31
3 L’aphasie coloniale française : l’histoire mutilée 1 ANN LAURA STOLER Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première conférence « transatlantique » consacrée à la « situation coloniale » – me donnait l’opportunité de réfléchir aux approches universitaires de l’histoire coloniale française, deux choses m’avaient frappée 2 : premièrement, l’explosion d’un intérêt commémoratif pour l’histoire coloniale française, qui se reflétait dans la prolifération des publications à ce sujet tant en France qu’aux États-Unis ; deuxièmement, les expressions commodes qui servaient à connoter le silence qui avait entouré jusque-là les questions coloniales : il s’agissait en l’occurrence d’un « trou de mémoire », d’une « amnésie collective » d’une « histoire oubliée », qui s’était en quelque sorte perdue au moment où la France avait finalement fait ses comptes avec Pétain, Vichy, et les sympathies nazies qui s’étendaient bien au-delà des collaborations les plus évidentes. 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Guilhot. 2 Certaines parties de cet article ont fait l’objet d’une communication précédente au cours de session plénière de cette conférence, « 1951-2001 : Transatlantic Perspectives on The Colonial Situation », avril 2001. Une version plus longue de cet essai, comprenant une réflexion plus poussée sur la relation entre postcolonial studies et État racial en France est destinée à paraître en 2010 dans un forum de la revue Public Culture sous le titre « Colonial Aphasia : Race and Disabled Histories in France ».

3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

3

L’aphasie coloniale française : l’histoire mutilée1

ANN LAURA STOLER

Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier

– présentée à l’époque comme la première conférence « transatlantique » consacrée à la

« situation coloniale » – me donnait l’opportunité de réfléchir aux approches universitaires de

l’histoire coloniale française, deux choses m’avaient frappée2 : premièrement, l’explosion

d’un intérêt commémoratif pour l’histoire coloniale française, qui se reflétait dans la

prolifération des publications à ce sujet tant en France qu’aux États-Unis ; deuxièmement, les

expressions commodes qui servaient à connoter le silence qui avait entouré jusque-là les

questions coloniales : il s’agissait en l’occurrence d’un « trou de mémoire », d’une « amnésie

collective » d’une « histoire oubliée », qui s’était en quelque sorte perdue au moment où la

France avait finalement fait ses comptes avec Pétain, Vichy, et les sympathies nazies qui

s’étendaient bien au-delà des collaborations les plus évidentes.

Pour nombre d’entre ceux qui, comme moi, travaillaient depuis longtemps sur une histoire

coloniale française lourde de déterminants raciaux, cette exubérance semblait étrange, presque

fébrile et hors de propos. Elle n’était pas seulement tardive, comme les spécialistes du

colonialisme français s’empressent désormais de le faire observer. À la lumière du

développement vertigineux des débats et des publications que l’on a pu observer au cours des

dernières années, il est possible de considérer ce précédent frénétique comme un simple

renouvellement*3 de ce qui s’apparentait alors à l’annonce de la « découverte » des liens

profonds qui liaient et qui continuent de lier la République* à la race.

Bien entendu, l’enjeu de cet épisode n’était pas la « découverte » de la place de la torture

dans l’histoire coloniale française, ni les révélations au sujet des camps d’internement

présents dans tout l’archipel carcéral de l’Empire. Publié en juin 1959, l’ouvrage La 1 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Guilhot.2 Certaines parties de cet article ont fait l’objet d’une communication précédente au cours de session plénière de cette

conférence, « 1951-2001 : Transatlantic Perspectives on The Colonial Situation », avril 2001. Une version plus longue de cet

essai, comprenant une réflexion plus poussée sur la relation entre postcolonial studies et État racial en France est destinée à

paraître en 2010 dans un forum de la revue Public Culture sous le titre « Colonial Aphasia : Race and Disabled Histories in

France ».3 Dans cet article, les astériques signalent des mots ou expressions en français dans le texte original (note du

traducteur – N.d.T)

Page 2: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

Gangrène documentait les pratiques sur l’intime et la proximité auxquelles recouraient les

soldats français pour infliger des traitements avilissants aux hommes algériens4. En 1962,

Simone de Beauvoir et Gisèle Halimi avaient publié un compte-rendu de la torture et du viol

de Djamaila Boupacha, âgée de vingt-trois ans à l’époque des faits5.

Les informations sur les premières colonies agricoles et pénales établies en Algérie et

ailleurs étaient disponibles depuis longtemps. Quant au rôle de la violence exercée à partir de

critères raciaux dans la constitution de la République, il n’était pas absent de la littérature

populaire et universitaire. Jean-Paul Sartre, Albert Camus et, bien entendu, Frantz Fanon et

Aimé Césaire l’avaient appelée par son nom à maintes reprises. Si, en 1992, Tony Judt

pouvait aisément ne consacrer que huit pages aux aventures coloniales dans un ouvrage sur

les intellectuels français de l’après-guerre qui fut fort bien accueilli, il ne pourrait plus se le

permettre aujourd’hui6. Nombre de choses ont en effet changé : la façon dont l’histoire est

aujourd’hui censée peser sur les choix présents et futurs des individus et sur la politique

contemporaine ; le lieu où se situent les politiques sociales d’exclusion systématique dans la

topologie des valeurs républicaines ; et par conséquent la place centrale de l’histoire.

Bien des choses distinguent cette intervention antérieure de celles qui animent le débat

aujourd’hui, et notamment les causes immédiates et les référentiels de celui-ci. Parmi les

causes immédiates figurent les réactions virulentes aux injonctions de l’État sur la façon

d’écrire l’histoire coloniale française, et surtout la violence exacerbée qui s’est vérifiée en

novembre 2005 dans les banlieues* – ce qu’Étienne Balibar a judicieusement appelé une

« ligne de front » dans la « proximité des extrêmes ». Parmi les référentiels, retenons

l’adoption d’un vocabulaire qui, pour la première fois, fait référence aux « études

postcoloniales » du monde anglophone et reconnaît qu’elles sont susceptibles de fournir des

catégories analytiques pertinentes, ce que les interventions précédentes se gardaient bien de

faire7. Il n’en reste pas moins que ces deux épisodes sont marqués, l’un comme l’autre, par le

peu de sensibilité dont ils témoignent vis-à-vis des énormes disparités qui avaient caractérisé

la production universitaire française, laquelle, au cours des décennies précédentes, avait

oscillé entre un silence assourdissant au sujet du passé colonial et une reconnaissance critique

de ses implications contemporaines. Rares sont ceux qui ont pris le temps de considérer le fait

que la reconnaissance de la nature raciale de l’État républicain français – tant dans la

4 Cet ouvrage, paru aux éditions de Minuit (Paris) en 1959, fut saisi et interdit de publication par le gouvernement

français. Il reparut par la suite en anglais (The Gangrene, Lyle Stuart, New York, 1960).5 BEAUVOIR S. DE et HALIMI G., Djamila Boupacha, Gallimard, Paris, 1962.6 JUDT T., Past Imperfect. French Intellectuals 1944-1956, University of California Press, Berkeley, 2002.7 BALIBAR E., « Uprisings in the “Banlieues” », Constellations, vol. 14, n° 1, mars 2007, p. 47-71.

