26-02-13 Côte d'Ivoire - la loi des vainqueurs

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    CTE DIVOIRE : LA

    LOI DESVAINQUEURS

    LA SITUATION DES DROITSHUMAINS DEUX ANS APRSLA CRISE POST-LECTORALE

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    Amnesty International Publications

    Publi en 2013 parAmnesty International PublicationsSecrtariat InternationalPeter Benenson House1 Easton StreetLondon WC1X 0DWRoyaume-Uniwww.amnesty.org

    Amnesty International Publications 2013

    Index: AFR 31/001/2013Langue originale : franaisImprim par Amnesty International, Secrtariat international, Royaume-Uni

    Tous droits de reproduction rservs. Cette publication ne peut faire lobjet, en tout ou en partie, daucune forme dereproduction, darchivage ou de transmission, quels que soient les moyens utiliss (lectroniques, mcaniques, parphotocopie, par enregistrement ou autres), sans laccord pralable des diteurs.

    Photo de couverture : Camp de Nahibly quelques heures aprs sa destruction le 20 juillet 2012. Priv

    Amnesty International est un mouvement mondial regroupant3 millions de personnes dans plus de 150 pays et territoires,qui luttent pour mettre fin aux graves atteintes aux droitshumains. La vision dAmnesty International est celle dunmonde o chacun peut se prvaloir de tous les droits noncsdans la dclaration universelle des droits de lhomme et dans

    dautres instruments internationaux relatifs aux droitshumains. Essentiellement finance par ses membres et lesdons de particuliers, Amnesty International est indpendantede tout gouvernement, de toute tendance politique, de toutepuissance conomique et de toute croyance religieuse.

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    TABLE DES MATIRESACRONYMES ............................................................................................................6

    1. INTRODUCTION .......................................................................................................7

    2. DEUX ANS DINSTABILIT ET DE RPRESSION.......................................................10

    2.1. Un climat dinscurit nourri par une vague dattaques armes .............................10

    2.2. Un appareil de scurit min par des dissensions et des mfiances .......................12

    2.2.1. Les FRCI : une nouvelle arme en qute de lgitimit ....................................12

    2.2.2. La police militaire : un nouvel organe de rpression .......................................13

    2.2.3. La marginalisation de la police et de la gendarmerie ......................................14

    2.2.4. Les Dozos, une milice soutenue par ltat .....................................................15

    2.2.5. Une dmobilisation inaboutie ......................................................................16

    2.3. Une impasse politique.......................................................................................16

    3. UNE RPRESSION AU NOM DE LA SCURIT .........................................................17

    3.1. Difficults rencontres par Amnesty International pour accder aux dtenus ...........18

    3.2. Arrestations et dtentions arbitraires...................................................................19

    3.2.1. Confiscation des pouvoirs de police et de justice par les militaires...................20

    3.2.2. Arrestations pour des motifs politiques et ethniques......................................23

    3.2.3. Dtention dans des lieux de dtention non officiels et dtention au secret........27

    3.2.4. La torture pour extorquer des aveux , punir et humilier...............................30

    3.2.5. Actions de reprsailles sur les populations ....................................................36

    4. EST-CE QUE A VA FINIR UN JOUR ? LES PERSONNES DPLACES PAIENT LEPRIX DE LINSTABILIT DANS LOUEST......................................................................37

    4.1. LOuest : une instabilit chronique depuis plus dune dcennie.............................37

    4.2. Attaques des populations locales par les FRCI et les Dozos ...................................39

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    4.3. Lattaque du camp de personnes dplaces Nahibly (20 juillet 2012)................. 42

    4.3.1. La stigmatisation des personnes dplaces vivant dans le camp de Nahibly ..... 42

    4.3.2. Lattaque contre le camp de Nahibly............................................................ 43

    4.3.3. Extension de lattaque hors du camp de Nahibly ...........................................46

    4.4. Arrter, excuter et faire disparatre les corps......................................................47

    4.4.1. Excutions extrajudiciaires, sommaires et arbitraires......................................47

    4.4.2. Arrestations, tortures et disparitions forces..................................................48

    4.4.3. Entraves laccs aux corps des victimes et dcouverte de cadavres dans un puits..........................................................................................................................51

    4.4.4. Auteurs et observateurs : dtermination des responsabilits dans cette attaque 53

    5. UNE JUSTICE BLOQUE : LE SORT DES PROCHES DE LAURENT GBAGBO DTENUSDANS LE NORD DU PAYS...........................................................................................58

    5.1. Conditions darrestation et de dtention.............................................................. 59

    5.2. Une procdure judiciaire lente et partisane.........................................................62

    5.2.1. Atteintes aux droits de la dfense ................................................................63

    5.2.2. Une justice sens unique........................................................................... 64

    6. UNE RCONCILIATION MINE PAR LIMPUNIT..................................................... 66

    6.1. La Commission dialogue, vrit et rconciliation : un organe marqu par linertie....67

    6.2. Le systme judiciaire : lacunes, non-application des normes et absencedindpendance ...................................................................................................... 68

    6.2.1. Une lgislation marque par de graves lacunes .............................................68

    6.2.2. Des normes non appliques ........................................................................ 70

    6.2.3. Un systme judiciaire affaibli et manquant dindpendance ........................... 71

    6.3. La Cour pnale internationale ............................................................................ 72

    6.3.1 Les premiers cas.........................................................................................72

    6.3.2 Ratification et mise en uvre du Statut de Rome...........................................74

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    7. CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS...................................................................75

    NOTES.80

    ANNEXE : RPONSE OFFICIELLE DES AUTORITS..85

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    ACRONYMES

    ADDR : Autorit pour la dmobilisation, le dsarmement et la rinsertion

    BAE : Brigade anti-meute

    CDVR : Commission dialogue, vrit, rconciliation

    COJEP : Congrspanafricain des jeunes et des patriotes

    CPI : Cour Pnal Internationale

    DDR : Dsarmement, dmobilisation et rinsertion

    DST : Direction de la surveillance du territoire

    EGS : tablissement de gestion et de service

    FAFN : Forces armes des Forces nouvelles

    FDS : Forces de dfense et de scurit

    FIDH : Fdration internationale des droits de lhomme

    FPI : Front populaire ivoirien

    FRCI : Forces rpublicaines de Cte dIvoire

    GPP : Groupement des patriotes pour la paix

    HCR : Haut Commissariat des Nations unies pour les rfugis

    IIAO : Institut industriel dAfrique de louest

    LIDHO : Ligue ivoirienne des droits de lhomme

    MACA : Maison darrt et de correction dAbidjan

    MIDH : Mouvement ivoirien des droits de lhomme

    ONUCI : Opration des Nations unies en Cte d'Ivoire

    RSS : Rforme du secteur de la scurit

    UE : Union europenne

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    1. INTRODUCTION

    Il n'y aura aucune discrimination, aucunfavoritisme, pas d'acharnement non plus l'gard

    de qui que ce soit. Le drame de ce pays a t

    l'impunit. Je veux y mettre fin. C'est par une

    justice quitable que nous y parviendrons.Alassane Ouattara, entretien au quotidien franais Le Monde, 25 janvier 20121

    Prs de deux ans aprs la fin de la crise post-lectorale qui a fait prs de 3 000 morts, laCte dIvoire demeure le thtre de violations graves des droits humains lencontre departisans avrs ou supposs de lancien prsident Laurent Gbagbo. Ces violations ont tcommises en rponse une multiplication dattaques armes contre des objectifs militaireset stratgiques qui ont cr un climat dinscurit gnralise.

    Les Forces rpublicaines de Cte dIvoire (FRCI, arme nationale) et la police militaire sesont rendues responsables de nombreuses violations des droits humains en arrtant etdtenant des individus en dehors de tout cadre lgal sur des bases souvent ethniques etpolitiques. Ces exactions ont t rendues possibles par la prolifration de lieux de dtentionnon reconnus comme tels o des individus souponns de tentative datteinte la sret deltat ont t dtenus au secret, parfois pendant de longues priodes et dans des conditionsinhumaines et dgradantes. Beaucoup ont t torturs et certains ont t remis en libertcontre le paiement de ranons.

    Amnesty International est extrmement proccupe par ce non-respect des garantiesessentielles en matire de protection des dtenus et par le fait que lensemble de laprocdure judiciaire semble contraire aux normes fondamentales du droit international et dela lgislation ivoirienne (refus daccs un avocat, procs-verbaux falsifis et dicts par lesmilitaires responsables des interrogatoires et surtout aveux extorqus sous la torture).

    Au-del de la capitale conomique, Abidjan, et des grandes villes du sud du pays, ce climatgnral de tension est particulirement perceptible dans louest de la Cte dIvoire quidemeure min par des dissensions ethniques alimentes par des conflits fonciers. Cettergion, la plus meurtrie par la dcennie dinstabilit qua connue le pays, a une nouvelle foist le thtre de violences lors de lattaque, en juillet 2012, du dernier camp de personnes

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    dplaces situ Nahibly, proximit de la ville de Dukou ( 450 km dAbidjan). Cetteattaque a t perptre par des populations locales soutenues par des Dozos, une milice dechasseurs traditionnels soutenue par ltat et par larme. De nombreux tmoignagesrecueillis par Amnesty International font tat darrestations, de disparitions forces,dexcutions extrajudiciaires et dune volont des assaillants de raser ce camp de personnes

    dplaces.

    la connaissance dAmnesty International, aucun des auteurs des violations et atteintes trsgraves aux droits humains dcrites dans le prsent rapport na t traduit en justice ni mmerelev de ses fonctions. Cela illustre lchec des autorits ivoiriennes instaurer un tat dedroit prs de deux ans aprs larrive au pouvoir des nouvelles autorits.

    Loin de rpondre aux espoirs dune justice impartiale, les autorits ont exclusivement ciblles partisans avrs ou prsums de lancien prsident Laurent Gbagbo et ont amorc leurencontre des procdures judiciaires dilatoires qui ne respectent pas les normesinternationales dquit. En effet, prs de deux ans aprs larrestation de ces personnes,largument de la lenteur ncessaire pour le bon exercice de la justice ne tient plus. Toutes les

    informations recueillies par Amnesty International indiquent que linstruction est faiteuniquement charge sans quil y ait eu, ce jour (fvrier 2013), ni confrontation avec desvictimes ni aucun lment de preuve matriel communiqu la dfense.

    La multiplication des arrestations arbitraires, la permanence de la torture, la toute-puissancedes forces armes, la logique de vengeance et la perptuation de limpunit nourrissent lesdivisions et les rancurs, ralentissent linstauration dun vritable tat de droit et minent leprocessus de rconciliation amorc par la Commission dialogue, vrit et rconciliation miseen place en juillet 2011.

