Erytheis/Numéro 2/Novembre 2007/115EXCEPTION ET BAN : A PROPOS DE L’ « ETAT D’EXCEPTION » Didier BIGOMaître de conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris, chercheur associ é au Centre d'Etude et de Recherche Internationale de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (CERI). Rédacteur en chef de la revue Cultures & ConflitsAbstract. This paper is looking at the debate informing the notion of « state of exception » as a description of the present time, and the so-called post September 11 era. I am not here directly interested in the social practices which are enacted through the discourse of a radical new danger, the necessity for the political to act under emergency and to breach, if necessary, the Rule of Law. I do not either wish to discuss about the everyday practices which are creating the conditions of possibility of the acceptance by the public of the rhetoric of the moment of exception. I want to focus on the debate regarding what a state of exception is, what the relation between the political and the Rule of Law is, and how the arguments of an exceptional moment have been used to justify specific illiberal practices in liberal regimes. Je vais commencer par le débat ouvert par Giorgio Agamben dans son dernier livre Etat d'exception, Homo Sacer II, qui est considéré par son auteur comme le prolongement de : Homo Sacer I , Le pouvoir souverain et la vie nueet j’emprunterai aussi des éléments de son ouvrage le plus court Moyens sans fin. Notes sur la politique, en me référant parfois à la traduction française et italienne, lorsque la traduction anglaise comporte des ambiguïtés sur le sens de certaines notions. Giorgio Agamben dans État d'exceptioninsiste sur sa dette vis- à-vis de Jean Luc Nancy, et en particulier sur sa notion de « ban ». Je vais développer ici cette notion de ban en analysant la façon dont Agamben l’utilise, et je dégagerai quelle différence je vois avec Nancy, pour proposer enfin ma propre lecture du ban. Il peut être circonscrit par le débat entre essentialisme et nominalisme d’un côté et entre philosophi e processuelle et relationnelle de l’autre. En tant qu’historien des idées et philologue, Agamben a tendance à faire l’histoire des concepts à travers des périodes de temps comme s’ils avaient une vie indépendante des pratiques sociales qu’ils sont censés incarner. Ceci crée une « tension » par rapport à l’approche foucaldienne qui refuse cette forme de philosophie et insiste sur le fait qu’il faille « commencer par le s prat iques » tel que Paul Veyne l ’avait fait, autre g rand spécialiste du monde romain, mais historien.
EXCEPTION ET BAN : A PROPOS DE L’ « ETAT D’EXCEPTION »
Didier BIGO
Maître de conférences à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris,
chercheur associé au Centre d'Etude et de Recherche Internationale
de
la Fondation Nationale des Sciences Politiques (CERI). Rédacteur en
chef de la revue Cultures & Conflits
Abstract. This paper is looking at the debate informing the notion
of « state of exception » as a description of the present time, and
the so-called post September 11 era. I am not here directly
interested in the social practices which are enacted through the
discourse of a radical new danger, the necessity for the
political to act under emergency and to breach, if necessary,
the Rule of Law. I do not either wish to discuss about the everyday
practices which are creating the conditions of possibility of the
acceptance by the public of the rhetoric of the moment of
exception. I want to focus on the debate regarding what a state of
exception is, what the relation between the political and the Rule
of Law is, and how the arguments of an exceptional moment have been
used to justify specific illiberal practices in liberal
regimes.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/116
Même si Giorgio Agamben insiste aussi pour citer Foucault,
l’utilisation qu’il fait de Foucault de même que la combinaison
qu’il fait entre Foucault, Arendt, Benjamin et Carl Schmitt crée
une complète déconstruction de la cohérence intellectuelle de
Foucault et le réinstalle au cœur de la philosophie à laquelle il
s’était opposée. Les innovations faites par Foucault en analysant
le diagramme du pouvoir et non le programme, la relation entre les
forces sociales et non la propriété et le lieu du pouvoir, ainsi
que l’accent mis dans ses analyses sur la manière dont le pouvoir
est exercé et les attaques contre la réification d’une instance du
pouvoir, sont oubliés. Schmitt, l’auteur contre lequel Foucault a
combattu toute sa vie, est finalement réhabilité de son passé nazi,
et présenté comme un intellectuel discutant avec son partenaire et
ennemi Benjamin – un Benjamin qui est lui-même présenté comme étant
dans la lignée de Foucault. Par ce tour de passe- passe qui place
Schmitt (et Agamben) dans la continuité de Foucault et qui le
présente comme un philosophe important et convenable pour analyser
le temps présent à travers les moments d’exception, la conséquence
logique est d’accepter la définition du politique et de l’état
d’exception proposée par Schmitt comme étant une base intéressante
de discussion pour la Gauche et pour la théorie critique.
J’insiste sur le fait qu’Agamben prend ses distances
vis-à-vis de Schmitt et emprunte contre Schmitt le raisonnement
solide de Benjamin et d’Arendt. Ainsi sa perspective ne se ramène
pas à un déplacement conscient pour développer un ordre du jour
schmittien afin de justifier l’Après-11 Septembre à la différence
de certains intellectuels néo-conservateurs américains – mais cela
constitue malgré tout un déplacement dangereux contre la démocratie
que Yves Charles Zarka a analysé dans un de ses deux livres Un
détail nazi dans la
pensée de Carl Schmitt. La justification des lois de
Nuremberg du 15 Septembre 1935 et Contre Carl
Schmitt , et que nous devrons discuter. Zarka a clairement
montré que réessayer de réhabiliter Schmitt de nos
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/117
Pourquoi discuter de Agamben dans le contexte de l’Après-11
Septembre ?
Si j’ai choisi de discuter d’Agamben, c’est à mon avis parce qu’il
est l’un des commentateurs les plus perspicaces de l’Après-11
Septembre. Au-delà de la discussion sur le terrorisme, il est parti
de la sécurité et de la liberté, de la guerre faite à la terreur et
de ses
justifications pour en saisir les racines. Il n’est pas le
seul bien sûr. Amitai Etzioni par exemple dans How Patriotic is the
Patriot Act considéra depuis une perspective propre aux
sciences politiques la nécessité d’aller au-delà de la discussion
autour d’un équilibre entre liberté et sécurité et plaida pour la
recherche de critères concernant les
jugements et les décisions raisonnables et non raisonnables à
prendre après des actes de violence comme celui du 11 Septembre. Il
traita les mesures de surveillance croissante à l’intérieur des
États-Unis et marginalement la justification de la guerre à
l’extérieur pour voir la proportionnalité et le caractère
raisonnable des « réponses » du point de vue à la fois de
l’efficacité et de la légitimité. Bien des juristes, des militants
des libertés civiles et des théoriciens politiques ont développé
une critique des mesures anti-terroristes et leurs effets sur les
libertés civiles en essayant d’établir les arguments de jugement
pour une philosophie et une action en temps de terreur, et une
guerre contre la terreur1. Dans la théorie des relations
internationales, beaucoup de recherches se sont concentrées sur le
statut des Etats-Unis comme un acteur impérial, et sur le statut de
la guerre après le 11 Septembre, en insistant plus particulièrement
sur le « retour à la guerre » ou sur « la matrice de la guerre »
(Zehfuss 2004; Jabri 2006) ; d’autres parlent d’un « état de
violence et [de] fin de la guerre » (Frédéric Gros 2006) et
d’autres sur le nouveau caractère de la « guerre vertueuse » qui
relie en un réseau les secteurs militaires, les secteurs de
l’industrie, des médias et du divertissement. Mais peu de critiques
ont relié ces différentes questions et souvent on a abordé
uniquement dans la théorie des relations internationales les sujets
de la guerre, du pouvoir et de l’hégémonie, et dans la science
politique ceux de la violence, de l’Etat, de la loi et de la
liberté.
