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368 REVUE DES DEUX MONDES. LETTRES INÉDITES Le manuscrit de Blin de Sainmore nous a conservé le texte inté- gral des trente-quatre lettres que Voltaire lui écrivit, plus une trente- cinquième adressée à un « militaire ». Il est à regretter qu'une partie des lettres originales ait disparu : quand le dossier a été retrouvé, récemment, il ne contenait plus en originaux que dix-neuf pièces sur trente-cinq. La dispersion des autographes manquant à l'appel ne date pas d'aujourd'hui. En effet, la trente-deuxième lettre a appar- tenu, au début de la III e République, au célèbre collectionneur P.-A. Dubrunfaut, qui avait accumulé une telle masse d'autographes- qu'il fallut plus de vingt ventes, de 1883 à 1890, pour en achever la dispersion. Notons qu'on ne connaissait jusqu'ici que trois lettres de Voltaire à Blin de Sainmore. ENVOI DE VERS C'est Blin de Sainmore qui va lui-même nous apprendre dans quelles conditions il entra en relations avec Voltaire. C'était en 1756. « Étant encore fort jeune (il était né en 1733), je me trouvais à Mont- pellier lorsque, après la conquête de Minorque, le maréchal de Riche- lieu, qui avait été commandant de Languedoc, passa par cette ville pour s'en retournera Paris. Une très jolie femme, qui passait pour avoir été très bien avec le maréchal, m'engagea à célébrer le vain- queur de Mahon. Je fis des vera qui coururent dans toute la pro- vince. Ce sont les premiers que j'aie faits. Je les adressai à Voltaire, qui me répondit par la lettre qu'on vient de lire. » E t voici, d'après la copie de Blin de Sainmore, le texte de la lettre en question : Aux Délices, 10 septembre 1756. Les vers que vous avez bien voulu m'envoyer, monsieur, m'ont paru les plus agréables de tous ceux qu'on a faits pour M. le maréchal de Richelieu ; mon attachement pour lui et le plaisir que vous m'avez fait, exigeaient un plus prompt remer- ciement ; l'état déplorable de ma santé ne m'a pas permis de vous marquer plus tôt, monsieur, avec quelle estime j'ai l'hon- neur d'être Votre très humble et très obéissant serviteur, Voltaire, gentilhomme ordinaire du Roi.

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368 REVUE DES DEUX MONDES.

LETTRES INÉDITES

Le manuscrit de Blin de Sainmore nous a conservé le texte inté­gral des trente-quatre lettres que Voltaire lui écrivit, plus une trente-cinquième adressée à un « militaire ». Il est à regretter qu'une partie des lettres originales ait disparu : quand le dossier a été retrouvé, récemment, il ne contenait plus en originaux que dix-neuf pièces sur trente-cinq. La dispersion des autographes manquant à l'appel ne date pas d'aujourd'hui. En effet, la trente-deuxième lettre a appar­tenu, au début de la I I I e République, au célèbre collectionneur P.-A. Dubrunfaut, qui avait accumulé une telle masse d'autographes-qu'il fallut plus de vingt ventes, de 1883 à 1890, pour en achever la dispersion. Notons qu'on ne connaissait jusqu'ici que trois lettres de Voltaire à Blin de Sainmore.

ENVOI DE VERS

C'est Blin de Sainmore qui va lui-même nous apprendre dans quelles conditions il entra en relations avec Voltaire. C'était en 1756. « Étant encore fort jeune (il était né en 1733), je me trouvais à Mont­pellier lorsque, après la conquête de Minorque, le maréchal de Riche­lieu, qui avait été commandant de Languedoc, passa par cette ville pour s'en retournera Paris. Une très jolie femme, qui passait pour avoir été très bien avec le maréchal, m'engagea à célébrer le vain­queur de Mahon. Je fis des vera qui coururent dans toute la pro­vince. Ce sont les premiers que j'aie faits. Je les adressai à Voltaire, qui me répondit par la lettre qu'on vient de lire. » Et voici, d'après la copie de Blin de Sainmore, le texte de la lettre en question :

Aux Délices, 10 septembre 1756.

Les vers que vous avez bien voulu m'envoyer, monsieur, m'ont paru les plus agréables de tous ceux qu'on a faits pour M. le maréchal de Richelieu ; mon attachement pour lui et le plaisir que vous m'avez fait, exigeaient un plus prompt remer­ciement ; l'état déplorable de ma santé ne m'a pas permis de vous marquer plus tôt, monsieur, avec quelle estime j 'a i l'hon­neur d'être

Votre très humble et très obéissant serviteur, Voltaire, gentilhomme ordinaire du Roi.

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LETTRES DE VOLTAIRE. 363

Le poème de Blin de Sainmore dont il est ici question est celui qui, intitulé la Mort de l'amiral Byng, commence par ces vers :

Je chante cet Anglais, fidèle à sa patrie, Qui, victime du sort, du peuple et de l'envie, Fut jugé criminel et mourut innocent...

EN L'HONNEUR DE GABRIELLE D'ESTRÉES

En tête de la première édition de son Héroïde de Gabrielle d'Estrées à Henri IV, Blin de Sainmore plaça une Êpître à Voltaire, rimée avec adresse et même avec esprit, mais trop longue pour être réimprimée ici en entier. Citons-en cependant le début et la fin, d'après le manuscrit autographe :

0 toi dont le brillant génie, Près de Corneille et de Milton, Tient le sceptre de l'harmonie Et vole aux cieux avec Newton j Toi, qu'Apollon toujours caresse, Toi, qui chantas si bien le Roi Dont j'osai peindre la maîtresse, Divin Voltaire, inspire-moi 1

Je sens le prix de mes travaux, Mais, Voltaire, juge ma cause, Peut-on sentir ce que tu vaux Et ne pas valoir quelque chose ?

A cette épître si aimablement flatteuse, Voltaire ne pouvait manquer d'adresser une aimable réponse ; c'est par le manuscrit de Blin de Sainmore que nous en connaissons le libellé.

Au Château de Ferhey, 22 septembre 1761.

