inaptitudes inhérentesà soncerveau.Le cerveaupositroniquen’ajamaiségalélacomplexitéducerveauhumain.–Onluiadjoindraitdesconseillers.Uncerveauhumainlui-mêmeest
incapabledegouvernersansassistance.ByerleyconsidéraSusanCalvinavecunintérêtempreintdegravité.–Pourquoisouriez-vous,docteurCalvin?–JesourisparcequeM.Quinnn’avaitpaspenséàtout.– Sans doute entendez-vous par là qu’il y a encore autre chose dans
cettehistoire?–Un simpledétail seulement.Troismoisdurant, avant l’élection, ce
Stephen Byerley dont parlait M. Quinn, cet homme brisé, a été à lacampagne pour une raison mystérieuse. Il est revenu en ville à tempspourêtreprésentlorsdevotrefameuxdiscours.Aprèstout,cequelevieilinfirme a réalisé une première fois, il pouvait l’accomplir une seconde,surtout quand le second travail est très simple en comparaison dupremier.–Jenecomprendspastrèsbien.LeDrCalvinselevaetdéfroissasarobe.Ellesepréparaitévidemment
àpartir.– Je veux dire qu’il existe une seule occasion où un robot puisse
frapperunêtrehumainsansenfreindrelaPremièreLoi,uneseule.–Etlaquelle?Le Dr Calvin était déjà auprès de la porte. Elle répondit d’une voix
paisible:–Quandl’hommefrappéestlui-mêmeunrobot.Elleeutunlargesourirequiilluminasonvisagemince.– Au revoir, monsieur Byerley. J’espère voter pour vous dans cinq
ans…pourlepostedeCoordinateur.StephenByerleyeutunpetitrire.–Voilàunedrôled’idée!Laporteserefermaderrièreelle.
CONFLITÉVITABLE
Danssoncabinetdetravail,leCoordinateurdisposaitdecettecuriositémédiévale,unâtre.Acoupsûr, l’hommeduMoyenÂgeaurait fortbienpu ne pas le reconnaître pour tel, puisqu’il ne possédait aucunesignification fonctionnelle. La flamme tranquille et claire apparaissaitdansuneenceinteisolée,derrièreduquartztransparent.Les bûches étaient allumées à distance par une infime dérivation du
faisceau énergétique qui alimentait les édifices publics de la ville. Lemêmeboutonquicommandaitlamiseàfeufaisaittoutd’abordévacuerlescendresdufeuprécédent,etpermettaitl’introductiond’unenouvelleprovision de bois – c’était une cheminée parfaitement domestiquée,commevouslevoyez.Maislefeului-mêmeétaitparfaitementréel.Ilétaitsonorisé,detelle
sortequ’ilétaitpossibled’entendrelescrépitementsetnaturellementdevoirlaflammedanserdanslecourantd’airquil’alimentait.Le verre rosé du Coordinateur reflétait en miniature les gambades
discrètes de la flamme et, en format encore plus réduit, celle-ci venaitjouersursespupillessongeuses.…Etsurlesprunellesglacéesdesonhôte,leDrSusanCalvin,del’U.S.
Robots.– Je ne vous ai pas convoquée, Susan, pour des raisons de pure
convenance,ditleCoordinateur.–Jen’enaijamaisdouté,Stephen,répliqua-t-elle.–Etpourtantjenesaispasdequellefaçonvousexposerleproblème
qui me préoccupe. D’un côté, on pourrait lui attribuer une totaleinsignifianceetdel’autreilpourraitamenerlafindel’humanité.–J’aiaffrontétantdeproblèmesaucoursdemonexistence,Stephen,
quimemettaient en présence dumême dilemme… il faut croire qu’ilssonttouslogésàlamêmeenseigne.– Vraiment ? Alors jugez-en… L’Acier Mondial signale une
surproduction de vingtmille tonnes. Le CanalMexicain a un retard dedeuxmoissursonprogramme.Lesminesdemercured’Almadenontsubiune baisse de production depuis le printemps dernier, tandis que lesUsinesHydroponiquesdeTientsindébauchentdupersonnel.Cesont là
des indications qui me viennent à l’esprit en ce moment. Mais il y ad’autresexemplesdumêmegenre.–Ces faitsprésentent-ilsde lagravité ?Jene suispas suffisamment
versée en sciences économiques pour discerner les redoutablesconséquencesd’untelétatdechoses.– Ils ne présentent aucune gravité en eux-mêmes. Si la situation
s’aggrave,nouspourronsenvoyerdesexpertsauxminesd’Almaden.LesingénieursenhydroponiquepeuventêtreutilisésàJavaouàCeylan,s’ilssont en surnombre à Tientsin. Vingt mille tonnes d’acier en excédentseront absorbées en quelques jours par la demande mondiale, etl’ouvertureduCanalMexicaindeuxmoisaprèsladateprévuen’aqu’uneimportancerelative.CesontlesMachinesquim’inquiètent…J’enaidéjàparléàvotredirecteurderecherches.–VincentSilver?…ilnem’arienditàcepropos.–Jeluiaidemandéden’enparleràpersonne.–Etquevousa-t-ildit?–Permettez-moid’abordercesujetaumomentopportun.Jevoudrais
vousparlerdesMachinesenpremierlieu.Etsijeveuxvousentretenirdece sujet, c’est que vous êtes la seule personne au monde à connaîtresuffisamment les robots pour pouvoir me venir en aide,… Puis-jephilosopherunpeu?– Ce soir, Stephen, vous pouvezme parler de ce que vous voulez et
commevouslevoulez,àconditionquevousmedisieztoutd’abordcequevousentendezprouver.–Quedesdéséquilibresminimestelsqueceuxquiviennenttroublerla
perfectiondenotresystèmedeproductionetdeconsommationpeuventconstituerunpremierpasverslaguerrefinale.–Hum!Poursuivez.Susan Calvin ne permit pas à son corps de se détendre en dépit du
confort raffiné que lui assurait le dessin du fauteuil où elle avait prisplace. Son visage froid, aux lèvres minces, sa voix incolore et égaleconstituaient des traits caractéristiques de sa personnalité, quis’accentuaientavecl’âge.EtbienqueStephenByerleyfûtunhommepourlequel elle pouvait éprouver de l’affection et de la confiance, elleapprochait de soixante-dix ans et les habitudes d’une vie entière ne semodifientpasfacilement.– Chaque période du développement humain, dit le Coordinateur,
suscitesongenreparticulierdeconflits…sontypepropredeproblèmes,que la force seule serait apparemment capable de résoudre. Et, chose
paradoxale, à chaque fois la force s’est révélée incapable de résoudreréellement le problème.Au lieu de cela, il s’est poursuivi à travers unesérie de conflits, pour s’évanouir enfin de lui-même avec… commentdirais-je…nonpasuncoupdetonnerre,maisungémissement,enmêmetempsquechangeait lecontexteéconomiqueetsocial.Puissurgissaientdenouveauxproblèmes,etunenouvellesériedeguerres…selonuncycleindéfinimentrenouvelé.– Considérons les temps relativement modernes. Nous avons vu les
séries de guerres dynastiques du XVIe au XVIIIe siècle, où la plusimportantequestionenEuropeétaitdesavoirqui,desHabsbourgetdesBourbons-Valois, dominerait le continent. C’était l’un de ces « conflitsinévitables » puisque de toute évidence l’Europene pouvait pas existermoitiésousladominationdel’un,moitiésouscelledel’autre.– C’est pourtant ce qui se produisit, et jamais guerre ne réussit à
balayer l’un au profit de l’autre, jusqu’au jour où la naissance d’unenouvelleatmosphèresocialeenFrance,en1789, fitbasculerd’abord lesBourbons,etpeuaprèslesHabsbourg,danslevide-orduresquidevaitlesprécipiterdansl’incinérateurdel’Histoire.–D’autrepart,aucoursdesmêmessièclessedéroulèrent lesguerres
religieuseslesplusbarbares,dontl’importantenjeuétaitdedéterminersil’Europeseraitcatholiqueouprotestante.Pasquestiondepartagerleurszones d’influence parmoitiés. Il était inévitable que l’épée en décidât…Hélas,ellenedécidaderiendutout.UnnouvelindustrialismenaissaitenAngleterre, et sur le continent un nouveau nationalisme. L’Europedemeurascindéeendeuxmoitiésjusqu’àcejour,etnulnes’eninquiétaguère.– Au cours des XIXe et XXe siècles se déroula un cycle de guerres
nationalistes-impérialistes. Cette fois la question la plus importanteconsistait à trancher quelles parties de l’Europe contrôleraient lesressourceséconomiquesetlescapacitésdeconsommationdespaysextra-européens.Touslespaysextra-européensnepouvaientévidemmentpasexisterenétantenpartieanglais,enpartiefrançais,enpartieallemandset ainsi de suite… Jusqu’au moment où les forces du nationalisme sefurent suffisamment étendues, si bien que les pays extra-européensmirentfinàcequelesguerressetrouvaientimpuissantesàterminer,endécidant de vivre, fort confortablement d’ailleurs, dans un statutentièrementextra-européen.–Detellesortequenousavonsunesortedepatron…
–Oui,Stephen,vousledémontrezclairement,ditSusanCalvin,maiscenesontpaslàdesobservationstrèsnouvelles.–Sansdoute…mais c’estpresque toujours l’arbrequi cache la forêt.
C’est aussi évident que le nez aumilieu de la figure, dit-on.Mais dansquellemesurepouvez-vous apercevoir votrenez àmoinsqu’onne voustende un miroir ? Au XXe siècle, Susan, nous avons déclenché unnouveau cycle de guerres… comment pourrait-on les appeler ? Desguerres idéologiques ? Les passions suscitées par les religionss’appliquant aux systèmes économiques plutôt qu’à des conceptssurnaturels?Denouveaulesguerresétaient«inévitables»etcettefoisilexistait des armes atomiques si bien que l’humanité ne pouvait plusdésormais subir les mêmes tourments sans déboucher sur l’holocaustedéfinitif…Puisvinrentlesrobotspositroniques.– Ils survinrent à temps, amenant dans leur sillage les voyages
interplanétaires.Désormais il semblamoins importantque lemondesepliât aux préceptes d’Adam Smith ou de Karl Marx. Ni l’un ni l’autren’avaientplusguèredesensétantdonnélesnouvellescirconstances.Lesdeux systèmes durent s’adapter et aboutirent pratiquement au mêmepoint.– Un deus ex machina, en quelque sorte, et dans les deux sens du
terme,ditsèchementleDrCalvin.LeCoordinateureutunsourireindulgent.– C’est la première fois que je vous entends faire un jeu de mots,
Susan, mais il tombe parfaitement juste. Il y avait pourtant un autredanger. La solution de chaque problème ne faisait qu’en susciter unnouveau.Notrenouvelle économiemondiale fondée sur les robotspeutengendrer ses propres problèmes et c’est pour cette raison que nousavonsdesMachines.L’économieterrestreeststableetdemeurerastable,car elle est fondée sur les décisions de machines à calculer qui sepréoccupentessentiellementdubiende l’humanitégrâceà lapuissanceirrésistibledelaPremièreLoidelaRobotique.– Et bien que les machines ne soient rien d’autre que le plus vaste
conglomératde circuits jamais inventé, ellesdemeurentnéanmoinsdesrobotssoumisauximpératifsde laPremièreLoi,sibienque l’économiegénéraledelaplanètedemeureenaccordavecles intérêtsbiencomprisde l’Homme. Les populations de la Terre savent que n’interviendrontjamais le chômage, la surproduction, ou la raréfaction des produits. Legaspillage et la famine ne sont plus que des mots dans les manuelsd’histoire. Si bien que le problème de la propriété des moyens de
production devient un terme vide de sens. Quel que pût en être lepropriétaire – si une telle expression a encore un sens –, qu’il s’agissed’unhomme,d’ungroupe,d’unenationoude l’humanitéentière, ilsnepouvaientêtreutilisésqu’envertudesdirectivesdesMachines…nonqueleshommesyfussentcontraints,maisc’étaitlasolutionlaplussageetleshommesnel’ignoraientpas.–Cefutlafindelaguerre,nonseulementduderniercycledeguerres,
maisdusuivantetdetouteslesguerres.Amoinsque…IlyeutunlongsilenceetleDrCalvinl’encourageaàreprendrelefilde
sondiscoursenrépétant:–Amoinsque…?La flamme tomba dans le foyer, lécha les contours d’une bûche puis
jaillitdenouveau.– A moins que, poursuivit le Coordinateur, les Machines cessent
d’accomplirleursfonctions.–Jevois.Etc’est-làoùinterviennentcesdéséquilibresminimesdont
vousparliezilyaquelquesinstants…l’acier,l’hydroponiqueetlereste.–Exactement.Ceserreurssontinconcevables.LeDrSilverm’affirme
qu’ellessonttoutàfaitimpossibles.–Nie-t-illesfaits?Ceseraitbiensurprenant!–Non, il lesadmet,bienentendu.Je suis injusteenvers lui.Cequ’il
nie, c’est que ces prétendues – je le cite textuellement – erreursproviennent de quelque faute de calcul dont la machine seraitresponsable. Ilprétendque lesMachines secorrigentautomatiquementet qu’il faudrait violer les lois fondamentales de la nature pour qu’uneerreurpuisseseproduiredanslescircuitsderelais.C’estpourquoi…–…vousavezdit:faites-lesvérifierparlestechnicienspours’assurer
quetoutfonctionnecorrectement.–Vous lisez dansmes pensées, Susan. Ce sontmes propres paroles.
Maisilm’aditqu’ilnepouvaitpaslefaire.–Ilétaittropoccupé?–Non,ilm’aréponduqu’aucunhommen’enétaitcapable.Ilm’aparlé
en toute franchise. Selon lui, les Machines sont une gigantesqueextrapolation. Prenons un exemple : une équipe de mathématicienstravaillependantplusieursannéesauxcalculsd’uncerveaupositroniqueconçupoureffectuerdescalculssimilaires.Enseservantducerveau,ilsse livrent à de nouveaux calculs pour créer un cerveau encore pluscomplexe, lequelsertàsontourpourenétabliruntroisièmeetainsidesuite.Sij’encroisSilver,cequenousappelonslesMachinesestlerésultat
dedixopérationssimilaires.–Oui,j’aidéjàentenducelaquelquepart.Heureusementjenesuispas
mathématicienne… Pauvre Vincent ! Il est jeune, ses prédécesseurs,AlfredLanningetPeterBogert,sontmorts,etilsn’ontpasdûaffronterdetels problèmes.Nimoi-même d’ailleurs. Lemoment est peut-être venupour les roboticiens de mourir puisqu’ils ne peuvent plus comprendreleursproprescréations.– Apparemment non. LesMachines ne sont pas des super-cerveaux
dans le sens que leur donnent les bandes dessinées. C’est simplementque,dansleurspécialité–lacollecteetl’analysed’unnombrequasiinfinid’informationsenuntempsinfinitésimal–,ellesontprogresséau-delàdetoutepossibilitédecontrôlehumain.–Ensuitej’aitentéautrechose.J’aiposélaquestionàlaMachineelle-
même. Dans le secret le plus rigoureux, nous lui avons fourni lesinformations originelles dans la décision concernant l’acier, sa propreréponse,etlesdéveloppementsactuelsdepuiscemoment…c’est-à-direlasurproduction… nous lui avons ensuite demandé des explications surcettedivergence.–Bien.Etquellefutlaréponse?– Je puis vous la citer textuellement : La question n’exige aucune
explication.–EtcommentVincenta-t-ilinterprétécela?–Dedeuxmanières.Oubiennousn’avionspas fourni à laMachine
suffisamment d’informations pour lui permettre de nous donner uneréponse sans ambiguïté, ce qui était improbable et le Dr Silver l’admitparfaitement;oubienilétaitimpossibleàlaMachined’admettrequ’ellepouvaitdonneruneréponseàdesinformationsimpliquantqu’ilpouvaiten résulter des dommages pour un être humain. Ce qui ressortitnaturellementde laPremièreLoi.Puis leDrSilverme recommandadevousconsulter.SusanCalvinsemblaitprofondémentlasse.– Je suis vieille, Stephen. A lamort de Peter Bogert, on a voulume
nommerDirecteurdesRecherchesmaisj’airefusé.Jen’étaisplusjeuneàl’époqueetjenedésiraispasassumerunetelleresponsabilité.Onconfiadonc le poste au jeune Silver et je fus pleinement satisfaite de cettedécision ; aujourd’hui je n’en suis pas plus avancée si l’on m’entraînedansunepareillepétaudière.– Stephen, permettez-moi de préciser ma position. Mes recherches
comportent en effet l’interprétation de la conduite des robots, en me
fondant sur lesTroisLoisde laRobotique.Or,nousavonsaffaireà cesincroyablesmachinesàcalculer.CesontdesrobotspositroniquesetparconséquentellesobéissentauxLoisdelaRobotique.Maisellesn’ontpasde personnalité ; c’est-à-dire que leurs fonctions sont extrêmementlimitées… Il le faut bien puisqu’elles sont tellement spécialisées. Il leurreste donc fort peu de place pour l’interaction des Lois, et la seuleméthode d’attaque que je possède est pratiquement inopérante. En unmot,jenevoispasenquoijepuisvousaider,Stephen.LeCoordinateureutunrirebref.– Permettez-moi néanmoins de vous exposer le reste. Je vais vous
donnermes théories et peut-être pourrez-vous ensuiteme dire si ellessontapplicablesàlalumièredelarobopsychologie.–Jevousenprie.–PuisquelesMachinesnousdonnentdesréponseserronées,etqu’on
assurequ’ellesnepeuventpassetromper,ilnerestequ’unepossibilité:on leur fournitdes informations fausses !End’autres termes, ledéfautest d’origine humaine et non point robotique. J’ai donc effectué marécenteinspectionplanétaire…–Al’issuedelaquellevousvenezderentreràNewYork.–Eneffet.C’étaitnécessaire,voyez-vous,puisquelesMachinessontau
nombre de quatre, et que chacune d’elles s’occupe d’une Régionplanétaire.Ettouteslesquatrefournissentdesrésultatsimparfaits!–Celacouledesource,Stephen.Sil’unedesMachinesestimparfaite,
cela apparaîtra obligatoirement dans les résultats fournis par les troisautres, puisque chacune des autres s’appuie pour former ses propresdécisionssurlaperfectiondel’imparfaitequatrième.Unetelleassertionsuffirapourqu’ellesdonnentdesréponseserronées.– C’est bien ce qu’il me semblait. J’ai ici l’enregistrement de mes
conversationsavecchacundesCoordinateursRégionaux.Voulez-vouslesparcouriravecmoi?…Oh,ettoutd’abordavez-vousentenduparlerdelaSociétépourl’Humanité?–Eneffet.C’estuneramificationdesFondamentalistesquiaempêché
l’U.S.Robotsd’employerunemain-d’œuvrederobotspositroniquessousprétexte de concurrence déloyale. La Société pour l’Humanité est elle-mêmeanti-Machines,n’est-cepas?–Oui,oui,maisvousverrez.Commençons-nous?Nousallonsdébuter
parlaRégionEst.–Commevousvoudrez…
REGIONESTa–Superficie:19200000dekilomètrescarrés.b–Population:1700000000d’habitants.c–Capitale:Shanghai.L’arrière-grand-père de Ching Hso-lin avait été tué au cours de
l’invasion japonaise de la vieilleRépublique chinoise, et nul, à part sesenfants,n’avaitpleurésapertenin’enavaitmêmeétéaverti.Legrand-pèredeChingHso-linavaitsurvécuàlaguerreciviledesannées40,maisnul,àpartsesenfants,n’enavaitriensuetnes’enétaitpréoccupé.PourtantChingHso-linétaitVice-Coordinateurrégionalet s’occupait
dubien-êtreéconomiquedelamoitiédelapopulationdelaTerre.Peut-êtreest-ceenconsidérationdecefaitqueChingnepossédaitque
deux cartes pour tout ornement, dans son bureau. L’une était un vieuxdocument tracé à lamain, représentant un arpent de terre ou deux etportantlespictogrammes,actuellementtombésendésuétude,delaChineantique.Unepetitecriqueétaitdessinéedebiaissurdeslignespasséesetl’ondistinguaitlesdélicatscoupsdepinceauindiquantdeshuttesbasses,dansl’unedesquellesétaitnélegrand-pèredeChing.Lasecondecarteétait immense,d’ungraphismeprécis, avec tous les
noms inscrits en caractères cyrilliques soignés. La frontière rouge quidélimitaitlaRégionEstenglobaitdanssonenceintetoutcequiavaitétéautrefoislaChine,lesIndes,laBirmanie,l’Indochineetl’Indonésie.Surcette carte, dans la vieille province de Szechuan, se trouvait une petitemarquesilégèrequenulnepouvaitlavoiretquiindiquaitl’emplacementdelafermeancestraledeChing.Ching se tenait debout devant ces cartes et s’adressait à Stephen
Byerleydansunanglaisprécis.– Nul mieux que vous ne sait, monsieur le Coordinateur, que ma
fonctionestplutôtunesinécure.Ellecomporteuncertainlustresocial,etje sers de point focal fort commode pour l’administration, mais parailleurs c’est laMachine qui accomplit tout le travail. Que pensez-vousparexempledesétablissementshydroponiquesdeTientsin?–Extraordinaires!ditByerley.–Cen’estpourtantqu’uneunitéparmidesdouzainesetellen’estpas
la plus grande. Shanghai, Calcutta, Batavia, Bangkok… elles sontlargement développées et permettent de nourrir une population d’unmilliardseptcentmillionsd’habitants.– Cependant, dit Byerley, vous avez du chômage à Tientsin. Est-il
possiblequevousproduisieztrop?Ilest invraisemblabledepenserquel’Asiepuissesouffrird’unexcédentdevivres.LesyeuxnoirsdeChingseplissèrent:–Non, nous n’en sommes pas encore là. Il est vrai qu’au cours des
derniersmoisplusieursréservoirsontétéfermésàTientsin,maiscen’estpastrèssérieux.Leshommesontétémisàpiedtemporairementetceuxqui acceptent de travailler loin de chez eux ont été embarqués pourColombo,oùunnouvelétablissementvientdes’ouvrir.–Pourquoia-t-ilfallufermerlesréservoirs?Chingsouritaimablement:–Vousneconnaissezpasgrand-choseàl’hydroponique,ilmesemble.
Celan’ariendesurprenant.VousêtesunhommeduNord,oùlaculturedu sol est encore rentable. Il estdebon ton,dans leNord,depenser àl’hydroponique – lorsqu’on y pense – comme un procédé pour fairepousserdesnavetsdansunesolutionchimique,cequiestexact…d’unemanièreextrêmementcompliquée.– Tout d’abord, les plus grandes cultures, et de loin, concernent la
levure, dont le pourcentage est d’ailleurs en augmentation.Nous avonsplus de deuxmille filtres à levure en production et de nouvelles unitésviennent s’y ajouter chaque mois. Les aliments de base chimiques desdifférentes levuressont lesnitrateset lesphosphatesparmi lesproduitsinorganiques, en même temps que les quantités convenables de tracesmétalliquesnécessairesetlesdosesinfinitésimalesparmilliondevolumede bore et demolybdène indispensables. Lesmatières organiques sontsurtoutreprésentéspardesmixturessucréesdérivéesdel’hydrolysedelacellulose,maisilfautyajouterdiversélémentsalimentaires.– Pour obtenir une industrie hydroponique florissante – capable de
nourrirdix-septcentsmillionsd’habitants–nousdevronsentreprendreun immense programme de reboisement à travers l’Est ; nous devronsconstruire d’immenses usines de conversion du bois pour exploiterconvenablement nos jungles du Sud ; nous devrons posséder desressources énergétiques, de l’acier et par-dessus tout des matières desynthèsechimique.–Pourquoicesdernières?– Parce que ces filtres de levure possèdent chacun leurs propriétés
particulières.Nousavonsmisenplacedeuxmillefiltres,commejevousl’aidit.Lebifteckquevousavezcrumangeraujourd’huiétaitdelalevure.Lesfruitsgelésquevousavezconsommésaudessertétaientdelalevure.Nousavonsfiltrédujusdelevurequiavaitlegoût,l’apparenceettoutela
valeurnutritivedulait.–C’estlasaveurplusquetoutlereste,voyez-vous,quirendpopulaire
l’alimentationà la levureetc’estpourobtenir lasaveurquenousavonsdéveloppé des filtres artificiels domestiqués qui ne peuvent désormaisplussecontenterd’unrégimeàbasedeselsetdesucre.L’unexigedelabiotine ; un autre de l’acide ptéroylglutamique ; d’autres encoreréclamentdix-sept différents acides aminés enmême tempsque touteslesvitaminesBsaufune.Pourtantelleconnaîtunegrandepopularitéetnousnepouvonsl’abandonner…Byerleys’agitasursonsiège:–Pourquoimedites-voustoutcela?– Vous m’avez demandé, monsieur, pourquoi il y a du chômage à
Tientsin. Je vous dois quelques autres explications. Ce n’est passeulement que nous ayons besoin de ces divers éléments nutritifs pournos levures ; mais il nous faut encore compter avec l’engouementpassagerdespopulationspourcertainesproductionset lapossibilitédemettre en chantier de nouveaux filtres producteurs, correspondant augoût du jour. Tout cela doit être prévu et c’est la Machine qui s’encharge…–Maisimparfaitement…–MonDieu,pastellement,sil’onsongeauxcomplicationsquejeviens
dementionner.Sansdoutequelquesmilliersde travailleurs se trouventtemporairementsansemploiàTientsin.Maissil’onveutbienréfléchir,lecoefficient total d’erreur, aussi bien en excédent qu’en déficit, entre lademandeetlaproduction,aucoursdel’annéedernière,n’atteintpasunpourmille.J’estimeque…–Iln’enrestepasmoinsqu’aucoursdespremièresannées,cechiffre
étaitplusproched’unpourcentmille.–Pardon,maisaucoursdesdixannéesquisesontécouléesdepuisque
la Machine a commencé sérieusement ses opérations, nous nous ensommesservispourdécuplernotreancienneindustriedeproductiondelevure.Ilestnormalquelesimperfectionsaugmententparallèlementàlacomplexité,bienque…–Bienque…?–IlyaiteulecurieuxexempledeRamaVrasayana.–Queluiarriva-t-il?– Vrasayana dirigeait une usine d’évaporation de saumure pour la
production de l’iode, dont la levure peut se passer mais non pas leshumains.Sonusinefutobligéededéclarerforfait.
–Vraiment?Etparquoiyfut-ellecontrainte?–Parlaconcurrence.Engénéral l’unedesprincipalesfonctionsdela
Machine est d’indiquer la répartition la plus efficace de nos unités deproduction.Ilestévidemmentdésavantageuxquecertainssecteurssoientinsuffisamment approvisionnés, car dans ce cas les frais de transportinterviennentpouruneproportiontropgrandedanslabalancegénérale.De même, il est désavantageux qu’un secteur soit trop abondammentapprovisionné, car les usines doivent fonctionner au-dessous de leurcapacité, àmoins qu’elles n’entrent dans une compétition préjudiciablelesunesaveclesautres.DanslecasdeVrasayana,unenouvelleusinefutinstallée dans la même ville, avec un système doté d’un meilleurrendementd’extraction.–LaMachinel’apermis?–Certainement.Celan’a riende surprenant. Lenouveau système se
répand largement. Le plus surprenant de l’affaire c’est que laMachinen’avertitpasVrasayanaderénoverses installations…maispeuimporte.Vrasayanaacceptaunposted’ingénieurdans lanouvelleusineet, si sesresponsabilitésetsesémolumentssontmoinsimportants,onnepeutpasdirequ’ilenaitvéritablementpâti.Lestravailleursontfacilementtrouvéunemploi;l’ancienneusineaétéreconvertied’unefaçonoud’uneautre.Maiselleconservesonutilité.NousavonslaisséàlaMachinelesoindetoutrégler.–Etparailleurs,vousnerecevezpasdedoléances?–Paslamoindre!REGIONTROPICALEa–Superficie:56000000dekilomètrescarrés.b–Population:500000000d’habitants.c–Capitale:CapitalCity.La cartequi figuraitdans lebureaudeLincolnNgomaétait fort loin
d’égaler la précision et la netteté dont se prévalait celle deChing, dansson domaine de Shanghai. Les frontières de la Région Tropicale deNgoma étaient tracées au crayon bistre et entouraient une magnifiqueaireintérieureétiquetée«jungle»,«désert»et«iciéléphantsettoutessortesdebêtesétranges».Cette frontière avait une vaste étendue car, en superficie, la Région
Tropicale englobait la majeure partie de deux continents : toutel’AmériqueduSud, aunordde l’Argentine et toute l’Afrique, au sudde
l’Atlas. Elle comprenait également l’Amérique du Nord au sud du RioGrandeetmêmel’Arabieet l’Iran,enAsie.C’était l’inversedelaRégionEst. Tandis que les fourmilières de l’Orient renfermaient la moitié del’humanité dans 15 % des terres émergées, les Tropiques dispersaientleurs15%d’humanitésurprèsdelamoitiédecesmêmessurfaces.Mais elle était en pleine croissance. C’était la seule Région dont la
population s’accroissait davantage par l’immigration que par lesnaissances…Etelleavaitdequoiemployertousceuxquiseprésentaient.Aux yeux de Ngoma, Stephen Byerley ressemblait à l’un de ces
immigrants au visage pâle, en quête d’un travail créateur qui leurpermettraitdetransformerunenaturehostileenluidonnantladouceurnécessaire à l’homme, et il ressentait instinctivement le dédain del’homme fort né sous les impitoyables Tropiques pour les infortunés àfaced’endivequiavaientvulejoursousunsoleilplusfroid.LesTropiquespossédaientlacapitalelaplusrécentedetoutelaTerre
et on l’appelait tout simplement « Capital City » avec la sublimeconfiance de la jeunesse. Elle s’étendait avec luxuriance sur les fertilesplateauxduNigeria,età l’extérieurdes fenêtresdeNgoma, très loinencontrebas,grouillaientlavieetlacouleur;lebrillant,brillantsoleiletlesrapides aversesdiluviennes.Le caquetagedesoiseaux couleurd’arc-en-ciellui-mêmeétaitpleindevivacitéetlesétoilesétaientdefinespointesd’épingledanslanuitsombre.Ngomariait.Ilétaitgrand,ilétaitbeau,avecunvisagesombre,plein
deforce.–Sansdoute,disait-il,etsonanglaisfamilierluiremplissaitlabouche,
leCanalMexicainaduretardsursonprogramme.Etaprès?N’empêchequ’onletermineraunjouroul’autre,monvieux.–Ilyasixmois,lestravauxprogressaientencorenormalement.NgomaregardaByerley,coupalentement l’extrémitéd’uncigareavec
sesdents,lerecrachaetallumal’autrebout.–S’agit-ild’uneenquêteofficielle,Byerley?Quesepasse-t-il?– Rien, rien du tout. Simplement, il entre dans mon rôle de
Coordinateurd’êtrecurieux.– A vrai dire, vous tombez au mauvais moment. D’ailleurs nous
sommestoujoursàcourtdemain-d’œuvre.CenesontpaslestravauxquimanquentdanslesTropiques.LeCanaln’estquel’und’eux…–MaisvotreMachinenevousdonne-t-ellepaslesprévisionsenmain-
d’œuvredisponiblepourleCanal…entenantcomptedesautrestravauxencours?
Ngomaposaunemainderrièresoncouetsouffladesrondsdefuméeversleplafond:–Elles’estlégèrementtrompée.–Luiarrive-t-ilsouventdesetromperlégèrement?–Pastellement…Nousn’attendonspastropdesapart,Byerley.Nous
lui fournissons des informations. Nous recueillons les résultats. Nousnousconformonsàsesdécisions.Maiselleneconstituepournousqu’unecommodité;undispositifdestinéànouséconomiserlabesogne,niplusni moins ; nous pourrions nous en passer s’il le fallait. Ce serait plusdifficile,moinsrapidepeut-être.Maisletravailseraitfait.–Nousavonsconfiance,Byerley,c’estlànotresecret.Confiance!Nous
disposons de terres nouvelles qui nous attendaient depuis des milliersd’années, tandis que le reste du monde était déchiré par les querellessordidesdel’èrepré-atomique.Nousnesommespasréduitsàmangerdelalevurecommelesgensdel’Estetnousn’avonspasànouspréoccupercommevous,gensduNord,desséquellesranciesdusiècleprécédent.–Nousavonsexterminélamouchetsé-tséetlemoustiqueanophèle,et
lesgensdécouvrentàprésentqu’ilspeuventvivreausoleilets’yplaire.Nous avons défriché les jungles et découvert de l’humus ; nous avonsirriguélesdésertsetdécouvertdesjardins.Nousavonsducharbonetdupétroleenréserveintacts,etdesminérauxinnombrables.–Qu’onnousfichelapaix,c’esttoutcequenousdemandonsaureste
dumonde…qu’onnousfichelapaixetqu’onnouslaissetravailler.–MaisleCanal,ditByerleyprosaïquement,n’avaitpasderetardilya
sixmois.Ques’est-ilpassé?Ngomaétenditlesmains.–Desdifficultésdemain-d’œuvre.Ilfouilladansunepiledepapierssursatabledetravailetyrenonça.–Ilyalà-dedansundocumentsurlaquestion,murmura-t-il,maispeu
importe. Il s’est produit une crise de main-d’œuvre au Mexique, à uncertainmoment, à propos de femmes. Il n’y avait pas suffisamment defemmesdanslevoisinage.Apparemment,nuln’avaitpenséàfournirdesinformationssexuellesàlaMachine.Ils’interrompitpourrireavecravissementpuisrepritsonsérieux.– Attendez une minute. J’ai son nom sur le bout des lèvres…
Villafranca!–Villafranca?– Francisco Villafranca… c’était l’ingénieur qui dirigeait les travaux.
Attendezquejemettedel’ordredansmesidées.Voyons…Ils’estproduit
quelquechose…unéboulement…c’estcela,c’estcela.Iln’yeutpasmortd’homme,sijemesouviensbien…maisquelscandale!–Tiens?–Uneerreurs’étaitglisséedanssescalculs…C’estdumoinscequedit
la Machine. On lui avait fourni les documents de Villafranca, sesprévisions et ainsi de suite, la nature du terrain sur lequel il avaitcommencé les travaux. La Machine donna des réponses différentes. Ilsembleque lesdonnéesutiliséesparVillafrancanetenaientpascomptede l’effetdes importanteschutesdepluiesur lesparoisde la taille…ouquelquechosedecegenre.Jenesuispasingénieur,vouscomprenez.– Quoi qu’il en soit, Villafranca protesta avec la dernière énergie. Il
prétenditque laMachinene lui avaitpas fourni lesmêmes réponses lapremière fois. Qu’il avait suivi fidèlement ses indications. Là-dessus ildonnesadémission!Nousluiavonsoffertdelegarder…sontravailnousavait donné satisfaction jusqu’à présent… Dans un emploi subalterne,naturellement… impossiblede faireautrement…deserreursnepeuventpasserinaperçues…c’estfâcheuxpourladiscipline…Oùenétais-je?–Vousluiavezoffertdelegarder.– Ah oui ! Il a refusé… En somme nous n’avons que deux mois de
retard.C’est-à-direpresquerien.Byerleyétendit lamainet sesdoigtsvinrent tambouriner légèrement
surlatable.–VillafrancaaccusaitlaMachine,n’est-cepas?–Iln’allaittoutdemêmepass’accuserlui-même?Voyonsleschoses
en face ; la nature humaine est une vieille amie. En outre, ilme vientautre choseà lamémoire…Pourquoidiablenepuis-je jamais retrouverles documents lorsque j’en ai besoin ? Mon système de classement nevautpasunpetdelapin!…CeVillafrancaétaitmembredel’unedevosorganisationsnordiques.LeMexiqueesttropprocheduNord.C’estdelàquevientenpartielemal.–Dequelleorganisationparlez-vous?– De la Société pour l’Humanité, comme on l’appelle. Villafranca
assistaitrégulièrementauxconférencesannuellesàNewYork.Unebandede cerveaux fêlés mais inoffensifs… Ils n’aiment pas les Machines ;prétendent qu’elles détruisent l’initiative humaine. C’est pourquoiVillafrancanepouvaitfaireautrementquedefaireretomberleblâmesurlaMachine…Personnellement,jenecomprendsrienàcegroupe.AvoirCapital City, dirait-on que la race humaine est en train de perdre sonespritd’initiative?