Page 3: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

métropole que dans les colonies – constituait une réalité sociale dont les contours historiques

avaient été alternativement très nets ou au contraire estompés, selon qu’elle pénétrait les

limites universitaires de la nation ou en était tenue à l’écart.

Il y a plus de soixante ans, Georges Balandier appelait de ses vœux une anthropologie

critique qui placerait une sensibilité historique au cœur de son projet théorique. Le défi qu’il

lançait consistait à aborder de front l’univers traversé de contradictions du colonisateur et du

colonisé plutôt qu’à le contourner, et à suivre les « distorsions sociales » racialisées qui

avaient structuré les sociétés africaines soumises à la domination coloniale française. Il n’était

pas seul à formuler ce vœu. En 1950, Alfred Metraux parlait de la « contradiction fatale »

située au « cœur de notre civilisation [européenne] » ; en 1945, Bronislaw Malinowski s’en

prenait à une anthropologie trop souvent satisfaite d’« entrées limitées à une colonne » et

l’invitait au contraire à étudier les communautés européennes « agressives et conquérantes »

en même temps que les communautés indigènes ; en 1951, Michel Leiris ne cachait pas son

mépris pour une ethnographie vouée à l’insignifiance aussi longtemps qu’elle « ferm[er]ait les

yeux sur le problème colonial8 ». Si ces auteurs se montraient tout à fait disposés à dénoncer

la valeur scientifique de la notion de race, et ne manquèrent pas de le faire avec beaucoup

d’autres, il leur fut beaucoup plus difficile de repérer et de penser ethnographiquement les

éléments historiques constitutifs du présent ethnographique. Il est difficile aujourd’hui

d’imaginer à quel point leurs injonctions retentirent dans le vide9.

Le renouvellement des études coloniales en France, un projet avorté

Lorsqu’en 1987 Frederick Cooper et moi-même appelâmes de nouveau les universitaires à

prendre en considération les « tensions de l’empire » qui traversent les oppositions entre

colonisateur et colonisé, métropole et colonie, et à étudier les pratiques qui associent

libéralisme, racisme et réforme sociale, c’est à l’essai fondateur que Georges Balandier publia

en 1951 que nous fîmes référence, « La situation coloniale : approche théorique10 ». À

l’époque, la recherche coloniale anglophone était avide de se pencher sur ces connexions,

8 MALINOWSKI B., « Dynamics of Culture Change [1946] », in WALLERSTEIN I. (dir.), Social Change. The Colonial

Situation, Wiley, New York, 1966, p. 11-24 ; LEIRIS M., « L’ethnographie devant le colonialisme] », in LEIRIS M., Cinq

études d’ethnologie, Gallimard, Paris, 1951, p. 85 et METRAUX A., « Race et civilisation », Le Courrier de l’Unesco, III, p. 6-

7, cité dans LEIRIS M., Cinq études d’ethnologie, op. cit., p. 11.9 BALANDIER G., « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951,

p. 44-79.10 Voir STOLER A. L. et COOPER F., « Between Metropole and Colony : Rethinking a Research Agenda », in STOLER A.

L. et COOPER F., Tensions of Empire. Colonial Cultures in a Bourgeois World, University of California Press, Berkeley,

1997.

Page 4: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

sous l’impulsion de ceux qui, des deux côtés de l’Atlantique, au Nord comme au Sud global

– Aimé Césaire, Frantz Fanon, Bernard Cohn, Stuart Hall et Edward Said – avaient justement

fait remarquer la pérennité des structures impériales et la ténacité des relations qu’elles

mettaient en forme. Mais les sciences sociales françaises semblaient être imperméables, voire

tout à fait réticentes vis-à-vis d’une réinterprétation qui plaçait la métropole et la colonie dans

le même cadre analytique. Ce que Cooper et moi n’avions pas noté à l’époque était le fait que

ni Balandier ni ses étudiants les plus éminents n’avaient relevé le défi que ce dernier avait lui-

même lancé de façon si persuasive.

On peut évidemment invoquer la surveillance étroite des frontières de l’expertise

disciplinaire pour expliquer cette lacune, mais il se trouve que les disciplines sont poreuses,

qu’elles sont structurées par ceux qui y occupent des positions de force, et que leur focale

évolue. Dans un entretien de 1995 avec Marc Augé et d’autres collègues africanistes portant

sur son itinéraire intellectuel, Balandier offre une réponse oblique, inquiète et personnelle en

s’identifiant à une génération qui était « libérée, mais pas entièrement, décolonisée, mais pas

pleinement, et qui considérait l’Université différemment mais sans pour autant la construire

de façon différente ». Voici ces propos :

« Je ne vais pas faire une sorte de bilan masochiste mais je dirai que j’ai appris à mon

compte, à mon débit et avec peine d’une certaine manière que la présence à l’Histoire

n’est pas une présence facile, qu’elle coûte de l’effort, qu’elle coûte de la désillusion,

qu’elle coûte des désenchantements, mais qu’elle contraint à continuer, à “faire”11 »

Les « désenchantements » vis-à-vis de l’histoire ne sont pas étrangers aux intellectuels

français (qu’ils soient communistes ou non), pas plus qu’ils ne furent propres à Balandier.

Mais si les souvenirs, les remémorations et les mémoriaux de la Première et de la Seconde

Guerre mondiale furent des piliers de la société française d’après-guerre, tel ne fut pas le cas

pour la France coloniale. Tout se passait comme si l’enquête historique et le travail

ethnographique approfondis constituaient des projets incompatibles à partir du moment où il

s’agissait de projets français. Avec cette mise entre parenthèses, les catégories de la

gouvernance coloniale demeuraient coupées des politiques ultérieures de traitement de

l’immigration, la torture systématique des sujets coloniaux restait dissociée des valeurs

républicaines, les régimes racialisés séparés des débats sur la citoyenneté, et l’empire et la

race étrangers à la formation de la France contemporaine.

11 BALANDIER G., Une anthropologie des moments critiques, MSH, Paris, 1996, p. 8.

Page 5: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

Aujourd’hui, le paysage semble avoir radicalement changé. Le colonialisme, l’empire et la

mémoire vivante de ceux qui ont fait l’expérience de ces relations semblent maintenant

constituer les trames d’un tissu national qui se défait. Les désaccords profonds au sujet de leur

statut, ou de la « continuité coloniale » – renforce-t-on les revendications pressantes d’égalité

sociale en insistant sur cette continuité, ou n’a-t-elle au contraire aucune pertinence à cet

égard ? La repentance contraint-elle la politique ? La politique a-t-elle remplacé la rigueur

universitaire ? – ont donné lieu à des échanges tendus et à des agendas divergents12. Il est clair

qu’il est désormais difficile de considérer la République et l’Empire comme des catégories qui

s’excluent mutuellement. La « République coloniale », qui avait été de toute évidence un

oxymore, demeure peut-être une association dépareillée pour certains, mais aux yeux d’une

jeune génération de chercheurs, elle représente le leitmotiv du moment, un nouveau point de

départ pour une histoire du présent, ainsi qu’un nouveau site d’engagement politique13.