C'est à Henri IV, monsieur, et à Gabrielle d'Estrées à vous remercier de leur charmante héroïde. Pour moi, monsieur, je suis si enchanté de votre jolie épître, que je ne sais comment vous en remercier. La prose n'est pas digne de répondre à vos vers;je n'ose me servir avec vous du langage de la poésie. Je suis si occupé de Pierre Corneille qu'il n'y a pas moyen de faire des vers quand on lit les siens. Je me borne actuellement

TOME xxxvm. — 4937. 24

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à commenter ce grand homme et à estimer bien véritablement ceux qui, comme vous, font un usage si heureux de leurs talents.

Voltaire cependant ne résista pas longtemps à la démangeaison de rimer. Sa réponse en vers à Blin de Sainmore, dont l'original, écrit de la main du fidèle Wagnière, fait partie du dossier récemment entré à la Bibliothèque nationale, est datée du 15 décembre 1761 ; elle fut pourtant rédigée un peu plus tôt, à en croire la note suivante du manuscrit de Blin de Sainmore : « Quelque temps après avoir reçu la réponse ci-dessus (à savoir la lettre du 22 septembre 1761), je fus très étonné de voir courir dans les sociétés l'autre réponse en vers qu'on va lire et dont l'original ne m'est parvenu que longtemps après sa date. »

Au Château de Ferney, pays de Gex, par Genève, 15 décembre 1761.

Mon amour-propre est vivement flatté De votre écrit. Mon goût l'est davantage. On n'a jamais par un plus doux langage, Avec plus d'art blessé la vérité.

Pour Gabrielle en son apoplexie, D'aucuns diront qu'elle parle longtemps. Mais ses discours sont si vrais, si touchants, Elle aime tant qu'on la croirait guérie.

Tout lecteur sage avec plaisir verra Qu'en expirant, la belle Gabrielle Ne pense point que Dieu la damnera Pour trop aimer un amant digne d'elle.

Avoir du goût pour le Roy très chrétien C'est œuvre pie : on n'y peut rien reprendre. Le paradis est fait pour un cœur tendre, Et les damnés sont ceux qui n'aiment rien.

Le léger reproche exprimé par Voltaire au poète sur la longueur des paroles prêtées à Gabrielle semble avoir inquiété Blin de Sain­more. « La remarque de Voltaire, note-t-il dans son manuscrit, n'est pas juste. Gabrielle n'«st supposée écrire qu'après et non pas pen-

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LETTRES DE VOLTAIRE. 371

dant une attaque d'apoplexie. Lei premiers vers de l'Héroïde le désignent assez clairement. »

En 1762 parut un Éloge de CrébUlon, qui venait de mourir. Ce prétendu éloge n'était qu'une satire de la personne et des ouvrages du poète tragique ; on l'attribua à Voltaire. A ce propos, Blin de Sain-more écrivit à Voltaire une longue lettre mêlée de vers, où il témoi­gnait de son admiration pour celui-ci.

Quelques semaines plus tard, Blin de Sainmore recevait de Voltaire la lettre qu'on va lire, o A cette lettre, dit Blin de Sainmore, était joint un exemplaire des Éclair cissemens historiques, etc., qui servaient de réponse au livre intitulé : les Erreurs de M. de Voltaire, i

Au Château de Ferney, par Genève, 28 février 1163.

Je vois bien, monsieur, que les gens de lettres de Paris sont peu au fait des rubriques de la poste. Je reçus avant-hier deux lettres de vous, l'une du 6 décembre et l'autre du 6 février. Je réponds à l'une et à l'autre.

Je vous dirai d'abord que vos vers sont fort jolis et qu'il n'appartient pas à un malade comme moi d'y répondre. Vous me direz que j 'ai répondu au prétendu abbé Culture : c'est précisément ce qui me glace l'imagination. Rien n'est si triste que de discuter des points d'histoire. Il faut relire cent fatras. Je crois que c'est cette belle occupation qui m'a rendu aveugle. Il a fallu réfuter ce polisson de théologien. Il faut toujours défendre la vérité et ne jamais défendre son goût.

Je ne connais ni l'examen de Crébillon ni la platitude pério­dique dont vous me parlez. A l'égard des tragédies, je suis très fâché d'en avoir fait. Racine devrait décourager tout le monde. Je ne connais que lui de parfait, et quand je lis ses pièces, je jette au feu les miennes. L'obligation où je suis de commenter Corneille ne sert qu'à me faire admirer Racine davantage.

Vous m'étonnez beaucoup d'aimer l'article femme dans l'Encyclopédie ; cet article n'est fait que pour déshonorer un ouvrage sérieux. Il est écrit dans le goût d'un petit maître de la rue Saint-Honoré. Il est impertinent d'être petit maître ; mais il l'est encore plus de l'être mal à propos.

Vous me dites, monsieur, dans votre .lettre du 6 décembre, que le Roi m'a donné une pension de six mille livres. C'est un honneur qu'il ne m'a point fait et que je ne mérite pas. Il m'a conservé ma charge de gentilhomme ordinaire de sa chambre,

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quoiqu'il m'eût permis de la vendre, et y a ajouté une pension de deux mille livres. Cela est bien honnête et je serais trop condamnable si j 'en souhaitais davantage.

L'état où je suis ne me permet pas de longues lettres ; mais les sentiments que j ' a i pour vous n'y perdent rien.

L'ÉDITION DE CORNEILLE

En 1764, Voltaire vit sortir des presses des frères Cramer, à Genève, ce beau Corneille en douze volumes auquel il avait consacré tant de veilles et dont les illustrations par Gravelot doublent le prix aux yeux des bibliophiles modernes. Voltaire en fit envoyer des exemplaires à quelques amis favorisés. « Il y a, écrit-il le 13 juin 1762 & son ami parisien Damilaville, un M Blin de Sainmore qui a fait de jolis vers ; il lui faut un Corneille. Je voudrais bien que frère Thieriot me fît l'amitié de le voir et de lui donner de ma part un exemplaire. Frère Thieriot pourrait bien l'engager à donner un supplément des fautes que je n'ai pas remarquées, et à faire en général quelques bonnes réflexions sur l'art dramatique : ce M Blin de Sainmore en est très capable. »

« L'exemplaire, écrit ce dernier, de la nouvelle édition était déjà parvenu à celui auquel on le destinait, lorsqu'il reçut cette lettre. » Et voici, d'après le même manuscrit, le texte de la lettre de Voltaire

Aux Délices, 22 juin 1 764.