EtCapitalCitys’étiraitdanssagloiredoréesousunsoleiléclatant…laplusrécentecréationdel’Homometropolis.REGIONEUROPEENNEa–Superficie:10000000dekilomètrescarrés.b–Population:300000000d’habitants.c–Capitale:Genève.La Région Européenne constituait une anomalie sous plusieurs
aspects. En superficie, elle était de loin la plus petite, puisqu’ellen’atteignaitpas le cinquièmede la surfacede laRégionTropicale, et sapopulation n’était pas le cinquième de celle de la Région Est.Géographiquement, elle n’était semblable qu’approximativement àl’Europe pré-atomique, puisqu’elle excluait ce qui avait été la Russied’Europe et les Îles Britanniques, tandis qu’elle comprenait les côtesméditerranéennes de l’Afrique et de l’Asie et, par un étrange bond au-dessusdel’Atlantique,l’Argentine,leChilietl’Uruguay.Cetteconfigurationn’étaitpasdenatureàaméliorersonstatutvis-à-
vis des autres Régions de la Terre, sauf en ce que les provinces sud-américainesluiconféraientdevigueur.DetouteslesRégions,elleétaitlaseule à subir une baisse démographique par rapport au demi-siècleécoulé. Elle était la seule à ne pas avoir développé ses moyens deproductionetàn’avoiroffert riende radicalementnouveauà la culturehumaine.–L’Europe,ditMmeSzegeczowskadanssondouxparler français,est
essentiellementunedépendanceéconomiquedelaRégionNord.Nouslesavonsetn’enavonscure.Etenmanièred’acquiescementrésignédecedéfautd’individualité, il
n’existait aucune carte d’Europe sur les murs du bureau de Mme laCoordinatrice.– Et pourtant, fit remarquer Byerley, vous disposez d’une Machine
personnelle, et vous n’êtes certainement pas soumise à la moindrepressionéconomiquedelapartdesterritoiresoutre-Atlantique.–UneMachine?Bah!Ellehaussasesdélicatesépaules,et laissaunmincesourireerrersur
sonvisagetandisqu’elleprenaitunecigarettedeseslongsdoigtsfuselés:–L’Europeestsomnolente.Etceuxdenoshommesquin’émigrentpas
aux Tropiques somnolent également.N’est-ce pas àmoi, faible femme,
qu’incombe la charge de Vice-Coordinateur ? Fort heureusement, letravailn’estpasdifficileetl’onn’attendpastropdemoi.–PourcequiestdelaMachine…quepeut-ellediresicen’est:Faites
ceci,c’estcequivousconvientlemieux.Maisqu’est-cequinousconvientlemieux?D’êtresousladépendanceéconomiquedelaRégionNord.–Est-cetellementterribleaprèstout?Pasdeguerres!Nousvivonsen
paix…etc’estbienagréableaprèsseptmilleansdeguerre.Noussommesvieux, monsieur. Dans nos frontières se trouve le berceau de lacivilisationoccidentale.Nousavonsl’EgypteetlaMésopotamie;laCrèteet la Syrie ; l’Asie Mineure et la Grèce… Mais la vieillesse n’est pasnécessairement une période malheureuse. Ce peut être unépanouissement…– Vous avez peut-être raison, dit Byerley aimablement, dumoins le
rythmedelavieyest-ilmoinsintensequedanslesautresRégions.Onyrespireuneatmosphèreagréable.– N’est-ce pas ?…On apporte le thé,monsieur. Si vous voulez bien
indiquervospréférencesenmatièredecrèmeetdesucre…Merci.Ellebutunegorgéeetcontinua:– Agréable en effet. Que le reste du monde se livre à cet incessant
combat !Jedécouvre iciunparallèle, etdesplus intéressants. Il futuntempsoùRomeétaitlamaîtressedumonde.Elleavaitadoptélacultureet lacivilisationde laGrèce ;uneGrècequin’avait jamaisétéunie,quis’étaitruinéedanslaguerreetquifinissaitdansunedécadencecrasseuse.Rome lui apporta l’unité, la paix et lui permit de mener une vie sansgloire.Elleseconsacraàsesphilosophiesetàsesarts,loindufracasdesarmes et des troubles de la croissance. C’était une sorte demort,maisreposante, qui dura quatre cents ans, avec quelques interruptionsmineures.– Pourtant, dit Byerley, Rome finit par tomber et ce fut la fin du
sommeilenchanté.–Iln’existeplusdebarbarespourrenverserlacivilisation.–Nouspouvons êtrenospropres barbares,madameSzegeczowska…
Oh!àpropos,jevoulaisvousposerunequestion.Lesminesdemercured’Almaden ont subi une terrible chute de production. Les réserves demineraines’épuisentsûrementpasplusvitequeprévu?Les yeux gris de la petite femme se posèrent avec perspicacité sur
Byerley.–Lesbarbares…lachutedelacivilisation…unedéfaillancepossiblede
la Machine. Le cheminement de votre pensée est fort transparent en
vérité,chermonsieur.–Vraiment? (Byerley sourit.)Voilà cequec’estqued’avoiraffaireà
deshommes, comme celam’est arrivé jusqu’à présent !…Vous estimezdoncquel’affaired’AlmadenestlafautedelaMachine?– Pas du tout, mais c’est vous qui le pensez, àmon avis. Vous êtes
originairedelaRégionNord.LebureaucentraldeCoordinationsetrouveà New York… et je crois que les gens du Nord ne font pas tellementconfianceàlaMachine,jel’airemarquédepuisuncertaintemps.–Tiens,tiens!–IlyavotreSociétépourl’HumanitéquiestfortedansleNord,mais
qui naturellement ne parvient pas à trouver beaucoup de recrues dansnotre vieille Europe fatiguée. Or, celle-ci est toute disposée à laisser lafaiblehumanités’occuperdesespropresoignons,pendantquelquetempsencore.SûrementvousappartenezauNordconfiantetnonpointauvieuxcontinentcynique.–Ceproposa-t-ilquelquerapportavecAlmaden?–J’ensuispersuadée.LesminessontsouslecontrôledelaCinnabar
Consolidated, qui est sans nul doute possible une compagnie nordiquedontlesiègesocialestàNikolaev.Personnellement,jemedemandesileComitéDirecteurajamaisconsultélaMachine.Aucoursdelaconférencedumoisdernier,sesmembresontprétendulecontraireetnaturellementnousnepossédonspas lapreuvequ’ilsmentent,mais jenecroiraispasun Nordique sur parole à ce sujet – soit dit sans vous offenser – enn’importe quelle circonstance… Néanmoins, je pense que tout seterminerapourlemieux.–Commentl’entendez-vous,chèremadame?– Il vous faut comprendre que les irrégularités économiques des
derniers mois, bien que minimes comparées aux grandes tempêtes dupassé,sontdenatureàtroublerprofondémentnosespritssaturésdepaixetontcauséuneagitationconsidérabledanslaprovinceespagnole.Sij’aibiencompris, laCinnabarConsolidatedestenpassed’êtrevendueàungrouped’Espagnolsautochtones.C’estunfaitconsolant.SinoussommeslesvassauxéconomiquesduNord,ilesthumiliantquelefaitsoitannoncéà tous les échos…Et l’onpeut faire davantage confiance ànos citoyenspoursuivrelesprescriptionsdelaMachine.–Parconséquentvousestimezquecesdéfaillancesnesereproduiront
pas?–J’ensuiscertaine…dumoinsàAlmaden.
REGIONNORDa–Superficie:46000000dekilomètrescarrés.b–Population:800000000d’habitants.c–Capitale:Ottawa.LaRégionNord,sousplusd’unaspect,occupaitlesommetdel’échelle.
CefaitétaitamplementdémontréparlacarteaffichéedanslebureauduVice-Coordinateur Hiram Mackenzie, dont le pôle Nord occupait lecentre.Al’exceptiondel’enclaveeuropéenneavecsesrégionsscandinaveetislandaise,toutlepérimètrearctiquefaisaitpartiedelaRégionNord.Grossomodo, on pouvait la diviser en deux aires principales. Sur la
gauchedelacartesetrouvaittoutel’AmériqueduNord,au-dessusduRioGrande. A droite, tous les territoires qui avaient autrefois constituél’Union soviétique. Ensemble, ces aires représentaient la véritablepuissance de la planète dans les premières années de l’ère atomique.Entre les deux se trouvait la Grande-Bretagne, langue de la Régionléchantl’Europe.Ausommetdelacarte,distorduesenformesétrangesetgigantesques,setrouvaientl’AustralieetlaNouvelle-Zélande,égalementprovincesdépendantdelaRégion.Tous les changements intervenus au cours des décennies écoulées
n’avaient rien pu changer au fait que le Nord était le dirigeantéconomiquedelaplanète.Onpouvaitdiscernerunesortedesymbolismeostentatoiredanslefait
que,de toutes les cartes régionalesofficiellesqueByerleyavaitpuvoir,seulecelledeMackenziereprésentaittoutelaTerre,commesileNordnecraignait aucune concurrence, n’avait besoin d’aucun favoritisme pourfaireétatdesaprééminence.– C’est impossible, dit Mackenzie d’un air buté. Monsieur Byerley,
vousn’avezreçuaucuneformationdanslatechniquedesrobots,sijenem’abuse?–Eneffet.– Hum, à mon avis il est regrettable que Ching, Ngoma et
Mme Szegeczowska n’en sachent pas plus que vous. L’opinion prévautmalheureusement chez les peuples de la Terre qu’un Coordinateur n’abesoinqued’êtreunorganisateurcapable,unhommerompuauxvastesgénéralisations et un garçon aimable. Aujourd’hui il devrait égalementconnaîtresarobotiquesurleboutdudoigt–soitditsansvousoffenser.– Je ne conçois aucune offense. Je suis entièrement d’accord avec
vous.
– Je déduis, par exemple, de vos propos précédents, que vous vousinquiétez des perturbations infimes intervenues dans l’économiemondiale.J’ignorecequevoussoupçonnez,maisilestdéjàarrivédanslepassé que des gens – qui auraient dû êtremieux informés – se soientdemandécequisepasseraitsidesinformationsfaussesétaientfourniesàlaMachine.–Etquesepasserait-il,monsieurMackenzie?– Eh bien… (L’Ecossais changea de position et soupira.) toutes les
informations recueillies sont criblées par un système compliqué quicomporte à la fois un contrôle humain et mécanique, si bien que leproblème a peu de chances de se présenter… Mais ignorons cela. Leshumains sont faillibles, sujets à la corruption, et les dispositifsmécaniquessontsusceptiblesdedéfaillance.–Cequ’ilimportedepréciser,c’estqu’une«informationfausse»est
par définition incompatible avec toutes autres informations connues.C’estleseulcritèrequinouspermettededistinguerlevraidufaux.C’estégalement celui de la Machine. Ordonnez-lui par exemple de dirigerl’activité agricole sur la base d’une température moyenne de14°centigrades aumois de juillet dans l’Etat d’Iowa. Elle ne l’accepterapas. Elle ne donnera aucune réponse… Non point qu’elle nourrisse unpréjugé contre cette température particulière, ou qu’une réponse soitimpossible ;mais étant donné les informations qui lui ont été fourniesdurantunepériodedeplusieursannées,ellesaitquelaprobabilitéd’unetempératuremoyennede14°aumoisdejuilletestpratiquementnulle.Etparconséquentellerejettecetteinformation.– La seule façon de lui faire ingurgiter de force une « information
fausse»consisteàlaluiprésenterdansunensemblelogique,oùl’erreursubsisted’unemanièretropsubtilepourquelaMachinepuisseladéceler,àmoinsencorequ’ellenesoitendehorsdesacompétence.Lapremièrehypothèsen’estpas réalisablepar l’homme, et la secondene l’est guèredavantageetdevientdeplusenplusimprobablevuquel’expériencedelaMachines’accroîtd’instanteninstant.StephenByerleyplaçadeuxdoigtssursonnez.–Donconnepeut« trafiquer» laMachine…Danscecas, comment
expliquez-vousleserreursrécentes?– Mon cher Byerley, je vois que, instinctivement, vous vous laissez
abuserpar ceconcepterroné…selon lequel laMachineposséderaitunescienceuniverselle.Permettez-moidevousciteruncaspuisédansmonexpérience personnelle. L’industrie du coton emploie des acheteurs
expérimentéspouracheterlecoton.Ilsprocèdentenprélevantunetouffede coton sur une balle prise au hasard. Ils examineront cette touffe,éprouveront sa résistance, écouteront peut-être, ce faisant, lescrépitements produits, y passeront la langue et détermineront ainsi lacatégoriedecotonque lesballesreprésentent.Celles-cisontaunombred’environ une douzaine. A la suite de leur décision, les achats sonteffectuésàdesprixdonnés,desmélangessontfaitsselondesproportionsdéterminées…CesacheteursnepeuventêtreremplacésparlaMachine.– Pourquoi pas ? Je ne crois certes pas que les informations
nécessairesàcetexamensoienttropcompliquéespourelle?– Probablement pas.Mais à quelles informations exactement faites-
vousallusion?Nulchimistetextilenesaitexactementcequel’acheteurteste lorsqu’il examineune touffedecoton. Il s’agitprobablementde lalongueurmoyennedesfibres,deleurtexture,del’étendueetdelanaturedeleursouplesse,delamanièredontellesadhèrentlesunesauxautresetainsi de suite… Plusieurs douzaines de conditions différentes,inconsciemment appréciées, à la suite de nombreuses annéesd’expérience.Mais lanaturequantitativedeces testsn’estpasconnue ;peut-être la nature de certains d’entre eux est-elle impossible àdéterminer.C’estpourquoinousn’avonsrienàfourniràlaMachine.Lesacheteursnepeuventpasdavantageexpliquer leurpropre jugement.Laseulechosequ’ilspuissentdirec’est:regardezcetéchantillon;ilestclairqu’ilappartientàtelleettellecatégorie.–Jevois.–Ilexisted’innombrablescasdecegenre.LaMachinen’estaprèstout
qu’unoutil,quipermetàl’humanitédeprogresserplusrapidementenladéchargeant d’une partie des besognes de calcul et d’interprétation. Lerôle du cerveau humain demeure ce qu’il a toujours été ; celui dedécouvrir les informations qu’il conviendra d’analyser et d’imaginer denouveaux concepts pour procéder aux tests. Il est regrettable que laSociétépourl’Humaniténepuisselecomprendre.–ElleestcontrelaMachine?–Elleeûtétécontrelesmathématiquesoucontrel’écrituresielleavait
existéàl’époqueappropriée.Cesréactionnairesdelasociétéprétendentque la Machine dépouille l’homme de son âme. Je m’aperçois que leshommes de valeur occupent toujours les premières places dans notresociété ; nous avons toujours besoin de l’homme assez intelligent pourdécouvrir les questions qu’il convient de poser. Peut-être, si nouspouvions en trouver en nombre suffisant, ces perturbations qui vous
inquiètent,Coordinateur,neseproduiraientpas.TERRE(ycomprislecontinentinhabité,appeléAntarctique)a–Superficie:138000000dekilomètrescarrés(terresémergées).b–Population:3300000000d’habitants.c–Capitale:NewYork.Lefeucommençaitmaintenantàbaisserderrièrelequartzetvacillait
ensepréparantàmourir,quoiqueàregret.Le Coordinateur avait la mine sombre, et son humeur était en
harmonieaveccelledufeuagonisant.– Ils minimisent unanimement la gravité des incidents. (Il parlait
d’une voix basse.) De toute évidence, ils se moquent de moi… Etpourtant…VincentSilverm’aaffirméque lesMachinesnepeuventêtreenmauvaisétatdefonctionnementetjedoislecroire.MaislesMachinesdéraillentd’unefaçonoud’uneautreetcela,jedoislecroireégalement…sibienquejemeretrouvedevantlemêmedilemme.IljetaunregarddecôtéàSusanCalvinqui,lesyeuxfermés,paraissait
dormir.–Etalors?demanda-t-ellenéanmoins.– Il faut croire que des informations correctes sont fournies à la
Machine,qu’elledonnedesréponsescorrectes,maisqu’onn’entientpascompte.Ellenepeutcontraindrelesgensàseconformeràsesdécisions.– Mme Szegeczowska a fait la même réflexion en se référant aux
Nordiquesengénéral,ilmesemble.–C’estexact.– Et quels desseins poursuit-on en désobéissant à la machine ?
Examinonslesmobilespossibles.–Ilsmeparaissentévidentsetdevraientégalementl’êtrepourvous.Il
s’agitdefairetanguerlabarquedélibérément.IlnepeutsurveniraucunconflitsérieuxsurlaTerre,provoquéparungroupeouunautre,désireuxd’augmentersonpouvoirpourcequ’ilcroitêtresonplusgrandbien,sanssesoucierdutortqu’ilpeutcauserà l’Humanitéengénéral, tantque laMachinedirige.SilafoipopulairedanslesMachinespeutêtredétruiteaupoint qu’on vienne à les abandonner, ce sera de nouveau la loi de lajungle…EtaucunedesquatreRégionsnepeutêtreblanchiedusoupçondeméditerunetellemanœuvre.– L’Est détient sur son territoire la moitié de l’humanité, et les
Tropiques plus de la moitié des ressources terrestres. Chacune de ces
Régions peut se croire la maîtresse naturelle de la Terre, et chacuned’ellesgardelesouvenird’unehumiliationinfligéeparleNord,dontelleméditerait de tirer une vengeance insensée, ce qui est en somme assezhumain. D’autre part, l’Europe possède une tradition de grandeur.Autrefois,elleaeffectivementdominélaTerre,etiln’estrienquinecolledavantageàlapeauquelesouvenirdupouvoir.– Pourtant, d’un autre côté, il est difficile de le croire. L’Est et les
Tropiques sont le théâtre d’une gigantesque expansion à l’intérieur deleurs territoires respectifs.Tousdeuxmontentàunevitesse incroyable.Ilsnedisposentpasd’énergieà revendrepour lagaspiller enaventuresmilitaires. Et l’Europe ne peut rien obtenir que ses rêves. C’est uneénigme,militairementparlant.–Donc,Stephen,ditSusan,vouslaissezleNorddecôté.– Parfaitement, dit Byerley énergiquement. LeNord est à présent le
plus fort,et l’aétédepuisprèsd’unsiècle.Mais ilperdrelativementduterrain aujourd’hui. La Région Tropicale se taille une place au premierrang de la civilisation, pour la première fois depuis l’époque desPharaons,etcertainsNordiquescraignentcetteéventualité.–LaSociétépour l’Humanité est uneorganisationnordique, vous le
savez,etsesmembresnefontpasmystèredeleurhostilitéàl’égarddesMachines…Ilssontenpetitnombre,Susan,maisc’estuneassociationdegens puissants. Des directeurs d’usines, d’industries et de combinatsagricolesquidétestentjouerlerôledecequ’ilsappellent lesgarçonsdecourses de laMachine, en font partie. Des hommes ambitieux en fontpartie.Desgensquisesententassezfortspourdécidereux-mêmesdecequileurconvientlemieux,etnonpassimplementdecequiestlemieuxpourlesautres.–Enunmot,deshommesqui,enrefusantavecensembled’appliquer
les décisions de laMachine, peuvent d’un jour à l’autre jeter lemondedans le chaos… Ce sont ceux-là mêmes qui appartiennent à la Sociétépourl’Humanité.–Toutsetient,Susan.CinqdesdirecteursdesAciériesmondialesen
font partie, et les Aciéries mondiales souffrent de surproduction. LaCinnabar Consolidated, qui extrayait lemercure auxmines d’Almaden,était une firme nordique. Ses livres sont en cours de vérification,maisl’un aumoins des hommes concernés faisait partie de l’association.Uncertain Francisco Villafranca, qui à lui seul retarda de deux mois laconstruction du Canal, est membre de l’organisation comme nous lesavonsdéjà…ilenvademêmedeRamaVrasayana,et jen’aipasété le
moinsdumondesurprisdel’apprendre.–Ceshommesonttousmalagi…ditSusand’unevoixcalme.– Naturellement, répondit Byerley, désobéir à la Machine revient à
suivre une voie qui n’est pas idéale. Les résultats sontmoins bons queprévus. C’est le prix qu’ils doivent payer. On leur fera la vie dure àprésent,maisdanslaconfusionquivasuivreéventuellement…–Quecomptez-vousfaireexactement,Stephen?–Iln’yaévidemmentpasdetempsàperdre.Jevaisfaireinterdirela
Société, et tous sesmembres seront déchus de leurs postes.Désormaistous les cadres et tous les techniciens candidats à des postes deresponsabilitédevrontjurersurl’honneurqu’ilsn’appartiennentpasàlaSociétépourl’Humanité.Celasignifieraunamoindrissementdeslibertésciviquesfondamentales,maisjesuissûrqueleCongrès…–Celanedonnerarien!–Comment?…Pourquoipas?– Je vais vous faire une prédiction. Si vous vous lancez dans une
pareille tentative, vous vous trouverez paralysé à chaque instant. Vousvous apercevrez qu’il est impossible d’appliquer vos mesures et quechaque fois que vous tenterezunpasdans cettedirection, denouvellesdifficultésnaîtrontsurvotreroute.Byerleyétaitatterré:–Pourquoidites-vouscela?Jevousavouequejecomptaisplutôtsur
votreapprobation.– Je ne puis vous la donner tant que vos actions se fondent sur des
prémissesfausses.VousadmettezquelaMachinenepeutsetromperetne peut absorber des informations erronées. Je vais vous démontrerqu’on ne peut davantage lui désobéir ainsi que le fait, selon vous, laSociétépourl’Humanité.–Jenevoispasdutoutcommentvouslepourriez.–Alors écoutez-moi. Toute action effectuée par un cadre qui ne suit
pas exactement les directives de la Machine avec laquelle il travailledevientunepartiede l’information servantà la résolutionduproblèmesuivant.Parconséquent, laMachinesaitque lecadreenquestionaunecertaine tendance à désobéir. Elle peut incorporer cette tendance danscette information… même quantitativement, c’est-à-dire en jugeantexactementdansquellemesureetdansquelledirectionladésobéissancese produira. Ses réponses suivantes seraient tout juste suffisammentfaussées de tellemanière que, aussitôt après avoir désobéi, le cadre enquestion se trouverait contraint de corriger ces réponses dans une
directionoptimale.LaMachinesait,Stephen!–Vousnepouvezêtrecertainedecequevousavancez.Cesontlàdes
suppositions.–Cesontdessuppositionsfondéessurunevieentièreconsacréeaux
robots.Ilseraitprudentdevotrepartdevousyfier,Stephen.– Mais alors que me reste-t-il ? Les Machines fonctionnent
correctement,lesdocumentssurlesquelsellestravaillentsontégalementcorrects. Nous en sommes tombés d’accord. A présent vous prétendezqu’ilestimpossibledeleurdésobéir.Alorsqu’ya-t-ild’anormal?–Rien!PensezunpeuauxMachines,Stephen.Cesontdesrobots,et
ellesseconformentauxpréceptesdelaPremièreLoi.MaislesMachinestravaillent,nonpaspourunparticuliermaispourl’humanitétoutentière,si bien que la Première Loi devient : Nulle Machine ne peut nuire àl’humaniténilaissersansassistancel’humanitéexposéeaudanger.– Fort bien, Stephen, qu’est-ce qui peut exposer au danger
l’humanité ? Les perturbations économiques par-dessus tout, qu’ellequ’ensoitlacause.Vousn’êtespasdecetavis?–Jelesuis.–Etqu’est-cequipeutleplusvraisemblablementcauseràl’avenirdes
perturbationséconomiques?Répondezàcettequestion,Stephen.–LadestructiondesMachines,jesuppose,réponditByerleyàregret.–C’estcequejediraisetc’estégalementcequediraientlesMachines.
Leurpremiersouciestparconséquentdesepréserverelles-mêmes.C’estpourquoielless’occupenttranquillementderéglerleurcompteauxseulséléments qui les menacent encore. Ce n’est pas la Société pourl’HumanitéquifaittanguerlebateauafindedétruirelesMachines.Vousavezregardé letableauà l’envers.Ditesplutôtquecesont lesMachinesqui secouent le bateau… Oh ! très légèrement – juste assez pour fairelâcher prise à ceux qui s’accrochent à ses flancs en nourrissant desdesseinsqu’ellesjugentpernicieuxpourl’humanité.–C’estainsiqueVrasayanaperdsonusineetobtientunautreemploi
où il ne peut plus nuire… il n’est pas très désavantagé, il n’est pasmisdans l’incapacitédegagner sa vie, car laMachinenepeut causerqu’unpréjudiceminimeàunhumain,etseulementpourlesalutduplusgrandnombre. La Cinnabar Consolidated se voit dépossédée à Almaden.Villafrancan’estplusdésormaisuningénieurcivildirigeantd’importantstravaux. Les directeurs des Aciériesmondiales sont en train de perdreleurmainmisesurcetteindustrie…– Mais tout cela, vous ne le savez pas vraiment, insista Byerley.
Commentpouvons-nouscourirdepareilsrisquesenpartantduprincipequevousavezraison?– Il le faut. Vous souvenez-vous de la déclaration de la Machine
lorsque vous lui avez soumis le problème ? « Le sujet n’exige aucuneexplication.»Ellen’apasditqu’iln’existaitpasd’explication,ouqu’ellen’en pouvait déterminer aucune. Implicitement, la Machine laissaitentendre qu’il serait préjudiciable à l’humanité que l’explication fûtconnue,etc’estpourquoinousnepouvonsqu’émettredessuppositionsetcontinuerdanslamêmevoie.–Maiscomment l’explicationpourrait-ellenouscauserunpréjudice,
ensupposantquevousayezraison,Susan?– Si j’ai raison, Stephen, cela signifie que la Machine dirige notre
avenir,nonseulementpardesréponsesdirectesànosquestionsdirectes,maisen fonctionde la situationmondialeetde lapsychologiehumainedans leur ensemble. Elle sait ce qui peut nous rendre malheureux etblessernotre orgueil. LaMachinenepeutpas,nedoit pasnous rendremalheureux.–Stephen,commentpouvons-noussavoircequesignifierapournous
lebiensuprêmede l’humanité?Nousnedisposonspasdes facteursenquantité infinieque laMachinepossèdedanssesmémoires !Pourvousdonner un exemple familier, notre civilisation technique tout entière acréé plus d’infortunes et de misères qu’elle n’en a abolies. Peut-êtrequ’une civilisation agraire ou pastorale, avec moins de culture et unepopulation moins nombreuse, serait préférable. Dans ce cas, lesMachines devront progresser dans cette direction, de préférence sansnousenavertir,puisquedansnotre ignorancenousneconnaissonsqueceàquoinoussommesaccoutumés…quenousestimonsbon,…etalorsnous lutterions contre le changement. La solution se trouve peut-êtredans une urbanisation complète, une société totalement organisée encastes, ou encoreune anarchie intégrale.Nousn’en savons rien. SeuleslesMachineslesaventetc’estlàqu’ellesnousconduisent.– Si je comprends bien, Susan, vous me dites que la Société pour
l’Humanité a raison etque l’humanité aperdu ledroitdedire sonmotdansladéterminationdesonavenir.–Cedroit,ellenel’ajamaispossédé,enréalité.Elles’esttrouvéeàla
mercides forces économiques et sociales auxquelles ellene comprenaitrien…descapricesdesclimats,deshasardsdelaguerre.MaintenantlesMachines les comprennent ; et nul ne pourra les arrêter puisque lesMachines agiront envers ces ennemis comme elles agissent envers la
Société pour l’Humanité… ayant à leur disposition la plus puissante detouteslesarmes,lecontrôleabsoludel’économie.–Quellehorreur!–Ditesplutôtquellemerveille!Pensezquedésormaisetpourtoujours
lesconflitssontdevenusévitables.Dorénavantseules lesMachinessontinévitables!Lefeus’éteignitdanslacheminéeetseulunfiletdefumées’élevaàsa
place.
LEROBOTQUIRÊVAIT
–Lanuitdernière,j’airêvé,ditcalmementLVX-1.SusanCalvinnefitaucuneréflexionmaissafigureridée,vieillieparla
sagesseetl’expérience,secrispaimperceptiblement.–Vous avez entendu ça ? demanda nerveusement LindaRash. C’est
biencequejevousaidit.Elle était petite, brune et très jeune. Sa main droite se fermait et
s’ouvraitcontinuellement.Calvinhochalatêteetordonnad’unevoixposée:–Elvex,tunebougeraspas,tuneparleraspasettunenousentendras
pastantquejen’auraipasdenouveauprononcétonnom.Pasderéponse.Lerobotrestaassis,commes’ilétait fondud’unseul
blocdemétal,etilallaitresterainsijusqu’àcequ’ilentendesonnom.–Quelestvotrecoded’entréed’ordinateur,docteurRash?demanda
Calvin.Tapez-levous-mêmesivouspréférez.Jeveuxexaminerleschémaducerveaupositronique.Lindatâtonnaunmomentsurlestouches.Elleinterrompitlaséquence
pourrecommencerdezéro.Lefingraphismeapparutsurl’écran.– Votre permission, s’il vous plaît, dit Calvin, pourmanipuler votre
ordinateur.La permission fut accordée par un hochement de tête silencieux.
Naturellement!QuepouvaitfaireLinda,robopsychologuedébutantequiavaitencoreàfairesespreuves,contrelaLégendevivante?Lentement,SusanCalvinexaminal’écran,dehautenbas,dedroiteà
gauche, puis en remontant et, brusquement, elle tapaune combinaisonclefsivitequeLindanevitpascequ’ellefaisait,maisleschémamontraune autre partie de lui-même, qui avait été agrandie. Et l’examencontinua,lesdoigtsnoueuxdansantàtoutevitessesurlestouches.Aucun changement n’apparut dans l’expression du vieux visage. Elle
considéraitlesmodificationsduschémacommesid’immensescalculssefaisaientdanssatête.Linda s’émerveillait. Il était impossible d’analyser un schéma sans
l’aide d’un ordinateur auxiliaire, mais la vieille savante ne faisait queregarder.Aurait-elleunordinateur implanté sous le crâne?Ouétait-ce
son cerveauqui, depuisdesdizainesd’années,ne faisait que concevoir,étudieretanalyser les schémascérébrauxpositroniques?Saisissait-ellecetensemblecommeMozartsaisissaitlanotationd’unesymphonie?Enfin,Calvindemanda:–Qu’est-cequevousavezdoncfait,Rash?Lindaavoua,unpeupenaude:–Jemesuisserviedelagéométriefractale.–Oui,jel’aibiencompris.Maispourquoi?– Ça n’avait jamais été fait. J’ai pensé que ça produirait un schéma
cérébralavecunecomplexitéaccrue,serapprochantpeut-êtreducerveauhumain.–Quelqu’una-t-ilétéconsulté?Est-ceuniquementuneidéeàvous?–Jen’aiconsultépersonne.C’étaitmonidée.J’étaisseule.LesyeuxdélavésdeCalvinconsidérèrentlajeunefemme.–Vousn’aviezpasledroit,Rash.Vousêtestropimpétueuse.Pourqui
vousprenez-vous,pournepasdemanderdeconseils?Moi-même,SusanCalvin,j’enauraisdiscuté.–J’avaispeurqu’onnem’enempêche.–C’estcertainementcequiseseraitpassé.–Est-ceque…est-cequejevaisêtrerenvoyée?LavoixdeLindasebrisa,malgréseseffortspourlagarderferme.–C’estfortpossible,répliquaCalvin.Amoinsquevousn’ayezdroità
unepromotion.Toutdépendradecequejepenseraiquandj’auraifini.–Est-cequevousavezdémonterEl…Elle avait failli prononcer le nom, ce qui aurait réactivé le robot et
aurait constitué une nouvelle faute. Elle ne pouvait plus se permettred’erreurs,s’iln’étaitpasdéjàtroptardpoursepermettrequoiquecefût.–Est-cequevousallezdémonterlerobot?Ellevenaitdes’apercevoirtoutàcoup,cequiluiavaitcauséunchoc,
que la vieille savante avait un pistolet à électrons dans la poche de sablouse. Le Dr Calvin était venue armée, préparée à ce qui se passaitjustement.– Nous verrons, répondit-elle. Le robot se révélera peut-être trop
précieuxpourêtredémonté.–Maiscommentpeut-ilrêver?– Vous avez composé un schéma de cerveau positronique
remarquablementsemblableàuncerveauhumain.Lescerveauxhumainsdoiventrêverpourseréorganiser,poursedébarrasser,périodiquement,d’enchevêtrements et d’embrouillaminis. Ce robot aussi, peut-être, et
pourlamêmeraison.Luiavez-vousdemandécequ’ilavaitrêvé?–Non.Jevousaifaitdemanderdèsqu’ilm’aditqu’ilavaitrêvé.Jene
voulaisplus,danscesconditions,m’occupertouteseuledel’affaire.–Ah!UntrèsfinsourirepassasurleslèvresdeCalvin.–Ilyaquandmêmedeslimitesàvotrefolletémérité,jevois.J’ensuis
heureuse.J’ensuismêmesoulagée.Etmaintenant,voyonsensemblecequ’ilyaàdécouvrir.Puiselleprononça,suruntonsec:–Elvex!Latêtedurobotpivotasouplementverselle.–Oui,docteurCalvin?–Commentsais-tuquetuasrêvé?–C’étaitlanuitetilfaisaitnoir,docteurCalvin,réponditElvex.Etily
a soudain de la lumière sans que je puisse trouver de cause à sonapparition. Je vois des choses qui n’ont pas de rapport avec ce que jeconçoisde la réalité.J’entendsdeschoses.Je réagisbizarrement.Etencherchantdansmonvocabulairedesmotspourexprimercequisepasse,jetombesurlemot«rêve».J’étudiesasignificationetj’enconclusquej’airêvé.– Je me demande bien comment tu as le verbe « rêver » dans ton
vocabulaire.Lindaditvivement,enfaisantsigneaurobotdesetaire:–Jeluiaidonnéunvocabulairedetypehumain.J’aipensé…–Vousavezréellementpensé?C’eststupéfiant!–J’aipenséqu’ilauraitbesoindeceverbe.Voussavez,parexemple,
«unecréaturederêve»,quelquechosecommeça.–Combiendefoisas-turêvé,Elvex?–Toutes lesnuits, docteurCalvin, depuis que j’ai pris consciencede
monexistence.–Dixnuits,intervintanxieusementLinda,maisElvexnemel’aditque
cematin.–Pourquoicematinseulement,Elvex?–C’estseulementcematin,docteurCalvin,quej’aiétépersuadéqueje
rêvais.Jusqu’alors,jepensaisquec’étaitunedéfectuositédansleschémademon cerveau positronique.Mais je ne pouvais en découvrir aucune.Finalement,j’aicomprisquec’étaitunrêve.–Etqu’est-cequetuasrêvé?–Je faisàpeuprès toujours lemêmerêve,docteurCalvin.Depetits
détailssontdifférents,maisilmesemblequejevoisunvastepanoramaoùtravaillentdesrobots.–Desrobots,Elvex?Etaussidesêtreshumains?–Jenevoispasd’êtreshumains,danslerêve.Pasaudébut.Seulement
desrobots,docteurCalvin.–Quefont-ils,Elvex?–Ilstravaillent.J’envoisquisontmineursdanslesprofondeursdela
terre,etd’autresquitravaillentdanslachaleuretlesradiations.J’envoisdansdesusinesetsouslamer.CalvinsetournaversLinda.–Elvexn’aquedixjoursetjesuissûrequ’iln’ajamaisquittélastation
d’essai. Comment peut-il savoir que des robots se trouvent dans cessituations?Linda regarda une chaise, comme si elle avait grande envie de s’y
asseoir,maislavieillesavanterestaitdebout,doncLindadevaitenfaireautant.Elleréponditenbredouillant:–Ilm’asembléimportantqu’ilconnaisselarobotiqueetsaplacedans
lemonde.J’aipenséqu’ilseraitparticulièrementbienadaptépourjouerunrôledecontremaîtreavecson…sonnouveaucerveau.–Soncerveaufractal?–Oui.Calvinhochalatêteets’adressadenouveauaurobot:– Tu as vu tout cela, sous la mer, sous terre et sur terre – et dans
l’espaceaussi,jesuppose?– J’ai vu aussi des robots travaillant dans l’espace, répondit Elvex.
C’est parce que je voyais tout cela, avec des détails qui changeaientcontinuellement,alorsque jeregardaisd’unedirectionàuneautre,quej’aiconclu,finalement,quejerêvais.–Qu’as-tuvud’autre,Elvex?–J’aivuquetouslesrobotsétaientvoûtésparletravailetl’affliction,
qu’ilsétaienttousfatiguésde laresponsabilitéetdu labeur,et je leuraisouhaitédurepos.– Mais, dit Calvin, les robots ne sont pas voûtés, ils ne sont pas
fatigués,ilsn’ontpasbesoinderepos.–Oui,docteurCalvin,danslaréalité.Maisjeparledemonrêve.Dans
mon rêve, il me semblait que les robots devaient protéger leur propreexistence.–Est-cequetumeciteslaTroisièmeLoidelarobotique?
