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2.XVIII e s : l’INVRAISEMBLANCE REVENDIQUEE QUI CACHE UNE VERITE CENSUREE PAR LE POUVOIR A.LE DOUTE CONCERNANT LA VERACITE DU RECIT EST AFFICHE D’EMBLEE PAR LE REFUS DE L’AUTEUR DE PRENDRE LA RESPONSABILITE DE LA NARRATION : par ex concernant Candide de VOLTAIRE : on nous dit sur la première page, sous le titre « Candide ou l’Optimisme » : Traduit de l’allemand de Mr. le docteur Ralph. Avec les additions que l’on a trouvées dans la poche du docteur lorsqu’il mourut à Minden l’an de grâce 1759 Note : ce « docteur » serait donc mort à la bataille de Minden, l’une des plus sanglantes de la guerre de Sept ans (1756-1763) La Guerre de Sept ans (1756-1763) est occasionnée par des conflits de limites entre colons anglais et français dans le Canada, ce que Voltaire appelait "quelques arpents de neige", et pour la possession de la vallée de l'Ohio. Les Anglais ouvrent les hostilités en saisissant, sans déclaration de guerre préalable, trois transports de troupes et plus de 300 navires marchands. La guerre est l'occasion d'un renversement des alliances en Europe, puisque la France et l'Autriche, qui se faisaient la guerre depuis deux cents ans, s'unissent en signant le Traité de Versailles (1 er mai 1756), alors que le roi de Prusse, Frédéric II, avait conclu une alliance avec l'Angleterre. Si la France obtient quelques succès au début dans le Hanovre, possession du roi d'Angleterre, sa marine est anéantie par celle, bien supérieure, de l'Angleterre. Les défaites cuisantes de Rosbach et Minden mettent en évidence le génie de Frédéric II et le rôle prééminent que la Prusse entend jouer désormais sur le théâtre européen, et entraînent l'abaissement de la France. Le traité de Paris (10 février 1763) met fin à la guerre. C'est une humiliation pour la France, contrainte d'abandonner le Canada, la vallée de l'Ohio, la rive gauche du Mississipi et plusieurs Antilles. Les Français renoncent à toute prétention politique sur l'Inde où ils conservent 5 villes démantelées et sans garnison. Ils abandonnent également leurs comptoirs du Sénégal, sauf l'île de Gorée. La guerre de Sept Ans (1756-1763) est un conflit majeur du XVIII e siècle souvent comparé à la Première Guerre mondiale 1 par le fait qu’il s’est déroulé sur de nombreux théâtres d’opérations (Europe, Amérique du Nord, Inde) et se traduit par un rééquilibrage important des puissances européennes 2 . De là est né l’Empire britannique, espace dominateur mondial tout au long du XIX e siècle. De là a presque disparu le Premier espace colonial français, espace dominateur mondial tout au long des XVII e et XVIII e siècles. Une autre œuvre célèbre de l’époque commence ainsi : Marivaux (1688-1763), la Vie de Marianne (1731-1742). Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.

2.XVIII e s : l’INVRAISEMBLANCE REVENDIQUEE … liaisons dangereuses abordent comme l’indique leur titre les mœurs sexuelles de l’époque, par l’intermédiaire de deux séducteurs

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2.XVIII e s : l’INVRAISEMBLANCE REVENDIQUEE QUI CACHE UNE VERITE CENSUREE PAR LE POUVOIR A.LE DOUTE CONCERNANT LA VERACITE DU RECIT EST AFFICHE D’EMBLEE PAR LE REFUS DE L’AUTEUR DE PRENDRE LA RESPONSABILITE DE LA NARRATION : par ex concernant Candide de VOLTAIRE : on nous dit sur la première page, sous le titre « Candide ou l’Optimisme » : Traduit de l’allemand de Mr. le docteur Ralph. Avec les additions que l’on a trouvées dans la poche du docteur lorsqu’il mourut à Minden l’an de grâce 1759 Note : ce « docteur » serait donc mort à la bataille de Minden, l’une des plus sanglantes de la guerre de Sept ans (1756-1763)

La Guerre de Sept ans (1756-1763) est occasionnée par des conflits de limites entre colons anglais et français dans le Canada, ce que Voltaire appelait "quelques arpents de neige", et pour la possession de la vallée de l'Ohio.

Les Anglais ouvrent les hostilités en saisissant, sans déclaration de guerre préalable, trois transports de troupes et plus de 300 navires marchands. La guerre est l'occasion d'un renversement des alliances en Europe, puisque la France et l'Autriche, qui se faisaient la guerre depuis deux cents ans, s'unissent en signant le Traité de Versailles (1

er mai 1756), alors que le roi de Prusse, Frédéric II, avait

conclu une alliance avec l'Angleterre.

Si la France obtient quelques succès au début dans le Hanovre, possession du roi d'Angleterre, sa marine est anéantie par celle, bien supérieure, de l'Angleterre. Les défaites cuisantes de Rosbach et Minden mettent en évidence le génie de Frédéric II et le rôle prééminent que la Prusse entend jouer désormais sur le théâtre européen, et entraînent l'abaissement de la France.

Le traité de Paris (10 février 1763) met fin à la guerre. C'est une humiliation pour la France, contrainte d'abandonner le Canada, la vallée de l'Ohio, la rive gauche du Mississipi et plusieurs Antilles. Les Français renoncent à toute prétention politique sur l'Inde où ils conservent 5 villes démantelées et sans garnison. Ils abandonnent également leurs comptoirs du Sénégal, sauf l'île de Gorée.