    Le prsent rapport se fonde sur une enqute dun mois mene en Cte dIvoire en septembreet octobre 2012 et sur le travail de suivi de la situation des droits humains dans ce pays

    depuis la fin de la crise post-lectorale. La dlgation dAmnesty International a rencontrplus dune cinquantaine de dtenus ou danciens dtenus dans la rgion dAbidjan et a pugalement sentretenir avec tous les proches de Laurent Gbagbo dtenus dans le centre et lenord du pays, Katiola, Korhogo, Boundiali, Odienn et Bouna. Les dlgus se sontgalement rendus deux reprises dans la rgion de Dukou afin denquter sur lattaquelance contre le camp de personnes dplaces de Nahibly. Dans le cadre de leur mission, lesdlgus ont pu aussi sentretenir avec des responsables des autorits ivoiriennes, y comprisles ministres de lIntrieur et de la Dfense.

    Amnesty International reconnat que la Cte dIvoire est confronte aux difficults typiquesdes tats qui sortent dune crise grave et quelle a t vise par des attaques armes. Tout enreconnaissant le droit et le devoir de tout tat dassurer la scurit de ses citoyens, AmnestyInternational est extrmement proccupe par la persistance des violations des droits

    humains commises par les forces de scurit ivoiriennes dans le cadre dune politique derpression mene sous couvert de lutte contre linscurit.

    Le prsent document se conclut avec des recommandations cls adresses au gouvernementivoirien. Toutes ces recommandations traitent de la question de limpunit et de la justice,deux piliers essentiels de tout effort de rconciliation.

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    Conformment lesprit de dialogue qui a toujours anim les relations dAmnestyInternational avec le gouvernement ivoirien, lorganisation a adress ce document avant sapublication au prsident Alassane Ouattara afin de recueillir ses ractions et sescommentaires. Amnesty International a reu une rponse officielle des autorits ivoiriennesle 11 fvrier 2013 et joint ce texte in extensoen annexe.

    Amnesty International appelle le prsident Alassane Ouattara et les autorits ivoiriennes mettre en uvre sans dlai ces recommandations afin de mettre un terme au cycle deviolations et atteintes aux droits humains qui nont cess dalimenter des violences au coursde la dernire dcennie.

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    2. DEUX ANS DINSTABILIT ET DE

    RPRESSIONLes violences survenues suite llection prsidentielle de novembre 2010 ont entran laplus grave crise humanitaire et des droits humains quait connue la Cte dIvoire depuislindpendance en 1960. Les deux parties au conflit qui a oppos les partisans du prsidentsortant Laurent Gbagbo et les soutiens du prsident Alassane Ouattara, se sont renduesresponsables de violations et atteintes trs graves aux droits humains y compris des crimesde guerre et des crimes contre lhumanit, commis dans le cadre d'une attaque systmatiqueet gnralise contre la population civile.

    Des centaines de personnes ont t tues de manire extrajudiciaire, arbitraire ou sommaire,souvent uniquement sur la base de critres ethniques ou daffiliations politiques prsumes.

    Des femmes et des adolescentes ont t victimes de violences sexuelles, y compris des viols,et des centaines de milliers de personnes ont t contraintes de fuir leur domicile pourtrouver refuge dans dautres rgions de la Cte dIvoire ou dans les pays voisins, notammentau Libria.

    2.1. UN CLIMAT DINSCURIT NOURRI PAR UNE VAGUE DATTAQUES ARMESSi larrestation de Laurent Gbagbo, le 11 avril 2011, a mis un terme la crise post-lectoralequi a secou le pays durant prs de quatre mois, cet vnement na pas mis fin auxviolences. Des partisans de lancien prsident, notamment des mercenaires libriens, ontcontinu harceler les populations civiles soutenant le prsident Alassane Ouattara dabord Abidjan, fin avril-dbut mai 2011, puis tout au long de leur fuite vers le Libria en mai2011. Ces attaques ont donn lieu des reprsailles menes par les Forces rpublicaines deCte dIvoire (FRCI, la nouvelle arme cre par le prsident Ouattara en mars 2011) contredes populations souponnes de soutenir Laurent Gbagbo2.

    Aprs quelques mois de relative accalmie, les attaques armes ont repris en 2012 et se sontmultiplies partir du mois de juin 2012. Le mois daot 2012 a t particulirementviolent avec des attaques menes contre le camp militaire dAkoudo Abidjan et la prisonde Dabou ( environ 50 km de la capitale conomique). Un mois plus tard, deuxcommissariats de police et un poste de gendarmerie taient attaqus Port-Bout (communedAbidjan).

    Certaines de ces attaques semblent avoir t menes partir de pays frontaliers. Cest le cas

    de laction lance, en aot 2012, contre deux positions de larme dans la rgion deToulepleu la frontire avec le Libria. De mme, le poste frontire de la ville de No a tattaqu, en septembre, par des individus qui seraient venus du Ghana voisin. Desinfrastructures conomiques ont galement t vises lorsque des individus arms en tenuemilitaire ont tent de prendre le contrle dune centrale thermique Abidjan, causant desrieux dgts. Les attaques se sont poursuivies et, mi-dcembre 2012, deux militaires de

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    larme nationale ont t tus lors de l'attaque d'un poste de scurit dans les environsd'Agboville, au nord-est d'Abidjan.

    Lidentit des auteurs de ces attaques demeure sujet controverse. Le gouvernementdAlassane Ouattara a clairement accus les militants pro-Ggagbo den tre les instigateurs.

    Au lendemain de lattaque contre le camp militaire dAkoudo, le ministre de lIntrieur,Hamed Bakayoko, a dclar dans un entretien Radio France Internationale (RFI) : Ce sontdes gens qui proviennent de la galaxie des miliciens pro-Gbagbo et des militaires ex-FDS[Forces de dfense et de scurit, nom de lancienne arme] nostalgiques du rgime Gbagbo.() Je pense aussi que tout a t ordonn par des ex-FDS pro-Gbagbo partir du Ghana3.Cette thse a t conforte par le Groupe dexperts des Nations unies sur la Cte dIvoire (ci-aprs Groupe dexperts). Dans un rapport publi le 15 octobre 2012, ce Groupe dexperts aprcis : Des groupes arms, composs principalement de mercenaires libriens et demiliciens ivoiriens, agissant sur instructions et avec le soutien politique et financier direct degroupes extrmistes pro-Gbagbo en exil, multipliaient les attaques d'envergure de plus enplus meurtrires depuis la fin de la crise post-lectorale4 .

    Le gouvernement ivoirien a galement affirm avoir djou plusieurs tentatives de coupdtat, notamment en mars 2012, lorsque les autorits ont arrt lun des responsables dugroupe de la scurit prsidentielle de Laurent Gbagbo, le lieutenant-colonel Paulin GnatoaKat. Celui-ci a rvl lexistence de lopration Faucon rouge qui prvoyait une tripleoffensive contre le pouvoir Abidjan, partir des frontires ghanenne et librienne ainsiqu lintrieur de la Cte dIvoire, en utilisant une force dassaut htroclite compose demilitaires en exil, de dmobiliss des forces ivoiriennes et de mercenaires libriens5 .

    Lors dune rencontre avec la dlgation dAmnesty International, en octobre 2012, leministre de lIntrieur a remis aux dlgus de lorganisation un document dcrivantplusieurs oprations, notamment deux actions appeles Opration Araigne I et II . Selonces plans, dont lauthenticit na pas pu tre tablie par Amnesty International, des

    pourparlers auraient eu lieu entre des militants pro-Gbagbo en exil et le capitaine AmadouHaya Sanogo, chef de la junte malienne, ainsi quavec un responsable du groupe islamistearm malien Ansar Eddin afin de prparer une incursion partir de la frontire ivoiro-malienne6.

    Ragissant aux accusations des autorits qui pointaient du doigt des miliciens pro-Gbagbo , le Front populaire ivoirien (FPI, parti de lancien prsident Gbagbo) aconstamment rfut toute implication dans ces attaques et manuvres de dstabilisation.Ainsi, le 18 aot 2012, le prsident intrimaire du FPI, Oureto Miaka, a condamn lesmultiples attaques contre les bases militaires en Cte dIvoire et dclar que son parti avait choisi la voie de la transition pacifique7.

    Au-del des accusations et dngations mutuelles des autorits et du FPI, dautres

    observateurs ont avanc lhypothse que certaines de ces attaques pourraient tre le faitdlments isols qui avaient rejoint les forces armes soutenant Alassane Ouattara dans lesderniers temps de la crise post-lectorale. Aprs la fin du conflit, ces hommes nont pas tdmobiliss et se sont retrouvs sans fonctions relles, ce qui aurait nourri des frustrations etentran des actions violentes. La possible implication de ces hommes en armes dsuvrset mcontents dans linstabilit qui secoue la Cte dIvoire a t voque par le Groupe

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    dexperts. Celui-ci a ainsi mis la crainte que le srieux mcontentement dans les rangs deceux qui ont particip la campagne militaire en faveur du Prsident Ouattara lors de lacrise post-lectorale de 2011 (notamment les Dozos, les Volontaires et les Dmobiliss) neprofite aux fauteurs de dstabilisation. Ces anciens combattants sont nombreux penseravoir t mal rcompenss pour leur participation aux oprations militaires lors de la crise

    post-lectorale de 20118 .

    Quelle que soit lidentit des auteurs de ces attaques, elles ont eu pour consquence dejustifier des vagues darrestations de membres ou partisans avrs ou supposs du FPIaccuss de complot visant dstabiliser le pays.

    2.2. UN APPAREIL DE SCURIT MIN PAR DES DISSENSIONS ET DES MFIANCESLinscurit qui svit en Cte dIvoire est galement due deux facteurs : les fractures etmfiances qui subsistent au sein de lappareil de scurit (arme, police et gendarmerie) et ;le nombre important dhommes en armes qui nont toujours pas t dmobiliss.

    2.2.1. LES FRCI : UNE NOUVELLE ARME EN QUTE DE LGITIMITLe 17 mars 2011, deux semaines avant loffensive militaire qui a contribu sa victoire, leprsident Ouattara a cr une nouvelle arme, les FRCI, qui devait runir les Forces dedfense et de scurit9 (FDS) fidles Laurent Gbagbo et les Forces armes des Forcesnouvelles (FAFN, ou Forces nouvelles) qui dirigeaient la moiti nord du pays depuislinsurrection arme de septembre 2002. Le dcret de cration des FRCI donnait cettenouvelle arme mission dassurer principalement la scurit des personnes et des biens,sans distinction ()[et d] tre un puissant instrument de cohsion nationale en servantdcole pratique de civisme, de tolrance, de transparence et dinitiation la citoyennet et lintgration nationale10.