J'avais déjà pris mes mesures, monsieur, pour que vous eussiez un Corneille ; personne n'en mérite mieux que vous, puisque personne n'en juge si bien. Je ne suis pas étonné que vous préfériez Racine ; quiconque a du goût ne fera jamais la moindre comparaison entre ces deux hommes. Des dia­mants bruts, remplis de taches, n'approchent pas des brillants de la première eau. J 'ai été épouvanté, quand il m'a fallu commenter Corneille, du nombre prodigieux de fautes contre la langue, contre le goût, contre les bienséances de toute espèce, et, qui pis est, contre l'intérêt. Je n'ai pas relevé le quart de ces défauts ; le texte aurait été étouffé sous les notes. Les vrais connaisseurs me reprochent de n'en avoir pas dit assez et les fanatiques de Corneille, dont la plupart ne l'ont pas lu, me font un crime d'en avoir trop dit. Je crois que personne ne serait plus capable que vous de suppléer aux

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remarques que j'ai omises. Vous feriez voir que Corneille est presque toujours hors de la nature. César se serait mis à rire si Cornélie était venue lui faire des menaces et le traiter comme un.petit garçon. Je ne connais guère que Rodrigue et Chimène qui soient des caractères vrais, et ce qui est étrange, c'est qu'il a fallu les prendre chez les Espagnols ; presque tout le reste est boursouflé, ou bourgeois, ou raisonneur, et j'avouerai hau­tement que je fais plus de cas du seul rôle d'Acomat que de tous les héros de Corneille. Je dis la vérité avec hardiesse. Il me paraît honteux et puéril de la cacher.

Je suis enchanté que vous soyez attaché à M. le cardinal de Bernis ; c'est un homme de mérite et fait pour sentir le vôtre ; il serait à souhaiter qu'il se mît à la tête des lettres. C'est bien dommage qu'il soit cardinal et archevêque. Je ne saurais trop vous dire, monsieur, combien je vous estime. Ma mauvaise santé m'empêche de vous le dire aussi souvent que je le voudrais.

Par une lettre à Damilaville, en date du 9 août 1764, nous savions que Voltaire avait écrit ce jour-là à Blin de Sainmore une lettre dont Moland constate la disparition. «Mon cher frère, écrit Voltaire, vous fatiguerai-je encore du dépôt de mes lettres que vous avez la bonté de faire parvenir à leur destination? En voici une que je vous supplie de faire tenir à M. Blin de Sainmore, à qui vous avez donné un Cor­neille. Il a faitune petite brochure contre les préjugésde la littérature, qui me paraît assez bien, quoiqu'elle ne soit pas assez approfondie. Vous savez qu'il faut encourager tous les ennemis des préjugés. »

Voici retrouvée, grâce au manuscrit de Blin de Sainmore, la lettre à laquelle Voltaire vient de faire allusion.

9 auguste 1764, à Ferney.

Vous avez montré, monsieur, autant de courage que de raison et de goût. Ce qui est assez singulier, c'est que de tous les gens de lettres qui m'ont écrit sur l'édition de Corneille il n'y en a pas un seul qui ne pense comme vous et pas un seul qui ose imprimer ce qu'il pense. Jugez si dans des matières plus importantes les hommes ne trahissent pas la vérité tous les jours. Nous sommes inondés de livres en France ; je n'en connais pas deux dont les auteurs aient parlé avec une sincé­rité entière. Quand une fois un préjugé est établi, il est res-

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pecté en public de ceux qui s'en moquent en secret. J'avoue qu'il n'appartient pas à tout le monde de déchirer le bandeau de l'erreur et de l'ignorance ; mais vous avez commencé d'une main si ferme et d'une manière si raisonnable que vous êtes digne d'achever seul l'ouvrage.

Je n'ai peut-être pas remarqué le quart des fautes dont les meilleures pièces de Corneille fourmillent ; le texte aurait disparu sous les remarques. J'ouvre, par exemple, le troisième acte de Cinna :

Vous êtes son rival. — Oui, j'aime sa maîtresse Et l'ai caché toujours avec assez d'adresse... En ces occasions, ennuyé de supplices... Nous disputons en vain et ce n'est que folie... Ce n'est pas le moyen de plaire à ses beaux yeux... Pour moi j'estime mieux qu'Auguste me la donne, Je veux gagner son cœur et non pas sa personne... Je ne fais point d'état de sa possession... J'espère toutefois qu'à force d'y rêver...

Tous ces vers sont de la première scène de cet acte. Ils sont tous ou bas, ou comiques, ou mal écrits : on ferait après mes remarques une moisson beaucoup plus abondante que la mienne, et si les hommes estaient justes, ils ne m'accuseraient que de trop de retenue.

Vous pourriez aisément faire un petit volume sur ce cane­vas. Comptez que la raison triomphe à la fin de toutes les chicanes, quand elle est exposée avec candeur.

J'ai beaucoup d'envie de lire votre Héroïde de Calas (1) ; le sujet est bien intéressant, et je ne doute pas qu'il ne le devienne encore davantage sous votre plume.

Continuez, monsieur, à aimer les lettres et la vérité. Ce •ont les deux objets les plus dignes d'un être pensant. Comptez, monsieur, sur l'estime bien véritable que j 'a i pour vous ; j ' y ajoute aujourd'hui la reconnaissance ; c'est avec ce sentiment que j ' a i l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Un mois plus tard, Voltaire écrit de nouveau à son corres­pondant :

(1) L'Héru'ide de Calas auquel Voltaire vient de faire allusion n'a vu le jour qu'eir 1765.

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7 septembre 1764.

Vous voilà, monsieur, engagé dans une grande guerre dont assurément vous vous tirerez avec honneur. Vos deux aides de camp sont la raison et le goût, et j'ose dire que vous combattez contre des ennemis qui n'ont pas tout à fait le même avantage,

Y a-t-il rien de plus déraisonnable et de plus injuste que de reprocher d'avoir écrit pour dégrader Corneille à un homme qui ne s'est réduit au métier pénible et désagréable de commen­tateur que pour faire du bien à la famille de ce même Corneille, qui a marié sa petite-nièce et qui entretient chez lui sa famille ? Il me semble qu'il y a bien peu de générosité à insulter le seul des commentateurs qui en ait usé ainsi envers la famille de son auteur.