La guerre de Sept Ans (1756-1763) est un conflit majeur du XVIIIe siècle souvent comparé à la

Première Guerre mondiale1 par le fait qu’il s’est déroulé sur de nombreux théâtres d’opérations

(Europe, Amérique du Nord, Inde) et se traduit par un rééquilibrage important des puissances européennes

2. De là est né l’Empire britannique, espace dominateur mondial tout au long du

XIXe siècle. De là a presque disparu le Premier espace colonial français, espace dominateur mondial

tout au long des XVIIe et XVIII

e siècles.

Une autre œuvre célèbre de l’époque commence ainsi :

Marivaux (1688-1763), la Vie de Marianne (1731-1742).

Avant que de donner cette histoire au public, il faut lui apprendre comment je l’ai trouvée.

Il y a six mois que j’achetai une maison de campagne à quelques lieues de Rennes, qui, depuis trente ans, a passé successivement entre les mains de cinq ou six personnes. J’ai voulu faire changer quelque chose à la disposition du premier appartement, et, dans une armoire pratiquée dans l’enfoncement d’un mur, on y a trouvé un manuscrit en plusieurs cahiers contenant l’histoire qu’on va lire, et le tout d’une écriture de femme. On me l’apporta ; je le lus avec deux de mes amis qui étaient chez moi, et qui, depuis ce jour-là, n’ont cessé de me dire qu’il fallait le faire imprimer. Je le veux bien, d’autant plus que cette histoire n’intéresse1 personne. Nous voyons par la date, que nous avons trouvée à la fin du manuscrit, qu’il y a quarante ans qu’il est écrit ; nous en avons changé le nom de deux personnes dont il y est parlé, et qui sont mortes. Ce qui y est dit d’elles est pourtant très indifférent ; mais n’importe : il est toujours mieux de supprimer leurs noms. Voilà tout ce que j’avais à dire ; ce petit préambule m’a paru nécessaire, et je l’ai fait du mieux que j’ai pu, car je ne suis point auteur, et jamais on n’imprimera de moi que cette vingtaine de lignes-ci. Passons maintenant à l’histoire. C’est une femme qui raconte sa vie ; nous ne savons qui elle était. C’est la Vie de Marianne ; c’est ainsi qu’elle se nomme elle-même au commencement de son histoire ; elle prend ensuite le titre de comtesse ; elle parle à une de ses amies dont le nom est en blanc, et puis c’est tout.

A quel genre appartient le récit qui va suivre, de la main de Marianne ?

Marianne raconte sa vie, c’est donc une autobiographie ; mais il s’agit d’une fiction : on parle d’autobiographie fictive.

Donnons pour dernier exemple les Liaisons dangereuses, de Choderlos de LACLOS :

CHODERLOS DE LACLOS, Les liaisons dangereuses, 1782 - XVIII e s Nous croyons devoir prévenir le public que, malgré le titre de cet ouvrage et ce qu’en dit le rédacteur dans sa préface, nous ne garantissons pas l’authenticité de ce recueil et que nous avons même de fortes raisons de penser que ce n’est qu’un roman. Il nous semble de plus que l’auteur, qui paraît pourtant avoir cherché la vraisemblance, l’a détruite lui-même et bien maladroitement par l’époque où il a placé les événements qu’il publie. En effet, plusieurs des personnages qu’il met en scène ont de si mauvaises mœurs, qu’il est impossible de supposer qu’ils aient vécu dans notre siècle ; dans ce siècle de philosophie, où les lumières, répandues de toutes parts, ont rendu, comme chacun sait, tous les hommes si honnêtes et toutes les femmes si modestes et si réservées. Choderlos de Laclos affirme que les Liaisons dangereuses répondent à une double intention morale et pédagogique : le roman dénoncerait les ravages de l’ignorance et inciterait ses contemporains à dispenser une éducation sexuelle aux filles. Dans le roman en effet, deux libertins, la marquise de