    Cependant, loin de servir de creuset une nouvelle arme nationale et rpublicaine , lesFRCI ont commis, dans les semaines qui ont suivi leur cration, des violations des droitshumains massives constitutives de crimes de guerre et de crimes contre lhumanit,notamment lors de tueries perptres dans le cadre d'une attaque systmatique etgnralise contre la population civile dans la rgion de Dukou et dans les environs (ouestdu pays).

    Aprs larrestation de Laurent Gbagbo, Alassane Ouattara, en sa qualit de chef de ltat etde ministre de la Dfense11, sest trouv devant le redoutable dfi dunifier deux armesennemies soutenues chacune delles par des milices armes et des lments suppltifs (qui se sont joints aux forces en prsence).

    Malgr les plaies ouvertes laisses par le conflit qui a fait plus de 3 000 morts, les autoritsont poursuivi leur effort de cration dune nouvelle arme nationale en intgrant desmembres des anciennes FDS au sein des FRCI. Cependant, une telle opration na que trspartiellement russi en raison de la persistance de mfiances rciproques et de la volont desanciens responsables des FAFN de conserver lessentiel du pouvoir militaire et des rouagesde lappareil scuritaire.

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    Limage de la nouvelle arme nationale a galement t ternie par une srie dincidentsviolents qui ont oppos des lments des FRCI et des civils, suite des exactions et abus depouvoir de certains militaires. Lun des incidents les plus marquants a eu lieu les 17 et 18dcembre 2011 lorsque six personnes ont t tues Vavoua, dans l'ouest du pays, la suited'altercations entre la population et des lments des FRCI. Quelques jours plus tt, des

    lments des FRCI avaient attaqu un commissariat de police Abidjan afin de librer deuxmilitaires arrts dans une affaire de drogue.

    Ces actes sexpliquent en partie par labsence de formation des FRCI et par le fait que cestroupes taient essentiellement composes de membres des Forces nouvelles qui, durant huitans, avaient soumis, en toute impunit, le nord du pays leur bon vouloir, agissant en dehorsde tout cadre lgal et sans respect dune chane de commandement bien tablie.

    2.2.2. LA POLICE MILITAIRE : UN NOUVEL ORGANE DE RPRESSIONDans sa volont de rtablir un ordre rpublicain et de restaurer la confiance de la population

    dans ses forces de scurit, le prsident Ouattara a cr, le 19 dcembre 2011, une policemilitaire charge de lutter contre le banditisme, les abus et autres exactions, exercs partous individus arms ou en tenue contre les populations sur toute ltendue du territoire12 .

    Le texte portant cration de ce nouvel organe justifiait cette dcision notamment par laprolifration des milices armes () la circulation des armes de guerre et armes lgres ()la prsence permanente et injustifie dhommes en tenue militaire dans les rues () lesabus incessants des hommes en tenue sur les populations[et] les attaques rcurrentes despopulations par des hommes arms et en tenue militaire.

    La police militaire na pas seulement t charge de lutter contre les abus et violations desdroits humains commis par des militaires. Elle est galement habilite arrter tout

    dtenteur illgal darmes et rechercher armes, munitions et explosifs dans les endroitsautres que les casernes.

    Place sous la direction dun des commandants des Forces nouvelles, Zacharia Kon, lapolice militaire a trs vite outrepass ses pouvoirs en soctroyant le droit de dtenir etdinterroger des militaires mais aussi des civils, alors mme que le texte portant cration decet organe naccorde pas celui-ci un pouvoir de dtention.

    Des dizaines de personnes ont ainsi t arrtes et dtenues par la police militaire en dehorsde tout cadre lgal dans le quartier gnral de la police militaire, au Gnie militaire, un lieude dtention non reconnu comme tel.

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    Gnie militaire Abidjan. Amnesty International

    Lors de sa mission de recherche dune dure dun mois, en septembre et octobre 2012,Amnesty International a pu accder ce lieu de dtention et sentretenir avec des dtenusqui ont racont les conditions dans lesquelles ils avaient t arrts, interrogs et pourcertains torturs (voir Section 3.2.4.). Beaucoup ont racont avoir t dtenus dans desconditions inhumaines durant de longues priodes sans que leurs proches ou avocats nesachent o ils se trouvaient. Dans certains cas, les familles nont connu le sort de leur procheet leur lieu de dtention que suite la visite dAmnesty International.

    2.2.3. LA MARGINALISATION DE LA POLICE ET DE LA GENDARMERIEParalllement la cration de cette police militaire, les autorits ivoiriennes se sontengages poursuivre la rforme du secteur de la scurit. Lobjectif tait de mettre sur piedune force de scurit rpublicaine et impartiale capable dinspirer la confiance des citoyenset de protger la population. Cette tche tait dautant plus difficile que, depuis lpoque dupremier prsident de la Cte dIvoire, Flix Houphout Boigny, les forces de scurit etnotamment la gendarmerie et la police avaient t politises et parfois ethnicises des finsde maintien au pouvoir du chef de ltat. Ainsi, pendant ses dix annes au pouvoir, LaurentGbagbo a plac au sein de la police et de la gendarmerie des centaines de recrues provenantde sa rgion dorigine ou de groupes ethniques qui lui taient favorables. De fait, la police etsurtout la gendarmerie ont jou un rle dterminant dans lappareil de dfense et de scuritdu gouvernement du prsident Gbagbo en pourchassant les opposants, avrs ou supposs,

    du rgime et en commettant de nombreuses violations des droits humains.

    la difficult de crer des forces de scurit impartiales aprs une dcennie dutilisation deces forces des fins politiques sest ajout le fait que les FRCI se sont appropri desprrogatives en matire de maintien de lordre. Ainsi, bien que certains membres de la policeet de la gendarmerie aient t intgrs au sein des forces de scurit, le maintien de lordre,notamment aux barrages et postes de contrle, demeure largement entre les mains des FRCI.

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    Cette situation a cr dvidentes frustrations parmi les forces de police et de gendarmerie.Un policier dAbidjan a dclar Amnesty International : Je fais partie dune patrouillemixte mais moi je ne suis pas arm, cela me place dans une situation humiliante. Jailimpression dtre tout le temps souponn dtre un lment non fiable.

    Par ailleurs, la mfiance entre FRCI dun ct, et police et gendarmerie de lautre, a conduit des tensions qui ont parfois dgnr. Ainsi, en aot 2012, un commissaire de policedune ville (dont le nom nest pas rvl ici afin de prserver la scurit des tmoins) a tabattu par un membre des FRCI la suite dun contrle didentit. Ce commissaire de policetait en permission lorsquil a fait lobjet dun contrle dans la rue vers 21 heures. Bien quilait montr ses papiers, un caporal des FRCI a trouv quil tait suspect et, sans en rfrer ses suprieurs, la abattu dune balle. la connaissance dAmnesty International, cet hommena pas t sanctionn pour ces faits.

    Cette tension au sein des forces de scurit est particulirement notable dans louest du payso le redploiement des forces de gendarmerie et de police se fait de manire trs lente et opoliciers et gendarmes disposent de peu de moyens et ont un accs trs limit aux armes et

    aux munitions. Le sous-prfet de Dukou a confirm Amnesty International que, danscette rgion, la police et la gendarmerie ne sont pas armes et que seules les FRCIdtiennent les armeset munitions.

    2.2.4. LES DOZOS, UNE MILICE SOUTENUE PAR LTATLes Dozos, issus dune puissante confrrie de chasseurs prsente dans plusieurs pays de lasous-rgion13, ont t progressivement impliqus dans le conflit ivoirien au cours de ces dixdernires annes. Ils ont notamment assur la scurit des populations qui faisaientrgulirement lobjet de menaces et dattaques de la part des forces de scurit et de milicesloyales lancien prsident Laurent Gbagbo et notamment les Dioulas (terme qui, selon lescirconstances, dsigne toute personne portant un patronyme musulman et originaire du nord

    de la Cte dIvoire ou des tats de la sous-rgion, notamment le Mali, le Burkina Faso, laGuine et le Sngal). Ces chasseurs traditionnels, constitus en milice, ont rgulirementcombattu aux cts des FAFN depuis la tentative de coup dtat de 2002 et ont commis degraves atteintes aux droits humains, y compris, lors de la crise post-lectorale de 2011, deshomicides dlibrs qui ont cibl des personnes souvent uniquement en raison de leur

    appartenance ethnique14.

    Depuis larrive au pouvoir dAlassane Ouattara, les Dozos ont pris une importanceconsidrable notamment dans louest du pays o certains de leurs lments ranonnent lespopulations et procdent des arrestations arbitraires en assumant un rle autoproclam demaintien de lordre.

    Si les Dozos disposent dune structure de commandement propre, ltat exerce nanmoinssur eux un certain contrle. Amnesty International a recueilli des informations confirmantlexistence dune troite coopration et coordination entre les Dozos et les FRCI (notammentdans le cadre de nombreuses oprations conjointes). Par ailleurs, les Dozos reoivent uneassistance de la part des autorits sous forme dquipements et darmes.

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    De manire plus fondamentale, la libert avec laquelle les Dozos agissent et commettent entoute impunit des atteintes aux droits humains indique que ceux-ci agissent linstigationou avec le consentement exprs ou tacite des responsables tatiques (Voir Encadr 1 : LesDozos : une force de police autoproclame qui ranonne les populations).

    2.2.5. UNE DMOBILISATION INABOUTIELinscurit rgnant Abidjan et dans dautres rgions du pays a t accrue par le nombreimportant dhommes en armes qui avaient rejoint les deux parties au conflit et qui nont tni dsarms ni dmobiliss. Malgr de nombreux accords signs15, la question de ladmobilisation, du dsarmement et de la rinsertion (DDR) des milliers de combattants quiont pris part au conflit depuis 2002 na jamais t rsolue. Les estimations du nombredlments dsarmer, quils soient issus des anciennes FAFN et de leurs forces suppltivesou des milices et groupes dautodfense pro-Gbagbo, varient et oscilleraient, selonlOpration des Nations unies en Cte d'Ivoire (ONUCI), entre 60 000 et 80 00016. En aot2012, le gouvernement a cr une Autorit pour la dmobilisation, le dsarmement et larinsertion (ADDR), visant centraliser les oprations de dmobilisation. Cependant, le

    travail de cet organe semble, pour le moment, compromis, en raison de la persistance delinscurit ainsi que du refus des anciens combattants de rendre leurs armes.