John Armitage et Michel Dillon ont ouvert une large
discussion sur la question spécifique de la théorie de la culture
et de la société dans l’état d’urgence. Comme John Armitage
l’explique :
La question concernant la condition et l’application de l’état
d’urgence contemporain est maintenant au centre de l’exploration
théorique à
1 Voir la liste dans la bibliographie (NdA).
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travers un ensemble de spécialités à l’intérieur des sciences
humaines et des sciences sociales critiques…et elle ouvre la voie à
la question de la signification sociale critique de l’état et des
institutions militaires, avec l’ordre politique et la loi, les
implications de la terreur et de la violence, et pour lesquels les
objectifs politiques de l’état d’urgence sont planifiés. (Armitage
2002, p. 27)
Le groupe de recherche ELISE a aussi suivi la même ligne de pensée.
« En s’inscrivant dans la large gamme des littératures qui ont
émergé depuis que les affirmations sur la « sécurité nationale » et
le « réalisme politique » ont perdu leur crédibilité avec la fin de
la guerre froide, Elise a cherché : à travailler avec une variété
de communautés de recherches politiques, sociologiques et
juridiques ; à réfléchir sur les implications des notions de «
bonne gouvernance » à travers une estimation soigneuse des
techniques spécifiques à travers lesquels le pouvoir est exercé
dans les sociétés modernes ; à évaluer le travail qui est fait à
travers le déploiement de conceptions spécifiques du terrorisme ; à
comprendre les implications sous-jacentes à la tentative de
constitutionaliser les politiques sécuritaires ; et, peut-être
surtout, à formuler une opinion bien équilibrée sur les
implications inhérentes aux relations mouvantes entre les
revendications sur la liberté et les revendications sur la
sécurité, et sur ce que cela signifie de parler de l’Europe comme
le lieu d’une légitimité politique fondée sur les revendications
d’un Etat de droit. Pour schématiser à l’extrême, mais aussi pour
souligner un point crucial, deux logiques discursives sont en
concurrence aujourd’hui. D’un côté, le discours policier et
judiciaire, alors qu’il reconnaît que le terrorisme est un crime,
et même un crime contre l’humanité, avance que le terrorisme est
néanmoins une forme extrême de crime qui s’assimile à une guerre à
l’intérieur de la société. De l’ autre côté, les services de
renseignements et les partisans de la guerre asymétrique mettent en
avant l’idée que leur guerre globale contre le terrorisme s’insinue
dans la société et touche les coeurs et les esprits, y compris des
citoyens. Ce point ne doit pas être sous-estimé, dans la mesure où
cette convergence autour d’un ennemi intérieur ou intime est
malheureusement classique et doit résonner aux oreilles de ceux qui
sont familiers de l’histoire des luttes de résistances aux
différentes formes non libérales de pouvoir (comme Mattelart par
exemple), parce que ces arguments fournissent des fondements pour
une politique de l’exception, et pour une limitation de l’Etat de
droit (Balzacq 2006 ; Bigo 2006b ; Jabri 2006 ; Guild 2003 ; Walker
2005).
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de pouvoir pour une période courte (avec une date de péremption),
mais comme John Armitage nous le rappelle « la logique en jeu est
celle de l’hypermoderne » qui combine les instruments de l’état
d’urgence ou de l’état d’exception avec une définition de la guerre
comme guerre contre le mal, une guerre perpétuelle, débouchant sur
la possibilité d’un état d’urgence permanent dans une mise en scène
orwellienne. La discussion sur l’état d’urgence, l’état
d’exception, l’état de nécessité a certes son importance pour
rendre compte des différentes pratiques en vigueur, et il est
dangereux de les homogénéiser mais l’intérêt à structurer ainsi la
question à partir des moments d’exception réside dans la
possibilité d’une part, de traiter simultanément la violence, la
guerre, la terreur, l’anti-terreur, la loi, l’Etat, le politique et
la gouvernementalité, et dans la possibilité d’autre part de relier
l’intérieur et l’extérieur ainsi que les disciplines de la théorie
politique, de la sociologie et des relations internationales.
Localement, le résultat de l’ordonnance militaire de Novembre 2001
a été l’émergence de la prison de Guantanamo où la suspension des
lois internes et internationales redéfinit les personnes de cette
zone comme, non pas criminel, ni comme prisonnier de guerre, mais
comme ennemi combattant. La dérogation à l’article 5 de la
Convention des Droits de l’Homme par la Grande Bretagne dans la loi
antiterroriste de 2001 a permis durant un moment l’existence de
détentions pendant un temps indéfini à Belmarch. Et la dérogation,
depuis la loi « Anti-terrorisme, crime et sécurité » de 2001
jusqu’à la proposition de loi de « Prévention du terrorisme » de
2005, ainsi que les changements dans la législation et les
pratiques administratives en Grande Bretagne ont été clairement
structurés comme des politiques d’exception et de danger permanent
(ce qui suscita un conflit entre les juges). En Australie, Howards
a aussi dérogé à l’Etat de droit fondamental concernant les
étrangers, et Amnesty International ainsi que Human Rights Watch
ont donné une liste de tous les Etats qui ont utilisé l’argument de
la lutte contre la terreur pour justifier des mesures plus sévères
à l’encontre des suspects et des étrangers.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/120
« terreur », le « mal » (Dillon 2002, p. 75). Le nombre de points
nodaux qu’il est possible de relier avec une telle définition crée
les conditions de possibilité pour un état de guerre permanent,
pour une règle à dimension militaire imposant ses vues aux civils
et appliquant, au niveau interne et intime, ses méthodes en
prolongeant de manière permanente une logique de surveillance
initiée lors du moment d’exception en tant que justification
temporaire en face d’un nouveau danger inconnu. La biopolitique et
la géopolitique convergent dans cette nouvelle forme de guerre.
Selon Dillon, Agamben, avec sa notion de vie nue et de ban
développé dans Homo Sacer I , est le premier à comprendre
cette convergence. Le pouvoir souverain, en réduisant la personne
au corps, le politique au bios, tend à organiser son emprise sur la
vie. Le pouvoir souverain repose ainsi sur l’ouverture d’une zone
d’indistinction entre le droit et la nature, l’extérieur et
l’intérieur, la violence et le droit, la guerre et la politique. Il
repose sur l’état d’exception.