Merteuil et le vicomte de Valmont séduisent une jeune fille ignorante et une épouse fidèle. Leur technique est subtile et joue sur les failles de la psychologie des victimes. Le choix du roman épistolaire permet de montrer les points de vue des différents personnages. Le récit n’a pas encore commencé : Laclos feint de reproduire un Avertissement au lecteur dont il est, en réalité, l’auteur. Qui parle ? Où se situe ce texte, dans un roman ? Le locuteur se démarque lui-même du « rédacteur, auteur », et prévient le « public » ; son rôle est de « garantir » le contenu publié : il s’agit donc de l’éditeur. Ce texte est normalement extérieur à la narration, il s’agit d’un « Avertissement au lecteur », qui peut être rédigée soit par l’auteur lui-même, soit par un critique extérieur). Quelle est la position de cet « éditeur » face au roman que lira le lecteur ? Il le critique (pas authentique, pas vraisemblable : donc un roman, au sens péjoratif du terme : cf la négation explétive « ne…que » qui traduit le jugement dépréciatif : « ce n’est qu’un roman). Qu’est-ce qui indique que cet « avertissement » est un faux ? L’éloge final est tellement exagéré (cf les procédés de la répétition et de l’hyperbole : « toutes, tous, toutes » + intensifs avec rythme binaire : « si …et si ») que l’on comprend qu’il s’agit d’une antiphrase : le registre est donc ironique. Cette ironie finale nous fait relire avec plus d’attention le début : les comportements décrits ne sont peut-être pas si éloignés que cela de la réalité, et le roman est peut-être plus vraisemblable que prévu. Car nous sommes bien dans le siècle des Lumières, siècle du libertinage de mœurs. Affirmer que le livre ment en parlant du XVIII e s (« l’époque où il a placé les événements », à mettre en relation avec « ce siècle de philosophie », càd la philosophie des Lumières, courant du XVIII e s) est donc une manière de se protéger et d’éviter la censure, encore très active à l’époque. Car le livre va bouleverser les tabous sexuels et risque d’être taxé d’immoral, alors qu’il révèle en fait l’hypocrisie des mœurs de l’époque, qui n’osent pas paraître au grand jour. On finit par le deviner : celui qui parle n’est pas un vrai éditeur, mais le déguisement de l’auteur sous ce personnage fictif : il parodie le style des « avertissements au lecteur » et fait semblant d’abonder dans le sens du lecteur, qui est normalement « bien-pensant », et qui a une piètre opinion du roman, considéré encore au XVIII e s comme un genre mineur, parce que trop invraisemblable. On devine encore que le « rédacteur » dans sa préface est aussi une autre forme déguisée de Laclos. Qu’apprenons-nous sur l’histoire du roman ?

- au XVIII e s, le roman était encore fortement discrédité parce que peu vraisemblable et peu représentatif de la réalité vécue. En fait, le roman n’est pas pris au sérieux avant le XIX e s

- au même siècle, la censure était encore très forte, et il fallait trouver des « déguisements » pour s’exprimer (notamment en ce qui concerne la politique, la morale et la religion). On se

cache donc derrière un locuteur fictif et l’on utilise souvent l’ironie, avec ses antiphrases.

De quoi parlent ces trois œuvres pour être jugées dangereuses ?

Candide aborde tous les défauts des hommes et de la société de son époque : « optimisme » est une antiphrase, l’auteur est en fait pessimiste, et fera bientôt passer son optimisme béat à son personnage… La critique la plus virulente concerne le pouvoir de la noblesse, du clergé et les incessantes guerres royales.

Les liaisons dangereuses abordent comme l’indique leur titre les mœurs sexuelles de l’époque, par l’intermédiaire de deux séducteurs (un homme et une femme) qui se lancent le défi de faire céder les femmes les moins portées sur le sexe ou la trahison amoureuse. C’est une manière détournée de montrer l’hypocrisie de l’époque, qui affiche la vertu, mais se livre au libertinage. Mais aborder un tel sujet était tabou à l’époque.

La vie de Marianne n’a pas une portée critique si lourde, mais, à travers les nombreuses aventures de Marianne, le lecteur finit par avoir une image assez complète des défauts de l’époque, notamment en ce qui concerne les malheurs d’une femme face aux roueries de sa société.

B.LE CONTE PHILOSOPHIQUE Le XVIII e s aime parfois moins le roman que le conte : mais ce conte dépasse le simple conte de fées, il cache un enjeu critique envers la société : à travers le récit, on découvre les idées des Philosophes des Lumières, et leurs revendications sociales, politiques et religieuses. Pour s’épargner la censure qui pouvait empêcher la publication ou la diffusion des écrits, le registre merveilleux et les aventures totalement invraisemblables d’un héros devaient d’abord égarer le lecteur et lui faire croire qu’il s’agissait d’un récit traditionnel. Le héros, de plus, n’a pas le statut de demi-dieu, et souvent même pas de noble (cf Candide, un bâtard) : on peut donc le transformer en aventurier qui parcourt le monde, car ce qui est intéressant n’est pas le héros, mais les yeux qu’il porte sur son environnement. Ainsi Candide, personnage éponyme du Candide de VOLTAIRE, nous fait voyager dans les deux hémisphères, en y décelant chaque fois les dysfonctionnements sociaux ou politiques. Le seul pays épargné est l’Eldorado, pays imaginaire où tout est enfin « bien » : VOLTAIRE CANDIDE, conte philosophique du XVIII e s : Le départ du pays de l’Eldorado Candide et son serviteur Cacambo ont par hasard découvert le pays de l’Eldorado, un pays où le roi est une sorte de patriarche bienveillant, où la religion se vit sans fanatisme, et où l’or et les pierreries n’intéressent personne, vu leur abondance même. Mais Candide demande à en sortir, pour rejoindre sa chère Cunégonde, et devenir riche dans son monde. Note : l’Eldorado est une contrée mythique, chimère que poursuivaient les Conquistadores espagnols lors de leur conquête du Nouveau Monde (étymol.en espagnol :El (pais) dorado, « le pays doré », « le pays de l’or »; sens figuré : pays fabuleux de richesses et de délices « Vous faites une sottise, leur dit le roi ; je sais bien que mon pays est peu de chose ; mais quand on est passablement quelque part, il faut y rester ; je n’ai pas assurément le droit de retenir des étrangers ; c’est une tyrannie qui n’est ni dans nos mœurs ni dans nos lois ; tous les hommes sont libres ; partez quand vous voudrez, mais la sortie est bien difficile. Il est impossible de remonter la rivière rapide sur laquelle vous êtes arrivés par miracle, et qui court sous des voûtes de rochers. Les montagnes qui entourent tout mon royaume ont dix mille pieds de hauteur, et sont droites comme des murailles : elles occupent chacune en largeur un espace de plus de dix lieues ; on ne peut en descendre que par des précipices. Cependant puisque vous voulez absolument partir, je vais donner ordre aux intendants des machines d’en faire une qui puisse vous transporter commodément. Quand on vous aura conduits au revers des montagnes, personne ne pourra vous accompagner ; car mes sujets ont fait vœu de ne jamais sortir de leur enceinte, et ils sont trop sages pour rompre leur vœu. Demandez-moi d’ailleurs tout ce qu’il vous plaira. – Nous ne demandons à Votre Majesté, dit Cacambo, que quelques moutons chargés de vivres, de cailloux, et de la boue du pays. » Le roi rit : « Je ne conçois pas, dit-il, quel goût vos gens d’Europe ont pour notre boue jaune : mais emportez-en tant que vous voudrez, et grand bien vous fasse. » Il donna l’ordre sur-le-champ à ses ingénieurs de faire une machine pour guinder ces deux hommes extraordinaires hors du royaume. Trois mille bons physiciens y travaillèrent ; elle fut prête au bout de quinze jours (…). On mit sur la machine Candide et Cacambo ; il y avait deux grands moutons rouges sellés et

