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DE BATTRE MON CŒUR S’EST ARRÊTÉ > LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA

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DE BATTRE MON CŒUR S’EST ARRÊTÉ

> LY C É E N S E T A P P R E N T I S A U C I N É M A

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> SOMMAIREEDITORIAL 2Synopsis 3Générique 3

LE REALISATEUR - Audiard, le fils 4Filmographie 4

GENESE - S’approprier un remake 5

DECOUPAGE SEQUENTIEL 6

ANALYSE DU RECIT - Changer de vie 7

UN FILM AU PRÉSENT 8La rue 9

PERSONNAGES - De qui hériter ? 10La violence 11

MISE EN SCENE - Les aventures du mouvement 12Le montage 13

ANALYSE DE SEQUENCE - Plus jamais ça ! 14La musique 15

TROIS PLANS POUR L’APAISEMENT 16Le triomphe de la beauté 16

FUIR LES TENEBRES 17Romain Duris 17

POINT TECHNIQUE - La caméra à l’épaule 18

PROLONGEMENT PEDAGOGIQUE 19

CRITIQUES - Extraits 20

UN FILM SOUS INFLUENCE 21

PASSAGE DU CINEMA - L’exercice du remake 22

BIBLIOGRAPHIQUE SELECTIVE 23

VIDEOGRAPHIE 23

SITE INTERNET 23

GLOSSAIRE 23

> ÉDITORIALRemake de Mélodie pour un tueur (Fingers) de James Toback, De battre mon cœur s’est arrêté s’impose pourtant et àpart entière comme un film personnel de Jacques Audiard. S’il s’appuie sur le film de genre initial, le cinéaste prendaussitôt ses distances avec lui. Ce dès la scène d’ouverture. Elle lance d’emblée au personnage principal le programmedu film et l’expérience par laquelle il devra passer pour vivre un véritable et douloureux roman d’apprentissage : l’inversion des rapports filiaux, lorsque le fils devient responsable de son propre père. Cette responsabilité lui pèserad’autant plus que le petit magouilleur agressif a décidé de changer de vie en se lançant un défi inatteignable : devenirpianiste concertiste comme sa mère disparue. Au terme de ce parcours obscur et brutal, il pourra enfin être pleinement.

La caméra de Jacques Audiard, portée à l’épaule, traque les moindres mouvements de Tom qui se débat et s’agitesans cesse pour s’inventer une nouvelle existence. Elle guette les moindres lézardes, fêlures, épie les tressaillementsdu visage, les inquiétudes des regards et des gestes, bref la vie cachée d’un individu soudain révélé à lui-même. Ce qui ressort de cette lumière d’un noir blafard dans laquelle semble baigner le film, c’est la profondesolitude et désespérance de ceux qui ont bâti leur vie sur la brutalité mercantile de l’époque.

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> GÉNÉRIQUE— France, 2005. — Réalisation : Jacques Audiard— Scénario : Jacques Audiard, Tonino

Benacquista, d’après Fingers de James Toback.

— Interprétation : Romain Duris, NielsArestrup, Jonathan Zaccaï, Gilles Cohen,Linh Dan Pham, Aure Atika, Emmanuelle Devos, Mélanie Laurent.

— Image : Stéphane Fontaine— Son : Brigitte Taillandier— Montage : Juliette Welfling— Assistant : Serge Boutleroff— Costumes : Virginie Montel— Musique : Alexandre Desplat— Producteur : Pascal Caucheteux— Distributeur : UGC— Format : 35 mm— Durée : 1h47— Sortie française : 16 mars 2005

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> SYNOPSISA 28 ans, Tom est un marchand de biens immobiliers qui, entouré de ses deux acolytes Fabrice et Samy, n’hésite pas à employerdes méthodes parfois violentes pour mener à bien ses transactions. Tout indique qu’il semble marcher dans les traces de son père,un homme d’affaire véreux avec lequel il entretient des rapports troubles et étouffants : celui-ci lui demande son aval pour sonmariage et le rappelle sans cesse à ses responsabilités de fils. Mais une rencontre de hasard avec le grand professeur de piano de sonenfance le pousse à croire qu’il pourrait, à l’image de sa mère disparue, devenir le pianiste concertiste de talent qu’il rêvait de devenirbien des années plus tôt. Sans cesser ses activités, il tente de préparer une audition. Sa tentative déterminée de donner une secondechance à son existence et son passage à l’âge adulte ne se fera pas sans brutalité ni violence.

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> JACQUES AUDIARD FILMOGRAPHIE

> LE RÉALISATEUR AUDIARD, LE FILS

1994 Regarde les hommes tomber

1996 Un héros très discret

1998 Norme Française(court métrage)

2001 Sur mes lèvres 2005 De battre moncœur s’est arrêté

2006 Le Prophète (en préparation)

Fils du réalisateur et scénariste MichelAudiard, Jacques Audiard est né le 30 avril1952. Il se destine au métier de professeurmais finit très vite par délaisser ses études delettres pour devenir d’abord assistant mon-teur puis monteur au cinéma. Agé d’une tren-taine d’années, il s’essaie avec succès à l’exer-cice du scénario en 1982 avec MortelleRandonnée réalisé par Claude Miller. Lesannées suivantes en feront un des scénaristesdialoguistes les plus talentueux du moment,travaillant pour des cinéastes aussi divers queJérôme Boivin, Michel Blanc (Grosse Fatigue),Tonie Marshall (Vénus Beauté Institut),Edouard Niermans (Poussière d’ange)… Ilpasse à la réalisation en 1994 avec Regarde leshommes tomber, polar étrange et intimiste,où il brosse le portrait d’un homme encoreadolescent incapable de distinguer la fiction

de la réalité et ouvert à la plus absurde vio-lence. En 1996, l’imposture est au cœur d’Unhéros très discret, d’après un roman de Jean-François Deniau, où il nous raconte l’aven-ture d’un jeune homme terne qui, juste aulendemain de la Seconde Guerre mondiale,décrète de se faire passer pour ce qu’il n’estpas : un héros de la Résistance. Le film estinégal, parfois lent, voire long et souffre d’in-ventions visuelles pas toujours heureuses.N’en demeure pas moins un style volontaire-ment ludique, un jeu du scénario avec lepublic et des expériences formelles (adressesad hominem au spectateur, intermèdes musi-caux avec orchestre à cordes…) qui ont lemérite de trancher avec le naturalisme géné-ral du cinéma français des années quatre-vingt-dix. En 2001, avec Sur mes lèvres, ilsigne un des meilleurs films français du nou-veau millénaire. Dans ce polar original où unemalentendante utilise son handicap pourcommettre des hold-up, le style de JacquesAudiard semble s’épanouir pleinement : rup-ture de rythmes du scénario et de la mise enscène, grande attention portée aux personna-ges secondaires, audaces scénaristiques(construction en parallèle, décalages…) etformelles, travail particulier de la bandesonore (conçue comme une « perche-sonsubjective » pour épouser l’écoute déficientede l’héroïne). Le cinéaste y excelle pour

décrire la cruauté quotidienne du monde del’entreprise et donner à son film les alluresétranges d’un film de genre inédit. En 2005,De battre mon cœur s’est arrêté confirme letalent du metteur en scène qui, en reprenantun film indépendant des années 70, croisedans un bain nocturne huileux roman d’ap-prentissage, polar, reportage sur une époque,portrait d’un acteur (Romain Duris).

De Regarde les hommes tomber au dernierfilm en date, ses personnages se distinguentpar leur désir impérieux de devenir pour lesautres ou pour eux-mêmes des héros d’unemanière ou d’une autre. Cette volonté condi-tionne leur comportement même. Si l’hé-roïsme est mort, son esprit vit et se perpétuedans les mentalités, les façons de vivre etd’imaginer (de rêver) des protagonistes.L’héroïsme est au cœur de l’imaginaire àl’œuvre dans le cinéma de Jacques Audiard. Ilest devenu l’un des paramètres de la réalité.Regarde les hommes tomber, Un héros très dis-cret, Sur mes lèvres et De battre mon cœur s’estarrêté ne montrent pas autre chose que despersonnages qui se « font leur cinéma », sedéréalisent, se vivent comme des héros ets’enferment dans un univers mythique dontils sont victimes et prisonniers. Pas d’exalta-tion ici. Ne reste qu’une circulation (parfoisvaine, parfois non), la lassitude d’un mouve-

ment qui ne mène pas toujours quelque partet des déplacements parfois stériles.

Sa conception cinématographique s’articulesur la dialectique « image fixe/image mobile »au cœur de son écriture. Celle-ci ne propulsepas, ne sert pas le mouvement de l’action. Lavitalité des plans et des personnages resteleur dernier rempart pour s’extraire d’uneexistence qui les satisfait peu et dont ils veu-lent s’extraire. Elle les arrache à une fixitémortelle et à toutes les formes de fixation :souvenirs, intimité, travail… Chez Audiard,la vie et le cinéma sont inexorablement attachésà la mise en mouvement et au déséquilibre.

Difficiles à classer, les films de JacquesAudiard semblent se méfier des genresmêmes dans lesquels ils s’inscrivent. Lecinéaste prend avec eux une totale liberté. Ils’en sert comme base, s’en inspire quelque-fois, en dispose et les redispose, bref les réin-vente pour mieux les transgresser. Ce n’estqu’un cadre, et plus encore une simple réfé-rence comme le polar dans trois de ses quatrefilms (Regarde les hommes tomber, Sur meslèvres, De battre mon cœur s’est arrêté).Audiard ne conserve d’un certain type decinéma que la stylisation (des personnages,de la violence, de l’image) et place ses filmsvéritablement « hors genre ».

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Tout commence par une proposition de PascalCaucheteux, le producteur à la tête de Why NotProductions (producteur également de XavierBeauvois, Arnaud Desplechin, BrunoPodalydes…), qui fait part à Jacques Audiard deson désir de travailler avec lui. Le producteurcontacte le metteur en scène sans projet défini.Ce dernier sort de Sur mes lèvres et n’a pasencore de scénario envisagé. Alors que WhyNot Productions prépare le remake du premierfilm de John Carpenter, Assaut, par Jean-François Richet (Etat des lieux), Caucheteuxdemande alors au réalisateur de réfléchir à unfilm dont il aurait lui aussi l’envie de tournerune nouvelle version. Jacques Audiard pensetout de suite à Fingers (1978), un film indépen-dant américain réalisé par James Toback. Ce filmracontant l’histoire d’un voyou voulant passerune audition avait marqué le metteur en scènelors de sa sortie. L’auteur de Regarde les hommestomber en aime les thèmes apparents et souter-rains (le père, la mère, la filiation, le désir derefaire sa vie, le coût des actes, le passage à l’âgeadulte…). De plus, le film est méconnu, difficileà revoir, repassant peu dans les salles ou à latélévision, et a créé autour de lui, à force, unmystère supplémentaire. Pascal Caucheteuxparvient à en acheter les droits de remake et lecinéaste propose d’emblée à son co-scénaristede Sur mes lèvres, Tonino Benacquista, d’enécrire une nouvelle version. A l’enthousiasmede Jacques Audiard succède d’abord la per-plexité de l’écrivain qui, lorsqu’il découvre lefilm original, ne trouve à l’œuvre de Toback niqualité ni charmes particuliers. Dubitatif,Benacquista réfléchit d’abord puis décide que laréunion du souvenir idéalisé de Jacques Audiardet ses propres réserves peuvent être un bonmoteur pour se lancer dans l’écriture. Pour lescénariste, l’intérêt de l’exercice du remake

repose sur la possibilité de transposer l’histoirede ce garçon en collant aux méthodes qu’ilemploie : « Comme dans le film original, confie-t-il, il s’agit d’un voyou assez violent dansl’exercice de son métier. Mais sa mère lui ayantappris le piano dès son plus jeune âge, il esttiraillé entre sa vie de voyou et son envie dedevenir concertiste. Du coup, sa morale commeson idéal de vie sont remis en cause par une irré-sistible attirance vers Bach, et par le rêve de s’af-franchir par la musique classique de la violencequi l’habite ».

Si dans Fingers, le milieu où se passe l’histoireest celui de la mafia italo-newyorkaise, le tan-dem Audiard-Benacquista se fixe sur celui del’immobilier (déjà un peu exploité dans Sur meslèvres) et plus précisément sur celui des petitsmarchands de biens dont les agissements sontparfois parfaitement immoraux et à la limite dela légalité. Très vite, ils décident de garder le per-sonnage et l’axe principal du film de Tobackmais se réservent la liberté de changer tout lereste. Ils ne se lancent pas tout de suite dans larédaction du scénario. Leur méthode consisted’abord, pendant une période assez longue, àparler, beaucoup, à balayer le film, s’attacher aupersonnage, à l’histoire, au milieu dans lequelelle se déroule. Ainsi trouvent-ils peu à peu despersonnages qui s’inscrivent dans un universqui commence à se préciser et qui leur permetde s’éloigner progressivement du film deToback. « Ce qui est le plus important lors decette étape, selon Jacques Audiard, c’est de s’en-tendre sur une idée de cinéma. Sur la place queva prendre le film qu’on écrit, le sujet qu’on esten train de développer, dans une idée particu-lière de cinéma. Ce que je partage avec Toninoquand je travaille avec lui c’est bien sûr desinventions sur un sujet, des échanges, mais l’ac-

cord se fonde sur une idéequ’on va partager du cinémaà un moment donné et auquelle film va appartenir. C’est unpeu abstrait dit comme cela,mais c’est très concretlorsqu’on écrit, et encore plusquand on va préparer et tour-ner ». Après ces séances de « brainstorming » au coursdesquelles Audiard prend denombreuses notes, les deuxpartenaires d’écriture dessi-nent les contours des thèmesdu futur film, un déroule-ment qui leur permet desavoir comment l’histoire vase terminer, quel va être leparcours du personnage. Ils selancent alors dans un premierplan qui leur permet de dis-poser d’une linéarité, d’unepremière forme de continuitédans le récit. Dès lors, pas desynopsis ni d’étape intermé-diaire. Si la phase réelle d’écri-ture commence assez tard,elle peut maintenant débutersans retenue. L’un se lance,l’autre réécrit jusqu’à l’obtention d’une pre-mière version. Selon Tonino Benacquista, « lescénario c’est fabriquer un outil de travail quiva servir à tout le monde, des producteurs auxtechniciens. Chacun ensuite va en avoir unevision particulière mais dans un cadre bien déli-mité. Nous, on fabrique cet outil de travail quiva être le point de départ de toute une machine-rie et conjuguer tous les talents des différentspostes du film. Forcément, c’est un objet évolu-tif jusqu’au montage final ».