En moins d’une décennie, la pertinence des études postcoloniales anglophones dans le

contexte français est devenue un sujet de débats parmi les universitaires, les activistes et les

chercheurs. Les vocabulaires coloniaux ont été détournés de façon ironique. De même que

dans les années 1990, lorsque le « métissage » – un terme associé à des perceptions et des

pratiques grosses de dédain et de mépris – devint une façon de parler de la promesse d’une

France multiculturelle, les Indigènes de la République dénoncent aujourd’hui les politiques

coloniales racialisées du Code de l’Indigénat en se saisissant à nouveau du terme

d’« indigène » pour refuser les discriminations raciales et la fiction d’une société qui

n’accorde aucune existence juridique à la race.

Nouvelles dynamiques

Point n’est besoin ici de revenir sur ces transformations, ni sur les conditions explosives

qui l’ont rendue possible : la loi du 23 février 2005, qui imposait aux programmes

12 Parmi les nombreuses interventions incisives à sujet, voir WEIL P., Liberté, Égalité, Discriminations. L’identité au

regard de l’histoire, Grasset, Paris, 2008, qui comprend sept brèves pages sur l’« histoire oubliée » des musulmans en

Algérie, p. 151-158 ; LEFEUVRE D., Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, Paris, 2006, l’une des diatribes

les plus violentes contre l’invocation de l’« héritage colonial » ; STORA B., La Guerre des mémoires. La France face à son

passé colonial, L’Aube, Paris, 2007, où l’on trouve, comme dans le reste de son œuvre, la discussion la plus claire et la plus

utile de ce qu’on ne peut qualifier de « nouveau » ou d’« oublié » ; ainsi que TERRAY E., Face aux abus de mémoire, Actes

Sud, Paris, 2006. Voir aussi les innombrables réactions suscitées par les commentaires de Nicolas Sarkozy durant sa visite à

Dakar, au cours de laquelle il avait appelé la jeunesse africaine à « ne pas rester accrochée au passé » et identifié les causes de

la « véritable tragédie de l’Afrique » dans le fait « que les Africains n’ont pas suffisamment investi la scène de l’histoire »

– et notamment l’article de MBEMBE A., « Nicolas Sarkozy’s Africa », accessible sur le site http://www.africultures.com.13 Voir BANCEL N., BLANCHARD P.et VERGES F., La République coloniale, Albin Michel, Paris, 2003.

Page 6: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

d’enseignement de souligner le « rôle positif » de la présence française outre-mer, a suscité de

nombreux commentaires incisifs de la part de ses avocats et de ses adversaires, bien au-delà

du cercle de ceux qui sont allés fouiller un jour dans les Archives d’outre-mer à Aix-en-

Provence14. Entre 2000 et 2008, la production a été tout simplement vertigineuse : La Torture

dans la République, de Pierre Vidal-Naquet (1998), Le Livre noir du colonialisme de Marc

Ferro (2003), Colonisation : droit d’inventaire de Claude Liauzu (2004),

Coloniser/Exterminer d’Olivier Le Cour Grandmaison (2005) et La Fracture coloniale (2005)

de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire15 ont ponctué un flot incessant de

réévaluations historiques et de réorientations critiques. Le nombre de revues, universitaires ou

non, qui ont abordé la question postcoloniale et sa relation aux violences urbaines ne

contribue pas seulement à donner au passé coloniale une voix active dans le présent ; il place

la politique du savoir et le devoir de rendre compte au cœur du débat public16. Cette ruée vers

la récupération de technologies politiques permettant de relier le présent au passé colonial a

aussi comporté une transgression des normes disciplinaires de l’université, et déclenché des

luttes territoriales visant à établir qui connaissait les archives coloniales, et à stipuler qui avait

le droit d’écrire cette histoire et qui ne l’avait pas17. Si les « découvertes » ont parfois cédé la

place à un inventaire moral des crimes et à une série de condamnations, elles ont aussi produit

des généalogies inquiétantes qui creusent de profondes ornières coloniales dans les structures

de violence, de détention et de misère qui pèsent sur le présent – et notamment dans la

distribution inégale des efforts visant à diminuer leur poids18.

14 Voir BERTRAND R., Mémoires d’empire : la controverse autour du « fait colonial », Le Croquant, Bellecombe-en-

Bauges, 2006.15 VIDAL-NAQUET P., La Torture dans la République, Minuit, Paris, 1998 ; FERRO M., Le Livre noir du colonialisme XVIe-

XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, Paris, 2003 ; LIAUZU C. (dir.), Colonisation : droit

d’inventaire, Armand Colin, Paris, 2004 ; LE COUR GRANDMAISON O., Coloniser/Exterminer. Sur la guerre et l’État

colonial, Fayard, Paris, 2005 et BLANCHARD P., BANCEL N. et LEMAIRE S., La Fracture coloniale, op. cit.16 Pour des numéros spéciaux de revues consacrés à ces questions, voir « La question postcoloniale », Hérodote, op. cit. ;

« Postcolonialisme et immigration », Contretemps, n° 16, janvier 2006 ; « Pour comprendre la pensée postcoloniale », Esprit,

décembre 2006 ; « Empire et colonialité du pouvoir », Multitudes, n° 26, automne 2006 ; « Relectures d’histoires

coloniales », Cahiers d’histoire, n° 99, avril-mai-juin 2006 et « Qui a peur du postcolonial ? Débats et controverses »,

Mouvements, n° 51, octobre/novembre 2007.17 Je pense ici à la réception négative de la thèse quelque peu sensationnaliste de l’ouvrage du politologue Olivier Le

Cour Grandmaison, Coloniser/Exterminer, op. cit., dont les adversaires se sont empressés de signaler qu’il n’était pas formé

en histoire coloniale. Il n’en reste pas moins que le lignage qu’il met au jour et qui va des «  premiers » camps de

concentration et de la politique d’extermination dans l’Algérie des années 1840 aux systèmes d’extermination et

d’internement des immigrants sur le continent européen est un projet qui recoupe celui de nombreux historiens certifiés dans

leur étude d’autres empires – comme aux États-Unis ou en Allemagne.