bridés pour leur servir de monture quand ils auraient franchi les montagnes : vingt moutons de bât chargés de vivres, trente qui portaient des présents de ce que le pays a de plus curieux, et cinquante chargés d’or, de pierreries et de diamants. Le roi embrassa tendrement les deux vagabonds. Ce fut un beau spectacle que leur départ, et la manière ingénieuse dont ils furent hissés eux et leurs moutons au haut des montagnes. NOTES

« je n’ai pas le droit de retenir des étrangers » : le roi d’Eldorado est donc beaucoup plus libéral que le « monarque éclairé » Frédéric II de Prusse, qui avait invité Voltaire en tant que Philosophe des Lumières (comme Catherine de Russie, d’ailleurs, les deux seuls monarques de l’époque à s’être ouverts à l’esprit des Lumièress), et ne voulait plus le laisser rejoindre la France.

Guinder = hisser au moyen d’une grue Quelle est l’image royale qui se dégage de ce texte ? Modestie, absence de vanité (pas besoin de guerres de conquête pour agrandir le royaume, il se contente de ce qu’il a ; paternalisme avec les autres hommes : embrasse Candide et son serviteur : il y a donc une sorte d’égalité) ; générosité, ouverture aux sciences et technologie (il y a des ingénieurs, physiciens en grand nombre capables de faire des prouesses technologiques) ; désintéressement, comme d’ailleurs l’ensemble de la population : peu importent les richesses (« boue »). Comment s’appelle un lieu de ce genre ? quelles en sont les caractéristiques ? Une utopie (u-topos, un lieu qui n’existe pas). Lieu d’abondance (cailloux = pierres précieuses, boue = or), dont la collectivité fonctionne comme un tout qui a choisi avec sa raison ce mode de vie (sagesse soulignée des habitants qui ont fait vœu de ne plus sortir). Fixisme ou statisme : l’absence d’entrée et de sortie du lieu l’empêche d’évoluer, car on ne peut rien ajouter à la perfection (du lieu et des habitants eux-mêmes). Montrez qu’il s’agit d’un conte philosophique. Appartenance au registre merveilleux du conte : les richesses incroyables, la perfection de l’ensemble. Mais cette perfection est justement le contre-pied de la société du XVIII e s où le roi est tyrannique, les sujets ni libres ni égaux, et où la science n’a pas encore la place escomptée par les Philosophes des Lumières : or ils en espèrent le progrès social. A votre avis, pourquoi Voltaire décide-t-il dans son récit de faire quitter l’Eldorado à ses personnages ? Peut-on y voir une réponse symbolique dans l’illustration ? Le départ de Candide revêt un aspect symbolique : on ne peut se contenter de rêves, d’utopie. L’utopie sert à dénoncer ce qui est, mais il faut agir pour obtenir le progrès social. La gravure du XVIII e s nous montre Candide sur un fond de décor de théâtre (on voit le décor et un rideau). Comme une pièce de théâtre, le conte philosophique est une illusion, qui nous montre indirectement (implicitement) autre chose : reflet de la société de l’époque. Mais à l’intérieur de cette première illusion, il y en a une seconde, celle de l’utopie : au lieu de juste montrer la scène, on montre les « ficelles » de la mécanique théâtrale concernant cette partie du récit, la sortie d’Eldorado par les machines des physiciens. L’utopie n’est qu’un conte, et il ne faut pas se contenter de contes pour sortir la France de l’impasse. Comment, dans la suite de Candide, le personnage éponyme évolue-t-il en rapport avec cette morale ? La gravure illustrant Candide peut avoir une signification symbolique : Candide est en train de franchir les murailles d’Eldorado attaché à la grue, et cette dernière est manipulée par un Philosophe. Il descend, parce que justement il n’a pas encore compris la réalité du progrès social (ce n’est pas encore un héros accompli : cf le terme de « vagabonds » utilisé par le roi pour les deux personnages). Pour l’atteindre, il ne suffit pas de profiter de privilèges pour lesquels on ne s’est pas battu (par ex la richesse due à la naissance, et ici à la bonne fortune : allusion aux privilèges des nobles, classe « parasite » qui vit sur le dos du peuple travaillant pour elle), mais il faut « retrousser ses manches » et se mettre au travail personnellement. Le bonheur ne vient pas de la richesse (au contraire, c’est le soif de pouvoir et donc les guerres et tous les malheurs terrestres qu’elle suscite), mais de la