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> GENÈSE S’APPROPRIER UN REMAKE

Fingers de James Toback

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01. Générique. Tom écoute Samy quilui raconte comment il estdevenu un jour responsable de son père et comment leursrapports se sont inversés, s’occu-pant de son parent comme ons’occupe d’un enfant.

02. (2’35) Fin du générique. Tom,Samy et Fabrice en voiture.Négociations entre eux avantexpulsion.

03. (2’43) Ils sortent les rats du cof-fre et les lâchent dans l’immeu-ble. Samy part en courant.

04. (6’05) Près de leur véhicule à l’arrêt. Sammy s’est fait mordrepar un rat.

05. (6’25) Dans la voiture arrêtée.Tom et Fabrice se mettent d’ac-cord sur une affaire pendant queSamy, parti chercher à manger,remonte en voiture.

06. (7’02) Les trois au comptoir d’unbar de nuit. Drague et bagarre.Ils quittent le bar en courant.Tom ramène une fille.

07. (7’58) Tom vérifie les travauxdans un appartement.

08. (8’48) Tom et Samy constatentqu’une association de personnessans domicile prend possessiond’un immeuble qui leur appar-tient. Au téléphone, Tom appelledu renfort.

09. (10’08) Les renforts arrivent et détruisent l’immeuble surcour avant que les personnessans domicile s’y installent.

10. (10’40) Tom en voiture, lamusique à fond.

11. (11’06) Tom attend dans un res-taurant. Son père arrive et luiannonce qu’il a une fiancée. Ilévoque aussi un locataire qui nelui paie pas son loyer depuis sixmois. La fiancée débarque. EntreTom et elle, l’échange est glacial.

12. (16’10) Tom en voiture. Il repère son ancien prof depiano, Monsieur Fox, devant unthéâtre.

13. (17’02) Il court retrouverMonsieur Fox qui lui donne sacarte pour passer une audition.

14. (18’42) Chez lui, Tom retrouveles bandes audio des répétitionsde sa mère, Sonia Seyr, au piano.Il les écoute. Il regarde ses vieilles partitionsannotées, et s’installe au piano. Il joue pour la première foisdepuis des années.

15. (21’50) Tom veut reprendre des cours de piano mais seheurte à l’incompréhension d’unprofesseur.

16. (23’45) Dans le hall du conser-vatoire, un élève l’interpelle etl’informe qu’il connaît une amiepianiste, Miao Lin, qui peut luidonner des cours.

17. (24’45) Dans un bar, Tomretrouve son père et lui raconteque Fox lui a proposé de passerune audition. Il n’a pas eu letemps de s’occuper des loyersimpayés de son père qui lui indi-que que l’homme est dans le bard’en face. Tom refuse d’y aller,son père s’y rend seul. Tom finitpar sortir en courant.

18. (27’11) Il entre dans le café par l’arrière, et, alors que sonpère est éjecté du bar par le commerçant, Tom met le feuaux cuisines et menace l’homme avec un couteau. On lui donne l’argent.

19. (28’31) Tom retrouve son pèredans le bar. Il lui donne l’argent et lui demande de l’oublier un moment.

20. (29’34) Tom dans sa voiture à l’arrêt, écoute de la musiqueélectronique au casque.

21. (29’54) L’élève du conservatoireprésente Tom à Miao Lin. Elle ne parle que le vietnamienmais ils parviennent à se mettred’accord sur un rendez-vousquotidien.

22. (31’52) Au bureau avec Fabrice. Tom est nerveux. Il hésite puis appelle de la partde Fox au conservatoire pourl’audition. On lui donne une date et une heure. Il paraît heureux. Fabrice demande àTom qu’il lui serve d’alibi vis-à-vis de sa femme.

23. (34’00) Tom passe chercherFabrice, il salue Aline, la femmede ce dernier, et repart avec lui.

24. (34’35) Dans la rue, Tom ditqu’elle doit se douter de quelque chose. Fabrice proposede changer de stratégie la prochaine fois.

25. (35’11) Tom chez lui, il dîne enregardant une émission sur lepiano.

26. (35’38) Tom joue devant MiaoLin, il lui demande de se retour-ner vers la fenêtre pour ne pas leregarder.

27. (37’10) Tom dans un bar,entraîne ses doigts sur le comp-toir sans prêter attention à ce quelui disent Fabrice et Samy.Bagarre.

28. (38’48) Tom ramène Fabrice,ivre mort, chez lui.

29. (40’34) Tom au piano chez MiaoLin. Il s’énerve.

30. (42’05) Tom arrive en retard àune réunion. Fabrice a changéleur accord, Tom le remarque etle lui dit.

31. (43’02) Tom chez son père. Il n’est pas là. Il regarde des pho-tos de sa mère.

32. (44’16) Tom au piano chez MiaoLin, il joue du Bach.

33. (44’43) Tom au piano chez lui.

34. (45’10) Tom, casque sur la tête,marche dans la rue.

35. (45’44) Assis dans une caféteria,il rencontre Aline par hasard.Problème : il est censé être avecFabrice. Elle s’en va.

36. (48’10) Il la rejoint dans la rue,lui dit qu’il est amoureux d’elle.

37. (49’35) Devant chez Tom, ilss’embrassent.

38. (50’02) Après l’amour, elle s’enva. Tom s’installe au piano…

39. (52’06)… le matin, il écoute,joue….

40. (52’27) … et joue encore chezMiao Lin. Il a l’air content de lui,elle n’est pas satisfaite. Après lesexercices, il lui apprend quel-ques mots de français.

41. (54’41) Tom arrive en retard àun rendez-vous avec Fabrice etSamy. Ils le lui reprochent.

42. (56’35) Au bar avec Samy. Tom lui dit qu’il a repris lepiano, Samy ne comprend pas. Il lui demande ce qu’en pense son père, Tom dit que ça l’éclate.

43. (56’44) Rue. Tom téléphone àAline, il lui demande de décrirecomment elle est habillée.

44. (57’30) Tom et Aline. Il estjaloux qu’elle couche encoreavec Fabrice.

45. (58’30) Tom au piano chez MiaoLin. Il s’irrite. Elle élève la voix.

46. (59’42) Tom retrouve son pèreamoché.

47. (1’00’40) Chez ce dernier. Le fils et le père seuls devant unmatch de foot. Tom casse la télévision. Le père lui expliquequ’il s’est fait tabasser par unrusse qui lui doit de l’argent etdemande à Tom s’il peut s’occuper de le récupérer. Il lui annonce qu’il a rompu avec sa fiancée.

48. (1h04’20) Tom demande à la fiancée de retourner avec sonpère.

49. (1h5’55) Tom au piano chez lui.Il s’énerve.

50. (1h06’20) Chez Miao Lin. Il joue trop vite, elle le force àralentir.

51. (1h07’10) Tom se rend à l’hôteloù vit le russe, Minskov. Il l’insulte au téléphone et faitl’amour avec sa petite amie dansles cabines de la piscine.

52. (1h11’55) Chez son père, Tomlui dit d’oublier l’argent que luidoit Minskov.

53. (1h13’20) Tom chez Miao Lin. Il progresse.

54. (1h14’06) Déjeuner familialchez Samy. Fabrice raconte à Tom qu’il retrouve une maîtresse le soir même.

55. (1h14’39) Chez lui, Tomdemande à Aline de rester nueen ombre chinoise puis joue dupiano.

56. (1h15’32) Tom chez Miao Lin.Elle le félicite et lui souhaitebonne chance pour l’audition.

57. (1h17’40) Chez lui, Tom se prépare.

58. (1h18’26) Au milieu de la nuit,Samy et Fabrice l’appellent pourqu’un client signe maintenant. Il doit les rejoindre.

59. (1h20’11) Les trois sur un chantier. Ils doivent aller voir unimmeuble.

60. (1h20’50) Fabrice et Samy vontvoir l’immeuble pendant queTom s’entraîne dans la voiture.Ils viennent le chercher.

61. (1h22’23) Tom assiste à l’expul-sion violente des personnes sansdomicile.

62. (1h23’35) A l’aube, Tom s’habille pour l’audition.

63. (1h24’02) Dans la rue, il étudiela partition.

64. (1h24’09) L’audition.Toméchoue.

65. (1h27’37) Dans la rue, Tomremet son casque et écoute del’électro.

66. (1h28’44) Il débarque chez sonpère et découvre son cadavre.

67. (1h30) Un carton : deux ans plustard. Tom prépare le piano pourMiao Lin.

68. (1h31’12) Il va la chercher et ladépose devant la salle deconcert.

69. (1h32’50) Dans la rue, il remar-que Minskov sur le trottoir d’enface.

70. (1h33’30) Miao Lin s’installe aupiano.

71. (1h33’45) Tom a rejointMinskov et se bat avec lui. Il peut le tuer mais n’y parvientpas.

72. (1h36’38) Tom se nettoie levisage et s’installe dans la sallependant le concert de Miao Lin.Ses doigts ensanglantés jouentsur ses genoux. Il la regarde.

> DÉCOUPAGE SÉQUENTIEL

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Il est inutile de voir De battre mon cœur s’est arrêté plusieurs foispour s’apercevoir que le scénario est construit simplement etraconte une histoire, en définitive, assez logique. A l’inverse deSur mes lèvres, le récit, ici, ne repose pas sur des idées typiques descénaristes, de manipulation et de surprise du spectateur.L’histoire n’est ni tortueuse ni complexe et ressemble davantageà une chronique. La chronique du changement progressif de la viedu personnage principal. Tom est omniprésent. Les événementsne sont perçus que de son point de vue et si Jacques Audiard avaitinitialement tourné quelques scènes extérieures au regard duhéros, celles-ci n’ont jamais pu s’insérer dans le montage finalcomme si le film avait rejeté naturellement tout ce qui n’était pasdu point de vue de Tom.

Si le scénario recèle finalement peu de longues scènes (mais denombreuses petites scènes), difficile d’en séparer les qualités decelles du montage. A part la mort du père (66) et la rencontrefinale avec Minskov (69), aucune échéance n’impose unmoment-clé et un ordre particulier. Certaines séquences qui nesont pas essentielles à l’histoire du personnage durent paradoxa-lement assez longtemps, tandis que d’autres, très courtes, sontdes rouages décisifs du récit. Ainsi de la scène lorsque Tom dra-gue la petite amie de l’homme d’affaires russe dans les cabinesde la piscine de l’hôtel (51). La séquence nous est quasimentmontrée en temps réel alors que cette jeune femme n’auraaucune incidence particulière dans la vie de Tom. A l’inverse, lesmoments passés avec Aline dont il est pourtant secrètement

amoureux seront très courts, presque éludés (un plan où il luitéléphone dans la rue, un autre où il regarde ses jambes, un courtmoment où les deux amants sont au lit…). C’est tout l’enjeu duscénario - voire du montage - et l’origine de l’étrangeté de sonrythme : avoir réussi à faire cohabiter des séquences dispropor-tionnées les unes par rapport aux autres sans perdre de vue lesmoments cruciaux du parcours du personnage et sa continuitépsychologique. Dans la première partie du film, Tom ne semblepenser qu’à son boulot, à l’argent et à ses magouilles diverses. Etpuis, petit à petit, il tend vers autre chose ; il suit un chemin, setransforme, grandit. Comme tout bon personnage, Tom n’estplus le même à la fin du film. Il a changé. Ainsi la séquence 61s’oppose-t-elle aux séquences 2 et 3 qui nous montrent pour-tant une situation analogue : il ne participe plus à l’expulsion desclandestins, regarde avec distance et dégoût les agissements deses deux acolytes, prend conscience de la nécessité impérieuseque sa vie change.

D’abord chronique de la vie de Tom, le film avance dans unsecond temps au rythme des humeurs du personnage : il se dis-pute avec Aline puis avec sa professeur de piano, puis avec sonpère, puis avec Fabrice et Sammy… Cette succession d’humeurs,et les problèmes qui vont avec, sont les premiers effets constatésde la musique sur son existence. Ce n’est pas seulement parvolonté artistique ou en souvenir de sa mère que le jeunehomme a choisi de consacrer peu à peu son quotidien à l’exercicedu piano. Loin d’être magnifiée, la musique est surtout pour luile moyen de changer de vie, un travail (séquences 14, 25,26, 29, 32, 33, 38, 39, 40, 45, 49, 50,53, 56) acharné et difficile. Si Tom doit parcourir un cheminintime et personnel, la musique n’est rien d’autre que son véhi-cule. C’est par elle qu’il se rend compte que son existence demagouilleur est vaine. C’est grâce à elle qu’il s’ouvre peu à peuaux autres, lâche son casque de baladeur qui le protège d’unmonde hostile pour ne le remettre, en désespoir de cause,qu’après avoir échoué à l’audition. Ainsi De battre mon cœurs’est arrêté avance-t-il par une succession de rencontres essen-tielles et définitives. Il y a d’abord celle avec Monsieur Fox, cepère rêvé, dont l’entrevue par hasard l’oblige à prendreconscience des rapports sans issue qu’il a avec son père et le fait

retourner symboliquement du côté de la mère absente. Il y aensuite toutes les rencontres avec les femmes qui ponctuent lefilm et changent en cours de route. Au début, son rapport à ellesest triste, dur (la fiancée de son père) et sans intérêt (séquence 6,il ramène une fille qu’on ne verra pas). Puis, ensuite, le cercle despersonnages féminins « mère - Aline - Chris - Miao-Lin - copinede Minskov » change quelque chose en lui, le fait évoluer etl’amène à se trouver lui-même. Il s’aperçoit peu à peu qu’ellesexistent et que son salut passe par elles.