Il n'y a pas moins d'injustice à prétendre qu'on n'a écrit que pour décrier Corneille. Il suffît de lire la remarque qui se trouve dans l'examen de Cinna, page 318. La peine que le commentateur s'est donnée de traduire le César de Shakespeare et YHéraclius de Calderon fait bien voir qu'il élève Corneille, non seulement au-dessus des Français ses contemporains, mais au-dessus des auteurs de toutes les nations,

L'attention même du commentateur de ne pas relever la moitié des fautes de Corneille prouve assez que, s'il a péché, c'est plutôt par excès d'indulgence que par trop de critique. Vous avez vu, monsieur, ces vers de Cinna qui ont été épargnés et qui ne méritent pas de l'être. Il n'y a point de tragédie de Corneille et dans ces tragédies point de scènes sur lesquelles vous ne puissiez faire la même réflexion. Il vous sera bien facile de citer au moins une centaine de vers, et ce morceau de critique sage et vrai sera fort utile ; car enfin il s'agit de perfectionner l'art et non de prendre parti pour un homme qui n'est plus et à qui on ne doit que la vérité»

A l'égard du goût, il est très vrai qu'on doit mettre Racine au premier rang des auteurs. Personne ne peut lui contester cette place. Mais sait-on bien en quoi consiste ce goût ? Se tromperait-on assez pour croire que le goût puisse subsister sans génie ? N'est-ce pas ce goût qui produit des caractères, vrais et intéressants, des Acomats et des Burrhus ? N'est-ce pas en inventant toutes les nuances de ces beaux caractères

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que Racine a montré un génie perfectionné, et avec quel art, avec quelle éloquence sont-ils rendus !

Oui, sans doute, l'auteur des commentaires a été forcé d'opposer souvent Racine à Corneille, pour montrer combien il faut écrire avec naturel et avec grâce, comment il faut orner sa pensée par l'expression. Il a cherché non seulement des exemples dans Racine, mais encore dans Quinault. L'auteur des commentaires a rendu un service éternel aux belles lettres par ces comparaisons fréquentes, qui sont la plus sûre manière de former le goût. Tantôt il fait voir comment Racine a mis dans la bouche d'Esther les mêmes choses que Sévère dit dans son monologue :

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons.

Tantôt il montre pourquoi Corneille a dû resserrer cette pensée en un vers et pourquoi Racine a dû l'étaler en quatre. Il rap­porte dans ses remarques sur Cinna la délibération d'Auguste qu'on trouve dans Dion Cassius et il nous a seul appris à quel point Corneille est supérieur à l'auteur grec dans ce morceau de politique.

Enfin, pour peu qu'on ait de justice, on voit que le commen­tateur cherche à faire toujours l'éloge de Corneille. Mais, de bonne foi, pouvait-il louer ses défauts ? Pouvait-il ne pas convenir que Théodore, Pertharite, Don Sanche, Attila, Put-chérie, Tite et Bérénice, Suréna, Olhon et Agésilas n'étaient pas dignes de Cinna ? Pouvait-il applaudir à des pensées outrées, à des raisonnements captieux et alambiqués, à des intrigues froides, à des amours insipides, aux solécismes innombrables dont toutes les dernières pièces de Corneille fourmillent ; et dans quel temps écrivait-il si mal ? C'était lorsque Pascal avait fixé la langue et que Racine l'embellissait.

Cependant, le commentateur appelle toujours Corneille le père du théâtre. Et en cela il va peut-être trop loin, car Mairet est le premier qui ait fait une pièce régulière et qui ait observé les trois unités. Sa Sophonisbe, au bout de trente ans, l'emporte encore sur celle de Corneille; Mairet avait le premier saisi le véritable esprit de la tragédie, qui est la crainte et la pitié. Sa Sophonisbe, malgré ses énormes défauts, inspira ces deux sentiments, et Corneille, dans la sienne, ne fit que raisonner.

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Le reproche d'avoir imprimé les morceaux de Corneille imités du latin ou traduits de l'espagnol est encore très injuste, puisqu'on s'est conformé en cela à Corneille lui-même qui fit imprimer tous les textes imités dans une petite édition de 1644 qui est très curieuse et aujourd'hui très rare (1).

Il faut que l'auteur de la lettre contre les commentaires ait senti combien sa cause était mauvaise, puisque pour la défendre il a recours au goût des Hollandais. Il croit, sur la foi de La Grange Chancel, que l'on joue souvent les pièces de Corneille en langue hollandaise ; c'est en quoi il se trompe beaucoup et on peut l'assurer qu'on n'en joue pas une seule à Londres. On sait assez quelles sont nos pièces dramatiques qui sont représentées à Londres avec le plus de succès.

Je voudrais bien savoir surtout à quoi bon citer Crébillon dans cette querelle ? Que fait-il là ? S'agit-il de lui ? L'auteur des commentaires en a-t-il parlé ? Il y a de beaux endroits dans son Rhadamiste et même dans sa très mauvaise Electre, sotte­ment amoureuse du sot Itis ; mais Crébillon parle-t-il fran­çais ? L'auteur barbare de Catilina, de Xerxès, de Pyrrhus, de Sémiramis, du Triumvirat sera-t-il jamais cité par les honnêtes gens ?

Enfin, monsieur, vous avez devant vous une immense carrière dans laquelle vous pouvez terrasser votre ennemi à chaque pas. Combattez, vous avez des armes d'une très bonne trempe.

Vous pouvez, monsieur, faire un ouvrage très instructif. Ce n'est pas moi qu'il faut obliger, c'est le public, quoique je sois plus reconnaissant qu'il ne l'est d'ordinaire. Je ne parle pas des injustices et des mensonges de la lettre. L'auteur ose avancer que tout le public a été indigné de voir Corneille cri­tiqué. Cependant, tous les journaux, excepté les malsemaines de Maître Aliboron dit Fréron, ont trouvé les critiques aussi justes que les éloges et le commentaire très impartial. Il n'y a point d'homme de lettres qui ne m'ait écrit que je n'avais pas été assez sévère. Votre antagoniste parle de mon adresse. Je suis assurément l'homme du monde le moins adroit. Per­sonne peut-être n'a dit plus hardiment la vérité. Enfin, je crois

(1) N'«t-H pa« piquant de voir Voltaire, dit 1764, l'Intéresser aussi (Mrec-tement à la première édition collective de Corneille, si cttère aux bibliophile! d'aujourd'hui, et en noter, dès cette date, la rareté ?