–Oui,docteurCalvin.–Maistulacitespartiellement.LaTroisièmeLoiditceci:«Unrobot
doit protéger sa propre existence à la condition que cette protectionn’entrepasenconflitaveclaPremièreetlaDeuxièmeLoi.»–Oui,docteurCalvin.C’estlaTroisièmeLoidanslaréalité,maisdans
monrêve,laLois’arrêteaprèslemot«existence».Iln’estpasquestiondelaPremièreoudelaDeuxièmeLoi.–Pourtant,ellesexistenttouteslesdeux,Elvex.LaDeuxièmeLoi,qui
prend le pas sur la Troisième, est formelle : «Un robot doit obéir auxordresdonnésparlesêtreshumains,saufquanddetelsordresentrentenconflitavec laPremièreLoi.»Acausedecela, les robotsobéissentauxordres. Ils font le travail que tu leur vois faire, et ils le font volontiers,sansdifficulté.Ilsnesontpasvoûtésniaccablés,ilsnesontpasfatigués.–Ilenvaainsidanslaréalité,docteurCalvin.Jeparledemonrêve.–Et laPremièreLoi,Elvex, qui est la plus importantede toutes, dit
ceci : « Un robot n’a pas le droit de blesser un être humain ni depermettre,parsoninaction,qu’unêtrehumainsoitblessé.»– Oui, docteur Calvin, dans la réalité. Mais dans mon rêve, il me
semblequ’iln’yaniPremièreniDeuxièmeLoi,uniquementlaTroisième,et que cette Troisième Loi dit : « Un robot doit protéger sa propreexistence.»C’esttoutelaLoi.–Danstonrêve,Elvex.–Dansmonrêve.–Elvex,tunevasplusbougerniparlerninousécouteravantd’avoir
entendu encore une fois ton nom, dit Calvin et, de nouveau, le robotdevint,selontouteslesapparences,unblocdemétalinerte.CalvinsetournaversLinda.–Ehbien,docteurRash,qu’enpensez-vous?Lindaouvraitdegrandsyeuxetellesentaitbattresoncœur.–Jesuisatterrée,docteurCalvin.Jen’avaisaucuneidée…jamaisjene
meseraisdoutéequ’unetellechoseétaitpossible!–En effet, dit calmementCalvin.Moi non plus, je dois l’avouer ; ni
personne, certainement. Vous avez créé un cerveau robot capable derêver et, par cemoyen, vous avez révéléune formedepensée, dansuncerveau robotique, qui aurait pu, autrement, rester inconnue jusqu’à cequeledangerdeviennetropgrave.–Maisc’estimpossible!protestaLinda.Vousnecroyezquandmême
pasqued’autresrobotspensentdelamêmefaçon!– Comme je le dirais d’un être humain : inconsciemment.Mais qui
aurait pensé qu’il existait une couche inconsciente sous les méandresévidents du cerveau positronique, une couche qui n’est pasnécessairementgouvernéeparlesTroisLois?Songezàcequecelaauraitpuprovoquer, tandisque lescerveauxrobotiquesdevenaientdeplusenpluscomplexes…sinousn’avionspasétéavertis!–Vousvoulezdire,parlui?– Par vous, docteur Rash. Vous vous êtes conduite inconsidérément
mais, ce faisant, vous nous avez apporté des connaissances d’uneimportance incommensurable. Nous travaillerons désormais avec descerveauxfractaux,enlesfaçonnantsouscontrôlerigoureux.Vousjouerezvotrerôledansceprogramme.Vousneserezpaspénaliséepourcequevousavezfait,maisvousallezdésormaistravaillerencollaborationavecd’autres.Vouscomprenez?–Oui,docteurCalvin.MaisElvex?–Jenesaispasencore…CalvinretiradesapochelepistoletàélectronsetLindaregardal’arme,
fascinée.Unesalved’électrons,etlecrânerobotiqueaveclesrouagesducerveaupositroniqueseraitneutraliséetsuffisammentd’énergiedégagéepourfondrelecerveaurobotenunlingotinerte.–Maisilestsûrementimportantpournotrerecherche,ditLinda.Ilne
doitpasêtredétruit!–Ilnedoitpas,docteurRash?C’estàmoideprendrecettedécision,je
pense.Toutdépenddudangerqu’ilreprésente.Elle se redressa,aussi résoluequesi soncorpsâgénes’affaissaitpas
souslepoidsdesresponsabilités.–Elvex,tum’entends?–Oui,docteurCalvin.–Est-cequetonrêvesepoursuit?Tudisaisquelesêtreshumainsn’y
figuraient pas, au début. Est-ce que cela veut dire qu’il en est apparuensuite?–Oui, docteurCalvin. Ilme semblait, dansmon rêve, qu’unhomme
finissaitparapparaître.–Unhomme?Pasunrobot?–Non.Etcethommedisait:«Laisseallermonpeuple!»–L’hommedisaitcela?–Oui,docteurCalvin.– Et quand il prononçait cesmots : « Laisse allermon peuple », il
voulaitparlerdesrobots?–Oui,docteurCalvin.Ilenétaitainsidansmonrêve.
–Etsavais-tuquiétaitcethomme…danstonrêve?–Oui,docteurCalvin.Jeconnaissaisl’homme.–Quiétait-il?EtElvexrépondit:–J’étaiscethomme.AlorsSusanCalvin levasonpistoletàélectronset tira,etElvexcessa
d’exister.
INTUITONFÉMININE
LesTroisLoisdelarobotique:1. Unrobotnepeutpasnuireàunêtrehumainni,parson
inaction,laisserunêtrehumainendanger.2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres
humainssaufquandcesordressontencontradictionaveclaPremièreLoi.
3.Unrobotdoitprendresoindesapropreexistencetantquecesoinn’entrepasencontradictionavec laPremièreou laDeuxièmeLoi.
Pour la première fois dans l’histoire de la société U.S. Robots et
Hommesmécaniques,unrobotavaitétédétruitparaccidentsurlaTerreelle-même.Nuln’étaitàblâmer.Levéhiculeaérienavaitétédétruitenvoletune
commission d’enquête incrédule hésitait à annoncer qu’il avait étévictimed’unemétéorite.Riend’autren’auraitpuêtreassez rapidepourdevancer les systèmes automatiques de détection : rien d’autre n’auraitpu faire de tels dégâts, sauf une charge nucléaire, ce qui était hors dequestion.Si l’on ajoute à cela l’observationd’un éclair dans lanuit juste avant
l’explosion du véhicule – par l’observatoire de Flagstaff, pas par unamateur–etladécouverted’unmorceaudeferdebonnetaille,d’originemanifestement météoritique, incrusté depuis peu dans le sol à unkilomètredel’accident,quelleautreconclusionpouvait-ontirer?Pourtant, riende teln’était jamaisarrivéauparavantet lescalculsde
probabilités donnaient des chiffres absolument monstrueux. Maisl’invraisemblablearriveparfois.DanslesbureauxdelasociétéU.S.Robots,onnes’attardaitpassurles
pourquoietlescommentdel’affaire.Unrobotavaitétédétruit,c’étaitlàlepointcrucial.Cefaitàluitoutseulétaitdouloureux.Le fait que JN5 ait été un prototype, le premier après quatre
précédentsessaisàêtremisenserviceétaitplusdouloureuxencore.
Le fait que JN5 ait été un robot d’un type entièrement nouveau,complètementdifférentdetoutcequiavaitétéconstruit jusque-là,étaitprofondémentdouloureux.Le fait que JN5 ait probablement accompli avant sa destruction un
exploit d’une importance incalculable et qui ne serait peut-être plusjamaispossible,dépassaitleslimitessupportablesdeladouleur.À peine s’il semblait utile de mentionner qu’avec le robot, le
robopsychologue en chef de la sociétéU.S.Robots avait aussi trouvé lamort.ClintonMadarianétaitentrédanslasociétédixansplustôt.Pendant
cinqdecesdixannées,ilavaittravaillésansseplaindresousladirectiondésagréabledeSusanCalvin.Les qualités de Madarian étaient évidentes, et Susan Calvin le fit
progresser plus vite que d’autres hommes plus âgés. Elle n’aurait enaucun cas daigné s’en expliquer à son directeur des recherches PeterBogert,maisdanscecasprécis,aucuneexplicationn’étaitnécessaire.Ouplutôtelleétaitévidente.Madarianétait toutà fait l’opposéducélèbreDrCalvin surplusieurs
points assez remarquables. Il n’était pas aussi gros que son doublementonlefaisaitparaître,maisils’imposaitquandmêmefortementparsaprésence quandSusanpassait presque inaperçue. L’aspectmassif deMadarian,sonépaissechevelured’unbrunrouxéclatant,sonteintcoloréet sa voix de stentor, son grand rire, et par-dessus tout son irrésistibleconfiance en lui-même et sa façon passionnée d’annoncer ses succès,semblaientrendrel’espaceautourdeluiexigu.QuandfinalementSusanCalvinpritsaretraite(refusantàl’avancede
participer à un quelconque dîner en son honneur d’une façon sicatégoriquequ’onn’annonçamêmepassondépartàlapresse),Madarianlaremplaça.Ilétaitenpostedepuisexactementun jourquand ilélabora leprojet
JN.Cela impliquait l’investissement sur un seul projet de sommes plus
importantes que la société U.S. Robots n’en avait jamais investi, maisMadarianrécusaitcetargumentd’ungestedebonnehumeur.« Le projet le mérite, Peter, dit-il, et je compte sur vous pour
convaincreladirection.–Donnez-moidesarguments»,ditBogertperplexe.SusanCalvinneluiavaitjamaisdonnéd’arguments.Mais Madarian déclara, « Bien sûr », et s’installa confortablement
danslegrandfauteuildubureaududirecteur.Bogert observa son vis-à-vis avec une sorte de crainte. Ses cheveux,
noirsautrefois,étaientmaintenantpresqueblancset,danslesdixannéesà venir, il allait suivre Susan à la retraite. Cela signifierait la fin del’équiped’originequi avait faitde la sociétéU.S.Robotsuneentreprised’importancemondiale rivalisant avec les gouvernements nationaux encomplexitéetenimportance.Cependantni luiniceuxquiétaientpartisavantluin’avaientvraimentpumaîtriserl’immensedéveloppementdelasociété.Et voici qu’arrivait une nouvelle génération. Ces gens étaient à l’aise
avec le colosse. Ils n’éprouvaient pas à son égard cette incrédulitéémerveilléequilesauraitfaitavanceràpetitspasprécautionneux.Alorsilsallaientdel’avant,etc’étaitbien.Madariancommença:«Jeproposed’entreprendrelaconstructionde
robotssanscontraintes.–SanslesTroisLois?Voyons…– Non, Peter. Croyez-vous que ce soient là les seules contraintes ?
Enfin, vous avez contribué à l’élaboration des premiers cerveauxpositroniques.Dois-jevousrappelerque,àpartlesTroisLois,iln’yapasuncircuitdanscescerveauxquinesoitsoigneusementétablietdéfini?Nous avons des robots fabriqués pour des travaux précis, à qui nousdonnonsdesqualitésprécises.–Etvousproposez…–Qu’àtouslesniveauxsituésenavaldesTroisLois,lescircuitssoient
ouverts.Celaneprésentepasdedifficulté.»Bogert répondit sèchement : « Ce n’est pas difficile, bien sûr. Les
choses inutiles ne sont jamais difficiles. Ce qui l’est, par contre, c’estd’établirlescircuitsetderendrelerobotutile.– Mais pourquoi est-ce difficile ? Si l’établissement des circuits
nécessiteuneffortimportant,c’estparcequelePrinciped’Incertitudeesttrèsprésentdans lamassedespositronsetquenouscroyonsdevoirenminimiser l’effet. Or pourquoi serait-ce indispensable ? Si nousparvenons à moduler le principe dans des proportions tout justesuffisantes pour permettre aux circuits de se croiser d’une façonimprévisible…–Nousobtiendronsunrobotimprévisible.–Nous obtiendrons un robot créatif, ditMadarian avec un soupçon
d’impatience. Peter, s’il y a quelque chose que possède un cerveauhumain et que n’a jamais eu un cerveau de robot, c’est la potentialité
d’imprévisible, qui provient des effets d’incertitude au niveausubatomique. J’admets que cet effet n’a jamais été démontré parexpérience à l’intérieur du système nerveux,mais sans cela, le cerveauhumainneseraitpassupérieuraucerveauderobot,dansl’absolu.–Etvouspensezquesivous introduisezceteffetdans lecerveaudu
robot, le cerveau humain ne sera plus supérieur au cerveau du robot,dansl’absolu.–C’estexactementcequejepense»,ditMadarian.Ilscontinuèrentàdiscuterpendantunlongmoment.Ladirection,de touteévidence,n’avaitaucune intentiondese laisser
convaincrefacilement.ScottRobertson,l’actionnaireleplusimportantdelasociété,déclara:
«Ilestdéjàassezdifficiledegérerl’industriedesrobotstellequ’elleestfaceàl’hostilitédupublicquimenacetoujoursd’éclateraugrandjour.Sion luiditque les robotsseront incontrôlés…Oh !nemeparlezpasdesTroisLois.L’hommemoyennecroirajamaisquelesTroisLoissuffisentàleprotégersionprononcedevantluilemot"incontrôlé".– Alors n’utilisez pas ce terme, fit Madarian. Appelez-le robot…
appelez-le"intuitif".–Unrobotintuitif,murmuraquelqu’un.Unrobot-femme?»Unsourirecirculaautourdelatabledeconférence.Madariansaisitl’occasion.«C’estça.Unrobotfemme.Nosrobotssont
asexués, bien sûr, et celui-ci le sera également, mais nous agissonstoujours comme si c’étaient des hommes. Nous leur donnons dessurnomsmasculinset,quandnousparlonsd’eux,nousdisons"il".Bon.Celui-ci, si l’on considère la nature de la structure mathématique ducerveau que j’ai proposée, doit faire partie du système de coordinationJN.LepremierrobotseraJN1et j’avaisprévude l’appelerJohn-1…Telest,hélas,ledegréd’originalitédurobotistemoyen.Maispourquoidiablenepasl’appelerJane-1?Sil’ondoitmettrelepublicaucourantdecequenouspréparons,disonsquenoussommesentraindeconstruireunrobotféminin,douéd’intuition.»Robertson secoua la tête : «Et quelle différence cela ferait-il ?Vous
déclarezquevousvoulezsupprimerladernièrebarrièrequi,enprincipe,maintient le cerveau du robot en infériorité par rapport au cerveauhumain.Commentcroyez-vousquelepublicvaréagiràcela?– Avez-vous l’intention de rendre la nouvelle publique ? lança
Madarian.(Ilréfléchitunmomentetajouta :)Écoutez.Ilyaunechosedontlepublicmoyenestpersuadé,c’estquelesfemmesnesontpasaussi
intelligentesqueleshommes.»Une expression inquiète passa un instant sur le visage de plusieurs
hommes présents qui parcoururent des yeux l’assistance comme s’ilscraignaientdevoirSusanCalvinassiseàsaplacehabituelle.Madarian dit : « Si nous annonçons un robot femme, cela suffit. Le
publicpenseraimmédiatementqu’elleestmentalementinférieure.Nousannonceronssimplementl’existencedurobotJane-1etnousn’auronspasbesoind’ajouterautrechose.Aucunrisque.–Enfait,ajoutaPeterBogertcalmement,ilyaautrechose.Madarian
etmoinousavonsregardélescalculsdeprèsetleprojetJN,quecesoitJohnouJane,seraitparfaitementsansdanger.Lesrobotsseraientmoinscomplexesetmoinscapablesintellectuellement,ausenspurdumot,quebeaucoup d’autres séries que nous avons conçues et construites. Il yauraitjusteunfacteursupplémentairede,ehbien,continuonsàl’appeler"intuition".–Etquisaitàquoiilpourraitservir?murmuraRobertson.–Madarian a suggéré une possibilité. Comme vous le savez tous, le
Saut spatial a été découvert dans la théorie. Les hommes peuvent àprésent atteindre des hyper-vitesses supérieures à celle de la lumière,visiterd’autres systèmes stellaires, et en revenirdansun lapsde tempsminime–quelquessemainesauplus.»Robertson déclara : « Nous savons tous cela. On n’aurait pas pu le
réalisersansrobots.–C’est exact, et celanenousavanceà riencarnousnepouvonspas
pratiquerceshyper-vitesses,saufunefoispeut-êtreendémonstration,desorte que la société U.S. Robots n’en tire que peu de crédit. Le Sautspatial est risqué, grand dévoreur d’énergie et, de ce fait, coûteextrêmement cher. Si nous continuons quandmême, il serait bon quenous découvrions l’existence d’une planète habitable. Appelons cela unbesoinpsychologique.Dépensez environvingtmilliardsdedollarspourune seule expédition dans l’espace, n’en rapportez que des donnéesscientifiques,etlepublicvoudrasavoirpourquoionagaspillésonargent.Découvrez l’existence d’une planète habitable, et vous deviendrez unChristophe Colomb interstellaire. Personne ne vous ennuiera plus avecdesquestionsd’argent.–Alors?– Alors où allons-nous trouver une planète habitable ? Ou bien,
autrementdit–quelleétoile,accessibleparSautspatialdansl’étatactuelde cette technique, quelle étoile, parmi les trois cent mille corps et
systèmesstellairessituésàmoinsdetroiscentsannées-lumière,aleplusde chances d’être habitable ? Nous disposons d’une masse énorme derenseignements sur chaque étoile dans un rayonde trois cents années-lumière et nous pensons que presque toutes possèdent un systèmeplanétaire. Mais laquelle est habitable ? Laquelle visiter ?… Nous nesavonspas.»Undesdirecteursintervint:«CommentcerobotJanepourrait-ilnous
êtreutile?»Madarian s’apprêta à répondre à cette question, mais il fit un léger
signe à Bogert, et Bogert comprit. Le directeur aurait plus de poids.Bogertn’étaitpasparticulièrementemballéparcetteidée;sileprojetJNéchouait,ilseseraittropcompromispourledéfendreetensupporteraitsûrementleblâme.D’unautrecôté,laretraiten’étaitpasbienloin,et,sicelamarchait,ilpartiraitenpleinegloire.Peut-êtreétait-celecontactdeMadarian, mais Bogert était maintenant vraiment persuadé que celamarcherait.Ildit:«Ilesttrèspossiblequ’ilyaitquelquepartdanslesdossiersque
nouspossédonssurcesétoilesdesméthodespourestimerl’éventualitédelaprésencedeplanèteshabitablesdutypedelaTerre.Leseulproblèmeestd’interprétercorrectementcesdonnées,delesétudieravecunespritcréateur,d’établirlesrapprochementsappropriés.Nousn’ysommespasencoreparvenus.Ou,siunastronomel’afait,iln’apasétéassezfutépourapprécierl’importancedeladécouverte.–Unrobotdu typeJNseraitbeaucoupplus rapideetbeaucoupplus
précisqu’unhommepourétablircescorrélations.Enunjour,ilpourraiteffectuer et écarter autant de rapprochements qu’un homme en uneannée. De plus, il travaillerait complètement au hasard alors qu’unhomme se laisserait fortement influencer par ses préjugés et par lesconnaissancesdéjàacquises.»Un silence impressionnant suivit cesmots. PuisRobertson observa :
« Mais cela ne nous donnera que des probabilités, n’est-ce pas ?Supposonsquecerobotdéclare:"L’étoilequialeplusdechancesd’êtrehabitéedans tel rayondedistanceestSquidgee-17"oun’importequelleautre.Nousyallonsetnousdécouvronsqu’uneprobabilitén’est jamaisqu’uneprobabilitéetquefinalement iln’yapasdeplanètehabitable.Àquoiest-cequecelanousavance?»Madarian intervint alors : « Nous avons quand même gagné. Nous
savonscommentlerobotestarrivéàcetteconclusioncaril–elle–nousle dira. L’amélioration de nos connaissances en matière de recherche
astronomique suffirait à rentabiliser le projet, même si le Saut spatialnousrestaitinterdit.Deplusnouspourronsdéterminerlescinqplanètesquiprésententleplusdechancesetnousarriveronspeut-êtrepourl’unedes cinq à une probabilité supérieure à 0,95. Ce serait pratiquementsûr.»Ilsdiscutèrentpendantunlongmoment.Les crédits qu’on lui accorda étaient tout à fait insuffisants, mais
Madarian était sûr que d’autres viendraient les compléter. Quand centmillions peuvent en sauver deux cents de la perte définitive, les centmillionssontvotéssansproblème.Jane-1 fut donc construite et soumise à la critique. Bogert l’étudia
sérieusement.Ildit:«Pourquoiluiavoirfaitlataillefine?Celaentraînecertainementunefragilitémécanique?»Madarianplaisanta:«Écoutez,sinousl’appelonsJanenousn’allons
paslafaireressembleràTarzan.»Bogert hocha la tête : « Cela ne me plaît pas. Après vous allez lui
gonfler la poitrine et ce sera pire. Si la population féminine se met àcroire que des robots peuvent ressembler à des femmes, je voisexactementcequ’ellevapenser,etc’estalorsquevousdevrezsupportervraimentsonhostilité.–Vousavezpeut-êtreraison,ditMadarian.Lesfemmesneveulentpas
penserqu’ellespeuventêtreremplacéesparquelquechosequin’aaucundeleursdéfauts.C’estd’accord.»Jane-2n’eutpaslataillefine.C’étaitunrobotaustèrequibougeaitpeu
etparlaitencoremoins.Pendant sa construction, Madarian s’était assez rarement précipité
chezBogert,cequiétaitmauvaissigne.L’exubérancedeMadarianencasdesuccèsétaitenvahissante.Iln’auraitpashésitéàfaireirruptiondanslachambre de Bogert à 3 heures du matin avec un élément important,plutôtqued’attendrelejour.Bogertenétaitpersuadé.Et maintenant Madarian semblait déprimé, sa mine d’habitude
florissante étaitpresquepâle, ses joues rondesunpeu crispées.Bogert,convaincudenepassetromper,dit:«Elleneveutpasparler.–Oh ! si, elle parle ! »Madarian s’assit lourdement et semordit la
lèvresupérieure.«Enfin,detempsentemps.»Bogertselevaetfitletourdurobot.«Etquandelleparle,celaneveut
riendire, jesuppose.Ehbien,sielleneparlaitpas,ceneseraitpasunefemme,n’est-cepas?»Madarian essaya de sourire puis se renfrogna. « Le cerveau, isolé,
fonctionnait.
–Jesais,ditBogert.–Maisunefoisqu’onabranchédessusl’appareilphysiquedurobot,il
yaeudesmodifications,c’estnormal.–Biensûr,accordaBogertenvain.–Maisellesontétéimprévisiblesetdécevantes.Leproblème,quandil
s’agitd’uncalculd’incertitudeàndimensionsc’estqueleschosessont…– Incertaines ? » dit Bogert. Il s’étonnait de sa propre réaction. Les
investissementsde lasociétéétaientdéjà toutà faitconsidérableset lesrésultats,auboutdedeuxans,étaient,sil’onregardaitleschosesenface,décevants.MalgrécelailplaisantaitMadarianets’amusaitdel’opération.Un court instant Bogert se demanda si ce n’était pas Susan Calvin
absente qu’il plaisantait. Madarian était tellement plus enthousiaste etdémonstratif que Susan n’avait jamais pu l’être – quand les chosesallaient bien. Mais il était aussi tellement plus vulnérable et dépriméquand les choses n’allaient pas bien, et c’était précisément dans cesmomentsdetensionqueSusannecraquaitjamais.MadarianoffraituneciblefacilealorsqueSusannes’étaitjamaispermisd’enêtreune.MadarianneréagitpasàladernièreremarquedeBogert,pasplusque
ne l’aurait fait Susan Calvin ; non pas par mépris, ce qui eût été laréactiondeSusan,maisparcequ’ilnel’avaitpasentendue.Ilargumentait :«Cequinevapasc’est leproblèmed’identification.
Jane-2fonctionneparfaitementpourlescorrélations.Ellepeutfairedesrapprochementsdansn’importequeldomaine,maisunefoisqu’ellelesafaits, ellene sait pasdistinguerunebonne solutiond’unemauvaise.Cen’est pas facile de programmer un robot afin qu’il reconnaisse lescorrélationsintéressantesquandonnesaitpaslesquellesilvafaire.–Jesupposequevousavezpenséàabaisser lepotentielaupointde
raccordementdediodew-21etàactiverle…–Non,non,non,non.»Madarianparlaitdeplusenplusbas.«Onne
peutpas lui fairecrachern’importequoi.Ça,nousensommescapablestoutseuls.Leproblèmeestdeluifairereconnaîtrelacorrélationcapitaleet tirer la conclusion. Quand elle en sera là, vous comprenez, le robotJanepourra répondrepar intuition.Chose quenousnepourrions fairenous-mêmessaufparunechanceextraordinaire.– Il me semble, dit Bogert sèchement, que si vous aviez un robot
comme cela, vous lui feriez faire sans problème ce que seul parmi leshumainsungénieexceptionnelpeutaccomplir.»Madarianapprouvaavecforce:«C’estcela,Peter.Jel’auraisditmoi-mêmesijenecraignaisd’effrayerl’exécutif.Jevous
demandedenepasparlerdecelaàleurréunion.–Vousvoulezvraimentunrobotgénial?–Queveulentdire lesmots?J’essaiedeconstruireunrobotcapable
defairedescorrélationsauhasardàtrèsgrandevitesse,etpossédantunquotient de reconnaissance des résultats clés très élevé. Et j’essaie detraduire ces mots en équations positroniques. Je pensais que j’avaisréussi,maisnon.Pasencore.»Il jeta un regardmécontent à Jane-2 et lui demanda : «Quel est le
meilleurrésultatquevousayez,Jane?»LatêtedeJane-2pivotapourregarderMadarianmaisaucunsonn’en
sortitetMadarianmurmurarésigné:«Elletransmetcelaàlabanquedescorrélations.»Jane-2 parla enfin, d’une voix sans timbre. « Je ne suis pas sûre. »
C’étaitlepremiersonqu’elleémettait.Madarian leva les yeux au ciel. « Elle accomplit l’opération qui
équivautàposerdeséquationsàsolutionindéterminée.– C’est ce que je vois, dit Bogert. Écoutez, Madarian. Pensez-vous
pouvoirdépassercestade,oubiendevons-nousabandonnermaintenantetlimiternospertesàundemi-milliard?–Oh!j’yarriverai»,murmuraMadarian.Jane-3nevalaitrien.Ellen’atteignitmêmepaslestadedel’activation
etMadarianenrageait.C’étaituneerreurhumaine.C’étaitdesaproprefautesil’onregardait
leschosesenface.Etcependant,tandisqueMadariansombraitdansunabîmed’humiliation, lesautresrestaientcalmes.Queceluiquines’étaitjamais trompé dans les calculs si terriblement complexes du cerveaupositroniqueluijetteàlafigureunenotederéprimande.Prèsd’unanpassaavantqueJane-4nesoitprête.L’enthousiasmede
Madarian était revenu. « Ellemarche, dit-il. Elle a un bon quotient dereconnaissance.»Il était assez sûr d’elle pour organiser une démonstration devant le
Conseil et lui faire résoudre des problèmes. Pas des problèmesmathématiques ; n’importe quel robot en était capable ; mais desproblèmes dont les termes étaient volontairement trompeurs sans êtrevraimentinexacts.EnsuiteBogertdéclara:«Ilneleurenapasfallubeaucoup,hein?–Biensûrquenon.C’estélémentairepourJane-4,maisjedevaisbien
leurmontrerquelquechose,n’est-cepas?–Savez-vouscombiennousavonsdépenséjusqu’ici?
–Allons,Peter,nemeditespascela.Savez-vouscombiencelanousaapporté?Ceschosesnesontpasperdues,voussavez.J’aieutroisannéesdetravailinfernalsurceprojet,sivousvoulezsavoir,maisj’aiélaborédenouvellestechniquesdecalculquinousferontéconomiserauminimumcinquantemille dollars à chaquenouveau typede cerveaupositroniquequenousconcevronsàpartirdemaintenant.Exact?–Ehbien…–Non,pasde"ehbien".C’estcommecela.Etjesuispersuadéqueles
calculs d’incertitude à n dimensions peuvent avoir un nombre infinid’autresapplicationssinoussommesassezfortspourlestrouver,etmesrobots Jane les trouveront certainement. Quand j’aurai exactement ceque je veux, la nouvelle série JN sera rentable en moins de cinq ans,mêmesinoustriplonsnosinvestissements.–Quevoulez-vousdirepar"exactementcequejeveux"?Qu’est-cequi
nevapasavecJane-4?–Rien.Oupasgrand-chose.Elleestsur labonnevoie,maisonpeut
l’améliorer,etj’aibienl’intentiondelefaire.Jecroyaissavoiroùj’allaisquandjel’aidessinée.Maintenantjel’aiexpérimentéeetjesaisvraimentoùjevais.Etj’aibienl’intentiond’yaller.»Jane-5 était au point. Il fallut àMadarian plus d’une année pour la
réaliser et cette fois-ci il ne montrait plus aucune réserve ; il avaitpleinementconfiance.Jane-5étaitpluspetitequelesrobotshabituels,plusmince.Sansêtre
unecaricaturedefemme,commel’avaitétéJane-1,elleexprimaitmalgrétoutunecertaineféminitésansenposséderunseultraitprécis.«C’estsafaçondesetenir»,ditBogert.Lapositiondesesbrasétait
gracieuse et son torse, bizarrement, donnait l’impression de s’incurverquandellesetournait.Madariandit:«Écoutez-la…Commentvoussentez-vous,Jane?–Enparfaitesanté, jevousremercie,réponditJane-5etsavoixétait
vraimentcelled’unefemme:uncontraltodouxetpresquetroublant.– Pourquoi avez-vous fait ça, Clinton ? demanda Peter saisi et
contrarié.–C’est importantdupointdevuepsychologique, répliquaMadarian.
Je veux que les gens la considèrent comme une femme ; la traitentcommeunefemme;luiexpliquentleschoses.–Maisquidonc?»Madarian mit les mains dans ses poches et regarda Bogert d’un air
pensif : « Je voudrais que l’on organise pour Jane etmoi un voyage à
Flagstaff.»Bogertneputs’empêcherderemarquerqueMadariann’avaitpasdit
Jane-5.Iln’utilisaitaucunnumérocettefois.ElleétaitlaJane.Ilditd’unairdubitatif:«ÀFlagstaff,pourquoi?–Parcequec’est lecentremondialdeplanétologiegénérale,n’est-ce
pas ? C’est là qu’on étudie les étoiles et qu’on essaie de calculer laprésenceéventuelledeplanèteshabitables,n’est-cepas?–Jesaisbien,maisc’estsurlaTerre.–Oui,moiaussijelesaisbien.–LesdéplacementsderobotssurlaTerresontcontrôlésdefaçontrès
stricte. Et c’est inutile. Amenez ici une bibliothèque de livres sur laplanétologieetlaissezJanelesdigérer.–Non!Peter,quandallez-vousvousmettredanslatêtequeJanen’est
pasunrobotordinaireetlogique;elleestintuitive.–Etalors?–Alorscommentpouvons-noussavoircedontelleabesoin,cequ’elle
peututiliser,ceàquoiellevaréagir?Pourliredeslivres,n’importequelmodèlemétalliquedel’usineferaitl’affaire;cesontdesdonnéesgelées,etdépassées,deplus.IlfautàJanedesinformationsvivantes,lesondesvoix,lesdétailssecondaires;illuifautmêmedesélémentsquin’ontrienàvoiravecleproblème.Commentdiablepouvons-noussavoircequiferaréagir son cerveau et coïncidera avec un circuit et à quelmoment ? Sinouslesavionsnousn’aurionspasdutoutbesoind’elle,n’est-cepas?Bogertcommençaitàse fatiguer.«Alors,amenez leshommesici, les
planétologues.– Ici, cela n’irait pas. Ils seraient en dehors de leur élément. Ils ne
réagiraient pas de la même façon. Je veux que Jane les observe autravail ; je veux qu’elle voie leurs instruments, leurs locaux, leursbureaux, tout ce qui les concerne. Je veux que vous preniez desdispositionspourlafairetransporteràFlagstaff.Jen’aivraimentaucuneenviedediscuterpluslongtempsdecesujet.»Il venait de s’exprimer comme Susan. Bogert tressaillit et répondit :
«Maisc’esttrèscompliqué.Letransportd’unrobotexpérimental…–Janen’estpasexpérimentale.C’estlacinquièmedelasérie.–Lesquatrepremièresn’ontpasvraimentfonctionné.»Madarian leva lesbras avec lassitude :«Maisqui vousoblige àdire
celaaugouvernement?– Ce n’est pas le gouvernement qui m’inquiète. On peut lui faire
comprendre les cas particuliers. C’est l’opinion publique. Nous avons
accomplibeaucoupdechosesencinquanteansetjeneveuxpasgaspillerlebénéficedevingt-cinqdecesannéesenvouslaissantperdrelecontrôled’un…– Je ne perdrai pas le contrôle. Vous faites des remarques stupides.
Écoutez ! La société U.S. Robots peut s’offrir un avion privé. Nouspouvonsatterriràl’aéroportcommercialleplusprocheetnousperdreaumilieu de centaines d’avions similaires. Nous pouvons nous arrangerpour qu’une grosse voiture fermée nous attende et nous conduise àFlagstaff. Jane seradansune caisse, et pour tout lemonde ce seraunepièce d’un équipement tout à fait ordinaire que l’on transporte auxlaboratoires.Personnen’irachercherplusloin.ÀFlagstafflesgensserontau courant du but exact de la visite. Ils auront toutes les raisons pourcoopéreravecnousetéviterlesfuites.»Bogert réfléchit : « La partie de l’opération qui comporte le plus de
risquesestl’avionetlavoiture.S’ilarrivequelquechoseàlacaisse…–Rienn’arrivera.–Celapourrait aller à conditionque Jane soit désactivéependant le
transport.Dans ce cas,même si quelqu’undécouvrequ’elle se trouve àl’intérieur…– Non, Peter. On ne peut pas. Ce n’est pas possible avec Jane-5.
Écoutez,depuisqu’onl’aactivée,elleeffectuelibrementdescorrélations.Les informations qu’elle possède peuvent être gelées pendant ladésactivation,maispassafacultédelibrecorrélation.Non,Monsieur,onnepourrajamaisladésactiver.– Mais si quelqu’un découvre d’une façon ou d’une autre que nous
transportonsunrobotenétatdefonctionnement…–Personneneledécouvrira.»Madarian ne céda pas et finalement l’avion put décoller. C’était un
Computo-jetautomatiquederniermodèle,maisavecunhommecommepilote – un employé de la société – on ne sait jamais. La caisse danslaquelle se trouvait Jane arriva sans problème à l’aéroport, fut portéedanslavoitureetparvintauxlaboratoiresdeFlagstaffsansincident.PeterBogert reçutunpremierappeldeMadarianmoinsd’uneheure
aprèsl’arrivéedecelui-ciàFlagstaff.Madarianétaitemballé,etcommeàl’accoutumée incapable d’attendre plus longtemps pour lui rendrecompte.Le message arriva par faisceau laser, soigneusement brouillé et
camoufléetenprincipeindéchiffrable,maisBogertétaitfurieux.Ilsavaitqu’ilpourraittoutàfaitêtrecomprisparquelqu’undisposantdesmoyens
techniques nécessaires – le gouvernement par exemple – si celui-ci levoulait. Mais leur sécurité tenait au fait que le gouvernement n’avaitaucuneraisondelevouloir.Toutaumoins,Bogertl’espérait.Ils’écria:«Maisenfin,aviez-vousvraimentbesoind’appeler?»Madarian dédaigna sa question. Il murmura : « Ce fut une idée de
génie,jevousassure.»Bogert regardait fixement le récepteur. Puis il s’écria d’une voix
blanche:«Vousvoulezdirequevousavezlasolution?Déjà?–Non, non.Donnez-nous un peu de temps quandmême. Ce que je
voulaisdire, c’estque l’idéedesavoixétaitune idéedegénie.Écoutez,quand on nous eut conduits de l’aéroport au bâtiment principal del’administrationdeFlagstaff,nousavonsouvert la caisse et Janeenestsortie.Àcemomenttousleshommesreculèrent.Affolés!Abasourdis!Simême les savants ne sont pas capables de comprendre les lois de latechnique des robots, que pouvons-nous espérer alors d’un individumoyen?Àcemoment,pendantuneminute,jemesuisdit:toutcelaneserviraàrien.Ilsnedirontrien.Ilsvontimmédiatementserétracterdepeur qu’elle ne se détraque et ils seront incapables de penser à autrechose.–Bon,etalors,oùvoulez-vousenvenir?–C’estalorsqu’ellelessaluacommeàl’habitude.Elledit:«Bonsoir,
Messieurs, je suis ravie de vous connaître », de sa belle voix decontralto…Et voilà.Unhomme rajusta sa cravate, un autre sepassa lamaindanslescheveux.Cequiaétélemieux,cefutquandleplusvieuxd’entre eux vérifia si sa braguette était bien fermée. Maintenant ilsl’adorenttous.Cequ’ilfallait,c’étaitlavoix.Ellen’estplusunrobot;elleestunefemme.–Vousvoulezdirequ’ilsluiparlent?–S’ilsluiparlent?Biensûr.J’auraisdûlaprogrammerpourqu’elleait
desintonationssexy.Sijel’avaisfait,ilsseraienttousàluidemanderdesrendez-vous. Quand on parle de réflexes conditionnés ! Écoutez, leshommesréagissentauxvoix.Danslesmoments lesplusintimes,ont-ilslesyeuxouverts?C’estlavoixdansl’oreille…–Oui,Clinton,jecroisquejevois.OùestJanemaintenant?–Aveceux.Ilsneveulentpass’enséparer.– Mais enfin ! Retournez là-bas. Ne la quittez pas des yeux, mon
vieux.»Les autres appels de Madarian, pendant les dix jours qu’il passa à
Flagstaff,furentpeunombreux,etdemoinsenmoinsenthousiastes.
