30479051 Les Civilisations Dans Le Regard de l Autre Actes 2001

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Les civilisations dans le regard de lautreActes du colloque international, Paris 13 et 14 dcembre 2001

Les civilisationsdans le regard de lautreActes du colloque international Paris, 13 et 14 dcembre 2001

Kochiro Matsuura Ahmed Jalali Jean Baubrot Jean Favier Alain de Libera Fumihiko Sueki Jean-Louis Bacqu-Grammont Franois Droche Franoise Aubin Roberte Hamayon Jerzy Kloczowski Jean Tulard Luis Filipe Ferreira Reis Thomaz Sgolne Demougin Oleg Grabar Jean Chesneaux Antoine Valry Abdelkebir Khatibi Franois-Xavier Guerra Jacques Le Rider Mounir Bouchenaki Doudou Diene Felipe Fernndez-Armesto

Les civilisations dans le regard de lautre

La collection UNESCO Dialogue entre les civilisations est dirige par Hans d'Orville, Directeur, Bureau de la planification stratgique. Les auteurs sont responsables du choix et de la prsentation des faits figurant dans cet ouvrage, ainsi que des opinions qui y sont exprimes, lesquelles ne sont pas ncessairement celles de lUNESCO et nengagent pas lOrganisation. Les appellations employes dans cette publication et la prsentation des donnes qui y figurent nimpliquent de la part du Secrtariat de lUNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays, territoires, villes ou zones, ou de leurs autorits, ni quant au trac de leurs frontires ou limites.

Publi en 2002 par lOrganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP France

dit par : Olga Weber avec la collaboration de Claudia Maresia et Caroline Aym-Martin Tabourdeau Composition et mise en page : Taurus Design Impression : Jouve 18, rue Saint-Denis 75352 Paris Cedex 01 (France)

UNESCO 2002 Imprim en France

Les civilisations dans le regard de lautreActes du colloque international Paris, 13 et 14 dcembre 2001Organis conjointement par lUNESCO et lcole Pratique des Hautes tudes (EPHE) dans le cadre de l'Anne des Nations Unies pour le dialogue entre les civilisations

Comit directeur et de suividu colloque Les civilisations dans le regard de lautre

EPHE SorbonneM. Jean Baubrot, Prsident de lcole Pratique des Hautes tudes M. Emmanuel de Calan, Directeur des relations internationales Mme Sgolne Demougin, Directeur dtudes Mme Djanirah Silva-Couto, Matre de Confrences M. Claude Lepage, Directeur dtudes M. Jean-Nol Robert, Directeur dtudes

UNESCOMme Moufida Goucha, Section des Sciences Humaines et de la Philosophie, Secteur des Sciences Sociales et Humaines Mme Claudia Maresia, Section des Sciences Humaines et de la Philosophie, Secteur des Sciences Sociales et Humaines M. Ren Zapata, Bureau de la planification stratgique M. F.W. Russell, Bureau de la planification stratgique Mme Olga Weber, Bureau de la planification stratgique

Table des matires

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Prface Introduction Allocutions douverture au colloque : Ahmed JALALI Jean BAUBROT Ren ZAPATA

Partie I23 25 29 43 53 63 73 Voyages, textes et traductions Jean FAVIER, Introduction Alain de LIBERA, Philosophie mdivale et changes entre les deux rives de la Mditerrane Fumihiko SUEKI, La rencontre de lEurope avec le bouddhisme japonais au XIXe sicle Jean-Louis BACQU-GRAMMONT, Textes de deux aires turcophones Franois DROCHE, Le Coran et ses traductions occidentales Franoise AUBIN et Roberte HAMAYON, Alexandre, Csar et Gengis Khan dans les steppes dAsie centrale

Partie II107 Rves dempires 109 Jerzy KLOCZOWSKI, Introduction 111 Jean TULARD, Un mythe universel : Napolon 117 Luis Filipe FERREIRA REIS THOMAZ, Entre lhistoire et lutopie : le mythe du prtre Jean 143 Sgolne DEMOUGIN, Empire(s) de Rome 153 Oleg GRABAR, Rves dempire dans le monde de lIslam 161 Jean CHESNEAUX, La mini-insularit comme relais fonctionnel des systmes impriaux modernes

Partie III167 Dune civilisation lautre : vers de nouvelles formes duniversalisme 169 Antoine VALRY, La dclaration universelle des droits de lhomme, fait de civilisation 175 Abdelkebir KHATIBI, Luniversalisme et linvention du futur (considrations sur le monde arabe) 183 Franois-Xavier GUERRA, LEuro-Amrique : constitution et perceptions dun espace culturel commun 193 Jacques LE RIDER, De la pluralit des cultures la civilisation europenne : transferts culturels et construction des identits 205 Mounir BOUCHENAKI, La diversit culturelle : tat des lieux

Partie IV219 Les civilisations dans le regard de lautre 221 Felipe FERNNDEZ-ARMESTO, Reconnatre les civilisations : les contacts entre cultures dans lhistoire mondiale et le rle de laltrit

235 Annexes 235 257 283 287 301 Dbats de la Table Ronde Notes Programme du colloque Biographies des participants au colloque Sites Internet dintrt

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Prface

Le colloque Les civilisations dans le regard de lautre, organis conjointement par lUNESCO et lcole Pratique des Hautes tudes (EPHE), sest tenu Paris en dcembre 2001, clturant ainsi par la runion dminents spcialistes de la communaut scientifique internationale lAnne des Nations Unies consacre au dialogue entre les civilisations. Confrence pivot, elle a permis de crer le lien entre les diffrentes confrences organises dans le monde sur ce thme en 2001 et den dresser le bilan, tout en intgrant dans la rflexion les bouleversements gostratgiques qui ont marqu cette anne. Parce que lhistoire est un enjeu politique, voire une arme largement utilise dans des controverses stratgiques sur des valeurs et des visions du monde, il faut rpondre aux exigences de comprhension des paramtres socio-politiques complexes qui forment la question du dialogue entre les communauts, les cultures et les civilisations. Ctait lambition de ce colloque, que reflte le prsent volume, troisime de la srie UNESCO Dialogue entre les civilisations. La piste des voyages, textes et traductions souligne que nulle connaissance ou information ne saurait faire lconomie dune analyse critique des documents et des tmoignages rapports au fil des sicles par les voyageurs. Limpact de ces changes sinscrit dans une problmatique plus large du pouvoir et de la gouvernance humaine. En engendrant une rflexion sur la nature et ltendue du savoir local, ces changes ont

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galement provoqu des vellits dappropriation de savoirs exognes, qui se sont parfois traduites par de vritables conqutes. La persistance dimages anciennes dans limaginaire collectif sexprime parfois en rves dempire , alors mme que de nouveaux modles politiques sont sans cesse recherchs. L exploration de nouvelles formes duniversalisme , si elle rvle le souci douverture lautre, illustre aussi la difficult dapprhender la pluralit des cultures et leurs interactions continues dans le temps et lespace. Cette pluralit nourrit galement la complexit dune dfinition du terme mme de civilisation . Le dialogue entre les civilisations est donc le fruit dune multiplicit de regards, qui aident par leurs faisceaux croiss mieux apprhender et comprendre lautre. LUNESCO a invit la communaut scientifique, travers ce colloque, crer un canevas qui se serve de lhistoire comme dune grille danalyse pour cerner les obstacles, les incomprhensions et les prjugs qui ont prvalu dans le pass entre les cultures et les civilisations, afin de dvelopper des approches novatrices permettant de construire lavenir.

Kochiro MatsuuraDirecteur gnral de lorganisation des Nations Unies pour lducation, la science et la culture (UNESCO)

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Introduction

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IntroductionAllocutions douverture au colloque

Ahmad JalaliPrsident de la Confrence gnrale de lUNESCO Lorsque jai pris connaissance de lordre du jour de ce colloque ainsi que du nom et des disciplines des participants, jai pens que lUNESCO offrait le cadre dune rencontre exceptionnelle runissant des personnalits de tous les milieux universitaires pour traiter de sujets slectionns selon des critres purement intellectuels et demandant une grande rudition. Cest pourquoi je pense que le lieu est bien choisi pour dvelopper ce que nous avons approuv la 31e session de la Confrence gnrale et qui entre prcisment dans le cadre de ce colloque. Nous avons fait du dialogue entre les cultures et les civilisations lun des principaux objectifs de notre stratgie moyen terme. la Confrence gnrale, notamment aprs les vnements du 11 septembre 2001, nous avons compris que le dialogue entre les cultures et les civilisations ntait pas seulement un rve dintellectuels mais une vritable ncessit. En effet, ce dialogue est invitable car il reprsente peut-tre la seule issue possible. Autre rsultat de la Confrence gnrale : nous avons approuv la Dclaration de lUNESCO sur la diversit culturelle qui offre aussi un cadre fort utile pour examiner les moyens de prserver cet aspect de la beaut du monde. De mme que nous apprcions la diversit de la nature, nous devons aussi apprcier la diversit de nos cultures. Le thme remarquable que vous avez choisi pour cette runion, Les

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civilisations dans le regard de lautre , peut, mon avis, donner lieu deux interprtations du dialogue entre les cultures et les civilisations : lune que je qualifierais d historique ou descriptive et lautre d imprative ou normative . Daprs linterprtation historique, le dialogue entre les civilisations na rien dentirement nouveau et constitue au contraire un phnomne de tous les instants. Les civilisations ont toujours engag un dialogue et mme les guerres et les conflits les plus sanglants nont jamais russi les en empcher compltement. Si nous nous plaons de ce point de vue pour tudier la question des civilisations dans le regard de lautre , nous devons revenir sur les diverses formes que le dialogue entre les civilisations a prises dans lhistoire. Cette tche exige au moins deux changements mthodologiques essentiels dont lun concerne notre faon denvisager lhistoire. Celle-ci a toujours t et est encore souvent considre comme une succession dantagonismes et de guerres, et cest malheureusement cet aspect qui a surtout t mis en avant. Pour adopter une approche plus salutaire, le premier changement mthodologique consiste se placer dun point de vue qui privilgie non plus le conflit mais le dialogue, rechercher dans lhistoire les lments qui lont favoris et sefforcer de rcrire lhistoire sous cet angle. Il va sans dire que cette nouvelle orientation ne doit pas nous empcher de voir les vnements historiques les plus violents. Quant au deuxime changement mthodologique, il consiste passer dune conception ethnocentrique de la culture et de la civilisation une conception dans laquelle le partage et les concessions mutuelles occupent le devant de la scne. Selon la conception ethnocentrique du dveloppement des cultures et des civilisations, ces dernires sont censes voluer dans un environnement plus ou moins ferm et limit par des frontires nationales ou ethniques. Les interventions extrieures, principalement les guerres et les invasions, portent atteinte leur dveloppement intrinsque et mettent leur existence mme en pril. Il est vrai que la mtaphore de la civilisation considre comme un tout organique prsente un certain avantage. Si lon compare la civilisation un organisme vivant, on semble laisser entendre quelle a des liens avec lenvironnement. Or, ce que cette mtaphore signifie gnralement, cest quil existe une relation dinterdpendance entre les lments internes dune culture ou dune civilisation et non pas une dpendance lgard de leur environnement. Le problme qui se pose nous est donc de dfinir les cultures et les civilisations comme des systmes ouverts et dinclure dans cette dfinition le partage, lchange, les concessions mutuelles et le dialogue.