Si Fingers était avant tout l’histoire d’un malfrat qui veut passerune audition, le film de Jacques Audiard fait d’abord le récit desrapports d’un père à son fils et du roman d’apprentissage de cedernier. Dès la séquence d’ouverture et la confession de Sammy,le thème nous est donné. De battre mon cœur s’est arrêté racon-tera et montrera l’évolution et l’inversion des rôles entre lesdeux êtres. Le fils deviendra peu à peu responsable de son pèreet, cruellement, ne passera définitivement à l’âge adulte quelorsqu’il se sera involontairement (?) débarrassé de lui. Si lepiano est le moyen de s’éloigner de son parent encombrant, lemoment clé du film - et l’écho du prologue - intervient lors de laséquence 47 lorsqu’il le couche, s’en occupe. Si cette séquenceillustre le propos de Samy lors de l’ouverture, elle introduit éga-lement les éléments propres au film noir (la violence, la mafiarusse, les règlements de comptes) qui hantent toute la dernièrepartie du scénario et font de De battre mon cœur s’est arrêté unemanière nouvelle de film noir.

Reste l’épilogue (de 67 à 72) dont un carton indique qu’il sepasse deux ans plus tard. Le temps pour Tom de révéler le talentde Miao Lin au public. Le temps de ce qui semble être une liai-son qui dure. Le temps pour Tom de se rendre compte que saprofesseur de piano est peut-être l’amour de sa vie. Si lesséquences 65 et 66 concluent l’histoire du film (échec del’audition, mort du père), l’épilogue conclut le personnage.Tom a eu une seconde chance et, au terme d’un parcours diffi-cile et mouvementé, a su suivre la voie tracée par Monsieur Fox- même s’il y parvient avec les moyens de son père (la violence).De battre mon cœur s’est arrêté raconte l’histoire d’un hommequi grandit.

> ANALYSE DU RÉCIT CHANGER DE VIE

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De battre mon cœur s’est arrêté ne donne pas laprimauté au récit mais au personnage de Tom,ses impressions, ses sensations, à ses mouve-ments qui font le mouvement incessant du filmet, évidemment, dont la mise en scène se refuseà juger ses actions. Pas de psychologie, juste descomportements, leurs subtilités et manifesta-tions les plus infimes, saisis de l’extérieurcomme dans une enquête. Comme chez JohnCassavetes que le cinéaste admire, la vie n’estplus qu’une durée à occuper et à remplir demouvements. Le culte de la réussite censéactionner Tom au début du film ne produitqu’un individu « speedé » dont le masque et lecynisme se craquellent pour laisser place à unedésolation et des aspirations dont la caméra sai-sit par éclats soudains l’infinie désespérance(Samy « craque » dès le prologue).

Coller au réel n’a jamais supposé la priorité del’événement sur le style. Il n’est d’art que si laréalité ne compte pas plus que son expression,et c’est autant par son esthétique et ses recher-ches que Jacques Audiard se révèle un cinéastede talent. De battre mon cœur s’est arrêté mon-tre parfois quasi en temps réel la mouvance descomportements de Tom. La durée, souvent lon-gue, de ses plans, ne relève en rien d’unecoquetterie naturaliste mais elle est indispensa-ble à cette quête du dévoilement de l’hommepar lui-même et au spectacle du gâchis de sonexistence. D’où la mobilité de sa caméra néces-saire à cette saisie intime des êtres. Dans De bat-tre mon cœur s’est arrêté la « caméra à l’épaule »n’est plus libératrice, aérée, mais étouffante etaliénante. Elle traque Tom coûte que coûte, l’en-cercle et l’enferme. Impossible pour lui d’échap-per à son œil. La concentration d’énergie qui « signait » Fingers de James Toback s’inverse icien un gaspillage et une perte, une lutte désespé-

rée qui ne verra ses effets que « deux ans plustard » comme l’indique le carton de l’épilogue.

Le rapport de Tom à l’espace change alors denature. Celui-ci n’est plus à conquérir commedans le film américain dont Audiard livre leremake. Il est livré au présent de l’événementqu’une caméra enregistre, que le personnagesubit et contre lequel illutte, et que le spectateur,témoin du récit, observe.Il expose à tous les dan-gers, emprisonne, suscitel’inquiétude (des immeu-bles envahis par les ratsaux cuisines du bar dontle locataire n’a pas payéson loyer). Il est trans-formé en champ de visionobscur aux noirs épais (lenoir semble régulière-ment envahir les plans).Dès lors, le personnagen’a plus le contrôle physi-que de sa conduite, le butqu’il s’est fixé est réguliè-rement parasité par des forces contraires qui lecontraignent à entrer dans une sorte d’errancedont le cinéaste suit le déplacement.

Le déplacement, le mouvement en tant qu’acteen soi rompt avec l’action du cinéma noir tradi-tionnel. Il caractérise l’écriture de De battremon cœur s’est arrêté et la distingue. Il s’agitd’un cinéma physique où la déambulationdevient le centre même de l’intérêt. Le parcoursde Tom est plus riche en ses rencontres etimprévus qu’en ses tenants et aboutissants. Ledéplacement modifie le comportement du per-sonnage, donc le jeu du comédien. Romain

Duris invente une gestuelle qui ne fonctionneplus selon les règles traditionnelles. Le metteuren scène offre à son corps une liberté peu utili-sée jusqu’alors : celle qui consiste non pas àdevenir mais à être.

C’est donc logiquement que Jacques Audiardrompt ainsi avec les règles traditionnelles qui

guident la manière de conter. Désormais, le pré-sent occupe pleinement son temps. Le passé s’yfond (la mère, l’empreinte du père) et pèse surlui. Le futur se conquiert. Dès lors, filmer la fic-tion perturbe, secoue les bases narratives. Lespectateur ne se projette plus dans la fictionchangée magiquement à ses yeux en effet deréel. Il perd l’impression de sécurité. Le publicn’est plus invité à participer mentalement,magiquement à l’histoire ; à entrer dans l’action,la prévoir, l’espérer, la conduire même, bref enêtre le maître. Il est soudain et durement pris àtémoin. Le voilà contraint de constater l’inci-dent ou l’accident que le personnage subit au

même instant sur l’écran. Son intérêt, au lieu deporter sur l’intrigue, dépend désormais unique-ment de sa capacité à ressentir ce qu’il éprouveaujourd’hui. En d’autres termes, le récit changede direction. Au lieu de se contenter d’aller dupassé vers le futur (de la mère concertiste à sondestin avec Miao Lin), l’événement à venir entresoudainement, avec effraction, dans le présent

(le récit avance par suite de ren-contres fortuites avec MonsieurFox, Aline, Minskov). Le specta-teur est privé de la longueurd’avance que lui offrait les façonsde raconter anciennes et habituel-les. Il est tributaire des aléas duparcours de ses personnages. D’oùl’impossibilité de prévoir versquoi vont les héros et l’obligationde recourir aux aléas et auxhasards pour se sortir d’un espaceque la temporalité et l’omnipré-sence de la caméra rend vite carcé-ral. Reste à ressentir l’inquiétudefébrile des personnages et surveil-ler leurs incessants déplacements,comme des animaux de laboratoi-

res pris au piège de leur propre labyrinthe.Jacques Audiard établit ainsi avec le spectateurune nouvelle règle du jeu. A l’inverse de celled’un Alfred Hitchcock qui poussait le public àentrer dans l’écran et intervenir mentalementsur le récit, l’auteur de De battre mon cœur s’estarrêté le cloue à sa place de témoin. C’est la faceopposée du suspense. L’histoire défile devantnous. Nous n’avons aucune prise sur elle. Lerécit se construit sur la vision inexorable desévénements et le choc émotionnel que subit lespectateur. Il fonctionne sur les phénomènesd’écho, de retentissement, résonance, réverbé-ration, bref sur les sensations physiques, les

> UN FILM AU PRÉSENT

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impressions non-dites éprouvées dans tel lieu,tel environnement, telle circonstance. ChezJacques Audiard, la sensation précède la situa-tion et lui sert de chambre d’écho. Dès lors, lespectateur est tenu à sa place, contraint de subiret souffrir avec Tom. La sensibilité sollicitée estexacerbée. Elle a pour but la prise de consciencede Tom (et la nôtre). On est là pour jouer totale-

ment notre rôle de spectateur : regarder, enten-dre, examiner, saisir, bref ressentir.

De cette conception du récit, le cinéaste enretient les données principales qui découlent dela volonté, non de filmer une histoire, maisd’enregistrer l’événement. Le scénario met envaleur les effets de surprise et de hasard, insistesur la (ou les) rencontres qui deviennent le pointnodal de la construction, montrent l’inanité etl’échec des plans de Tom, de cette nouvelle viequ’il s’est choisie. Audiard travaille au fond surle futur antérieur : un futur nourri de lamémoire du passé (sa mère) façonne un présent

sérieusement hypothétique où toute rencontreentre dans le jeu infini des possibles, devient lesimple élément d’une combinaison, déplace lespions. Le personnage n’a alors que l’incertitude,l’ivresse et le tragique de l’instant. C’est profon-dément un nomade en perpétuel mouvement.Ni le temps ni l’espace ne leur appartiennent.N’ayant pas la possession de l’avoir (un comble

pour un marchand de biens chargé de conquérirles espaces des autres), Tom ne gagne que l’uni-que propriété valable : celle d’être. Dès lors, c’estla construction même du récit, en continuellerupture, qui devient source de rencontres et dehasard. Elle obéit au jeu du collage et de sanécessité (d’où les liens extrêmes entre scénarioet montage dans De battre mon cœur s’estarrêté).

Notons qu’il en va de même pour le dialogue,parfois trivial, parfois explicatif (le prologue),parfois improvisé. Dialoguiste et scénariste,Jacques Audiard ne parie pourtant pas sur un

dialogue installé, qui s’inscrit dans la durée,poursuit son idée, module ses effets, conduit lascène, calcule la chute, bref qui s’inscrit dansune solide logique de construction. Ici, le dialo-gue joue la discontinuité, le « ce qui passe par latête », l’impromptu, bref, semble obéir à l’hu-meur de l’instant. Les personnages ne sont plusles artisans de répliques ciselées (comme dans le

cinéma de Audiard père), affinées comme desépées de duel. Le monde a cessé d’être certain etassuré. Il ne leur appartient plus. Ils n’en sontque les usagers. Ils se dépêtrent comme ils peu-vent avec le langage. Le leur et celui des autres,et peu importe qu’on les comprenne au fond(les effets comiques tirés du vietnamien de MiaoLin, les insultes proférées par Tom au russeMinskov qui ne peut les comprendre).

> LA RUE

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Qu’est-ce que la rue ? A quoi sert-elle etcomment l’utiliser, lui donner sens ? Onvoit bien d’abord dans De battre moncœur s’est arrêté qu’elle ne peut plus êtrela rue de la Nouvelle Vague. Celle deParis, en 2005, a gagné en brillances noc-turnes (les feux, réverbères, véhiculesmultiples, néons…) ce qu’elle a perdu enblancheur et clarté (comme dans A boutde souffle). L’histoire qu’elle appelleconcerne l’argent et la brutalité qu’impli-que sa recherche plutôt que le sentiment,allié ou non à l’amour, de se sentir libre etde vivre pleinement. En fait, la rue reflètel’état des lieux : les dandys bohèmes de laNouvelle Vague qui circulaient sans butdans Paris ont laissé place à une généra-tion cynique avide de s’approprier lesderniers espaces libres de la ville (ils nesont pas marchands de biens par hasard).Le Paris représenté n’en est pas moinscelui du quotidien. La ville est posée là,sorte d’immense toile de fond. On n’yprête pas attention. On ne projette pas unquelconque déterminisme dans le décor.Neutre, la rue offre un champ infini auxrencontres (Aline, Mr Fox, Minskov),surprises, incidents-accidents. Epuréedes singularités qui accrochent le regard,la ville devient à la fois concrète - la réalitédu décor - et abstraite par la réductionvoulue de ce même décor à ses lignes(peu de plans larges, des rues réduites audéfilé de leurs lumières).

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TOM

Thomas Seyr est avant tout un héros tragique quise fait à lui-même une proposition invraisembla-ble : devenir pianiste concertiste à presque 30 ansalors qu’il n’est qu’un petit marchand de biensmagouilleur et violent. Il veut changer de vie et sesaisit de la musique comme véhicule pour rom-pre avec une existence sans avenir et qui l’étouffe.Personnage d’abord antipathique, il nous estavant tout montré comme un jeune homme sanscœur, cynique, dur. Ce n’est évidemment pas unhasard s’il choisit les Toccatas de Jean SébastienBach pour passer son audition. Contrairement àcelui des Passions et des Messes, le Bach desToccatas se pose comme un théoricien du clavier.Les Toccatas sont des pièces austères, ardues ; unemusique mathématique et géométrique, sanseffusion ni romantisme. Si Tom avait choisiChopin ou Schubert, il aurait été contraint d’in-terpréter, de jouer avec son cœur.