    2.3. UNE IMPASSE POLITIQUE cette confusion et cette concurrence des rles dans le maintien de la scurit sest ajouteune impasse sur le plan politique. Prs de deux ans aprs la fin de la crise post-lectorale, endpit de plusieurs tentatives de dialogue, la mfiance continue de prvaloir entre la coalitionau pouvoir et le principal parti dopposition, le FPI. Celui-ci a, ds le dpart, conditionn sonretour la vie institutionnelle de ltat la libration de ses membres incarcrs ou enrsidence surveille, et en tout premier lieu de Laurent Gbagbo. Le FPI a maintenu cetteligne en boycottant les lections lgislatives de novembre 2011 et sest retrouv de factopolitiquement marginalis aprs avoir domin la vie politique durant plus dune dcennie.

    Ce blocage politique a t exacerb par plusieurs facteurs : le maintien en dtention sansjugement de plus dune quinzaine de personnalits proches de Laurent Gbagbo ; letransfrement de ce dernier au sige de la Cour pnale internationale (CPI) la Haye et ; lapoursuite darrestations de responsables du FPI en Cte dIvoire et dans les pays voisins,notamment au Togo et au Ghana.

    De plus, la rconciliation politique entre les ennemis dhier a t rendue encore plus difficilepar les attaques menes, tout au long de lanne 2012, contre des cibles militaires etstratgiques du pays. Les autorits y ont vu la main de partisans pro-Gbagbo prparant,depuis les pays frontaliers, des tentatives de dstabilisation du pays. Cette accusation a servi

    de prtexte des vagues darrestations de partisans avrs ou supposs de lancienprsident, y compris celles de Laurent Akoun et dAlphonse Douati, respectivement secrtairegnral et secrtaire gnral-adjoint du FPI (voir Section 3.2.2.).

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    3. UNE RPRESSION AU NOM DE LA

    SCURITLa vague dattaques, qui a cibl des objectifs militaires et stratgiques en 2012, a entrandes dizaines darrestations et a permis aux autorits de justifier par des considrationsscuritaires une politique de rpression lencontre de toute personne souponne dtreimplique dans ces actes ou dtre plus largement hostile au gouvernement.

    Tout au long de lanne 2012, la police militaire et les FRCI ont procd, sans aucunmandat darrt et toute heure du jour et de la nuit, linterpellation dindividus se trouvant leur domicile, dans des lieux publics ou sur leur lieu de travail. Ces personnes ont t

    dtenues parfois durant de longues priodes dans des lieux de dtention non reconnuscomme tels et o beaucoup dentre elles ont t victimes de tortures et de mauvaistraitements. Certaines ont t inculpes, souvent sur la base d aveux extorqus sous latorture, dune longue liste de charges similaires, notamment datteinte la dfensenationale, dattentat ou de complot contre lautorit de ltat et de constitution de bandesarmes. Dautres ont t libres sans inculpation suite plusieurs semaines de dtentionarbitraire et parfois aprs avoir pay des ranons leurs geliers.

    Si les arrestations de partisans avrs ou prsums de Laurent Gbagbo nont jamais vraimentcess depuis larrestation de lancien prsident en avril 2011, elles se sont multiplies suite la recrudescence des attaques menes en 2012. Ainsi, en juin 2012, dans les jours quiont suivi lembuscade tendue dans le village de Ta, la frontire librienne - au cours delaquelle sept Casques bleus nigriens de lONUCI et au moins huit civils ont t tus -, les

    FRCI ont men des oprations de ratissage arrtant des individus aussi bien Abidjan quSan Pedro et Tabou. Il en a t de mme, en aot 2012, aprs lattaque du camp militairedAkoudo, Abidjan et, un mois plus tard, en septembre, aprs lattaque du camp degendarmerie de Port Bout et du village de No, la frontire avec le Ghana.

    Si les autorits ont le droit et le devoir de lutter contre les manuvres de dstabilisation dupays, toutes les informations recueillies par Amnesty International durant sa mission derecherche auprs de dizaines de dtenus et danciens dtenus montrent que les FRCI et lapolice militaire sont alles bien au-del dune tche lgitime de maintien de lordre enarrtant de manire arbitraire et en torturant des dizaines de personnes afin de leur extorquerdes aveux .

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    3.1. DIFFICULTS RENCONTRES PAR AMNESTY INTERNATIONAL POUR ACCDERAUX DTENUSAvant de se rendre en Cte dIvoire, Amnesty International a envoy un courrier officiel auxautorits ivoiriennes demandant visiter toutes les personnes inculpes datteinte la

    scurit de ltat et autres infractions connexes.

    Cependant, une fois arrive sur place, la dlgation dAmnesty International na obtenu quetardivement lautorisation de visiter ces dtenus et ce, aprs de nombreuses dmarches. Siune fois lautorisation obtenue, les dlgus dAmnesty International ont pu travailler entoute libert et en toute confidentialit dans les lieux de dtention quils ont t autoriss visiter, lorganisation na pas eu accs tous les lieux de dtention souhaits. Abidjan, lesdlgus ont pu rencontrer des dtenus la Maison darrt et de correction dAbidjan(MACA), la principale prison de la capitale conomique, et a pu visiter deux lieux dedtention non reconnus comme tels : le Gnie militaire (quartier gnral de la policemilitaire) et ltablissement de gestion et de service (EGS). Par contre, en dpit de lenvoi deplusieurs courriers adresss au ministre de lIntrieur, la dlgation na pas eu accs laDirection de la surveillance du territoire (DST). Pour ce qui est de la Brigade anti-meute(BAE), un des responsables de ce lieu a affirm Amnesty International quaucun dtenu nesy trouvait ce moment-l. La dlgation a galement demand visiter le camp militairesitu Place de la Libert Abidjan o de nombreuses personnes ont t dtenues mais leresponsable de ce camp a dclar aux dlgus quil ny avait pas de violon [cellule dedtention] et il ne les a pas autoriss faire un tour des lieux.

    Par ailleurs, Amnesty International sinquite du fait que, lors de sa visite au Gnie militaire,les responsables ont soustrait des individus de leur lieu de dtention, puis ont exerc desmenaces sur les dtenus avec lesquels les dlgus se sont entretenus.

    Ces vnements se sont produits lors de cette visite au Gnie militaire, le 5 octobre 2012, aucours de laquelle les dlgus ont ainsi appris que la plupart des autres personnes arrtes

    avaient t dplaces. Un dtenu a expliqu : Hier, quand ils ont appris votre venue, lesFRCI ont demand certains prisonniers de porter des treillis militaires pour cacher le faitque nous tions des civils. Peu de temps avant votre venue, ils ont emmen 53 dtenus dansun vhicule pour une promenade en ville .

    Au lendemain de la visite dAmnesty International au Gnie militaire, tous ces dtenus ontt dfrs la MACA o les dlgus ont pu les rencontrer quelques jours plus tard. Lun deceux avec lesquels les dlgus staient entretenus au Gnie militaire a dclar : Lorsquevous tes partis, ils nous ont convoqus et nous ont demand ce quon avait racont auxBlancs . Ils ont ajout : Si on est mouill, vous tes morts . Quant aux dtenus quiavaient t dplacs avant la visite de la dlgation, ils ont confirm avoir t emmenspour une promenade . Ces personnes ont ajout : Nous sommes rests enferms plusieurs

    heures dans un vhicule en attendant votre dpart.

    Le recours la dissimulation de dtenus ne semble pas tre une pratique isole. Dautresdtenus ont indiqu Amnesty International avoir t cachs lors dune visite de lONUCI aucamp militaire des FRCI San Pedro en aot 2012.

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    Ces manuvres sont particulirement inquitantes car elles indiquent une volont decertains responsables militaires de soustraire la surveillance dorganes de dfense desdroits humains des dtenus qui pourraient avoir t victimes de torture et autres violationsgraves des droits humains.

    3.2. ARRESTATIONS ET DTENTIONS ARBITRAIRESEn dpit de ces tentatives de cacher la ralit des conditions de dtention, AmnestyInternational a pu rencontrer plus dune cinquantaine de dtenus et anciens dtenus Abidjan. Lanalyse et le recoupement de tous les rcits et tmoignages recueillis permettentdesquisser une typologie et des tendances marquantes de ces arrestations et dtentions.

    Sans se prononcer sur le bien-fond des accusations pesant sur les personnes arrtes etdtenues, Amnesty International est gravement proccupe par le caractre systmatique desnombreuses irrgularits qui ont accompagn ces arrestations et dtentions :

    Un grand nombre de ces arrestations ont t menes en dehors de tout cadre lgal (VoirSection 6.2.1.) par des lments de la police militaire qui ont clairement outrepass leurmandat en soctroyant le droit darrter et de dtenir au secret durant des longues priodesdes militaires et des civils. Dans dautres cas, des personnes ont t arrtes par des soldatsdes FRCI qui ne sont pas habilits procder des interpellations. Le caractre arbitraire etillgal de ces arrestations est galement illustr par le fait que des lments de la policemilitaire et des FRCI ont mis en place un vritable systme de racket, conditionnant lalibration de certains dtenus au paiement dimportantes ranons.

    De nombreuses arrestations - menes dans le cadre doprations de ratissage suite auxvagues dattaques visant des cibles militaires et stratgiques - semblent avoir pris la formedarrestations de masse dont le caractre punitif et arbitraire est particulirement inquitant.

    Il est important, cet gard, de souligner que, parmi les personnes arrtes et souponnesdimplication dans les attaques contre les forces de dfense et de scurit, nombreusessemblent tre celles qui ont t interpelles principalement en raison de leur appartenanceethnique et de leurs opinions politiques.

    Les personnes arrtes ont frquemment t dtenues dans des lieux de dtention nonreconnus comme tels, durant de longues priodes au secret, sans accs leurs proches,mdecins ou avocats.

    Dans les divers lieux de dtention non reconnus comme tels (camps militaires,rsidences prives, infrastructures publiques ou prives rquisitionnes par les FRCI), denombreux dtenus ont affirm avoir t soumis des conditions de dtention prouvantes,

    des menaces de mort (y compris des menaces de mort visant leurs proches) et des torturesdans le but dobtenir des aveux ou de punir et humilier.