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Or, comment pouvons-nous esprer avoir un dialogue fructueux entre les diffrentes cultures aujourdhui si nous navons pas une ide plus ou moins prcise de la faon dont un tel dialogue a t conduit dans le pass ? Jobserve que lordre du jour de cette runion contient un grand nombre de points qui vont permettre de rpondre cette question. Les deux interprtations de la notion de dialogue entre les cultures et les civilisations sont donc troitement lies. Dune part, si lon ne connat pas bien lexprience du pass, on ne peut pas la reproduire, voire la poursuivre, dans le prsent. Dautre part, toute recherche sur le pass est dune certaine faon limite par notre conception du monde contemporain et du rle que les diffrentes civilisations jouent dans son dification. Les deux conceptions du dialogue entre les deux civilisations sont donc interdpendantes. Elles sont en outre indissociables de la question du regard de lautre. Cette relation sexprime travers le rle que la culture et la civilisation jouent dans la constitution de notre identit actuelle. Lhistoire ne manque pas dexemples sur la faon dont les cultures ont favoris la fois la solidarit au sein de certains groupes et la diffrenciation dun groupe humain lautre. Elle nous enseigne en outre que ni le point central autour duquel les identits se constituent ni les frontires de part et dautre desquelles les groupes humains se sparent ne restent les mmes. Dans certains cas, cest la langue qui a jou ce double rle ; dans dautres, cette fonction la fois unificatrice et diffrenciatrice a t remplie par les messages crits. Au Moyen-ge, cest la religion qui la assume et, dans les temps modernes, elle a t reprise par le concept de nation . La caractristique principale est quen dpit de ces changements dorientation, chacune de ces entits sociales saccompagne dune culture qui lui est propre et qui soude la socit ou le groupe tout en attnuant les diffrences internes mais en mettant en lumire les aspects qui les distinguent les uns des autres. Nous sommes donc en prsence de cultures religieuses, de cultures ethniques et de cultures nationales. L encore, cest le regard de lautre sur la culture qui est mis en vidence. Il est urgent de rechercher les points communs entre les diffrentes cultures contemporaines, tche qui ne peut tre accomplie que si lon transcende les obstacles culturels, nationaux et ethniques existants. Cest seulement ainsi quon pourra dpasser la conception ethnocentrique de la culture et de lhistoire et les conceptions monolithiques de lidentit et de laltrit qui en sont pour ainsi dire les consquences logiques. Nous avons cout avec intrt le discours prononc loccasion de louverture de la 31e session de la Confrence gnrale par M. Jacques

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Chirac ; ce dernier a soulign que le dialogue des cultures doit tre conduit avec clairvoyance et humilit car son pire ennemi, cest larrogance. Il a galement pos un certain nombre de questions pertinentes : Sommesnous rests fidles nos propres cultures et aux valeurs qui les soustendent ? LOccident a-t-il donn le sentiment dimposer une culture dominante, essentiellement matrialiste, vcue comme agressive puisque la plus grande partie de lhumanit lobserve, la ctoie sans y avoir accs ? Est-ce que certains de nos grands dbats culturels ne sont pas parfois apparus comme ethnocentrs, laissant de ct les ralits sociales et spirituelles de ce qui ntait pas lOccident ? Jusquo une civilisation peutelle vouloir exporter ses valeurs ? Jacques Chirac a ensuite dvelopp cette ide en dclarant que si chaque culture et chaque civilisation peuvent tre fires de ce quelles ont accompli, elles doivent nanmoins mener sur elles-mmes un travail critique. Je suis heureux de constater que les points inscrits lordre du jour de ce colloque correspondent aux principaux thmes que nous avons traits la dernire session de la Confrence gnrale ; lUNESCO continuera en suivre le retentissement dans le cadre de sa stratgie moyen terme pendant toute la dure du prochain exercice biennal.

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Jean BaubrotPrsident de lcole Pratique des Hautes tudes Ce colloque international est le fruit dune aventure commune, risque et passionnante, entre lUNESCO et lcole Pratique des Hautes tudes. Cette aventure repose sur un pari commun : le pari quil est possible de mieux comprendre la ralit prsente du monde dans lequel nous vivons, ce quon dsigne gnralement par le terme commode, quoique imprcis, dactualit, quil est possible donc de mieux comprendre lactualit par un mouvement de prise de distance avec celle-l mme. Certes, lors des runions conviviales et enrichissantes de notre comit mixte de prparation, tenues avant lt, nous ne pouvions prvoir quel point les vnements mondiaux qui constituent aujourdhui le contexte social et politique de notre colloque seraient importants, voire dramatiques. Mais si ces vnements radicalisent lenjeu de notre entreprise, sils le rendent peut-tre, pour certains, plus difficile comprendre, ils nen changent pas fondamentalement la nature. Depuis longtemps, depuis toujours, le monde des tres humains est tout sauf une terre de tranquillit et si lanne 2001 a t proclame, par les Nations Unies, Anne internationale pour le dialogue entre les civilisations, cette vise signifie la conscience aigu quun tel dialogue est construire, reconstruire. Au milieu des tensions, de la tourmente, nous devons tre des btisseurs de dialogue. Ds lors, deux dmarches possdent chacune leur propre lgitimit intellectuelle. Une premire dmarche apparat directe, elle tente dtudier chaud les grands vnements et leur contexte. Dmarche ncessaire et qui seffectue quotidiennement en divers lieux. Mais ct delle, une autre apparat tout autant indispensable : celle qui sait que la ligne droite nest pas toujours le meilleur chemin pour aller dun point un autre, queffectuer quelques dtours nest pas du temps perdu, au contraire. Une dmarche celle que nous allons suivre durant ces deux journes qui largit le champ de vision, qui prend un certain recul, un peu comme on sloigne dun objet pour pouvoir mieux le percevoir, pour en prendre une plus exacte mesure, pour mieux pouvoir le regarder. Mieux le regarder : au cur de notre titre, Les civilisations dans le regard de lautre , il est fait mention du regard. Mtaphoriquement les civilisations, comme les personnes, se regardent. Elles attirent le regard, elles soffrent, se drobent au regard, un regard quaniment paroles et gestes, sentiments et passions. Des regards inquiets, hostiles, et arrivent le bruit et la fureur des armes. Des regards indulgents, confiants, et

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lesprance dune rconciliation nest pas loin Les regards peuvent tre multiples, empreints dambivalence comme cet autre , cet autre aux mille visages possibles qui termine le titre de notre colloque comme pour mieux indiquer que la signification se niche dans la relation et que laltrit est cratrice didentit. Dailleurs, la sance Voyages, textes et traductions , va nous permettre de mieux dcouvrir comment, consciemment ou non, de proche en proche, les civilisations sobservent, se cherchent, sinfluencent, se dfinissent mutuellement. Les crits restent peut-tre, mais ils ne restent pas en place. De sicle en sicle, on va chercher les critures sacres ou profanes ailleurs pour les traduire de retour au pays. Ces traductions donnent naissance de nouvelles traditions et cette tectonique des cultures et des civilisations gnre lide de translation. Mais il nexiste pas dinfluences et dchanges sans que se pose le problme du pouvoir, de la gouvernance humaine. Nous verrons que, modle fdrateur protecteur des minorits, pouvant favoriser la cohabitation de cultures et de communauts diverses, lempire fut longtemps peru comme un lieu dquilibre de forces antagonistes. Quoique ternie par des situations de domination politique, de colonisation ou dannexion territoriale, son image subsiste dans nos socits, sous forme dun rve dempire qui peut recouper une perspective quelque peu nostalgique visant la rsurrection dun esprit de tolrance multiculturaliste, comme elle peut induire une rflexion critique, inspirant la recherche de nouveaux modles politiques. Ces nouveaux modles, la fois politiques et culturels, nous les explorerons galement en nous projetant vers de nouvelles formes duniversalisme. Elles cherchent ne plus faire revtir du masque de luniversel dominations et oppressions, mais inclure dans la vise universaliste le respect des diffrences comme la dfense de la raison suppose lacceptation de limaginaire. Luniversel apparat alors horizon dune pense plurielle, non pas pense de la sparation mais pense du partage : donner aux autres la grille de lunivers propre sa culture, recevoir la part duniversel de chaque culture autre. La singularit de chaque tre, de chaque langue, de chaque civilisation peut tre richesse dans la recherche de valeurs communes porte universelle. Nous terminerons par un dbat gnral qui reprendra les diffrents regards que les civilisations ont ports et portent les unes sur les autres. Comment transformer conflits en sductions rciproques, rivalits en plaisirs partags ? Les drames actuels qui se jouent sur notre plante donnent ces propos une certaine valeur dutopie. Mais peut-tre est-ce

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justement quand le visible induit une certaine angoisse quil devient dautant plus important, essentiel, de prendre ce recul auquel jai fait allusion tout lheure et de mler les analyses les plus rigoureuses sur des pans importants de lhistoire de lhumanit la projection dans un avenir autre, linvention dun futur qui refuse dlibrment de dsesprer de ltre humain.

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Ren ZapataDirecteur, Division de la planification, du suivi du programme et de l'tablissement des rapports, Bureau de la planification stratgique Le colloque Les civilisations dans le regard de lautre , qui se tient dans le cadre de la clbration de lAnne internationale pour le dialogue entre les civilisations proclame par lAssemble gnrale des Nations Unies, vient sans doute point nomm car il est devenu manifeste quil nous faut sans cesse, dune part, jeter de nouvelles lumires sur les interactions entre les civilisations dans un pass devenu notre hritage commun au fur et mesure que la recherche scientifique progresse et, dautre part, identifier les modalits qui permettront de rpondre aux enjeux de notre temps. Pour accomplir cette double tche, la communaut scientifique peut jouer un rle clef en permettant tout dabord une prise en compte constamment renouvele par le savoir qui se dploie dans les nombreuses disciplines concernes de lensemble des chelles diffrentes et complmentaires du temps pass qui clairent la formation de la dimension multiculturelle de toutes les socits. En effet, cest ainsi quon peut mieux comprendre les interactions, les emprunts et les changes ce qui, son tour, permet de mieux saisir les ressorts profonds de linfinie crativit des cultures et de mettre en vidence les dmarches individuelles et collectives qui ont men la constitution des civilisations et de leurs interactions. Comme en tmoigne le programme du colloque, nous devons en effet procder des changements dchelle permanents pour cerner les mutations sociales et culturelles, tout en tenant compte du fait que les modles globalisants ne sont utiles que sils sont imprgns de la connaissance des pratiques et des comportements des individus, ainsi que des microsocits, en mettant en vidence les nuances, les dclinaisons et les effets long terme des diffrentes postrits sur lesquelles nous allons nous interroger dans le cadre de ce colloque. Par ce biais, peut-tre rpondrons-nous la question que posait Chateaubriand dans sa Vie de Ranc lorsquil crivait : Bonaparte a fait son sicle, Louis [XIV] a t fait par le sien : qui vivra plus longtemps de louvrage du temps ou de celui dun homme ? . Beaucoup a dj t fait dans ce domaine, mais il reste encore beaucoup faire pour approfondir cette connaissance des interactions entre les cultures et les civilisations, ce qui dpend en grande partie de ltablissement de nouveaux rapports entre archologie, histoire,