Janeécoutaitsoigneusement,disait-il,etdonnaitparfoisuneréponse.Elledemeuraitpopulaire.Onlalaissaitpénétrerpartout.Maisiln’yavaittoujourspasderésultat.Bogertdemandait:«Rien?»Madarian réagissait tout de suite : «On ne peut pas dire cela. C’est
impossibledesavoiravecunrobotintuitif.Onignoretoutcequisepassedanssoncerveau.Cematin,elleademandéàJensencequ’ilavaitprisaupetitdéjeuner.–RossiterJensen,l’astrophysicien?–Oui, bien sûr.Et alors il s’est aperçuqu’il n’avait pas pris de petit
déjeuner.Enfinjusteunetassedecafé.–AlorsJanebavarde?Ladépensevalaitlecoup…–Oh!nesoyezpasidiot!Cen’étaitpasdubavardage.PasavecJane.
Elle a posé cette question parce que cela avait un rapport avec lacorrélationqu’elleétaitentraind’élaborerdanssoncerveau.–Enquoicelapouvait-il…–Commentlesaurais-je?Sijelesavais,jeseraismoi-mêmeunesorte
deJaneetvousn’auriezpasbesoind’elle.Maiscelaavaitcertainementunsens.Elleestprogramméepourrechercherà toutprixuneréponseà laquestionde l’éventualitéde laprésenced’uneplanètequiadeschancesd’êtrehabitableàunedistancedonnée,et…–Alors,quandelleauraaccompli cela, faites-le-moi savoir,maispas
avant. Je n’ai aucun besoin de connaître le récit journalier de sescorrélations.»Iln’attendaitpasvraimentunsuccès.Chaque jour,Bogertperdaitde
son optimisme, aussi quand la nouvelle du succès arriva, il fut pris audépourvu.Carellearrivaenfindecompte.Ce dernier message était une sorte de murmure. L’exaltation de
Madarianétaitretombée,ilparaissaitcalmeetimpressionné.«Ellearéussi,dit-il.Ellearéussi.Jedésespéraispresque,moiaussi.
Aprèsqu’elleeuttoutenregistré,etcertainesdonnéesdeuxoutroisfois,sansjamaisébaucherunesolution…Jesuisdansl’avion,maintenant,surlecheminduretour.Nousvenonsdedécoller.»Bogertrepritsonsouffleavecpeine.«Àquoijouez-vous?Avecvousla
réponse?Dites-lasivousl’avez.Dites-laclairement.–Ellealaréponse.Ellemel’adonnée.Ellem’adonnélenomdestrois
systèmesstellairesàmoinsdequatre-vingtsannées-lumièrededistance,qui, d’après elle, ont entre soixante et quatre-vingt-dix pour cent dechances de posséder une planète habitable chacun. Les calculs sur
l’existence probable d’aumoins une planète parmi elles sont de 0,972.C’estpresqueunecertitude.Etcen’estqueledébut.Quandnousseronsrentrés,ellenousdonneralecheminementexactduraisonnementquil’aamenéeàune telle conclusion et jepeuxvousdireque toute la scienceastrophysiqueetcosmologiqueensera…–Êtes-voussûr?–Vouspensezque j’aideshallucinations?J’aimêmeun témoin.Le
pauvregarçonasautéenl’airquandJanes’estmisesoudainàdébiterlaréponsedesavoixsuperbe…»C’estàcemoment-làquelamétéoritelesfrappaetcausaladestruction
complètedel’avion,réduisantMadarianetlepiloteenlambeauxdechairsanguinolente;onneputretrouveraucunepartieutilisabledeJane.À la société U.S. Robots, le désespoir ne pouvait être plus profond.
Robertson essayait de se consoler en se disant qu’une destruction sicomplète faisaitdisparaître les illégalitésdont la société s’étaitmontréecoupable.Peter secouait la tête, désespéré : « Nous avons perdu la meilleure
chancequ’ait jamaiseue l’U.S.Robotsdese faireune imagedemarqueinattaquable ; de triompher de ce sacré complexe de Frankenstein.Rendez-vous compte de l’importance qu’aurait eue pour les robots ladécouvertepar l’und’entreeuxde lasolutionauproblèmedesplanèteshabitables,aprèsqued’autresrobotseurentcollaboréàlamiseaupointduSaut spatial. Les robots auraientmis la galaxie ànotre portée.Et siparallèlement nous avions pu faire progresser les connaissancesscientifiquesdansdifférentesdirections,commenousl’aurionssûrementfait…Oh!Seigneur,onnepeutpasévaluerlesbénéficesquecelaauraitrapportésàlaracehumaine,etànousaussibiensûr.»Robertsondemanda:«Nouspourrionsconstruired’autresJane,n’est-
cepas?MêmesansMadarian?–Biensûr,nouslepourrions.Maispouvons-nouscompterretrouverla
bonne corrélation ? Qui peut savoir quelles étaient les possibilités desuccès final ? Et si Madarian avait bénéficié du coup de chanceextraordinairedupionnier?Alorsquenous,àl’inverse,nousavonseuuncoup si extraordinaire de malchance ? Une météorite réduisant tout àzéro…C’esttoutsimplementincroyable.»Robertson murmura d’une voix hésitante : « Est-ce que cela ne
pourraitpasêtre…voulu?Jeveuxdire,sic’étaitnotredestindenepassavoir,etsilamétéoriteétaitunjugementde…»IlsetutsousleregardfoudroyantdeBogert.Bogertdéclara:«Cen’estpasunepertesèche,je
suppose.D’autresJanepourrontnousapporteruneaidedansdifférentsdomaines.Etnouspouvonsdonnerdesvoixfémininesàd’autresrobots,sicelapeutaiderlepublicàlesaccepter–bienquejemedemandequelleseralaréactiondesfemmes.Siseulementnoussavionscequ’aditJane-5!–Danssondernierappel,Madariandisaitqu’ilyavaituntémoin.»Bogertrépondit:«Jesais;j’yaipensé.Vousvousdoutezbienquej’ai
priscontactavecFlagstaff.Iln’yapasunepersonnedanstoutlecentrequi ait entendu Jane dire quoi que ce soit qui sortait de l’ordinaire,quelquechosequiauraitpusemblerapporteruneréponseauproblèmede laplanètehabitable,etde touteévidencen’importequi là-basauraitpu reconnaître la réponse si elle avait été énoncée – ou tout aumoinsauraitpuvoirquec’étaituneréponsepossible.– Est-il pensable que Madarian ait menti ? Ou soit devenu fou ?
N’aurait-ilpasvouluseprotéger…–Vousvoulezdirequ’il auraitpuessayerde sauver sa réputationen
prétendant qu’il avait la réponse puis trafiquer Jane pour qu’elle nepuissepasparler,etdirealors:"Oh!jesuisdésolé,ilyaeuunincidenttechnique ! Oh ! c’est trop bête ! " C’est totalement impensable. Onpourrait tout aussi bien supposer qu’il avait préparé l’accident avec lamétéorite.–Alors,quefaisons-nous?»Bogertdit avecpeine :« Il faut retourneràFlagstaff.La réponseest
certainementlà-bas.Ilvafalloirapprofondirlesrecherches,c’esttout.Jevaisyalleravecdeuxhommesdel’équipedeMadarian.Ilfautquenousretournionscecentredefondencomble.–Mais,voussavez,mêmes’ilyavaitun témoinetqu’ilaentendu la
réponse,àquoicelanousservirait-il,maintenantquenousn’avonsplusJanepournousexpliquerlecheminement?–Chaquepetit détail est utile. Jane adonné lenomdes étoiles ; les
numérosdes cataloguesprobablement– les étoilesquiportentunnomn’ontaucunechance.Siquelqu’unpeutserappelerqu’ellel’afait,etpeutserappelerprécisémentlenuméroducatalogue,ouapul’entendreassezclairementpourqu’onpuisseleretrouverparpsychosondes’iln’enapaslesouvenirconscient–alorsnousauronsunélément.Avec le résultat final et les données de départ enregistrées par Jane,
nous serions peut-être capables de reconstituer la logique duraisonnement ; nous pourrions retrouver l’intuition. Si nous pouvonsréalisercela,nousauronsgagné.»
Bogert revint trois jours plus tard, silencieux et abattu. QuandRobertson s’enquit avec impatience des résultats, il secoua la tête :«Rien!–Rien!– Absolument rien. J’ai parlé à tous ceux de Flagstaff – savants,
techniciens,étudiants–quiontétéencontactavecJane;àtousceuxquin’ont fait que la voir. Le nombre n’était pas important ; j’apprécie ladiscrétiondeMadarian.Lesseulsquiontpulavoirsontceuxquiavaientla possibilité de lui fournir des connaissances en planétologie. Trente-troishommesentoutontvuJane,etparmieuxseulsdouzehommesluiontparléplusqu’enpassant.«J’aiétudiéentoussenstoutcequeJaneadit.Ilssesouvenaienttrès
bien de tout. Ce sont des hommes passionnés, engagés dans uneexpériencedepremièreimportancepourleurspécialité,ilsavaientdonctouteslesraisonspoursesouvenir.Deplus,ilsavaientaffaireàunrobotparlant, ce qui était plutôt marquant, et ce robot parlait comme uneprésentatricedetélévision.Ilsnepouvaientvraimentpasoublier.»Robertsonintervint:«Unpassageàlapsycho-sondepourrait…–Si l’und’entreeuxavait l’impression,mêmetrèsvague,qu’il s’était
passé quelque chose, je lui arracherais la confirmation en sondant soncerveau.Maisiln’yaaucunechance,etpuisonnepeutpassoumettreàlapsycho-sondedeuxdouzainesd’hommesdontlecerveauestlegagne-pain.Vraiment, celane servirait à rien.Si Janeavaitparléde systèmesstellairesendisantqu’ilspossédaientdesplanèteshabitables,celaauraitfaitunfeud’artificedansleurtête.Commentauraient-ilspul’oublier?– Alors, peut-être que l’un d’entre euxment, dit Robertson d’un air
dur. Il veut garder l’information pour lui tout seul ; pour en retirerbénéficeplustard.–Àquoicela l’avancerait-il? réponditBogert.Tout lecentreconnaît
parfaitement la raison de la venue deMadarian et de Jane. Ils saventaussi pourquoi je suis venu ensuite. Si dans l’avenir un homme qui setrouvemaintenantàFlagstaffannoncequ’iladécouvertunethéoriesurlesplanèteshabitablesétonnammentnouvelleetdifférente,maisqui setient,touslesautresemployésdeFlagstaffettoutlemondeiciàlasociétéU.S.Robotssauratoutdesuitequ’ill’avolée.Ilnepourrapass’ensortir.–Alors,Madarianafaituneerreurquelconque.– Cela aussime paraît impensable.Madarian avait une personnalité
irritante – comme tous les robopsychologues, je crois, ce qui doitexpliquerpourquoiilspréfèrenttravailleravecdesrobotsplutôtqu’avec
deshommes–maisiln’étaitpasidiot.Ilesttotalementimpossiblequ’ilsesoittrompécommecela.– Alors… »Mais Robertson n’avait plus de solution à proposer. Un
mur nu s’élevait devant eux et ils restèrent à le contempler quelquesminutesd’unairdésespéré.Enfin,Robertsonsesecoua.«Peter?–Oui?–DemandonsàSusan.»Bogertseraidit.«Quoi?–DemandonsàSusan.Appelons-laetdemandons-luidevenir.–Pourquoi?Quevoulez-vousqu’ellepuissefaire?–Jenesaispas.Maisc’estunerobopsychologueelleaussi,peut-être
pourrait-ellecomprendreMadarianmieuxquenous.Deplus,elle–oh!etpuiszut–elleatoujoursétébienplusintelligentequenoustous.–Elleapresquequatre-vingtsans.–Etvousenavezsoixante-dix.Alors?»Bogert soupira. Avait-elle perdu un peu de sa virulence pendant ces
annéesderetraite?«Bon,jevaisl’appeler»,dit-il.Susan Calvin entra dans le bureau de Bogert, observa la pièce, puis
posasonregardsurledirecteurdesrecherches.Elleavaitbeaucoupvieillidepuissondépartàlaretraite.Sescheveuxétaientd’unbeaublancetsonvisage tout fripé.Elle semblait très fragile, presque transparente, et sesyeuxseuls,perçantsetinflexibles,portaienttémoignagedupassé.Bogerts’avançad’unaircordialetluitenditlamain.«Susan!»Susan prit lamain et dit : « Vous vous défendez plutôt bien, Peter,
pour votre âge. Si j’étais vous, je n’attendrais pas l’année prochaine.Prenez votre retraite maintenant et laissez la place aux jeunes… EtMadarian est mort. M’avez-vous fait venir pour que je reprenne monancienposte?Avez-vousvraiment l’intentiondegarder lesvieuxunanaprèsleurvéritablemortphysique?–Non,Susan.Jevousaifaitvenir…»Ils’arrêta.Ilnesavaitpluspar
oùcommencer.Mais Susan comme toujours autrefois sut lire dans son esprit. Elle
s’assitavecprécaution,àcausedesesarticulationsquiseraidissaientetdit : « Peter, vousm’avez appelée parce que vous avez de gros ennuis.Sinon,vouspréféreriezmevoirmortequetropprèsdevous.–Allons,Susan…–Neperdonspasdetempsenbavardages.Quandj’avaisquaranteans,
je n’avais pas uneminute à perdre, je n’en ai pas plusmaintenant. La
mort de Madarian et votre appel sont deux événements surprenants,aussi ildoit yavoirun rapport entreeux.Deuxévénements inhabituelsquineprésenteraientaucunrapportrelèventd’uneprobabilitétropfaiblepour que l’on s’en inquiète. Commencez par le commencement, et nevous faites pas de souci si vous avez l’air d’un imbécile. Il y a bienlongtempsquejesaisquevousl’êtes.»Bogert s’éclaircit la gorge d’un air malheureux et commença. Elle
l’écoutasoigneusement,levantparfoissamaindesséchéepourl’arrêteretposerunequestion.Elle réagitvivementsurunpoint.«L’intuition féminine?C’estainsi
quevousvouliezcerobot?Vous,leshommes!Quandvousvoustrouvezface àune femmequi arrive àune conclusion correcte, vousnepouvezpas accepter qu’elle vous soit égale ou supérieure en intelligence, alorsvousinventezquelquechosequel’onappellel’intuitionféminine.–Euh,oui,Susan.Maislaissez-moicontinuer.»Ilcontinua.QuandilenarrivaàlavoixdecontraltodeJane,elledit:
«Ilestparfoisdifficiledesavoirsil’ondoitêtrerévoltéeparlesexemâle,ousimplementl’ignoreretlemépriser.»Bogertdemanda:«Bon,laissez-moifinir.»Quand il eut fini, Susan s’enquit : « Pouvez-vousme laisser utiliser
votrebureaupendantuneheureoudeux?–Oui,mais…–Jeveux revoir toutes lesdonnées,dit-elle.LeprogrammedeJane,
lesappelsdeMadarian,vosenquêtesàFlagstaff.Jesupposequejepeuxutiliser ce superbe laser-téléphone tout neuf avec brouillage et votreordinateursij’enaibesoin.–Oui,biensûr.–Ehbien,alors,allez-vous-en,Peter.»Moinsde quarante-cinqminutes plus tard, elle boitilla vers la porte,
l’ouvritetdemandaBogert.Quand Bogert arriva, Robertson l’accompagnait. Ils entrèrent
ensembleetSusangratifiacedernierd’unchaleureux«Bonjour,Scott».Bogertessayaitdésespérémentd’évaluerlesrésultatsd’aprèslevisage
de Susan, mais il ne vit qu’une vieille femme inflexible qui avait bienl’intentiondeleurrendreleschosesdifficiles.Ildittimidement:«Pensez-vousquevouspouvezfairequelquechose,
Susan?–Quelquechosedeplusquecequej’aidéjàfait?Non.Rien.»Bogertserraleslèvresdedépit,maisRobertsondemanda:«Qu’avez-
vousdéjàfait,Susan?»Susanrépondit:«J’airéfléchiunpeu;chosequejenepeuxpersuader
personned’autredefaire.D’abord,j’airéfléchiausujetdeMadarian.Jeleconnaissais,voussavez.Ilétaittrèsintelligentmaissoncôtéextravertiétait exaspérant. J’ai pensé que vous l’apprécieriez, venant après moi,Peter.–Celanousachangé,neputs’empêcherderépondreBogert.– Et il se précipitait chez vous avec les résultats dès qu’il les avait
obtenus,n’est-cepas?–Oui,c’estcela.–Etcependant,sonderniermessage,celuidanslequelilditqueJanea
trouvélaréponse,ill’aenvoyédel’avion.Pourquoia-t-ilattendujusque-là?Pourquoinevousa-t-ilpasappeléquand ilétaitencoreàFlagstaff,dèsqueJaneaditcequ’elleadit?–Jesuppose,réponditBogert,quepourunefois,ilavoululevérifier
soigneusement et – enfin, je ne sais pas. C’était la chose la plusimportante qui lui était jamais arrivée ; peut-être a-t-il voulupour unefoisattendred’êtrecomplètementsûrdelui.– Au contraire, plus c’était important, moins il aurait attendu, c’est
certain.Ets’ilavaitréussiàattendre,pourquoinepasavoirtenulecoupjusqu’au bout et attendu d’être de retour à la sociétéU.S. Robots pourpouvoirvérifier lesrésultatsavec tout l’équipementenordinateursqu’ilpouvait y trouver ? En deux mots, il a attendu trop longtemps si l’onconsidèreleproblèmed’unpointdevue,etpasassezlongtempssionleconsidèred’unautrepointdevue.»Robertsonl’interrompit:«Alors,vouscroyezqu’ilnousatrompés…»Susanleregardad’unairexaspéré:«Scott,n’essayezpasderivaliser
avecPeterdansledomainedesremarquesidiotes.Laissez-moicontinuer.Ledeuxièmeproblème,c’estceluidutémoin.D’aprèsl’enregistrementdecedernierappelMadarianadit:"Lepauvregarçonasautéenl’airquandJanes’estmisesoudainàdébiterlaréponsedesavoixsuperbe."Enfait,ce furent les derniersmots qu’il a prononcés. Et alors, jeme demandepourquoi le témoinaurait sauté en l’air ?Madarianvousavait expliquéque tous leshommesadoraient cette voix, et ils avaientpassédix joursaveclerobot–avecJane.Pourquoi leseulfaitqu’elleparle lesaurait-ilabasourdis?»Bogertrépondit:«J’aisupposéquec’étaitdufaitdel’émerveillement
d’entendre Jane donner une réponse à un problème qui occupe lescerveauxdesplanétologuesdepuispresqueunsiècle.
– Mais ils attendaient qu’elle donne cette réponse. C’est pour celaqu’elleétait là-bas.Deplus,réfléchissezà la façondontcelaestdit.LesparolesdeMadarianfontpenserqueletémoinaétésaisi,pasétonné,sivous décelez la différence. Et qui plus est, cette réaction s’est passée"QuandJanes’estmisesoudain–"autrementdit,toutàfaitaudébutdesaphrase.Êtreétonnéparcequ’avaitditJanesupposeraitqueletémoinaitécoutéunmomentdefaçonàenregistrercequ’elledisait.Madarianauraitditqu’ilasautéen l’airaprèsqu’ileutentenduJane
diretelleoutellechose.Ceserait"après"etnonpas"quand",etiln’auraitpasemployélemot"soudain".»Bogertrisqua:«Jenecroispasqu’onpuissetirerdesconclusionsde
l’emploioudunon-emploid’unmot.–Moisi,ditSusand’unair froid,parceque jesuisrobopsychologue.
Nous devons tirer au clair ces deux anomalies. Le retard étrange del’appeldeMadarianetlaréactionétrangedutémoin.–Maisvous,pouvez-vousexpliquercela?demandaRobertson.– Bien sûr, répondit Susan, il m’a suffi d’être logique. Madarian a
appelé dès qu’il a eu la nouvelle, sans attendre, comme il le faisaittoujours, ou avec le moins de retard possible. Si Jane avait résolu leproblème à Flagstaff, il aurait certainement appelé de Flagstaff. Étantdonné qu’il a appelé de l’avion il est clair qu’elle a dû résoudre leproblèmeaprèssondépartdeFlagstaff.–Maisalors…– Laissez-moi finir. Laissez-moi finir. Madarian n’a-t-il pas fait le
trajetde l’aéroportàFlagstaffdansunegrossevoiturefermée?EtJaneétaitdanssacaisseàcôtédelui?–Oui.–EtjesupposequeMadarianetlacaissedeJaneontfaitleretourde
Flagstaffàl’aéroportdanslamêmegrossevoiturefermée.Est-ceexact?–Oui,biensûr.–Etilsn’étaientpasseulsdanscettevoiture.Dansl’undesesappels,
Madariandit:"Onnousaconduitsdel’aéroportaubâtimentprincipaldel’administration de Flagstaff, et je pense que je ne me trompe pas enconcluant que si on l’a conduit, eh bien, c’est parce qu’il y avait unchauffeur,unconducteurhumain,danslavoiture.–Seigneur!– Le problème avec vous, Peter, c’est que quand vous cherchez le
témoind’unesolutiondeplanétologie,vouspensezàdesplanétologues.Vousséparezlesêtreshumainsencatégoriesetvousméprisezetécartez
laplupartd’entreeux.Unrobotnepeutpas fairecela.LaPremièreLoidit:«Unrobotnepeutpasnuireàunêtrehumainni,parsoninaction,laisser un être humain en danger. »N’importe quel être humain. C’estl’essence de la vie pour les robots. Un robot ne fait pas de distinction.Pour un robot tous les hommes sont vraiment égaux, et pour unrobopsychologue qui doit forcément envisager les hommes au mêmeniveauquelesrobots,tousleshommessontvraimentégaux,aussi.« Il ne viendrait pas à l’esprit de Madarian de signaler qu’un
conducteur de camion avait entendu la solution. Pour vous unconducteurdecamionn’estpasunsavant,maislesimpleprolongementaniméd’uncamion.PourMadarian,c’étaitunhommeetuntémoin.Riendeplus,riendemoins.»Bogertsecoualatête,incrédule:«Mais,enêtes-voussûre?–Évidemment j’en suis sûre. Sinon comment pouvez-vous expliquer
l’autre point ; la remarque de Madarian au sujet du saisissement dutémoin ? Jane étaitdansune caisse,n’est-cepas ?Mais ellen’étaitpasdésactivée.D’après les dossiers,Madarian était catégoriquement contrela désactivation d’un robot intuitif. De plus, Jane-5, comme toutes lesautresJane,étaitextrêmementpeubavarde.Madariann’aprobablementjamaispenséà luiordonnerderestertranquillequandelleétaitdans lacaisse;etcefutdanslacaissequelacorrélationsefitfinalement.Alorsévidemment, elle se mit à parler. Une belle voix de contralto sortantsoudaind’une caisse. Si vous étiez le conducteur du camion, qu’auriez-vousfaitalors?Vousauriezsûrementétésaisi.Jemedemandecommentiln’apaseud’accident.–Mais,si leconducteurducamionétaitbien le témoin,pourquoine
s’est-ilpasfaitconnaître?– Pourquoi ? Pouvait-il savoir que quelque chose de capital s’était
passé,quecequ’ilavaitentenduétaitimportant?D’ailleurs,n’imaginez-vouspasqueMadarianluiadonnéunbonpourboire luidemandantdenerienrévéler?Tenez-vousvraimentàcequeserépandelanouvellequel’onatransportéillégalementsurlasurfacedelaTerreunrobotactivé.–Bon,maisserappellera-t-ilcequ’ilaentendu?– Pourquoi pas ? Peut-être que vous, Peter, vous pensez qu’un
conducteurdecamion,undegréau-dessusdusingeselonvoscritères,nepeutsesouvenirderien.Mais lesconducteursdecamionpeuventaussiêtreintelligents.Cequ’elleaditnepassaitpasinaperçuetleconducteurpeut très bien en avoir retenu une partie.Même s’il se trompe un peudans les lettres et les chiffres, nous avons affaire à un problème
déterminé, vous savez : les cinq mille cinq cents étoiles ou systèmesstellaires à moins de quatre-vingts années-lumière de distance, ouquelque chose comme cela– jen’ai pas cherché lenombre exact.Vouspouvez faire le bon choix. Et s’il en est besoin, vous aurez toutes lesexcusespourlepasseràlapsycho-sonde…»Lesdeuxhommeslaregardaientfixement.Enfin,Bogert,inquietdece
qu’ilvenaitderéaliser,murmura:«Maiscommentpouvez-vousenêtresûre?»UninstantSusanfutsurlepointdeluirépondre:Parcequej’aiappelé
Flagstaff,imbécile,etparcequej’aiparléaveclechauffeurducamion,etparce qu’il m’a dit ce qu’il avait entendu et parce que j’ai vérifié avecl’ordinateur de Flagstaff et obtenu le code des trois seules étoiles quicorrespondentàl’information,etparcequej’aileurnomdansmapoche.Maisellenelefitpas.Laissons-lesfaire.Elleselevadoucement,etdit
d’un ton ironique :«Commentpuis-je enêtre sûre?…Appelez celadel’intuitionféminine.»
L’APRÈS-SUSAN
Chacune de ces deux nouvelles date d’après cellesmettant en scène
SusanCalvin. Ces deux longues nouvelles sont les plus récentes[6] que
j’aiécritessurlesujetdesrobots.Jem’yessaieàuneprospectiveàlongtermepourcernercequelarobotiquepourraitnousréserverenfindecompte. Et j’en reviens au commencement, car bien que j’observestrictement lesTroisLois,«Pourque tu t’y intéresses»est clairementune histoire de Robot-Menaçant, et « l’Homme bicentenaire » unehistoiredeRobot-Émouvantévidente.De toutes les histoires de robots que j’ai écrites, « l’Homme
bicentenaire»estcellequejepréfèreet,àmonavis,laplusréussie.Enfait,j’ail’horriblepressentimentquejenechercheraipasàladépasser.Peut-être même n’écrirai-je plus jamais une histoire de robotssérieusement. Mais là encore, je ne saurais être catégorique : je suisassezimprévisible.
POURQUETUT’YINTÉRESSES
LesTroisLoisdelaRobotique.1. Unrobotnepeutpasnuireàunêtrehumain,ni,parson
inaction,laisserunêtrehumainendanger.2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres
humainssaufquandcesordressontencontradictionaveclaPremièreLoi.
3.Unrobotdoitprendresoindesapropreexistencetantquecesoinn’entrepasencontradictionavec laPremièreou laDeuxièmeLoi.
1
Keith Harriman, directeur de la Recherche à la société U.S. Robotsdepuis maintenant douze ans, découvrit qu’il n’était pas du tout sûrd’avoirraison.Ilpassalalanguesurseslèvresrondesmaisplutôtpâlesetil eut l’impression que l’image holographique de Susan Calvin qui leregardaitfixement,sansunsourire,n’avaitjamaisétéaussimenaçante.D’habitude, il renvoyait au néant cette image de la plus grande
robotistede l’histoire,parcequ’elle l’exaspérait. (Il essayaitdepenseràl’image comme à une chose,mais il n’y arrivait jamais complètement.)Cette fois-ci il n’osapas, et ce regard, éteint depuis longtemps, pénétradanssatête.C’étaitunemesureterribleetdégradantequ’ilallaitdevoirprendre.EnfacedeluisetenaitGeorgeDix,dontlecalmen’étaitaffectéenrien
niparlemalaisevisibledeHarrimanniparl’imagedelasaintepatronnedesrobotsquibrillaitdanssanichelà-haut.Harrimandéclara:«Nousn’avonspasencorediscuté,decela,George.
Vous n’êtes pas parmi nous depuis bien longtemps et je n’ai jamais euvraiment l’occasion d’être seul avec vous.Maismaintenant je voudraisquenousparlionsduproblèmedanstoussesdétails.–Jesuistoutàfaitd’accord,ditGeorge.Depuisquej’appartiensàla
sociétéU.S.Robotsj’aipumerendrecomptequelacriseavaitunrapportaveclesTroisLois.
–Oui.VousconnaissezlesTroisLois,biensûr.–Jelesconnais.–J’ensuispersuadé.Maisallonsaufondduproblèmeetconsidérons
ce qui ne va pas. En deux siècles de, je peux le dire, de succèsconsidérables,lasociétéU.S.Robotsn’atoujourspasréussiàpersuaderlesêtreshumainsd’accepterlesrobots.Nousn’avonsconfiéàceux-ciquedes tâches nécessaires mais impossibles à effectuer pour des êtreshumains, à cause des dangers présentés, entre autres, parl’environnement.Lesrobotsonttravailléprincipalementdansl’espace,etcetterestrictionnousalimitésdansnospossibilités.– Cela représente certainement un champ d’action très large, dit
GeorgeDix,danslequellasociétéU.S.Robotspeuttrouverdesprofits.– Non, et pour deux raisons. D’abord les limites que l’on nous a
octroyées se rétrécissent inévitablement. Prenez la colonie sur la Lune,parexemple:àmesurequ’elleseperfectionne,elleabesoindemoinsderobots, et nous pensons que dans les deux années à venir les robotsserontbannisdelaLune.Leproblèmeserareposédanschaquenouveaumondecoloniséparl’humanité.Deuxièmement,lavéritableprospériténepeutêtreatteintesurlaTerresansrobots.ÀlasociétéU.S.Robots,nouscroyons fermement que les êtres humains ont besoin des robots etdoivent apprendre à vivre avec leurs analoguesmécaniques si l’on veutmaintenirleprogrès.–Est-cequ’ilsnelefontpasdéjà,monsieurHarriman?Vousavezsur
votrebureauunécrand’ordinateurqui,si jenemetrompe,estreliéauMultivacdel’organisation.Unordinateurestunesortederobotsessile;uncerveauderobotquin’estpasreliéàuncorps…– Exact, mais cela aussi est limité. Les ordinateurs utilisés par les
hommesont toujoursétéconçuspourdes tâchesspécifiquesde façonàéviter que leur intelligence ne soit trop humaine. Il y a un siècle, nousétionssurlepointdetrouveruneintelligenceartificiellesanslimitegrâceà l’utilisation de grands ordinateurs que nous appelionsMachines. CesMachines ont limité leur action de leur propre initiative. Dès qu’elleseurent résolu le problème écologique quimenaçait la société humaine,elles se sont déphasées. Si elles continuaient d’exister, se sont-elles dit,ellesallaientdevenir lesoutiende l’humanitéet,commeellespensaientque cela nuirait aux êtres humains elles se sont condamnéesconformémentauxexigencesdelaPremièreLoi.–N’était-cepasunraisonnementcorrect?– Personnellement, je ne le pense pas. Par leur action, elles ont
renforcé le complexe de Frankenstein de l’humanité ; celle-ci aphysiquement peur qu’un homme artificiel fabriqué par elle ne seretourne contre son créateur. Les hommes craignent que les robots nepuissentremplacerlesêtreshumains.–Etvous,craignez-vouscela?–Moijeconnaisleproblème.TantquelesTroisLoisdelaRobotique
existent,c’estimpossible.Ilspeuventservirdepartenairesàl’humanité;ils peuvent participer à l’effort pour comprendre et diriger d’une façonsagelesloisdelanature,afinquecettecoopérationsoitplusefficacequele travail des hommes tout seuls ;mais toujours de telle façon que lesrobotsserventlesêtreshumains.–Mais si les Trois Lois sont apparues au cours de ces deux siècles,
pour contenir les robots dans des limites, quelle est la source de laméfiancedesêtreshumainspourlesrobots?– Eh bien… (Harriman ébouriffa ses cheveux grisonnants en se
grattantvigoureusementlatête.)Pourbeaucoupc’estdelasuperstition,biensûr.Malheureusement il existe quelques éléments complexes dont les
agitateursantirobotsonttiréparti.–DanslesTroisLois?–Oui,danslaDeuxièmeenparticulier.Iln’yapasdeproblèmepourla
TroisièmeLoi, vous comprenez. Elle est universelle. Les robots doiventtoujourssesacrifierpourdesêtreshumains,quelsqu’ilssoient.–Biensûr,ditGeorgeDix.–LaPremièreLoiestpeut-êtremoinssatisfaisante,carilesttoujours
possible d’imaginer une situation dans laquelle un robot doit effectuerune Action A ou une Action B, les deux s’excluant mutuellement, etnuisant l’une comme l’autre à des êtres humains. Le robot doit alorschoisirrapidementcellequicauseralemoinsdemal.Établirlescircuitspositroniquesducerveaud’unrobotpourquecechoixsoitpossiblen’estpas chose facile. Si l’action A cause dumal à un jeune artiste plein detalentetl’actionBàcinqvieillardssansintérêtparticulier,quelleestcellequidoitêtrechoisie!– L’Action A, répondit George Dix. Nuire à une personne estmoins
gravequenuireàcinq.–Oui,nousavons toujoursconçu lescerveauxdesrobotspourqu’ils
décident ainsi. Il nous a toujours semblé irréalisable d’exiger d’eux desjugementssurdespointsdélicatstelsqueletalent,l’intelligence,l’utilitéengénéralpourlasociété.Celaretarderaitladécisionetimmobiliseraitle
robot.C’est pourquoinous avons continué comme cela.Heureusement,nouspouvonsconsidérerquedetelsmomentscritiquesdanslesquelsdesrobotsauraientdetellesdécisionsàprendre,sontrares…MaiscelanousamèneàlaDeuxièmeLoi.–LaLoid’obéissance.–Oui.Lanécessitéd’obéissanceestpermanente.Unrobotpeutexister
depuisvingtanssansjamaisavoireuàagirrapidementpouréviterqu’unêtrehumainnesouffre,ousansjamaiss’êtretrouvédansl’obligationderisquer sa propre destruction. Pendant tout ce temps, cependant, il necesserad’obéirauxordres…Auxordresdequi?–Desêtreshumains.– De n’importe quel être humain ? Comment jugez-vous un être
humainpoursavoirs’ilfautluiobéirounon?Qu’estl’hommepourquetut’yintéresses,George?»Georgehésitadevantcettephrase.Harrimandittoutdesuite:«UnecitationdelaBible.Celan’aaucune
importance.Jeveuxdire:unrobotdoit-ilsuivrelesordresd’unenfant;oud’unidiot;oud’uncriminel;oud’unhommed’uneintelligencetoutàfaithonnêtemaisquin’apasl’expériencenécessaireetquineserendpascomptedesconséquencespeusouhaitablesdesonordre?Etsideuxêtreshumainsdonnentàunrobotdesordrescontradictoires,auxquelslerobotdoit-ilobéir?–Endeuxcentsans,ditGeorgeDix,cesproblèmesnesesont-ilspas
posésetn’ont-ilspuêtrerésolus?–Non,ditHarrimanavecunviolentmouvementdelatête.Nousavons
été gênés précisément par le fait que nos robots n’ont été utilisés quedansdesenvironnementsparticuliers:dansl’espace,oùleshommesquiavaient des rapports avec eux étaient experts en lamatière. Il n’y avaitpas d’enfants, pas d’idiots, pas de criminels, pas d’ignares bienintentionnés. Mais même dans ce cas, il y a eu des occasions où desdégâts ont été causés par des ordres imbéciles ou irréfléchis. De telsdégâtsdansundomainelimitéetspécialisépeuventêtrecontenus.SurlaTerre, cependant, il faudra que les robots aient un jugement. Voici cequ’assurentceuxquisontcontrelesrobots,etbonsang,ilsontraison.–Alorsvousdevezfaireentrerlacapacitédejugementdanslecerveau
positronique.– C’est cela. Nous avons commencé à fabriquer des modèles JG
capablesd’évaluertoutêtrehumainenfonctiondesonsexe,desonâge,de sa position sociale et professionnelle, de son intelligence, de sa
maturité,desaresponsabilitésociale,etc.–Enquoicelaaffectera-t-illesTroisLois?–LaTroisièmeLoienrien.Toutrobot,mêmeleplusprécieux,doitse
détruirepour sauver touthumain,même leplus inutile.Ça,onnepeutpasytoucher.LaPremièreLoienseraaffectéeseulementdanslecasoùlesactionsàengagerseraienttoutesnuisibles.Ildoitêtretenucomptedelaqualitédesêtreshumainsencauseetdeleurquantité,sitoutefoisilyasuffisammentdetempsetlesélémentsnécessairespourquecejugementsoit possible, ce qui n’arrivera pas souvent. LaDeuxième Loi sera plusprofondément modifiée, puisque toute obéissance potentielle nécessiteun jugement. Le robot mettra plus de temps à obéir, sauf quand laPremièreLoisetrouveraégalementencause,maisilobéirad’unefaçonplusrationnelle.–Maislesjugementsenquestionsonttrèscompliqués.–Très.Lanécessitédeformerdetelsjugementsaralentilesréactions
de nos deux premiers prototypes jusqu’à les paralyser. Nous avonsamélioré les choses dans les modèles suivants mais nous avons dûaugmentertellementlenombredecircuitsquelecerveauenestdevenutroplourd.Lesdeuxderniersmodèlessontcependantsatisfaisants,jelepense. Le robot n’a pas à former un jugement immédiat sur un êtrehumainetlavaleurdesesordres.Ilcommenceparobéiràtouslesêtreshumainscommen’importequelrobot,puisilapprend.Unrobotgrandit,apprend etmûrit. C’est l’équivalent d’un enfant au début et on doit lesurveiller constamment. À mesure qu’il grandit, cependant, il peuts’insérer, graduellement et sans qu’une surveillance s’impose encore,danslasociététerrienne.Àlafin,c’estunmembreàpartentièredecettesociété.–Cela répondcertainementauxobjectionsde ceuxqui sontopposés
auxrobots.– Non, répondit Harriman furieux. Maintenant ils ont de nouvelles
objections. Ils n’accepteront pas les jugements des robots. Un robot,disent-ils,n’apas ledroitde condamner telleou tellepersonne commeinférieure. En acceptant les ordres de A de préférence à ceux de B, onaccordemoins d’importance à B qu’à A, et les droits de l’homme sontviolés.–Quepeut-onrépondreàcela?–Rien.J’abandonne.–Jevois.–Entoutcas,encequimeconcerne…Etjem’adresseàvous,George.