Etat d’exception (état d’exception, moment d’exception, Etat et
exception)
Giorgio Agamben a prolongé sa réflexion sur la question dans le
second tome de Homo Sacer , appelé Etat d’exception, et
c’est ce livre que je veux commenter plus en détails maintenant.
Giorgio Agamben commence son livre en posant qu’une théorie
cohérente de l’état d’exception a toujours manqué dans le droit
public (Agamben 2003, p. 9). Il cite Saint-Bonnet selon qui l’état
d’exception est un point de déséquilibre entre le droit public et
la vie politique. Mais Saint-Bonnet insiste sur une forme de
continuum et considère que le discours sur la nécessité qui unit le
politique et le légal, le sentimental et le rationnel, relie les
deux, là où Agamben insiste sur le « fossé », le « manque » ou la «
confusion », l’« indistinction » entre le politique et l’État de
droit. Comme il le dit, c’est une question de « limites », mais il
ne traite pas la continuité ou la discontinuité de ces
limites.
Ensuite il en vient à l’idée que les limites sont des situations
paradoxales et que l’état d’exception est la « forme légale de ce
qui ne peut avoir de forme légale »1. Et il présente le débat à
travers l’idée qu’il est nécessaire de « parvenir à comprendre ce
qui est en jeu dans la différence –ou dans la prétendue différence
– entre le politique et le
juridique et entre le droit et le vivant »2. Mais, en
réalité, il basera sa
1 Agamben 2003, p. 10. 2 Ibid .
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discussion sur la différence ou l’effet de différenciation entre
les deux sphères dans un moment morphogénétique et privilégiera le
politique comme souverain renvoyant le juridique et le légal au
technique, à la technologie de la manipulation du vivant, le légal
devenant une forme de biopolitique limitant la possibilité
d’existence d’une vie énergique comme telle. Le juridique prend
alors l’aspect d’une médiation, souvent destructrice.
La vision du juridique comme dérivant du politique est renforcée
par le lien entre l’exception et la situation de la guerre civile
qui est l’expression de l’irruption de la violence politique dans
la cité. Agamben considère en effet que le totalitarisme moderne
est l’instauration, par l’état d’exception (dans sa forme légale)
de la guerre civile légale1 et que la création d’un état
d’exception permanent (même non déclaré dans sa forme légale) par
les Etats contemporains (démocratie comprise) est maintenant une
pratique essentielle. Dès lors, la différence de régime entre
totalitarisme et démocratie dépend principalement du but de
l’exception, à savoir la suspension des droits, mais ne dépend pas
d’une structure différente du pouvoir, par exemple la séparation
des pouvoirs ou la lutte entre partis politiques. Il en arrive
ensuite à sa première conclusion :
Devant l’irrésistible progression de ce qui a été défini comme une
« guerre civile mondiale », l’état d’exception tend toujours plus à
se présenter comme le paradigme de gouvernement dominant dans la
politique contemporaine. Ce passage d’une mesure provisoire et
exceptionnelle à une technique de gouvernement menace de
transformer radicalement – et a déjà en fait sensiblement
transformé –la structure et le sens de la distinction
traditionnelle entre les différentes sortes de constitutions.
L’état d’exception se présente dans cette perspective comme un
seuil d’indétermination entre démocratie et absolutisme (Agamben
2003, p. 12).
Ainsi, l’état d’exception se situe à la limite du libéralisme et
opère comme un outil qui va au-delà du libéralisme et qui se dirige
(ou retourne) vers l’absolutisme et le totalitarisme2. En même
temps, cet « entre deux » pourrait aussi être considéré comme une «
forme spécifique de gouvernement » qui se perpétue au-delà du
libéralisme mais en dessous du totalitarisme. Les limites d’un tel
opérateur de
1 Ibid., p. 11 2 Agamben utilise « absolutisme »
seulement dans cette expression et parle de totalitarisme
partout ailleurs, peut-être parce qu’un lien aussi direct entre les
deux réalités le rendait mal à
l’aise.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/122
transformation s’étendent dans une zone qui n’existe pas, mais qui
invente ses propres règles d’existence dans la pratique
quotidienne. C’est une technique et/ou une forme de gouvernement,
mais un gouvernement sans aucune prévisibilité, un gouvernement
d’incertitude et d’arbitraire. « Dans l’état d’exception il est
impossible de distinguer entre transgression de la loi et exécution
de la loi » (Agamben1998, p. 57).
Cette approche d’Agamben est importante. Elle ouvre vraiment la
possibilité de discuter sur la spécificité du présent et va au-delà
des perspectives juridiques positivistes concernant le droit du
président américain de déclarer ou non l’urgence et de prendre des
mesures comme celles de l’ordonnance militaire du 13 novembre 2001.
Elle est beaucoup plus enrichissante que le débat sur
l’unilatéralisme dans la théorie des relations internationales, et
le débat sur les libertés civiles dans les sciences politiques,
dans la mesure où elle inclut à la fois les relations à l’intérieur
des Etats-Unis et leurs relations aux autres pays. La notion d’état
d’exception aide à comprendre pourquoi le gouvernement américain se
considère au-dessus de la loi, et surtout pourquoi il se considère
encore plus au dessus des lois internationales qu’au dessus des
lois de sa propre constitution (Suganami 2003, p. 8). Elle permet
de comprendre des phénomènes comme celui de Guantanamo et Abu
Ghraib, non pas comme des aberrations mais comme des « modèles » de
nouvelles formes de gouvernement. Comme Rob Walker l’a compris
immédiatement, la question centrale est celle de la guerre, de la
terreur et du jugement. Ce qui est central c’est le
jugement, le fait de décider ou non sur l’exception comme l’a
souligné depuis longtemps la tradition classique de la pensée
militaire :
Beaucoup d’analystes des problèmes de sécurité contemporains ont
perdu le sens de telles traditions, et sont d’autant plus désireux
de traiter chaque menace, réelle ou anticipée, comme la preuve que
les limites ont été atteintes, qu’un état d’urgence existe, que la
liberté doit être diminuée, que les normes doivent être suspendues
(Walker 2005 , p 35 ).