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anthropologie sociale et sociologie, pour ne citer que quelques-unes des grandes disciplines concernes. LUNESCO a lanc nombre de projets visant asseoir sur de nouvelles bases ltude des interactions entre cultures et civilisations. En commenant par le projet Est-Ouest, qui a surtout contribu une meilleure connaissance des civilisations de lAsie du Sud et de lExtrmeOrient, suivi par les travaux sur la civilisation islamique, les routes de la soie, la route de lesclave, les histoires rgionales et lhistoire de lhumanit, notamment, lUNESCO a russi mobiliser les communauts scientifiques de toutes les rgions du monde autour dun agenda porteur qui est galement devenu aujourdhui un enjeu critique pour notre temps. En effet, le dialogue entre les civilisations a revtu une dimension politique lorsque, en dcembre 1993, Samuel Huntington lana sa thse sur le conflit des civilisations. Cette thse, malgr lindigence de son argumentation historique, a fait son chemin jusqu nos jours, nous devons le reconnatre, notamment en continuant nourrir de plus belle des discours prnant insidieusement lexclusion, dans la mesure o ils visent tayer des oppositions soi-disant radicales et/ou insurmontables entre les diffrentes aires culturelles et religieuses du monde contemporain. Les vnements du 11 septembre ont raviv ces discours de faon dangereuse et nous avons t confronts une prolifration de propos de plus en plus schmatiques et truffs damalgames de la pire espce. Les ractions face ces jusquau-boutistes du conflit entre les civilisations ont t vives dans le monde entier et ici, dans lenceinte de lUNESCO, lensemble des tats membres a t catgorique, lors de la 31e runion de la Confrence gnrale, dans sa condamnation des amalgames qui ne peuvent que contribuer nourrir la tentation de lexclusion, de lostracisme, du dni de lautre, tentation qui a conduit aux ravages qui ont scand le XXe sicle avec son cortge de crimes contre lhumanit. En proclamant lanne 2001 Anne internationale pour le dialogue entre les civilisations, lAssemble gnrale des Nations Unies a fait un grand pas en avant non seulement pour contrecarrer la thse du conflit des civilisations mais aussi et surtout pour ouvrir un nouvel espace au dialogue au plus haut niveau politique. Avec ladoption le 9 novembre, par la mme Assemble gnrale, du plan daction sur le suivi de lAnne, souvre un nouveau chapitre dans lequel lUNESCO se trouve engag fond dores et dj, et le colloque aujourdhui en est la premire pierre. Car, au-del du bruit et de la fureur des conflits en cours, il nous faut intensifier la contribution intellectuelle au renforcement du dialogue, un

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moment o sopre, sous nos yeux, une mutation historique, celle de la globalisation, dans un monde caractris par des ingalits et des fosss criants entre les pays et au sein des pays qui faonnent de nouvelles et complexes perceptions de lautre. Il sagit l dune mutation qui na pas encore trouv les valeurs partages quexigent son amplitude et sa puissance. Ces valeurs partages ne dcouleront pas daccords purement conomiques, ni juridiques, entre les tats, et cest le motif pour lequel la raison critique dont vous tes les dpositaires a un si grand rle jouer notre poque. Car votre intelligence des grandes mutations du pass, des passages dun univers intellectuel un autre, caractriss toujours par des survivances, des reprises, des transpositions, est dune importance clef pour comprendre non seulement le prsent mais aussi lavenir. Car la mutation en cours concerne au premier chef la culture, avec les risques duniformisation, mais aussi avec le dploiement de nouvelles formes dancrage des cultures et des identits, avec la vritable rinvention de chaque groupe avec son pass et avec les autres, avec toute la complexit problmatique concernant une reconnaissance de droits spcifiques compatibles avec la lgislation sur les droits de lhomme, etc. Mais avons-nous les mots adquats hybridit, mtissage, symbiose pour ne serait-ce quaborder cette ralit nouvelle, par essence multiculturelle ? Comment viter les piges quont tendus la recherche par le pass des mots crans tels que syncrtisme ou influence ? Comment passer des tiquettes aux vrais contenus contemporains du dialogue des civilisations ? Cest dire toute limportance que lUNESCO attribue vos travaux au cours de ce colloque, et ce un moment o elle se propose de renforcer sa coopration avec les grandes institutions de recherche en sciences humaines, notamment avec lcole Pratique des Hautes tudes dont nombre de ses chercheurs ont dj particip activement des projets lancs par lUNESCO et le Conseil international des sciences historiques, en coopration avec lequel a t lanc une srie de recherches historiques sur les interactions entre les socits et les cultures dans les diverses rgions du monde. Nous sommes srs que ce colloque ouvre un chapitre dcisif de la coopration avec la communaut scientifique et que ses travaux permettront de mettre le dialogue des civilisations, enracin dans le pass lointain, au diapason des proccupations les plus brlantes de notre temps.

Partie I

Voyages, textes et traductions

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Introduction

Jean FavierMembre de lInstitut (Acadmie des Inscriptions et Belles-Lettres), Prsident de la Comission nationale franaise pour lUNESCO Je voudrais remercier les organisateurs de mavoir convi prsider cette sance et je me rjouis que les travaux de ce colloque aux ambitions trs larges dj, me semble t-il, commencent par une sance consacre Voyages, textes et traductions. Cest lvidence le premier moyen de la connaissance des autres civilisations que daller y voir. Aujourdhui, les mdias nous permettent de croire que nous pouvons connatre les Autres sans quitter notre fauteuil, ce qui est une erreur bien grave puisque linteraction nexiste gure dans ces cas-l et que les questions sont sans rponse. Mais que sont des rponses des questions quon navait pas poses. Pendant longtemps et jusqu lavnement du rgne des mdias, le seul moyen de comprendre les autres cest de les connatre, et le seul moyen de les connatre, cest dy aller. Et je trouve trs judicieux que nous commencions par une rflexion sur les textes et la lecture des textes. Jassimile textes et traductions, la traduction tant un moyen daccder aux textes. Jai assez souvent plaid en vain, je dois le dire, auprs des autorits universitaires, pour que soit dtache de la connaissance de la langue, la connaissance de la civilisation et de cette partie essentielle qui sappelle la littrature. Pour dire les choses en clair, je regrette que dans la formation

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des jeunes, tout au moins dans mon pays, je ne connais pas la situation dans le monde entier, mais hlas cest peu prs la mme chose partout, on accde une connaissance scolaire, universitaire, dune civilisation et dune littrature que si lon en apprend la langue. Autrement dit, si vous avez fait de langlais, vous ne connatrez pas Goethe et si vous avez de lallemand, vous ignorez Cervants. Cest un dfaut trs grave de notre enseignement secondaire. Cela se rattrape un peu au niveau du suprieur. Donc, ces textes traduits ou non traduits, hlas, seuls les connaisseurs de la langue peuvent y accder mais traduits par ceux qui ont fait leffort de se mettre, si je puis dire, dans la peau dun deuxime crivain, et par consquent dun interprte de la pense. Ces textes sont la fois vecteurs dune connaissance, ils portent la connaissance de la civilisation dautrui. Il sont aussi, vous pardonnez un historien de laisser passer le bout du nez, ils sont aussi des tmoignages sur lart de tmoigner. Or, il nest pas de connaissance, il nest pas dinformation, historique ou gographique, ou ethnologique ou sociologique, sans une critique des documents, sans une critique des tmoignages et ces textes sont parfois eux-mmes une critique du tmoignage dautrui en un moment donn ou travers les temps. Ils appellent lintelligence de lAutre et pas seulement lobservation. Ils appellent la critique de ce que dit lAutre. Je pense ce rcit de voyages que jai beaucoup pratiqu, celui dIbn Batuta, ce notable de Tanger envoy par le Roi du Maroc la dcouverte du monde subsaharien, en fait pour nouer des relations diplomatiques. Et je pense la critique trs aigu quil fait la fois de ce quil voit et de ce quon lui en avait dit. Il y a une part de dsenchantement qui est la critique svre de la rumeur par rapport la ralit quil dcouvre. Mais par l-mme, tous ces voyageurs tmoignent pour le regard sur lAutre, pour un regard et pour une volont de regard. Lhistoire de la transmission, cest autre chose que le regard immdiat et les textes sont transmission, transmission dans lespace et transmission dans le temps. Car cette histoire, cest celle de la volont de connatre, de la volont dcouter, de la volont de rapporter. Ce nest plus la simple constatation, cest dj procder dun jugement sur la valeur de ce que lon a vu et du tmoignage que lon peut porter, quelquefois aussi procdant dune volont de glorification, mme jallais dire de gloriole. Je pense Marco Polo, mais je retrouve cela toute poque, et je naurais pas beaucoup de peine vous trouver dans la presse de cette semaine des chiffres exagrs pour des phnomnes pourtant aisment vrifiables. Mais cette histoire de la transmission, cest aussi une histoire de cette vertu humaine par excellence quest la curiosit pour ce quon na pas sous les yeux.

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Vous savez, votre chat ou votre chien est toujours impressionn par une glace, il va voir par derrire, et le propre de lhomme cest daller voir par-del cette glace sans tain quon appelle la mort, et par del cet horizon sans fin qui fait quon nest pas partout. Lhomme est le seul tre curieux de ce quil ne voit pas lui-mme, de ce quil nentend pas lui-mme, et la transmission par les textes, cest la rplique ce besoin, cette curiosit. Demandez ceux qui ont vu de dire ce quils ont vu, et eux, se dire quun jour on le leur demandera. Cest aussi le refus des vrits limites. Bien sr, la traduction, je ne ferai pas de mauvais jeux de mots que vous connaissez : traduttore-traducteur. mais cest aussi une interprtation. Mme lorsque linterprtation conduit des drames. Je pense Aristote dcouvert travers Avros, par des gens qui croient avoir dcouvert Aristote alors quils nont dcouvert quAvros, lequel tait lui-mme un penseur assez grand pour ajouter ce quil avait lu. Il nempche pas que des drames ont surgi en Occident par une mconnaissance complte de la tradition de la pense dAristote travers le monde arabe, qui nous a valu la prodigieuse renaissance intellectuelle du XIIe sicle occidental. Je pense la mmoire ajoute, celui qui a vu et qui dit quil a vu parce quon lui a dit, et tous les voyageurs ont toujours ml avec plus ou moins de bonne volont, plus ou moins de bonne foi ce quils avaient vu et ce quils croyaient avoir vu, jen appelle tout simplement vos propres souvenirs, chacun dentre vous, combien de souvenirs avons-nous en tte qui ne sont que le souvenir de la photo quon en a garde ? Combien de souvenirs se rsument aux quelques photographies que vous avez dans vos collections ? Et cest parfaitement inconscient. Alors, le premier regard, cest celui du voyageur, et cest pour celuici que maintenant je vais, sans plus tarder, donner la parole aux orateurs.