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    Au-del du non-respect de ces garanties essentielles en matire de protection desdtenus, cest lensemble de la procdure judiciaire qui apparat contraire aux normesfondamentales du droit international et de la lgislation ivoirienne (refus daccs un avocat,procs-verbaux falsifis et dicts par les militaires responsables des interrogatoires et surtout aveux extorqus sous la torture).

    Par ailleurs, il semble que les autorits judiciaires naient pas ouvert denqute suite auxallgations de torture faites par certains de ces dtenus et ce, en violation des dispositionsde la Convention des Nations unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels,inhumains ou dgradants (ratifie par la Cte dIvoire en 1995). Cet instrument prvoitnotamment en son article 12, que Tout tat partie veille ce que les autorits comptentesprocdent immdiatement une enqute impartiale chaque fois qu'il y a des motifsraisonnables de croire qu'un acte de torture a t commis sur tout territoire sous sa

    juridiction . Cette disposition fait donc obligation aux tats parties douvrir de tellesenqutes mme lorsque la victime ou ses proches nont pas dpos ou nont pas osdposer une plainte formelle devant la justice.

    3.2.1. CONFISCATION DES POUVOIRS DE POLICE ET DE JUSTICE PAR LES MILITAIRESComme nous lavons vu plus haut (voir Section 2.2.3.), les FRCI et la police militaire onttotalement marginalis les forces de police et de gendarmerie globalement souponnesdtre des partisans de lancien prsident Laurent Gbagbo.

    Les militaires ont ainsi assum des fonctions de police sans tre forms ces tches quidoivent seffectuer dans le respect de ltat de droit et des normes relatives aux droitshumains. Les FRCI et la police militaire ont interpell des individus - des militaires aussibien que des civils - sans respecter les moindres rgles en la matire : prsentation dunmandat darrt, proportionnalit dans le recours la force lors de larrestation, interdiction de

    procder des arrestations pour des motifs purement politiques ou ethniques. Non contentsde se substituer la police et la gendarmerie, les militaires se sont octroy des fonctionsdenquteurs et dofficiers de police judiciaire, rduisant ainsi nant le peu dautonomieque la justice ivoirienne avait pu prserver au cours de la dernire dcennie.

    Ainsi, de nombreux civils ont t arrts par les FRCI alors que les militaires ne sontaucunement habilits procder ce type darrestations. Cest le cas dun jeune hommesans emploi, g de vingt-huit ans, qui a t arrt le 11 aot 2012 par les FRCI. Celui-ci aracont :

    Je me rendais sur un chantier vers 14 h pour trouver du travail. Des membres des FRCImont arrt, mont fouill et mont mis dans le coffre de leur voiture. Je me suis retrouv aucamp IIAO de Bassam [Institut industriel dAfrique de louest]. Ils mont demand o taientcaches les armes, et mont frapp. Ensuite, ils mont remis dans le coffre de la voiture etmont emmen en bord de mer. Ils ont menac de mexcuter si je ne disais pas la vrit. Ilsmont frapp nouveau, mont remis dans le coffre et on est retourn au camp. Ils montdemand de dnoncer des gens qui auraient fait venir des armes par bateau.

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    Lorsque Amnesty International a rencontr cette personne en octobre 2012, celle-ci setrouvait toujours dans un lieu de dtention non reconnu, ltablissement de gestion et deservice (EGS), et elle navait toujours pas vu dofficier de police judiciaire .

    Dans un autre cas, des lments de la police militaire ont arrt, sans distinction, toutes les

    personnes se trouvant en compagnie de l individu quils recherchaient. Cette arrestation a eulieu Cocody, un quartier dAbidjan, le 17 aot 2012, dix jours aprs lattaque contre lecamp militaire dAkoudo et au lendemain dune attaque lance contre les pointsstratgiques de la ville de Dabou. Lhomme initialement vis par larrestation a racont ladlgation dAmnesty International :

    Jtais chez moi en compagnie de trois amis. Un infirmier tait en train de me soigner lepied lorsque plusieurs membres des FRCI sont arrivs en armes. Ils ont fouill ma maison etma chambre et mont accus dtre impliqu dans les attaques dAkoudo et de Dabou. Jaini les faits mais ils nous ont tous embarqus, mme mon infirmier ! Nous nous sommesretrouvs au Gnie militaire dans une salle o se trouvaient plus de 100 personnes qui neportaient quun slip. Il tait difficile de se mouvoir dans la pice tant elle tait bonde. Il ny

    avait pas de matelas et les dtenus dormaient mme le sol.

    Cet homme ainsi que les personnes arrtes avec lui, ont t librs quelques jours plus tardsans inculpation ni jugement.

    Dans un autre cas, trois personnes ont t arrtes, fin septembre 2012, aprs avoir protestcontre lirruption de FRCI dans un bar dAbidjan vers 22 heures pour fouiller les clients. Legrant de ce bar a racont Amnesty International :

    Des FRCI, dont un portait une arme, sont entrs dans le bar vers 22 heures et ont demand mes employs darrter la musique pour effectuer une fouille. Je me suis interpos et jaipris un coup. Ils mont arrt avec deux autres personnes, y compris le DJ. On a t dtenu

    deux jours la BAE dans des conditions pouvantables. Il devait y avoir prs de 500personnes. On nous empchait de dormir. Certains dtenus ont commenc se plaindre, lecommandant est arriv et a tir en lair en disant : Je peux vous garder autant de jours que

    je veux .

    Les FRCI et lments de la police militaire nont pas seulement dtenu des individus dansdes conditions de dtention qui sassimilent la torture ou autres mauvais traitements. Ilsles ont galement laisss la merci dautres codtenus sans aucune protection. Cest le casau Gnie militaire o des personnes arrtes dans le cadre de cette rpression ont tdtenues dans la mme cellule que des militaires incarcrs pour infractions pnales oumanquement la discipline. Dans au moins deux cas, des militaires dtenus pour ce typedinfractions ont pass tabac deux codtenus civils qui seraient dcds des suites de cetteagression.

    Mi-aot 2012, un dtenu, ingnieur de profession, a t violemment frapp par deuxcodtenus militaires. Plusieurs tmoins ont racont la scne Amnesty International. Lundeux a prcis :

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    Jai t arrt le 17 aot[2012] 6h30 aux Deux Plateaux[quartier dAbidjan]. Quand jesuis arriv au Gnie militaire, il faisait chaud. Il y avait dans la cellule dautres prisonniersdont des militaires qui avaient t punis pour mauvaise conduite. Ces militaires jouissaientde petits avantages. Ils pouvaient sortir la nuit et cest eux qui gardaient le peu deau quinous tait destine. Un jour, un dtenu, un ingnieur, avait trs soif. Il a rclam de leau

    un militaire dtenu avec nous. Celui-ci a refus. Lingnieur a insist en disant quil avaittrs soif. Le militaire sest jet sur lui et la frapp. Il lui a donn des coups de pied et descoups de poing et la frapp avec sa ceinture. Un autre militaire a prt main forte soncollgue. Lingnieur est tomb, il sest vanoui. Les dtenus ont frapp la porte pourappeler les gardes. Il a t emmen lhpital, il nest plus revenu. On raconte quil est mortdes suites de ces coups.

    Une autre personne, qui a t brivement dtenue au Gnie militaire entre le 17 et le 20aot 2012, a racont Amnesty International :

    Dans ma cellule connue sous le nom de Blockhaus, il y avait trois militaires FRCI quitaient dtenus avec nous. Ils avaient la possibilit de quitter la cellule le soir et de garder le

    bas de leur pantalon qui tait en treillis militaire. Un des dtenus civils qui tait malade etqui avait une cicatrice voulait sortir un soir pour uriner. Il a t battu par un militaire avec saceinture. On la emmen lhpital le lendemain, on ne la plus revu.

    Arrtant et dtenant des individus selon leur bon vouloir et sans rendre compte de leurs actes qui que ce soit, les lments de la police militaire et les FRCI ont galement instaur une procdure de libration fonde sur le paiement de ranons. Un grand nombre de dtenuset danciens dtenus ont indiqu Amnesty International quau Gnie militaire, les genssont librs contre le paiement dune somme fixe entre le responsable de la police militaireet les parents des dtenus. Une autre personne, dtenue quelques jours la BAE, a dit Amnesty International : L-bas, on vous faisait durer pour que les parents viennent payerpour vous librer. Si mes parents navaient pas pay, je serais encore au trou.

    Un cas montre clairement la manire dont des militaires nhsitent pas aller chercher laranon ou le complment de ranon au domicile des parents de dtenus. Le chef dupersonnel dune socit dAbidjan, arrt le 27 aot 2012 et dtenu quelques jours lEGS,a racont la manire dont ses proches avaient pay pour obtenir sa libration :

    Ils mont dtenu deux jours et mont dit que si je voulais sortir, mes parents devaient payer.Ils demandaient la somme de 70 000 francs CFA [environ 110 euros]. Ma famille a pay unpremier versement de 50 000 avant ma libration. Le deuxime versement a t effectuchez moi. Mes geliers mont accompagn mon domicile pour rclamer la somme restantemais, une fois sur place, ils ont demand une somme plus leve. Ma famille a expliququelle navait pas dargent. Finalement, ils se sont fatigus et ils sont partis.

    Le paiement dune ranon ne semble pas toujours tre synonyme de libration. Un dtenu,rencontr par Amnesty International la MACA, a racont que, lors de sa dtention au Gniemilitaire, en aot 2012, le chef de poste a soutir la somme de 85 000 CFA [environ 130euros] auprs de mon frre mais je nai pas t libr. Quand mon frre a t le revoir pourprotester, il a menac de sen prendre lui et de larrter galement.

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    Ainsi, de la phase darrestation celle dune libration hypothtique moyennant le paiementdune ranon, des lments de la police militaire et des FRCI ont balay toutes les garantiesimposes par ltat de droit, entranant les fonctions de police et de justice dans uneinquitante drive criminelle dont le but ultime semble souvent tre la vengeance ou lasimple extorsion de fonds.

    3.2.2. ARRESTATIONS POUR DES MOTIFS POLITIQUES ET ETHNIQUESSi les autorits ivoiriennes ont justifi les vagues darrestations menes tout au long delanne 2012 par la ncessit de lutter contre les auteurs dattaques armes et de tentativesde coup dtat, les informations recueillies par Amnesty International indiquent que, danscertains cas au moins, des individus ont t viss en raison de leurs sympathies politiquesprsumes ou avres ou de leur appartenance ethnique. Ce phnomne a pris une ampleurencore plus importante dans louest de la Cte dIvoire o des groupes de populations ontglobalement t cibls par des FRCI et des Dozos (voir Section 4).

