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D U M Ê M E A U T E U R

Tous les soleilscoll. «Fiction & Cie», 1984, prix Femina

et coll. «Points Roman», n° 228

Angelicacoll. «Fiction & Cie», 1988

et coll. «Points Roman», n° 369

Rendez-vous sur la terrecoll. «Fiction & Cie», 1989

et coll. «Points Roman», n° 454

Bambinicoll. «Fiction & Cie», 1993

et coll. «Points Roman», n° 688

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F i c t i o n & C i e

Bertrand Visage

L’ É D U C AT I O NF É L I N E

r o m a n

Seuil27, rue Jacob, Paris VIe

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c o l l e c t i o n

« F i c t i o n & C i e »

D I R I G É E P A R D E N I S R O C H E

ISBN

© ÉDITIONS DU SEUIL, JANVIER 1997

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelqueprocédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitueune contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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«Si l’on peut croire, comme le croient des cen-taines de millions d’hommes, que nous vivonsplusieurs vies, pourquoi ne pas croire aussi quedans chacune de nos vies nous sommes le lieude rencontre de plusieurs âmes?»

PAULINE RÉAGE.

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On était en juin et, par une matinée de grandechaleur, une chatte ondulait dans la prairie. Entraînéepar le poids anormal de son ventre, elle se déplaçaitavec un curieux tangage, donnant l’impression deflotter entre les tiges. Son nez était une petite moucherose thé, rendue luisante par la fièvre. Elle avait lesouffle saccadé, conséquence de la lutte qu’elle venaitde livrer pour capturer ce qui serait sans doute sa dernière proie avant le repos: une longue ceinturesquameuse qui pendait en point d’interrogation dechaque côté de sa gueule, une couleuvre.

Un instant, elle se dressa verticalement au-dessusde la prairie, comme dans un geste de présentation deson ultime trophée, ou simplement pour annoncerqu’elle allait désormais se dédier tout entière aux pré-paratifs de la maternité.

Un vent de canicule se leva. La mer et ses poissons

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avaient disparu d’un seul coup, étouffés, avalés par labrume farineuse qui bouchait l’horizon. Après s’êtretenue toute droite comme une marmotte siffleuse, lachatte retomba en avant et poursuivit sa quête. Elle sedirigeait vers un ancien séchoir à tabac, évoluant aveclenteur, en chaloupant et zigzaguant, lorsque soudainun invisible obstacle, une sensation de gêne, d’hostilitéet de froideur la contraignirent à s’arrêter. Étonnéepar l’outrage, elle tira d’un coup sec sur la gauche,découvrant en même temps la double mandibule dupiège d’où montait cette contracture qui la paralysaitjusqu’au genou.

La chatte poussa un gémissement, puis elle se remità tirer, elle secouait et crachait en s’arc-boutant déses-pérément contre le sol. Une heure entière s’écoula decette façon; ses pupilles étaient maintenant imbibéesd’un liquide blanc de frayeur qui évoquait la paraffine.De temps en temps, elle cessait de lutter, regardait cetobjet gris qui lui serrait la patte, avalait des gorgéesd’air avec un petit spasme comme un cri de mouette,puis elle recommençait à secouer le menton dans tousles sens, mordant les touffes, bavant de rage, évidem-ment sans le moindre résultat.

La nuit de juin tomba sur la prairie. Les fantasma-gories du sommeil consolèrent un instant la crucifiée;en dormant, elle croyait voir se réaliser son vœu le plusintense, qui était de faire un pas, puis un deuxième,

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puis une multitude, mais, quand elle ouvrit les yeux,elle se retrouva moitié debout, moitié accroupie aumilieu du pré, avec la rosée froide du petit jour quicoulait sur ses muscles et les transformait en plomb.

Le lendemain matin, un vent chaud parfumé dechèvrefeuille descendit des étoiles. La chatte restaclouée jusqu’à la nuit suivante, puis de la nuit jusqu’aumatin encore. A côté d’elle, la couleuvre se décompo-sait, confiture brune envahie par les fourmis, et dontles relents sucrés l’affolaient.

Mais le troisième jour, une sensation presque joyeuse,une douleur bien connue commença à faire des cerclesdans ses flancs. C’était là que les difficultés l’attendaient,car jusqu’à présent elle n’avait eu qu’à se laisser mourirpeu à peu, mais maintenant il lui fallait pousser vers lalumière ses enfants.