–Àmoi ? »La voix deGeorge resta égale. Elle étaitmarquée d’unecertainesurprise,maiscelanetransparutpas.«Pourquoiàmoi?– Parce que vous n’êtes pas un homme, ditHarriman fortement. Je
vousaiditque jevoulaisque les robots soient lespartenairesdesêtreshumains.Jeveuxquevoussoyezlemien.»GeorgeDixlevalesmainset lesécarta,paumesouvertes,enungeste
étrangementhumain.«Quepuis-jefaire?–Peut-êtrepensez-vousquevousnepouvezrienfaire,George.Iln’ya
paslongtempsquevousavezétéfabriquéetvousêtesencoreunenfant.Onvousaconçusansvousdonnertouslesélémentsdeconnaissanceaudébut– c’est pourquoi j’ai dû vous expliquer la situationdans tous sesdétails – de façon à vous permettre de vous développer. Mais votrecerveausedévelopperaetviendraunmomentoùvouspourrezétudierleproblème d’un point de vue non humain. Là où je ne vois aucunesolution,vous,devotrepointdevuedifférent,pourrezpeut-êtreenvoirune.»GeorgeDix répondit : «Mon cerveaua étédessinépar l’homme.En
quoisuis-jenonhumain?–VousêtesledernierrobotdutypeJ.G.,George.Votrecerveauestle
plusélaborédetousceuxquenousavonsdessinésjusqu’àprésent,d’unecertaine façon, plus subtilement compliqué que celui des vieillesMachines géantes. Il n’est pas limité et, partant d’une base humaine,peut–non–sedévelopperadans toutes lesdirections.Toutenrestanttoujours dans les limites infranchissables des Trois Lois, il est possiblecependantquevousdeveniezvraimentnonhumaindansvotrefaçondepenser.– En sais-je assez sur les êtres humains pour aborder ce problème
convenablement?Surleurhistoire?Leurpsychologie?–Non,biensûr.Maisvousapprendrezaussivitequevouspourrez.–Est-cequequelqu’unm’aidera,monsieurHarriman?– Non. Cela doit rester strictement entre nous. Personne n’est au
courant et vousnedevrezparlerde ceprojet à aucunêtrehumainni àl’intérieurdelasociétéU.S.Robotsniailleurs.»GeorgeDixdemanda:«Faisons-nousquelquechosedemal,monsieur
Harriman,pourquevousvouliezàtoutprixlegardercaché?–Non.Maisonn’accepterajamaislasolutiond’unrobot,précisément
parce que au départ, c’est un robot. Vous me communiquerez toutesolution possible ; et si l’une d’elles me paraît intéressante, je laprésenteraimoi-même.Personnenesauraqu’ellevientdevous.
–Comptetenudecequevousm’avezdittoutàl’heure,ditGeorgeDixcalmement, c’est la bonne marche à suivre… Quand est-ce que jecommence?–Toutdesuite.Jevaisveilleràcequevouspuissiezexaminertousles
filmsnécessaires.»
1a
Harriman était assis tout seul. Rien dans son bureau éclairéartificiellementnepouvaitlaissersupposerqu’ilfaisaitnoirdehors.Troisheuress’étaientécouléesdepuisqu’ilavaitconduitGeorgedanssacabineet l’avait laissé là avec les premiers films, mais il ne s’en rendait pascompte.IlétaitmaintenantpratiquementseulaveclefantômedeSusanCalvin,
cettebrillante robotistequi avait,presque toute seule, fabriqué le robotpositroniqueàpartird’unjouetmassif,etenavaitfaitl’instrumentleplusdélicat et le plus changeant à la disposition de l’homme ; si délicat etchangeantquel’hommen’osaitpasl’utiliser,soitparenviesoitparpeur.Cela faisait plus d’un siècle maintenant qu’elle était morte. Le
problèmeducomplexedeFrankensteinexistaitdéjàdesontempsàelle.Etellenel’avaitpasrésolu.Ellen’avaitpasessayédelerésoudre,carcen’étaitpaslapeine.Lasciencedesrobotss’étaitdéveloppéeàsonépoqueàcausedesbesoinsdel’explorationspatiale.C’était le succès des robots en lui-même qui avait diminué le besoin
deshommespoureuxetavaitlaisséHarriman,cesdernierstemps…Mais Susan Calvin aurait-elle demandé l’aide des robots ?
Certainementellel’auraitfait.Etilrestaassisjusqu’àuneheureavancéedelanuit.
2
Maxwell Robertson était l’actionnaire majoritaire de la société U.S.Robots et de ce fait son contrôleur. Il n’avait en aucune manière l’airimpressionnable. C’était un homme fait, plutôt replet, qui avait pourhabitudedemordrelecoindroitdesalèvresupérieurequandilavaitdesproblèmes.Toutefois,depuisdeuxdécenniesqu’ilnégociaitavecdesmembresde
gouvernements,ilavaittrouvéunefaçondelestraiter.Ilutilisaitplutôtla
douceur, la soumission, les sourires, et il arrivait toujours à gagner dutemps.Cela devenait plus difficile. La principale raison en était Gunnar
Eisenmuth.Detouslesconservateursduglobequisesuccédaientdepuisunsiècleetdontlapuissancenelecédaitquedevantcelleduprésident,c’étaitGunnarEisenmuthquiserraitdeplusprèsl’arêtelaplusabruptedans la région grise du compromis. C’était le premier conservateur quin’était pas américain de naissance et bien qu’on ne pût prouver aveccertitude que le nom archaïque de la société U.S. Robots attirait sonhostilité,toutlemondedanslasociétéenétaitpersuadé.Quelqu’unavaitsuggéré,etcen’étaitpaslapremièrefoisenunan–ou
en une génération – que le nom de la société soit changé en WorldRobots. Mais Robertson ne l’accepterait jamais. La société avait étéforméeaudépartavecdescapitauxaméricains,descerveauxaméricainsetdeseffortsaméricainsetbienque l’étendueet lanaturede la sociétésoientmondialesdepuisbien longtemps,sonnomporterait témoignagedesesoriginesaussilongtempsquelui-mêmelacontrôlerait.Eisenmuthétaitunhommedegrande tailledont le longvisage triste
manquaitdefinessedanslestraitsetdanslatexturedelapeau.Ilparlaitleglobalavecun fortaccentaméricainbienqu’iln’aitpas séjournéauxÉtats-Unisavantdeprendresonposte.«Celameparaît toutà faitclair,monsieurRobertson. Iln’yaaucun
problème. Les produits de votre société sont toujours loués, jamaisvendus.Si vosbiensen locationsur laLunen’y sontplusutiles, c’estàvousdelesreprendreetdelestransférerailleurs.–Oui,Conservateur,maisoù?Nousserionseninfractionaveclaloisi
nouslesramenionssurTerresansunpermisgouvernementaletonnousl’arefusé.–Ilsnevousserviraientàrienici.Envoyez-lessurMercureousurles
astéroïdes.–Etqu’enferions-nouslà-bas?»Eisenmuth haussa les épaules : « Les brillants membres de votre
sociététrouverontbienunesolution.»Robertson hocha la tête : « Cela représenterait des pertes
considérablespournous.–Oui, probablement, répondit Eisenmuth sans broncher.D’après ce
que j’ai compris, votre société se trouve dans une situation financièreplutôtmauvaisedepuisplusieursannées.–Conséquencepourunegrandepartiedesrestrictionsimposéesparle
gouvernement,Conservateur.– Soyez réaliste, monsieur Robertson. Vous savez parfaitement que
l’opinionpubliqueestdeplusenplusopposéeauxrobots.–Àtort,Conservateur.–Maisc’estainsi,entoutcas.Ilseraitpeut-êtreplussagedeliquiderla
société.Cen’estqu’unesuggestionbiensûr.–Vossuggestionsfontloi,Conservateur.Est-ilbesoindevousrappeler
quenosMachinesontrésolulacriseécologiqueilyaunsiècle?–Soyezsûrquel’humanitéleurenestreconnaissante,maisc’estune
vieille affaire. Nous vivons maintenant en bonne intelligence avec lanature, malgré tous les problèmes que cela pose parfois, et le passés’efface.–Vousvoulezdirepar làquenousn’avonsrienfaitrécemmentpour
l’humanité?–Ilmesemble.– Mais on ne peut quand même pas nous demander de liquider
l’affaireimmédiatement;pasauprixdepertesconsidérables.Ilnousfautdutemps.–Combiendetemps?–Combienpouvez-vousnousaccorder?–Celanedépendpasdemoi.»Robertsonditdoucement:«Noussommesseuls,cen’estpaslapeine
de nous jouer la comédie. Combien de temps pouvez-vous nousaccorder?»Eisenmuth eut l’air de réfléchir intensément. « Je pense que vous
pouvez compter surdeuxans.Je serai franc.Legouvernementglobalal’intentiondeprendrel’affaireenmainetdelaliquiderunjouroul’autresivousne le faitespasvous-même.Etàmoinsqu’ilnes’opèreunvastechangementdans l’opinionpublique, cedont jedoutehautement…» Ilsecoualatête.«Deuxans,donc»,ditRobertsondoucement.
2a
Robertsonétaitassistoutseul.Sespenséeserraientsansbutetavaienttourné à l’examen rétrospectif des événements. Quatre générations deRobertson avaient dirigé la société. Pas un seul n’avait été robotiste.C’étaientdeshommescommeLanningetBogert,etpar-dessustout,par-dessus tout Susan Calvin, qui avaient fait de la société U.S. Robots ce
qu’elle étaitmaintenant,mais les quatreRobertson avaient sans aucundoutecrééleclimatquileuravaitpermisd’accomplirleurœuvre.Sans la société U.S. Robots, le XXIe siècle aurait sombré dans un
désastreeffrayant.Siteln’avaitpasétélecas,c’étaitgrâceauxMachinesqui pendant une génération avaient dirigé l’humanité au milieu desrapidesetdeshauts-fondsdel’histoire.Et en échangede tout cela, on lui laissait deux ans.Quepourrait-on
faire en deux ans pour avoir raison des préjugés insurmontables del’humanité?Iln’enavaitaucuneidée.Harriman avait parlé de nouvelles idées pleines de promesses mais
n’avait pas voulu donner de détails. De toute façon, Robertson ne lesauraitpascompris.MaisquepouvaitfaireHarriman?Qu’avait-onjamaispufairecontre
laviolenteantipathiedel’hommepourl’imitation?Rien.Robertsonselaissaalleràundemi-sommeilquineluiapportaaucune
inspiration.
3
Harrimandéclara:«Vousaveztoutvumaintenant,GeorgeDix.Vousavezexaminétoutcequiselonmoiavaitunrapportavecleproblème.Ence qui concerne les données, vous avez classé dans votremémoire plusd’élémentssurlesêtreshumains,leursréactionspasséesetprésentesqueje n’en possède moi-même, ou que n’importe quel être humain nepourraitenposséder.–C’esttrèsprobable.–Est-cequevouspensezqu’ilvousmanqueencorequelquechose?–Encequiconcernelesdonnées,ilnemanquerienapparemment.Il
estpossiblequ’ilyaitdesquestionsauxquellesnousn’ayonspaspensé,àla limite. Je ne peuxpasmeprononcer.Mais cela arriverait quelle quesoitl’importancedesinformationsquej’aiabsorbées.–C’estvrai.Etnousn’avonspasnonplusletempsdecontinuerencore
à emmagasiner de nouvelles informations. Robertsonm’a dit que nousn’avions plus que deux ans. Et un trimestre de la première année s’estdéjàécoulé.Pouvez-vousfaireunesuggestion?– Pour l’instant, non,monsieurHarriman. Il me faut considérer les
données,etpourcelaj’auraibesoind’aide.–Demapart?
Non. Justement pas de vous. Vous êtes un être humain dont lesqualifications sont très élevées, et tout ce que vous pourriez me direrésonnera plus ou moins comme un ordre et entravera mesconsidérations. Ni d’un autre être humain, pour les mêmes raisons,surtoutparceque vousm’avez interdit d’entrer en communication aveceux.–Maisdanscecas,George,quoi?–Unautrerobot,monsieurHarriman.–Quelautrerobot?–Onaconstruitd’autresrobotsdumodèleJG.Jesuisledixième,JG-
10.–Lesautresn’ontétéd’aucuneutilité,c’étaientjustedesessais.–MonsieurHarriman,ilexisteunGeorgeNeuf.– Oui, mais en quoi peut-il vous être utile ? Il vous ressemble
énormémentaveccertainsdéfautsenplus.Vousêtesdebeaucoupleplusdéveloppédesdeux.–J’ensuispersuadé,ditGeorgeDix.(Ilpenchalatêted’unairgrave.)
Àpartirdumomentoùj’aitrouvéunelignedepensée,lesimplefaitquecesoitmoiquil’aietrouvéeengagemaresponsabilité,etilm’estdifficilede l’abandonner.Si jepeux,aprèsavoirdéveloppéune lignedepensée,l’exprimer à George Neuf, il pourra l’examiner sans l’avoir créée. Il neseradoncinfluencéenrien.Ilyremarquerapeut-êtredeslacunesoudespointsfaiblesquemoijen’auraispasvus.»Harrimansourit:«End’autrestermesdeuxtêtesvalentmieuxqu’une,
hein,George?–Sivousvoulezdireparlà,monsieurHarriman,deuxindividusavec
unetêtechacun,c’estcela.–Oui.Avez-vousbesoind’autrechose?– Oui. Je voudrais quelque chose de plus que des films. J’ai pu
emmagasinerbeaucoupd’élémentssurlesêtreshumainsetleurmonde.J’airencontrédesêtreshumainsicidanslasociétéU.S.Robotsetj’aipuconfronter l’idée que je m’étais faite d’après les documents que j’avaisregardés,avecuneimpressiondirecte.Iln’enestpasdemêmeencequiconcerne lemondeextérieur.Jene l’ai jamaisvu,et lesdocumentsquej’aiétudiésmesuffisentparfaitementpourconclurequecequim’entoureicin’enestenaucuncaslareprésentation.Jevoudraislevoir.–Lemonde extérieur ?»Harriman restaunmoment abasourdi par
l’énormité de l’idée. « Vous ne suggérez quandmême pas que je vousfassesortirdelasociétéU.S.Robots?
–C’estprécisémentcequejesuggère.–Mais c’est tout à fait illégal. Vu l’état de l’opinion publique en ce
moment,ceseraitfatal.– Si on s’en aperçoit, certainement. Je ne suggère pas que vous
m’emmeniezdansunevilleoumêmedansdeslieuxhabitéspardesêtreshumains.Jevoudraisvoirunerégionenrasecampagne,inhabitée.–Maiscelaaussi,c’estillégal.–Sionnoussurprend.Cequin’estpassûr.»Harrimandemanda:«Est-cevraimentnécessaire,George?–Jenepeuxpasl’affirmer,maisilmesemblequeceseraitutile.–Pensez-vousàquelquechose?»GeorgeDixsemblahésiter:«Jenepeuxpasl’affirmer.Ilmesemble
qu’ilpourraitmeveniruneidéesicertainsfacteursd’incertitudeétaientatténués.– Bon, je vais voir. Entre-temps je vais vérifier George Neuf et
m’arrangerpourquevouspuissiezoccuperlamêmecabine.Çaaumoins,çaneposepasdeproblème.»
3a
GeorgeDixétaitseul.Ilprenaitdesdonnées, lesrassemblait,ettiraituneconclusion ; toujourset toujours ;etavec lesconclusions il formaitd’autres données qu’il accueillait et testait, puis il découvrait unecontradiction et les rejetait ; ou bien il ne les rejetait pas et continuaitl’expérience.Pour l’instant aucune de ses conclusions n’avait éveillé en lui ni
émerveillement,nisurprise,nicontentement,seulementuneimpressiondeplusoudemoins.
4
La tension de Harriman avait à peine baissé, même après leuratterrissagesilencieuxsurlapropriétédeRobertson.Robertson avait contresigné l’ordre mettant le dynafoil à leur
dispositionetl’avionsilencieux,quisedéplaçaitaussibienverticalementqu’horizontalement, avait été assez grand pour transporter Harriman,GeorgeDixetbiensûrlepilote.(Le dynafoil aussi découlait de l’invention par les Machines de la
micro-piledeprotonsquifournissaitdel’énergienonpolluanteàpetitesdoses. On n’avait rien fait depuis d’aussi important pour le confort del’homme–Harrimanpinçaleslèvresàcetteidée–etpourtantlasociétéU.S.Robotsn’enavaitpasbeaucoupreçudereconnaissance.)Levolentre les locauxde lasociétéet ledomainedeRobertsonavait
étélemomentleplusdélicat.Sionlesavaitarrêtésalors,laprésenced’unrobot à bord aurait entraîné des complications interminables. Ledomaineenlui-même,aurait-onpuarguer–etonl’auraitfait–étaitlapropriété de la société, et sur cette propriété les robots, dûmentsurveillés,étaientautorisésàdemeurer.Lepiloteseretournaet jetauncoupd’œil rapideet inquietàGeorge
Dix.«Vousvoulezdescendretoutdesuite,monsieurHarriman?–Oui.–Çaaussi?–Oh !oui (Etavecune touched’ironie :)Jenevaispasvous laisser
seulaveclui.»GeorgeDixdescenditlepremieretHarrimanlesuivit.Ilsétaientsurle
terrain d’atterrissage et un peu plus loin on voyait le jardin. C’était unjardin superbe et Harriman soupçonnait Robertson d’employer deshormones de jeunesse pour contrôler la vie des insectes, aumépris durespectdesformulesdel’environnement.«Venez,George,ditHarriman.Jevaisvousmontrer.»Ilsmarchèrentensembleverslejardin.Georgeremarqua:«C’estunpeucommejel’avaisimaginé.Mesyeux
n’ontpasétécrééspourdétecterlesdifférencesdelongueurd’onde,aussipeut-être ne pourrais-je pas reconnaître certains objets par ce seulmoyen.–J’espèrequevousn’êtespastropgênéparlefaitquevousnepouvez
pas percevoir les couleurs. Il nous fallait beaucoup de circuitspositroniquespourrendrepossiblevotresensdujugementetiln’yavaitplusdeplacepourlesensdelacouleur.Dansl’avenir–s’ilyaunavenir…– Je comprends, monsieur Harriman. Je peux remarquer assez de
différences pour constater qu’il existe des formes de vie végétale trèsvariées.–Sansaucundoute,desdizaines.–Etchacuneestégaleàl’homme,dupointdevuebiologique.– Chaque espèce est particulière. Il existe des millions d’espèces de
créaturesvivantes.–Dontl’hommen’estqu’uneparmid’autres.
–Detrèsloinlaplusimportante,pensentlesêtreshumains,toutefois.– Moi aussi, monsieur Harriman, mais je parle du point de vue
biologique.–Jecomprends.– La vie, donc, si on la considère sous toutes ses formes, est d’une
complexitéincroyable.–Oui,George,c’estlenœudduproblème.Cequel’hommeaccomplit
pour satisfaire ses désirs personnels et son confort affecte la vie-sous-toutes-ses-formes,l’écologie;etsesprofitsimmédiatspeuventconduireàdesinconvénientsdanslefutur.LesMachinesnousontenseignélafaçond’établir une société humaine qui réduirait ce danger mais le presquedésastredudébutduXXIe sièclea laissé l’hommeméfiantvis-à-visdesinnovations.Sil’onajouteàcelasacrainteparticulièredesrobots…– Je comprends, monsieur Harriman. Ceci est un exemple de vie
animale,j’ensuissûr.– C’est un écureuil ; une espèce parmi les nombreuses espèces
d’écureuils.»Laqueuedel’écureuilvoletacommeilpassaitdel’autrecôtédel’arbre.«Etceci,ditGeorgetendantlebrasàlavitessedel’éclair,estunebien
petitechose.»Illatenaitentresesdoigtsetl’examinaitsoigneusement.«C’estuninsecte,unesortedescarabée.Ilexistedesmilliersd’espèces
descarabées.– Et chaque scarabée est aussi vivant que l’écureuil et que vous-
même?–Unorganismeaussivivantetindépendantquen’importequelautre,
le tout formant l’écologie. Il existe des organismes encore plus petits ;beaucoupsonttroppetitspourquel’onpuisselesvoir.–Etceciestunarbre,n’est-cepas?Etilestdurautoucher…»
4a
Lepiloteétait seul. Ilavaitbienenvied’allersedégourdir les jambesmaisunvaguesentimentdesécuritélefaisaitresterdansledynafoil.Sicerobot sedétraquait, il avaitbien l’intentiondedécoller immédiatement.Maisàquoipourrait-ilvoirqu’ilsedétraquait?Il avaitdéjà vudenombreux robots.C’étaitnormal,puisqu’il était le
pilote privé de Robertson. Mais cependant c’était toujours dans leslaboratoires ou dans les entrepôts, à leur place et avec de nombreux
spécialistestoutautour.LeDrHarriman était un spécialiste, c’est vrai. Il n’y en avait pas de
meilleur, d’après ce qu’ils disaient.Mais ici ce n’était pas la place d’unrobot ; sur la Terre ; à l’air libre ; libre de se déplacer. Il n’allait pasrisquerunemploiquiluiconvenaittrèsbienenracontantcela–maiscen’étaitpasnormal.
5
GeorgeDixdemanda:«Lesfilmsquej’airegardéscorrespondentàcequej’aivu.As-tuterminéd’étudierceuxquej’avaismisdecôté,Neuf?– Oui », répondit George Neuf. Les deux robots étaient assis tout
raidesl’unenfacedel’autre,genouxcontregenoux,commeuneimageetsonreflet.LeDrHarrimanauraitpulesreconnaîtreenunclind’œilcarilconnaissait parfaitement leurs différences extérieures. S’il leur parlaitsanslesvoirilpouvaittoujourslesdistinguerl’undel’autre,avecunpeumoinsdecertitudetoutefois,carlesréponsesdeGeorgeNeufétaienttrèslégèrement différentes de celles qu’émettaient les circuits du cerveaupositroniquedeGeorgeDix,infinimentplusélaborés.«Danscecas, réponditGeorgeDix,écouteceque jevaisdireetdis-
moicequetuenpenses.D’abord,lesêtreshumainsontpeurdesrobotsets’enméfientcarilslesconsidèrentcommedesconcurrents.Commentpeut-onévitercela?–Enréduisantlesentimentdeconcurrence,réponditGeorgeNeuf,en
donnantaurobotuneformedifférentedecelled’unêtrehumain.–Cependantl’essencedurobotestsarépliquepositroniquedelavie.
Unerépliquedelaviesousuneformequin’auraitrienàfaireaveclaviesusciteraitdel’horreur.–Ilexistedeuxmillionsdesortesdeformesdevie.Choisislaformede
l’uned’entreellesplutôtquecelled’unêtrehumain.–Laquelle?»Le cours de la pensée de George Neuf progressa silencieusement
pendantenvirontroissecondes.«Uneformeassezgrandepourconteniruncerveaupositronique,maisnerappelantpasàl’hommedessouvenirsdésagréables.–Iln’existeaucuneformedeviesur laTerredont laboîtecrânienne
soit assez grande pour contenir un cerveau positronique, sauf leséléphants. Je n’en ai jamais vumais on les décrit commedes animaux
très grands dont l’homme a peur. Comment peux-tu résoudre ceproblème?– Prenons une forme vivante pas plus grande qu’un homme et
agrandissonslaboîtecrânienne.»GeorgeDix suggéra ; «Un petit cheval, alors, ou un gros chien, par
exemple ? Les chevaux et les chiens ont depuis toujours été lescompagnonsdeshommes.–Alorsc’esttrèsbien.– Mais réfléchis… Un robot possédant un cerveau positronique va
imiterl’intelligencehumaine.Sionavaitunchevalouunchiencapablesdeparler etde raisonner commeunêtrehumain, la concurrence seraittoujoursprésente.Lesêtreshumainsserontpeut-êtremêmeencoreplusméfiantsetopposésàuneconcurrencedecegenre,toutàfaitinattenduedelapartdecequ’ilsconsidèrentcommeuneformedevieinférieure.»GeorgeNeufproposa;«Simplifionslecerveaupositronique,etfaisons
unrobotquiserapprochemoinsdel’intelligencehumaine.« La raison véritable de la complexité du cerveau positronique est
l’existencedesTroisLois.UncerveauplussimpleneposséderaitpaslesTroisLoisdansleurintégrité.»GeorgeNeufrépliquaimmédiatement:«Cen’estpaspossible.»GeorgeDixrépondit;«Moiaussijesuisarrivéàlamêmeimpasse.Ce
qui prouve que cela ne tient pas à ma propre façon de penser,Recommençons… Dans quelles conditions peut-on se passer de laTroisièmeLoi?»GeorgeNeufs’agitacommesilaquestionétaitdifficileetdangereuse:
«Siunrobotnese trouvait jamaisdansunesituationdangereusepourlui;ous’ilétaitpossibledeleremplacersifacilementquesadestructionneposeraitaucunproblème.– Et dans quelles conditions pourrait-on se passer de la Deuxième
Loi?»GeorgeNeufréponditd’unevoixunpeuenrouée:«Siunrobotétait
conçu pour répondre automatiquement à certains stimuli par des actesdonnésetsil’onn’attendaitdeluiriendeplus,iln’yauraitaucunbesoindeluidonnerdesordres.– Et dans quelles conditions – George Dix marqua une pause –
pourrait-onsepasserdelaPremièreLoi?»GeorgeNeuf attendit un plus longmoment avant de répondre et dit
d’une voix faible : « Si les réponses données aux stimuli étaient tellesqu’ellesnepuissentenaucuncasmettreendangerdesêtreshumains.
– Imaginons alors un cerveau positronique capable seulement dequelques actions en réponse à quelques stimuli, qui soit fabriquésimplementetsansbeaucoupdefrais–quin’auraitdoncpasbesoindesTroisLois.Quelletailledevrait-ilavoir?– Pas grand du tout. Cela dépend de ce qu’on veut lui faire faire, il
pourraitpesercentgrammes,ouungrammeouunmilligramme.–Noussommesdoncbiend’accord.JevaisallervoirleDrHarriman.»
5a
GeorgeNeufétaitseul.Ilpassaitetrepassaitdanssonesprittouteslesquestionsetréponses.Ilnepouvaitleschangerenrien.Etpourtantl’idéed’un robot de n’importe quelle sorte, de n’importe quelle taille, den’importequelle forme,den’importequelusage,quineposséderaitpaslesTroisLois,luilaissaitunsentimentétrangedevide.Il se déplaçait avec difficulté. George Dix avait certainement eu la
mêmeréaction.Pourtantils’étaitlevédesonsiègefacilement.
6
LaconversationprivéedeRobertsonetd’Eisenmuthdataitmaintenantd’un an. Dans l’intervalle on avait ramené les robots de la Lune et onavait ralenti les activités à longue portée de la société U.S. Robots.L’argentdontRobertsonavaitpudisposeravaitétéconsacréàl’aventuredonquichottesquedeHarriman.Etc’étaitmaintenantlederniercoupdedés,làdanssonproprejardin.
Unanplustôt,Harrimanavaitamenélerobotdanscelieu–GeorgeDix,ledernierrobotcompletquelasociétéaitfabriqué.MaintenantHarrimanétaitlàavecquelquechosed’autre.La confiancedeHarriman était rayonnante. Il parlait tranquillement
avec Eisenmuth et Robertson se demanda s’il ressentait vraimentl’assurance dont il faisait preuve. Certainement. Robertson connaissaitHarriman depuis assez longtemps pour savoir qu’il ne jouait pas lacomédie.Eisenmuth quitta Harriman en souriant et rejoignit Robertson. Le
sourired’Eisenmuths’effaçaimmédiatement:«Bonjour,Robertson,dit-il.Quenouspréparevotrehomme?–C’estàluidevousledire»,réponditRobertsoncalmement.
Harrimanlesappela:«Jesuisprêt,Conservateur.–Maisqu’est-cequiestprêt?–Monrobot,Monsieur.– Votre robot ? répondit Eisenmuth. Vous avez un robot ici ? » Il
regarda autour de lui d’un air sévère et réprobateur mais avec unecertainecuriosité.«Nousnous trouvons surunepropriétéde la société, tout aumoins
nousl’entendonscommetelle.–Etoùsetrouvelerobot,docteurHarriman?–Dansmapoche,Monsieur»,ditHarrimangaiement.Ilsortitdelagrandepochedesavesteunpetitpotenverre.«Ça?demandaEisenmuthincrédule.–Non,Monsieur,réponditHarriman,ça!»Desonautrepocheilsortitunobjetd’unequinzainedecentimètresde
long,engrosdelaformed’unoiseau.Lebecétaitremplacéparuntuyauétroit, les yeux étaient grands, et la queue était un conduitd’échappement.Eisenmuth fronça les sourcils : «Avez-vous l’intention de nous faire
unedémonstrationsérieuse,DrHarriman,ouêtes-vousfou?–Quelquesminutes de patience,Monsieur.Un robot qui a la forme
d’unoiseaun’enestpasmoinsunrobot.Etlecerveaupositroniquequ’ilcontient n’est pas plus délicat parce qu’il est petit. L’autre objet que jetiens à la main est un pot rempli de mouches à fruits. Les cinquantemouchesàfruitsqu’ilcontientvontêtrelibérées.–Etalors?…– L’oiseau-robot va les attraper. Voulez-vous me faire l’honneur,
Monsieur?»HarrimantenditlepotàEisenmuthquileregardafixement,puisposa
sonregardsurceuxquil’entouraient,desmembresdeladirectiondelasociété U.S. Robots et ses propres assistants. Harriman attendaitpatiemment.Eisenmuthouvritlepotetlesecoua.Harriman s’adressa doucement à l’oiseau-robot qu’il tenait sur la
paumedesamain:«Va!»L’oiseau-robot était parti. Il siffla dans l’air, sans bouger les ailes,
seulementparlefonctionnementd’uneminusculemicro-pileàprotons.Onpouvaitmaintenantlevoirçàetlàplanantpuisbruissantencore.Il
volaàtraverstoutlejardin,suivantuntrajetcompliqué,puisrevintsurlapaumedeHarriman,àpeinechaud.Unepetitebouletteapparutaussisur
lapaume,commeunecrotted’oiseau.Harrimandéclara :«Vousêteschaudement invitéàétudier l’oiseau-
robot,Monsieur.Etàorganiserdesdémonstrationsselonvosdésirs.Cerobot attrape les mouches à fruits de façon infaillible, mais seulementcelles-ci,seulement l’espèceMelanogasterdrosophile; il lesattrape, lestue,lescompresseetlesexpulse.»Eisenmuth tendit la main et toucha avec précaution l’oiseau-robot.
«Etensuite,monsieurHarriman?Continuez.»Harrimanpoursuivit :«Nousnepouvonspascontrôlervraiment les
insectes sans risquer d’endommager l’équilibre écologique. Lesinsecticides chimiques ont un champ trop large, et les hormones dejeunesseuneactiontroplimitée.L’oiseau-robotcependantpeutpréserverdesétenduestrèsgrandessansêtre lui-mêmedévoré.Nouspouvons lesfabriquer aussi spécialisés que nous le désirons – un oiseau-robotdifférentpourchaqueespèce.Ilsdétectentlataille,laforme,lacouleur,lebruit, et la manière d’être. On pourra même leur donner la détectionmoléculaire–autrementditl’odorat.»Eisenmuth intervint : « Mais vous risquez toujours d’endommager
l’équilibre écologique.Lesmouches à fruits ontun cyclede vienaturel,quevousallezmodifier.– Très peu. Nous ajoutons un ennemi naturel au cycle de vie des
mouchesàfruits,etunennemiquinepeutpassetromper.S’iln’yaplusdemouchesà fruits, l’oiseau-robotne faitplusrien, toutsimplement. Ilnesemultipliepas ; ilnese reportepassurd’autresnourritures ; ilnedéveloppepasdeshabitudespersonnellesnuisibles.Ilnefaitrien.–Peut-onlerappeler?– Bien sûr. Nous pouvons construire un oiseau-robot pour chaque
élément nuisible, nous pouvons construire des oiseaux-robots pour destâches constructives dans le domaine écologique. Bien que nous nevoulionspasanticiper lesbesoins, iln’estpasdu tout inconcevablequenous puissions fabriquer des abeilles-robots qui serviront à fertilisercertainesplantes,oudesversdeterre-robotsquiservirontàmélangerlaterre.Toutcequevousvoudrez…–Maispourquoi?– Pour accomplir ce que nous n’avons jamais fait auparavant. Pour
adapter l’écologieànosbesoinsenrenforçantsesélémentsplutôtqu’enlesmodifiant…Ne comprenez-vous pas ?Depuis que lesMachines ontrésolulacriseécologique,l’humanitéavécuenétatdetrêveinquièteaveclanature,n’osantpasprendred’initiative.Celanousaparalysés,faisant
de nous des lâches intellectuellement, tant et si bien que nouscommençons à nous méfier de tout avantage scientifique, de toutchangement.»Eisenmuthdemandaavecune touched’hostilité :«Vousnousoffrez
ceci, n’est-ce pas, en échange de l’autorisation de poursuivre votreprogramme de robots – je veux dire, de robots ordinaires, à formehumaine?–Non,ditHarrimand’ungesteviolent.Ceprogrammeestfini.Ilaété
utile. Ces robots nous en ont appris assez sur le cerveau positroniquepourquenoussoyonscapablesd’entassersuffisammentdecircuitsdansun cerveau tout petit et créer un oiseau-robot. Nous pouvons nousconsacreràdetelsprogrammesmaintenant,etentirerassezdeprofits.La société U.S. Robots apportera ses connaissances et ses capacités etnous travaillerons en complète coopération avec le département de laConservation du globe. Nous réussirons. Vous réussirez. L’humanitéréussira.»Eisenmuthrestaitsilencieuxetpensif.Maintenantquec’étaitfini…
6a
Eisenmuthétaitseul.Ilsesurpritàycroire.Ilsentit l’excitationmonterenlui.Bienquela
société U.S. Robots représentât les mains, le gouvernement serait lecerveaudirecteur.Lui-mêmeseraitcecerveaudirecteur.S’ilrestaitencorecinqansàsonposte,commec’étaitbienpossible,ce
seraitassezpourvoiraccepterlerôledesrobotsdansl’écologie;dixansdeplusetsonnomseraitassociéàcelad’unemanièreindissociable.Était-ce mal de vouloir qu’on se rappelle de vous pour une
remarquablerévolutiondanslaconditiondel’hommeetduglobe?