TOMOr, Jacques Audiard nous le montre avant toutcomme un homme qui en est dépourvu (d’où letitre). Seules les Toccatas et leur sécheresse luisont envisageables et naturelles. Sa mère lui ayantappris le piano dès son plus jeune âge, la musiquesera pour lui le moyen de s’affranchir de la vio-lence qui l’habite et rythme sa vie. D’abord tiraillé, il va peu à peu se pacifier.Lorsque le film commence, ses plaques tectoni-ques affectives sont en mouvement et pas vrai-ment définies. Son caractère est insituable etson humeur semble évoluer en permanenceentre colère et mélancolie. Il y a quelque chosed’indécis en lui. Il y a d’un côté, la vie de sonpère dans laquelle il semble inscrire la sienne.Puis, de l’autre, celle de sa mère disparue, uneconcertiste, qui le hante et dont il choisit peu àpeu d’épouser la trajectoire. Ce n’est pas unhasard si lorsqu’il va voir Monsieur Fox, Tom al’air d’un petit garçon et est traité comme tel parla mise en scène. Il n’est pas encore un hommeet devra solder l’héritage paternel pour trouversa voie. D’abord raide, caractérisé par une tenuevestimentaire Brit-pop (pantalon cigarette,cravate fine, boots), il accède peu à peu au plai-sir et aux femmes. Autiste, traversant le mondele casque et la musique vissés à ses oreilles, il s’ouvrira progressivement aux autres et à lui-même au fil des différentes rencontres.Détestable lorsque l’histoire commence, Tomva peu à peu gagner en humanité et sortira dufilm plus grand qu’il n’y était rentré (tuer lui estimpossible à la fin). Notons enfin toute l’intel-ligence de Jacques Audiard dans le choix de soncomédien pour interpréter Tom : Romain Durislui-même, au moment du tournage, était luiaussi à un moment charnière de sa carrière decomédien.

SON PÈREUn personnage aux allures d’ogre. Sa voixdouce, susurrée, contraste avec son allure et samanière d’être, son physique autoritaire etmasculin. Mais son timbre féminin n’est riend’autre que la voix du diable. C’est lui qui sansarrêt ramène Tom à la violence, l’y pousse, et leplace dans une position intenable : celle d’unfils responsable de son père. Il charge Tom derégler ses problèmes d’impayés, lui demandeson aval lorsqu’il lui présente sa nouvelle fian-cée, boude comme un enfant lorsque celui-cirefuse d’épiloguer et réclame un peu d’air.Envahissant, lui léguant un héritage vital desplus lourds (la violence, les magouilles), le pèredu jeune homme voit dans le retour de la musi-que dans la vie de ce dernier l’ennemi à abattre :le piano lui a pris sa femme. Logique. La musi-que fait appel au cœur et à la sensibilité alorsque les affaires de l’immobilier font davantageappel au cynisme et à une brutalité sauvagesans sentiment.

MONSIEUR FOX

Monsieur Fox est avant tout le miroir inversédu père de Tom. Un homme fin, cultivé, élé-gant. C’est lui qui, par sa présence même, obligeTom à prendre conscience de la nature de sesrapports avec son père. Une fois la propositionde Fox énoncée, Tom voudra absolument réus-sir son audition. Mais pour y arriver, il doitabandonner son père véritable et retournersymboliquement vers la mère et la musique. Lepersonnage de Monsieur Fox crée à la fois uneéchéance et une nécessité. Sans cette rencontrefortuite, Tom aurait probablement continué des’occuper de son père étouffant. Grâce au musi-cien, il se rend compte des limites de son exis-tence quotidienne et de la lourdeur de l’ombrepaternelle. On peut voir Monsieur Fox commela version sublimée du père de Tom. Le pèrerêvé, juste, attentif. Le père caché, secret. Celuiqu’on se choisit. Le père-mère en somme.

> PERSONNAGES DE QUI HÉRITER ?

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FABRICE ET SAMYLes deux acolytes de Tom, ses partenaires enaffaires. D’un côté, Samy . Lui-même pèred’une petite fille, il a visiblement en dehors desmagouilles immobilières, une vie privée réus-sie et épanouie. Il n’hésite pas à se confier àTom et à lui énoncer dès le prologue le pro-gramme du film : l’inversion des rapportspère/fils. Samy a visiblement un cœur - il cra-que parfois - mais a très vite séparé ses étatsd’âmes privés de ses intérêts. C’est d’ailleurs cequ’il reproche à Tom, ne comprenant pas l’im-portance du piano aux yeux de son associé.Fabrice , quant à lui, mélange tout : lesaffaires, le sexe (il a régulièrement des maîtres-ses rencontrées pendant les affaires), l’amitié…C’est au nom de l’amitié qu’il demande à Tomde lui servir d’alibi pour ses relations extra-conjugales. Fabrice, c’est le petit gangster en colblanc, le petit homme d’affaires sans cœur niconscience. Il n’hésite pas d’ailleurs à trahir sesaccords avec Tom lorsque celui-ci manque peuà peu de sérieux dans le travail. L’un et l’autresatisfaits de leur vie, ils ne peuvent comprendreque Tom aspire à changer d’existence.

LES FEMMESToutes essentielles, leurs fréquentations va peuà peu changer l’état d’esprit de Tom et son par-cours. Miao-Lin , d’abord. Comme un échode sa mère disparue, la professeur de pianovietnamienne est celle par qui se concrétise ledésir de Tom de changer d’existence. Elle est laseule de la part de qui Tom accepte la critique etce, pour une raison simple : ils ne parlent pas lamême langue. Elle permet à Tom de se réaliseret, en retour, lui se chargera de révéler avec sesméthodes le talent de la jeune femme au mondeentier. Notons que la cuisine de Miao-Lin est leseul lieu où Tom semble se sentir bien, estdétendu, se fixe sans violence ni sentimentd’urgence. Aline , la femme de Fabrice, est lepremier amour de Tom. Un amour secret(depuis combien de temps ?) et qui ne passerapas les frontières de la clandestinité. Tom serangera très vite de son côté, la comprendra, etlui donnera le sentiment de la beauté (laséquence en contre-jour dans la chambre).Chris , la fiancée du père de Tom, estd’abord vue comme un ennemi dont le jeunehomme doit se méfier. Logique. A partir dumoment où il a la responsabilité de son père,Tom se méfie des femmes qui l’approche et nepeut imaginer une succession affective à samère disparue qui hante tout le film. D’aborddur avec elle, détestable, il la comprend elleaussi peu à peu et renouera avec elle contretoute attente. Reste la petite amie deMinskov, une jeune femme qui naviguedans de mauvaises mains et à qui Tom, commeen écho à son propre désir, suggère de changerde vie avant qu’il ne soit trop tard.

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> LA VIOLENCE

Si De battre mon cœur s’est arrêté nepeut être taxé de film violent, la violenceponctue néanmoins divers momentsclés de l’œuvre et en fait partie inté-grante. Il y a d’abord celle des mar-chands de biens qui l’utilisent pourprendre possession des espaces qu’ilsconvoitent. Tout en bruit et en fureur,cette violence leur permet par le chaosde libérer les immeubles envahis par lessans domicile fixe. Il y a ensuite celle,banalisée, des bagarres qui semblentrythmer le quotidien des soirées de nostrois magouilleurs. Elle est simple,indifférente, réduite aux coups depoings, et jamais le cinéaste ne s’y atta-che longuement. Et puis il y a la violenceà laquelle en deux moments Tom estconfronté. D’abord la mort de son père.Jacques Audiard s’attache moins à sareprésentation qu’aux effets qu’elle a surle fils, ses soubresauts, ses hauts le cœur,son dégoût et le choc physique qu’ellelui fait. Tom ressent la mort de son pèredans ses viscères. Il y a enfin celle, finale,de la bagarre avec Minskov. La violencedure pour la première fois à ce moment-là et le cinéaste montre dans toute salongueur la difficulté qu’éprouve Tompour tuer Minskov, la douleur que cetacte lui cause et auquel finalement ilrenonce.

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Dès le prologue, la dynamique et la respiration de De battre moncœur s’est arrêté nous sont données. Portée à l’épaule, la camérareste fixée sur Tom et Samy qui se confie à lui et lui fixe le pro-gramme du film : l’inversion des rapports père/fils. L’imagetremble un peu mais ne lâche jamais, en plan serré, les deux per-sonnages. Au troisième plan du film, Samy embrasse sa petitefille ; le plan semble éclairé par une sorte de lampe torche et lefondu au noir est effectué de manière artisanale par un gant qui,progressivement, obscurcit l’image. Dans le quatrième plan,presque abstrait, les lumières des réverbères et d’un tunnel défi-lent dans le noir épais de l’image. Le titre apparaît, révélé par lesjeux de lumières. Tout semble déjà contenu dans le prologue. Dela caméra qui colle en plan serré aux personnages et les empêchede se soustraire à son regard permanent ; des jeux de lumièresqui, sous prétexte d’épouser les impressions du personnage prin-

cipal, semblent vivre leur vie en toute indépendance et dépour-vus de toute nécessité dramatique ; le mouvement continu despersonnages ; le style des dialogues entre explication de texte ettrivialité du langage ; l’extrême liberté du montage qui, jouant lafluidité mais pas la continuité, agence les plans les uns par rap-port aux autres guidé par la seule logique des sensations; la duréedes plans - sortes de plans-séquences dans lesquels le cinéaste etsa monteuse coupent à l’intérieur ; les effets de style qui, grâce àleur réalisation manuelle (le fondu au gant du prologue), évitentune trop grande affectation formelle… Notons enfin le lent mur-mure de la musique du prologue, signée Alexandre Desplat, quine souligne jamais l’action, ne participe ni à un suspense quel-conque ni à la création d’une tension. Elle accompagne juste lesétats d’âme du personnage, comme une partition psychologiquequi le suit comme le fait la caméra.

De battre mon cœur s’est arrêté, identique en cela à tous les autresfilms de Jacques Audiard, c’est d’abord l’histoire d’un héros.Qu’est-ce qu’un héros de cinéma ? Comment le devenir ?Comment cesser de l’être ? L’héroïsme de Tom est au départ celuides premiers films de Martin Scorsese : il joue au dur plus qu’il nel’est réellement, il joue au voyou, en prend des attitudes, desposes, des intonations (la scène où il menace Minskov au télé-phone, où Romain Duris se lance dans une sorte d’imitation deRobert De Niro). Ce qui va en faire un vrai héros de cinéma ? Ledéfi qu’il se lance, impensable, de devenir pianiste concertistealors qu’il n’est qu’une petite frappe baignant dans les eaux trou-bles et fangeuses des affaires immobilières. C’est cette proposi-tion qu’il se fait à lui-même et l’impossibilité de sa réalisation quil’orientent d’emblée vers une forme de tragédie. Tom tente des’inventer artificiellement une seconde chance de changer de vieet le film fait le récit de ce passage à l’âge adulte, de ce parcoursinitiatique effectué dans la douleur et la violence. Etouffé parl’existence qu’il s’est d’abord choisie (ou plutôt que son père lui aléguée), Tom veut en changer et, pour ce faire, n’a d’autre solu-tion que d’être sans arrêt en mouvement. Mouvement animéd’une volonté inexorable, celle-là même, désespérée, du hérosqui sait au fond de lui qu’il n’atteindra jamais ses objectifs maisjoue sa chance jusqu’au bout quand même. Rien, dès lors ne peutplus arrêter ce mouvement, pas même les vents et forces contrai-res de son père ou de ses deux associés. Toutes tenteront de ledétruire. Mais un mécanisme implacable est mis en branle parTom lui-même qui sait que s’il s’arrête ne serait-ce qu’uneseconde, pour réfléchir, il se rendra compte de l’invraisemblancede son projet personnel et de son ambition mélomane. Alors ilcourt, marche, bouge dans le cadre. Le seul lieu où il se repose etparaît apaisé semble être la cuisine de Miao Lin, sa professeur depiano et future compagne. A la caméra de Jacques Audiard de nepas lâcher le personnage d’une semelle. Petite (la caméra Aaton),proche de lui, elle le suit inexorablement et accompagne chacunde ses mouvements. Ne laisse jamais le personnage en paix, esttout le temps sur et avec lui. Si Tom semble parfois par son agita-tion vouloir s’y soustraire et courir plus vite qu’elle, il n’y par-vient jamais. Cette conception du plan comme une cage à laquellele héros, malgré ses gesticulations, ne peut échapper, rejointcelle du John Cassavetes de Meurtre d’un bookmaker chinois.

> MISE EN SCÈNE LES AVENTURES DU MOUVEMENT

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L’image n’est pas une prison par sa constructionspatiale mais par sa présence même qui suit enpermanence le personnage et la durée de sesplans. D’où la fonction primordiale du plandans la mise en scène de Jacques Audiard. Ilretient toute son attention, mobilise toute sonénergie. Car il doit simultanément montrer ledehors et faire sentir le dedans des choses,décrire clairement l’événement et pénétrer dansle vécu affectif de celui qui le subit. Il faut doncque le plan produise un effet émotionnel puis-sant sur le spectateur pour que celui-ci entredans les plus infimes détails de la sensibilitéqu’il contient. Par là, le plan doit échapper aurôle de simple imagerie du scénario dans lequelon le confine si souvent. Jacques Audiard saitqu’il faut le traiter comme une entité à partentière. Ce à quoi De battre mon cœur s’estarrêté nous fait assister, c’est au travail patient etobstiné du cinéaste pour donner une respirationpropre à chacun de ses plans. De là l’extrêmeimportance que revêt le moindre geste, le plusinfime mouvement de la tête, de cou, d’épaules,de main, de regard etc. Il semble que dans sadirection d’acteurs, Audiard épie le moindrebattement, halètement, souffle respiratoire despersonnages.