Page 7: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

Mais cet espace politique et intellectuel au sein duquel la mémoire du colonial est débattue,

abusée, revendiquée ou effacée laisse peu de place à la reconnaissance de ce qui est en effet

« oublié », à la façon dont le savoir historique opère des lapsus, aux conditions psychiques,

politiques et épistémologiques qui structurent l’effacement, l’incarnation – ou le

déplacement – de la manière dont on vivait dans et de l’empire. La question n’est pas simple.

Comme Sartre nous le rappelle, les gens savent et ne savent pas, et ce non pas dans une

progression chronologique, mais au même moment19. Et, tout comme le terme d’« ignorance »

est étymologiquement lié au verbe « ignorer », l’oubli n’est pas une condition passive.

« Oublier », comme « ignorer », est un verbe actif, qui désigne le fait de se détourner de

quelque chose. Il n’y a là rien de naturel ou de donné, mais un état qu’il s’agit de rejoindre.

Peut-être les conditions qui rendent possible cette distension de l’espace de l’histoire

coloniale sont-elles maintenant évidentes. Herman Lebovics affirme avec force que les

mythes fondateurs de l’identité culturelle française ont déshérité les généalogies de l’empire

en les excluant de la France véritable, et que le « modèle politique » a fait de l’empire une

« extension de la nation », si bien que les « cultures indigènes » ne pouvaient être incorporées

à la première moitié du XXe siècle que si elles se trouvaient prises dans la « haute culture de la

France européenne20 ». Gérard Noiriel a, quant à lui, souligné l’existence d’un mythe unitaire

de la France à l’origine d’un concept de la francité excluant systématiquement la population

immigrée21. Nancy Green a fait observer que la notion de race a longtemps été tenue dans le

mépris et considérée comme une catégorie américaine importée, et que « pendant de

nombreuses années, la majorité des chercheurs français ont tout simplement ignoré le sujet du

racisme en France22 ». Certains ont avancé que toute référence à l’Indochine* qui ne se faisait

pas sur un mode nostalgique évoquait l’humiliation nationale et les défaites de ce qui restait

une guerre non déclarée. D’autres encore ont suggéré que les brutalités de la présence

18 Pour un « bilan » de la condamnation coloniale, voir FERRO M., Le Livre noir du colonialisme XVIe-XXIe siècle : de

l’extermination à la repentance, op. cit., ainsi que la recension qu’en font Jane Burbank et Frederick Cooper dans les Cahiers

d’études africaines, vol. 44, n° 1-2, p. 455-463. Sur les étiologies coloniales des camps, voir BERNADOT M., Camps

d’étrangers, Terra, Paris, 2008, ainsi que LE COUR GRANDMAISON O., LHUILIER G. et VALLUY J., Le Retour des camps ?

Sangatte, Lampedusa, Guantanamo, Autrement, Paris, 2007.19 Pour une discussion détaillée de la politique de la mauvaise foi chez Sartre, voir STOLER A. L., « The Imperial Politics

of Dis-regard », in ID., Along the Archival Grain : Epistemic Anxieties and Colonial Commonsense, Princeton University

Press, Princeton, 2008.20 LEBOVICS H., True France. The Wars over Cultural Identity, 1900-1945, Cornell University Press, Ithaca, 1992, p. 57.21 NOIRIEL G., Le Creuset français. Histoire de l’immigration XIXe-XXe siècles, Seuil, Paris, 1988.22 GREEN N., « Le Melting-Pot : Made in America, Produced in France », Journal of American History, décembre 1999,

p. 1188-1208.

Page 8: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

coloniale en Indochine* ont été effacées par les interventions américaines plus directes et par

la masse documentaire qui témoigne de la guerre du Vietnam.

L’argument selon lequel la recherche en France n’était pas « prête » ou désireuse

d’exhumer une page de l’histoire aussi sordide ne permet pas d’expliquer cette autre fracture

mémorielle de la même période, celle qui n’a cessé de parler – et de rendre compte – de qui

avait activement soutenu Pétain et la politique post-vichyste, qui avait caché qui et où, qui

avait réellement pris part à la résistance* et qui ne l’avait pas fait. Quant à l’horreur des

pratiques coloniales, elles figuraient déjà auparavant dans l’espace public. Les atrocités

coloniales françaises étaient étalées dans la presse avant que le champ de l’histoire coloniale

en France ne subisse des transformations profondes. En 2000, la une de L’Express, « Torture

en Algérie : un témoignage inédit », s’inscrivait dans un genre familier de reportage à

sensation sur la violence et les abus coloniaux – qui semblait anticiper les photos de Lyndie

England à Abu Ghraib – , affichant des clichés privés qui avaient appartenu à des soldats

– des corps, des têtes tranchées par l’armée française comme par le FLN, une jeune

Algérienne gisant nue en plein soleil à Constantine que deux soldats français, cigarette aux

lèvres, soulèvent par les poignets. De telles publications ont peut-être donné une idée des

horreurs d’une guerre injuste, mais elles émettaient aussi des signaux ambigus quant à ce qui

était confessé, ce qui était montré et quant à l’identité des coupables23.

En 2001, plusieurs années avant que Jacques Chirac ne tente de donner force de loi au

« rôle positif » des entreprises coloniales françaises, Le Monde diplomatique fit un portrait de

l’enseignement de l’histoire dans les écoles publiques françaises au cours des quarante années

précédentes. Celui-ci montrait que l’histoire coloniale elle-même, ainsi que les résistances

suscitées par la colonisation, avaient été « évacuées des programmes scolaires », avec pour

effet d’inculquer à toute une génération une connaissance faussée de l’Algérie et une

« histoire expurgée, à la Bowdler » de la guerre d’Algérie24. Quant à ce grand historien qu’est

Benjamin Stora, il n’avait eu de cesse d’instruire le dossier à charge depuis longtemps25.

La question qui se pose à ceux qui étudient le colonialisme n’est peut-être pas « Pourquoi

cette mémoire et non telle autre ? », « Pourquoi certaines invocations du colonial et non 23 DUQUESNE , « Torture en Algérie : un témoignage inédit », L’Express, 30 novembre 2000, p. 56-61.24 T. MASCHINO M., « L’Histoire expurgée de la guerre d’Algérie », Le Monde diplomatique, février 2001, p. 8-9.

Thomas Bowdler : médecin britannique, auteur d’une version expurgée des œuvres de Shakespeare tenant compte de la

bienséance et des mœurs du début du XIXe siècle [N.d.T.]25 Parmi les nombreux efforts de Stora visant à redonner à cette histoire sa place centrale, voir La Gangrène et l’Oubli. La

mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, Paris, 1991 ; Le Transfert d’une mémoire. De l’« Algérie française » au

racisme anti-arabe, La Découverte, Paris, 1999 et La Guerre invisible : Algérie, années 1990, Presses de Sciences Po, Paris,

2001.

Page 9: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

d’autres ? », mais plutôt une question que Nietzsche formule dans « Les usages et les abus de

l’histoire », lorsqu’il met en garde contre la tentation de « flâner dans le jardin du savoir26 ».