transformation sociale que l’on peut obtenir par répartition du travail qui procurera l’égalité et une richesse partagée par tous. Cf la fin de Candide, qui présente cette fois une utopie réalisable : pour l’instant il s’agit d’un microcosme (une sorte d’expérience pilote sur petite échelle dans la ferme de Candide), mais c’est une métonymie (=partie pour le tout) du changement possible en France.

Voici cette fin : VOLTAIRE, CANDIDE (1759), ch. XXX : Conclusion

Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’avez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de mademoiselle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des pistaches. - Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »

GRAVURE DU XVIII e s illustration de Candide de VOLTAIRE

C.LE ROMAN PICARESQUE Un autre héros aventurier est le « picaro » : un vaurien (aucune extraction noble et comportement peu moral). Sa mauvaise situation sociale le conduit également sur les routes, où il découvre toutes les facettes de la société par des aventures qui le ridiculisent. Nous sommes à présent loin de l’étymologie du mot « héros » : on n’en garde plus que le second sens : personnage principal. LESAGE, Gil Blas de Santillane, 1715-1735 – XVIII e s « Mais, mon Père, ajoutai-je, finissons. Mes camarades, qui sont dans ce bois, s’impatientent. Jetez tout à l’heure votre bourse à terre, ou bien je vous tue. » A ces mots, que je prononçai d’un air menaçant, le religieux sembla craindre pour sa vie. « Attendez, me dit-il, je vais donc vous satisfaire, puisqu’il le faut absolument. Je vois bien qu’avec vous autres les figures de rhétorique sont inutiles. » En disant cela, il tira de dessous sa robe une grosse bourse de peau de chamois, qu’il laissa tomber à terre. Alors je lui dis qu’il pouvait continuer son chemin, ce qu’il ne me donna pas la peine de répéter. (…) Après qu’ils m’eurent d’autant plus loué que je méritais moins de l’être, il leur prit envie d’examiner le butin dont je revenais chargé. « Voyons, dirent-ils, voyons ce qu’il y a dans la bourse du religieux. – Elle doit être bien garnie, continua l’un d’eux, car ces bons Pères ne voyagent pas en pèlerins. » Le capitaine délia la bourse, l’ouvrit, et en tira deux ou trois poignées de petites médailles de cuivre, entremêlées d’ Agnus Dei avec quelques scapulaires. A la vue d’un larcin si nouveau, tous les voleurs éclatèrent en ris immodérés. « Vive Dieu ! s’écria le lieutenant, nous avons bien de l’obligation à Gil Blas. Il vient, pour son coup d’essai, de faire un vol fort salutaire à la compagnie. » Notes : figures de rhétorique : désigne l’éloquence, les grands discours persuasifs ; Agnus Dei : médaille de cire bénite, portant l’image d’un agneau, représentant le Christ ; scapulaires : petits morceaux d’étoffe consacrée, réunis par deux rubans bénits qu’on portait autour du cou pour se protéger du mal ; larcin : butin d’un vol ; ris : rire ; salutaire : qui apporte le salut (religieux).

Lesage s’inspire du roman picaresque espagnol pour composer un « roman-fleuve » de 12 volumes, dont les aventures du héros permettent de mettre en scène la société de façon ironique et réaliste. Le roman picaresque s’attache à un héros faisant l’apprentissage de la vie. Mais, contrairement aux romans d’apprentissage dans le genre de Balzac (cf le Père Goriot, avec l’ambitieux Rastignac, ou Le Rouge et le Noir de Stendhal, avec Julien Sorel), le héros picaresque (de picaro = vaurien) est dépourvu de toute qualité héroïque. Jeune homme pauvre issu du peuple, il cherche à survivre en s’essayant à divers métiers : c’est un aventurier à qui il arrive des aventures souvent cocasses, qui le mettent en échec ou le rendent ridicule. Il s’élèvera dans la société grâce à l’intrigue et à la corruption politiques. Ce n’est pas un héros moral, et son combat n’obéit plus à des valeurs qui pourraient le grandir. D’ailleurs il n’a ni force physique exceptionnelle, ni force morale. Dans cet extrait, Gil Blas, capturé par des bandits de grand chemin et devenu leur valet, tente de se qualifier comme brigand en détroussant un voyageur, alors que ses camarades, cachés, veulent juger ses talents. Quels sont les thèmes sociaux évoqués, et avec quel registre la société est-elle décrite ?