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me connaître en poésie tout aussi bien que ce prétendu doyen d'une Académie de province. Vous me feriez un vrai plaisir de m'apprendre le nom de cet écrivain qui dans sa brochure a parlé beaucoup pour ne rien dire du tout.

Soyez sûr, monsieur, de mon attachement et de ma reconnaissance.

Trois semaines plus tard, Voltaire revenait à la charge dans une nouvelle lettre à Blin de Sainmore, que celui-ci nous a également transcrite dans son manuscrit :

24 septembre 1764, à Ferney. Vous faites très bien, monsieur, de ne pas répondre direc­

tement à là plate critique de votre ouvrage ; elle n'en vaut •pas la peine ; mais elle peut fournir l'occasion de faire d'ex­cellentes dissertations qui seront très utiles au théâtre de France, et dans lesquelles vous suppléerez à tout ce que je n'ai pas dit. Vous réussirez d'autant plus que, n'ayant jamais fait de tragédies, vous serez moins suspect de partialité. Il ne s'agit pas de renouveler ces comparaisons vagues et inutiles de Racine et de Corneille, mais d'établir des règles certaines et inviolables et de faire voir par des exemples à quel point Corneille a transgressé toutes ces règles, et avec quel art enchanteur Racine les a observées.

Pureté de style. — Vous ferez voir combien le style de Corneille est barbare.

Pensées. — Vraies, sans enflure. Vous en trouverez mille exemples que la nature désavoue.

Convenances. — Il n'y en a presque jamais. Phocas se laisse accabler d'injures par une fille qui demeure chez lui et par une vieille gouvernante, etc.

Amour. — Jamais l'amour passion n'est traité dans Cor­neille ; c'est presque toujours un amour insipide et bourgeois, excepté dans le Cid, et dans les seuls endroits du Cid qu'il a imités de l'espagnol.

Intérêt. — C'est ce que Corneille a le plus négligé dans presque toutes ses pièces. Son principal mérite consiste dans quelques dialogues forts et vigoureux, dans quelques scènes de raisonnement qui ne sont pas la véritable tragédie. Il a bien rarement suivi ce grand précepte de Boileau :

Inventez des ressorts qui puissent m'attacher.

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En un mot, monsieur, vous pouvez, en vous attachant à cette méthode et en citant des exemples dans tous les genres, faire un ouvrage extrêmement utile et agréable qui vous fera beaucoup d'honneur. Je vous y exhorte avec instance.

Ce que vous m'apprenez d'une dame qui se déclare contre Racine m'étonne beaucoup. Il me semble que c'était surtout aux dames à prendre son parti. Je ne suis point du tout à portée de faire valoir un ouvrage périodique à Genève où je ne vais jamais. Je passe ma vie à la campagne assez loin de cette ville ; mes maladies ne me permettent pas de sortir de chez moi. Je perds les yeux et je désire surtout de conserver la vue pour lire l'ouvrage que j'attends de vous. Permettez que je supprime ici toutes les cérémonies qui ne conviennent ni à l'estime ni à l'attachement que vous m'avez inspirés.

Au début d'octobre 1764, nouvelle lettre qui, cette fois, était dictée à Wagnière.

2 novembre 1764, Aux Délices, près de Genève (1).

Les choses que j'ai vues de vous, monsieur, me persuadent toujours que vous pouvez faire une très bonne poétique théâ­trale. Vous ne tomberiez pas dans le défaut de La Mothe qui, dans ses remarques ingénieuses et bien écrites, n'a fait autre chose que de chercher à justifier fort mal ses très mauvaises pièces. Vous pourriez faire voir en passant combien j'ai été indulgent à l'égard de Corneille, et vous pourriez dire de l'admirable Racine tout ce que je n'en ai point dit, Votre ouvrage serait utile et agréable, La sagesse avec laquelle vous l'écririez serait le passeport de la vérité auprès des esprits les plus prévenus. Un tel écrit fait avec soin pourrait vous ouvrir les portes de l'Académie.

Je suis très fâché d'apprendre que vous avez été malade. Pour moi, je redeviens aveugle dès que les Alpes et le Mont Jura sont couverts de neige. Je pourrai bien ne vous pas lire, mais je me ferai lire avec un très grand plaisir tout ce qui viendra de vous ; j'aurai toujours pour •VO.u Wiftonsieur, les sentiments de l'estime la plus parfaite. * î

Souffrez qu'un pauvre aveugle supprime les cérémonies.

(I) L'original est à la Bibliothèque national».

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3 8 0 REVUE DES DEUX MONDES.

L 'ÉDITION DE RACINE

Dans les lettres qu'on va maintenant lire, il ne sera plus question de Corneille, mais de Racine. Le succès éclatant obtenu en 1764 par l'édition de Corneille, commentée par Voltaire et illustrée par Gra-velot, donna l'idée à un homme de lettres parisien, qui semble avoir été surtout un spéculateur de librairie, Luneau de Boisjermain, ori­ginaire d'Issoudun, où il naquit en 1732, de publier, dans re même format et avec des illustrations du même artiste, une édition paral­lèle de Racine. Il s'entendit très vite à ce sujet avec Blin de Sainmore. Peu désireux de laisser aux libraires tout le bénéfice pécuniaire de l'édition projetée, il résolut, comme l'avait fait Voltaire pour son Corneille, de publier par souscription le nouveau Racine.

Il suffit de lire dans la France littéraire de Quérard la page consa­crée à ce commerçant des lettres pour se rendre compte que Luneau de Boisjermain savait fort bien exploiter à son profit le talent des littérateurs à son service : leur nom même figure assez rarement au titre de ses publications. Ainsi que le prouvent les lettres publiées ci-après, il semble bien que pour l'édition de Racine Luneau de Boisjermain ait largement profité des travaux de Blin de Sainmore. Il commença d'ailleurs par employer celui-ci à lui trouver des souscripteurs dont un des premiers, comme on va le voir, fut Voltaire.

t février 1765. A Ferney (1).

Oui, sans doute, monsieur, je souscrirai, et surtout si c'est vous qui faites les commentaires. M. Racine le fils a déjà fait des remarque? sur les ouvrages de son illustre père ; mais étant juge sans intérêt, vous serez plus éclairé, et moins sus­pect de partialité. Je souhaile pour l'honneur des lettres que, quand le public sera un peu rassasié de l'opéra-comique, il vienne quelque génie qui mette dans la tragédie toute l'action et tous les grands mouvements de terreur qui manquent un peu à notre théâtre. Mais Racine et Corneille ont de si grandes beautés qu'on doit leur pardonner de ne les avoir pas eues toutes. Je ne sais même si la langue française est susceptible d'une perfection supérieure à celle que Racine lui a donnée.