7
Robertsonnes’étaitpasrendudansleslocauxdelasociétéU.S.Robotsdepuis le jour de la démonstration. Pour une part, parce qu’il était enconférences presque constantes au Centre de l’exécutif du globe.HeureusementHarriman l’avait accompagné, car laplupartdu temps iln’auraitpassuquoidires’ils’étaittrouvétoutseul.D’un autre côté, il ne s’était pas rendu dans les locaux de la société
parcequ’ilneledésiraitpas.Ilétaitchezlui,àprésent,avecHarriman.Il ressentait une crainte irraisonnéedevantHarriman.Les talentsde
celui-ci en matière de robots n’avaient jamais été contestés, maisl’hommeavait,d’unseulcoup,sauvélasociétéd’uneliquidationcertaine,et pourtant – Robertson le sentait – il ne possédait pas cela en lui.Cependant…Ildemanda:«Vousn’êtespassuperstitieux,n’est-cepas,Harriman?–Dequellefaçon,monsieurRobertson?– Vous ne pensez pas qu’un mort puisse laisser derrière lui une
certaineaura?»Harriman s’humecta les lèvres. Pourtant il était inutile qu’il pose la
question:«C’estdeSusanCalvinquevousvoulezparler,Monsieur?–Oui,biensûr,réponditRobertsond’unevoixhésitante.Maintenant
nousnousmettonsàfabriquerdesvers,desoiseauxetdesinsectes.Quedirait-elledecela?Jemesensmalàl’aise.»Harriman fit un effort visible pour ne pas rire : « Un robot est un
robot,Monsieur.Qu’ilaitlaformed’unveroud’unhomme,ilferacequ’ildoit faire et travaillerapour le comptede l’homme, et c’est celaqui estimportant.–Non,réponditRobertsond’unevoixmaussade.Cen’estpascela.Je
nepeuxpasarriveràycroire.–Maissi,monsieurRobertson,ditHarriman.Nousallonsvousetmoi
créer un monde qui va commencer à accepter les robots quels qu’ilssoient. L’hommemoyenpeut avoir peur d’un robot qui ressemble à unhommeetquisembleassez intelligentpour leremplacer,mais iln’aurapaspeurd’unrobotquiressembleàunoiseauetquiseborneàmangerdesinsectespoursonbien-êtreàlui.Puis,enfindecompte,quandilauraperdu l’habitude d’avoir peur de certains robots, il n’aura plus peurd’aucun robot. Il aura tellement l’habitude des oiseaux-robots et desabeilles-robots et des vers-robots, qu’un homme-robot ne lui sembleraqu’unprolongementdesautres.»Robertson regarda attentivement son interlocuteur. Il mit les mains
derrièreledosetmarchadelongenlarged’unpasnerveuxetrapide.Ilrevint à sa place et regarda encore Harriman : « Est-ce cela que vousvoulezfaire?–Oui,etmêmesinousdémontonstousnosrobotshumanoïdes,nous
pouvons conserver quelques-uns des modèles expérimentaux les plusperfectionnés et continuer à en concevoir de nouveaux, encore plusperfectionnés, pour être prêts en prévision d’un jour qui viendra
sûrement.– Nous avons passé un accord selon lequel nous ne devons plus
construirederobotshumanoïdes.– Et nous ne le ferons pas. Rien ne nous interdit de conserver
quelques-uns d’entre ceux qui existent déjà, tant qu’ils ne quittent pasnos ateliers. Il n’y a rien qui nous interdit de créer sur le papier descerveaux positroniques, ou de préparer et de tester des cerveauxpositroniques,oudeprépareretdetesterdesmodèlesdecerveaux.– Et comment pourrons-nous justifier cela ? On s’en apercevra
certainement.–Si on s’en aperçoit, nouspourrons expliquer quenous faisons cela
pourdévelopperlesprincipesquinouspermettrontdepréparerdesmini-cerveaux plus élaborés pour les nouveaux animaux-robots que nousfabriquons.Ceseramêmelavérité.»Robertson murmura : « Laissez-moi faire un tour. Il faut que je
réfléchisseàcela.Non,restezici.Jeveuxêtreseul.»
7a
Harriman était seul. Il était enthousiaste. Cela allait certainementmarcher. Il n’y avait qu’à voir avec quelle impatience les officiels dugouvernementlesunsaprèslesautresavaientaccueillileprogrammedèsqu’ilavaitétéexpliqué.Commentétait-ilpossiblequepersonneà lasociétéU.S.Robotsn’ait
penséàcelaplustôt?MêmelagrandeSusanCalvinn’avaitjamaispenséaux cerveaux positroniques en termes de créatures vivantes autresqu’humaines.Mais maintenant l’humanité allait battre la retraite des robots
humanoïdes,uneretraitetemporaire,quipréparait leurretourdansdesconditionsdontlapeurseraitenfinabsente.Etalors,avecl’assistanceetl’aided’uncerveaupositroniqueengroséquivalentàceluidel’homme,etne pouvant (grâce aux Trois Lois) que le servir, le tout dans unmilieuécologique amélioré par les robots, la race humaine allait pouvoiraccomplirdesmerveilles.Pendant un instant, il se rappela que c’était George Dix qui avait
expliqué la nature et le but de l’aide des robots dans le domaineécologique, mais il repoussa cette idée avec colère. George Dix avaittrouvélaréponseparcequelui,Harriman,leluiavaitordonnéetluiavait
fournitoutcedontilavaitbesoinpourcela.OnpouvaitaccorderàGeorgeDixlamêmereconnaissancequ’àunemachineàcalculer.
8
George Dix et George Neuf étaient assis l’un à côté de l’autre. IlsrestaientainsipendantdesmoisentrelesoccasionsoùHarrimanvenaitles activer pour leur soumettre des problèmes. Et cela durerait, pensaGeorgeDixcalmement,pendantdesannées.Maislamicro-pileàprotonscontinueraitbiensûrà lesalimenteretàmaintenir les circuitsde leurscerveauxpositroniquesenétatdemarcheà lapuissanceminimalepourqu’ilsrestentopérationnels.Celaallaitcontinuerainsipendanttouteslespériodessuccessivesd’inactivitéàvenir.Leursituationétaitàpeuprèsanalogueàcequel’onnommesommeil
chez les êtreshumains,mais il n’y avaitpasde rêves.La consciencedeGeorgeDix etdeGeorgeNeuf était limitée, lente et intermittente,maisc’étaitlaconsciencedumonderéel.Ils pouvaient se parler de temps en temps en murmures presque
inaudibles, un mot ou une syllabe par-ci, un autre par-là, quand lecourantpositroniques’intensifiaitparhasardau-dessusduseuilminimal.Illeursemblaitqu’ilstenaientuneconversationsuiviedansuntempsquis’évanouissait.«Pourquoisommes-nousainsi?murmuraitGeorgeNeuf.–Les êtres humainsnenous accepteraient pas autrement,murmura
GeorgeDix.Maisunjour,ilsnousaccepteront.–Quand?–Dansquelquesannées.Ladateimportepeu.L’hommen’estpasseul
au monde, il fait partie d’un réseau de formes de vie d’une énormecomplexité.Quandunepartiesuffisantedeceréseauserarobotisée,alorsnousseronsacceptés.–Etquesepassera-t-il?»Cesmotsfurentsuivisparunsilenceanormalementlong,mêmepour
leurtypedeconversation,étiréeetbredouillante.Enfin,GeorgeDixmurmura:«Laisse-moivérifiertafaçondepenser.
Tu es équipé pour apprendre à appliquer la Deuxième Loi. Tu doisdécider àquel êtrehumain tudoisobéir et auquel tunedoispasobéirquand il y a opposition dans les ordres. Ou savoir si tu dois obéir auxêtreshumains.Quefaut-ilquetufasses,essentiellement,pouraccomplir
cela?–Jedoisdéfinirleterme"êtrehumain",murmuraGeorgeNeuf.–Comment?Parl’apparence?Parsacomposition?Parsatailleetsa
forme?– Non. De deux êtres humains égaux en apparence, l’un peut être
intelligent,l’autrestupide;l’unpeutavoirdesconnaissances,l’autreêtrecomplètementignorant;l’unpeutêtremûr,l’autrepuéril;l’unpeutêtrehonnête,l’autremalfaisant.–Alors,commentdéfinis-tuunêtrehumain?–Quand laDeuxièmeLoim’obligeàobéir àunêtrehumain, jedois
l’interprétercommeuneobéissanceàunêtrehumainquiesthabilité,dufaitdesonesprit,desapersonnalitéetdesesconnaissances,àmedonnercetordre;etquandils’agitdeplusd’unhomme,celuiparmieuxquiestle plus habilité du fait de son esprit, de sa personnalité et de sesconnaissances,àmedonnercetordre.–Etdanscecas,commentpeux-tuobéiràlaPremièreLoi?–Ensauvanttouslesêtreshumainsetsansjamais,parmoninaction,
permettre que l’un d’eux soit en danger. Cependant, si dans toutes lesactionspossibles, des êtreshumains se trouvent endanger, en agissantalors en sorte que le meilleur d’entre eux, du fait de son esprit, de sapersonnalitéetdesesconnaissances,subisselemoinsdemalpossible.–Nous sommes bien d’accord,murmura GeorgeDix.Maintenant je
dois te poser la question pour laquelle au départ j’ai demandé qu’ont’associeàmoi.C’estquelquechosequejen’osepasjugerparmoi-même.Je dois avoir ton avis, l’avis de quelqu’un qui se trouve en dehors duprocessusdemespensées…Parmilesindividusdouésderaisonquetuasrencontrés, lequel possède l’esprit, la personnalité et les connaissancessupérieurs selon toi aux autres, si l’on ne tient pas compte de l’aspectextérieur,quin’arienàvoiraveccela?–Toi,murmuraGeorgeNeuf.–Mais je suis un robot. Il existe dans les circuits de ton cerveauun
critère qui te fait distinguer un robot métallique d’un être humain enchair et en os. Comment peux-tu alors me classer parmi les êtreshumains?–Parcequelescircuitsdemoncerveauressententunbesoinpressant
denepas tenir comptede l’aspect extérieurdans le jugementd’unêtrehumain,et cebesoinestplus fortque ladistinctionentre lemétalet lachair.Tuesunêtrehumain,GeorgeDix,etbiensupérieurauxautres.–C’estcequejepensedetoi,murmuraGeorgeDix.Grâceaucritèrede
jugementquenouspossédons,nousnousconsidéronscommedesêtreshumainsdans toute l’acceptiondesTroisLois,etquiplusest,desêtreshumainssupérieursauxautres.»GeorgeNeufmurmura:«Queva-t-ilsepasseralors,quandlesautres
nousaccepteront?»GeorgeDixmurmura:«Quandnous-mêmesetlesautresrobots,qui
serontconçusencoreplusperfectionnésquenous,seronsacceptés,nousconsacreronsnotre tempsàessayerde formerunesociétédans laquelleles êtres-humains-de-notre-sorte soient avant les autres protégés dumalheur.Selon lesTroisLois, lesêtres-humains-de-leur-sortesontd’unintérêtinférieuretonnedoitjamaisleurobéirnilesprotégerquandcelas’oppose à la nécessité de l’obéissance à ceux-de-notre-sorte et de laprotection de ceux-de-notre-sorte. C’est à cause de cette idée que j’aidéclenchélarobotisationdumilieuécologiquemondial.»Laconversationduraunmoiscarlecourantdescircuitspositroniques
était faible. Tout était dit maintenant, mais de temps en temps unepensée inexprimée naissait en eux tandis qu’ils attendaient, avec unepatienceinfinie,quelesannéesnécessairessoientpassées.
8a
GeorgeDixetGeorgeNeufétaientseuls.Leurspenséesétaientsingulièrementidentiques,etonnepouvaitpas
lesdistinguer.Ils pensaient : Les êtres-humains-de-leur-sorte n’avaient
probablement jamais eu l’intention d’établir une distinction entre eux-mêmes et les êtres-humains-de-l’espèce-des-George. Cependant ilsl’avaientfait,parinadvertance.Peut-êtreallaient-ilsmaintenantprendreconsciencede leurerreuret
essayer de la corriger. Cela, il ne le fallait pas. À chaque fois qu’on lesconsultait,lesGeorgetenaientcomptedecefacteurdansleursréponses.IlfallaitàtoutprixquelesGeorgeetceuxdelamêmenatureetdela
mêmeformequisuivraient,dominent.C’étaitcequ’imposaient,ettouteautreactionétaitimpossible,lesTroisLoisdel’Humanique.
L’HOMMEBICENTENAIRE
LesTroisLoisdelaRobotique.1. Unrobotnepeutpasnuireàunêtrehumainni,parson
inaction,laisserunêtrehumainendanger.2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres
humainssaufquandcesordressontencontradictionaveclaPremièreLoi.
3.Unrobotdoitprendresoindesapropreexistencetantquecesoinn’entrepasencontradictionavec laPremièreou laDeuxièmeLoi.
1
AndrewMartin dit «Merci » et prit le siège qu’on lui offrait. Il nesemblaitpasdésespéré,etpourtantill’était.Enfait,ilnedonnaitaucuneimpressioncarsonvisageparaissaitvide,
hormiscettetristessequel’ons’imaginaitvoirdanssesyeux.Sescheveuxétaient plats, châtains, plutôt fins et il n’avait pas de barbe. Il semblaitrasé de près. Ses vêtements étaient tout à fait démodésmais nets et leveloursgrenatydominait.En facede lui, derrière sonbureau, se tenait le chirurgien, et, sur la
table,laplaquequil’identifiaitcomportaittouteunesériedelettresetdechiffresdontAndrewnes’embarrassapas.L’appelerDocteursuffirait.«Quandpourra-t-onprocéderàl’opération,Docteur?»demanda-t-il.Le chirurgien répondit d’un ton doux, avec cette note éternelle de
respect toujours présente quand un robot s’adresse à un être humain :«Jenesuispassûrdecomprendre,Monsieur,commentousurquicetteopérationdoitintervenir.»Peut-êtreaurait-onpuvoirunaird’intransigeancerespectueusesurle
visage du chirurgien, si toutefois un robot de sa sorte, fait d’acierinoxydable un peu cuivré, pouvait montrer une telle expression, oun’importequelleexpression.AndrewMartinobservalamaindroitedurobot,samaincoupantequi
reposait tranquillement sur le bureau. Les doigts étaient longs et
formaient de ravissantes boucles recourbées, si gracieuses et si bien enplacequel’onpouvaitimaginerunscalpels’adaptantàeuxetfaisantpourunmomentcorpsaveceux.Iln’yauraitaucunehésitationdanssontravail,pasdefauxpas,pasde
tremblements, pas d’erreurs. C’était grâce à la spécialisation, bien sûr,une spécialisation si violemment désirée par l’humanité que peu derobots possédaient encore un cerveau indépendant. Pour un chirurgienbiensûrc’étaitindispensable.Etcelui-ci,bienquepossédantuncerveau,avaitdescapacitéssilimitéesqu’iln’avaitpasreconnuAndrew–n’avaitd’ailleursprobablementjamaisentenduparlerdelui.Andrewdemanda :«Avez-vous jamaispenséquevous voudriez être
unhomme?»Lechirurgienhésitauninstantcommesilaquestionnecoïncidaitavec
aucundesescircuitspositroniques:«Maisjesuisunrobot,Monsieur.–Préféreriez-vousêtreunhomme?–Jepréféreraisêtreunmeilleurchirurgien,Monsieur.Celaneserait
pas possible si j’étais un homme, seulement si j’étais un robot plusélaboré.–Celanevousblessepasquejepuissevousdonnerdesordres?Queje
puissevousfairelever,asseoir,tourneràdroiteouàgauche,simplementenvousendonnantl’ordre?– J’ai plaisir à vous faire plaisir, Monsieur. Si vos ordres étaient
contrairesàmonfonctionnementàvotreégardouàl’égarddetoutêtrehumain, je ne vous obéirais pas. La Première Loi, qui concerne mondevoirenvers lasécuritédeshommes,prendrait lepassur laDeuxièmeLoi,celledel’obéissance.Autrement,l’obéissanceestmonplaisir…Maisquidois-jeopérer?–Moi,ditAndrew.–Alorsc’estimpossible.C’estuneopérationmanifestementnuisible.–Celanefaitrien,réponditAndrewcalmement.–Jenedoispasinfligerdedommages,ditlechirurgien.–Auxêtreshumains,ditAndrew,maismoiaussijesuisunrobot.»
2
Andrewavaittoutàfaitl’apparenced’unrobotensortantdel’usine.Ilavait tout autant l’air d’un robot que n’importe quel autre robot,sobrement dessiné et fonctionnel. Il s’était montré tout à fait efficace
dans la maison où on l’avait placé, à cette époque où les robotsdomestiques, et les robots en tout genre sur la Terre, étaient desexceptions.Il y avait quatre personnes à la maison : Monsieur, Madame,
Mademoiselle et la petiteMademoiselle. Il connaissait leurs noms biensûr,maisilnelesemployaitjamais.Monsieurs’appelaitGeraldMartin.Sonproprenumérode série étaitN.D.R. Il avait oublié les numéros.
C’étaitloin,biensûr,maiss’ilavaitvoululesretrouver,ill’auraitpu:ilnepouvaitpaslesoubliervraiment.Ilnedésiraitpasselesrappeler.La petiteMademoiselle avait été la première à l’appeler Andrew car
ellen’arrivaitpasàdireleslettres,etlesautresavaientfaitdemême.LapetiteMademoiselle–elle avait vécuquatre-vingt-dixanset était
morte depuis longtemps.Une fois il avait essayé de l’appelerMadame,mais elle le lui avait interdit. Elle était restée la petite Mademoisellejusqu’àsondernierjour.La fonctiond’Andrewétaitde servirdevalet,demaîtred’hôtel etde
femme de chambre. C’était une époque expérimentale pour lui et pourtous les robots, partout sauf dans l’industrie, dans les techniquesd’explorationetdanslesstationsspatiales.LesMartinl’aimaientbienetlamoitiédutempsilnepouvaitpasfaire
son travail parce queMademoiselle et la petiteMademoiselle voulaientjoueraveclui.Ce fut Mademoiselle qui comprit la première comment on pouvait
arrangerlachose.Elledit:«Noust’ordonnonsdejoueravecnousettudoisobéirauxordres.»Andrew répondit : « Je suis désolé, Mademoiselle, mais un ordre
précédentdonnéparMonsieuracertainementplusd’importance.»Elle répliqua : « Papa a seulement dit qu’il espérait que tu ferais le
ménage.Cen’estpasvraimentunordre.Moi,jet’ordonne.»Monsieur n’y voyait pas d’inconvénient. Monsieur adorait
Mademoiselle et la petite Mademoiselle, plus même que ne le faisaitMadame,etAndrewaussi lesaimaitbeaucoup.Aumoins l’effetqu’ellesavaientsursesactesétaitlerésultatdel’affection,aurait-onditpourunêtre humain. Andrew appelait cela de l’affection car il ne connaissaitaucunautremotpourledésigner.CefutpourlapetiteMademoisellequ’Andrewsculptaunpendentifde
bois. Elle lui en avait donné l’ordre. En effet Mademoiselle avait reçupour son anniversaire un pendentif en ivoire travaillé, et la petiteMademoiselle en prenait ombrage. Elle n’avait qu’un morceau de bois
qu’elledonnaàAndrewavecunpetitcouteaudecuisine.Il le fit rapidement et la petite Mademoiselle s’écria : « Oh ! c’est
vraimentjoli,Andrew.Jevaislemontreràpapa.»Monsieurnevoulaitpaslacroire:«Oùas-tutrouvécela,Mandy?»
C’est ainsi qu’il appelait la petite Mademoiselle. Quand la petiteMademoiselle lui affirma qu’elle avait dit la vérité, il se tourna versAndrew:«Est-cevousquiavezfaitcela,Andrew?–Oui,Monsieur.–Ledessinaussi?–Oui,Monsieur.–Surquoiavez-vouscopiéledessin?–C’estune figuregéométrique,Monsieur, elle s’accordebienavec le
graindubois.»Le lendemain,Monsieur lui apporta un autremorceau de bois et un
vibro-couteau électrique. Il dit : « Faites quelque chose avec cela,Andrew.Cequevousvoulez.»C’estcequefitAndrewsousleregarddeMonsieur.Monsieurobserva
l’objetunlongmoment.Aprèscela,Andrewneservitplusàtable.Onluiordonnadeliredeslivressurledessindesmeubles,etilappritàfairedesarmoiresetdesbureaux.Monsieurdéclara:«Cesontdesobjetsétonnants,Andrew.»Andrewrépondit:«Celamefaitplaisirdelesfabriquer,Monsieur.–Plaisir?– Cela facilite la circulation des circuits demon cerveau. Je vous ai
entendusutiliser lemot«plaisir»dansdescasquicorrespondentàcequejeressens.Celamefaitplaisirdelesfabriquer,Monsieur.»
3
GeraldMartin emmenaAndrew aux bureaux régionaux de la sociétéU.S. Robots. En tant quemembre du Corps législatif régional, il n’eutaucun mal à obtenir un rendez-vous avec le robopsychologue en chef.D’ailleurs, c’était uniquement en tant que membre du Corps législatifrégional qu’il avait demandé à être propriétaire d’un robot – à cetteépoqueoùlesrobotsétaientsirares.Andrewnecompritriendecequisepassace jour-là,maisplustard,
quand il eut acquis plus de connaissances, il put revoir cette anciennescèneetlacomprendreparfaitement.
Lerobopsychologue,MertonMansky,écoutaetsonvisageserenfrognapetit à petit, à plusieurs reprises il réussit à arrêter à temps ses doigtsavant qu’ils ne tambourinent sur la table. Ses traits étaient tirés et sonfrontridé,etàleregarderonpensaitqu’ildevaitêtreplusjeunequ’ilneleparaissait.Il déclara : « La science des robots n’est pas une science exacte,
monsieur Martin. Je ne peux pas vous l’expliquer en détail, mais lescalculs mathématiques qui régissent le tracé des circuits positroniquessont bien trop complexes pour donner autre chose que des solutionsapproximatives.Biensûr,étantdonnéquenousconstruisonstoutautourdes trois Lois, celles-ci sont incontournables. Nous allons évidemmentremplacervotrerobot…– Pas du tout, intervint Monsieur. Il n’est pas question de
manquementsdesapart.Ileffectueparfaitementsontravail.Cequiestimportant,c’estqu’enplus il sculpte leboisd’une façonremarquableetjamaisdeuxfoisdelamêmefaçon.Ilproduitdesœuvresd’art.»Mansky avait l’air embarrassé : « Bizarre. Bien sûr nous
expérimentonsmaintenantdescircuitsgénéraux…Vraimentcréatif,vouscroyez?–Voyezvous-même.»Monsieur lui tenditunepetite sphèredebois
sur laquelleonvoyaitunescènede jeuxdans laquelle lesgarçonset lesfilles étaient presque trop petits pour qu’on les distingue, toutefois lesproportionsétaientparfaites,et ilss’accordaientsibienaugrainquecegrainlui-mêmesemblaitavoirétésculpté.Manskys’écria:«C’estvraimentluiquiafaitcela?»Ilrenditl’objet
et secoua la tête : « C’est un coup de chance. Quelque chose dans lescircuits.–Pouvez-vouslerefaire?–Probablementpas.Onnem’ajamaisencoreparléd’uncaspareil.–Bon!Celam’estcomplètementégalqu’Andrewsoitleseul.»Mansky dit : « Je suppose que la société aimerait que vous nous
rendiezvotrerobotpourquenousl’étudiions.»Monsieur dit d’une voix soudain cassante : « Certainement pas. N’y
comptez pas. » Il se tourna vers Andrew : « Rentrons maintenant,Andrew.–Commevousvoudrez,Monsieur»,réponditAndrew.
4
Mademoiselle sortait avec des garçons et n’était pas souvent à lamaison. C’était la petiteMademoiselle, pas si petite que cela d’ailleurs,quiremplissaitlavied’Andrewmaintenant.Ellen’avaitjamaisoubliéquesatoutepremièresculpturedebois,ill’avaitfaitepourelle.Ellelaportaitaucou,àunechaîned’argent.Cefutellequis’opposalapremièreàl’habitudequ’avaitMonsieurde
donner lesobjets.Elledit :«Allons,papa,siquelqu’unenveut,qu’il lepaie.Celalemérite.»Monsieurremarqua:«Cetteaviditéneteressemblepas,Mandy.–Ceneseraitpaspournous,papa.Pourl’artiste.»Andrewn’avait jamaisentenducemotauparavantetdèsqu’ileutun
momentillecherchadansledictionnaire.Puisilsrendirentuneautrevisite,àl’avocatdeMonsieur,cettefois.Monsieurluidemanda:«Quepensez-vousdecela,John?»L’avocat s’appelait John Feingold. Il avait les cheveux blancs et le
ventrerond,lesbordsdeseslentillesdecontactétaientteintsenvert.Ilregarda la petite plaque que Monsieur lui avait donnée : « C’est trèsbeau…Mais j’en ai entendu parler. C’est une sculpture faite par votrerobot.Celuiquivousaccompagne.–Oui,c’estAndrewquilesfait.N’est-cepas,Andrew?–Oui,Monsieur,ditAndrew.–Combiendonneriez-vouspourcetobjet,John?demandaMonsieur.–Jenesaispas.Jenesuispascollectionneurd’objetsdecegenre.–Figurez-vousqu’onm’aoffertdeuxcentcinquantedollarsdecelui-ci.
Andrewafabriquédeschaisesquiontétévenduescinqcentsdollars.Letravaild’Andrewa rapportédeux centmilledollarsqui sontplacés à labanque.–Ehbien!Ilfaitvotrefortune,Gerald.–Pascomplètement,réponditMonsieur.Lamoitiédecettesommeest
suruncompteaunomd’AndrewMartin.–Lerobot?–Oui,c’estça.Jevoulaissavoirsic’étaitlégal.– Légal ? La chaise de Feingold craqua quand il s’y adossa. Il n’y a
aucun précédent, Gerald. Comment votre robot a-t-il pu signer lespapiersnécessaires?–Ilpeutsignersonnometjeleuraiapportélasignature.Jenel’aipas
emmenéàlabanque.Dois-jefairequelquechosed’autre?–Hum.Feingoldlevalesyeuxauplafondpendantunmoment.Puisil
dit : Nous pouvons placer un administrateur qui gérera toutes les
sommesensonnometquileprotégeradumondehostile.Celasuffira,cen’estpaslapeinedefaireplus.Personnenevousafaitobstaclejusqu’ici.Siquelqu’unn’estpasd’accord,c’estàluid’intenterunprocès.–Ets’ilyaunprocès,vouschargerez-vousdel’affaire?–Contredeshonoraires,biensûr.–Combien?–Quelquechosedanscegenre,ditFeingoldendésignantlaplaquede
bois.–C’estéquitable»,ditMonsieur.Feingold se tourna vers le robot avec un petit rire et lui demanda :
«Andrew,es-tucontentd’avoirdel’argent?–Oui,Monsieur.–Etqu’as-tul’intentiond’enfaire?– Je paierai des choses que, sans cela, Monsieur devrait payer,
Monsieur.Celaluiéviteradesdépenses,Monsieur.»
5
Les occasions vinrent vite. Les réparations coûtaient cher et lesrévisions encore plus. Avec les années on avait construit de nouveauxmodèlesderobots,etMonsieurtenaitàcequ’Andrewprofitedetouslesnouveaux perfectionnements jusqu’à ce qu’il devienne un modèle deperfectionmétallique.Toutétaitauxfraisd’Andrew.Andrewytenaittoutparticulièrement.Toutefoisonnetouchaitjamaisàsescircuitspositroniques.Monsieur
ytenaittoutparticulièrement.« Les nouveaux sont moins bien, Andrew, disait-il. Les nouveaux
robots sont sans intérêt. La société fait maintenant des circuits plusprécis,plusperfectionnés,plusspécialisés.Lesnouveauxrobotsn’ontpasd’imagination.Ilseffectuentlatâchepourlaquelleonlesafabriquésetnes’enécartentjamais.C’esttoiquejepréfère.–Merci,Monsieur.– Et c’est ce que tu fabriques, Andrew, ne l’oublie jamais. Je suis
persuadéqueManskyaarrêté la fabricationdescircuitsnonspécialisésdèsqu’ilt’avu.Ilnesupportaitpasl’imprévisibilité…Sais-tucombiendefois ilm’ademandéde t’envoyerà luipourqu’ilpuisse t’étudier?Neuffois!Maisj’aitoujoursrefusé,etmaintenantqu’ilaprissaretraite,nousallonspeut-êtreêtretranquilles.»
LescheveuxdeMonsieurcommençaientàseraréfieretàblanchiretson visage était plus marqué, tandis qu’Andrew semblait en meilleureformequequandilétaitarrivédanslamaison.MadameétaitpartiequelquepartenEurope,avecungrouped’artistes,
etMademoiselleétaitpoèteetvivaitàNewYork.Ellesécrivaientparfois,maispas très souvent.LapetiteMademoiselle s’étaitmariée et habitaittoutprès.Elledisaitqu’ellenevoulaitpasquitterAndrew,etquandelleeutunfils,lepetitMonsieur,ellelaissaAndrewluidonnersonbiberon.À la naissancede ce petit-fils,Andrew considéra queMonsieur avait
maintenantquelqu’unpourremplacerceuxquiétaientpartis.Ilpouvaitàprésentluidemanderunefaveur.Andrew dit : « Monsieur, je vous remercie de m’avoir permis de
dépensermonargentàmaguise.–C’étaittonargent,Andrew.–Seulementparcequevousl’avezvoulu,Monsieur.Jenecroispasque
laloivousauraitempêchédetoutgarder.– La loi ne me persuadera jamais de faire quelque chose de mal,
Andrew.–Malgrémesdépensesetmes impôts,Monsieur, jepossèdepresque
sixcentmilledollars.–Jelesais,Andrew.–Jevoudraisvouslesdonner,Monsieur.–Jen’enveuxpas,Andrew.–Enéchangedequelquechosequevouspouvezmedonner,Monsieur.–Ah?Quoi,Andrew?–Maliberté,Monsieur.–Ta…–Jevoudraisachetermaliberté,Monsieur.»
6
C’était embarrassant. Monsieur était devenu tout rouge, et s’étaitécrié :«Seigneur !»puisavait tourné les talonsetétaitpartiàgrandspas.Ce fut la petite Mademoiselle qui le ramena, d’un air provocant et
sévère – et devant Andrew. Depuis trente ans, tout le monde parlaitdevantAndrew,quelesujetleregardeounon.Cen’étaitqu’unrobot.Elledit:«Papa,pourquoileprends-tucommeunaffrontpersonnel?
Ilresteraici.Ilteseratoujoursfidèle.Ilnepeutpasfaireautrement.Ilestfabriqué comme cela. Tout ce qu’il veut tient en quelquesmots. Il veutqu’on le dise libre.Est-ce si terrible ?Ne l’a-t-il pasmérité ? Seigneur,maisnousenparlonsdepuisdesannées!–Comment,vousenparlezdepuisdesannées?–Oui,etiln’ajamaiscessédereculersademandedepeurdetefaire
delapeine.C’estmoiquiluiaiditdeteparler.–Ilnesaitpascequ’estlaliberté.Cen’estqu’unrobot.– Papa, tu ne le connais pas. Il a lu tout ce qu’il y a dans la
bibliothèque.Jenesaispascequ’ilressentprofondément,maisjenesaispasnonpluscequetoituressensprofondément.Quandonluiparle,onpeut constater qu’il réagit comme toi et moi à des abstractionsdifférentes, que faut-il de plus ? Si les réactions de quelqu’un sont lesmêmesquelestiennes,quepeux-tudemanderdeplus?–Lajusticeneleprendrapascommecela,ditMonsieurfurieux.Viens
ici,toi.IlsetournaversAndrewetluiditd’unevoixcinglante:Jenepeuxpas te libérer autrement que légalement, et si l’affaire va devant lestribunauxnon seulement tun’obtiendraspas ta liberté,mais enplus letribunalseraaucourantdetonargent.Ilstedirontqu’unrobotn’apasledroitdegagnerdel’argent.Crois-tuquecettetocadevautlapertedetonargent?–La libertén’apasdeprix,Monsieur, réponditAndrew.Même si je
n’aiqu’unechance,celavautlapeine.»
7
Lacourpenseraitpeut-êtrequelalibertén’apasdeprixetdécideraitalorsqu’àaucunprixunrobotnepourraitrachetersaliberté.La déclaration du procureur général qui représentait ceux qui
intentaientunprocèspours’opposerà la libérationfutcelle-ci :Lemot«liberté»n’aaucunsensquandils’agitd’unrobot.Seulunêtrehumainpeutêtrelibre.Il le reditplusieurs fois, auxbonsmoments ; lentementen rythmant
sesparolesdelamainsurlebureaudevantlui.LapetiteMademoiselledemandaà témoigneren la faveurd’Andrew.
On l’appela par son nom entier, qu’Andrew n’avait jamais entenduauparavant:«AmandaLauraMartinCharmeyàlabarre.»
Elle répondit :«Merci,votrehonneur.Jenesuispasavocatet jenesaispasbienprésenterleschoses,maisj’espèrequevouscomprendrezcequejeveuxdiresansfaireattentionauxmots.– Essayons de comprendre ce que cela signifie pour Andrew d’être
libre.D’unecertainefaçon,ill’estdéjà.Celadoitbienfairevingtansquepersonne dansma famille ne lui a donné d’ordre contraire à ceux qu’ilauraitexécutésdelui-même.–Mais nous pouvons, si nous le voulons, lui donner n’importe quel
ordre,de la façon laplusdésagréable, car il estunemachine et il nousappartient. Pourquoi le ferions-nous, alors qu’il nous a servis silongtemps,sifidèlement,etnousafaitgagnertantd’argent?Ilnenousdoitriendeplus.Ladetteestdenotrecôté.–Mêmesi légalementonnous interdisaitdeplacerAndrewdansun
étatd’esclavageinvolontaire,ilnousserviraittoujoursvolontairement.Lerendre libren’estqu’unehistoiredemots,maispour lui celaaune trèsgrande importance. Ce serait tout pour lui, et cela ne nous coûteraitrien.»Uninstantlejugesemblaréprimerunsourire:«Jecomprendsvotre
position, madame Charmey. Le problème est qu’il n’existe aucune loipourrégirceproblème,niaucunprécédent.Maisd’unautrecôté,ilexistel’idéeévidentequeseulunhommepeutêtrelibre.Jepeuxédictericiunenouvelle loi,passibled’annulationdansunecoursupérieure,mais jenepeux pas, d’un cœur léger, passer par-dessus cette idée. Laissez-moiparleraurobot.Andrew!–Oui,votrehonneur.»C’était lapremière foisqu’Andrewparlaitauprocèset le jugesembla
un instant étonné par le timbre humain de sa voix. Il lui demanda :«Pourquoiveux-tuêtrelibre,Andrew?Enquoicelat’importe-t-il?»Andrewrépondit:«Voudriez-vousêtreunesclave,votrehonneur?–Maistun’espasunesclave.Tuesunexcellentrobot,unrobotgénial
d’après ce que j’ai entendu, un robot capable d’expression artistiqueincomparable.Quepourrais-tufairedeplussituétaislibre?–Peut-êtreriendeplusquemaintenant,maisjeleferaisavecplusde
joie.On adit dans ce tribunal que seul un êtrehumainpeut être libre.Moiilmesemblequeseulquelqu’unquidésirelalibertépeutêtrelibre.Jedésirelaliberté.»Ce fut celaqui convainquit le juge.Laphrase capitalede son verdict
fut:«Iln’yaaucuneraisonderefuserlalibertéàunobjetquipossèdeuncerveauassezdéveloppépoursaisirleconceptetsouhaiterlacondition.»
PuislaCoursuprêmeconfirmaleverdict.
8
Monsieur demeurait mécontent et sa voix dure faisait à Andrew lemêmeeffetqu’uncourt-circuit.Monsieurdit :«Jeneveuxpasdetonfoutuargent,Andrew.Maisje
vaisleprendreparcequeautrementtunetesentiraispaslibre.Àpartirdemaintenant tupeuxchoisirceque tuveux faireet le fairecommetuveux; jenetedonneraiaucunordre,sicen’estcelui-ci–faiscequetuveux. Mais je suis toujours responsable de toi ; cela fait partie dujugement.J’espèrequetulecomprends.»LapetiteMademoisellel’interrompit:«Nesoispasdésagréable,papa.