Comment s’y prendre? Au milieu de son cauche-mar, la chatte bourdonnait de bonheur tout à coup,son museau se mouillait d’émotion. Les petits allaientbientôt sortir: il fallait absolument qu’elle s’étendesur le côté, elle devait s’allonger, mais cette attitude sinaturelle était devenue impossible par le fait de sapatte prisonnière. Il fallait pourtant qu’elle s’allonge.Tout de suite. Comment faire?

La chatte examina avec calme cette situation sansprécédent. L’allégresse continuait à l’étourdir, le rythmesourd des contractions heurtait par vagues dans son

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cerveau le dépit et l’infamie de la captivité. Elle entirait une euphorie qui lui donnait tous les courages,un prodigieux goût de détruire. Alors, elle montra lescrocs, plongea sa bouche entre les herbes et les racines,ferma les yeux et décida de s’amputer.

Dans le ciel de midi, le soleil étincelait et le ventde sucre avait retenu sa respiration pour entendre gro-gner la chatte, pour l’écouter chanter à mi-gorge touten se rongeant. Pendant une heure, elle mastiqua lescartilages, la peau, le bulbe bleu des muscles tuméfiés,mais cette exaltation retomba d’un coup. Compre-nant qu’elle n’y arriverait jamais, la chatte pleura toutbas sa peine, son regret et son impuissance. Et finale-ment, sans avoir pu s’étendre sur le flanc, elle mit aumonde en milieu d’après-midi six chatons tout trem-pés, qu’elle observa d’une curieuse manière.

Les deux derniers lui parurent excessivement chétifs,à peine viables. Elle étira quelques coups de languedistraits, réfléchissant à leur avenir précaire, puis elleles dévora sur-le-champ.

Après cet étrange festin, la jeune mère à demi hallu-cinée par la soif et la fatigue se retourna pour contem-pler les enfants qui lui restaient. Ils étaient au nombrede quatre, et le hasard avait décrété que ce serait quatremâles. Elle contempla leurs petites faces aplaties boxantautour de ses tétines, leurs minuscules oreilles rondes,elle détailla leur poil hirsute, les emblèmes de leur robe,

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c’est-à-dire les trois couleurs qui les définissaient: lejaune, le blanc, le noir. Car les quatre boxeurs étaienttigrés à l’instar de leur mère, mais ils n’étaient pasidentiques entre eux. Chez les uns la nuance clairedominait, le jaune ou le blanc, alors que les autres serapprochaient plutôt du pelage ténébreux de Frankie,le matou de la grotte.

Dès les premières heures de leur chaotique existence,la chatte n’arrêta plus de miauler au-dessus d’eux; elleleur parlait dans son langage, elle les enveloppait d’uneleçon obscure, répétée, suppliante. Infatigablement, elledessinait la vie qui les attendait dans les prochainsjours, lorsque son corps de chatte serait devenu plus secqu’une paillasse. Car elle était persuadée de mourirbientôt.

– Écoutez, mes petits, écoutez bien ce que vousdevrez faire…

S’exprimant lentement et dans un langage à leurportée, elle évoqua le village des hommes – les hommesdissimulés derrière leurs remparts, toujours en trainde boire ou de ripailler –, les précautions qu’il fallaitprendre devant eux, les attitudes à éviter, leur brutalitéproverbiale, la pitié inattendue dont ils sont capables,et puis l’odeur de leurs trottoirs, le ciment chaud où ilfait bon s’allonger au soleil.

– Oui, les trottoirs en ciment, la chaleur…Elle miaulait même la nuit, sans arrêt, sauf quand

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sa langue n’était plus humectée et restait pendue horsde sa bouche comme une écorce de bois.

– Les trottoirs au soleil…Elle miaulait à tue-tête, et les quatre petits boxeurs

l’écoutaient à peine, comprenaient vaguement sa dou-leur, retenaient plus ou moins quelque chose, mêmesi en apparence ils ne songeaient qu’à la renverser surle flanc pour s’abreuver d’elle.

Un des derniers matins – car tout ceci dura des jourset des jours –, la chatte regarda attentivement le plusclair d’entre eux, qui jouait au mépris de toute pru-dence avec sa moustache. Soudain, sans une parole, ellel’assomma et le mangea. Le vent des étoiles se remit à souffler. Il restait donc trois chatons.

Un soir où ils étaient excités par la faim, le plussombre d’entre eux mordit par mégarde une oreillematernelle, mais aussitôt après, en croisant les yeux dela chatte, conscient de son erreur, il s’écarta à reculonset prit le large, décidé à ne plus revenir. S’était-il sou-venu que ses défunts frères avaient été gratifiés dumême regard juste avant d’être mangés? Quel fut lemotif de cette fuite? Était-ce la saveur humide du crépuscule qui l’attirait et l’incitait aux aventures? Le chaton s’éloigna et se mit à folâtrer dans les herbesavec une assurance dépourvue de préjugés.