(1) Cette lettre fut dictée à Wagnièie. Original à la Bibliothèque national».

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LETTRES DE VOLTAIRE. 381

Je regarde ses ouvrages comme ce que nous avons de meilleur.

25 février 1765. A Ferney (1).

Je souscris avec bien moins de plaisir, monsieur, si ce n'est pas vous qui vous chargez des commentaires sur Racine. Vous pouvez envoyer chercher, chez M. Damilaville, l'argent qu'il faut pour souscrire. Il a la bonté de vouloir bien me rendre ce petit service, et il recevra la quittance. L'intérêt que vous prenez à cette édition me fait présumer qu'il y aura au moins quelque chose de votre façon, mais je doute que le public, ne sachant pas de qui seront les remarques, favorise beaucoup cette entreprise à laquelle je souhaite beaucoup de succès.

Cependant, Blin de Sainmore venait de publier chez Jorry son poème annoncé depuis quelques mois : Jean Calas à sa femme et à tes enfants, héroïde..., et il s'empressa d'en envoyer un exemplaire à Voltaire. Celui-ci lui en accusa réception par la lettre suivante (2) :

Vous avez servi, monsieur, la famille des Calas en vers, comme M. de Beaumont en prose, c'est-à-dire avec bien de l'éloquence. J'ai en particulier des remerciements à vous faire. Si vous avez lu la lettre que j'ai écrite à M. Damilaville, vous verrez combien il est nécessaire que l'humanité combatte le fanatisme. La voix de ce monstre se fait encore entendre. C'est à ceux qui pensent comme vous à l'étouffer. Comptez que je vous suis attaché avec autant d'estime que de recon­naissance.

On s'apprêtait alors à remettre au théâtre l'Adélaïde Du Guesclin de Voltaire, qui avait mal réussi lors des premières représentations de. 1734, mais qui connut un succès éclatant quand Lekain la remit au théâtre, le 9 septembre 1765.

La lettre de Voltaire que l'on va lire était, à en croire Blin de Sainmore, une « réponse à une lettre sur le succès d'Adélaïde Du Gués* clin (et) sur une nouvelle édition de Y Héroïde de Biblis à Caunus, son frère ». Les souvenirs de Blin de Sainmore doivent le tromper : c'est le 16 septembre seulement que Voltaire, dans ses lettres, fait allusion au succès d'Adélaïde Du Guesclin. Dans la lettre du 10 juillet, il n'y est naturellement fait aucune allusion.

(1) et (2) Originaux à la Bibliothèque nationale.

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382 REVUE DES DEUX MONDES.

Genève, 10e juillet 1765 (1).

Vous pardonnez sans doute, monsieur, à un vieillard malade les délais que son triste état le force de mettre à ses réponses. J 'ai lu avec un extrême plaisir l'héroïde que vous avez bien voulu m'envoyer. Vous me demandez des avis ; ils sont assez inutiles quand l'ouvrage est imprimé, et d'ailleurs vous n'en avez pas besoin. Les avis sont toujours des objets de dissertation qui exigent plutôt des entretiens que des lettres. Vous ne me parlez point de l'édition de Racine ; je souhaite que ceux qui se sont chargés de cet ouvrage aient autant de goût que vous. Pardonnez à mon triste état, si ma lettre n'est pas plus longue.

J 'ai l'honneur d'être avec toute l'estime que je vous dois, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

La lettre suivante, selon le manuscrit de Blin de Sainmore, fut écrite en « réponse à une lettre sur le succès d'Adélaïde Du Guesclin ». Cette affirmation est plus vraisemblable que celle que nous avons citée à propos de la lettre du 10 juillet 1765 (2).

Vous devez être accoutumé, monsieur, aux délais que ma mauvaise santé me force de mettre dans mes réponses. L'em­barras où me jettent des maçons qui ont bouleversé toute ma maison augmente encore mes souffrances.

Je n'ai pu retrouver votre adresse. Je hasarde cette lettre pour vous remercier de l'intérêt que vous prenez à un petit succès auquel je n'en prends guère. Je ne connais de vers dignes de votre admiration que ceux de Racine. J 'attends avec impatience l'édition que vous nous promettez de ce véritablement grand homme, d'autant plus grand qu'il était sage et correct, et qu'il ne courait ni après l'esprit, ni après les déclamations ampoulées.

Quand vous me ferez l'honneur de m'écrire, je vous sup­plie de me donner votre adresse.

J 'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur, de tout mon cœur.

Au début de l'année 1766, Blin de Sainmore publiait chez Jorry une deuxième édition de sa Lettre de Gabrielle d'Etrées (sic) à Henri IV,

(1) L'original de cette létti'i, dictée à Wagnière, est à la Bibliothèque nationale. (2) Cette lettre fut dictée à Wagnière L'original eit a la Bibliothèque nationale.

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LETTRES DE VOLTAIRE. 3 8 3

précédée d'une épître à M. de Voltaire et de sa réponse. L'ayant envoyée à Voltaire, il reçut de lui la lettre suivante dont le manuscrit de Blin de Sainmore nous a conservé le texte.

Au château de Ferney, 7 mars 1766.

Le chantre de Henri IV remercie bien tendrement le chantre de Gabrielle.

Nos noms unis perceront l'onde noire. Je vous répète, monsieur, qu'assurément la' belle Gabrielle n'était pas en apoplexie quand elle écrivit sa lettre. Vous me flattez d'un recueil complet de vos agréables ouvrages, ils seront le remède de toutes les maladies en ie dont je suis persécuté. Tâchez que je ne meure point avant d'avoir l'édition de Racine qui me semble tarder beaucoup. Vos vers me font souvenir des siens. J'attends vos héroïdes et ses tragédies avec bien de l'impatience.

Comptez, monsieur, sur le véritable attachement avec lequel je serai toute ma vie, V. T. H. 0. S.