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Philosophie mdivale et changes entre les deux rives de la Mditerrane

Alain de LiberaDirecteur dtudes lEPHE, Section des Sciences religieusesMose engendra No et No engendra Eunuch et Eunuch engendra OHalloran et Benamor engendra Dupont-Durand et Dupont-Durand engendra Savorgnanovitch et Savorgnanovitch engendra Japerstone et Japerstone engendra Szombathely et Szombathely engendra Virag et Virag engendra Bloom et vocabitur nomen eius Emmanuel. James Joyce, Ulysse

Je veux voquer ici une trangre et une voyageuse. trange trangre qui a, pourtant, donn lEurope le premier sentiment de son existence comme figure spirituelle et sest vue reconnatre il est vrai par un philosophe une fonction rectrice, au sein de lhumanit europenne, lgard de lhumanit tout entire1 . On laura devin, son nom est Philosophie. Il faudrait pouvoir mditer chacun des termes que le penseur que je viens dvoquer, Edmund Husserl, utilise, dans une confrence prononce Vienne les 7 et 10 mai 1935, pour dfinir lirruption de la philosophie comme un phnomne originel caractrisant lEurope au point de vue spirituel, [] lesprit qui lhabite [et la] tche infinie qui est la sienne, dans une socit totale, [] rgle par lidal : espace (du) thorique, qui inclut les tats-Unis, mais exclut les Tziganes, dot dune historicit propre, avec la Grce pour lieu originaire et pour fin idale une universalit de la raison appelant les

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non-Europens seuropaniser . On y verrait se forger, conceptuellement, comme dans son lexique, la dimension que jaimerais dire transcendantale de lethnocentrisme, si je ne craignais dtre pdant. Cest cette vision philosophique dune Europe, mais lon pourrait dire aussi bien dun Occident nativement porteur du tlos de lhumanit, que je voudrais mettre ici en question, partir du double statut dtrangre et de migrante de Philosophie durant ce quon appelle le Moyen-ge. Un prjug peut en cacher un autre. Mon titre le reflte, sa manire, qui voque la Mditerrane des deux rives. La mer blanche , notre mer , la mer du milieu a quatre bords : au sud, au nord, mais aussi lest et louest les voyages de Sophia dOrient en Occident nous le rappellent ou le rappelleront. La gographie suppose spirituelle est ici fille de lhistoire de lhistoire tout court. Cest de cette filiation, de son imaginaire et de ses mythes, que je souhaite aussi brivement vous entretenir. Un livre achev en cette mme anne 1935 que la Krisis de lhumanit europenne dE. Husserl publi, cependant, aprs la guerre , peut nous servir ici de guide : Mahomet et Charlemagne de lhistorien belge Henri Pirenne, dveloppant les ides avances pour la premire fois dans un article ponyme de la Revue belge de philologie et dhistoire paru en 19222. Dautres guides eussent t possibles, comme Louis Bertrand, chantre de la colonisation, qui, toujours dans les annes 1930, crivait propos des musulmans : Mais il y a autre chose dans leur fureur : la conscience de leur infriorit, de leur dgradation et cette chose-l ne se pardonne point. Ils ont beau proclamer quils mprisent ce chien de chrtien et cracher contre lui ou derrire lui : ils sentent tout de mme que cet tre excr appartient une race suprieure. La thse de Pirenne est dune autre tenue, sinon entirement dune autre teneur. Cen est, si lon peut dire, le visage prsentable, le visage acadmique. La thse, qui est celle dun mdiviste, est simple : il sagit dopposer deux types de conqutes, la germanique et larabe, dvaluer leurs contributions respectives au destin de la ci-devant Romanitas. Tout tient en une phrase : lislam a rompu lunit mditerranenne que les invasions germaniques avaient laiss subsister. Prcisons. Selon Pirenne, lunit mditerranenne du monde antique et lessentiel de la culture romaine nont pas t atteints par les invasions germaniques, mme lpoque o, au Ve sicle, il ny avait plus dempereur en Occident ( Rome), mais seulement en Orient ( Constantinople). Cest linvasion musulmane qui a cass le monde romain en deux ce que navaient pas fait les germains : La rupture de la tradition antique a eu pour instrument lavance rapide et imprvue de

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lislam. Elle a eu pour consquence de sparer dfinitivement lOrient de lOccident, en mettant fin lunit mditerranenne. Des pays comme lAfrique et lEspagne, qui avaient continu participer la communaut occidentale, gravitent dsormais dans lorbite de Bagdad. Cest une autre religion, une autre culture dans tous les domaines, qui y apparat. La Mditerrane occidentale, devenue un lac musulman, cesse dtre la voie des changes et des ides quelle navait cess dtre jusqualors3. Contrainte de vivre sur elle-mme, chasse de la Mditerrane occidentale, la partie occidentale de lex-empire romain est, partir de 650, irrmdiablement coupe de la partie orientale. Dans ce qui est, dsormais, lOccident chrtien, laxe de la vie historique est repouss de la Mditerrane vers le nord . Le processus sachve en 800, avec la constitution dun nouvel empire romain dOccident, domin par une dynastie originaire du Nord, les Carolingiens. Du ct oriental, le lien quavait laiss subsister linvasion germanique est galement rompu : Byzance nest plus que le centre dun empire grec rduit dfendre ses dernires possessions, Naples, Venise, Gate, Amalfi. Ramene lessentiel la thse de Pirenne est donc que linvasion musulmane a mis fin la tradition antique, quelle a jet lEurope dans le Moyen-ge , au moment mme o lEurope allait enfin, pour son plus grand bonheur, se byzantiniser 4. Au dbut du VIIIe sicle, le rve grec est pass : la Mditerrane occidentale est livre aux pirates sarrasins ; au IXe, ils semparent des les, dtruisent les ports, font des razzias partout lunit conomique de la Mditerrane est brise : elle le restera jusqu lpoque des Croisades5 La thse est forte. Surtout aujourdhui o lon parle tant de laxe Nord-Sud et de lantagonisme de lEurope du Nord et des mondes de la Mditerrane en y incluant lEurope mridionale, le Mezzogiorno, par exemple, zone parasitaire de pauvret, de sous-emploi et de dlinquance, selon les idologues de la Padania libre. Tout nest pas absurde dans le scnario de Pirenne. On peut bien, en effet, tre tent de dire, avec de bons arguments, quen brisant lunit horizontale du monde antique, la solidarit de lOrient et de lOccident chrtiens ou de lest et de louest de la romanit, lislam a impos le repli de lEurope sur ses marches septentrionales, quil a par une sorte deffet mcanique favoris le dveloppement de relations la fois verticales et conflictuelles entre les nouveaux ensembles dfinis par la conqute et, par l, contribu lirrsistible essor de lEurope germanique au dtriment de la partie romaine, coupe de lOrient et progressivement refoule vers le nord. En somme, on peut tenir pour factuel que le Nord a dcisivement pris le pas

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sur le Sud, pour la seule raison que lislam a arrach lOrient chrtien lOccident chrtien et que le fruit imprvu de la conqute arabe est que l axe de la civilisation a bascul . Le scnario a au moins le mrite de donner quatre rives la Mditerrane. Cest une autre valeur, toutefois, que lon peut et doit, selon moi, accorder au texte de Pirenne : celle de symptme mme si lexpression est quelque peu galvaude. lire ces lignes, en effet, examiner plus fond le tableau quelles brossent des confins de lAntiquit tardive et du haut Moyen-ge, on voit, en quelque sorte, natre un inconscient collectif historique de lEurope. Relevons quelques termes : assimilation , razzias , main mise sur la socit civile , tout le cortge des peurs qui alimentent les idologies scuritaires et xnophobes est l, dj form. Au seuil de sa naissance provoque, quelques encablures de la monnaie unique , quelques semaines aprs ce que ce que lon dsigne par euphmisme comme les vnements du 11 septembre , lEurope du troisime millnaire trouverait dans Mahomet et Charlemagne de quoi argumenter son identit polmique, elle qui ne cesse de revivre les vnements des annes 650-750, quelle ignore en gnral, travers les consquences du diagnostic pos sur eux par certains historiens, quelle connat dans ses effets pratiques, sinon dans son dtail thorique, par lcho plus ou moins brouill quen donnent les mdias. Mais il y a plus. la prsentation de lislam comme fracture de la romanit et facteur de lOccident rpond une vision de lhistoire de la pense qui prtend renouer directement avec la Grce en excluant de lOccident et de sa mmoire, ce que certains ont appel la dette impense pour la tradition juive et ce que jai moi-mme appel lhritage oubli pour la tradition arabo-musulmane. Renouer avec la Grce par-del la parenthse arabe, et lon doit ajouter ici juive, car les deux choses sont lies, tel est le fantasme hermneutique qui accompagne la vision politique du caractre exclusivement chrtien de lOccident mme l o, en loccurrence, on entend dpasser jusquau christianisme lui-mme dans une imptueuse remonte vers le matin grec . Que si lon doute de la terrible communaut de destin des juifs et des Arabes dans le regard de lautre , un geste suffit : ouvrir Averros et laverrosme dErnest Renan. Dans ce livre paru chez Durand en 1852, rimprim chez Michel Lvy ds 1861, on apprendra en effet que la race smitique na jamais rien produit quelle et en propre, que tout ce que lOrient smitique et le Moyen-ge ont eu de philosophie proprement dite a t emprunt la Grce, mais dform et travesti. On verra un Moyen-ge, hritier dune Grce dgypte et de Syrie, altre par le mlange dlments barbares ,