    Ces arrestations pour motifs politiques et ethniques sont une constante de lhistoire rcentede la Cte dIvoire depuis lapparition de lidologie de l ivoirit au milieu des annes1990. Cette idologie qui a oppos les autochtones de la Cte dIvoire aux populations allognes , communment dsignes sous le nom de Dioulas (ou Malinks), semble avoirt cre de toutes pices par des partisans du prsident de la Rpublique dalors, HenriKonan Bdi, afin dcarter lun de ses principaux rivaux, Alassane Ouattara, considr parcertains comme un ressortissant burkinab et dchu de ce fait du droit de se prsenter llection prsidentielle17.

    Au cours de la dernire dcennie, les partisans de Laurent Gbagbo sen sont rgulirementpris aux populations dioulas, globalement accuses dtre proches des Forces nouvelles etplus gnralement dAlassane Ouattara. Cette gangrne identitaire a peu peu gagn tout le

    pays et a marqu de son sceau le conflit post-lectoral au cours duquel des personnes ontt cibles uniquement en fonction de leur patronyme.

    Les informations recueillies auprs de dtenus et danciens dtenus, Abidjan ainsi quedans la rgion de Dukou ( louest de la Cte dIvoire), indiquent que, dans une certainemesure, les rles ont maintenant t inverss. Les populations dites autochtones (Bts,Didas ou Gurs notamment) - au nom desquelles de nombreuses drives de livoirit ont tcommises - sont maintenant la cible dattaques de la part des FRCI et des Dozos qui lesaccusent globalement dtre des partisans de Laurent Gbagbo, voire des miliciens armsimpliqus dans les attaques menes contre des objectifs militaires ou stratgiques. Sicertains individus peuvent effectivement tre impliqus dans ce genre doprations, il est trsinquitant de voir que les autorits tolrent, cautionnent et, dans certains cas, dirigent desattaques cibles contre des individus en raison de leurs sympathies politiques prsumes ou

    de leur appartenance ethnique.

    Un certain nombre de dtenus ou danciens dtenus ont indiqu Amnesty International queles FRCI avaient clairement justifi leur arrestation et les mauvais traitements infligs par lefait que ces personnes taient des opposants politiques et des membres dethnies censessoutenir lancien prsident Gbagbo.

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    Ainsi, lors des interrogatoires mens par la police militaire ou les FRCI, les accusations decomplicit de coup dtat ou dattaques armes ne sont souvent pas clairement dissociesdes reproches lis la non-reconnaissance de la victoire lectorale dAlassane Ouattara etaux choix politiques des dtenus lors de la crise post-lectorale, comme si leur attitudepouvait constituer une infraction prvue par la loi.

    Un agent commercial vivant Yopougon, un quartier dAbidjan, qui a t arrt le 8 juin2012, a racont Amnesty International que lors de son interrogatoire la DST :

    Ils mont demand mon ethnie et pour qui javais vot. Jai rpondu que javais faitcampagne pour Gbagbo et vot pour lui. Ils mont dit : Pourquoi Laurent Gbagbo ? . Quia remport llection ? . Jai rpondu que ctait le Conseil institutionnel qui tait linstancepouvant confirmer les rsultats. Alors, ils mont dit : Tu veux jouer les intellos et ils montbox.

    Cet homme a t dtenu la DST jusquau 8 juillet 2012 au secret, sans contact aveclextrieur, malgr ses demandes de pouvoir joindre ses proches et son avocat. Il a ensuite

    t dfr la MACA o la dlgation dAmnesty International la rencontr en octobre 2012.Quatre mois aprs son arrestation, il navait toujours pas t entendu sur le fond par un jugedinstruction.

    Deux autres cas montrent quel point les opinions politiques des dtenus ont t lobjetdinterrogatoires, voire mme ont t lorigine de larrestation et de la dtention desindividus concerns.

    Le premier cas concerne Alphonse Douati, ancien ministre de Laurent Gbagbo et secrtairegnral-adjoint du FPI. Arrt le 18 aot 2012, au plus fort dune vague darrestationsconscutives plusieurs attaques armes contre des sites militaires et stratgiques, AlphonseDouati tait souponn davoir financ des jeunes qui ont attaqu le camp militaire

    dAkoudo, dix jours plus tt, le 6 aot 2012. Cependant, lors de son interrogatoire,Alphonse Douati sest galement vu poser des questions qui navaient rien voir avec cesattaques et qui portaient sur la contestation du rsultat de llection prsidentielle de 2010.Dtenu la MACA, il a racont Amnesty International :

    Ils mont demand ce que je pensais de la dcision du Conseil Constitutionnel [qui avaitdclar Laurent Gbagbo vainqueur de llection] et mont demand si je reconnaissaisAlassane Ouattara comme prsident. Je leur ai rpondu que Laurent Gbagbo avait demandle recomptage des voix mais cela les a visiblement nervs. Durant mes auditions, jaidemand tre assist dun avocat, ce qui ma t refus. Ce qui est le plus tonnant, cestque je me suis rendu de moi-mme la DST qui mavait demand de venir les voir pour leurdonner des renseignements sur lattaque contre le sige de mon parti[qui avait eu lieu lejour mme]. Je my suis rendu naturellement sans penser une minute quils allaient me

    reprocher mon attitude durant la crise post-lectorale .

    Une semaine aprs larrestation dAlphonse Douati, le 26 aot 2012, les autorits ont arrtle secrtaire gnral du FPI, Laurent Akoun, qui a t condamn, le 31 aot 2012, pour trouble lordre public six mois demprisonnement ferme ainsi qu un an deprivation de droits civiques et un an dinterdiction de paratre sur le territoire national en

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    dehors de son lieu de naissance. Cette condamnation se fonde notamment sur desdclarations faites par Laurent Akoun selon lesquelles Gbagbo a t maltrait Korhogo et

    [que] Ouattara voulait le tuer18. Lors de son procs, Laurent Akoun sest galement vureprocher davoir dclar quAlassane Ouattara navait pas gagn les lections. Lorsque ladlgation dAmnesty International la rencontr la MACA, dbut octobre 2012, LaurentAkoun a dclar :

    Aprs mon arrestation, un officier de la police judiciaire ma montr un article du journalNotre voie[organe du FPI] relatant des activits que jai menes Abobo[quartier au norddAbidjan] le 3 aot 2012. Larticle correspondait la ralit et les citations taientcorrectes. Jai parl des conditions dincarcration de Gbagbo davril novembre [2011] Korhogo, avant sa dportation [Laurent Gbagbo a t transfr la CPI, la Haye, le 29novembre 2011] et ai mentionn le cas dautres dtenus qui sont dans lantichambre de lamort car laisss sans soin.

    Selon les informations obtenues par Amnesty International, Laurent Akoun na, aucunmoment, appel la violence ni prn son usage. Lorganisation le considre comme un

    prisonnier dopinion et demande sa libration immdiate et inconditionnelle.

    Dans un autre cas, les FRCI ont clairement indiqu un dtenu que son arrestation taitmotive par une volont de vengeance lgard des partisans de lancien prsident. Cest cequi ressort du tmoignage dun fabricant de savon, arrt Abidjan et dtenu au Gniemilitaire o la dlgation dAmnesty Internationalla rencontr dbut octobre 2012 :

    Six FRCI mont arrt dans un maquis[petit restaurant] le 23 septembre[2012] 16heures. Ils mont frapp au moment de mon arrestation et mont demand o taient lesautres. Je ne savais pas de quoi ils parlaient. Arriv au Gnie militaire, le chef de poste madit : Pendant dix ans, quand Laurent Gbagbo tait au pouvoir, vous avez mang, vous avezpris largent, maintenant, cest notre tour, on va vous tuer. Je ne sais toujours pas de quoi

    je suis accus .

    De mme, une personne dtenue au camp des FRCI de San Pedro, puis transfre lEGS, aracont : Ils nous ont vers de leau sur le corps et nous ont march dessus. En marchant,ils disaient, vous les Bts, depuis que vous avez pris le pouvoir vous avez tout gt, on vavous tuer.

    De manire gnrale, le fait dafficher des opinions politiques en faveur de lancien prsidentpeut mener une arrestation et aboutir des mauvais traitements. Ainsi, un tmoin oculairea racont Amnesty International que, dbut octobre 2012 :

    Un homme Yopougon qui tenait la main le journal le Temps [pro-Gbagbo] sest mis parler trs fort sans se rendre compte quune patrouille des FRCI se trouvait dans lesparages. Il disait que la CPI allait bientt relcher Gbagbo. Les FRCI lont gifl, ont dchirson journal et ses vtements. Il a t encercl et battu, il a galement reu des coups depied et a t emmen avec la patrouille.

    Mme lorsque des personnes sont arrtes parce que souponnes dtre directementimpliques dans des attaques armes, les interrogatoires oscillent constamment entre

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    accusations prcises lies des infractions spcifiques et reproches lis un soutienantrieur que les dtenus auraient apport Laurent Gbagbo.

    En mars 2012, dans les jours qui ont suivi larrestation dulieutenant-colonel Paulin GnatoaKat (lun des responsables militaires qui a t accus dtre impliqu dans une tentative de

    coup dtat appele Opration Faucon rouge (voir Section 2.1.)), les FRCI et la policemilitaire ont arrt 77 militaires, anciens membres des FDS. Lune de ces personnes, libresans inculpation aprs deux mois de dtention, a racont la dlgation dAmnestyInternational la manire dont elle avait t arrte chez elle, le 10 mars 2012 :

    Le 10 mars aprs le service, je suis rentr chez moi. Vers 15 heures, des lments desFRCI sont arrivs et mont demand de les accompagner la Place de la Libert[un lieu dedtention non reconnu comme tel] car jtais accus davoir fait un coup dtat. Quand jesuis arriv, jai remarqu quil y avait dautres corps habills [hommes en uniforme]. Il nyavait que des gens comme moi, des Athis, des Gurs, des Bts ou des Didas[groupesethniques du sud du pays] arrts uniquement parce que souponns de soutenir LaurentGbagbo. Ils nous reprochaient de nous tre battus contre eux aprs llection prsidentielle et

    nous ont dit : Si vous pensez que Laurent Gbagbo va revenir vous vous trompez, il naaucun pouvoir ici . Ils nous ont torturs pour nous faire parler et nous avons d restercouchs mme le sol, avec des chanes aux pieds. Nous avons t arrts au hasard. Lapreuve cest que, au bout de 55 jours, ils nous ont tous librs. Nos geliers nous ont ditquils avaient effectu des enqutes et quon ne pouvait rien nous reprocher et ils nous ontdemand pardon. Cest facile dire aprs ce quils nous ont fait subir en dtention .