Reste que tout ceci ne peut s’obtenir qu’à partird’une méthode particulière de la mise en scène,donc du plan. Sans vouloir tomber dans unquelconque système que ce soit, JacquesAudiard multiplie ainsi les plans-séquencesdans lesquels sa monteuse Juliette Welfling etlui coupent, piochent, agencent, au gré des sen-sations et humeur du personnage principal àtravers lequel tout le récit est vu. Il prendensuite et surtout les choses comme elles sont :dans leurs décors, dans leurs éclairages sans seposer la question des « raccords lumières ».

Il tourne « en l’état ». Ces plans-séquences, leurdurée et le mouvement perpétuel de la camérapermettent au film - alors que tout pourrait l’yconduire - de s’épanouir dans un style vif et ner-veux. Avant d’être beaux, les plans vont vite etsont suffisamment sur le personnage pour ensaisir l’émotion, la sensation, en épouser lerythme. Le plan-séquence permet des axes dedéplacements réels, de garder le mouvement dujeu des acteurs, de montrer la respiration dupersonnage. De battre mon cœur s’est arrêtérepose ainsi avant tout sur son comédien,Romain Duris. Il nous est montré en perma-nence, cadré serré. Le monde extérieur ne sem-ble exister que par le son et le hors-champ.

Seule la lumière, dans ce système, revêt ici unstatut particulier. C’est elle qui donne à l’œuvreles allures d’un film d’ambiance, voire d’un filmde genre. Si l’on devait décrire sommairement lasensation que procure chaque image du film, onrésumerait celle-ci par « des plans noirs avec desbrillances ». Ces brillances sont souvent dans lefond obscur de l’image (voir toutes les scènes envoiture, très peu éclairées) mais parfois aussi aupremier plan, comme si on s’était contenté debraquer des lampes torches sur les visages desacteurs. Parfois même la lumière semble avoir savie propre, indépendante de l’action et de lalogique du découpage. Ainsi de la premièrescène au restaurant entre Tom et son père ; lalumière semble y tourner dans le décor, bouge,et crée elle-même la sensation du mouvementalors que les personnages sont assis l’un en facede l’autre. Il en va de même pour ces nombreuxplans de néons, de reflets, d’éclairages urbains(tunnels, enseignes, lampadaires, réverbères…)que le personnage paraît observer dans chaquedécor traversé. Que dire enfin du plan du rétro-viseur de la Subaru dans lequel se reflète le

mouvement continu des lumières de la ville ?Dans le film, la lumière est une matière qu’onne peut pas ne pas remarquer. Et ce, dès le pro-logue précité. Elle est exhibée. Elle est toujoursprésente, impossible à oublier. D’où vient-elle ?De sources artificielles en « sous-voltage ». Dudécor extérieur (la rue, la ville…) qui semble, dèslors, étrange. Comme si c’était lui qui renvoyaitl’éclairage, illuminait les visages, sous-exposaitparfois les plans. Comme si était inversée ladirection de la lumière. Comme si elle avaitperdu son sens, sa signification. Le mondedécrit n’est plus éclairé que par une lumière quibrille, certes, mais faiblement, et dans le fondobscur des plans. Elle égare le rapport vrai deTom au réel, interdit un contact clair à l’autre.Elle ne découpe plus avec netteté, précision etrelief la réalité. Elle suscite une impression noc-turne permanente et étrange dont Audiard tireun climat de film noir inédit.

Que dit-elle, cette lumière ? L’esprit profond dufilm. Adaptant Fingers de James Toback,Audiard en respecte l’aspect urbain, violent,énergique, tout en le tirant vers une réflexionsur ce que devient l’individu à notre époque. Unhéros, Ulysse ou Don Quichotte, libéré de toutsentiment, délivré de tout scrupule, cynique,réaliste, radicalement égoïste, guidé par la seulevaleur de l’argent, qui s’engage dans la voie dumal sans peur et sans reproche. Radicalementindifférent à l’autre. Il ne mérite pas d’êtreéclairé et semble voué à une errance quasi exclu-sivement nocturne. Ce sera tout l’enjeu pourTom - et pour la mise en scène - de se rapprocherdu sentiment, de rompre avec ce cœur qui s’estarrêté de battre pour revenir vers une lumièreenfin franchement posée sur lui (lorsque dansl’épilogue, sur la scène d’une salle de concert, ilprépare le piano pour Miao Lin).

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> LE MONTAGE

La conception du récit et de la mise enscène de Jacques Audiard entraîne desmodifications dans l’art du montage,essentiel au film. Ici, point de soucis decontinuité, de fluidité, de raccords dans lemouvement ou dans l’axe, de fondusenchaînés. Signé Juliette Welfling, le mon-tage n’a pas peur des heurts, des rupturesqui viennent perturber la sensation magi-que d’être emporté par l’histoire. C’est quece n’est pas l’histoire inscrite dans le scéna-rio qui intéresse Audiard, mais à partir dece support la rencontre entre cette histoiresingulière et la vérité de la vie. De ce duelentre fiction et réalité, entre les aspirationsde Tom et son quotidien, surgit dès lors lavéritable histoire que raconte le film. Lemontage se met donc au service de l’im-prévu et du hasard. Il n’a plus à enfiler lesplans dans une suite préétablie et détermi-née, mais à organiser les cassures, césures,ruptures tant visuelles que sonores queprovoque l’événement en entrant par sur-prise et même par effraction dans le champde la caméra. Le discontinu devient roi,l’inconfort son signe. Le montage coupe àl’intérieur des plans-séquences, les hache,les brise. Une fois encore, l’écriture révèle lesens profond. Chaque plan s’enclenche auprécédent et au suivant d’une manière dis-continue, comme autant de petits mouve-ments de sape qui peu à peu effritent lescertitudes de Tom et mettent à jour le man-que d’unité et d’équilibre de sa vie.

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> ANALYSE DE SÉQUENCE PLUS JAMAIS ÇA !

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CHAOS. Toute la scène est placée sous le signe du désordre etdu tumulte. Vacarme sonore d’abord dès le premier plan qui nousmontre l’arrivée de Tom sur les lieux. Des cris, des bruits, desinsultes lancent la séquence. C’est par l’anarchie et la confusionque les marchands de biens prennent possession des lieux, ilsagissent donc comme des semeurs de troubles. Des anges duchaos. Portée à l’épaule, la caméra suit la pagaille et la paniquerépandues par Fabrice et Samy. C’est au viol d’un espace que nousassistons, à son appropriation brutale. Le tremblé de l’appareilajoute évidemment à cette sensation de fouillis violent. Les plansne semblent plus délimités par leur cadre : les personnes sansdomicile les traversent de brèves secondes, on n’en perçoit qu’unereprésentation morcelée : ici un visage terrifié, là des jambes quicourent, un dos dont on ne distingue guère le propriétaire, dessilhouettes épouvantées… La musique elle-même, en oppositionaux aspirations de Tom et à sa pratique du piano, est un facteur dudésordre. Les deux acolytes la mettent pour mieux faire régner lechaos et asseoir leur emprise sur l’espace. Elle donne à cette expul-sion les allures d’une ivresse euphorique, d’un spectacle enivrant,d’une énergie libératrice. Les plans s’enchaînent alors les uns auxautres sans logique autre que celle du tapage et des effets de rup-ture. Ils ne se suivent pas de manière continue, ne s’enchaînentpas les uns les autres mais se succèdent comme autant d’éclats,d’instants brefs qui rompent toute possibilité d’unité. Si son trem-

blement et l’aspect pris sur le vif des prises de vues donne à lacaméra et à ce qu’elle filme des allures de reportages choc, coup depoing, elle épouse surtout le point de vue de Tom qui, à l’inversede Fabrice et Samy, ne se laisse pas prendre par l’ivresse du chaos.Lui regarde les choses avec distance et ne participe pas à l’expul-sion. C’est qu’à ce moment-là du film, il a renoué le contact avecl’harmonie, l’ordre, l’équilibre. Il ne peut plus faire partie du spec-tacle désolant auquel il assiste. Les plans qui lui sont consacréssont proches de la fixité et ont le temps pour eux, contrastant avecles autres, furtifs et pris d’une hystérie d’animations et d’actions.Ce qui compte dans cette scène, c’est le regard de Tom alors que lesautres (ses acolytes ou les expulsés) sont réduits à leurs simplesgestes.

ACTEUR/SPECTATEUR. Champ/contrechamp.C’est donc logiquement qu’il est traité ici comme spectateur de lascène. Si Fabrice et Samy se donnent en spectacle, se font leurcinéma et expulsent au rythme enivrant de la musique, Tom nerentre jamais dans leur représentation sur laquelle il porte pour lapremière fois un regard étranger et dégoûté. Il n’est plus en empa-thie avec eux, perçoit le ridicule et la monstruosité de leur attitudecomme dans l’avant-dernier plan de la séquence. Dès l’ouverturede la séquence, la caméra qui le suit le filme comme un intrus quipénètre un espace qui lui - et lui restera - étranger. Pire même. Pourla première fois, Tom ne parvient même plus à être dans le mêmecadre que ses deux associés. Il a ses plans, eux les leurs. Audiardrevient ainsi dans cette séquence à la conception première duchamp/ contrechamp au cinéma : deux espaces différents, deuxterritoires, qui ne peuvent plus se mêler les uns aux autres et s’op-posent. Il y a donc l’espace de Tom, celui du spectateur de la scène,et celui de l’expulsion, des acteurs du spectacle. Entre eux, plus decommunication ni d’unité. Tom observe, épie, regarde mais n’agitpas. Il n’est plus dans l’action. Lors du dernier plan de la séquence,nous pouvons même assister à l’instant de sa prise de consciencequ’il doit vraiment rompre de manière définitive avec cette viepathétique. Le ralenti traduit ainsi, de manière sensuelle, sensible,le moment de cette réflexion. La bande-son aussi qui soudain sedébarrasse des bruits réels de la scène pour ne plus garder que lamusique (The Locomotion) et donner à son rythme la netteté et laprécision d’une musique intérieure. Dès lors, son opinion est faite :

plus rien ne sera jamais comme avant. Plus rien ne devra ressem-bler à ça.

LUMIÈRE. Si on entre immédiatement au cœur de l’action,c’est-à-dire de l’expulsion, la faible lumière et ses touches furti-ves et brillantes nous situent d’emblée dans l’abstraction. Justequelques indices à peine entrevus ou ouïs (les brisures des fenê-tres, les cris, les vêtements, les mouvements hystériques dessilhouettes…). Donc : une déréalisation que l’écriture prend encharge pendant toute la séquence et qui donne à la scène les allu-res d’un onirisme cauchemardesque à base de réalité brute. Lenoir épais et l’obscurité règnent dans les lieux. L’espace n’est plusdistinct, identifiable, lisible. Semées parcimonieusement, tra-vaillées en fonction de leur brillance, rendues ainsi étranges, lesautres lumières (ampoule, lampe torche) apportent une note defantastique. Les repères distinctifs s’estompent. Reste une fasci-nation dégoûtée d’assister à un spectacle choquant. Dès le pre-mier plan, la lumière bleutée de la nuit qui passe par une fenêtrene suffit pas à éclairer l’espace et plonge Tom (et nous avec) dansun lieu à l’obscurité envahissante et puissante. C’est qu’à l’in-verse de celui du Jour, le domaine du Noir et de la Nuit ne serépand qu’en faussant les repères spatiaux, en les masquant. Pourassurer son existence, il se nourrit de la vie, du chaos, universvampirique régi par des astres morts (les lampes torches, lesnéons, les abats jour, les ampoules qui pendent). C’est le royaumedu déséquilibre et de la destruction. La lumière artificielle touteen brillance, éclat, fascination, attire à elle et dévore ceux qui s’ylaissent prendre et s’y débattent. C’est le domaine de Samy etFabrice, plus que celui de Tom qui reste dans l’ombre, l’obscurité,et sur lequel l’éclairage torche ne sera braqué qu’à la fin pourmieux nous montrer son regard sur ce qu’il vient de voir. Danscette séquence où rien ne se distingue clairement, l’agitation sesubstitue au mouvement (de Tom), l’excitation et la sensationaux vrais sentiments et au cœur. L’écriture n’obéit pas ici à l’enregistrement d’un événementexterne. Elle ne participe pas de la règle mécanique des causes,des effets, et donc des conséquences. Elle se soumet à un mouve-ment intérieur où chaque image se succède sans règle à la suivante.La réalité est phagocytée par l’obscurité et offre son apparencechaotique et hallucinatoire au développement d’une pensée

La veille de son audition, Tom suit lesconseils de Miao Lin : se préparer, serelaxer et dormir. Il est dérangé enpleine nuit par Fabrice et Samy pour délo-ger des « sans domicile » qui ont prispossession d’un immeuble. Alors qu’il lesattend dans la voiture, ses deux acolytesviennent le chercher pour participer àl’expulsion. Cette séquence est commel’écho de la scène 3 sauf, qu’entre-temps,les plaques tectoniques de Tom ontbougé et changé. Il n’est plus le même ettend à rompre avec celui qu’il est depuisdes années. Cette séquence nous montresa prise de conscience définitive.