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dress comme une interminable parenthse entre le monde moderne et celui de la Grce originale et sincre, [] considre dans son expression pure et classique . Bref, on trouvera une priode de dcadence et de syncrtisme , qui na aucun droit nous donner de leons 6. Je passe sur lespce dimprcation ailleurs opre sur la personne de laptre Paul, ce laid petit juif , que les Souvenirs denfance et de jeunesse accusent davoir transform le monde en dsert en y instaurant mille ans dun douloureux silence de la Raison7. Le dossier de Renan nest plus instruire. Il est craindre, cependant, que les ides quil enveloppe naient pas quitt tous les esprits ce qui nous ramne la philosophie. LEurope septentrionale de Pirenne, destine rendre compte de la formation et de lunit du monde carolingien, a des doubles ou des clones imprvus. Quil me soit permis dvoquer ici lEurope nordique et germanique dun lve de Husserl : Martin Heidegger. Sans entrer dans dinutiles controverses sur la pense (et lattitude) politique de lauteur de Sein und Zeit, il suffit au propos gnral de notre colloque, Les civilisations dans le regard de lautre , de rappeler quelle sorte de regard le philosophe de Messkirch porte sur lhistoire de ltre comme destin de lOccident . Disons, pour tre court, que, comme Renan, il fait directement communiquer lAllemagne et la Grce, sans mdiateur ni mdiation trangre, quil construit un monde spirituel dont la cohrence et lunit, au-del des spculations sur la parent des langues grecque et germanique comme langues naturellement philosophiques, tient aussi au fait quil ne comporte ni juifs ni arabes. LEurope de Heidegger se pense, se veut et se dit grecque. Il y a l un fantasme des origines, qui a lui-mme son origine : lide que le destin de lOccident est philosophique, ou plutt que son destin est la philosophie mme : Le mot philosophia nous dit que la philosophie est quelque chose qui, dabord et avant tout, dtermine lexistence du monde grec. Il y a plus la philosophia dtermine aussi en son fond le cours le plus intrieur de notre histoire occidentale europenne. La locution rebattue de philosophie occidentale-europenne est en vrit une tautologie. Pourquoi ? Parce que la philosophie est grecque dans son tre mme grec veut dire ici : la philosophie est, dans son tre originel, de telle nature que cest dabord le monde grec et seulement lui quelle a saisi en le rclamant pour se dployer elle [...]. Laffirmation : la philosophie est grecque dans son tre propre ne dit rien dautre que : lOccident et lEurope sont, et eux seuls sont, dans ce qua de plus intrieur leur marche historique, originellement philosophiques . Cest ce quattestent la naissance et la domination des sciences. Cest parce quelles prennent

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source de ce qua de plus intrieur la marche historique de lOccident europen, entendons le cheminement philosophique, cest pour cela quelles sont aujourdhui en tat de donner lhistoire de lhomme sur toute la terre lempreinte spcifique8. La vision de la civilisation vhicule dans ces lignes est quil ny a pas de philosophie en dehors de lOccident, quil ny a pas mme de mot pour la dire. Derrire ce ralisme linguistique uvre une notion de lOccident qui me parat fournir la quintessence de lethnocentrisme. Heidegger laisse de ct le Moyen-ge : il le faut, pour le bien de sa thse, car sil considrait un instant lEurope des XIIe et XIIIe sicles, il lui faudrait reconnatre que les Arabes dal-Andalus sont, lpoque, aussi occidentaux que les Allemands de Thuringe, se pensent comme tels et sont aussi regards comme tels par les Orientaux . Il y a l une premire consquence fcheuse danalyses historiques comme celle de Pirenne. La mconnaissance du fait que, au Moyen-ge, la distinction OrientOccident concerne autant les Arabes que les chrtiens, jette les fondements dune vision potentiellement raciste de lhistoire, laquelle il est bien difficile dchapper une fois quon y est entr : ne pas voir lappartenance des arabes et des juifs lhistoire occidentale procde dune dfinition de lOccident qui suppose elle-mme leffondrement du Moyenge et procde directement de ce que lon pourrait appeler lesprit de 1492 , celui des Rois catholiques , qui fait de lexpulsion des juifs le plein achvement de la Reconquista. Deuximement, il est faux de dire que lOccident et lEurope sont, et eux seuls, dans ce qua de plus intrieur leur marche, originellement philosophiques . LOrient a t un temps un long temps aussi philosophe que lOccident la Bagdad des Abbassides en tmoigne suffisamment : jy reviendrai brivement. En outre, le privilge de lorigine, surtout dans lusage quen fait Heidegger, nest quun sortilge linguistique. Cest bien parce que la philosophie a t arrache (parfois violemment) de certains des mondes musulmans dans ce que leur marche avait de plus intrieur, parce que, en somme, leur destin philosophique a t interrompu par le religieux, que, dune part, lOccident tel que le voit Heidegger a pu oublier son hritage arabe comme Heidegger lui-mme loublie et que, dautre part, les mondes musulmans eux-mmes ont refoul leur histoire philosophique. Contrairement ce que soutient lauteur de Quest-ce que la philosophie ?, ce nest pas parce que la philosophie est : philosophia que ce mot grec nous lie une tradition historiale unique 9. Le mot arabe falsafa est aussi grec il lest peut-tre mme plus, en un sens que le franais philosophie, et il nous lie plusieurs traditions

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historiales la fois : l orientale et l occidentale , et pour les trois monothismes. Cest donc cela quil faut sefforcer doublier ou de dconstruire : lide dune tradition historiale unique de la philosophie. Cest elle, en effet, qui induit de manire quasi automatique lide dun Occident originellement porteur du tlos de lhumanit. Il faut appliquer la philosophie le mme type danalyse que celle quun M. Olender a pratiqu pour dcrire la course gnalogique aux langues du paradis . Les deux se recoupent dailleurs en certains des pisodes les plus noirs de la constitution des paradigmes philosophiques nationaux comme la qute de cette langue du Nord qui, dans lAllemagne post-kantienne, rythme la fabrication autonome, polaire, inaccessible de lidalisme allemand je renvoie sur ce point aux beaux travaux de Pierre Pnisson sur les Discours la nation allemande de J. G. Fichte10 ou ceux de J.-F Courtine sur le peuple mtaphysique (lexpression de Mme de . Stal, reprise par Heidegger dans une page clbre de son Introduction la mtaphysique)11. Ce que le Moyen-ge nous apprend, cest regarder comme non pertinentes certaines vidences scolaires, comme laffirmation que la source est grecque (M. Conche) et quelle coule allemande, que, parce que grecque, la philosophie est fille de lAllemagne , sous prtexte que, comme lcrit J. dOrmesson, la philosophie occidentale a connu deux ges dor deux millnaires et demi de distance : la philosophie grecque et la philosophie allemande (Le Figaro, 5 fvrier 1993). Ce que le Moyen-ge nous apprend, cest que, parce que grecque , la philosophie est fondamentalement et partout trangre . Je ne parle pas ici du fait que la philosophie ou la raison occidentale a pu, par exemple, apparatre comme trangre au Japon, lors de son ouverture . Je parle du fait que philosophia a t uniformment et originellement considre comme science du dehors ou science trangre par les trois monothismes. Quels que soient le rgime politique et la situation religieuse des aires relevant de la gographie spirituelle des trois religions du Livre, que ce soit Byzance, dans le monde musulman, dans les divers mondes juifs mdivaux ou dans la socit chrtienne occidentale du haut Moyen-ge, un fait domine, qui doit tre imprieusement rappel ici, lors mme que le politique sefforce de substituer le dialogue des cultures au choc des civilisations : la philosophie, quelle soit de la Mditerrane des deux ou des quatre rives, est toujours dfinie comme une science trangre , comme la science du dehors , larabe dit plus littralement l intruse . Pourquoi trangre ? La rponse est simple : parce qutrangre la rvlation et la

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forme de vie communautaire qui sarticule partir delle. Un bon tmoin de cette tranget est la controverse de Bagdad : la discussion, conduite en 937/938, sous la prsidence dibn al-Furt ibn Hinzba, vizir dal-Rd, entre le logicien chrtien Ab Bishr Matt ibn Ynis (mort en 940) et le grammairien musulman Ab Sad al-Srf (mort en 979). Cette controverse aussi interculturelle quinterreligieuse est centre sur une opposition entre logique et grammaire, entre sciences extrieures , la logique aristotlicienne grecque , et sciences traditionnelles , ici la grammaire, subordonnes au Coran, dont elles facilitent lexgse, au contraire des sciences extrieures , qui lui sont inutiles. Le lien spcial existant entre la grammaire de larabe et le Coran, le privilge mme de la langue arabe au sein de lislam (larabe est la langue du Coran) creusent le foss vritable entre grammaire et logique : la logique nest pas la logique de larabe et elle na rien voir avec la langue du Coran. Ce nest donc pas un hasard si, dans la controverse de Bagdad , le reprsentant de la logique est chrtien et donc, lui aussi, en un sens, extrieur . On a ici en germe lanalyse en quelque sorte ethnoculturelle et gopolitique de la philosophie (donc des sciences profanes), nourrissant lhostilit au rationalisme occidental (imprialiste, nocolonial, amricain , etc.) que lon retrouve chez certains fondamentalistes aujourdhui. Mais, dira-ton, il sagit de lislam. Certes. Mais lessentiel nest pas l. Ce quil faut rappeler dans le cadre qui est le ntre est prcisment que lappellation sciences extrieures est un article dimportation. Cest en effet Byzance qui parle la premire de philosophie extrieure . Du IXe au milieu du XVe sicle, la philosophie est considre par les Byzantins comme hellnique , cest--dire comme trangre tranget religieuse, qui clipse totalement le facteur ethnoculturel grec . Ce sont eux qui, les premiers, qualifient philosophia de science extrieure (exthen) ou de philosophie du dehors (thurathen) pour lopposer la thologie chrtienne, la vraie philosophie, dite philosophie de lintrieur ou philosophie du dedans. La place de la philosophie dans les socits mdivales est toujours pratiquement fragile et thoriquement justifier, assez gnralement menace par le pouvoir et presque constamment remise en question. Cest avec la fermeture de lcole noplatonicienne dAthnes en 529 par lempereur chrtien dOrient Justinien que commence lhistoire de la philosophie, si lon ose dire, moderne. Cest par elle que commencent les voyages de celle que jai appele l trangre de lOrient lOccident. Le temps me manque, videmment, pour retracer toutes les tapes de ces voyages au long cours, leurs dures multiples, leurs temps propres et leurs

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rseaux complexes. Lappellation Moyen-ge recouvre plusieurs histoires, plusieurs aires, quil faut savoir distinguer en elles-mmes et quil faudrait pouvoir dcrire en dtail, selon leur propre temporalit. Je ne retiens ici que ce qui est essentiel au propos de ces journes. Je le formulerai ainsi : lislam a jou un rle capital non pas tant dans ce quon appelle la transmission de la pense grecque lOccident chrtien que dans ce qui serait plus exactement caractris comme une acculturation philosophique de lOccident. Tout a commenc Bagdad, par une demande/commande politique de traduction. Ds le VIIIe sicle aprs J.-C./IIe sicle de lhgire, sous le khalifat dal-Mahd (775-785), troisime khalife abbasside, le maronite Thophile (mort en 785), astrologue de la cour, traduit en syriaque les Rfutations sophistiques, quelques annes plus tard, cest le catholicos (patriarche) Timothe I (mort en 823) qui, avec laide du Shaykh Ab Nh, secrtaire du gouverneur de Mossoul, traduit les Topiques, la demande dal-Mahd ou, selon dautres sources, du grand Hrn al-Rashd (786-809), cinquime khalife abbasside. Le IXe sicle, qui voit la naissance dune vritable philosophie arabe, est aussi celui o les versions syriaques et arabes des textes philosophiques grecs se multiplient. Cest le dbut de la grande priode des traductions en terre dislam et lapoge des traductions syriaques. Par la suite, souvent avec les mmes traducteurs chrtiens, larabe prend irrsistiblement le relais. Peu importe, dailleurs. Ce qui compte est la volont dacculturation, la politique de transfert culturel . Ds les annes 830, Bagdad faisait fonctionner plein une institution originale, sans quivalent dans lhistoire, le Bayt al-hikmah (la Maison de la Sagesse), qui rassemblait tous les traducteurs de lpoque appoints par le rgime abbasside pour permettre une appropriation musulmane du savoir grec. Il faut bien voir ce que reprsente une politique de traduction. Le Moyen-ge est, par excellence, lge de la traduction. Les Latins ont pour cela une expression, qui reproduit pour la culture le mouvement proprement politique de transfert du pouvoir ou de lempire : translatio studiorum12. Lhistoire de la pense mdivale nest quun long transfert culturel. Perscuts dans lEmpire byzantin, nombre de chrtiens nestoriens (venus ddesse) ou jacobites (venus dAntioche) ont pris une part notable dans cette translatio studii du grec larabe via le syriaque. Placs, dans le temps comme dans lespace, au bout dune chane de transmission allant de lest louest de la Mditerrane, les Latins du XIIIe sicle, ne connaissaient rien de lapport des Arabes chrtiens lhistoire de cette philosophie indissolublement grecque et arabe qui, partir des annes 1230, allait les submerger. De mme, le complexe rseau de relations unissant, en Orient, Grecs, Grecs christianiss, Syriens, Arabes