Ce qui rend l’histoire coloniale effective et non immobile n’est peut-être pas le fait qu’elle

vienne à point – c’est-à-dire le fait qu’elle puisse servir des stratégies politiques actuelles ou

faire écho à des récits entendus depuis longtemps –, mais sa capacité à déstabiliser les

histoires que nous cherchons à mettre en récit, à ouvrir des failles intempestives dans les idées

reçues, à refuser de céder aux attraits de l’héroïsme, qu’il soit subalterne ou non. Dans les

années 1980, Nicholas Dirks a formulé une question qui n’était pas sans rapport, à un moment

où la ruée universitaire vers l’histoire coloniale de l’Inde coïncidait avec un regain de

nostalgie populaire pour le Raj britannique. Il se demandait si les études coloniales jouissaient

d’un tel succès non pas seulement en raison de la présence accrue, en Angleterre et aux États-

Unis, d’intellectuels postcoloniaux qui s’identifiaient comme tels, mais aussi parce qu’elles

étaient désormais accessibles pour les chercheurs27.

Les confessions au sujet de l’Algérie française entrent dans le jeu dans la mesure où elles

exemptent ceux qui acceptent de parler, comme il en va de la mémoire de ce qui est

longtemps resté à l’écart, ignoré, si ce n’est non-dit. Les publications consacrant leur une aux

atrocités coloniales sont peut-être devenues des points de focalisation elles aussi, dans la

mesure où elles ont pour effet pervers de suggérer que ces vérités individuelles exemptent le

collectif (des innocents) : histoire coloniale tout court* – du début à la fin. Il semble aussi que

certaines nostalgies soient toujours en mouvement – la nostalgie chic, toute de lin blanc,

incarnée par Catherine Deneuve dans Indochine, de même que les plaisirs pédophiles plus

osés de L’Amant, qui ont nourri l’image populaire du Vietnam comme destination de tourisme

ou de voyage de noce. Mais il revient à ceux qui étudient le colonialisme de se demander et

d’expliquer pourquoi et comment certaines questions deviennent assez sûres – tandis que

d’autres non – pour faire l’objet d’une consommation publique et d’un intérêt universitaire

(intérêt de qui ?) ; pourquoi elles suscitent la curiosité, l’outrage moral, l’ennui, le rejet ou le

désintérêt ; pourquoi certains sites d’enquête historique sont présentés comme relevant de

l’urgence, quand d’autres apparaissent, au contraire, comme dénués d’intérêt.

Histoires mutilées et aphasie coloniale

Gérard Noiriel a parlé d’« amnésie collective » pour désigner le fait que l’immigration était

absente de l’historiographie et des programmes scolaires français. De même, parle-t-on

26 NIETZSCHE F., Considérations inactuelles, Gallimard, coll. « La Pléiade », Paris, 2000.27 DIRKS N. (dir.), Colonialism and Culture, University of Michigan Press, Ann Arbor, 1992, p. 5.

Page 10: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

souvent d’« amnésie coloniale » de façon un peu légère pour faire référence au profil public et

historiographique très effacé de l’histoire coloniale en France28. Kristen Ross voit dans « le

fait de maintenir la séparation entre deux histoires » (celle de la France moderne et celle du

colonialisme) « une autre façon d’oublier l’une d’entre elle, ou de la reléguer à un autre cadre

chronologique29 ».

Mais l’oubli et l’amnésie ne sont peut-être pas les meilleures façons de comprendre cette

séparation bien gardée, ni les procédures qui sont à sa source. Comme Gérard Noiriel l’a dit

lui-même en 1987, l’historiographie consacrée à l’immigration « est une question qui reste

incompréhensible, pratiquement dénuée de raison d’être » dans le cadre des fictions

fondatrices de la République. Plutôt que d’amnésie, je préfère parler d’« aphasie », un terme

probablement plus approprié pour décrire la nature de cette disjonction et les caractéristiques

de cette perte. Parler d’« aphasie coloniale » au sujet de ce phénomène ne revient pas à

pathologiser la perte historique en la réduisant à un déficit cognitif, mais à souligner deux

choses, à savoir que ce qui est en jeu n’est pas une perte de mémoire, mais une occultation du

savoir. L’aphasie est plutôt un démembrement, une difficulté à parler, à engendrer un

vocabulaire qui associe les mots et les concepts appropriés aux choses qu’ils désignent.

L’aphasie dans toutes ses formes décrit une difficulté à recourir à un vocabulaire disponible,

et plus encore une difficulté à comprendre ce qui est dit30.

Certains psychologues présentent l’aphasie comme un « déficit de compréhension »,

d’autres comme un « dysfonctionnement de la compréhension et de la production du langage

sous ses formes orales et écrites ». Les individus atteints d’aphasie sont souvent

« agrammatiques », en ce sens qu’ils rencontrent des difficultés à comprendre les « relations

structurelles » – une anomalie qui révèle une désorganisation cognitive plus générale et plus

profonde31. Je me garderai de pousser l’analogie plus loin, et je ne veux pas dire que l’histoire

en France s’est trouvée réduite à l’aphasie. Mais je pense que l’aphasie, bien plus que

l’« oubli », met en relief certaines caractéristiques de la relation que la production

historiographique française entretient avec la situation coloniale – un vocabulaire tenu à

28 NOIRIEL G., The French Melting-Pot. Immigration, Citizenship, and National Identity, University of Minnesota Press,

Minneapolis, 1996, en particulier p. 1-9. Voir l’excellente étude de SHEPPARD T., The Invention of Decolonization. The

Algerian War and the Remaking of France, Cornell University Press, Ithaca, 2006, et notamment le chapitre intitulé

« Forgetting French Algeria », ainsi que L’ESTOILE B. DE, « L’oubli de l’héritage colonial », Le Débat, 2007, p. 91-99. 29 ROSS K., Fast Cars, Clean Bodies. Decolonization and the Reordering of French Culture, MIT Press, Cambridge,

1995, p. 8-9.30 Pour un usage du terme d’« aphasie » dans un contexte très différent, voir OUCHAKINE S., « In the State of Post-Soviet

Aphasia. Symbolic Development in Contemporary Russia », Europe-Asia Studies, vol. 56, n° 6, 2000, p. 991-1016.31 SWINNEY D., « Aphasia », The MIT Encyclopedia of Cognitive Science, MIT Press, Cambridge, 2001, p. 31-32.

Page 11: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

l’écart, auquel l’accès est limité ; la présence et l’absence simultanées d’une même chose ; la

méconnaissance d’une présence. Comme Roman Jakobson nous le rappelle, « le contexte est

le facteur décisif et indispensable32 ».