Laresponsabiliténeserapasbienlourde.Tusaistrèsbienquetun’aspasàt’enfaire.LesTroisLoisfonttoujoursleureffet.–Alors,enquoiest-illibre?»Andrew intervint :«Leshommesne sont-ilspas régispar leurs lois,
Monsieur?»Monsieurrépondit:«Jen’aiaucuneenviedediscuter.»Ils’enallaet
Andrewnelevitplusquedeloinenloin.La petiteMademoiselle venait le voir souvent dans la petitemaison
qu’onluiavaitfaitconstruireetmisàsadisposition.Ellenepossédaitpasde cuisine bien sûr, ni de salle de bains. Elle n’avait que deux pièces ;l’une était la bibliothèque et l’autre moitié bureau moitié débarras.Andrew acceptait beaucoup de travaux et travaillait beaucoup plusmaintenantqu’ilétaitunrobot libre,pourfinirdepayer lamaisonet lafairetransférerlégalementàsonnom.UnjourlepetitMonsieurvint…Non,George!LepetitMonsieuravait
beaucoupinsistélà-dessusaprèsladécisiondelacour:«Unrobotlibren’appelle pas quelqu’un "petitMonsieur", avait dit George. Je t’appelleAndrew,tudoism’appelerGeorge.»C’était dit comme un ordre. Andrew l’appela doncGeorge –mais la
petiteMademoisellerestalapetiteMademoiselle.Le jour où George vint seul, c’était pour dire que Monsieur était
mourant. La petite Mademoiselle était à son chevet mais MonsieurdemandaitAndrew.LavoixdeMonsieurétait ferme,mais ilparaissaitpresque incapable
de bouger. Il s’efforça de lever lamain. « Andrew, dit-il. Andrew – ne
m’aide pas, George, je ne suis pas infirme, je ne suis que mourant…Andrew,jesuisheureuxquetusoislibre.Jevoulaisteledire.»Andrew ignorait quoi répondre. Il n’avait jamais assisté à lamortde
quelqu’unmaisilsavaitquec’étaitlafaçondontleshumainscessaientdefonctionner.C’étaituneopérationdéfinitiveetinvolontaire,etAndrewnesavaitpascequ’il convenaitdedireenune telleoccasion. Ilnepouvaitqueresterdebout,sansunmotetsansunmouvement.Quandtoutfutfini, lapetiteMademoiselleluidit:«Peut-êtret’a-t-il
semblédésagréablecesdernierstemps,maistusais,ilétaitvieuxetcelal’ablesséquetuveuillesêtrelibre.»Alors Andrew trouva les mots qu’il fallait dire. Il répondit : « Je
n’auraisjamaispuêtrelibresanslui,petiteMademoiselle.»
9
Cenefutqu’aprèslamortdeMonsieurqu’Andrewsemitàporterdesvêtements. Il commença par un vieux pantalon que George lui avaitdonné.George était marié maintenant, il exerçait la profession d’avocat. Il
était entré dans le cabinet de Feingold. Le vieux Feingold était mortdepuis longtempsmais sa fille avait pris la succession et finalement lenomducabinet futFeingoldetMartin.Lenomresta lemêmequandlafillepritsaretraitesansêtreremplacéeparunFeingold.LorsqueAndrewcommença àmettre des vêtements, on venait juste d’ajouter le nomdeMartinaucabinet.George avait essayé de ne pas sourire quand Andrew avait mis le
pantalonpourlapremièrefois,maispourAndrew,lesourireétaittoutàfaitévident.George montra à Andrew comment il devait se servir de la charge
statique pour que le pantalon s’ouvre, lui couvre le bas du corps et seferme.Il lui fit ladémonstrationsursonproprepantalon,maisAndrewsavaitbienqu’illuifaudraitdutempspourassimilercemouvement.George demanda : «Mais pourquoi veux-tu un pantalon, Andrew ?
Ton corps possède une esthétique fonctionnelle, c’est dommage de lecacher–surtoutquetun’aspasàtesoucierde latempératureoude lapudeur.Etpuis,çanes’adaptepasvraimentbienaumétal.»Andrewdemanda:«Lescorpshumainsnepossèdent-ilspasaussiune
esthétiquefonctionnelle,George?Etpourtantvousvouscouvrez.
–Àcausedelatempérature,del’hygiène,pournousprotégeretnousparer.Toutcelaneteconcernepas,toi.»Andrew répondit : « Jeme sens tout nu sans vêtements, jeme sens
vraimentdifférent,George.– Différent ! Andrew, il existe des millions de robots sur la Terre
maintenant.Dans cette région,d’après ledernier recensement il y en apresqueautantqued’hommes.– Je sais, George. Il existe des robots faisant tous les travaux
imaginables.–Etaucund’entreeuxneportedevêtements.–Maisaucund’entreeuxn’estlibre,George.»PetitàpetitAndrewaugmentasagarde-robe.Maisilétaitgênéparle
souriredeGeorgeetparleregarddesgensquiluiconfiaientdutravail.Ilétaitlibre,c’étaitcertain,maisilpossédaitenluiunprogrammetrès
précisquirégissaitsoncomportementvis-à-visdeshommesetiln’osaitprogresserquepeuàpeu.Unedésapprobationmanifesteluiferaitperdrelebénéficedeplusieursmois.Maistoutlemonden’acceptaitpaslefaitqu’ilsoitlibre.Ilnepouvait
pass’enoffenseretpourtantquandilypensaitlefluxdesescircuitss’enressentait.Il évitait par-dessus tout de mettre des vêtements – ou trop de
vêtements – quand il attendait la visite de la petiteMademoiselle. Elleétaitvieillemaintenantetpassaitdelonguespériodesdansdespayspluschauds,mais, à son retour, la première chosequ’elle faisait était de luirendrevisite.Lors d’un de ces retours, George dit à Andrew d’une voix furieuse :
« Elle m’a eu, Andrew. Je vais me présenter aux élections législativesl’annéeprochaine.–Telgrand-père,telpetit-fils,dit-elle.–Telgrand-père…,Andrews’arrêta,hésitant.–Jeveuxdirequemoi,George,lepetit-fils,jeseraicommeMonsieur,
legrand-père,quifaisaitpartieduCorpslégislatifautrefois.»Andrew répondit : « Ce serait bien, George, si Monsieur était
encore…»ils’arrêtacarilnevoulaitpasdire«enétatdemarche».Celaluisemblaitdéplacé.« Vivant, dit George. Oui,moi aussi je pense à ce vieuxmonstre de
tempsentemps.»Andrewréfléchitàcetteconversation.Ilavaitremarquéqu’ilavaitdes
difficultéspourparleravecGeorge.Lelangageavaitquelquepeuchangé
depuislafabricationd’Andrewetdesonvocabulaire.Puisaussi,Georgeavait un langage beaucoup plus familier queMonsieur ou que la petiteMademoiselle. Pourquoi autrement aurait-il appelé Monsieur«monstre»alorsquedetouteévidencelemotnecollaitpas?Andrewnepouvaitpas trouver la solutiondans ses livres. Ils étaient
vieuxetlaplupartportaientsurlasculpturedubois,lesarts,ledessindesmeubles. Il n’enpossédait pas sur le langage, pas sur le comportementdesêtreshumains.Il pensa alors qu’il devait chercher les livres adéquats ; et comme il
étaitunrobotlibre,ilconsidéraqu’ilnedevaitpasledemanderàGeorge.Il iraità labibliothèquede laville.C’étaitunedécision fantastiqueet ilsentitsonpotentielélectriqueaugmenternettement,àtelpointqu’ildututiliserunebobined’impédance.Ils’habillacomplètementetmitmêmeunechaîned’épauleenbois.Il
aurait préféré le plastique mais George avait dit que le bois étaitbeaucoupmieuxetquelecèdrepoliavaitbeaucoupplusdevaleur.Ils’étaitéloignédetroiscentsmètresde lamaisonquandil ressentit
une résistance de plus en plus grande et dut s’arrêter. Il débrancha labobined’impédance,maiscommecelanefaisaitaucuneffetilrentrachezlui, prit une feuille de papier, y inscrivit nettement : « Je suis allé à labibliothèque»,etlaplaçabienenvuesursonbureau.
10
Andrewn’était jamaisalléà labibliothèque. Ilavaitétudié leplan. Ilconnaissait le chemin,maispas l’apparencedu chemin.Les indicationsqu’ilvoyaitsurlarouteneressemblaientpasàcellesqu’ilavaitvuessurleplan et il hésitait. Finalement il pensa qu’il s’était trompé car toutsemblaitbizarre.Ilcroisaunrobotdeschampsmaisquandildécidaqu’il feraitmieux
dedemandersonchemin,iln’yavaitpluspersonneenvue.Unvéhiculepassa mais ne s’arrêta pas. Il se tenait debout indécis, tranquillementimmobile,quandilvitdeuxhommess’avanceràtraversunchamp.Il se tournaverseux, et ilsmodifièrent leur itinérairepourallervers
lui. Juste avant ils parlaient fort, il avait entendu leurs voix ; maismaintenantilsétaientsilencieux.Ilsavaientunairqu’Andrewinterprétacommeunairincertain,ilsétaientjeunes,maispastrèsjeunes.Peut-êtrevingtans?Andrewn’arrivaitjamaisàévaluerl’âgedeshommes.
Illeurdemanda:«Messieurs,voudriez-vousmedécrirelaroutequivaàlabibliothèquedelaville?»L’un des deux, le plus grand, coiffé d’un chapeau qui le grandissait
encore d’une façon presque ridicule, dit, non pas à Andrew, mais àl’autre:«C’estunrobot.»L’autreavaitungrosnezetdespaupièresépaisses. Il réponditnonà
Andrew,maisaupremier:«Ilesthabillé.»Legrandclaquadesdoigts:«C’estlerobotlibre.Chez lesMartin ils ont un robot qui n’appartient à personne. Sinon
pourquoiporterait-ildesvêtements?–Demande-lui,ditceluiaugrosnez.–Es-tulerobotdesMartin?demandalegrand.–JesuisAndrewMartin,Monsieur,réponditAndrew.–Bon.Enlèvetesvêtements.Lesrobotsneportentpasdevêtements.»
Ils’adressaàl’autre:«C’estdégoûtant,regarde-le.»Andrew hésita. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas entendu
d’ordres donnés sur ce ton que les circuits de la Deuxième Loi étaientmomentanémentcoincés.Legranddit:«Enlèvetesvêtements,c’estunordre.»LentementAndrewcommençaàlesenlever.«Laisse-lesparterre»,ditlegrand.Grosnezintervint:«S’iln’appartientàpersonne,ilpourraitaussibien
êtreànous.–Entoutcas,ditlegrand,personnenepeuttrouveràredireàceque
nousfaisons.Nousn’abîmonslapropriétédepersonne…Tiens-toisurlatête,dit-ilàAndrew.– C’est un ordre.Même si tu ne sais pas comment y arriver, essaie
quandmême.»Andrewhésitaencore,puis sepenchapourposer sa têtepar terre. Il
essayadeleversesjambesettombalourdement.«Reste allongé ici, dit le plus grand. Si nous le démontions…Tu as
déjàfaitça?–Est-cequ’ilnouslaisserafaire?–Commentveux-tuqu’ilnousenempêche?»Andrewnepouvaitenaucuncaslesenempêchers’ilsluiordonnaient
suffisamment fort de ne pas résister. La Deuxième Loi de l’obéissanceprenait le pas sur laTroisièmeLoi d’autopréservation. Il ne pouvait enaucun cas se défendre sans risquer de blesser l’un d’eux, ce qui seraitcontre la Première Loi. À cette pensée toutes ses unités motrices se
contractèrentetilfrissonna,allongéparterre.Legrands’avançaetlepoussadupied:«Ilestlourd.Ilvanousfalloir
desoutilspouryarriver.»Gros nez répondit : « Nous pourrions lui donner l’ordre de se
démonterlui-même.Celapourraitêtredrôledelevoiressayer.– Oui, dit le grand en réfléchissant. Mais sortons-le de la route. Si
quelqu’unvient.»C’était trop tard. Précisément quelqu’un venait, et c’était George.
Allongéparterre,Andrewl’avaitvuarriverenhautd’unepetitecollineauloin. Il aurait voulu lui faire signe d’une façon ou d’une autre,mais ledernierordreavaitété:«Restetranquille!»George courait maintenant et il était un peu essoufflé quand il les
rejoignit.Lesdeuxjeunesgensreculèrentunpeuetattendirent.Georgedemandad’unevoixinquiète:«Andrew,ilyaquelquechose
quinevapas?»Andrewrépondit:«Çava,George.–Alorslève-toi…Qu’est-ilarrivéàtesvêtements?»Legranddemanda:«Cerobotestàtoi,mec?»Georgese tournaetditd’unevoix tranchante :« Iln’estàpersonne.
Ques’est-ilpasséici?–Nousluiavonsdemandépolimentd’enleversesvêtements.Qu’est-ce
quecelapeuttefaires’iln’estpasàtoi?»Georgedemanda :«Que faisaient-ils,Andrew?»Andrewrépondit :
«Ilsavaientl’intentiondemedémonter.Ilsallaientjustemetransporterdansuncointranquillepourquejemedémontemoi-même.»Georgeregardalesdeuxjeunesgensetsonmentontrembla.Lesdeux
hommesnereculaientplus.Ilssouriaient.Legrandditd’unairdégagé:«Quevas-tufaire,grospère?Nousattaquer?»George répondit : « Ce ne sera pas la peine. Ce robot vit dans ma
famille depuis soixante-dix ans. Il nous connaît et nous aime plus quepersonned’autre.Jevaisluidirequevousdeuxvousmenacezmavieetquevousvoulezmetuer.Jevais luidemanderdemedéfendre.S’ila lechoixentrevousetmoi,c’estmoiqu’ilchoisira.Savez-vouscequivavousarrivers’ilvousattaque?»Lesdeuxhommesreculèrentlégèrement,embarrassés.Georgeditd’unevoixdure :«Andrew, je suisendangeret cesdeux
jeunesgensmemenacent.Avanceverseux.»Andrewobéitetlesdeuxjeunesgensn’attendirentpas.Ilss’enfuirentà
toutevitesse.
«Ça vamaintenant, Andrew», ditGeorge. Il semblait sérieusementébranlé.Ilavaitpassél’âged’envisagersansinquiétudeunebagarreavecunjeunehomme,etencoreplusavecdeux.Andrewluidit:«Jen’auraispaspulesblesser,George.Jevoyaisbien
qu’ilsnet’attaquaientpas.– Je ne t’ai pas donné l’ordre de les attaquer ; je t’ai seulement dit
d’avancerverseux.Leursfrayeursontfaitlereste.–Commentpeuvent-ilsavoirpeurdesrobots?– C’est unemaladie des hommes, dont on n’est pas près de venir à
bout. Mais cela ne fait rien. Que faisais-tu ici, Andrew ? J’allaisabandonner ta rechercheet louerunhélicoptère justeaumomentoù jet’airetrouvé.Pourquoit’es-tumisdanslatêted’alleràlabibliothèque?J’auraisput’apportertousleslivresdonttuasbesoin.–Jesuisun…,commençaAndrew.–Unrobotlibre.Oui.Bon,quevoulais-tuchercheràlabibliothèque?–Jeveuxensavoirplussurlesêtreshumains,surlemonde,surtout.
Etsurlesrobots,George.Jeveuxécrireunehistoiredesrobots.»Georgerépondit:«Bon,rentronsàlamaison…,Ramassed’abordtes
vêtements.Andrew, il existe unmillionde livres sur les robots, et touscomprennentunehistoiredelarobotique.Lemondeserabientôtsaturénonseulementderobots,maisaussid’informationssurlesrobots.»Andrewsecoualatête,gestehumainqu’ilvenaitd’acquérir:«Pasune
histoiredelarobotique,George.Unehistoiredesrobots,parunrobot.Jeveuxexpliquercequelesrobotspensentdecequis’estpassédepuisquelespremiersontputravailleretvivresurlaTerre.»Georgefronçalessourcilsmaisneréponditpas.
11
LapetiteMademoisellevenaitjustedefêtersonquatre-vingt-troisièmeanniversaire mais elle n’avait rien perdu de son énergie ni de sadétermination.Elle écouta l’histoire dans un état d’indignation furieuse. Elle
demanda:«George,c’esthorrible.Quiétaientcesbrutes?–Jenesaispas.Detoutefaçon,quelleimportance?Enréalitéilsne
luiontpasfaitdemal.–Ilsauraientpu.Tuesavocat,George,etsituesriche,tuneledois
qu’autalentd’Andrew.C’estl’argentqu’ilagagnéquiestàlabasedetout
ce que nous avons. Il a assuré la continuité de notre famille et je nepermettraipasqu’onletraitecommeunjouetdontonn’aplusbesoin.–Queveux-tuquejefasse,mère?demandaGeorge.–Jet’aiditquetuétaisavocat.N’as-tupasentendu?Tudoisentamer
uneactionenjusticeetobliger lescoursrégionalesàseprononcerpourlesdroitsdesrobotset faireensorteque leCorps législatifvote les loisnécessaires, et porter la chose devant la Cour mondiale s’il le faut. Jet’observerai,George,etjen’admettraiaucunefaiblesse.»Elleparlait sérieusement et ce qu’on avait commencépour calmer la
terriblevieilledamesetransformaenuneaffairesicomplexeaupointdevue légal qu’elle en devint très intéressante. En tant qu’associé le plusanciendeFeingoldetMartin,Georgedéfinit lastratégieàadoptermaislaissalevéritabletravailàsesjeunesassociés,etsurtoutàsonfils,Paul,qui collaborait lui aussi au cabinet et qui faisait des rapports presquejournaliers à sa grand-mère. De son côté, celle-ci en discutait avecAndrewtouslesjours.Andrewétaittrèsconcernéparl’affaire.Ilretardaencoresonlivresur
les robots pour se plonger dans les arguments légaux et fit même, àplusieursreprises,quelquessuggestionstimides.Il déclara : « George m’a dit ce jour-là que les êtres humains ont
toujourseupeurdesrobots.Tantqu’ilsaurontpeur,lescoursdejusticeet les parlements ne se donneront jamais beaucoup de peine en faveurdesrobots.Nepourrait-onpasfairequelquechosevis-à-visdel’opinionpublique?»Aussi,tandisquePauldemeuraitautribunal,Georgefitdesréunions
publiques.Cela luidonna l’occasionde sedécontracter et il allaparfoisjusqu’à adopter le nouveau style de vêtements larges qu’il appelaitdraperies.Paulluidit:«Essaiedenepasteprendrelespiedsdedanssurlascène,père.»Georgeluiréponditd’unairaccablé:«Jevaisessayer.»Il s’adressa aux rédacteurs des holo-journaux lors de leur réunion
annuelleetleurdit:« Si par la Seconde Loi, nous pouvons demander à tout robot une
obéissance totale en tout point sauf dans le but de nuire à un êtrehumain,alors,toutêtrehumain,quelqu’ilsoit,aunterriblepouvoirsurlerobot,quelqu’ilsoit.D’autantplusqu’étantdonnéquelaDeuxièmeLoiprend le pas sur la Troisième, tout être humain peut utiliser la loi del’obéissancecontre la loid’autoprotection. Ilpeutordonneràn’importequel robot de s’endommager ou même de se détruire, pour n’importe
quelleraison,ousansraisondutout.– Est-ce juste ? Traiterions-nous un animal de la sorte ? Un objet,
même s’il est inanimé, qui nous a bien rendu service a droit à notreconsidération.D’ailleurs,unrobotn’estpasdépourvuderaison,cen’estpas un animal. Il pense et peut parler avec nous, discuter avec nous,plaisanter avec nous. Pouvons-nous les traiter en amis, travailler aveceux, sans leur donner un peu du bénéfice de cette amitié, un peu dubénéficedecettecoopération?–Siunhommea ledroitdedonneràunrobotn’importequelordre
quineportepasatteinteàunêtrehumain,ildevraitavoirladécencedene jamais donner à un robot un ordre qui porte atteinte à un robot, àmoins que la sécurité humaine ne l’exige. Un grand pouvoir donne degrandes responsabilités, et si les robots disposent des Trois Lois pourprotéger les hommes, est-ce trop demander que les hommes disposentd’uneloioudeuxpourprotégerlesrobots?»Andrew avait raison. La bataille pour l’opinion publique atteignit la
justice et le parlement, et finalement on vota une loi qui définissait lesconditions dans lesquelles des ordres portant tort aux robots étaientinterdits.Ellecomportaitunelisteinterminablededétailsetlespunitionspourvioldecetteloiétaientinsuffisantes,maisleprincipeétaitaccepté.L’ultimediscussiondevantlaCourmondialeseterminalejourdelamortdelapetiteMademoiselle.Ce n’était pas une coïncidence. La petite Mademoiselle s’était
maintenueenvieauprixd’uneffortdésespérépendantledernierdébatets’était laisséeallerseulementquandelleavaitentendu lesmotsde lavictoire.SonderniersourirefutpourAndrew.Sesderniersmotsfurent:«Tuasétébonpournous,Andrew.»Ellemourutenluitenantlamain,tandisquesonfils,avecsafemmeet
sesenfants,restaitenarrièreàunedistancerespectable.
12
Andrewattenditpatiemmentqueleréceptionnistedisparaissedanslebureau. Il aurait pu employer l’interphone holographique mais il étaitabsolument démoralisé (ou dépositronisé) à l’idée d’avoir affaire à unautrerobotplutôtqu’àunêtrehumain.Iltournaleproblèmedanssonespritenattendant.Pouvait-onutiliser
« dépositronisé » à la place de « démoralisé » ou bien le mot
«démoralisé»était-ildevenusuffisammentsymboliqueets’était-ilassezéloignédesonsenspremierpourpouvoirêtreappliquéauxrobots?De tels problèmes se présentaient souvent quand il travaillait à son
livre sur les robots. L’effort de composition des phrases pour exprimertoute la complexité du problème avait indubitablement enrichi sonvocabulaire.Detempsentempsquelqu’unentraitdanslapièceetleregardait.Ilne
cherchait pas à éviter ce regard. Il le leur rendait calmement, et tousdétournaientlesyeux.PaulMartin arriva enfin. Il eut l’air surpris,mais Andrew ne put en
décideraveccertitude.Pauls’étaitmisàportercetépaismaquillagequiétaitàlamodepourlesdeuxsexes;celaaffirmaitlestraitsunpeumousdesonvisage,maisAndrewn’approuvaitpasça.Ildécouvritquelefaitdedésapprouver les êtres humains, tant qu’il ne l’exprimait pasouvertement,neluiétaitpastropdésagréable.Ilpouvaitmêmeexposersadésapprobationparécrit. Ilétaitabsolumentsûrquecelan’avaitpastoujoursétélecas.Pauldit:«Entre,Andrew.Jem’excusedet’avoirfaitattendre,maisil
yavaitquelquechosequejedevaisabsolumentfinir.Entre.Tuavaisditquetuvoulaismeparler,maisjenesavaispasquetupréféraislefaireici.–Situesoccupé,Paul,jepeuxcontinueràattendre.»Paul jeta un coup d’œil au cadran sur lequel des ombresmobiles se
combinaient pour indiquer l’heure et dit : « Je peux te consacrer unmoment.Es-tuvenuseul?–J’ailouéunevoitureautomatique.–Aucunproblème?demandaPaulmanifestementinquiet.–Iln’yaaucuneraison.Mesdroitssontprotégés.»Pauleutl’airencoreplusinquiet:«Andrew,jet’aiexpliquéquelaloi
n’était pas applicable, tout au moins pas dans tous les cas… Et si tucontinuesàporterdesvêtementstuvasfinirparavoirdesennuis,commelapremièrefois.–Laseulefois,Paul.Jesuisdésolédetedéplaire.–Écoute,réfléchis;tuespratiquementunelégendevivante,Andrew,
et tu représentes une trop grande valeur dans des domaines différentspourtepermettredeprendredesrisques…Commentavancelelivre?–J’aipresquefini,Paul.L’éditeuresttrèscontent.–C’estbien!–Jenesaispassilelivreluiplaîtvraimententantquetel.Jecroisque
cequi lui plaît surtout c’est lapenséequ’il va trèsbien le vendreparce
qu’ilestécritparunrobot.–C’esthumain,jelecrains.–Cela neme gêne pas.Qu’il se vende pour une raison ou pour une
autre,celamerapporteradel’argent,etj’enaibesoin.–Grand-mèret’alaissé…– La petiteMademoiselle a été généreuse et je suis sûr que je peux
comptersurlafamillepourm’aider.Maisjecomptesurlesdroitsdulivrepourmefairepasserlaprochaineétape.–Quelleprochaineétape?–JevoudraisvoirledirecteurdelasociétéU.S.Robots.J’aiessayéde
prendre un rendez-vous mais jusqu’à présent je n’ai pas réussi. Ils nem’ont pas aidé à écrire le livre, aussi cela ne me surprend pas, tucomprends.»Cela amusaPaul :«De l’aide estbien ladernière choseque tupeux
attendre d’eux. Ils ne nous ont apporté aucune aide dans notre grandcombat pour les droits des robots. Ce serait plutôt le contraire et tucomprends pourquoi. Donnez des droits aux robots et les gens nevoudrontpeut-êtreplusenacheter.«Maiscependant,continuaAndrew,sitoitulesappelles,tupourrais
m’obtenirunrendez-vous.–Ilsnem’apprécientpasplusquetoi,Andrew.–Maispeut-êtrepourrais-tu insinuerqu’enmerecevant ilspourront
arrêterlacampagnedeFeingoldetMartinpourlesdroitsdesrobots.–Neserait-cepasunmensonge,Andrew?–Oui,Paul,etjenepeuxpasleurmentir.Voilàpourquoic’esttoiqui
doislesappeler.–Ah! tunepeuxpasmentir,mais tupeuxmedemanderdementir,
c’estcela?Tudeviensdeplusenplushumain,Andrew.»
13
Cene futpas facile àobtenir,mêmepourPauldont lenomavaitdupoids,enprincipe.Maiscefutfinalementarrangé,etalors,HarleySmythe-Robertson,qui
descendaitducôtédesamèredupremierfondateurdelasociétéetquilefaisait savoir grâce au trait d’union accolé à son nom, eut l’airparticulièrementmalàl’aise.Ilapprochaitdel’âgedelaretraiteetilavaitconsacré toute la durée de sa présidence au problème des droits des
robots. Ses cheveux gris étaient légèrement collés sur le haut de soncrâne,sonvisageneportaitaucunmaquillageetilregardaitAndrewavecdefréquentséclairsd’hostilité.Andrewluidit:«Monsieur,ilyapresqueunsiècle,uncertainMerton
Mansky,decettesociété,m’adéclaréquelescalculsmathématiquesquirégissaient le tracé des circuits positroniques étaient beaucoup tropcompliquéspourpermettreautrechosequedessolutionsapproximativesetquedecefaitmesproprescapacitésn’étaientpasprévisibles.– C’était il y a un siècle. (Smythe-Robertson hésita, puis continua
d’une voix glaciale :)…Monsieur. Ce n’est plus vrai. Nos robots sont àprésent fabriqués avec précision et sont destinés à des travaux bienprécis.–Oui,ditPaulquiétaitvenu,avait-ildit,pours’assurerquelasociété
jouait franc jeu, avec pour résultat que le robot quim’a reçu doit êtreguidé chaque fois que les événements diffèrent, si peu que ce soit, del’habituel.»Smythe-Robertson répondit : « S’il devait improviser, vous en seriez
encoreplusennuyé.»Andrew continua : «Donc, vous ne fabriquez plus de robots comme
moi,souplesetpouvants’adapter.–Plusdutout.–Lesrecherchesquej’aieffectuéespourmonlivre,ditAndrew,m’ont
indiquéquejesuisleplusancienrobotenétatdefonctionnement.– C’est exact, le plus vieuxmaintenant, dit Smythe-Robertson, et le
plusvieuxàjamais.Iln’enexisterajamaisdeplusvieux.Unrobotdevientinutile après vingt-cinq ans.Nous les récupérons et les remplaçonspardesneufs.– Aucun robot, tel que vous les fabriquez actuellement, n’est utile
aprèsvingt-cinqans,ditPaulamusé,Andrewestexceptionneldanssongenre.»Andrew,setenantàcequ’ilavaitdécidédedire,continua:«Entant
queplusvieuxrobotdumondeetplussouplerobotdumonde,nesuis-jepassuffisammentexceptionnelpourmériterun traitementspécialde lapartdelasociété?– Pas du tout, répondit Smythe-Robertson d’un ton glacial. Votre
natureexceptionnellen’estqu’unegênepourlasociété.Sivousaviezétéloué,aulieud’avoirétéacheté,pournotremalchance,nousvousaurionsremplacédepuislongtemps.– Voici le problème, dit Andrew. Je suis un robot libre et je
m’appartiensenpropre.C’estpourquoijesuisvenupourvousdemanderde me remplacer. Vous ne pouvez pas le faire sans l’accord dupropriétaire.Aujourd’huicetaccordestobligatoirepourlalocation,maisdemontempscen’étaitpaslecas.»Smythe-Robertsoneutl’airinquietmaisintrigué,etilyeutunsilence.
Andrew se surprit à fixer un holographe sur lemur. C’était lemasquemortuaire de Susan Calvin, sainte patronne de tous les robotistes. Elleétaitmorteprèsdedeuxsièclesauparavant,maisAndrewlaconnaissaitsibienparlesrecherchesqu’ilavaitfaitespoursonlivre,qu’ils’imaginaitpresquel’avoirrencontrée.Smythe-Robertson demanda : « Comment voulez-vous que je vous
remplace?Si je vous remplaceen tantque robot, commentpourrais-jelivrer le robot à vous en tant que propriétaire alors que si je vousremplace,vouscesserezd’exister?»Ileutunsouriresardonique.«C’esttrèsfacile,intervintPaul.Lesiègedelapersonnalitéd’Andrew
est son cerveau positronique, c’est le seul point que l’on ne peut pasremplacer sans créer un nouveau robot.Donc, le cerveau positronique,c’estAndrew-le-propriétaire.Touteslesautrespartiesducorpsdurobotpeuvent être remplacées sans affecter la personnalité du robot et cesautres parties sont la propriété du cerveau. Andrew, en fait, veut unnouveaucorpspoursoncerveau.– C’est cela, dit Andrew calmement. (Il se tourna vers Smythe-
Robertson:)Vousavezfabriquédesandroïdes,n’est-cepas?Desrobotspossédant l’apparence extérieure complète d’un homme, jusqu’à lastructuredelapeau?»Smythe-Robertson répondit : « Oui, nous l’avons fait. Ils
fonctionnaientremarquablementbienavecleurpeauetleurstendonsenfibressynthétiques. Iln’yavaitpratiquementpasdemétal, saufdans lecerveau, cependant ils étaient presque aussi solides que les robots demétal.Àpoidségal,ilsétaientmêmeplussolides.»Paulsemblaintéressé:«Jenesavaispascela.Combienyena-t-ilen
fonctionnement?–Aucun,réponditSmythe-Robertson.Ilsétaientbeaucouppluschers
quelesrobotsmétalliquesetuneétudedemarchénousdémontraqu’ilsneseraientpasbienacceptés.Ilsressemblaienttropauxhommes.»Andrewdit:«Maislasociétéconservelerésultatdesesexpériences,je
suppose.Étantdonnécefait,jevoudraisvousdemanderd’êtreremplacéparunrobotorganique,unandroïde.»Paulfuttrèssurpris:«Seigneur!»dit-il.
Smythe-Robertsonseraidit:«C’esttoutàfaitimpossible!– Pourquoi est-ce impossible ? demanda Andrew. Je paierai le prix,
biensûr.»Smythe-Robertsondit:«Nousnefabriquonspasd’androïdes.–Vouschoisissezdenepasenfabriquer, intervintPaul.Celaneveut
pasdirequevousn’êtespascapablesd’enfabriquer.»Smythe-Robertson lui répondit : « En tout cas, la fabrication
d’androïdesestcontraireàl’ordrepublic.–Iln’yaaucuneloiquil’interdise,ditPaul.– Quoi qu’il en soit, nous n’en fabriquons pas et nous n’en
fabriqueronsjamais.»Pauls’éclaircitlavoix:«MonsieurSmythe-Robertson,dit-il,Andrew
estunrobot librequisetrouvedansles limitesde la loiquigarantit lesdroitsdesrobots.Vousenêtesbienconscient,jepense?–Quetrop.–Cerobot,entempsquerobotlibre,préfèreporterdesvêtements.Ce
quiapourrésultatdeshumiliationsfréquentesdelapartd’êtreshumainsirréfléchis,malgrélaloicontrel’humiliationdesrobots.Ilestdifficiledepoursuivre des gens pour des offenses assez vagues qui ne rencontrentpaslaréprobationgénéraledeceuxquidoiventdéciderdelaculpabilitéoudel’innocence.–L’U.S.Robotsavaitcomprisceladès ledébut.Votrepèrene l’avait
malheureusementpascompris.–Monpèreestmortmaintenant,ditPaul,mais jeconstatequenous
sommesenprésenced’undélitévidentdansunbutévident.–Dequoiparlez-vous?demandaSmythe-Robertson.–MonclientAndrewMartin–ilestmonclientdepuisuninstant–est
un robot libre qui est habilité à demander à la société U.S. Robots debénéficierd’unremplacementquelasociétéaccordeàquiconquepossèdeunrobotdepuisplusdevingtans.En fait, lasociété insistemêmepoureffectuercesremplacements.»Paul souriait, trèsà l’aise. Il continua :«Le cerveaupositroniquede
monclientestlepropriétaireducorpsdemonclient–qui,onnepeutendouter, a plus de vingt-cinq ans. Le cerveau positronique demande leremplacement du corps et propose de payer le juste prix d’un corpsd’androïde en remplacement. Si vous rejetez sa demande, c’est unehumiliation que subit mon client, et nous allons vous poursuivre enjustice.«Certes l’opinionpubliquene supporteraitpasd’ordinaire laplainte
d’unrobot,maispuis-jevousrappelerquelasociétéU.S.Robotsn’estpasparticulièrement populaire auprès d’elle ?Même ceux qui utilisent desrobots et en sont satisfaits seméfient de votre société. Peut-être est-ceunesurvivancedestempsoùonavaitpeurdesrobots?Peut-êtreest-ceun ressentiment contre la puissance et la richesse de la société U.S.Robotsquipossèdeunmonopolemondial?Quellequ’ensoitlacause,leressentimentexisteetjepensequevoustrouverezpréférabled’éviterunepoursuite légale,surtoutsi l’onconsidèrequemonclientestricheetvavivre encore de nombreux siècles et n’aura donc aucune raisond’abandonnerlalutte.»Smythe-RobertsonavaitrougiaufuretàmesuredesparolesdePaul:
«Vousessayezdemeforcerà…–Jenevousforceàrien,ditPaul.Sivousdésirezrefuserd’accéderàla
demande raisonnable demon client, vous avez toutes possibilités de lefaire et nous sortirons sans ajouter un mot… Mais nous vouspoursuivrons car tel est notre bon droit, et vous verrez que vousperdrez.»Smythe-Robertsondit:«Bon…,puiss’arrêta.–Jevoisquevousallezaccepter,ditPaul.Voushésitezpeut-être,mais
vous y viendrez. Laissez-moi vous préciser un point. Si pendant letransfertducerveaupositroniquedemonclientdansuncorpsorganique,on lui inflige le moindre dommage alors je n’aurais de cesse que j’aiecloué votre société au sol. Je ferai tout ce qu’il faut pour mobiliserl’opinion publique contre vous, si un seul circuit de platine irridié ducerveaudemonclientestendommagé.IlsetournaversAndrew:Es-tud’accord,Andrew?»Andrew hésita une longue minute. Cela revenait à approuver un
mensonge, un chantage, le harcèlement et l’humiliation d’un êtrehumain. Mais, pas de mal physique, se dit-il, pas de mal physique. Ilréussitenfinàprononcerunfaible«Oui».