Mais les juges dans les Etats libéraux limitent souvent cette
volonté et demandent à ce qu’il y ait plus de proportionnalité ou
bien ils plaident pour des fondements raisonnables,
particulièrement quand les
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/123
C’est ici que les limites du propos de Giorgio Agamben sont
évidentes. Quand il parle de Guantanamo, il dit immédiatement « la
seule comparaison possible –avec Guantanamo – est la
situation
juridique des Juifs dans les camps nazis qui ont perdu avec
leur citoyenneté toute identité juridique mais qui restaient
cependant des
juifs » (Agamben 2003). Et il se réfère à l’analyse de Judith
Butler qui recourt à la notion de vie nue qu’Agamben avait déjà
lui-même utilisé auparavant pour parler de Guantanamo (Butler
2003). Mais la réciprocité dans la référence ne garantit pas de la
pertinence du propos. Judith Butler évite de comparer directement
avec les camps nazis. Cependant Guantanamo est vu par Butler (et
par Agamben) comme le paradigme d’un camp dirigé par la tension
entre le pouvoir souverain et la vie nue où :
Au nom de la sécurité et de l’urgence nationale, la loi est
effectivement suspendue à la fois dans sa dimension nationale et
internationale. Et avec la suspension de la loi vient un nouvel
exercice de la souveraineté étatique, un exercice qui ne se situe
pas seulement à l’extérieur de la loi, mais qui se constitue
transversalement, à travers l’élaboration des bureaucraties
administratives dans lesquelles les fonctionnaires non seulement
décident de qui sera maintenant jugé et de qui sera détenu, et où
ils disposent aussi du pouvoir de décider combien de temps un
personne sera détenue (Butler 2003, p. 265).
Et Butler explique clairement l’inventivité de l’administration
militaire qui conseille à leur commission d’éviter aussi la
contrainte du tribunal militaire aux prisonniers et aux détenus
dans le but de les maintenir dans l’attente et dans l’incertitude
quant à la fin de leur détention, tout ceci ayant pour but de faire
de ces personnes « des terroristes de la pire espèce », « des
barbares qui méritent qu’on les réduise au statut d’animal ». Mais
Guantanamo est-il si nouveau et exceptionnel ? N’est- ce pas
l’acceptation de la codification d’une situation en termes de
danger ? Le camp X-Ray est certes, par l’extrême mépris des droits
de l’homme qu’il manifeste, une pratique spécifique qui a commencé
à cet endroit, et qui est assortie d’une nouvelle forme de
légitimation (le soi- disant moindre mal de Michael
Ignatieff 1), mais il constitue aussi et simplement la
prolongation de la détention des Haïtiens qui se faisait là
auparavant. Il a intensifié une logique qui est interne au
libéralisme mais qui est contrôlé par le libéralisme, en bref qui
est « contenu » par le libéralisme dans le double sens du terme.
Dès lors, comme nous l’avons expliqué ailleurs, Guantanamo a
peut-être plus en commun
1 Ignatieff 2004
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/124
avec la situation de la prison de Belmarsh au Royaume Uni, avec le
centre de rétention des étrangers aux frontières (et au-delà) de
l’Europe, qu’avec le camp nazi (Bigo 2007). Le camp est une fausse
perspective pour analyser le temps présent et plus encore pour
analyser le futur. Guantanamo est enraciné dans les mécanismes de
la démocratie plus que dans une tendance vers le totalitarisme.
Cette expérience est plus liée au mécanisme de surveillance et de
contrôle de police et des services de renseignements, à cette
tendance consistant à surveiller le futur, plus qu’à la figure du
passé redevenant « futur du Camp » comme matrice de l’état
d’exception.
En considérant toujours le renouveau du totalitarisme comme une
possible tendance, et la permanence d’un état d’exception
grandissant, Agamben ne parvient pas à saisir l’analyse du présent
et du passé des régimes libéraux. Il ne regarde pas tellement en
détail l’acceptation sociale de la surveillance qui s’explique par
le désir d’être protégé, par la réaction face à l’irruption de
violence dans une vie « pacifiée », à la multiplicité des
résistances. Il cherche seulement à trouver des éléments de la vie
nue dans les vies enserrées par les codifications des étrangers et
des demandeurs d’asile qui sont toujours des « sujets de droit »,
qui ne risquent peut-être pas d’être réduits à la vie nue mais à de
« multiples normalisations contradictoires » puisque ce sont les
personnes les plus soumises aux procédures de réglementation à
travers de nombreuses législations et mesures administratives qui
ont pullulé depuis ces trente dernières années. En évitant de
discuter de la sécurité globale, de la souveraineté nationale et
des obligations des droits de l’homme, il limite sa vision à une
approche « évolutionniste » de la terminologie d’ « état
d’exception » et revient en réalité à ce qu’il avait critiqué, une
forme de positivisme, mais au sens philologique du terme.
Je ne commenterai pas ici la «généalogie » de l’état
d’exception depuis les Romains jusqu’aux Etats-Unis en passant par
les décrets- lois de la Troisième République Française et les
procédures italiennes, généalogie dont le récit est seulement
raconté à travers la terminologie indéfinissable de l’exception,
confondue avec l’urgence, et avec les règles d’aspect militaire, et
ce pour le seul bon déroulement de l’argumentation1. Le
compte-rendu historique est assez pauvre. Mais il a un effet : il
donne le développement général d’une tendance qui consiste dans le
développement des pouvoirs exécutifs et administratifs comme signe
d’un déplacement vers l’acceptation permanente de l’état
d’exception.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/125
Mais, l’extension du pouvoir exécutif concernant le parlement ne
peut être compris comme la lente transformation vers l’état
d’exception et la suspension généralisée de la loi. Au contraire,
la transformation a créé une prolifération de lois et de
réglementations, et de lois de dérégulation. Nous sommes loin de
toute simplification de la loi et de la concentration du pouvoir
aux mains d’un seul acteur décidant de manière ultime.
L’interdépendance et la mondialisation ne sont pas des signes
d’homogénéisation et de concentration du pouvoir dans les mains de
quelques acteurs puissants et souverains.
En ne suivant que les doctrines de l’état d’exception dans
différents pays au lieu de faire un compte-rendu socio-historique
de leur genèse, Agamben est en train d’ « inventer » une tendance
historique en inventant simplement un objet naturel appelé « état
d’exception » comme figure du discours où les pratiques sont
diverses. L’état d’exception à travers l’histoire est un terme trop
vague. Pour
justifier son type d’approche philologique Agamben insiste
sur l’énoncé de l’état d’exception qui agit comme une réalité. Il
constitue un « acte de parole », un énoncé d’autorité dont
l’origine réside dans la « force de loi » (Derrida)1. L’exception
vient du haut, de l’acte du souverain et nous pouvons voir comment
les différentes doctrines et les différents souverains ont déclaré
le moment exceptionnel et quels effets s’en sont suivis.