L’aphasie coloniale a notamment donné lieu à des méconnaissances, comme l’affirmation

éculée selon laquelle le racisme serait un problème foncièrement américain, et non français,

résumée de la façon suivante par le sociologue Emmanuel Todd en 1994 : « Ce sont les

Américains qui ont un problème avec la race, pas les Français. » Le concept d’aphasie renvoie

directement au film de Michael Haneke Caché (2005), où le personnage de Georges Laurent,

talentueux animateur d’une émission télévisée littéraire, voit son existence bourgeoise et

familiale déstabilisée par une série de vidéocassettes qu’il trouve sur le pas de sa porte. Les

mémoires d’enfance d’un jeune algérien, Majid, dont les parents travaillaient comme

domestiques pour les parents de Laurent et qui vivait avec eux, y sont ponctuées par le

meurtre de ces derniers lors du massacre parisien de 1961 et par le départ de Majid pour

l’orphelinat. Ce qui est « caché » dans le film, c’est tout autant la caméra que la mémoire ou

l’identité du preneur de vues – une histoire de dépossession qui est aussi celle de l’Empire

français. Il n’y a rien d’« oublié » chez ces deux adultes. En revanche, il y a une aphasie

coloniale, une « déconnexion » entre les mots et les choses, une incapacité à reconnaître les

choses du monde et à leur assigner un nom approprié. Pas une seule des recensions élogieuses

du traitement « brillant » que le film a réservé au passé dérobé ne recèle un commentaire ou

une référence à la trame coloniale qui traverse le film en filigrane, à l’histoire violente qu’il

fait revivre, à la « proximité des extrêmes » qui sépare les vies des deux protagonistes.

Mais il existe d’autres sites d’aphasie coloniale qui traversent en profondeur la politique de

la dissociation. Ainsi pourquoi, lorsque tout au long des années 1980 et 1990, tandis que les

historiens français étaient tellement épris de l’attention que Pierre Nora accordait aux Lieux de

mémoire dans sa célébration en plusieurs volumes des sites nationaux du souvenir, les

immigrés en étaient-ils absents, comme Gérard Noiriel l’a fait observer33 ? Pourquoi le seul

lieu de mémoire* colonial figurant dans les deux premiers volumes de Nora – qui totalisent

cinq mille pages – n’était-il pas appréhendé depuis Saïgon, Dakar ou le bled* dans lequel

vivaient des milliers de colons français, mais uniquement à travers le prisme impérial de

l’Exposition coloniale* qui se tint à Paris 193134 ? Pourquoi accordait-on tant d’importance à

32 JAKOBSON R., « Two Aspects of Language and Two Types of Aphasic Disturbances », in ID., Selected Writings II.

Word and Language, Mouton, La Haye, 1971, p. 121.33 NOIRIEL G., The French Melting-Pot, op. cit., p. 3.34 NORA P., Les Lieux de mémoire, vol 1. : La République ; vol. 2 : La Nation, Gallimard, Paris, 1984-1986. À la suite

d’un échange public entre Noiriel et Nora à ce sujet, ce dernier a invité Noiriel à écrire une contribution au troisième volume

Page 12: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

la remémoration du « partage de l’espace-temps » qui séparait Paris de ses provinces, sans

faire référence à la distinction politique omniprésente qui traverse encore aujourd’hui les

fonds d’archives, les pratiques historiographiques et la mémoire populaire entre ce qui

constituait l’« outre-mer » et la France ? C’est précisément sur ce sujet que Pierre Nora a été

interpellé par Gérard Noiriel. De même que par Catherine Coquery-Vidrovitch. Celle-ci se

souvient lui avoir demandé pourquoi les lieux de mémoire coloniaux étaient absents de ces

volumes. Sa réponse fut qu’il n’en existait pas.

Nora n’avait rien « oublié ». Pas plus qu’il n’ignorait l’existence des sites qui se trouvaient

ainsi expurgés de l’ouvrage. Bien au contraire, la reconstruction des lieux qu’il considérait

comme fondamentaux pour la mémoire nationale française défiait sa propre biographie. Issu

d’une famille appartenant à la grande bourgeoisie parisienne* et formé en histoire à la

Sorbonne, Nora obtint son premier poste d’enseignement à vingt-sept ans dans un lycée

d’Oran (été 1958 à l’été 1960). Lors de son retour à Paris, Nora passa quelques mois à rédiger

son premier ouvrage, Les Français d’Algérie35. Dans la préface de ce livre, l’éminent historien

colonial Charles-André Julien fait l’éloge du talent de son disciple : des capacités

d’observation « aiguës » associées à une « formation historique rigoureuse » ont permis à

Nora de se distinguer de ceux qui ont embrassé les excès du « totalitarisme anticolonial ».

Selon Julien, Nora était au contraire « déterminé à comprendre le milieu dans lequel il [avait]

vécu, ce qui exige une volonté de sympathiser qui n’exclut pas pour autant la liberté de juger

et, lorsque cela est nécessaire, une certaine sévérité36 ».

Et il ne se privait pas de juger. Le mépris, à la fois nationaliste et de classe, dont Nora fait

preuve à l’encontre de ceux qui étaient les « Français d’Algérie » s’exprime presque à chaque

page, et cela de façon criante lorsqu’il décrit les caractéristiques propres à la « communauté

française ambiguë ». Ces individus avaient trois traits en commun : tous étaient

psychologiquement « déclassés » dans leur propre pays, ils avaient laissé derrière eux une vie

« manquée » en Europe, et ils étaient le produit de cent vingt années d’« injections

européennes sporadiques d’indésirables ». Pour le dire brièvement, l’histoire des colons

algériens que retrace Nora est celle de déportés politiques et de mécontents : une première

vague de condamnés à la suite du coup d’État manqué de 1851, une deuxième vague en 1871,

constituée de communards vaincus, suivie par une « onde prolétaire » venue d’Europe

(une décennie après la parution des deux premiers). Voir NOIRIEL G., « Français et étrangers », Les Lieux de mémoire, vol. II,

p. 2433-2465 dans l’édition condensée de 1997.35 NORA P., Les Français d’Algérie, Julliard, Paris, 1961.36 Ibid., p. 8-9.

Page 13: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

méridionale entre 1881 et 1901, qui porta la population européenne de l’Algérie à

365 000 personnes – dont la plupart furent naturalisées françaises en 188937.

Le dédain dont fait preuve Nora s’étend peut-être à l’ensemble de ce sous-prolétariat

européen, mais sa cible est constituée par les prolétaires espagnols, italiens et maltais qui

n’étaient pas des « Français de souche », et qui n’avaient d’autres titres justifiant qu’ils étaient

français que leur « carte d’identité38 ». Pour Nora, le problème de la colonisation était avant

tout le conflit entre les immigrants français et ceux qu’il appelle les « néo-Français », « qui

avaient perdu leur ancrage en Europe, mais qui ne connaissaient pas la France ».

L’antisémitisme, la répression, la brutalité et l’extermination systématique des villages arabes

étaient, selon lui, le fait de cette lie migratoire française et européenne, un produit du

complexe d’infériorité des individus qui la composaient, une question de « transfert

classique » qui n’était due qu’à eux et qu’à eux seuls.