C’était le plus noir, le plus vif et le moins docile destrois derniers, c’était également celui qui présentait

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la ressemblance la plus incontestable avec son père pré-sumé, Frankie, le robuste matou formidablement laid,massif, pansu et amoché, accablé d’innombrables maî-tresses dans le pays corse. Mais au fait, où était-il, le père,à cette heure-ci? A ses chasses, probablement; il se pava-nait dans le crépuscule avec une souplesse de boa, igno-rant de sa descendance, balançant sa grosse tête carrée.

La soirée s’annonçait idéale, et le chaton noiraud– que sa mère avait baptisé, qui sait pourquoi, NelsonOllala – s’éloigna sur ses pattes tremblantes avec la désin-volture d’un héritier de bonne race. Étourdi par les sen-teurs de sève, notre héros tenta d’abord d’attraper saqueue, puis l’ombre de sa queue, jusqu’au moment oùl’un de ses coussins griffus se posa par hasard sur unerainette des prés, une grenouille toute verte et prête àpondre, à peine plus importante qu’une punaise. Étonnédu succès, il l’écrasa et la porta délicatement à sa bouche.

Le goût chaud et vanillé de la rainette devait l’accom-pagner ensuite toute la nuit, flottant dans sa poitrinecomme un halo de lune fidèle et rassurant. Les narinesdilatées, Nelson Ollala, fils de Frankie et de la chattetigrée, poursuivit son voyage qui lui parut immense,se roulant dans les sillons imprégnés de musc, grattantles taupinières avec la fureur d’un chercheur de trésor.

Mais, au matin, le souvenir de la rainette s’évaporabrutalement et la lumière du jour lui fit froid dans ledos. Pourtant, l’expédition l’avait comblé et fortifié, il

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retrouva sans trop de tâtonnements son chemin del’aller. Il aperçut d’abord le coin d’herbe jaunie, presquerousse comme si l’on venait d’y faire un feu, il s’avançaen gémissant de joie, ne doutant pas de retrouver sesfrères, la fourrure de la mère chatte, sa langue brune etses caresses qui flatteraient son corps engourdi.

Mais que se passait-il? Sur l’herbe, personne. Nel-son eut un doute, pensa s’être trompé d’endroit, leva lenez en l’air comme si toute sa famille avait pu s’éva-nouir par les voies célestes. Est-ce que les mères s’envo-lent quelquefois? Personne. Un soupir misérable glissahors de sa poitrine, à peine un court sanglot où semêlaient l’étonnement, le doute, l’espoir déçu, la soli-tude et peut-être un sentiment de faute. Avait-il eu raison de s’éloigner si longtemps, de partir si loin? Oùaller, à présent? Qui pourrait bien vouloir de lui? Lechaton se leva en chancelant, tourna ses yeux abrutisde lumière vers la découpe grise du village, se demandaencore une fois quel chemin mystérieux avait empruntésa mère, et pour finir il se rappela les dernières parolesdélirantes qu’elle avait prononcées, la dernière leçonpleine d’une indicible et voluptueuse nostalgie:

– Les trottoirs en ciment. L’odeur du cimentchaud…

Il se remit aussitôt en marche, convaincu que sonsalut se trouvait sur ces trottoirs, et décidé à chercherrefuge auprès des hommes.

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Nelson Ollala chemina pendant deux jours sur lebord d’une route en lacets. Il marchait en boitant defatigue, se traînant comme une tortue tricentenaire, ettrès souvent il était contraint de s’aplatir sur une touffed’herbes pour soulager un besoin urgent. Les coliqueset les nausées faisaient bouillonner leur marée atrocedans son ventre. Nelson avait beaucoup changé en peude temps. Lui qui avait passé une si belle nuit sous lalune, qui en était revenu avec un appétit étincelant etun grand amour de la vie, à présent il ne pouvait plusfaire trois pas sans se vider par toutes les extrémités. Le résultat était que son corps avait fondu comme unepoignée de neige; son pelage sentait mauvais, sa grossetête ronde, lourde à porter, balançait dans la chaleur, et le bout de sa langue rose s’étirait au-dehors pourlaisser sortir les glaires, qui formaient une longue pelotedéroulant son filament visqueux derrière lui.