En 1765, un médiocre gazetier, nommé J.-B.-R. Robinet, publia à Amsterdam, mais avec la fausse indication « Genève », un recueil de Lettres secrètes de M. de Voltaire qui fit scandale ; il y joignit, l'année suivante, un deuxième volume : Lettres de M. de Voltaire à ses amis du Parnasse. La plupart de ces lettres étaient authen­tiques ; mais le compilateur, à en croire Voltaire et ses amis, y avait ajouté de son, cru un certain nombre de passages venimeux, destinés à piquer et la curiosité et l'indignation du public.

Comme Robinet avait introduit dans son deuxième recueil des vers adressés par Voltaire à Blin de Sainmore, Voltaire se demanda un instant si ce dernier n'avait pas contribué à la scandaleuse publi­cation ; mais Voltaire reconnut très vite que celui-ci en était inca­pable.

Entre temps, il avait adressé à Blin de Sainmore une lettre datée du 9 septembre et entre les lignes de laquelle celui-ci n'eut aucune peine à démêler d'injurieux soupçons à son endroit.

A Ferney, 9 septembre 1766 (1).

Vous m'avez écrit quelquefois, monsieur, et je vous ai répondu autant que ma santé et la faiblesse de mes yeux

(1) L'original a figuré en 1884 à la vente Dubrunfaut.

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384 BEVUE DES DEUX MONDES.

ont pu me le permettre. Je me souviens que je vous envoyai en 1762 des vers fort médiocres en échange des vers fort bons que vous m'aviez adressés.

On me mande qu'un homme de lettres nommé M. Robinet, actuellement en Hollande, a rassemblé plusieurs de mes lettres toutes défigurées, parmi lesquelles on trouve le petit billet en vers dont je vous parle.

Vous me feriez plaisir, monsieur, de m'instruire de la demeure de ce M. Robinet qu'on m'a dit être connu de vous. Je vous prie aussi de me dire quand nous aurons le Racine pour lequel j 'a i souscrit entre vos mains. Je suis bien vieux et bien malade et je crains de mourir avant d'avoir vu cette justice rendue à celui que je regarde comme le meilleur de nos poètes.

Par retour du courrier, Blin de Sainmore répondit avec netteté aux accusations de Voltaire dans une lettre dont il nous a conservé le résumé : « J'ai répondu à Voltaire qu'on l'avait mal informé, que le Recueil de ses lettres dont il se plaignait m'était absolument inconnu, ainsi que ce M. Robinet qu'on soupçonnait d'en être l'édi­teur ; que c'était même la première fois que j'entendais parler de l'un et de l'autre, et qu'enfin je n'avais jamais eu aucune relation avec qui que ce soit en Hollande. »

Quelques jours plus tard, Blin de Sainmore reçut de Voltaire une lettre plus sereine dont il nous a conservé le texte dans son manuscrit.

Au Château de Ferney, 22 septembre 1766.

Je suis très éloigné de penser, monsieur, que vous ayez eu la moindre part à l'édition de mes prétendues lettres don­nées au public par un faussaire calomniateur, qui, pour gagner quelque argent, falsifie ce que j'écris et m'expose au juste ressentiment des personnes les plus respectables du royaume, en substituant des satires infâmes aux éloges que je leur avais donnés.

Les notes dont on a chargé ces lettres sont encore plus diffamatoires que le texte. Vous y êtes loué et il est triste de l'être dans un tel recueil. L'éditeur sait en sa conscience qu'aucune de ces lettres n'a été écrite comme il les a impri­mées. Si par hasard vous le connaissiez, il serait digne de votre probité de lui remontrer son crime et de l'engager à se rétrac-

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LETTRES DE VOLTAIRE. 385

ter. On fait de la littérature un bien indigne usage. Imprimer ainsi les lettres d'autrui, c'est être à la fois voleur et faussaire.

Comme ces lettres courent l'Europe, je serai forcé de me justifier. Je n'ai jamais répondu aux critiques ; mais j 'a i tou­jours confondu la calomnie. Vous m'avez toujours prévenu par des témoignages d'estime et d'amitié. J 'y ai répondu avec les mêmes sentiments. Je ne demande ici que ce que l'huma­nité exige. Votre mérite vous fait un devoir de venger l'hon­neur des belles-lettres.

En 1767, Blin de Sainmore envoya à Voltaire la nouvelle édition de sa « Lettre de Jean Calas à sa femme et à ses enfants, précédée d'une épître à Mm,e de * * (Mme Élie de Beaumont) sur le sentiment » et reçut du grand homme la réponse ci-après (1) :

Je vous fais bien tard mes remerciements, monsieur ; ils n'en sont pas assurément moins sincères. Un petit voyage et les maladies qui accablent ma vieillesse ne m'ont pas permis de vous dire plus tôt avec quelle satisfaction j 'a i relu votre héroidé et le plaisir extrême que m'a fait votre épître. Si j 'étais une jeune et jolie femme, je sais bien comment je récompenserais un homme qui m'aurait adressé de si jolis vers ; il n'aurait pas à se plaindre de moi. Je n'ai rien vu d'écrit avec plus de grâce. Je suis persuadé que la dame vous a bien payé de vos peines. Les amants malheureux ne font pas des vers si agréables.

Plus je lis ces ouvrages qui sont du meilleur ton, plus j 'a i bonne opinion de votre commentaire sur Racine, qui était le poète du sentiment. J'espère que nous aurons bientôt l'édition que vous nous avez promise. Ce sera un grand service que vous rendrez à la littérature ; je l'attends avec la plus grande impatience ; elle sera l'ornement de ma bibliothèque et l'occupation de mes journées (2).

Cependant, l'édition tant attendue de Racine avait enfin vu le jour. Bien qu'il eût été un des premiers souscripteurs à l'édition, Voltaire ne fut pas un des premiers servis par l'éditeur. Il s'en plaint à Blin de Sainmore dans une lettre dont celui-ci nous a conservé la copie manuscrite :

(1) et (2) Lettres dictées à Wagnfêre ; ortgteaHX à la Bibflothèqtie nationale,

toux XXIVIH. — 1937. 26

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386 BEVUE DES DEUX MONDES.

A Ferney, le 6 décembre. 1767.