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> LA MUSIQUE

secrète, d’une prise de conscience. C’est précisé-ment ce à quoi nous assistons lors de cetteséquence. Des plans brefs et saccadés se succèdenten discontinuité sur l’écran. Comme dans un puz-zle, ils se mettent en place, décomposant les diversinstants, les gestes et l’espace jusqu’à la pleine pos-session des lieux par les marchands de biens.D’autorité, nous sommes plongés dans l’excita-tion intense, l’hystérie extrême et l’effroi de l’exécution d’une expulsion. Nous n’avons pas àdistinguer clairement ni à savoir ce qui se passe,mais à être dans ce qui se passe. Nous oublions laforme des choses pour pénétrer leur force même, destructrice. Et le regard de Tom lors de

l’ultime plan est un peu le nôtre. Dès lors, nous sommes avec lui. Pas seulement parce que nousl’accompagnons (c’était déjà le cas) mais parcequ’enfin il regarde avec une distance empreinted’aversion et de répugnance la vie qui était jus-que-là la sienne. Cette séquence est le point debasculement du film. Dorénavant, nous n’obser-vons pas seulement le comportement nauséa-bond d’un jeune homme cynique de notre époque.Nous nous identifions enfin, sans répulsion, à saquête et à ses actes. En souhaitant qu’ils s’accom-plissent. C’est le tour de force de Jacques Audiardde parvenir à nous faire aimer in extremis un telpersonnage.

La musique est au cœur de De battre mon cœurs’est arrêté (le titre même est un extrait d’unechanson de Jacques Dutronc, La Fille du pèreNoël). Elle est insépa-rable du personnage deTom qui traverse laville son casque sur lesoreilles. La musiquequ’il écoute en mar-chant, en roulant, enattendant, rythme sonquotidien et lui per-met surtout de s’abs-traire du monde réel,de s’y dérober. Elletémoigne aussi durepli sur soi du jeunehomme et, dans la pre-mière partie du film,de son manque d’ou-verture aux autres.Tom vit dans sa tête etignore - ou se force àignorer - l’existence des gens qu’il croise. Lamusique, ou plus exactement le piano, seraaussi le véhicule qu’il se choisira pour changerde vie. C’est un travail qui requiert patience etdétermination, des heures d’exercice pour delents progrès. On a vu comment les Toccatas de J.S.Bachcaractérisent par leur nature sèche et mathé-matique la personnalité de Tom qui évite soi-gneusement de choisir pour son audition unmorceau plus romantique ou lyrique qui eûtfait battre son cœur. Dans le film, la musiqueprovient le plus souvent de sources sonoresréelles (casque, radio, instruments, bar) visi-bles dans l’image. Il n’y a pas que sur Tomqu’elle agit, ayant des effets euphorisants sur ses deux acolytes Fabrice et Samy lors des

bagarres ou pendant la seconde expulsion despersonnes sans domicile fixe. Reste la musiquedu film signée par Alexandre Desplat. Le com-

positeur invente une partition inspirée quicolle à la chair, au sang et à la respiration deTom. Elle ne souligne pas la dramaturgie del’action mais se fait elle-même dramaturgiecomme un chœur antique accompagnant latragédie. Elle s’articule sur un seul et mêmethème, celui de Tom, que le musicien frag-mente, ralentit, rapprochant peu à peu lesnotes jusqu’à ce qu’elles se rapprochentcomme dans la scène finale avec Minskov où lemorceau se structure enfin. La mélodie apparaît de plus en plus précisé-ment pour tendre elle aussi, comme Tom,vers l’unité et exister pleinement.

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SÉQUENCE Tom progresse au piano, l’audition approche. Miao Lin surveille le rythme avec lequel il joue les notes. Logique. Le film avance à ce moment-là au rythme des humeurs de Tom, souventénervé et irritable, qui mesure de plus en plus la folie et l’impossibilité du challenge qu’il s’estlancé. Tom s’en agace et après une nuit passée à se cogner la tête contre son piano, il travailleencore et encore ses gammes chez sa professeur vietnamienne. En trois plans, trois raccords,Jacques Audiard nous montre la difficulté de l’entreprise de Tom et la façon dont il fait peu à peude l’appartement de Miao Lin son seul havre de paix face à la fureur qui le mine et l’entoure.

> TROIS PLANS POUR L’APAISEMENT

1. A une séquence nocturne où Tom s’énervesur le clavier succède un plan serré de Miao Lin,les yeux posés sur les mains du jeune hommepour en surveiller et en corriger le doigté.L’apprenti pianiste n’existe alors que par sanuque et la naissance de son dos, de profil. C’estqu’à ce moment-là, c’est encore la jeune femmevietnamienne qui met en scène Tom, le dirigecomme on le fait d’un acteur. Elle lui donne lerythme à suivre (« Ta ta ta ta ta ta ») pour romprecelui hystérique et sans harmonie qui gouverneson existence et sa façon de jouer. Il ne s’agit pasencore pour lui de faire battre son cœur mais déjàde retrouver un tempo logique et homogènepour reprendre le contrôle de sa destinée. A l’im-mobilité fixe et calme de Miao Lin s’oppose lemouvement de balancier incessant du jeunehomme, un mouvement de nervosité, de trépi-gnement, d’impatience. Il a conscience de l’enjeupour lui de réussir son audition et cette pressionlui pèse. Il sait aussi qu’il ne doit pas s’arrêter debouger sous peine d’être empêché dans sa tenta-tive de changer de vie. Cette nervosité est remar-quée par Miao Lin qui lui demande de « ralentir ».

2. Le raccord à 180 degrés choque et joue la rup-ture avec le plan précédent. La présence de lafenêtre dans le fond du cadre renforce l’impres-sion d’inversion du visage de Tom par rapportàcelui de Miao Lin dans le plan précédent. Lajeune femme est exclue du cadre. Fixée sur Tom,la caméra est contrainte à un tremblement perpé-tuel pour en épouser ses mouvements de balan-cier et donne ainsi une sensation permanente dedéséquilibre. En saisissant son personnage d’unautre angle, Audiard nous donne la sensation quele jeune homme est cerné, soumis quoiqu’ilarrive à notre regard. Dans le fond du plan, la pré-sence d’un lit et d’une table entourée de ses chai-ses résonnent comme un appel à la fixité.

3. L’appel à la fixité, à la pause, est exaucé. Lacaméra est - une fois n’est pas coutume - posée surun pied, enfin immobile et solidement ancrée dansle sol. Cette absence de mouvement choque làencore nos sensations, choc renforcé par le silencedu plan qui succède à la mélodie du piano arrêtéeen plein milieu. Pour la première fois, Tom sembleapaisé, bien, serein. La cuisine de Miao Lin est le

seul endroit où il n’éprouve plus le besoin d’uneagitation perpétuelle, où il se calme, se pacifie.C’est même la jeune femme qui bouge dans le planavant de se fixer de nouveau. C’est là toute la subti-lité du cinéaste, en un plan, il nous fait ressentir cequi se joue, se passe entre les deux personnages.Pas besoin de mots ni d’explication : tous les deuxsont bien ensemble et Tom se pose enfin. Cetteimpression est fortifiée par le cadre dans le cadreformé par l’embrasure de la porte : nous assistons,comme un témoin dans la pièce voisine, à unescène qui se joue dans un espace confiné, une sortede refuge. Par rapport au premier plan, notons quec’est maintenant Tom qui regarde Miao Lin, l’ob-serve. Peu à peu, l’apaisement gagnant, c’est lui quiva la mettre en scène. Ils ne se tournent plus le dos,sont face à face, positionnés comme la projectionde l’un vers l’autre. Comme dans les deux plansprécédents, une petite fenêtre se distingue dans lefond du cadre par laquelle brille la lumière du jourqui inonde la pièce. Dans cet espace, cet appartement,cette cuisine, une ligne de fuite est possible pourTom dont le futur pourtant semblait bouché. Entrois plans, Jacques Audiard fait basculer son film.

> LE TRIOMPHE DE LA BEAUTÉ

Au cœur du film de Jacques Audiard,deux ordres coexistent et s’opposent.D’une part la laideur matérielle des appa-rences, des attitudes, des comporte-ments, l’obscurité de l’univers, des planset la brutalité de l’existence. D’autre part,la beauté. Qu’il s’agisse de celle de lamusique, des femmes, ou des aspirationssecrètes et clandestines de Tom. Beautéde la vie intérieure, de la rêverie assoifféedu petit magouilleur. Tout le film vaconsister alors dans le conflit à l’intérieurmême de chaque séquence, entre cesdeux ordres, pour aboutir, à la fin d’undouloureux périple moral et esthétiquedont l’aventure du héros n’est que lafiguration, à la réconciliation du mondeet au triomphe de la beauté. Ce conflit,visuel, se prolonge tout le long du film.L’obscurité de l’image, la dureté desapparences, les comportements dignesdes rats, semblent l’emporter presquesur la part du rêve et de l’art (Tom croiseMinskov et s’ensuit une bagarre dans unescalier obscur). Mais la beauté resurgittoujours : une musique, un geste, unepause (lorsque Tom demande à Aline derester en contre-jour à l’entrée de lachambre). Proposons aux élèves de rele-ver les éléments divers au cœur de cettedualité laideur / beauté et dont JacquesAudiard ne cesse de mettre en scènel’opposition frontale.

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Que ce soit sur un plan métaphysique, esthéti-que, psychanalytique ou sexuel, toujours laconscience, chez Jacques Audiard, est déchiréepar un conflit intime. D'un côté, attirée par une

tendance régressive à se couper du monde (le cas-que sur les oreilles de Tom), elle cherche à s'enfer-mer et à se laisser vampiriser par une existenceobscure, à succomber à la vie qu'on lui impose(l'héritage lourd de la figure du père, ses amitiésintéressées). De l'autre, elle cherche à reprendre lecontrôle des choses et sentir son empreinte sur lemonde qui l'entoure.

Nous avons vu la force d'attraction qui accompa-gne cette première tendance. Elle explique la pré-dilection visuelle que Jacques Audiard voue ici àl'obscurité, aux ténèbres et le rôle primordialqu'elles occupent dans De battre mon cœur s'estarrêté. Encore faut-il en chercher la raison, mettreen relief ce que signifient, ici, les ténèbres. Le filmfaisant le récit d'une seconde naissance et d'un

roman d'éducation, force nous est de tenter uneexplication psychanalytique à laquelle nousaccordons une valeur davantage poétique quescientifique. Nous avons constaté, en effet, dans

la première partie dufilm, l'autisme du hérosenvers les autres et lemonde extérieur, sondésir de ne pas s'aban-donner pleinement àun monde hostile sinonpour en conquérir desparcelles et territoiresavec violence. Danscette première partie,Tom n'est pas encoretout à fait homme.Replié sur lui-même, ilest en gestation.Pendant la gestation,l'être baigne dans uneobscurité qui l'enve-

loppe, aussi l'habite de l'intérieur (l'inconscient).Il en reçoit non seulement la nourriture, maissurtout la chaleur intime et une sensation debien-être. A ce stade, qui est la nuit de l'être, ils'identifie avec les ténèbres.

La chose changera dès lors que Tom décidera devivre de nouveau sa vie. Car ce sont ces mêmesténèbres qui s'inversent radicalement lors de lanaissance. Soudain, une nouvelle enveloppe, lecorps transmet un contact terrifiant : celui d'unmonde hostile qui, au stade des premières semai-nes, demeure lui aussi ténébreux. C'est dire queles ténèbres, après avoir été le plus sûr ami du per-sonnage, recouvrent désormais ce qui lui est leplus hostile. On ne peut concevoir plus totale tra-hison d'une substance nourricière.

Dès lors les ténèbres se confondent avec l'an-goisse de pénétrer dans un univers inconnu. Ellesresteront à jamais le signe menaçant de sa pré-sence. Elles épouvantent comme est effrayé Tomlorsqu'il découvre le cadavre de son père.Dissiper les ténèbres, accéder à la lumière,laquelle, n'ayant pas été connue dans l'autremonde, devient peu à peu l'unique valeur sûre dunouvel univers, telle est la tâche urgente qui seprésente au héros. Ce n'est ainsi pas un hasard sila composition des plans de De battre mon cœurs'est arrêté fonctionne le plus souvent sur un pre-mier plan obscur et noir avec des brillances enarrière-fond. L'être doit alors se battre sans relâ-che pour s'intégrer à l'autre monde et aconscience que toute pause peut le mettre endanger. Il fuira peu à peu les situations passives ets'agitera sans relâche. Au moment où il ressentl'envie de cesser la lutte et cède (à son père, à sesassociés), il met son ambition intime et secrète enpéril. Il ne doit plus s'abandonner à sa tendancerégressive et se laisser environner par les ténè-bres. Ces derniers ne lui donnent que l'illusion dela protection, de la prise en charge, comme uneenveloppe tutélaire dévorante. On comprend dèslors pourquoi le monde ténébreux apparaît surl'écran avant le quotidien et semble baigner surlui comme une surimpression ; pourquoi le hérosest toujours suivi de ses doubles, pourquoi toussont traités par reflet, ombre, forme qui ne se pré-cisent jamais vraiment dès que le parcours estnocturne. Le monde des ténèbres se déploie lanuit et s'y trouve plus libre pour exercer sonchantage sur Tom. Mais la découverte de labeauté, des femmes et de la musique pousserontle héros à recréer lui-même les conditions de sonexistence. Il entend redevenir maître de lui-même. Tel sera le rêve diurne du héros, d'autantplus violent qu'il est insensé.