Mais contre Derrida et Agamben, il n’est pas certain qu’il existe
une entité que nous puissions appeler « état d’exception » lequel
serait la zone d’indétermination entre le juridique et le politique
et qui produirait les mêmes effets indépendamment de l’espace et du
temps. L’état d’exception a besoin d’être analysé à partir de « son
milieu, de ses pratiques » : des pratiques de dérogations, de lois
essayant de réguler les comportements futurs à adopter en temps de
crise, ou les ambitions des militaires de diriger en important leur
vision du monde en guerre à l’intérieur de l’Etat, ou encore les
technologies de surveillance, ou les hommes politiques d’extrême
droite mobilisant contre les étrangers au nom du patriotisme, ou
les architectures de contrôle, et souvent un dispositif ou un
diagramme organisant ces différentes fonctions. Le réduire à une
tendance homogène est problématique, et il est même choquant
qu’Agamben réussisse dans son livre à ne pas mentionner les
pratiques de colonialisme comme forme d’état d’exception, et
manque
1 Ici réside peut-être chez Derrida le lien entre une vision
schmittienne et une vision
constructiviste de gauche inspiré de Wittgenstein. Ils partagent la
même fascination pour le
pouvoir du mot sur le monde. Pour une critique de cette
fascination, voir Bourdieu, Pierre, 1984,
ce-faisant la relation en construction entre exception, ban et
différence coloniale (étranger et migrant).
Le fait d’être ainsi inattentif aux pratiques et de se concentrer
sur les « mots » et sur « les idées intellectuelles » montre à quel
point Agamben est éloigné de Foucault. En tant que philosophe du
langage, Agamben saute à travers les siècles en jouant avec les
mots. Mais, comme l’explique Paul Veyne dans Foucault révolutionne
l’histoire , la figure du discours, le mot qui flotte
au-dessus de l’histoire, l’objet (naturel) est seulement le pendant
d’une pratique. Et Veyne utilise la figure du « gouverné » en
avançant que : « avant la pratique, il n’existe pas d’éternel
gouverné qui pourrait être ciblé plus ou moins précisément et à
l’égard duquel on pourrait modifier son but afin de
l’améliorer…l’éternel gouverné n’excède pas ce qu’on en fait. » 1.
L’histoire ne peut pas être réduite à un processus intellectuel qui
est implacable autant qu’irresponsable et homogène. Et le discours
n’est pas sémantique : « Loin de nous inviter à juger des choses
sur la base des mots, Foucault montre au contraire que les mots
nous trompent, car il nous font croire en l’existence des choses,
des objets naturels, des sujets gouvernés, ou de l’Etat, là où en
réalité ces choses ne sont que les pendants des pratiques
correspondantes »2 ; une leçon qu’Agamben devrait méditer pour
l’histoire de la figure du discours de l’état d’exception qu’il
décrit.
La critique de Paul Veyne est centrale dans la mesure où Agamben,
mais aussi Derrida et d’autres « constructivistes » (idéalistes)
homogénéisent trop souvent les différentes figures du discours et
génèrent une histoire de la pensée comme si elle était une
généalogie des pratiques. La (dis)continuité possible de la figure
du discours à travers l’histoire d’un état d’exception ne permet
pas de l’analyser comme une « matrice ». En traitant de l’état
d’exception, un autre analyste important, Pasquale Pasquino, a
clairement distingué les différentes doctrines portant sur l’état
d’exception en insistant sur leur hétérogénéité. Pasquale Pasquino
et Michel Troper dans une série de séminaire à Sciences Po
organisés par Bernard Manin et le programme ELISE (CERI 2004) ont
montré que la formule « état d’exception » comprise dans une
constitution écrite et dont on limite l’objet, l’espace et le temps
d’exception, combinée à la mise en place d’une surveillance ex
post des conséquences, est, par les pratiques établies
qui incarnent une telle « formule », l’opposé complet d’un moment
d’exception lequel échappe, quant à lui, à la loi avant, pendant et
après son application.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/127
Les deux logiques sont différentes et entretiennent des rapports de
discontinuité. Pasquino a établi une relation complexe entre norme
et exception, entre ordre constitutionnel et exception, entre
monisme et dualisme, entre constitutions écrites et orales qui
montre que la formule « état d’exception » renvoyant à « la
suspension de la loi » est seulement un cas « limite ». De la même
manière, Troper a soutenu la quasi impossibilité de suspendre la
loi en général. Pour schématiser, une première logique consiste à
définir l’état d’exception en relation à la norme (comprise non pas
comme régularité empirique mais comme ordre constitutionnel). Cela
implique que la « dérogation » est une « déformation autorisée » de
la règle. La dérogation est toujours « partielle » et ne peut
suspendre l’ordre constitutionnel comme tel et encore moins toute
loi régulant la société (mariage, etc…) et/ou les relations
internationales au niveau mondial (la dérogation n’est valable que
sur le territoire étatique). L’exception est le contraire de la
norme mais la norme recouvre l’exception (Dumont 1977)1. La
deuxième logique est de donner à l’exception la possibilité de
reformuler les frontières du politique, de la souveraineté et de la
loi, de « suspendre la loi » et l’ordre constitutionnel.
L’exception est le contraire de la norme, mais l’exception incarne
la norme. Contre cette structure, le seul auteur qui a essayé de
jeter un pont entre les deux logiques dans le but de déstabiliser
l’ordre constitutionnel lui-même est Carl Schmitt (et maintenant
Agamben ?), mais faut-il le(s) suivre ?
Nous reconnaissons donc « avec » Agamben que la question du moment
d’exception est une question cruciale, mais « contre » Agamben, et
sa vision d’une fascisation progressive de la démocratie dont rend
compte l’usage de la déclaration de l’état d’exception à travers le
développement du pouvoir exécutif, et à travers l’argument de la
fusion de l’urgence économique et militaire, nous soutenons la
nécessité de distinguer entre l’argument du moment d’exception
restructurant la loi, et l’argument d’une exception contrôlée par
la loi. Et plus important encore, nous devons distinguer entre les
pratiques des acteurs hétérogènes qui développent tous un discours
de l’état d’exception mais à des fins différentes.
Par exemple, quand Agamben avance dans une formule que « la
déclaration de l’état d’exception est progressivement remplacée par
une généralisation sans précédent du paradigme de la sécurité comme
technique normale de gouvernement » (Agamben 2003, p. 29), il
soulève une question importante, mais il confond dans son
développement et dans ses exemples d’abord, la déclaration légale
de l’état d’exception
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/128
avec le moment d’exception, ensuite le paradigme de la sécurité
avec le paradigme de l’Etat policier. Ces confusions, reliées à sa
volonté de lire le présent à travers le futur possible d’un
totalitarisme du biopolitique né dans les camps nazis de la
modernité, exagère paradoxalement l’actuel rhétorique des
néoconservateurs en acceptant que leur dire correspond à ce leur
faire : « Bush est en train de créer une situation où l’urgence est
devenue la règle et où la distinction même entre la paix et la
guerre (et entre guerre extérieure et guerre civile mondiale)
devient impossible » (Agamben 2003, p. 41). Mais, même si la
rhétorique de Bush et des néo-conservateurs veut nous persuader
qu’ils ont réussi à remodeler les concepts de guerre et que nous
devons donc accepter la nouvelle « manière de parler », dire qu’ils
ont créé par leur rhétorique une situation d’indétermination n’est
pas vraie. Cela dépendra de la manière dont le ban est accepté.