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chrtiens et Arabes musulmans leur restait inaccessible, si lon excepte la page du Guide des gars (I, 71) o Maimonide le rabbi Mose des scolastiques du XIIIe sicle met en relation la formation du kalm asharite et motazilite avec les polmiques dun kalm prislamiqe, celui des thologiens chrtiens grecs (Jean Philopon) et syriens (Ibn Ad), contre les philosophes paens. Reste que cest grce lislam en loccurrence lIslam occidental, lEspagne musulmane (al-Andalus) que les Latins ont pris contact avec la falsafa et se sont, en quelque sorte, appropri leur suppose source grecque . Sans jouer sur les mots, cest bel et bien dans le regard de lautre que le monde chrtien mdival a originellement lu ce qui est devenu pour lui le fondement de sa culture et de son identit philosophiques. Certains, comme Adlard de Bath, lont reconnu demble, qui opposait ce quil avait appris de ses matres arabes sous la conduite de la raison au licou (capistrum) de lautorit tenant les Latins captifs comme un btail qui se laisse conduire nimporte o13 . Le phnomne sest amplifi par la suite : au XIIIe sicle le mot philosophi dsigne la plupart du temps, par antonomase, les penseurs arabes. La civilisation mdivale est fondamentalement acculturation voulue, parfois combattue, toujours renaissante do la multiplicit des renaissances qui scandent les divers Moyens-ges . La traduction est linstrument privilgi de ces cultures agglutinantes. Preuve en est quune civilisation stiole au moment prcis o elle cesse de traduire. Ce sera ma conclusion. Les premiers grands voyages sont les voyages des textes. Les premiers explorateurs sont les traducteurs, leurs mandants et leurs usagers. Les Latini ont pass deux sicles traduire. Dans les annes 1150-1160, ils ont la fois accueilli dans leur langue certains textes thologiques des chrtiens hellnophones dOrient et les textes philosophiques grecs et arabes. Aprs avoir sjourn Constantinople auprs dautres graecizantes italiens, comme Jacques de Venise, le premier traducteur mdival dAristote, ou Mose de Bergame, un Burgundio de Pise (v. 1110-1193) a traduit le De fide orthodoxa de Jean Damascne et retraduit le De natura hominis de Nmsios dmse (v. 400), dj traduit au sicle prcdent par Alfano de Salerne (1058-1085). Dans le mme temps, un archidiacre de Sgovie, Domingo Gonzales (Gundissalinus), travaillant Tolde entre 1130 et 1180 avec le converso Jean dEspagne (Juan Ben David), traduisait al-Frb (Liber de scientiis, Fontes Quaestionum, De intellectu, Liber exercitationis ad viam Felicitatis), Alexandre dAphrodise (De intellectu), Ishq al-Israil, al-Ghazl (Maqsid al-falsifa) et Avicenne. La suite les traducteurs, les traductions, les milieux traducteurs occuperait une heure dexpos. Les Byzantins eux-mmes ont traduit. Dans

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la mouvance de la controverse hsychaste, durant la seconde moiti du XIVe sicle, un thomiste grec , Dmtrios Kydons (v. 1324-1397/1398), secrtaire de lempereur Jean VI Cantacuzne (1347-1354), ayant appris le latin au couvent dominicain de Pera, a traduit la Somme contre les Gentils (1360) cette traduction a permis Calliste Angelikouds (v. 1340-1420) de rdiger un Contre Thomas dAquin en 1380. Traduction dit confrontation, critique, progrs, philosophie vivante, au prsent . Ce qui vaut pour Byzance, vaut pour le judasme. En 1291, un Hillel ben Samuel de Vrone rdige Forli les Rtributions de lme, qui juxtaposent une traduction du De anima de Gundissalinus et une anthologie des textes dAverros sur la conjonction, dont le Trait sur la batitude de lme, une traduction du De unitate intellectus contre Averroistas de Thomas dAquin vingt ans peine aprs sa rdaction ! , ce qui lui permet de dfendre avec Thomas, contre Averros, limmortalit personnelle de lme et, donc, la rtribution des mrites dans lau-del. Par la suite, un Juda ben Mose ben Daniel Romano, travaillant la cour du roi angevin de Naples Robert V le Sage, traduit lui aussi du latin le De unitate et uno de Gundissalinus, le De ente et essentia de Thomas dAquin, les Theoremata de ente et essentia et le commentaire du De anima de Gilles de Rome, sans compter divers fragments dAlexandre de Hals ou dAlbert le Grand (De causis et processu universitatis). Le regard de lautre, les regards fertiles, les regards croiss : Latins, Byzantins, juifs en font lpreuve, des degrs divers, plus ou moins favoriss par les institutions de savoir dont luniversit, spcialit latine. Les musulmans seuls manquent lappel. Ceux qui avaient entam le processus de la translatio studiorum sen absentent au moment prcis o elle aboutit en Europe du Nord et se maintient, tant bien que mal, Constantinople. Cest par ce singulier phnomne que je voudrais terminer ma contribution au thme Voyages, textes et traductions . La question qui mest le plus frquemment pose en tant que mdiviste est de savoir pourquoi la philosophie, cette belle trangre voyageuse, qui a fait de lespace mditerranen mdival un vritable lieu dexcellence , a disparu de lislam dOccident. Je nai certes pas la prtention de rpondre pleinement une question si difficile, aux effets retards si douloureux pour le prsent. Je sais et je maintiens bien volontiers que de quelque faon quon lexplique ou ne lexplique pas cette disparition ne doit pas tre confondue avec la fin de la pense. Toute pense nest pas philosophique au sens de la falsafa le klam est pense, le sfisme est pense : tous deux ont survcu lcroulement du monde almohade, qui avait rendu politiquement possible un Averros. Mais le fait est l : pass le Moyen-ge,

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les musulmans semblent avoir cess de revendiquer pour eux-mmes, comme leur bien propre ou comme la partie dun hritage leur revenant de droit, leur part dOccident, de grcit, de science dite extrieure . Ainsi, par une sorte de double bind, les mondes musulmans sont partiellement sortis de lhistoire de la philosophie et la philosophie est partiellement sortie de lhistoire des mondes musulmans. Quand cela, demandera-t-on sans doute ? Un mouvement de fond ne se date pas comme un dner de rupture. Je serai assez vague en posant seulement que cette double exclusion a eu lieu dtre quand les savants ont cess de faire parler larabe la science trangre, quand ils ont, en somme, cess de traduire. Le secret de la Renaissance occidentale du XVe sicle est le mme que celui de la renaissance du XIIe sicle . Cest celui de toutes les renaissances : la traduction. La grande renaissance italienne, le Quattrocento, ne signe pas la fin du Moyen-ge latin : elle ne labolit pas, elle laccomplit, en achevant le mouvement traducteur entam Tolde14. Grce Marsile Ficin (1433-1499) et aux Mdicis qui le protgent, lEurope dcouvre de nouveaux Anciens : les Hymnes orphiques, le Poimandrs du pseudoHerms Trismgiste, les Dialogues de Platon et les Ennades de Plotin, les traits de Jamblique ou de Porphyre, comme elle avait dcouvert ses Moderni dalors, les Avicenne ou les Averros, Tolde au XIIe sicle, Naples au XIIIe. Durant la mme priode, le monde musulman a cess de traduire les Anciens et na pas eu ses Moderni. Plus exactement, il na pas eu, ne sest pas voulu ni ne sest cherch de contemporains. Larrt du transfert des objets dtude a dtermin larrt du transfert des centres dtude. Nayant aucun contact traducteur avec leurs contemporains chrtiens, les mondes musulmans ont fini par rompre avec leurs propres philosophes, devenus pour eux aussi trangers quun Albert le Grand ou un Thomas dAquin. Les changes annoncs par mon titre ont-ils jamais eu lieu ? Une transition continue fait-elle un change ? Cest l tout le problme. La suite dacculturations que jai tent de dcrire na pas toujours t symtrique et rflexive, comme disent les logiciens. Lassymtrie, la non-rciprocit est le fantme qui hante le roman de la convivance . Son fin mot rel, et bien peu romanesque quant lui, est lenfermement et le communautarisme. Nous lavons sous les yeux. On peut tre choqu par la version que G. W. F Hegel a donne de la translatio . studiorum dans ses Leons sur la philosophie de lhistoire : Lhistoire universelle va de lest louest, car lEurope est vraiment la fin de lHistoire, dont lAsie est le commencement. Elle nest pas, hlas !, sans valeur descriptive pour ce qui regarde la Mditerrane. Le remde est connu, cependant : aller au bout de lchange, russir lappropriation mutuelle.

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LEurope nest pas la fin de lhistoire. Il ne suffit pas de le dire. Il faut encore intrioriser profondment deux principes, que je soumets la discussion : premirement, il ny a pas de vana curiositas dans lhistoire de la culture ; deuximement, la culture de lamnsie, ft-elle partage, nest pas une culture.