- la violence de la vie (vol, meurtre) - les clivages entre les castes sociales (pauvreté des voleurs et aisance supposée des

religieux) - donc la dureté de la vie - la satire des valeurs sociales et des corps sociaux : ici la satire du clergé (lâche : cf la

périphrase-euphémisme qui rapporte sa fuite), peu religieux et cupide : il sacrifie les objets religieux plutôt que sa bourse, et il n’applique pas ses vœux de pauvreté (« ne voyagent pas

en pèlerins », càd en toute pauvreté, pour accomplir un devoir religieux) ; il est aussi rusé (il a réussi à duper son voleur)

- les valeurs religieuses sont tournées en dérision par les voleurs : plaisanterie sur le « salut » apporté à la compagnie (antiphrase)

Cependant le rire, les plaisanteries égaient la critique sociale. Le registre est comique, et repose sur le principe du « trompeur trompé », ici le voleur volé. De même, le récit est alerte, et progresse avec rapidité, pour ne pas lasser le lecteur, et les discours directs contribuent à dynamiser sa progression en soulignant ses phases essentielles et en le rendant vivant. Quelle vision du héros avons-nous ici ? C’est un héros naïf, ce qui montre que nous sommes dans un roman d’apprentissage C’est un anti-héros : les héros picaresques sont généralement médiocres et souvent ridicules. D’ailleurs, le personnage se déprécie lui-même, en tant que narrateur-acteur interne (« d’autant plus loué que je méritais moins de l’être » ; il n’oublie rien de son humiliation). Son récit est un récit a posteriori. C’est un héros immoral, qui ne discute pas les moyens pour réussir Mais son immoralité le mène tout de même à l’échec Et ses actes manquent d’héroïsme : il agresse un personnage isolé et désarmé, sachant que le renfort de ses camarades n’est pas loin >>le héros picaresque n’a plus aucune des qualités attendues du héros traditionnel de roman >>son parcours n’est pas émaillé de hauts faits, mais il reste au niveau trivial (banal, peu élevé) de la réalité quotidienne >>le parcours du picaro consiste en une « école de cruauté », il n’y a pas d’enjeu moral : la leçon de l’apprentissage est juste de devenir moins naïf.. >>le roman picaresque est le roman de l’éducation d’un anti-héros. Montrez que le roman picaresque parodie le roman chevaleresque du Moyen-Age. Composantes générales d’un récit d’aventures : un héros, une action forte et violente, un récit entraînant fondé sur le suspense et le rebondissement>>registre épique au Moyen-Age. Le roman picaresque se sert de ces composantes en les parodiant : commentaire dévalorisant du narrateur lui-même, ridicule des situations, dégradation du héros qui bafoue les valeurs religieuses >>on passe du récit d’aventures fabuleuses au récit de vie, organisé autour d’un personnage haut en couleurs mais prosaïque et populaire, un antihéros. Renseignez-vous sur le roman Don Quichotte de CERVANTES, l’ancêtre des romans picaresques. Citez au moins un épisode célèbre. Le dernier tome paraît en 1615 ; son auteur est espagnol, et, comme plus tard les auteurs français, décline sa responsabilité de narrateur en déclarant que les premiers chapitres sont tirés des « Archives de la Manche » et que le reste est traduit depuis l’arabe de l’auteur morisque Cid Hamet Ben Engeli (l’enchanteurqui tire les ficelles de Don Quichotte tout au long du roman).Don Quichotte de la Manche est un hidalgo, chevalier, mais un chevalier pauvre. C’est un faible d’esprit qui prend ses rêves pour la réalité, et à qui il arrive d’innombrables aventures cocasses lors de ses voyages.

Notes (Wikipédia) : L’intrigue couvre les voyages et les aventures de Don Quichotte et son écuyer Sancho Panza. Ce hidalgo est obsédé par les livres de chevalerie. Ses amis et sa famille pensent qu’il est fou quand il décide de devenir à son tour un chevalier errant et de parcourir l’Espagne sur son cheval, Rossinante, en combattant le mal et protégeant les opprimés.

Il passe pour un illuminé auprès de ceux qu’il rencontre. Il croit que les auberges ordinaires sont des châteaux enchantés et les filles de paysans de belles princesses. Il prend les moulins à vent pour des géants envoyés par de méchants magiciens. Il considère qu’une paysanne de son pays, Dulcinée du Toboso, qu’il ne rencontrera jamais, est l’élue de son cœur à qui il jure amour et fidélité.

Sancho Panza, son écuyer, dont la principale préoccupation est, comme son nom l’indique, de se remplir la panse, estime que son maître souffre de visions, mais il se conforme à sa conception du monde, et entreprend, avec son maître, de briser l’envoûtement dont est victime Dulcinée.

DAUMIER

Don Quichotte

Montrez comment DAUMIER au XIX e s nous brosse un portrait pictural du héros picaresque. Don Quichotte est présenté de manière extrêmement filiforme, comme dévoré par sa folie de chevalerie, qui ne lui rapporte que des ennuis et le laisse sur sa faim (au premier degré, cf l’état du cheval). Cependant il se dresse fièrement sur son destrier, qu’il semble chevaucher au galop (son habit flotte), alors que son vieux cheval peut à peine avancer. L’ensemble a le flou du mythe, ce qu’est devenu Don Quichotte.

D.LE ROMAN EPISTOLAIRE Très à la mode au XVIII e s, il permet aussi de « voyager », par locuteurs interposés, puisqu’il y a échange de lettres de personnages qui ne se trouvent pas au même endroit, et vivent des expériences diverses. Si le conte philosophique utilisait le registre merveilleux pour se cacher de la censure, et le roman picaresque l’invraisemblance poussée des actions et le rire qui en résulté, le roman épistolaire se cache derrière les yeux des différents narrateurs : impossible de savoir ce que l’auteur pense vraiment.