Beaucoup de gens résiste à cette propagande selon laquelle
l’urgence devient la règle et selon laquelle nous ne pourrions plus
distinguer entre guerre et paix. Nous pouvons utiliser l’Etat de
droit comme facteur de résistance contre l’exceptionnalisme et
contre cette stratégie qui réduit les prisonniers à la vie nue ou
qui, plus exactement, remodèle les lois en donnant d’une part plus
de pouvoir aux militaires et aux services de renseignements en
particulier, et d’autre part moins de pouvoir aux juges et surtout
aux avocats.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/129
à Abu Ghraib et à Guantanamo (et certainement ailleurs), et
peut-être même leur stratégie de le faire ouvertement et leur
tentative de
justification. La capacité de réaction des Cours est toujours
lente mais elle est aussi puissante et fonctionne comme une limite
à la permanence de l’état d’exception. Elspeth Guild dans son
article sur le rôle des cours européennes et nationales a montré
comment l’européanisation a transformé la conception de la
souveraineté en limitant la capacité des gouvernements nationaux à
avoir le dernier mot sur la mise en place de dérogations. Ceux-ci
sont contraints par des règles préétablies et par le contrôle de
juges « étrangers » qui ne sont pas enclins à la déférence. De plus
les juges doivent interpréter les règles qui délimitent les
frontières de l’état d’exception, et ceci ne consiste jamais en une
suspension de la loi. Dès lors le pouvoir exécutif n’est pas «
libre » de décider souverainement. Il est contraint par toutes
formes de résistance qui viennent de l’opinion publique, des
mouvements civils, des militants des ONG, des membres de certains
partis politique, et souvent des juges qui osent interpréter de
manière restrictive les limites de l’exception, qui savent
soumettre celle-ci à l’Etat de droit en « suspendant la suspension
» ou en annulant la suspension de mesures spécifiques. Certes ils
ne sont que la surface visible du iceberg de la contestation mais
ils sont souvent la partie la plus visible (Guild 2006). C’est
aussi la position de Judith Butler comme le souligne les propos
suivants :
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/130
devient de plus en plus élitiste à l’heure d’en appeler à quelque
chose ou quelqu’un qui puisse déclencher la sonnette d’alarme qui
rompe le lien entre violence et droit. Il considère qu’il existe
une sorte de mondialisation de la guerre et de l’(in)sécurité
menant à un nouvel Empire qui internaliserait et étoufferait plus
ou moins les résistances. Pour les partisans de cette vision, nous
serions non seulement au-delà des Etats libéraux mais aussi et déjà
sur le chemin moderne du camp généralisé et de la guerre civile
globale. D’où le besoin de se saisir de Carl Schmitt, même si
Agamben est en désaccord avec la conclusion de ce dernier pour
inclure la violence dans le droit.
La fascination d’Agamben pour Carl Schmitt ne vient pas du tout
d’une adhésion à son idéologie. Au contraire, Agamben sait que par
sa critique du parlementarisme et de sa distinction entre
parlementarisme et démocratie, menant à une vision où la démocratie
est réalisée quand l’homogénéité est parfaite, Carl Schmitt est
dangereux. Il sait comment ce type de démocratie homogène conduit
au totalitarisme à travers l’acceptation d’une forme de
décisionnisme du leader porte-parole du peuple. Il sait que les
critiques de l’équilibre du pouvoir et de l’incapacité de décider à
temps mène à « la formule infâme : le souverain est celui qui
déclare l’exception (ou plus exactement celui qui peut prendre les
décisions dans les situations d’urgence) » (Butler 2003. p. 218),
et que les motivations politiques sont au cœur de cette affirmation
brutale, justifiée par Schmitt comme étant la seule manière de
limiter la guerre, la future guerre civile mondiale. Il a
conscience que ce décisionnisme n’est pas fondé dans n’importe quel
système ni précédé par n’importe quel principe et est véritablement
une affaire de « décisions à partir de rien », rien sauf la volonté
du leader. Cela ne fait aucun doute. Agamben a lu la constitution
de la liberté et de la législation national-socialiste et le
règlement d’ordre public qui ont été les deux principales
justifications par Schmitt des lois de Nuremberg. Il n’est pas de
ceux que Zarka critique et qui essayent de cacher ces textes de
Schmitt à des fins de réhabilitation intellectuelle conforme à
leurs propres intérêts. Mais il est peut-être l’un de ces auteurs
de la gauche post-marxiste, désormais discréditée et qui utilise
Schmitt comme substitut…au lieu de laisser Schmitt –pour citer
Erich Kaufmann – « dans le mirage de son nihilisme et de sa version
national- socialiste » (Zarka 2004, p. 92).
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/131
limites que Schmitt présente pour expliquer la morphogenèse de la
différence entre le politique et le juridique, l’institué et
l’instituant, le moment d’exception et la loi. C’est l’esthétique
de ce déplacement chez Schmitt qu’Agamben considère comme central
pour son explication des « origines ». Dès lors, Agamben essaie
d’extraire de Schmitt une « forme » qu’il pourrait remodeler en
réconciliant la démocratie comme différence et le politique au sens
schmittien.
Il refuse, comme Schmitt, le caractère naturel de la distinction
entre intérieur et extérieur, et le mythe des origines de l’Etat et
de la loi (Sala Molens 1974). Il refuse le principe de
co-constitution et se demande ce qui vient en premier, question que
le positivisme ou le droit naturel a du mal à traiter. Agamben
explique que si l’essence de l’état d’exception est une «
suspension (partielle ou totale) du système
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/132
au camp élevé au rang de paradigme de la modernité (Agamben 1997,
p. 175 ; p. 181).
Ainsi, sur le plan topologique, les deux sphères du politique et du
juridique, de la décision et de la norme sont séparées à la fois
spatialement et temporellement car ils ne sont pas séparés à un
autre niveau. Ils forment une hiérarchie au sens de Louis Dumont,
de « l’englobement du contraire » selon lequel un élément est
simultanément l’opposé d’un autre à un niveau et la totalité à un
autre niveau. Ainsi Adam est une partie de l’humanité, l’opposé de
Eve mais
Adam est aussi l’Humanité dans son ensemble (Dumont 1977
). Agamben, comme Schmitt, réintroduit la hiérarchie comme
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/133
Benjamin, aucune transcendance ne peut fonctionner. Et le normal,
le juridique subvertiront toujours la prééminence de
l’exception, en transformant l’exception en règle, et en
ré-établissant de fait une violence pure à l’extérieur de la loi.