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La rencontre de lEurope et du bouddhisme japonais au XIXe sicle

Fumihiko SuekiProfesseur lUniverst de Tokyo En Europe, ce sont les missionnaires catholiques qui, au XVIe sicle, ont t les premiers dcrire la religion japonaise. Ils crivirent dimportants rapports sur la religion des Japonais, mais leurs postulats et prjugs, en tant que chrtiens, furent parfois lorigine de graves erreurs dinterprtation. Au XVIIe sicle, le gouvernement Tokugawa ferma le Japon aux Occidentaux, de sorte que linformation sur le pays se rarfia considrablement en Europe. Au XVIIIe sicle, la seule source dinformation fiable sur le Japon tait lHistoire du Japon crite par un Allemand, le docteur Engelbert Kaempfer (1651-1716). Toutefois, le chapitre de ce livre relatif la religion traitait essentiellement du shint et, de faon trs succincte seulement, du bouddhisme. Aussi lEurope na-t-elle pas su grand-chose du bouddhisme japonais jusquau XIXe sicle. Philipp Franz von Siebold (1796-1866) fut le premier rudit stre efforc den donner une reprsentation objective. Il ny arriva cependant pas, tant les concepts de ce systme taient loigns des ides que lon se faisait de la religion en Europe. Sa principale source dinformation sur le bouddhisme fut le Butsuz zui [Recueil dimages bouddhiques], un guide populaire dimages bouddhiques contenant plus de huit cents figures, de Ki no Hidenobu. Siebold ne se servit que de quelques parties du Butsuz zui pour son livre, le Nippon, et laissa son

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assistant, Johann Joseph Hoffmann (1805-1878), le soin de ltudier. Hoffmann rvisa la traduction allemande et y ajouta de volumineuses notes renvoyant aux sources indiennes et chinoises. Il publia sa traduction sous forme dappendice au Nippon de Siebold. Bien que la traduction du Butsuz zui de Hoffmann ft le premier ouvrage savant sur le bouddhisme japonais, il passa alors presque inaperu. mile Guimet (1836-1918), le fondateur du Muse Guimet, qui contient la plus vaste collection darts religieux asiatiques en France, fut probablement le seul stre intress aux travaux de Hoffmann. Quand il arriva au Japon, il entreprit sa collection en utilisant comme guide le Butsuz zui dans la traduction de Hoffmann. Il put ainsi rassembler, de faon systmatique, de belles statues bouddhiques au cours dun bref sjour. Nous allons voir ci-aprs comment la comprhension du bouddhisme japonais, qui peut servir dexemple pour la comprhension dautres cultures, volua au cours du XIXe sicle en Europe.

Siebold et le bouddhisme japonaisDe 1639 1854, au cours de lpoque dEdo, le Japon tait ferm aux trangers et seuls les marchands hollandais taient autoriss rsider Nagasaki. Siebold tait un mdecin allemand qui, en se faisant passer pour Hollandais, put sjourner dans cette ville de 1823 1829. Au cours de cette priode, il ouvrit lcole Narutaki et fut le professeur de jeunes tudiants japonais plus soucieux dtudier les sciences occidentales rcemment introduites que les sciences chinoises et japonaises traditionnelles. Ces tudiants devinrent des dirigeants du mouvement progressiste de la fin de la priode Tokugawa. En outre, Siebold avait reu pour instruction du gouvernement hollandais de collecter des renseignements sur le Japon. Il rassembla de nombreux documents et demanda ses tudiants japonais de prsenter des rapports sur divers aspects de la culture japonaise en hollandais. Comme il ne lisait pas le japonais, ses tudiants taient des sources dinformation irremplaables. Il sintressait la fois la nature et la socit du Japon. En 1828, il fut accus davoir essay de sortir du pays un certain nombre dobjets interdits lexportation, notamment une carte du Japon dite dans le pays. Certains de ses tudiants furent emprisonns et lui-mme fut expuls. son retour en Allemagne, il publia, de 1832 1851, le Nippon, un ouvrage encyclopdique en vingt volumes sur le Japon. Les religions du Japon sont dcrites dans le cinquime volume du Nippon, intitul Le panthon japonais, qui comprend trois chapitres :

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le premier est une prsentation gnrale des religions japonaises, le deuxime est consacr au shint et le troisime au bouddhisme. Louvrage a aussi un appendice, Le panthon bouddhique au Japon (Buddha-Pantheon von Nippon), qui est la traduction allemande du Butsuz zui de Hoffmann. Siebold tait attir par le shint, religion simple qui avait ses origines dans lancien Japon et qui rejetait les idoles. En revanche, il avait une opinion critique du bouddhisme, dans lequel il distinguait deux niveaux : un type suprieur et un type infrieur. Le premier tait philosophique et fond sur le concept de vacuit . Le second tait un culte populaire didoles, que Siebold qualifiait de polythisme sacrilge. La principale source dinformation sur laquelle se fondait Siebold pour expliquer le type infrieur de bouddhisme tait le Butsuz zui. Il retint trois personnages comme exemples didoles bouddhiques : Fu-daishi, Shakyamuni et Amida. Shakyamuni est le fondateur du bouddhisme et Amida est le bouddha le plus populaire au Japon, mais qui est Fu-daishi ? Il nest connu que par les spcialistes de lhistoire bouddhiste. Cest un lac bouddhiste qui vivait au VIe sicle en Chine et qui aurait t linventeur des bibliothques rotatives dcritures bouddhiques. Ce nest pas une divinit populaire et il ne mritait certainement pas une place aussi minente dans une introduction au bouddhisme. Pourquoi a-t-il un rle aussi important dans lexplication du bouddhisme donne par Siebold ? Il fut choisi uniquement parce quil apparaissait au dbut du Butsuz zui. Les observations de Siebold sur Fudaishi ne sont quune traduction de la description faite dans le Butsuz zui. Mais pourquoi ce personnage apparat-il au dbut de cet ouvrage ? Probablement parce quil tait considr comme un protecteur des critures bouddhiques et du bouddhisme. En fait, les trois divinits choisies par Siebold taient tout simplement les trois premires mentionnes dans le Butsuz zui. Presque toutes les explications du bouddhisme donnes par Siebold taient des traductions et des rsums de divers passages du Butsuz zui. Son chapitre sur la religion contenait mme une table des matires de ce mme ouvrage sous forme de note. Le Butsuz zui tait un guide populaire sur les images bouddhiques, qui contenait de nombreuses illustrations dun peintre nomm Ki no Hidenobu. Il fut publi pour la premire fois en 1690, mais la version augmente en cinq livres, qui fut publie en 1783, devint trs connue et fut rimprime plusieurs fois. Cest cette version que Siebold utilisa. En dpit de sa popularit, le livre ntait pas tenu en haute estime au Japon et navait jamais fait lobjet de recherches spcialises, car il ne sagissait ni dun

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ouvrage savant ni dune uvre religieuse profonde. Si lon y trouvait des personnages bouddhiques orthodoxes tels que Shakyamuni et Amida, y figuraient aussi des divinits populaires comme les Sept Dieux de la Bonne Fortune. Louvrage doit tre considr comme une encyclopdie de la religion populaire pendant la priode dEdo. La dcision de Siebold de se fonder sur cet ouvrage pour expliquer le type infrieur du bouddhisme japonais tait justifie. Toutefois, il ne russit pas donner une image exacte du bouddhisme japonais. La section de son livre consacre celui-ci tait fragmentaire et sans vision globale. Pourquoi Siebold ne put-il pas comprendre le bouddhisme ? Ce quil appelait les types suprieur et infrieur de la doctrine bouddhiste ntait pas aussi clairement dissoci quil le pensait. Sil navait pas compris le type suprieur, il ne pouvait pas donner une reprsentation correcte de la religion populaire. Pour Siebold, le type suprieur du bouddhisme japonais semble avoir t la philosophie zen fonde sur le concept de vacuit , qui tait une forme de bouddhisme dj connue au XVIe sicle grce aux rapports de missionnaires chrtiens. Selon ces rapports, un des principaux sujets de dbat entre les moines bouddhistes et les missionnaires chrtiens avait trait aux mrites respectifs des enseignements relatifs lexistence de Dieu et au principe ultime de vacuit. Siebold ne semble pas avoir bien compris cette philosophie de la vacuit et nen a pas dvelopp lexplication. Elle tait si loigne de la thologie chrtienne quil fallut attendre le XXe sicle pour que la philosophie zen de la vacuit ft connue grce au proslytisme de D. T. Suzuki. On voit combien il est difficile de comprendre une religion diffrente de la sienne. En ce qui concerne le type infrieur, Siebold le considrait avec un prjug dfavorable parce quil tait polythiste et htrodoxe. Son mpris lgard du bouddhisme populaire procdait en partie de la tradition monothiste chrtienne. En outre, ses informateurs sur le Japon -ses tudiants- appartenaient presque exclusivement la classe des guerriers (samouras) et voyaient dans le bouddhisme populaire une forme de superstition. Comme ils ne comprenaient pas trs bien le bouddhisme populaire, Siebold ne pouvait obtenir deux de bonnes informations sur ce dernier. Cest pourquoi, ne pouvant exploiter valablement le Butsuz zui, il demanda son assistant Hoffmann de ltudier de faon approfondie.

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Hoffmann et le Butsuz zuiJohann Joseph Hoffmann tait un personnage trs intressant. N Wurzburg, tout comme Siebold, il avait t chanteur dans sa jeunesse. Lorsquil rencontra Siebold dans un htel dAnvers, en 1830, il fut intress par son discours sur le Japon et devint son assistant. force dtude, il parvint matriser trs vite le japonais et aida Siebold achever son grand ouvrage, le Nippon. Il devint le premier professeur de japonologie lUniversit de Leiden et publia un livre sur la grammaire japonaise en 1868. Outre la traduction en allemand du Butsuz zui, le Panthon bouddhique du Japon (Das Buddha-Pantheon von Nippon), il ralisa aussi celle du Wanenkei [Tableau chronologique de lhistoire du Japon], du Senjimon [La leon des mille lettres] et dautres uvres. Siebold tait un esprit encyclopdique qui sintressait aux sciences naturelles comme aux sciences humaines et qui tait davantage port sur le travail de terrain que sur la philologie. En revanche, Hoffmann tait un philologue qualifi. Il navait jamais mis les pieds au Japon et ne connaissait pas le japonais parl, nayant tudi cette langue que dans les textes classiques. Cette diffrence entre les deux intellectuels fut lun des facteurs du succs de leur coopration. Les diffrences entre les deux personnalits refltent lvolution des tudes orientalistes dans lEurope du XIXe sicle. Les tudes philologiques des classiques indiens et chinois avaient commenc au milieu du XIXe sicle, succdant aux tudes sur le terrain. Ltude du bouddhisme indien commena avec celle des manuscrits rapports du Npal par Houghton Hodgson. Ce dernier publia Illustration of the Literature and Religion of Buddhism en 1841. Eugne Burnouf tudia le bouddhisme avec ces manuscrits et publia Introduction lhistoire du bouddhisme indien en 1845. La bouddhologie europenne a donc vu le jour dans les annes 1840. Le volume du Nippon sur la religion fut publi entre 1832 et 1839, mais la traduction du Butsuz zui par Hoffmann parut en 1852. La bouddhologie europenne naquit juste entre ces deux publications. La mthodologie de Hoffmann tait similaire celle des travaux philologiques sur le bouddhisme indien mentionns plus haut ; en fait, Hoffmann y faisait rfrence dans ses notes. Le texte de Hoffmann nest pas une simple traduction ; il est aussi le rsultat de son tude comparative des religions. Son livre comprend de nombreuses notes et des comparaisons des divinits japonaises avec celles mentionnes dans les sources indiennes et chinoises. tonnamment,