    Au-del de ces clivages politiques, lappartenance ethnique a galement servi de critre afindidentifier les auteurs dattaques et plus largement des ennemis potentiels. Ainsi, un certainnombre de dtenus ont affirm Amnesty International quils avaient t cibls en raison deleur appartenance des groupes ethniques globalement assimils des partisans de LaurentGbagbo.

    Dans plusieurs cas, il apparat que la consonance sudiste [terme gnrique pour dsignerles partisans de Laurent Gbagbo] dun nom peut suffire pour justifier une arrestation. Celasemble tre le cas dun tudiant en sciences juridiques qui a t arrt le 11 aot 2012 Grand-Bassam.

    Lors dune rencontre avec la dlgation dAmnesty International lEGS, il a racont :

    Je marchais dans la rue lorsque des lments des FRCI mont demand de voir ma picedidentit. Aprs avoir lu mon nom, ils mont demand si jtais sudiste. Comme jai rpondupar la positive, ils ont dclar : Cest grave, tu dois monter dans la voiture . Dans lavoiture, jai t rou de coups. Ils mont trait de milicien et mont emmen au camp IIAO[Institut Industriel dAfrique de lOuest] o jai reu rgulirement des coups de crosse et o

    jai t lacr avec un couteau.

    Plusieurs dtenus et anciens dtenus ont affirm Amnesty International que les FRCI ou lapolice militaire ne leur avaient pas cach que leur appartenance ethnique expliquait, aumoins en partie, leur arrestation et les mauvais traitements. Un maon, dethnie gure,arrt son domicile Abidjan le 15 septembre 2012 et dtenu durant quatre jours dans la

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    rsidence prive dun lieutenant des FRCI, a racont Amnesty International :

    Durant quatre jours, ils nous ont rgulirement battus. Ils disaient que les Gurs et lesBts avaient soutenu Laurent Gbagbo et cest pour cela quils nous frappaient. Ils nousaccusaient dtre des mercenaires .

    Dans un autre cas, un maon, arrt le 5 aot 2012 Abidjan a racont : Ils montdemand mon nom, je leur ai tendu ma pice didentit. Ils mont demand si jtais gur.Quand jai rpondu positivement, lun dentre eux a dit : Cest un Gur, embarquez !.

    Parfois, les menaces ne font pas allusion une appartenance ethnique dtermine mais une vague localisation gographique. Ainsi, un commerant de Guiglo ( environ 500 km louest dAbidjan) a t arrt le 7 juin 2012 alors quil se rendait dans son village. Levhicule bord duquel il se trouvait a t contrl par des militaires qui ont demand lesdocuments didentit des passagers. Envoy la DST Abidjan o il a t tortur, uncommissaire lui a dit : Vous, les hommes de lOuest, on va vous exterminer.

    3.2.3. DTENTION DANS DES LIEUX NON OFFICIELS ET DTENTION AU SECRETLa quasi-totalit des dtenus et anciens dtenus avec lesquels Amnesty International sestentretenue Abidjan ont dclar avoir t dtenus dans des lieux de dtention non reconnuscomme tels ou maintenus au secret durant des semaines ou des mois sans aucun accs leurs proches, un avocat ni souvent un mdecin.

    Ce recours la dtention au secret est contraire aux normes internationales et nationales desdroits humains les plus lmentaires et notamment celle prvues par le Code de procdurepnale ivoirien. Celui-ci prcise, en son article 76, quun dtenu a le droit de bnficier de laprsence dun avocat ds quil en fait la demande :

    Toute personne contre qui il existe des indices graves et concordants de participation uneinfraction, ou qui en a t victime ou qui est appele apporter son concours lamanifestation de la vrit, peut, au cours des enqutes, se faire assister d'un avocat .

    Par ailleurs, larticle 76-2 (3) prvoit que [s]i la personne retenue ou garde vuemanifeste la volont de se faire assister d'un conseil, l'officier de Police judiciaire doitimmdiatement aviser celui-ci ou autoriser l'intress le faire par tous les moyens19.

    Bafouant ces garanties et nayant aucune confiance dans les forces de police et degendarmerie globalement considres comme pro-Gbagbo , les FRCI et la police militaireont mis en place un rseau de lieux de dtention non reconnus comme tels o des dizainesde personnes ont t maintenues au secret et tortures.

    Ces lieux comprennent des camps militaires (y compris ceux de San Pedro et Daloa), desinfrastructures civiles ou militaires rquisitionnes par larme (notamment lInstitutindustriel dAfrique de lOuest (IIAO) et ltablissement de gestion et de service (EGS) Abidjan) ainsi que des rsidences prives. Amnesty International a pu recenser certains deces lieux, situs notamment Abidjan et dans ses environs. Lun des lieux, le Centre Marie-

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    Thrse Houphout Boigny, un centre d'ducation prscolaire situ Adjam (un quartierdAbidjan), avait t utilis, durant des annes, comme base des miliciens du Groupementdes patriotes pour la paix (GPP), des partisans de Laurent Gbagbo, responsables datteintesgraves aux droits humains avant et durant la crise post-lectorale de 2010-2011.

    Outre les lieux de dtention non officiels, plusieurs dtenus ont affirm avoir t emmensen brousse ou en fort pour y tre torturs. Ces lieux aux contours non dlimitssemblent jouer un rle particulier dans la succession de techniques utilises par les FRCIpour terroriser les dtenus et les amener avouer . Ainsi, un lectronicien gur, arrt enseptembre 2012 Abidjan, a racont Amnesty International :

    Le plus terrifiant, a a t quand ils nous ont emmens en brousse. Ctait la nuit, ils onttir en lair pour nous effrayer. Ils ont menac de nous tuer si nous ne disions pas la vrit.Ils disaient que les Gurs et les Bts avaient soutenu Laurent Gbagbo et cest pour celaquils nous frappaient. Jamais avant ou aprs, nous navons eu une telle impression dtredes jouets dans la main de nos bourreaux. Puis, on a t emmens dans la rsidence privedun officier des FRCI et ensuite au Gnie militaire. On a aussi t torturs l-bas mais la

    brousse cest pire que tout car tout peut vous arriver.

    Une autre personne, arrte chez elle Abidjan 3h30 du matin dans la nuit du 16 au 17aot 2012, a racont Amnesty International :

    Je me suis retrouv dans un vhicule avec quatre autres personnes. On ma mis desmenottes attaches derrire le dos. Une cagoule ma t enfonce sur le visage, jai senti lebout dun pistolet automatique contre ma tte. un moment, jai compris quon avait quittle goudron pour emprunter une piste. Le vhicule sest arrt. Quand on a enlev la cagoule,

    jai compris quon tait dans la fort. On nous a fait descendre et on nous a demand otaient les armes. Jai rpondu que je nen savais rien. Ils ont tir des coups de feu daborden lair puis sur un des dtenus. Il est tomb et ils ont abandonn son corps l-bas.

    Mme des personnes conduites dans des lieux de dtention officiels ont t dtenues ausecret durant de longues priodes en violation des rgles essentielles en matire de dtentionet de droits de la dfense aussi bien au niveau national quinternational (Voir Section 6.2.)

    Une personne, arrte Abidjan le 24 aot 2012, a racont Amnesty International :

    Jai t conduit la DST o on ma interrog. Ils mont accus de complicit datteinte lascurit de ltat et davoir hberg des miliciens et des rebelles. Jai t auditionn deuxfois. Jai ni les accusations portes contre moi et ai demand la prsence de mon avocat.Lofficier de la DST ma rpondu que, dans limmdiat, je nen avais pas besoin. Je suis rest12 jours la DST o je nai reu aucune visite et personne ne savait o jtais .

    Dans un autre cas, un ressortissant franco-ivoirien sest vu refuser le droit dentrer en contactavec son avocat et lambassade de France. Ibrahim Magassa, conomiste et consultant, a tarrt le 15 mars 2012 laroport dAbidjan son retour de Paris. Il a t emmen laDST et dtenu durant 32 jours. Il a prcis Amnesty International :

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    On ma interrog plus de dix fois (dix minutes chaque fois) et on me demandait decommuniquer des informations sur des personnes de lancienne administration [celle deLaurent Gbagbo]. Malgr mes demandes, ils ont refus de me faire assister par un avocat etpar mon ambassade.

    Inculp datteinte lautorit de ltat le 17 avril 2012, il navait toujours pas t entendusur le fond par un juge lorsque la dlgation dAmnesty International la rencontr la MACAen octobre 2012.

    Lavocat de Simone Gbagbo, Me Rodrigue Dadj, a lui aussi t dtenu au secret la DSTdurant trois semaines. Arrt son arrive laroport dAbidjan le 29 mars 2012, il a tconduit la DST pour y tre interrog. Il a t inculp d atteinte la sret de ltat, achatdarmes, rbellion et recrutement de mercenaires. Il a finalement t remis en libertprovisoire le 21 juin 2012. Lors dune rencontre avec la dlgation dAmnesty International,Rodrigue Dadj a dclar : Je nai pas eu le droit dtre assist par mes confrres bien quela DST soit rgie par le Code de procdure pnale qui prvoit quun dtenu a le droit dtreassist par un avocat ds son arrestation. Jai t enferm jour et nuit dans une salle

    climatise, couch sur une table.

    Ces dtentions dans des lieux non officiels et ces dtentions au secret ont sem le dsespoirchez les proches des personnes dtenues. Beaucoup ont effectu des dmarches pourconnatre le lieu de dtention de leur proche sans succs. La sur de Serge Herv Kribi, unsergent-chef de police dcd sous la torture en aot 2012 (voir Section 3.2.4.), a racont Amnesty International :

    Aprs linterpellation de mon frre, San Pedro, le 20 aot, jai effectu plusieursdmarches pour le voir. Je suis alle la DST, au gnie militaire et la police judiciaire, jenai trouv aucune trace de lui. Le 7 septembre, lors dune rencontre avec le prfet de policede San Pedro, jai appris que mon frre tait dcd entre Grand Lahou et Dabo.

    Laffirmation selon laquelle ce sergent de police serait dcd entre Grand Lahou etDabou a t contredite par plusieurs dtenus rencontrs par Amnesty International qui ontdclar que cet homme avait subi des svices en dtention San Pedro et tait mort dessuites de ces tortures (voir Section 3.2.4.).