La loi ne peut pas continuer à être représentée comme incluant la
violence et comme mode de régulation de cette violence qu’elle soit
d’origine « normale » ou exceptionnelle. Le politique ne peut pas
exclure sa relation à la violence. Si effectivement René Girard,
Michel Serres ou Pierre Legendre ont essayé de traiter ce point
central de la morphogenèse de la violence et du politique comme
étant deux formes reliées au sacré ou au religieux, en prenant au
sérieux la question de Benjamin et de Sorel, Giorgio Agamben quant
à lui n’est pas vraiment explicite sur sa propre position (Legendre
1974). Il préfère dans son ouvrage s’arrêter et s’engager dans une
expérience historique qu’il connaît : la réponse est chez les
Romains. C’est la différence entre auctoritas et
potestas . Et pour la première fois dans le livre, il
est obligé de juger de qui est souverain en distinguant le
biopolitique de l’auctoritas et le juridique de la
potestas , en distinguant le pouvoir exécutif des juges,
ce qui le mène au parlementarisme, mais il refuse de traiter de
Montesquieu et de la possible radicalisation du rôle du juge face à
celui qui décide et de la possible « méfiance » des
juges vis-à-vis du pouvoir. Il considère comme Benjamin que
la loi est une « fiction » et que les juges sont une partie du
pouvoir souverain :
De l’état d’exception effectif où nous vivons, le retour à l’état
de droit est impossible, puisque ce qui est en question maintenant
ce sont les concepts mêmes d’ « état » et de « droit ». Mais s’il
est possible de tenter d’arrêter la machine, d’en montrer la
fiction centrale, c’est parce que entre violence et droit, entre
vie et norme, il n’y a aucune articulation substantielle. (Agamben
2003, p. 146)
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/134
contrat social sous toutes ses formes est de même type que la
relation entre Dieu et Moise. Quand Moise rencontre Dieu, Jehovah
lui demande de se retourner, et sous son commandement Moise reçoit,
en montrant ses fesses, les tables de la Loi. La quête de ce qui
est « premier » est toujours ambigüe et indifférente à la
morphogénèse des différentes topologies qui sont
co-constitutives.
La hiérarchie comprise comme ce qui englobe son contraire est
souvent une forme de mythe, qui génère des distinctions à partir de
l’indistinction. L’auto-organisation comme contingence radicale est
elle- même tout à fait impossible. La fermeture des limites renvoie
à ce que Francisco Varela appelle « la cloture opérationnelle » ou
la « cloture par couplage » par opposition à « l’input couplé ».
Les limites ne sont pas toujours, comme dans un tore, orientables
et finies. Et la forme à laquelle recourt Agamben dans Homo Sacer
I pour expliquer sa vision est l’image de deux tores
entremêlés, soit une figure hiérarchique, même s’il évoque le
double ruban de Moebius (Agamben 2002, p. 38). Et il pose que
:
L’état de nature et l’état d’exception ne sont rien d’autre que les
deux côtés d’un seul processus topologique où ce qui était
considéré comme extérieur (l’état de nature) réapparaît désormais,
comme pour le ruban de Moebius ou une bouteille de Leyde, à
l’intérieur (comme l’état d’exception) et le pouvoir souverain est
précisément cette impossibilité de distinguer entre extérieur et
intérieur, nature et exception, physis et
nomos . L’état d’exception est alors non pas tellement une
suspension spatio-temporelle qu’une figure topologique complexe où
non seulement l’état d’exception et la règle mais aussi l’état de
nature et le droit, l’extérieur et l’intérieur s’entremêlent
(Ibid ., p. 37).
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/135
Le ruban de Moebius représente donc la topologie typique des
perspectives intersubjectives qui diffèrent non pas sur
l’attestation de l’existence de telles limites que sur leur
localisation. La violence, le politique et le droit ont des
frontières, ils ne résident pas dans une zone d’indistinction
(Bigo/Walker 2007). Mais chacun d’entre nous dessine des frontières
différentes et inclut la violence dans le politique ou le droit
selon son propre point de vue. Aucun accord ne viendra d’une vision
du « dehors ». Aucun accord ne viendra du lieu mythique où un
élément arrive à subsumer la totalité. Personne ne trouvera l’«
aleph », le lieu local duquel il est possible de voir la totalité
des points de vue (comme dans L’Aleph de Borges). Le
ruban de Moebius est la topologie du désaccord et du conflit. C’est
la topologie de l’inter-individualisme. Le résultat peut être la
déformation du droit par la violence, ou l’absorption et
l’englobement de la violence dans le droit, mais ce résultat peut
toujours être contesté par d’autres points de vue, et il peut aussi
prendre la forme d’une démocratie fondée sur le désaccord et le
conflit. Il faut ajouter à cela que la topologie n’est pas homogène
et dépend des multiples pratiques établies par les différents
points de vue. La topologie de Schmitt (et d’Agamben) objectivant
l’intérieur dans l’extérieur et l’extérieur dans l’intérieur en
créant une zone d’indistinction entre les deux est dangereuse dans
la mesure où cette topologie essaie de circonscrire la pluralité
des points de vue. L’ouverture que permet le ruban de Moebius
est-elle pour autant une solution ? Ce n’est pas certain mais elle
est en tout cas plus pertinente pour expliquer le Ban dans la
mesure où elle n’est pas limitée à la perspective d’un souverain et
qu’elle inclut au contraire des perspectives de résistances comme
celles des victimes.
Nuisible au « philosophe », la trop grande simplification ne
fonctionne pas. Les états d’exception décrétés par les juges, les
politiques ou les militaires sont différents formellement (qu’ils
soient déclarés ou non), dans le but (limité ou non) qu’ils
s’assignent, dans leur impact (qui affectent les droits de l’homme,
le jus cogens , la liberté, l’intégrité de la vie). La
sociologie et l’histoire sont encore nécessaires. Ce dont nous
avons besoin c’est de suivre les pratiques dans leurs
particularités au lieu d’une théorie générale de l’état d’exception
à travers l’histoire occidentale :
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/136
chemin sans être nommé, apparaît un étrange petit objet, un bibelot
bizarre que nous n’avions jamais vu auparavant1.
L’illusion de l’objet naturel cache le caractère hétérogène des
pratiques. L’état d’exception n’est pas un programme et ne peut pas
être résumé par un camp. Ce n’est pas l’actualisation à travers
l’histoire d’une « idée » du politique. C’est le résultat
spécifique dans sa forme actuelle de multiples facteurs,
irréductible à la « grande théorie » comme telle. Comme le pose
Viviane Jabri :
Un état d’exception n’est pas toujours généralisé ou généralisable,
mais il est celui dont font l’expérience particulière les
différents secteurs de la population mondiale. C’est précisément
cette expérience différenciée de l’exception dont rendent compte
des pratiques aussi diverses que la mise en place des techniques
d’interrogation par les services de renseignements militaires au
Pentagone, les dispositions récentes des mesures anti-terroristes
(y compris les assignations à résidence) au Royaume-Uni, la large
gamme de pratiques d’incursion à travers les Etats-Unis, les
discours légitimant l’invasion de l’Irak. (Jabri 2006, p 21)
Ainsi, le fil permettant à Agamben et à d’autres de rendre compte
de la structuration des discours et des pratiques de dérogation à
la loi, de l’état d’exception à l’intérieur de la constitution, de
l’état d’urgence et de la justification de l’action immédiate dans
le but de réagir à la nouveauté radicale de la violence, est
néanmoins importante une fois relativisée sa prétention à résumer
l’histoire. Essayons par conséquent d’introduire de la méthodologie
foucaldienne sérieuse, au sens de Paul Veyne, dans le récit fait
par Agamben. Pour ce faire, il convient de revenir au cœur de la
discussion d’Agamben à propos de l’état d’exception, à savoir la
zone d’indétermination qu’il appelle aussi Ban, ce qui nous
permettra ensuite de comparer sa vision du Ban avec celle de
Jean-Luc Nancy.