Je vois, monsieur, que les éditeurs des commentaires de Racine ont envoyé depuis longtemps leur livre aux auteurs du Journal encyclopédique ; j'espère qu'on me fera bientôt la même faveur. M. Damilaville, mon ami, qui demeure au Bureau du Vingtième, quai Saint-Bernard, paiera le complé­ment de la souscription. Comme c'est entre vos mains que j 'ai souscrit, je m'adresse à vous, monsieur, pour vous prier de me faire tenir mon exemplaire ; il n 'y a qu'à le mettre à la diligence de Lyon, à M. de Voltaire, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roi, par Lyon, à Gex. Je vous aurai une très grande obligation de me procurer la lecture d'un commentaire que je crois digne de l'inimitable auteur qui fait la plus grande gloire de la France.

A cette lettre, Blin de Sainmore ajoute dans son manuscrit les remarques suivantes : « Voltaire, écrit-il, s'est trompé. Ce n'est point entre mes mains qu'il avait souscrit. Je l'ai seulement engagé, ainsi que le cardinal de Bernis et plusieurs autres personnes, de se mettre au nombre des souscripteurs. Si j'avais été le maître de l'édition et de la distribution, je n'aurais point proposé à Voltaire de souscrire, j'aurais été empressé de lui en offrir le premier exemplaire. »

Deux mois se passent : Voltaire, qui n'a toujours pas reçu son Racine, revient à la charge avec irritation.

6» février 1768, à Ferney (1).

Je vous supplie, monsieur, de vouloir bien faire porter chez M. Damilaville les six volumes de Racine pour lesquels j ' a i souscrit entre vos mains. M. Damilaville, qui a bien voulu avancer pour moi une partie du prix de la souscription, paiera le reste. Il y a plus d'un mois que le livre est en vente. Je ne mérite pas d'être servi le premier, mais mon zèle pour la gloire de ce grand homme et votre amitié pour moi me font espérer que du moins je ne serai pas oublié.

Voltaire reçut enfin l'édition pour laquelle il avait souscrit et son irritation se calma.

(1) Lettre dictée à "Wagnière. Original à la Bibliothèque nationale.

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LETTRES DE VOLTAIRE. 3 8 7

DERNIÈRES ANNÉES DE VOLTAIRE

2Be auguste 1771.

Quoique je sois devenu, monsieur, presque entièrement iaveugle, j 'a i lu YÉpître que vous avez eu la bonté de m'en-voyer. Le plaisir m'a rendu la vie pour quelques moments. Vous faites des vers comme celui à qui vous les adressez. Peut-être l'Académie aura-t-elle trouvé que ce sujet a été traité trop souvent ; peut-être n'aura-t-on pas trouvé bon que vous ayez dit que Jean-Jacques règne sur la littérature ; peut-être quelques auteurs modernes auront cru se recon­naître dans la critique que vous faites de leurs ouvrages. Mais tout le monde rendra sans doute justice à votre style ; et je souhaite que le gouvernement mêle un filet du Pactole k vos eaux d'Hippocrène, mais un tel mélange n'est pas de ce siècle.

UÊpître à Racine, par Blin de Sainmore, fut publiée par Delalain en 1771. L'année suivante, le pamphlétaire Jean-Marie-Bernard faisait paraître une épître intitulée Boileau à M. de Voltaire, où il prenait à partie, avec quelque violence, non seulement Voltaire, mais aussi quelques autres contemporains, et, parmi eux, Blin de Sain­more. Celui-ci exhala son indignation dans une lettre qu'il adressa, le 10 avril 1772, à Voltaire. Celui-ci lui répondit par la lettre suivante :

Vous êtes tendre aux mouches, monsieur. Je ne connais l'épître du sieur Clément que par l'excellente analyse de M. de La Harpe. Mais il me semble que vous avez tort de vous plaindre d'être en si bonne compagnie. Au reste, vous ferez fort bien de vous défendre. Celui qui écrase un scorpion dont il est mordu n'a aucun reproche à se faire. La guerre défensive est de droit naturel ; il y a même de la pusillanimité à se laisser insulter. Bien des gens croient que si on ne se défend pas, ce n'est que par faiblesse. Il y a du plaisir et de la justice à punir les méchants. Soyez sûr que lorsque vous vous ven­gerez en vengeant tant de gens de mérite, vous vous ferez beaucoup d'honneur et qu'il est très bon d'assommer dans la boue les, crapauds qui croassent.

Voilà tout ce que peut vous dire un vieillard qui prend peu d'intérêt aux affaires de ce monde, mais qui en prend beau­coup à vous.

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388 REVUE DES DEUX MONDES.

Pour terminer, voici deux billets, — dont les originaux sont à la Bibliothèque nationale, — adressés par Voltaire, dans les derniers jours de sa vie, à Blin de Sainmore, qui nous raconte lui-même dans quelles conditions il les reçut :

« Voltaire arriva à Paris le 10 février 1778, vers les quatre heures du soir, au moment même où l'on enterrait Lekain. Je ne l'avais jamais vu. Je fus empressé à lui rendre visite le 12 du même mois. Après l'avoir vu pour la première fois, j'adressai à un de mes amis les vers suivants, qui furent imprimés aussitôt :

Je l'ai vu, ce grand homme, et mes regards surpris, Avec respect contemplant son visage,

De ce colosse de notre âge Ont encore admiré les augustes débris.

Son aspect imposant va dans l'ombre éternelle Plonger les détracteurs de ses divins écrits, Et les concerts de la troupe immortelle De ces tristes oiseaux vont étouffer les cris.

Ainsi quand du soleil la clarté triomphante Aux erreurs de la nuit revient nous arracher, On n'entend que la voix du rossignol qui chante,

Et le hibou court se cacher.

« Le lendemain, je reçus de M. de Voltaire le billet suivant :

15* lévrier 1778.

Hélas ! monsieur, le véritable hibou est le vieillard accablé d'années et de maladies, qui dans son triste état est obligé de se cacher au monde, et qui n'en est pas moins sensible aux sentiments que vous lui témoignez et à l'honneur que vous lui faites. Agréez ses remerciements et tous les sentiments avec lesquels il a l'honneur de vous être attaché.

VOLTAIRE.

« Quelques jours après, écrit encore Blin de Sainmore, le bruit se répandit que Voltaire était fort mal. J'envoyai demander de ses nouvelles et il me fit écrire ce billet, — un des derniers qu'il ait eu la force de dicter : Voltaire devait mourir le 30 mai 1778.— « M. de Voltaire remercie M. Blin de Sainmore de ses attentions. Il vomit toujours du sang et il est très en danger. »