Vu le précédent que constitue ce récit, l’absence de mémoire coloniale – qu’il s’agisse des

indigènes ou des Français d’Algérie – dans Les Lieux de mémoire est moins surprenante. Il ne

s’agit là ni d’une négligence ni d’un aveuglement. Et, encore une fois, rien n’a été oublié. Il

s’agit plutôt, comme Freud l’écrivait en 1891 au sujet de l’aphasie, de ruptures,

d’« interruptions » des « liens » et des « systèmes d’association39 ». Dans le cas de Nora, il

s’agit de la grille d’interprétation qui est la sienne, et de l’explication de l’échec d’un projet

colonial à partir de l’identité des coupables. Le titre, Les Français d’Algérie, se révèle être

une référence mordante et caustique – souvent employée entre guillemets dans le texte – à

ceux que Nora n’a jamais considérés comme des Français40. On pourrait en effet avancer qu’il

n’y a rien de contradictoire dans ces deux moments du récit que fait Nora : l’un concerne les

vrais Français, l’autre non.

37 Ibid., p. 83 et 85.38 Ibid., p. 83.39 FREUD S., Contribution à la conception des aphasies, PUF, Paris, 1987 [1891], p. 51 et 61. Je remercie Richard

Rechtmann qui a bien voulu discuter de cet essai avec moi. Pour un usage incisif de la notion freudienne de « déni » appliqué

à la notion de « race » en France, voir FASSIN D., « Du déni à la dénégation : psychologie politique de la représentation des

discriminations », in FASSIN D. et FASSIN E. (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société, La

Découverte, Paris, 2006, p. 133-157.40 Un argument similaire, selon lequel les colons n’étaient pas réellement français, structure l’introduction de Charles-

André Julien à l’ouvrage de CÉSAIRE A., Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Présence

africaine, Paris, 1961, publié la même année que Les Français d’Algérie. L’historien y observe que les « préjugés racistes »

des habitants de Saint-Domingue appartenaient à des hommes qui « n’[avaient] pas emporté leur patrie à la semelle de leurs

souliers », des hommes qui parlaient de Louis XVI non comme de « leur souverain » mais « avec la même indifférence qu’ils

auraient témoignée à un prince étranger » (p. 9).

Page 14: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

Une telle aphasie laisse peu de place à une question qui a récemment fait l’objet d’une

thèse à l’université de Berkeley : celle de la participation de nazis à la guerre d’Indochine41.

S’interrogeant sur les représentations qui permettaient de faire comprendre l’occupation

française de l’Indochine à l’opinion publique métropolitaine, son auteure, Hee Ko, étudie les

récits d’atrocités « de type nazi » commises en 1947 par les troupes françaises en Indochine,

et la façon dont ces brutalités ont fait l’objet de comparaisons. Elle montre que l’élite

coloniale imposait aux Juifs et aux francs-maçons les mêmes mesures discriminatoires que

celles qui visaient les mêmes populations en métropole. Quatre-vingt dix pour cent de la

population française d’Indochine avait voté contre la Constitution vietnamienne. Les colons

français ne se contentèrent par de « sympathiser » avec les politiques racistes japonaises et

nazies ; la Légion étrangère comptait nombre d’anciens officiers et soldats SS, à tel point

qu’un ancien parachutiste français a pu la décrire comme « une armée de pirates, de

mécontents, d’individus situés quelque part entre le SS et l’homme des cavernes ».

Ces propos hyperboliques doivent nous faire réfléchir. D’anciens officiers français ont

rapporté qu’entre 40 % et 60 % des unités de la Légion étrangère stationnées en Indochine

étaient commandées par des officiers « d’origine allemande ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Est-ce que cela signifie que tous les individus d’origine allemande sont des barbares et des

nazis ? Ou que certains Allemands ont rejoint un combat qu’ils percevaient, à l’instar de

nombreux soldats français, comme un combat contre le totalitarisme et non comme une guerre

coloniale ? Ou, comme le montre Ko, que les Allemands qui rejoignirent les unités

d’Indochine auraient été passibles des crimes de guerre s’ils étaient restés en Allemagne ? De

toute évidence, l’empire et la nation ont été des catégories distinctes dans l’historiographie

française, mais non dans la pratique. Les politiques réactionnaires de Vichy et d’après

n’éclipsent pas l’importance de l’empire : elles en sont au contraire un élément essentiel42.

41 KO H., « Nazis in the French-Indochina War : the Vichy Syndrome and the Politics of Memory », intervention à la

conférence « Mass Political Violence politique in Southeast Asia », University of California, Berkeley, mars 2001. Je

remercie Mlle Ko de m’avoir fait lire sa thèse en cours de rédaction.42 Sur le rôle qu’a joué Vichy dans la politique coloniale, voir COOPER F., Decolonization and African Society. The Labor

Question in French and British Africa, Cambridge University Press, New York, 1996, notamment p. 141-149. Au sujet de la

politique de main-d’œuvre dans l’Afrique coloniale française, Cooper note que l’idéologie vichyste «  a eu une vie plus

longue que les quatre années du régime de Vichy » et qu’elle se caractérisait « par une identité considérable des personnels et

des idées » (p. 142). Pour une étude plus exhaustive de la politique coloniale de Vichy, voir JENNINGS E., Vichy in the

Tropics. Petain’s National Revolution in Madagascar, Guadeloupe, and Indochine 1940-1944 , Cambridge University Press,

New York, 2001. Pour un effort antérieur visant à établir ce lien, et notamment sur le projet inachevé de Vichy pour mener à

bien « une renaissance de la France à partir des ressources maritimes et coloniales, aux côtés d’une grande Allemagne

continentale », voir PAXTON R. O., Vichy France. Old Guard and New Order 1940-1944, Norton, New York, 1972, p. 114.

Au sujet de la mise en œuvre du système des quotas anti-Juifs en 1941, à propos duquel le ministère des Colonies, comme

Page 15: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

S’agit-il d’un oubli ? D’un oubli inévitable ? Ou bien d’un cas de méconnaissance

conceptuelle et politique, d’erreurs catégoriques qui produisent des distinctions oiseuses et

passent à côté des distinctions pertinentes, de difficultés à voir dans l’État colonial et l’État

métropolitain les éléments synthétiques d’une formation politique infléchie par la race ?