> FUIR LES TÉNÈBRES

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> ROMAIN DURIS

De battre mon cœur s’est arrêté est insé-parable de son acteur, Romain Duris,sur qui repose le film. La caméra deJacques Audiard colle à son élégance,enregistre le moindre de ses gestes qu’ilstraduisent l’énervement, le stress ou lafébrilité. L’énergie noire et le jeu deRomain Duris contredit la traditionfrançaise de l’interprétation, chaquegeste, chaque mimique, chaque attitudeou rictus sont une gifle à notre traditionpsychologique. Le jeune comédien nemet pas « en valeur » son texte avec forcesous-entendus, il ne le poétise pas, il nejoue pas au plus malin avec lui, il n’estpas soucieux de montrer qu’il com-prend parfaitement ce qu’il dit et mieuxque nous, il joue autre chose que ce qu’ilprononce, son regard ne suit pas forcé-ment sa conversation, il bégaie, zozote,décale l’expression et la chose exprimée.Il joue physiquement, charnellement,nerveusement au lieu de tout filtrer parle cerveau. Dans le film, il campe unpersonnage masculin incarné dans unevirilité incontestable mais qui possèdeune sensibilité féminine. Il n’y a qu’àvoir sa manière de susurrer ou la délica-tesse de ses mains sur le piano. Sesdoigts recèlent une importance capitaledans le film, il s’en sert pour jouer,caresser, désigner, se battre, les blesse etles remue sur un piano imaginaire, surles comptoirs des bars ou en en voiture.

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Chef opérateur de De battre moncœur s’est arrêté, Stéphane Fontaineest un des meilleurs praticiens de lacaméra à l’épaule. En 1999, il a misfin à douze ans d’assistanat, et s’estlancé dans le premier film d’Elianede la Tour, Bronx Barbès. Ilenchaîne, caméra à l’épaule, avec LaVie nouvelle de Philippe Grandrieux,En jouant dans la compagnie deshommes d’Arnaud Desplechin, puispoursuivra avec Comme une imaged’Agnès Jaoui. Pour lui, la caméraportée permet une approche plussensitive qu’intellectuelle du filmtourné. Dans le film de JacquesAudiard, la caméra qu’il tient àl’épaule est comme l’œil de Tom surle monde. Comme son souffle aussi.« A chaque fois qu’on a voulu mettrela caméra sur pied, confie-t-il, ça nefonctionnait pas. Ce n’était pas lefilm. Pas le bon geste. On manquaitd’air. Mais ce n’est pas une loi géné-rale. Le pire serait un cinéma tropconscient de lui-même ». Retour surl’histoire d’une caméra « organique ».

Jusqu’à la fin des années 1950, lescaméras utilisées pour les films defiction étaient lourdes, peu maniableset exigeaient plusieurs personnespour les installer ou les déplacer.Or, le besoin manifesté par la nais-sance de la télévision d’une prise devue légère, aisément portable,conduisit à l’invention de caméras16mm, telle que « la Coutant ».Cette envie de rompre avec lespesanteurs mécaniques pour voler

librement la

vie, mieux virevolter autour d’elle,saisit aussitôt les cinéastes de fic-tion. L’Arriflex et la Caméflex appa-rurent. Elles étaient légères, ellesétaient portables, bref, elles se met-taient à l’épaule et suivaient au plusprès les personnages dans le moindrede leurs déplacements. La camérane gardait plus ses distances. Elle semettait à tu et à toi avec ceux qu’elle

filmait. La prise de vue engendraitun corps à corps.

D’abord mise au point par les came-ramen d’actualités, cette techniquefut très vite appliquée au reportagequ’elle libéra du caractère engoncéet coincé du documentaire. JeanRouch, disciple de Rossellini, enconstata la nécessité dans la prati-

que de son travail d’ethnologue. Ilse trouvait ainsi de plain-pied avecdes êtres humains dont il voulaitrévéler les rites, les coutumes etl’imaginaire (Les Maîtres fous,1954). Ce film impressionna forte-ment aussi bien la branche docu-mentariste (Chris Marker, AlainResnais) que celle des Cahiers duCinéma de la future NouvelleVague.

A la fin des années 50, la caméraportée devint pratique courante.Aux Etats-Unis, les documentaris-tes (D.A Pennebaker, Jonas Mekas,Richard Leacock) et les cinéastes defiction (John Cassavetes, ShirleyClarke) s’en emparent. En France,la caméra légère est l’arme suprêmede la Nouvelle Vague. Ce seraGodard qui, avec A bout de souffle,en démontrera le mieux la doublenécessité. D’abord dans la fabrique: possibilité de se libérer de lamachinerie, rapidité dans la miseen place, l’exécution et la mise enboîte d’un plan, facilité à placerl’opérateur dans n’importe quelvéhicule, facilité encore à faireentrer l’appareil dans des espacesréels dont l’exiguïté renforce l’im-pression de pris sur le vif, etc.Ensuite esthétiquement : un styleneuf, inédit, inouï explosait surl’écran comme délivré de la loi de lapesanteur.

La caméra portée devint l’un dessignes distinctifs de la Nouvelle

Vague. Celle-ci sut l’employer à bonescient, en situation et toujoursd’une manière justifiée. Elle ne suc-comba jamais à la mode enivrantede valser, comme un Lelouch, avecla caméra. Ces effets esthètes,maniérés, vains, rendirent rapide-ment le procédé, utilisé sans modé-ration et surtout sans raison, exas-pérant. Exagération encore du pro-cédé, qui survint un peu plus tard :la caméra tremblée. Il ne s’agissaitplus de mettre l’opérateur dans unvéhicule qui adoucissait les tressail-lements du cadre, mais de luidemander de marcher en mêmetemps que le personnage soit enarrière (personnage face), soit enavant (personnage dos), ce qui,malgré les efforts et la souplesse ducameraman provoquait d’irrésisti-bles soubresauts.

Qu’elle soit utilisée avec rigueur,dans Othon, par exemple, et unJean-Marie Straub en tire un effetbrut de réel, une forte impressionde concret. Mais le procédé fut tel-lement galvaudé, tellement prisé,vers les années 70, par une critiquequi s’extasiait devant le sublime detel « tremblé » de caméra, qu’iltomba vite dans l’oubli.

Avec l’arrivée du steadycam, samode disparut avant de réapparaîtreau début des années 90 avec lesnouveaux cinéastes naturalistes(Cédric Kahn, les frères Dardenne,Lars Von Trier).

> POINT TECHNIQUE LA CAMÉRA À L’ÉPAULE

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Dans tous ses films, Jacques Audiard aime rom-pre le rythme intense que lui impose le mon-tage saccadé, qui concentre l’action et perd lespectateur, par des scènes longues qui passentpar le retour au bon vieux champ/contrechamp(mais dans son sens premier : un espace contreun autre espace) et dans lesquelles les personna-ges prennent soudain le temps de tenter de seconnaître (eux-mêmes aussi bien que lesautres). Il en va ainsi dans De battre mon cœurs’est arrêté de la séquence d’ouverture avecSamy, de celles avec son père au restaurant oulorsque Tom le couche après qu'il s'est fait

tabasser, de celles avec Aline lors de leur ren-contre de hasard ou encore celles avec Miao Lindans la cuisine paisible de la jeune femme viet-namienne. Mais il y a la machine, machine cer-tes sociale, qui n’accepte pas l’indépendance desêtres et les asservit, les ramène sans cesse à elleet les absorbe. Et contre laquelle Tom tente delutter. C’est même un des sujets de ce film où leshommes autour du héros attendent de lui qu’ilmette son énergie et son attention à leur service

et à celui de l’argent. Le cinéma de JacquesAudiard s’intéresse à la tentative nullement dés-espérée (au contraire du cliché des films noirsclassiques) de l’individu d’échapper à un sys-tème éminemment vampirique.

Comme le montre le travail particulier de lalumière dans le film, le vampirisme et l’obscu-rité dans laquelle il se déploie sont rampants ethantent tout le film. Les hommes autour deTom le surveillent pour qu’il ne leur échappepas. Chose qu’il parviendra pourtant à faire peuà peu mais non sans douleur. C’est que Tom

doit dompter l’obscurité et la lumière pour lafaire sienne afin de reprendre sa vie en main.Ainsi se transforme-t-il peu à peu en une sortede metteur en scène, demandant à Aline deprendre la pose en contre-jour dans l’embra-sure d’une porte ou exigeant de Chris, moyen-nant finances, qu’elle « joue un rôle » en redeve-nant de nouveau la compagne de son père.Dans la première partie du film, tout indiqueque Tom n’est pas le véritable dépositaire de sa

propre vie. Il a la responsabilité de son père àqui tout le ramène, et passe son temps à se faireirrémédiablement entraîner (il est à l’arrière dela voiture dès la deuxième séquence, se souve-nir ici de l’impression profonde d’entraîne-ment irrésistible ressentie dans les véhicules enmarche). Le choc de la seconde scène d’expul-sion la veille de son audition, quand le héros serend soudain compte que la vie qu’il mène l’adépossédé de son être affectif, contraint alors lepersonnage à abandonner sa passivité. Il estvital pour lui que cesse son état d’impuissanceet qu’il ne s’agite plus pour les autres mais dans

son propre intérêt. Il lui faut partir à la recon-quête de son « moi ».

Désormais nous aurons un Tom qui agit seule-ment dans son but secret (changer son existencepar la musique) et que la mort de son père, tragi-quement, va libérer. Lorsque dans l’épilogue, ilrecroise Minskov, il lui faut le suivre pour ven-ger son père, dernier reste de sa vie d’avant. MaisTom se révèlera incapable de renouer avec sa

manière d’être passée et Jacques Audiard nousmontrera dans cette scène, non pas la difficultéde tuer, mais la difficulté et la douleur de ne pasy parvenir. C’est de lui-même que Tom décidede ne pas appuyer sur la détente de l’arme etrenonce enfin à son cauchemar pour sauver sonrêve. Il a pris en main sa destinée et ne veut plusla gâcher. Il est maintenant animé par un senti-ment profond et durable (l’amour de Miao Lin).De battre son cœur a recommencé. Il est devenutotalement metteur en scène de son existence,prépare l’instrument de sa compagne, la révèle àla lumière et au public. Toute la mise en scène de

Jacques Audiard s’élabore sur ces notions :conflit entre fixité et mouvement, lumière etobscurité. Le personnage est-il maître de sesmouvements et de ses gestes ou bouge-t-il pourles autres ? Subit-il l’action ou en décide-t-il ?Est-il passif ou actif ? De battre mon cœur s’estarrêté nous fait le récit d’un être qui donne uneseconde chance à sa vie et qui doit pour y arrivertendre vers un mouvement incessant et entrerpleinement dans la lumière.

> PROLONGEMENT PÉDAGOGIQUE

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> CRITIQUES EXTRAITS

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« Qui va piano va salaud »Didier Péron, Libération 16 mars 2005

« La caméra ne lâche jamais Tom, elle le traque, le drague, l’ausculte. Lui est au pied du mur, malgrandi, mal barré, trop nerveux. La tête simultanément vide et pleine à craquer. Tom est unsymptôme, entre rage autiste et crise maniaque. Il gère au quotidien, comme on dit aujourd’hui,le pétage de plombs. L’architecture harmonique délirante fomentée par le cantor ultraprolifiquede l’église Saint-Thomas de Leipzig surgit dans ce désordre et fournit, à trois siècles de distance,le rigoureux cadre de contention pratique qui pourrait dompter la bête, calmer l’angoisse et luipermettre miraculeusement de s’absenter dans le suspens de l’abstraction mélodique parfaite. Le film est aussi pour son acteur principal, Romain Duris, une épreuve et une apothéose. D’uneélégance racée, jouant de toutes les nuances de la désinvolture, du stress et de la fragilité, l’ac-teur colle au personnage qui lui-même remplit à fond l’espace implosif du film. La vie n’estqu’un mouvement des membres écrivait Hobbes, et Jacques Audiard décrit cette agitation, dés-ormais latérale (plus de bas-fond, plus de paradis), comme un destin de cendre froide qu’il nousfaut malgré tout apprendre à aimer ».

Emmanuel Burdeau, Les Cahiers du cinéma mars 2005

« Rédemption par l’art ? Bond molto adagio hors du rang des assassins ? Difficile de ne pasreconnaître la chanson - à cette nuance près qu’elle sonne chez Audiard le Jeune selon un arran-gement singulier. En effet, l’important n’est pas que la musique oppose sa douceur aux métho-des musclées de la bande à Tom, experte en manipulation immobilière ; plutôt que les cours ensoient dispensés par une Vietnamienne ne parlant pas un mot de français. Paix de l’art à peinesecouée de chinoiseries sans VF ou de jurons vainement aboyés par Tom. Conquête d’un havrede communication soustrait au bavardage du père et des copains qui n’y comprennent rien.Naissance de l’amour dans la pureté d’un échange sans phrases. C’était déjà, via la surditéd’Emmanuelle Devos jointe à la virilité de Vincent Cassel, le cap de Sur mes lèvres. C’est à nou-veau celui de De battre mon cœur s’est arrêté - beau titre. (…) Pourquoi le film est à la peine ? Comme au piano, les enchaînements de touches du blancau noir, l’articulation entre la limpidité de la trame (salut par l’art et tardive liquidationd’Œdipe) et la volonté d’obscurité portée par chacune des décisions formelles : pénombre,caméra sur épaule épileptique, avancée à tâtons, illisibilité de plus d’une situation.Contradiction ? Non. Anticipation constante du programme narratif par le filmage.Construction du rapport au monde évoqué plus haut, envie de le toucher sans médiation ni dis-cours. Et certes les meilleurs moments sont précisément ceux où quelque chose court-circuitele langage, abrupte déclaration d’amour à Aure Atika ou blitz drague à la piscine avec la jeuneMélanie Laurent. Reste qu’une terrible naïveté signe en dernière instance cette valse entre petitmoralisme de scénario et sensualisme aveuglant de la mise en scène ».

Lors de sa sortie en mars 2005, De battre mon cœur s’estarrêté reçut un accueil critique quasi unanime (le film remportales Etoiles de la Presse en décembre, prix décerné par l’ ensembledes journalistes). Quasi ? Oui, car Emmanuel Burdeau fut un des rares rédacteurs à exprimer un avis divergent et mitigé vis-à-vis du film. Nous avons choisI de mêler à l’ éloge du journal« Libération » son point de vue de l’ époque.