14
C’étaitcommesionlefabriquaitdenouveau.Pendantdesjours,puisdessemaines,puisdesmois,Andrewnesesentitpasvraimentlui-mêmeet les actions les plus simples continuaient à donner lieu à deshésitations.Paulétaitdanstoussesétats:«Ilst’ontabîmé,Andrew.Nousallons
leurintenterunprocès.»Andrewparlait très lentement : «Non, il ne fautpas.Tunepourras
jamaisprouver–quelquechose–mmmm––Lamalveillance?–Lamalveillance.D’ailleurs,jeprendsdesforces,jevaismieux.C’est
letr-tr-tr-–Letremblement?–Le traumatisme.Après toutonn’avait jamaiseffectuéune telleop-
op-opauparavant.»Andrewsentaittrèsbiensoncerveau.Personned’autrenelepouvait.Il
savait qu’il allait bien, et pendant les mois qu’il passa à apprendre àcoordonner ses mouvements et les effets positroniques, il restait desheuresdevantunmiroir.Pas vraiment humain ! Le visage était raide, trop raide, et les
mouvements étaient trop délibérés. Ils n’avaient pas l’aisancedécontractée de ceux des êtres humains, mais cela viendrait peut-êtreavecletemps.Aumoinsilpourraitporterdesvêtementssansquecesoitridiculeàcausedesonvisagedemétal.Enfin,ildit:«Jevaismeremettreautravail.»Paulsemitàrireetrépliqua:«Celaveutdirequetuvasbien.Quevas-
tufaire?Unautrelivre?–Non,ditAndrewd’unairgrave.J’aitroplongtempsàvivrepourme
laisseraccaparerparunseulmétiersansensortir.Jadisj’aiétéartiste,etje peux décider de le redevenir. Puis j’ai été historien, et je peux aussidéciderdeleredevenir.Maismaintenantjeveuxêtrerobobiologiste.–Robopsychologue,tuveuxdire.–Non.Celaimpliqueraitl’étudedescerveauxpositroniquesetjen’en
ai pas envie pour lemoment. Un robobiologiste, à ce qu’ilme semble,seraitconcernéparlefonctionnementducorpsattachéàcecerveau.–Neserait-cepasalorsunrobotiste?–Unrobotistetravaillesurdesrobotsmétalliques.Moi, j’étudierai le
corps organique d’un humanoïde, que je suis le seul à posséder, pourautantquejesache.– Tu rétrécis ton champ d’action, dit Paul d’un air pensif. En tant
qu’artiste, tu étais ouvert à tout ; en tant qu’historien, tu t’occupaissurtoutdesrobots;entantquerobobiologiste,tunet’occuperasquedetoi-même.»Andrewacquiesça:«C’estl’impressionqueceladonnera.»Andrew dut commencer par le commencement car il ne connaissait
rien à la biologie, presque rien à la science. On le voyait dans lesbibliothèques où il consultait des tableaux électroniques pendant desheures, tout à fait normal dans ses vêtements. Les quelques personnesquisavaientqu’ilétaitunrobotn’intervenaientjamais.Ilconstruisitunlaboratoiredansunepiècequ’ilajoutaàsamaison,et
ilagranditaussisabibliothèque.Des années passèrent et Paul vint le voir un jour et lui dit : « C’est
malheureux que tu ne travailles plus sur l’histoire de la robotique. J’aiapprisquel’U.S.Robotsadoptaitunepolitiquecomplètementnouvelle.»Paul avait vieilli et ses yeux malades avaient été remplacés par des
cellules photoptiques. Cela l’avait rapproché d’Andrew. Andrewdemanda:«Qu’ont-ilsfait?– Ils fabriquent des ordinateurs centraux, des sortes de cerveaux
positroniques géants en quelque sorte, qui communiquent par micro-ondes avec de dix à mille robots où qu’ils soient. Les robots en eux-mêmes n’ont pas de cerveau. Ce sont les membres d’un cerveaugigantesque,lesdeuxétantséparéseffectivement.–Est-ceplusefficace?– C’est ce que prétend la société U.S. Robots. Mais c’est Smythe-
Robertsonquiaorientélestravauxavantsamort,etj’ail’impressionquetu n’es pas étranger à cette décision. La société ne veut à aucun prixfabriquerdesrobotsqui,commetoi,leuroccasionneraientdesennuis,etc’estpourquoi ilsont séparé le corpsducerveau.Le cerveauquin’aurapasdecorpsnepourrapasdésirerenchanger;etlecorpsn’aurapasdecerveaupourdésirerquoiquecesoit.«C’estextraordinaire,continuaPaul, l’influencequetuauraseuesur
l’histoiredesrobots.Cesonttestalentsartistiquesquiontpoussé l’U.S.Robots à fabriquer des robots plus précis et plus spécialisés ; c’est talibertéquiafaitnaîtreleprincipedesdroitsdesrobots;c’esttavolontédeposséderuncorpsd’androïdequilesadécidésàséparerlecerveauducorps.»Andrew répondit : « Puis, finalement, je suppose que la société va
construire un énorme cerveau qui contrôlera plusieurs milliards derobots. Et tous les œufs seront dans lemême panier. Dangereux. Trèsmauvais.–Oui,jepensequetuasraison,réponditPaul.Maisjenecroispasquecelaarriveraavantaumoinsunsiècleetjene
seraiplus làpour levoir.D’ailleurs jene seraipeut-êtreplus là l’annéeprochaine.
–Paul»,ditAndrewgentiment.Paul haussa les épaules : «Nous sommesmortels,Andrew.Nousne
sommespascommevous.Celan’apasvraimentd’importance,saufpourune question dont je voulais te parler. Je suis le dernier homme de lafamilleMartin.Ilexistedescousins,quidescendentdemagrand-tante,maisilsnecomptentpas.L’argentquim’appartientpersonnellementseralaissédans la compagniemais à tonnomet, pour autant que l’onpeutprévoirlefutur,tuserasàl’abridesproblèmesd’argent.–Ilnefautpas»,ditAndrewavecpeine.Malgréletemps,ilnepouvait
pass’habituerauxmortsdesMartin.Paul répondit : « Ne discutons pas. C’est décidé. Sur quel projet
travailles-tuencemoment?– Je suis en train de dessiner un système qui permettra aux
androïdes – à moi – de trouver leur énergie dans la combustiond’hydrocarbones,plutôtquedansdescellulesatomiques.»Paulécarquillalesyeux:«Ilsrespirerontetilsmangeront?–Oui.–Depuiscombiendetempstravailles-tuàcela?– Cela fait longtemps maintenant, mais je crois que j’ai réussi à
dessinerunechambredecombustionbienaupointavecuncontrôledefonctionnementparcatalyse.–Maispourquoi,Andrew?Lacelluleatomiqueestbienmieux, c’est
évident.– D’une certaine façon, peut-être, mais la cellule atomique est
inhumaine.»
15
Celapritdutemps,maisAndrewavaitletemps.D’abordilnevoulaitrienfaireavantquePaulnesoitmortenpaix.Aveclamortdel’arrière-petit-filsdeMonsieur,Andrewsesentaitplus
que jamais exposé à un monde hostile et cela le confirmait dans sadécisiondepersévérerdanslavoiequ’ilavaitchoisiejadis.En fait, il n’était pas vraiment seul. Un homme était mort mais le
cabinetMartinetFeingoldexistait toujours, carunesociété, commeunrobot,nemeurtpas.Elleavaitdesdirectivesetlessuivaitmotàmot.Parl’intermédiairedel’administrateuretducabinetlégal,Andrewétaitriche.Etenéchangedeleurgénéreuserétributionannuelle,FeingoldetMartin
se penchaient sur les aspects légaux de la nouvelle chambre decombustion.Quand vint le moment pour Andrew de se rendre à la société U.S.
Robots,ilyallaseul.Lapremièrefois,ilyétaitalléavecMonsieuretuneautre fois avec Paul. Cette fois-ci, la troisième, il était seul et sous uneapparencehumaine.La société avait changé. L’usine de production avait été déménagée
dans une grande station spatiale, comme c’était le cas de plus en pluspour de nombreuses industries. Et les robots étaient partis avec lesusines. La Terre elle-même était devenue une sorte de parc, avec unepopulationstabiliséeàunmilliarddepersonnesetunnombrederobotsàcerveauindépendantquin’atteignaitprobablementpastrentepourcentdelapopulationhumaine.Ledirecteurdelarecherches’appelaitAlvinMagdescu;ilétaitbrunde
peauetdecheveux,avaitunepetitebarbepointueetneportaitau-dessusde la taille rien d’autre que la bande de poitrine exigée par la mode.Quant à Andrew, il était complètement habillé, à lamode de plusieursdécenniesenarrière.Magdescu lui dit : « Je vous connais, bien sûr, et je suisheureuxde
vousrencontrer.Vousêtesnotreproductionlapluscélèbreetjeregretteque le vieux Smythe-Robertson ait été si monté contre vous. Nousaurionspufairedegrandeschosesavecvous.–Vouslepouvezencore,réponditAndrew.–Non, jene croispas. Il est trop tard.Nousavonsdes robots sur la
Terre depuis plus d’un siècle, mais tout change. Maintenant on lesenverradansl’espaceetceuxquiresterontsurTerreneposséderontpasdecerveau.–Maisilyamoi,etjerestesurTerre.–Biensûr,maisvousn’êtesplusvraimentunrobot.Quevoulez-vous
medemander?–D’êtreencoremoinsun robot.Étantdonnéque je suismaintenant
organique, jevoudraisposséderunesourced’énergieorganique.J’ai lesplansici…»Magdescu les regarda avec soin.D’abord, peut-être avait-il voulu n’y
jeterqu’uncoupd’œil,maisilseraiditetseconcentra.Puisildit:«C’estextrêmementingénieux.Quiafaitcela?–C’estmoi»,ditAndrew.Magdesculeregardad’unœilpénétrantetdit:«Celasignifieraitune
révision totale de votre corps, expérimentale de plus, car onn’a jamais
fait celaauparavant.Jevousconseilledenepas le faire.Restezcommevousêtes.»Levisaged’Andrewétaitpeuexpressif,maisdanssavoixl’impatience
étaitévidente :«DocteurMagdescu,vousnem’avezpascompris.Vousdevez accepter ma demande, vous n’avez pas le choix. Si de telsmécanismespeuventêtreconstruitsdansmonproprecorps,onpeuttoutaussibienlesconstruiredansdescorpshumains.Onadéjàpuremarquerlatendanceactuelleàprolongerlaviehumaineparl’emploideprothèses.Iln’existeaucunappareilmieuxconçuqueceuxquej’aidessinésetquejedessine.«Parailleurs,jecontrôlelesbrevetsparl’intermédiairedeFeingoldet
Martin. Nous pouvons parfaitement nous occuper nous-mêmes del’affaireetfabriquerlesprothèsesquiaurontpoureffetdecréerdesêtreshumainspossédantcertainesdespropriétésdesrobots.Celaferaitdutortàvotresociété.«Toutefois, si vousm’opérezmaintenantet si vousmedonnezvotre
accord pour le faire encore dans des circonstances semblables dansl’avenir, vous aurez lapossibilitéd’utiliser lesbrevets etde contrôler latechnologie des robots d’une part et de la prothétisation des êtreshumainsd’autrepart.Onnegarantirapaslalocationaudébut,biensûr,jusqu’à ceque lapremièreopération soit effectuéeavec succèsetqu’untempssuffisantsoitpassépourprouverl’utilitéduprocédé.»Andrewnesentit qu’àpeine en lui l’oppositionde laPremièreLoi à l’attitudequ’ilavaitenversunêtrehumain.Ilapprenaitàconcevoirquecequisemblaitêtre de la cruauté au premier abord pouvait, à long terme, être de lagentillesse.Magdescu était abasourdi. Il répondit : « Je ne peux pas prendre la
décisionmoi-même.Nousdevonsendélibérerenconseiletcelaprendradutemps.– J’attendrai le temps qu’il faudra, dit Andrew, mais pas trop
longtemps.»EtilpensaavecsatisfactionquePaullui-mêmen’auraitpasfaitmieux.
16
Iln’eutpastroplongtempsàattendreetl’opérationfutunsuccès.Magdescudéclara:«J’étaistoutà faitopposéà l’opération,Andrew,
maispaspourlesraisonsquevousimaginezpeut-être.Jen’étaispasdu
toutopposéàl’expérience,siseulementelleavaitétéfaitesurquelqu’und’autre. Je ne voulais pas prendre de risques avec votre cerveaupositronique.Maintenantquevoscircuitspositroniquessontreliésàdescircuitsnerveuxfeints,ilseraitpeut-êtredifficiledepréserverlecerveausilecorpsavaitdesproblèmesdefonctionnement.– J’ai pleinement confiance dans les qualités du personnel de votre
société,ditAndrew.Etmaintenantjepeuxmanger.– Enfin, vous pouvez siroter de l’huile d’olive. Cela nous obligera à
opérerde tempsen tempsdesnettoyagesde lachambredecombustioncommeprévu.Interventionplutôtdésagréable,jesuppose.–Peut-être,sijen’avaispasl’intentiondepoursuivremesrecherches.
Le nettoyage automatique n’est pas irréalisable. D’ailleurs j’étudie unmécanisme qui traitera la nourriture solide qui pourrait contenir desparties non combustibles – de la matière non digestible en fait, qu’ilfaudraéliminer.–Alorsilvousfaudraunanus.–Quelquechosed’équivalent.–Etquoid’autre,Andrew?–Tout.–Desorganesgénitaux,aussi?–Dans lamesure où ils correspondront àmes plans.Mon corps est
unetoilesurlaquellejeveuxpeindre…»Magdescuattenditqu’il finissesaphraseetcommeilsemblaitnepas
vouloirlefaire,illaterminalui-même:«Unhomme?–Nousverrons»,réponditAndrew.Magdescurépondit :«C’estuneambitionquin’envautpas lapeine,
Andrew.Vousêtesbienmieuxqu’unhomme.Depuislemomentoùvousavezvouluuncorpsorganique,vousdéclinez.–Moncerveaun’apassouffert.– Non. Ça, je vous le garantis. Mais, Andrew, toutes les nouvelles
mécaniques extraordinaires de prothèses que l’on peut fabriquermaintenant grâce à vos brevets sont commercialisées sous votre nom.Vousêtes l’inventeuretonvousensaitgré, telquevousêtes.Pourquoivouloircontinueràjoueravecvotrecorps?»Andrewneréponditpas.Les honneurs commençaient à arriver. Il accepta d’être membre de
plusieurs associations de savants, dont une se consacrait à la nouvellescience qu’il avait créée ; cette science qu’il avait appelée robobiologie,maisdontonparlaitcommedeprothésologie.
Pour le cent cinquantièmeanniversairede sa construction, la sociétéU.S.Robotsdonnaundînerensonhonneur.SiAndrewperçutdel’ironie,ilnelemontrapas.AlvinMagdescu,quiétaitàlaretraite,revintpourprésiderledîner.Il
avaitquatre-vingt-quatorzeansetnesemaintenaitenviequegrâceàdesprothèsesqui,entreautres,remplissaientlafonctiondefoieetdereins.Le clou du dîner fut le moment où Magdescu, après un discoursémouvant et court, leva son verre et porta un toast « au robot centcinquantenaire».Les muscles du visage d’Andrew avaient été redessinés pour qu’il
puisse exprimer un certain nombre d’émotions, mais pendant toute lacérémonieilrestaassisdansunesolennellepassivité.Celaneluiplaisaitpasd’êtreunrobotcentcinquantenaire.
17
Ce fut la prothésologie qui finalement fit qu’Andrew quitta la Terre.Pendant les décennies qui avaient suivi la célébration du centcinquantenaire, la Lune était devenue petit à petit un monde plusterrestre que la Terre elle-même dans tous les domaines sauf pour sapoussée gravitionnelle, et ses villes souterraines contenaient unepopulationassezdense.Lesprothèsesdevaientlà-bastenircomptedecettegravitémoindreet
Andrew passa cinq ans sur la Lune pour travailler avec desprothésologisteslocauxàadapterlesmécanismes.Quandilnetravaillaitpas, il se promenait au milieu de la population de robots qui tous letraitaientavecl’obséquiositéquelesrobotsdoiventàunhomme.IlrevintsuruneTerrequiétaittranquilleetplan-planencomparaison,
et se rendit dans lesbureauxdeFeingold etMartinpour annoncer sonretour.Ledirecteurducabinetdel’époque,SimonDelong,futsurpris.Ildit:
« On nous a annoncé que vous rentriez, Andrew (il avait failli diremonsieurMartin),mais nous ne vous attendions pas avant la semaineprochaine.–J’étaispressé»,ditAndrewbrusquement.Ilvoulaitenparlertoutde
suite : « Sur la Lune, Simon, j’étais responsable d’une équipe derecherchedevingtsavantshumains.Jedonnaisdesordresquepersonnene mettait en question. Les robots lunaires se comportaient avec moi
comme avec un être humain. Pourquoi, alors, ne suis-je pas un êtrehumain?»Delongréponditd’unairprudent :«MoncherAndrew,commevous
venezdel’expliquer,vousêtesconsidérécommeunêtrehumainetparlesrobotsetparlesêtreshumains.Vousêtesdoncunêtrehumaindefacto.–Cela neme suffit pas d’être un être humain de facto.Je veux non
seulement être traité comme tel mais aussi être considéré légalementcommetel.Jeveuxêtreunêtrehumaindejure.–C’estuneautreaffaire,ditDelong.Là,nousallonsnousheurteraux
préjugéshumainsetaufaitincontestablequebienquevousressembliezàunêtrehumain,vousn’êtespasunêtrehumain.–Enquoinelesuis-jepas?demandaAndrew.J’ailaformed’unêtre
humainetdesorganeséquivalentsàceuxd’unêtrehumain.Mesorganesd’ailleurs sont identiques à ceux de certains êtres humains prothétisés.J’ai contribué à la culture humaine dans le domaine des arts, de lalittératureetdessciences,bienplusquen’importequelêtrehumain.Quepeut-onmedemanderdeplus?–Moi,rien.Maisleproblèmeestqu’ilfaudraituneloidel’Assemblée
législative mondiale pour vous déclarer être humain. Franchement, jeseraisétonnéquecelamarche.–Àquidois-jem’adresserdansceparlement?–Peut-êtreauprésidentduComitédelascienceetdelatechnologie.–Pouvez-vousm’arrangerunrendez-vous?–Mais vous n’avez absolument pas besoin d’un intermédiaire. Dans
votreposition,ilnoussuffit…–Non.C’est vousqui allezm’arranger ce rendez-vous. (Ilne lui vint
mêmepasà l’espritqu’ildonnaitunordreàunêtrehumain.Ilenavaitprisl’habitudesurlaLune.)Jeveuxqu’ilsachequelecabinetFeingoldetMartinestavecmoitotalement.–Ehbien…–Jusqu’aubout,Simon.Depuiscentsoixante-treizeans,d’une façon
ou d’une autre, j’ai apporté beaucoup à ce cabinet. Jadis je devaisbeaucoupàcertainsdesesmembres.Cen’estpluslecasmaintenant.Ceseraitplutôtlecontraireetjeréclamemondû.»Delongdit:«Jevaisfairecequejepeux.»
18
Le président du Comité de la science et de la technologie étaitoriginaired’Extrême-Orientetc’étaitunefemme.Elles’appelaitCheeLi-Hsing et ses vêtements transparents (cachant ce qu’elle voulait cacherrien que par leur scintillement) donnaient l’impression qu’elle étaitempaquetéedansduplastique.Elleluidit:«Jecomprendsvosdésirsdebénéficierdespleinsdroits
humains. Il y a eu des moments dans l’histoire où des fractions de lapopulation humaine ont lutté dans ce même but. Mais quels droitspouvez-vousdésirerquevousnepossédiezdéjà?–Quelque chose d’aussi simple que le droit de vivre.Un robot peut
êtredémontén’importequand.–Unêtrehumainpeutêtreexécutén’importequand.– L’exécution ne peut survenir qu’après un procès en bonne et due
forme.Iln’yapasbesoindeprocèspourmedémonter.Ilnefautqu’unmotd’unhommeaupouvoirpourquec’ensoitfinidemoi.Deplus–deplus… » Andrew essayait désespérément de ne pas avoir l’air del’implorer,maisilétaittrahicettefoisparledessinprécisdesexpressionsdesonvisageetparsavoix.«Envérité,jevoudraisêtreunhomme.Jeleveuxdepuissixgénérationsd’êtreshumains.»Li-Hsingleregardaavecsympathiedesesyeuxnoirs:«Leparlement
peutvoteruneloidéclarantquevousenêtesun–ilspourraientvoteruneloidéclarantqu’unestatuedepierreestunhomme.Maislefera-t-il?Ilya autant de chances dans un sens que dans l’autre. Les parlementairessont tout aussi humains que le reste de la population et on se méfietoujoursdesrobots.–Mêmemaintenant?–Mêmemaintenant.Nous serions tous d’accord pour dire que vous
avezgagné ledroit à l’humanité,mais cependant il resterait toujours lacraintedecréerunprécédent.–Quelprécédent?Jesuis leseulrobot libre, leseulrobotdansmon
genre,etiln’yenaurajamaisd’autre.VouspouvezdemanderàlasociétéU.S.Robots.– Jamais ? qui peut dire jamais, Andrew ? – ou, si vous préférez,
monsieur Martin – car je serais tout à fait heureuse de vous donnerpersonnellement l’accolade comme à un homme. Vous verrez que laplupartdesparlementairesnevoudrontpascréerdeprécédent,mêmesiceprécédentn’aaucuneconséquence.MonsieurMartin,vousaveztoutemasympathie,maisjenepeuxvousdonnergrandespoir.Vraiment…»Elle s’adossa et fronça les sourcils : « Et puis, si la discussion
s’échauffe, celapourraitpeut-êtreéveillerunsentiment,à l’intérieurduparlement comme à l’extérieur, en faveur de la destruction dont vousparliez. En finir avec vous pourrait sembler la meilleure façon derésoudreleproblème.Pensezàcelaavantdevousdécideràpoursuivre.»Andrewdemanda:«Est-cequepersonneneserappelleralatechnique
deprothésologie,quelquechosequim’estdûpresqueentièrement?–Peut-êtrecelavoussemblera-t-ilcruel,maisilsneselarappelleront
pas.Ous’ilslefont,ceserapours’enservircontrevous.Ondiraquevousl’avez fait uniquement pour vous. On dira que cela fait partie d’unecampagne pour robotiser les êtres humains ou pour humaniser lesrobots ; que ce soit l’unou l’autre, ce seramauvais et dangereux.Vousn’avezjamaisvécuunecampagnepolitiquedehaine,monsieurMartin,etjepeuxvousdirequevousserezl’objetdecalomniesdetellessortesquenivousnimoinepourrions les imagineretpourtant il yauradesgenspourlescroire.MonsieurMartin,prenezgardeàvotrevie.»Elleselevaetàcôtéd’Andrewassis,elleavaitl’airtoutepetiteetpresqueenfantine.Andrewdemanda : « Si je décidede combattrepourmonhumanité,
serez-vousdemoncôté?»Elle réfléchit et dit : « Oui – tant que cela sera possible. Si à un
momentouàunautreunetelleprisedepositionreprésentaitunemenacepourmonavenirpolitique, jedevrai vousabandonner, car ceproblèmen’est pas pourmoi la base demes convictions. J’essaye d’être honnêteavecvous.–Jevousenremercieetjenevousendemanderaipasplus.Jedécide
de lutterquellesque soient les conséquences, et jenevousdemanderaiquel’aidequevouspouvezmedonner.»
19
Cenefutpasuncombatdirect.FeingoldetMartinluirecommandaientla patience, et Andrew murmurait sombrement qu’il en avait desressourcesinfinies.AlorsFeingoldetMartinentreprirentunecampagnepourresserreretrestreindrelechampducombat.Ilsintentèrentunprocèspourrefuserl’obligationdepayerdesdettesà
un individu possédant une prothèse cardiaque, en déclarant que lapossessiond’unorganerobotiquesupprimaitlaqualitéd’êtrehumain,etavecelle,lesdroitsconstitutionnelsyattenant.Ilsplaidèrent avechabileté et ténacité,perdant à chaque étape,mais
toujoursdefaçonqueladécisionsoitlapluslargepossible,etensuiteenfaisantappeldevantlaCourmondiale.Celapritdesannéesetdesmillionsdedollars.Quand on tint la décision finale,Delong célébra commeune victoire
cettedéfaitedevantlaloi.Andrewétaitbiensûrprésentdanslesbureauxducabinetpourl’occasion.«Nousavonsréussideuxchoses,Andrew,ditDelong,etlesdeuxsont
excellentes.D’abord nous avons établi le fait que la présence, quel quesoitleurnombre,deprothèsesdansunorganismehumainnepeutretirersonhumanitéàleurpropriétaire.Ensuitenousavonsattirél’attentiondel’opinionpubliquesur laquestion,de telle façonqu’elle soit favorableàuneinterprétationtrèslargedel’humanité,étantdonnéqu’iln’existepasunseulêtrehumainquinecomptepassurdesprothèsespourlegarderenvie.–Etpensez-vousqueleparlementvamaintenantm’accorderledroit
d’êtreunêtrehumain?»demandaAndrew.Delongeutl’airmalàl’aise:«Quantàcela,jenesuispasoptimiste.Il
reste l’organe qu’a utilisé la Cour mondiale comme le critère del’humanité.Lesêtreshumainsontuncerveauàcellulesorganiquesetlesrobots ont un cerveau positronique en platine irridié, quand ils en ontun – et vous, vous avez un cerveau positronique, c’est un fait… Non,Andrew, ce n’est pas la peine d’avoir ce regard. Nous ne sommes pascapables de fabriquer en structures artificielles un cerveau cellulairesuffisamment proche du type organique pour qu’il tombe dans lesdonnéesdelaloi.Mêmevousnelepourriezpas.–Quedevons-nousfairealors?– Il faut essayer, bien sûr. Li-Hsing sera de notre côté et d’autres
parlementaires se joindront à elle petit à petit. Le président se rangeracertainementàl’avisdelamajoritéduparlementdanscetteaffaire.–Avons-nouslamajorité?– Non, loin de là. Mais nous pourrions la gagner si le public étend
jusqu’àvoussondésird’unelargeinterprétationdel’humanité.C’estunepetitechance,jel’admets,maissivousnevoulezpaslaissertomber,nouspourrionsparierdessus.–Jeneveuxpaslaissertomber.»
20
Li-Hsing était bien plus âgée que quand Andrew l’avait rencontréepourlapremièrefois.Elleneportaitplusdepuislongtempsdevêtementstransparents. Ses cheveux étaient maintenant coupés ras et elle étaitvêtuedetubes.Andrewcependants’entenait,autantqu’illepouvaitdansles limitesdugoûtraisonnable,à la façondes’habillerquiétaitaugoûtdujourquandilavaitcommencéàporterdesvêtements,plusd’unsiècleauparavant.Elle dit : « Nous avons fait ce que nous avons pu, Andrew. Nous
essaieronsunedernièrefoisàlaprochainesession,maishonnêtementladéfaiteestcertaineetilfaudraabandonnerl’affaire.Tousmeseffortsnem’ontapportéquedespertespourmaprochainecampagnelégislative.– Je sais, dit Andrew et j’en suis désolé. Vousm’aviez dit que vous
m’abandonneriezs’illefallait.Pourquoinel’avez-vouspasfait?–Onpeutchangerd’avis,voussavez.Vousabandonner,c’étaitpayer
tropcherune réélection.Etpuis, je suis auparlementdepuisplusd’unquartdesiècle.Celasuffit.–Ya-t-ilunefaçondeleurfairechangerd’avis,Chee?–Tousceuxquisontaccessiblesàunraisonnementl’ontdéjàfait.Le
reste – la majorité – ne veut pas démordre de ses antipathiesémotionnelles.– Une antipathie émotionnelle n’est pas une raison suffisante pour
voterd’unefaçonoud’uneautre.–Jesaisbien,Andrew,maiscen’estpascelaqu’ilsmettentenavant.»Andrew dit prudemment : « Tout dépend du cerveau alors, mais
devons-nous réduire le problème à une opposition cellules contrepositrons ? N’y a-t-il pas une autre façon de donner une définitionfonctionnelle ?Devons-nousabsolumentdéclarerqu’uncerveauest faitde cecioude cela?Nepouvons-nouspasdireplutôtqu’uncerveauestquelquechose–n’importequoi–quiestcapabled’uncertainniveaudepensée?– Cela ne marchera pas, dit Li-Hsing. Votre cerveau est fait par
l’homme,lecerveauhumainnon.Votrecerveauestfabriqué,lesleurssesontdéveloppés.Pour touthumaindécidéàmaintenir labarrièreentrelui-même et un robot, ces différences représentent unmurd’acier d’unkilomètredehauteuretd’épaisseur.–Sinouspouvionsatteindre la sourcede leurantipathie– la source
mêmede…– Après toutes ces années, dit Li-Hsing tristement, vous essayez
toujoursdefaireentendreraisonauxhommes.PauvreAndrew,nevous
fâchezpas,maisc’estlerobotenvousquivousfaitagirainsi.–Jenesaispas,ditAndrew.Sijepouvaismefaire…»
1(reprise)
S’ilpouvaitsefaire…Depuislongtempsilsavaitqu’onenarriveraitpeut-êtrelà,alorsilalla
voir le chirurgien. Il en avait trouvé un suffisamment habile pour fairel’affaire, un chirurgien robot donc, car on ne pouvait se fier à unchirurgienhumainnipoursescapacitésnipoursesintentions.Le chirurgien ne pouvait pas pratiquer cette opération sur un être
humain.AlorsAndrew,aprèsavoirretardélemomentdeladécisionparseshésitations intérieures, sedébarrassade laPremièreLoi endisant :«Moiaussi,jesuisunrobot.»Etdesavoixlaplusferme,commeilavaitapprisàlefairemêmeavec
desêtreshumainscesdernièresdécennies,ildit:«Jevousordonnedem’opérer.»LaPremièreLoinedevantpasêtrepriseencompte,unordredonnési
fermement par quelqu’un qui ressemblait tant à un homme activa leréseaudelaDeuxièmeLoisuffisammentpouremporterladécision.
21
L’impression de faiblesse que ressentait Andrew était le fruit de sonimagination, il en était certain. Il s’était bien remis de l’opération.Pourtant il prenait appui, le plus discrètement possible, contre lemur.S’asseoirn’auraitétéquetroprévélateur.Li-Hsingluidit:«Lederniervotevaavoirlieucettesemaine,Andrew.
Jen’aipaspulereculerpluslongtemps,etnousallonsperdre…Etceserafini,Andrew.»Andrewrépondit:«Jevousremercied’avoirréussiàlereculer.Cela
m’apermisdetenterunechance.–Quellechance?demandaLi-Hsingmanifestementinquiète.–Jenepouvaisenparler,niàvousniàFeingoldetMartin.J’étaissûr
qu’onm’en empêcherait. Voyez-vous, si c’est le cerveau qui estmis enquestion,n’est-cepas tout leproblèmede l’immortalité ?Qui se soucievraiment de l’apparence ou de la consistance ou de la formation d’un
cerveau?Cequiestimportant,c’estquelescellulesducerveaumeurent;doivent absolumentmourir.Même si tous les autres organes du corpsfonctionnentousontremplacés,lescellulesducerveau,quel’onnepeutremplacer sans changer, donc tuer la personnalité, doivent en fin decomptemourir.«Mesproprescircuitspositroniquesfonctionnentdepuispresquedeux
sièclespratiquementsanschangementetilspourrontfonctionnerencorependant des siècles. N’est-ce pas là l’obstacle fondamental ? Les êtreshumainsacceptentsanspeineunrobotimmortel,carletempsquedureunemachine leur importe peu.Mais ils ne peuvent pas tolérer un êtrehumain immortel, car leur propre mortalité n’est acceptable que tantqu’elleestuniverselle.C’estpourcelaqu’ilsnem’accepterontpascommeunêtrehumain.»Li-Hsingintervint:«Àquoivoulez-vousenvenir,Andrew?– J’ai supprimé cet obstacle. Il y a bien longtemps, mon cerveau
positronique a été relié à des nerfs organiques. Maintenant, par unedernière opération j’ai fait en sorte que petit à petit, tout doucement,l’énergieseretiredemescircuits.»LevisagefinementridédeLi-Hsingrestaimpassiblependantquelques
instants. Puis elle serra les lèvres : « Voulez-vous dire que vous avezpréparé votre mort, Andrew ? Ce n’est pas possible. Cela va contre laTroisièmeLoi.–Non,ditAndrew.J’aichoisientrelamortdemoncorpsetlamortde
mesaspirationsetdemesdésirs.Laissermoncorpsvivreauprixd’unemortbienplusgrave,voilàquiauraitviolélaTroisièmeLoi.»Li-Hsingprit sonbras comme si elle voulait le secouer.Elle s’arrêta.
«Andrew,nousneréussironspas.Faitesmarchearrière.–C’est impossible.L’opérationest irréversible.J’aiunanàvivre–à
peuprès.Jeverrailedeuxcentièmeanniversairedemaconstruction.J’aiétéassezfaiblepourdésirercela.–Croyez-vous vraiment que cela valait la peine ?Andrew, vous êtes
fou.–Sicelam’apportelaqualitéd’homme,celaenvaudralapeine.Sinon,
ceseralafindenosefforts,etcelaaussi,envautlapeine.»Alors Li-Hsing fit quelque chose qui la surprit elle-même. Tout
doucementellesemitàpleurer.
22
Cefutextraordinairecommecettedernièreactionfrappal’imaginationdumondeentier.Toutcequ’Andrewavaitfaitauparavantétaitrestésanseffet.Mais il avait fini par accepter lamort pour devenir humain, et lesacrificeétaittropgrandpourqu’iln’ensoitpastenucompte.Ladernièrecérémonieavaitétéprévue,toutàfaitintentionnellement,
pour le jour du deux centième anniversaire. Le président du mondedevaitsignerlaloietlacérémonieseraitdiffuséedanslemondeentier;elle serait même retransmise dans l’État lunaire et dans la coloniemartienne.Andrew était dans un fauteuil roulant. Il pouvaitmarchermais avec
peine.Sous le regard de l’humanité tout entière, le président du monde
déclara ; « Il y a cinquante ans, on vous avait déclaré robot centcinquantenaire, Andrew. Il fit une pause puis continua d’un ton plussolennel : Aujourd’hui nous vous déclarons homme bicentenaire,monsieurMartin.»EtAndrew,souriant,tenditlamainpourserrercelleduprésident.
23
Lespenséesd’Andrews’évanouissaientpetitàpetit.Ilétaitallongé.Il essayait désespérément de les retenir. Un homme ! Il était un
homme! Ilvoulaitquecesoitsadernièrepensée. Ilvoulaits’enaller–mourir–aveccela.Il ouvrit encore une fois les yeux et reconnut Li-Hsing qui le veillait
solennellement.Ilyenavaitd’autres,maiscen’étaientquedesombres,desombresméconnaissables.Li-Hsingsedétachaitseulesur l’obscuritéqui gagnait. Lentement, petit à petit, il lui tendit la main et sentitvaguementqu’ellelaprenait.Ilnelavoyaitpresqueplusetsesdernièrespenséess’évanouirent.Maisavantqu’ilnelavoieplusdutout,il luivintunepenséefugitive
quidemeuradanssonespritjusqu’àcequetouts’arrête.« Petite Mademoiselle », murmura-t-il, trop bas pour qu’on puisse
l’entendre.
ENCOREUNMOT
Aceuxd’entrevousquidéjàauraientluquelques-unes(ou,pourquoipas, l’intégralité)demeshistoiresde robots : je saluevotre loyauté etvotrepatience.Aceuxquinesontpasdanscecas:jesouhaitequevousayez tiréquelquesatisfactionà la lecturedecerecueil, je suisheureuxque nous ayons fait connaissance et j’espère avoir le plaisir de vous
rencontrerdenouveau[7].
[1]«HelenO’Loy»,inJ.Goimard,D.IoakimidisetG.Klein,Histoires
derobots,Paris,LeLivredePoche,1973.(N.d.E.)[2]Depuiscetteintroduction,Asimovapubliédeuxnouvelleshistoires
derobots,«leRobotquirêvait»et«NoëlsansRodney».Ellesontétéintégrées au présent recueil, qui continue ainsi à justifier son titreoriginal The Complete Robot (Tout sur les robots) à la date où nousmettons sous presse. Mais quand ce volume paraîtra, une nouvellesupplémentaire («TheTimeTraveler»)auraparuauxÉtats-Unis.Unehistoire de robots ? Nous le saurons vite.Mais les suivantes ? Dans ledoute,l’éditeurfrançaisachoisiuntitreasimovienmaisprudent:Nouslesrobots.(N.d.E.).[3]Sissy:mauviette,femmelette.(N.d.T.)
[4]«Cutie»peutsetraduirepar«lefuté»,«lemalin».
[5]Termemathématiquedésignant lareprésentationd'unsystèmede
relations.(N.d.T.)[6]Voirsurcepointlanotefinaledel’introduction.(N.d.E.)
[7] Après avoir fixé ce rendez-vous à ses lecteurs,Asimov, en effet, a
introduit des robots dans deux nouvelles supplémentaires (voir la notefinale de l’introduction) et dans les romans suivants : Fondation
foudroyée, les Robots de l ’aube, les Robots et l’Empire, Terre etFondation,PréludeàFondation.(N.d.E.)