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Hoffmann, qui ntait pas spcialiste des religions, apprhenda si bien les religions indienne et chinoise que sa traduction et ses notes restent pertinentes encore aujourdhui. Il mit tant denthousiasme dans cette tche quil composa lui-mme les lithographies pour les illustrations. Malheureusement, ses travaux furent pendant longtemps ignors. En fait, lexception dmile Guimet, comme on le verra plus loin, personne naccorda beaucoup dattention cette grande uvre. Il y a cela deux raisons. En premier lieu, le Butsuz zui, incorpor dans le Nippon de Siebold, navait pas t publi sparment. En deuxime lieu, le Butsuz zui ntait pas un classique que chacun se devait de lire mais seulement un guide populaire. Ce nest que rcemment que la valeur de cette uvre a t reconnue. Incidemment, les manuscrits de Siebold et dautres qui furent utiliss pour composer le Nippon sont conservs lUniversit de la Ruhr Bochum, en Allemagne. Jai eu loccasion dtudier deux manuscrits se rapportant au Butsuz zui en 1997. Lun (M1) est une traduction en allemand de lensemble du Butsuz zui copie par Siebold et lautre (M2) est la version rvise des sections relatives Shakyamuni et Amida crites par Hoffmann. En fait, le traducteur du premier manuscrit ntait pas Siebold puisquil ne pouvait lire le japonais. Jai dcouvert que ce texte avait dabord t traduit en hollandais par Yoshio Chjir (1788-1833), un interprte de japonais et de hollandais de Nagasaki, tudiant lcole Narutaki. Sa loyaut lgard de Siebold lui valut dtre arrt en 1828 pour lavoir aid espionner , puis dtre priv du droit dexercer et exclu des activits sociales. Ce fut l la premire tape. La deuxime tape fut la traduction de la version hollandaise en allemand. Le traducteur aurait pu tre Siebold, mais il est plus probable quil se ft agi de Brger, un de ses assistants allemands. Le manuscrit M1 nest pas le premier manuscrit, mais une copie de la version dfinitive au propre. La troisime tape fut la rvision des parties crites par Hoffmann sur Shakyamuni et Amida (M2). Jai constat que certaines des explications de Siebold sur ces deux personnages dans le Nippon taient pratiquement les mmes que celles donnes dans la version rvise de Hoffmann. Cela signifie que Siebold avait utilis dans certains cas la traduction de ce dernier. La dernire tape fut la traduction de Hoffmann et sa publication. Cette dernire traduction est diffrente de M1 comme de M2. Hoffmann lavait rvise nouveau et avait complt la version finale.

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Ainsi, quatre personnes Yoshio, Brger, Siebold et Hoffmann furent impliques dans la traduction au cours de ses multiples rvisions. On voit donc avec quelle minutie le texte fut tudi. La dernire version tablie par Hoffmann est donc une uvre de grande valeur.

Guimet et le Butsuz zuiCest mile Guimet qui se pencha sur luvre de Hoffmann, alors mme quelle avait t oublie de tous. Le pre de Guimet tait un inventeur habitant Lyon qui tait devenu trs riche grce la dcouverte dune teinture artificielle. mile avait repris les affaires de son pre mais il sintressait, depuis son jeune ge, aux religions orientales. Il voyagea au Japon, en Chine et en Inde en 1876 et 1877, collectionnant de nombreux objets religieux dAsie. Ce fut la base du Muse Guimet (le Muse national des arts asiatiques Guimet), le plus beau muse franais darts religieux asiatiques. Guimet ne resta au Japon quenviron deux mois. Arriv Yokohama le 26 aot 1876, il visita Tky, Kamakura et Kyto, et il partit de Kbe au dbut de novembre. Il a laiss un rcit de son voyage intitul Promenades japonaises, rendant clairement compte de ses activits au Japon. Il visita de nombreux sanctuaires et temples, rencontra de nombreux prtres et moines et acheta de nombreuses images bouddhiques et shint. cette poque, les temples japonais, la suite de la restauration de Meiji en 1868, taient totalement dsorganiss et misrables. Au dbut de lre Meiji, un mouvement de perscution du bouddhisme tait apparu et le gouvernement Meiji avait ordonn la sparation du bouddhisme et du shint. Jusqualors, la religion populaire au Japon tait un mlange syncrtique de bouddhisme et de shint. Cette dcision sema le trouble dans les temples et institutions funraires. De nombreuses reprsentations de bouddhas, chappant la destruction, furent vendues trs bas prix. Guimet put ainsi en acheter facilement. La plupart des images et statues quil collecta taient assez rcentes, datant de la priode dEdo, aprs le XVIe sicle, et avaient peu de valeur du point de vue de lhistoire de lart. Cest pourquoi, pendant longtemps, sa collection ne fut pas bien apprcie. Cest le regrett professeur Bernard Frank, du Collge de France, le plus minent japonologue franais, qui en dcouvrit limportance pour la comprhension de lhistoire de la religion populaire au Japon aux XVIIe et XIXe sicles. Guimet avaient rassembl de nombreuses images de divinits nappartenant pas la religion bouddhiste orthodoxe, mais qui faisaient lobjet dun culte populaire. Elles sont trs

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utiles pour clairer de nombreux aspects de la religion populaire. Comment Guimet put-il rassembler plus de deux cents belles reprsentations du bouddhisme populaire ? Il ressort des recherches du professeur Frank quil sy est pris en sinspirant du Butsuz zui, sur la base de la traduction de Hoffmann. Manifestement, il avait reconnu la valeur du livre. Sa collection contient un exemplaire du Nippon de Siebold, qui comprend la traduction de Hoffmann, et deux exemplaires du texte original du Butsuz zui en japonais. Il avait ajout les numros et les noms romaniss des images dans lun des exemplaires. Cest bien la preuve quil avait utilis ce texte pour tablir sa collection. Il est tout fait normal quil ait lu le Nippon avant son voyage au Japon et quil ait trouv un bon guide dans la traduction du Butsuz zui de Hoffmann. Les travaux de celui-ci, ignors par les rudits de lpoque, ont t redcouverts par la personne qui pouvait en faire le meilleur usage. Si Guimet ne les avait pas connus, sa collection naurait pas t aussi systmatique. Le professeur Frank, qui dcouvrit limportance de la collection de Guimet, longtemps oublie lexception de quelques rares antiquits, en restaura lexposition sous sa forme originale. Il publia aussi un catalogue dtaill de la collection, quil intitula Le panthon bouddhique au Japon (1991), le titre mme de la traduction de Hoffmann. Cest ainsi que le projet quavaient Hoffmann et Guimet au XIXe sicle de dcrire le bouddhisme populaire au Japon fut men bien par un des plus grands rudits du XXe sicle.

ConclusionDaprs mes recherches, il apparat que lEurope a commenc connatre le bouddhisme japonais pour la premire fois au XIXe sicle. cette poque, le Butsuz zui, un guide populaire dimages bouddhiques publi pour la premire fois en 1690 et rvis en 1783 Edo, tait la meilleure source dinformation sur le sujet. Siebold et ses assistants furent les premiers Europens sintresser au texte. La traduction de Hoffmann fut particulirement importante et fut exploite par Guimet. Cest ainsi que les cultes populaires du bouddhisme japonais purent tre connus de lEurope. Toutefois, ces initiatives auraient t oublies sans les efforts du professeur Frank au cours des dernires annes. Enfin, il convient de mentionner un autre problme. Mme Hoffmann, malgr tous ses efforts pour apprhender le bouddhisme japonais, ne comprit pas rellement les doctrines philosophiques du bouddhisme ; en fait, il interprta mal certains points de doctrine

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importants du Butsuz zui. D. T. Suzuki prsenta pour la premire fois la fascinante philosophie zen de la vacuit, le type suprieur du bouddhisme japonais, au monde europen. Rcemment, certains spcialistes ont critiqu son interprtation de cette philosophie zen, la qualifiant de trop moderne. On voit que la difficult de comprendre une religion diffrente de la sienne est telle que pour y parvenir, il faut toujours des efforts prolongs et la coopration de nombreuses personnes.

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Textes de deux aires turcophones

Jean-Louis Bacqu-GrammontDirecteur de Recherches au CNRS Au temps o les navigateurs europens repoussaient au-del de limaginable les limites du monde connu et dcouvraient, avec des sentiments divers, des reprsentants jusqualors insouponns de lespce humaine, des Turcs, parcourant traditionnellement des immensits la surface de la terre, se trouvrent souvent confronts, eux aussi, lautre, sous la forme de peuples au sujet desquels ils navaient jusqualors quune ide indistincte et lointaine. Cette forme de dcouverte, de mme que la manire dont certains dentre eux senquirent trs tt du nouveau globe terrestre tabli par les marins et les gographes de lEurope, mriteraient quune rencontre entire y soit consacre. Nous tenterons du moins de projeter ici quelques lumires sur ce vaste champ de recherche, encore presque vierge. Le premier personnage de langue turque qui nous est venu lesprit lorsquil sest agi du regard de lautre est Babur (1483-1530), petit roi timouride en Asie centrale qui, au terme dune vie aventureuse, conquit Kaboul (1504), puis lInde du Nord (1526) et y fonda pour plus de trois sicles la prestigieuse dynastie des Grands Mogols. Ce grand capitaine et fin politique tait aussi un homme cultiv qui, entre autres uvres, composa dans sa langue maternelle, le turc tchaghatay de son Ferghana natal quil prfra au persan des lettrs des mmoires, genre fort peu

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illustr jusque-l dans les littratures du monde islamique. Ce Livre de Babur15 constitue non seulement un document inestimable sur la vie dun homme dont laction devait marquer durablement lhistoire, mais aussi un tmoignage sur la vision quavait du monde un prince de son temps et de son aire culturelle. Hommes, animaux, plantes, rivires et montagnes, rien nchappe la curiosit de son regard ni son esprit critique. Nous relverons ici quelques passages de son texte concernant certains peuples quil rencontra au cours de sa carrire. Tout dabord, lui-mme se dfinit clairement comme Turc et lannonce aux seigneurs du Pandjab, avec les droits sur ce pays quil estime tenir de son anctre Tamerlan et, peut-tre, des dynasties turques qui, depuis le temps de Mahmud de Ghazna, avaient rgn sur lInde du Nord. La possession de ces pays par les Turcs remonte des temps anciens. Prenez garde ! , fait-il dire en 1519 aux habitants de Bhira16. Ne te querelle pas avec les Turcs, mir de Bayana ! vidents sont leur imptuosit et leur courage ! est le message comminatoire adress au gouverneur de cette place en 152617. Toutefois, le terme prsente ici la mme ambivalence quen turc de Turquie o, en ces annes-l et pour longtemps encore, il signifiait aussi paysan grossier 18. Par exemple, Babur dit de son oncle paternel le sultan Ahmad Mirza, roi de Samarcande, quil tait un Turc rude et simple. Il navait reu aucun don de la nature19 . Quoi quil en ft de cette quivoque turcit, on constate quelle namne nullement notre souverain mmorialiste une solidarit de principe avec ses parents timourides ni avec des mirs de vieille souche turque transoxianaise ou khorasanienne : le jugement critique prime sur toute autre considration, et il est souvent impitoyable. Bien que descendant de Gengis Khan par sa mre, Babur parle des Mongols avec une antipathie vidente, due aux malheureuses expriences quil avait connues avec eux : insubordination20 et got invtr du pillage, ft-ce au dtriment de leurs propres allis21 : Laile droite de lennemi battit notre aile gauche et marcha sur nos arrires.