Le Ban selon Giorgio Agamben et Jean Luc Nancy
Le Ban pour Agamben est déterminé par sa relation au Souverain, par
le pouvoir que celui-ci a de décider qui doit être exclu. Comme il
le dit : « Celui qui a été banni n’est pas en réalité simplement
mis à l’extérieur de la loi et devenu indifférent à celle-ci, mais
il est plutôt abandonné par elle, il est exposé et menacé au seuil
où la vie et le droit, l’extérieur et l’intérieur, ne peuvent être
distingués » (Agamben
1 Veyne 1979, p. 158
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/137
2002, p. 28). Le ban est alors une conséquence de l’exception
souveraine, et le ban crée l’Homo Sacer, celui qui peut être tué à
n’importe quel moment, sans honneurs ni rituel. Le ban est donc la
zone où « la loi se maintient dans sa propre privation, et
s’applique en ne s’appliquant plus ». Agamben insiste sur les
résultats de la dépolitisation de la vie et sur la tendance du
pouvoir (tout pouvoir politique) à réduire la vie à la vie nue.
Pour lui, Carl Schmitt et Walter Benjamin perçoivent ce que Michel
Foucault n’a pas vu : ils ont vu le moment souverain, ils ont
compris le « vrai » moment politique avec la déclaration
d’exception, au-delà de la gouvernementalité. Agamben insiste
dessus dans Homo Sacer I : la théorie de Foucault, parce
qu’elle manque l’analyse de l’exception, n’était pas en mesure de
traiter l’existence précise des camps de concentration et le fait
fondamental de la modernité, à savoir que la polarisation du
pouvoir et de la vie nue est possible et qu’elle conduit de fait à
toutes les pratiques contemporaines du pouvoir, y compris celle des
Etats libéraux et des démocraties ; Le développement contemporain,
la tendance à l’exception vient de cette tendance à appliquer le
pouvoir jusqu’à ses dernières limites, c’est-à- dire à éliminer le
politique (les formes de vie) de la vie du peuple ( la vie nue) et
de réduire le politique au moment d’exception absolue et spécifique
de la désignation de l’ennemi et de son élimination réelle ou
virtuelle. Et c’est pourquoi le camp est le nomos de la
modernité. Le sujet ultime qui a besoin d’être exclu et inclu en
même temps dans la cité est toujours la vie nue. Agamben, en
suivant la conception benjaminienne / schmittienne finit par
négliger la « gouvernementalité » et le réseau de pouvoir et de
résistance. Il oublie la résistance des faibles dans le ban et leur
capacité à continuer à être humain et à subvertir le rêve que le
pouvoir a de tout contrôler. Il est benthamien et non foucaldien.
Et son approche va à l’encontre du type de position que Primo Levi,
et d’autres, ont avancé concernant les camps de concentration, en
insistant sur leur résistance. James Scott a montré de la même
manière dans un contexte similaire la résistance à l’esclavage des
faibles et le pouvoir des « manuscrits cachés » (Scott 1990).
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/138
qu’au sens du politique et à ses retraites nécessaires. Il se
concentre sur les mécanismes qui composent les frontières de
l’exclusion et prête attention aux interactions venant du haut (la
souveraineté) mais aussi à celle venant du bas (la communauté).
Ainsi il met en évidence la manière dont se structure la relation à
la victime et la manière dont se positionne les tiers parties qui
ne sont ni souverain, ni sacer . Dans ce cas la victime est
certes « l’objet » du pouvoir souverain dans la mesure où l’état
d’exception décide à chaque fois qui est rejeté dans la vie nue et
qui dispose encore de formes de vie, mais cela dépend de la
communauté elle-même et de la manière dont elle accepte (ou non) la
différenciation entre ces derniers et ceux qui sont exclus. En ce
sens, Nancy est plus foucaldien puisque l’exercice du pouvoir
génère l’exercice de résistance corrélative :
La mondialisation est nue et infinie : le sens n’est plus donné.
Cette manière de rejeter le sens n’est pas éloignée de la
conception de mon ami Agamben mais je ne partage pas exactement son
sens de la dramatisation de ce qu’il appelle biopolitique.
J’insisterai plus qu’il ne le fait sur la résistance, résistance
qui est ici inévitable, diffuse, à côté des pires menaces et mêmes
parfois à l’intérieur d’elles…Ce qui est suspendu entre la survie
et le suicide - et nous sommes toujours tentés de dramatiser notre
situation présente de cette manière – c’est aussi une suspension
qui libère en silence des possibilités insoupçonnées. (Nancy
2000).
La notion de ban de Jean-Luc Nancy n’est pas vraiment développée
mais il semble que ce soit une approche plus intéressante, à une «
micro » échelle pour saisir les différents assemblages ou
dispositifs normalisant et disciplinant (avant même l’intervention
d’un Etat ou d’un Etat souverain), et c’est cette approche dont
j’aimerais ici rendre compte.
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/139
disciplinarisation et la normalisation. C’est une relation dont
l’origine se trouve dans des pratiques très spécifiques
Pour décrire les pratiques de dérogations qui ont fleuries depuis
le 11-Septembre dans des régimes libéraux mais à travers des
pratiques non libérales, je propose en fait de combiner l’approche
du ban de Jean-Luc Nancy avec l’approche foucaldienne du panopticon
comme dispositif. Le but est de saisir les pratiques établies par
les politiques antiterroristes de certains pays occidentaux, de
comprendre, d’une part, l’exclusion des étrangers et des migrants
(y compris ceux né comme citoyens de cet Etat) en tant qu’étrangers
bizarres, anormaux, et d’autre part, de voir comment ces pratiques
construisent la notion d’indésirables (à travers les visas et les
passeports technologiques), mais aussi comment des lois spéciales
et des lieux spéciaux de détentions semblent s’appliquer à certains
(Guantanamo, Belmarsh, Abu Ghraib) quand d’autres lois et
technologies semblent s’appliquer à tout le monde (carte
d’identité, software Carnivore, bases de données
Total Information Awareness) : tout ceci en gardant toujours
à l’esprit la co-constitution de ces mécanismes et la diversité de
leurs acteurs.
Cette approche est clairement plus sociologique que philosophique
au sens traditionnel du terme. Mais, comme Agamben,
j’aimerais traiter de la période actuelle qu’on appelle
guerre contre la terreur et surveillance globalisée en discutant la
notion de ban.
Bibliographie :
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/141
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/142
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/143
Erytheis /Numéro 2/Novembre 2007/144
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