Si le travail de Foucault sur la société moderne et l’État racial me vient si facilement à

l’esprit dans mes réflexions sur l’aphasie coloniale en France, c’est parce que ses intuitions au

sujet de la fusion violente entre la race et la biopolitique ont été largement ignorées au cours

de la dernière décennie, pourtant marquée par un regain d’intérêt pour ses leçons du Collège

de France et pour tout ce qu’il a pu dire et écrire43. Encore une fois, lorsque sa leçon de 1976

sur la naissance du racisme fut publiée dans les Temps modernes en 1991, il était possible

d’arguer du fait que le paysage intellectuel et politique n’était pas encore « prêt44 ». Mais cet

argument n’est plus défendable aujourd’hui. Le premier de ses cours qui fut publié, Il faut

défendre la société, offre de l’avis général l’un des principaux chantiers où l’on peut retracer

le développement de sa théorie de la biopolitique45. Quant au numéro spécial de la revue

Cités. Philosophie, politique, histoire consacré à « Michel Foucault : de la guerre des races au

biopouvoir », aucun des essais qui y figurent ne s’arrête suffisamment sur son analyse des

racismes d’État pour la mobiliser ou la déployer dans une réflexion portant sur l’État racial

défendant la société française46.

De même, parmi toutes les contributions à l’excellent recueil d’essais Penser avec Michel

Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, qui porte sur les concepts-clés de critique,

de gouvernementalité et de biopouvoir, aucune n’affronte l’argument de Foucault selon lequel

« le racisme est la condition qui rend acceptable le fait de mettre à mort dans une société de

normalisation47 ». Ni la notion de race, ni le racisme ne font l’objet d’une entrée spécifique

dans l’index. Quelque chose ne va pas lorsque les liens que Foucault a établis entre le

tant d’autres, ne « fit aucune objection », voir MARRUS M. R. et PAXTON R., Vichy France and the Jews, Schocken, New

York, 1983, p. 125. 43 Voir STOLER L. A., Race and the Education of Desire. Foucault’s History of Sexuality and the Colonial Order of

Things, Duke University Press, Durham, 1995, et notamment « Toward a Genealogy of Racisms : the 1976 Lectures at the

Collège de France ».44 Cf. FOUCAULT M., « Faire vivre et laisser mourir : la naissance du racisme », Les Temps modernes, février 1991, p. 37-

61.45 FOUCAULT M., « Il faut défendre la société » : Cours au Collège de France, 1976, Gallimard/Seuil, Paris, 1997.46 « Michel FOUCAULT : de la guerre des races au biopouvoir », Cités, n° 2, 2000, p. 9-96.47 GRANJON M.-C. (dir.), Penser avec Michel Foucault. Théorie critique et pratiques politiques, Karthala, Paris, 2005,

p. 53.

Page 16: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

génocide colonial et les frontières internes d’un État racial ne méritent ni un paragraphe ni une

réflexion sur l’ancrage français de son travail.

Mais peut-être certaines réponses se trouvent-elles dans l’aphasie coloniale et dans l’œuvre

de Foucault lui-même. Dans Les Mots et les Choses, celui-ci fait appel à la notion d’aphasie

pour comprendre comment les catégories prennent forment et se distribuent, comment les

aphasiques dissocient des analogies et rejettent des catégories viables pour les remplacer sans

cesse par des associations incompréhensibles qui versent dans l’incommensurabilité, ce qui

maintient ainsi les aphasiques dans la recherche anxieuse de nouvelles catégories leur

permettant d’assembler les individus et les choses. Comme il l’écrit,

« [les aphasiques] forment, en cet espace uni où les choses normalement se distribuent et

se nomment, une multiplicité de petits domaines grumeleux et fragmentaires où des

ressemblances sans nom agglutinent les choses en îlots discontinus […]. Mais à peine

esquissés, tous ces groupements se défont, car la plage d’identité qui les soutient, aussi

étroite qu’elle soit, est encore trop étendue pour n’être pas instable ; et à l’infini, le

malade rassemble et sépare, entasse les similitudes diverses, ruine les plus évidentes,

disperse les identités, superpose les critères différents, s’agite, recommence, s’inquiète et

arrive finalement au bord de l’angoisse48. »

Les formations impériales produisent elles aussi de telles angoisses épistémiques parmi les

gouvernants, leurs architectes et leurs agents. Les projets impériaux ne se contentent pas de

déterminer la façon dont le savoir est organisé, distribué, rendu disponible et conçu. Elles

donnent lieu à une politique de la comparaison et créent les conditions de la

commensurabilité, en établissant quels attributs constituent une catégorie, en déterminant

ceux qui sont viables et ceux qui ne le sont pas.

Fernando Coronil saisit un aspect décisif du projet impérial lorsqu’il voit un « privilège des

empires » dans le fait de pouvoir faire de leurs histoires l’Histoire elle-même… fondée sur

des dissociations qui séparent des histoires relationnelles, réifient des différences culturelles,

et transforment la différence en hiérarchie49 ». Ce privilège ne vient pas seul. Lorsque

Emmanuel Terray, avec une perversité intentionnelle, suggère que la tâche, aujourd’hui, ne

saurait consister à s’accrocher à une mémoire réitérée mais au contraire à oublier, il perd de

vue ce que les généalogies coloniales du présent sont censées accomplir. Elles n’ont pas pour

48 FOUCAULT M., Les Mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 10.49 CORONIL F., « After Empire : Reflections on Imperialism form the Americas », in STOLER A. L., MCGRANAHAN C. et

PERDUE P. (dir.), Imperial Formations, SAR, Santa Fe, 2007, p  241-274.

Page 17: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première

but de régler des comptes. Pas plus que, comme il a raison de l’affirmer, elles ne devraient ou

ne peuvent viser l’« instrumentalisation » d’un « devoir de mémoire » aiguillonné par la

« concurrence des victimes ». On ne saurait contrer le privilège impérial qui consiste à faire

l’Histoire à partir d’histoires en empruntant des raccourcis rebattus vers le colonial, mais

uniquement en écrivant des histoires mesurées du présent qui soient capables de préserver la

complexité des enchevêtrements coloniaux.

L’histoire est une voix active qui porte sur le passé et sur des futurs différentiels. Elle exige

que l’on prenne la mesure des formes héritées à travers lesquelles les structures matérielles et

psychiques des relations coloniales appartenant à un passé imparfait gardent aujourd’hui pour

certains une qualité tangible et vivace, alors qu’il s’agit pour d’autres d’événements relégués à

un passé composé50. La définition que donne Foucault de la critique comme « insolence

réflexive » et de la vérité comme « parole courageuse » nous invite à nous demander

comment – et sous quelles formes – les histoires coloniales de la France ont conservé certains

liens et les ont détachés des histoires que vivent les gens aujourd’hui (qu’ils le veuillent ou

non), liens qui méritent qu’on en fasse le récit.

50 Voir MBEMBE A., « Décoloniser les structures psychiques du pouvoir », Mouvements, n° 51, septembre-octobre 2007,

p. 142-155, ainsi que STOLER A. L., « Imperial Debris : Reflections on Ruins and Ruination », Cultural Anthropology,

printemps 2008.

Page 18: 3€¦  · Web viewAnn Laura Stoler. Il y a presque dix ans, alors qu’une conférence donnée en l’honneur de Georges Balandier – présentée à l’époque comme la première