    Refusant de rpondre aux familles qui cherchaient obtenir des nouvelles de leurs proches,les FRCI sen sont galement prises, au moins une occasion, une femme qui tentaitdidentifier les personnes qui taient venues arrter un de ses proches. Un agent commercial,arrt le 27 aot 2012, Koumassi (quartier dAbidjan) et dtenu quelques jours lEGS, aracont Amnesty International :

    Deux hommes en civil sont arrivs sur mon lieu de travail et mont demand de les suivre.

    Je leur ai dit quil fallait prvenir mon chef. Lun deux ma donn une gifle. Trois autres sontarrivs pour me frapper et mont tran vers un vhicule devant le personnel. La secrtairequi se trouve tre galement ma belle-sur a essay de relever limmatriculation du vhicule.Lorsquils lont vue, ils lont arrte et lont emmene en mme temps que moi lEGS. .

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    Dans certains cas, les parents nont eu des nouvelles de leurs proches dtenus que suite lavisite de la dlgation dAmnesty International qui a pu identifier leur lieu de dtention et eninformer leur famille.

    3.2.4. LA TORTURE POUR EXTORQUER DES AVEUX , PUNIR ET HUMILIER

    Traces de brlures au plastique fondu sur les corps d'anciens dtenus Abidjan. Amnesty International

    La systmatisation des dtentions dans des lieux non officiels et des dtentions au secret afavoris le recours la torture et autres mauvais traitements. Un trs grand nombre dedtenus et danciens dtenus, rencontrs par Amnesty International, ont dcrit les torturesauxquelles ils ont t soumis. Leurs rcits montrent que ces pratiques visent essentiellement extorquer des aveux mais aussi punir et humilier des individus considrs commepartisans de lancien prsident Laurent Gbagbo.

    Les dtenus et anciens dtenus, rencontrs par la dlgation dAmnesty International,ontdcrittoute une srie de techniquesutilises leur encontre.

    Ainsi, plus dune dizaine de personnes ont affirm avoir t tortures llectricit, alorsquelles se trouvaient dtenues au camp des FRCI de San Pedro.

    Un caporal-chef la base arienne dAbidjan a racont Amnesty International :

    Jai t arrt par les FRCI le 9 aot[2012] dans mon village puis transfr au poste decommandement du camp des FRCI de San Pedro. Dans ce camp, il y a un btiment. Il taitgard au 3metage et il avait un toit plat, appel la dalle20. Tout de suite, dautresdtenus mont dit que jallais tre tortur llectricit. Je ne savais pas comment cela allait

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    se passer. On ma demand de descendre dans la cour. Sur ordre, je me suis dshabill, jenai gard que mon caleon, on ma demand de masseoir et de mettre mes mains dans ledos autour dun poteau en fer. On ma pass des menottes et de leau froide a t verse surmoi. Jai reu plusieurs dcharges lectriques, ils mont ensuite demand dcarter mes

    jambes, ils ont mis de llectricit sur mon sexe et sur mon corps. Cest dans cette position

    quils mont demand davouer.

    Cet homme a ensuite t transfr lEGS, Abidjan et, au moment o AmnestyInternational a pu le rencontrer en novembre 2012, il navait pas encore t inculp.

    Dautres dtenus ont t lobjet de simulacres de noyade. Un militaire, qui faisait partie de77 personnes arrtes en mars 2012 et dtenues au camp militaire situ Place de la Libertavant dtre libres 55 jours aprs sans inculpation ni jugement, a racont AmnestyInternational :

    Aprs mavoir donn des coups de cbles lectriques et des coups de pied avec leursrangers[bottes], trois membres des FRCI mont tenu par les pieds et mont plong la tte

    dans une barrique deau. Je ne pouvais pas me dbattre parce que javais les mainsmenottes derrire le dos .

    Plusieurs autres dtenus ont affirm avoir subi des brlures au plastique fondu et ont montraux dlgus dAmnesty International des traces de brlures sur le dos et le cou. Un dtenu,membre de ce mme groupe de 77 personnes, a racont :

    Arriv au camp Place de la Libert, ils mont demand denlever mes vtements, je suisrest avec mon caleon et ils ont commenc minterroger en me torturant. Ils mont attachles mains avec des menottes relies une barre de fer verticale, ils me donnaient des coupsde matraques et de barres de fer. Ils ont brl un sac en plastique et ont fait en sorte que leplastique fondu tombe sur mon dos pendant que trois personnes me tenaient les pieds.

    Plusieurs dtenus ont galement affirm avoir t torturs dans des villas prives.

    Cest le cas dun responsable local du FPI, arrt dans la rue Abidjan en aot 2012 etlibr au bout de huit jours aprs avoir pay une ranon de 200 000 francs CFA (environ300 euros). Cette personne a racont Amnesty International :

    Jai t conduit dans un camp militaire des FRCI non loin de larrt du terminus du busN 17. Jtais au milieu dun cercle de dix militaires, les coups pleuvaient sur moi. Ils medonnaient des coups de pied et des coups de poing au visage et la tte. Quant lun deuxme parlait, un autre me frappait dans le dos. Ils mempchaient de parler pour contesterleurs assertions. Ils mont ensuite attach les mains dans le dos, ils mont galement attachles pieds. Ils ont perc deux trous dans un sac en plastique quils ont enfonc sur ma tte.

    Ils mont mis dans un coffre de vhicule et mont conduit dans une villa prive Cocody. Ilsmont accus de recevoir de largent pour recruter des mercenaires. Ils mont fait asseoir surune chaise. Rgulirement je recevais des dcharges lectriques. Jai urin et dfqu dansmon caleon.

    Certains dtenus ont affirm avoir t lobjet dune mise en scne filme visant les

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    incriminer. Un tudiant, arrt le 11 aot 2012 avec six autres personnes Grand Bassam etdtenu au camp IIAO puis lEGS, a racont Amnesty International :

    Arrivs au camp IIAO, ils nous ont tous dshabills, nous ont donn un caleon et nous ontfait asseoir. Ils ont mis des armes devant nous et nous ont films. Pendant cinq jours, je suis

    rest enferm dans une cellule et jai rgulirement reu des coups de crosse. Les militairesmont fait allonger sur un banc plat ventre et mont lacr avec un couteau, surtout aupied. La torture sest poursuivie pour quon avoue que les armes nous appartenaient. unmoment, jai entendu deux coups de feu et deux militaires dire en bambara que jecomprends car jai grandi au Mali : Assara (il est mort) et NKassara (je lai tu). Ils montfait comprendre que si javouais quon mavait donn 3 millions de francs CFA [environ4 500 euros] pour financer des attaques, on me laisserait tranquille.

    Amnesty International a galement recueilli des informations faisant tat de svices sexuelsimposs ou infligs aux dtenus. Une personne qui a t dtenue au camp des FRCI de SanPedro a racont :

    On a demand deux dtenus de prendre le sexe de leur collgue dans la bouche tour derle. Ils ont galement attach une corde au sexe dun autre dtenu, un monsieur g et ilsont tir sur la corde.

    Selon les informations recueillies par Amnesty International, au moinsdeux dtenus sont dcds des suites de tortures. Cest le cas de SergeHerv Kribi, un sergent-chef de police, dethnie bte, arrt SanPedro le 20 aot 2012. Plusieurs policiers et civils ont t arrtsdurant cette mme priode San Pedro et lun deux a racont Amnesty International :

    Serge Herv Kribi a t remis aux FRCI. Il a t dshabill, attach

    un poteau et de leau a t verse sur lui. Puis il a reu desdcharges lectriques. Moi, jtais allong sur la dalle et je me suispench pour voir. Il criait, il a voqu ses enfants..Il poussait descris atroces. Aprs cela, un de ceux qui donnaient des ordres ademand en dioula : Est-ce quil est mort ? Sil est mort, on vaattacher ses pieds pour le jeter dans la lagune . Jai vu quon luifaisait des massages cardiaques. On ne la plus entendu. Quelques

    jours aprs, un militaire que je connais ma inform que notre collguetait dcd le jour mme de son arrestation .

    Serge Herv Kribi. Amnesty International

    Un mois aprs, le 20 septembre 2012, cet homme a t dcor de lordre national du mrite titre posthume par Alassane Ouattara, les autorits ayant dcid de faire croire quil faisaitpartie des militaires et policiers tus lors des diffrentes attaques.

    Dans un autre cas, le corps dun pcheur, dcd des suites de tortures, a t jet dans lalagune dAbidjan par les FRCI. Il sagit de Djeboh Dogo Ephrem Romaric, g de trente ans.

  • 7/29/2019 26-02-13 Cte d'Ivoire - la loi des vainqueurs

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    Cte dIvoire. La loi des vainqueurs

    Index: AFR 31/001/2013 Amnesty International fvrier 2013

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    Cet homme a t arrt le 22 septembre 2012 vers 19h30 entre le Palais de la Culture et leGnie militaire alors quil allait la pche avec un ami. Ce dernier racont que tous deuxse trouvaient dans leur pirogue, non loin de la berge, quand les FRCI leur ont demand devenir vers eux. Malgr mes conseils, Romaric sest dirig vers eux. Moi, jai prfr me jeter leau et cest ainsi que jai eu la vie sauve. Jai vu que Romaric tait interpell par les

    FRCI, il a parl fort pour demander leur pardon. Puis ils lont emmen.

    Lagune o a

    t retrouv

    le corps de

    Djeboh Dogo

    Ephrem

    Romaric.

    Amnesty

    International

    Les parents de ce pcheur ont effectu des dmarches pour le retrouver et ont contact lesvigiles qui surveillent le palais de la culture. Ceux-ci leur ont dit que ce jour-l, despersonnes avaient t arrtes et battues par les FRCI. Trois jours plus tard, le corps de

    Djeboh Dogo Ephrem Romaric

    a t retrouv dans la lagune, portant des traces de coups. Lafamille na pas demand dautopsie car les frais sont trop levs. la connaissancedAmnesty International, aucune enqute na t ouverte sur ce cas.

    Le recours la torture et aux mauvais traitements ne vise pas uniquement extorquer des aveux . Il est galement utilis afin de punir et humilier ceux que les FRCI considrentcomme les vaincus dhier.

    Ainsi des dtenus ont t contraints au Gnie militaire de chanter sous peine dtre frapps.Un de ces dtenus, rencontr par Amnesty International au Gnie militaire en octobre 2012,a dclar : Parfois, on nous rveillait le matin pour nous faire chanter Eliko zama, zama,zama, je suis milicien et si on ne chantait pas, on tait frapp. Un autre dtenu, arrt le14 juin 2012 San Pedro et emmen au camp des FRCI de la ville, a racont AmnestyInternational : un moment, quelquun ses