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Difficile d’évoquer les influences possibles de De battre moncœur s’est arrêté sans évoquer le film original dont il est leremake : Mélodie pour un tueur (Fingers) tourné en 1978 avecHarvey Keitel dans le rôle principal. Cette réalisation de JamesToback est emblématique du cinéma indépendant de la fin desannées soixante-dix et doit un bon nombre de ses qualités à safaçon de s’inscrire dans la lignée du Mean Streets (1973) deMartin Scorsese. Même présence de la ville, même style réaliste

et furieux, mêmes héros mimant des petits James Cagneycontemporains… Si dans le film de Scorsese, Harvey Keitelétait tiraillé entre Mafia et Religion, il vit ici comme une déchi-rure son appartenance au gangstérisme et ses aspirations mélo-manes. Film excessif, Fingers met en scène un personnage, à lalimite du pathologique. Dans son adaptation, Jacques Audiardsupprimera cette dimension à son héros la jugeant trop simple,trop explicative. Energique, le film de Toback souffre néan-moins de ses utilisations systématiques des procédés cinémato-graphiques du moment, des poses stylistiques de l’époque.Tant mieux pour les auteurs de De battre mon cœur s’est arrêté.Faire le remake d’un chef-d’œuvre eut été une entreprise bienpérilleuse. On peut même presque dire que la version françaisede 2005 doit elle aussi tout autant à Mean Streets qu’au film

original dont elle livre une nouvelle interprétation. Commechez Scorsese, Tom est lui aussi tiraillé entre ses amitiés et sesaspirations profondes. Il porte comme une éternelle croix safidélité à ses acolytes et à son père. Lui aussi est sans arrêtramené à la violence alors qu’il cherche à s’en éloigner. La miseen scène elle-même, nerveuse, toujours en mouvement, n’estpas sans rappeler le dynamisme du film de Scorsese et le rap-port intime qu’entretiennent les personnages avec leur ville.

Curieusement, c’est à un cinéaste pluscontemporain encore que Martin Scorsesequ’on songe à la vision de De battre moncœur s’est arrêté : James Foley. Pas seule-ment à cause du milieu de l’immobilierexploré dans Glengarry Glen Ross (1992),lui aussi sauvage, cynique, viril et sans foi niloi. Mais d’abord pour les thèmes à l’œuvrechez l’auteur de After Dark, My Sweet(1990) : l’empreinte du père, sa présencetrop grande, et le sentiment d’impuissancedes enfants vis-à-vis de leurs parents, lebesoin de leur approbation et leur difficultéd’en hériter. Dans Comme un chien enragé(1986), le personnage interprété par SeanPenn doit d’abord savoirqui est son père - un

voleur de voitures - afin de se définir lui-même et de se sentir assez libre pour lui dire« Non, je ne suis pas toi ! » comme il le fait àla fin. Chez Foley, la libération de l’individuvient toujours de la découverte qu’il a en lui,le pouvoir de modeler son univers, sa vie,pour ne plus être un pion dans un systèmequi le dépasse. Mais l’influence du réalisa-teur de Reckless (1984) sur le film de JacquesAudiard n’est pas que thématique. Apparuau milieu des années 80, Foley est l’un desrares cinéastes du moment à avoir travaillédans la tradition de Nicholas Ray et d’EliaKazan à une époque où le maniérisme visuel

était roi pour les nouveaux venus. Chez lui aussi, la primautéest mise sur la direction d’acteurs (l’un et l’autre procède à denombreuses répétitions avec les comédiens avant de lancer letournage). Ceux-ci réussissent à associer un réalisme émotion-nel à des dialogues parfois explicatifs. Ainsi trouve-t-on dansses films de longues conversations entre les personnages surleurs sentiments, comme si les héros étaient conscients qu’ilsjouaient un drame cristallisé par le cinéma. Ponctué de grosplans de comédiens à la vie intérieure riche, le style de Foley sedistingue par le mouvement continu de ses plans, une façon demettre le temps de son côté en s’attachant à ce que l’image s’ac-corde au rythme intérieur du personnage, à ce qu’elle se metteau diapason d’une durée de sa conscience, nous la faisant ainsiapprocher. Reste enfin, les jeux de lumières, essentiels à l’au-teur de Glengarry Glen Ross.

L’éclairage se donne à voir pour lui-même, une matière bril-lante, colorée, faite parfois de filtres, qui inonde le visage despersonnages et les modèle sans qu’ils en aient conscience. ChezFoley, c’est par la lumière que passe notre vision des protago-nistes. La plupart d’entre eux sont impuissants, totalementdominés par leur environnement, par le système, par leur pro-pre incapacité à s’en libérer.

> UN FILM SOUS INFLUENCE

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Mean Streets de Martin ScorseseMeurtre d’un bookmaker chinois de John Cassavetes

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> PASSAGE DU CINÉMA L’ EXERCICE DU REMAKE

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Exercice purement cinématographique, leremake est une pratique de plus en plus exer-cée au sein de l’industrie du film. Malgréquelques exemples illustres et ancienscomme la version de Fritz Lang (Désirshumains) de La Chienne de Jean Renoir ou lesdeux versions de L’homme qui en savait tropréalisés par Alfred Hitchcock, cette expé-rience de tourner une nouvelle version d’un

film ancien trouve avant tout son originedans le manque d’inspiration des auteursd’aujourd’hui et le peu de goût pour la nou-veauté des grandes maisons de production.Les quelques remakes réussis de ces dernièresannées sont le plus souvent le fait de cinéas-tes eux-mêmes cinéphiles. Ainsi BarbetShroeder réalisa-t-il avec Kiss of Death, en

1994, une version modernisée et remarqua-ble du Carrefour de la mort de WilliamWyler. Il en va de même pour Peter Jacksonqui livra récemment avec King Kong sa propreversion d’un des films clés de sa jeunesse ouencore Steven Soderbergh qui avec Ocean’sEleven, remake de L’Inconnu de Las Vegas deJack Lee Thompson, renouera avec le glamourchic des années 60. Avouons-le. En dehors de

ces exemples, l’exercice d’une reprise d’unfilm ancien donne rarement des œuvresessentielles et apparaît le plus souventcomme une pure opération financière (Uncrime dans la tête de Jonathan Demme oul’épouvantable Boudu sauvé des eaux deGérard Jugnot d’après le chef-d’œuvre deJean Renoir). Les rares remakes réussis sont

souvent des adaptations de films mineurs ououbliés (ou les deux). Jacques Audiardconfiera lui-même que s’il put se lancer dansl’adaptation de Fingers, c’est que « la formedu film original n’était pas suffisamment fortepour complexer. » C’est ainsi qu’il s’est servidu film de Toback comme il l’aurait fait d’unroman. Se basant davantage sur ses impres-sions de spectateur de l’époque plutôt quesur une vision moderne du film initial, sonscénariste et lui n’en retinrent avant tout quela thématique (la transmission, le désir derefaire sa vie) et prirent toutes les libertéspossibles dès l’écriture du script. Les remakes réussis dépassent les œuvres ini-tiales et sont souvent le fait d’amoureux ludi-ques du cinéma tel le plus cinéphiles d’entreeux, Martin Scorsese. Lorsqu’il se lance dansle remake des Nerfs à Vifs de Jack LeeThompson, le cinéaste des Affranchis veutmoins subvertir le genre que l’élargir enintroduisant des éléments personnels dansune histoire déjà tournée en 1962. Il com-mence par changer la famille idéale du scéna-rio. La première version du film nous montreen effet une famille totalement heureuse etsouffre d’une vision trop conventionnelle.L’approche de Martin Scorsese est d’embléeplus réaliste et émotionnellement plus vio-lente. Le personnage de Sam Bowden, l’avo-cat, y est d’emblée coupable d’avoir omis unfait important lors du procès, de sorte queson client estime avoir été lésé. Ce dernier seconsidère comme une victime, comme unjuste persécuté. Au lieu d’attaques physiquescomme dans la version de 1962, on le voitmanipuler tout le monde, s’infiltrer dans lafamille en divisant pour mieux régner.Obsédé par son imaginaire catholique,Scorsese introduit la culpabilité dans l’his-

toire. Max Cady est ainsi davantage que l’es-prit de vengeance. C’est un esprit malin quireprésente la peur et la culpabilité de chaquemembre de cette famille. C’est pourquoi rienne peut l’arrêter. On n’arrête pas le Mal. Dansle film de Martin Scorsese, la famille est vul-nérable dès le départ car dysfonctionnelle etminée par le mensonge : l’infidélité du père,la rage de la mère, le mépris que la fille ressentpour ses parents, tous les conflits sous-jacents entre les uns et les autres seront révé-lés par l’intrusion de cet ancien client encolère. C’est pour cela qu’il les punit commeune épreuve, quasiment religieuse, commecelle de Job. En s’appropriant en toute libertéle film de 1962, Martin Scorsese se retrouveainsi sur un terrain qui lui est familier : laculpabilité, le chemin de croix, et la façondont un homme perd le contrôle de son exis-tence. Et il s’autorise toutes les audaces.Ainsi, dans l’original, Max poursuit la jeunefille comme le croque-mitaine dans les cou-loirs et sous-sols de l’école. Là encore, l’au-teur de Raging Bull change la scène et fait decette séquence de pur suspense une scène dedialogue dans l’auditorium. Max la séduit,non pas physiquement, mais psychologique-ment, émotionnellement, en lui affirmantque la vie qu’elle mène avec ses parents larend malheureuse et qu’elle a sans doutepensé à lui la nuit dernière. Au contraire dufilm de Thompson tout entier tourné versl’action, cette séquence chez Martin Scorsesefait froid dans le dos car le personnage dit lavérité à la jeune fille et utilise cette véritépour la manipuler. Comme le Satan de laBible. C’est là l’exemple même d’un remakeréussi et d’une appropriation totale de l’œu-vre d’un cinéaste mineur par un autre,majeur.

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> BIBLIOGRAPHIESÉLECTIVE

— Le Film Noir de Noël Simsolo, Ed. Cahiers du Cinéma

— Le Film noir américain,ouvrage collectif, Ed. Bibliothèque du Film

— Film Noir de Alan Silver, Ed. Taschen

— Jeune Cinéma Françaisde René Prédal, Ed. Armand Colin

— Dictionnaire du jeunecinéma français (les réalisateurs)de Christophe Chauville, Ed. Scope

> VIDÉOGRAPHIE

— De battre mon cœurs’est arrêté de Jacques Audiard,UGC vidéo

— Sur mes lèvres de JacquesAudiard, Pathé Vidéo

— Un héros très discretde Jacques Audiard, Studio Canal

— Regarde les hommestomber de Jacques Audiard, ArteVideo

— Mean Streets de Martin Scorsese,Zone 1, FIS Vidéo

— Glengarry Glen Rossde James Foley, Zone 1, Universal

— Comme un chien enragéde James Foley, Zone 1, MGM Vidéo

— Mélodie pour un tueur(Fingers) de James Toback, Zone 1,Turner Home Vidé

> SITE INTERNET

— Le site officiel du filmdebattremoncoeursestarrete-lefilm.com

> GLOSSAIRE

La caméra à l’épauleManière de tenir la caméra portée aumoment du tournage, sans pied ni fixa-tion, pour la déplacer le plus librementet le plus rapidement possible. Procédérendu possible avec les caméras légèresde la naissance de la télévision et de laNouvelle Vague. Jacques Audiard mis àpart, l’utilisent aujourd’hui des cinéas-tes aussi divers que les frères Dardenne,Lars Von Trier, Abbas Kiarostami…

Montage Choix et agencementdes plans du film et de ses bandes sono-res. Si le montage opte le plus souventpour donner une sensation de conti-nuité de l’action, certains cinéastes enprivilégient les effets de rupture et leschangements de rythme.

Hors-champ Hors du champde la caméra, hors du cadre de l’écran.

Plongée Prise de vue effectuéeavec l’axe de la caméra dirigé vers le bas.

Fondu au noir Truquageconduisant à la disparition progressivede l’image jusqu’au noir.

Raccord-lumièreCohérence, continuité, de la lumièreentre deux plans successifs.

Plan-séquence Plan obtenuen filmant toute une séquence en unseul plan, sans coupe.

Raccord Cohérence du contenude l’image (et/ou du son) entre deuxplans successifs.

Champ/contrechampProcédé du langage cinématographiqueoù l’on fait alterner des plans d’orienta-tions opposées.

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> LYCÉENS ET APPRENTIS AU CINÉMA EN ILE-DE-FRANCELes dossiers pédagogiques et les fiches élèves de l’opération Lycéens et Apprentis au cinéma en Ile-de-France sont édités par l’ACRIF et les CIP, avec le soutien duConseil régional d’Ile-de-France et la DRAC Ile-de-France.

> DIRECTION DE LA PUBLICATIONFrançoise Bévérini et Hélène Jimenez

> RÉDACTEURCédric Anger, journaliste, essayiste, formateur, scénariste et réalisateur

> MAQUETTENathalie Wolff

> IMPRIMERIEIris Impression

> CRÉDITS PHOTOSUGC Distribution

> ©ACRIF-CIP - SEPTEMBRE 2006

ACRIF - Association des Cinémas de Recherche d’Ile-de-France57 rue de Châteaudun . 75009 ParisTél 01 48 78 14 18 . Fax 01 48 78 25 [email protected] . www.acrif.org

CIP - Cinémas Indépendants Parisiens135 rue Saint-Martin . 75004 ParisTél 01 44 61 85 50 . Fax 01 42 71 12 19 [email protected] . www.cinep.org

Ce dossier pédagogique est téléchargeable sur les sites www.acrif.org et www.cinep.org

et avec le concours des Rectorats de Créteil, Paris, Versailles et les salles de cinéma participant à l’opération.