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Le chaton marcha jusqu’à la nuit, puis il dormitquelques heures dans une buse de ciment au fond dufossé. Le deuxième jour, un carillon de cloches leréveilla à l’aube. La route en lacets continuait de mon-ter, le soleil frappait toujours aussi dur, mais il notaque son état général s’améliorait peu à peu. D’unepart, les diarrhées avaient presque complètement dis-paru; d’un autre côté, il commençait à éprouver lespremiers signes d’un mal nouveau, insolite et plein deforce: la faim…

Dans l’après-midi, Nelson Ollala arriva devant lamuraille du village. Peuplé d’environ trois mille âmes,San Felice dissimulait ses géraniums, ses escaliers et sesmaisons blanches derrière un épais mur d’enceintequi datait probablement des Génois.

Nelson fut très impressionné par la hauteur et la puissance de cette solide muraille. Sous la lumièredéclinante, elle présentait une belle couleur brûlée et lestrous du salpêtre abritaient des nids de frelons étourdispar l’avalanche violette des bougainvilliers en fleur.

Sans réfléchir davantage, le chaton longea le murexactement comme il avait suivi la route en lacets. Sa famine était grande, il devinait maintenant leshommes tout proches. Tout en rasant le mur, il letâtait, le caressait avec la pointe de ses poils ébouriffés,et sous l’effet de ce coup de plumeau qu’il passait déli-catement le long des pierres, de minuscules poussières,

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de minuscules parties d’éternité s’envolaient de lacaillasse brûlée…

Les hommes étaient là, quelque part derrière. Unefoule, une ruche, une armée… Un énorme murmureparvenait jusqu’à ses tympans… Ces voix contenaientdu feu, elles crépitaient comme un brasier, elles chauf-faient l’air, elles bondissaient par-dessus la muraille…

Comment est-il possible de faire autant de bruit?A quoi sert tout ce bruit? Nelson Ollala coucha lesoreilles pour éviter d’être scandalisé, mais il n’encontinua pas moins d’avancer, car il avait soudain lesentiment que cette ruche, cette armée, cette foule se livrait à une distraction hautement passionnante:ils mangeaient!

Et tout d’un coup, à la faveur d’une brèche, il putles voir. Son intuition se révéla parfaitement fondée;les hommes étaient bel et bien en train de se nourrir.Toutefois, ils ne devaient pas avoir très faim, ou alorsles plats ne leur plaisaient qu’à moitié, car ils trouvaientquand même le temps de faire ce bruit de feu avecleur bouche.

Nelson Ollala, au contraire, s’attachait à être encoreplus silencieux et discret que de coutume. Il passacomme un ruban de soie à travers l’ouverture du mur.Néanmoins, ses pattes électrisées se précipitaient versle repas avec une vive impatience et son bout de languerose se fit plus suppliant. Il aperçut une racine de

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magnolia qui émergeait du sol. Il l’atteignit en unedouzaine de bonds, se mit à l’abri, essaya ensuite decesser de trembler et contempla la ruche.

Les individus, une soixantaine, étaient alignés endeux rangées parallèles autour d’une longue surfaceplane encombrée de récipients fumants, de corbeillesde fleurs blanches et de flacons pleins d’un liquideécarlate qui brillait au soleil. Les dimensions de l’assem-blée, le vacarme stupide, le grand nombre d’esclavesqui allaient et venaient pour servir les mangeurs, toutceci était assez impressionnant. Cela donnait auxhommes un air de supériorité et de puissance quiexpliquait sans doute leurs façons si grossières. Au lieu de se recueillir devant leurs écuelles, au lieu de se prosterner avec une avidité émue et reconnaissante,au lieu de rendre grâce, au lieu de se taire simplement,ils faisaient un raffut de tous les diables.

Une seule exception méritait d’être notée; aucentre de la table, il y avait une humaine vêtue toutde blanc qui paraissait beaucoup moins agitée que lesautres. Un voile blanc recouvrait sa tête, maintenu au sommet par une petite grappe de perles nacrées.

Nelson Ollala avait déjà trouvé sa protectrice, ceserait elle et personne d’autre. Oui, mais pourtant ilavait beau l’observer, un détail très curieux échappaità sa conscience de chat, une chose tout à fait extra-ordinaire, à savoir que la mariée était vieille – parfaite-

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RÉALISATION: PAO ÉDITIONS DU SEUIL

IMPRESSION SUR ROTO-PAGE

PAR L’IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE

DÉPOT LÉGAL: JANVIER 1997. N° 22891 (XXXXX).

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