C’est le cas des Liaisons dangereuses de Laclos.

MONTESQUIEU, quant à lui, utilise un second « filtre » : ses locuteurs ne sont pas français, on ne peut donc leur reprocher de mal comprendre la France. Il exploite à son avantage la vague d’exotisme qui traversait la France à l’époque. L’exotisme remplace le merveilleux.

MONTESQUIEU, LETTRES PERSANES, XXIV

RICA A IBBEN, A SMYRNE

Nous sommes à Paris depuis un mois, et nous avons toujours été dans un mouvement continuel. Il faut bien des affaires avant qu’on soit logé, qu’on ait trouvé les gens à qui on est adressé, et qu’on se soit pourvu des choses nécessaires, qui manquent toutes à la fois. Paris est aussi grand qu’Ispahan. Les maisons y sont si hautes qu’on jugerait qu’elles ne sont habitées que par des astrologues. Tu juges bien qu’une ville bâtie en l’air, qui a six ou sept maisons les unes sur les autres, est extrêmement peuplée, et que, quant tout le monde est descendu dans la rue, il s’y fait un bel embarras. Tu ne le croirais pas peut-être : depuis un mois que je suis ici, je n’y ai encore vu marcher personne. Il n’y a point de gens au monde qui tirent mieux parti de leur machine que les Français : ils courent ; ils volent. Les voitures lentes d’Asie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomber en syncope. Pour moi, qui ne suis point fait à ce train, et qui vais souvent à pied sans changer d’allure, j’enrage quelquefois comme un Chrétien : car encore passe qu’on m’éclabousse depuis les pieds jusqu’à la tête ; mais je ne puis pardonner les coups de coude que je reçois régulièrement et périodiquement. Un homme qui vient après moi, et qui me passe, me fait faire un demi-tour, et un autre, qui me croise de l’autre côté, me remet soudain où le premier m’avait pris ; et je n’ai pas fait cent pas, que je suis plus brisé que si j’avais fait dix lieues. En quoi consiste la critique du Persan ? est –elle virulente ? Topos traditionnelle des « embarras » (bouchons) des grandes villes, et manque de civilité des Français due à leur vie stressante, à qui manque la sagesse patiente de l’Orient…. Ce n’est pas une critique bien grave, et elle est empreinte d’humour. Repérez les marques exotiques du locuteur. Noms du locuteur et du destinataire qui vit à Ibben, en Perse ; la signature de la fin de la lettre (nous n’en avons qu’un extrait) rappelle de manière fantaisiste le calendrier musulman) ; comparaison chauvine du début (Paris = Ispahan : compliment) ; étonnement devant les « gratte-ciel » de l’époque, alors qu’en Asie les maisons sont plates ; rappel du mode de locomotion (chameaux) : critique du « stress » des Français (les Asiatiques ont su préserver leur mode de vie) ; retour de baton : un chrétien enragerait comme un païen, ou un mécréant : qui n’a pas la foi – or Rica (nom exotique aussi) dont la religion est musulmane, enrage comme un chrétien : à chacun ses préjugés…. Idée que la vie en Orient est supérieure (politesse et lenteur : vie plus agréable)

Une autre « astuce » de Montesquieu est de mélanger une critique légère (ci-dessus) avec une critique virulente (ci-dessous) :

MONTESQUIEU, LETTRES PERSANES, XXXVII, 1721

USBEK A IBBEN, A SMYRNE

Le roi de France est vieux. Nous n’avons point d’exemple dans nos histoires d’un monarque qui ait si longtemps régné. On dit qu’il possède à un très haut degré le talent de se faire obéir : il gouverne avec le même génie sa famille, sa cour, son Etat. On lui a souvent entendu dire que, de tous les gouvernements du Monde, celui des Turcs ou celui de notre auguste sultan lui plairait le mieux, tant il fait cas de la politique orientale. Quelles sont les idées implicites qui font de ce texte un écrit dangereux à l’époque ? Roi trop vieux : est-il encore capable de gouverner ? (il s’agit de Louis XIV, décédé à l’époque de la rédaction). Et gouverner si longtemps = abus de pouvoir ; d’ailleurs ses talents sont ceux d’un tyran : se faire obéir, et de manière universelle, en privé comme en public. C’est donc un monarque absolu. Qu’est-ce qui adoucit la critique implicite au premier degré tout en la rendant encore plus virulente au second ? Le compliment final du Persan locuteur : le roi français ressemble au sultan, ce qui plaît au locuteur, et est présenté comme une ouverture d’esprit du roi français (« tant il fait cas de la politique orientale »). Or le pouvoir du sultan était un pouvoir absolu…

On voit donc que ce jeu de regards entraîne l’ironie, càd l’antiphrase : il faut lire le texte à l’envers, chaque compliment cache une pique…

miniature persane sous forme de mosaïque

ROUSSEAU , dans son roman épistolaire « Julie ou la Nouvelle Héloïse », mêle une sorte d’utopie naturelle à une sensibilité exacerbée : le bonheur

dans la nature et les émotions pour nous convaincre des défauts de notre société. En cela il annonce le romantisme du siècle suivant (on le classe dans le pré-romantisme).

ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761 – XVIII e s Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. (…) A dîner, on amène les enfants et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver ! Ô bienheureux enfants ! disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres ! Ressemblez à vos pères et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays ! (…) Julie ! femme incomparable ! vous exercez dans la simplicité de la vie privée le despotique empire de la sagesse et des bienfaits : vous êtes pour tout le pays un dépôt cher et sacré que chacun voudrait défendre et conserver au prix de son sang ; et vous vivez plus sûrement, plus honorablement au milieu d’un peuple entier qui vous aime, que les rois entourés de tous leurs soldats. Notes : zèle : entrain, empressement ; s’oublier : manquer de respect envers les autres, se conduire mal ; badins : enjoués, qui aiment à plaisanter.

Rousseau est un pré-romantique : avant ce mouvement, il analyse les mouvements de la passion amoureuse avec un lyrisme d’avant-garde. Passion impossible, comme toujours chez les romantiques, car la société empêche son accomplissement : le roman raconte la passion de Julie d’Etanges et de Saint-Preux, mais Julie est mariée, et l’objet du roman est le triomphe pathétique de la vertu sur l’amour, qui finira par coûter la vie à Julie. Il s’agit d’un roman épistolaire, ce qui permet

la polyphonie des voix narratives, et l’expression individualisée des sentiments. Mais le roman est aussi une utopie : il propose un idéal de société nouvelle fondée sur un esprit communautaire et sur l’amour de la nature (ce dernier point est aussi un thème romantique avant l’heure). Cette scène de vendanges, présidée par la « patronne », Julie, illustre le rêve d’une société égalitaire et bienfaisante chère à Rousseau, dont Saint-Preux est le porte-parole. Saint-Preux est le locuteur de la lettre, destinée à un ami (et non à Julie, malgré la fin du texte). Etudiez la société décrite, et montrez qu’il s’agit d’une utopie du XVIII e s. Tout est collectif (insistance des indéfnis « tous, tout » qui traduisent l’unanimité) : réseau lexical de la convivialité (cf le chiasme « zèle-chante-rit-travail » qui associe paradoxalement deux attitudes peu compatibles. La société est parfaite, tout le monde est heureux. Il y a la thématique du monde à l’envers : le travail se fait dans la joie, les maîtres sont présents et participent (ici Julie et ses enfants), ils ne sont pas méprisants, mais le peuple a également de l’éducation (pas « d’oubli », pas de grossièretés) et aime ses maîtres (sorte de bénédiction des enfants avec l’éloge des maîtres considérés comme bienfaiteurs) ; l’égalité règne, et l’ensemble forme une grande famille fraternelle vivant en autarcie grâce aux travaux agricoles. Cette société champêtre se contentant de plaisirs simples (valorisés par un rythme ternaire) et vrais (vertueux aussi) s’oppose au monde artificiel et intrigant de Versailles, fait de luxe et d’oisiveté coûteuse. Il y a aussi la perspective d’un avenir heureux, dans la continuité du présent (fixisme traditionnel de l’utopie) : introduction avant l’heure du mythe moderne d’une jeunesse rédemptrice (prière, souhait avec les injonctifs « soyez ») : la jeunesse est le symbole de l’avenir et de son bonheur. >>Julie devient donc l’allégorie d’une vertu harmonieuse, idéal du XVIII e s : sa présence pacifie la violence sociale habituelle. Elle incarne face aux valeurs caduques (dépassées, déchues) de la monarchie l’image d’un pouvoir idéal fondé sur l’amour. Noter que par cette œuvre Rousseau a contribué à créer le mythe de la République française, incarnée par une figure féminine, Marianne, liée au peuple par un « amour sacré » (cf la 3

e strophe de la Marseillaise). Julie représente donc les

valeurs du siècle des Lumières (Rousseau était d’ailleurs le seul philosophe à être autant égalitaire, et à imaginer la démocratie, les autres visant seulement une monarchie parlementaire).

Relevez les aspects pré-romantiques du texte. Importance du thème de la nature, qui est le cadre du bonheur vécu Lyrisme exalté du narrateur idéalisant dans son amour la femme aimée (apostrophe, hyperboles, exclamations, antithèses, anaphores, rythme ternaire avec gradation finale). Recours à la spiritualité : Dieu n’est pas absent ; il est le garant de ce bonheur Importance du « Moi » et de ses sentiments (narrateur interne, « je ») : enthousiasme pour la nouvelle société, puis amour-passion d’une femme. BILAN : ce texte daté du XVIII e s, en est représentatif par le projet utopique qu’il contient (changer la société en imaginant des sociétés idéales) ; cependant la société utopique imaginée par Rousseau est proche de la sensibilité romantique du XIX e s : c’est une micro-société totalement immergée dans la nature, qui vit en autarcie et ne souffre donc pas des méfaits de la civilisation.

BILAN : au XVIII e s, on utilise donc l’illusion maximale (invraisemblance d’actions palpitantes, merveilleux de l’utopie, exotisme, points de vue divergents des locuteurs) pour rompre l’illusion et éclairer le lecteur sur les défauts de sa société. La vision de l’homme et de la société cesse d’être optimiste. Le héros a perdu de sa superbe : il n’est pas toujours noble, et il l’est rarement dans les deux sens du terme. Avec le roman picaresque, il devient même burlesque (il est rabaissé, ridiculisé). En fait, le héros, de personnage principal, devient surtout prétexte : il est les « yeux » du narrateur comme du lecteur, lunettes pour découvrir le monde tel qu’il est.